SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, Paris-Xe
C. C. P.; Paris 11987-19
Comité de Rédaction:
P. CHAULIEU - C1. MONTAL
D. MOTHE
A. VEGA
Gérant: G. ROUSSEAU
Le numéro
200 francs
600 francs
Abonnement un an (4 numéros)
Volumes déjà paris I, n°S 1-6, 608 pages; II, nºs 7-12,
464 pages; III, nº$ 13-15, 472 pages) : 500 fr. le volume.
SOCIALISME OU BARBARIE
totalitarisme
Le
L'U.R.S.S. DANS UNE NOUVELLE PHASE
sans Staline
Le nouveau cours de la politique russe inauguré depuis la
mort de Staline et illustré avec éclat par le XX° Congrès a une
extraordinaire portée dont on ne saurait prendre conscience
sans apercevoir le bouleversement social qui en est à l'origine.
En révélant et en consacrant ce bouleversement, il marque un
moment décisif dans l'histoire mondiale. Il a une signification
proprement révolutionnaire car il suppose --- par delà les per-
sonnages qui s'agitent à la tribune du Congrès, inventent de
nouveaux artifices de domination, parlent avec emphase de
l'édification du communisme, maudissent un ancêtre hier en-
core sacré héros civilis ur, décident une à une des tâches de
dizaines de millions d'hommes - les hommes eux-mêmes qui
n'ont pas la parole, mais dont les nouveaux besoins, les nou-
velles activités dans la production ,la nouvelle mentalité ont
provoqué une rupture avec le passé et la liquidation de celui
qui en fut l'incarnation incontestée. Révolutionnaire l'évène-
ment l'est parce qu'il désigne, non pas un changement d'orien-
tation politique de caractère conjoncturel, mais une transfor-
mation totale qui affecte le fonctionnement de la Bureau-
cratie en tant que classe, la marche des institutions essentielles,
l'efficacité de la planification, le rôle du parti totalitaire, les
rapports de l'Etat et de la société, parce qu'il exprime, au plus
profond, un conflit inhérent au système d'exploitation fondé
sur le capitalisme d'Etat.
En URSS comme ailleurs se manifeste le poids décisif
des classes exploitées; comme ailleurs la conduite de la classe
dominante s'avère déterminée par le souci d'assurer par de
nouveaux moyens une domination à laquelle ne suffit plus la
simple coercition et, comme ailleurs, le proletariat se trouve
affronter des tâches dont la formule, inscrite à l'envers de
l'échec capitaliste s'élabore progressivement.
SOCIALISME OU BARBARIE
Parait tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, Paris-X€
C. C. P.: Paris 11987-19
Comité de Rédaction:
P. CHAULIEU - C1. MONTAL
D. MOTHE
A. VEGA
Gérant: G. ROUSSEAU
Le numéro
200 francs
600 francs
Abonnement un an 4 numéros)
Volumes déjà parus I, n°S 1-6, 608 pages; II, nºs 7-12,
464 pages; III, nºs 13-IS, 472 pages) : 500 fr. le volume.
SOCIALISME OU BARBARIE
Le
L'U.R.S.S. DANS UNE NOUVELLE PHASE
totalitarisme sans
sans Staline
Le nouveau cours de la politique russe inauguré depuis la
mort de Staline et illustré avec éclat par le XX° Congrès a une
extraordinaire portée dont on ne saurait prendre conscience
sans apercevoir le bouleversement social qui en est à l'origine.
En révélant et en consacrant ce bouleversement, il marque un
moment décisif dans l'histoire mondiale. Il a une signification
proprement révolutionnaire car il suppose --- par delà les per-
sonnages qui s'agitent à la tribune du Congrès, inventent de
nouveaux artifices de domination, parlent avec emphase de
l'édification du communisme, maudissent un ancêtre hier en-
core sacré héros civilisateur, décident une à une des tâches de
dizaines de millions d'hommes les hommes eux-mêmes qui
n'ont pas la parole, mais dont les nouveaux besoins, les nou-
velles activités dans la production ,la nouvelle mentalité ont
provoqué une rupture avec le passé et la liquidation de celui
qui en fut l'incarnation incontestée. Révolutionnaire l'évène-
ment l'est parce qu'il désigne, non pas un changement d'orien-
tation politique de caractère conjoncturel, mais une transfor-
mation totale qui affecte le fonctionnement de la Bureau-
cratie en tant que classe, la marche des institutions essentielles,
l'efficacité de la planification, le rôle du parti totalitaire, les
rapports de l'Etat et de la société, parce qu'il exprime, au plus
profond, un conflit inhérent au système d'exploitation fondé
sur le capitalisme d'Etat.
En URSS comme ailleurs se manifeste le poids décisif
des classes exploitées; comme ailleurs la conduite de la classe
dominante s'avère déterminée par le souci d'assurer par de
nouveaux moyens une domination à laquelle ne suffit plus la
simple coercition et, comme ailleurs, le proletariat se trouve
affronter des tâches dont la formule, inscrite à l'envers de
l'échec capitaliste s'élabore progressivement.
Le XX° Congrès, par delà toute les significations qu'il
peut revêtir inspire une conclusion inéluctable. L'URSS n'est
pas, ou, disons mieux, l'URSS ne peut plus paraître un
monde « à part », une enclave dans le monde capitaliste, un
système imperméable aux critères forgés à l'approche du
capitalisme. La confiance ou la haine aveugle qu'elle a inspiré
aux uns et aux autres, la paralysie idéologique dont elle a
frappé l'avant-garde révolutionnaire pendant trente ans ne
peuvent indéfiniment résister aux solides discours des nou-
veaux dirigeants qui, poussés par la nécessité, font apercevoir
ia parenté profonde de tout système moderne d'exploitation.
Un rideau de fer autrement important que celui qui empêchait
la circulation des hommes et des marchandises est tombé: c'est
le rideau tissé par l'imagination des hommes, le rideau au tra-
vers duquel l'URSS métamorphosée paraîssait échapper à
toute loi sociale. Société sans corps, toujours confondue avec
la pure Volonté de Staline (infiniment bonne ou méchante), elle
a suscité le plus étrange délire collectif de notre temps. Délire
bourgeois qui convertissait l'URSS en une machine infernale
aux joints parfaitement huilés, broyant toute différence so-
ciale et individuelle et fabriquant sous les ordres d'un Gengis
Khan réincarné un homme robot chargé de l'anéantissement de
l'humanité. Délire « communiste » façonnant l'image idéale
du paradis socialiste, dans laquelle les contrastes les plus gros-
siers de la réalité se changeaient en harmonieux complémen-
taires. On ne l'a pas assez remarqué, ces délires opposés s'en-
trecroisaient curieusement dans le mythe d'un système parfai-
tement cohérent désigné comme totalitarisme absolu ou comme
socialisme mais toujours présenté comme radicalement diffé-
rent des systèmes capitalistes connus de nous. Le trotskysme,
il est vrai, présentait un tableau contrasté, mais se contentant
de greffer l'image du totalitarisme sur celle du socialisme il
accumulait dans son propre mythe les fictions des précédents.
L'URSS avait édifié des bases socialistes qui interdisaient
qu'on la rapprocht d'un système d'exploitation; en même
temps elle portait une dictature et de grossières inégalités so-
ciales qui la défiguraient; le prolétariat était le maître d'un
pouvoir dont il était par aiileurs totalement dépossédé. Comme
dans les rêves où toutes les métomorphoses apparaissent natu-
relles, dans l'utopie trotskyste, le socialisme se changeait en
son contraire sans perdre son identité. Le produit de cet im-
broglio était la prédiction à court terme d'une chute de la
Bureaucratie, petite caste de traîtres, impuissante à empêcher
une restauration capitaliste ou une résurrestion prolétarienne.
Sans doute les évènements sont-ils impuissants par eux-
mêmes à détruire les mythes, mais au moins ces derniers de-
vront-ils se transformer pour s'adapter aux bouleversements
2
survenus depuis la mort de Staline. La pseudo caste des
trotskystes dure et confirme sa solidité, à l'épreuve de la
guerre d'abord, et maintenant à l'épreuve d'une transforma-
tion du gouvernement. Si la Direction révise ses méthodes, ce
n'est ni sous la pression d'éléments capitalistes décidément
invisibles, ni sous la menace de l'impérialisme étranger, ni en
réponse à un soulèvement du prolétariat. Il faut donc com-
prendre l'évolution dans le cadre d'une structure sociale
pro-
pre... Cependant la Bourgeoisie voit disparaître avec son Gen-
gis Khan une merveilleuse clé d'explication. La terreur est
mise hors la loi, la dictature s'assouplit, on déclare garantir
aux citoyens leurs droits individuels; le niveau de vie des
masses est sensiblement amélioré et il s'avère probable qu'il
rejoindra dans quelques années celui des pays capitalistes
avancés; Staline enfin est dénoncé comme un tyran brutal qui
a vicié le développement du régime. Mieux: toute une série
de mesures sont adoptées qui prouvent clairement le désir des
Russes d'éviter la guerre. La bourgeoisie est prise de vertige:
son image de la machine infernale paraît dérisoire. Comment
continuerait-elle de rêver une différence de nature entre les
capitalismes occidentaux et l'URSS? Parallèlement l'imagina-
tion « communiste » se détraque. On avait dit de Staline qu'il
était le phare éclairant la route du socialisme, il paraît que
cette lumière orgueilleuse, à force d'aveugler, en noyait les
lignes; il était le pilote magnifique gouvernant parmi les
écueils semés par les agents impérialistes, il s'avère mainte-
nont qu'il inventait ces agents, transformant à plaisir tout
opposant en bandit; il s'avère qu'il semait lui-même les écueils
et qu'en son absence la marche eût été et plus souple et plus
rapide; il était le stratège génial qui avait su désagréger la
plus puissante armée du monde, le voici devenu dictateur
brouillon dont l'incompétence a failli exposer l'URSS à une
terrible défaite. Sans doute le Régime se prétend-il intact,
une fois débarrassé de son encombrante personnalité. Mais
comment conserver l'image de l'harmonie socialiste ? Le mythe
voulait qu'il y eut parfaite correspondance entre le système
économique et social et la direction politique: le système était
socialiste et Staline était génial, chacun était le reflet de
l'autre. La critique n'était donc pas possible à moins qu'elle ne
visât l'ensemble: toute action politique de Staline était perçue
par les « communistes » du monde entier comme juste pour
l'impérieuse raison qu'elle ne pouvait être fausse, traduisant
à chaque fois les nécessités objectives. Or ce mythe est éventré.
Si la politique de Staline depuis plus de vingt ans comporte,
une série d'ici erreurs » dont certaines colossales c'est
que
l'objectif et le subjectif ne se mirent plus l'un dans l'autre,
c'est que la nécessité historique est brisée, c'est enfin que la
3
critique est possible... Qui fixera ses limites à cette critique?
Staline seul est en cause, insinue Kroushtchev. Mais Staline
a incarné la politique de l'URSS, Qui dira donc où commence
et où finit l'erreur? Et qui dira où commence et où finit la poli-
tique ? Qui déterminera la prétendue frontière de l'objectif et
du subjectif ? Le régime politique et social peut-il se laisser
dissocier du régime économique? Quand l'Etat concentre tous
les pouvoirs entre ses mains, quand il définit l'orientation de
la production et son volume, quand il fixe les normes de tra-
vail, quand il détermine l'échelle des statuts sociaux par les
salaires et les avantages qu'il attribue à chacun, il est rigoureu-
sement absurde de séparer l'activité politique de la vie sociale
totale. En vain Kroushtchev prétend-il circonscrire le terrain
offert à la critique: si la personnalité de Staline n'est plus
sacrée, c'est toute direction d'hier et de demain, c'est le régime
dans son ensemble qui perdent leur droit divin à la vérité
historique. Le système devient objet d'analyse et objet de
critique comme tout système social.
L'effondrement de la mythologie stalinienne, avant même
qu'on en tente une interprétation et qu'on la fonde sur une
analyse de l'URSS, indique l'extraordinaire portée du dernier
tournant russe. Ce tournant ne saurait se comparer à aucun de
ceux qui ont été effectués pendant l'ère stalinienne, pourtant
fertile en zig-zags, pas davantage il ne saurait se réduire au
triomphe d'une fraction sur une autre. Dans le passé, en effet,
les brutaux coups de barre imposés par Staline ont eu toujours
la même fonction. Il s'agissait dans le cadre de l'URSS de
faire prévaloir le primat de la direction étatique aux dépens
de tout groupe social ou de toute fraction de la bureaucratie
qui menaçait la cohésion du régime. A l'échelle internationale
il s'agissait de faire prévaloir les intérêts de l'URSS aux dé-
pens de ceux des bureaucraties locales, en sorte que
les
rap-
ports de force entre les PC nationaux et les bourgeoisies res-
pectives qu'ils affrontaient soient nécessairement subordonnés
à la stratégie propre de l'URSS dans le monde. Trotsky a
suffisamment analysé les zigzags staliniens pour qu'il soit
inutile d'y revenir; les brutales purges opérées dans les cadres
des kolkhosiens, des techniciens, des militaires, des syndica-
listes, les revirements soudains dans la politique chinoise, alle-
mande, espagnole illustrent ce parcours tortueux de la dicta-
ture stalinienne imposé chaque fois sans transition préalable à
la totalité des acteurs « communistes ». Le lecteur franais se
souviendra plus particulièrement des tournants abrupts qui
jalonnent la route du PC et qui l'ont précipité successivement
de la guerre contre les socialistes, avant 34, au front populaire,
de la lutte à outrance contre la bourgeoisie et la guerre impé-
rialiste à la participation à cette guerre sur la base d'un natio-
nalisme effréné, de la collaboration avec la bourgeoisie au sein
du gouvernement issu de la Libération à une opposition vio-
lente contre les alliés de la veille. Mais ce que Trotsky ne pou-
vait expliquer c'est qu'à chaque tournant, et en dépit des
pertes locales subies par les PC, l'unité de la direction bureau-
cratique se trouvait réaffirmée catégoriquement, l'ensemble des
troupes rassemblant sur le nouveau terrain avec la même
cohésion que sur l'ancien. La solidarité du camp stalinien tra-
duisait en effet un trait essentiel des bureaucraties nationales
que ne pouvait voir Trotsky: la subordination rigoureuse de
leur politique à celle de l'URSS ne pouvait s'expliquer par la
trahison des chefs, par les liens personnels qui les unissaient
à la caste dirigeante en URSS ou par quelque autre facteur
accidentel; elle tenait à la nature même des PC qui partici-
paient de celle de la bureaucratie russe, qui cherchaient à
· frayer la voie à une nouvelle couche dominante, à arracher le
pouvoir à la bourgeoisie en même temps qu'à imposer un nou-
veau mode d'exploitation au prolétariat. Soumis aux pres-
sions dans chaque cadre différentes, de la bourgeoisie et du
prolétariat les PC ne pouvaient cristalliser leurs propres élé-
ments et prendre conscience des chances historiques que leur
offrait la concentration croissante du capital qu'en gardant les
yeux constamment fixés sur l'URSS, dont le régime leur
offrait l'image de leur propre avenir. Si les tournants de Sta-
line, quelles que soient leurs effets momentanés sur les PC
nationaux, étaient nécessairement ratifiés par ceux-ci c'est que
l'intérêt de ces derniers était réellement subordonné à celui de
l'organisme-mère seul capable de leur imposer l'unité idéo-
logique que leur propre situation sociale ne faisait qu'esquis-
ser. Et, de même, comme nous aurons l'occasion de le redire,
le totalitarisme en URSS se trouvait justifié par principe aux
yeux-mêmes des fractions qu'il décimait par la fonction qu'il
jouait en sacrifiant impitoyablement leurs intérêts à la cohésion
de la bureaucratie prise dans son ensemble.
Le tournant aujourd'hui effectué par la nouvelle Direc-
tion est radicalement différent, puisqu'il met en question les
principes mêmes dont tous les tournants précédents tiraient
leur origine. On récuse le totalitarisme, on loue la direction
collective, on admet implicitement que la politique de l'URSS
peut être contestée puisqu'on reconnaît explicitement que celle
de Staline était erronée, on désavoue les procédés par lesquels
la dictature a hier anéanti les opposants et s'est subordonné
les intérêts des pays satellites, on fait du passé qui s'était
présenté comme enchaînement inéluctable de vérités historiques
et avait été vécu comme tel un objet d'interrogation.
5
de ce que
Paroles ? Mais la parole est efficace. Et s'il est vrai qu'on
n'agit pas conformément à ce que l'on dit il est non moins
vrai qu'il serait insensé de désigner par la parole le contraire
l'on fait. Au reste des faits attestent le nouveau sens
du langage bureaucratique. Parce que le titisme se trouve offi-
ciellement légitimné par l'URSS, l'affirmation que le socialisme,
peut suivre des voies divergentes a pleine signification; celle
de Thorez, en revanche, que le PC français rappelle bruyam-
ment, n'en avait aucune en 1947 parce qu'elle n'annonçait alors
que Prague, ou la possibilité pour la bureaucratie de s'emparer
de l'appareil d'Etat sans insurrection armée du proletariat. Ce
qui dans le contexte stalinien apparaissait simple ruse verbale
destinée à dissimuler le monolithisme du bloc bureaucratique
est devenue expression réelle de la divergence.
Il est vrai que dans l'immédiat la divergence titiste reste
isolée, que les divers PC dans le monde, s'alignent à un rythme
plus ou moins rapide sur les nouvelles positions de Krous-
htchev, en dépit de leurs réticences et de leurs inquiétudes.
Les contre-épurations se déclanchent en chaîne en Europe
orientale avec la même rigueur que les épurations d'au-
trefois, inspirées par Staline. Mais si le fonctionnement
s'avère dans les conditions présentes inchangé (1), il
est atteint en son principe: les fondements de la discipline
mécanique instituée par la dictature stalinienne sont sapés par
ceux-là mêmes qui continuent d'une certaine manière de
l'exercer. C'est que les rites ne peuvent être bouleversés en un
jour, ils résistent et résisteront d'autant mieux qu'ils conti-
nuent de traduire dans chaque pays une situation sociale,
qu'ils continuent d'être des instruments efficaces de cohésion
pour les bureaucraties montantes. Cependant, à partir du mo-
ment où s'introduit une disjonction entre les rites et les
croyances entre la discipline de fer et les principes idéolo-
giques ils deviennent de plus en plus vulnérables, de plus
en plus exposés à la cratique de ceux-mêmes qui les pratiquent.
En ce sens le tournant du XXe Congrès a inauguré un
cours nouveau et irréversible; le monopole de la vérité édifié par
1. En fait de nombreux signes indiquent que le tournant a d'impor.
tantes répercussions sur les divers Partis communistes dans le monde.
La Chine ne réagit pas comme la Pologne ; ni Thorez comme Togliatti.
Dans de nombreux cas notamment en Pologne, en Tchécoslovaquie et
en Bulgarie une vive critique de l'Appareil dominant est suscité par
le XXe Congrès et cet appareil est contraint pour se défendre de menacer
ouvertement les nouveaux opposants. En France, l'Humanité fournit
quotidiennement le spectacle du plus grand embarras, cherchant à la
fois à minimiser la critique du stalinisme et à s'aligner sur les
nouvelles
directives.
6
le Stalinisme est brisé, quoique fassent les nouveaux diri-
geants pour le restaurer. Pendant des décades, les règles d'or-
ganisation et les règles de pensée de tous les militants com-
munistes ont été règles d'or. Inquiétudes, désarroi, critiques
individuels se résorbaient toujours dans la vision ultime de
l'univers stalinien, univers régi par la nécessité dans lequel
toutes les actions devaient coûte que coûte s'enchaîner méca-
niquement. La politique stalinienne de participation au gou-
vernement paraissait-elle contraire aux intérêts des ouvriers
français, au lendemain de la Libération? Elle ne pouvait l'être.
La conquête de l'Etat par les PC en Europe orientale prouvait
qu'elle était révolutionnaire. Cette conquête de l'Etat, les na-
tionalisations et la collectivisation paraissaient-elles s'effectuer
sans transformation de la situation du prolétariat dans la pro-
duction ? La portée socialiste de ces mesures était garantie par
le soutien que l'URSS leur accordait et l'exemple qu'elle don-
nait d'un régime vers lequel s'orientaient progressivement les
démocraties populaires. En URSS même, les inégalités so-
ciales, les conditions de travail, la répression policière pou-
vaient-elles inquiéter ? Ces traits découlaient, disait-on, de
l'isolement de l'URSS toujours menacée par l'impérialisme et
ses agents. Dans un tel système de pensée, il n'y avait pas de
prise possible sur les événements, la cause se trouvant renvoyée
de proche en proche jusqu'à la politique de Staline et celle-ci se
justifiant à son tour par les conditions objectives auxquelles
elle avait à faire facet qu'elle était seule à pouvoir apprécier
dans leur complexité. On n'avait donc d'autre possibilité
moins de tout contester) que de régler son activité sur celle de
la direction: militant, on était stalinien des pieds à la tête,
sans aucune autre référence possible que celle fournie par le
Parti. On était une fois pour toutes muni d'un système de
réflexes permettant d'agir dans toute situation quelle qu'elle
soit, qu'il s'agisse du pacte atlantique, de tactique syndicale,
de biologie, de littérature ou de psychanalyse...
C'esť précisément parce que le stalinisme constituait un
univers aussi mécaniquement réglé, que la critique actuelle ne
peut se laisser limiter à un secteur isolé. Comme à la fin du
Moyen-Age la simple critique des méthodes de l'Eglise a levé
l'hypothèque du sacré et conduit à un effondrement du
totalitarisme religieux, la seule mise en question de la
politique stalinienne appelle de proche en proche un
réexamen de chaque problème et ébranle le totalitarisme
moderne dans fondements. Mais
seulement les militants « communistes » et particulièrement
les intellectuels qui sont arrachés à leur torpeur; le
nouveau cours de la bureaucratie russe ne peut qu'exercer une
ses
ce
ne
sont pas
- 7
influence très forte sur le comportement du prolétariat dans son
ensemble. Car s'il est vrai que l'action du prolétariat est au
plus profond déterminée par les conditions de l'exploitation,
par sa lutte pour arracher au capitalisme, le contrôle de son
travail, cette action dépend aussi de son estimation des forces
sociales contre lesquelles il doit s'exercer, des chances histo-
riques qui lui sont offertes. En ce sens la cohésion du stali-
nisme a longtemps été perçue comme un barrage insurmon-
table. Consciemment ou non les ouvriers se sentaient paralysés
par leur bureaucratie. A la difficulté d'ébranler un appareil
puissant constitué pour les besoins de la lutte contre le Capital
mais rigidifié et de plus en plus distant des masses s'ajoutait
celle de s'attaquer à une force mondiale dont la cohésion histo-
rique apparaissait à tous. Cette cohésion altérée, la bureau-
cratie commence de perdre les dimensions fantastiques qu'elle
avait acquises. Elle n'est plus fatalité. Elle se révèle traversée
par des conflits, exposée à l'erreur, vulnérable. L'autorité
accordée aux dirigeants ertretenait dans le prolétariat un sen-
timent d'impuissance, il est amené à prendre conscience de leur
faiblesse et à scruter ses propres forces. On ne saurait en con-
clure que la crise des PC en elle-même, peut provoquer une
offensive prolétarienne, mais il paraît hors de doute que, placé
dans des conditions de lutte, le prolétariat se situerait dans un
nouveau rapport de forces avec sa bureaucratie.
C'est délibérément que nous avons cherché à souligner les
immenses répercussions possibles de la liquidation du stali-
nisme et de la nouvelle orientation Kroushtchev avant de nous
interroger sur les facteurs qui les ont déterminées. C'est qu'à
nos yeux l'évènement en tant que tel ouvre un champ nouveau
de possibilités. Idéologique, il est plus qu'idéologique, dans
la mesure où le stalinisme est lui-même à la fois phénomène
idéologique et phénomène social, système de pensée et système.
d'action. Nous n'en sommes pas moins conscients est-il
besoin de le répéter que les changements futurs dépendent
en dernier ressort non d'une transformation de mentalité, mais
de nouvelles luttes et de nouvelles formes de luttes de la
classe ouvrière. Déjà nous percevons toutes les ruses par les-
quelles le militant cherche à se dissimuler la rudesse de l'évè-
nement, à dominer son vertige, les yeux détournés obstinément
de la fosse stalinienne. On fait comme s'il ne s'était rien passé;
on répète que l'autocritique est signe de vitalité comme si la
liquidation de Staline n'était pas celle du passé; on se raccro-
che à Lénine comme si l'on pouvait en douceur transférer sa
foi d'un dieu à l'autre; et surtout l'on se félicite bruyamment
de l'assouplissement de 'a dictature, de la libéralisation du
régime, de l'amélioration des conditions de vie comme si la
8
Vérité inchangée avait seulement su devenir aimable. Tous les
« mécanisme de défense », comme dit le psychologue, tendent
à préserver le militant des sollicitations brutales de la réalité.
On ne saurait sans légèreté sous-estimer leur efficacité et les
ressources infinies de l'auto-mystification.
Mais, précisément parce que l'histoire est sociale essentiel-
lement, les péripéties de la pensée stalinienne ne doivent pas
non plus nous obnubiler. Toutes les tentatives destinées à
reconstituer une « bonne conscience » communiste ne peuvent
faire oublier que la nouvelle orientation répond à des pro-
blèmes sociaux surgis en URSS et dans le monde. Compren-
dre le sens de ces problèmes, la porté des solutions qu'on tente
de leur fournir est donc la première des tâches et celle qui
nous permettra de déterminer l'ampleur des répercussions du
tournant dans le monde communiste, sur lesquelles nous avons
d'abord insisté.
On se saurait cacher la difficulté de cette tâche et que,
dans les limites de cet article, on se propose de poser des fon-
dements qu'on espère solides pour une analyse et une
discussion ultérieures plutôt que de donner une interprétation
exhaustive du nouveau cours. Une telle interprétation exige-
rait en effet qu'on tienne également compte des différents.
facteurs qui sont inextricablement mêlés dans la réalité, et de
la situation intérieure de l'URSS, et des relations entre
l'URSS et les autres pays bureaucratiques (particulièrement la
Chine) et de la concurrence entre le bloc bureaucratique et le
bloc occidental. Or nous comptons nous limiter à l'examen de
la situation en URSS Cette limitation, il est vrai, ne signifie
pas qu'on se préoccupe exclusivement de ce qui se passe à
l'intérieur des frontières géographiques de l'URSS. Si, comme
nous tenterons de le déinontrer, les problèmes qu'affronte la
nouvelle direction concernent le fonctionnement d'une société
hautement industrialisée régie par le totalitarisme, ils ne sont
pas l'apanage de l'URSS. Sans doute se posent-ils différem-
ment en Chine ou en Hongrie, qui demeurent encore au stade
d'une accumulation priroitive et différemment encore aux
Etats-Unis où le développement industriel ne s'accommode
pas d'une planification générale et d'un régime totalitaire.
Mais si diverses que soient les situations elles s'éclairent
l'une par l'autre, car elles connaissent des impératifs similaires
créés par la grande production moderne, l'impératif de nou-
velles relations sociales au sein de la classe dominante, d'un
nouveau mode de domination du prolétariat, d'un nouveau
comportement du prolétariat dans les usines. (2) Ainsi ce que
nous pouvons
dire sur l'URSS renvoie nécessairement à
d'autres cadres sociaux.
Cependant les limites de notre analyse apparaissent au-
trement importantes d'un second point de vue. Il est extrême-
ment difficile en effet d'analyser le nouveau cours en se gui-
dant constamment sur des donnces empiriques pour cette
excellente raison qu'en URSS, bien plus qu'en un régime capi-
taliste bourgeois, ces données sont dérobées à l'observation.
Cette difficulté est manifeste dès qu'on s'interroge sur la si-
gnification des rivalités qui déchirent la direction politique.
La liquidation de Béria, la rétrogradation de Malenkov, le
désaveu de Staline sont sans aucun doute l'expression de con-
flits sociaux mais officiellement ils sont rattachés à des motifs
futils: l'un est un espion, l'autre incompétent, le troisième mé-
galomane. Si l'on recherche une véritable explication, on ne
peut que s'arrêter à des hypothèses plus ou mons vraisembla-
bles. Encore ne s'agit-il dans ce cas que d'un aspect relative-
ment mineur du régime et peut-on rechercher à quels problèmes
sociaux se heurte la Direction sans se préoccuper de savoir
comment ils se traduisent exactement dans la rivalité des
clans politiques. Mais ces problèmes eux-mêmes, il ne nous
est pas permis d'en apercevoir le développement dans la vie
concrète des groupes. Nous ne pouvons par exemple savoir
quelles sont les réactions des ouvriers en face de l'exploitation,
car ces réactions sont soigneusement dissimulées par le régime.
Bien sûr, les grèves le sont, si du moins il y en a eu. Mais le
sont aussi tous les modes de résistance des ouvriers dans les
usines qui sans prendre la forme d'une action violente et pu-
blique exercent une influence considérable sur le développement
de la grande industrie. Dans un pays comme les Etats-Unis
cette résistance n'est certes pas reconnue pour ce qu'elle est (un
refus de l'exploitation capitaliste), elle est au contraire ratta-
chée le plus souvent à des traits psychologiques ou au climat
moral défectueux de l'usine, mais elle n'est pas niée: des mil-
liers de sociologues payés par le patronat, quand ce n'est pas
2. Dans tous les pays hautement industrialisés, l'essor de la techni.
que institue une division radicale entre les dirigeants et les
exécutants,
une extrême spécialisation des tâches qui modifie les rapports entre les
individus au sein de la couche dirigeante et il exige une participation
active des producteurs au travail qui appelle un nouveau type de
commandement.
IO
.
par les syndicats, parlent de ce qu'ils appellent le refus de
coopérer des ouvriers, décrivent les procédés par lesquels ceux-
ci ralentissent le travail, sabotent des pièces, s'opposent à
l'application des nouvelles normes, s'arrangent entre eux sans
tenir compte de la hiérarchie que tente d'imposer le capital
par son système de primes. En URSS nous avons seulement
un écho de cette résistance, de loin en loin, dans la presse
syndicale ou dans les discours des dirigeants, mais nous ne
pouvons mesurer l'ampleur du phénomène et encore moins
préciser son évolution exacte. Nous ne pouvons que procéder
par induction, éclairer les quelques renseignements dont nous
disposons par ceux beaucoup plus nombreux qui nous viennent
des pays capitalistes, convaincus que nous sommes que la
situation des ouvriers dans la grande industrie moderne pré-
sente partout des traits similaires, et qu'en conséquence le
comportement du prolétariat russe ne peut être qu'analogue à
celui du prolétariat américain.
Cette méthode, si valable soit elle, ne nous fournit pas
cependant une approche historique suffisamment concrète du
Nouveau Cours russe. Entre les conclusions de portée générale
auxquelles elle nous conduit et les données précises du Nou-
veau Cours manquent, nous le sentons bien, les chaînons inter-
médiaires et ainsi nous manque également la rigueur de l'en-
chaînement total. Or ce que nous venons de dire des rapports
entre la bureaucratie et le prolétariat est aussi vrai des rela-
tions sociales à l'intérieur de la bureaucratie, qui nous parais-
sent avoir une importance décisive mais que nous n'appréhen-
dons qu'au travers de l'image réfractée qu'en fournissent la
presse et les discours officiels. Il faut donc interpréter, pro-
longer sur l'image des traits à peine esquissés, inventer des
transitions pour combler les lacunes, établir finalement une
convergence que brouillait le dessin officiel. Certes toute ana-
lyse sociale appelle ce travail quel que soit son objet puisque
les données sont toujours incomplètes et ambigues, puisqu'il
faut toujours reconstruire en partant d'une idée. Mais dans le
cas de l'URSS la part de l'interprétation est d'autant plus
forte que les données sont plus rares et plus fragmentaires.
Encore doit-on remarquer qu'elles viennent de s'enrichir sin-
gulièrement avec le XX° Congrès: les dirigeants n'en avaient
jamais tant dit... et leurs discours, tout particulièrement celui
de Kroushtchev offrent nouvelle et ample matière à la réflexion.
Cependant ces discours et la politique qu'ils inaugurent posent
précisément par leur nouveauté le problème décisif de l'inter-
prétation. On imagine qu'ils viennent répondre à des pro-
blèmes posés par le développement antérieur de l'URSS. Mais
pour déterminer le sens de la réponse il faut avoir déjà une
II
idée des problèmes posés, les discours noyant constamment
l'analyse de la situation réelle dans une apologie du socialisme.
Le lecteur a donc toujours le droit de répliquer à l'interpré-
tation qu'on lui propose: « ce que vous prétendez découvrir
dans le discours de Kroushtchev, c'est vous qui l'y mettez en
vertu d'une estimation a priori de la réalité russe. »
Si nous avons mentionné ces difficultés c'est qu'elles nous
paraissent inévitables et qu'il serait dangereux de les esca-
moter. Nous les reconnaissons donc explicitement. Nous disons
ouvertement que nous avons une certaine idée du développe-
ment de l'URSS, une certaine idée de la société totalitaire et
des conflits qu'elle engendre et que ces idées nous éclairent les
transformations actuelles; nous disons aussi que l'examen de
la nouvelle politique non seulement nous confirme ces idées
mais les éclaire à son tour. Seule la cohérence de l'analyse
peut garantir sa validité et le passage que nous opérons du
passé au présent, de la théorie aux faits.
1
LA FONCTION HISTORIQUE DU STALINISME
Au reste, qu'on considère la nouvelle politique. C'est elle
qui incite à s'interroger d'abord sur la signification du régime.
C'est elle qui remet le passé en question, et qui prétendant
distinguer ce qui était juste de ce qui ne l'était pas se définit
par rapport à l'ère stalinienne. Seulement ses procédés sont
assez insolites
pour avertir
que
la réalité est dissimulée. Toutes
les erreurs passées sont en effet rattachées à la seule personna-
lité de Staline. S'étant placé au-dessus du Parti par vanité,
ne souffrant plus la critique, pourvu d'un complexe de
persécution que - sa position dominante transformait en
complexe de persécuteur, Staline, dit-on, s'entoura d'intrigants
à son image et, grâce à l'incroyable pouvoir dont il disposait,
accumula les mesures arbitraires qui jetèrent désordre et
confusion dans tous les secteurs de la vie sociale. Comme
on peut le remarquer, la nouvelle Direction, en stigma-
tisant vigoureusement le culte de la personnalité ne
se demande même pas comment il lui fut possible de
se développer; d'ordinaire, un culte est l'euvre de ceux
qui le pratiquent, mais le culte staliniert est présenté
comme l'ouvre le Staline lui-même : IL s'est mis
dessus du Parti, IL a fondé son propre culte. Ainsi peut-on
s'abstenir de rechercher comment on l'a hissé ou laissé se hisser
au sommet de l'Etat, ce qui serait le début d'une analyse
réelle. De toute évidence les dirigents actuels, par ce mode
d'explication, ne se sont pas affranchis du fameux culte, ils
au-
-'12
sont seulement passés, pourrait-on dire du rite positif au rite
négatif: le premier consistant à charger un homme de toutes
les vertus, le second à le charger de tous les vices, l'un et l'autre
lui attribuant la même liberté fantastique de gouverner à son
gré les évènements. Cependant le passage au rite négatif a ceci
de particulier qu'il provoque une rupture ouverte avec l'idéo-
logie marxiste. Le rite positif n'en était certes qu'une pitoya-
ble caricature mais il ne la contredisait pas: Staline génial
était vu comme l'expression de la société socialiste. Comme
nous l'avons déjà dit l'objectif et le subjectif paraissaient coin-
cider bien que la mystification fût partout. En revanche, Sta-
line monstrueux n'a plus aucun répondant dans la société, il
devient un phénomène absurde, dépourvu de toute justifica-
tion historique, et tout recours au marxisme devient impossi-
ble. Un bon stalinien qui a répété pendant des années que les
traits hystériques ou démoniaques d'Hitler n'avaient pu avoir
une fonction sociale que parce qu'ils étaient venus exprimer
la dégénerescence du capitalisme allemand se retrouve seul, si
l'on peut dire, face au phénomène Staline sans autre expli-
cation que son essence de « méchanceté ».
Il faut donc, pour commepcer, poser la question tabou
par excellence et qui est question marxiste type: quelle a été
la fonction historique de Staline? Ou, en d'autres termes,
comment le rôle qu'il a joué est-il venu répondre aux exigen-
ces d'une situation sociale déterminée? Il va de soi qu une telle
question ne saurait porter principalement sur la personnalité
de Staline. Elle vise son rôle politique; elle vise une forme de
pouvoir qu'il a incarné et qu'on peut résumer sommairement
par la concentration de toutes les fonctions, politiques, écono-
miques, judiciaires en une seule autorité, la subordination for-
cée de toutes les activités au modèle imposé par la direction, le
contrôle policier des individus et des groupes et l'élimination
physique de toutes les oppositions (et de toutes les formes
d'opposition). C'est ce complexe de traits qu'on nomme ordi-
nairement terreur dictatoriale. Quant à la personnalité de Sta-
line, on est convaincu qu'elle exprime d'une certaine manière
ces traits et qu'elle est donc symbolique. Mais il n'est pas sûr
qu'elle puisse par elle-même enseigner quoique ce soit. Trotsky
a admirablement montré, dans sa i Révolution russe » qu'il
y avait une sorte de connivence historique entre la situation
des classes et le caractère de leurs représentants, en sorte que
s'imposaient simultanément par exemple un parallèle entre les
situations de la noblesse française et de la noblesse russe res-
pectivement à la veille de la Révolution de 89 et de celle de 17
et un parallèle entre les caractères de Louis XVI et du Tsar.
Mais cette caractérologie historique ne doit pas faire illusion;
13
elle ne prend un sens en effet que dans le cadre d'une interpré-
tation préalable des forces sociales. On ne sélectionne les traits
psychologiques d'un individu et on n'y découvre une finalité
que parce qu'on se guide sur une certaine image du groupe
social que représente cet individu. Aussi, quand Trotsky pré-
tend faire le portrait de Staline dans l'ouvrage qu'il lui a
consacré et dans Ma Vie il ne sélectionne que la médiocrité
intellectuelle du personnage et son tempérament rusé, tout
préoccupé qu'il est de faire concorder ce portrait avec sa défi-
nition de la bureaucratie comme caste parasitaire, comme for-
mation accidentelle dépourvue de toute signification historique.
A l'image de la bureaucratie qui maintient au jour le jour par
une série d'artifices une existence menacée par l'impérialisme
mondial et le prolétariat, Staline se trouverait privé de toute
intelligence de l'histoire et seulement capable de manoeuvrer
pour préserver sa position personnelle. Staline serait un faux
« grand homme » comme le parti qu'il incarne serait un pseudo
parti (3). Toute la construction repose sur une estimation de la
bureaucratie et comme on le voit, l'interprétation du stalinisme
commande celle de Staline. Il serait cependant faux d'en
conclure que l'analyse du personnage historique est finalement
dépourvue d'intérêt puisqu'elle ne fait que répéter l'analyse.
sociale en lui ajoutant un commentaire psychologique. Le rôle
propre de la personnalité se manifeste en effet non seulement
en ce qu'il remplit une fonction sociale mais aussi en ce qu'il
s'en écarte ou crée une perturbation. Dans le cas de Staline,
l'important serait de rechercher en quoi le personnage échappe
au cadre que semble lui fixer son rôle politique, dans quelle
mesure notamment son autoritarisme forcené détourne, à une
époque donnée, la terreur de ses buts primitifs ou en altère
l'efficacité. Mais cette recherche prouve assez qu'il faut com-
mencer par comprendre le rôle politique: Staline ne s'éclairant
que détaché sur le fond du stalinisme.
Il ne saurait être question dans les limites que nous nous
imposons de fournir une description historique du stalinisme,
mais dans la mesure où l'histoire fait éminemment partie de
la définition du phénomène social nous devons comprendre en
quoi à l'origine le stalinisme se distingue de toute formation
antérieure. Or il se confond avec l'avènement du Parti tota-
litaire. Il apparaît, quand le parti concentre entre ses mains
3. Rappelons cette formule de Ma Vie : «Le fait qu'il (Staline) joue
maintenant le premier rôle est caractéristique non pas tant pour lui que
pour la période transitoire du glissement politique. Déjà Helvetius
disait :
"Toute époque a ses grands hommes et quand elle ne les a pas, elle les
invente”. Le Stalinisme est avant tout le travail automatique d'un
appareil
sans personnalité au déclin de la Révolution ». p. 237 (Rieder, éd.)
14.
tous les pouvoirs, s'identifie avec l'Etat, et, en tant qu'Etat,
se subordonne rigoureusement toutes les autres institutions,
échappe à tout contrôle social, quand, dans le même temps, à
l'intérieur du Parti, la Direction se délivre de toutes les oppo-
sitions et fait prévaloir une autorité incontestée. Assurément
ces traits ne se sont pas dessinés en un jour ; si l'on voulait en
suivre la genèse, il faudrait se situer au lendemain même de
la révolution russe, noter dès 1918 l'effort du Parti pour se
débarrasser des comités d'usine, en les intégrant dans les
syndicats et en leur refusant tout pouvoir réel, il faudrait
suivre pas à pas la politique de Lénine et de Trotsky qui
proclament toujours plus fermement la nécessité d'une rigou-
reuse centralisation de toutes les responsabilités entre les mains
du Parti; il faudrait surtout constater que, dans le grand
débat syndical de 1920 le programme du parti totalitaire était
déjà formulé publiquement par Trotsky. On sait qu'à cette
époque celui qui fut plus tard l'ennemi nº I du Pouvoir affir-
mait qu'une obéissance absolue de tous les groupes sociaux
était dûe à la direction du Parti; postulant qu'en raison du
changement de propriété l'Etat ne pouvait être l'instrument
d'une quelconque domination contre le prolétariat, il affirmait
que l'idée d'une défense des intérêts de la classe ouvrière contre
1'Etat était absurde, et en conséquence préconisait une stricte
subordination des syndicats au Parti; en outre, fort du succès
que lui avait valu son plan de mobilisation des ouvriers dans
les transports il demandait une militarisation complète de la
force de travail (ne reculant devant aucune des mesures de
cærcition qu'elle impliquait); enfin il stigmatisait toutes les
oppositions, considérant que les principes démocratiques rele-
vaient du « fétichisme » quand le sort de la société révolution-
naire était en cause.
Et pourtant l'on ne saurait parler avec rigueur d'un sta-
linisme pré-stalinien. Non seulement Lénine réussit jusqu'à sa
mort à faire prévaloir l'idée, sinon d'un contrôle, du moins
d'une limitation du pouvoir du parti, reconnaissant l'existence
d'une « lutte économique », des ouvriers au sein de la société
post-révolutionnaire, concédant une relative autonomie au
syndicat, mais les fondements de sa politique, comme ceux de
la politique de Trotsky ne sont pas ceux qui s'établiront par
la suite. Pour l'un et l'autre, pour l'immense majorité des diri-
geants de cette époque, toutes les mesures « totalitaires » sont
considérées comme provisoires; elles paraissent à leurs yeux
imposées par la conjoncture, de simples artifices improvisés
pour maintenir l'existence de l'URSS dans l'attente de la révo-
lution mondiale, pour imposer une discipline de production
dans une période où la désorganisation économique engendrée
- 15
de
par la guerre civile est telle que la démocratie paraît incapable
de la résoudre. Sans doute, pour nous qui réfléchissons sur
une expérience historique trente ou trente-cinq ans après qu'elle
s'est développée les arguments des dirigeants bolcheviks ne
peuvent être acceptés tels quels; la dictature du parti si elle
se trouve renforcée sous la pression de facteurs conjoncturels
s'affirme déjà, nous l'avons dit, à l'époque de la révolution
aux dépens du pouvoir soviétique; davantage, elle est dans le
prolongement de l'activité du parti bolchevik avant la
révolution, elle ne fait que développer jusqu'à ses extrêmes
conséquences les traits du parti d'avant-garde, rigoureusement
centralisé, véritable corps spécialisé de professionnels de la
révolution dont la vie se développe largement en marge des
masses ouvrières. Rien ne serait donc plus artificiel
que
réduire l'évolution du parti à celle d'une politique, que d'igno-
rer les processus structurels qui conditionnent cette politique.
Il n'en reste pas moins que dans la période pré-stalinienne une
contradiction fondamentale subsiste au sein du parti, contra-
diction qui sera précisément abolie avec l'avènement du tota-
litarisme. Entre les moyens adoptés qui ne cessent d'accuser
la séparation entre l'Etat et les classes dont il se réclame, qui
ne cessent d'affranchir et l'Etat et, au sein de l'Etat, les diri-
geants bolcheviks de tout contrôle social d'une part et d'autre
part les fins qui ne cessent d'être proclamées, l'instauration
d'une société socialiste, il n'y a pas de choix effectué. Les diri-
geants, c'est l'évidence, ne choisissent pas: la thèse du dépé-
rissement de l'Etat continue d'être affirmée aussi impérati-
vement' tandis que l'Etat concentre tous les pouvoirs. Mais la
société elle-même, pourrait-on dire, ne choisit pas, en ce sens
qu'aucune force sociale n'est à même de faire peser ses intérêts
d'une façon décisive dans la balance. La différenciation des
salaires est si peu accusée qu'elle n'engendre aucune base
sociale matérielle pour une nouvelle couche dominante. Le
stalinisme est le moment du choix. D'un point de vue idéolo-
gique, d'abord: la formule du socialisme dans un seul pays
vient légaliser l'état de fait; la séparation de l'Etat et des
masses, la concentration de toute l'autorité entre les mains.
d'une direction unique. Tous les traits provisoires de la nou-
velle société et qui n'avaient leur sens plein qu'en fonction
d'une politique d'ensemble orientée vers le socialisme sont
ratifiés comme s'ils constituaient en eux-mêmes l'essence du
socialisme. La double conséquence de cette transformation
c'est d'une part que le stalinisme peut se présenter effective-
ment comme le continuateur du leninisme puisqu'il ne fait que
s'approprier certaines positions de celui-ci en les traitant sous
une nouvelle modalité, c'est-à-dire en les érigeant en valeurs
alors qu'elles étaient simples mesures de fait, c'est, d'autre
16
part, qu'il se dispense désormais d'une réflexion théorique sur
le marxisme; les mesures de l'Etat devenant socialistes paur
la seule raison qu'elles étaient léninistes (c'est-à-dire analo-
gues à celles que recommanda Lénine vivant). Tandis qu'avec
Trotsky la contradiction est à son comble et qu'ainsi celui-ci
se trouve obligé d'énoncer dans les termes les plus rudes sa
critique du fétichisme démocratique, avec Staline la mystifi-
cation est complète et l'étcuffement de la démocratie n'a même
plus besoin d'être reconnue, puisque le précédent léniniste de
la suppression des oppositions légitime à lui seul le caractère
socialiste du présent.
En outre, d'un point de vue « matériel », le stalinisme
concretise et cristallise un choix social. En inaugurant une
politique délibérée de différenciation des revenus, il accentue
considérablement les privilèges existants, les multiplie, les nor-
malise; il transforme de simples avantages de fait en statuts
sociaux; des fonctions qui étaient l'enjeu d'une lutte de pres-
tige soutiennent maintenant de puissants intérêts matériels.,
Dans le même temps les anciennes oppositions de mentalité
se muent en oppositions sociales; une fraction de la société
s'enracine dans le nouvea:1 sol fébrilement labou
par
le Parti
et lie son existence définitivement au régime (4).
En d'autres termes, le totalitarisme stalinien s'affirme
quand l'appareil politique forgé par la Révolution, après avoir
réduit au silence les anciennes couches sociales dominantes,
s'est affranchi de tout contrôle du prolétariat cet appareil
politique se subordonne alors directement l'appareil de pro-
duction.
Une telle formule ne signifie pas qu'on attribue au parti
un rôle démesuré. Si nous nous situions dans une perspective
économique le phénomène central serait, à nos yeux, la con-
centration du capital, l'expulsion des propriétaires et la fusion
4. Il nous est impossible de développer dans le cadre de cette étude
une analyse économique de l’U.R.S.S. et l'on pourrait donc nous repro-
cher de supposer résolu le problème de la nature de classe de l’U.R.S.S.
au lieu d'en discuter. L'inégalité sociale que nous évoquons et la sépa.
ration de fait de l'Etat et du prolétariat ne suffisent pas, par exemple,
aux yeux des « communistes » qui les reconnaissent et à ceux des Trots-
kistes à caractériser l’U.R.S.S. comme une société de classe. Le
fondement
socialisme du régime serait assuré par l'abolition de la propriété
privée.
Pierre Chaulieu, dans une importante étude, a critiqué amplement
cette dernière thèse. Il a montré de façon péremptoire que les rapports
juridiques de propriété ne fournissaient eux-mêmes qu'une image défor.
mée des rapports de production, qu'à ce dernier niveau l'opposition du
Capital et du Travail est aussi radicale dans la société, russe que dans
la société américaine ou française ; il a montré enfin qu'il serait
absurde
de séparer la sphère de la production de celle de la distribution et
qu'en
17
des monopoles dans un nouvel ensemble de production, la
subordination du proletariat à une nouvelle direction centra-
lisée de l'économie. Nous soulignerions alors sans peine que
les transformations survenues en URSS ne font qu'amener à
sa dernière phase un processus partout manifeste dans le
monde capitaliste contemporain et qu'illustre la constitution
même des monopoles, les ententes inter-monopolistiques, l'in-
tervention croissante des Etats dans tous les secteurs de la vie
économique, en sorte que l'instauration du nouveau régime
paraîtrait figurer un simple passage d'un type d'appropriation
à un autre au sein de la gestion capitaliste. Dans une telle
perspective le Parti ne saurait plus apparaître comme un deus
ex machina; il se présenterait plutôt comme un instrument
historique celui du capitalisme d'Etat. Mais outre que nous
cherchons pou l'instant à comprendre le stalinisme en tant
que
tel et non la société russe dans son ensemble, si nous épou-
sions la seule perspective économique nous nous laisserions
abuser par l'image d'une pseudo nécessité historique. S'il est
vrai en effet que la concentration du capitalisme est repérable
dans toutes les sociétés contemporaines on n'en peut conclure
qu'elle doive aboutir en raison de quelque loi idéale à son
étape finale. Rien ne nous permet par exemple d'affirmer qu'en
l'absence d'un bouleversement social qui balayerait la couche
capitaliste régnante un pays comme les Etats-Unis cu l’An-
gleterre doive nécessairement subordonner les monopoles à la
direction étatique et supprimer la propriété privée. On en est
d'autant moins sûr, nous aurons l'occasion d'y revenir, que le
marché et la concurrence continuent de jouer un rôle positif
à certains égards dans la vie sociale et que leur éviction par
conséquence l'inégalité des revenus circonscrivait une couche sociale
particulière dont les « privilèges » communs traduisaient une appropria-
tion collective de la plus-value ouvrière et paysanne. En renvoyant le
lecteur à cet article (Les Rapports de Production en Russie », Socia-
lisme ou Barbarie, nº 2, mai-juin 1949), bornons-nous à ajouter que le
socialisme ne saurait se laisser définir « en soi », par la
nationalisation
des moyens de production, la collectivisation de l'agriculture et la
plani-
fication, soit indépendamment du pouvoir prolétarien. Il y a dans le
capitalisme bourgeois une infrastructure économique qui confère sa véri-
table puissance à la classe dominante, quel que soit le caractère de
l'Etat
dans la conjoncture. En revanche, le socialisme ne peut désigner une
infra-structure puisqu'il signifie la prise en main par le proletariat
des
moyens de production ou la gestion collective de la production. La
dictature du prolétariat c'est essentiellement ce nouveau mode de ges-
tion. Que celle-ci échappe au prolétariat, qu'il soit ramené au rôle de
simple exécutant qui lui est dévolu dans l'industrie capitaliste il n'y a
plus de trace de socialisme. La Bureaucratie d'Etat planifie alors selon
la perspective et dans l'intérêt de tous ceux qui se partagent les fonc-
tions dirigeantes. Les nationalisations et la collectivisation sont
formelle-
ment au service de la société entière, réellement au service d'une classe
particulière.
18
la planification crée pour la classe dominante des difficultés
d'un nouvel ordre. En demeurant dans un cadre strictement
économique il faut, par exemple, se demander si les exigences
d'une intégration harmonieuse des différentes branches de
production ne se trouvent pas contrebalancées par celles de
développer le maximum du productivité du travail grâce à
la relative autonomie de l'entreprise capitaliste. Mais quoiqu'il
en soit, il faut convenir que les tendances de l'économie aussi
déterminantes soient-elles, ne peuvent être séparées de la vie
sociale totale: les « protagonistes » du Capital, comme dit
Marx, sont aussi des groupes sociaux auxquels leur passé, leur
mode de vie, leur idéologie façonnent la conduite économique
elle-même. En ce sens il serait artificiel de ne voir dans les
transformations qu'a connues l'URSS à partir de 1930 que le
passage d'un type de gestion capitaliste à un autre, bref que
i'avènement du capitalisme d'Etat. Ces transformations cons-
tituent une révolution sociale. Il serait donc tout aussi artificiel
de présenter le Parti comme l'instrument de ce capitalisme
d'Etat, en laissant entendre que celui-ci inscrit dans le ciel de
l'Histoire attendait pour s'incarner l'occasion propice que lui
offrit le stalinisme. Ni démiurge, ni instrument le Parti doit
être appréhendé comme réalité sociale, c'est-à-dire comme mi-
lieu au sein duquel simultanément s'imposent les besoins d'une
nouvelle gestion économique et s'élaborent activement les solu-
tions historiques.
Si l'appareil de production ne permettait pas, ne préparait
pas, ne commandait pas son unification, le rôle de l'appareil
politique serait inconcevable. Inversement si les cadres de
l'ancienne société n'étaient pas démantelés par le Parti, si une
nouvelle couche sociale n'était pas promue à des fonctions
dirigeantes dans tous les secteurs la transformation des rap-
ports de production serait impossible. C'est sur la base de ces
constatations que s'éclaire le rôle extraordinaire qu'a joué le
stalinisme. Il a été l'agent inconscient d'abord, puis conscient
et sûr de soi, d'un formidable bouleversement social au terme
duquel une structure entièrement nouvelle a émergé. D'une
part, il a conquis un terrain social nouveau en dépossédant
simultanément les anciens maîtres de la production et le pro-
létariat de tout pouvoir. D'autre part il a aggloméré des élé-
ments arrachés à toutes les classes au sein d'une nouvelle for-
mation et les'a impitoyablement subordonnés à la tâche de
direction
que
leur donnait la nouvelle économie. Dans les deux
cas la terreur dominait nécessairement l'entreprise. Cependant
l'exercice de cette terreur à la fois contre les propriétaires
privés, contre le prolétariat et contre les nouvelles couches
dominantes brouillait apparemment le jeu. Faute de compren-
19
dre que la violence n'avait qu'une seule fonction en dépit de
ses multiples expressions, on s'ingéniait à prouver, selon ses
préférences, qu'elle était au service du prolétariat ou de la
contre-révolution bourgeoise; ou bien l'on tirait argument de
ce qu'elle décimait les rangs de la nouvelle couche dirigeante
pour présenter le stalinisme comme une petite caste, dépourvue
de tout fondement de classe et seulement préoccupée de main-
tenir sa propre existence aux dépens des classes en compétition
dans la société. Le développement de la politique stalinienne
était cependant dès son origine sans ambiguité: la terreur
n'était pas un moyen de défense utilisé par une poignée d'in-
dividus menacés dans leurs prérogatives par les forces socia-
les en présence, elle était constitutive d'une force sociale neuve
dont l'avènement supposait un arrachement par les fers à la
matrice de l'ancienne société et dont la subsistance exigeait le
sacrifice quotidiennement entretenu des nouveaux membres à
l'unité de l'organisme déjà formé. Que le stalinisme se soit
d'abord caractéri avant 1929 puis dans la période de la
collectivisation et de la première industrialisation - par sa
lutte contre les propriétaires privés et le prolétariat, et par la
suite par les épurations massives dans les couches dominantes
n'est évidemment pas dû au hasard. La terreur suivait le
chemin de la nouvelle classe qui avait à reconnaître son exis-
tence contre les autres avant de « se reconnaître » elle-même
dans l'image de ses fonctions et de ses aspirations multiples.
Ce chemin fut aussi celui de la conscience bureaucratique.
On ne peut dire qu'avant l'industrialisation le stalinisme se
représente les buts que constituera ensuite la formation d'une
nouvelle société. La crainte d'entreprendre cette industriali-
sation, la résistance au programme trotskiste qui la préconise
témoignent de l'incertitude du stalinisme sur sa propre
fonction. Celui-ci se comporte déjà empiriquement selon le
modèle qui s'imposera par la suite, il renforce fébrilement le
pouvoir de l'Etat, procède à l'anéantissement des opposition-
nels, esquisse, avec prudence encore, une politique de différen-
ciation des revenus. La Bureaucratie se définit par tout
autre chose qu'un complexe de traits psychologiques. Elle
conquiert sa propre existence sociale qui la différencie
radicalement du prolétariat. Mais elle vit encore dans les
horizons de la société présente. C'est une fois lancée dans la
collectivisation et la planification que de nouveau horizons
historiques surgissent, que s'élabore une véritable idéologie
de classe et donc une politique concertée, que se consti-
tuent les bases solides d'une nouvelle puissance matérielle,
d'une puissance qui se crée et se recrée maintenant quo-
tidiennement en pompant les forces
en pompant les forces productives de la
20
société entière. A ce niveau pourtant de nouvelles tâches
naissent et la prise de conscience par le stalinisme de
son rôle historique s'avère alors, d'une nouvelle manière,
un facteur décisif du développement. C'est que l'indus-
trialisation formidable qui s'accomplit ne donne pas seu-
lement ses bases à une bureaucratie déjà constituée, elle
révolutionne cette bureaucratie, elle fait surgir, on ne le dira
jamais assez, une société entièrement nouvelle. En même temps
que se transforme le prclétariat dont en quelques années des
millions de paysans viennent grossir les rangs, se fabriquent
de nouvelles couches sociales arrachées aux anciennes classes,
au mode de vie tradinionnel que leur réservait l'ancienne
division du travail. Techniciens, intellectuels, bourgeois,
militaires, anciens féodaux, paysans, ouvriers aussi sont
brassés au sein d'une nouvelle hiérarchie dont le dénominateur
commun est qu'elle dirige, contrôle, organise à tous les niveaux
de son fonctionnement l'appareil de production et la force de
travail vivante, celles des classes exploitées. Ceux-là même qui
demeurent dans leurs anciennes catégories professionnelles
voient leur mode de vie et leur mentalité bouleversés car ces
anciennes professions sont recentrées en fonction de leur inté-
gration dans la nouvelle division du travail créée par le Plan.
Assurément le mode de travail de ces nouvelles couches, les
statuts qui leur sont accordés en raison de leur position
dominante dans la société ne peuvent que créer à la longue une
véritable communauté de classe. Mais dans le temps où
s'accomplit ce bouleversement, l'action du Parti s'avère déter-
minante. C'est lui qui, par la discipline de fer qu'il instaure,
par l'unité incontestée qu'il incarne, peut seul cimenter ces
éléments hétérogènes. Il anticipe l'avenir, proclame aux yeux
de tous que les intérêts particuliers sont strictement subor-
donnés aux intérêts de la bureaucratie prise dans son ensemble.
Une fonction essentielle du stalinisme, nécessaire dans le
cadre de la nouvelle société apparait ici. La terreur qu'il exerce
şur les couches dominantes n'est pas un trait accidentel: elle
est inscrite dans le développement de la nouvelle classe dont le
mode de domination n'est plus garanti par l'appropriation
privée, qui est contrainte d'accepter ses privilèges par le tru-
chement d'un appareil collectif d'appropriation et dont la
dispersion, à l'origine, ne peut être surmontée que par la
violence.
Certes on peut bien dire que les purges effectuées
par le stalinisme ont été jusqu'à mettre en danger le fonction-
nement de l'appareil de production, on peut mettre en doute
21
l'efficacité de répressions qui à un moment ont anéanti la
moitié des techniciens en place. Ces réserves ne mettent cepen-
dant pas en cause ce que nous appelons la fonction historique
du stalinisme; elles permettraient seulement de déceler, nous
avons déjà mentionné ce point, en quoi le comportement per-
sonnel de Staline s'écarte de la norme qui domine la conduite
du parti (5). Dire en effet, que le stalinisme à une fonction
n'est pas insinuer qu'il est du point de vue de la bureau-
cratie -- « utile » à chaque moment, encore moins que la poli-
tique qu'il suit est à chaque moment la seule possible; c'est
en l'occurence seulement affirmer qu'en l'absence de la terreur
stalinienne le développement de la bureaucratie est inconce-
vable. C'est, en d'autres termes, convenir que par delà les
manoeuvres de Staline, les luttes fractionnelles au sein de
l'équipe dirigeante, les épurations massives pratiquées à tous
les niveaux de la société se profile l'exigence d'une fusion de
toutes les couches de la bureaucratie dans le moule d'une nou-
velle classe dirigeante. Cette exigence est clairement attestée
par le comportement des milieux épurés: si la terreur stali-
nienne a pu se développer dans une société en plein essor éco-
nomique, si les représentants de la bureaucratie ont accepté de
vivre sous la menace permanente de l'extermination ou de la
destitution en dépit de leurs privilèges c'est que prévalait aux
yeux des victimes et aux yeux de tous l'idéal de transforma-
tion sociale qu'incarnait le parti. Le fameux thème du sacrifice
des générations actuelles au bénéfice des générations futures,
présenté par le stalinisme sous le travesti d'un programme de
construction du socialisme reçoit son contenu réel: le Parti exi-
geait le sacrifice des intérêts particuliers et des intérêts immé-
diats des couches montantes à l'intérêt général et historique de
la bureaucratie comme classe.
On ne saurait se borner toutefois à comprendre le rôle
du stalinisme dans le seul cadre de la Bureaucratie. La terreur
qu'il a exercée sur un prolétariat en plein éssor suppose qu'à
certains égards il venait répondre à une situation spécifique de
la classe ouvrière. Il serait en effet vain de nier que la poli-
tique du Parti, si elle a pu rencontrer une résistance de plus
5. Le rôle propre de Staline ne doit pas nous faire oublier qu'il y
a dans la terreur une sorte de logique interne, qui l'amène à se déve-
lopper jusqu'à ses extrêmes conséquences, indépendamment des condi-
tions réelles auxquelles elle est venue répondre à l'origine. Il serait
trop simple qu'un Etat puisse user de la terreur comme d'un instrument
et la rejeter une fois l'objectif atteint. La terreur est un phénomène
social, elle transforme le comportement et la mentalité des individus et
de Staline lui-même sans doute. Ce n'est qu'après coup qu'on peut
dénoncer, comme le fait Khrouchtchev, ses excès. Dans le présent, elle
n'est pas excès, elle constitue la vie sociale.
22
en plus ferme dans les rangs du prolétariat
que le code du
travail enchaînait à la production, que le stakhanovisme en-
traînait dans une course folle d'accroissement de la production
n'ait en même temps suscité une participation à l'idéal du
nouveau régime. Ciliga l'a bien montré dans ses ouvrages sur
I'URSS, par ailleurs durement critiques: d'une part l'exploita-
tion forcenée qui régnait dans les usines allait de pair avec une
énorme prolétarisation de la petite paysannerie; pour celle-ci,
habituée à des conditions de vie très dure, elle n'était pas
aussi sensible que pour la classe ouvrière déjà constituée; bien
plus elle représentait à certains égards un progrès, la vie dans
les villes, la familiarité avec les outils et les produits indus-
triels provoquant un véritable éveil de la mentalité, de nou-
veaux besoins sociaux, une sensibilité au changement. D'autre
part, au sein même du prolétariat une courbe importance d'ou-
vriers se trouvait promue à de nouvelles fonctions grâce au
Parti, aux syndicats, cu au stakhanovisme trouvait ainsi des
voies d'évasion hors de la condition commune inconnues dans
l'ancien régime. Enfin et surtout, aux yeux de tous, l'industria-
lisation, qui faisait surgir des milliers d'usines modernes, dé-
cuplait les effectifs des villes ou en tirait du sol d'entièrement
neuves, multipliait le réseau des communications, apparaissait
sans contestation possible progressive la misère et la ter-
reur constituant la rançon provisoire d'une formidable accu-
mulation primitive. Assurément le stalinisme construisait
grâce au fouet, il instituait cyniquement une discrimination
sociale inconcevable dans la période post-révolutionnaire, il
subordonnait sans équivoque la production aux besoins de
la classe dominante. Pourtant la tension des énergies qu'il
exigeait dans tous les secteurs, le brassage des conditions
sociales qu'il effectuait, les chances de promotions qu'il offrait
donc aux individus dans toutes les classes, l'accélération de
toutes les forces productives qu'il imposait comme idéal et
qu'il réalisait, tous ces traits fournissaient un alibi à sa puis-
sance démesurée et à son omniprésence policière.
LA CONTRADICTION ESSENTIELLE
DU TOTALITARISME STALINIEN
Si Kroushtchev, fils ingrat s'il en fut, n'avait pas été
obsédé par les avanies que dút lui faire subir Staline dans la
dernière partie de sa vie, n'aurait-il pu considérer plus serei-
nement le chemin parcouru? N'aurait-il pu relire posément le
chapitre du Capital que Marx consacra à l'accumulation pri-
mitive et répéter après lui: « La force est l'accoucheuse de toute
23
vieille société en travail. Elle est elle-même une puissance éco-
nomique » ? N'aurait- il pu expliquer au XX° Congrès, dans
la langue rude qui est la sienne: Staline a fait pour nous le
sale boulot? Ou bien en termes choisis paraphraser Marx:
voilà ce qu'il en a coûté pour dégager les lois naturelles et
éternelles de la production planifiée » ? A lire Isaac Deutz-
cher (6), l'historien anglais bien connu de la société soviétique,
on s'affligerait presque d'une telle ingratitude. Ce n'est pas
que Deutscher porte le stalinisme dans son coeur, mais à ses
yeux les nécessités de l'accumulation primitive s'imposaient au
socialisme comme elles s'étaient imposées au capitalisme: le
purgatoire stalinien était inéluctable. Le malheur est que notre
auteur ne voit pas que l'idée d'une accumulation primitive
socialiste est absurde. I.'accumulation primitive signifie pour
Marx la déportation en masses des paysans dans des lieux de
travail forcé, les usines, l'extorcation par tous les moyens
le plus souvent illégaux de la plus-value. Elle vise à consti-
tuer une masse de moyens de production telle qu'en lui subot-
donnant la force de travail on puisse par la suite automati-
quement la reproduire et l'accroître d'un profit. Dans son prin-
cipe et dans sa fin elle implique nécessairement la division du
Capital et du Travail: le capitalisme ne peut se livrer à ses
« orgies », selon l'expression de Marx que parce qu'il a en face
de lui des hommes totalement dépossédés et il fait en sorte
que leur dépossession soit quotidiennement reproduite en même
temps que sa puissance est quotidiennement entretenue et
accrue. Certes on peut contester que le socialisme soit réali-
sable dans une société qui n'a pas édifié déjà une infra struc-
ture économique, c'est-à-dire qui n'est pas passée par un stade
d'accumulation mais on ne peut dire que le socialisme en tant
que tel ait à passer par ce stade puisque, quelque soit le niveau .
des forces productives auquel il est lié, il suppose la gestion
collective de la production c'est-à-dire la direction effective
des usines par les ouvriers rassemblés dans leurs comités.
Reconnaître une accumulation primitive en URSS c'est
admettre qu'y règnent des rapports de production de type
capitaliste, c'est admettre encore que ceux-ci tendent à se
reproduire et à approfondir l'opposition qu'ils supposent
la constitution d'un stock de machines et de matières premières
(l'une part et celle d'une force de travail totalement dépos-
sédée de l'autre ne pouvant avoir pour effet qu'une normalisa-
tion de l'exploitation. En ce sens l'obstination de Kroushtchev
jusqu'à maintenant à taire les problèmes de l'accumulation
primitive en URSS paraît fort raisonnable. «Péché originel »,
6. Nous nous rapportons à ses études réunies dans Heretics and
Renegades, notamment à « Mid-Century Russia ». Hamish Hamilton, éd.,
Londres 1955.
24
aux yeux de la bourgeoisie, comme disait encore Marx, l'accu-
mulation primitive l'est bien davantage à ceux de la bureau-
cratie qui doit dissimuler jusqu'à son existence de classe.
En outre il serait artificiel d'expliquer le stalinisme à
partir des seules difficultés économiques auxquelles il a eu à
faire face. Ce que nous avons tenté de faire ressortir c'est le
rôle qu'il a joué dans la cristallisation de la nouvelle classe,
dans la révolution de la société entière. Si l'on veut conserver
l'expression marxiste reprise par Deutscher il faut en renou-
veler le contenu et parler d'une « accumulation sociale », en
entendant par les traits actuels de la Bureaucratie ne
pouvaient advenir que par le truchement du Parti qui les
dégagea et les maintint par la violence jusqu'à ce qu'ils se
stabilisent dans une nouvelle figure historique.
Encore devons-nous comprendre qu'il tient à l'essence de
la bureaucratie de se constituer selon le processus que nous
avons décrit. Car nous comprendrons, du même coup, que
cette classe recèle une contradiction permanente qui évolue
certes avec son histoire mais ne saurait se résoudre avec la
liquidation du stalinisme.
là que
La dictature « terroriste » du Parti n'est pas seulement le
signe du manque de maturité de la nouvelle classe, elle répond,
nous l'avons dit, à son mode de domination dans la société.
Cette classe est d'une autre nature que la bourgeoisie. Elle
n'est pas composée de groupes qui par leur propriété de moyens
de production et leur exploitation privée de la force de tra-
vail détiennent chacun une part de la puissance matérielle, et
nouent les uns avec les autres des relations fondées sur leur
force respective. Elle est un ensemble d'individus qui par leur
fonction et le statut qui y est associé participent en commun
å un bénéfice réalisé par une exploitation collective de la force
de travail. La classe bourgeoise se constitue et se développe en
tant qu'elle résulte des activités des individus capitalistes, elle
est sous-tendue par un déterminisme économique qui en fonde
l'existence, quelle que soit la lutte que se livrent les acteurs
et quelle que soit l'expression politique conjoncturelle à laquelle
celle-ci aboutit. La division du travail inter-capitaliste et le
marché rendent les capitalistes strictement dépendants les uns
des autres et collectivement solidaires en face de la force de
travail. En revanche les bureaucrates ne forment une classe
que parce que leurs fonctions et leurs statuts les différencient
collectivement des classes exploitées, que parce qu'ils les
relient à un foyer de direction qui détermine la production et
dispose librement de la Force de travail. En d'autres termes,
c'est parce qu'il y a des rapports de production dans lesquels
25.-
s'opposent le prolétariat réduit à la fonction de simple exécu.
tant et le Capital incarné par le Personnage de l'Etat, c'est
parce qu'il y a donc un rapport de classe que les activités des
bureaucrates les rattachent à la classe dominante. Intégrées
dans un système de classe leurs fonctions particulières les
constituent comme membres de la classe dominante. Mais, si
l'on peut dire, ce n'est pas en tant qu'individus agissants qu'ils
tissent le réseau des relations de classe; c'est la classe bureau-
cratique dans sa généralité qui, a priori, c'est-à-dire en vertu
de la structure de production existante convertit les activités
particulières des bureaucrates (activités privilégiées parmi
d'utres) en activités de classe. L'unité de la classe bureaucra-
tique est donc immédiatement donnée avec l'appropriation
collective de la plus value et immédiatement dépendante de
l'appareil collectif d'exploitation, l'Etat. En d'autres termes
la communauté bureaucratique n'est pas garantie par le méca-
nisme des activités économiques; elle s'établit dans l'intégra-
tion des bureaucrates autour de l'Etat, dans la discipline abso-
lue à l'égard de l'apparel de direction. Sans cet Etat, sans
cet appareil la bureaucratie n'est rien.
Nous ne voulons pas
dire
que
les bureaucrates en 'tant
qu'individus ne jouissent pas d'une situation stable (bien que
cette stabilité ait effectivement été menacée pendant l'ère sta-
linienne), que leur statut ne leur procure que des avantages
éphémères, bref que leur position dans la société demeure acci-
dentelle. Il n'y a pas de doute que le personnel bureaucratique
se confirme peu à peu dans ses droits, acquiert avec le temps
des traditions, un style d'existence, une mentalité qui font de
lui un « monde » à part. Nous ne voulons pas dire non plus
que les bureaucrates ne se différencient pas au sein de leur
propre classe et n'entretiennent pas entre eux de sévères rela-
tions de concurrence. Tout ce que nous savons de la lutte
entre les clans dans l'Administration prouve au contraire qus
cette concurrence prend la forme d'une lutte de tous contre
tous caractéristique de toute société d'exploitation. Nous affir-
mons seulement que la bureaucratie ne peut se passer d'une
cohésion des individus et des groupes, chacun n'étant rien en
lui-même, et que seul l'Etat apporte un ciment social. Sans
schématiser abusivement le fonctionnement de la société bour-
geoise on doit reconnaître qu'en dépit de l'extension toujours
accrue des fonctions de l'Etat, celui-ci ne s'affranchit jamais
des conflits engendrés par la concurrence des groupes privés.
La société civile (7) ne se résorbe pas dans l'Etat. Alors même
7. Nous reprenons le terme classique de « société civile » pour dési-
gner l'ensemble des classes et des groupes sociaux en tant qu'ils sont
façonnés par la division du travail et se déterminent indépendamment de
l'action politique de l'Etat.
26
qu'il tend à faire prévalcir l'intérêt général de la classe domi-
nante aux dépens des intérêts privés qui s'affrontent, il expri-
me encore les rapports de force inter-capitalistes. C'est que la
propriété privée introduit un divorce de principe' entre les
capitalistes et le Capital --- chacun des termes se posant
successivement comme réalité et excluant l'autre comme ima-
ginaire. Les vicissitudes de l'Etat bourgeois moderne attes-
tent assez cette séparation dont Marx a tant parlé: séparation
entre l'Etat lui-même et la société et au sein de la société entre
toutes les sphères d'activité. Dans le cadre du régime bureau-
cratique une telle séparation est abolie. L'Etat ne peut plus
se définir comme une expression. Il est devenu consubstanciel
à la société civile, nous voulons dire à la classe dominante.
L'est-il cependant? Il l'est et ne l'est pas. Paradoxalement.
se réintroduit une séparation à certains égards plus profonde
qu'elle ne fut en aucune autre société. L'Etat est bien l'âme
de la bureaucratie et celle-ci le sait qui n'est rien sans ce pou-
voir suprême. Mais l'Etat dépossède chaque bureaucrate de
toute puissance effective. Il le nie en tant qu'individu, lui
refuse to