SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, Paris-Xe
C. C. P.: Paris 11987-19
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
R. MAILLE
-
CI. MONTAL
D. MOTHE
Gérant: J. GAUTRAT
Le numéro
200 francs
Abonnement un an (4 numéros)
600 francs
Volumes déjà parus (I n°S 1-6, 608 pages; II nºs 7-12,
464 pages; III, nºs 13-18, 472 pages): 500 fr. le volume.
SOCIALISME OU BARBARIE
Bilan, perspectives, tâches
Le premier numéro de Socialisme ou Barbarie est daté
de mars-avril 1949. Avec ce numéro-ci, le vingt et unième,
la revue commence la neuvième année de son existence. Ce
n'est cependant pas cet anniversaire qui nous incite aujour-
d'hui à dresser brièvement un bilan de notre travail, à
essayer de scruter l'avenir et à définir de nouvelles tâches.
Non, ce qui rend cette rétrospective possible et nous impose
de nouveaux projets, c'est qu'entre 1949 et 1957 il y a beau-
coup plus que huit fois douze mois, c'est qu'une nouvelle
époque vient de commencer. Entre ces deux dates, il y a la
crise du stalinisme et les premières révolutions proléta-
riennes contre la bureaucratie.
i
En mars 1949, les circonstances ne paraissaient guère
propices à la publication d'un organe de critique et d'orien-
tation révolutionnaire. La lutte entre les deux blocs semblait
imposer à tous les événements et à tous les actes une seule
perspective, celle de la troisième guerre mondiale. L'antago-
nisme russo-américain était inextricablement mêlé à la lutte
de classes. De longues années de dégénérescence et de mysti-
fication réformiste et stalinienne avaient laissé la pensée et
l'idéologie révolutionnaires dans un état de dévastation ca-
tastrophique. Les ouvriers, percevant de plus en plus ia
bureaucratie et sa politique comme un corps étranger, se
retiraient dans le silence, dans le refus de s'organiser et
d'agir.
Les tâches que nous nous sommes fixées en entreprenant
la puhlication de Socialisme ou Barbarie correspondaient à
cette appréciation de la situation. Il était clair à nos yeux
que l'objectif pratique le plus important était la reconstruc-
tion de la théorie révolutionnaire, qu'avant de nous préci.
piter dans une « action » quelconque, il était urgent de cla-
rifier nos idées et de permettre par là même à d'autres de
le faire. Cette clarification devait obligatoirement commen-
cer par l'analyse du développement de la société en général,
et par la critique de l'expérience du mouvement ouvrier en
particulier, depuis 1917.
1-
Rappelons brièvement les conclusions principales de ce
travail. La société russe n'est pas une société socialiste, ni
un état ouvrier, aussi « dégénéré » qu'on le voudra. Elle est
une société d'exploitation, où le prolétariat, frustré des pro-
duits de son travail, exproprié de la direction de sa propre
activité, subit le même sort que sous le capitalisme privé. La
bureaucratie russe n'est pas une formation transitoire, ni une
couche « parasitaire ». Elle est la classe exploiteuse dont la
structure, l'idéologie, le mode de domination économique et
politique correspondent organiquement à la concentration
totale du capital entre les mains de ľ« Etat ». La dégéné-
rescence de la révolution russe et son aboutissement, le pou-
voir total de la bureaucratie, ne sont ni l'effet du hasard ou
du caractère de Staline, ni de facteurs « conjoncturels »,
comme l'isolement de la révolution et le caractère arriéré
du
pays.
Aux modalités et au style près, un déroulement ana-
logue aurait pu survenir même si la révolution avait em-
brassé plusieurs pays avancés. Aidée par les circonstances,
la dégénérescence de la révolution russe a trouvé néanmoins
sa racine profonde dans la concentration totale du pouvoir
économique et politique entre les mains du parti bolchévik,
qui a graduellement réduit les Soviets au rôle d'auxiliaire,
puis d'ornement d'un pouvoir incontrôlé, qui a supprimé au
nom de l'efficacité les tentatives des ouvriers russes, de 1917
à 1919, de s'emparer de la gestion des usines. Cette attitude
du parti bolchevik n'est pas non plus le produit de parti-
cularités personnelles des dirigeants ou d'erreurs théoriques.
Elle a son corollaire dans une attitude correspondante du
prolétariat. Les deux ensemble exprimert cette étape de
l'évolution pendant laquelle le prolétariat croit pouvoir se
libérer en déléguant son rôle historique, la direction de son
mouvement et de la société, à un parti s'élevant au-dessus de
la classe étape qui atteint sa limite pour se transformer
aussitôt en son contraire sous le stalinisme, qui fait voir au
prolétariat le vrai visage du parti dominant comme couche
exploiteuse.
Cette analyse de la bureaucratie ne vaut pas seulement
pour la Russie. Sous réserve des correctifs nécessaires, elle
s'applique à tous les pays où elle a pris le pouvoir. Et le
capitalisme bureaucratique ne concerne pas seulement les
pays où le parti stalinien domine. Loin d'être un phénomène
exclusivement politique, le rôle prépondérant de la bureau-
cratie est tout autant un phénomène économique. Il exprime
les tendances les plus profondes de la production capitaliste
moderne: concentration des forces productives, et dispari.
tion ou limitation consécutive de la propriété privée comme
fondement du pouvoir de la classe dominante; apparition
au sein des grandes entreprises d'énormes appareils bureau-
cratiques de direction; fusion des monopoles et de l'Etat;
réglementation étatique de l'économie. Pour l'essentiel, la
division des sociétés contemporaines occidentales ou orier-
2
masses
tales en classes ne correspond déjà plus à la division entre
propriétaires et non-propriétaires, mais à celle, beaucoup
plus profonde et beaucoup plus difficile à éliminer, entre
dirigeants et exécutants dans le processus de production.
Le socialisme n'est donc pas la « nationalisation » et
la suppression de la propriété privée, que les régimes d'ex-
ploitation tendent à réaliser d'eux-mêmes; ni non plus l'abo-
lition de « l'anarchie du marché ». Cette anarchie, comprise
au sens superficiel, le capitalisme privé de l'Ouest la sup-
prime de plus en plus, et, comprise au sens profond de l'irra-
tionalité de l'organisation de l'économie, la « planifica-
tion » du capitalisme bureaucratique, la porte à son pa-
roxysme. Le socialisme, c'est la suppression de la division
de la société en dirigeants et exécutants, ce qui signifie à
la fois gestion ouvrière à tous les niveaux de l'usine, de
l'économie et de la société et pouvoir des organismes des
Soviets, comités d'usines ou Conseils. Le socia-
lisme ne peut être non plus jamais le pouvoir d'un parti,
quelle que soit son idéologie ou sa structure. L'organisation
révolutionnaire n'est pas et ne peut pas être un organe de
gouvernement. Les seuls organees de gouvernement dans une
société socialiste sont des organismes de type soviétique,
embrassant la totalité des travailleurs. Le caractère bureau-
cratique des organisations « ouvrières » actuelles ne s'ex-
prime pas seulement dans leur programme ultime, qui, sous
le couvert d'une phraséologie mystificatrice, ne vise qu'à mo-
difier les formes de l'exploitation pour mieux en préserver
le fond. Il s'exprime tout aussi bien à la fois dans leur struc-
ture propre et dans le type de rapports qu'elles entretien-
nent avec la masse ouvrière: qu'il s'agisse des partis ou des
syndicats, ces organisations forment ou essaient de former
des directions séparées de la masse, réduisant celle-ci à un
rôle passif et essayant de la dominer, et reproduisent une
profonde division entre dirigeants et militants (ou cotisants)
en leur propre sein.
Cette conception du socialisme serait doublement uto-
pique si l'expérience des masses ne les y conduisait pas. Car
pour elle, le rôle du prolétariat n'est pas de « soutenir »
une organisation socialiste et de lui fournir la force d'im-
pact, l'infanterie nécessaire, mais de construire lui-même,
consciemment et à partir de sa propre expérience, la nou-
velle société. Il ne faut même pas dire que le socialisme est
« impossible sans » l'action autonome du prolétariat; il n'est
rien d'autre que cette action autonome elle-même. Auto-
se dirigeant elle-même: consciente d'elle-même, de
ses buts et de ses moyens. Les régimes et les partis bureau-
cratiques, s'ils trouvent pendant toute une période le fonde-
ment de leur existence dans le prolétariat, y trouvent aussi
finalement le germe de leur mort. Car le régime bureau-
cratique, loin de résoudre la crise de la société capitaliste, la
réduit simplement à sa forme la plus nue. Il rend visible que
nome:
3
;
cette crise ne découle que du mode d'organisation de la so-
ciété et non d'une fatalité naturelle ou métaphysique; et,
loin de transformer les prolétaires en esclaves impuissants, il
les oblige à achever leur expérience des régimes d'exploi-
tation. Il supprime les voiles de la propriété privée, du mar-
ché et de l'argent, en même temps que ceux de la propriété
nationalisée, du plan et du génie des dirigeants, et pose à
nu devant les travailleurs le problème le plus élevé, le mys-
tère de l'histoire humaine, sous forme d'alternative prati-
que et concrète : direction et domination de la société par
une couche particulière - ou reprise par les hommes de la
direction de leur vie, réorganisation de la société sur la base
d'institutions que les hommes comprennent et dominent.
C'est à ceux qui nous lisent de juger dans quelle mesure
l'ensemble de cette conception a été confirmé par les évé-
nements des trois dernières années, la crise du stalinisme, les
mouvements révolutionnaires des pays d'Europe orientale,
les revendications et le programme des Conseils hongrois et
jusques et y compris l'évolution actuelle de la situation polo-
naise. C'est à nous, par contre, de revenir brièvement sur
l'erreur principale que contiennent nos analyses de la pé-
riode 1949-1953: l'idée que la troisième guerre mondiale
était inévitable. La maturation du prolétariat, pensions-nous,
ne pouvait pas atteindre en dehors de la guerre suffisam-
ment d'ampleur et d'intensité pour transformer le cours des
événements. Dès juin 1953 la révolte du prolétariat de l’Al-
lemagne de l'Est montrait qu'il n'en était rien. Les grèves
d'août 1953 en France, celles de 1955 en Angleterre, aux
Etats-Unis et de nouveau en France, Poznan, la Pologne, la
Hongrie ont amplifié et approfondi le tournant historique.
Nous avions sous-estimé l'acuité des contradictions et des cri-
ses qui couvaient sous le système bureaucratique, la rapidité
de la maturation du prolétariat d'Europe orientale, l'usure
accélérée de l'emprise de la bureaucratie « ouvrière », stali-
nienne ou réformiste, sur les ouvriers des pays occidentaux.
La reconsidération des perspectives, que la nouvelle
phase de luttes prolétariennes imposait, nous avons essayé de
la faire depuis 1953 au fur et à mesure des événements. Son
sens général est clair : le mouvement révolutionnaire se trouve
au début d'une longue période d'ascension. Cela ne signifie
certes pas qu'il pourra s'épargner les difficultés, les détours,
les défaites temporaires; ni que la classe ouvrière ne rencon-
tre pas encore devant elle et en elle-même des obstacles énor-
mes. Face à la guerre d'Algérie, le prolétariat français ne par-
vient pas à réagir de manière organisée. Le bureaucratie russe
a pu écraser dans le sang la révolution hongroise sans que le
prolétariat russe, polonais, tchèque ou allemand intervienne.
Mais nous ne sommes qu'au début, et le comparaison avec
!
1949 peut permettre au regard le plus hâtif de saisir les traits
nouveaux de la situation actuelle. L'usure de tous les appareils
de domination est énorme. Leur incapacité de faire face aux
problèmes de l'organisation du monde moderne qu'il
s'agisse d'économie, de politique ou des relations internatio-
nales --- à la fois les plonge dans des crises perpétuellement
renouvelées et les expose à la critique impitoyable des exploi-
tés. Leurs tentatives de mystification idéologique rencontrent
de moins en moins d'écho. La situation actuelle de la bureau-
cratie stalinienne, en Russie ou ailleurs, illustre de la façon la
plus éclatante la faillite des exploiteurs. Incapable de conti-
nuer à vivre comme sous Staline; incapable en même temps
de changer quoi que ce soit d'essentiel à son système de domi-
nation; obligée à des concessions dont les populations sou-
mises à son pouvoir s'emparent aussitôt pour exiger davan-
tage; ayant ruiné elle-même son idéologie sans rien pouvoir
mettre à la place elle ne peut plus résoudre aucune de ses
contradictions, et en est réduite à les camoufler par l'usage de
la force brutale, qui ne résoud rien et se retourne contre elle.
Face à la décomposition des exploiteurs, le prolétariat com-
mence à affirmer ses buts propres, à chercher les moyens effi-
caces de sa libération. Les luttes ouvrières se répercutent les
unes sur les autres. L'écho de Berlin, c'est Poznan, celle de
Poznan, c'est Budapest. La leçon de Hongrie a été entendue à
Billancourt comme à Stalingrad. En même temps que leur
force, s'amplifie aussi le contenu de ces luttes. Aucun facteur
actuellement répérable ne paraît en mesure d'inverser ce pro-
cessus pour de longues années.
-
Dans cette nouvelle période, la définition de nos tâches
se modifie d'elle-même. Ce qui primait jusqu'ici, c'était la
clarification théorique. Elle reste indispensable, et rien n'est
plus absurde que l'idée qu'une théorie puisse jamais être.
achevée, ou que l'urgence des tâches pratiques permet d'en
ajourner longtemps le développement. Mais au sein même
de ce travail, l'accent doit être déplacé. Il n'est plus possible
de se limiter à l'analyse et à la critique des régimes d'exploi-
tation existants, ni même d'affirmer les principes fondamen-
taux du socialisme. Il nous faut parler concrètement de la
société socialiste, montrer les possibilités immenses qu'elle
offrirait à l'épanouissement de la vie des hommes, discuter
en termes précis de son organisation, de ses problèmes, de
ses difficultés. Nous ne nous proposons pas de réintroduire
un socialisme utopique. Mais essayer de parler du socialisme
aujourd'hui n'est rien moins qu'utopique.
Définir, en termes aussi concrets que possible, le pro-
gramme socialiste, l'organisation de la vie sociale par le pro-
létariat libéré de l'oppression, c'est essayer de répondre aux
problèmes que posaient dans les faits les Conseils ouvriers
5
-
Tusse
ou
hongrois, ou qui étaient impliqués dans leur action, ou qui
auraient ineluctablement surgi si la bureaucratie
n'avait pas écrasé la révolution hongroise. C'est répondre aux
problèmes que se posent ou se poseront ineluctablement
l'avant-garde du prolétariat polonais dans les usines, les
noyaux de révolutionnaires existant dans le parti polonais.
C'est répondre aux problèmes que posera demain le prolé-
tariat russe, après-demain peut-être le proletariat français.
Qu'est-ce que le socialisme? Qu'est-ce que le pouvoir ou-
vrier? Les Conseils des travailleurs ouvriers, employés, in-
tellectuels, paysans
peuvent-ils assurer toutes les tâches
d'administration et de gestion de la vie sociale? Comment?
Comment peut fonctionner une économie socialiste? Que
signifie exactement la gestion ouvrière des usines? Comment
fonctionne une usine gérée par les ouvriers? Comment peut
s'opérer la centralisation de la vie économique indispensable
dans la production moderne? Qu'est-ce qu'une véritable pla-
nification socialiste? A-t-elle besoin d'un corps spécifique de
a planificateurs » ou bien les Conseils de travailleurs peu-
vent et doivent assumer les tâches relatives à la planifica-
tion? Se peut-il qu'il y ait une hiérarchie des salaires, ou des
salaires au rendement dans une économie socialiste
bien celle-ci implique, dès le départ, une égalité absolue des
revenus? Comment peut-on intégrer dans une économie so-
cialiste planifiée les secteurs « arriérés » (non industrialisés)
de l'économie paysannerie, artisanat, services, etc. ?
Que signifie un Gouvernement des Conseils? Quels sont les
rapports entre ce Gouvernement et les Conseils locaux ou
d'entreprise? Quel est le rôle des organisations politiques? Y
a-t-il des limitations à la liberté, lesquelles, par qui sont-
elles déterminées, par qui sont-elles appliquées? Y a-t-il des
« sociétés de transition » ou bien le pouvoir des Conseils
tend immédiatement à appliquer le programme socialiste
l'adaptant aux circonstances spécifiques dans lesquelles il se
trouve? Que peut et que doit faire un tel pouvoir instauré
au départ dans un seul pays? Quels sont les rapports entre
plusieurs pays socialistes? Doivent-ils obligatoirement se
fédérer ou bien sont-ils simplement reliés par des traités
d'alliance et de commerce?
Sont utopistes aujourd'hui ceux qui ne voient pas l'ur-
gence absolue de ces problèmes et aussi ceux qui veulent
y répondre en dehors de l'expérience vivante du mouvement
ouvrier des quarante dernières années, des tentatives du pro-
létariat visant à résoudre ces problèmes, et des obstacles
auxquels elles se sont heurtées.
Notre tâche première pour la période à venir, c'est
l'analyse et la discussion de la constitution, du fonctionne-
ment et des problèmes de la société capitaliste.
6 -
mas-
Entre cette société, et la vie et les luttes du proletariat
sous les régimes d'exploitation, il y a la révolution mais il
n'y a pas un abîme. Le prolétariat ne serait pas capable de
construire une société socialiste, s'il n'était pas porteur de
tendances socialistes dès maintenant. Ce n'est pas là un pos-
tulat: « Le socialisme n'est possible que si le prolétariat
porte déjà en lui des tendances socialistes donc, il faut
obligatoirement que ces tendances existent. » C'est le résul-
tat auquel conduisent l'analyse et l'étude de la vie et des
luttes du prolétariat dans les sociétés d'exploitation, si cette
analyse est menée dans une perspective révolutionnaire.
Cette perspective est, si l'on veut, un « postulat », mais
en dehors de ce « postulat » on ne peut rien faire de ration-
nel, et on ne peut rien comprendre à l'histoire non seulement
du prolétariat, mais de la société entière depuis cent cin-
quante ans.
Le prolétariat n'est pas, certes, que tendance vers le
socialisme; il est tout autant et en même temps, objet de
l'aliénation capitaliste, qui ne lui est pas extérieure
que de carton plaqué sur un visage intact, qu'arracher serait
alors d'une simplicité enfantine mais qui pénètre et dé-
termine profondément sa vie, sa conscience, ses luttes. La
lutte du prolétariat pour le socialisme, n'est pas simplement
une lutte contre des ennemis extérieurs les capitalistes et
les bureaucrates; c'est tout autant et encore plus une lutte
du proletariat contre lui-même, une lutte de la conscience,
de la solidarité, de la passion créatrice, de l'initiative, contre
l'obscurité, la mystification, l'apathie, le découragement,
l'individualisme que la vie dans la société capitaliste suscite
toujours à nouveau au coeur des ouvriers. La bureaucratie
n'est pas tombée du ciel, ni elle n'a été purement et simple-
ment « imposée » au prolétariat par le fonctionnement abs-
trait de l'économie capitaliste. Elle a également surgi de l'ac-
tivité propre du proletariat, des problèmes qu'il a rencon-
trés sur la voie de son organisation, du fait qu'à une certaine
étape de son histoire il n'a pu résoudre ces problèmes qu'en
« déléguant » les fonctions de direction à une couche spéci-
fique de dirigeants.
Et c'est pourquoi la seule critique valable de la bureau-
cratie est celle qui résulte de la tendance des ouvriers à s'or-
ganiser et à se diriger eux-mêmes. La seule crise historique-
ment importante de la bureaucratie est celle qui résulte de
cette même tendance; autrement, la buraucratie pourrait se
décomposer et s'abrutir à son aise pendant des siècles, sans
qu'il en résulte autre chose qu'une régression de la société
entière vers la barbarie. Ce n'est que pour autant que le
prolétariat tend à réorganiser la vie sociale sur des bases
socialistes, que la décomposition de la société capitaliste et
bureaucratique se transforme en crise révolutionnaire de
cette société grosse d'un monde nouveau.
7
C'est donc sous cet angle également que doivent être
vues les luttes ouvrières sous le régime d'exploitation. Et le
contenu de ces luttes, depuis quelques années, comme nous
avons essayé de le montrer dans cette revue, marque éga-
lement une nouvelle étape du mouvement ouvrier. Les ou-
vriers se détachent de la bureaucratie non plus en se réfu-
giant dans le refus de ses mots d'ordre, mais en agissant
pour leurs propres mots d'ordre, et en essayant de s'organi-
ser et de lutter en dehors de la bureaucratie. Par là même,
les luttes « revendicatives » prennent un contenu socialiste
et deviennent incompréhensibles en dehors de celui-ci. Les
ouvriers hongrois demandaient que soit défini un plafond
des traitements, et que soit opéré un relèvement anti-hiérar-
chique des salaires. Mais les métallos de Nantes, une année
auparavant, avaient demandé, à l'encontre de tous les mots
d'ordre syndicaux, « quarante francs pour tout le monde ».
Les ouvriers hongrois ont constitué des Conseils. Les ouvriers
de Nantes n'ont pas été jusque-là; mais, pendant la phase
culminante de leur lutte, ils n'ont accepté aucune direction
extérieure, ils ont mené leur affaire eux-mêmes, à quinze
mille, toujours présents dans la rue. Les ouvriers anglais, à
côté de l'organisation officielle des syndicats, qui n'est plus
qu'un rouage de la machinerie administrative du capitalisme
anglais, sont en fait organisés autour de délégués d'atelier
élus sur le terrain de la production et révocables à tout ins-
tant mode d'organisation à contenu clairement soviéti-
que. Les ouvriers hongrois ont demandé la suppression des
normes de travail et la gestion ouvrière de la production.
Mais les dockers anglais ont lutté en fait pour le droit d'or-
ganiser eux-mêmes leur travail; et les ouvriers américains
de l'automobile, en 1955, en repoussant le « salaire annuel
garanti » de Reuther-Ford, ont mis en avant des revendica-
tions qui signifiaient en clair ceci: la production doit être
organisée autour des besoins des hommes au travail, - et
non pas les hommes autour de la production. Le problème
n'est
pas
de savoir si de telles revendications sont « réalisa-
bles » ou non dans le cadre du régime actuel ; le problème
est en premier lieu de comprendre que lorsque la classe
ouvrière lutte non pas pour des objectifs qui lui sont im-
posés, mais pour des objectifs qui découlent de ses propres
besoins, elle met en avant des demandes au contenu socia-
liste. Il n'y a pas des revendications «'économiques » ou
« minimum » qui visent à défendre l'ouvrier comme vendeur
de force de travail, et à préserver son existence biologique,
et, à l'autre bout, un programme socialiste « maximum »,
presque exclusivement centré sur le problème du pouvoir.
De même, il n'y a pas d'abîme entre le problème de l'orgas
nisation des ouvriers maintenant, pour mener une grève, par
exemple, et celui de leur organisation pour gérer les usines
et la société. Dans les deux cas à travers une foule de
diférences énormes que seul un fou pourrait négliger
1
8
-
le fond de la question est le même: ce n'est que si les ou-
vriers s'organisent et se dirigent eux-mêmes que leur action
servira leurs intérêts et leurs besoins, ce n'est que si les
ouvriers, s'organisent et se dirigent eux-mêmes que leur ac-
tion será même matériellement efficace. Une grève dirigée
par la bureaucratie est vouée à l'échec au même titre et
pour les mêmes raisons ultimes qu'une usine dirigée par la
bureaucratie est vouée au chaos, qu'une économie dirigée
par la bureaucratie est vouée à la crise, qu'une culture diri-
gée par la bureaucratie est vouée à la crétinisation.
Il en résulte une deuxième série de questions, tout aussi
importantes que celles concernant le programme socialiste ;
questions déterminantes pour les années à venir, et que nous
devons clarifier. Quelle sera la forme des luttes ouvrières
dans la période qui s'ouvre? Quel doit en être le mode d'or-
ganisation? Quel sera le contenu des revendications? La
classe ouvrière doit-elle se borner à revendiquer une amélio-
ration de son niveau de vie ou doit-elle entreprendre dès
maintenant une lutte contre la hiérarchie? Doit-elle se limi-
ter à lutter contre l'accélération des cadences ou doit-elle,
chaque fois que c'est possible, attaquer les conditions de tra-
vail dans l'usine capitaliste, l'existence même de normes de
travail, les mille aspects sous lesquels s'exprime l'esclavage
et la déshumanisation de l'ouvrier huit heures par jour, et
dont la bureaucratie syndicale se moque éperdument? La
transformation des syndicats, en règle générale, en organis-
mes profondément bureaucratisés dont la fonction est d'in-
tégrer les ouvriers dans le mécanisme de l'exploitation, signi-
fie-t-elle qu'une forme massive quelconque d'organisation de
classe des ouvriers dans le cadre du régime est impossible
ou bien que des organisations d'une forme et d'un contenu
nouveau sont à créer? Quelle est, à cet égard, la portée de
journaux ouvriers comme Tribune ouvrière, de chez Re-
nault , d'organismes comme le Conseil du Personnel des
Assurances Générales-Vie, des délégués d'atelier anglais? (1)
Si les tâches d'élaboration et de clarification restent de
première importance, leur contenu doit donc subir une trans-
formation poussée. Il nous faut aborder de front les problè-
mes de la nouvelle société; il nous faut aborder de front les
problèmes de l'organisation et des luttes du prolétariat dans
la société d'exploitation. Mais le même facteur qui déter-
mine ce changement de contenu doit également déterminer
(1) Voir « Le problème du journal ouvrier », dans le n° 17: « Une
expérience d'organisation ouvrière: le Conseil du Personnel des A.G.-
Vie », dans le n° 20; « Les grèves des dockers anglais », dans le n° 18;
« Les grèves de l'automation en Angleterre », dans le n° 19 de cette
revue.
9
un changement de méthode d'élaboration. Ce qui sépare hier
d'aujourd'hui, ce qui impose d'examiner des nouveaux pro-
blèmes, n'est pas notre maturation théorique, notre évolu-
tion intellectuelle. C'est l'activité du proletariat. Cette acti-
vité ne montre pas seulement les vrais problèmes; elle seule
peut aussi y fournir la réponse. Il est donc exclu d'aborder
ces questions à partir de prémisses uniquement théoriques,
aussi « complètes » soient-elles. Il faut également les aborder
à partir de l'expérience vivante des luttes ouvrières. Et cela,
à son tour, ne signifie pas seulement qu'il faut se pencher
sur les comptes rendus des luttes passées, transformer les évé-
nements en documents et essayer ensuite de retrouver dans
ces documents les traces de l'action et de la vie. Il faut inté-
grer de façon organique l'expérience ouvrière vivante à l'éla-
boration théorique, il faut poser les problèmes devant les
ouvriers, il faut se poser les problèmes des ouvriers, il faut
devenir capable de poser les questions les plus élevées en
termes qui ont une signification pour ceux qui travaillent
sur la chaîne d'assemblage, il faut devenir capable de voir
déjà dans la vie quotidienne de l'usine, le germe de toutes
les crises et de toutes les solutions. Nous qui avons fait de la
« théorie » pendant dix ans, et qui continuerons à en faire,
nous ne craignons pas de dire que, dans le domaine de ce
qu'on appelle « la politique », lorsque les ouvriers « ne com-
prennent pas » un problème ou « ne sont pas capables de
répondre », il y a en principe neuf chances sur dix pour que
le problème soit mal posé, ne signifie rien ou n'existe pas.
Depuis dix ans, les philosophes français n'ont pas fini d'écri-
re sur la classe ouvrière, le socialisme, le stalinisme, le parti,
les contradictions et les non-contradictions. En Hongrie, les
ouvriers ont pris les armes, ont formé des Conseils et ont
réduit à néant les pseudo-problèmes des philosophes. Certes,
ils n'ont pas tout résolu loin de là. Pourtant, du point de
vue purement philosophique, les Conseils hongrois ont da-
vantage apporté et se sont situés à un niveau incomparable-
ment plus élevé que les philosophes péniblement hissés sur
vingt-cinq siècles de culture.
Intégrer organiquement l'expérience ouvrière à l'élabo-
ration théorique, signifie changer sa manière de voir, sa ma-
nière de parler, sa manière de penser même. Mais cela signi-
fie aussi créer un milieu vivant dans lequel puissent se ren-
contrer et s'unir les deux courants et ceux qui les incarnent
- les ouvriers et les intellectuels révolutionnaires. L'orga-
nisation et la vie de la société capitaliste tendent constam-
ment à éloigner les uns des autres intellectuels et ouvriers
et à créer entre eux un fossé infranchissable. Les organisa-
tions « ouvrières » bureaucratiques, et tout particulièrement
le stalinisme, poussent cette tendance à sa limite. Les ou-
vriers et les intellectuels y sont séparés par un cloisonne-
ment total; les uns et les autres sont empêchés de s'expri-
mer; on transforme les ouvriers en purs et simples exécu-
-
10
tants des consignes de la direction, en leur fermant la bou-
che au nom de la « théorie » que la direction serait seule
à posséder; on transforme les intellectuels en larbins des
chefs géniaux, en leur fermant la bouche au nom des exi-
gences de la « base ouvrière » que la direction serait seule
à pouvoir comprendre et mesurer; ni les ouvriers n'y peu-
vent s'y manifester et créer en tant qu'ouvriers, ni les intel-
lectuels en tant qu'intellectuels; encore moins peuvent-ils se
féconder et s'enrichir les uns les autres.
Ce milieu vivant dans lequel peut se réaliser la fusion
de la théorie et de l'expérience, des intellectuels et des ou-
vriers, n'est rien d'autre que l'organisation révolutionnaire.
La réalisation du travail défini plus haut, et la mise en
valeur de ses résultats dans les intérêts de la lutte ouvrière,
dépendra directement de la possibilité de construire cette
organisation dans la période à venir. Les principes sur les-
quels l'organisation révolutionnaire devra se construire sont
clairs : l'union organique des ouvriers et des intellectuels, de
l'expérience et de la théorie, dans et par l'expression et l'ac-
tivité à la fois libre et coordonnée des uns et des autres; la
suppression de la distinction entre dirigeants et exécutants
au sein de l'organisation; la transformation des rapports en-
tre l'organisation et la classe ouvrière, celle-là considérant
comme sa fonction non pas de dominer la deuxième ou de
parler en son nom, mais de contribuer à son développement,
de lui fournir les moyens de s'exprimer, de l'aider à coor-
donner son action en même temps que de mettre sous
ses yeux ses propres idées et son propre exemple. Ces prin-
cipes découlent à la fois de l'expérience de la dégénéres-
cence bureaucratique des partis « ouvriers » traditionnels, et
de l'analyse des exigences et des besoins actuels des ouvriers
d'avant-garde. Mais de même qu'il nous faut concrétiser
l'idée de gestion ouvrière comme fondement du socialisme,
il nous faut concrétiser ces idées concernant l'organisation.
Beaucoup plus, même: car en fin de compte, les solutions
réelles au problème du socialisme seront données et ne
peuvent qu'être données par la classe ouvrière elle-même.
Mais la solution du problème de l'organisation, les révolu-
tionnaires doivent commencer à la fournir dès maintenant,
en fonction de leur expérience et des circonstances dans les-
quelles ils se trouvent placés.
Nous nous trouvons donc devant un troisième groupe
de problèmes. Comment peut-on intégrer véritablement les
ouvriers et les intellectuels dans une organisation? Comment
peut-on promouvoir la synthèse entre la théorie révolution-
naire et l'expérience pratique des ouvriers? Quel est le degré
de centralisation nécessaire à une organisation révolution.
naire? Comment cette centralisation peut-elle se concilier
avec la démocratie dès qu'on dépasse les cadres de la loca-
lité ou de l'entreprise? Y a-t-il un problème des « chefs »,
peut-on le dépasser? En l'absence d'une discipline bureau-
.
11
-
1
cratique, comment se concilie la liberté des militants avec la
cohérence de l'action de l'organisation? Quel est le terrain
d'action de l'organisation? Comment peut-on définir et or-
ganiser ses rapports avec la classe? Quelles sont les voies par
lesquelles peut passer la constitution d'une organisation ac-
tuellement en France?
Il est clair que ces problèmes ne peuvent être résolus
ni à partir de seules considérations théoriques, ni même en
fonction uniquement de l'expérience des luttes ouvrières. La
première peut en éclairer les aspects généraux, la deuxième
montrer comment les ouvriers essayent de résoudre des pre-
blèmes à la fois analogues et profondément différents. Mais
les problèmes de la constitution et du fonctionnement de l'or-
ganisation révolutionnaire ne peuvent être posés sur un ter-
rain concret et recevoir des solutions concrètes qu'en fonc-
tion de l'activité concrète de cette organisation. On ne peut
discuter valablement du problème de l'organisation qu'au fur
et à mesure qu'on organise quelque chose. Et, comme ce
dont il s'agit c'est une organisation révolutionnaire ouvrière,
on ne peut organiser que dans la inesure où des fractions de
l'avant-garde ouvrière des entreprises, s'opposant à la bureau-
cratie tendent à s'organiser pour lutter. Des divergences sur
l'antinomie, vraie ou fausse, entre la centralisation et la dé-
mocratie, peuvent rester complètement abstraites aussi long-
temps qu'on se borne à en discuter; elles prennent un autre
contenu, et leurs implications apparaissent en clair, s'il s'agit
d'organiser l'action cohérente de plusieurs groupes dispersés
dans diverses localités ou entreprises.
Nous sommes donc devant ces deux aspects inséparables
du problème : définir ce que peut être une organisation révo-
lutionnaire et montrer qu'elle est possible, en
mençant la construction.
en
com-
Notre travail, qui depuis deux ou trois ans déborde de
plus en plus le cadre de la revue, devra s'élargir et trouver
des nouvelles formes dans la période à venir. Une de ces
formes sera la publication d'une série de brochures, traitant
des questions fondamentales de la période actuelle en liaison
avec l'expérience ouvrière. Les premiers sujets retenus sont :
« Le socialisme et la gestion ouvrière », « Les luttes ouvriè-
res », « Les syndicats », « La hiérarchie », « Le capitalisme
et les « relations humaines » dans l'industrie ». L'élaboration
de ces brochures se fera avec la participation la plus large
possible des camarades et des travailleurs qui nous sont
proches; des projets ronéotypés seront mis en circulation et
discutés au cours d'une ou plusieurs réunions, et le texte final.
sera le produit de cette discussion collective.
La revue elle-même devra refléter la modification de
nos tâches. Elle accordera une place prépondérante à des
12
-
textes sur le socialisme, les luttes ouvrières et les problèmes
d'organisation. Nous voulons, d'autre part, en accord avec
tout ce qui a été dit plus haut, transformer le caractère même
de la revue : nous voulons dépasser, dans toute la mesure du
possible, la situation actuelle où il y a d'un côté un groupe
de camarades qui publient Socialisme ou Barbarie, d'un au-
tre côté, les lecteurs qui reçoivent passivement la publication
et la lisent, sans s'exprimer et en gardant par devers eux
leurs réactions. Nous voulons associer le plus possible les lec-
teurs au travail de la revue sous ses divers aspects et faire,
en fin de compte, de la revue, tout autant l'instrument d'ex-
pression d'un public vivant que celui d'une idéologie cohé-
rente.
Les lecteurs peuvent s'associer à notre travail sous des
formes multiples et sans doute ils en trouveront d'autres,
au-delà de celles que nous leur proposons aujourd'hui. En
attendant, nous prions chaque lecteur de considérer les pro-
positions ci-dessous comme adressées à lui personnellement:
1. Individuellement, nous invitons chaque lecteur à nous
écrire sur le contenu de la revue, sur les problèmes qu'il
désirerait y voir traités, sur les événements, sur les mouve-
ments ou les luttes ouvrières dont il a connaissance. Nous pu-
blierons régulièrement, sous une rubrique « Correspon-
dance » que nous voudrions la plus fournie possible, toutes
les lettres ayant ur intérêt tant soit peu général. Nous invi-
tons également les lecteurs à nous envoyer des textes plus
importants, que nous publierons sous une rubrique « Con-
tributions et discussions » ou hors rubrique.
2. Collectivement, nous invitons nos lecteurs à former
des Comités de lecteurs, ou, mieux, des Groupes de travail.
Les tâches de ces comités ou groupes pourront être: discu-
ter et critiquer le contenu de la revue; faire connaître et
diffuser Socialisme ou Barbarie; proposer des sujets à trai-
ter; préparer eux-mêmes des textes pour la revue; organiser
entre eux des discussions sur les problèmes traités dans la
revue, ou sur d'autres; participer à la préparation et à la
discussion des brochures mentionnées plus haut; organiser
des conférences et des discussions publiques dans leur loca-
lité; prendre l'initiative de la publication de journaux d'en-
treprise, comme Tribune ouvrière, ou de regroupements auto-
nomes des travailleurs, comme le Conseil du Personnel des
Assurances Générales-Vie; discuter et prendre position sur
des problèmes de la vie syndicale ou politique dans les entre-
prises ou les localités où leurs membres se trouvent (1). Les
(1) Un premier groupe de travail a déjà été constitué à Paris en
janvier. Il se réunit deux fois par mois. Il s'est fixé un programme de
travail qui comprend d'un côté, une série de discussions, introduites
par des exposés, sur les sujets suivants : le capitalisme contemporain;
le
stalinisme; le socialisme; les luttes et les revendications cuvrières;
l'orga-
risation révolutionnaire ; les pays arriérés et la révolution coloniale;
la
-
13
1
lecteurs qui désirent travailler en ce sens peuvent nous écrire,
en nous communiquant leur adresse; nous nous chargerons
de les mettre en contact les uns avec les autres. Lorsque ces
Groupes se seront constitués, nous serons à leur disposition
pour les aider dans toute la mesure de nos forces (documen-
tation, envoi de camarades pour discuter, communication
des résultats et de l'expérience de travail des autres grou-
pes, etc...)
Si de tels Groupes de Travail se créaient nombreux, s'ils
arrivaient à fonctionner efficacement, à clarifier leurs idées,
à s'intégrer dans la vie de leur localité, l'ensemble de ce mou-
vement pourrait se poser d'autres tâches. Une conférence
nationale de délégués de ces Groupes, d'autres courants qui
nous sont proches, et d'organisations d'entreprise, pourrait
alors se réunir, après une discussion préparatoire, pour envi-
sager la consolidation de leur organisation et l'extension de
leur domaine d'activité. Il faut avoir cette prespective pré-
sente à l'esprit; mais à chaque jour suffit sa peine, et actuel.
lement la première tâche qui se pose est de réaliser un
regroupement des lecteurs de la Revue, sur des objectifs de
travail précis et réalisables.
Si les idées que defend Socialisme ou Barbarie depuis
huit ans ont une valeur, si ses lecteurs y voient autre chose
et plus qu'une théorie intéressante, la tâche de diffuser ces
idées, de les critiquer de façon constructive, d'aider à leur
développement et à leur enrichissement, appartient à tous ceux
qui les partagent. Par la nature même de ses conceptions,
Socialisme ou Barbarie ne peut et ne doit pas rester l'ouvre
exclusive d'un groupe restreint de militants. Il doit de plus
en plus appartenir à ses lecteurs et les exprimer. Et les
lecteurs peuvent faire de Socialisme ou Barbarie leur propre
affaire, ils peuvent se l'approprier, de la seule façon dont on
peut s'approprier un mouvement d'idées : en participant au
travail et à la création continus qu'il représente.
société française. D'un autre côté, il doit collaborer à la rédaction des
brochures dont il a été parlé plus haut; c'est de camarades de ce groupe
qu'émane l'idée d'une brochure sur « Le capitalisme et les « relations
humaines » dans l'industrie ».
14
Retour de Pologne
Pologne, depuis des mois ce nom signifie espoir. Espoir
rendu
par
la révolte de Poznan à tous ceux, nombreux peut-
être, mais solitaires, qui ne consentaient pas ou ne consen-
taient plus à chercher dans le stalinisme les traits même dé-
formés du socialisme. Espoir readu i ceux qui s'étaient obsti-
nés à attendre qu'en un point du monde la voix, vite étouf-
fée, des manifestants de Berlio-Est ait son écho, que le pro-
létariat montre le cas qu'il fait des régimes d'oppression et
d'exploitation parés de l'étiquette socialiste.
La Pologac roste le pays de l'espoir. Budapest détruit,
les militanus hongrois assassinés, arrêtés, exilés ou réduits au
silenco, les conseils ouvriers dissous, la police souveraine,
tous los actos qui attestent la fureur d'un Pouvoir menacé
n'ont pas suffi à rétablir l'ordre dans l'univers stalinien. A
Vansovie, le régime issu des journées d'octobrc dure. Au
coeur d'un monde cerclé de fer, qu'on continue d'appeler par
habitude ou par dérision « soviétique », environnés de ré-
gimes mortels, les Polonais défendent au jour le jour leur
liberté.
Mais pour combien de temps? La pression de l'U.R.S.S.
ne se relâche pas. Le gouvernement qui lui résiste tend à
restaurer un pouvoir qui ne doive rien aux forces révolution-
naires qui l'ont créé. Mille signes attestent un renouveau
qu'on n'osait imaginer, il y a seulement un an, et pourtant
mille signes attestent déjà une pétrification de l'Etat, du
Parti, de la pensée politique. Etrange mue, en vérité: la
vieille peau craquelée, disjointe reprend vie dans les intersti-
ces de la peau neuve, le temps va dans les deux sens à la
fois. La métamorphose a déjà fixé des formes ineffaçables,
mais les forces en travail en changent constamment les rap-
ports.
A L'EIL NU
C'est du renouveau d'abord dont je me sens le devoir
de témoigner. On a beau savoir, de Paris, que la dictature
policière est morte, que les prisons ont été vidées des détenus
15
politiques, que les privilèges des hauts bureaucrates ont été
supprimés, qu'au sein du parti et dans la presse l'opinion
s'exprime, que la méfiance et la peur ont été chassées des
conversations : sur place, à chaque instant, les signes nous
assaillent d'une liberté d'autant plus éclatante qu'elle a é
longtemps étouffée.
Mes camarades et moi avons pénétré en Pologne en au-
tomobile (1). Quelques kilomètres nous ont suffi pour me-
surer la distance « réelle » qui nous séparait de l'Allemagne
orientale. Ici, la police est invisible; ici, l'homme de ren-
contre, au lieu de nous fuir, nous aborde, nous interroge et,
sans détour, nous parle de la victoire remportée contre le
stalinisme, de la menace russe, de l'incertitude de l'avenir.
Tout près de la frontière nous nous sommes arrêtés dans
un petit village et nous avons eu notre première vision de la
Pologne nouvelle. Une femme sur le
pas
de sa porte, un
jeune garçon à ses côtés, regardait notre voiture avec une
indifférence teintée d'hostilité. Nous lui demandions : « Ka-
wiarnia » (café)? Elle ne répondait pas. Qu'étions-nous : des
Russes, des Allemands, des Tchèques? (seuls voyageurs qu'on
rencontre sur la route Francfort-Varsovie.) Quand nous
avons crié: « Franzussi », son visage s'est illuminé. Empressée,
affectueuse, elle nous a mené elle-même à la porte d'une
petite baraque. Le café était misérable, des hommes très
pauvrement vêtus ont tourné vers nous un regard mort. Au
milieu du silence nous avons fait des gestes et des grimaces
qui se voulaient drôles pour solliciter de la bière. Puis, de
nouveau nous avons décliné notre identité: français. « Jour-
nalistes ? » « Non. Communistes. En visite. Pas staliniens. »
Par la suite nous devions vingt fois ou plus rejouer le même
scénario et vingt fois revivre la même scène. Avec des gestes,
des mots polonais ou allemands ou bien en français quand
nous avons le bonheur de rencontrer un interlocuteur qui
connaît notre langue et qui se charge alors de traduire à la
cantonnade, nous expliquons que nous sommes invités par
des amis de Varsovie, que nous venons maintenant, en jan-
vier, c'est-à-dire après octobre, qu'avant nous n'aurions pu
ni voulu nous rendre en Pologne, que nous sommes des com-
munistes anti-staliniens. Alors les visages, s'éclairent, on nous
entoure, on se dispute le plaisir de nous adresser la parole.
Et, comme ce premier soir de notre arrivée, on nous parle
en premier lieu des « Rouskis ». C'est pour nous dire qu'ils
ne sont plus les maîtres, que Gomulka les a fait reculer,
qu'on voudrait s'en débarrasser tout à fait. Les gestes sont
éloquents : on rabat le pouce vers le sol, on montre la porte,
et l'on fait un mouvement ample du bras qui balaye l'adver-
(1) R. Antelme, D. Mascolo, E. Morin et moi-même étions invités à
titre privé par des intellectuels communistes polonais. Nous sommes arri-
vés à Varsovie, le samedi 19 janvier, soit la veille du jour des
élections.
Notre voyage dura une quinzaine de jours.
16
saire imaginaire. Les « rouskis communistes ? » On rit: « sta-
liniens, toujours staliniens. » Krouchtchev, Staline: la main
dans la main nous dit leur identité. Le terme de stali-
nisme déclenche les jurons : toutes les injustices du régime
précédent, toutes les craintes qu'inspire l'avenir paraissent
condensées dans ce mot (qui, nous serons stupéfaits de l'ap-
prendre à Varsovie, est de nouveau considéré comme tabou
par la censure). Nous avons aussi la surprise d'entendre par-
ler du parti communiste français : on sait qu'il a combattu
la révolution polonaise et on le voue au même enfer que
le parti russe. Etrange situation qu'est la nôtre : on nous
plaint parce que nous n'avons pas pu nous déstaliniser... Le
nom de Gomulka est toujours prononcé; sa popularité est
évidente, il est le héros qui incarne la libération. Quant à
l'avenir il est plein de dangers : le « coup » de la Hongrie
peut se renouveler...
Sur la route de Poznan à Varsovie, sur celle de Varsovie
à Cracovie, à Praga, dans les faubourgs de Varsovie, l'expé-
rience est la même, les Polonais parlent librement les uns
devant les autres, ils font les mêmes confidences, s'amusant
entre eux de leur complicité, établissant avec nous cette com-
plicité publique, comme si le Russe ou le stalinien était
derrière la porte, dans la rue, manigançant de sombres pro-
jets, notre ennemi commun. Comment ne pas le constater: il
y a en Pologne une opinion de l'homme de la rue ce qui
précisément n'existe pas en France un accord quasi uni-
versel sur quelques haines et quelques espoirs. Le régime
stalinien et l'occupation russe ont pesé si fortement sur la
population qu'ils ont façonné une mentalité commune : on
veut l'indépendance nationale, on réclame la liberté, on dé-
nonce l'inégalité et la misère engendrées par l'Ancien Ré-
gime, qui avait l'aplomb de se faire passer pour socialiste.
A Varsovie, nous avons pu vérifier et confirmer ces im.
pressions de route en découvrant dans d'autres milieux la
même atmosphère de liberté et de sincérité. La discussion
élaborée a les mêmes caractères que la conversation à bâ-
tons rompus. Notre interlocuteur, le plus souvent intellectuel,
militant communiste, est sans méfiance; il formule les pro-
blèmes qu'il se pose dans un langage personnel, il fait sans
réticence le procès du stalinisme, dénonce au passage l'argu-
ment ou le cliché officiel, se rit de ses anciennes illusions ;
sa pensée est en mouvement, elle se cherche et s'avoue cette
recherche; jamais nous ne sentons un silence de commande,
une manquvre d'intimidation, un regard de suspicion. Bref,
il ne subsiste rien en lui de ce qui désigne en France l'intel-
lectuel stalinien dans une discussion: la fuite de reptile
devant l'argument gênant, l'allusion à des mobiles supérieurs
incommunicables, le refuge dans les textes sacrés, la gran-
diloquence outragée en réponse au doute, la maneuvre de
l'inquisiteur. Davantage, il n'est pas moins loin de nos pro-
17
gressistes (faune caractéristique des régimes bourgeois): il a
fait au jour le jour l'expérience du totalitarisme et il veut
en faire maintenant une critique radicale; il est conscient
que le stalinisme n'est pas une série d'erreurs, un plan mal
conçu, des privilèges bureaucratiques excessifs, une police
envahissante, qu'il est un système total qui, sous le couvert
d'une idéologie révolutionnaire, a parachevé l'aliénation de
l'homme, ouvrier, paysan, intellectuel ou artiste. Il est cer-
tain que l'avenir du communisme passe par la défaite com-
plète du stalinisme ou du néo-stalinisme. Sans doute ne dis-
pose-t-il pas d'une théorie nouvelle qui embrasserait tous les
aspects de la vie sociale, mais il sait que cette théorie est à
faire et il est prêt à l'aborder délivré de tous préjugés.
La pensée est libre, l'échange de pensées est libre, c'est
qu'aucune menace ne plane sur l'opposant ou le non-confor-
miste. J'ai déjà dit que la police était invisible. De fait, le
jour des élections, j'ai cherché en vain une patrouille d'hom-
mes en uniforme; je n'ai rencontré que quelques civils, mu-
nis d'un brassard, qui se promenaient d'un air fort débon-
naire sur un boulevard. Une milice? Renseignements pris, il
s'agissait de volontaires destinés à s'assurer qu'aucun ivrogne
(ils sont nombreux et l'alcool était interdit ce jour-là) ne
troublerait la voie publique. Dans le quartier des ambassades
et des ministères, les bâtiments ne sont pas gardés; un plan-
ton fait seulement les cent pas devant le domicile de Cyran-
kiewicz. L'immense immeuble du ministère de la Sécurité
paraît désert, nos compagnons polonais nous disent d'ailleurs
qu'il est désaffecté. L'année dernière encore, les barbelés in-
terdisaient l'accès du trottoir devant le building, et le pas-
sant préférait traverser l'avenue plutôt que de le longer. Ce
changement paraît tout naturel aux Polonais. De même il
semble naturel à l'un de nos hôtes d'écouter la B.B.C. le
soir des élections et de téléphoner à ses amis pour s'esclaf-
fer de l'intérêt que prennent les Anglais à la forte proportion
de votants. « N'est-il pas dangereux de parler au téléphone
de la B.B.C.? » Notre interlocuteur paraît quelque peu scan-
dalisé de notre question. « Autrefois se serait-il permis de la
faire aussi librement? » Il s'étonne de nouveau : autrefois sa
ligne était branchée sur un poste d'écoute. Mais le passé est
le passé, aujourd'hui tout est différent.
C'est avec quelque orgueil et quelque ironie aussi que
des amis polonais nous ont promené dans les rues de Var-
sovie pour nous montrer les vestiges de ce passé révolu. Rien
ne pouvait mieux nous faire sentir en effet la présence phy.
sique de l'Etat bureaucratique que ces immenses buildings
édifiés à sa gloire : le Ministère de la Sécurité, dont j'ai déjà
parlé, construit dans un style de super-palace Côte d'Azur ;
l'immeuble du Comité central du parti, surtout, qui s'élève
au carrefour de deux artères principales de la ville, dont les
dimensions évoquent celles du Palais de Chaillot, mais que
18
sa masse, écrasante à souhait, désigne comme la forteresse
ultra moderne d'un Pouvoir absolu; le Palais de la Culture
enfin, point de mire, quel que soit le lieu où l'on se situe,
gratte-ciel prétentieux, pourvu de créneaux et de fioritures
diverses, dont la fonction, au demeurant, est toujours restée
indéterminée et qui est encore à moitié vide. Symboles de
l'ère stalinienne, dépouillés de leur substance, citadelles ana-
chroniques, c'est un autre monde qu'ils évoquent à l'heure de
la « démocratisation » et des coupes sombres pratiquées dans
la bureaucratie.
Et pourtant ce monde est tout proche... Encore une fois
il suffit d'observer.
Nos amis polonais nous ont conduit jusqu'à l'Ambas-
sade russe située à l'extrême pointe du quartier « officiel »,
en contre-bas du Belvédère, l'ancien siège du gouvernement
polonais. Entouré d'un grand jardin, ce palais imposant, ré-
cemment construit, éclipse par ses dimensions, non seulement
toutes les autres ambassades, mais la plupart des bâtiments
publics. Les Polonais le nomment leur « super-belvédère »
et parlent de Ponomarenko comme de leur gauleiter. A pré-
sent, cependant, l'humour n'est plus exempt d'amertume, ni
de crainte. La puissance stalinienne incarnée dans l'architec-
ture n'appartient pas au passé. Selon l'expression, maintes
fois entendue, le pouvoir russe règne à Varsovie indépen-
damment du pouvoir national. Ponomarenko, l'adversaire
irréductible du mouvement d’octobre, lui qui déclarait aux
journalistes que Poznan avait été l'ouvre du fascisme au
moment même où Cyrankiewicz admettait qu'il s'agissait
d'un soulèvement ouvrier, lui encore qui déclarait à une délé-
gation de la jeunesse, pendant les fameuses journées d'octo-
bre: « Aujourd'hui c'est le désordre, demain l'ordre sera
rétabli, choisissez avant qu'il ne soit trop tard. » Ponoma-
renko qui a conservé son hostilité entière contre le nouveau
régime continue de trôner malgré l'avènement de Gomulka.
L'Ambassade demeure le quartier général du stalinisme polo-
nais et c'est entre ses murs que se prépare l'offensive quoti-
dinne, lancée de Moscou, contre la presse de Varsovie.
Or ce péril, attaché à la présence russe en Pologne,
nous avons pu vérifier chaque jour qu'il était durement senti
par la population, qu'il tarissait l'enthousiasme issu de la
« Libération », qu'il interdisait l'espoir, qu'il inhibait la
pensée elle-même, devenue incertaine du possible et donc
du vrai. Nos impressions, de nouveau, se dégagent aussi bien
de la conversation de rue que de la discussion proprement
politique.
Jamais, au cours de ces rencontres de hasard que j'évo-
quais tout à l'heure, nos interlocuteurs n'ont manqué de par-
ler de la menace russe. En vain leur disions-nous qu'elle pa-
raissait écartée à l'heure actuelle, qu'une nouvelle édition de
la répression hongroise était inimaginable: ils ne le ju-
19
geaient pas. Et je me souviens de cette réflexion entendue à
plusieurs reprises : « Si les Russes nous attaquaient, il ne
se passerait rien d'autre que ce qui se produisit en Hongrie;
sans doute les Allemands se soulèveraient-ils, mais aucun au-
tre peuple ne bougerait, ni dans le bloc soviétique ni dans
le monde occidental; les Américains ne feraient que disposer
leurs troupes à la frontière des deux Allemagne pour empê-
cher l'extension de la guerre; l’U.R.S.S. aurait tout le loisir
de nous écraser. »
Si jamais l'expression « faire un exemple veut un sens,
c'est bien en Pologne qu'on le découvre et qu'on aperçoit
l'efficacité, au moins à court terme, de la répression russe.
L'exemple hongrois hante tous les esprits. « Hongrois Ka-
put », disait un ouvrier dans la région de Kusztrin, et pour
montrer ce qu'il restait à faire aux Polonais, il marchait sur
la pointe des pieds.
Les nombreux intellectuels avec qui nous avons discuté
exprimaient leurs sentiments d'une façon moins rudimen-
taire, mais ceux-ci ne variaient pas. Autant leur critique du
passé, nous l'avons dit, était radicale, autant était incertaine
leur vision de l'avenir. Non qu'ils fussent hésitants sur la po-
litique qui, dans l'immédiat, devait être suivie, sur la néces-
sité de réformer fondamentalement le Parti, de faire le pro-
cès des responsables staliniens, de légaliser la liberté de
parole dans l'Organisation et dans la presse, de donner enfin
le maximum d'autorité aux conseils d'entreprise. Mais leur
pensée est continuelle: ce qu'il faudrait faire, c'est ce que
l'encerclement stalinien rend périlleux, peut-être impossible;
c'est ce que devrait accomplir Gomulka s'il s'appuyait réso-
lument sur des forces sociales révolutionnaires, mais ce qu'il
devient difficile d'entreprendre quand le gouvernement s'y
oppose et déclare close la phase de démocratisation, quand
il s'avère nécessaire de combattre à la fois le stalinisme et
le régime nouveau qui l'affronte.
Dans de telles conditions, l'espoir et l'ardeur se chan-
gent vite en lassitude. Il m'a paru significatif que beaucoup
de jeunes intellectuels communistes, fortement engagés dans
le combat idéologique, rêvent d'aller passer quelques mois
en France prochainement. Cette volonté d'évasion exprime
sans doute le malaise d'une intelligentzia qui ne parvient pas
à résoudre ses propres problèmes dans le cadre de la situa-
tion objective qu'elle doit affronter.
Il m'a semblé incomparablement plus grave que beau-
coup d'intellectuels soient dans ce climat de nouveau isolés
de la classe ouvrière. Le soutien, par exemple, qu'ils appor-
tent au mouvement des Conseils n'est pas éclairé, le plus
souvent, par une connaissance de ce qui se passe dans les
usines, et, de ce fait, leurs revendications, aussi légitimes
qu'elles soient, gardent un caractère purement « politique »,
leur attention se concentre exclusivement sur la lutte des
tendances au sein du Parti.
20
russe
A la crainte paralysante d'une intervention
s'ajoute aussi, parmi les masses, si j'ai bien pu en juger, un
attrait à l'endroit de l'Occident. De nombreuses fois, et no-
tamment dans une usine de Varsovie, on nous a interrogés
avec une curiosité admirative sur les conditions de vie en
France, les prix des vêtements et de la nourriture, les avan-
tages matériels dont pourraient disposer certains ouvriers de
Renault (automobiles, télévisions, frigidaires...), la législation
du travail. Implicitement ou explicitement la comparaison
était établie avec les conditions d'existence en Pologne. Sans
doute, n'est-il pas possible de savoir, sur la base de ces ra-
pides échanges, quelle représentation exacte le Polonais se
forge de l'Occident (et ceci, d'autant moins que le plus sou-
vent nous ignorions tout de notre interlocuteur), mais il m'a
paru que la dictature stalinienne avait suscité, en réaction
contre ses propres mensonges, un certain nombre d'illusions
sur les régimes de l'Ouest. Situation paradoxale, certes, si
l'on songe qu'en France par exemple, beaucoup d'ouvriers
se nourrissent d'illusions contraires sur les conditions de vie
à l'Est, mais qui témoigne du désarroi de la masse.
On peut enfin juger à vue d'oeil des difficultés héritées
de la période stalinienne par la misère qui règne dans la
population. Maintenant que les privilèges des hauts bureau-
crates ont été abolis, et qu'il est vraisemblablement dange-
reux de faire l'étalage de sa richesse, l'impression de « gri-
saille » est dominante. Dans des cafés fréquentés par des
médecins, des avocats et des intellectuels on peut observer
une certaine recherche dans l'habillement, voire une certaine
élégance chez la femme (qui vont de pair avec des relations
de mondanité soigneusement entretenues). Mais dans la rue,
la pauvreté est frappante. La masse de la population ne
peut se vêtir décemment, obligée qu'elle est de payer une
paire de chaussures de 450 à 700 zlotys, un complet ou un
pardessus de qualité moyenne 2.000 zlotys, un pull-over de
400 à 600, alors que les salaires sont de 700 à 800 zlotys pour
les catégories les plus défavorisées et de 1.000 à 1.500 pour
la couche la plus nombreuse des travailleurs. Par ailleurs,
la nourriture est à bas prix, mais tous les produits qui sor-
tent de la consommation courante (et celle-ci offre un choix
fort restreint) sont inaccessibles à la grande majorité de la
population. Il suffit, en outre, d'entrer dans un grand maga-
sin pour constater la rareté et la médiocrité des ustensiles
ménagers et plus généralement des mille petits produits de
la grande industrie qui caractérisent la vie d'un pays évolué.
Les conditions de logement, enfin, sont particulière-
ment dures. La plupart des intellectuels que nous avons ren-
contrés disposent d'appartements minuscules, le plus souvent
réduits à une seule pièce bien qu'ils appartiennent à une
couche nettement privilégiée (le salaire d'un journaliste ou
d'un critique est de l'ordre de 2.500 zlotys et les possibilités
qui lui sont offertes de publier ou de traduire des textes en
-
21
dehors de son travail lui permettent d'accroître considéra-
blement cette somme, voire de la doubler). Quant à la masse
des ouvriers, des petits employés ou des petits fonctionnaires
ils doivent parfois se contenter de partager un seul apparte-
ment entre plusieurs familles et souvent s'accommoder d'une
cuisine unique pour plusieurs appartements.
La misère est plus voyante encore à la campagne que
dans la capitale. Mais à Varsovie même, l'atmosphère de
la rue suggère les difficultés économiques : les automobiles
sont peu nombreuses, la lumière parcimonieusement distri.
buée, les vitrines des magasins dépourvues de tout attrait;
nous ne pouvons qu'évoquer le Paris de l'occupation aux
jours les plus sombres.
Certes on ne peut imputer au régime stalinien seul la
responsabilité de la misère. La reconstruction de la capitale,
encore inachevée, dit assez quelle fut l'ampleur des domma-
ges subis pendant la guerre... Il n'en est pas moins certain
que douze ans après la fin de la guerre, en dépit de l'extraor-
dinaire essor technique qu'a connu le monde entier et no-
tamment l'industrie russe, la Pologne demeure, par la faute
du stalinisme, dans une situation matérielle lamentable.
DISCUSSIONS
eues
-
Telles sont les premières impressions que je retire de
ce bref voyage; il va de soi qu'elles ne permettent pas de
juger de la situation politique et sociale. Mais cette situation
n'est pas visible, elle ne peut être que connue. J'ai donc
voulu faire une place à part à ce que j'avais appris, dans
les nombreuses conversations que j'ai pu avoir avec des mi-
litants communistes, en réunissant et confrontant les infor-
mations obtenues. Toutefois, plutôt que de présenter ces
informations d'une manière systématique, il me paraît bon
de ne pas les dissocier du cadre réel des discussions que j'ai
le mode de pensée de nos interlocuteurs me semblant
aussi intéressant que les faits rapportés. Renonçant à fournir
quelques informations de détail recueillies par ailleurs, j'ai
donc sélectionné quatre entretiens, les plus complets qu'il
m'ait été donné d'avoir, et qui donnent une juste idée de la
mentalité d'un certain nombre de communistes polonais. A
l'exceptio 1 de D., haut fonctionnaire (dont nous rapportons
les propos plus loin), tous ceux avec qui nous nous sommes
longuement entretenus sont des collaborateurs de grands or-
ganes de presse polonais: Tribuna Ludu, Nowa Kultura, Po
Prostu, etc. Dans les pages qui suivent, je le signale aussi,
j'ai cherché non pas tant à rapporter le propos littéral de
l'interlocuteur qu'à restituer le mouvement du dialogue. En
conséquence, je n'ai pas cherché à dissimuler mes propres
interventions ou mes réflexions quand elles me paraissaient
éclairer la discussion.
22
AVEC A.
A. est communiste et joue un rôle de premier plan
dans les milieux intellectuels et les milieux de presse. Je
crois comprendre qu'à la différence de la plupart de ses
compagnons il n'a jamais été stalinien. Précis, rigoureux,
d'une culture politique étendue, sensible au plus haut degré
à la diversité des facteurs qui interviennent dans la situation
présente de gauche, A. donne une image de l'intellectuel
communiste assez exactement contraire de celle que cher-
chent à composer pour le discréditer certains correspondants
de journaux progressistes français.
Sur la liberté d'expression
sure
Nous parlons d'abord de la situation de l'écrivain et
du journaliste. Leur est-il devenu possible de publier ce qu'ils
veulent, du moins dans les limites qu'impose la présence
russe et la menace qu'elle fait peser? Non, dit A. On peut
écrire beaucoup plus de choses qu'autrefois, mais on ne peut
écrire librement. La censure au reste se durcit de nouveau..
Peut-être est-ce la période électorale qui rend le gouver-
nement plus vigilant, mais ce n'est pas sûr. Le souci domi-
nant est d'éviter de provoquer les Russes ou seulement de
les choquer. C'est ainsi que Nowa Kultura a été à plusieurs
reprises victime de la censure dans la dernière période. Et
les rédacteurs eux-mêmes, dans cette situation, sont de plus
en plus préoccupés d'écrire des articles qui ne prêtent pas
le flanc à la censure; ils tendent à pratiquer une auto-cen-
ou une censure préventive. Nous nous inquiétons de
cette réponse : il y a une logique du silence ou de la pru-
dence qui mène à la passivité puis à la complicité. Mais
nous n'avons rien à apprendre à A. sur ce chapitre. Il a
vu cette logique s'exercer, de plus près que nous. Il ne peut
nous donner tort. Mais nous sommes trop prompts à con-
damner la prudence et nous ne prenons pas le temps de
mesurer les difficultés. Aucun des intellectuels qui a lutté
pour la déstalinisation n'a pris son parti de modérer ses cri.
tiques, encore moins d'y renoncer; les rédacteurs luttent
contre la censure, ils cherchent à faire « passer » le plus de
choses possibles et si la censure se durcit c'est aussi parce
que la critique se développe. Les circonstances ne permet-
tent cependant pas d'attaquer la censure de front.
Tandis que A. nous parle, je pense que l'antithèse li-
berté-servilité est actuellement informulabie. A. connaît les
procédés qui engendrent la servilité et il les hait, mais il est
placé dans des conditions qui ne lui permettent pas de re-
vendiquer la liberté entière. Il me semble qu'indépendam-
ment des obstacles extérieurs auxquels se heurterait une telle
revendication, il ne la juge pas souhaitable dans le présent.
23
Par exemple, la censure officielle le gène, il la critique, cite
des articles que lui-même et des amis de sa tendance ont
écrits et qui ont été interdits, admet qu'une mentalité stali-
nienne se reconstitue sous le couvert de la prudence anti-
stalinienne, mais il ne parle pas de la censure comme de
l'ennemi. L'ennemi est l'U.R.S.S. et ses représentants polo-
nais qui profitent de toutes les occasions pour faire le procès
du nouveau Cours en termes menaçants. Les hommes du gou-
vernement, les censeurs et les intellectuels du rang sont, bon
gré mal gré, solidaires face à cette menace. Autrefois la cen-
sure s'identifiait avec la volonté du parti communiste et celle-
ci n'était qu'un mode de la volonté de l'U.R.S.S. Quiconque
entrait en conflit avec la censure, s'il ne se déjugeait pas,
apparaissait comme opposant au système total et était amené
à se percevoir lui-même comme tel. Aujourd'hui, du moins
dans de nombreux cas, le censeur dit au journaliste ou à
l'écrivain : « Vous avez raison et je pense comme vous, mais
ce que vous dites présente un danger. » Il n'y a plus de cen-
sure idéologique mais une censure quasi militaire. Et encore
celle-ci le censeur ne l’exerce-t-il qu'avec modestie, c.r il
redoute son propre rôle et qu'on lui reproche d'entraver la
démocratisation. Il veut donc (souvent) non seulement con-
vaincre l'écrivain qu'il partage ses idées mais encore qu'il
en interdit l'expression pour les sauvegarder. (Nous appren-
drons plus tard, et cette nouvelle a de quoi nous stupéfier,
que les censeurs sont les mêmes qu'à l'époque stalinienne.)
A., comme les autres intellectuels communistes que je
rencontrerai par la suite, n'est pas dupe de cette complicité
que le censeur veut établir avec ses « victimes »; l'accepte-
rait-il, il remettrait une fois pour toutes le sort de sa pensée
entre les mains de l’Appareil et retomberait dans l'ancien
statut de dépendance qu'il a voulu abolir. Toutefois il ne
peut, non plus, percevoir le censeur
une autorité
étrangère; ses arguments il les a déjà formulés pour lui-
même, quand il écrivait. Il les évalue seulement autrement.
Il sait qu'une critique de la désorganisation actuelle du parti
peut être utilisée par les natoliniens contre Gomulka ou bien
qu'une critique de la fonction du parti sera considérée par
la Pravda comme un signe de liquidationisme, mais il court
ce risque, admettant qu'il peut provoquer une riposte de
l'ennemi mais qu'il doit stimuler le progrès de la pensée
communiste. Le censeur ne fait qu'inverser les termes du
raisonnement: il reconnaît qu'on peut critiquer, mais affirme
qu'on doit éviter les risques.
Ce qui frappe dans le cas de A. c'est qu'il paraît à la
fois extrêmement lucide et enfermé dans des contradictions
de fait. Sa pensée est celle d'un marxiste habitué à prévoir
et son attitude celle de quelqu'un qui vit au jour le jour.
Quand nous l'approuvons de lutter pied à pied contre la cen.
sure, il devient réticent comme si notre accord le gênait;
soit qu'il craigne d'être jugé plus entreprenant qu'il ne l'est
comme
24
réellement, soit que nous lui paraissions aveugles à toutes
les difficultés qu'il affronte. Quand nous lui montrons le
danger qu'il y a à pratiquer une « politique » de la parole
et vers quoi mène un calcul appliqué aux idées, il nous de-
vance comme si tout ce qu'il venait de nous dire en faveur
d'une telle pratique ne devait en aucun cas être érigé en
thèse, comme si le problème était précisément de ne pas
convertir cette conduite en théorie.
Nous avons d'abord admis tacitement que la libre ex-
pression était dangereuse, mais l'un d'entre nous s'étonne à
bon droit qu'on ne puisse distinguer sujets dangereux et
sujets neutres. Critiquer le régime ou la politique de
l’U.R.S.S. c'est évidemment s'exposer à une riposte, analy-
ser librement la situation polonaise ou bien poser
des
pro-
blèmes théoriques dont les incidences pratiques ne sont pas
immédiatement perceptibles ne doit pas provoquer un con-
flit idéologique de la même nature. On pourrait donc cir-
conscrire des « zones de prudence » en dehors desquelles
la pensée reprendrait ses droits.
A. en convient. Il nous assure qu'en réalité cette dis-
tinction est familière à tout intellectuel polonais, mais elle
est moins opérante qu'on ne pourrait le penser du fait qu'elle
est récusée par l’U.R.S.S. Les Russes se mêlent de tout et,
pour eux, il n'y a pas de sujet neutre. Qu'on parle de l'or-
ganisation de l'économie, du rôle des conseils ouvriers, de la
structure du parti ou de la philosophie marxiste, on pro-
voque également la condamnation de la Pravda. Tel ou
tel rédacteur de Nowa Kultura est, le lendemain de la publi-
cation de son article, taxé de liquidationisme par l'organe
russe, sans pour autant que ses idées soient reproduites et
sérieusement commentées. Ainsi se constitue un dossier anti-
polonais qui paraît accumuler des preuves en vue d'un pro-
cès final. Quel que soit le sujet dont on parle, on se meut
donc dans une atmosphère chargée d'électricité, on écrit
dans un état constant d'alerte, attentif aux détonations quo-
tidiennes que provoque une expression libre. On sait que
toute parole a son écho entre les murs de l'Ambassade, que
Moscou est dans Varsovie, que deux lois s'entremêlent dont
l'une, triomphant, serait mortelle.
Comment s'étonner alors que la censure « gomulkiste »
ne prétende à son tour se mêler de tout. A. donne un exem-
ple récent: on a interdit un article philosophique portant
sur les idées du jeune Marx et montrant leur déformation
sous le règne stalinien. Le critique manquait de prudence...
C'est dire que la stratégie idéologique passe à tous les
niveaux. C'est dire aussi que si les intellectuels ne veulent
pas se laisser asphyxier, une lutte quotidienne doit être sou-
tenue, également à tous les niveaux; car si le harcèlement
qu'ils pratiquent cessait un moment, par lassitude, une rigi-
dité cadavérique s'emparerait du nouveau régime, à l'image
du passé.
-
25
N'y a-t-il donc d'autre avenir possible que dans cette
tension constante entre la presse et la direction politique
entre l'une et l'autre et l’U.R.S.S.? Selon A. un immense
progrès serait accompli si la presse recevait un statut qui
consacre son indépendance à l'égard du gouvernement. Un
tel projet est à l'étude (j'en entendrai à plusieurs reprises
reparler par divers écrivains qui mettent en lui tous leurs
espoirs). Institué, il créerait une situation nouvelle car Go-
mulka ne serait plus compromis aux yeux des Russes par le
moindre des articles paru dans la moindre des revues polo-
naises. Il deviendrait nécessaire pour le Bureau politique de
Moscou de raisonner sur la Pologne à partir de critères
nouveaux.
Actuellement la publication d'un article anti-gouverne-
mental dans la plus petite ville de province du Turkestan
serait considérée par Krouchtchev comme le signal d'une
insurrection, parce qu'il est établi que ne doit exister aucun
écart entre la pensée des dirigeants suprêmes de l'Union
soviétique et celle du militant du rang. En fonction d'une
telle perspective, et par voie de réciprocité, Gomulka est
tenu pour responsable de tout ce qui s'écrit dans les jour.
naux et les revues polonaises. Leur indépendance reconnue,
l'écrit ne serait plus une expression directe de la politique
nationale et se délesterait donc, au moins partiellement, de
la charge explosive qu'il possède dans le présent.
Il me paraît significatif que A. ne parle de ce projet
qu'avec une certaine réserve. C'est qu'il est douteux d'abord
qu'il soit élaboré et plus douteux encore qu'il résolve le
problème de la liberté d'expression. D'une part, on voit mal
comment il ne provoquerait pas une tension avec l'U.R.S.S.
supérieure à toutes celles qui ont été jusqu'à maintenant
enregistrées, car ce que l’U.R.S.S. conteste c'est l'idée d'une
vie politique polonaise autonome, c'est l'idée qu’un débat
puisse s'instituer en Pologne sur la construction du socia-
lisme. Les gages que lui a déjà donnés Gomulka en condam-
nant spectaculairement les tendances gauchistes de Po
Prostu, par exemple, ne permettent guère d'espérer qu'il
l'affronte, sur le terrain des principes, en légitimant les oppo-
sitions idéologiques possibles.
D'autre part, on imagine avec peine qu’un statut de la
presse n'accompagne pas une réforme fondamentale du parti.
Pour une grande part, les rédacteurs de Tribuna Ludu, de
Po Prostu, de Nowa Kultura ou de Tworczocs sont des com-
munistes; leur reconnaître le droit de s'exprimer librement
dans les organes de presse c'est consacrer le principe de la
démocratie dans le parti; or si celle-ci s'exerce en fait ac-
tuellement, elle n'a pas encore de statut et ne l’acquerra (si
elle l'acquiert) qu'au prix de grandes difficultés.
26
Sur la politique de Gomulka
Nous sommes ainsi conduits naturellement à parler de
la situation politique qui conditionne le problème de la
liberté d'expression. Au début, A. parait soucieux de faire
comprendre les difficultés auxquelles se heurte Gomułka;
mais peu à peu ses critiques s'accumulent.
Nous nous inquiétons d'abord de l'ultime intervention
de Gomulka dans la campagne électorale. L'idée de trans-
former les élections en une sorte de plébiscite, si elle répon-
dait au souci de couper court aux manouvres staliniennes,
n'était-elle pas cependant contraire au programme nou-
veau? On avait promis aux gens qu'ils allaient choisir, du
moins dans certaines limites, leurs représentants. Au dernier
moment, on les somme d'approuver les listes gouvernemen-
tales et on leur présente le choix comme un acte d'opposi-
tion à Gomulka. A. partage cet avis. Il pense que si Go-
mulka réussit, son intervention aura été « habile » (à l'heure
où nous discutons, nous ne possédons encore aucune indica-
tion sur les résultats du vote), mais il paraît redouter cette
habileté même. De fait, cette maneuvre est venue couron-
ner toute une série de mesures tactiques également inquié-
tantes.
A. déplore notamment le mode de composition des
listes de candidats; on a souvent rangé en queue de liste ou
éliminé des éléments révolutionnaires qui avaient joué un
rôle de premier plan dans la démolition de l'ancien régime,
leur préférant, pour des raisons tactiques, des non-commu-
nistes peu sûrs qu'on espérait ainsi rallier à la politique du
gouvernement. Bref, on a prétendu jouer la carte de l'uni
nationale et on a accepté de sacrifier une part des militants
d'avant-garde.
Ces mesures s'inscrivent d'ailleurs, nous dit A., dans
une stratégie d'ensemble. Au lendemain de son avènement,
Gomulka s'est avéré essentiellement préoccupé de freiner le
mouvement qui l'avait porté au pouvoir. Loin de vouloir pro-
céder à une épuration des staliniens, au sein du parti, il a
cherché à les persuader qu'ils ne seraient pas inquiétés et
à obtenir leur collaboration. Son objectif était de rassem-
bler autour de lui les membres de l'appareil et d'orienter
le parti vers ses nouvelles tâches, sans heurt. Convaincus
qu'ils n'avaient aucune chance de reprendre la direction
moins de provoquer une guerre entre l’U.R.S.S. et la Polo-
gne), et de fait désemparés, les staliniens le clan natoli- .
nien n'auraient eu d'autre perspective que de reconnaître
tacitement la faillite de leur politique et de conserver leurs
postes en servant la nouvelle. Cette évolution apparaissait
sans doute d'autant plus réalisable que l'immense majorité
des cadres dirigeants était demeurée « stalinienne » jusqu'à
la dernière heure et ne s'était convertie au gomulkisme
qu'au cours de la crise d’octobre ou à sa veille. Entre Go-
-
27
mulka et Nowak, la transition était assurée par Ochab et
Cyrankiewicz.
Il est dificile d'établir à coup sûr les mobiles qui ont
inspiré Gomulka. On ne peut s'empêcher de penser que ses
premiers réflexes ont été ceux d'un « politique » qui cher-
che avant tout à manæuvrer, voire d'un bureaucrate dont le
souci dominant est l'intégrité de l'appareil. Mais il n'est pas
non plus douteux que des considérations < stratégiques »
générales jouaient un rôle de premier plan. Neutraliser les
natoliniens, puis se les concilier progressivement c'était pri-
ver l’U.R.S.S. de sa base d'attaque en Pologne, c'était persua-
der le Kremlin que le gomulkisme était un fait national
irréductible.
Quoi qu'il er soit, ces manoeuvres avaient un corollaire :
refroidir l'enthousiasme de tous ceux ouvriers, étudiants,
intellectuels - qui avaient fait triompher la déstalinisation
et qui, maintenant, attendaient une épuration du parti, une
démocratisation officielle dans les organisations de masse
et, plus généralement, une participation active des comités
révolutionnaires et des conseils ouvriers à la vie politique
nationale. A tous ceux-ci, il fut demandé de faire confiance
à la direction du Parti; la route était parsemée d'embûches,
Gomulka savait ce qu'il faisait, il ne fallait pas le gêner dans
son action... Bref, on reprit les arguments qu'utilisaient au-
trefois les staliniens contre les mécontents. C'était dans un
autre esprit, certes, et en fonction d'une autre cause, mais
on recommença comme par le passé å prôner la confiance
dans le chef, la discipline et la centralisation du pouvoir.
Des comités surgis un peu partout tant à Varsovie qu'en
province avaient pris des initiatives politiques, parmi eux
beaucoup d'éléments entendaient être associés d'une façon
permanente au pouvoir. Gomulka leur signifia que des con-
seils ouvriers ne pourraient avoir qu'un rôle strictement éco-
nomique, que celui d'organismes locaux de co-gestion. La
politique demeurait du ressort exclusif du parti.
Pendant les journées d'octobre s'était constitué un co-
mité de liaison entre les représentants des ouvriers et ceux
des étudiants; ce comité pouvait jouer un rôle politique de
premier plan. Gomulka intervint pour qu'il soit dissous.
A l'Université même, meetings et discussions se multi-
pliaient. On votait des résolutions sur les questions les plus
diverses. La section du Parti critiqua âprement la conduite
des étudiants et exerça sur eux une pression constante pour
les faire rentrer dans l'ordre. Cette tactique gomulkiste béné-
ficia en outre de la confusion engendrée par l'écroulement
du système précédent car dans le cadre de la liberté nouvelle
s'exprimaient des critiques de toute nature dont certaines
visaient le socialisme en tant que tel. Il était donc facile de
confondre toutes les voix, de faire un amalgame entre les
protestations révolutionnaires et réactionnaires et de dénon-
1
28
cer le péril que la critique en général faisait courir au ré-
gime.
Dans un tel climat, l'insurrection hongroise ne put, en-
fin que renforcer les mesures d'autorité .A., sans contester
la nécessité dans laquelle on était d'éviter toute provocation
à l'endroit de l'U.R.S.S., insiste sur la déception causée par
l'attitude gouvernementale. Et cette déception s'accrut en-
core (alors même que la violence de la répression en Hongrie
faisait mesurer les risques courus et tempérait l'ardeur révo-
lutionnaire) quand Gomulka signa en Russie un texte qui
reconnaît la légitimité de Kadar.
Sur la résistance des staliniens et la situation dans le Parti
Pour autant qu'il soit possible aujourd'hui de porter un
jugement sur la politique gouvernementale depuis octobre,
celle-ci paraît avoir échoué. Il faut reconnaître dit A.
que Gomulka n'a pas obtenu la stabilisation qu'il recher-
chait, mais plutôt que sont nés de nouveaux dangers. Les
staliniens ont indubitablement saisi l'occasion qui leur était
offerte de consolider leur position dans le parti. Puisque Go-
mulka frappait lui-même les forces qui l'avaient porté au
pouvoir, puisqu'il dénonçait en termes violents de jeunes
militants révolutionnaires, stigmatisait des rédacteurs de Po
Prostu, réduisait les prérogatives des conseils, on pouvait
bien dans son sillage hausser le ton, déplorer le désordre
issu d'octobre et imputer aux jeunes communistes, traités
d'éléments irresponsables, toutes les difficultés économiques
présentes.
Comme no:ls nous étonnons que les staliniens puissent,
un si bref espace de temps, relever la tête et se faire
entendre d'une partie au moins de la population, A. nous
montre qu'ils sont servis par la structure du Parti.
en
Qu'on considère ce parti. Il est pléthorique: 1.500.000
membres pour une population de 27 millions d'âmes et de
17 millions de personnes en âge de voter. L'une des premiè-
res tâches de la nouvelle Direction était de réduire les effec-
tifs de l'organisation et notamment de supprimer de nom-
breux postes de « permanents » dont l'activité ne justifie
aucunement un salaire spécial. Comme en U.R.S.S., comme
dans toutes les autres démocraties populaires, cette couche
de petits bureaucrates répond au seul souci de la direction
de se constituer une base fidèle, qui dépende matériellement
d'elle et assure la stabilité du régime. A. estime qu'en Polo-
gne, si l'on compte les bureaucrates et leur famille, il y a
environ un million de personnes qui tirent leur revenu de
leur intégration à l'appareil du Parti. Ces éléments ne sont
pas, du moins pour la plupart, des staliniens. Leur destin
29
n'a sans doute pas été le même; certains ont obéi servile-
ment ou cyniquement aux consignes bureaucratiques, d'au-
tres ont cru de bonne foi que le régime poursuivait par des
chemins difficiles l'édification du socialisme, d'autres encore
se sont engourdis dans leurs activités quotidiennes comme
le font des employés qui voient dans le patron, quel qu'il
soit, un payeur. Beaucoup ont vu avec sympathie (même si
celle-ci n'était pas exempte d'inquiétude) le développement
du mouvement qui aboutit à octobre. L'exploitation de la
Pologne par l'U.R.S.S. ne leur était-elle pas aussi sensible
qu'au reste de la population, et la discipline stupide de la
bureaucratie ne s'exerçait-elle pas aussi à leurs dépens? Mais
quelles que soient leurs opinions, ces fonctionnaires du Parti
ont en commun d'avoir leur sort matériel lié à l'intégrité
de l’Appareil.
Quand Gomulka annonce que le nombre des permanents
doit être considérablement réduit il se heurte donc de front
à une couche, aussitôt rendue solidaire par le danger et
prête à réadorer les anciens dieux pourvu qu'elle subsiste.
La petite bureaucratie a d'autres sujets de méconten-
tement. Elle est un objet de critique constant de la part des
éléments révolutionnaires ou progressistes qui dénoncent
l'ignorance, l'incompétence, le conformisme, du bonze local.
Elle a l'impression qu'on veut lui faire endosser toutes les
tares du système existant et s'irrite de voir des éléments qui
embrassaient sans réserve il n'y a pas longtemps encore
l'idéologie stalinienne se retourner contre elle comme si
elle incarnait l'ancien régime. Or, dans le même temps, con-
tinuent de régner à la tête du parti, des hommes (à com-
mencer par Ochab et Cyrankiewicz) qui étaient ses maîtres
de la veille et sont maintenant à l'abri de toute critique offi-
cielle. Le raisonnement qu'elle tient n'est que trop clair :
« On veut faire de nous des boucs-émissaires. On sacrifie
l'employé pour sauver le patron. » Et comme ce raisonne-
ment contient une part de vérité, il trouve un écho dans cer-
taines fractions des masses. Aussi paradoxal que cela puisse
paraître à première vue, des ouvriers, des employés, des pay-
sans qui considéraient hier le fonctionnaire du parti comme
un profiteur du régime, un démagogue ou un gêneur sont
prêts à sympathiser avec son sort parce qu'ils sentent qu'il
n'était qu'un salarié du système et qu'aujourd'hui où ses an-
ciens privilèges sont abolis ses conditions d'existence ne le
distinguent guère de la masse des salariés.
Les staliniens n'ont pas de mal à exploiter cette situa-
tion. Ils n'agissent pas à découvert en critiquant Gomulka et
en louant le régime précédent mais ils affirment que la nou-
velle politique s'édifie sur le dos des « militants » du parti.
A la veille des élections ils diffusaient un tract dans les usi-
nes, nous dit A., opposant la situation des fonctionnaires du
parti à celle des leaders demeurés à la tête de l'Organisation
et rejetant sur ces derniers toutes les responsabilités de l'an-
30
cienne politique. Grâce à ces maneuvres ils peuvent obtenir
un écho qu'ils n'auraient évidemment pas s'ils se plaçaient
sur un terrain idéologique. Très habilement ils nient au
contraire toute différence entre la nouvelle et l'ancienne
équipe dirigeante et accréditent l'idée que les changements
survenus en octobre furent principalement l'effet de riva-
lités personnelles. Ils sont servis en ceci par l'attitude de
Gomulka qui hésite de son côté à promouvoir un programme
nouveau et se borne à des déclarations d'intention.
Mais il n'y a pas que la situation dans le parti qui leur
soit favorable. Dans le pays entier les difficultés économiques
engendrent un climat d'inquiétude; non seulement un relè.
vement du niveau de vie des masses est improbable, mais
dans l'immédiat on prend des mesures d'assainissement ou
de rationalisation qui se soldent par d'importants licencie-
ments dans les ministères et les entreprises. On peut bien
leur expliquer que la bureaucratie stalinienne a multiplié
les fonctions inutiles et engendré une véritable prolifération
d'improductifs, ceux qui sentent peser sur eux la menace du
chômage sont plus sensibles à une critique rudimentaire du
nouveau régime.
Nous faisons remarquer à A. que toutes ses informa-
tions suscitent une grande défiance vis-à-vis de la politique
gomulkiste dont les concessions aux natoliniens et la tac-
tique manoeuvrière renforcent le danger contre-révolution-
naire. Mais A. hésite manifestement à porter un jugement
d'ensemble sur la politique de Gomulka. Selon lui, sans
doute, il y a eu des maladresses, des errements, une prudence
excessive, non pas une véritable politique qu'on doive con-
damner. Gomulka vient de faire une expérience, il peut cons-
tater l'échec de sa tactique à l'égard des staliniens; il peu:
comprendre que s'il ne s'appuie pas résolument sur les for-
ces qui l'ont porté au pouvoir, il ruinera son propre avenir.
La visite personnelle qu'il a voulu rendre à l'usine Zeran à
la veille des élections (la première de ce genre depuis octo-
bre) ne témoigne-t-elle pas de cette prise de conscience?
A. nous rapporte enfin un épisode de la lutte à l'in-
térieur du Parti qui n'a pu, selon lui, qu'avoir une influence
décisive sur Gomulka. Celui-ci s'était rendu personnellement
dans une réunion d'une section de province pour appuyer
la candidature d'un secrétaire partageant ses idées. Son in-
tervention en faveur d'un nouveau cours dans le parti fut
vivement applaudie mais quand il s'agit de voter, les mili-
tants élirent contre son candidat un stalinien, épuré dans sa
propre région, qui jouissait sur place d'amitiés personnelles.
L'épisode permet-il d'espérer une évolution de Gomul-
ka? Il illustre en tout cas la puissance de l'appareil tradi-
tionnel.
- 31 -
AVEC B. et C.
A la différence de C. et de la plupart de ceux que nous
rencontrons par ailleurs, B. n'est pas inscrit au Parti. Il est
l'un des principaux collaborateurs d'un organe de presse po-
lonais et je crois comprendre qu'il est considéré comme plus
critique que d'autres à l'égard du régime. En fait, à quelques
nuances près son attitude est très proche de celle de C. et de
A., dont nous avons déjà rapporté la conversation,
i
Sur la portée des élections.
Quand nous nous rencontrons, les résultats des élections
sont déjà largement connus; nous savons que dans la très
grande majorité la population a suivi les consignes de Gomul.
ka et s'est prononcée massivement pour les têtes de liste. C.,
qui s'était employé dès notre arrivée à Varsovie à justifier la
tactique « plébiscitaire » de Gomulka, considère qu'elle vient
de remporter un éclatant succès. La campagne abstentionniste
qu'avaient déclenchée les staliniens, les nombreux appels
d'autre part à barrer systématiquement les noms des candidats
communistes pouvaient conduire à des résultats très douteux
qui discréditent la nouvelle direction et l'exposent aux criti-
ques impitoyables des russes. Gomulka a usé de sa popularité
et prouvé qu'il pouvait regrouper derrière lui la quasi unani-
mité du pays. Une étape nécessaire a donc été franchie qui
rend maintenant possible l'application d'un programme poli-
tique.
Sans contester cette appréciation, B. est beaucoup plus
réservé sur la portée des élections. Gomulka a atteint ses
objectifs, certes, mais le soutien dont il a bénéficié est émi-
nemment équivoque. Ses électeurs n'ont pas approuvé en toute
connaissance de cause une orientation ou un programme poli-
tique, ils ont répondu à l'appel de l'homme qui venait de dire :
« rayer les noms des candidats du parti ouvrier unifié, c'est
rayer la Pologne de la carte d'Europe ». Gomulka est appa-
ru comme l'incarnation d'une raison d'Etat, comme l'homme
irremplaçable dans la situation présente. Les ouvriers et la
gauche ont voté pour lui, mais les catholiques d'une part et
les staliniens de l'autre lui ont également apporté leurs voix.
C'est dire qu'aux yeux de tous il représente - selon l'expres-
sion traditionnelle - le moindre mal. C'est dire encore qu'il
ne représente aucune force sociale réelle. Les uns attendent
qu'il réforme le parti, qu'il fasse une part prépondérante aux
organes des masses dans la gestion de l'économie; d'autres
qu'il défende les droits de la petite propriété paysanne et du
petit commerce; d'autres qu'il ramène insensiblement la
Pologne dans le camp des démocraties populaires et rende
leur autorité aux leaders de l'ancien régime. Et, pour être
justes, ajoutons qu’une fraction du parti espère qu'il saura
continuer à louvoyer entre les tendances opposées en évitant
32
ee
toute compromission à l'égard de l'une ou de l'autre. Si les
élections marquent une étape, elles laissent donc l'avenir
ouvert et lourd de conflits possibles.
Nos interlocuteurs nous citent un cas qui, plus que tout
autre, témoigne de l'obéissance de la population aux consi-
gnes de Gomulka. Gozdzik qui avait été placé septième dans
une des listes de la capitale, n'a pas été, en dépit de la
popularité dont il jouit, remis par les électeurs dans un
rang meilleur qui lui eût permis d'être élu. Or on sait que
Gozdzik, secrétaire du parti à l'usine Zeran, a été l'un des
principaux artisans d'octobre. C'est lui qui mobilisa les ou-
vriers dans l'entreprise pendant la visite de Krouchtchev, il
est l'une des figures les plus aimées du nouveau régime et
a été surnommé « l'idole de Varsovie ». Toutefois, plutôt
que de déranger l'ordre de la liste établie par le Parti, les
électeurs ont préféré le sacrifier.
L'exemple est intéressant à double titre. Il nous ramène
d'abord aux
maneuvres de la direction du parti, car
n'est pas un hasard si Gozdzik ne fut pas désigné comme
l'une des têtes de liste. Moins réticent que C., B. est
convaincu que la personnalité du métallo, ferme partisan
du développement des conseils, est de inoins en moins appré-
ciée par Gomulka. Nous apprendrons d'ailleurs par la suite
qu'il fut vivement critiqué pour avoir attaqué les éléments
centristes du Comité de Varsovie à une époque où celui-ci
était la cible des naföliniens. Gozdzik fut vraisemblablement
sanctionné pour n'avoir pas voulu jouer le jeu de la pru-
dence gomulkiste.
D'un autre côté, le comportement de la population est
déroutant. Nous demandons à C. et à B. comment ils au-
raient voté s'ils s'étaient trouvés placés dans la circonscrip-
tion du secrétaire de Zeran. L'un nous répond qu'il n'aurait
pas changé l'ordre de la liste, l'autre qu'il aurait replacé
Gozdzik parmi les premiers de la liste. Mais tous deux
nous assurent que la défaite de celui-ci n'est pas le signe de
la passivité du corps électoral, qu'il a été consciemment sa-
crifié à la raison d'Etat.
Sur la raison d'Etat
Nos interlocuteurs sont très soucieux de commenter ce
terme, très soucieux de nous faire comprendre les sentiments
du Polonais moyen. La mentalité de la population a changé,
nous disent-ils, depuis l'écrasement de l'insurrection hon.
groise. Dans la première phase de celle-ci, l'indignation fut
à son comble; les Polonais s'identifiaient aux Hongrois et
voulaient leur manifester leur sympathie de mille manières.
Devant les offices de la Croix-Rouge où l'on venait donner
son sang les files d'attente exprimaient la protestation poli.
tique. On voyait même de jeunes enfants amenés par leur
père entraînés malgré eux dans l'immense courant de soli.
33
darité. Dans les entreprises et à l'Université on demandait
au gouvernement de prendre position en faveur des insur-
gés. Une résolution alla jusqu'à proposer qu'on envoie en
Hongrie l'armée polonaise prendre la relève de l'armée russe
dans le cadre du pacte de Varsovie. Mais quand les blindés
écrasèrent Budapest, les Polonais découvrirent qu'ils étaient
à la merci d'une semblable répression, qu'ils étaient de nou-
veau « seuls » dans le bloc soviétique et qu'en cas d'attaque
russe personne ne viendrait à leur secours, comme personne
n'avait prêté aide à la Hongrie. Depuis lors, l'obsession de
la menace russe est commune et alors même que le danger
devient moins probable on est conscient qu'un incident quel-
conque est susceptible de provoquer une explosion.
Si l'argument de la raison d'Etat est universellement
entendu c'est qu'il rencontre un sens quasi biologique de la
conservation.
Ni C. ni B. ne veulent cependant justifier une idéo-
logie inspirée par la raison d'Etat. Comme A., ils paraissent
persuadés que le plus sûr moyen de ressusciter le stalinisme
est de se laisser paralyser par la menace russe, de renoncer
à ses espoirs en une démocratisation plus poussée du régime
et de taire ses critiques. Comme A., ils nous parlent de leur
lutte constante contre la censure et nous apprenons à cette
occasion que les articles interdits sont finalement recueillis
au Bureau politique où l'on peut espérer qu'ils apportent un
écho des idées de l'opposition de gauche. Mais entre leur
langage et le nôtre, il y a toujours un écart. Ils sentent que
nous attendons d'eux une volonté plus ferme de combattre,
de plus grands espoirs en un avenir socialiste, et nous sen-
tons de notre côté qu'ils attendent de nous une meilleure
compréhension de leur situation, une appréciation plus pru-
dente de leur relation à Gomulka. Ils condamnent la raison
d'Etat telle que l'entend le gouvernement, mais ils en con-
servent l'idée qu'ils appliquent précisément à leurs rapports
avec le gouvernement, les circonstances leur paraissant né-
cessairement limiter l'action d'une gauche d'avant-garde.
Cet écart entre nous apparaît clairement quand l'un
d'entre nous formule l'alternative dans laquelle il voit en-
fermée la situation polonaise : ou bien, dit-il, il y aura une
radicalisation du mouvement commencé, les ouvriers se re-
grouperont activement dans les conseils, exigeront des res-
ponsabilités plus importantes, prendront peu à peu en mains
les tâches qui étaient réservées à la bureaucratie d'Etat tan-
dis que les militants et les intellectuels communistes conti-
nueront de lutter en faveur d'une démocratisation de la vie
politique et plus généralement de la vie culturelle; ou bien
sous le couvert d'impératifs stratégiques et par la voie de
mancuvres effectuées au niveau des sommets se rétablira
une séparation complète entre la politique des dirigeants
et les masses et la sclérose s'emparera de nouveau de l'Etat
et du Parti.
34
Nos interlocuteurs n'admettent pas l'alternative, car s'ils
jugent un épanouissement révolutionnaire peu probable
dans le cadre de la Pologne isolée, ils ne peuvent non plus
se représenter la suppression des conquêtes d'octobre. Ils
admettraient que la violence pure puisse, comme en Hon.
grie, réduire au silence les ouvriers et les intellectuels, mais ils
estiment impossible qu’un programme de bureaucratisation
ramène insensiblement à l'état ancien. Du stalinisme on a
fait une expérience totale non seulement l'expérience de
l'asservissement à Moscou ou de l'irrationalité du Plan, d'un
ensemble d'erreurs et de contraintes
mais celle d'un sys-
tème complet de pensée et d'action. On n'imagine pas que
le Parti puisse se déclarer à nouveau l'agent infaillible de
l'Histoire, que des grèves soient interdites au nom de l'ar-
gument que les ouvriers ne peuvent entrer en conflit avec
leur propre Etat, qu'écrivains ou journalistes soient mis en
demeure d'adopter et de répéter les vérités officielles sous
peine d'être traités de contre-révolutionnaires. Aux yeux des
Polonais, ce qui a fait faillite ce n'est pas une certaine poli-
tique et une équipe qui l'appliquait, c'est une certaine repré-
sentation de la politique, c'est l'idée que l'Etat, le Parti, la
Vérité puissent avoir un statut de droit divin.
Dans de telles conditions le choix ne serait pas entre
révolution ou contre-révolution car s'il est impossible de
transformer radicalement la structure de la société il ne l'est
pas moins (en l'absence, répétons-le, d'une intervention
russe) de ressusciter l'ancien monde. La Pologne vouée à
chercher son chemin dans l'entre-deux n'aurait le choix
qu'entre des variantes du gomulkisme variante autoritaire
ou variante démocratique du moins jusqu'à ce que des
événements nouveaux dans le monde ne viennent créer d'au-
tres conditions d'évolution. Citant un mot à succès qui a
cours dans les milieux de gauche, C. nous dit: l’U.R.S.S.
a dû se construire dans l'encerclement capitaliste, la Pologne
doit aujourd'hui se bâtir dans l'encerclement « socialiste ».