velle Constitution et accordaient au gouvernement tous
française
e rité de la bourgeoisie
son orientation ? La remise en
dans l'optique en este
SOCIALISME OU. BARBARTE
Bilan
Le 28 septembre, cinq électeurs français sur six allaient
aux urnes, Quatre votants sur cinq approuvaient la nou-
les
pouvoirs pour quatre mois. Deux semaines après, de Gaulle
ordonnait à l'armée de quitter les Comités de Salut Public,
et la séparait donc des ultras. Il faisait ainsi le premier pas
depuis son accession au pouvoir, suivi depuis de plusieurs
,
mois comme l'éventualité de loin la plus improbable, la tran-
sition à froid vers un nouveau régime, est en train de se
réaliser.
Que représente ce régime ? Le pouvoir, plus direct et
plus nu qu'auparavant, des couches les plus concentrées et
les plus modernes de la finance, et de l'industrie ; le gou-
vernement du pays par les représentants les plus qualifiés
du grand capital, libérés pour l'essentiel du contrôle parle-
.
nement du capitalisme français. Ne pouvant plus faire mar-
cher sa machine politique par le moyen des partis morcelés,
déconsidérés, décomposés, le capitalisme français les met hors
circuit, en rendant le gouvernement indépendant en fait du
Parlement. Devant l'impossibilité de maintenir par la force
dans un statut quași colonial l'Afrique noire qui s'éveille, il
lâche du lest, fait de la nécessité vertu et tente de maintenir
les populations africaines dans son domaine d'exploitation en
s'associant la bourgeoisie noire et une bureaucratie naissante
à laquelle il ouvre des perspectives d'ascension dans la nou-
velle « Communauté ». Comprenant qu'il ne peut liquider
par les seuls moyens militaires la guerre d'Algérie il profite
de l'usure du F.L.N. pour laisser entrevoir la possibilité
d'un compromis.
1
SOCIALISME OU BARBARIE
Cela ne veut pas dire que tous les problèmes se posant
au patronat français sont résolus, ni que les solutions déjà
données n'en recèlent de nouveaux. Il est différent de laisser
entrevoir qu'en Algérie des négociations ne sont pas exclues,
et de les faire effectivement aboutir. Au-delà des artifices
juridiques de la « Communauté », les masses africaines pose-
ront bien un jour ou l'autre le problème réel de leur exploi-
tation. La Constitution gaulliste elle-même n'est qu'une cote
mal taillée, qui organise comme on l'a dit le conflit des pou-
voirs ; solution la moins mauvaise possible pour la bourgeoi-
sie dans le présent, puisque la seule lui permettant de res-
taurer l'autorité gouvernementale, elle ne pourra fonctionner
qu'à condition que l'apathie politique actuelle se prolonge,
et que Parlement et électeurs se résignent au rôle de troi-
sième ordre qu'elle leur assigne. Enfin, sur le plan écono-
mique tout reste à faire et l'élimination des couches arriérées
de la production française fera verser plus de larmes que ne
l'a fait la réduction du personnel politique traditionnel.
Mais dans l'immédiat, et sans doute pour longtemps, le
capitalisme français sort victorieux de la crise profonde qui
couvait depuis le début de la guerre d'Algérie et qui a explosé
violemment le 13 mai. Pour la première fois depuis 1945, il
rétablit l'unité et la discipline dans son camp ; il arrive à se
donner une direction politique ; il réussit à devancer les
événements, au lieu de courir derrière eux sans espoir. Il
sort surtout victorieux, au sens qu'il est parvenu à se fabri-
quer une « république » oligarchique lui permettant de gou-
verner par le truchement de ses hommes de confiance, sans
avoir à composer avec une opposition quelconque.
Cette victoire, le capitalisme français ne l'a pas obtenue
par la violence ; la menace lointaine de la violence a suffi.
Il n'a pas eu à instaurer ouvertement une dictature, parce
qu'en fait tout le monde a accepté la dictature affublée du
masque de la légalité. Il n'a pas eu à recourir à la guerre
civile, car pour faire une guerre civile il faut être deux, et
le deuxième personnage ne s'est pas manifesté. La nouvelle
Constitution a ceci de dictatorial, qu'elle élimine en réalité
la politique de la scène publique et en fait l'affaire privée
et secrète du gouvernement. Mais ce n'est là qu'en apparence
acte arbitraire c'est la population française, dans
sa grande majorité, qui s'est retirée de la politique, tacite-
ment depuis des années, explicitement depuis le 13 mai,
bruyamment enfin le 28 septembre. L'approbation de la
un
:
2
BILAN
Constitution, l'octroi de tous les pouvoirs à de Gaulle signi-
fiaient, précisément : nous ne voulons plus nous en occuper,
vous avez carte blanche.
Il ne s'agit pas que de la population française en général.
Il s'agit aussi des travailleurs, qui, loin de lutter contre l'ins-
tauration du nouveau régime, l'ont positivement approuvée.
Sans le vote que leur majorité a émis le 28 septembre, la
transition à froid vers la V République eut été beaucoup plus
difficile, sinon impossible. Comment expliquer cette attitude
et la confiance accordée à un général qui, même s'il n'appa-
raissait pas comme le fasciste dénoncé chaque jour par
L'Humanité, exprime clairement les intérêts et la politique
du grand capital ? Comment un tel phénomène a-t-il pu se
produire, non pas dans un pays arriéré, non pas en 1851, mais
en plein milieu du XX° siècle, dans un grand pays industriel,
où le prolétariat a derrière lui un long passé de luttes révo-
lutionnaires ?
C'est aujourd'hui la première tâche des militants ouvriers
et socialistes de se poser aussi sérieusement et aussi profon-
dément que possible cette question, et d'essayer d'y voir clair.
L'attitude que traduit le vote de la majorité des travailleurs
le 28 septembre, même si elle n'est que passagère, même si
elle reflète des éléments profondément contradictoires, signi-
fie au total une régression importante. Il serait criminel d'en
détourner les yeux ou bien de glisser dessus après une « expli-
cation » hâtive et superficielle. Les dirigeants du P.C. et de
IU.G.S. qui s'en contentent et s'empressent de revenir aux
affaires courantes, ont d'excellentes raisons pour le faire, car
en tout état de cause et quelle qu'en soit l'explication, le
vote du 28 septembre constitue leur condamnation sans appel.
Les contradictions, l'anarchie et la crise des sociétés
capitalistes modernes ont atteint une intensité exceptionnelle
dans la France d'après guerre. En même temps qu'il connais-
sait un ample essor économique, technique et scientifique, le
pays était plongé dans des guerres coloniales interminables
et absurdes, dans un chaos économique périodique, dans
l'anarchie politique permanente. Les gouvernements renver-
sés tous les trois mois, les lois votées et non appliquées,
l'inflation presque jamais interrompue, la fiscalité écrasante
et frappant uniquement les plus faibles, la situation scanda-
leuse du logement douze ans après la fin de la guerre pen-
dant que des milliers de milliards étaient engouffrés dans
les expéditions coloniales ; tout cela a fini par déconsidérer
3
SOCIALISME OU BARBARIE
totalement les institutions de la république parlementaire
bourgeoise, les partis censés de les faire fonctionner, les idées
qui les inspirent, la notion même de la politique.
N-A vrai dire, cette république était déjà en faillite avant
la deuxième guerre mondiale. Les partis socialiste et com-
muniste ont dû en 1936 s'employer à fond pour maintenir
dans les cadres du régime le mouvement d'occupation des
usines. Ils ont dû encore, en 1944-45, user de toute leur
influence pour restaurer ce régime historiquement condamné,
en en modifiant les formes dans un sens démagogique. Les
travailleurs ont pu alors être leurrés par les quelque « réfor-
mes » réalisées, par l'idée qu'un retour en arrière était impos-
sible, par l'espoir que la majorité socialiste-communiste don-
nerait au régime parlementaire un sens différent, par la pré-
sence des communistes au gouvernement. Dès 1947-48, ils
étaient fixés. Quelques années après son installation, la
pagaille et la pourriture du régime ne provoquaient plus
l’exaspération ou la colère, mais simplement les ricanements
et les haussements d'épaules ; la vie de la IV République
ne se déroulait pas à l'encontre de la volonté de la population,
mais en l'absence de cette population, qui n'avait plus pour
les institutions que mépris et dégoût.
Face à ces institutions complètement usées et discréditées,
qu'y avait-il ? La gauche, les partis ouvriers ? Mais cette
< gauche » et ces «partis ouvriers » n'étaient que des parties
intégrantes du régime, la chair de sa chair et le sang de son
sang. Non seulement ils n'ont jamais présenté, en actes ou
même, en paroles, aux travailleurs une perspective révolu-
tionnaire ; ils se sont plongés jusqu'au cou dans le système,
dont le fonctionnement eut été impossible et inconcevable sans
leur participation active. Active, cette participation l'était
aussi bien lorsqu'ils étaient au pouvoir que dans l'« opposi-
tion ». Davantage même, peut-être, dans ce dernier cas. Car
cette opposition non seulement est toujours restée sur le
terrain du régime et n'a jamais assayé de déranger l'ordre
établi ; elle a toujours formé le complément indispensable
du pouvoir, elle a été la soupape de sûreté du système, le
moyen de canaliser et de rendre inoffensifs les mouvements
de l'opinion populaire, de faire avorter ou aboutir à des misé-
rables compromis les luttes ouvrières.
La moitié des députés de la IV° République, des conseil-
lers municipaux et des maires, un président de la Républi-
que, plusieurs présidents du Conseil, des dizaines de minis-
4
BILAN
tres, des masses de hauts fonctionnaires et de dirigeants d'en-
treprises nationalisées ont été fournis au régime par le P.S.
et le P.C. Ils l'ont été pour faire la même politique que les
radicaux ou les indépendants. Il est inutile de s'étendre sur
le cas de la S.F.1.0. Après avoir pris une part active dans
la conduite de la guerre d'Indochine, trempé dans toutes les
combines parlementaires, s'être opposé aux revendications
ouvrières pour se préoccuper de l'équilibre du budget et de
la « stabilité des prix », le parti socialiste a pu ajouter les
plus beaux fleuron's à sa couronne en prenant la direction
de la guerre d'Algérie que la droite n'osait pas assumer seule,
en favorisant l'organisation du fascisme à Alger et finalement
en prêtant son appui à l'opération de Gaulle - appui sans
lequel celle-ci n'avait guère de chances de réussir.
Certes, le P.C. n'a pas pris autant de responsabilités direc-
tes dans la politique du régime. Mais le fonctionnement de
la IV'° République eut été également impossible sans lui, car
il était seul capable de maintenir pendant douze ans la majo-
rité du prolétariat français sur des voies de garage. Certes
aussi, le P.C. n'est pas un parti purement et simplement ins-
tallé dans le régime bourgeois français, comme la S.F.1.0. ; sa
perspective est toujours l'instauration en France d'un régime
capitaliste bureaucratique totalitaire intégré au bloc oriental.
Mais cet objectif n'ayant dans les circonstances internatio-
nales actuelles aucune chance de réalisation, le P.C. en est
réduit à essayer d'influencer la politique de la bourgeoisie
française dans un sens favorable à la politique extérieure
russe ; la période de « guerre froide » (1948-52) terminée, il
s'évertua à fournir à la bourgeoisie tous les gages possibles
de sa bonne volonté. Ce même parti qui en 1952 essayait à
coups de matraque de faire débrayer les ouvriers pour qu'ils
manifestent contre Ridgway, s'opposa pratiquement toujours
à leurs luttes dès qu'elles visaient à défendre leurs intérêts.
En 1953, quatre millions d'employés de l'Etat étant en grève,
le P.C. et la C.G.T. utilisent leur influence et leurs énormes
moyens matériels pour prévenir l'extension de la lutte à l'in-
dustrie -- et y réussissent. En été 1955, P.C. et C.G.T. jouent
encore le même rôle par rapport aux grèves des métallos de
Nantes et de Saint-Nazaire. En juillet 1957, la C.G.T. soli-
daire de F.O. et de la C.F.T.C. sabote la grève des employés
de Banque. Depuis le début 1956, le P.C. s'abstient de toute
action qui pourrait gêner le travail de Mollet et de Lacoste
en Algérie ; il accorde à Mollet les pouvoirs spéciaux en
5
SOCIALISME OU BARBARIE
mars 1956, comme à Pflimlin en mai 1958. Lorsqu'au prin-
temps 1956 rappelés et ouvriers manifestent, parfois avec
une violence extrême, contre la guerre d'Algérie, c'est encore
la tactique insidieuse du P.C. qui enraye leur mouvement.
Ce ne sont là que quelques exemples de la politique des
organisations traditionnelles, que l'on pourrait multiplier faci-
lement. Mais, encore plus que dans les grandes occasions
politiques, c'est dans leur existence et leur activité quoti-
diennes que syndicats et partis « ouvriers » ont pu démontrer
que rien d'essentiel ne les sépare du régime auquel elles pré-
tendent dans leur programme s'opposer. C'est à leurs faits
et gestes les plus courants, dans toutes sortes de circons-
tances banales, que des millions de travailleurs ont appris
à voir dans les députés, les conseillers municipaux, les diri-
geants et les délégués syndicaux socialistes ou communistes
des représentants comme les autres, au vocabulaire près, de
la société établie, surtout préoccupés d'arrondir les angles,
d'éviter les histoires, de tenir les gens tranquilles bref, de
maintenir l'ordre dans leur secteur.
C'est également à la structure de ces organisations, à leur
attitude et à leurs méthodes, que les travailleurs ont appris
à les identifier avec les autres institutions de la société capi-
taliste. Ces organisations « ouvrières », ces syndicats, ces par-
tis « d'un type nouveau » ont fonctionné exactement comme
des organisations capitalistes, des partis capitalistes, des entre-
prises ou le Parlement bourgeois. Des dirigeants inamovibles,
choisissant eux-mêmes les gens dont ils s'entourent ; la con-
sécration rituelle du pouvoir par une fausse démocratie, sous
forme de congrès dont le résultat est cuisiné d'avance ; la
base de l'organisation maintenue dans le rôle d'exécutants
des consignes du bureau politique ou du comité directeur.
La réduction de la classe ouvrière à un objet manipulé selon
la ligne de la direction des partis ; une propagande démago-
gique et grossièrement mensongère ; l'organisation gardant
pour elle-même le monopole des informations et essayant
constamment d'imposer son point de vue aux masses, sans
jamais laisser à celles-ci la possibilité de décider ou même
de s'exprimer.
Tout cela ne signifie pas que les masses comparaient
l'attitude des organisations bureaucratiques avec le modèle
d'une organisation ouvrière révolutionnaire et les condam-
naient à partir de cette comparaison. Les masses ont fait
leur expérience des syndicats et des partis « ouvriers »
en
6
BILAN
ce sens qu'elles les ont de plus en plus identifiés au régime
lui-même et à ses autres institutions sous tous les rapports :
quant à leurs objectifs, quant à leur structure, quant à leur
attitude, quant à leurs méthodes d'action. Et c'est précisé-
ment dans la mesure où, en l'absence d'une organisation révo-
lutionnaire, aucune comparaison positive ne pouvait être
effectuée, dans la mesure où aucune autre perspective ne
paraissait s'ouvrir, où tout ce qui s'offrait sur le marché poli-
tique ne représentait que des variantes de la même pourri-
ture essentielle, que les masses ont accepté le gaullisme.
Cela signifie encore moins que si, à tel ou tel moment,
le parti communiste avait eu une autre politique, tout eut
été différent. Tout d'abord, le parti communiste ne pouvait
absolument pas faire une autre politique que celle qu'il a
faite : la politique d'une organisation bureaucratique liée
à la Russie, visant à instaurer en France une dictature tota-
litaire et incapable d'y parvenir actuellement, craignant par
dessus tout la mobilisation autonome des masses et obligée
quand même de s'attacher ces masses sans lesquelles elle n'est
rien, réduite donc finalement à louvoyer sur toutes les ques-
tions essentielles. Les idées sur lesquelles il est construit, la
mentalité de ses cadres, sa structure et ses méthodes d'action
le type de rapports qu'il entretient avec les ouvriers excluent
entièrement qu'il puisse jamais la modifier. Mais même si,
par miracle, le parti communiste changeait de politique à
un moment donné, cela n'eut pas suffi à effacer les résultats
de toute son action antérieure. Cela n'eut pas supprimé la
profonde scission qu'il a lui-même créée au sein du proléta-
riat français, ni empêché qu'il continue à représenter pour de
nombreux ouvriers et intellectuels français la perspective
d'instauration en France d'un régime du type russe qu'ils
abhorrent à juste titre, surtout depuis la révolution hon-
.groise. Cela n'eut pas d'un coup annulé les produits de vingt-
cinq ans de propagande chauvine, d'attitudes réformistes, de
ce travail permanent visant à détruire chez le prolétariat tout
germe d'action autonome, d'auto-organisation, d'initiative, de
critique, à l'attacher à la « grandeur française », à lui faire
oublier ce qu'est le socialisme, à le persuader qu'il ne peut
rien par lui-même et en dehors du parti. Les divers éléments
de l'évolution politique française depuis la guerre, l'attitude
du prolétariat, celle des organisations s ouvrières » et la rela-
tion entre les deux forment un tout indissociable. Ayant
accordé sa confiance au parti communiste, l'ayant soutenu,
7
SOCIALISME OU BARBARIE
l'ayant nourri, le prolétariat a subi en retour les résultats de
l'action de ce parti, et non seulement en surface ; jusqu'à un
certain point, il en a lui-même été profondément pénétré. Le
résultat ne pouvait être, à cette étape, que l'usure de toutes les
idées et de toutes les volontés, l'obscurcissement de toute pers-
pective d'action autonome, qui ont finalement abouti à l'ins-
tauration du gaullisme.
Car lorsque le 13 mai est arrivé, la population travail-
leuse n'avait pas seulement perdu depuis longtemps toute illu-
sion relative au régime et aux organisations « ouvrières » ;
elle avait aussi perdu, pour l'essentiel, toute foi dans ses
possibilités d'organisation et d'action. Elle n'arrivait pas à
envisager la perspective d'un régime fondamentalement dif-
férent, ou bien reculait devant l'énormité des problèmes
qu'un tel changement aurait posés. L' attitude des organisa-
tions devant les événements, la participation des socialistes
à l'opération de Gaulle, les communistes accrochés aux bas-
ques de Pflimlin puis menant une tiède opposition à
de Gaulle sans mettre à la place rien d'autre qu'un retour à
peine déguisé aux beautés de la IV République, tout cela
a certes accentué le désarroi et le dégoût des travailleurs,
mais n'a pas joué un rôle primordial. L'essentiel réside
ailleurs : dans le travail des organisations bureaucratiques
pendant des décennies visant à intégrer idéologiquement les
travailleurs dans la société capitaliste, et y réussissant en
partie, tout au moins jusqu'au point d'effacer toute pers-
pective d'action autonome sur le plan politique.
Certes on pourrait dire, dans l'abstrait, que même dans
ces conditions le prolétariat aurait pu tout tirer de lui-même
et aller de l'avant. Il ne l'a pas fait, et rien ne sert d'épilo-
guer là-dessus, sauf pour ceux qui veulent toujours trouver
dans la non maturité des conditions une justification de leur
inaction.
Privée ainsi de toute perspective d'action propre, qu'est-
ce que la majorité des travailleurs pouvait faire d'autre
que voter « oui » le 28 septembre ? Rien ne s'offrait à elle,
en dehors du gaullisme, que le retour à la IV République, ou
alors l'inconnu, le chaos et la menace d'une guerre civile qui
aurait précisément posé les problèmes qu'elle ne voulait et ne
pouvait pas se poser. En face, de Gaulle représentait une
possibilité de changement, plus même : si nos affaires doi-
vent de toute façon être gérées par d'autres que nous, autant
8
BILAN
qu'elles le soient par quelqu'un d'efficace et qui paraît au
moins savoir ce qu'il veut.
Une étape du mouvement ouvrier en France s'achève
ainsi dans la déroute, dans le dégoût et l'apathie des ouvriers,
dans la faillite des organisations bureaucratiques. Les révo-
lutionnaires se doivent de regarder cette situation calmement
en face, mais surtout de se tourner vers l'avenir et de réflé-
chir aux conditions et à l'orientation de leur action de
demain.
L'état actuel d'apathie des masses ne sera pas éternel.
Il ne faudra pas un temps long pour que les nuages de
fumée et de poussière, les faux cauchemars et les espoirs
insensés se dissipent, pour que le nouveau régime apparaisse
dans sa vraie perspective, pour que les travailleurs retrouvent,
absolument intacte, la dure réalité de la société de classes, la
dure nécessité de la lutte. Ils retrouveront alors aussi, sans
doute, les leçons de la période qui vient de finir.
Il est peu probable, en effet, que les organisations
bureaucratiques pourront continuer à jouer le même rôle de
frein des luttes que par le passé. Leur usure, manifeste depuis
longtemps, portée à son comble depuis le 13 mai, ne pourra
que s'accélérer encore sous le nouveau régime. A vrai dire,
ces organisations sont désormais entièrement privées de sens ;
on aperçoit mal, dans la nouvelle période, les raisons d'être
du parti communiste, du parti socialiste, de l’U.G.S. ou de
M. Mendès-France. La politique de « grandeur et de renou-
veau, de la France », d'aménagement rationnel des relations
avec l'Afrique et les colonies, de remise en ordre des affaires
de la société établie qu'ils ont demandée, de Gaulle est en
train de la réaliser. Qu'est-ce qui sépare l'opposition actuelle
du gouvernement ? Presqu’uniquement qu'elle lui demande
d'aller plus vite, en Algérie, ou qu'elle lui fait un procès
d'intention. Sur le terrain sur lequel elle s'est depuis long-
temps placée, le terrain de l'amélioration du capitalisme, cette
opposition est et restera véritablement une opposition de
Sa Majesté. Pourra-t-elle, dans ces conditions, persuader le
pays que son sort dépendra de l'élection de 50 et
40 députés communistes à un Parlement croupion quel-
ques mois après que 150 députés communistes à un Parle-
ment « souverain » eurent avec éclat prouvé leur totale
inutilité ?
Cette situation placera sur un terrain nouveau les rap-
ports entre les ouvriers et les organisations bureaucratiques.
non
9
SOCIALISME OU BARBARIE
Déjà en 1953, en 1955, en 1957 la tension entre les travail-
leurs et la bureaucratie syndicale et politique était proche du
point de rupture. Personne ne peut dire si cette rupture
éclatera dans la période qui vient, mais une chose est cer-
taine :
ce n'est qu'à cette condition qu'il pourra y avoir
une action ouvrière. Si les organisations bureaucratiques
étaient capables de maintenir encore leur emprise sur les tra-
vailleurs, il faudrait en conclure que l'on ne verrait pas de
luttes importantes, quelles que soient les conditions objec-
tives. En automne 1957, malgré une détérioration considé-
rable de ses conditions de vie, la classe ouvrière n'a pas pu
briser le barrage des organisations syndicales, ni surmonter
les difficultés qu'elle éprouvait devant l'idée d'une lutte géné-
ralisée qui risquerait de dépasser les revendications de
salaire ; et l'effervescence dans les usines n'a abouti à rien.
Dans la période actuelle, l'emprise des organisations bureau-
cratiques et la difficulté qu'éprouvent les ouvriers pour entre-
voir une perspective propre n'agissent pas comme un obstacle
que rencontrerait leur action à une étape de son dévelop-
pement et qui l'empêcherait d'aller plus loin ; elles agissent
au départ, et empêchent tout simplement que les luttes se
déclenchent. Ce n'est que si les travailleurs parviennent à
agir de façon autonome qu'il pourront lutter, et lutter effi-
cacement, pour la défense de leur condition. Dans le cas
contraire, on assistera tout au plus à des tentatives spora-
diques, avortées, brisées qui n'aboutiront qu'au décourage-
ment et à la consolidation du pouvoir absolu du patronat.
Mais le développement de la capacité des travailleurs
d'agir de façon autonome, la création de possibilités d'exten-
sion et d'approfondissement de leurs luttes, exigent impé-
rieusement la construction rapide d'une organisation ouvrière
révolutionnaire. C'est la leçon cruciale qui se dégagé des
quatorze années d'après guerre en France. Des tentatives
d'action autonome des travailleurs ont eu lieu à plusieurs
reprises, à divers moments et à différents endroits. Avec
d'immenses difficultés, la classe ouvrière, même pendant la
période qui vient de s'écouler, est parvenue à tirer d'elle-
même les premiers éléments d'une réponse révolutionnaire à
la situation sur toutes sortes de problèmes. Elle a déclenché
des luttes à l'encontre des organisations, comme en 1953 ;
elle a redonné leur véritable caractère de combat aux grèves,
comme en 1955 à Nantes ; elle s'est dressée contre la guerre
d'Algérie, avec les manifestations du printemps 1956. Ces
10
BILAN
tentatives en sont toujours restées à leurs premiers pas ou
ont été brisées dans l'oeuf. Pourquoi ? Parce que, au lieu de
rencontrer une organisation révolutionnaire qui en aurait
repris le contenu, les aurait fait connaître dans l'ensemble de
la classe ouvrière du pays, leur aurait fourni les moyens
d'expression nécessaires, les liaişons indispensables avec
d'autres localités et d'autres professions, elles ont trouvé face
à elles la bureaucratie syndicale et politique qui s'est acharnée
à les faire avorter, à les empêcher de se propager, à les tenir
cachées du reste des travailleurs.
Les événements en France ont démontré de façon écra-
santé la nécessité d'une organisation révolutionnaire, non pas
pour « diriger » les ouvriers, ni pour se substituer à eux, mais
pour propager, amplifier et développer les méthodes et les
formes d'action, les objectifs de lutte, la conscience de classe
que
les ouvriers eux-mêmes créent constamment. Les événe-
ments de quatorze années ont prouvé que les difficultés,
déjà énormes, qu'éprouve le prolétariat sous le capitalisme
pour parvenir à une conscience claire de ses objectifs de
classe et des moyens propres à les réaliser, sont multipliés
à l'infini par l'action des organisations bureaucratiques. Ils
ont également prouvé que cette action ne reste pas extérieure
à la classe ouvrière, mais tend à la pénétrer profondément, à
la soumettre aux illusions réformistes et chauvines, et, le plus
important, à démolir constamment chez elle l'idée qu'elle est
capable de résoudre ses problèmes par son action propre. Et
cela déroule à tous les niveaux. La bureaucratie
« ouvrière » s'est systématiquement efforcée de faire oublier
aux ouvriers français qu'une grève doit être conduite par un
comité de grève élu, révocable et responsable devant les
grévistes et elle y a réussi. Elle s'est également efforcée
de leur faire oublier ce qu'est une transformation révolu-
tionnaire de la société, ce que signifie le socialisme, de les
persuader qu'ils sont incapables de gérer eux-mêmes leurs
affaires et la société - et elle y a également réussi.
Ce dernier point, qui peut sembler éloigné et abstrait, est
en réalité le plus concret et le plus important de tous. Dès
que la crise du régime capitaliste atteint un certain degré
d'intensité, les ouvriers ne peuvent plus défendre leur condi-
tion sans poser le problème total de la société. On l'a bien vu
en automne 1957, on l'a vu encore mieux en mai 1958. Dans
le premier cas, les ouvriers sentaient bien que la révalori-
sation des salaires dépendait de la situation économique
se
11
SOCIALISME OU BARBARIE
.
d'ensemble de la France, déterminée à son tour par la guerre
d'Algérie. Une lutte pour les salaires qui prendrait une cer-
taine ampleur poserait inévitablement aussi bien le problème
du contrôle des prix, sans lequel les augmentations de salaire
resteraient illusoires, que celui de la politique algérienne
donc conduirait à une lutte pour le pouvoir. Mais quel pou-
voir ? La question s'est posée encore plus nettement le
13 mai. Lutter contre un fascisme ou un état autoritaire ?
Oui. Pour maintenir la IV République ? Certainement pas.
Mais alors pour quoi ?
Au delà du niveau élémentaire de l'entreprise, il ne
peut pas y avoir d'action de classe sans perspective révo-
lutionnaire. Or le fonctionnement quotidien du régime capi-
taliste, le travail quotidien de la bureaucratie « ouvrière »
tend à la fois objectivement et intentionnellement à obscur-
cir, à brouiller, à effacer cette perspective dans la conscience
des travailleurs. C'est à cet égard que le rôle d'une organi-
sation révolutionnaire est absolument décisif, en tant qu'elle
trace une perspective socialiste, qu'elle montre en termes
concrets qu'une solution ouvrière à la crise de la société
existe, que le prolétariat est capable de la réaliser. Il faut
qu'une organisation révolutionnaire proclame constamment
et ouvertement la nécessité d'une transformation socialiste
de la société, qu'elle indique le contenu de cette transforma-
tion à partir de l'expérience des luttes révolutionnaires du
prolétariat et de ses besoins actuels, qu'elle montre les pro-
blèmes qu'elle rencontrera et les solutions qui peuvent leur
être données. Cette perspective est l'élément catalyseur per-
mettant la cristallisation des idées et des volontés des tra-
vailleurs, qui sans cela risqueraient de ne jamais parvenir
à la clarté nécessaire pour une action décisive. En mainte-
nant constamment présent l'objectif socialiste devant les tra-
vailleurs l'organisation ne se substitue pas à eux, elle ne fait
que leur rappeler ce que fut leur propre action à ses moments
les plus élevés. Car le socialisme n'est pas une invention
d'idéologues et de théoriciens, mais la propre création de la
classe ouvrière, qui a réalisé la Commune, les Soviets, les
Conseils ouvriers, qui a revendiqué la gestion de la produc-
tion, la suppression du salariat et l'égalisation des rému.
nérations, qui a proclamé qu'elle n'attend pas son salut de
Dieu, de César ou des tribuns mais d'elle-même.
C'est donc la première tâche aujourd'hui d'entrepren-
dre la construction d'une organisation ouvrière révolution-
12
BILAN
naire, sur des bases idéologiques excluant tout compromis,
toute confusion, toute imprécision. Cette organisation devra
tirer les leçons de l'expérience du mouvement ouvrier fran-
çais et international. Elle devra renouer avec le contenu des
grandes luttes du passé, mais aussi répondre aux besoins
actuels des travailleurs et aux problèmes posés par l'évolu-
tion de la société moderne. Elle proclamera ouvertement et
quotidiennement que l'objectif du prolétariat ne peut pas
être de limiter ou d'aménager l'exploitation capitaliste, mais
de la supprimer. Elle montrera que toutes les tentatives de
« réformer » et d' « améliorer » le capitalisme n'ont en rien
atténué la crise de la société contemporaine ; que par le
« marché » ou par le « plan », avec la « propriété privée »
ou la « propriété nationalisée », les exploiteurs capitalistes
et bureaucrates ne poursuivent que leurs intérêts, et qu'ils
sont, les uns et les autres, radicalement incapables d'assurer
un développement rationnel et harmonieux de la société ;
qu'avec l'expansion ou la récession, les salaires élevés ou bas,
la vie du travailleur est toujours la même, celle d'un exe-
cutant rivé à une tâche éternellement répétée, asservi aux
ordres des dirigeants, d'un consommateur qui n'arrive jamais
à joindre les deux bouts et court après les besoins toujours
plus élevés que crée la société moderne.
1
Elle montrera que la seule issue à la crise de la société est
le socialisme, compris comme le pouvoir des Conseils de tra-
vailleurs et la gestion ouvrière de la production, de l'écono-
mie, de la société. Elle dénoncera la mystification de la
« nationalisation » et de la « planification », en faisant voir
qu'elles ne sont que la forme du pouvoir de la bureaucratie
politique et économique et qu'elles ne suppriment ni l'exploi-
tation ni l'anarchie profonde du capitalisme. Elle montrera.
que la production ne pourra être orientée dans les intérêts
de la société que si ce sont les travailleurs eux-mêmes qui la
gèrent ; qu'il ne peut y avoir de planification 'socialiste que
si les masses organisées décident de ses objectifs et de ses
moyens ; que dans une société socialiste il ne peut y avoir
d'autre « Etat » et d'autre pouvoir que celui des travailleurs
organisés dans leurs Conseils. Elle rappelera que c'est l'ins-
tauration d'un tel pouvoir qui a toujours été l'objectif de la
classe ouvrière dans ses grandes luttes révolutionnaires ; elle
analysera les difficultés que ces luttes ont rencontrées, les
obstacles qu'elles auront à vaincre dans l'avenir, afin d'aider
13
SOCIALISME OU BARBARIE
le prolétariat à s'élever à la hauteur de sa tâche historique, la
réalisation d'une société pour la première fois humaine.
L'organisation révolutionnaire ne parlera pas du socia-
lisme les dimanches et les jours de fête. Elle en parlera cons-
tamment, mais aussi et surtout elle s'inspirera des principes
du socialisme dans son action quotidienne et courante. Elle
sera inconditionnellement aux côtés des travailleurs dans la
défense de leur condition à laquelle le régime d'exploita-
tion les oblige chaque jour. Mais son attitude sera toujours
réglée sur ce principe, que c'est aux ouvriers eux-mêmes de
diriger leurs luttes, de définir leurs revendications, de choisir
leurs moyens d'action. Elle mettra à leur disposition ses
moyens d'expression, d'information et de liaison. Elle s'atta-
chera à diffuser auprès de l'ensemble de la classe ouvrière
l'exemple et l'expérience des luttes partielles. Son action aura
comme fin et comme moyen principal le développement de
la conscience des travailleurs et de leur confiance dans leur
propre capacité à résoudre leurs problèmes.
La structure de l'organisation elle-même devra être un
exemple de fonctionnement collectif et démocratique aux
yeux de la classe ouvrière. C'est d'ailleurs là la condition
nécessaire pour que l'organisation soit efficace. L'orienta-
tion de l'organisation sera définie par la base ; les orga-
nismes et les personnes chargées des tâches indispensables
de centralisation seront
le contrôle permanent de
l'ensemble des militants. Mais il ne s'agit pas là de simples
règles de démocratie formelle : ce n'est que de cette façon
que l'ensemble de l'organisation peut être véritablement asso-
cié à son travail, que les individus peuvent se mobiliser pour
des objectifs dont ils connaissent l'importance puisqu'ils les
ont eux-mêmes définis, qu'ils peuvent déployer et développer
leurs capacités. Une organisation qui réduit ses membres au
rôle d'exécutants n'est pas simplement anti-démocratique ;
elle est aussi et surtout inefficace, car elle ne peut mettre
en oeuvre qu'une infime partie du potentiel humain que
représentent ses membres.
Cette organisation se construira inévitablement dans la
période à venir. Les idées sur lesquelles elle doit être fondée
existent et deviennent chaque jour plus évidentes pour un
nombre croissant d'individus. Les luttes ouvrières en démon-
treront le besoin vital. Les jeunes générations sont là, sur les-
quelles ni les institutions officielles ni les vieilles organisa-
tions n'ont de prise, et qui éprouvent sur leur personne la
sous
14
BILAN
crise de la société. Mais le rythme de sa construction peut
être influencé de façon décisive par l'attitude qu'adoptera,
dans les mois qui viennent, cette importante fraction des mili-
tants des organisations traditionnelles qui réfléchit aujour-
d'hui sur les événements et essaie d'en tirer les leçons.
On a en effet analysé plus haut l'évolution de la France
d'après guerre en décrivant les rapports entre le proletariat
et la bureaucratie « ouvrière ». Mais ceite analyse resterait
incomplète si elle passait sous silence le rôle capital de cet
élément indispensable de liaison entre les travailleurs et les
directions bureaucratiques qu'ont été les militants. Sans la
participation quotidienne de dizaines et de centaines de mil-
liers de militants, ni les syndicats, ni les partis « ouvriers »
n'auraient pu agir ou simplement exister. Dans leur grande
majorité ces militants, quels qu'aient pu être leurs défauts
ou leurs déformations, ne peuvent pas être confondus avec la
bureaucratie stalinienne ou réformiste. Ils ont sincèrement
lutté pour ce qu'ils croyaient être la défense des intérêts des
travailleurs ou une politique menant au socialisme. Aujour-
d'hui, ils sont bien obligés de le constater : à quoi ont abouti
toutes ces années de travail acharné, ces soirées passées à se
réunir et ces nuits à coller des affiches, cet argent, ces jour-
naux vendus, ces bagarres, ces injures, cette tension perpé-
tuelle ? A.ce que la classe ouvrière se détourne deux et des
idées qu'ils sont censés incarner ; à ce que de Gaulle s'ins-
talle au pouvoir.
Face à cette réalité, de nombreux militants parviennent
aujourd'hui à voir que la politique des organisations bureau-
cratiques forme un tout, qu'il n'y avait pas ^ « 'erreurs », que
leur activité depuis quatorze ans préparait nécessairement
le résultat d'aujourd'hui qui en retour éclaire son sens défini-
tivement. Ils arrivent ainsi à une critique radicale de la
direction des organisations et de ces organisations comme
telles qui est sans doute la première' nécessité actuellement.
Mais elle ne suffit pas. Les militants sont éclairés sur le rôle
de leurs directions. Ils ne peuvent actuellement rien sur les
masses, que se dire : Les masses n'ont pas pu faire tout d'elles-
mêmes, et nos organisations ont tout fait pour qu'elles ne
fassent rien. Mais il est aussi indispensable qu'ils se deman-
dent : qu'est-ce que nous avons fait ?
Sans leur action, les organisations n'auraient pas pu jouer
le rôle qu'elles ont joué. Les militants doivent donc compren-
dre les responsabilités qui sont les leurs, non pas pour s'en
15
SOCIALISME OU BARBARIE
attrister ou pour se frapper la poitrine, mais pour avancer ;
et pour cela, ils doivent essayer de voir clairement les moti-
vations de ce comportement qui les a conduits pendant des
années, à soutenir une politique diametralement opposée aux
fins qu'ils croyaient poursuivre en militant.
Deux postulats étroitement liés se trouvent à la base de
ce comportement. En premier lieu, l'idée que ce qui importe
avant tout, c'est de militer et d'agir « efficacement », l'effi-
cacité étant mesurée par la capacité d'influencer dans l'immé-
diat et de façon visible la vie de la société, donc la vie du
régime capitaliste, d'exercer une pression sur l'action du
gouvernement, d'obtenir pour ce faire le plus grand nombre
possible de voix aux élections etc. Comme seule une grande
organisation peut agir « efficacement » en ce sens, il en
résulte que l'existence, l'unité, le prestige d'une telle orga-
nisation deviennent des fins en soi qu'il s'agit de défendre à
n'importe quel prix et, finalement, quelle que soit la poli-
tique de l'organisation. Cela d'autant plus, et c'est là le
second postulat -- que les militants n'ont pas à se préoccuper,
une fois qu'ils ont adhéré à l'organisation, de la justesse de
telle ou telle de ses actions, encore moins de sa politique
d'ensemble, qu'ils n'ont qu'à l'appliquer et à la défendre
devant le public, qu'ils n'ont à réfléchir que pour mieux l'exé-
cuter et que, quant au reste, le Bureau politique pense pour
еих. .
Il est à peine nécessaire de rappeler à quel point ces pos-
tulats s'effondrent aujourd'hui sous le poids de leurs propres
conséquences. Les militants ont agi pour l'efficacité pendant
des années et quel a été le résultat ? Ils auraient
tout aussi bien pu passer leurs années à copier Le Capital
sur le dos d'un timbre poste, à construire un Kremlin minia-
ture avec des allumettes, leurs objectifs en auraient tout
autant profité. Des doctrinaires sectaires ne comprenaient pas
combien il était important que le P. C. eut 150 députés ;
il les a eus. Qu'ont-ils fait, et où sont-ils maintenant ? Les
problèmes étaient résolus par Staline et Thorez ; le Bureau
politique réfléchissait pour eux, il possédait la science et les
informations que de simples militants ne pouvaient pas pos-
séder. Il avait donc toujours raison, il ne pouvait pas se trom-
per. Mais qui s'est trompé alors, ou bien vivons-nous dans un
mirage et de Gaulle est-il un fantôme ? Les problèmes qui
couvaient en eux depuis de longues années, les points d'inter-
rogation qui s'accumulaient Tito, l'attitude des organisa-
16
BILAN
tions face aux luttes ouvrières, Berlin Est, le XX Congrès,
l’Algérie, la Pologne, la Hongrie, Suez, pour n'en mentionner
que les plus cuisants - ils se les masquaient au prix d'un
effort de plus en plus grand, en s'accrochant désespérément
à cette seule « réalité » tangible : l'organisation, le parti, sa
force, son efficacité, qu'il ne fallait surtout pas mettre en
danger par des doutes et des critiques. L'organisation, qui
n'était au départ qu'un moyen pour réaliser certaines fins
politiques, devenait ainsi la fin absolue, et sa politique seule-
ment un moyen.
Cette « fin absolue » est aujourďhui un néant grotesque,
cette « réalité » une parfaite illusion : ces partis sont des cada-
vres, ils n'ont rien changé à rien, ils sont encore moins capa-
bles de se changer eux-mêmes. Les problèmes esquivés depuis
des années, la réalité interdit désormais qu'on les ajourne
davantage si l'on veut rester conséquent : si ce qui importe
avant tout c'est l'action efficace, comment ne pas voir non seu-
lement que l'action des partis a été totalement inefficace, mais
que désormais toute efficacité leur est absolument interdite ?
Ce n'est qu'à condition de se débarrasser de ces illusions
(et de ne pas les rééditer sous des formes légèrement modi-
fiées) que les militants pourront dépasser leur crise actuelle
et jouer un rôle positif dans le développement d'une nou-
velle organisation révolutionnairé.
L'action politique n'a pas de sens, en effet, si elle n'est
pas efficace. Mais efficace par rapport à quoi, c'est toute la
question. Une politique révolutionnaire est efficace dans la
mesure où elle élève la conscience et la combativité des
travailleurs, les aide à se débarrasser des mystifications de la
société établie et de ses instruments bureaucratiques, enlève
les obstacles de leur route, augmente leur propre capacité à
résoudre leurs problèmes. Il est efficace d'aider dix ouvriers
à voir clair dans les problèmes actuels ; il ne l'est absolument
pas de faire élire dix députés communistes supplémentaires.
L'action politique n'a pas de sens en dehors d'une orga-
nisation. Mais quelle organisation, et pour quoi faire ?
L'organisation n'est rien, si son fonctionnement, son activité,
sa politique quotidiennes ne sont pas. l'incarnation visible et
contrôlable par tous des fins qu'elle proclame. Cela est infini-
ment plus important que la taille de l'organisation comme
telle, qui n'a, à proprement parler, aucune signification en
dehors du contenu de l'organisation : une organisation
17
SOCIALISME OU BARBARIE
bureaucratique trois fois plus importante est simplement trois
fois plus néfaste, un point c'est tout
Les militants qui tirent les leçons de la faillite des orga-
nisations traditionnelles et veulent aller de l'avant doivent
comprendre que, s'ils ne veulent pas reprendre le même cal-
vaire avec le même néant au bout, il faut commencer par le
commencement. Ils doivent abandonner l'idée qu'ils peuvent
faire l'économie d'une révision radicale des idées sur les-
quelles ils ont vécu pendant des années. Ils doivent se débar-
rasser de cette illusion qui s'empare curieusement au jour-
d'hui de l'« opposition communiste » et montre combien les
survivances du stalinisme peuvent être profondes - qu'il
suffit de critiquer le P. C. sur des problèmes finalement con-
joncturels, comme son attitude sur l'Algérie ou le 13 mai, et
qu'il faut surtout éviter de poser les grandes questions
« abstraites » : s'ils s'engageaient sur cette voie, ils se pré-
pareraient le même sort politique que le P.C. lui-même,
lorsque la question algérienne ne sera plus là et que le 13 mai
sera oublié. Ils doivent surtout comprendre que les débuts
d'une nouvelle organisation révolutionnaire seront fatalement
modestes, qu'on n'a ni à s'en attrister ni à s'en réjouir, mais
simplement reconnaître que c'est la seule voie ouverte aujour-
d'hui et que tout le reste, c'est du charlatanisme politique.
Ceux qui veulent du « grand »peuvent rester au P. C. ; ceux
qui se contentent de moins aller à l'U. G.S. Mais ceux qui
veulent habiter quelque chose de solide auront à le cons-
truire eux-mêmes. Presque tous les matériaux sont 'là, mais la
terre est rase.
Pendant un tiers de siècle le mouvement ouvrier a é
presque entièrement dominé par la bureaucratie, stalinienne
ou réformiste. Depuis quelques années les manifestations les
plus diverses, mais qui expriment finalement toutes la même
évolution, annoncent que cette période s'achève. A l'Est, le
prolétariat de Berlin, de Poznan, de Budapest a lutté de
front contre le pouvoir de la bureaucratie, et même en Russie
le Kremlin ne peut plus gouverner comme par le passé. Dans
les pays occidentaux l'emprise des organisations bureaucra-
tiques sur les travailleurs est profondément usée. En France,
cette usure se traduit pour l'instant de façon négative, par
le dégoût et le retrait des ouvriers. Mais il faut regarder plus
loin. La reprise des luttes ouvrières est inéluctable, et celles-
ci pourront difficilement passer par les voies traditionnelles.
A la nouvelle période du mouvement ouvrier correspondra
18
4
BILAN
nécessairement une nouvelle organisation, tirant les leçons de
la phase de bureaucratisation quant au programme socialiste,
quant à sa propre structure, quant à ses rapports avec les
travailleurs. Cette organisation ne pourra se construire que
sur des bases idéologiques claires, éliminant impitoyablement
les néo-réformismes, les néo-stalinismes et les néo-trotskismes
qui foisonnent aujourd'hui dans la confusion et qui n'ont
d'intérêt que pour l'archéologie politique.
C'est à la construction de cette organisation que Socia-
lisme ou Barbarie appelle tous ceux qui veulent travailler
pour le prolétariat et le socialisme.
19
Remarques critiques
sur la critique de la révolution
russe de Rosa Luxembourg (1)
NOTE SUR LUKACS ET R. LUXEMBOURG
Le livre de Georg Lukács, « Histoire et conscience de classe », a été
publié en 1923 ; les textes qui le composent furent écrits entre 1919 et
1922, en pleine période révolutionnaire. L'évolution ultérieure de son
auteur qui, pour rester au sein de l'Internationale Communiste, a renié
son livre et en a interdit la réédition, ne peut pas effacer le fait
qu'il
s'agit d'un ouvrage théorique d'une signification capitale et qui, sur le
plan philosophique reste à peu près la seule contribution importante
au marxisme depuis Marx lui-même.
Les « Remarques critiques » sur la Révolution russe de Rosa Luxem-
bourg que l'on trouvera ci-après posent, à travers la défense de la
politique bolchevique entreprise par Lukács, l'essentiel des problèmes
d'une politique révolutionnaire 'en période de renversement du régime
d'exploitation. Il va sans dire que nous publions ce texte comme une
contribution à la discussion de ces problèmes, sans pour autant parta-
ger nécessairement les vues de l'auteur. Ce n'est pas ici le lieu d'en
entreprendre la discussion systématique ; les lecteurs de « Socialisme
ou Barbarie » peuvent s'ils désirent connaître notre point de vue, se
référer aux nombreux textes déjà publiés par la revue sur ces ques-
tions. Sur un point, cependant, le texte de Luckàcs appelle un commen-
taire qu'il est nécessaire de faire ici-même.
Lukács critique à juste titre Rosa pour sa conception « organique »
de la révolution, son oubli de tirer toutes les implications qui décou-
lent de l'idée de la révolution violente. Il rappelle que, à l'opposé de
la révolution bourgeoise qui n'a qu'à supprimer les obstacles empêchant
l'épanouissement complet d'une production capitaliste déjà développée,
la révolution prolétarienne doit entreprendre la transformation cons-
.
(1) Ce texte constitue l'avant-dernier chapitre d'Histoire et Conscience
de Classe, recueil d'essais, condamné par la IIIe Internationale
(Zinoviev),
l'orthodoxie stalinienne et social-démocrate (Kautsky) et désavoué par
son auteur.
Le premier chapitre, Qu'est-ce que le marxisme orthodoxe ? a paru
en traduction française dans la revue « Arguments » (N° 3, 1957) et le
second, Rosa Luxembourg marxiste, dans le N° 5, 1957, de la même
revue. Un autre chapitre de ce recueil, Légalité et Illégalité, a été
publié
dans le N° 2, 1958, de la « Nouvelle Réforme ».
Lukács entreprend ici la critique de La révolution russe, de Rosa
Luxembourg (1922), publiée en français en 1946 par les éditions
Spartacus.
(N. des Tr.)
20
REMARQUES CRITIQUES
ciente des rapports de production, transformation pour laquelle le capi.
talisme ne crée que « les présuppositions objectives » (c'est-à-dire
maté-
rielles) d'un côté, le prolétariat comme classe révolutionnaire, de
l'autre.
Il laisse cependant à son tour complètement dans l'ombre la question de
savoir, en quoi consiste cette transformation. Lorsqu'il dit par exemple
que, aussi poussée que soit la concentration du capital, il. reste
toujours
un saut qualitatif à effectuer pour passer au socialisme, le contenu
de ce saut qualitatif reste entièrement indéterminé : le contexte, et le
fait que tout cela vise à défendre la politique bolchevique, laisse
entendre qu'il s'agirait de pousser cette concentration à sa limite (par
la nationalisation ou étátisation) et à supprimer les bourgeois comme
propriétaires privés des moyens de production. Or en réalité, le saut
qualitatif en question consiste en la transformation du contenu des rap-
ports de production capitalistes, la suppression de la division en diri.
geants et exécutants, en un mot : la gestion ouvrière de la production.
La maturation du prolétariat comme classe révolutionnaire, condition
évidente de toute révolution qui n'est pas un simple putsch militaire,
prend alors un sens nouveau. Sans doute, elle ne peut toujours pas être
considérée comme le produit « spontané » et simplement « organique »
de l'évolution du capitalisme, séparé de l'activité des éléments les plus
conscients et d'une organisation révolutionnaire ; mais c'est une matu-
ration par rapport non pas au simple soulèvement, mais par rapport à
la gestion de la production, de l'économie, de la société dans son
ensemble, sans laquelle parler de révolution socialiste est entièrement
dépourvu de sens. Le rôle du parti ne consiste alors absolument pas
à être l'accoucheur par la violence de nouvelle société, mais d'aider
cette maturation là, sans laquelle sa violence ne pourrait conduire
qu'à des résultats opposés aux fins qu'il poursuit. Or, à cet égard, il
faut rappeler que le parti bolchevique non seulement n'a pas aidé,
mais s'est la plupart dų temps opposé aux tentatives de s'emparer de
la gestion des usines faites par les Comités de fabrique russes
1917-18.
Vue sous cet angle, et aussi bien entendu à la lumière de l'évolu.
tion ultérieure de la révolution russe, la distinction entre la dictature
du parti et la dictature de la classe que Lukács écarte dédaigneusement,
prend toute son importance ; il ne s'agit pas de plus ou de moins de
démocratie, il ne s'agit même pas de deux conceptions différentès du
socialisme ; il s'agit de deux régimes .sociaux diametralement opposés.
Car, quelles que soient les intentions et, la volonté des personnes, des
groupes et des organisations, la dictature du parti ne peut que conduire
inévitablement à la dictature d'une nouvelle classe bureaucratique.
C'est dans ce contexte que le problème de la « liberté » prend son
vrai sens. Seuls les organismes de masse du prolétariat peuvent décider
si tel ou tel courant politique doit être libre ou non ; qu'ils puissent
se tromper, c'est certain mais personne sur terre ne peut les protéger
contre de telles erreurs. Il est trop facile de se borner à dire que le
règne du prolétariat n'a pas comme but de servir la liberté, mais que
la liberté doit servir le règne du prolétariat. Le règne du prolétariat
ne peut qu'être la liberté pour le prolétariat lui-même. L'essentiel de
l'expérience est qu'en Russie ni la liberté, ni le règne du prolétariat
n'ont été sauvés de cette façon. Dire qu'ils ne pouvaient pas l'être, vu
les circonstances, c'est une autre discussion. Mais il ne faut pas ériger
ce que les bolcheviks ont peut-être contraints fait dans des cir.
constances données et qui préparait objectivement l'avènement du con.
en
1
21
SOCIALISME OU BARBARIE
traire du socialisme en principe général de la révolution ; car alors la
voie est ouverte à l'identification de Kornilov à Kronstadt effectuée
par Trotsky et reprise ici par Lukàcs qui a tôt fait de conduire à
l'identification de Kornilov à Trotsky et à Lukàcs lui-même, dont sel
sont chargés par la suite Staline et ses successeurs.
P. Ch.
!
Paul Levi a cru opportun de publier une brochure rédigée
à la hâte par la camarade Rosa Luxembourg dans la prison
de Breslau et restée à l'état de fragment. Cette publication
s'est faite au moment des attaques les plus violentes contre
le P.C. allemand et la III Internationale ; elle en constitue
une étape, au même titre que les révélations de Vorwärts et la
brochure de Friesland ; elle sert seulement des buts différents,
plus profonds. Ce ne sont plus, cette fois-ci, l'autorité du
P.C.A. ni la confiance en la politique de la III Internatio-
nale qui doivent être ébranlées, mais les fondements théori-
ques de l'organisation et de la tactique bolchéviques. L'autorité
respectable de Rosa Luxembourg doit être mise au service
de cette cause. Son oeuvre posthume doit fournir la base
théorique à la liquidation de la IIIº Internationale et de ses
sections. C'est pourquoi il ne suffit pas de faire remarquer que
Rosa Luxembourg a, par la suite, modifié ses vues. Il s'agit
de bien voir dans quelle mesure elle a raison ou tort. Car
il serait tout à fait possible dans l'abstrait qu'au cours
des premiers mois de la Révolution elle ait évolué dans une
mauvaise direction, que le changement constaté dans ses
vues par les camarades Warski et Zetkin ait représenté une
tendance erronée. La discussion doit donc avant tout partir
des vues notées par Rosa Luxembourg dans cette brochure
indépendamment de son attitude ultérieure à leur égard.
D'autant plus que déjà, dans la brochure signée Junius (2)
et la critique qu'en fit Lénine, et même déjà dans la critique
que R. Luxembourg avait publiée en 1904 dans « Neue Zeit >>
sur le livre de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière,
les oppositions évoquées ici entre R. Luxembourg et les bol-
chéviks se sont déjà manifestées et qu'elles interviennent
encore en partie dans la rédaction du programme de Spar-
tacus.
(2) Brochure publiée par Rosa Luxembourg en février 1916 sous le
pseudonyme de Junius : La Crise de la Social-démocratie.
(N. des Tr.)
22
REMARQUES CRITIQUES
I
Ce qui est en question, c'est donc le contenu effectif
de la brochure. Ici aussi, cependant, le principe, la méthode,
le fondement théorique, le jugement général porté sur le carac-
tère de la Révolution, qui conditionne en dernière, analyse
la position prise à l'égard des questions particulières, sont
plus importants que la position même prise à l'égard des
problèmes particuliers de la révolution russe. Ceux-ci ont,
pour la plupart, été réglés par le temps qui s'est écoulé depuis.
Levi le reconnaît lui-même pour la question agraire. Sur ce
point, donc, plus n'est besoin, aujourd'hui déjà, de polémi-
quer. Il importe seulement de dégager le principe métho-
dologique qui nous mène plus près du problème central de
ces considérations, celui de la fausse appréciation du caractère
de la révolution prolétarienne. Rosa Luxembourg affirme avec
insistance : «Un gouvernement socialiste qui est parvenu au
pouvoir doit cependant faire en tout cas une chose : prendre
des mesures qui vont dans le sens des conditions fondamentales
d'une ultérieure réforme socialiste des rapports agraires ;
il doit au moins éviter tout ce qui barre la voie à ces
mesures. » Et elle reproche à Lénine et aux bolchéviks d'avoir
négligé cela, d'avoir même fait le contraire. Si cette vue était
isolée, on pourrait invoquer que la camarade Rosa Luxem-
bourg comme presque tout le monde en 1918 était insuf-
fisamment informée des événements réels en Russie. Mais si
nous considérons ce reproche dans le contexte d'ensemble de
son exposé, nous nous rendons compte aussitôt qu'elle sures-
time considérablement la puissance effective dont disposaient
les bolcheviks sur la forme du règlement de la question
agraire. La révolution agraire était une donnée complètement
'indépendante de la volonté des bolchéviks, ou de la volonté
du proletariat. Les paysans auraient de toutes façons partagé
la terre sur la base de l'expression élémentaire de leur intérêt
de classe. Et ce mouvement élémentaire aurait balayé les bol-.
cheviks, s'ils s'y étaient opposés, comme il a balayé les men-
cheviks et les socialistes-révolutionnaires. Pour poser correcte-
ment le problème de la question agraire, il ne faut donc pas
se demander si la réforme agraire des bolchéviks était une
mesure socialiste ou allant dans le sens du socialisme, mais.
si dans la situation d'alors, où le mouvement montant de la
révolution tendait vers son point décisif, toutes les forces
élémentaires de la société bourgeoise en décomposition
devaient être rassemblées contre la bourgeoisie s'organisant
23
SOCIALISME OU BARBARIE
i
en contre-révolution (que ces forces aient été « purement »
prolétariennes ou petites-bourgeoises, qu'elles se soient mues
ou non dans le sens du socialisme). Car il fallait prendre
position en face du mouvement paysan élémentaire qui ten-
dait au partage des terres. Et cette prise de position ne pou-
vait être qu'un Oui ou un Non clair et sans équivoque. On
devait, soit se mettre à la tête de ce mouvemnt, soit l'écraser
par les armes, auquel cas on devenait forcément le prisonnier
de la bourgeoisie nécessairement alliée sur ce point, comme
cela est effectivement arrivé, aux menchéviks et aux socialistes-
révolutionnaires. Il ne pouvait, à ce moment, être question
d'« infléchir » progressivement le mouvement « dans le sens
du socialisme ». Cela pouvait et devait être tenté plus tard.
Dans quelle mesure cette tentative a réellement échoué. (là-
dessus le dossier est loin d'être clos ; il y a des « tentatives
avortées » qui cependant, dans un autre contexte et plus tard,
portent des fruits) et quelles sont les causes de cet échec, ce
n'est pas ici le lieu d'en discuter. Car ce dont on discute ici,
c'est de la décision des bolchéviks, au moment de la prise
du pouvoir. Et là il faut constater que, pour les bolchéviks, le
choix n'était pas entre une réforme agraire allant dans le
sens du socialisme et une autre qui s'en éloignait, mais entre :
mobiliser pour la révolution prolétarienne les énergies libérées
du soulèvement paysan élémentaire ou bien en s'y oppo-
sant isoler sans espoir le prolétariat et contribuer à la
victoire de la contre-révolution.
Rosa Luxembourg elle-même le reconnaît sans détour :
« Comme mesure politique pour renforcer le gouvernement
socialiste prolétarien, c'était une excellente tactique. Mais la
médaille avait malheureusement son revers : la prise de pos-
session immédiate des terres par les paysans n'avait rien de
commun avec une économie socialiste. » Mais quand, à l'ap-
préciation correcte de la tactique politique des bolchéviks, elle
relie quand même son reproche contre leur façon d'agir sur
le plan économique et social, on voit déjà apparaître ici l'es-
sence de son appréciation de la révolution russe, de la révolu-
tion prolétarienne : la surestimation de son caractère purement
prolétarien, et donc la surestimation, tant de la puissance
extérieure que de la clarté et de la maturité intérieures que
la classe prolétarienne peut posséder dans la première phase
de la révolution et a effectivement possédées. Et on voit
apparaître en même temps, comme en étant le revers, la
sous-estimation de l'importance des éléments non prolétariens
dans la révolution, sous-estimation tant des éléments non
24
REMARQUES CRITIQUES
prolétariens en dehors de la classe que de la puissance de
telles idéologies à l'intérieur du prolétariat lui-même. Et cette
fausse appréciation des vraies forces motrices conduit à l'aspect
décisif de sa position fausse : à la sous-estimation du rôle du
parti dans la révolution, à la sous-estimation de l'action poli-
tique consciente par opposition au mouvement élémentaire
sous la pression de la nécessité de l'évolution économique.
II
Plus d'un lecteur trouvera ici encore qu'il est exagéré
d'en faire une question de principe. Pour faire plus clairement
comprendre l'exactitude objective de ce jugement, nous
devons revenir aux questions particulières de la brochure.
La position de Rosa Luxembourg sur la question des nationa-
lités dans la révolution russe renvoie aux discussions critiques
du temps de guerre, à la brochure de Junius et à la critique
qu'en fit Lénine.
La thèse que Lénine a toujours combattue obstinément
(et pas seulement à l'occasion de la brochure de Junius où
elle revêt sa forme la plus claire et la plus caractéristique)
est la suivante : « A l'époque de l'impérialisme déchaîné, il
ne peut plus y avoir de guerre nationale. » (3) Il peut paraître
qu'il s'agit ici d'une opposition purement théorique. Car sur
le caractère impérialiste de la guerre mondiale, il régnait un
accord complet' entre Junius et Lénine. Ils étaient aussi
d'accord sur le fait que les aspects particuliers de la guerre
qui, considérés isolément, seraient des guerres nationales,
devaient nécessairement, du fait de leur appartenance à un
contexte d'ensemble impérialiste, être évalués comme des
phénomènes impérialistes (la Serbie et l'attitude juste des
camarades serbes). Mais, objectivement et pratiquement, sur-
gissent immédiatement ici des questions de la plus haute
importance. Premièrement, une évolution qui rende de nou-
veau possible des guerres nationales est sans doute
peu
vrai.
semblable mais n'est pas exclue. Son apparition dépend du
rythme auquel s'opère le passage de la phase de la guerre
impérialiste à celle de la guerre civile. Aussi est-il faux de
généraliser le caractère impérialiste de l'époque présente à tel
point que l'on en vienne à nier la possibilité même de guerres
(3) Directives pour les tâches de la social-démocratie internationale.
Thèse 5.
25
SOCIALISME OU BARBARIE
nationales, car cela pourrait éventuellement amener le poli-
ticien socialiste à agir en réactionnaire (par fidélité aux prin-
cipes). Deuxièmement, les soulèvements des peuples coloniaux
et semi-coloniaux sont nécessairement des guerres nationales
que les partis révolutionnaires doivent absolument soutenir,
vis-à-vis desquelles la neutralité serait directement contre-révo-
lutionnaire (attitude de Serrati dans la question de Kemal).
Troisièmement, il ne faut-pas oublier que non seulement dans
les couches petites-bourgeoises (dont le comportement peut,
sous certaines conditions favoriser grandement la révolution)
mais aussi dans le prolétariat lui-mêmė, particulièrement dans
le, prolétariat des nations opprimées, les idéologies nationa-
listes sont restées vivantes. Et leur réceptivité à l'internationa-
lisme vrai ne peut pas être éveillée par une anticipation uto-
pique en pensée sur la situation socialiste d'avenir où il n'y
aura plus de question des nationalités, mais seulement en fai-
sant la preuve, pratiquement, que le prolétariat victorieux
d'une nation opprimante a rompu avec les tendances d'op-
pression de l'impéralisme jusque dans les dernières consé-
quences, jusqu'au droit complet de disposer de soi-même, jus-
qu'à « la séparation étatique inclue ». A vrai dire, à ce mot
d'ordre, doit répondre comme complément, chez le prolé-
tariat du peuple opprimé, le mot d'ordre de la solidarité,
de la fédération. Mais seuls ces deux mots d'ordre ensemble
peuvent aider le prolétariat, à qui le simple fait de sa victoire
n'a pas fait perdre sa contamination par les idéologies nationa-
listes capitalistes, à sortir de la crise idéologique de la phase
de transition. La politique des bolchéviks en ce domaine s'est
avérée juste, en dépit des échecs de 1918. Car, même sans le
mot d'ordre du plein droit à disposer de soi-même, la Russie
soviétique aurait, après Brest-Litovsk, perdu les Etats limitro-
phes et l'Ukraine. Mais, sans cette politique, elle n'aurait
regagné ni cette dernière ni les Républiques caucasiennes, etc.
La critique de Rosa Luxembourg a, sur ce point, é
réfutée par l'histoire elle-même. Et nous ne nous serions
pas occupés si longuement de cette question, dont la théorie
a déjà été réfutée par Lénine dans sa critique de la brochure
de Junius (Contre le courant), si n'y apparaissait pas la même
conception du caractère de la révolution prolétarienne que
celle déjà analysée par nous dans la question agraire. Ici
aussi, Rosa Luxembourg ne voit pas le choix, imposé par le
destin, entre des nécessités non « purement » socialistes, devant
lequel la révolution prolétarienne est placée à ses débuts.
Elle ne voit pas la nécessité, pour le parti révolutionnaire du
26
REMARQUES CRITIQUES
prolétariat, de mobiliser toutes les forces révolutionnaires (au
moment donné) et de dresser ainsi contre la contre-révolution
le front de la révolution décisivement (quant au moment où
les forces se mesurent) et le plus puissamment possible. Elle
oppose sans cesse, aux exigences du jour, les principes de
stades futurs de la révolution. Cette attitude constitue le
fondement des développements finalement décisifs de cette
brochure : ceux sur la violence et la démocratie, sur le système
des soviets et le parti. Ce qu'il faut donc, c'est reconnaître
ces vues dans leur véritable essence.
!
III
Rosa Luxembourg se joint, dans cet écrit, à ceux qui
désapprouvent de la façon la plus nette la dissolution de la
Constituante, la construction du système des conseils, la dépos-
session de la bourgeoisie de ses droits, le manque de « liberté »,
le recours à la terreur, etc. Nous nous trouvons ainsi placés
devant la tâche de montrer quelles positions théoriques fon-
damentales ont amené Rosa Luxembourg qui a toujours
été le porte-parole insurpassé, le maître et le dirigeant inou-
bliables du marxisme révolutionnaire à s'opposer de façon
si radicale à la politique révolutionnaire des bolchéviks. J'ai
déjà indiqué les moments les plus importants dans son appré-
ciation de la situation. Il faut maintenant faire un pas de
plus dans cet écrit de Rosa Luxembourg pour pouvoir recon-
naître le facteur dont découlent logiquement ces vues.
C'est la surestimation du caractère organique de l'évolu-
tion historique. Rosa Luxembourg a démontré de façon percu-
tante contre Bernstein la fragilité d'un « passage natu-
rel » pacifique au socialisme. Elle démontra de façon convain-
cante la marche dialectique de l'évolution, le renforcement
croissant des contradictions internes du système capitaliste,
non seulement sur le plan purement économique mais aussi
pour les rapports de l'économie et de la politique :
rapports de production de la société capitaliste se rapprochent
toujours plus de la société socialiste, ses rapports politiques
et juridiques, par contre, dressent entre la société capitaliste
et la société socialiste un mur toujours plus haut (4). » Ainsi
la nécessité d'une modification violente, révolutionnaire, est
« Les
(4) Réforme sociale ou révolution ? Brochure de R. Luxembourg
(trad. fr. aux Ed. Spartacus, 1947). N. des Tr.
27
SOCIALISME OU BARBARIE
prouvée à partir des tendances de l'évolution de la société. Ici
déjà, à vrai dire, se trouve cachée en germe la conception
selon laquelle la révolution devrait seulement écarter les obsta-
cles « politiques » sur le chemin de l'évolution économique.
Seulement, les contradictions dialectiques de la production
capitaliste y sont éclairées si fortement qu'il est difficilement
possible dans ce contexte de parvenir à de telles con-
clusions. Rosa Luxembourg n'y conteste pas non plus pour la
révolution russe la nécessité de la violence en général. « Le
socialisme a
comme conditions dit-elle
une série de
mesures violentes contre la propriété, etc. » ; de même, plus
tard, le programme de Spartacus reconnaît qu'« à la violence
de la contre-révolution bourgeoise doit être opposée la vio-
lence révolutionnaire du proletariat ». (5)
Toutefois cette reconnaissance du rôle de la violence ne
porte que sur l'aspect négatif, sur les obstacles à écarter, et
pas du tout sur la construction même du socialisme. Celui-ci
ne se laisse pas « octroyer, introduire à coup d'oukases ». « Le
système socialiste de société, dit Rosa Luxembourg, ne doit et
ne peut être qu'un produit historique, né de sa propre école,
l'école de l'expérience qui, tout comme la nature organique
dont elle est en fin de compte une partie, a la belle habitude
de produire toujours en même temps qu'un réel besoin social
les moyens de sa satisfaction, en même temps que la tâche, sa
solution. >>
Je ne veux pas ici m'attarder longuement au caractère
remarquablement non dialectique de cette démarche de pen-
sée chez la grande dialecticienne qu'est d'ordinaire Rosa
Luxembourg. Remarquons simplement, en passant, qu'une
opposition rigide, une séparation mécanique du « positif » et
du « négatif », de la « destruction » et de la « construction »
contredit directement le fait de la révolution. Car, dans les
mesures révolutionnaires de l'Etat des prolétaires, surtout
immédiatement après la prise du pouvoir, la séparation du
« positif » et du « négatif » n'est pas concevable et encore
moins réalisable dans la pratique. Combattre la bourgeoisie,
arracher de ses mains les moyens de puissance dans la lutte
des classes économiques, cela ne fait qu'un surtout au
début de la révolution -- avec les premières démarches pour
organiser l'économie. Il va de soi que ces premières tentatives
doivent plus tard être profondément corrigées. Mais les formes
(5) Rapport' sur le Congrès de fondation du P.C.A.
28
REMARQUES CRITIQUES
ultérieures d'organisation également conserveront, aussi long-
temps que la lutte des classes durera - donc fort longtemps
ce caractère « négatif » de lutte, cette tendance à la destruc-
tion et à l'opposition. Les formes économiques des futures
révolutions prolétariennes victorieuses en Europe pourront être
fort différentes de celles de la révolution russe, il semble
cependant fort peu vraisemblable que l'étape du « commu-
nisme de guerre » (auquel se réfère la critique de Rosa Luxem-
bourg) puisse être, entièrement et à tout point de vue, évitée.
Plus important encore que le côté historique du passage
qui vient d'être cité, est toutefois la méthode qu'il révèle. Il
s’y manifeste, en effet, une tendance que l'on pourrait sans
doute caractériser le plus clairement par l'expression de
passage idéologique naturel au socialisme. Je le sais, Rosa
Luxembourg a été au contraire une des premières à attirer
l'attention sur la transition pleine de crises, de rechutes, du
capitalisme au socialisme (6). Dans cet écrit aussi, il ne manque
pas de passages allant dans le même sens. Si je parle quand
même d'une telle tendance, je ne l'entends pas, évidemment,
au sens d'un quelconque opportunisme, comme si Rosa Luxem-
bourg s'était représenté la révolution de telle sorte que l'évo-
lution économique amène le prolétariat assez loin pour qu'il
n'ait plus, parvenu à une maturité idéologique suffisante, qu'à
cueillir les fruits de l'arbre de cette évolution et recourir
effectivement à la violence seulement pour écarter les obstacles
« politiques ». Rosa Luxembourg était parfaitement au clair
sur les rechutes nécessaires, les corrections, les fautes des
périodes révolutionnaires. Sa tendance à surestimer l'élément
organique de l'évolution se manifeste simplement dans la con-
viction - dogmatique que sont produits « en même temps
que le besoin social réel, le moyen de sa satisfaction, en
même temps que la tâche, sa solution ».
La surestimation des forces spontanées, élémentaires de
la révolution, spécialement dans la classe historiquement appe-
lée à la diriger, détermine sa position à l'égard de la Consti-
tuante. Elle reproche à Lénine et à Trotsky une « conception
schématique rigide » parce que, de la composition de la Cons-
tituante, ils ont conclu qu'elle était impropre à être l'organe
de la révolution prolétarienne. Elle s'exclame :-« Combien cela
contredit-il toute l'expérience historique ! Celle-ci nous montre
au contraire que le fluide vivant de la volonté populaire
(6) Réforme sociale ou révolution ?
3
29
SOCIALISME OU BARBARIE
1
!
baigne constamment les corps représentatifs, les pénètre, les
oriente. » Et de fait, elle se réfère, dans un passage antérieur,
aux expériences des révolutions anglaises et françaises quant
aux changements d'orientation des corps parlementaires. Cette
constatation des faits est entièrement juste. Seulement Rosa
Luxembourg ne souligne pas assez nettement que ces « chan-
gements d'orientation > ressemblaient diablement dans leur
essence... à la dissolution de la Constituante. Les organisations
révolutionnaires des éléments alors les plus nettement pro-
gressifs de la révolution (les « conseils de soldats » de l'armée
anglaise, les sections parisiennes, etc.) ont, en effet, constam-
ment écarté par la violence, des corps parlementaires, les élé-
ments rétrogrades et transformé ainsi ces corps parlementaires
conformément au niveau de la révolution. De telles transfor-
mations ne pouvaient, dans une révolution bourgeoise, être
la plupart du temps que des déplacements au sein de l'organe
de lutte de la classe bourgeoise, le Parlement. Et même là,
il est cependant très remarquable de voir quel puissant renfor-
cement de l'action des éléments extra-parlementaires (semi-
prolétariens) s'effectue dans la grande Révolution française,
en comparaison avec la révolution anglaise. La révolution russe
de 1917 apporte
en passant par les étapes de 1871 et 1905
le passage de ses renforcements quantitatifs aux qualitatifs.
Les soviets, les organisations des éléments les plus consciem-
ment progressifs de la révolution, ne se sont pas contenté cette
fois d' « épurer » la Constituante de tous les partis autres
que les bolchéviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche
(ce à quoi Rosa Luxembourg ne devrait, sur la base de ses
propres analyses, rien avoir à redire, ils se sont eux-mêmes
mis à leur place. Les organes prolétariens (et semi-proléta-
riens) de contrôle et de promotion de la révolution bourgeoise
sont devenus les organes de lutte et de gouvernement du prolé-
tariat victorieux.
.
IV
Or ce « saut », Rosa Luxembourg se refuse énergiquement
à le faire. Et cela, non seulement parce qu'elle sous-estime
beaucoup le caractère abrupt, violent, « inorganique » de ces
transformations des corps parlementaires de naguère, mais
parce qu'elle ne reconnaît pas la forme soviétique comme
forme de lutte et de gouvernement de la période de transition,
comme forme de lutte pour conquérir et imposer les conditions
du socialisme. Elle aperçoit bien plutôt dans les soviets la
30
REMARQUES CRITIQUES
« superstructure » de cette époque de l'évolution sociale et
économique où la transformation, au sens du socialisme, est
déjà achevée pour la plus grande part. « C'est une absurdité
que de qualifier le droit électoral de produit de la fantaisie,
utopique et sans lien avec la réalité sociale. Et c'est justement
pourquoi ce n'est pas un instrument sérieux de la dictature
du proletariat. Un anachronisme, une anticipation de la situa-
tion juridique qui est à sa place sur une base économique
déjà entièrement socialiste, non dans la phase de transition
de la dictature du prolétariat. »
Ici Rosa Luxembourg touche, avec la logique inébranlable
qui lui est propre, même quand elle se trompe, à une des
questions les plus importantes dans l'appréciation de la période
de transition. Il s'agit du rôle qui revient à l'Etat (aux soviets
comme forme étatique du proletariat victorieux) dans la trans-
formation économique et sociale de la société. S'agit-il seule-
ment ici d'une situation produite par les forces motrices
économiques agissant au-delà de la conscience ou se reflétant
tout au plus dans une « fausse » conscience situation qui est
sanctionnée après coup et protégée par l'Etat prolétarien, son
Droit, etc. ? Ou bien ces formes d'organisation du pro-
létariat ont-elles, dans la construction économique de la
période de transition, une fonction consciemment détermi-
nante ? Certes, l'affirmation de Marx, dans sa Critique du
programme de Gotha, que « le droit ne peut jamais
être plus élevé que la forme économique de la société » garde
toute sa valeur. Mais il ne s'ensuit pas que la fonction sociale
de l'Etat prolétarien, et par suite sa position dans le système
d'ensemble de la société prolétarienne, soit la même que celle
de l'Etat bourgeois dans la société bourgeoise. Dans une lettre
à Conrad 'Schmidt, Engels (7) définit cette dernière d'une
façon essentiellement négative. L'Etat peut promouvoir une
évolution économique présente, il peut s'y opposer, il peut lui
« couper certaines directions et lui en prescrire d'autres ».
« Mais il est clair, ajoute-t-il, que, dans les cas 2 et 3, la puis-
sance politique peut causer de grands dommages à l'évolution
économique et provoquer un gaspillage massif de force et de
matière. » On peut donc se demander si la fonction écono-
mique et sociale de l'Etat prolétarien est la même que celle
de l'Etat bourgeois. Peut-il donc seulement dans le cas
le plus favorable activer ou freiner une évolution écono-
.
(7) Documents du socialisme.
31
« que « l'économique
SOCIALISME OU BARBARIE
mique indépendante de lui (c'est-à-dire complètement primaire
par rapport à lui) ? Il est clair que la réponse au reproche
fait par Rosa Luxembourg aux bolchéviks dépend de la
réponse à cette question. Si la réponse est oui, alors Rosa
Luxembourg a raison : l'Etat prolétarien (le système des
soviets) ne peut surgir que comme « superstructure » idéolo-
gique, après le succès du bouleversement économico-social et
comme sa conséquence.
Tout autre est cependant la situation si nous voyons
la fonction de l'Etat prolétarien, quand il pose les fondements
de l'organisation socialiste, et donc consciente, de l'économie.
Personne évidemment (et le P.C. russe moins que quiconque)
ne s'imagine que l'on peut tout simplement « décréter » le
socialisme. Les fondements du mode de production capitaliste
et avec eux la « nécessité de lois naturelles » jouant automa-
tiquement, ne sont pas du tout éliminés du monde par le fait
que le prolétariat a pris le pouvoir et aussi qu'il réalise dans
les institutions une socialisation, même très poussée, des
moyens
de production. Leur abolition, leur remplacement par le mode
d'économie socialiste consciemment organisée, ne doivent
cependant pas être saisis seulement comme un processus de
longue haleine, mais bien plutôt comme une lutte acharnée
menée consciemment. Le terrain doit être conquis pouce par
pouce sur cette « nécessité ». Toute surestimation de la matu-
rité de la situation, de la puissance du proletariat, toute sous-
estimation de la violence des forces adverses se paient amère-
ment sous la forme de crises, de rechutes, d'évolutions écono-
miques qui ramènent de force en-deçà du point de départ.
Mais il serait tout aussi faux, une fois compris que des limites
déterminées, souvent très étroites, sont tracées à la puissance
du prolétariat, à la capacité de régler consciemment l'ordre
économique, d'en conclure que l'« économie » du socialisme
se réalisera en quelque sorte d'elle-même, c'est-à-dire comme
dans le capitalisme - par les « lois aveugles » de ses forces
motrices. « Engels ne pense absolument pas » - dit Lénine (8)
dans le commentaire de sa lettre à Kautsky du 12 septem-
de lui-même toutes les difficultés du' chemin... L'adaptation
du politique à l'économique aura inévitablement lieu, mais
pas d'un seul coup, et pas non plus de façon simple, sans diffi-
cultés et immédiatement ». La réglementation consciente, orga-
(8) Lénine · Zinoviev : Contre le courant.
32
REMARQUES CRITIQUES
nisée, de l'ordre économique, ne peut être réalisée que con-
sciemment et l'organe de cette réalisation, c'est justement l'Etat
prolétarien, le système soviétique. Les soviets sont donc en
fait « une anticipation sur la situation juridique » d'une phase
ultérieure de la répartition des classes, mais ils ne sont pour-
tant pas une utopie vide et suspendue en l'air, ils sont au con-
traire le seul moyen approprié pour que cette situation antici-
pée prenne une fois réellement vie. Car « de lui-même », sous
l'effet des lois naturelles de l'évolution économique, le socia-
lisme ne s'établirait jamais. Certes, les lois naturelles poussent
le capitalisme à sa crise dernière, mais à la fin de son chemin,
ce serait l'anéantissement de toute civilisation, une nouvelle
barbarie.
C'est là que réside justement la différence la plus pro-
fonde entre les révolutions bourgeoises et prolétariennes. La
façon si brillante dont se produit la marche en avant des
révolutions bourgeoises repose socialement sur le fait que, dans
une société dont la structure absolutiste féodale est profon-
dément minée par le capitalisme déjà fortement développé,
elles tirent les conséquences politiques, étatiques, juridiques,
etc., d'une évolution économico-sociale déjà largement accom-
plie. Mais l'élément réellement révolutionnaire, c'est la trans-
formation économique de l'ordre de production féodal en
ordre capitaliste, de sorte qu'on pourrait tout à fait concevoir
une telle évolution sans révolution bourgeoise, sans transfor-
mation politique de la part de la bourgeoisie révolutionnaire ;
ce qui resterait de la superstructure absolutiste féodale et
n'aurait pas été éliminé par des « révolutions par en haut »,
s'effondrerait de soi-même à l'époque du capitalisme déjà
complètement développé. (L'évolution allemande correspond
en partie à ce schéma.)
Il est vrai qu'une révolution prolétarienne aussi serait
impensable, si ses conditions et ses présuppositions économi-
ques n'étaient pas produites déjà au sein de la société capi-
taliste par l'évolution de la production capitaliste. Mais la dif-
férence énorme entre les deux types d'évolution réside en ce
que le capitalisme s'est déjà développé, en tant que mode
économique, à l'intérieur du féodalisme en le détruisant, tandis
que ce serait une utopie fantastique de s'imaginer qu'à l'in-
térieur du capitalisme, peut se développer en direction du
socialisme autre chose que, d'une part, les conditions écono-
miques objectives de sa possibilité, qui ne peuvent être trans-
formées en éléments réels du mode de production socialiste
qu'après la chute et comme conséquence de la chute du capi-
33
2
SOCIALISME OU BARBARIE
talisme, d'autre part, le développement du prolétariat comme
classe. Que l'on pense à l'évolution que la manufacture et
le système de fermage capitaliste ont parcouru, quand l'ordre
social féodal existait encore. Ils n'avaient plus besoin, en
fait, que d'ôter les barrières juridiques du chemin de leur
libre développement. La concentration du capital en cartels,
trusts, etc., constitue au contraire une condition certes inéluc-
table de la transformation du mode de production capitaliste
en mode de production socialiste ; mais même la concentration
capitaliste la plus poussée restera, sur le plan économique
aussi, qualitativement différente d'une organisation socialiste,
et ne pourra ni se muer « d'elle-même » en celle-ci, ni être
transformée « juridiquement » en celle-ci dans le cadre de
la société capitaliste. L'échec tragi-comique de toutes les « ten-
tatives de socialisation » en Allemagne et en Autriche est une
preuve sans doute assez claire de cette dernière impossibilité.
Après la chute du capitalisme commence un processus long
et douloureux dans cette direction, ce qui ne contredit pas
cette opposition. Au contraire. Ce ne serait
pas
du tout penser
de façon dialectique et historique que d'exiger, parce qu'on
a constaté que le socialisme ne peut être réalisé que comme
transformation consciente de toute la société, que cette trans-
formation ait lieu d'un seul coup et non sous forme de pro-
cessus. Mais ce processus est qualitativement différent de la
transformation de la société féodale en société bourgeoise. Et
justement cette différence qualitative s'exprime le plus clai-
rement dans la fonction qualitativement différente qui revient
dans la révolution à l'Etat, qui, par conséquent, comme dit
Engels, « n'est déjà plus un Etat au sens propre », et dans la
relation qualitativement différente entre la politique et l'éco-
nomie. Déjà la conscience qu'a le proletariat du rôle de l'Etat
dans la révolution prolétarienne, conscience qui s'oppose à son
travestissement idéologique dans les révolutions bourgeoises,
conscience qui prévoit et bouleverse et qui s'oppose à la con-
naissance, venant nécessairement après coup, de la bourgeoisie,
indique crûment l'opposition. C'est ce que méconnaît Rosa
Luxembourg dans sa critique du remplacement de la Consti-
tuante par les soviets : elle se représente la révolution prolé-
tarienne sous les formes structurelles des .révolutions bour-
geoises.
' V
En opposant de façon tranchée l'appréciation « orga-
nique » et l'appréciation dialectique révolutionnaire de la
34
REMARQUES CRITIQUES
situation, nous pouvons pénétrer plus profondément encore
dans les démarches de pensée de Rosa Luxembourg, jusqu'au
problème du rôle du parti dans la révolution, et par là
jusqu'à l'attitude à l'égard de la conception bolchevique du
parti et ses conséquences tactiques et organisationnelles.
L'opposition entre Lénine et Rosa Luxembourg remonte
assez loin dans le passé. On sait que, lors de la première
querelle entre menchéviks et bolchéviks sur l'organisation,
Rosa Luxembourg a pris parti contre ces derniers. Elle ne
s'opposait pas à eux sur le plan politique et tactique, mais
sur le plan purement organisationnel. Dans presque toutes
les questions de tactique (grève de masses, jugement de la
révolution de 1905, impérialisme, lutte contre la guerre mon-
diale qui venait, etc.), Rosa Luxembourg et les bolchéviks
suivaient toujours un chemin commun. C'est ainsi qu'à Stutt-
gart, précisément dans la résolution décisive sur la guerre,
elle fut la représentante des bolchéviks. Et pourtant leur oppo-
sition est beaucoup moins épisodique que de si nombreux
accords politiques et tactiques pourraient en donner l'impres-
sion, même si, par ailleurs, il ne faut pas en conclure que
leurs chemins se séparent rigoureusement. L'opposition entre
Lénine et Rosa Luxembourg était donc la suivante : la lutte
contre l'opportunisme, sur laquelle ils étaient d'accord politi-
quement et par principe, est-elle une lutte intellectuelle à l'in-
térieur du parti révolutionnaire du proletariat, ou bien cette
lutte doit-elle se décider sur le terrain de l'organisation ?
Rosa Luxembourg combat cette dernière conception. D'abord
elle aperçoit une exagération dans le rôle central que les
bolchéviks accordent aux questions d'organisation comme
garanties de l'esprit révolutionnaire dans le mouvement
ouvrier. Elle est au contraire d'avis que le principe réellement
révolutionnaire doit être cherché exclusivement dans la spon-
tanéité élémentaire des masses, par rapport auxquelles les
organisations centrales du parti ont toujours un rôle conser-
vateur et inhibiteur. Elle croit qu'une centralisation effecti-
vement réalisée ne ferait qu'accentuer la « scission entre
l'élan des masses et les hésitations de la social-démocratie » (9). .
Ensuite elle considère la forme même de l'organisation com-
me quelque chose qui croît organiquement, non comme quel-
que chose de « fabriqué », « Dans le mouvement social-démo-
crate l'organisation aussi... est un produit historique de la
(9) Neue Zeit XXII, 2° volume, p. 491.
35
!
SOCIALISME OU BARBARIE
lutte des classes dans lequel la social-démocratie introduit
simplement la conscience politique » (10). Et cette conception
à son tour est portée par la conception d'ensemble qu'a Rosa
Luxembourg du déroulement prévisible du mouvement révo-
lutionnaire, conception dont nous avons déjà vu les conséquen-
ces pratiques dans la critique de la réforme agraire bolchévi.
que et du mot d'ordre du droit des peuples à disposer d'eux-
mêmes. Elle dit : « Le principe, qui fait de la social-démocra-
tie la représentante du prolétariat mais en même temps de
l'ensemble des intérêts progressifs de la société et de toutes
les victimes opprimées de l'ordre social bourgeois, ne doit
pas être compris seulement au sens où, dans le programme
de la social-démocratie, tous ces intérêts sont réunis en tant
qu'idées. Ce prin