SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
16, rue Henri-Bocquillon PARIS-15e
Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19
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le volume ; VI, nºs 31-36, 662 p., 9 F.). La collection complète
des nºs 1 à 36, 4 078 pages : 30 F. Numéros séparés : de 1 à
18, 0,75 F. le numéro : de 19 à 30, 1,50 F. le numéro, de 31 à
36, 2 F. le numéro.
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
Les grèves belges (Avril 1961), brochure
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SOCIALISME OU, B A R BA RIE
Hiérarchie et gestion collective
(suite et fin)
La hiérarchie, à la fois en tant que système et
en tant que catégorie d'individus, a subi de profon-
des modifications. Elle ne se limite plus, comme
dans le passé, à la seule fonction disciplinaire,
ainsi que la première partie de cet article, paru
dans le numéro 37 de Socialisme ou Barbarie, l'a
montré. Sa fonction, comme il est dit ici, consiste
dans la gestion des activités propres à l'entreprise,
c'est-à-dire dans leur conception et dans leur
contrôle. A ce titre la hiérarchie rencontre les pro-
blèmes et contradictions propres au travail dans la
société contemporaine et suscite, par son effort
même de les résoudre, des réactions qui fondent la
perspective d'une gestion collective.
2. HIERARCHIE ET COMPETENCES.
Le savoir est un moyen de production : mais, parmi tous
les moyens dont dispose une entreprise il est celui qui frappe
le moins l'esprit du visiteur, celui dont les membres de l'entre-
prise oublient le plus facilement l'existence. Une collectivité
n'oublie pas qu'elle dispose de bâtiments, de ponts-roulants,
de machines-outils ; pourtant, lorsqu'il s'agit des connaissan-
ces qui permettent d'employer productivement ces moyens
matériels et, à travers cette mise en oeuvre, de réaliser un
objet, lorsqu'il s'agit de ces connaissances, la collectivité est
frappée de cécité et d'amnésie, à la fois. Les signes de son
activité intellectuelle, elle ne les voit pas : ou plutôt elle
aperçoit bien des plans, des gammes, des lignes d'écriture,
mais comme s'il s'agissait seulement d'une manifestation de
cette maladie des organisations modernes : la paperasse. La
collectivité ne voit pas les signes de son travail et elle oublie
qu'elle ait jamais accompli un tel travail ; des dizaines, des
1
centaines et parfois des milliers d'hommes, exploitant un savoir
acquis ailleurs ou développé sur place, conçoivent le produit
et la manière de le réaliser : mais, et pour ceux qui y partici-
pent et pour ceux qui, n'y participant pas, en bénéficient seu-
lement, tout se passe comme si cela n'existait pas, comme si
personne ne pensait, comme si aucune idée ne naissait jamais
en ces lieux, comme si les spécifications avec lesquelles l'on
travaillait existaient depuis toujours ou, tout au plus, étaient
déduites sans peine, sans intervention de l'esprit, d'une somme
de connaissances acquises.
Si l'on oublie ce travail de l'esprit, c'est que l'on n'a pas
l'impression d'y participer valablement. Un sentiment domine
en effet parmi ceux qui, dans l'entreprise, ont pour fonction
d'exploiter les connaissances qu'ils ont acquises et pour les-
quelles ils ont été embauchés : celui d'être sous-employés, de
n'accomplir qu'une partie de ce dont ils seraient capables, de
n'appliquer que quelques-unes des connaissances acquises au
cours de leur formation. L'entreprise est pleine de gens qui
voudraient et qui pourraient faire plus, et qui sont condam-
nés à des actes bornés, à des bouts de pensée, à des initiatives
qui ne débouchent jamais. Ils sont là, derrière leur bureau
ou leur planche à dessin, contemplant la pile de travaux en
retard que tout employé traîne derrière lui, essayant de
concentrer leur attention sur ce qui ne leur paraît pas
mériter cette attention, si occupés à lutter contre leur envie
de tout plaquer là, si occupés à se persuader de la nécessité et
de l'importance de ce qu'ils font, qu'ils ne peuvent avancer
dans leurs travaux, bien qu'ils crient « en avant » à chaque
pas, qu'à la vitesse de l'escargot. Le travail qu'on leur demande
est-il donc inhumain ? les conditions sont-elles insupporta-
bles ? Confronté à ce que l'on appelle un travail inhumain
et des conditions insupportables, ce qui forme la substance
de leurs journées n'est ni l'un ni l'autre. Ce qu'ils font n'est
pas inutile, les cadences imposées sont peu élevées : ou plu-
tôt il n'existe pas de cadence au sens propre, aucun dessina-
teur, aucun calculateur, aucun ingénieur, n'ayant à fournir
tant de produits à l'heure ; quant au confort et aux condi-
tions, cela va du quelconque au luxueux, sans être jamais
détestable. Non, le travail d'un dessinateur, d'un agent de
méthodes, de n'importe lequel des hommes qui ont à conce-
voir, à préparer et à rendre possible la production,
travail ne suscite ni la révolte ni l'indignation : l'ennui sou-
lement. Mais s'ennuyer au travail, ce n'est pas bâiller agréa-
blement, s'étirer, regarder sa montre, penser que l'on aimerait
mieux être chez soi. C'est faire une expérience infiniment
plus pénible, même si elle s'exprime de manière dérinoire :
c'est se sentir partagé en deux, en un premier être qui détonto
et fuit le travail, s'enferme dans une léthargie intime, MOS
défend du bec et des ongles contre tout ce qui s'offorce de
ce
2
l'attirer en dehors de lui-même, et un second être qui sait
qu'il n'y a de réalisation de soi-même que dans l'extériorisa-
tion, et qui assume sa situation et son travail, soit les acceptant
soit luttant contre eux, la plupart du temps partagé entre les
deux attitudes, mais ne fuyant pas, et ne subissant pas. Et de
même que dans l'ennui chaque homme se dédouble, de même
la signification du travail se dédouble-t-elle : car s'ennuyer
au travail c'est découvrir que la seule activité importante à
laquelle l'on participe (combien d'hommes font, en dehors de
leur travail, quelque chose qui soit aussi important, qui pro-
duise des effets aussi durables et étendus ?) ne vous intéresse
pas, n'éveille pas vos passions, ne mérite pas votre vie, et,
bien qu'étant objectivement important et significatif, est
dépourvu, pour vous, de toute importance et de toute signi-
fication.
Et pourtant, malgré ce sentiment d'inutilité, malgré la
situation réelle où ce sentiment prend naissance, une évi-
dence s'impose : l'entreprise produit des conceptions nouvelles,
elle utilise ses ressources intellectuelles. D'une part, en effet,
elle ne se contente pas, dès qu'elle atteint une certaine impor-
tance, des conceptions acquises : elle en vient à concevoir
elle-même ses produits, à se considérer comme autonome et
créatrice en ce domaine, à investir une partie de son temps
et de ses ressources en études et recherches qui auront pour
effet d'agrandir son patrimoine intellectuel. Et en deuxième
lieu, quelque soit l'originalité de ses conceptions, elle élabore
les spécifications et les objectifs de délai et de prix sans
lesquels toute transformation serait impossible ou incontro-
lable, faute de savoir à partir de quoi l'on travaille, en quoi
consiste le travail, quel doit en être le résultat, la durée, le
prix.
Ainsi sous des manifestations diverses, c'est toujours le
même paradoxe que présente le travail : il est collectif par
essence mais présente une image de division et fait vivre
chacun dans la solitude ; il est nécessairement intégré et
comporte une unité fondamentale, mais l'incohérence accom-
pagne ses moindres gestes ; il est le lieu de ce qui est signifi-
catif, de ce qui compte et est compté, le lieu de l'engagement
et du sérieux, et il est aussi le lieu où, par prédilection, se
rassemblent l'absurde, le dérisoire, le gaspillage, l'inutile.
Et, dans son exploitation du savoir, il offre la même leçon
contradictoire : il montre simultanément et la puissance et
l'impuissance du savoir ; il apprend qu'aucune exécution
matérielle n'est possible aujourd'hui à moins que ses modali-
tés et son objet n'aient été pensés et spécifiés, mais, en même
temps, il organise cette activité de penser et de spécifier de
telle sorte que ceux qui y participent ne ressentent pas
l'importance de cette participation et n'aient pas l'occasion
d'éprouver leur propre valeur.
3
Découpage de l'exploitation du savoir :
conception, préparation, exécution.
La signification que revêt le travail pour les hommes des
bureaux d'étude, de dessin, de méthodes, est fonction de la
situation dans laquelle ces hommes sont placó Inquelle,
elle-même, résulte de la structure que l'entreprise me donne
pour exploiter son savoir. Or celle-ci n'est pas autre chose,
tout d'abord, que l'incarnation en des fonctions distinctes
des trois phases que notre logique dégage comme conititutives
de tout travail possible : conception, préparation, exécution.
Ce découpage en phases constitutives est orienté, il vise
à « démontrer » quelque chose, il porte un présupponó concer-
nant la nature du travail ; conception et préparation ne sont
extraites du travail et portées au rang de fonctions indépen-
dantes
que parce que le travail doit être exécution
pure,
entièrement déchargée de toute préoccupation quant à son
objet et sa manière, recevant d'autrui cet objet et celle
manière, et de la sorte étant entièrement définie, se prêtant
à la mesure (par ses valeurs de temps et de délai et par
la quantité et la qualité du produit), et donc au contrôle.
Cependant les phases qui fondent l'existence de services spé-
cialisés ne sont pas de pures créations d'une volonté de
dépouiller le travail de toute fonction intellectuelle ; si l'entre-
prise peut fonctionner de cette manière, donnant aux una ime
responsabilité de conception, chargeant d'autres de l'élabora-
tion des plans et des spécifications nécessaires à la fabrication,
spécialisant encore d'autres dans l'achat des matières de
départ, dans la création des outillages etc. - si tout cela
fonctionne, si les produits conçus sont réalisables, si les opé-
rations à exécuter sont exécutables, si les outillages sont
utilisables, cela signifie que le découpage des responsabilités
entre fonctions qui préparent et fonctions qui exécutent,
n'est pas absurde, comporte une cohérence, est exhaustif, que
les spécialisations et fonctions dégagées sont possibles et néces-
saires.
L'entreprise est un système cohérent, à l'intérieur duque]
les mêmes lois et les mêmes rapports valent d'un bout in
l'autre, quelque soit le niveau. Ainsi le même découpage en
phases constitutives et la même création de fonctions spécin-
lisées dans l'exécution de chacune de ces phases se retrouvo à
l'intérieur des grandes divisions dont nous venons de parler.
Conception, préparation, exécution, ces trois grandes subdivi.
sions de l'entreprise sont, à leur tour, subdivisées : à l'inte-
rieur de la fonction conception il y aura ainsi des hommes
qui concevront, d'autres qui prépareront, d'autres enfin qui
exécuteront ; la fonction d'un service extérieur à la produc-
tion proprement dite est d'élaborer des spécifications, main
tous les membres de ce service ne sont pas sur un pied clarita
4
lité pour participer à cette élaboration ; à un bout, certains
hommes utiliseront véritablement leur cerveau et n'auront à
respecter que les contraintes extérieures à la fonction, les
données qui constituent le point de départ de leur action ;
mais à l'autre bout il y aura simplement à donner une forme
aux produits de la conception, à les rendre assimilables par
les autres services, c'est-à-dire conformes à certaines normes
administratives : à ce bout de la chaîne le produit est défini,
l'homme n'ajoute rien à cette définition, qui est complète et
contraignante, sa créativité est pratiquement nulle. Quelque
soit le service considéré nous trouverons la même structure,
la même répétition, à l'intérieur de la fonction, de la division
de l'entreprise dont résulte cette fonction. Ainsi, dans un
bureau de dessin, nous verrons des hommes chargés d'établir
les plans d'ensemble, d'autres limités à la confection des
plans de détail ; ou encore, dans un bureau de méthodes, un
homme analysera le principe de l'assemblage du matériel, un
autre établira la gamme des opérations de transformation des
pièces les plus importantes, d'autres rédigeront les gammes
des pièces secondaires, d'autres encore détecteront, parmi
toutes les pièces à réaliser celles qui ont déjà été exécutées
el pour lesquelles il suffira de retrouver et de relancer des
gammes pré-existantes.
Ici vaut encore la remarque faite plus haut : la division
du travail à l'intérieur de la fonction ne reflète pas seulement
une volonté de dominer et de contrôler. Certains travaux relè-
vent de certains degrés de compétence : ils ne sont pas exécu-
tables à des niveaux inférieurs, car ils requièrent des connais-
sances que ces niveaux ne possèdent pas. Et d'autre part les
données que chaque niveau fournit au niveau inférieur sont
significatives, permettent l'exécution du travail : le plus
compétent ne fournit pas au moins compétent un objectif
absurde, ni des données de départ incohérentes ou insuffisan-
tes. La division du travail à l'intérieur de la fonction reflète
donc des moments réels dans l'énoncé et la solution des pro-
blèmes, et marie inextricablement un découpage qui s'inspire
du besoin de contrôler et de dominer et une analyse des
phases constitutives du travail, de ses conditions, de ses moyens.
Les deux fonctions de la hiérarchie :
compétence technique et gestion.
L'entreprise exploite donc son savoir en extrayant cette
exploitation de la production proprement dite et en en faisant
un moment indépendant ; en découpant cette exploitation en
fonctions qui jouent chacune un rôle particulier dans l'élabo-
ration des conceptions et des instructions ; en poursuivant ce
5
sa
découpage à l'intérieur de chaque fonction, dégageant de
nouveau la conception et la rendant indépendante de l'exé-
cution, et plaçant chaque homme à un endroit précis de
l'échelle dont le haut est pure conception et le bas pure
exécution.
Chaque fonction est construite autour d'une hiérarchie
de travaux. Cette hiérarchisation des hommes d'après le degré
de compétence que requiert leur travail se présente dans un
premier moment comme indépendante de la structure hiérar-
chique de l'entreprise, c'est-à-dire de l'organisation du pouvoir.
Compétence et commandement sont deux fonctions distinctes :
être compétent, c'est être capable de dire ce qu'il faut faire :
la forme de la pièce à usiner, la nature de la matière à
acheter, etc... ; commander, c'est tenir sous sa dépendance
l'individu auquel est destinée la spécification de l'homme
compétent, c'est contrôler son travail. L'homme qui spécifie
la nature de la matière à acheter, ne tient pas sous
dépendance l'acheteur chargé d'approvisionner cette matière :
il n'en contrôle pas le sérieux, ni l'honnêteté, il ne vérifie pas
qu'il a fait tout ce qu'il fallait pour que le coût de la matière
soit le plus réduit, il n'élabore pas les méthodes de travail,
les règles, les principes auxquels obéit la fonction achats -
car tout ceci relève de l'homme qui tient réellement l'acheteur
sous sa dépendance, c'est-à-dire de son chef.
Mais compétence et commandement, tout en étant des
notions distinctes, sont fondus au sein de la même structure :
tous les hommes compétents n'exercent pas un commande-
ment, mais tous ceux qui exercent un commandement sont
le plus souvent compétents. La fonction de la hiérarchie est
de gouverner l'entreprise, de la diriger, elle doit savoir où l'on
veut aller et ce que l'on doit éviter, dire ce que l'on fait et
ce que l'on ne fait
pas,
choisir : or il n'y a pas de choix sans
connaissance du réel et du possible, ni sans la possession des
compétences que requiert cette connaissance. Que signifierait
par exemple la prétention de contrôler un prix de revient (un
objectif important de toute gestion) si l'on était incapable de
contrôler la conception du produit qui en détermine le coût ?
Il n'y a de gestion possible, c'est-à-dire de contrôle des réali-
sations et d'élaboration des choix, qu'à la condition que cette
gestion soit le fait des hommes qui, dans l'entreprise, pren-
nent les décisions fondamentales en matière de conception et
de réalisation.
La structure par laquelle l'entreprise exploite son savoir
ne comporte donc pas seulement une division du travail for-
dée sur la décomposition de ses phases constitutives, et une
spécialisation des individus au sein de ces phases suivant leurs
compétences ; le système, comme on vient de le voir, n'unsure
pas seulement la répartition du travail, mais aussi son contrôle;
chaque homme est soumis à l'autorité d'un autre homme, plus
6-
compétent que lui, donc réellement capable d'assurer le
contrôle de son travail. Or un système qui reconnaît les
tâches à exécuter, les rend possibles, en contrôle les effets, est
un système qui accomplit tout ce qu'on peut attendre de lui.
L'efficacité du système, si l'on regarde les choses avec les yeux
des hommes du système, ne justifie-t-elle pas la division des
tâches telle qu'elle y est faite et d'abord la plus importante
de ces divisions, celle entre conception (au sens large de tra-
vail antérieur à la production) et production ; n'est-il pas
bon --- puisqu'efficace - que chacune des fonctions nature les
de l'entreprise soit elle-même décomposée, et que cette
décomposition fasse apparaître des tâches nécessitant des
compétences de niveaux différents ; un'est-il pas correct que
le moins compétent reçoive ses instructions du plus compé-
tent, s'adresse à lui en cas de difficulté, voie son travail contrôlé
par lui ? La division du travail, et sa hiérarchisation, parais-
sent ainsi des évidences.
Origines de la frustration.
2.
Il n'y a personne qui ne sente le poids de ces évidences,
personne qui n'éprouve un sentiment d'impuissance devant
l'efficacité que le système paraît manifester, mais aussi per-
sonne qui, à un moment ou l'autre, ne se soit interrogé sur
la nécessité de tout cela, qui n'ait douté devant la prolifération
des découpages et des hiérarchies, personne qui ne se soit dit
que dans ce royaume de la raison quelque chose était pourri.
Car si l'on se tourne, de la considération du système lui-
même, vers celle de son propre sort dans le système, l'on
s'aperçoit que ce qui fait l'efficacité et la puissance de l'en-
treprise est aussi ce qui lie et borne chaque individu, que ce
qui permet à la collectivité d'employer ses connaissances est
aussi ce qui empêche les membres de cette collectivité d'em-
ployer pleinement leurs propres connaissances, que ce qui
développe l'ensemble étouffe chaque partie.
Deux limites s'imposent à l'employé : celle de la fonction
à laquelle il appartient, celle du niveau hiérarchique qu'il
occupe au sein de la fonction. La fonction définit la frontière
de vos préoccupations, elle indique le domaine auquel vous
devez appliquer vos compétences, elle vous permet ainsi de
concentrer vos efforts et vous protège contre une foule de
problèmes que vous ne pouvez résoudre, et qui dépassent la
capacité d'un seul homme ; mais ce qui vous protège vous
empêche aussi de sortir de votre domaine, indique la limite
précise au-delà de laquelle un problème cesse d'être de votre
ressort et doit être transféré à une autre instance, à laquelle
vous ne participez pas. Ce n'est pas tant la division des tâches
- 7
Nur-
qui produit la frustration, et le rêve de l'employé n'ont pas de
s'occuper, au même moment, de tout : mais le donir l'un
homme qui s'attache à résoudre les problèmes qui sont ceux
des ingénieurs, des dessinateurs, des agents tochniques, est
de suivre ces problèmes jusqu'au bout, que ce soit mul ou
avec d'autres, peu importe.
Ce besoin de comprendre et de suivre un problème dans
sa totalité est lié à, et constamment stimulé et rom tincidé par,
la conscience de l'unité des problèmes qui so ponent aux
grandes organisations : toute décision se répercute bien au-delà
de son objet immédiat, tout problème soulève d'autres problè-
mes que personne ne recherchait ni n'attendait. Porronne ne
possède à lui seul l'ensemble des informations qu'il faudrait
avoir en main pour se décider valablement ; personne ne
peut croire que les spécifications qui lui sont fournies et qui
constituent le point de départ de son action soient toujours
adéquates à ce qui lui est réclamé. Cette double expérience,
celle de sa dépendance par rapport à d'autres fonctions, et
celle de la révisibilité nécessaire des ordres et spécifications
reçues, tout employé la fait presque quotidiennement.
Or, cette expérience n'est pas accidentelle, elle ne
vient pas au moment où le système rencontre un problème
qui le dépasse et pour lequel il n'est pas fait ; elle se produit
au contraire comme un moment normal et récurrent du fonc-
tionnement. Chaque niveau de spécification opère en effet
pour permettre le fonctionnement du niveau suivant, et ainsi
de suite jusqu'à la fabrication, que tout cela a pour but de
permettre. S'il faut une première définition du produit (pour
reprendre un exemple de construction de matériel unitaire
d'équipement) c'est parce que les bureaux de dessin doivent
partir de quelque chose ; s'il faut des plans c'est parce que
les services de préparation de la fabrication, les services
méthodes, outillages, etc., doivent connaître la forme et la
matière des pièces à usiner ; si les mêmes bureaux de dessin
établissent des spécifications d'approvisionnement, c'est pour
permettre aux achats d'approvisionner les matières nécessai-
res, au service contrôle d'en vérifier, après livraison, la con-
formité.., et ainsi de suite.
Chaque fonction fournit à la fonction qui la suit le point
de départ et l'objectif de son action : le plan est le point de
départ de l'action de l'homme chargé d'établir la gamme mais
l'objectif de la gamme est de définir l'opération dont résultera
la forme spécifiée par le plan. Il serait absurde d'élaborer des
points de départ insuffisants et des objectifs irréalisables :
chaque service doit donc savoir en quoi consiste, pour le
service auquel il destine ses spécifications, le suffisant et le
réalisable ; il doit connaître ses besoins, les instructions sans
lesquelles il ne peut travailler, et ses moyens, c'est-à-dire ce
8.
qu'il est capable de faire. Le dessinateur qui établit un plan
de fabrication fait en réalité deux choses : il établit ce qui
Hera le point le départ de la transformation, le plan en tant
qu'instruction, et il fournit l'objectif de cette action, le plan
en tant qu'il spécifie la forme de la pièce à réaliser ; or, pour
ce faire il doit savoir d'une part en quoi consiste, pour la
fabrication, une instruction valable (ce sera un document)
ayant une certaine forme, utilisant certains codes et modes
de représentation et correspondant à un besoin défini) et d'au-
tre part quelles sont les formes réalisables. Faute de disposer
de ces informations, le dessinateur créerait une fois sur deux
un plan incompréhensible ou non-exécutable, et la division
du travail, qui a confié au dessinateur le soin de créer les
plans, aurait abouti à un résultat absurde.
Le problème n'est que partiellement réglé par l'élabo-
ration d'une documentation qui établit une fois pour toutes
les besoins et les moyens des fonctions. Il serait asburde de
tout définir, sous prétexte qu'un jour l'on aura besoin d'une
des parties, jusqu'alors inutilisées, de ce tout. Vouloir tout
définir, c'est se proposer de saisir toutes les combinaisons
possibles, ce qui est plus qu'absurde : impossible. Mais à cette
impossibilité de fait s'ajoute une réticence du système à
définir, à créer des documentations et à les tenir à jour. Les
éternelles litigations des services, un manque fondamental de
confiance dans le résultat des efforts qu'il faudrait prodiguer
pour créer des outils de ce genre, les difficultés de toute nature
qui surgissent lorsque l'on veut définir quoique que soit dans
un domaine où les choses sont soumises à des déterminations
non homogènes - toutes ces raisons s'ajoutent et font que la
documentation que le dessinateur ou l'agent consulte est sou-
vent soit incomplète, soit périmée, soit fausse dès le départ.
En fait, la méthode la plus fréquemment employée est
celle du contact direct entre les fonctions. Mais ce contact, il
appartient à la hiérarchie de le provoquer. Car de même que
chaque service doit au service suivant des données de départ
suffisantes, de même chaque chef doit à son subordonné les
éléments de son travail tous les éléments. C'est donc à lui
de régler avec les autres fonctions les problèmes qui pourraient
entraver le travail du subordonné, et si celui-ci rencontre un
problème que la hiérarchie n'a pas réglé, c'est à son chef
qu'il doit remonter. Quelle que soit la fermeté avec laquelle
cette règle est appliquée, il reste que la hiérarchie, même si
elle délègue ses responsabilités pour les problèmes mineurs,
ne peut le faire dès qu'il s'agit de problèmes fondamentaux
ce qui fait, d'ailleurs, que les questions les moins importantes
sont souvent insolubles, étant liées à ces choix fondamentaux
dont la hiérarchie conserve le monopole. Ainsi, pour la majo-
rité des employés, y compris les membres de la hiérarchie,
puisque celle-ci est elle-même hiérarchisée, tout problème qui
9.
se pose à la limite d'une fonction échappe aussitôt à celui
qui l'a soulevé, se trouve absorbé par l'échelon supérieur. Et
puisque les problèmes de ce type ne sont pas l'exception, mais
la règle, puisque la nature même de la division du travail
telle qu'elle opère dans les services qui préparent la fabri-
cation fait du surgissement de ces problèmes non des accidents
mais des nécessités, il en résulte non moins nécessairement
que tout homme est frustré, dans son travail, des développe-
ments et des questions qu'il suscite, qu'il est condamné à les
voir s'échapper, condamné à ne penser que de petites pensées,
des bouts de problèmes, à s'arrêter après s'être à peine mis
en route, à s'avouer vaincu et à passer la main à son supérieur
sans même avoir combattu, condamné aussi à recevoir de son
supérieur et de la hiérarchie dans son ensemble les options
et les solutions à l'élaboration desquelles il n'a pas participé.
La hiérarchie prend en main les problèmes qui se posent
à la limite de la fonction : tout homme est commandé par
un autre homme qui s'empare des problèmes qu'il pose, entre-
tient les rapports avec les autres services, discute des choses
à un niveau qui lui échappe mais qui pourtant est essentiel
pour ce qu'il fait. Ainsi le chef incarne pour le subordonné
la limite de sa fonction : et il incarne aussi la limite de son
autonomie. Le rôle du chef est en effet de contrôler l'exécution
du subordonné : tout ce que je produis, que je sois dessina.
teur, calculateur, agent d'analyse, est contrôlé ou est suscep-
tible de l'être par l'homme sous les ordres duquel j'ai é
placé. Ce contrôle peut être tatillon jusqu'à l'absurde, ou
consister simplement en une sorte de vérification à deux,
l'homme qui me contrôle peut croire en l'autonomie ou mépri-
ser systématiquement les hommes qu'il commande et douter
de leurs capacités il reste que ce contrôle existe, que rien
à la longue ne peut l'empêcher de révéler le rapport non-
réciproque dont il émane. Car contrôler aboutit nécessairement
à modifier (sinon il est inutile d'y perdre son temps), donc
à faire reconnaître au subordonné soit qu'il a fait une erreur,
soit qu'il a omis, dans son raisonnement, certains facteurs qui
devaient nécessairement lui échapper en raison du niveau de
ses compétences : dans tous les cas c'est lui signifier qu'il est
limité, incapable de se déterminer de manière autonome au
sein même de sa fonction.
Réaction aux frustrations :
la fuite dans la récrimination.
L'ingénieur, le dessinateur, le technicien, sont limités
dans l'exercice de leurs compétences c'est-à-dire empêchés
d'employer la totalité de leurs capacités et empêchés de suivre
les problèmes jusqu'au point où ils débouchent sur un ensemble
C
- 10-
de problèmes fondamentaux et appellent des décisions inté-
ressant un ensemble de fonctions. Mais cette limitation n'est
pas vécue comme une oppression, et elle ne peut être, sans
plus, qualifiée ainsi : car elle est le produit d'un système qui
mélange inextricablement le fonctionnel et l'oppressif. Op-
pressive, la limitation permanente l'est, puisqu'elle fait vio-
lence à un besoin, ressenti comme naturel, de totalité et
d'autonomie. Mais elle est aussi, et dans le même moment,
fonctionnelle. Diviser le travail en ses phases constitutives,
spécialiser les hommes par phase, suivant leurs capacités et
leurs connaissances, soumettre tout homme au contrôle d'un
homme plus compétent que lui -- tout cela permet au tra-
vail de s'accomplir.
Dans la situation qui lui est faite, l'employé trouve
autant de raisons d'accepter que de refuser, de s'incliner que
de se révolter : il découvre la justification du système jusque
dans le mal que le système lui cause, et les bureaux sont
remplis d'hommes qui, lorsqu'ils regardent en eux-mêmes,
sont saisis de vertige devant la ronde de l'adhésion et du
refus, de l'enthousiasme et du dégoût, de l'attachement pour ce
que l'on fait et le monde dans lequel l'on vit et de haine
pour tout cela.
C'est parce qu'il vit une situation sans issue que l'employé
recourt, pour exprimer sa frustration, à une attitude sans issue
et qui n'en cherche aucune : la récrimination qui ne
débouche sur aucune revendication risquant d'être satis-
faite, mais prend au contraire soin de ne réclamer que l'ab-
surde, le grotesque, le dérisoire et qui n'entretient que des
sentiments dont ne puisse résulter aucune incitation à agir.
Il importe peu que l'on ait ou non soi-même tendance à la
récrimination, à la protestation larmoyante et complaisante
envers soi-même : le fait est qu'à force de se voir frustré sans
parvenir à identifier ce qui le frustre, sans pouvoir isoler, dans
sa vie, ce qui l'empêche de vivre de ce qui lui permet de vivre,
tout homme, quelle que soit sa personnalité, finit par verser
plus ou moins dans cette protestation complaisante. Le premier
objet de sa récrimination est autrui - les services dont il
reçoit les spécifications à partir desquelles il travaille, et les
services auxquels il transmet les spécifications qu'il produit
lui-même. Les premiers, à entendre cette récrimination, don-
nent trop peu, les seconds demandent trop les uns et les
autres se déchargent sur le plaignant, innocente victime de la
paresse et du manque de conscience des autres, des travaux
les plus ingrats et les plus difficiles. Ainsi chacun est persuadé
d'occuper le poste le plus difficile, de fournir le travail le plus
intense dans les conditions les plus mauvaises : refusera-t-on
alors de travailler, tentera-t-on de changer de poste ? Non,
car au fond de soi l'on sait que ce n'est pas vrai, que le but
11
que
l'on
poursuit n'est
pas
d'énoncer une vérité ni de réclamer
un changement, mais de consoler et de flatter la frustration
que l'on ressent à travailler dans un cadre aussi occupé, sem-
ble-t-il, à entraver l'activité des gens qu'à la permettre.
Les rapports entre supérieur et subordonné expriment
bien cet état de contestation refoulée et écrasée sous le poids
des évidences : eux aussi sont dominés plus par le reproche,
la récrimination, la mauvaise humeur, que par le refus et la
lutte. L'ingénieur en chef n'est pas vu comme l'ennemi de
classe de l'ingénieur de base, le chef de groupe ne se présente
pas comme l'oppresseur du dessinateur. S'ils s'opposent ce
n'est pas parce que l'un exploite l'autre, ou se révolte contre
l'exploitation à laquelle il est soumis ; le conflit naît des
limites et du contrôle auxquels le chef soumet le travail de
son subordonné, des informations qu'il lui refuse, de l'état de
dépendance dans lequel il le tient ; tel que le supérieur le
voit il provient du refus que le subordonné oppose à la place
qu'on l'invite à tenir, de son désir de savoir des choses qui,
pourtant, ne lui sont pas nécessaires, de son attachement opi-
niâtre à des vues erronées. Il résulte de ce conflit une tension
dans les rapports, un manque d'estime, des reproches : le
chef juge le subordonné limité ; le subordonné juge le chef
faible, inconstant, mauvais défenseur des intérêts du service,
lâche devant ses propres supérieurs. Chacun connaît la récri-
mination de l'autre, non qu'elle s'exprime ouvertement, mais
parce qu'un reproche, même muet, est la chose la plus percep-
tible qui soit. Et ce reproche venant de l'autre suscite d'autres
reproches qui le visent. Le subordonné sait que son chef le
juge limité : mais le serait-il si le chef le faisait participer
aux raisons supérieures au nom desquels il passe ce jugement ;
n'est-ce pas la fonction du chef de spécifier le travail à accom-
plir de telle sorte qu'il ne puisse se produire aucune de ces
erreurs qu'on reproche pourtant au subordonné ? Le chef sait
que le subordonné lui fait grief d'émettre des ordres vagues
et parfois contradictoires : mais ce reproche ne prouve-t-il pas
que le subordonné est limité, qu'il réclame lui-même l'abolition
de son autonomie ? ne serait-il pas lui, le chef, un meilleur
défenseur des intérêts du service si les hommes qui travail.
laient sous ses ordres avaient eux-mêmes un meilleur souci
de ces intérêts ? Ainsi la récrimination se poursuit, ne s'expri-
mant ouvertement qu'en dehors de l'adversaire, n'aboutissant
à aucune action, utilisant le vrai non pour fonder une reven-
dication mais pour masquer la fausseté fondamentale de ce
que, sans que cela puisse jamais devenir explicite, l'on vise
à établir la certitude que l'on est une victime, que l'on est
trahi de toutes parts, empêché d'aller jusqu'au bout de soi-
même et de faire ces choses dont on se sent capable et que,
toute sa vie durant, l'on est condamné à entrevoir très loin
devant soi, enveloppées dans la brume.
12
!
Critique de la division et de la hiérarchisation.
Il n'y a pas, ainsi, jusqu'aux frustrations suscitées par le
système qui ne paraissent témoigner en sa faveur : car elles
suscitent des attitudes qui, loin de révéler et de dénoncer la
nature du système, s'intègrent en lui, en sont un moment
nécessaire. Pour exploiter son savoir, l'entreprise morcelle
cette exploitation, elle soumet chaque homme à un autre qui,
à sa place et pour lui, seul ou avec d'autres, prend les déci-
sions fondamentales dont dépend son travail ou dont ce travail
fait découvrir la nécessité. Elle frustre de la sorte les hommes
qu'elle emploie de la possibilité de poser les problèmes qui
les touchent, qui conditionnent directement et quotidienne-
ment leur travail, et de participer à leur solution, elle les
empêche d'atteindre à la profondeur et à la généralité, les
maintient à un niveau inférieur à celui où se posent, selon
eux, les vrais problèmes.
Mais le même système qui produit cette situation et la
frustration qui l'accompagne produit également autre chose.
Les hommes ne se bornent pas à des attitudes de récrimina-
tion, leur situation offre d'autres possibilités ; et d'autre part
la limitation ne s'étend pas sur toutes les activités et à tout
moment, le système divise et limite les compétences et les
responsabilités, mais, dans le même mouvement créée, motive
ou permet des organes et des manières de faire dont résultent
d'autres formes de collaboration et une autre notion de la
responsabilité.
Tout d'abord, en effet, d'autres possibilités s'offrent et
ouvrent, à côté de la voie sans issue et sans but de la récri-
mination, une autre voie. Dans chaque fonction il existe un
nombre d'hommes qui ne se contentent pas de manipuler ou
de transférer le produit, mais qui l'élaborent, lui ajoutent
quelque chose par un travail créateur de l'esprit, accomplis-
sent des choix qui n'étaient pas prédéterminés. Toute fonc-
tion s'assigne un objectif élaboré par la fonction antérieure :
son produit n'est que le moyen de cet objectif. Mais élaborer
ce moyen suppose que l'on passe par certaines étapes : décou-
page de l'objectif en parties significatives ; reconnaissance
pour chaque partie des moyens et des variantes ; choix du
groupe de moyens satisfaisant l'objectif sous certains critères
de compatibilité fonctionnelle, économique, et de délai
spécification du choix, c'est-à-dire sa transformation en objec-
tifs assimilables par les fonctions qui suivent sur le chemin
d'élaboration du produit. Or à chacune de ces étapes des
hommes doivent faire des choix qui deviendront des objectifs
pour les phases ultérieures et qui pour cette raison sont en
partie conditionnés par elles ; et d'autre part leurs propres
choix sont dépendants de choix antérieurs et réagissent sur
eux. Toute activité novatrice comporte la mise en
;
cause
13
de son point de départ et se trouve elle-même mise en cause
par ce qui la suit. Ceci est vrai aussi bien des rapports entre
fonctions que des rapports à l'intérieur de la fonction entre
supérieur et subordonné, entre le plus compétent et le moins
compétent. Mais si cela est vrai, si les hommes soulèvent par
le mouvement même de leur pensée des problèmes auxquels
le découpage des fonctions et la structure hiérarchique leur
interdisent de répondre, alors cette limitation n'apparaît plus
comme un destin, comme quelque chose qui accompagne néces-
sairement le travail, mais comme l'effet de ce découpage parti-
culier, de cette structure-ci. Par la récrimination, le spécialiste
donne vent à la frustration qu'il ressent, sans chercher à en
comprendre les causes objectives mais créant des pseudo-causes
- la méchanceté de tel supérieur, l'irresponsabilité de tel collè-
gue qui satisfont són narcissisme masochiste : mais main-
tenant une autre voie apparaît, puisque, en accomplissant sa
fonction, l'on s'engage sur des chemins qui, nécessairement,
mènent chacun à se heurter au découpage des fonctions et à
la structure hiérarchique.
Collectivisation de l'exploitation du savoir.
Le système frustre les hommes, mais il ne fait aucun
mystère quant à l'origine de cette frustration, elle est là, sous
les yeux, on s'y heurte chaque jour ; si je suis frustré dans
l'exercice de mes compétences c'est parce que le travail se fait
de cette manière-là, mais s'il se fait de cette manière-
c'est qu'il y a en effet un problème. Travailler c'est appren-
dre
que
le travail est un problème, et c'est apprendre à poser
ce problème et à ne plus le fuire dans la récrimination.
Et travailler c'est également apprendre qu'il existe d'au-
tres manières de travailler. Toute entreprise se trouve en effet
placée périodiquement et nécessairement dans des situations
qui ne lui laissent ni le temps ni le moyen de ses réactions
normales. Cela est vrai de deux types de situations : les
accidents d'une part et de l'autre le développement de concep-
tions et de matériels nouveaux. Le problème est le même
dans les deux cas : en élaborant des matériels nouveaux il
s'agit de trouver le meilleur chemin à travers un nombre de
variantes dont les combinaisons forment un nombre de che-
mins possibles très élevé (s'il y a 6 niveaux de définition,
et qu'il existe 3 variantes à chaque niveau, il y aura en fin
de compte 3 x 3 x 3 x 3 x 3 x 3, soit 729 chemins possibles) ;
d'autre part en corrigeant un accident l'on est forcé de prendre
en considération une variante non étudiée, celle de l'accident,
et l'on se trouve donc replacé dans les conditions d'une concep-
tion nouvelle. Or il est évident que la rapidité est ici un
14:-
a pas
un
facteur essentiel, et qu'il ne peut être question d'examiner
les chemins possibles suivant les méthodes qui s'appliquent à
des conceptions stabilisées, car dans les deux cas, celui de
l'accident qu'il s'agit de réparer immédiatement, et celui de
la conception nouvelle à nombre de variantes élevé, on n'en
le temps. Pour accélérer le processus il faut tout d'abord
rendre les communications entre compétences plus rapides,
c'est-à-dire, pratiquement, regrouper ces compétences et les
faire travailler en commun. Dans un certain nombre de cas,
ceci suffit : mais lorsque la complexité augmente, une autre
nécessité apparaît, celle de ne pas dérouler le nombre total
des chemins possibles et de ne pas attendre la fin d'un chemin
pour s'apercevoir qu'on n'aurait jamais dû s'y engager. Dans
le cadre des groupes et des commissions, formelles ou non,
qui surgissent pour résoudre ces problèmes, il apparaît donc
plus qu'une simple accélération de la communication :
partage des raisons. Chaque fonction livre, en plus de son
produit, une explication qui permet aux autres de saisir
la logique de ses choix. Connaissant et comprenant la logique
de leurs choix respectifs, les fonctions possèdent en commun
un horizon qui permet non simplement de communiquer mais
surtout de raisonner infiniment plus vite, en précédant les
arguments des autres et en acceptant leurs positions sans
que celles-ci aient besoin d'être explicitées. Et en même temps
qu'apparaît ici un nouveau mode de fonctionnement, un
fonctionnement collectif, apparaît un sens nouveau de respon-
sabilité : chaque décision a été prise en dernière analyse
par un homme, représentant une fonction, mais elle a été
admise par la collectivité des fonctions et intégrée dans un
ensemble, la collectivité est donc responsable de l'avoir admise
et intégrée.
La complexité des problèmes impose donc des manières
de travailler en marge des modes et procédures des situations
normales : ceci, qui est vrai en ce qui concerne les échanges
d'informations et de spécifications entre fonctions, comme
nous venons de le voir, l'est également en ce qui concerne les
rapports hiérarchiques internes à la fonction. Ces rapports
ont eux aussi leur forme normale, qui répète celle des fonc-
tions. Le supérieur transmet au subordonné une spécification
qu'il a lui-même produite à partir de données introduites ;
ou bien encore le même homme fonctionne comme un spécia-
liste qui, sans être un point de passage obligatoire, tient ses
compétences à la disposition des autres membres de la fonc-
tion, qui sont en même temps ses subordonnés. Dans les deux
cas, il se présente comme précédemment des situations où il
faut discuter, se réunir, partager les raisonnements, élaborer
collectivement et non plus isolément et suivant le décou-
page des niveaux hiérarchiques les décisions et en être
collectivement responsables.
15
...
1
3. L'ORGANISATION DU TRAVAIL.
L'homme qui fait un 'calcul, celui qui établit un plan
ou une gamme de fabrication agissent en vertu d'un ordre
de leur supérieur et à partir de spécifications qui leur ont
été fournies par un autre service. Mais s'il existe un poste
de calculateur, de dessinateur, de gammiste, si les hommes qui
occupent ces postes ont un chef, s'ils reçoivent et fournissent
des spécifications ayant une forme précise, c'est parce que,
un jour, ces choses ont fait l'objet de décisions. Tout travail
nécessite pour être effectué des moyens : ces moyens doivent
être créés, c'est-à-dire que, tout comme le produit du travail
lui-même, ils sont conçus, définis, fabriqués ou acquis, et
finalement, mis à la disposition du poste qui ley requiert
qu'il s'agisse d'instructions de fonctionnement, d'outils
matériels (machines) ou non-matériels (documentation) ou
d'êtres humains, ou de supports (imprimés).
Tout homme travaille dans un cadre de moyens qui ont
été définis par quelqu'un ou par une instance quelconque ;
en tant que moyen il a lui-même été défini, et choisi d'après
cette définition. Entouré de moyens, moyen lui-même, chacun
vit dans un monde dont la forme et la fin ont été définies
par
un autre. Pourquoi ce poste, plutôt que tel autre ? Pourquoi
ces papiers ? Pourquoi, parmi toutes les manières de faire
possibles, celle-là ? Où sont les justifications des décisions qui
ont abouti à ces choses ? Si nous demandons à les connaître,
si nous posons ces questions, on nous invite à ne pas nous
préoccuper : tout cela a été réfléchi ; non, on n'aurait pu
faire autrement ; oui, c'est la solution la plus économique
et il n'y a pas jusqu'à nos carrières elles-mêmes qui ne
soient, nous assure-t-on, réfléchies et agencées de telle sorte
que l'individu et la collectivité y trouvent le plus grand béné-
fice. Alors, puisque les raisons ne sont pas révélées, étant
remplacées par la foi, nous nous attachons aux effets, aux
résultats. Nous observons les hasards de nos carrières, l'insuf-
fisance des moyens, l'inadéquation des décisions. Nous regar-
dons les machines qui rouillent, inemployées, les papiers qui
s'accumulent, les travaux inutiles, les postes à l'intérieur des-
quels les hommes tournent comme animaux
l'entreprise nous paraît alors non plus comme le lieu où
tout est rationnel, mais plutôt comme une source inépuisable
de faux problèmes et de fausses solutions ; non plus comme
le témoignage de la capacité des hommes de planifier leurs
activités, d'en soumettre à l'analyse et le contenu et la forme,
de savoir à tout moment où ils vont et le prix qu'ils paient
pour y aller
mais comme la preuve, tout au contraire,
que du fait soit de la complexité des problèmes soit de la
manière de les aborder, une grande organisation ne peut vivre
que dans l'incohérence et l'obscurité.
en
cage. Et
.
- 16
Elaboration par la hiérarchie
des décisions d'organisation.
La responsabilité de définir les moyens et les modalités
du travail c'est-à-dire celle de la fonction organisation au
sens large appartient à la hiérarchie. L'entreprise est une
machine à produire des spécifications et des objets : celui
qui a construit cette machine et la fait marcher contrôle du
même coup l'entreprise, il sait comment elle fonctionne et
peut donc la diriger. La hiérarchie a donc essentiellement à
organiser l'entreprise : elle doit, comme on l'a vu plus haut,
jouer un rôle dans l'élaboration du produit, être compétente,
c'est-à-dire participer au travail ; mais elle ne peut à elle toute
seule élaborer la définition du produit, ce qui signifierail
exécuter un travail qui nécessite un nombre croissant d'hom-
mes, souvent supérieur d'ores et déjà à ceux que réclame la
transformation proprement dite ; sa fonction est de rendre
cette élaboration et cette transformation possibles, passé le
point où elle y intervient elle-même, de construire la « machine
à concevoir et à fabriquer » qu'est toute entreprise, non d'être
à elle seule cette machine.
Subissant elle-même les effets de son système de gestion,
la hiérarchie refoule vers les niveaux supérieurs la respon-
sabilité de construire cette machine, c'est-à-dire d'organiser
l'entreprise jusqu'au moment où le sens de ce refou-
lement s'inverse, les niveaux les plus élevés de la hiérarchie
arguant de plus vastes préoccupations pour retourner à l'en-
voyeur des décisions qui leur paraissent mesquines. Existe-t-il
donc quelque part entre la base et le sommet de la hiérarchie
un niveau auquel se prennent les décisions constitutives du
fonctionnement ? Or il y a un niveau que la hiérarchie, dans
son besoin de découvrir l'auteur de ce qu'elle a elle-même
construit, désigne avec insistance : celui des spécialistés dont
la fonction est de concevoir les structures, les méthodes, les
manières de faire destinées à permettre à l'entreprise d'accom-
plir ses objectifs. En fait, cependant, les spécialistes ne sont ni
plus ni moins auteurs des décisions que les autres membres
de la hiérarchie. Un spécialiste peut proposer : seul l'homme
qui est responsable du fonctionnement d'un domaine peut
décider d'appliquer ce que le spécialiste lui propose. Le spé-
cialiste est responsable de la cohérence de ce qu'il avance, de
son adéquation au problème posé ; mais seul le chef du
domaine d'activité auquel s'adressent ces propositions est res-
ponsable du résultat final. Si les choses ne marchent pas de
cette manière, si le spécialiste impose sa solution au respon-
sable, c'est tout simplement que le responsable s'est démis
ou a été démis de sa responsabilité, c'est que les gens qui
devraient décider ont décidé de ne plus le faire. Ce n'est donc
17
pas du côté des états-majors de spécialistes qu'il faut recher-
cher la responsabilité indivise et totale des structures : la
hiérarchie ne se contente pas de s'assoir au sommet d'une
machine inventée par d'autres. Avec ou sans l'aide de spécia-
listes recrutés en son sein, elle invente et construit elle-même
cette machine, et tous ses niveaux participent à ce processus.
Il suffit, pour en être convaincu, de regarder quelle est l'acti-
vité au niveau le plus bas de la hiérarchie, celui du chef de
l'unité de base de l'entreprise : le groupe de dessinateurs
ou de techniciens, l'équipe de calculateurs, etc.
Une partie de cette activité est consacrée à expédier les
affaires normales, celles qui définissent la fonction, et à tenir
dans ce travail la place qui revient au chef du fait de ses
compétences. Mais en plus des problèmes que pose le travail
lui-même, il y a ceux que pose son exécution aujourd'hui,
maintenant : qui fera tel travail inattendu ? qui remplacera
untel, momentanément surchargé ? pourquoi n'a-t-on pas reçu
tel document ? que peut-on faire pour obtenir de tel service
qu'il fournisse telle information sous telle forme ? Il se pose
ainsi quotidiennement des questions relatives au fonction-
nement interne du groupe et à ses relations avec l'extérieur.
Et derrière ces questions quotidiennes se trouve un ensemble
de décisions qui ont dû être élaborées, un jour, et qui seront,
un jour, mises en question : relatives aux moyens, aux hommes
nécessaires, au matériel et outils dont ils ont besoin, à ce
qu'ils doivent recevoir de l'extérieur si l'on veut qu'ils fassent
ce qui est attendu d'eux, aux méthodes, aux circuits, à la divi-
sion du travail que le groupe devra respecter pour accomplir
sa fonction. Or le seul homme à prendre ces décisions ou à' y
participer, qu'elles soient de simple dépannage ou de nature
permanente et constitutives du mode de fonctionnement, le
seul homme qui fasse autre chose que les appliquer est le
chef du groupe. C'est lui qui, pour son propre supérieur, aura
défini les besoins ; c'est lui qui tranchera les litiges internes,
répartira le travail, posera les lois en vigueur à l'intérieur du
groupe. Il est vrai que le supérieur du chef peut imposer cer-
taines entrées, exiger un certain produit, intervenir même à
l'intérieur du groupe et instaurer une division donnée du tra-
vail, ou l'application de telle méthode : à la limite rien ne
s'oppose à ce que le directeur lui-même exige du magasinier
qu'il range les pièces de la manière qui convient à ses délires.
Mais une certaine autonomie et un certain pouvoir sont garan-
tis à tout membre de la hiérarchie responsable d'une fonction :
si une fonction existe c'est qu'à ce point là existe objectivement
un noeud de questions dont la solution nécessite qu'on s'en
occupe à plein temps, et qu'un certain nombre de personnes
s'y spécialisent ; le supérieur d'un homme qui a la responsa-
bilité d'une telle fonction ne peut être qu'une sorte d'amateur,
très éclairé peut-être, mais ignorant nécessairement la masse de
18 -
détails en lesquels la fonction se décompose ; il est assez
compétent pour entretenir un dialogue avec le responsable de
la fonction, mais non pour se substituer à lui, décider pour lui
de l'organisation interne, juger à sa place que telle information
suffit, que tel produit peut être fourni. Ūne autre considéra-
tion intervient encore : c'est que, eut-il les moyens de balayer
l'autonomie de son subordonné, il n'aurait pas, du même coup,
celui de supprimer la résistance qui surgirait immanquable-
ment : ainsi le chef local est-il ménagé par son supérieur, à
la fois parce qu'il est compétent en matière d'organisation de
son bureau, et parce que, transformé en ennemi, il est plus
dangereux que n'importe qui, faisant surgir à tout instant de
faux problèmes, recourant à la grève du zèle, transmettant
des informations partielles, créant, sans que rien puisse lui être
reproché, une confusion inextricable.
Faire partie de la hiérarchie c'est, même à ses premiers
niveaux, être responsable de l'exécution d'une fonction, c'est-
à-dire fournir à cette fonction les moyens nécessaires à son
accomplissement, ainsi qu'on vient de le voir. Mais comme on
l'a vu également, la fonction est intégrée dans un ensemble ;
elle dépend de cet ensemble aussi bien pour les données
d'entrée dont son action part que pour son produit, qui est ce
que l'ensemble réclame d'elle ; il n'y a pas jusqu'aux moyens
qui lui permettront de s'organiser qui ne parviendront eux
aussi de l'extérieur.
Or l'extérieur n'est pas un monde d'abondance, qui peut
tout donner et recevoir n'importe quoi. C'est un ensemble
structuré qui, en assurant la satisfaction des besoins exprimés
à chaque étape, au niveau de chaque fonction, permet à l'en-
treprise de réaliser son objectif. Ainsi les besoins exprimés par
une fonction particulière doivent-ils, pour être satisfaits, être
compatibles avec le système dans son ensemble : il ne peut
être question qu'une fonction satisfasse toute seule et unilaté-
ralement ses besoins. L'autonomie de la hiérarchie au niveau
de chaque fonction est donc limitée par ce fait : il lui est
possible de faire entendre sa voix et de participer à l'élabora-
tion des décisions qui aboutiront à la définition des entrées,
des sorties, et des moyens, mais elle ne peut décider de ces
choses à elle seule.
Conflits internes de la hiérarchie
et fuite des décisions vers le sommet.
Pour être satisfait le besoin particulier doit être confronté
au système ; pour qu'il existe un système il faut qu'un ensem-
ble de besoins aient été recensés, jugés, rassemblés en un tout.
La question revient encore une fois : qui est responsable de
. 19
;
cette activité ? Il ne peut s'agir que d'une instance qui
connaît et domine le tout, qui se donne l'ensemble des fonc-
tions comme objet et qui comprend cet objet.
Une telle instance peut, dans certains cas, être formée
spontanément par les chefs de deux bureaux qui se réunissent
et s'entendent sur une solution les satisfaisant tous deux. Mais
le nombre de problèmes qui peuvent être réglés de cette
manière est limité. Le besoin exprimé par un bureau peut
rarement être satisfait par un bureau voisin sans que cela ait
des répercussions plus lointaines et il suffit de demander
quoique ce soit pour voir s'élever de toutes parts une nuée de
complications inattendues. C'est l'exemplaire d'un document
dont on demande d'être destinataire pour s'apercevoir que
l'établissement s'efforce de limiter le nombre des tirages et
que le document que l'on réclame a déjà une diffusion très
étendue c'est l'information que l'on veut recevoir sous une
forme différente, mais dont on découvre que sous sa forme
actuelle elle satisfait à une quantité insoupçonnée de besoins ;
c'est tantôt des intérêts particuliers que l'on lèse, tantôt une
politique que l'on contredit ou un objectif qu'on entrave :
rien n'est simple, tout document satisfait au plus lointain
besoin, la moindre action accomplit le plus grandiose objectif,
tout le monde se sent comme paralysé devant cet enchevêtre-
ment et cette complication, si bien que, même lorsque cela
serait faisable, on finit par ne plus oser résoudre tout seul le
moindre problème.
Mais s'il y a une limite aux problèmes qui peuvent se
résoudre par entente directe entre responsables de même
niveau hiérarchique cela est dû également aux conflits qui
opposent les fonctions. La spécialisation crée la possibilité
d’une opposition, la hiérarchie, par ses lois propres, s'empare
de cette possibilité et la transforme en conflit. La somme
des fonctions constitue un ensemble cohérent : il n'y a pas
contradiction entre elles, toutes sont légitimes. Mais cette
légitimité n'écarte pas les possibilités d'opposition. Chaque
fonction étend la définition du produit dans la sphère qui lui
est propre, en même temps qu'elle élabore un produit possible
pour la fonction suivante : ainsi le dessinateur donne forme
à une pièce qui, avant lui, n'était définie que fonctionnelle-
ment, mais la forme qu'il conçoit est une forme possible pour
l'étape suivante, la fabrication c'est-à-dire qu'elle est
conforme à certains critères qui définissent ce qui est possible
techniquement et économiquement pour l'entreprise, à un
moment donné, avec des moyens définis. Rien cependant ne
garantit que la fonction d'une pièce puisse être satisfaite par la
forme la plus simple et l'objectif qui est de réaliser la fonction
la moins importante de la manière la plus économique peut se
heurter à des difficultés de fait. D'autre part, un désaccord peut
surgir quand à la notion même de ce qui est possible : le service
20
fournisseur aura tendance à élargir ce possible, à considérer
que ce qui est possible théoriquement l'est aussi pratiquement ;
mais le service exécutant aura tendance à restreindre le pos-
sible, à le limiter à ce qui est possible réellement, dans cette
usine, aujourd'hui, et à en réduire encore le champ en tenant
compte de facteurs purement accidentels, - habitudes, rou-
tines, réactions humaines. Ainsi l'opposition est toujours pos-
sible à propos de telle spécification, de tel ordre, et elle est
même une nécessité, dans la mesure où ce n'est que parce
qu'il existe des contradictions de ce type que le progrès est
possible et que le champ du possible s'élargit.
L'opposition nécessaire se transforme en un conflit non
moins nécessaire. Car toute fonction est sous la responsabilité
d'un homme qui a pour premier souci qu'elle s'accomplisse
valablement, qu'elle produise ce qu'on attend d'elle dans les
conditions prescrites, qu'elle fasse mieux. Les raisons de cet
attachement d'un homme au fonctionnement du service ou
du bureau dont il a la responsabilité sont multiples : il peut
s'agir d'ambition, puisque, sauf exception, on ne s'élève dans
la hiérarchie qu'à la condition d'avoir montré sa capacité
de gérer un service, ou tout au moins d'avoir fait illusion à
ce propos ; il peut s'agir de crainte ou de cette forme plus
commune de la crainte, plus conforme au caractère apparem-
ment non-contraignant et « humain » des organisations d'au-
jourd'hui, qu'est le désir de plaire à la hiérarchie supérieure,
d’être aimé des hommes puissants qui siègent à son sommet
et de marcher avec eux, comme Abraham avec Dieu ; ou il
peut s'agir simplement de l'adhésion d'un homme à son travail,
à travers lequel il sait qu'il réalise quelque chose d'important
et de grand, quelque chose qui vaut qu'on y consacre son
énergie et sa passion, parce que construire une machine c'est
mieux que de compter les fleurs de son jardin et gérer un
stock c'est mieux que d'en râtisser les allées. Quel que soit
le motif --- et chez la plupart des membres de la hiérarchie
tous ces motifs existent simultanément, dans des proportions
différentes le chef d'une fonction est d'abord et avant tout
un homme qui défend cette fonction, sa fonction, et qui sait
que s'il la défend mal il perdra l'estime de ses subordonnés et
l'ascendant qu'il possède sur eux. Mais qu'est-ce que défendre
une fonction ? c'est réclamer des autres qu'elles fournissent
ou acceptent le produit qu'il est le plus facile à cette fonction
de transformer ou de fournir. Puisque chaque fonction rai-
sonne de la même manière aucune n'est satisfaite et aucune
ne satisfait : toutes s'estiment lésées. Ayant établi leur statut
de victimes elles passent à l'offensive et accusent : puisque
chaque fonction travaille pour la suivante, ne pas satisfaire
ses désirs c'est mal faire son travail. Ainsi, chacun déployant
son arsenal de revendications et lançant ses accusations, en
vient-on à se faire la guerre : les alliances se forment, les
21
complots s'édifient, les pièges sont tendus, et dans cette acti-
vité guerrière chaque cadre trouve à exprimer son tempéra-
ment propre : le masochiste est toujours vaincu, le paranoiaque
se bat contre l'entreprise coalisée, l'impérialiste provoque
joyeusement le combat persuadé d'en sortir vainqueur, le
traître est l'ami de tout le monde et travaille à la perte de
tous.
L'instance chargée d'élaborer un système satisfaisant les
besoins des fonctions, c'est-à-dire responsable de les organiser,
ne peut être ces fonctions elles-mêmes : les besoins à satisfaire
sont trop nombreux pour que deux ou plusieurs fonctions,
entrant en contact directement, puissent décider elles-mêmes
de leurs rapports. Seule la totalité des fonctions en serait
capable, puisqu'elle embrasserait l'ensemble des besoins et
des objectifs. Mais le système de gestion hiérarchique n'est
pas une solution « technique » ax problèmes de l'organisa.
tion du travail ; il vise à rendre le travail possible, mais à le
rendre possible d'une certaine manière : en soumettant chaque
homme à un autre, en réglant les problèmes, qu'il s'agisse de
problèmes techniques -- le fond du travail ou de problèmes
d'organisation
la forme du travail et ses moyens, par
un processus qui, prenant le problème là où il se pose, le
renvoie de niveau à niveau, à travers la hiérarchie des
compétences et des responsabilités, jusqu'au niveau qui
le résoud et le renvoie alors vers son origine. Le système
s'explique par ce qu'il rend possible : l'exploitation du
savoir, l'organisation du travail - mais il ne se justifie
pas par cela, puisque les choses pourraient se passer autre-
ment et que la collectivité des fonctions pourrait décider de
sa propre organisation. Mais, comme tout système vivant, celui-
ci tente de se justifier, tente de se poser comme le seul système
possible, en rendant impossible des fonctionnements déviants
et scandaleux : ainsi la collectivité des fonctions est-elle déchi-
rée de conflits permanents et le recours à une autorité supé-
rieure apparaît comme émanant des fonctions elles-mêmes,
comme résultant de la nature même des choses.
Toute décision est prise à un niveau supérieur à celui
où se pose le problème. Tout problème, aussitôt posé, fuit
vers le haut, vers le niveau hiérarchique qui domine les fonc-
tions dont il s'agit de définir le fonctionnement. Mais
niveau hiérarchique est lui-même, tout comme le niveau de
départ, intégré dans un ensemble. Tout comme le niveau de
départ, celui du groupe, il n'est pas maître des entrées et des
sorties, il n'est même pas maître du fonctionnement interne
puisque celui-ci réagit sur l'ensemble et le modifie. D'autre
part l'homme à qui il revient maintenant de décider appar-
tient à une hiérarchie, y occupe un rang, partage ce rang
avec d'autres : lui aussi se justifie devant ses supérieurs et
lutte contre ses égaux. Tout le pousse à s'emparer des pro-
ce
22
-
blèmes qui se posent à l'intérieur du domaine dont il a le
commandement, à les transformer en machines infernales des-
tinées à faire sauter ses adversaires ou à rappeler à ses chefs
sur quel sol dangereux leur autorité est fondée : tout l'y
pousse, aussi bien l'intégration réelle des problèmes que le
contexte de lutte et de défense dans lequel ces problèmes se
posent. Ainsi au lieu de se résoudre au niveau de jonction
des fonctions, le problème dépasse ce niveau et passe de
mains en mains, comme une pierre brûlante.
Le coût des décisions.
3
Il est vrai que cela ne peut durer indéfiniment : si le
problème est important il bloque un fonctionnement et doit
donc être réglé. En fin de compte le problème trouve un père
mais en chemin il s'est transformé : ce qui arrive n'est
pas ce qui est parti. Un problème n'a le même sens que
dans un cadre de référence identique : or le subordonné et le
supérieur ne disposent pas du même cadre, ils n'ont ni les
mêmes informations ni les mêmes objectifs. Ils peuvent se
comprendre, mais non partager intégralement le sens et la
valeur de ce qu'ils se transmettent. Le supérieur comprend la
préoccupation du subordonné, mais il la place dans un cadre
plus large, englobant d'autres fonctions et s'étendant dans
l'avenir et ainsi la signification de cette préoccupation
change : on vient affirmer que tel problème est essentiel,
mais il est, pour le supérieur, moins important que d'autres,
on bien destiné à disparaître après un changement qu'il pré-
pare. Le supérieur ne se met pas au niveau du subordonné,
mais le subordonné ne se met pas, lui, à celui du supérieur :
le subordonné parle du détail et le supérieur du général,
l’un invoque un problème actuel et l'autre décrit un projet ;
le subordonné comprend ce que lui dit le supérieur, mais
cela n'a pas de valeur pour lui, cela ne change rien à sa vie,
ne l'aide pas à résoudre ses problèmes.
La solution des problèmes, l'élaboration des décisions
de fonctionnement, le remaniement des règles et des manières
de faire, le renouvellement des équipements tout cela se
produit, cependant, quotidiennement, sans qu'il y ait là un
miracle : le dialogue à l'intérieur de la hiérarchie ne se
réduit donc pas à ce que nous venons d'en dire. Le niveau
qui décide élabore des décisions qui ont un sens pour ceux
auxquels ces décisions sont destinées
ce niveau est
compétent. Mais aux yeux des niveaux inférieurs de la hié.
rarchie, le passage par le sommet n'a rien éclairci ; d'autres
éléments y ont été introduits, des préoccupations auxquelles
personne ne pensait à ces niveaux ont été déclarées centrales,
celles qui paraissaient importantes ont disparu. Il reste une
car
23
er
;
décision qui, au lieu d'aller sur les problèmes comme un gant
sur la main, pose elle-même un problème : on peut s'en ser-
vir, mais il faut s'y adapter, modifier ses manières de faire,
se changer soi-même. Les problèmes fuient vers le haut, et
reviennent, et il semble que le prix de ce va-et-vient, bien
qu'il aboutisse à des solutions, à un progrès, soit une compli-
cation accrue de la situation et de nouveaux problèmes posés
par les solutions elles-mêmes. Ainsi la hiérarchie est compa-
rable à ces hommes dont la personnalité est si désorganisée
et malade, que les solutions, au lieu de venir coiffer les
problèmes, se posent à côté d'eux, et introduisent dans leur
vie une complication supplémentaire et insupportable.
« Il n'y a pas d'organisation digne de ce nom ; personne
ne: s'occupe de résoudre les problèmes qui se posent à ceux
qui travaillent ; si quelque chose est tenté, c'est plus une
conséquence du délire de la hiérarchie supérieure, qui aime
imposer sa loi et qui pour cela en change constamment,
qu'une preuve de sa volonté de faciliter le tra
s'il
arrive qu'une bonne mesure soit enfin prise, alors se pose
un problème de discipline, et la hiérarchie, qui aime mesurer
son pouvoir par les tracasseries qu'elle impose aux exécu-
tants, est incapable de se discipliner elle-même lorsqu'il s'agit
d'imposer une réforme importante ». Telle est l'opinion qui
règne, aussi bien parmi les exécutants que parmi les membres
de la hiérarchie, chaque niveau se considérant, et étant effec-
tivement, l'exécutant du niveau supérieur. Mais, malgré cette
opinion, il existe, comme on l'a vu plus haut, une fonction
d'organisation, cette fonction est exercée par la hiérarchie
à tous ses niveaux, suivant un processus lui-même hiérarchisé
et elle produit des décisions qui rendent effectivement
possible le fonctionnement de l'entreprise.
La hiérarchie ne peut exercer sa fonction, résoudre les
problèmes qui se posent à l'entreprise, rendre possible l'exé.
cution du travail, qu’à la condition de s'unifier, de poser des
problèmes qui aient un sens pour tous les niveaux et d'éla-
borer des solutions qui possèdent également une valeur pour
tous les niveaux. La hiérarchie est la seule instance de l'en-
treprise qui puisse saisir l'unité de tout ce qui s'y passe, la
seule instance capable de penser et de garantir cette unité.
Et pourtant par sa nature même elle est divisée
découpée
en niveaux distincts, spécialisée, déchirée par les conflits.
Saisir un problème, voir ce qu'il comporte de fondamental
pour la collectivité, cela constitue à lui tout seul un pro-
blème : car chaque niveau possède un cadre de référence
propre, un même problème n'est pas vu de la même manière
et son identité se perd d'un niveau à l'autre. Et l'élaboration
de la solution pose un même problème d'unification, si bien
qu'en fin de compte il semble que la hiérarchie doive dépen-
24
ser plus d'efforts à assurer les conditions de possibilité de son
propre fonctionnement qu'à fonctionner, à constituer son
unité qu'à saisir l'unité des problèmes. Mais que le prix à
payer soit lourd ou non, il reste que cette unité des problèmes
est finalement atteinte, que des décisions sont élaborées,
qu'elles sont adéquates au problème posé et cohérentes par
rapport à l'ensemble des solutions déjà appliquées.
Conditions de possibilité de l'organisation :
le travail, comme objet définissable.
Si cela est possible c'est d'abord parce que les membres de
la hiérarchie sont motivés en ce sens : quelles qu'en soient les
raisons, et nous avons vu qu'elles sont diverses : ambition,
conformisme, désir de plaire, attachement au travail, - ils
agissent en fin de compte de telle sorte que les problème
trouvent une solution. Mais cette volonté ne serait rien s'il
n'existait pas des choses sur lesquelles l'on pût s'entendre, si
le cadre propre à chaque niveau ne se fondait dans quelque
chose de plus vaste. Or ce quelque chose existe, c'est l'entrc-
prise elle-même, dont l'unité s'affirme à travers le moindre
problème, et au fonctionnement duquel la hiérarchie parti-
cipe : et c'est par le travail qu'il accomplit, non en tant que
supérieur et cadre, mais comme spécialiste, que chaque mem-
bre de la hiérarchie accède à cette unité, découvre l'objet à
propos duquel l'unité du sujet peut se constituer, débouche
sur la référence irréfutable sans laquelle la dispersion et les
conflits ne pourraient jamais être dépassés.
La hiérarchie s'unifie en participant à un travail qui
impose son unité. Mais pour saisir cette unité, et donc s'uni-
fier elle-même, il lui faut pouvoir en parler. Et puisque cette
unification de la hiérarchie est unification pour quelque
chose, à savoir pour élaborer les décisions de fonctionnement
et pour organiser le travail, il faut, ici encore, que l'on puisse
parler du travail. Saisir l'unité du travail ce n'est pas accom-
plir une expérience mystique, c'est constater que les éléments
qui le composent constituent un système. Et organiser, ce
n'est pas énoncer des lois sous la dictée de l'inspiration, c'est
expliciter les éléments et découvrir leurs relations, intégrer
le système ainsi découvert dans un ensemble déjà édifié et
garantir la cohérence de cet ensemble.
Or le travail, tel qu'il s'accomplit dans l'entreprise, est
effectivement pensable et organisable, il est décomposable
en éléments constitutifs et se laisse recomposer suivant les
mêmes éléments. Tout travail est caractérisé par une transfor-
mation : travailler c'est s'emparer de ce qu'on vous donne et
('faire autre chose, c'est partir d'une matière possédant une
25
forme et un état donnés et en faire une pièce d'une forme et
d'un état définis, ou bien c'est partir d'une information don-
née, caractérisée par la nature de son contenu, son objet (ce
pour quoi elle est fournie), son support, sa diffusion, et four-
nir une seconde information élaborée à partir de la première
et définie suivant les mêmes critères. Toute transformation
nécessite des outils, et elle est donc caractérisée, aussi, par ces
outils qui sont soit des machines, soit des informations,
mais dans les deux cas des moyens identifiés et définis. Et
toute transformation débute et s'achève par un transfert : ce
que l'on reçoit vient de quelque part et ce que l'on fournit
va quelque part. Ces éléments, la transformation subie par la
donnée d'entrée, l'outillage, le transfert qui précède et suit
la transformation, définissent un travail donné et suffisent à
caractériser tout travail possible.
Conditions de possibilité de l'organisation :
intégration et passivité des exécutants.
Mais le travail n'est définissable et organisable que sous
certaines conditions. Tout d'abord, pour qu'il puisse être pen-
sé, il faut que les éléments qui le composent soient en nombre
fini, et que les types de combinaisons de ces éléments soient
eux aussi dénombrables : la somme des données et la somme
des transformations possibles doivent être connues. La division
du travail en vigueur dans l'établissement garantit en principe
qu'il en soit ainsi, que chaque fonction aboutisse à un pro-
duit déterminé, en effectuant des opérations connues et en se
servant d'outils connus, garantit qu'il n'y ait, dans une
entreprise donnée, qu'un nombre défini d'informations, de
transformations et de produits intermédiaires nécessaires pour
l'élaboration du produit final. Mais pour qu'il y ait plus
qu'une garantie de principe, il faut que les choses marchent
effectivement de cette façon, il faut que les gens produisent
ce que leur fonction implique qu'ils produisent, qu'ils utili-
sent les moyens disponibles, qu'ils admettent le découpage du
travail tel qu'il existe dans cette entreprise. Cela veut dire
que le dessinateur admettra la fonction de la pièce, que
l'agent de méthodes en acceptera la forme, et que l'ouvrier,
pour obtenir cette forme, accomplira l'opération prescrite par
la gamme. Si chacun se prononçait sur n'importe quoi, se
servait de n'importe quel moyen en vue de n'importe quelle
fin, on ne pourrait que contempler le chaos qui en résulterait,
admirer la fécondité des combinaisons et la diversité des
produits mais non penser et encore moins préparer ces
résultats.
26
La première condition pour que le travail soit organi-
sable, pour que la hiérarchie puisse accomplir sa fonction et
gérer l'entreprise, réside donc dans l'acceptation, par ceux
qui travaillent du principe et de la réalité de la division du
travail. Et comme il serait absurde de tenter quelqu'organi-
sation que ce soit si les gens ne se conformaient effectivement
à cette organisation, l'acceptation du principe et de la réalité
de l'organisation est une seconde condition sans laquelle la
fonction de la hiérarchie serait impossible. Les règles que
l'on énonce, il faut qu'elles soient respectées, les procédures
doivent être suivies, tout produit doit être livré réellement
sous la forme prescrite.
Sans division du travail aucun travail ne serait possible.
Sans l'acceptation de la division du travail existant dans cette
entreprise et établie par cette hiérarchie, sans l'application
des règles de fonctionnement établies par la même hiérarchie,
celle-ci ne pourrait gérer l'entreprise, c'est-à-dire connaître,
rendre possible et contrôler le travail. Cette acceptation par
les gens du contenu et de la forme de leur travail est garan-
tie d'abord par la contrainte : refuser de se plier aux lois,
dépasser sans cesse les limites de sa fonction et ignorer les
différenciations hiérarchiques, ce serait s'assurer d'un renvoi
rapide ; faire ces choses-là, mais avec prudence, ce serait se
voir qualifier de mauvais esprit et d'irresponsable
et dans
quel but s'y exposerait-on ?
Mais le fait est que la contrainte n'est pas exercée, car
il n'y a pas de contrevenants auxquels l'appliquer, personne
qui dise : cette division du travail est mauvaise, je la refuse ;
ce fonctionnement est stupide, je décide de le changer. Les
gens viennent au bureau ou à l'usine avec une conception du
travail identique à celle qui constitue la condition de pos-
sibilité de la gestion hiérarchique. Ils croient que tout travail
résulte d'une division des tâches et qu'il n'est possible de
produire un objet que si chacun se fait le spécialiste d'une
phase de cette production. Ils croient que le même homme ne
peut à la fois établir l'objectif du travail et l'exécuter,
qu'établir l'objectif demande plus de compétences et implique
de plus grandes responsabilités et que cela doit donc être
remis à une catégorie d'hommes qui commandent aux autres,
fixent le but et les conditions du travail et possèdent la quali-
fication la plus élevée. Ils croient, en bref, à la division fonc-
tionnelle la division du travail et à la division hiérar-
chique, et ils y croient parce que telle est la conception du
travail que nous avons tous en tant que membres d'une société
industrielle et capitaliste formés par elle et devant y vivre et
y travailler soit que nous la trouvions bonne soit que, tout
en ne l'admettant pas comme vraie sous cette forme, nous
sachions que le travail n'est possible, dans cette société, que
sous la condition de cette double division.
27
Il faut plus cependant qu'une telle conception : elle doit
encore s'incarner en des comportements précis. Il faut que
les gens acceptent d'exécuter cet ordre-là, qu'ils appliquent
telle règle, qu'ils fassent tel travail, rien de plus et rien de
moins. Alors que les questions fourmillent, qu'aucune réponse
n'est évidente, que l'incitation à dépasser les limites de la
fonction est permanente, il ne faut poser que certaines ques-
tions, admettre que les réponses sont bonnes, n'assumer que
certaines responsabilités : il faut être passif vis-à-vis de ce qui
ne vous regarde pas, et rester irresponsable là où ce n'est
plus du produit de votre fonction qu'il s'agit. Ce que l'entre-
prise requiert des hommes pour que son fonctionnement dans
les conditions de gestion hiérarchique soit possible, c'est une
passivité et une irresponsabilité fondamentales : la hiérar-
chie ne peut être le sujet de l'entreprise que si les exécutants
sont objets, et comme elle est elle-même hiérarchisée et
qu'elle ne gère autrement ses propres affaires qu'elle ne
gère celle des exécutants, chacun de ses niveaux doit se faire
à son tour objet entre les mains du niveau supérieur.
La passivité,
obstacle au fonctionnement de l'entreprise.
Ainsi le travail est organisable parce que les hommes
acceptent la place qui leur est assignée dans le découpage des
fonctions et des responsabilités hiérarchiques, parce qu'ils
font ce que ces fonctions et responsabilités impliquent qu'ils
fassent -- parce qu'ils se font les objets d'un système et ne
tentent pas de le dominer (le dominer pratiquement s'entend ;
ils sont libres de penser le système), et que, en tant qu'objets
du système ils demeurent passifs vis-à-vis de ce qui n'est pas
eux et irresponsables. Mais la passivité et l'irresponsabilité,
tout en cimentant l'entreprise, finissent par s'y développer à
tel point qu'en fin de compte elles en menacent le fonction-
nement de paralysie. Le travail est une affaire de réflexion :
pour les spécialistes et pour les membres de la hiérarchie,
travailler ce n'est rien d'autre que cela
penser. Or vivre
dans la passivité, éliminer de son esprit toute préoccupation
et toute question qui ne relève directement de sa fonction ou
de son niveau, c'est ne même plus comprendre que de telles
préoccupations et questions puissent exister, c'est suivre un
chemin certain vers l'imbécilité. Et il est vrai que s'il existe
un produit que l'entreprise fournit à profusion c'est bien celui-
là ; l'imbécilité, l'ignorance de la complexité des problèmes, ,
l'amour, chez des hommes qui ont passé des années à l'uni-
versité ou dans des écoles supérieures, des solutions soi-disant
radicales et en réalité idiotes, et surtout l'amour de la solution
28
la plus idiote de toutes, celle de l'épuration et du coup de
poing sur la table, chimère vénérée des cadres de toute grande
entreprise, d'autant plus vénérée qu'elle reste une chimère.
Mais la passivité ne favorise pas seulement la paralysie
de l'esprit : elle produit des attitudes qui sont une entrave
perceptible au fonctionnement de l'entreprise. Elle produit
la routine, l'attachement aux habitudes un attachement
qui se transforme en un combat frénétique contre tout chan-
gement, et qui fait que, au délai imputable à la saisie des
problèmes et à l'élaboration des solutions telle que la hié.
rarchie les pratique, il soit nécessaire, avant de constater
l'effet des décisions, d'ajouter le délai produit par cette lutte.
D'autre part aucune organisation, cela est évident, et a
fortiori celle que la hiérarchie peut élaborer - n'épuise le
champ du possible ni n'écarte l'accident : toute définition du
travail comporte des trous, qu'il s'agisse de choses non spéci-
fiées, mais implicites, d'éléments laissés à l'appréciation de
l'exécutant, ou encore qu'il s'agisse d'oublis, d'erreurs ou de
l'impossibilité de fait de tout prévoir jusqu'au bout. Mais
s'il existe de l'indéterminé cela veut dire qu'il revient à
l'exécutant de compléter les ordres, de prendre des initiatives
et de poser des questions qui ne lui reviennent pas formelle-
ment : or la passivité c'est le refus et même l'incapacité de
sortir de soi, et être irresponsable c'est se comporter comme
si l'on n'était responsable que de ce qui vous a été prescrit
explicitement, et peu importe ce qu'il advient de ce qui aurait
échappé à cette prescription.
Aucun barrage ne peut être édifié contre l'extension de
ces attitudes : aucun texte ne peut les proscrire, aucune sanc-
tion les frapper - à leur égard l'organisation formelle est
impuissante. Car il est absurde de commander à quelqu'un
d'avoir non simplement des initiatives, mais de bonnes ini-
tiatives, de poser, non n'importe quelle question, mais la
seule et unique question à laquelle, dans une situation don-
née, il faut savoir penser, sans que personne ne l'ait prévue.
On ne peut que souhaiter de telles choses, les récompenser
peut-être quand elles apparaissent, mais non les ordonner. Un
ordre, pour avoir un sens, doit être contrôlable : c'est-à-dire
qu'il doit proposer un objectif précis, par rapport auquel la
réalisation de l'exécutant pourra être mesurée. Il n'y a pas
d'ordre, c'est évident, si l'on ne sait pas ce que l'on veut.
Attribuer des responsabilités sans avoir défini l'objet et les
moyens de cette responsabilité, c'est à la première occasion
constater que, faute de ces définitions, l'homme supposé res-
ponsable n'a aucun mal soit à prouver sa bonne foi (il ne
savait pas que c'était de cela qu'il était responsable) soit à
se décharger de sa responsabilité sur autre fonction,
puisque n'ayant pu définir ni ce que l'on voulait ni comment
on ferait, l'on a été également incapable de répartir avec
une
29
précision les tâches. L'entreprise ne peut tourner cette diffi-
culté en sanctionnant la passivité : car on ne peut sanc-
tionner que des comportements identifiables, or la passivité
est insaisissable, on la sent partout mais dès que l'on tente
de l'approcher elle disparaît. Comment distinguer entre la
« bonne » passivité celle qui garantit l'entreprise contre
l'anarchie et qui, même lorsqu'elle résiste aux « bons » chan-
gements, joue encore un rôle positif puisqu'elle permet à la
collectivité d'assimiler, de refaire à son tour des raisonne-
ments dont on ne lui présente que les produits
et, d'autre
part, la « mauvaise » passivité, qui empêche le fonctionne-
ment et entrave l'adaptation ? Et comment prouver que l'on a
affaire à une volonté délibérée d'entraver et non à un simple
effet dont la cause réside ailleurs, dans une autre fonction
ou à un autre niveau de la hiérarchie ? Même si l'on y
parvenait, il resterait que l'homme fautif ne vit pas sur une
île : il travaille avec d'autres hommes, il est sous les ordres
de quelqu'un. Lorsqu'on constate qu'il est gangrené,
constate qu'il l'est depuis longtemps : mais ceux qui l'entou-
rent ne le sont-ils pas aussi et son chef ne l'est-il pas assuré-
ment puisqu'il a laissé se développer sans y réagir une telle
situation ? C'est pourquoi, si l'on parle constamment de fautes,
l'on ne désigne jamais le fautif ; tout le monde est respon.
sable mais personne n'a à rendre compte de ses actes ; la
hache est levée, elle oscille au-dessus des têtes, sans s'
s'abattre
jamais.
on
L'organisation spontanée.
La passivité et l'irresponsabilité ne peuvent être combat-
tues par l'organisation formelle : la seule limite qu'elles
puissent rencontrer est celle que leur opposent les hommes
eux-mêmes, par leur conception de la vie comme chose signi-
ficative, et par leurs besoins fondamentaux. Car à moins de
sombrer dans des états qui n'ont rien de commun avec ceux
qui caractérisent une existence normale, il est impossible de
vivre sans questionner le monde dans lequel on vit, sans
curiosité, sans activité de l'esprit, sans initiative. Regarder
autour de soi et se dire que tout ce que l'on perçoit est dénué
de sens et de valeur, étouffer le désir
que
l'on ressent d'être
responsable et de décider de son sort, refuser de se projeter,
à travers son travail, vers quelque chose d'important, de signi-
ficatif, de durable tout cela pratiqué systématiquement
est un suicide, et personne ne peut y consentir.
Organiser c'est créer le système, c'est-à-dire un ensemble de
moyens-outils et d'opérations, qui permet le travail, c'est
définir une manière de faire les choses. Or l'on s'aperçoit
que, dans ce sens du terme, les hommes s'organisent conti-
30
nuellement, soit qu'ils pourvoient aux trous et défaillances de
l'organisation officielle, soit qu'ils la négligent carrément,
Ils inventent des manières de faire nouvelles, passent des
accords avec des hommes du même niveau hiérarchique sans
m'adresser aux échelons supérieurs, pensent spontanément à
des développements auxquels il ne leur était pas imposé de
réfléchir, facilitent le travail de ceux qui viennent derrière
eux. Le dessinateur contacte l'agent d'analyse afin de déter-
miner avec lui la meilleure forme possible, l'acheteur demande
au dessinateur de changer une matière difficilement approvi-
sionnable, le gammiste consulte l'agent de planning et établit
d'après les renseignements qu'il lui fournit la gamme qui
convient le mieux aux impératifs de délais et de charge,
l'ouvrier invente un outillage et simplifie une opération. Ces
initiatives ont des effets plus ou moins heureux sur le fonc-
tionnement de l'entreprise, mais dans leur ensemble elles
sont au moins aussi importantes pour ce fonctionnement
que l'organisation formelle elle-même.
Mais importantes, ces initiatives le sont également, et
encore plus, pour ceux qui les prennent. L'auto-organisation
est infiniment plus qu'une manière de se débrouiller. Lorsque
les hommes s'organisent, ils ménagent entre ce qui leur est
donné et ce qu'ils doivent livrer, un champ où ils sont maîtres
d'un certain nombre de choix, où il ne tient qu'à eux de poser
des questions pertinentes et d'élaborer les solutions adéquates.
Cette possibilité de choisir soi-même certains actes, chacun
l'utilise comme il veut et comme il peut : pour les uns elle
permet à une initiative réellement créatrice de s'exprimer ;
pour les autres elle constitue un champ sur la surface duquel
croissent et fleurissent, à l'abri de la grande organisation
officielle, les manies, les tics et les rites les moins reliés à la
finalité de la tâche : mais dans les deux cas il reste une
satisfaction du besoin fondamental d'autonomie, qu'il s'agisse
d'une satisfaction vraie ou d'une satisfaction illusoire, imagi-
naire et seulement compensatrice.
Entravée par des attitudes qu'elle avait elle-même favo-
risées, la machine qu'est toute entreprise paraissait vouloir
s'arrêter : elle repart, poussée par des besoins qu'elle ignorait
mais qui, à travers elle, cherchent à se satisfaire ; c'est au
tour maintenant de ces besoins d'être tenus en échec. L'entre-
prise, telle qu'on la connaît aujourd'hui, n'est pas faite pour
que les hommes puissent y satisfaire leurs besoins d'initiative
et de signification ; l'organisation informelle ne pousse que
dans les interstices de l'organisation formelle. Il ne servirait
i rien de prendre des initiatives gratuites, sans effet : mais
comme il est de la nature même du système de prévoir et
il'institutionnaliser les initiatives les plus importantes, il ne
reste plus, pour que l'initiative de chacun s'y exerce (il s'agit,
bien entendu, d'initiatives en matière d'organisation, concer-
31
nant la forme du travail, non le fond) que l'adaptation des
règles officielles au cas particuliers et aux accidents. Le
domaine des initiatives est donc limité, et il est limité encore
d'avantage par les conflits entre fonctions et entre hommes,
dans ou à l'extérieur de la hiérarchie, et par le besoin de se
protéger qui s'impose d'autant plus puissamment que l'on vit
dans le conflit permanent, et qui écarte comme dangereuse
toute initiative dont on serait appelé à rendre compte. Si
bien qu'en fin de compte il s'exprime juste assez d'initiatives
pour que les gens ne soient pas atteints de folie ni l'entreprise
de paralysie mais pas assez pour que l'initiative individuelle
se substitue à l'organisation officielle, ni pour que le sens du
travail change.
4. FONDEMENTS D'UNE PERSPECTIVE DE GESTION
COLLECTIVE.
L'entreprise fonctionne : elle fait ce qu'elle se proposait
de faire, elle produit les objets qu'elle a décidé de produire ;
les moyens nécessaires aux transformations suffisent à ces
transformations ; moyen parmi les moyens, le savoir est appli-
qué à la définition de l'objet et à la préparation de la
production de telle sorte qu'il en résulte un objet possible et
un ordre de fabrication exécutable, l'écart entre la prévision
et la réalisation est significatif, un contrôle est donc possible ;
il n'y a pas de problème de discipline : par crainte, par
ambition, par conformisme ou par l'effet du simple attache-
ment à leur travail, les hommes ne se contentent pas de subir
la loi, mais deviennent leur propre juge ; un équilibre est
atteint entre initiative et passivité, entre responsabilité et
irresponsabilité.
une
Logique du système de gestion hiérarchique.
L'entreprise fonctionne et elle fonctionne avec
structure donnée, elle atteint ses objectifs en définissant et
en répartissant ses fonctions d'une manière précise. Elle
découpe tout travail en phases, sépare la conception de la
réalisation et poursuit, à l'intérieur de chaque phase, le même
découpage, constituant ainsi des niveaux où se prennent les
décisions et d'autres où les hommes ont pour seule fonction
d'exécuter ce qui a été décidé pour eux et à leur place. Et, de
même qu'elle découpe le travail suivant ses phases, elle en
sépare le contenu de la forme, remet à certains niveaux le
pouvoir de déterminer cette forme et en prive les autres.
Tout ce qui est divisible, se trouve divisé, tout ce qui
est séparable séparé. Toute phase, aussitôt reconnue, devient
un moment à part, se solidifie, se fixe en un lieu défini,
acquiert une structure et des hommes et réclame des lois
32
définissant ses rapports avec les autres phases, dont elle s'est
détachée. Ainsi la conception se sépare de la production ; à
l'intérieur de la production la fabrication des moyens de la
production se sépare de la production proprement dite,
laquelle à son tour se divise suivant des spécialisations par
produit ou par phase d'élaboration. Ainsi le travail se divise
et se subdivise suivant le mode et l'état de transformation du
produit, et à l'intérieur de chaque division d'autres distinc-
tions apparaissent qui fondent, à leur tour, de nouvelles
divisions : l'assemblage et la mise à disposition des éléments
du travail, d'une part et d'autre part l'exécution proprement
dite des tâches de la fonction ; le contrôle du travail et le
travail lui-même ; le contrôle des aspects qualitatifs et quan-
titatifs du travail d'une part et celui des objectifs de prix et
de délai qui lui sont d'autre part attachés. Tout produit
intermédiaire est reconnu et définit une fonction et pour
élaborer ce produit intermédiaire chaque fonction se voit à
son tour structurée, divisée en niveaux qui prennent les déci-
sions fondamentales concernant le produit et niveaux dont
le pouvoir de décider va en s'amenuisant, jusqu'au niveau
final où il devient nul.
Le fonctionnement de l'entreprise suppose la division :
la répartition des tâches suivant le découpage fonctionnel
et la répartition des responsabilités, c'est-à-dire du pouvoir
et du devoir de décider, suivant l'étagement hiérarchique ;
mais il suppose aussi que ces divisions se fondent dans l'en-
semble. La production est un acte synthétique, les produits
intermédiaires s'abolissent dans le produit final, les efforts
confluent vers le même point.
L'entreprise décompose, mais elle ne décompose que pour
recomposer. Elle découpe l'acte productif, mais c'est pour
le saisir dans son unité, dans l'implication de ses moments.
Elle décompose le produit final en produits intermédiaires,
mais chaque état du produit disparaît dans l'état suivant,
après l'avoir rendu possible. Il y a donc à tout instant à
assurer la cohérence des décisions concernant le processus
et le produit, et cette fonction de cohérence est précisément
celle que la hiérarchie accomplit. Elle l'accomplit tout
d'abord parce qu'elle est formée par le rassemblement des
hommes qui ont le pouvoir et le devoir de prendre les déci-
sions fondamentales, et qui, en conséquence, peuvent et doi-
vent assurer la cohérence de ces décisions. Mais la cohérence
des décisions est assurée autant par la structure de la hiérar-
chie que par sa composition. Chaque niveau de la hiérarchie
est placé sous la responsabilité d'un niveau supérieur qui est
responsable, par la définition même de sa fonction, de la
cohérence des décisions prises au niveau inférieur. Si bien
que, si la hiérarchie de la fonction B2 ne parvient pas à faire
admettre à la hiérarchie de C2 qu'elle doive modifier ses
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décisions pour assurer leur compatibilité avec les besoins de
B2, il existe un niveau Al qui non seulement peut trancher
et établir d'une manière ou d'une autre la cohérence mais
qui doit le faire et qui en est explicitement responsable.
La structure hiérarchique signifie que toute responsabi-
lité est sous le contrôle d'une responsabilité plus vaste : les
décisions peuvent être confrontées au contexte général, l'inté-
rêt particulier peut être jugé suivant l'intérêt général. Mais
la hiérarchie n'est pas un homme, ni une assemblée d'hom-
mes : c'est un étagement. Les problèmes passent d'un niveau
à l'autre et c'est à travers une poussière de découpages qu'ils
atteignent le point où l'unité apparaît et où la décision est
prise. Au cours de cette remontée à travers l'étagement des
niveaux, le sens des problèmes se modifie, sous l'effet d'abord
des conflits propres à chaque niveau et du simple fait.
ensuite, de leur insertion dans un cadre de connaissances et
de préoccupations plus générales. Le sens change d'un niveau
à l'autre, sans que les données de base aient été falsifiées
(la falsification est au fonctionnement de l'entreprise ce
qu'est le crime à la vie sociale normale) : une même
donnée de base rapportée à des cadres de référence qui ne
sont pas partagés reçoit des significations différentes. Pour
que les données circulent, cependant, il a fallu une décision
explicite en ce sens : avant même qu'opère la transformation
des significations, il y a donc une sélection qui choisit une
fois pour toutes ceci et ignore cela. La formulation des pro-
blèmes se heurte donc aux conflits inhérents à la hiérarchie,
au 'déplacement de signification et aussi à la rigidité inévi-
table d'un système conçu pour recueillir non toute informa-
tion (la somme de toutes les informations possibles n'est rien
d'autre que bruit), mais certaines informations seulement,
et dont la construction s'est faite à partir de présupposés
concernant ce qu'il était important de recueillir et ce que l'on
devait négliger. Les mêmes difficultés se retrouvent au niveau
de l'exécution des décisions. Les niveaux qui exécutent résis-
tent aux modifications des tâches, de même que ceux qui déci-
dent résistent à la mise en cause de leurs décisions, incons-
ciemment par l'inertie même du système de ramassage des
données, et consciemment par un refus explicite ; de même
que le sommet ignore la lettre la base ignore l'esprit, et
puisque le sommet possède le futur, la base se retranche dans
le passé.
Ruptures dans la logique du système :
organes collectifs, organisation autonome.
La hiérarchie rend possible la recomposition de l'unité
dont le travail et le contrôle de l'entreprise dépendent, mais
elle en fait un problème permanent. Et parce qu'il y a ce
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problème, parce que les processus hiérarchiques n'absorbent
pas tout ce qui se passe dans l'entreprise, d'autres manières