SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X
Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19
Comité de Rédaction :
D. MOTHE
Ph. GUILLAUME F. LABORDE
Gérant : P. ROUSSEAU
Le numéro
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le volume). La collection complète des nº* 1 à 30, 3 304 pages,
20 N.F. Numéros séparés : de 1 à 18, 0,75 N.F. le numéro ;
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L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure.. 1,00 N.F.
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
0,50 N.F.
Les grèves belges (Avril 1961), brochure
1,00 N.F.
un
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an (11 numéros), 2,50 N.F. (ou dix timbres à 0,25 N.F.).
Abonnement de soutien : un an, 5 N.F. Versements à Socialisme
ou Barbarie.
Crise du gaullisme
et crise de
de la 11
gauche
Etrange pays. Vers la mi-septembre un attentat bien
préparé contre de Gaulle échoue'; réussi, c'est la Ve Répu-
blique qui sautait. Trois semaines après, la troupe de Gaulle
en tournée dans les départements les plus misérables fait
recette, et le protagoniste se mêle à la foule. Pourtant, ces
mêmes paysans qui l'acclament, ou bien leurs frères, bloquaient
les routes deux mois auparavant pour protester contre sa
politique agricole. A Paris et ailleurs, les explosions de plastic
se succèdent ; elles pourraient faire sauter des pâtés de mai-
sons, elles ne cassent que des vitres. En Algérie, le hors-la-loi
Salan s'adresse à la population sur les longueurs d'onde de la
radio officielle, préalablement sabotée. L'O.A.S. va-t-elle tenter
sa chance ? M. Marçais, député ultra d'Alger, lui dit dans
Carrefour que « ce serait très inopportun ». Et Le Monde titre,
avec un sérieux imperturbable : « Le gouvernement entend
parer à un nouveau putsch ». Faut-il donc croire que cela
n'allait
pas
de soi ? Peut être ; en tout cas, pour y parer, le
Conseil des Ministres se borne à procéder « semaine après
semaine, à un examen clinique de la situation en Algérie ».
C'est peut être aussi tout ce qui est son pouvoir.
L'O.A.S. ne pourrait pas faire ce qu'il fait en Algérie, et même
en France, sans des complicités solides dans l'Armée, la police,
l'administration, les entourages ministériels. A quelle autorité
obéissent donc les rouages de l'appareil d'Etat ? Cela dépend.
« Depuis deux ans les activistes les plus recherchés sont rare-
ment découverts, s'ils ont la bonté de se livrer eux-mêmes il
est difficile de trouver des juges pour les condamner, et
envoyés par miracle en prison il leur est plus naturel d'en
sortir. Les routes ne sont sûres que pour les évadés, et les
frontières sont des passoires ». Ce style admirable est celui
de Jacques Fauvet (Le Monde, 1/2 octobre 1961). Seulement,
ce qu'il appelle la « mollesse du pouvoir », il faut lui donner
son vrai nom : la décomposition de l'appareil d'Etat.
Tout le monde parle de putsch imminent, mais personne
n'a l'air de s'en inquiéter outre mesure. Les politiciens profes-
sionnels ont déclaré la patrie en danger, proclamé la nécessité
de regrouper et d'unir les démocrates et même les républicains
puis sont revenus à leurs belotes. M. Mendès France convo-
qua une conférence de presse pour faire savoir que le pays
en
était au bord de la guerre civile, après quoi il partit en Italie.
Quant aux français moyens, ils travaillent, se laissent exploiter,
regardent la TV et dorment comme si le putsch éventuel ne
les regardait absolument pas. Quelques appels à préparer la
lutte contre les activistes sont tombés à plat ; on signale la
constitution d'un comité anti-fasciste à Sainte-Brieuc, d'un
autre à Albi.
Deux conditions essentielles semblent donc réunies pour
qu'un nouveau putsch éclate et même réussisse. Si les généraux
et les préfets, les commissaires de police et les juges d'instruc-
tion, avant de combattre un coup d'Etat, attendent d'être sûrs
que celui-ci ne l'emportera pas ; et si la population refuse
absolument de s'y intéresser - alors effectivement, une solide
organisation de conspirateurs pourrait s'emparer du pouvoir.
Mais qu'y ferait-elle ? La réussite d'un putsch de l'O.A.S.
serait, ipso facto, son échec. Soit un quelconque Salan « au
pouvoir », à Paris. Renverserait-il la politique algérienne
actuelle ? Admettons. Il lui faudrait quand même, s'il voulait
mener la guerre à outrance, faire marcher, dans tous les sens
du mot, la société française. Or, en dehors d'une minuscule
frange d'ultras, personne en France ne veut la continuation
de la guerre. La bourgeoisie veut en finir, car elle ne lui
rapporte rien et risque en se prolongeant de troubler grave-
ment la poursuite de ses affaires. Les travailleurs sont restés
jusqu'ici apathiques pour beaucoup de raisons, mais aussi
parce qu'ils croyaient que de Gaulle ferait la paix. Cette
apathie ne se prolongerait pas longtemps si on leur proposait
une poursuite indéfinie de la guerre. Le contingent a déjà
montré le 22 avril qu'il n'acceptera pas passivement n'importe
quel sort. Enfin, tous les gouvernements occidentaux se coali-
seraient contre une politique qui pousserait le F.L.N. dans
les bras de l'U.R.S.S. et de la Chine.
Salan, ou qui que ce soit, ne pourrait donc pas renverser
la politique algérienne, sans être renversé lui-même dans
quelques semaines. Le putsch pourrait-il n'être que le point
de départ pour l'instauration d'un quasi-fascisme ; les gens
de l'O.A.S. viseraient-ils l'instauration d'un nouveau régime
en France même, et qu'en Algérie advienne que pourra ?
Cette perspective est aussi peu fondée que la précédente. Ni
un régime, ni même un mouvement fasciste ou similaire ne
sont possibles actuellement en France, car ils n'auraient ni
programme, ni idéologie, ni base dans une section quelconque
de la masse, ni enfin et surtout d'appui des couches domi-
nantes qui se trouvent fort bien de la situation actuelle et
n'ont aucune raison de s'embarquer dans une aventure qui
se terminerait très mal en tout état de cause.
Mais, dira-t-on, tout cela étant admis, les gens de l'O.A.S.
ne sont pas obligés de le voir. Après tout, le 22 avril la situa-
tion n'était pas tellement différente.
En effet, et l'on ne peut exclure une tentative des activistes
de s'emparer du pouvoir, ou de faire sécession en Algérie. Ce
2
qu'on peut exclure, c'est que les activistes au pouvoir ou non,
puissent imposer leur politique ; et ce qui est plus qu'impro-
bable c'est qu'ils arrivent jamais au pouvoir en France. La
situation est certes différente en Algérie, mais là encore,
comme le montre J.-F. Lyotard dans l'article que l'on lira
plus loin, les perspectives d'une 0.A.S. installée au pouvoir
sont rigoureusement nulles. Ajoutons qu'en cas de coup limité
à l’Algérie, l'O.A.S. aurait à affronter pas seulement et pas
tellement la partie « loyaliste » de l'administration et de
l'Armée, mais le contingent et la masse musulmane dont
l'attitude sera déterminée, beaucoup plus que par les consi-
gnes officielles du F.L.N., par la haine inassouvissable des
colons racistes que l'atmosphère et les ratonnades des derniers
mois n'ont rien fait pour apaiser.
Si l'idée d'un putsch prend aux yeux de beaucoup une
consistance qu'elle n'aurait pas par elle-même, c'est qu'elle
surgit sur le fond d'une autre constatation, infiniment plus
sérieuse et irrécusable : la décomposition de l'appareil d'Etat
et l'effondrement des institutions politiques du capitalisme,
Parlement et partis.
Cette décomposition et cet effondrement ne sont pas
nouveaux ; ce sont eux qui ont déjà rendu possible le 13 mai,
cet autre putsch qui avait à la fois réussi et échoué. Tentative
des éléments les plus arriérés de la société française de Dun-
kerque à Tamanrasset d'imposer la politique utopique et
anachronique de l'Algérie française, il n'a réussi à renverser
la IVe République qu'en manquant ses objectifs propres ;
récupéré par les classes dominantes de la métropole, il a été
mis au service de fins absolument contraires à celles des
colons et des officiers activistes d'Alger. Il s'agissait, à court
terme, de mettre de l'ordre dans le chaos généralisé créé
pendant la dernière période de la IVe République ; à plus
long terme, de rationaliser les structures économiques, sociales
et politiques du capitalisme, de résoudre la contradiction
entre la croissance d'une industrie moderne et le poids énorme
des éléments archaïques dans l'économie, la politique et l'état,
de liquider au mieux l'empire colonial et la guerre d'Algérie.
Le bilan du nouveau régime, du point de vue du capi-
talisme français, n'est pas simple. La situation économique
immédiate du capitalisme français, qui au printemps 1958
était au bord de la faillite, a été redressée. Le budget a été
équilibré, l'inflation éliminée, la balance des paiements exté-
rieurs devenue excédentaire a permis de rembourser des dettes
de presque deux milliards de dollars et de porter les réserves
or et dollars de 370 millions de dollars fin 1958 à 2.850
millions fin septembre 1961. Le secret de ce redressement est
fort simple : cependant que la rationalisation de la produc-
tion, les nouveaux investissements et l'accélération du rythme
de travail faisaient augmenter la production industrielle de
20 % entre 1957 et 1960, les salaires réels des travailleurs
après une baisse substantielle en 1958 et surtout 1959, retrou-
vaient à peine à la fin de 1960 leur niveau de 1957. Ce n'est
qu'en 1961 qu'une augmentation des salaires réels en gros
parallèle à celle de la productivité a recommencé.
Si rien de positif n'a été fait sur les grands problèmes
de structure (agriculture, distribution, éducation, logement et
urbanisme) au moins les effets du mouvement « spontané »
du capitalisme n'ont pas été entravés comme par le passé ;
ils ont même été favorisés par l'accélération du Marché
Commun et l'intégration accrue de la production française au
marché mondial. L'absorption des paysans par les villes et
l'industrie s'est intensifiée, les usines vont chercher la main-
d'ouvre bon marché et docile au fin fond des provinces, les
fusions d'entreprises et les accords de spécialisation ont trans-
formé plusieurs secteurs de l'industrie.
La décolonisation en Afrique noire était inévitable, mais
telle qu'elle a été effectuée par de Gaulle elle a abouti à une
débandade. Sans rappeler la farce de la « Communauté », il
suffit de constater que la « présence française » en Afrique
noire est désormais uniquement fonction des subsides versés
par Paris aux gouvernements locaux, et durera autant que
ces subsides.
Mais chacun constate l'échec du gaullisme en Algérie et
son incapacité de reconstituer l'appareil d'Etat. Ce sont là
évidemment deux phénomènes qui se sont réciproquement
conditionnés, mais dont la cause profonde et commune est
finalement la nature même du régime, son mode d'existence
social et politique. Le régime est né, et ne pouvait que naître
d'une opération au sommet. Il n'a pas été porté au pouvoir,
ni n'y a été maintenu, par un mouvement politique véritable,
qui aurait entraîné l'adhésion active d'un secteur quelconque
de la société. Sa stratégie a donc naturellement consisté en
une tentative de restaurer et de consolider l'appareil d'Etat
à partir du sommet, profitant du soutien purement passif et
plébiscitaire de la grande majorité de la population. Pour ce
faire, il lui fallait d'abord ramener l'Armée d’Algérie sous
l'autorité de Paris. Ce processus, entamé en septembre 1958,
n'a jamais pu aboutir. De Gaulle n'a pas pu sortir de ce cercle
vicieux, il s'y est plutôt lamentablement embrouillé : pour
liquider les prétentions de l'Armée à un rôle politique, il
fallait supprimer le fondement de ces prétentions, la guerre
d'Algérie ; et pour terminer la guerre, il fallait être capable
d'imposer le silence aux officiers. En fait, la prolongation
de la guerre renouvelait constamment la dissidence potentielle
des officiers activistes, et celle-ci rendait encore plus difficile
la conclusion d'un accord avec le F.L.N. Il faut reconnaître
que les invraisemblables absurdités qui ont caractérisé la
conduite de l'affaire algérienne depuis trois ans - les tergi-
versations, les palinodies, les ajournements, les refus de
négocier suivis de l'octroi unilatéral et sans contrepartie de
ce qui avait été refusé avec acharnement ne résultent pas
seulement de l'incapacité personnelle et de l'irréalisme de de
Gaulle, mais reflètent également cette situation objective.
A cet égard, les plébiscites ne pouvaient être d'aucun
secours. Le cercle vicieux n'aurait pu être brisé que par une
force politique réelle en métropole, qui aurait animé et
impulsé l'appareil d'Etat, entraîné des couches de la popula-
tion à soutenir la politique gaulliste, fourni les cadres qui
l'auraient réalisée. Or, une telle force politique, la bourgeoisie
française a été et reste incapable de la produire. Rien de plus
frappant que le contraste entre l'application que mettent
bourgeois et « cadres » français à gérer leurs affaires privées,
et ce mélange d'incapacité et d'indifférence qui les caractérise
dès qu'il s'agit de « politique » c'est-à-dire de leurs affaires
collectives ; rien de plus éclatant que la contradiction entre
l'état économique florissant du capitalisme français, et son
délabrement étatique et politique. De l'échec du mendésisme
à cette mare aux grenouilles qu'est l'U.N.R., en passant par la
ridicule « néo-droite » de Duchet et les pitoyables « gaullistes
de gauche », l'histoire des dix dernières années l'illustre
suffisamment. L'explication de ce fait doit être recherchée
dans l'histoire sociale et politique de la France depuis de
longues années (1) mais aussi et surtout dans les traits les plus
profonds de la période actuelle. Un mouvement politique
nouveau, et essentiellement conservateur, ne saurait se consti-
tuer dans un contexte de dépolitisation générale et d'effondre-
ment des valeurs de la société capitaliste. On ne voit pas où
pourrait-il trouver les idées, les cadres, l'enthousiasme et le
pouvoir de mystifier un secteur tant soit peu notable de la
population.
La bourgeojsie a donc appuyé le régime gaulliste, elle n'a
pas pu le nourrir et en faire une force capable de régénérer
un appareil d'Etat décomposé, encore moins d'imposer de
nouvelles orientations là où un effort de création politique
était nécessaire. Le régime a des assises sociales certaines et
solides dans toutes les couches privilégiées ou même modes-
tement nanties, qui y voient la seule force capable de sauver
le pays du « chaos ». Il n'a pas d'assises politiques ; il repose
sur un mélange d'imaginaire et de négatif : le mythe de Gaulle
et l'apathie politique généralisée. Ce serait suffisant, si les
temps étaient tranquilles, l'Armée disciplinée et la police
loyale. Ce n'est pas le cas.
C'est dans ces conditions que le mythe de Gaulle est
appelé à remplir une fonction qui enfle au fur et à mesure
que se rétrécit l'emprise du pouvoir sur la réalité, c'est-à-dire
que s'accumulent les démonstrations d'imprévision, d'incom-
pétence, d'incapacité, d'incohérence, de néant total du régime
(1) V., dans le N° 25 de cette reyue, l'ensemble de textes : La
crise française et le gaullisme.
5
et de son chef. Lorsqu'une époque n'a pas ses grands hommes,
elle les inventë, et il est tellement essentiel pour la société
française que de Gaulle soit un grand homme d'Etat qu'une
sorte de conspiration inconsciente se fait sentir jusque chez
les adversaires du régime pour préserver le mythe. Pire que
dans le conte d’Andersen, reconnaître que le Roi est nul serait
insupportable parce que ce serait reconnaître la nullité de
tout l'univers politique et de soi-même. Les échecs ont beau
s'accumuler (2), par eux et à cause d'eux se constitue une
entité de Gaulle à part et au-dessus de tous les actes du régime,
qui échappe à la critique et même à l'appréciation. On juge
inadéquat, faux, stupide, catastrophique tout ce que de Gaulle
fait de particulier le Général en général est toujours
préservé. Et il en sera ainsi aussi longtemps que le mythe
gardera son importance vitale pour la survie du système
donc aussi longtemps que de Gaulle restera au pouvoir.
Il n'y a donc pas eu de solution au problème politique
du capitalisme français, et cela signifie que le régime actuel
reste à la merci d'une crise sérieuse, interne ou externe, d'un
changement d'attitude de la population, et même qu'il est
suspendu à la survie de de Gaulle (que le sort d'un régime
dépende de cet accident qu'est la mort d'un individu n'est
nullement accidentel car cela traduit précisément l'incapacité
de la société considérée à résoudre le problème de sa direction
politique). A ce titre là, quel que puisse être le degré de
modernisation de l'économie dans les années à venir, il subsis-
tera une différence essentielle entre le capitalisme français et
les autres pays capitalistes modernes : une fragilité fondamen-
tale du système étatique et politique. Des réformes de la
Constitution n'y changeront rien, aussi longtemps que l'insti-
tution et la vie de nouvelles organisations politiques de
« droite » ou de « gauche » restera impossible.
Au ridicule du pouvoir fait évidemment pendant le ridi-
cule de l' « opposition ». Une motion de censure, déposée au
Parlement lorsqu'elle doit être déclarée irrecevable, ne l'est
plus lorsqu'elle pourrait être mise aux voix. Une question
préalable déposée avec tambours et trompettes est rapidement
retirée sur demande du Gouvernement. Que cherchent donc
les héros de la IVe République ? Rappeler qu'ils existent. Ils
agitent la menace du putsch fasciste, visiblement sans y croire
eux-mêmes ; les regroupements qu'ils proposent pour y faire
(2) Mentionnons sans choisir : la Constitution bancale de la
Ve République ; la « Communauté » en peau de. chagrin ; le tour
de force consistant à faire de Houphouet-Boigny un ultra-nationa-
liste ; la pagaille algérienne ; les fissures introduites à la politique
occidentale face aux Russes ; les pouvoirs dictatoriaux utilisés pen-
dant cinq mois en vue de muter deux sergents et trois gendarmes,
etc., etc.
6.
face, se limitent à un entretien d'une heure et demie entre
Mendès France et Mollet. Mollet ? On croit rêver. Qui donc
a installé Lacoste à Alger, y a maintenu Salan et Massu, rappelé
les disponibles, attaqué Suez ? Et qui a été ministre d'Etat
de de Gaulle de mai à novembre 1958 ? Ils parlent de regrou-
pement ; mais combien de
personnes ces chefs seraient-ils
capables de mobiliser pour une action quelconque ? Et que
proposent-ils ? Rien ; le plus explicite, Mendès France,
demande carte blanche pendant deux mois pour faire la paix
en Algérie et « proposer au pays de nouvelles institutions »,
que celui-ci aurait sans doute à approuver par référendum
(il ne faut pas perdre les bonnes habitudes). Quel genre
d'institutions ? Aucun doute n'est permis à cet égard, lorsqu'on
voit se dessiner la coalition qui devra les préparer : une
resucée de la IVe République est tout ce que ces partis seront
capables de produire, si l'occasion leur en est donnée.
On ne peut donc s'étonner de l'indifférence absolue
manifestée par la population à l'égard de ces revenants. La
grande majorité des travailleurs ne croit pas à la menace
fasciste, en quoi elle n'a pas tort, et ne voit pas comment la
compagnie de M. Mollet l'aiderait à la combattre, en quoi elle
a raison. Mais il y a évidemment des facteurs beaucoup plus
profonds et durables dans cette attitude. Il y a, fruit d'une
longue expérience (3), le mépris de la politique et des politi-
ciens traditionnels, vus à juste titre comme des escrocs réunis
en cirque ; la conviction qu'en tout état de cause, ces agita-
tions ne changeront rien d'essentiel aux conditions de vie et
de travail ; le découragement sur la possibilité de modifier
l'organisation de la société ; enfin, la déperdition de l'idée
que les travailleurs peuvent avoir une action autre, une action
autonome qui ne se situe pas sur le terrain de la politique
traditionnelle mais vise à la détruire aussi bien que la société
dont elle procède. Ce sont là des traits communs à tous les
pays capitalistes modernes.
Mais en France les traits négatifs de cette situation ont
été encore accusés par un autre facteur : la prostration des
travailleurs sur le plan revendicatif. Le prolétariat français
a suhi sans réagir la réduction du niveau de vie, l'accélération
des cadences, les économies de personnel, le durcissement de
la « discipline » dans la production qui lui ont été imposés
en 1958-59. Renforcée par des facteurs temporaires les
événements politiques, la menace de licenciements en fonction
de la récession de 1959 et de la rationalisation des entreprises,
le discrédit accru des syndicats, l'impression même qu'il
(3) On a donné une analyse de cette expérience dans Bilan,
Nº 26 de cette revue, pp. 3 à 12.
s'agissait d'une étape passagère cette inaction, qui fait
contraste avec la combativité industrielle du prolétariat
anglais ou américain, par exemple, traduit des aspects essen-
tiels de la situation du prolétariat français depuis la guerre.
La division politique et syndicale très profonde depuis 1947-
48 ; les traits particuliers de la bureaucratie syndicale, en
partie inféodée presque directement aux gouvernements, en
partie subordonnée, via le P.C., à la politique étrangère russe ;
depuis quelques années, la rupture entre les générations et
le refus par les jeunes ouvriers des formes anciennes d'orga-
nisation (4) ;. subsidiairement, l'entrée dans l'industrie d'un
nombre important de paysans et l'importation sur une large
échelle de travailleurs étrangers, qui accédaient ainsi à un
niveau de rémunération substantiellement supérieur -- ce sont
ces facteurs qui expliquent la faible combativité du proléta-
riat français depuis treize ans, et ses nombreux échecs. Ce
sont eux également qui expliquent la facilité avec laquelle les
bureaucraties syndicales ont pu faire disparaître jusqu'au
souvenir même des formes de luttes ouvrières, et que les
piquets de grève, les actions de solidarité, les collectes pour
les grévistes soient devenues si rares en France.
Depuis trois ans, les travailleurs ont eu à se débattre
contre des conditions d'existence très dures ; à la baisse du
niveau de vie s'ajoutait l'insécurité de l'emploi et le durcis-
sement des conditions de travail. Sur le plan collectif, ils ne
trouvaient devant eux que la division, des organisations usées
jusqu'à la corde, des traditions mortes. Maintenant, ils
commencent à s'en sortir. La lente réanimation des luttes,
commencée il y a plus d'un an, s'accentue comme en témoigne
le succès répété des dernières grèves dans le secteur public.
Autre fait caractéristique, à côté des demandes de salaire on
voit apparaître des revendications concernant les conditions
de travail et de vie dans l'entreprise.
Au même moment, les héroïques démonstrations des algé-
riens, protestant contre la vie en ghetto qui est leur lot officiel
dans le Paris de 1961, viennent rappeler brutalement à la
population française que des milliers d'hommes vivant à côté.
d'elle sont prêts à affronter le combat et la mort pour en
finir avec l'oppression. Elles viennent aussi dévoiler encore
une fois l'ineffable ignominie de toutes les organisations « de
gauche » qui protestent en paroles contre les traitements
infligés aux algériens, mais pas une seconde n'envisageront une
solidarité effective, dans la rue, avec des algériens qui mani.
festent : pour Thorez et les siens, pas moins que pour
M. Robinet, les algériens sont des parias intouchables.
(4) V. l'article de D. Mothé, Les jeunes générations ouvrières,
publié dans ce numéro.
8
Le futur putsch ; ce que de Gaulle pense, et ce qu'il dira
à son prochain voyage ; le regroupement du P.S.U. et de la
S.F.1.0. ; la succession du régime --- ces futilités irréelles, voilà
les préoccupations « réalistes » de bon nombre de militants
pourtant sincères. La lutte du peuple algérien pour sa liberté,
-bas et ici ; les luttes des travailleurs français contre l'exploi-
tation, qui recommencent voilà ce qui est réel actuellement.
C'est à partir de cette réalité qu'un mouvement ouvrier digne
de ce nom pourra être reconstruit en France non pas à
partir d'une agitation vide contre un fascisme imaginaire. Et
la tâche des militants n'est pas de mystifier les travailleurs
et de se mystifier eux-mêmes en appelant à des regroupements
à la fois impossibles, stériles et honteux. Elle est de s'atteler
patiemment à cette reconstruction du mouvement ouvrier en
aidant les travailleurs dans leurs luttes, en faisant renaître
une conscience socialiste chez le prolétariat, en faisant com-
prendre la nature de la guerre d'Algérie, en suscitant la
solidarité active des travailleurs français avec les algériens
en lutte.
La tâche des militants ce n'est pas l'antifascisme confus,
ni la préparation de la succession à de Gaulle. C'est la cons-
truction d'une organisation révolutionnaire de lutte, avec et
pour les travailleurs.
Jean DELVAUX.
- 9
---
L'Algérie, sept ans après
1. Jamais, depuis sept ans que les algériens se battent
contre l'impérialisme français, celui-ci n'a été aussi loin dans
les concessions, au moins verbales. Ce qui paraissait impossible
il y a sept ans, à savoir qu'un gouvernement français recon-
naisse jamais l'indépendance des départements d’Algérie et la
souveraineté d'un gouvernement algérien sur les « territoires »
sahariens, il a fallu, pour l'arracher, un million de morts, un
million de déportés dans les camps de regroupement, des
centaines de milliers d'émigrés en Tunisie et au Maroc, des
dizaines de milliers de militants et de non militants arrêtés,
torturés, internés, liquidés. (1). Moyennant quoi de Gaulle
découvre que son intérêt est d'abandonner l'Algérie. La cause
est-elle donc entendue ?
Nullement. D'abord de Gaulle veut bien s'en aller, mais
il faut qu'on lui dise merci : particularité caractérielle assuré-
ment, mais qui suffit à entraver des pourparlers en vue du
« désengagement ». L'essentiel cependant n'est pas là. L'admi.
nistration militaire et civile ne se retire pas de l’Algérie
comme on descend d'un train. Son autonomie relative ne date
pas d'hier, ni ses fonctions gestionnaires. Son retrait suppose
donc son adhésion à la doctrine de de Gaulle. Et puis cette
condition serait-elle remplie qu'il faudrait encore songer à
« désengager » aussi les Européens d’Algérie, dont pour le
coup l'autonomie et l'implantation sont plus que centenaires.
L'impérialisme, ce n'est pas seulement l'intérêt de de
Gaulle : c'est aussi l'appareil dont la colonisation s'est servie
et se sert pour écraser depuis cent trente ans un peuple et
depuis sept ans sa révolte, c'est encore la population euro-
péenne que le capitalisme a installée dans ce pays, dotée de
privilèges de toutes sortes, entretenue dans une incroyable
mentalité. L'impérialisme, ce n'est pas seulement le décompte
de ses intérêts actuels, c'est ce qui reste actuellement de ses
intérêts passés, et dont il ne parvient pas à se débarrasser.
Tous les compromis, peuvent bien être passés avec le
F.L.N., aucun n'est réalisable si Paris n'a pas les moyens de
l'imposer à l'armée et aux Européens d’Algérie.
2. L'armée d'abord n'a pas été reconquise par le gaul-
.
(1) Pour une population de 9 millions d'algériens. Ce qui signi-
fierait pour la France actuelle : 5 millions de morts, 5 millions de
déportés, plusieurs millions d'émigrés et plus d'un million d'internés.
10
lisme : Paris l'obligeait jour après jour à abandonner ses
« succès ». Le gaullisme, pour elle, c'est cette défaite insi-
dieuse, dont le sens commence à lui apparaître, et qui la
démoralise. Les résultats qu'elle avait pu obtenir sur le plan
militaire ont été annulés par la suppression des opérations
offensives au printemps dernier et par le transfèrement en
métropole de deux divisions de choc ; à l'intérieur l’ALN
a pu reconstituer ses groupes partout où le quadrillage et les
commandos mobiles l'avaient contrainte à se disloquer. Même
aux barrages Est et Ouest, la situation a changé : on peut
supposer en effet que le GPRA a saisi l'occasion que lui offrait
l'affaire de Bizerte pour obtenir que du matériel lourd soit
stocké en Tunisie et au Maroc (2).
Sur le plan politique, l'ordre de dégrouper les popula-
tions « regroupées » a interrompu le contact de l'armée avec
la masse paysanne. Les zones naguère interdites sont désor-
mais aux seules mains de l'administration frontiste. Les fonc-
tions gestionnaires des postes français sont passées au second
plan, après les tâches de police et de défense.
Les résistances de toutes sortes et finalement le putsch
d'avril 1961 étaient nés de cette situation, celle d'un appareil
contraint d'abandonner sa fonction sans aucune contre-partie :
ni celle d'avoir remplie cette fonction, ni celle d'avoir à se
convertir en vue d'une nouvelle tâche. Mais l'échec de la
tentative de Challe a fait perdre à l'armée l'espoir de modifier
la politique gaulliste en restant dans une semi-loyauté. Les
sabotages, la résistance ouverte du contingent ont appris aux
cadres non seulement quelle est l'opinion métropolitaine en
général, mais aussi qu'ils n'auraient pas de troupes pour un
coup d'état militaire sur place.
Sans doute une fraction des officiers et sous-officiers
trouve-t-elle une issue en participant aux actions de l’OAS.
Mais elle ne peut être qu'infime dans les corps de troupe, où
une activité offensive est impossible à cause du contingent :
en définitive les cadres activistes désertent, ce qui atteste que
l'arınée n'est pas l'OAS. On complote plus aisément dans les
Etats-majors, mais c'est sans importance réelle.
Dans leur majorité, les militaires attendent : ils ne peu-
vent être gaullistes, ils jugent une initiative autonome de
l'armée vouée à l'échec, enfin ils ne veulent pas lier leur sort
à celui des activistes de l'OAS. On se contente donc d'effectuer
les opérations de routine, sans espérer vaincre l’ALN,
oppose et on opposera à toute initiative de Paris une certaine
force d'inertie : en particulier, il est exclu que l'armée puisse
être engagée à fond dans la répression de l'OAS et plus géné-
ralement dans une opération de mise au pas des Européens
d’Algérie. On ne la voit pas davantage collaborer avec les
bataillons de l'ALN pour maintenir l'ordre dans une période
on
(2) Le poste français de Sakhiet a été évacué au début d’octobre.
11
transitoire. Paris le sait si bien que pour cette dernière mission
il essaie de créer une « force de police » algérienne, et que
pour la première il fait appel à peu près exclusivement aux
gendarmes et aux CRS.
3. Les représentants civils de l'appareil étatique fran-
çais en Algérie ne paraissent pas moins désenchantés. L'absence
de directives précises, la perte du contact avec les populations
algériennes les privent des fins et des moyens de leur mission.
Dans la police chaque clique venge ses morts : les éléments
ultras poursuivent la lutte contre le FLN, les commissaires
« républicains » encore vivants cherchent à traquer l'OAS.
L'administration préfectorale ou municipale, isolée dans tel
ancien village de colonisation déserté par les Européens, laisse
opérer presque ouvertement les propagandistes et les collec-
teurs du Front, les maires et les sous-préfets musulmans
consultent l'organisation nationaliste sur les mesures locales ;
au contraire dans tel quartier urbain, soumise à la pression
des pieds noirs, l'administration ferme les yeux sur les lyn-
chages, ses hommes paient et laissent payer l'impôt à l'OAS,
une jurisprudence de fait remplace le tribunal pour les
affaires criminelles et même civiles. Les services économiques
enregistrent pour leur part non seulement la stagnation du
plan de Constantine, mais le marasme général que provoquent
l'exode des bénéfices et des capitaux, l'exil d'une partie de la
population européenne, la thésaurisation consécutive à l'in-
quiétude.
L'appareil étatique français en Algérie offre dans son
ensemble l'aspect d'un organisme en train de se rétracter sur
place, laissant au dehors de lui les deux communautés se
polariser plus énergiquement que jamais autour de leurs
organisations respectives.
1
4. Les officiers extrêmistes ont tiré les conclusions
négatives d'avril 1961 : l'armée ne peut pas être l'instrument
de la politique « Algérie française », le semi-légalisme à la
manière de Challe est impossible. Ils ont donc positivement
organisé la seule force qui s'oppose à la fois à la lutte de
libération algérienne et à la politique gaulliste de dégage-
ment : les Européens ; avec cette force ils ont commencé à
construire un appareil contre-révolutionnaire illégal. Les
anciennes organisations ultras ont été pulvérisées en groupes
d'action cloisonnés, et absorbées dans une hiérarchie unique.
Des opérations d'intimidation, d'intoxication et de terrorisme
ont été dirigées contre les Européens hésitants et l'adminis-
tration. Pour les manifestations de rue, les jeunes, les étudiants
ont été organisés en commandos et encadrés. Le collectage des
fonds s'effectue sur le modèle du FLN. Des filières pour les
déserteurs et les personnalités existent. Cette organisation
cristallise l'expérience que les cadres militaires ont pu faire
de la guerre de répression sur les fronts coloniaux depuis
1.9
quinze ans, elle rencontre pour la première fois le terrain
favorable d'une population que tout prédispose à la soutenir.
L'OAS constitue donc un obstacle sérieux à la politique
de de Gaulle. Elle tend à supplanter l'administration officielle
dans les villes où les Européens sont nombreux. Elle suffit
à maintenir beaucoup de cadres militaires et civils dans
l'expectative. Infiltrée dans l'appareil policier et militaire,
elle émousse la répression dirigée contre elle.
Pourtant les activistes n'ont sur le terrain aucune pers-
pective offensive. Un gouvernement « Algérie française »,
aurait-il le soutien de toute la population européenne, ne
pourrait se maintenir une fois sécession faite. Le problème
reste donc, comme l'a montré l'échec du putsch d’avril, celui
de la liaison avec la métropole. L'attitude actuelle de l'armée
rend improbable, on l'a dit, un coup de force militaire. Reste
à savoir si les difficultés que rencontre le régime en France
peuvent servir de tremplin à une action plus ou moins
travestie de l'OAS.
A défaut d'une telle extension de son influence vers la
métropole, l'OAS conserve en Algérie un atout défensif : elle
peut exercer, et elle exerce déjà, le chantage à l'affrontement
des communautés, au « bain de sang », à la « congolisation »
de l’Algérie. Elle peut ainsi espérer, à tort ou à raison, parti-
ciper en tiers aux négociations touchant l’avenir du pays, en
tout cas les influencer, et préparer sa domination dans les
éventuels secteurs de regroupement européens.
5. Mais les perspectives que les parties en présence
entrevoient, comme les hypothèses que l'on peut faire à leur
sujet, restent subordonnées à l'orientation que le Front entend
imprimer à la lutte des algériens. Le GPRA paraît en effet
détenir la clé de la situation, selon qu'il appuie de Gaulle
contre l'OAS ou qu'il s'attaque indifféremment à toutes les
expressions de l'impérialisme, qu'elles soient périphériques
ou centrales.
A la politique du dégagement, il pourrait donner un
appui tactique, en lançant sa propre organisation secrète
contre l'OAS, et aussi un appui politique en faisant aboutir
au plus vite un accord avec Paris sur la période transitoire.
De Gaulle et le GPRA n'ont-ils pas dans l'OAS un adversaire
commun ? Mais c'est là une hypothèse absurde : son appa-
rente logique omet la cohérence des raisons et des passions
en présence. Pour le dire en bref, les algériens luttent pour
s'affranchir de l'impérialisme, et l'impérialisme, jusqu'à
nouvel ordre, c'est pour eux une situation de dépendance
maintenue tant bien que mal par 500 000 hommes de troupe,
des camps, des prisons, des déportations, des bouclages, des
interrogatoires, et, au bout de tout cela, par Paris. A côté
l'OAS fait tout au plus figure de caricature provocatrice. En
outre le FLN' n'a pas d'intérêt tactique à affaiblir réellement
les activistes, c'est-à-dire à renforcer de. Gaulle, tant que :
celui-ci ne lui aura pas consenti des concessions irréversibles
touchant l'indépendance, la souveraineté sur le Sahara, le
sort des Européens, l'organisation de la période transitoire
et sa propre représentativité.
Une coopération de l’ALN avec non pas même l'armée
française, mais une « force algérienne » distincte ne peut donc
être envisagée avant que ces concessions aient apporté la
garantie que l'impérialisme français abandonne pour de bon
l'Algérie. En attendant, la lutte continuera. Il est même
probable qu'elle se renforce, au moins en Algérie, où la situa-
tion' militaire, on l'a dit, est plus favorable aux combattants
algériens qu'auparavant et où l'implantation des militants dans
les villes semble plus forte que jamais.
Cela ne veut pas dire que le GPRA refuse de négocier ;
au contraire, de l'affaiblissement actuel du gaullisme et du
fait que le Front est la seule force capable de s'opposer
réellement aux activistes, il peut espérer tirer des concessions
qu'il sent proches. Mais il ira aux négociations avec
intransigeance intacte sur les principes. Ce n'est plus lui le
demandeur (3).
une
6. Une telle orientation atteste combien l'insurrection
s'est transformée depuis 1954, dans deux sens complémentaires
et antagoniques : sa base populaire s'est élargie d'année en
année, son programme s'est enrichi de l'expérience accumulée
dans la lutte et de l'apport des nouvelles couches sociales et
des nouvelles générations ; les petits noyaux clandestins du
début sont devenus un appareil hiérarchisé, formalisé, qui
pénètre dans toutes les activités de la population algérienne
et, en raison de sa structure, ne parvient cependant à en
répercuter les modifications que faiblement. Il y a eu depuis
des années bien des signes de cette transformation ; le plus
récent, même s'il n'est pas, et de loin, le plus important, est
le remplacement d’Abbas par Ben Khedda à la présidence
du GPRA.
Nous nous sommes déjà expliqués sur l'entrée massive
de la nouvelle génération algérienne dans la lutte proprement
politique et sur la tension qu'elle devait créer entre cette
« vague nouvelle » et la direction (4). Autant qu'à l'échec des
négociations d'Evian et de Lugrin, c'est à ce décrochage
relatif par rapport à leur base que les dirigeants ont voulu
riposter en renouvelant l'équipe du GPRA. Ben Khedda n'est
-certes pas un homme nouveau, ni l'incarnation de la jeune
génération algérienne. Mais Abbas était un politicien bour-
geois classique, rallié tardivement, tandis que le nouveau
président est par excellence un homme de l'appareil. Il n'a
(3) Au moment où nous écrivons, Tunis réclame de nouveau la
participation de Ben Bella et de ses camarades aux négociations :
c'est qu'elle équivaudrait à une reconnaissance de facto du GPRA.
(4) Voir Socialisme ou Barbarie, N° 32, pp. 62-72.
14
cessé d'occuper des postes responsables dans le Front depuis
sa création. Son expérience est celle d'un « révolutionnaire
professionnel ». Son idéologie, qui accepte de combiner les
références islamiques avec le salut aux pays « socialistes »,
semble tout à fait éclectique. Sa promotion enfin à vraisem-
blablement été le résultat d'une lutte de fractions au sein du
GPRA, et même du CNRA.
Mais toutes ces particularités sont autant de signes d'une
unique réaction : confronté avec l'échec des négociations, avec
le dynamisme des jeunes algériens des villes, avec les réti-
cences des syndicalistes (notamment dans la Fédération de
France), l'appareil frontiste a riposté en se renforçant, en
éliminant les membres qu'il n'avait pas forgés de toutes pièces,
en donnant la première place à un homme dans lequel il
puisse s'incarner sans réserve. L'éclectisme de Ben Khcilda
confirme cette interprétation : il exprime fidèlement l'incer-
titude idéologique du FLN, mais il était aussi une condition
indispensable pour obtenir une majorité parmi les membres
du CNRA et du GPRA. Les luttes de fraction, parfois poli-
tiques et parfois personnelles, ne peuvent actuellement que
s'achever par des compromis. L'éclectisme est la transcription
idéologique du 'compromis pratique.
On peut donc s'attendre que les exigences radicales,
latentes dans la jeune génération, et les tendances « marxi-
santes » des syndicalistes ne trouvent pas encore l'occasion
de s'exprimer à travers la direction actuelle. Celle-ci va rsiz.
forcer l'unité de l'appareil en simplifiant et en contrôlant les
liaisons internes, reconstituer partout son autorité, en parti-
culier dans la Fédération de France et les organisations
syndicale et étudiante, encadrer plus étroitement la population
algérienne en multipliant les agitateurs et les propagandisit:
équiper en matériel lourd l'ALN extérieure et en faire le
noyau d'une armée régulière, resserrer les liens avec les auiie's
mouvements coloniaux.
Ce que cette orientation signifie c'est que la consolidation ;
de l'appareil destiné à encadrer les masses pendant l'étap:
suivante, celle de la construction de la nouvelle société
algérienne, doit être entreprise sans délai et placée à égalité
d'importance avec la lutte de libération nationale. L'élimina,
tion de la bourgeoisie nationaliste est ainsi consacrée. Cell:
dernière avait besoin d'un compromis rapide avec l'impéria-
lisme pour établir son autorité et maintenir la lutte dans son
cadre strictement nationaliste, de même que l'impérialistas
avait besoin de cette bourgeoisie pour passer un compromis ;
cet enchaînement est maintenant impossible. Ce n'est pas dire
que Ben Khedda soit Mao Tse-Toung ; mais il suffit d'un Fidel
Castro pour faire reculer l'impérialisme. De ce point de vue
la question de savoir qui, de la bourgeoisie ou de la burear:
cratie locales, prendra finalement la direction de la lutte, eu
déjà réglée. Mais celle qui ne l'est pas, c'est la question de
l'encadrement des masses, c'est-à-dire de renforcement de la
15
bureaucratie par rapport aux couches les plus dynamiques
de la population.
Le renforcement de l'appareil n'est pas une donnée
indépendante : il traduit au contraire, - en les trahissant
parce qu'il les transpose dans le langage de la bureaucratie,
une action plus intense, une pression plus forte des masses
algériennes. S'il faut renforcer l'appareil, c'est parce qu'il
s'affaiblissait non pas relativement à la lutte contre l'impéria-
lisme, mais par rapport à la croissance de l'expérience et de
la conscience politique, sociale et historique dans toutes les
couches de la population, chez les travailleurs, les femmes,
les jeunes. La répression et la riposte à la répression sont la
matière de la vie quotidienne depuis sept ans : les questions
qui se posent dans cette vie et les - réponses qui peuvent leur
être données sont pareillement l'objet de la réflexion quoti-
dienne. Il n'y a pas un algérien maintenant qui n'ait des
idées sur tous les problèmes de sa société, qui plus ou moins
obscurément n'ait dans sa tête et presque dans sa chair une
certaine image de la société qu'il va falloir construire,
simplement parce que la durée et l'intensité de la lutte lui
ont imposé une expérience très étendue.
Ce bouleversement de la conscience traditionnelle, cette
accumulation d'une expérience dans laquelle se trouve incluse,
pour les algériens qui ont travaillé en France, celle de la
production moderne, constitueront pour les dirigeants de
demain une donnée difficile à maîtriser. En renforçant l'appa-
reil, ceux-ci cherchent (même s'ils n'en sont pas conscients) à
canaliser les forces vives de la société future, tant que la lutte
de libération leur permet d'exiger et d'obtenir une adhésion
presque inconditionnelle ; la chose sera sans doute moins aisée
lors de l'étape suivante. Ainsi se trouve préfigurée, avant
même que l'impérialisme ait lâché prise, la lutte des classes
dans l'Algérie indépendante.
ܪ
Jean-François LYOTARD.
16
Les jeunes générations ouvrières
La crise de la jeunesse est dans toutes les bouches,
sous toutes les plumes. Dans une société où rien ne tient
plus debout, le commentateur officiel feint de découvrir
avec une surprise d'autant plus ridicule qu'elle est sincère
(l'infâmie allant de pair avec l'inconscience), que les
jeunes ne participent plus à des valeurs inexistantes,
ne s'alignent plus sur des adultes déboussolés, bref,
qu'ils ne marchent plus.
Aspect de la décadence occidentale ? On le rencontre
aussi bien à Varsovie ou à Moscou. Phénomène limité à
la progéniture des classes privilégiées ? S'il est incontes-
table qu'une jeunesse sans responsabilités matérielles
immédiates peut donner à son désarroi une expression
plus fréquente et surtout plus « scandaleuse », c'est tota-
lement abstrait de prétendre qu'aux jeunes ouvriers ne
se posent que les problèmes de leur classe en général.
Ces problèmes ont été portés et vécus d'une certaine
façon par les ouvriers aujourd'hui mûrs ou vieux, et
c'est sur ce terrain aussi et peut être surtout que la
rupture se fait entre les générations ouvrières.
C'est donc à un double titre : comme manifestation
extrême de la décomposition de la société capitaliste, et
comme exemple (virtuellement le plus lourd de consé-
quences) de refus de participer aux valeurs, aux activités
et aux organisations instituées, que le problème de la
jeunesse nous apparait à la fois capital et différent du
traditionnel phénomène du « conflit des générations ».
Nous en commençons aujourd'hui l'examen avec le texte
de D. Mothé publié ci-dessous, qui décrit l'attitude des
jeunes travailleurs en usine et leurs rapports avec les
autres ouvriers. Nous publierons par la suite un ensemble
de textes sur la jeunesse étudiante, et nous espérons
conclure par une étude sur l'ensemble du problème.
Dans la grande industrie il n'y a pas beaucoup de jeunes
qui entrent comme O.S. ou manœuvres. La plupart des jeunes
ont un métier. Les O.S. et les manœuvres sont fournis d'une
part par la main-d'œuvre paysanne, les déracinés, ceux que
la terre ne suffit plus à nourrir, ceux qui ont été chassés de
leur village par le tracteur, les machines modernes et la
rationalisation. Ceux-là, il y en a tous les jours des nouveaux
qui arrivent, heureux s'ils peuvent entrer dans l'industrie. Là
les machines et la rationalisation leur ont réservé une place
et ils s'en trouvent au début tout reconnaissants envers la
société et le progrès. Il y a d'autre part les légions d'émigrés
les quelques politiques qui arrivent des Balkans et les émigrés
:
17
Italiens et Espagnols qui viennent pour envoyer de l'argent
à leur famille. Il y a enfin les Nord-Africains...
Les jeunes Français des villes sortent en général des écoles
d'apprentissage avec un métier, ou bien, s'ils n'en ont pas,
leurs parents les envoient dans l'administration. Peu de
parents consentent à expédier leurs enfants dans les chaînes
de montage ou sur des machines de fabrication, ou s'ils y
consentent c'est qu'ils ne savent pas ce qui s'y passe et quel
est l'ouvrier qui ne sait pas ce qui se passe derrière les murs
des grandes entreprises.
Le jeune des villes, lui, il entre dans l'industrie gonflé à
bloc, il a été dans les écoles d'apprentissage, il a fait du travail
compliqué. On lui a dit et répété :
Vous verrez quand vous serez dans l'industrie, vous
verrez ce n'est pas de la rigolade, c'est autre chose que ce
que vous faites.
Les jeunes l'ont cru, ils n'avaient aucune raison de ne pas
le croire. Ils ont appris les maths, ils ont abordé la trigono-
métrie, l'algèbre ; ils ont fait du dessin, ils ont appris à
travailler sur des machines, calculer des cônes de filetage, le
taillage des engrenages hélicoïdaux, ils ont appris à calculer
les cotes, ils ont appris à se servir du plateau circulaire, du
mandrin diviseur.
Ils ont visité des usines, ils ont vu des adultes travailler
et leur coeur s'est serré, ils ont vu les autres. On les a conduits
comme n'importe quel visiteur, c'était l'apologie de la méca-
nique et de l'industrie :
Voyez ceci est une Truforming, nouvelle machine
américaine, ceci une Doall, autre nouvelle machine, améri.
caine.
Les mots techniques, la complexité des machines leur en
ont imposé. Ils sont passés dans les allées des ateliers avec
un chef qui leur a expliqué gentiment ou impersonnellement,
ils ont regardé les adultes comme des étrangers. Ce ne sont
pas les ouvriers qu'on leur montrait, mais les machines, tant
et si bien que la plupart ne se sont même pas aperçu que ce
serait bientôt là leur place.
Ils n'ont pas vu ou compris le regard ironique des vieux
ou des adultes, ils n'ont pas vu la mine désabusée des jeunes
ouvriers, ils ont vu ce que les visiteurs voient, c'est-à-dire rien.
Ils ont vu des machines, ils ont entendu, un chef ; pour eux
l'industrie a pris la forme d'une grande foire aux merveilles.
On leur a dit et répété qu'ils y joueraient un rôle dans ce
carrousel de machines, on leur a répété que leur place était
là, réservée, qu'ils allaient devenir des gens indispensables.
-- « Je croyais que l'industrie n'attendait que nous après
mon apprentissage, je croyais que les patrons allaient me
dire : Enfin vous voilà, on vous attendait » me racontait
un jeune. « Je croyais que j'étais quelqu'un parce que
j'avais fait trois ans d'apprentissage ».
18
La réalité s'est vite chargée d'enlever la couche d'illusion
que
les écoles d'apprentissage badigeonnent pendant des
années.
Quand il entre dans la grande boîte l'arpète n'est pas
bousculé comme avant par les compagnons. Autrefois, même
avant la guerre, l'apprenti était celui qui allait d'abord servir
de bonne à tout faire aux autres compagnons. Quand il entrait
dans l'industrie il devait, en plus de la maîtrise, supporter ses
propres 'camarades de travail
, et le plus sadique n'était pas
toujours le patron ou le contremaître. La vie de l'apprenti,
c'était l'apprentissage de toute la saleté, de toute l'ignominie
des adultes.
C'est lui qui faisait toutes les commissions, lui que l'on
prêtait, qui faisait les petits travaux, lui qui se faisait
engueuler par tout le monde. Souvent, pendant les premières
années, l'apprenti apprenait plus à éviter les coups de pied
dans le cul qu'à se servir d'une lime ; l'apprenti c'était le
souffre-douleur.
Aujourd'hui l'apprentissage se fait en dehors de l'atelier
ou de l'usine, l'apprenti est mis sous verre et quand on le lâche
il est à peu près l'égal des autres. Il n'aura pas à subir des
humiliations ou leur mauvaise humeur.
Quand il entre, il est presque admis comme un homme
par les autres. Toutefois, s'il est considéré par les ouvriers
comme un adulte, par contre quand il passera par les nom-
breuses mains de la maîtrise il sera considéré encore comme
un enfant.
Pour la maîtrise le jeune c'est toujours celui que l'on doit
former, celui que l'on doit tenir, celui à qui on doit inculquer
la discipline. La maîtrise se donne bénévolement un
éducateur auprès du jeune. De plus, comme le jeune est
souvent plus vulnérable dans le travail, il semble moins
disposé à se défendre que les autres et la maîtrise en profite.
Le jeune reste souvent, dans ce sens, le souffre-douleur de la
maîtrise. Les sévices et les ennuis que les chefs lui causent,
trouvent toujours une justification : c'est pour lui apprendre.
C'est pour lui apprendre quoi ?
Lui apprendre la vie.
Alors l'injustice est permise, elle est même recommandée.
Quand il a passé par les différents bureaux pour se faire
immatriculer, étiqueter, inscrire, placer, il sera un privilég
s'il ne s'est pas déjà fait engueuler.
Dès qu'il a endossé son bleu, alors c'est la dégringolade
des illusions. D'abord dans le travail, il s'aperçoit vite que
le travail n'est pas si intéressant qu'à l'école d'apprentissage.
Il s'aperçoit ensuite qu'il n'est presque pas intéressant ; enfin,
après quelque temps, qu'il n'est pas intéressant du tout. Il
s'aperçoit que ce que l'on veut c'est de la vitesse.
Au début il ne va pas vite, il s'applique, il a peur de
19
sera les
louper ses pièces. Alors il se fait engueuler ; il fant aller
plus vite, respecter les délais ; alors il s'affole, il va vite et
commence à tuer les pièces. Alors il se fait engueuler et on lui
fait remarquer que c'est le deuxième reproche pour son travail.
Alors il se débrouille. Il essaie de respecter les délais et de
ne pas trop bousiller les pièces. Son seul secours
autres, les autres compagnons qui lui donneront les combines;
les combines n'auront rien à voir avec ce qu'il a appris à
l'école, ce seront même des méthodes qu'il aura du mal à
accepter. Il considérera les autres comme des hérétiques
jusqu'au jour où lui aussi mettra son honneur professionnel
de côté et cherchera comment faire sa paye. S'il a du mal à
s'adapter, la maîtrise ne loupera pas une occasion pour le
menacer de la porte.
Non, on ne l'attendait pas dans l'industrie !
Il se rendra compte qu'il n'est pas indispensable, que
pour faire ce qu'il fait son apprentissage ne lui a presque
pas servi, qu'enfin il s'ennuie à travailler, que les journées, sont
longues. Il sera aussi amer contre le travail que les vieux. Il
sera même plus amer parce qu'il n'y est pas habitué.
Quand il regarde autour de lui il voit les vieux qui font
depuis des dizaines d'années ce qu'il fait depuis des mois.
Il les voit aussi ancrés dans leurs habitudes, le regard
souvent éteint, avec leurs manies. Ils sont là, ils ont vécu là
et n'attendent que la retraite ; c'est le seul espoir qui leur
reste.
Il questionne : dans trente ans je serai comme eux ? Il
voit sa propre image dans trente ans, il voit sa vieillesse.
Oh ! mais dans trente ans j'aurai quitté les manivelles,
je ne suis pas fait pour ce genre de chose. Moi, la mécanique
ce n'est pas mon fort. Je ne vais pas faire ce travail de con
pendant longtemps.
Il interroge autour de lui :
Tu ne connais pas un boulot ou on ne s'emmerde
Tu n'as jamais réussi à sortir de là-dedans ?
As-tu essayé ?
Pourtant il y a des tas d'autres boulots qui sont bien
Tiens, regarde dans les bureaux !
Alors il se brode toute une mythologie sur le travail des
bureaux, sur le travail des représentants, sur tous les autres
emplois. Il pense que tout est mieux que son travail. Il
cherche, questionne, mais ne veut pas devenir ce vieux qu'il
voit travailler devant lui. Sa propre image dans trente ans,
il commence à la haïr.
pas ?
:
Les vieux ils sont cons. Regarde-les, ils ne disent rien,
ils sont toujours à leur travail. Ils ont l'air d'aimer leur boulot.
Ils ont l'air d'avoir peur, ils ne rouspètent pas. Ils attendent
leur retraite. Quand on parle avec eux, ils parlent comme des
livres. Ils disent des choses toutes préparées, toutes faites qu'ils
20
répètent depuis des années. Les choses qu'ils disent, c'est
comme s'ils les avaient empruntées à la maison, c'est comme
les outils qu'on leur prête pour travailler. Ils s'en servent ;
ils se servent des mêmes.
- Mon petit t'es jeune toi, t'as pas connu le temps où...
Le temps où il y avait des choses formidables. On travail-
lait moins, on s'entendait mieux entre nous, on rouspétait, on
se mettait en grève ; ou bien le temps où les chefs étaient plus
sévères, où on licenciait pour un oui ou pour un non, le temps
où on devait beaucoup travailler, le temps où l'on ne gagnait
pas sa vie.
Le temps d'autrefois c'est toujours quelque chose de
magnifique ou d'horrible, ce n'est jamais une époque qui
ressemble à celle où l'on vit. Eh bien, les jeunes ils n'en
croient pas un mot ; ils écoutent, ça les ennuie ; ils en rigo-
lent. Pour eux le passé, ça devait être ce que c'est maintenant
et ce que ce sera dans 20 ou 30 ans.
Les vieux ils radotent.
Mon petit, toi tu ne connais pas la vie. Tu vois j'en
ai pas l'air, mais j'ai bourlingué dans ma vie...
Mon petit. tu es jeune, eh bien moi à ton âge j'en ai
fait des coups. On peut dire que j'ai profité de la vie, moi. A
ton âge je vadrouillais toutes les nuits et, tu vois, les femmes,
eh bien moi j'en ai profité tu sais. Quand je repense à tout
ça, eh bien je dis que j'ai eu raison.
- Il faut profiter de la vie quand on est jeune !
Les jeunes de maintenant ils ne savent pas. C'est vrai...
Ils ne s'amusent pas comme dans le temps.
Moi j'ai 54 ans mon petit et les carottes sont cuites.
Encore 11 ans et je m'en vais. L'usine, la politique, je m'en
fous, j'en ai que pour 11 ans.
Mon petit il faut prendre la vie comme elle vient.
Crois-moi, tu vois j'ai 60 ans. Il y a 35 ans que je suis dans
la boîte et j'en ai vu des choses, j'en ai vu passer des gens
ici. Eh bien, tu vois je suis encore costaud, je pourrai encore
en remontrer à pas mal de jeunes.
Des discours de ce genre tous les jours. Les vieux qui
cachent leur infirmité de travailleur, les vieux qui racontent
leur vie et qui disent tous la même chose.
Qu'ont-ils fait en réalité ?
Rien. Rien qui puisse en faire des héros. Rien qui puisse
les faire considérer par les jeunes. Les vieux ils ont attendu.
Leur histoire de travailleur est pavée par le vide.
Il y a eu une guerre, ils l'ont faite.
Il y a eu le travail obligatoire en Allemagne, ils y ont été.
.
Il y a eu la Résistance, certains y ont participé.
Ils sont revenus et tout a recommencé. Ces générations
n'ont rien à dire. De 36 peut-être, mais ça été si court, si
rapide qu'on s'en souvient à peine.
Tout cela c'est encore une raison d'avoir de la rancune
21
contre les vieux. Non seulement ils représentent ce qu'on sera
plus tard, mais aussi leur passé est méprisable, triste et
ennuyeux.
Il y a leur langage, mais aussi leur façon de penser qui
est d'une nature différente. Les vieux ont été élevés, se sont
éduqués dans leur organisation syndicale ou au travers d'elle.
Pour la plupart, leur culture leur est venue de la politique.
Ils sont capables de vous parler de la Chambre bleu horizon,
d'autres du gouvernement Daladier, de Paul Raynaud, de
Jouhaux, de Blum, etc. Ils peuvent vous raconter toute l'his-
toire qu'ils ont vécue par les événements politiques. Leur
mode de pensée a été un mode politique. Leur phrase a été
empruntée au vocabulaire de la politique. Il y a des choses
tabou chez les vieux comme il y a des choses sacrées. Ils
peuvent difficilement accepter des choses qui n'entrent pas
dans ce mode de pensée.
Par exemple, le syndicat reste pour la plupart d'entre
eux un organisme tabou. C'est l'organisme de défense des
travailleurs. On peut le critiquer mais c'est cela ; dans le
temps ça a été cela.
Pour les jeunes le syndicat c'est une administration quel-
conque. Ils ne savent pas combien il y en a, qu'est-ce qu'ils
représentent, si l'un est meilleur que l'autre. Ils ne le savent
pas et ne veulent pas le savoir. Ils s'en désintéressent totale.
ment.
Les partis politiques existent, oui, mais que sont-ils ? Que
représentent-ils? Y a-t-il des partis qui représentent les
travailleurs ? Et qu'est-ce que ça veut dire, représenter les
travailleurs ?
Il y a eu aussi des guerres.
En 1914
ça c'était la
pas comme la
guerre
d'Algérie, ça n'a rien à voir. C'était une vraie guerre.
Les jeunes répondent :
Vous ne connaissez rien à la guerre d'Algérie, vous
n'y' avez pas été.
Et ils parlent de leur guerre. Chacun a eu la sienne, et
quand ils en parlent ils ne confrontent pas leurs guerres, ils
parlent chacun de la leur sans écouter l'autre. Tout est
différent. Avoir fait les mêmes choses ne les rapproche pas,
bien au contraire ça semble les éloigner davantage.
guerre, c'est
Des fois les discussions s'animent.
Qu'est-ce que vous foutez vous les jeunes ? Vous ne
pensez qu'à vous amuser. Vous n'avez rien dans la tête.
Et vous qu'est-ce que vous avez foutu pendant 50 ans ?
Un jeune lâche un mot qui fait rugir un vieux. Il ne
comprend pas. Pourquoi y a-t-il des mots qui les choquent ?
Pourquoi y a-t-il des choses qu'il ne faut pas dire ?
Ils ne comprennent pas, plutôt ils ne se comprennent pas
entre eux.
22
Les vieux veulent moraliser, mais leur morale n'a pas
de contenu, c'est de la camelote, des lieux communs. Les vieux
veulent transmettre leur expérience de la vie aux jeunes, mais
cette expérience est dérisoire, misérable, souvent lamentable.
Les vieux veulent enseigner, mais même le langage qu'ils
emploient est incompréhensible. Et puis enseigner quoi ? Il
n'y a qu'à les voir. Ils sont soumis, courbés par leur condition.
Jūs baissent la tête devant les chefs, évitent de trop rouspéter,
et ils veulent malgré cela moraliser !
Ce qu'ils ont fait ?
Ils ont beau le raconter, l'enjoliver, l'exagérer, ça ne
provoque pas l'enthousiasme, les baillements tout au plus.
Au-dessus de 35 ans quelle est cette génération ? Les uns,
les politiques --- peut-être les derniers de cette espèce ceux
qui parlent non pas pour comprendre les autres mais pour
leur faire comprendre leurs idées. Les discussions ou le raison-
nement suit la même nécessité, la même logique. Le raison-
nement sur les élections, sur le gouvernement, sur la situation
internationale. Des gens qui ne parlent plus aux autres, qui
ont plutôt l'air de se parler à eux-mêmes quand ils s'expri-
ment, parce que personne ne les écoute ou bien ça ne pénètre
pas. Ces gens qui parlent comme à des sourds, qui s'en rendent
compte mais qui ne veulent pas comprendre pourquoi les
autres sont sourds, pourquoi toutes ces discussions les ennuient
profondément. Ils ne veulent pas et le plus terrible c'est qu'ils
semblent ne plus pouvoir comprendre les jeunes, tous ceux
dont le raisonnement ne se base plus sur les valeurs qui les
guident. Ils parlent avec les vieux, et ils se répètent inlassa-
blement en bâillant eux aussi parce qu'ils s'ennuient de
péter les mêmes choses, toujours les mêmes. Il y a toute
cette catégorie de politiques, les plus cultivés, et puis les autres
qui ont abandonné toute activité, qui se cantonnent dans leur
vie personnelle, qui suivent leurs habitudes jusqu'à la retraite,
qui vivent au ralenti, pour eux-mêmes ; qui parlent d'eux,
de leur maladie, de leurs problèmes. Ils en parlent avec les
autres, le monde s'est rétréci à leurs dimensions ; dans l'atelier
ils jugent tout d'après eux-mêmes.
Cette génération n'a engendré que les militants usés et
les autres fermés au monde.
Derrière cette génération il y a les jeunes qui s'interro-
gent, bousculent toutes les idées, tous les tabous et vivent
avec les autres comme dans un musée de vieilleries. Les jeunes
qui ne croient pas au travail, qui veulent avoir de l'argent,
monter les échelons, les jeunes avides de richesses, détestant
ce qu'ils font, dégoûtés des autres, cyniques, sceptiques à
tout, mettent tout en cause, passant tout au crible, et ayant
définitivement exclu « l'Espoir » de leur vocabulaire.
Le monde meilleur, les lendemains qui chantent, c'est de
la mythologie. "La seule chose qui compte c'est de trouver le
truc, la combine pour sortir des manivelles, s'échapper comme
se
23
un voleur de l'atelier avec une situation ou un carnet de
chèques, mener la belle vie, les voitures, les femmes, l'air
libre.
C'est cela pour les jeunes les lendemains qui chantent,
mais il faut être stupide pour relier cet espoir à un idéal
politique quelconque. Ils savent bien que cet idéal ne peut
être qu'un idéal individuel. Ils savent bien que pour avoir la
belle vie, il faut qu'il y ait des masses de gens qui triment,
qui aient la mauvaise vie, qu'il faut des manœuvres, des O.S.,
des travailleurs enfermés dans les usines. Ils le savent. Ils
n'arrivent pas à avaler les histoires que les politiques peuvent
bien leur raconter. Ils ne croient pas à des lendemains qui
chantent collectifs puisqu'ils savent qu'il n'y a pas de lende-
main qui chante dans le travail, dans les usines et aux
manivelles. Les seules perspectives c'est de passer la barricade,
aller des manivelles aux grands bureaux. Et cela ce n'est pas
une solution collective, ce ne peut être qu'une solution indi-
viduelle basée sur la chance.
Quel idéal, disent les vieux, les politiques, avec mépris ;
quel idéal ils ont ces jeunes ? De notre temps nous, on se
battait pour la collectivité, eux, ils ne pensent qu'à eux-
mêmes.
Et les vieux, les politiques, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils
récoltent les fruits de leur propagande, les fruits de leur
politique, ils ne reconnaissent plus ce qu'ils ont débité dans
leurs tracts, aidé à colporter dans la population.
Pourtant qu'ont-ils proposé aux jeunes ? Un avenir
meilleur, c'est quoi ? De meilleurs salaires, consommer plus,
avoir sa voiture, avoir le confort. Pour
montrer que
les
ouvriers russes soni heureux, on les montre en vacances, on
les montre chez eux, on les montre dans le train, dans un
salon de lecture, au spectacle. C'est cela le bonheur, c'est
moins travailler et consommer plus de richesses.
C'est cela que veulent les jeunes aussi, et pourtant ils ne
vont pas au parti, ils comptent s'en tirer tout seuls, parce qu'il
n'y a pas de limite dans cet idéal. Quand on a une voiture,
on veut en avoir une meilleure ; quand on a trois semaines
de congé, l'idéal devient un mois, puis cinq semaines, etc.
Tout cela n'a pas de limite et si l'on réfléchi, pas une société
ne peut combler cet idéal. Les jeunes deviennent asociaux
parce qu'ils acceptent l'idéal que les politiques leur propo-
sent.
Un délégué communiste nous avait expliqué un jour que
la société russe résolvait le problème de l'humanité parce que
c'était la seule société qui permettait aux travailleurs de
s'élever. Voici ce qu'il expliquait.
-bas la hiérarchie sociale existe bien entendu, mais
les travailleurs ont la possibilité de grimper les échelons
hiérarchiques, ce n'est pas comme dans les pays capitalistes.
24
Ainsi un manœuvre peut aller, et va, au cours du soir. Il
apprend un métier, devient O.S., il continue à apprendre et
devient professionnel, et ainsi de suite, disait-il.
Sans s'en apercevoir il venait de donner une solution
personnelle, mais qui répondait mieux à son idéologie. que
n'importe quelle étude du parti. Il avait trouvé un système
où les travailleurs pouvaient s'évader de leur condition et ne
plus être travailleurs, il avait imaginé un monde où le
travailleur n'était qu'un travailleur de passage, une véritable
société idéale pour n'importe quel ouvrier du monde entier.
Etre aux manivelles pour dix ou quinze ans et être à peu près
sûr de les quitter. Evidemment cette société imaginaire se
présentait comme une société où la hiérarchie sociale corres-
pondait à l'âge des gens, où les jeunes commençaient man@u-
vres et finissaient directeurs.
C'était une lacune dans son raisonnement et toute société
hiérarchisée présente comme idéale une société où les valeurs
d'argent et de consommation sont les seules valables ; il faut
être du côté des riches, être du côté de ceux qui commandent
et non de ceux qui exécutent.
Cet idéal c'est celui des travailleurs, c'est celui de l'huma-
nité, c'est celui des jeunes. Mais ces derniers s'aperçoivent
bien que cet idéal ne peut être qu'individuel et dans ce sens
c'est eux qui sont logiques, ils sont les seuls qui poussent leur
idéal jusqu'à sa propre logique : se débrouiller pour ne plus
être travailleur, même au besoin en devenant un gangster.
La société que proposent les politiques c'est cette socié
qui exclut la solidarité ; c'est cette société où les hommes
luttent pour ne plus être ce qu'ils sont. Et contre qui les
hommes peuvent-ils lutter si ce n'est contre d'autres hommes
qui détiennent ces postes ou même les convoitent simplement.
C'est la loi de la jungle qu'on propose à tous les horizons
aux jeunes et c'est la loi de la jungle qu'ils ont adoptée ;
seulement pour les politiques cette loi avait des limites, des
tabous. Les jeunes n'ont fait que reculer ces limites, éloigner
les tabous ou tout simplement les supprimer.
Les tabous c'était :
l'amour de la Patrie,
l'amour du Travail,
le civisme,
le loyalisme,
l'esprit de famille,
l'honnêteté, etc...
Toute cette morale était plaquée sur la société comme
un pansement, ces lois ne correspondaient plus à l'idéal social.
L'amour du Travail ?
Mais puisque l'idéal de tous les hommes c'est de ne plus
travailler ? Puisque la société fait miroiter aux travailleurs
des lendemains qui chantent dans lesquels ils travailleront
moins ?
!
25
F
L'amour du Travail ?
Puisque ceux qui commandent sont plus rétribués,
gagnent plus, sont plus récompensés que ceux qui travaillent,
puisque les privilèges sont distribués à ceux qui ne font pas
de travail manuel ou intellectuel mais à ceux qui dirigent ?
L'amour du travail est devenu l'amour de diriger.
L'amour de la Patrie ?
Mais dans cette société l'ennemi pour l'exécutant est celui
qui commande. Aimer sa patrie c'est aimer son chef, son
adjudant, son capitaine, son général, c'est aimer sa condition
de soldat.
La morale de la société s'est individualisée, elle devient
monstrueuse et les politiques ne la reconnaissent même plus,
pourtant c'est eux qui l'ont colportée et défendue.
Les jeunes entrent peu à peu dans leur case comme les
boules dans un billard japonais, ils y entrent 'sans enthou-
siasme, dégoûtés, sans idéal, sans croire à rien, en remettant
tous leurs espoirs en eux-mêmes. Alors c'est la course 'aux
places et aux situations, excluant toute solidarité, toute vue
collective des choses ; c'est le culte du moi, d'un moi auquel
on ne croit pas, c'est le cynisme élevé en principe. La vie
s'ouvre devant eux comme un immense champ de course.
Revenus de l'armée certains se lancent dans les études
techniques pour passer dans les bureaux. Qu'importe la place,
dessinateur, technicien, agent de fabrication, pourvu qu'on
quitte les manivelles.
Les rapports humains se ferment de plus en plus, le
langage devient hésitant, on fait attention avant de parler
tellement il y a d'embûches, tellement certains mots heurtent
des susceptibilités, le langage se ferme peu à peu et perd de
sa spontanéité. Il faut réfléchir avant de parler, tellement
réfléchir qu'on ne parle plus ou presque. Ce que l'on dit n'a
plus d'intérêt et on lance des paroles sans s'en apercevoir, on
suit ses mots sans y penser. Le langage sert de moins en
moins à communiquer, il sert de moins en moins à s'exprimer,
à comprendre les autres. Le langage devient un amalgame
de mots, une parure que l'on porte, des conventions que l'on
traîne. Le langage se peuple peu à peu de lieux communs qui
souvent s'enchaînant les uns aux autres forment ce que l'on
appelle la conversation. Parler se vide de sens, on ne parle
plus que pour briser la monotonie, mais le vide des mots
engendre la lassitude.
Pour un vieux le mot socialiste, le mot communiste, le
mot syndicat, le mot Juin 36, le mot Résistance, le mot
fasciste, le mot boche, le mot guerre, le mot Russe, le mot
Américain, provoque une réaction passionnelle. Ces mots
doivent être bien employés par les jeunes, autrement ils
provoquent l'irritation et la colère. A tous ces mots sont
rattachés une histoire, des souvenirs, une partie de la propre
26
C
se
vie des anciens ; ces mots' ont des valeurs, provoquent des
émotions. Pour les jeunes ce sont des mots et rien de plus.
ça n'évoque rien, que le vide des mots. Ils voient des anciens
se mettre en colère autour d'une phrase. Ils ne comprennent
pas, ça les ennuie.
Les anciens voudraient bien que les jeunes emploient ces
mots dans leur bon sens. Mais quand ils les emploient ils les
utilisent comme tant d'autres sans faire attention ; sans
soucier de leur contenu, puisque pour eux ils n'ont pas
de
contenu.
Qu'est-ce que « fascisme » pour un jeune qui avait 4 ou
5 ans pendant la guerre ?
Ils essaient de parler et de raisonner avec leur expérience,
avec ce qui les entoure, 'avec ce qu'ils voient. Les anciens
raisonnent avec ce qu'ils ont vécu, avec ce qui les a entouré,
avec ce qu'ils ont vu, la réalité c'est essentiellement leur
passé. Le moment où ils ont fait quelque chose dans leur vie,
ou du moins où ils ont cru faire quelque chose. Le présent
s'est déprécié à leurs yeux, ils refusent souvent de le voir, ils
sont trop fatigués, trop habitués à faire la même chose pour
comprendre ce présent.
Il a dû exister dans l'histoire des périodes où les anciens
léguaient leur expérience aux jeunes, où les anciens transmet-
taient leur savoir, leur culture, leurs croyances, leurs espoirs
aux jeunes. Cette période a peut-être existé. Elle n'existe plus.
Le savoir ? Mais les jeunes savent plus que les vieux. Ils
savent mieux leur métier, ils ont appris plus de choses que
les anciens. Et de toute façon ils ne se servent ni les uns ni
les autres de leur savoir pour travailler, alors ils sont à égalité.
Les vieux n'ont aucune prépondérance sur les jeunes. Leurs
croyances, nous l'avons vu, prêtent à équivoque et ce que les
anciens ont pu croire les jeunes l'ont transformé, poussé à
l'extrême, à l'absurde même.
Les vieux n'ont rien à apprendre aux jeunes, n'ont rien
à leur dire, n'ont rien à leur transmettre.
Leurs traditions ? Les vieux ne peuvent plus transmettre
ces traditions. Les traditions ouvrières se sont institutionali.
sées. Le Premier Mai c'est un jour de fête comme l’Ascension,
ça ne représente rien d'autre. Les partis ouvriers, les syndicats,
ce sont des institutions, ça ne représente rien que des institu.
tions. Les anciens ont vécu un monde où tout cela n'était pas
encore institutionalisé, où tout cela était lié à leurs luttes, à
leur volonté, où ils déterminaient quelque chose dans les
manifestations, dans les syndicats. Aujourd'hui tout cela est
vide. Comment alors se comprendre, comment échanger ses
idées, la confrontation devient pénible, on n'y arrive pas.
Pourtant il faut vivre ensemble jeunes et vieux pendant
des heures. Il faut se cotoyer, il faut se rendre service, il faut
s'aider. On ne peut pas vivre à l'atelier en perpétuelle hosti-
27
lité ou en perpétuelle incompréhension. Il faut s'humaniser,
humaniser tout ce qui nous entoure, donner un peu de vie à
cette atmosphère, la rendre respirable. Il faut être gentil. On
cherche alors les points communs, ce qui nous rassemble, ce
qui nous lie tous comme des galériens. On parle de nos
chaînes, on en parle, on en parle, on trouve un coin de notre
expérience qui nous unit, nous permet de nous comprendre.
On en parle, heureux, rassurés tout d'un coup d'avoir trouvé
un frère, heureux d'avoir pu correspondre. On cherche encore
ce qui pourrait bien nous unir, on cherche mais à part nos
chaînes il n'y a rien que la banalité. On s'y vautre aussi pour
assainir nos relations.
Mais de chercher continuellement à s'en sortir n'est pas
un des motifs qui provoque la solidarité. Vouloir s'en sortir
c'est entrer en compétition avec tous.
Comme c'est le seul espoir qui reste, certains s'y accro-
chent.
Ainsi ils, entrent peu à peu dans cette catégorie de gens
qui cherchent tous les motifs, toutes les raisons pour se
prouver qu'ils ne sont pas des parias, qu'ils ne sont pas réduits
à cet état sublime d'infériorité. Une catégorie qui dépasse
une autre, un coefficient hiérarchique qui s'éloigne du zéro
absolu, une marque de confiance d'un chef qui s'ennuie et
qui dit : « je te donne ces pièces à faire à toi parce que je
sais que tu ne les tueras pas ». Un vêtement taillé chez
bon couturier, une voiture qui brille de ses chromes et de
son vernis, une connaissance que l'on a glané au hasard de ses
lectures et que l'on jette dans une conversation comme un
trait de lumière. Une remarque désobligeante ou un sourire
entendu que l'on réserve à celui qui a fait une faute profes-
sionnelle, à celui qui s'est fait engueuler par les chefs, à
celui qui a eu l'imprudence de se faire prendre en faute.
« L'idiot, il ne sait pas s'y prendre, moi quand je fais la chose
je sais me démerder ».
Une phrase que l'on relève : « Non ce n'est pas français
cela, on dit PSYKOLOGUE et pas PSYCHOLOGUE.
Pourtant ça s'écrit psychologue, alors je dis psychologue.
Bien sûr, tu ne comprends pas que c'est du grec, du vieux
grec, et en vieux grec on dit K au lieu de CH ».
« Moi mes pièces je les prends comme cela, ainsi je
gagne du temps ; eux, ils s'y prennent comme des manches,
ils ne savent pas bosser. Ils ne savent pas travailler, le grand
argument que l'on essaie de placer ça et là pour essayer de
se persuader ét persuader les autres que Je sais travailler
moi, je suis qualifié, moi ».
Un petit grade que l'on cherche, une petite différence
qui distingue des basses couches de cette population de
manœuvres ou d'O.S.
Ceux qui se servent de n'importe quoi pour en faire un
un
.
28
petit piédestal, pour se grandir, s'élever au-dessus des autres,
ne plus faire partie de cet flot humain.
on
reste
un
Mais la réalité du travail est bien mince pour croire que
l'on est différent des autres. On se hisse dans des petits
groupes, mais devant tous les autres
triste
matricule. Il y a alors ceux qui fouillent dans leur imagination
et racontent leur passé avec un flot de détails, d'anecdotes.
toutes aussi fausses les unes que les autres, ceux qui tourmen.
tent leur esprit pour s'insinuer dans toutes les conversations
et dire :
« Tout cela c'est rien, moi il m'est arrivé pire. C'est
incroyable, je n'ose pas le raconter tellement c'est extraordi.
naire ».
comme
comme
une
Il raconte, s'élance, modifie l'histoire, la géographie, les
lois de la gravitation et le principe d'Archimède. Il bouscule
et terrasse plus fort que lui, trouve une réplique si pertinente
qu'on ne peut lui répondre et l'on se confond en excuses,
chasse ou pêche comme un homme des cavernes, séduit les
femmes
un Don Juan, fait l'amour
machine au mouvement perpétuel. Il est superman dans cel
univers de sous-hommes qu'on veut lui faire vivre. Sa malveil.
lance systématique vis-à-vis des autres lui sert à se hausser
frénétiquement.
Moi je ne suis pas
malheureux répétera-t-il.
Il s'affichera comme l'homme heureux, l'homme qui a
tout ce qui lui faut, dont la vie est un équilibre parfait. Il
joue son personnage, parfois arrive même à l'incarner, alors
il devient complètement stupide. On l'évite, il devient soli-
taire et on l'appelle seulement quand on s'ennuie pour essayer
de lui sortir une énormité et pour en rire ensuite pendant
les longues heures de travail.
Se prendre pour un superman c'est une forme d'intégra-
tion dans le travail, c'est la seule forme, il n'existe que celle-là.
Personne ne s'intègre dans la production tel qu'il est.
Soit il la refuse continuellement, il rechigne, dit à longueur
de journée que c'est dégueulasse, qu'il veut en sortir, qu'il en
sortira ; il répètera qu'on est tous des cons, qu'il est écouré
de tout, qu'il en a assez, qu'il ne vit que pour les vacances,
qu'il est impossible de vivre pendant 35 ou 40 ans là-dedans ;
soit il sera cet éternel mécontent et révolté, soit alors il
s'intégrera mais en se transformant en un autre personnage.
En étant le meilleur ouvrier, le plus riche, le plus distingué,
le plus intelligent. Il ne peut pas s'intégrer comme P2, encore
moins comme Pl ou comme O.S. Il ne peut pas être lui-même,
sa propre image n'a pas de sens, sa propre vie est une farce.
Pourquoi vient-on travailler tous les jours ? demande
René.
Pour gagner sa vie.
29
Mais pourquoi gagne-t-on sa vie ?
Pour vivre.
Et nous vivons pour travailler. C'est absurde en y réflé.
chissant. On vit pour s'emmerder là-dedans. On vit pour
devenir aussi con que les vieux.
Il montre tous ces visages fermés, ces grandes rides qui
barrent les faces comme une croix, les yeux éteints où tout
l'être n'est que fatigue, ennui et routine.
Pourquoi vivent-ils eux ?
Pourquoi ont-ils vécu ?
S'ils vont jusqu'à la retraite, et bien peu y arrivent, ils
ne savent plus vivre, ils n'ont jamais su que travailler. A
65 ans les yeux sont si fatigués que lire est une calamité, une
fatigue supplémentaire. Quand ils étaient jeunes, ces vieux,
ils n'ont rien appris qu'à travailler. Les loisirs n'existaient
presque pas. Le dimanche on se reposait, on bricolait, on
allait au bistrot. Maintenant beaucoup, quand ils s'en vont de
l'atelier, le quittent avec crainte. Ils ont vécu là, que vont-ils
devenir, que vont-ils faire, seuls dans les rues de la ville ?
On n'apprend pas à vivre ou à s'occuper à 65 ans si
pendant 65 ans on ne vous a appris qu'à obéir, à se taire et
à faire un travail stupide ; 65 ans c'est trop tard, et ils le
savent.
Beaucoup, malades, restent et veulent rester jusqu'à la
fin et un beau jour ils disparaissent, ils meurent sans beau-
coup de jours de maladie. Des hommes de 60 ans paraissent
souvent 10 ou 15 ans de plus. Le matin depuis le métro ces
vieux se poussent, se traînent, se catapultent avec des cannes,
des difformités, des colonnes vertébrales inclinées à droite ou
à gauche, des claudications, des mains où les doigts manquent,
habillés comme des ouvriers, provocants avec leur bleu et la
casquette, ils y viennent, attirés comme par un aspirateur, ils
accourent au portillon, baissent la tête devant les gardiens, se
bousculent, peut-être heureux d'avoir encore le droit de se
faire plumer, la seule marque de virilité, ce qui leur reste
pour
leur prouver qu'ils sont encore utiles, ils viennent finir
leurs jours, souvent en avance, avant les autres ils s'installent
paisiblement à leur place en attendant le klaxon. Ils lisent
le même journal depuis des dizaines d'années, ne discutent
presque plus, se taisent, ne chahutent pas, s'effacent peu à peu.
Tout leur est hostile ; la maîtrise qui ne lésine plus sur
son arrogance quand il s'agit de moribonds, le travail aux
cadences trop rapides qu'ils ne peuvent plus suivre, les autres
travailleurs dont la force, la santé, sont une menace perpé.
tuelle
pour
leur avenir, des muscles frais qui sont là comme
pour les pousser plus vite, les remplacer à leur machine, des
muscles assoiffés d'automatismes qui obéissent à leur proprié-
taire et à la maîtrise. Tout cela n'est qu'hostilité. Ils essaient
de se préserver de tout par le mutisme, par un peu plus de
servilité, des courbures d'échine, une obéissance excessive aux
30
comme
règlements, une observation de plus en plus rigoureuse de ce
qu'il faut faire et ne pas faire, une plus grande vigilance sur
son propre jugement, l'incertitude perpétuelle sur le travail.
L'abolition de toute assurance, le doute continuel sur ce qu'on
fait, sur ce que l'on est, la hantise de la malfaçon et de
l'engueulade, l'obsession de la porte
châtiment
suprême, l'attente passive de la mort, sans résistance, par la
peur
de vivre.
Les vieux politiques, ceux qui ont milité ou militent
encore, s'accrochent à leurs amis, à leur parti, à leur syndicat
comme à une épave. Ils approuvent, acceptent de distribuer
le journal, diffusent tout sans se demander quelles idées,
quelles consignes ils diffusent mais souvent le font pour être
intégrés à la communauté, pour trouver un endroit où ils
servent à quelque chose, pour avoir un peu de chaleur
humaine. Ils sont là dans leur organisation comme l'ombre
fidèle où les années ont lavé presque définitivement toute
couleur de révolte. Ils sont passifs et résolus, là pour aider
et se taire, contre l'aumône d'une poignée de main amicale.
Comme des chiens battus, ce qu'ils revendiquent encore c'est
une caresse.
des groupes,
Les politiques c'est les privilégiés, là ils ont des amis, les
autres n'en ont plus, que leur femme peut-être, qui dans bien
des cas est le reproche vivant de leur propre vie. Ils sont
seuls, ne croient en rien et passent leur temps à organiser les
détails de leur vie avec minutie ; chaque chose est rangée,
chaque sou destiné à agrémenter, à peupler leur vieillesse,
leur avenir.
Ils se retirent peu
à
peu
sont exclus des
conversations. Ils se répètent à longueur de journée et leur
cerveau, lui aussi fatigué de ne pas avoir eu droit à fonc-
tionner, comme ankylosé, bégaie, ânonne, des fois se bloque
sur une idée.
Et ils se voient ainsi, abandonnés peu à peu par les
autres, à rabâcher, à mâchonner tout seuls leur misère qui n'est
même pas originale!
C'est cela l'image de l'avenir des jeunes travailleurs. C'est
cette seule réalité de l'avenir qu'ils peuvent voir et compren-
dre. Ils pouffent de rire quand ces vieux leur parlent des
lendemains qui chantent.
« Il faut être con pour y avoir cru » disent-ils. Eux
on ne les aura pas. Ils s'en sortiront.
Et il leur faudra des années pour se persuader qu'ils n'en
sortiront pas.
Ce sont ces années de la jeunesse qui sont
glorifiées et affichées comme l'emblème du bonheur.
On n'a pas tous les jours 20 ans ».
Ce sont ces années de désillusion que pas à pas ils vont
franchir.
<
René a 24 ans, il me confie qu'il a peur. Peur de quoi ?
31
J'ai peur quand je rentre à l'usine, j'ai peur dans la
rue, j'ai peur du monde. Je ne me sens en sécurité
que
chez
moi, dans l'appartement que j'ai arrangé moi-même.
Il y bricole dans son appartement, il se sent enfin libre
de réfléchir, de juger. Avec les autres il y a toujours une
tension ; il faut prendre des précautions. Quand on exprime
son opinion avec d'autres, on n'exprime souvent qu'une
opinion tronquée, on exprime plus une opinion par rapport
à l'autre que sa véritable pensée. On parle pour le partenaire
soit en se méfiant, soit en le provoquant. Rarement les rapports
humains se dépouillent d'une certaine censure.
René continue :
Moi je te le dis à toi cela, je te dis que j'ai peur des
gens parce que je sais que tu peux comprendre et que tu
n'iras 'pas le répéter, mais je n'irai pas le dire aux autres.
Pourquoi ?
Parce que les autres ils se foutraient de moi, ils en
riraient, ils profiteraient de la situation pour faire des plai-
santeries.
Après une discussion où il s'était fait engueuler il conclut
qu'à partir de maintenant « il fermerait sa gueule ».
Pourtant j'avais dit cela, et cela je le pensais. Alors
les autres ils ont été me chercher des tas de conneries.
Il fermera sa gueule et parce qu'il n'arrive pas à s'expri-
mer il se vengera en empêchant les autres de s'exprimer.