NOIR
Un café, près du métro Mabillon, dans le VI. Dans la salle.
calme, le juke box silencieux, un groupe de joueurs de belote entre
30 ans et 60 ans, une jeune femme habituée du coin, deux jeunes
gens en canadienne qui discutent devant un demi. Arrivent trois
* blousons noirs » et deux filles. Bruits, rires, invasion des tables,
à côté de la jeune femme. Tous les regardent, méfiants, apeurés. La
femine se lève immédiatement et va au comptoir qui est derrière
moi, caché par une vitre. Je l'entends parler. Je ne me doute de rien,
pensant que le malaise provoqué par l'arrivée d'une bande de jeunes
un peu bruyants et assez débraillés va se dissiper, sans plus. Mais
le patron s'amène, gros, moustaches noires et æil féroce : « Faudrait
voir à ne pas faire de casse, vous... > en s'adressant aux « blousons
noirs ». « On n'a pas encore bougé, Monsieur ». -- « Oui, eh bien
vous repasserez pour boire ici ». - « On n'a rien fait. On est tran-
quille... » - « Oui pour consommer, vous repasserez, répète le gros
homme. D'abord, l'autre soir... « C'est pas ceux-là, crie la
patronne derrière la vitre. Ils sont calmes ». « Pour consommer
ils iront se faire voir, dit encore le patron, têtu, en élevant la voix.
Allez ouste ».
Le groupe n'insiste pas, sensible à l'hostilité de toute la salle
« Et puis, vous n'avez pas l'âge », ajoute le patron... Ils se sont
déjà levés ; à la dernière réplique du patron, l'un d'eux : « j'ai
20 ans, moi ». Ce qui est peut-être vrai. Le patron ricane, des joueurs
de belote lancent un gros rire, les deux types en canadienne, qui
n'ont pas plus de 25 ans, sifflent, narquois. Devant l'agressivité de
tous ces gens, jeunes comme vieux, ils n'insistent pas. Tout le monde
respire quand ils sont sortis, après avoir lancé, en défi : « bien le
bonsoir, M'sieurs, daines, on se reverra ».
L'attitude de la société en général devant les bandes de blousons
noirs est calquée sur celle des gens de ce café. C'est la hargne, la
peur, la méfiance et les réactions sont souvent les mêmes que devant
un algérien. La société officielle, sans chercher un instant à. com-
prendre ce qui se passe dans la jeunesse, ne se soucie que de faire
rentrer les choses dans l'ordre, par la violence ou par de bonnes
paroles, des prises de position grandiloquentes, des projets de réforme
et d'organisation stupides, quelques mesures ridicules, complètement
étrangères aux véritables besoins de ces bandes de jeunes, quand
elles ne sont pas purement cyniques.
André Malraux déclare le 10/12/59. devant l'Assemblée Nationale:
* ce n'est pas le proletariat qui sauvera la jeunesse, c'est la France ».
Belle phrase, intentions généreuses ! En attendant de sauver la jeu-
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nesse, il faut limiter les dégâts, donc depuis l'été on arrête les bandes
de blousons noirs, on les pourchasse, on les passe à tabac. Le blouson
noir devient un gibier de choix, qui change de la chasse à l'algérien,
et qu'il est possible de tirer comme un lapin, si l'on s'estime en
danger ; trois jeunes gens ont été abattus « par méprise » (dans des
banlieues populaires, comme par hasard). Le dernier, Daniel
L'Hénoret, fut descendu le lendemain du jour de l'An. L'Aurore titra:
« Il l'avait pris pour un blouson noir ». Parce que tirer sur un
blouson noir devient aussi naturel que tirer sur un homme à peau
un peu sombre, qu'on « prend pour > un nord-africain.
Maurice Herzog parla vaguement d'un programme d'activités