SOCIALISME OU BARBARIE Parait tous les deux mois Comité de Rédaction : P. CHAULIEU A. VEGA. - J. SEUREL (Fabri) Ph. GUILLAUME. Gérant : G. ROUSSEAU Adresser mandats et correspondances à : Georges PETIT, 9, rue de Savoie, Paris-VI LES ANCIENNES ADRESSES ET LES ANCIENS COMPTES CHEQUES SONT SUPPRIMES LE NUMERO 100 francs 500 francs ABONNEMENT UN AN (six numéros) 50 SOCIALISME OU BARBARIE LA GUERRE ET LA PERSPECTIVE REVOLUTIONNAIRE Nous vivons la fin d'une période historique. Cette constata- tion, devenue banale depuis trente ans, a repris un éclat terrifiant depuis qu'il est devenu évident que les multiples conflits qui déchi- rent le monde actuel le conduisent implacablement à une nouvelle guerre, embrassant toute la planète, menée avec des moyens pro- ches d'une toute-puissance infernale, guerre à laquelle les éléments essentiels de la civilisation contemporaine ne pourraient survivre. Cette destruction, qui s'accomplit déjà sous nos yeux, d'un monde et d'une culture, n'est autre chose que la concrétisation de la pers- pective historique du marxisme, le moment historique où l'alter- native Socialisme et Barbarie est posée en termes entiers devant l'humanité. En fait, il y avait longtemps que le capitalisme avait cessé d'avoir un rapport quelconque avec l'image que ses apologistes en avaient dressée, si tant est qu'il en ait jamais eu un. La critique marxiste de ce régime, qui tendait soit-disant à réaliser, par la concurrence et dans la démocratie, un progrès indéfini, avait mon- tré qu'en fait cette libre concurrence n'était que la liberté d'ex- ploitation du travail par le capital, que la démocratie bourgeoise était le pseudonyme de l'oligarchie des exploiteurs et que le pro- grès tant vanté, profitable à la seule minorité, tendait lui- même à se ralentir et à s'estomper au fur et à mesure que la société capitaliste s'éloignait de sa jeunesse. Mais plus forte que toutes les critiques, la réalité elle-même avait supprimé la concur. 1 rence en la remplaçant par le monopole d'abord, l'étatisation en- suite, cependant que la démocratie bourgeoise tendait à céder la place au pouvoir ouvertement totalitaire des exploiteurs. Le capi- talisme concurrentiel était remplacé par le capitalisme des mono- poles, l'impérialisme. De même que l'apport essentiel de Marx n'a pas tellement consisté en sa critique du capitalisme, de sa nature de classe et de ses mystifications, mais en la vision profonde et la démonstra- tion rigoureuse de ce que le capitalisme réalisait lui-même sa propre destruction, qu'il supprimait continuellement par son action même les fondements de son existence et que ce faisant il réalisait les conditions de l'apparition d'un ordre social supé- rieur, -- de mêrne les grands marxistes de l'époque impérialiste, Lénine en tête, ne se sont pas bornés à analyser et à critiquer la nouvelle phase du régime, mais -l'ont placée dans sa juste pers- pective historique en la qualifiant d'époque des guerres et des révolutions, dernière étape du capitalisme. Nous pouvons aujourd'hui, en partant de l'expérience histo- rique qui s'est accumulée depuis trente ans, préciser beaucoup plus cette définition. Nous savons maintenant que la concentra- tion du capital ne s'arrête pas à la monopolisation, mais tend à prendre la forme de la concentration totale de l'économie entre les mains de l'Etat ; que, concuremment à cette étatisation, un nouveau facteur social, la bureaucratie, fait son apparition et que celle-ci, soit en exterminant l'oligarchic financière, soit en fusionnant avec elle, tend à assumer les fonctions de classe diri- geante et exploiteuse ; que les guerres impérialistes ne se succè- dent pas indéfinirient et ne visent pas simplement à des nouveaux partages du monde, mais qu'à travers ces guerres, dont chacune représente une étape distincte de la concentration internationale du capital et du pouvoir, la plupart des impérialismes concurrents sont éliminés jusqu'à ce que la domination mondiale d'un seul groupe d'exploiteurs soit réalisée ; enfin, que le mouvement ou- vrier lui-même est déterminé dans son développement par l'évo- lution du régime aussi longtemps qu'il n'en brise pas définitive- ment les cadres, que les révolutions successives expriment des éta- pes différentes de l'expérience prolétarienne et que la révolution ne peut être victorieuse qu'en étant mondiale dans sa forme et universelle dans son contenu. Nous savons, en un mot, que si la victoire du prolétariat qui conduira l'humanité sur la voie du socialisme est, pour la première fois, possible maintenant, sa défaite vouerait la société à une longue période de barbarie et que cette alternative est condensée dans ce moment historique que sera la troisième et dernière guerre mondiale. 2 Si la révolution prolétarienne n'intervient pas pour interrom- pre son cours, la guerre ne pourrait se terminer que par la vic- toire totale de l'un des deux blocs. Il est certain dès maintenant que la « capitulation sans conditions » sera le slogan de chaque côté du front, car ce mot d'ordre correspond seul aux nécessités profondes qui auront conduit à la guerre. Le but de la guerre ne sera pas d'arracher quelques avantages à la coalition ennemie, mais de briser toutes les limites extérieures posées au pouvoir des exploiteurs. La guerre totale implique la nécessité de la victoire totale. Cette victoire totale paraît aujourd'hui inimaginable; elle serait pourtant la seule issue de la guerre en l'absence de la révo- lution. Elle paraît inimaginable, parce qu'on essaie de se la repré- senter avec ce que nous fournit notre expérience antérieure, en oubliant que la guerre, terriblement longue, engendrera des armes et des moyens nouveaux et correspondant à ses buts. La victoire totale d'un des adversaires ne sera pas dans ces conditions davan- tage impossible que ne l'a été la conquête de l'Europe par l'Alle- magne ou la capitulation sans conditions du Japon, tout aussi inconcevables avant qu'elles ne se réalisent. L'évolution de la société qui suivrait la fin de la guerre serait de toute évidence extrêmement différente à la fois dans son rythme et dans ses modalités, selon que la Russie ou l'Amérique eût été le vainqueur final. Dans les deux cas cependant, elle amènerait l'enlisement de l'histoire dans une longue période de barbarie, caractérisée par la stagnation de la société et l'épuisement des possibilités révolutionnaires. - Si les Etats-Unis sortaient vainqueurs du conflit, la fin de la guerre trouverait la société américaine extrêmement différente de ce qu'elle est encore aujourd'hui. Les nécessités d'une guerre mon- diale, qui aura été partout et même pour les Etats-Unis une guerre civile, autrement dit le besoin de dominer et de contrôler le front intérieur autant et plus que le front extérieur, entraîneront infail- liblement sous quelque masque que ce soit une transforma. tion totalitaire, dont la « chasse aux sorcières » actuelle et le délire macarthurien ne donnent qu'un faible avant-goût. En même temps, les frais de la guerre seront sans comparaison avec ce qu'on a connu jusqu'ici, y compris la deuxième guerre mon- diale ; témoin les dépenses militaires actuelles (1951-1952) des Etats-Unis, en période de « paix », et qui sont aussi élevées, en valeur réelle, que celles de l'année 1943, année de pleine mobili- sation. Les frais de guerre des Etats-Unis seront énormes à cause de la force beaucoup plus grande de l'adversaire actuel, des tâches infiniment plus amples, de l'étendue illimitée -- sauf par l'étendue du globe - des théâtres d'opération, enfin de la durée certaino- ment beaucoup plus longue du conflit. Ces frais, même l'écono. mie américajne ne pourra pas les financer sur son « superflu », ni même sur son nécessaire. Il lui faudra manger sa propre substance, consommer une partie de son capital et de sa force de travail. Une main-d'auvre entamée par la mobilisation devra produire beaucoup plus que par le passé, et cela ne pourra se faire que par une réduction extrême à la fois de la consommation civile courante et du capital fixe y relatif et par une augmen. tation considérable de la durée et de l'intensité du travail. Dans ces conditions, le seul moyen de maintenir la classe ouvrière dans le rythme et la discipline voulus de production sera de l'enca- drer totalement par la bureaucratie syndicale qui non seulement enlacera beaucoup plus étroitement tous les aspects de la vie du prolétariat mais verra son propre caractère transformé graduelle- ment. De couche intermédiaire et médiatrice qui puise sa force dans la confiance que lui accorde le prolétariat, la bureaucratie se transformera en agent direct de l'Etat. Ne pouvant plus s'ap- puyer sur les ouvriers, elle s'appuiera sur la force de l'Etat. Les mêmes nécessités de l'économie de la guerre totale donne- ront une nouvelle poussée formidable à la concentration du capi. tal et du pouvoir économique et à sa fusion avec le pouvoir poli- tique. Il est vraisemblable que ce processus continuera pendant longtemps aux Etats-Unis à prendre la forme indirecte de la fusion personnelle entre les dirigeants de l'économie et ceux de l'Etat, plutôt que la forme directe de l'étatisation. Mais quelle que soit la forme de cette fusion, des péripéties et de l'issue finale des luttes entre les couches financières, militaires, politiques et syndi. cales dominant les Etats-Unis, une chose est certaine : les Etats- Unis sortiront de la guerre comme une puissance totalitaire. L'organisation du monde américain serait probablement diffé- rente pour les pays ex-ennemis que pour les pays « alliés », tout au moins pendant une première étape, à cause de la différence de la structure économique et sociale des pays bureaucratiques. Ceux- ci seraient récessairement soumis à la domination américaine directe. Les troupes américaines y seraient maintenues longtemps, car il faudrait enseigner la démocratie aux Russes, aux Chinois, aux Polonais et l'apprentissage de la démocratie n'est pas affaire de quinze jours. La bureaucratie dominante dans les pays du bloc russe serait décapitée, mais son corps serait maintenu car n'est qu'à lui que les Américains pourraient faire appel pour main- tenir la continuité de la vie économique et sociale. Le problème des Quisling ne serait pas difficile à résoudre. Plus difficile serait le problème de l'organisation de l'économie, mais quelle que fut la solution qu'il recevrait - du maintien de la nationalisation се jusqu'à la « décartellisation » et la iransformation des entreprises en sociétés par actions, mais de toute façon sans préjudice aux intérêts des trusts yankees rien d'essentiel ne serait changé aux rapports de production ni aux conditions réelles de vie et de travail de l'ouvrier et du paysan russe ou chinois. Dans les pays alliés, si ce n'était l'occupation militaire, ce serait la destruction économique qui les soumettrait définitivement au pouvoir des exploiteurs américains. L'histoire du plan Marshall pourrait être rééditée, mais cette fois-ci on n'aurait plus à lutter sur le front intérieur ni à sauver les apparences. L'aide que le capital américain pourrait accorder à ses associés serait l'instru- ment cynique et brutal de leur asservissement définitif. Mais, qu'ils aient été ennemis ou alliés, il faudrait que les autres pays transforment leur économie en économie complémen- taire de celle des Etats-Unis. Ceux-ci auront toujours besoin de matières premières et, aussi longtemps que leur économie gardera une forme marchande, il leur faudra également des débouchés pour écouler leur surproduit. Les autres pays étant désormais totalement incapables de résister au capital américain, leur pro- duction devrait s'intégrer à la production américaine ou dispa- raître. Dans ces conditions, on assisterait à la disparition graduelle de tout moteur d'expansion de l'économie, de tout facteur de progrès historique en général. Il se pourrait que pendant une pre- mière phase l'ouverture de nouveaux champs d'exploitation au capital américain amène un développement de la production. Mais à la longue, la domination du capital américain à l'échelle mon- diale supprimerait les dernières traces de concurrence et de lutte et avec celles-ci disparaîtraient les raisons d'investir et d'éten- dre la production. La lutte entre groupements dominant les di- vers secteurs de l'économie se ferait de plus en plus par des moyens extra-économiques. Mais, ce qui serait de beaucoup le plus important, la crise de la productivité du travail, l'impossibi- lité de passer à des phases supérieures de développement de la production sans une élévation qualitative correspondante du tra- vail humain limiterait de plus en plus les possibilités d'expansion de l'économie. Enfin dans un tel cadre historique le progrès technique lui-même, l'esprit d'invention qui certes n'est pas un facteur autonome mais doit recevoir une impulsion continue de la part du milieu économique et culturel ralentirait sa course pour s'écrouler définitivement le jour ou l'esprit de Ford aurait pris la place de l'esprit de Faust. Dans le cas d'une victoire mondiale de la bureaucratie russe la transformation de la société serait sans doute beaucoup plus 5 rapide. L'expérience des pays de l'Est européen entre 1945 et 1948 offre une riche variété de modèles pour les processus de transformation qui se dérouleraient alors et qui n'en différeraient que par la vitesse et la brutalité. En modelant à son image les pays qu'elle dominerait la bureaucratie n'aurait plus besoin de sauver les apparences comme elle a dû le faire après la deuxième guerre mondiale. Comme il n'y aurait plus besoin de prétextes vis-à-vis d'un monde extérieur inexistant, l'utilité de gouverne- ments de pseudo-coalition serait nulle; se sentant absolument sûre de son pouvoir, la bureaucratie userait beaucoup moins de discours et de dialectique à l'adresse des populations locales. Les détachements de troupes russes seraient la véritable base du pou- voir jusqu'à ce qu'une bureaucratie locale fût suffisamment con- solidée pour encadrer la société de chaque pays. L'expérience de l'Allemagne orientale à l'un bout, de l'Albanie à l'autre montrent comment, dans un pays extrêmement industrialisé , ou dans un pays primitif, un noyau bureaucratique installé par la force au pouvoir induit et évoque la prolifération des couches bureaucra- tiques que la société moderne contient en germe dans son corps. En leur confiant la gestion de l'appareil de production, de l'état et de la vie sociale en général, en leur assurant un niveau de vie plusieurs fois supérieur à celui des masses, en les terrorisant et en les flattant, le noyau stalinien installé au pouvoir attire à lui et se lie, la grande majorité des cadres déjà existants et en même temps il en forme d'autres qui lui sont encore plus dévoués. Mais, de même que dans le cas d'une victoire américaine ceux qui subsisteraient parmi les capitalistes des pays secondaires ne seraient que les commis des Etats-Unis, de même dans le cas d'une victoire russe, les bureaucraties nationales ne seraient que les agents d'exécution des bureaucratés russes. Comme l'indiquent avec une évidence suffisante les rapports économiques actuels entre la Russie et ses satellites, les bénéfices de l'exploitation de tous les pays reviendraient pou la plus grande part aux secré- taires de toutes les Russies, les potentats locaux étant réduits à la portion congrue. Que des réactions plus ou moins titistes de la part de ces derniers seraient à attendre il n'y a pas grand doute. Pas de doute non plus que, forte de son expérience yougoslave, la bureaucratie russe installerait en permanence ses troupes libéra. trices dans tous les points importants du globe. Ceci ne suppri- merait certes par les frictions et les luttes sourdes ou même ouvertes entre les diverses fractions nationales de la bureau- cratie, mais leur enlèverait certainement tout caractère dynamique et explosif; l'intrigue et la conspiration deviendraient la forme principale sous laquelle se manifesteraient les oppositions internes de la caste bureaucratique. Car aussi bien dans ces cas que dans celui de la domination américaine l'énorme disproportion entre le pays dominant et les challengers éventuels prescrirait d'avance l'issue fatale des conflits. L'organisation économique du monde russe suivrait les lignes bureaucratiques connues : étatisation de l'industrie, collectivisa- tion de l'agriculture, planification de l'exploitation, coordination autoritaire des plans nationaux par la bureaucratie russe pour rendre les économies des pays secondaires complémentaires de sa propre économie. Ici aussi le développement économique se pour- suivrait pendant un certain temps déterminé par le besoin de la bureaucratie de faire rentrer dans un cadre relativement indus- trialisé et collectivisé l'activité productrice de la population afin de pouvoir la dominer. Ainsi par exemple, la paysannerie ne sau- rait être intégrée dans le nouveau régime que par la collectivisa- tion, c'est-à-dire la bureaucratisation de l'entreprise agricole, et celle-ci presuppose un certain degré d'industrialisation de l'agri- culture, donc aussi de développement de l'industrie. Mais lorsque ce facteur, dont il ne faut d'ailleurs pas exagérer l'importance, aurait épuisé son effet, le seul moteur de développement de la production qui pourrait subsister, ce serait l'augmentation de la consommation improductive de la bureaucratie elle-même, facteur qui ne peut avoir qu'une influence secondaire. Dans ce cas aussi la crise de la productivité du travail et l'évanouissement de l'esprit d'invention ----évanouissement beaucoup plus rapide à cause du caractère beaucoup plus achevé de l'obscurantisme russe -- condui- raient l'économie à la stagnation. Dans les deux cas, l'aspect le plus important de la transforma- tion sociale serait la transformation profonde des caractéristiques du prolétariat, en tant que classe, qui s'en suivrait nécessaire- ment à plus ou moins bref délai. Si la société suivait la voie dont nous avons essayé d'esquisser les traits essentiels, le proletariat perdrait au bout d'un certain temps ce qui fait de lui une classe révolutionnaire. Inversement, le prolétariat cessant d'être une classe révolutionnaire, nous pourrions dire que le capitalisme en tant que forme de société aurait cessé d'exister, puisque la seule définition historiquement importante de la société capitaliste est qu'elle contient et développe la possibilité d'une révolution pro- létarienne. En effet, ce développement, s'il se réalisait, amènerait tout d'abord la destruction de ce qui, dans le proletariat, forma la base matérielle de sa capacité révolutionnaire : la croissance numé- rique et le développement technologique et culturel. Même pen- dant sa phase décadente le régime d'exploitation a continué à développer les formes productives. Cela signifiait en même temps 7 que les nouvelles techniques de production devaient, sous peine d'inutilité quasi-totale, être assimilées par le prolétariat ; et cette assimilation présupposait en même temps qu'elle amenait un développement culturel général. Mais la limitation de la produc- tion et la stagnation des techniques qui suivraient infailliblement la domination mondiale d'un seul groupe d'exploiteurs signifie- raient à la fois une diminution numérique et une régression tech- nologique et culturelle du proletariat. En même temps on assisterait à un double cloisonnement, horizontal et vertical, de la classe ouvrière. Toute espèce de mobilité « libre » de la main-d'æuvre disparaissant, les travailleurs ne pouvant se déplacer que sur l'ordre et sous le contrôle de l'Etat, leur horizon tendrait à se réduire jusqu'à se limiter à la localité où ils seraient attachés. D'autre part, la structure de la société bureaucratique amènerait une stratification extrêmement poussée au sein même des producteurs, avec des privilèges rela- tifs pour les catégories intermédiaires, qui affaiblirait énormé- ment l'unité de la classe. Cette stratification prendrait aussi d'ail- leurs un aspect géographique, car nul doute que la classe domi- nante tendrait à la fois à s'assurer de sa solidité « chez elle » et à se créer un réservoir de prétoriens en concédant quelques avan- tages à « ses » cuvriers nationaux ou à certaines catégories de ceux-ci. Le désarmement complet de la société, les policiers de la classe dominante exceptés, le développement à l'infini des méthodes de détection et de répression policières et de la terreur, autrement dit le monopole absolu et permanent de la violence, non inter- rompu désormais par des périodes d'armement général de la popu- lation offrant à celle-ci la possibilité de tourner ses armes contre les exploiteurs, empêcheraient toute lutte ouverte longtemps avant que le proletariat ne subisse une transformation profonde. Ceci d'autant plus que dans ces conditions toute organisation autonome de l'avant-garde ouvrière deviendrait impossible. Que même dans ces conditions la lutte quotidienne, multiforme, incessante et âpre entre exploiteurs et exploités continuerait, nul doute. Mais cette lutte ne pourrait plus être menée ni collective- ment, ni ouvertement ; elle ne pourrait plus se donner des buts universels, et elle serait toujours défaite sur le plan des moyens. Elle serait simplement la lutte pour la conservation d'une classe exploitée, non pas une lutte révolutionnaire pour la transforma- tion de la société. FX La plupart des transformations que la domination mondiale d'un seul 'Etat apporterait aux structures sociales auront lieu déjà pendant la guerre et du fait de la guerre. Pour s'en convaincre, 8 il suffit de voir la rapidité et la profondeur des modifications que la simple échéance de la guerre impose à la société actuelle. Mais ce qui est essentiel, et ce que tous ceux qui ont déjà renié la révolution ne veulent pas voir, c'est que l'ensemble de ce développement présente un caractère double et contradictoire qu'il est un développement à la fois des possibilités révolutionnai- res et des possibilités de la barbarie aussi longtemps que le processus n'est pas arrivé à sa fin, aussi longtemps que le pouvoir mondial d'un seul groupe d'exploiteurs ne s'est pas établi et stabilisé. Déjà l'échéance de la guerre accélère une évolution dont la guerre fera une situation achevée : l'unification des Etats, et la suppression des frontières natoinales. La troisième guerre mon- diale, à l'opposé des deux précédentes, ne sera plus une guerre de coalitions, ce sera la guerre de deux Etats tout puissants dont chacun entraînera avce lui une masse de satellites et de régions exploitées. Cela n'engendrera pas seulement le commandement unique des forces armées, mais, dans les conditions de la guerre totale, l'unification de la direction économique, politique et idéo- logique dans chaque zone. Autrement dit, la guerre amènera la coordination centrale de l'ensemble de la production dans chacun des deux blocs, la suppression de ce qui peut rester d'autonomie aux états nationaux et la transformation de ceux-ci en agences d'exécution et de publicité de la Russie et des Etats-Unis, l'unifi- cation et uniformisation des régimes politiques là où elle n'est pas encore faite et de l'idéologie officielle. Cette intégration prendra certainement une forme beaucoup plus directe dans le cas des pays occupés par la Russie que dans l'univers occidental. L'extension de la domination de Moscou sur les pays d'Europe continentale et du proche Orient qu'amènera vraisemblablemest la première phase de la guerre entraînera l'ex- termination de ce qui resterait comme bourgeoisie dans ces pays, l'accession des partis staliniens au pouvoir sous le cou- vert éventuel de coalitions « nationales » l'étatisation de l'industrie -- facilitée par la fuite ou la disparition des capitalistes et de la plupart de leurs agents, le contrôle de la paysannerie par l'état. L'évolution des pays du camp américain sera vraisemblable- ment moins uniforme. Mais les limitations de la « démocratie » capitaliste devront de toute façon assurer la continuité de la pro- duction et la cohésion politique et idéologique face à l'ennemi donc l'interdiction des grèves et de toute opposition à la guerre. Les mécanismes qui seront utilisés pour l'intégration de la duction auront, sous les différences de forme, le même contenu que ceux utilisés par la bureaucratie russe, à savoir d'assurer la . 21 9 soumission totale du travail vivant aux besoins de l'appareil pro- ductif. Dans les deux camps, les besoins de l'économie de guerre combinés à la mobilisation créeront une nouvelle vague d'entrée de la population dans les usines, encore plus importante que celle des deux guerres précédentes. Femmes et enfants, paysans, petits bourgeois et étudiants, poussés par la contrainte ou obligés par la misère s'engouffreront encore une fois dans la gueule du Moloch industriel. Un vaste brassage des nationalités et des races, des âges et des sexes, des professions et des catégories sociales sera la contre-partie de l'unification des cadres sociaux. Les conditions de vie et de travail des masses subiront une chute verticale. Il faudra, dans les deux camps, consacrer à la production de guerre une partie énorme de la production cou- rante. Les destructions de guerre seront négligées si elles n'affec- tent que les conditions de vie de la population, mais elles devront être surmontées par un effort de production supplémentaire si elles affectent le potentiel militaire. Il n'est pas nécessaire de s'étendre longuement sur la démys- tification radicale que la guerre apportera aussi bien sur le compte du « socialisme » de la bureaucratie que de la « démo- cratie » américaine. L'atrocité de la situation réelle donnera une résonnance lugubre à la démagogie des exploiteurs, et les illu- sions quant à l'avenir « lorsque la guerre sera finie... » s'évanouiront au fur et à mesure que les destructions s'accumu- leront et la guerre s'éternisera. Que dans ces conditions la lutte des exploités prendra une intensité croissante, on ne peut guère en douter. La question est seulement de savoir si cette lutte restera sourde et souterraine, se manifestant dans la haine du régime, la non adhésion à sa volonté, la non collaboration dans la production ou si elle pourra se développer, avec quel rythme et sous quelles formes. L'unification des conditions d'existence en même temps que leur détérioration extrême, le brassage des populations, l'entrée en masse de nouvelles couches de la société dans l'industrie, la prise de conscience de l'exploitation sous toutes ses formes, la dislocation des cadres traditionnels, l'armement des masses exis- tant au moins potentiellement, à l'échelle universelle, – l'ensem- ble de ces facteurs réunis mondialement pendant toute une période, cela signifie que les possibilités révolutionnaires atteindront leur apogée au cours de cette guerre. Jamais la société capitaliste n'aura créé des conditions plus favorables à la révolution prolé- tarienne, et jamais elle ne les créera à nouveau. De ce point de vue, et quelle que soit son issue, la guerre sera un tournant de l'histoire de l'humanité, qui en sera déterminée pour des siècles. 10 Le facteur qui déterminera fondamentalement la solution sera le niveau et le contenu de la conscience de classe du prolétariat. Si la classe ouvrière, dans sa grande majorité et dans les régions déterminantes, ne parvient pas au degré de conscience nécessaire, si elle n'arrive pas à définir pour elle-même les objectifs de son action et les moyens pour y parvenir, la guerre ne pourrait donner naissance qu'à des révoltes sporadiques ou tout au plus à une révolution éphémère, à laquelle succèderait, à travers une restau- ration ou une dégénérescence, à nouveau une société d'exploita- tion, .. 3 се C'est dans la situation actuelle du prolétariat, dans sa mentalité et son attitude d'aujourd'hui que l'on doit chercher les signes de cette maturation croissante qui seule pourra la conduire à la victoire finale. Il est utile, dans ce but, de se rappeler l'évolution de la conscience ouvrière depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. A cette dernière date, la grande majorité des ouvriers, dans la plupart des pays importants, adhérait aux formations « ou- vrières » bureaucratiques -- stalinisme ou réformisme en Europe, syndicalisme sui generis aux Etats-Unis. Et il est clair que l'adhé- sion massive des ouvriers à ces organisations ou le soutien accordé à celles-ci avaient alors un contenu réel, en sens que les ouvriers exprimaient de cette manière une volonté de transfor- mation sociale ; c'est ce qu'on a appelé les « illusions révolution- naires quant à la nature des bureaucraties ouvrières. Il est cependant nécessaire de préciser et de limiter la portée de ce terme : les ouvriers ne croyaient pas, dans leur majorité, que ces organisations réaliseraient une révolution socialiste, au sens que nous ou d'autres militants marxistes pouvons donner à ce terme mais qu'elles imposeraient au capitalisme, par leurs propres méthodes, une transformation profonde. A cette transformation (qui pour nous constitue pratiquement la transformation bureau- cratique du capitalisme), les ouvriers accordaient un caractère progressif, de même qu'ils accordaient une confiance illimitée pour la réaliser aux partis bureaucratiques, cette position subordonnée par rapport aux organisations étant d'ailleurs un des traits les plus caractéristiques de cette étape de la conscience ouvrière. C'est cette situation qu'exprimait, en 1945 et 1948 la domination incon- testée des organisations bureaucratiques sur le proletariat. Pour l'observateur superficiel, il n'y a eu depuis que des changements mineurs. Le nombre de voix que recueillent ces partis aux élections n'a varié dans les pays importants que d'une manière limitée. Sur le plan syndical, le nombre des syndiqués a en géné- 11 ral beaucoup diminué, mais la solidité de l'emprise de l'appareil syndical ne semble pas dans l'ensemble grandement atteinte. Sous cette constante apparence, cependant, l'analyse montre que des changements profonds ont eu lieu. On peut les résumer en disant que le mode d'adhésion ou de soutien accordé par les ouvriers aux organisations bureaucratiques s'est complètement transformé. Depuis 1948, en effet, dans la plupart des pays, les ouvriers ont commencé à soumettre à une critique profonde non plus seulement le régime actuel mais aussi les organisations « ou- vrières ». Cette critique a découlé d'abord de l'expérience de la politique de ces organisations dans le domaine intérieur entre 1945 et 1947, et est devenue plus aiguë et plus profonde depuis 1948 ; dès ce moment il était clair que ces organisations s'inté- graient-chacune à un des deux blocs en lutte pour la domination du monde. L'intéraction entre ces deux aspects du problème a considérablement aidé à sa clarification : l'opposition entre les intérêts ouvriers et les organisations bureaucratiques sur le plan national devenait d'autant plus manifeste que l'adhésion de ces organisations aux blocs impérialistes sur le plan international devenait plus explicite, et réciproquement. Dès lors, par un processus moléculaire que nous ne pouvons saisir dans toute son ampleur qu'après coup, le caractère du sou- tien accordé par les ouvriers aux organisations bureaucratiques s'est transformé. Tout en ayant de moins en moins d'illusions quant à la véritable nature du réformisme ou du stalinisme, les ouvriers ont continué à y adhérer, à voter pour ceux-ci au cours des élections politiques ou syndicales, ou à suivre leurs directives dans des mouvements de grève, dans un esprit différent : en ayant essentiellement en vue la défense des conditions concrètes de vie et de travail, défense qui pour le moment semble ne pas pouvoir se faire en dehors du cadre de ces organisations. Il n'y a plus, aux yeux de la plupart des ouvriers qui conti- nuent « à suivre » le stalinsme, par exemple, de liaison positive entre la tactique et la stratégie de ce parti. Autrement dit, ils se doutent que le but final du stalinisme soit l'établissement d'une société bureaucratique, que cela doive se faire à la faveur d'une victoire mondiale de la Russie, que dans son action quotidienne le P. C. soit guidé par ce critère. Et, pour autant que ces aspects de la politique du P. C. sont en jeu, ils ne le soutiennent nulle- ment. La preuve en est donnée par l'échec de manifestations poli- tiques du P. C. ayant un but ou un caractère « général » (paix, etc...). Mais d'un autre côté, la plupart des ouvriers croient ou savent que sans une organisation quelconque ils seraient dans une position infiniment plus difficile face aux expoiteurs, dans la 12 plupart des problèmes quotidiens (conditions de travail, revendi- cations de salaire) ; ils savent aussi, ou ils sentent, que tout au moins pendant une certaine période, le P. C. sera obligé de faire quelques concesions à sa base, et que sa lutte contre la bourgeoi- sie nationale peut en faire pour eux un allié intermittent. Autre- ment dit, l'efficacité même toute relative (« mieux que rien ») et limitée, des organisations traditionnelles, d'un côté ; le fait, aussi, que pour le moment seuls se posent des problèmes contingents, et que sur ce terrain le divorce terrible entre les ouvriers et les bureaucrates peut être encore masqué, expliquent la continuité du soutien apporté par le prolétariat à la bureaucratie, en même temps qu'ils en limitent la portée, à la fois quant au fond et quant à la durée. Car la guerre — et même sa simple proximité croissante fera éclater ces deux bases. L' « efficacité » revendicative des bureaucraties se transformera alors en son contraire. Le réfor. misme, dans les pays occidentaux, le stalinisme dans les autres, se dévoileront complètement comme instruments d'intégration de la classe ouvrière au capital et à l'état. L'appareil bureaucratique, qui aujourd'hui garde encore en partie un rôle de transmission des pressions de la massé sur la classe dirigeante, renversera complètement le sens de son fonctionnement. Les partis et les syndicats staliniens dans les pays dominés par la Russie devien- dront la personnification même des exploiteurs ; les partis et les syndicats réformistes, dans le monde occidental, auront comme rôle essentiel de persuader les ouvriers du caractère « juste » de la guerre et de les faire travailler davantage sans revendiquer. D'un autre côté, la base objective même de la symbiose entre prolétariat et bureaucratie disparaîtra ; aujourd'hui, des ouvriers « soutiennent » le P. C. c'est-à-dire acceptent ses succursales syndicales comme cadre organisationnel de leur action - parce que les seuls problèmes qui se posent en termes d'action ont un caractère limité et immédiat. Mais il n'en sera plus de même lors- que des problèmes &plus amples se poseront. La guerre elle-même apportera donc une démustification com- plète quant aux organisations bureaucratiques, leurs buts et leurs moyens. Ainsi sera levée la plus grande hypothèque qui pèse actuellement sur le monde ouvrier. La classe sera alors obligée de poser et de résoudre la fois le problème de son programme et celui de ses formes d'organisa- tion. Et la conclusion nécessaire et évidente de toute l'expérience précédente sera celle-ci, que la classe ne peut se libérer qu'en réalisant son propre pouvoir, et que c'est là à la fois le but de son action et la forme de celle-ci. Après avoir compris qu'il n'y · a pas d'aménagement possible du système d'exploitation, puis 13 que toute délégation de son pouvoir à un parti se retourne fata- lement contre elie-même, elle comprendra que son seul objectif possible est la gestion directe et totale de la société. Et cet objectif n'entraîne pas une forme d'organisation nécessaire pour sa réali- sation mais coïncide directement avec cette forme d'organisation. Car au fond, le socialisme sous tous ses aspects, ne signifie pas autre chose que gestion ouvrière de la société, gestion par la classe ouvrière en tant que classe, donc en même temps formation des véritables organes par lesquels la classe exercera son pouvoir. 14 LA LUTTE DES CLASSES EN ESPAGNE (1) ce Centre et maître du monde occidental », l'Amérique pour- suit un double objectif : la consolidation du système capitaliste et sa propre domination à l'échelle mondiale. Dictée par ces exigences, sa politique est à la fois dirigée contre le proletariat et contre son rival impérialiste : la Russie stalinienne. On retrouve ces deux aspects dans les dernières décisions prises au sujet de l'Espagne. Consolidation du système straté- gique occidental en vue de la prochaine guerre, mais consoli- dation aussi du capitalisme espagnol sous sa forme franquiste. Que les prolétaires et les paysans affamés, que les grévistes du printemps dernier sachent à quoi s'en tenir. Force de tra- vail incroyablement exploitée aujourd'hui, ils seront demain « réservoir d'hommes » dont parle M. Griffis, ambassadeur U.S.A. à Madrid. "La fameuse « question espagnole », le «scandale Franco > des années 1945-46 est définitivement enterré ; l'intégration de l'Espagne dans le complexe économico-militaire occidental est en train de s'accomplir pour le plus grand bien des « Démocrá- ties » occidentales, antifascistes hier, antitotalitaires aujour- d'hui. Le totalitaire Franco, comme le totalitaire Tito, comme les totalitaires régimes de Grèce, Turquie, Moyen-Orient, Extré- me-Orient, Amérique Latine, rejoignent la... totalitaire « Démo- cratie » américaine dans sa lutte antitotalitaire contre les totali- taires d'en face : la « Démocratie » russe et les « Démocraties populaires. La mystification de la propagande officielle atteint son comble et devient par la même dangereuse pour ceux-là même qui l'utilisent. Car un fait peut maintenant être définitive- ment acquis par les travailleurs espagnols, c'est que l'antifran- (1) Cet article a été écrit en juillet dernier, après les événements d'Espa- gne. Son analyse reste cependant valable, car elle concerne principalement les aspects généraux du problème espagnol. (N.D.L.R:) 15 quisme des années 1945-46 n'avait été qu'une comédie à l'ui ige des masses, que les grandes puissances « démocratiqueu >> n'avaient à aucun moment envisagé de changement politique dans ce pays et que, soutenue par la démocratique Amérique ou par l'Allemagne hitlérienne, l'exploitation de la bourgeoisie espagnole ne change guère en férocité. Bourgeoisie et Proletariat En réalité, l'attitude des grandes puissances à l'égard du franquisme s'est toujours inspirée de considérations impéria- listes fondées à la fois sur leurs objectifs locaux à satisfaire et : sur des préoccupations stratégiques, liées au souci constant de maintenir le front uni de la bourgeoisie. Compte tenu des condi- tions historiques données, le franquisme leur a paru être, dès 1936-37, la forme la plus adéquate de la domination capitaliste en Espagne. Cette attitude a parfaitement coïncidé avec celle de la bourgeoisie espagnole elle-même et elle apparaît comme absolument logique si l'on considère l'évoluiion de la lutte des clases au cours des décades qui précédèrent l'instauration du régime de Franco. Dans ce pays relativement arriéré, la bourgeoisie n'a pas su réaliser sa propre révolution, politique et industrielle, et si elle s'est rapidement développée à partir des années 1900, cette croissance a été limitée et tardive. Elle a dû partager le pouvoir avec les représentants de l'Eglise et de l'Armée, couches para- sitaires exerçant traditionnellement une grosse influence dans le gouvernement du pays. Ce « partage » du pouvoir a entraîné une politique de concessions réciproques, laquelle, bien que favorisant dans une certaine mesure les industriels (protectio- nisme par exemple), a contribué notablement à la conservation des traits les plus rétrogades de la structure économique et sociale. Incapable de mener une vigoureuse politique d'expansion industrielle et de transformation du pays, la bourgeoisie a dû pourtant de bonne heure résister à la poussée du prolétarial luttant contre l'exploitation. C'est sous la pression de ce dernier qu'elle a été amenée à réaliser la grande « manoeuvre stratégi- que » de la proclamation de la République en avril 1931. Mais la violence de la lutte de classes fit saufer, en juillet 1936, les cadres de la République démocratique. La vague révolutionnaire submergea le pays pendant des mois et la classe ouvrière, au début pratiquement maîtresse du pouvoir dans les régions industrielles, entreprit la liquidation des rapports de propriété capitalistes et s'efforça d'organiser sa propre gestion de l'économie. Cependant, ses fractions les plus conscientes n'étaient pas parvenues à s'organiser en une avant-garde théoriquement et pratiquement solide, capable d'assumer les tâches de coordina- tion et de direction de la lutte. L'absence d'une telle organisa- tion -- absence qui s'expliquait à la fois par le développement propre du mouvement ouvrier espagnol et par la crise du mou- vement international devait se faire sentir de manière déci- sive tout au long du cours révolutionnaire. ---- ܚܒ݁ܺܝܚܗ . 16 Dans ces conditions et soumise à l'énorme pression maté. rielle et idéologique, des forces capitalisies, la classe ouvrière ne parvint pas à consolider et à approfondir ses conquêtes et à instaurer un pouvoir ouvrier centralisé. Ecrasée, dès le début, par la répression franquiste dans un secteur de la Péninsule, elle fut progressivement chassée des positions conquises, dans l'autre secteur, par la répression républicano-stalinienne. La guerre civile perdit dès lors son caractère de lutte de classes pour se transformer en lutte pour le pouvoir entre la bureaucratie républicano-stalinienne d'un côté et les vieilles couches dominantes de l'autre ; du fait de l'intervention de I'U.R.S.S. et de l'Axe, elle revêtit une signification internationale très précise ei s'intégra à la chaîne d'escarmouches impérialistes qui précédèrent la deuxième guerre mondiale. Mais quelle que fut l'importance du triomphe militaire de Franco du point de vue des rivalités impérialistes, sa significa- tion essentielle était une signification de classe : il représentait, en effet, la liquidaiion, transitoire mais totale, de la lutte du prolétariat et la stabilisation de l'ordre bourgeois dans la Pénin- sule. Les caractères « originaux » du régime franquiste étaient donnés par les conditions particulières de l'évolution du pays, de ses forces politiques et sociales, mais sa signification profonde dépassait le cadre national. Le retour aux formes tota. ſitaires de gouvernement après six années de démocratie, dont cinq d'ailleurs vécues non en régime constitutionnel, mais sous celui des lois d'exception (1), qui, elles-mêmes, avaient succédé à sept années de dictature militaire (2), démontrait clairement l'infficacité des institutions démocratiques de type classique en tant qu'instrument de domination de la classe exploiteuse. C'est là une expérience que la bourgeoisie espagnole n'est pas près d'oublier et qui rejoint celle de la classe dominante à l'échelle mondiale ; c'est une expérience dont l'aboutissement totalitaire s'intègre à l'évolution politique du capitalisme moderne s'exprimant par l'instauration de régimes de type fasciste ou stalinien et par les rapides transformations internes des Etats à étiquette démocratique. Les années de franquisme ; l'usure du régime Mais si le régime de Franco s'est révélé une excellente camisole de force pour les ouvriers, li n'a pas su, par contre, aborder avec un minimum de cohérence et d'efficacité les pro- bièmes qui se posaient à la classe dominante au lendemain de la guerre civile et au cours des années suivantes. (1) « Loi de défense de la République » qui suspendait les garanties constitutionnelles et concentrait les pouvoirs dans les mains des Gouver- neurs civils (Préfets) ; elle prévoyait trois degrés : état d'alerte, état d'excep- tion) et état de siège, dans ce dernier tous les pouvoirs passant à l'autorité militaire. De 1932 à 1936, l'Espagne a presque constamment vécu sous l'un de ces trois... « états » (2) Dictature militaire de Primo de Rivera, puis de Berenguer : 1923-1930. cas 17 L'industrie espagnole se trouve en pleine stagnation. Métho- des routinières de fabrication, vi 'llissement de l'outillage, faible productivité (compensée en partie, il est vrai, par vne exploitation effrénée des ouvriers), possibilités réduites d'expor- tation. Quant aux mirifiques projets d'investissement patronnés par l'Etat, ils sont restés lettre morte : les capitaux manquent ou refusent de s'engager dans des affaires peu rentables les affaires rentables se trouvant souvent (comme c'est le cas pour les mines dans les mains de compagnies étrangères. Dévoré par les dépenses militaires et policières, par l'Eglise, la bureau- cratie, le budget de l'Etat ne parvient même pas à assurer l'entretien normal des routes ou le renouvellement du matériel des chemins de fer. Faute de devises, les matières premières inanquent ; charbon et énergie électrique couvrent difficilement les besoins ; il s'ensuit des graves perturbations dans la marche des usines. Le niveau de vie des ouvriers est terrillement bas : salaires de famine, conditions de travail, d'hygiène, de logement, extrê- mement pénibles, souvent semblables à celles des ouvriers du début de l'ère de l'industrialisation (3). Dans l'agriculture, la situation n'est pas meilleure : manque d'engrais, d'outillage, de capitaux, Les exportations de produits agricoles subsistent grâce à une exploitation incroyable de la main-d'ouvre et en sacrifiant les besoins du marché intérieur. La mise en valeur des terres incultes, la construction d'un réseau d'irrigation, problèmes élémentaires mais essentiels de l'agriculture espagnole, n'ont même pas été abordés. Les inétho- des de culture restent, dans l'ensemble, írès arriérées et les rapports de propriété presque immuables depuis des siècles. Aussi le rendement du sol est un des plus faibles d'Europe. Les conséquences d'un tel état de choses (préexistant d'ail- leurs au franquisme et que celui-ci n'a fait qu'aggraver), ne pèsent pas seulement sur les ouvriers, les salariés agricoles et les petits paysans : si l'on excepte la fraction qui profite du marché noir, la petite bourgeosie des villes est également TRI (3) Coût de quelques denrées, calculé en temps de travail, d'après le salaire moyen d'un ouvrier en Espagne et en France, dans une grande ville industrielle : DENRÉE : TEMPS DE TRAVAIL NÉCESSAIRE POUR L'ACHETER : Pour un ouvrier Pour un ouvrier Espagnol Français 1 ug. de pain 70 minutes avec carte de ravi- 17 minutes. ravitaillement. 1 kg. de viande 5 heures au marché noir. 2 h. 57 min. 1 litre de lait 7 h. 20 minutes. 18 minutes. 1 douz, d'@ufs 1 heure. 1 heure. 1 kg pommes de terre 12 heures. * 15 minutes. 1 kg. de haricots 30 minutes avec carte. 51 minutes. 1 heure marché noir. 1 kg. de cafe 4 heures 40 minutes. 2 heures 46 minutes avec carte, 5 h. 11 min. 1 kg. de sucre 26 heures 42 minutes. 5 heures 40 inin. au marché noir. 48 minutes. 1 litre d'huile 3 heures 20 minutes avec carte. 9 heures 20 inin, au marché noir. 2 h. 13 min. au (Etude publiée par La Batalla, organe du P.O.U.M., n° 96. Nous nous sommes permis de rectifier quelques chiffres, d'après les dernières varia- tions de prix et de salaires, concernant les ouvriers français). 18 atteinte, ainsi que certaines professions « libérales » et les cate- gories inférieures de fonctionnaires. Or, si le franquisme s'est révélé incapable d'assurer une meilleure « efficacité >> de l'appareil productif, il n'en a pas moins développé une forte bureaucratie étatique. Sans parler de l'Armée, l'Eglise et la Police, les autres organes d'administration et de contrôle se sont démesurément gonflés, la bureaucratie syndicale et politique a proliféré. Emargeant au budget de l'Etat, ces couches parasitaires tendent par ailleurs à accroître leurs pouvoirs, à envahir les domaines privés de l'industrie et du commerce. Sous l'égide de hauts fonctionnaires, des sociétés se sont constituées pour l'exploitation de telle industrie, la vente de tel produit. L'avidité de ces « nouveaux riches » n'a d'égal que leur incompétence et leur corruption. De vrais «gangs >> se sont formés pour l'exploitation de telle branche du ravitaillement, de telle municipalité ou administration et leurs luttes internes, leurs maneuvres politiques contribuent à l'incohérence de l'appareil gouvernemental. Ayant développé les traits les plus négatifs du totalitarisme, sans apporter en revanche aucune solution aux problèmes éco- nomiques les plus urgents, le régime franquiste est arrivé à un stade d'usure relativement avancé, usure que l'aide de l'impé- rialisme américain peut atténuer mais non arrêter. > La classe ouvrière après la guerre civile La classe ouvrière, espagnole est restée passive pendant les années qui ont suivi la guerre civile. Etouffée par le poids de l'appareil étatique, découragée par sa défaite politique et mili- taire de 1937-39, décimée dans ses couches les plus actives, elle sentait sa propre impuissance à mener une lutte ouverte contre l'exploitation. Sans confiance dans leurs propres forces, les travailleurs ont mis leurs espoirs dans l'effondrement des régimes fascistes en Europe d'abord, dans l'action de l’O.N.U. et des « Démocraties >> ensuite. La différence entre un tel état d'esprit et la conscience révo- lutionnaire dont ils avaient fait preuve en 1936, était sans doute énorme. Mais la situation, elle aussi, était radicalement diffé- rente. Or la conscience révolutionnaire dự prolétariat n'est pas donnée une fois pour toutes : elle ne peut être acquise par des larges fractions de la classe que pendant les périodes où, par la convergence de facteurs politiques et matériels déterminés, la lutte de classes atteint une grande intensité. En dehors de ces périodes, la conscience de classe de la majorité des travail- leurs se manifeste surtout au niveau élémentaire de conscience de leur exploitation et de résistance à celle-ci et l'influence des idéologies bourgeoises peut devenir très grande au sein du.pro- létariat. Ceci ne signifie nullement que tout soit à recommencer : 19 l'expérience des luttes précédentes se retrouvera, lors d'une reprise de la lutte ouverte, dans les formes, le rythme, les buts mêmes du mouvement. D'autre part, l évolution actuelle du capi- talisme se charge de détruire rapidement ses propres justifi- cations idéologiques : en fusionnant les exigences économiques et politiques de la classe exploiteuse et en les situant à l'échelle mondiale, elle crée les conditions qui peuvent amener à la fois un dépassement du niveau élémentaire de la lutte ouvrière et une «désintoxication » des travailleurs sur le plan idéologique. C'est ainsi que les événements qui ont suivi la fin de la dernière. guerre se sont eux-mêmes chargés de détruire le mythe de la « libération » des travailleurs espagnols par les « Démocra- ties ». La conscience des rapports réels entre le gouvernement franquiste et les gouvernements des grandes puissances a poussé les ouvriers, dans le cadre d'une aggravation constante de leur niveau de vie, à entreprendre eux-mêmes leur propre défense. La première manifestation de ce changement d'attitude a été Ia grève générale du 1er mai 1947 dans la région industrielle du Nord (pays basque); déclenchée pour vingt-quatre héures, elle se prolongea pendant plusieurs jours comme manifestation de solidarité envers les ouvriers arrêtés par la police. Les mouvements grévistes de cette année Après la grève de 1947, trois années ont suivi pendant les- quelles la résistance ouvrière ne s'est exprimée que de façon sporadique et limitée. Mais l'année 1951 a vu la naissance et le développement d'une série de grèves, dont l'envergure traduit un réveil général du prolétariat. Les mouvements ont débuté à Barcelone. Le 23 février : mani- festations des étudiants contre la hausse des tarifs des trams; le 24 : des ouvriers se joignent aux manifestants, attaquent les voitures en service la police intervient et il y a des blessés. Les manifestations continuent jusqu'au 1er mars, jour où a lieu la « grève des usagers » : des centaines de milers de gens cir- culent à pied; rencontres avec la police : deux morts, nombreux blessés. Les autorités reculent et décident de rétablir les anciens tarifs. Le mouvement a permis aux travailleurs de se rendre compte de leur force : l'idée d'une protestation plus vigoureuse prend corps. Le 12 mars : plus de 300.000 ouvriers et employés cessent le fravail; les transports s'arrêtent, la ville est paralysée, tandis que des milliers de travailleurs manifestent dans les rues sous les yeux de la police ahurie. La grève s'étend aux villes indus- trielles de la région, pendant qu'à Barcelone même les rencon- tres avec la police se multiplient : on relève des morts et des blessés. Des ouvriers attaquent l'Hôtel de Ville, manifesient de- vant les syndicats phalangistes. La grève se prolonge encore pendant deux jours dans les faubourgs industriels et dans certaines villes de la région : les 20 ouvriers refusent de reprendre le travail pour protester contre les arrestations effectuées et les sanctions annoncées contre les grévistes (sanctions que les autorités n'ont pas osé, appliquer par la suite). Malgré la censure gouvernementale, le mouvement a eu une profonde résonnance dans tout le pays. Le 3 avril : les étudiants, qui ont déjà manifesté à Grenade, reprennent leur protestation à Madrid; ils résistent à la police, laquelle blesse de nombreuses personnes. Le 3 avril : grève des ouvriers du textile de Azcoïtia (pays basque); dans la journée, la grève s'étend à d'autres secteurs de l'industrie locale. Le 16 avril : grève des ouvriers du textile de Manresa (prov. de Barcelone). Après deux jours de grève, les autorités ferment les usines : le lock-out durera 17 jours. Le 30 avril, les autorités ordonnent la rentrée pour le 1er mai et menacent de sanctions les ouvriers qui ne reprendront pas le travail le jour dit : la signification politique de cet ordre est évidente. Malgré la misère à laquelle le lock-out les a réduits, les travailleurs refusent de rentrer le 1er mai et ne reprennent que le lendemain 2 mai. Le 23 avril : grève générale à Bilbao qui s'étend rapidement à toutes les villes industrielles du pays basque. Elle dure deux jours à Bilbao, davantage dans certains faubourgs où, tout comme à Barcelone, les ouvriers protestent contre les arresta- tions. A Saint-Sébastien et au port de Pasajes, les ouvriers dé- brayent de nouveau, après une journée de travail, pour obtenir l'arrêt de la répression. Le 1er mai : débrayages partiels dans les villes industrielles de Catalogne. Le 4 mai : grève générale à Vitoria (pays basque); elle se poursuit jusqu'au 8 mai pour protester contre les sanciions an- noncées. Le 8 mai : grève générale à Pampelune (Navarre); manifes- tations dans les rues, rencontres avec la police, blessés; se pro- longe jusqu'au 12. Le 22 mai : « grève des usagers » à Madrid (transports, jour- naux, magasins d'alimentation, cafés); comme à Barcelone le 1er mars, des milliers d'ouvriers circulent à pied dans les rues. Plusieurs traits essentiels se dégagent de ces mouvements : 1° Spontanéité, résultant à la fois du désir de lutté des ouvriers et de la faiblesse des groupes oppositionnels illégaux, 2° Combativité de la classe ouvrière, se manifestant dans des conditions particulièrement difficiles; 3° Objectifs essentiellement revendicatifs des grèves : salaires, ravitaillement, conditions de travail; 4° Un sens très sûr de la solidarité ouvrière, se manifestant . 21 par la prolongation des grèves ou par des nouveaux débrayages en signe de solidarité avec les ouvriers arrêtés. Ces caractères sont indiscutables. Aucunu organisation illé- gale ne peut se vanter d'avoir déclenché tel ou tel mouvement; la lutte a été très dure; les revendications immédiates ont cons- titué la base de l'agitation. Ce dernier point n exclut d'ailleurs nullement l'hostilité au régime lui-même : les assassinats, les tortures, les emprisonnements, n'ont pas été oubliés et alimen- tent quotidiennement la haine des travailleurs. Mais, dans les conditions actuelles, aucune solution d ensemble ne peut se pré- senter à eux et c'est sur le terrain de la lutie revendicative que leur résistance de classe se développe. L'opposition au régime ; les organisations émigrées Nous avons parlé plus haut de la faiblesse des groupements clandestins en Espagne. Or celle-ci s'explique aussi bien par la situation et le caractère totalitaire de l'Etat que par la politique même des organisations émigrées, dont les groupes illégaux dans le pays suivent, plus ou moins correctement, les directives politiques, Pour la majorité d'entre elles, leur opposition au régime n'est, en effet, jamais allée au-delà du souhait, plus ou moins pla- fonique, d'un changement du personnel politique gouvernemental. Inutile de s'entendre sur le lamentable appareil des « gouver- ants émigrés ». Lu République espagnole émigrée a surtout été un prétexte à l'entretien, sur les fonds placés à l'étranger, de ministres, ex-ministres, députés, généraux déchus, leurs amis et les amis de leurs amis. Leurs sordides querelles d'argent, d' « influence », leurs discours solennels et leurs appels lar- moyants à l'O.N.U. sont tout aussi répugnants que leur prétendue « fidélité aux institutions républicaines >> et que leur mépris complet du sort des réfugiés espagnols. Leur influunce en Espa- gne est nulle et leurs déclarations officielles au sujet des der- nières grèves, un bluff auquel personne ne croit. En ce qui concerne le parti socialiste, son action n'a pas beaucoup différé, du point de vue politique, de celle des grou- puscules républicains. Soutien de la République de 1931-36 (et avec lui la bureau- eratie syndicale de l’U.G.T.) il a été, à cette époque, un des freins les plus efficaces à l'action des masses. A la tête du Gouvernement central pendant la guerre civile, il a travaillé de toutes ses forces à liquider le caractère révolutionnaire de la lutte ouvrière. Participant d'abord aux différents « gouverne- ments » de la République en émigration, faisant cavalier seul ensuite, il a puissamment contribué à entretenir les illusions des réfugiés et des ouvriers espagnols sur la liquidation pacifique du régime franquiste et sur le rôle progressiste de l'ONU. Renfor- çant toujours sa politique de « solution sans effusion de sang > (et sans lutte de classes, bien entendu), il a été l'artisan des négociations secrètes et des marchandages avec des soi-disant - monarchistes et il a signé avec eux le pacte dit de « Saint-Jean- de-Luz » pour le rétablissement de la « Démocratie » en Espagne. Le mouvement anarcho-syndicaliste s'est divisé en émigra- tion : il existe deux C.N.T. et deux mouvements libertaires. La scission a eu lieu sur le problème de la poursuite de la collabo- ration au sein du gouvernement républicain émigré; en réalité, les causes en sont plus profondes. Les « collaborationistes » réclament, en effet, une adaptation » de l'idéologie et de la tactique libertaires aux < nécessités de la période actuelle », soit, en gros : intervention du mouvement sur le terrain poli- lique bourgeois, participation éventuelle aux gouvernements bourgeois démocratiques, attitude de « collaboration » sur le terrain syndical. Partisans d'une espèce de travaillisme espa- gnol, ils ont, eux aussi, participé aux marchandages avec les monarchistes et leur anti-stalinisme est bien près d'un pro-amé- ricanisme déclaré. Face à eux, se dresse l'organisation se réclamant des idées et des méthodes classiques, dont l'influence est très largement majo- ritaire dans les milieux anarchistes de l'émigration, mais bien moins nette en Espagne même. Cette organisation s'est livrée à une certaine auto-critique du rôle des anarchistes pendant la guerre d'Espagne et répudie maintenant toute participation aux gouvernements bourgeois; elle se réclame de la lutte de classe, de l'internationalisme pro'étarien et de la destruction révolu- tionnaire de l'Etat. Les tendances les plus diverses subsistent pourtant au sein de chacune des deux organisations et bien souvent leurs fron- tières idéologiques n'apparaissent pas très précisément. L'influence de l'anarchio-syndicalisme en général reste pré- pondérante dans une bonne partie de l'Espagne; il regroupe une fraction très combattive de la classe ouvrière et le courage et les dévouement de ses militants en font le secteur le plus actif dans les luftes du prolétariat. L'influence du stalinisme est relativement restreinte dans les milieux de l'émigration et en Espagne même. Le souvenir de la politique contre-révolutionnaire du P.C. pendant la guerre civile, des méthodes classiques, dont l'influence est très largement majo- répression, est encore très fort chez la plupart de travailleurs. D'autre part, la bureaucratie du parti, en croissance rapide, tant qu'elle participait au pouvoir, a très mal résisté à la défaite, aux difficultés matérielles de l'émigration et à la pression idéo- logique des 'impérialismes occidentaux. Les crises et les scis- sions se sont succédées, les chefs bien-aimés sont devenus des affreux traîtres, le titisme a gangrené l'appareil. Comme celle des autres P.C., la politique du P.C. espagnol a constamment reflété les nécessités impérialistes de Moscou. Pen- dant la période de collaboration entre la Russie et les pays occi. dentaux, il a participé au gouvernement républicain émigré. Patriote sur ordre, il n'a pas hésité, en outre, à s'allier à d'autres patriotes non-républicains : monarchistes et fossiles réaction- naires (dont Gil Robles, le bourreau des Asturies en 1934) au sein de l'organisme-fantôme dénommé « Union Nationale », dis- parue depuis. Organisateur, avec l'aide du P.C. français, des expéditions de « guérilleros » en territoire espagnol, il a ainsi livré à la répression franquiste des nombreux militants dont il a 23 largement exploité le sacrifice pour les besoins de la propa- gande. De plus en plus isolé depuis la rupture entre la Russie et l'Occident, il est aujourd'hui « républicain intransigeant » et vaillant défenseur de la Patrie « vendue par Franco aux Amé- ricains ». En ce qui concerne le P.O.U.M. (Parti ouvrier d'Unification Marxiste), sa physionomie politique n'a pas subi des change- ments fondamentaux depuis 1939. Il s'est débarrassé de ses élé- ments les plus droitiers (partisans aujourd'hui de l'Amérique contre la Russie); il a fini par reconnaître le caractère impé- rialiste de l'U.R.S.S. et définit maintenant celle-ci comme un capitalisme d'Etat; il défend une politique d'indépendance de la lutte ouvrière à l'égard des deux blocs, mais sur le plan théorique et tactique il ne s'est pas dégagé de l'opportunisme. Illusions sur le caractère « antifasciste » de la dernière guerre, sur l'expérience travailliste considérée comme progressive et même socialisie, sur le caractère ouvrier des partis social-démo- crates et des organisations syndicales réformistes, sur la nature progressive des mouvements nationalistes dans les colonies (et même sur la soi-disant révolution chinoise de Mao-Tsé), sur les institutions, démocratiques bourgeoises qu'il faudrait défendre contre « La Réaction » (4). En ce qui conocerne l'Espagne, il préconise une alliance des forces « ouvrières », élargie ensuite aux républicains, pour com- battre le franquisme et « rétablir les libertés déniocratiques ; il oppose l'action de ce possible « front populaire amélioré » à la politique socialiste d'alliance avec les monarchistes et d'ap- pels à l’O.N.U. Le P.O.U.M. a conservé de solides noyaux clandestins, prin- cipalement en Catalogne, et ses militants ont activement parti- cipé aux dernières grèves. Si l'on excepte les anarcho-syndicalistes et le P.O.U.M., on est en droit d'affirmer qu'aucune tentative d'organisation de la résistance des travailleurs n'a été faite jusqu'ici. Plus encore : l'orientation politique des organisations émigrées n'a fait que leur créer des difficultés et retarder leur réveil de classe. Il est probable que l'importance des récents mouvements de grève leur imposera une nouvelle orientation et qu'elles essayeront d'étendre là-bas leur influence et de contrôler politiquement l'agitation contre le régime; mais il est bien certain que leur action tendra à défigurer le caractère prolétarien de la lutte, à la dévier sur des objectifs politiques bourgeois, en essayant d'accréditer le mensonge de la responsabilité exclusive de Franco dans la misère des travailleurs. Car, en dehors de leurs divergences tactiques, toutes ces organisations se retrouvent pour affirmer que c'est le franquisme et lui seul qui est la cause de tous les maux et que sa diparition entraînerait celle de la misère, l'exploitation et l'oppression. Or, il est bien évident que la situation économique de l'Espagne n'est que l'expression (4) Un exemple parmi d'autres : un article de La Batalla se félicitant des grèves contre le retour du roi en Belgique et présentant l'infâme bourrage de crâne social-démocrate comme retour aux... saines traditions de lutte contre la réaction ! un 24 (aggravée, bien sûr, par l'ineptie et le gaspillage de l'Etat poli- cier), dans un pays arriéré, de la crise mondiale du capitalisme, crise qui entraîne, non seulement le sacrifice des économies secondaires au profit des deux Grands, mais une baisse géné- rale du niveau de vie du proletariat. N'est-ce pas la France démocratique qui a réduit de 50 % par rapport à 1938 le stan- dard de vie de ses ouvriers ? Mais cela, nos « antifranquistes » se gardent bien de le dire. Perspectives 4 Problèmes économiques et solutions politiques dépassent largement le cadre national. La classe dirigeante ne pouvait chercher de solution que dans l'aide de l'impérialisme améri- cain et dans l'intégration totale du pays au complexe économico- militaire occidental. C'est dans ce sens que la politique exté- rieure du franquisme s'est orientée depuis quelqu temps. Elle vient de récolter ses premiers fruits avec le projet d'aide mili- taire et la promesse de prochains crédits, plus substantiels que les miettes reçues depuis un an. La solidarité de classe des capitalistes américains vis-à-vis de Franco est indiscutable. Mais le maintien de l'ordre dans la Péninsule n'est pas le seul aspect de la question. D'une part le capitalisme occidental se trouve en pleine organisation de l'économie de guerre, de l'autre la préparation de la guerre se fait également sur un plan plus directement militaire, par le renforcement des secteurs ayant un valeur stratégique. C'est ce dernier aspect qui a décidé les U.S.A. à précipiter les choses et, passant outre les objections de leurs partenaires, à mettre en route l'établissement de bases militaires en Espagne. Mais de tout cela, il ne découle pas automatiquement que le Gouvernement des U.S.A. va s'employer à résoudre à tout prix la situation économique de ce pays. Le relèvement de l'économie espagnole nécessiterait des investissements consi- dérables, une réorganisation profonde, l'envoi d'équipes impor- tantes de techniciens, un contrôle et une surveillance constan- tes. Ce serait un travail de longue haleine. Or, le rythme du réarmement aux Etats-Unis, la concentration et les énormes investissements qu'il réclame, le caractère même de la produc- tion de guerre, ainsi que les délais vraisemblablement assez brefs qui ont été fixés pour son plein rendement, excluent la possibilité d'une aide de ce type à l'Espagne. Réservoir d'hom- mes et de certaines matières premières et surtout plate-forme stratégique, elle recevra un secours limité, genre Grèce ou Tur- quie, qui pourra momentanément alléger les difficultés les plus lourdes du régime. Mais un tel secours (dont une bonne partie ne servira d'ailleurs qu'à accroître les profits parasitaires de la bureaucratie franquiste) ne soulagera pas sensiþlement la misère des masses, pas plus qu'il ne l'a soulagée, par exemple, en Grèce ou en Turquie. • C'est surtout sur la solidité de l'appareil de répression, auto- 25 ou matiquement renforcé par la prochaine occupation militaire aiiericaine, que les Etats-Unis misent pour le maintien de I'c.dre. L'importance de la Péninsule étaul surtout d'ordre stratégique, la machine de guerre américaine tunel, d'ores et déjà, à considérer ce secteur comme une espèce de future Corée et, bien entendu, ses habitants comme des futurs Sud-Coréens. Ce qui explique, d'autre part, les réticences de l'Amérique lorsqu'il s'agit d envisager un changement de personnel poli- fique. Non pas que les éventuels remplaçants n'existent pas : monarchistes de Don Juan, républicains, socialistes, anarcho- syndicalistes « collaborationnistes » sont là, tout prêts, et leur fidélité aux buls de guerre de l'Amérique et leur souci de main- tenir l'ordre social, sont indiscutables. Ne se posent-ils pas depuis longtemps comme les « seuls >> défenseurs possibles de la Démocratie occidentale contre le Totalitarisme russe et ne prétendent-ils pas déinontrer aux U.S.A. que Franco n'est pas capable de jouer un tel rôle, faute d'appui populaire ? Mais la marge de manoeuvre politique est aujourd'hui forte- ment réduite en Espagne. Les anciens problèmes n'ayant pas reçu de solution et, dans le cadre de la prochaine guerre, des nouvelles difficultés plus graves encore, dûes au réarmement aux opérations militaires elles-mêmes, se faisant jour, l'adhésion, même partielle, des inasses travailleuses aux buts de guerre occidentaux reste très douteuse aux yeux de l'Amé- rique. Elle sait aussi que le développement de la lutte de classes dévorerait rapidement slogans, promesses et simagrées démocratiques ; elle préfère donc un régime qui essaie d'étouf- fer cette lutte dans l'oeuf ; en un mot : elle préfère le coup de, poing à la manæuvre et ne conseillera celle-ci qu'à la dernière extrémité. Il n'est évidemment pas possible de prévoir les manifesta- tions concrètes, le rythme, les formes du développement de la lutte ouvrière en Espagne. Mais quelque chose peut déjà être affirmée dès aujourd'hui et c'est que les grèves du printemps dernier ne constituent pas un simple épisode sans lendemain, mais expriment l'ouverture d'une période nouvelle de la lutte de classes qui s'étendra jusqu'à la guerre. Une telle période est nouvelle non seulement dans le sens chronologique, mais, tout d'abord, parce que les conditions de la lutte sont très différentes de celles de la période précédente.. La subordination complète de la bourgeoisie espagnole à l'Amé- rique, son entrée dans le Bloc Occidental, excluent la «posi- tion à part » de ce pays sur tous les plans. Ainsi est exclue, dans le cadre d'une transformation totalitaire des U.S.A., toute expé- rience démocratique du type de la République de 1931-36 ou même genre « Libération 44-45 » et est exclue également toute non participation de l'Espagne à la guerre prochaine. Il n'y aura plus, pour la classe ouvrière espagnole, de possibilité de mener, comme en 1936, une lutte révolutionnaire limitée à l'échelle nationale car elle recontrerà la résistance directe d'une organisation totalitaire, politique et militaire, qui est de façon extrêmement concrète internationale. Ceci signifie que, dans les conditions d'une nouvelle guerre, la lutte des ouvriers 26 espagnols tendra à se poser en des termes identiques à celle des ouvriers de toute l'Europe, que les conditions et les buts seront, dans l'ensemble, les mêmes. Or, la période de lutte de classes récemment ouverte a aussi une signification nouvelle par rapport à cette perspective elle- même, car c'est le déroulement de la lutte de classes qui déter- minera l'attitude du prolétariat face aux forces de guerre, atti- tude qui constitue l'élément fondamental de la perspective révolutionnaire. Le problème reste cependant posé et pas seulement en Espagne de l'organisation de la classe ouvrière avant et pendant la prochaine guerre, de la transformation de la lutte de classe en luite révolutionnaire consciente et de la forination d'une organisation d'avant-garde, pratiquement et théoriquement solide, qui puisse orienter l'action prolétarienne vers la des- truction de l'Etat capitaliste et l'instauration d'un pouvoir des masses armées. Il est pour nous bien évident que ni les anarcho-syndica- liştés ni le P.O.U.M. ne sauraient devenir une telle avant-garde. En ce qui concerne les premiers, leur athéorisme et leur coniusion idéclogique leur ôtent toute possibilité d'avoir une claire vision des tâches révolutionnaires et de coordonner et orienter les luttes. On peut en dire autant du P.O.U.M. lequel, toujours hésitant entre la position révolutionnaire et le com- promis opportuniste, entre le socialisme et le « moindre » mal, incapable de se uébarrasser des vieilles positions tactiques et d'accomplir un séricux effort théorique et critique, affligé d'une espèce de complexe d'infériorité vis-à-vis des Grandes Organi- sations et d'un démocratisme très humaniste mais peu matéria- liste, n'est pas en mesure de faire beaucoup mieux que les anarcho-syndicalistes. Mais si en tant qu'organisations ni l'une ni l'autre ne peu- vent devenir cette avant-garde, leurs militants représentent pourtant un potentiel révolutionnaire considérable et il est pos- sible d'en dire autant de milliers d'autres prolétaires qui ont été à la dure école des deux dernières décades de luttes et de défaites. Il serait ridicule de faire ici des recensements, de donner des recettes et de vouloir décrire d'avance, en termes concrets, la marche d'un regroupement des forces révolutionnaires en Espagne. Mais ce qu'il est possible, en revanche, d'affirmer c'est que, pour les militants qui y participeront, une telle action doit signifier : la lutte contre les illusions démocratiques et la « solu- tion » démocratique de la misère des travailleurs, l'appui aux revendications élémentaires des masses, la lutte contre les for- ces de guerre des deux blocs et leurs appareils propagandistes et politiques et contre toutes les formes de neutralisme ou de pacifisme bourgeois, l'effort théorique d'analyse de l'évolution totalitaire de la société capitaliste et, en conséquence, la mise à jour des positions tactiques traditionnelles et du programme socialiste. A. VEGA. 27 LA VIE DE NOTRE GROUPE (C . Ce numéro de « Socialisme ou Barbarie » parait avec un retard de près d'un an. La cause de ce retard est la série de difficultés dans lesquelles se débat notre groupe, difficultés qui ne sont à leur tour que le reflet et le résultat de la crise du mouvement ouvrier dans son ensemble. Ainsi nous avons connu nombre de défections individuelles, de cama- rades qui, par usure, lassitude, scepticisme ou désespoir ont abandonné à la fois le groupe et l'activité politique. Plus sérieux encore, dans son fond et dans ses conséquences, a été le départ, au mois de juin, d'un nombre de camarades en désaccord avec la majorité du groupe sur les questions du parti révolutionnaire et du rôle du groupe et de la Revue dans la période actuelle. Nous publierons dans le prochain numéro de « Socialisme ou Bar- barie », les textes autour desquels s'est déroulée cette discussion et le procès- verbal des réunions qui y ont été consacrées. Il était inévitable que cette évolution influe à la fois sur l'intensité et la régularité du travail du groupe. C'est évidemment la parution de la Revue qui en a été affectée la première. Néanmoins, le groupe a pu terminer la série de conférence sur Le Capital », qui avaient commencé en novem- bre 1950 et qui ont duré jusqu'au mois de juillet dernier. Il a également maintcnu régulièrement ses réunions intérieures, au rythme de deux ou trois par mois. La réduction de notre nombre a imposé une révision des tâches que nous nous étions fixées. Nous ne sommes pas en mesure, cette année, d'organiser un cercle d'études régulier, omme les deux années précédentes. D'un autre côté, nous sommes obligés, pour des raisons à la fois de finance et de rédac- tion, de réduire le volume de la Revue ; les numéros prochains, comme celui-ci, paraîtront sur 48 ou 64 pages. Nous nous efforcerons, en revanche, de respecter davantage la régularité de parution. Notre programme de travail pour cette année est axé sur les problèmes suivants : 1° La guerre et la perspective révolutionnaire. L'éditorial publié dans ce numéro, résultat d'une série de discussions du groupe, sera suivi d'au- tres textes, en particulier sur la perspective de barbarie et sur l'armement du prolétariat ; 2° Le programme socialiste. Nous publierons dans notre prochain numéro un texte résumant nos positions actuelles sur cette question ; 30 L'évolution actuelle du capitalisme. En particulier, l'évolution struc- turelle de l'économie capitaliste et le problème de la bureaucratie réformiste, qui ont été évoquées dans des articles déjà publiés dans la Revue, feront l'objet d'une analyse plus complète. Nous savons que la conjoncture politique actuelle nous impose une phase d'hivernage, dont nous ne pouvons prévoir la durée. Nous avons l'in- tention de l'utiliser pour avancer dans l'élaboration et la définition de nos idées et de notre programme 1 28 PASCAL Donald Simon, plus souvent connu par ses camarades sous le nom de Pascal, est mort le 23 septembre dernier, après une longue et atroce maladie. Il avait écrit, quelques mois aupa- ravant, l'article qu'on lira plus loin et qui représentait, à ses yeux, une « très petite chose », une faible contribution au travail de la Revue (1). En fait, cet article avait dû lui coûter un effort pénible, car la moindre tâche l'affaiblissait considé- rablement. Mais il l'écrivit pour montrer aux autres et se montrer à lui-même, qu'il pouvait encore écrire, qu'il était encore présent ; il voulut utiliser ses forces, si restreintes fussent-elles, pour communiquer avec autrui. Dans les der. niers mois qui précédèrent sa mort, il ne cessa de travailler et de lire. Atteint de diplopie, au lieu de ménager sa vue, comme tout autre l'aurait fait, il lut davantage encore que par le passé comme s'il voulait se mettre à distance de son mal. Il lisait des ouvrages d'histoire, de sociologie, de philo- sophie, le plus souvent des ouvrages difficiles. Dans la maison de repos où il passa le dernier mois de sa vie, il avait amené de nombreux livres qu'il épuisa rapidement ; il lut ensuite tout ce que le hasard lui procura et finalement, les douze volumes de l'Histoire du Consulat et de l'Empire de Thiers, qu'il qualifiait d'exécrable. « Ce bonhomme ne savait pas ce que c'est que l'Histoire. » Trois ou quatre jours avant sa (1) Voir p. 38, « Un aventurier dans le monde bureaucratique ». 29 mort, il écrivait qu'il était temps pour lui, de revenir à Paris, n'ayant plus rien à se mettre sous la dent. Je l'avais vu, au début de_l'été, dans un café désert, lisant attentivement et calmement, d'un seul æil ouvert, un livre de Husserl, une longue bande de journal glissé verticalement enire l'autre vil et sa lunette. De temps à autre, il posait son livre, changeait le papier de place, rendait à l'obscurité l'oeil qu'il venait de faire travailler et reprenait sa lecture. Sur isa table s'étalait « Le Monde » mutilé qu'il avait minutieuse- ment exploré, avant de le transformer en papier protecteur. Je ne dis pas cela afin de faire partager mon admiration pour son caractère, mais afin que ses camarades sachent qu'il a manifesté une force de vivre et de savoir que sa maladie était incapable de briser. Il préparait une grande école, au lycée Henri IV quand il entra dans une cellule de stagiaire du P.C.I. C'était au milieu de 1943. Marx, Lénine et Trotski, furent une révéla- tion pour lui. Quelques mois plus tard, alors qu'il était encore stagiaire, il convertissait la plupart de cos camarades au trotskisme. Il organisait des conférences et des groupes d'étu- des clandestins avec un sérieux et une passion dont nous som- mes quelques-uns à nous souvenir. En août 1944, il se battit, sans aucune illusion sur le caractère de la Libération, mais à seule fin de participer à une lutte ouvrière. Puis désigné comme responsable au travail étudiant par le P.C.I. et se cou- urant de l'étiquette du Front national, il transforma la Mai- son des Lettres en un champ de bataille politique. Son en- fluence dépassa, alors largement, le milieu étudiant et le comité central du P.C. s'en inquiéta un moment. Tous les lundis il commentait, devant un public nombreux, les événe- ments de la semaine; expliquait avec intransigeance le sens du gaullisme et critiquait âprement, la politique stalinienne. Ses interventions étaient d'une sûreté et d'un mordant qui l'auraient fait passer pour un militant chevronné, si l'on n'avait su qu'il avait vingt ans. Après avoir tenté de lui répon- dre, ses adversaires qui n'aimaient pas se faire pulvériser de- vant le public, prirent le parti de le faire expulser du Front national. Mais il poursuivit longtemps son travail de propa- gande et d'éducation et si ce travail devint plus modeste, ce fut seulement que les circonstances étaient devenues moins favorables. Le résultat fut cependant que des dizaines de camarades entrèrent dans les rangs du P.C.I. ou devinrent des sympathisants marxistes révolutionnaires sous son in- fluence. A l'intérieur du P.C.I., il participa à toutes les tâches pratiques et théoriques, et pendant plusieurs années, se con- 30 sacra sept jours sur sept à la politique. Il ne reprit partielle- ment ses études, que lorsque la désagrégation du parti rendit vaine cette activité continue ; bien que travaillant alors, dans de dures conditions matérielles, il passa l'agrégation de philo- sophie. Enfin, il fut prompt à sentir la faiblesse théorique du trotskisme, son erreur sur l’U.R.S.S., son incompréhension du stalinisme. Il appartint, dès le début, au petit groupe qui lutta au sein du P.C.I. jusqu'à s'en détacher et forner « Socialisme et Barbarie ». Son éloignement de Paris, puis sa maladie, l'empêchèrent de contribuer au travail du groupe ces deux dernières années. Mais si son activité s'était ralentie, les problèmes théoriques révolutionnaires continuaient à être pour lui, les seuls et vrais problèmes qu'il voulait résoudre. Des multiples discussions que j'ai eu avec lui, je garde l'idée qu'il devait apporter une contribution essentielle à la théorie révolutionnaire. Il par- tageait, pour le principal, l'idéologie de la Revue, mais il avait cependant un point de vue propre sur différents problèmes. Il aurait voulu que « Socialisme et Barbarie » apparaisse moins comme l'organe d'un groupe constitué, l'expression d'une théorie sûre d'elle-même, et davantagge comme une revue de critique et de recherches, qu'elle tente de susciter une confrontation de différents courants prolétariens. Il pen- sait que le trait essentiel de notre époque est le phénomène social de la bureaucratie et que nos efforts devaient consister à expliquer sa formation, son développement et sa fonction en rapport avec l'histoire du prolétariat, que la vraie tâche était de rendre le prolétariat conscient des difficultés inhé- rentes à sa situation de classe exploitée, et de l'aider à lutter contre toutes les mystifications présentes ou futures suscepti- bles de rétablir une division exploiteurs-exploités. Il pensait encore, que c'était rendre un mauvais service au proletariat que de lui attribuer une marche toujours ascendante, de met- tre seulement en évidence les facteurs de sa maturité, qu'il fallait souligner l'ambiguïté de l'époque actuelle et la réalité de la menace d'un pouvoir bureaucratique. Au delà de l'opti- misme ou du pessimisme révolutionnaire, il croyait qu'il n'y avait pas d'autre solution que de penser et d'agir conforme- ment à l'idée que nous nous faisons du prolétariat (et qu'il fallait, quelque soit la situation qui se présente, se garder de prendre le point de vue d'une pseudo nécessité historique qui nous éloignerait des intérêts de la classe. Il est difficile d'être marxiste et de demeurer critique et lucide sur soi ; de haïr l'opportunisme, la manoeuvre et le 31 penchant au commandement (pratique ou idéologique) et d'avoir le goût et le sens de l'action révolutionnaire. Pascal avait ces qualités. Il est absurde qu'il soit mort sans avoir eu le temps de vivre comme il l'entendait. Absurde que ses idées et son action n'aient pas pu trouver le champ qui leur convenaient. Avec mes camarades, je garde le souvenir d'une grande per- sonnalité révolutionnaire ; en moi-même, je garde celui de l'ami irremplaçable. Claude LEFORT. 32 NOTES LA GREVE DES CHEMINS DE FER DE MARS 1951 LA VAGUE DE GREVES DE MARS Débutant par l'arrêt du travail à la R.A.T.P. le vendredi 16 mars, les grèves s'étendirent rapidement aux Chemins de Fer, au Gaz, à l'Electricité et aux Cars routiers. Le Gouvernement dût céder et le salaire minimum vital fut augmenté dé 11,5 %. Depuis la fixation du minimum vital en novembre 1950, l'augmenta- tion du coût de la vie avait été de 15 à 17 % environ et le chiffre retenu à ce moment représentait lui-même une baisse considérable des salaires réels par rapport à l'époque précédente. Ainsi, l'accroissement des préparatifs militaires en abaissant le niveau de vie des ouvriers le rend moins compressible et les luttes en sont d'autant plus acharnées. La portée de ce mouvement qui ira en s'accentuant d'une manière générale jusqu'à la guerre doit être envisagée sur plusieurs plans. Sur le plan des luttes ouvrières, les grèves de mars 1951 marquent le début d'une période de luttes en quelque sorte primaires mais irréduc- tibles. Les ouvriers dépouillent leurs revendications de tout ce que les staliniens ou les réformistes y avaient ajouté de politique, d'étranger. Ils ne revendiquent plus autre chose que des salaires plus élevés. Pour le patronat et le Gouvernement, la liberté de mancuvre qui leur permet encore de céder dans un secteur au bon moment et de manier alternativement les concessions et la répression a tendance à diminuer. Les conflits sont de plus en plus réglés par la force. Quant aux organisations liées à la bourgeoisie ou au Gouvernement, l'audience ouvrière qu'ils ont encore baisse peu à peu et leurs tentatives de pallier cette perte d'influence (entrée des socialistes dans l'opposition, démagogie revendicattve, etc...) se heurtent à leur intégration dans le système bourgeois. La situation des organisations staliniennes est plus complexe. D'une part l'intégration des luttes économiques dans leur stratégie entraîne une politisation de ces luttes qui est en contradiction avec le contenu élémen- 33 taire que les ouvriers leur donnent ; d'autre part, la bureaucratie stali- nienne bénéficie de son opposition réelle à la bourgeoisie. Toute une partie négative de leur action peut encore paraître valable à la classe ouvrière dans sa lutte contre le capitalisme bourgeois. Les possibilités de manæuvre qui leur restent trouvent ici une base objective. Cette confu sion des buts est utilisée à fond par les staliniens qui ont besoin plus que jamais de renforcer leurs liens avec la classe ouvrière. Mais les luttes actuelles contiennent déjà cette dualité des objectifs finaux. L'aban- don des mots d'ordre politiques au moment de la grève est une conces- sion des staliniens. Ce n'est pas une modification de leur programme. Et de telles concessions seront de moins en moins possibles à mesure que les besoins militaires se feront plus précis. En résumé, l'évolution générale de la situation en mettant au grand jour le rôle de l'Etat et des organisations réformistes ne renforcera pas d'autant le camp de la bureaucratie stalinienne. Les bases pour une critique ouvrière du stalinisme doivent être cherchées dès maintenant dans les luttes des travailleurs, LA SITUATION SYNDICALE A LA S.N.C.F. La structure de la S.N.C.F. qui groupe les professions les plus diverses dans plus de 15.000 établissements séparés (gares, dépôts, ateliers, servin ces centraux, etc...) nécessite une organisation ouvrière de type classi que une charpente forte et centralisée donc très bureaucratisée. La lutte ne se conçoit dans un ensemble aussi bien intégré que générale et il y est peu laissé à l'initiative de la masse. Le mouvement syndical est fractionné en une dizaine d'organisations : La Fédération G.G.T. (de 160 à 180.000 adhérents), la Fédération: C.F.T.C. (40 à 50.000 adhérents), la Fédération F.Q. (environ 20.000), la Fédération Autonome des Cadres (environ 10.000), le S.I.P.D. (C.G.C.) (environ 5.000), la Fédération Autonome des Mécaniciens et Chauffeurs (environ 2.000), la Fédération des Travailleurs du Rail (C. N.T.) et différents autres petits groupement plus ou moins jaunes, tels que la C.T.I. gaulliste, l'Union des Cheminots, etc... Les plus importants de ces syndicats rivaux se font une concurence démagogique et électoraliste qui culmine tous les deux ans lors dus élections de délégués du personnel. Mais la pression de leurs adhérents et leurs propres mensonges bes obligent à un langage unitaire et à des mancuvres multiples sur l'unité d'action. A la veille de la grève, la Fédération C.G.I. orientait sa propaganda d'une part sur les thèmes habituels de la paix, d'autre part sur l'unité d'action, la revendication du salaire de base à 21.000 francs, la réduction partielle de la biérarchie, l'Echelle Mobile, la suppression des abattements de zones. La Fédération C.F.T.C. avait des revendications analogues en matière de salaire. F.O. réclamait également une augmentation géné- rale des salaires (départ biérarchique à 20.000 francs et r Echelle Mobile) masis refusait catégoriquement toute unité d'action avec la G.G.T, 6). (1) A noter un oubli regrettable dans son organe bi-mensuel Le Rail Syndicalista, co journal gai se distinguait d'habitude par sa démagogie antibureaucratique omettait, de mart au moment où le problème allait se poser sur le tas, de traiter son the favori: «La réduction de la hiérarchie ». 34 Les Cadres Autonomes, le S.P.I.D., les Autonomes roulants etc... met- taient l'accent sur leurs revendications de catégories et en particulier sus l'extension de la hiérarchie des salaires LE DEROULEMENT DE LA GREVE La grève débuta le 19 mars par une coupure de courant électrique sur la région ouest. L'intervention de militants de la C.G.T. en un point et à un moment décisifs, la participation des dirigeants locaux aux différents échelons et leur rôle prépondérant dans l'organisation de la grève ne laissent pas de doute sur le rôle joué par la C.G.T. dans le déclenchement de l'action. Pourtant, lorsque les syndiqués de base demandaient aux chefs de donner l'ordre de grève, il leur était répondu que la G.G.T. ne pouvait se désigner à la répression en donnant seule la directive. Or, il est certain que s'ils en avaient eu le désir, les dirigeants cégétistes auraient couru ce risque et d'ailleurs, plus rien ne s'opposait à cette intervention après que la C.F.T.C. et F.0, eurent lancé leur ordre de grève. En fait, malgré la mobilisation de leurs militants et la propagande qu'ils firent autour de la grève, ils laissèrent le mouvement suivre son cours sans trop s'étendre. Celà leur permit d'entretenir une agitation assez superficielle quelque soit son étendue, de « coller » aux masses, d'exprimer partielle- ment leurs revendications, mais en même temps d'éviter de poser dans toute son ampleur le problème des revendications ouvrières. Cet attentisme se trouva dans une certaine mesure contredit par l'ardeur des employés à entrer dans la lutte (2). La spontanéité avec laquelle le personnel de la S.N.C.F. répondit aux incitations à la grève surprit tout le monde : Direction, Ministre et Syndicats. Le 22 mars la grève était quasi totale. Dès le 20 mars, le Gouvernement commence à s'inquiéter du sort des travailleurs. Il décide de réunir d'urgence la Commission Supérieure des Conventions Collectives et tente de s'accorder avec la C.F.T.C., F.0. et les Cadres Autonomes. Les négociations échouent malgré la bonne volonté des représentants de ces organisations. L'ordre de grève est lancé par F.0. et la C.F.T.C.. Le Ministre des Transports commence à pro- céder à la réquisition de 30.000 cheminots. Mais le sens socialiste et chrétien des gens du Gouvernement et des Syndicats finit par triompher. En un jour la Commission Supérieure des Conventions Collectives fixe l'augmentation du coût de la vie à 12,50 %, ce qui détermine une ang- mentation de 11,5% du minimum garanti. De plus, le Gouvernement autorise la S.N.C.F. à discuter la Convention Collective avec les Syndi cats. Ce qui signifie, dans l'immédiat, que les salaires ne seront plus fixés unilatéralement par le Conseil d'Administration de la S.N.CF. réper- cutant les décisions du Ministre des Transports, mais par un accord entre le Conseil d'Administration et les organisations syndicales. Nos « porte-paroles » des cheminots ne restent pas inactifs de leur côté, et leurs efforts aboutissent le 24 mars à la signature d'un protocole d'accord entre le Ministre, les représentants de la Fédération F.O. et ceux des (3) C'est à la même époque que se place l'intervention du responsable C.G.T. chez Renault pour saluer « les camarades qui parlent de débrayer ». Cadres Autonomes. Ce protocole prévoit une augmentation des salaires de 1000 francs, hiérarchisée avec minimum à 1.800 franch, les abatte- ments de zone sont maintenus à 15 % et il n'est pas question d'échelle mobile, F.O. et lès Cadres Autonomes satisfaits donnent aussitôt l'ordre de reprise. Les Mécaniciens-Chauffeurs Autonomes et la C.F.T.C. se Té signent et donnent également l'ordre de reprise dans la matinée. Entre temps, le mouvement a 'stagné. L'enthousiasme du début s'est montré incapable de surmonter durablement l'avalanche des réquisitions individuelles et l'absence d'ordre de grève de la C.G.T. Le 26 mars, la circulation était à peu près normale sur l'ensemble de la S.N.C.F. Il apparaît donc bien qu'en lançant son ordre de grève de 48 heures, F.o. n'effectuait pas seulement une maneuvre démagogique destinée à redorer son blason : d'une part elle fixait par avance. la reprise pour le moment crucial où la première désaffection entraînė l'effritement progresisf du mouvement tout entier ; d'autre part, elle repoussait un accord interfédéral et aidée par l'ordre de grève de la C.F.T.C., elle renforçait les tentatives d'isolement de la G.G.T. dans sa position de grève non déclarée. Ainsi l'attentisme stalinien trouva son complément dans la volonté des bureaucrates réformistes d'assurer la direction formelle de la grève. COMITES DE GREVE ET UNITE D'ACTION Les champions staliniens de l'unité d'action firent un grand tapage autour des Comités d'Unité d'Action. En fait, ces Comités n'existaient pas avant la grève et aucun Comité de Grève ne subsista sous la forme de Comité d'Unité d'Action par la suite (sauf sur le papier et dans le® , défilé du por Mai). La bataille fut dirigée localement par des Comités de Grève bureau-. cratiques formes de responsables des différents syndicats « élus » au cours d'assemblées générales et complétés par quelques représentants de la « base » et quelques « inorganisés » (ceux qu'on tient en réserve pour les grands jours). Ces Comités de Grève se trouvèrent face à des problèmes revendicatifs d'ordre national. Il fallait rattraper un retard des salaires de plusieurs mois sur le coût de la vie et permettre à la masse des employés de che- min de fer de recevoir au moins ce minimum vital dont ils étaient frustrés (un homme d'équipe à l'échelle 2 gagnait 16.800 francs à Paris à 13.300 francs dans nombre de localités de province, salaire net y com- pris prime moyenne de productivité). Il apparaissait nettement qu'une augmentation était nécessaire immédiatement et par priorité pour les salaires les plus bas. Le mouvement contre la hiérarchie qui avait forcé Les dirigeants de la C.G.T. à composer sur ce point allait en s'amplifiant et il était fréquent d'entendre de la part des membres du parti commu- niste d'amères critiques contre la hiérarchie. Les Comités de Grève ne discutèrent pas ces problèmes. Ils se conten- tèrent de reprendre les mots d'ordre élaborés par les bureaucrates syndi- caux. C'est-à-dire essentiellement les mots d'ordre de la C.G.T. Il n'y eut donc pas unité des organisations syndicales dans l'action. L'« unité à la base » préconisée par les staliniens ne se transforma pas « débordement » de la C.F.7.C. et de F.O. (un indice en est la stabilité remarquable des résultats aux élections de délégués du person- 36 nel, un mois plus tard, par rapport au scrutin de 1949). Enfin, il n'y eut pas de cette < Véritable Unité d'Action » qu'agitent certaines tendances oppositionnelles : nulle part les ouvriers ne se réunirent pour définir à partir des programmes des différents syndicats un ensemble revendicatif commun et pour forcer les bonzes à l'appliquer. On vit au contraire les cheminots suivre des mots d'ordre très élémem taires communs à toutes les organisations, accepter les dirigeants syndi- caux (C.G.T. surtout) mais celà dans la stricte mesure où étaient défendues réellement ou d'une façon mystifiée leurs propres revendications. Les cheminots se battirent pour leurs salaires, sans que celà entraîne leur adhésion aux buts généraux et finaux des différents syndicats. Les revendications qui unissent les travailleurs en lutte ne peuvent former un programme d'action. Elles doivent être précisées et intégrées dans un ensemble à la fois économique et politique et c'est là justement que commencent les divergences entre les ouvriers et les directions syn- dicales. La voie des ouvriers révolutionnaires ne se trouve donc pas dans une lutte stérile pour « l'Unité » mais dans le soutien et la propagande pour une action vraiment autonome de la classe. L'impossibilité de toute unité d'action durable entre les syndicats doit être comprise comme un facteur tout à fait positif dans l'évolution de la conscience prolétarienne. Si l'unité entre les syndicats avait pu se faire, par exemple si la convocation par la C.G.T. de délégués des Comités de Grève à la Grange aux Belles avait réussi (F.0. et la C.F.T.C. accep- tant) le Comité Central de Grève ainsi formé n'aurait alors représenté qu'un cartel interfédéral de direction de la grève L'expérience de juin 1947 montra déjà ce qu'une telle unité signifie pour la masse des chemi- nots : la grève qui était partie spontanément de Villeneuve-Saint-Georges fut rapidement coiffée par les syndicats qui réalisèrent un mouvement réellement total (les grands patrons en grève) mais aussi totalement bureaucratisé, dirigé «de l'extérieur » et mystificateur dans ses résultats qui furent le rétablissement de la hiérarchie d'avant-guerre. En résumé, la grève des chemins de fer de mars 1951 fut une lutte économique élémentaire dans son but et dans sa forme. Les cheminots ne mirent clairement en question ni les méthodes, ni les mots d'ordre des organisations traditionnelles. Cependant, les syndicats ne purent obte- nir leur confiance et les duper que dans la mesure où ils reprirent (même déformé et amputé) l'essentiel de ces revendications élémentaires. En obligeant les bureaucrates de la C.G.T. à retirer leur propagande sur la paix, les cheminots manifestèrent ce refus des mots d'ordre étran- gers à leur lutte de classe. Un autre point où l'obstination des ouvriers a mis en échec la volonté des bureaucrates est le problème de la hiérar- chie. Pour le moment, la masse des cheminots fait encore la critique de la hiérarchisation des salaires d'une manière négative. Mais c'est une criti- que pratique sur laquelle les propagandes n'ont aucune prise. Les chemi- nots se rendent très bien compte que l'extension de la hiérarchie aboutit à un écrasement des salaires les plus bas. Ce n'est que peu à peu qu'ils en découvriront toute la signification. Il appartient aux ouvriers d'avant- garde de bâter ce processus et cette tâche d'éclaircissement théorique est intimement liée à leur intervention pratique dans les luttes. G. PETRO. UN AVENTURIER DANS LE MONDE BUREAUCRATIQUE "La vie et la mort et la mort en U.R.S.S. de El Campesino Les témoignages valent ce que vaut le témoin. Cela est vrai singuliè- rement des récits qui nous viennent d'U.R.S.S. On ne part pas en U.R.S.S. pour amasser des statistiques. On n'en sort pas par hasard. Les voyageurs nous reviennent très suffisamment engagés par leur voyage ; il nous reste à les confronter entre eux. C'est cu'ii ne s'agit pas de leur demander : Y a-t-il vraiment des camps en.U.R.S.S. et la vie y est-elle aussi terrible qu'on le dit ? », question qui torture quelques belles âmes, mais que l'abon- dance et la concordance des documents commencent à trancher. Il s'agit aussi de ne pas séparer les camps du reste du pays et de les interpréter sans cesse l'un par les autres. A chacun de ces témoins parfois en mal de croisade, qu'ils soient sionistes, martyrs chrétiens, révolutionnaires ou bien bureaucrates mécontents, nous pourrons poser cette question préjudi- cielle : « Pour quelle raison vous êtes-vous dressés contre le pouvoir bureau- cratique ? Refusez-vous toutes les formes de ce pouvoir, ou 'avez-vous simplement choisi la liberté ? » A ces questions El Campesino qui s'est évadé en 1949 pourrait donner des réponses bien originales. Il a choisi de le faire dans un livre de deux cents vingt pages à peine, et en a confié la rédaction à Julian Gorkin (1). Ce livre soigneusement découpé en tranches a, paru dans quarante-six journaux du «« monde libre ». En même temps El Campesino intervenait au procès Rousset, et commençait une campagne politique. Malheureusement i venait trop tard. Moins « intéressant », mais plus intellectuel, Kravchenko était dans la place. El Campesino ne passionnait pas les agences de presse. On le lui fit bien sentir. (1) Ces sortes de transcriptions ne sont pas inconnues de Gorkin. Il nous a déjà narré en compagnie d'un haut policier, les circonstances de la mort de Léon Trotsky, joignant son interprétation personnelle. Ici aussi on doit souvent dégager le récit d'Ét Campesino de l'idéologie dont Gorkin l'a saupoudrée. Mais qui est El Campesino ? « Le paysan » est le surnom de ce sanglant exécuteur des basses, oeuvres staliniennes qui fut, pendant la révolution espagnole, à la fois un héroïque commandant de l'armée républicaine et un bourreau pour les révolutionnaires opposants du stalinisme. Son cin- quième régiment fut un des éléments de choc de la bureaucratie en Espagne. Ainsi que veut bien nous le dire Gorkin : « Durant toute la guerre civile, il porta littéralement la mort dans ses mains. A de telles époques, on dirait que ce sont les mains elles-mêmes qui, sans l'intervention de la conscience, prennent l'habitude de tuer. » (page 13) Condamnerons-nous les mains du Campesino pour absoudre sa conscience un moment égarée ? Nous pourrions alors comprendre son évolution. El Campesino a été crimi- nel en Espagne pour servir au mieux « le pays du socialisme ». Il pensait, peut-être naïvement, qu'un parti terroriste et totalitaire en Espagne devenait en U.R.S.S. fraternel et démocratique. Mais à celui qui crut < servir la meilleure et la plus noble des causes » (page 20) la vérité s'est peu peu dévoilée amenant le doute puis le refus face au stalinisme. Au reşte El Campesino n'aurait jamais été stalinien: produit typique d'un mouvement ouvrier violent et généreux, il était voué par temperament comme par doctrine à l'anarchisme. Du coup, son opposition à Staline devient symbo- lique. Telle est la thèse, assez simple, de Gorkin. Ces images d'Epinal ne tentent guère. Dissipons-les rapidement pour nous mettre en face du fait réel: un bureaucrate inassimilable pour la bureaucratie. Un examen rapide du livre d'El Campesino montre en effet qu'en Espagne déjà conscient du caractère réel du stalinisme il se comportait néanmoins comme un bureau- crote. Et fallait-il arriver en U.R.S.S. pour juger les mythes staliniens à leur valeur ? El Campesino lui-même dit, parlant de la collectivisation de 1926: « Tout le monde sait aujourd'hui de quelle façon brutale furent créées ces collectivités forcées, les millions de vies humaines qu'elles ont coûté sous prétexte de liquider les soi-disant koulaks. » (p. 156) Ignorait-il en 1936 ce que tout le monde sait aujourd'hui et que l'on savcit tout aussi bien alors ? Tous les arguments, tous les faits que El Campesino oppose aux stalinisme dans son livre sont bien connus depuis longtemps. La misère des masses, l'opulence des dirigeants, le système policier sont des traits permanents du stalinisme dans tous les pays, et aussi bien en Espagne (2). Mais ces faits à ce moment ne l'empêchaient pas de rester fidèle au stalinisme. Aujourd'hui, ils lui apparaissent démonstratifs de la nature « bestiale » du régime. Pourquoi ces arguments ont-ils soudain pris de la force ? El Campe sino aurait-il fait une découverte assez profonde pendant ses dix années soviétiques pour le sensibiliser à des faits qui ne le touchaient pas en Espagne ? La première partie de « Vie et mort en U.R.S.S. » répond avec évidence à cette question. L'expérience capitale que El Campesino fit en U.R.S.S. c'est qu'il lui était impossible d'y vivre. Certes il nous donne les motifs politiques de son retournement, mais le bric à brac de ces raisons forme rien moins qu'une ligne politique. A coup sûr, là n'est pas l'essen- tiel. Derrière ces raisons on trouvera le fait fondamental : dès son arrivée en U.R.S.S. El Campesino étouffe. Ce n'est pas la puisance du parti sur les masses qu'il découvre en Russie ; il la connaissait bien pour l'avoir exercée ailleurs. Mais il découvre la puissance extrême du parti sur ses membres et ses cadres. Lui, general de l'armée républicaine, devient, un numéro (2) Lors de ses premiers interrogatoires en U.R.S.S. il dit : « Je me livrais à de violentes attaques contre la direction de mon parti que je rendais responsable de la perte de la guerre contre Franco et de tous les crimes monstrueux commis en Espagne. I (p. 38). 39 de l'appareil bureaucratique. Une déviation de pensée, uno démarche inopportune, une incartade pourraient être sanctionnées. Tout compte, et tout est organisé. Le monde bureaucratique est plein, serré comme une piorre, il ne comporte pas de jeu. Le drame politique continue, mais s'exerce maintenant derrière les acteurs. El Campésino est soumis à un emploi du temps rigide. Son nom devient « Komisaro Piotr Antonovitch »; à coup sûr, la neurasthénie je guette au milieu de ce monde où l'on s'ennuie. Pour le écrire il trouve des termes dignes de Kafka : « En U.R.S.S., la N.K.V.D. intervient dans la vie de tous les individus sans exception, se place même au-dessus du pouvoir politique et constitue en fait le véritable Etat. Staline lui-même, le dictateur divinisé, échappe-t-il à cette surveillance ? Et Béria y échappe-t-il, lui qui... est chargé de tout surveiller ? » (p. 133). Ainsi a Campesino s'initie-t-il à la métaphysique. Il avait connu le terrorisme d'une bureaucratie qui vit dans les hasards de la guerre, au milieu d'un peuple en mouvement. Ici, il n'y a plus au-dessus des masses un monde fraternal de chevaliers, à tout le moins d'ennemis personnels, de haines singulières. Au-dessus des masses, la terreur continue. Terrorisme statique qui n'a plus besoin de héros, il s'entretient suffisamment lui-même pour que chacun ait sa place et ne la quitte plus. El Campesino refuse un système qu'il n'a au reste pas compris. Après quelques épisodes où son opposition se révèle par des incartades, des boutades, et non par une politique, il est exclu de l'Académie militaire, condamné à travailler au Métro de Moscou. La guerre l'en sort, et, au milieu de l'inimaginable désordre de 1941, il découvre on même temps qu'un monde nouveau ouvert aux aventures les termes mêmes de son choix: « Dans une telle société ne pouvait vivre et de quello triste vie que le bureaucrate et le bandit. Moi, qui pouvais être un bureaucrate de rang élevé, j'ai préféré être un bandit en U.R.S.S., vivre dans la compagnie des bandits, des prostituées et des fonctionnaires préva- ricateurs. Dois-je m'en repentir quand ça a été le prix que j'ai dû payer pour ma vie, ma liberté et même, curieux paradoxe ma dignité. » (page 52). En effet le chaos de 1941 dessert enfin le régime. Les fonction- naires quittent Moscou dans la débandade. Le monde souterrain de l'U.R.S.S. (celui de la désertion, de la prostitution et du vol) apparaît à la surface et s'accroît immensément parmi les souffrances de la faim et du froid. Des. bandes armées se forment et jusqu'en 1948 certaines régions seront en proie à une décomposition que le régime ne peut arrêter: « Les bandes les plus dangereuses (sont) celles que dirige la N.K.V.D., Durant ces trois ans que fait El Campesino ? Il nous renseigne assez peu, se bornant à une chronologie sommaire et passablement embrouillée. Il parle sobrement de vols et nous dit qu'il est devenu « assez connu dans certains milieux sous le nom de l'Espagnol, nom qu'on prononçait d'ailleurs avec respect ». En 1944 El Campesino rentre à Moscou. Mais l'aventure est terminée. L'ordre règne à nouveau et la bureaucratie semble plus forte que jamais. Certes on peut toujours y vivre en marge du marché noir ou de la prostitution, mais de cette vie précaire aussi l'aventure est expulsée. Décidément le chaos s'achève. C'est à ce moment que El Campesino pense enfin sérieu- sement à s'enfuir. Ici, on pourrait à bon droit s'étonner : c'est seulement on 1944, au moment où l'évasion devient une entreprise surhumaine que El Campesino se décide à la tenter. Depuis trois ans il pouvait circuler sans grand danger à travers la Russie et ne s'en faisait fauto. Il nous dit même avoir étudié de juin à octobre 1943 toute la ligne frontière entre le Turkestan et l'Iran. Que no s'enfuyait-il alors ? El Campesino répond porr deux raisons, toutes deux absolument inacceptables et au surplus contra- dictoires. La première est qu'il conservait des illusions sur le régime. · Illusions bien tenaces. Nous serions donc nails quant à nous de croire sur la foi d'un livre ou même de cont livros ce que quatre annéon d'expo rience réelle n'avaient encore pu apprendre à leur auteur. D'ailleurs, de quelles illusions s'agit-u?' El Campesino ne nous le dit pas. Deuxième raison : il jugeait possible l'organisation de véritables partis communistes * en marge et même contre le communisme officiel » (p. 54). Passons sur le manque radical d'illusions que suppose cette lutte politique. Mais El Campesino a-t-il commencé l'étude d'une plate-forme politique ? A-t-il engagé sa vie dans ce sens? El Campesino qui n'oublie pas de conter ses nombreux succès féminins a négligé de nous informer sur ce point. Ces deux raisons masquent en réalité la cause réelle de son attitude. De 1941 à 1944 le dessertement du contrôle bureaucratique permettait à nouveau une vie libre à l'ancien guérillero espagnol. Au milieu du désordre et de la licence is pouvait attendre les événements sans avoir encore à choisir. (D'ailleurs dans quelle autre partie du monde en guerre aurait-il été vraiment plus libre que dans les bas-fonds russes ?) Au moment où le désordre permettait l'évasion, il rendait la vie tenable pour un aventurier au sein de l'univers fêlé de la bureaucratie. Certes le nom d'aventurier est consacré. A qui mieux l'appliquer qu'à ce bandit d'honneur qui saure en même temps que sa peau, quelques principes rudimentaires dans un monde désorganisé ? Nous connaissons déjà ce stalinien en rupture d'appareil dont la vie désormais solitaire devient une oeuvre d'art. Le fascisme, monde tout aussi ennuyeux et bureaucratique malgré les apparences en livra également quelques produits typiques qu'il n'avait pu assimilar. Ces hommes sont immanquablement rejetés par un appareil qu'ils ont le plus souvent contribué à créer. Une fois fixé il n'a plus besoin d'eux. Mais ils méprisent le travail de taupe auquel se réduit alors la vie d'un révolutionnaire. Il ne leur reste plus, « tels les dieux dans le monde d'Epi- cure » qu'à vivre dans les pores de l'univers stalinien. Cette vie d'aven- ture, El Campásino la continue dans les camps de concentration où le conduit d'échec de son évasion. Homme fort et inhumain quand il le faut, il survit. Nous le voyons avec un peu de stupeur devenir stakanoviste dans les camps du Nord. N'a-t-il pas compris le rôle social du stakhano- visme ou défend-il simplement sa peau ? Mais il devient aussi contremaître, ailleurs chef de brigade. Il semble trouver ces «-fonctions » plus normales que celle, qui lui souva la vie sans nuire à personne, qui consista, à déshabiller chaque nuit les morts pour les porter à la fosse commune. Aussi pouvons-nous réfléchir longuement à propos de cette phrase : « En U.R.S.S. seuls se sauvent les forts, et j'ai été fort. » (p. 212). 11 se sauva, effectivement, en 1949 après quelques épisodes assez affreux. Si tel est l'homme, on comprendra qu'il est inutile de chercher dans son Hvre une analyse politique du régime. El Campesino ne tente même pas l'étude du fonctionnement de son économie. La plupart du temps il se borne à préciser par des chiffres incontrôlables des faits déjà connus par d'autres récits, tout heureux quand il peut parler d'un fait « dont per- sonne n'a jamais encore rien dit ». Ses noteş sur la division des forces de palice, sur la répartition des revenus entre bureaucratie et ouvriers au sein d'une usine ou d'un kolkose, sur le rôle des camps de concentration peu. vent être utiles à qui les critique soigneusement. Mais les problèmes de la planification ne sont jamais soupçonnés. Or, plus que de réquisitoires, c'est d'études sérieuses dont nous avons besoin. Sur le plan politique, El Campesino témoigne de la même indifférence ou fonctionnement de l'Etat. Il semble ignorer la conception trotskyste qui veut voir en U.R.S.S. un Etat ouvrier dégénéré. On trouve sur le commu- njemne des apkartamas da cotte eau qui n'étonnent pas venant d'un ancien 41 militant stalinien : « La vérité, le droit, la justice, la liberté étaient pour le bolchevisme de simples préjugés bourgeois. » (p. 162). C'est donc en toute ignorance du communisme que El Campesino se demande a qui gou- verne en U.R.S.S. ? » Il répond au gré des chapitres, tantôt c'est la classe militaire comparée à celle du Japon (p. 31), tantôt c'est la police, tantôt c'est Staline lui- même : «L'ogre divinisé dans son repaire fortifié ne peut vivre sans sacrifices humains et sans l'encens de ceux qui vont mourir. » Finalement El Campesino n'est sensible qu'à deux aspects du régime : le premier qui n'est que trop visible, c'est l'exploitation systématique des ouvriers ; le deuxième c'est que le régime fonctionne. A travers les épura- tions des bureaucrates, la bureaucraie se maintient et se renforce. Certes 'le système est faible, la débâcle de 1941 l'a montré. Mais il semble n'avoir à craindre que les ennemis extérieurs. Aucune crise interne ne le mine face à la classe ouvrière, aucune opposition ouverte ne se voit, rien qu'une hémorragie ininterrompue de forces. C'est sans doute la certitude que le régime ne sera pas renversé de l'intérieur qui explique que El Campesino se rallie en définitive au camp de la liberté. Sans le dire ouvertement dans son livre, il procède plutôt par allusions et comparaisons. Ainsi il écrit page 153 : « Dans tous les pays du monde, à l'exception de l'U.R.S.S. et des démocraties dites populaires les syndicats ont pour mission de défendre les intérêts et les libertés des travailleurs, mais dans les pays soumis à la dictature stalinienne ils collaborent à leur asservissement total. » L'abso- lution pleinière donnée aux syndicats occidentaux condamnera plus sûre- ment les syndicats soviétiques. Cette « simplification » rend plus claires les tâches de demain. Encore faudrait-il pour participer à la guerre sainte contre l'U.R.S.S. vérifier si on ne combat pas en fin de compte pour ce système que l'on prétend exter- miner. Cette vérification faite sérieusement ne peut que rendre sensibles les joux de miroir entre le stalinisme et le monde occidental où chaque régime renvoie à l'autre son visage de demain.. Mais El Campesino comme beaucoup est prêt à un certain nombre de mystifications. De ces aventures espagnoles et russes son livre n'est pas un résultat mais un résidu. Aussi ce n'est pas une explication de l'U.R.S.S. qu'on y cherchera. Y trouvera-t-on une description de la vie concrète en U.R.S.S. faite par cet homme qui se décrit déjà assez bien lui-même, quoi- que sans le vouloir ? Pas un livre sur dix ne juge cette description néces- saire, pas plus qu'une estimation des possibilités révolutionnaires des masses. Presque tous concluent par ces mots définitifs : « La erretir règne. w El Campesino est un ancien agitateur ; il a voyagé à travers toute la Russie, des bas-fonds aux camps de concentration ; il a connu toutes les formes d'exploitation, le travail au rendement et le stakhano- visme. Il pouvait donc nous donner un tableau de la vie des masses, et le fait dans un chapitre intitulé: « Le relâchement des moeurs en U.R.S.S. Il n'y a pas de raison de rejeter son témoignage là-dessus. Certes on ne voit que ce qu'on veut voir ; il n'est cependant pas le seul à parler de l'extension et des formes multiples du marché noir, de la promiscuité due à l'absence de logement, de la police corrompue et corruptrice, enfin de l'épuration incessante des saboteurs. Les liens de la famille et de l'amitié sont dissous, les cadres de la vie individuelle ont disparu. L'existence est inévitablement dégradée. « Quelqu'un échappe-t-il, se demande El Campe sino, à la corruption générale ? » Aucune réaction n'est plus possible, seul règne « l'égoïsme le plus effréné ». « Chacun essaie de vivre pour soi », de jouir tant qu'il peut, de se sauver par quelque moyen que ce soit (p. 172). L'existence des masses en Russie se définit par ces mots : « panique per- manente w. C'est à cette attitude générale des masses que El Campesino ramène les vols dans les usines, le sabotage de la production, les retards au travail qui ont engendré le décret répressif du 4 juillet 1947; là aussi il voit une manifestation d'égoïsme ou une dissolution des formes de la vie. Où se cache donc la vertu? El Campesino nous la montre dans les camps de concentration où il a retrouvé quelques membres de la vieille garde bolchevique, reste d'un autre âge. Ils attendent la fin du régime mais sont trop habitués aux camps pour tenter l'évasion. Vertueuses aussi peut-être ces femmes qui aidèrent El Campesino par amour, et se sacri- fièrent pour lui. Mais le régime ne peut être renversé par des femmes et quelques vieillards. Ce régime, « le plus faible qui soit », est fait pour. durer. Les masses n'existent plus. La fuite de El Campesino a donc un sens : le stalinisme ne sera abattu que de l'extérieur. Si cette description est vraie ce livre qui doit dénoncer la pourriture d'un Etat révèle finalement sa stabilité. Au début de son livre, El Campesino écrit: Si l'on cessait d'y croire, le régime s'effondrerait », mais son livre montre ensuite le contraire. Les ouvriers ne croient plus au régime, qui pourtant se renforce. Il est permis de comprendre autrement les mêmes faits. La bureaucratie détrui la classe ouvrière en lui ant ses formes d'organisation et en dissolvant les cadres les plus stables de sa vie. Mais elle crée en même temps qu'elle détruit. C'est la classe ouvrière universelle qui peut se trouver au bout de son travail. La destruction de la famille, les déplacements de population, la panique permanente qu'a vue El Campesino opposent à la bureaucratie une classe universelle comme elle quoique en un sens très différent. Peut-être la dissolution l'emportera-t-elle. L'important aujourd'hui est qu'une autre perspective soit possible, PASCAL 43