ces qui permettent d'employer productivement ces moyens
matériels et, à travers cette mise en oeuvre, de réaliser un
objet, lorsqu'il s'agit de ces connaissances, la collectivité est
frappée de cécité et d'amnésie, à la fois. Les signes de son
activité intellectuelle, elle ne les voit pas : ou plutôt elle
aperçoit bien des plans, des gammes, des lignes d'écriture,
mais comme s'il s'agissait seulement d'une manifestation de
cette maladie des organisations modernes : la paperasse. La
collectivité ne voit pas les signes de son travail et elle oublie
qu'elle ait jamais accompli un tel travail ; des dizaines, des
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centaines et parfois des milliers d'hommes, exploitant un savoir
acquis ailleurs ou développé sur place, conçoivent le produit
et la manière de le réaliser : mais, et pour ceux qui y partici-
pent et pour ceux qui, n'y participant pas, en bénéficient seu-
lement, tout se passe comme si cela n'existait pas, comme si
personne ne pensait, comme si aucune idée ne naissait jamais
en ces lieux, comme si les spécifications avec lesquelles l'on
travaillait existaient depuis toujours ou, tout au plus, étaient
déduites sans peine, sans intervention de l'esprit, d'une somme
de connaissances acquises.
Si l'on oublie ce travail de l'esprit, c'est que l'on n'a pas
l'impression d'y participer valablement. Un sentiment domine
en effet parmi ceux qui, dans l'entreprise, ont pour fonction
d'exploiter les connaissances qu'ils ont acquises et pour les-
quelles ils ont été embauchés : celui d'être sous-employés, de
n'accomplir qu'une partie de ce dont ils seraient capables, de
n'appliquer que quelques-unes des connaissances acquises au
cours de leur formation. L'entreprise est pleine de gens qui
voudraient et qui pourraient faire plus, et qui sont condam-
nés à des actes bornés, à des bouts de pensée, à des initiatives
qui ne débouchent jamais. Ils sont là, derrière leur bureau
ou leur planche à dessin, contemplant la pile de travaux en
retard que tout employé traîne derrière lui, essayant de
concentrer leur attention sur ce qui ne leur paraît pas
mériter cette attention, si occupés à lutter contre leur envie
de tout plaquer là, si occupés à se persuader de la nécessité et
de l'importance de ce qu'ils font, qu'ils ne peuvent avancer
dans leurs travaux, bien qu'ils crient « en avant » à chaque
pas, qu'à la vitesse de l'escargot. Le travail qu'on leur demande
est-il donc inhumain ? les conditions sont-elles insupporta-
bles ? Confronté à ce que l'on appelle un travail inhumain
et des conditions insupportables, ce qui forme la substance
de leurs journées n'est ni l'un ni l'autre. Ce qu'ils font n'est
pas inutile, les cadences imposées sont peu élevées : ou plu-
tôt il n'existe pas de cadence au sens propre, aucun dessina-
teur, aucun calculateur, aucun ingénieur, n'ayant à fournir
tant de produits à l'heure ; quant au confort et aux condi-
tions, cela va du quelconque au luxueux, sans être jamais
détestable. Non, le travail d'un dessinateur, d'un agent de
méthodes, de n'importe lequel des hommes qui ont à conce-
voir, à préparer et à rendre possible la production,
travail ne suscite ni la révolte ni l'indignation : l'ennui sou-
lement. Mais s'ennuyer au travail, ce n'est pas bâiller agréa-