SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 42, rue René-Boulanger, PARIS-X. Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19 Comité de Rédaction : Ph. GUILLAUME F. LABORDE D. MOTHE Gérant : P. ROUSSEAU 3 N.F. Le numéro Abonnement un an (4 numéros) Abonnement de soutien 10 N.F. 20 N.F. Abonnement étranger 15 N.F Volumes déjà parus (I, nº$ 1-6, 608 pages ; II, nºs 7-12, 464 pages ; III, nºs 13-18, 472 pages ; 5 N.F. le volume. IV, nºs 19-24, 1 112 pages ; V, nºs 25-30, 648 pages : 10 N.F. le volume.). L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure.. Comment lutter ? (Déc. 57), brochure 1,00 N.F. 0,50 N.F.. sa La signification des grèves belges La vague de grèves qui, du 20 décembre au 18 janvier, a couvert la Belgique et étonné le monde est sans doute, après les événements de Pologne et de Hongrie en 1956, l'événement le plus marquant du mouvement ouvrier depuis la guerre. Pour la première fois depuis de longues années, le proletariat d'un pays industrialisé et riche descend par centaines de milliers dans un combat qui le met directement aux prises avec le gouvernement capitaliste. Comme toujours dans ces cas, la classe ouvrière rassemble immédiatement autour d'elle tout ce qui n'est pas pourri dans la population -- c'est-à-dire l'immense majorité. Les petits commerçants de Wallonie participent aux manifestations ; les femmes, plus combatives encore que les hommes, renforcent les piquets de grève ; comme à Budapest, la jeunesse presqu'entière se mobilise contre l'Etat et des garçons de quinze ou dix-sept ans forcent les cordons qu'opposent aux manifestants Alics et dirigeants syndicaux ; les barrières entre les ouvriers et les intellectuels qui se rangent de leur côté fondent au feu de bois des piquets de grève. Le soldat de métier qui monte la garde sur un pont dit : « Je ne tirerai jamais sur pareil à moi », et les curés déclarent que la cause des ouvriers est juste. Dans toute la Wallonie, le signe d'une situation révolutionnaire est présent pendant trente jours dans l'extraordinaire unification de la population, la solidarité totale entre ceux qui luttent, l'aboli- tion des distances entre les individus, les professions et les âges. Le signe d'une situation révolutionnaire on le trouve aussi dans l'origine du mouvement. Depuis de longs mois, le Gouver- nement prépare la cuiller destinée à vider l'océan de la pagaille capitaliste ; depuis de longs mois, la bureaucratie syndicale et politique bavarde et brandit des menaces symbo- liques de grève d'une ou de vingt-quatre heures. Mais lorsque la Loi unique vient devant le Parlement, les ouvriers sans plus attendre des ordres, prennent l'affaire entre leurs mains et déclenchent la grève. C'est parmi les plus exploités que le mouvement a, encore une fois, trouvé son origine : les ouvriers communaux. Et l'extension de la grève dans la sidérurgie est marquée, dans plusieurs cas, par de violentes bagarres entre les ouvriers et les délégués syndicaux. 1 ne Mais si l'on peut discerner facilement dans les événements de Belgique le caractère des grands mouvements prolétariens, il importe d'en reconnaître les limites, qui furent aussi les conditions de l'échec final. Les ouvriers ont commencé par élire, dans plusieurs endroits, des Comités de grève formés de travailleurs du rang ayant joué un rôle dans le déclenche- ment du mouvement. Mais dès que les syndicats ont ratifié le mouvement auquel ils ne pouvaient plus s'opposer, ils ont pu facilement imposer partout leurs Comités de grève, en fait 20mmés par les sommets. Nulle part, par la suite, on discerne une tentative des travailleurs de former leur propre direction autonome. Tout en se méfiant de la bureaucratie syndicale et politique, la méprisant, parfois la huant, le prolé- tariat belge ne parvient pas en fait à se dégager de son emprise, à s'affirmer comme direction de soi-même et de la société, à créer un embryon quelconque de nouvelles institutions comme l'ont été en d'autres circonstances les Comités de grève vraiment représentatifs, les Comités d'usine, les Conseils ouvriers ou les Soviets. Malgré certaines difficultés, la bureau- cratie syndicale parvient à conserver d'un bout à l'autre le contrôle du mouvement. On retrouve ce manque d'autonomie du prolétariat lors- qu'on regarde les objectifs du mouvement. La disproportion entre l'ampleur et l'acharnement de la lutte ouvrière, d'un côté, et le but formulé et apparent de cette lutte le retrait de la Loi unique -- de l'autre côté, est telle qu'on serait tenté de dire que le mouvement n'avait pas d'objectif, en tout cas pas d'objectif méritant qu'on en parle. Que la bureaucratie n'ait ni pu ni voulu donner au mouvement d'autres buts, cela se comprend trop facilement ; quels pourraient-ils être ? Pour la bureaucratie, l'immense lutte populaire n'était qu'une immense cause d'embarras, car, avec les proportions qu'elle a prises, elle n'était pas utilisable. Elle aurait pu tout au plus être utilisée pour forcer la formation d'un gouvernement à participation socialiste ; il est devenu rapidement clair que la bourgeoisie n'en voulait à aucun prix. Pour l'y obliger, la bureaucratie aurait dû radicaliser la lutte, chercher les com- bats de rue, s'attaquer à l'appareil d'Etat -- bref, faire ce qu'une bureaucratie réformiste a toujours été organiquement incapable de faire. D'un bout à l'autre de la lutte, la bureau- cratie a été prise dans cette contradiction insurmontable. Radicaliser le mouvement, c'était se tourner contre cet appa- reil d'Etat qu'elle a dirigé hier, qu'elle se prépare à diriger à nouveau demain, dont elle fait de toute façon partie. S'oppo- ser de front aux travailleurs c'était se couper définitivement d'eux, démolir le fondement de sa propre existence, sans grande chance de maîtriser les événements. De là sa tactique exclusivement dilatoire, l'attente de l'usure de la grève, son refus de l'ordre de grève générale, son refus de la marche sur Bruxelles, sa menace d'abandon de l'outil destinée à calmer 2 > les grévistes et jamais réalisée. Tout autant et pour les mêmes raisons, la bureaucratie était-elle incapable d'assigner au mou- vement un objectif réel quelconque. On serait tenté de dire que le mouvement n'avait pas (l'objectif et ce serait faux. Six cent mille salariés en grève, plus d'un million de personnes si l'on compte tous ceux qui ont participé au mouvement, n'ont pas lutté pendant trente jours, consenti des sacrifices énormes, sans vouloir quelque chose d'autre et de plus important que le retrait d'une réforme budgétaire à tout prendre plus bénigne que les mesures prises par de Gaulle et Pinay en décembre 1958. Ce que les travail- leurs en lutte voulaient, transparaît dans le choix qu'ils font de leurs ennemis, des immeubles qu'ils attaquent, dans les slogans qui sortent de la foule – « Les banquiers doivent payer » dans ceux qu'elle reprend le plus volontiers « Les usines aux ouvriers ». Les travailleurs voulaient lutter contre le régime capitaliste. Mais cette volonté ils n'ont pas pu la formuler explicitement, ni lui donner la forme d'objec- tifs déterminés, d'un programme au sens le plus large de ce terme. Le proletariat belge n'a pas pu se donner une perspec- tive positive, et, pour cette raison, même le côté « négatif », purement défensif de sa lutte, n'a pas pu aboutir. On se trouve donc devant une contradiction frappante entre la combativité de la classe ouvrière, sa solidarité, sa conscience de son opposition en tant que classe à la classe et à l'Etat capitalistes, sa méfiance de la bureaucratie, d'un côté ; et, d'un autre côté, la difficulté pour l'instant insurmon- table qu'elle rencontre pour se dégager de l'emprise de cette bureaucratie, assumer positivement la direction de ses affaires, créer ses propres institutions, formuler explicitement ses objectifs. Quelle est l'origine de cette contradiction, et com- ment pourra-t-elle être surmontée ? Disons tout de suite que les grèves belges traduisent d'une façon typique la situation du prolétariat dans une société capitaliste moderne. Tout d'abord, elles relèguent à leur juste place ---- le Musée des monstruosités théoriques --- les concep- tions qui proclamaient la disparition du proletariat, la fin de la lutte des classes, etc. Dans un pays fortement industrialisé, i niveau de vie supérieur à la moyenne européenne, le prolé- larial n'est battu comme classe contre les capitalistes ; et il x’CH batu contre le régime, non pas pour sa modernisation. Tout autant, elles montrent le caractère caduc d'un certain nombre de schémas: d’un pseudo-marxisme conservateur. Ce ne sont pas les « mécanismes inexorables de l'économie capi- laliste », mais la lentative d'Eyskens d'éliminer la pagaille d'un secteur de l'économie capitaliste, qui a déclenché les luttes et failli mettre par terre la bourgeoisie belge. Mais ce que l'on constate surtout, c'est que dès qu'il lui faut passer au plan de l'action politique — qui vise l'ensemble de la société , le prolétariat rencontre des difficultés pour 3 l'instant insurmontables. L'emprise de la bureaucratie, l'habi- ture de confier la gestion de ses affaires aux « responsables », le désapprentissage des affaires de la société sont devenus tels que dans un pays de vieille tradition de luttes ouvrières, l'idée qu'un réseau de Comités de grève, indépendant des syndicats et responsable devant les travailleurs, aurait dû se constituer aussitôt, ne se fait pas jour, même pas parmi les militants les plus à gauche ; l'idée que cette énorme latte peut être le point de départ d'un combat pour la transformation socialiste de la société, encore moins. Il serait complètement superficiel d'attribuer ce phéno- mène à des conditions locales et, par tant, « accidentelles ». Dans tous les pays modernes, la même difficulté est virtuelle: ment présente, résultat d'un demi-siècle de bureaucratisation du mouvement ouvrier et de la société en général. Comment cette situation peut-elle être surmontée ? La classe ouvrière belge ---. et avec elle, les éléments les plus conscients du prolétariat européen vient de faire une expé- rience cruciale de la bureaucratie, et c'est là sans doute la première condition d'un changement de l'attitude ouvrière contemporaine face au problème général de la société. Mais à elle toute seule cette expérience peut rester totale- ment insuffisante et conduire simplement à la démoralisa- tion, qui n'a jamais rien appris à personne -- si un travail n'est pas fait pour en dégager, avec les ouvriers belges et pour eux, les leçons, pour les formuler clairement, pour tracer une perspective positive de lutte pour la transformation de la société. Ce travail, seule une organisation révolutionnaire peut le faire ; une organisation qui ne vise pas à se substituer à la classe, ni à la diriger, mais à être un des instruments que celle-ci utilise pour sa libération. Déjà lors des grèves une telle organisation, si elle avait existé, aurait pu jouer un rôle capital : des idées comme l'élection des Comités de grève, leur fédération sur le plan national, des objectifs de caractère socialiste auraient pu être présentés à la classe ouvrière et défendues devant celle-ci, et cela aurait pu modifier radicale. ment l'allure et l'évolution des luttes. Nous sommes heureux de pouvoir annoncer aujourd'hui que des camarades belges, avec la coopération de notre orga- nisation Pouvoir Ouvrier de France, travaillent depuis les événements à la constitution d'une organisation révolution- naire en Belgique. 0 Paul CARDAN. ..4 Témoignages et reportages le déroulement des grèves sur le A La grève vue par ceux qui l'ont faite Les textes qui suivent proviennent de cama- rades, ouvriers et intellectuels, de La Louvière, de Liége, de Mons, de Charleroi et de Bruxelles qui ont tous participé activement aux grèves d'un bout à l'autre et dont certains ont joué un rôle impor- tant dans leur déclenchement. Lettre de A., de La Louvière. Depuis deux ans, des signes de mécontentement se manifestaient de plus en plus dans la classe ouvrière, surtout en Wallonie où le inarasme économique prend de plus en plus d'ampleur. Déjà, les grèves du Borinage en 1958 avaient ravivé la colère des Wallons. Cependant, le mouvement s'était localisé dans la région boraine. Début 60, un événement avait retenu l'attention des observateurs: la grève générale du 29 janvier lancée par la F.G.T.B. Sans être un succès total, elle avait montré la combativité de centaines de milliers de travailleurs. Le mythe de l'ouvrier embourgeoisé avait tremblé. Le milieu de l'année est marqué par l'indépendance du Congo ou le paternalisme suranné de la bourgeoisie a fait son temps. Peu v peu sera dévoilée la manière criminelle dont elle libère une colonie: ps im senl médecin noir, des évêques... Les « pauvres colons » sont irrwillis avec indifférence. En IVallonie, les usines attendues ne viennent pas ; le chômage 11t sit resorbe pas. On parle de plus en plus de fraude fiscale : dix milliards (ili moins par an. Le gouvernement propose un remède : la Tot illiqan. Iin document où tout le monde se perd. On arrive à comprendre qu'on va relever le pays" sur le dos des travailleurs, qu'on Tourhorn 1111.1 roils acquis, qu’on instaurera une nouvelle réglemen- dation virr li chomage, etc. . 1 Lellre ile B., de Liège. Depuis l'automne, l'agitation menée contre la loi unique avait pris une ampleur tripussant les prévisions syndicales. Peu avant les iménements, le journal « La Wallonie » présenta les principaux vilégués syndicaux de la région (au même titre qu'elle eût présenté Brigitte Bardol ou la dernière frasque de La Callas). Les articles se Terminaient invariablement par l'apologie du syndicat et la promesse d'aller jusqu'an bont. ». 5 en ses Le 10 décembre, à La Louvière, par A. Le 10 décembre, Renard et Collard viennent parler à La Lou- vière. RENARD : Il égratigne constamment les parlementaires narguant Collard assis à sa gauche., Renard rit, rit. C'est extrêmement gênant. On dirait qu'il parle uniquement pour Collard ; qu'ils sont là tous deux pour vider une querelle à laquelle personne ne comprend goutte. Renard aime les métallurgistes, « » métallurgistes, comme il dit. Il aime les wallons aussi. Pas un mot de la Flandre. Il est venu nous dire ce qu'il aime ; il s'en excuse. Il rit toujours, et il aime toujours les métallurgistes et les wallons. Soit. Loi unique, enfin. Veillée d'armes, camarades, mais... il ne faut pas se presser. Nous avons tout le temps. Il faut s'organiser. COLLARD : Ton de confidences. Comme Renard. Il ne faut plus faire de la démagogie, dit-il, 'parlons entre nous, vous écoutez avec trop de sérieux. (C'est nouveau, ça)... On écoute. La situation est catastrophique. Nous sommes contre la loi unique. Nous avons un programme : les réformes de structure. Jusque là : parfait. Analyse abjective, pro-jet. Entre les deux, la volonté des travailleurs. Mais il manque quelque chose au schéma : les moyens d'action. Serait-ce un détail ? On écoute très attentivement les modalités de ce saut historique. La tension monte, monte. Plus vite, Collard. Nous sommes d'accord avec vous : dites-nous ce qu'on va faire. Réponse vague, molle. La volonté reste suspendue quelque part au plafond dans les banderolles. Une Internationale soupirée. Un type, au fond, chante très fort, crie presque. Ça fait un peu mal. Après cette réunion, les ouvriers ne sont pas satisfaits. L'atti- tude du parti, des syndicats n'est pas nette. Que veulent-ils ? Tâter le terrain ? Laisser passer la loi unique : tactique électoraliste. Les travailleurs s'énervent, s'impatientent. 1 Le 12 décembre, à La Louvière, par A. Deux jours plus tard, les délégués syndicaux de la fédération du Centre se réunissent. Le ton change. Une salle comble. Un orateur parle de la loi unique. On ne comprend rien. Des délégués somnolent. « Oui, chers camarades, voilà le gouvernement que nous avons. Ces hommes qui prétendent nous diriger ne font que le sang », etc., etc. Les délégués attendent visiblement la fin. L'orateur est applaudi brièvement. Un membre du bureau bondit à la tribune, s'excuse de ne pas respecter la procédure tant il est emporté par la passion.... « Camarades, c'est des actes qu'il nous faut. Des paroles, on sucer en a marre ». Le second a pris la parole pour ridiculiser le premier. Il continue en patois, la main à la hanche. On l'applaudit. Le président veut conclure. Remous dans la salle. Des tòpes rigolent tout haut. « Camarades, je pense qu'on peut lever la séance », dit le président. (Un délégué s'esclaffe). « Le bureau propose donc à chaque secteur de défendre, d'organiser des grèves partielles, des meetings »... « Des grèves d'une heure, couille ! » crie un délégué. Le président semble étonné. Une lame de protestations, bạlaie l'estrade. Un type se lève dans la salle, demande la parole. Il monte à la tribune : « Camarades, jamais dans le mouvement ouvrier, on n'a vu se 6 les capitalistes se foutre de nous comnie aujourd'hui. C'est notre peau qu'ils veulent. Des grèves d'une heure, non ! C'est la grève générale qu'on veut ! Et s'il le faut, on montera à Bruxelles ». Applaudissements frénétiques. Le 14 décembre, à Liége, par B. Finalement, on se met d'accord. Le 14 décembre, la veille du mariage du roi, une manifestation réunit près de 50.000 participants en plein cæur de Liége. Surpris de la réussite de cette « journée d'action », le camarade Renard haussa le ton et harangua les ouvriers qui désiraient, tous, la grève générale. « Grève générale au finish ? D'accord, décréta Renard, je prends la paternité du mouvement (sic). Mais nos camarades flamands ne sont pas prêts. Il leur faudra un certain temps. Laissez-les donc se mettre dans le bain ». Tel était le langage le 14 décembre. Pas un mot sur le fédéralisme. Rien que les critiques habituelles contre la loi unique, critiques qui, à elles seules, ne pouvaient sérieusement alimenter un îmouvement aussi général. Un ouvrier des ACEC (filiale de Herstal) tenta bien d'obtenir un durcissement de Renard, mais il fut rapide- ment « canalisé » dans la manifestation. Dès cet après-midi, il était évident qu'on n'échapperait pas à la grève générale. En bon manager syndicaliste, Renard. l'avait compris et c'est pourquoi, au comité national FGTB du 16 décembre, il « présenta » une motion en ce sens. Celle-ci fut rejetée à une faible majorité (pas plus de 16.000 mandats sur 800.000 environ !). Rien n'est plus faux que dire que la majorité contre la grève se trouvait exclusivement en pays flamand. Les régio- nales de Gand et d'Anvers, des sections du Rupel et d'ailleurs, avaient voté avec les mandataires wallons. A Liége, le 15 décembre, par un ouvrier de Cockerill-Ougrée. Les syndicats ont d'abord appelé à une manifestation nationale pour le 15 décembre. C'était le jour du mariage royal et jour de congé officiel. Sous la pression de la masse, la manifestation a été ramenée au 14 décembre. L'après-midi 50.000 ouvriers se sont réunis à la place Saint-Lambert à Liége. Plusieurs pancartes réclament une grève générale. Renard a pris la parole et a conclu avec la phrase ambiguë : « Considérez-vous comme mobilisés sur un pied de guerre... et attendez les instructions de vos dirigeants ». La réunion s'était déroulée dans le bruit et l'agitation. Un membre des JGS était monté sùr l'estrade et avait tenté de prendre la parole. Il en avait été empêché par les membres du parti. Le député socialiste Simon Paque lui avait arraché le micro des mains et s'était adressé à la foule en ces termes : « Restez prêts à agir. La manifestation est terminée ». Liége, 20 décembre, par C. Le mardi 20 décembre des employés communaux partent en grève. Les ouvriers décident de les épauler malgré l'opposition de la FGTB. Le 20, les ouvriers de Cockerill-Ougrée abandonnent le travail, un délégué syndical qui avait voulu s'opposer à leur mouvement est hospitalisé. Ils se rendent en groupe à l'Espérance de Seraing et obligent les ouvriers de cette usine à débrayer malgré l'opposition des délégués syndicaux. Puis ils obligent les tramways de Liége- Seraing à rentrer au dépôt. Le même phénomène, se passe à Jemappe et à Flémalle 3. grosses usines métallurgiques : l’Espérance de Jemappe, Les tubes de la Meuse et Fhénix Works sont en grève encore une fois malgré l'opposition des syndicats. Des comités de grève organisés par les ouvriers eux-mêmes se forment. 7 Dans l'usine de Cockerill-Ougrée, le 20 décembre, par F. Les choses sont allées très vite. Des centaines d'ouvriers ont quitté les ateliers centraux. Ils sont allés d'atelier en atelier deman- dant aux gars d'arrêter le travail. 3.000 hommes se sont rassemblés dans la nouvelle usine d'acier Thomas autour d'un matériel très cher. C'était dangereux mais c'était là où il y avait le plus de place. Il y a eu des bagarres avec les délégués syndicaux. Ils voulaient que les hommes reprennent le travail jusqu'à l'arrivée des instructions officielles. On nous promettait des meetings pour le jour suivant. Pourquoi pas maintenant, avaient demandé les hommes. Nombreux sont restés sur les lieux pour empêcher ceux, de nuit de venir tra'. vailler. La moitié de l'usine a seulement travaillé cette nuit. Le mercredi tout était arrêté. Ce n'est que le jeudi que le syndicat nous appelait officiellement à faire grève. Le mardi 20 décembre, dans la région du Centre, par D., de La Louvière. Le mardi 20 décembre, la lutte a débuté, les services publics, ont tenu parole. Les premiers rassemblements s'organisent. D'imposants cortèges parcourent les rues des grosses communes. Les ports d'Anvers et de Bruxelles sont bloqués. Dans la région du Centre, les seuls services publics étaient en grève, mais la tension était forte partout dans les entreprises privées. La presse de l'opposition signale « que les mots d'ordre ne sont que partiellement suivis », Précisons que les ouvriers ne répondaient à aucun mot d'ordre, ils avaient compris l'importance de l'enjeu. Le peuple se fachait ! Le mardi 20 décembre, par B., de Liége. C'est le mardi 20 décembre que la loi unique vint en discussion à la Chambre. Malgré le vote négatif du 16 décembre (1), les militants de base des secteurs publics déclenchèrent le mouvement ce jour même. Le rôle de pointe des secteurs publics s'explique si on sait que les dispositions prévues par la loi unique prévoyaient avant tout đes mesures d'austérité concernant les retenues sur les traitements de' ces agents, surtout en matière de pensions. Il ne signifie pas que ces agents eurent, à priori, le rôle le plus combattif car, par la suite, certains secteurs de l'enseignement, notamment à Liége-ville, votèrent la reprise du travail dès le 11 janvier. Ce qui est remarquable, par contre, c'est que les ouvriers du secteur privé se joignirent, dès le lendemain 21 décembre, dans toute la région, à ce mouvement local, uniquement lancé par les secteurs d'employés communaux, provin- ciaux, enseignants, etc. En trois jours, la paralysie fut complète dans le bassin liégeois. Elle l'était également au port d'Anvers et dans les secteurs publics de Gand. On retiendra aussi que le secteur des cheminots joua un rôle déterminant dans le déclenchement de la grève. C'est du Namurois (des ateliers et remises de Salzinnes et Ronet) que partit le mouvement, dès le 20 décembre. Le 21, à 16 h., aucun train ne circulait dans la partie sud du pays. Peut-on imaginer. plus confondante combativité de la classe ouvrière ? Le 22 et 23 décembre, à La Louvière, par D. Le 22 décembre la grève se généralisait. Les métallos débrayaient en Wallonie, les mineurs suivaient et le préavis était déposé chez Gazelco. La colère des travailleurs leur avait fait choisir d'instinct l'arme la plus efficace, l'arme qu'ils paient du prix même de leurs sacrifices, mais l'arme décisive des grands combats prolétariens. Les travailleurs se battent pour leur pain, pour leur place dans la société, contre cette loi de malheur née de la conspiration de la réaction poli- (1) Au Comité National de la FGTB. i 8 lique et de la haute finance. Des travailleurs chrétiens tournent le dos à leurs dirigeants. Notre région du Centre affichait un beau tableau de combat : grève totale dans les services publics, communaux et enseignants. Les chemincts de la gare de formation de Haine-Saint-Pierre commen- caientà débrayer ! Le trafic ferroviaire s'éteignait progressivement dans la région du Centre. Dès ce jeudi 22, naissent les premiers incidents : les forces de l'ordre entraient en action. Le Gouvernement avait compris toute l'importance des manifestations, de la volonté des travailleurs. A partir du 23 décembre la grève gagne le pays tout entier ; un vieux militant aimant les formules stratégiques nous disait, jeudi après-midi, dans le vocabulaire des pionniers de nos luttes ouvrières: « On se bat sur tous les fronts, sur le front politique, sur le front syndical, au Parlement et dans les Centres industriels ». Bien que ce langage puisse paraître anachronique aux jeunes générations, il correspondait tout de même à la réalité. Dans le Centre, la grève était totale en métallurgie et en side- rurgie, les mineurs désertent les charbonnages. L'on peut d'ailleurs dire que toute la Wallonie avait croisé les bras. Le jeudi 22 décembre, à Liége, par C. Le jeudi matin, environ 200 ouvriers sont massés place Saint- Paul en face de la maison syndicale. Ils huent les chefs syndicalistes, ils réclament la reconnaissance de la grève, ils jettent des pierres dans les carreaux et tentent d'entrer de force dans le bâtiment. Quatre bonzes du syndicat essayent successivement mais en vain de les calmer. Finalement c'est un ouvrier de Cockerill qui ramène le calme mais à 10 heures la grève est reconnue par la FGTB. La grève à Mons, par E. A Mons aucune action concertée sérieuse avant le 23 décembre. A cette date un piquet fort de 150 hommes de toute tendance politique ou syndicale des syndiqués chrétiens seront dans le mouvement du début à la fin va faire fermer les bureaux du tri postal à la gare. Celle-ci est fermée depuis la veille et gardée par la gendarmerie. Les piquets font fermer la banque nationale, les bureaux des contri- butions et la poste centrale. Dès ce jour la vie est paralysée, les seuls transports étant les voitures particulières piquets en déplacement pour la plupart. La SNCB essaye de faire rpuler quelques trains de prestige mais ceux-ci mettent six heures pour joindre Bruxelles å Soignies (47 km.). Les voies sont coupées ou obstruées à Mons et vers le Borinage. Les piquets contrôlent toutes les issues de la gare ainsi que l’Arsenal. Le 25 la gendarmerie est remplacée par l'armée. Depuis tous les trains de prestige ont disparu, on ne les verra rouler que lorsque le syndicat des cheminots aura décidé la reprise soit le 18 janvier après que l'armée ait quitté les lieux et balayé les locaux, conditions posées pour la reprise du travail par le syndicat et accordées par la direction de la SNCB. Le manque réel d'organisation au départ a eu des répercussions durant les deux tiers de la grève. Les bonnes volontés et l'énthou- siasme ont été tels que certains piquets montaient la garde 24 heures sur 24 ; il y avait énormément de non syndiqués des classes moyennes. On a vu des commerçants participer aux piquets. Les piquets se formaient au gré des sympathies et les discussions la nuit auprès des feux réunissaient manuels et intellectuels dans un merveilleux coude-à-coude. Les femmes divisées en équipes se chargaient de préparer nuit et jour casse-croûte, café et potage. Le feu sacré était tel que lorsque la répression se fit plus dure un piquet d'une ving- taine d'hommes arrêté et conduit à la prison était remplacé par un piquet plus important dans la demi-heure. A ce régime les prisons furent bientôt pleines et les arrestations massives beaucoup moins nombreuses. 9 Commentaires, par A. Beaucoup partent en grève sans attendre les mots d'ordre. Bien vite, on se rend compte que quelque chose ne tourne pas rond en Flandre. A part Anvers et Gand où les travailleurs se battent dans des conditions difficiles, le reste du Nord ne bouge pas. Le bureau national de la FGTB s'est réuni à Bruxelles : le mot d'ordre de grève générale a été rejeté. Par qui ? Par les Flamands. Une fédération wallone a voté aussi contre la grève générale. Les travailleurs wallons apprendront cette décision de la FGTB comme une insulte. Flamand signifie désormais droite, Haute Finance, Eglise. Pourquoi les travail- leurs flamands n'ont-ils pas déclenché seuls le mouvement ? D'abord, il est coutume de dire que les flamands sont cinquante ans en arrière au point de vue prise de conscience. En Flandre, les socialistes sont minoritaires, la majorité des flamands étant inscrits à la Centrale chrétienne (CSC). Mais tout en étant minoritaires en Flandre, au sein de la FGTB ils sont majoritaires, étant donné que les flamands sont beaucoup plus nombreux que les wallons. Etant donné que le mot d'ordre de grève générale n'est pas encore il ne viendra jamais les régionales, ne pouvant résister à la pression de la base en Wallonie, ont lancé le mot d'ordre : « feu vert ». Chacun se débrouille. Gand et Anvers tiennent bon. Le 24 décembre, « La Gauche >> écrit : « l'absence d'une propagande systématique en faveur des réformes de structure en Flandre, la passivité impardonnable de certains dirigeants syndicaux et crétinisme parlementaire de certains autres ; le poids majeur de la CSC dans les régions fiamandes et son rôle plus ouvertement diviseur sinon traître dans ces régions ; tout cela fait que de nombreux secteurs y débrayent plus lentement qu'en Wallonie. Mais ils débrayent ! » venu Commentaires, par B. La première mancuvre des dirigeants syndicaux, dépassés par une grève dont ils n'avaient ni l'idée, ni la direction, fut la tempo- risation à l'échelon national. Pendant que le 23, toute la région liégeoise organisait (?) des comités de grève dont' étaient radicalement exclus ceux-là mêmes qui avaient été à l'origine du mouvement (notamment à l’Espérance-Longdoz et aux ACEC), les responsables nationaux ne décrétèrent pas la grève générale, sauf ceux de la CGSP (centrale des services publics), forcés et contraints par l'allure du mouvement, tant en Flandre qu'en Wallonie. Dès ce 23 décembre, il était évident que la grève devait être gagnée le plus rapidement possible sans quoi elle risquait de s'enliser dans les « tactiques syndicales ». Alors qu'en 1950, l'abandon de l'outil avait été décidé dans les trois jours, en 1961, sa simple menace ne sera utilisée par Renard qu'au 15e jour de la grève, le 3 janvier, à Ivoz-Ramet, comme une diversion à un autre mot d'ordre également dépassé, la marche sur Bruxelles. Celle-ci demeurait possible au soir du 23 décembre et même entre Noël et le Nouvel An. Après les incidents de Bruxelles du 30. décembre devant la SABENA, la marche sur Bruxelles devenait une folie pour la simple raison que les forces de répression jusque-là concentrées en Flandre et dans la capitale furent dirigées vers les provinces wallonnes. Si l'abandon de l'outil avait été effectif dès le 23 décembre, si des occupations d’usines et de gares avaient été rendues possibles entre Noël et le Nouvel An, le gouvernement eût été contraint de disperser les « forces de l'ordre », rendant du même coup possible la marche sur Bruxelles. En réalité, concentrées dans la capitale et en Flandre, d'abord, les forces de la répression n'eurent pratiquement pas à intervenir ailleurs avant le Nouvel An. C'est ce qui rèndit vulnérables les manifestations ultérieures en Wallonie, dụ fait qu'on avait laissé le gouvernement prendre les dispositions les plus dures en Flandre et à Bruxelles. Si la direction syndicale avait 10 déclenché en Wallonie une série d'occupations d'usines, de points stratégiques, la coupure du courant électrique, tant pour les besoins vitaux que pour les autres, etc., l'issue de la grève eût été toute différente, tant en Flandre qu'en Wallonie. La grève à Liége pendant la dernière semaine de décembre, par C. A partir du 22 décembre la grève devient générale dans tout le secteur privé et les services publics de Wallonie. Les magasins d'alimentation peuvent seuls ouvrir de 10 h. à 13 h. Les autres sont fermés. Le port d'Anvers est en grève ainsi que les services publics de Gand. Dans chaque Maison du peuple socialiste un comité. de grève organisé par la FGTB fonctionne. Il distribue le travail à une cen- taine de grévistes : sabotage la nuit, piquets de grève le jour. Ces hommes mangent et dorment à la Maison du peuple. Le comité de grève organisé à Flémalle par les ouvriers n'a pas été reconnu par les syndicalistes. Ces derniers recherchent même activement les mem- bres afin de les exclure du syndicat (ils ne les cnt pas encore décou- verts). Les femmes préparent les repas et distribuent des colis aux enfants de grévistes. Elles organisent un piquet de grève tournant, tous les matins, devant la grande poste de Liége. Le mouvement de grève est à son apogée le 26 décembre bien que M. Eyskens a mis le Parlement en vacances jusqu'au 3 janvier. Les miliciens ont été rappelés d'Allemagne et occupent les édifices publics (gare, poste, télégraphe, etc.). Ils gardent les ponts, les voies ferrées, les dépôts d'armes et d'essence. Chaque jour des manifesta- tions et des meetings se déroulent dans le calme. Mais dès les premiers jours de janvier; les grévistes se montrent mécontents : on se promène pour rien (manifestations), on ne fait rien, on piétine. Les magasins du centre de Liége ont rouvert leurs portes, beaucoup arborent une affiche : « Loi unique non, mais liberté d'abord ». La grève dans le Centre pendant la dernière semaine de décembre, par D. Les piquets de grève s'organisent. Face à la gare d'Haine Saint- Pierre, les grévistes ont installé un brasero, et se chauffent philo- sophiquement. A Haine Saint-Pierre toujours, des cheminots grévistes ont été appréhendés par la gendarmerie et conduits dans un local de la gare où ils ont subi un interrogatoire et un contrôle d'identité. Il me parait honnête de rapporter les propos tenus par une reli- gieuse des écoles libres de Morlanwelz, à qui la portée de la loi unique avait été expliquée. Elle déclara :: « Nous sommes aussi contre la loi unique ». A La Louvière, le carrefour du Drapeau Blanc fut obstrué pendant de longues heures par des files de trams et d'autobus bloqués. Ceux-ci rallièrent d'ailleurs le dépôt : ils ne transportaient personne. A Joli- mont, des pavés ont été lancés contre des trams qui circulaient encore, et des grévistes avaient entrepris de dépaver la chaussée aux abords d'un aiguillage. A partir de ce 22 décembre, les centrales de la FGTB lancent leurs mots d'ordre. Les secteurs sont mandatés pour arrêter les modalités d'exécution. Nous participons tous à des piquets de grève ; une certaine presse de droite prétendit que nous n'étions plus tenus en mains par nos dirigeants. Cette allégation a pu, un instant, paraître réelle et certaine. Les travailleurs en lutte avaient pris la direction du mouvement. 11 Aucun d'entre eux n'était décidé à se laisser faire. Des femmes et des jeunes gens participent à la vie de cette grève dont la croissance implacable accable le Gouvernement. Vendredi 23 décembre, vers 6 heures du matin, on a dépavé à La Louvière. M. Eyskens fut pendu au pont de Houssu, à Haine Saint-Pierre, en effigie, bien entendu. Dans le début de l'après-midi, l'agitation a continué à Binche, qui étuit sillonnée par des piquets de grève, femmes en tête, qui chan- taient « l'Internationale ». Des renforts de gendarmerie sont arrivés à La Louvière. Partout, les gendarmes se présentent en ordre de bataille, fusil à bout de bras. Cette grève est populaire. Sa croissance le démontre. Les travail- leurs savent pourquoi ils se battent. Certains prétendent que le mouvement est politique. C'est faux ! Il a été déclenché par les ouvriers. Il est l'expression de l'indignation légitime des travailleurs en lutte pour la défense de leurs droits et de leur liberté au travail. Sa répercussion politique ? elle existe. Les parlementaires de la classe ouvrière affirment leur solidarité avec les grévistes en intervenant aux Chambres. Entourée par ses dirigeants, mais soulevée par une vague de fond plus lointaine, la classe ouvrière a cessé le travail. Que demande le monde du travail ? Simplement sa juste place dans la nation, il ne veut pas être traité en inférieur, il veut être considéré. Mgr l'an Roey vient au secours du Gouvernement. Il s'est mani- festé politiquenient, car sur le plan religieux, il nous était apparu, cette semaine encore, bénissant l'union de Baudouin Jor et de Mlle de Mora. Il condamnait les grèves qu'il qualifiait de désordonnées et déraisonnables. Aux yeux de ce prélat, à qui la communauté paie plusieurs centaines de milliers de francs par an, la protestation de la classe ouvrière contre le sort indigne que lui prépare la loi unique, constitue un acte indigne et condamnable. L'Eglise belge se rangeait du côté des possédants, contre la majorité de ses propres ouailles. Qu'il mé soit pourtant permis de citer l'attitude de ce curé de La Louvière, devant l'entrée du Lycée Royal, bloquée par un piquet de grève. Ce curé nous dit : « L'Eglise ne se résigne pas à là condition prolétarienne qu'elle tient pour la honte de ce siècle. La classe ouvrière attend que l'on s'occupe d'elle. Je suis pour les ouvriers qui revendiquent leur juste cause ». Dès le lundi 26 décembre, les assemblées offraient à leurs parti- cipants un climat de fraternité qui ne fut jamais pris en défaut. Des ouvriers assistaient aux réunions des communaux, où ils intervenaient d'ailleurs fréquemment. La classe ouvrière du Centre était décidée à faire entendre sa voix à Bruxelles. Bientôt, les assemblées de secteurs devinrent des assemblées de grévistes, tous secteurs compris. Jamais discussions et interventions ne furent plus judicieuses. L'ouvrier avec son bon sens apportait une note fraiche dans le mouvement. Les objectifs : le retrait pur et simple de la loi de malheur et le respect des travailleurs. Les piquets de grève étaient formés d'ouvriers, d'employés et d'enseignants. Le rôle de ces piquets ? Sûrement pas empêcher le travail, celui-ci avait cessé partout depuis longtemps. Les grévistes voulaient participer activement au mouvement qu'ils avaient déclen- ché. C'était leur grève ! Les piquets de grève vivaient 24 heures sur 24. Jamais autre part, je crois, on ne pourra retrouver ce commun élan de solidarité, de chaude fraternité. Les heures s'écoulaient dans des discussions apportant chaque fois une note nouvelle dans l'examen des grands problèmes du moment. L'ouvrier était conscient de sa force ; l'optimisme le plus complet planait au-dessus de ces têtes réunies peut-être pour la première fois. La gravité de la situation n'excluait pas la bonne humeur. Les piquets de grève étaient ravi- taillés par les habitants de l'endroit, des boissons chaudes étaient servies toute la nuit, des collations étaient préparées autour d'un brasero. Les parties de cartes allaient bon train. 12 Le 27 décembre à Liége, par B. Entre Noël et le Nouvel An, la FGTB de Liége (et des autres bussins wallons) se borne à prêcher la discipline, le calme et « la lignité ». Le mardi 27 décembre, à Seraing, Renard ne se montra pas. C'est son adjoint Schugens qui déclara, pour que nul n'en ignore, que « les travailleurs wallons ne voulaient pas être des fellaghas » (sic) ; Le lendemain, les étudiants socialistes, devant la gare des Guillemins, manifestaient avec les cheminots, en répliquant fort justement : « Nous voulons être les fellaghas d'Alger-sur-Meuse »... Commentaire de B. sur le fédéralisme wallon. A aucun moment, entre Noël et le Nouvel An, le fédéralisme ne fut le thème des discours durant les manifestations en Wallonie. Bien mieux : au soir du 30 décembre, après les incidents de la SABENA, à Bruxelles, l'affiche de la FGTB, c'q wallon sur fond jaune, disparut de la circulation, certains responsables estimant qu'il s'agis- sait d'un mot d'ordre dépassé et, en fait, il l'avait toujours été... Pourquoi, dès lors, à la reprise du débat de la loi unique, le 3 janvier, y eût-il la réunion des députés socialistes wallons, fait unique dans les annales parlementaires ? Simplement parce que la FGTB réservait au parti le soin de prendre la responsabilité d'une diversion poli- tique. Les députés socialistes s'étaient opposés bruyamment à tout ajournement du débat, le 23 décembre, au soir, on fut ainsi surpris doublement par une opposition « légale » qui, le 3 janvier ne fit rien pour porter la question de la loi unique dans la rue. Au contraire ils cherchaient la voie de garage où loger désespérément la ténacité des travailleurs. Cette voie fut le fédéralisme. Violents, phraseurs révolutionnaires, le 23 décembre ; les socialistes redevinrent, dès le 3 janvier, l'opposition « respectueuse » de Sa Majesté Eyskens, déjà responsable de la mort d'un gréviste, d'arrestations sans nombre, etc. Au soir du 3 janvier, le fédéralisme était devenu un moyen d'enterrer la grève. Commentaires sur les Comités de grève, par D., de La Louvière: Le mouvement des grèves était coordonné par des comités de grève locaux. Peut-on dire que les membres ont été chcisis par les ouvriers ? Prétendrons-nous qu'ils ont été nommés par les organisa- tions syndicales ? L'installation des comités de grève ne fut pas le résultat d'une élection. Personnellement, je crois qu'il eût été difficile d'agir autrement. Ayant pris l'habitude de nous réunir tous ensemble, il était normal que l'on retrouve à la table du bureau les délégués syndicaux de toutes les corporations. Ce fut en quelque sorte l'instal- lation de membres ayant reçu l'investiture avant que la grève ne soit déclenchée. La volonté des travailleurs était cristallisée autour de leurs repré- sentants. Ceux-ci ont-ils fait l'objet de critiques ? Oui. Lesquelles ? Les ouvriers réclamaient la marche sur Bruxelles. Les comités de grève n'ont jamais pu leur offrir cette manifestation. Ncus porterons au crédit des comités de grève, l'organisation de manifestations journalières, de réunions animées où chacun pouvait faire le point de la situation, dresser l'éventail des nouvelles du pays. Déclenchement de la grève à « L'Espérance » : récit d'un métallo liégeois. Je travaille dans une des grandes entreprises de sidérurgie du bassin sereinsien : « L'Espérance » qui est un peu moins importante que Cockeril-Ougrée mais groupe tout de même 10 000 ouvriers en 3 usines. La grève ne fut pas déclenchée par le syndicat, mais contre lui par quelques militants traduisant les aspirations de la totalité des 13 vuvriers. En fait, nous avions commencé depuis plusieurs mois un travail d'explication et de critique du réformisme des chefs syndicaux FGTB. Les employés communaux groupés dans la CGSP avaient déclenché leur grève le mardi 20 décembre. D'autre part, un arrêt de travail de 24 heures dans la métallurgie était étudié par les syndi- cats pour le début janvier. Dès que les communaux furent en grève, l'agitation fut extrême dans notre boite. Des réunions spontanées se produisaient, tout le monde parlait de s'arrêter, c'était une véri- table anarchie. On était gonflé à bloc, personne n'aurait pu nous arrêter. Nous avons ainsi pu organiser une Assemblée Générale de l'usine le mercredi matin, nous c'est-à-dire quelques copains JGS et communistes qui peuvent se compter sur les doigts d'une seule main. Cette assemblée a voté la grève malgré l'opposition des délégués syndicaux. Ces délégués ont même essayé à la fin de l'assemblée générale de rester avec quelques types pour faire une contre-réunion condamnant la grève mais la chose s'est sue et nous les avons pour- suivis dans l'usine pour leur casser la gueule. Je crois qu'il y en a un qui est encore à l'hôpital car les gars étaient mauvais. Un comité de grève dont je fis partie fut élu au cours de cette assemblée. Nous étions donc 3 camarades (2 communistes et moi) pour diriger la grève dans cette usine. C'est le jeudi, à 10 'heures, donc 2 jours après le début de notre mouvement, que la FGTB reconnut la grève. Une réunion eut lieu avec les délégués des syndicats. Le mouvement entrait dans sa phase officielle. Le jour suivant (vendredi 23) des bonzes de la FGTB descendirent à l'usine et organisèrent un grand meeting au cours duquel ils firent élire le comité de grève officiel. Notre action des jours précédents fut tout simplement ignorée. Quel- ques copains firent bien des prises de parole en notre faveur mais nous ne sommes pas très orateurs et les chefs syndicaux se tirèrent très bien de l'affaire. Au surplus, il faut dire que peu d'ouvriers se levèrent pour nous soutenir. Après cette réunion, nous n'étions plus rien. Nous sommes donc allés nous intégrer dans les piquets de grève qui sont organisés sur une base locale par les Maisons du Peuple de chaque commune. Ces Maisons du Peuple sont chapeautées par la Grande Maison du Peuple de Liége. C'est là que des comités régionaux organisent la grève (tour de roulement pour les piquets, organisation des concentrations, etc.). De A., de La Louvière. Dans la région du Centre, les comités de grève firent leur appa- rition vers les 24 et 25 décembre, scit quatre ou cinq jours après le 20 décembre, au moment où la région était complètement para- lysée. Un peu partout, des groupes de délégués syndicaux s'instituè- rent en comités de grève. Les grévistes, dès le début, se méfièrent. Certes, ils reconnaissaient la nécessité de coordonner l'action des piquets de grève, de centraliser les renseignements, de prendre des mesures d'intérêt général (faire respecter les restrictions de courant, surveiller les heures de fermeture des magasins, etc.) en un mot la nécessité d'assurer la bonne marche de la grève, mais ils doutaient des hommes qui en prenaient la responsabilité. L'avant-garde des grévistes, connaissant la culbute de la FGTB, craignait une emprise de la bureaucratie sur le mouvement, sous quelque forme que ce soit. Ce comité se faisait auprès de la base l'interprète des décisions d'une FGTB dont l'efficacité devenait de plus en plus problématique. En plus, les destinées de la grève étaient près d'être plongées dans les ténèbres quand ce comité déclarait : « Il y a parmi nous des espions. Nous ne pouvons pas tout vous dire ». Quoi qu'il en soit, les grévistes entérinèrent la création de ce comité. L'avant-garde n'avait pas pris les devants en prévoyant l'élection de délégués de la base. Le sentiment général fut : « Soit. Nous vous faisons confiance quelques jours. Mais nous vous tenons à l'ail ». Les membres de ces comités de grève n'étaient pas des jaunes déclarés mais, la plupart du temps, des délégués dévoués, courageux, soumis très souvent 14 corps et âme aux directives nationales. « Attendez, soyez patients, on va nous donner des ordres..., » En fait, ce groupe d'hommes. « de bonne volonté » constituait une inestimable couverture pour les instances supérieures sur le compte desquelles la base ne se faisait guère d'illusions. Il est à regretter que les ouvriers, dont certains ont tout de même une expérience ou tout au moins une connaissance des grèves de l'entre-deux guerres, n'aient pas eu le réflexe d'élire des hommes à eux. Disons tout de même que dans certaines localités, le genre d'élection tacite a eu lieu : les grévistes ont envoyé sur l'estrade des éléments, manuels et intellectuels, qui leur semblaient les plus aptes à défendre la grève. Et c'est évidemment ces comités, où la base était représentée, qui se sont montrés les plus lucides, les plus dynamiques. Mais, soit composés de délégués syndicaux « surveillés » par la base, soit composés de délégués élus par la base, res comités n'ont jamais existé qu'à l'échelle locale. Il faut tirer de cette expérience la règle suivante : « Des centaines de comités locaux, si efficaces soient-ils, ne remplacent jamais un comité régional » (1). La bureaucratie syndicale a corporatisé la grève, témoignant d'un souci aigu du compartimentage. Malgré les demandes répétées de la base, il n'y a jamais eu d'assemblées de grévistes en tant que tels. On n'assista qu'à des assemblées de grévistes par secteurs gardés jalousement os. Evidemment, il est impossible de réunir dans une salle tous les grévistes. Là aussi le problème des délégués élus et révocables était à poser, délégués dont le rôle eût consisté à défendre dans des assemblées élargies les motions votées dans les réunions locales ou dans les différents secteurs. Le problème des délégués de la base n'a touché les ouvriers une minorité qu'au cours de la grève. Comme dès lors, il devenait extrêmement difficile, quoi qu'on dise, de déloger quelque membre de comités arbitrairement instaurés, l'avant-garde s'est limitée à exercer une pression constante, å informer, à prévenir les grévistes de toute manæuvre. Voici le motif généralement invoqué par les comités pour empê- cher toute réunion de grévistes : « Il y a des problèmes techniques propres à chaque secteur, et qui n'intéressent pas les autres secteurs ». A cela on pouvait répondre que des assemblées techniques n'empê- chent nullement des assemblées de délégués -grévistes pour tracer des perspectives politiques. On peut dire que ces comités de grève ont fait l'objet d'une constante préoccupation, car les grévistes se rendaient compte que le problème en son entier cristallisait les chances d'une véritable action lancée et menée à son terme par la base. Question. Là où les délégués de la base ont existé, par quel biais les grévistes les ont-ils imposés ? Réponse. Question de procédure importante. Comme la majo- rité des travailleurs n'osent pas encore se déclarer ouvertement contre les responsables syndicaux, il fallait trouver un prétexte (2). (Signa- lons tout de même que, vu la « nonchalance » de la FGTB à lancer le mot d'ordre de grève générale, des grévistes, dans certaines loca- lités, ne mâchèrent plus leurs mots et n'hésitèrent plus à déboulonner les délégués incapables ou hésitants). Le prétexte fut simple : le personnel syndical est insuffisant quantitativement (lisons qualita- tivement) ; il faut l'aider, donc envoyons des hommes qui, au cours de la grève, se sont révélés les plus décidés, non à organiser un comité de soupe populaire, mais à imposer une ligne politique-gréviste par delà la tête des délégués syndicaux. ces (1) Signalons toutefois que pour pallier ce manque de coordi- nation à l'échelle régionale, les grévistes ont senti le besoin d'envoyer des estafettes d'assemblée en assemblée pour prendre la température des localités voisines. (2) Dans certaines régions, à Charleroi, à La Louvière, par exemple, des responsables syndicaux ont été hués publiquement, mais néanmoins, cette démystification, très significative pour l'avenir, n'a pas abouti dans l'immédiat à une direction totale du mouvement par les grévistes. 15 La grève vue par un militant anglais (Extraits du “ Journal de Grève", publié dans la brochure Belgium-The General Strike, éditée par nos camarades anglais du groupe Agitator for Worker's Power). annonce Bruxelles, mercredi 28 décembre. 11 heures du matin. C'est le septième jour de la lutte. А un kiosque j'achète Le Peuple, organe officiel du PSB. Il une grande manifestation pour ce matin. A la Maison du Peuple on m'indique l'endroit où se trouve les manifestants. Au bout d'une heure, je les rattrape alors qu'ils sont sur le point de se disperser. Encore deux ou trois mille personnes occupent un carre- four. Un tram a été encerclé et son pare-brise cassé. La foule entoure un autre tram. Des placards proclament « NON à la Loi Unique ». « Pourquoi est-ce toujours nous qui payons ? ». « Eyskens, démis- sion », chante la foule sur l'air des lampions. D'autres clament « Eyskens, au poteau ». Il y a un tas de jeunes ici. La foule se met à défiler dans une des grandes rues commer- ciales, chantant l’Internationale. La police, de façon hésitante, place un cordon d'une trentaine d'hommes devant la foule. Ils ne font qu'une seule rangée. Tranquillement, la foule fait le tour du cordon, ou même le traverse, et continue son chemin tout en chantant, riant, criant. J'aperçois les banderolles des JGS. Ils ont été très intéressés d'apprendre que des gens en Grande-Bretagne suivaient leur lutte de si près. On fraternise en quelques minutes. « C'est une chose, l'un d'entre eux me dit, que ni vos dirigeants ni les nôtres ne pourront jamais comprendre ». 9 heures du soir. Avec le piquet devant la Poste Centrale et centre de tri. Des postiers étaient allés aux JGS demander du renfort. Une douzaine de camarades viennent immédiatement, d'autres nous rejoi- gnent ensuite. La majorité des 2000 postiers sont en grève depuis une semaine. Les jaunes travaillent, protégés par des paras à mitraillette et des gendarmes. Tout le courrier de Bruxelles passe maintenant par cette poste. Une seule entrée est utilisée et elle est bien gardée. Les équipes se relaient jour et nuit car les autorités sont conscientes de la néces- sité de maintenir né fut-ce qu'un personnel très réduit. Des camions transportent les jaunes. Ils sont copieusement sifflés. Le piquet fort, de 50 hommes ne peut apprccher l'entrée du dépôt à moins de 80 mètres, aussi tout contact verbal ou physique avec les jaunes est impossible. Il y a donc peu à faire, mais les gars du piquet sont aussi conscients que leurs dirigeants de la nécessité de maintenir un piquet important. On me répète à chaque instant que c'est un des points-clé de la grève à Bruxelles. Il fait très froid. Nous arpentons le trottoir entre les passages des camions de jaunes. Un petit nombre seulement sont des postiers. Les autres des militants des autres syndicats, du PSB ou des JGS. Un jeune postier me dit qu'il y avait les premiers jours un immense piquet formé de postiers. « Mais il y avait trop de troupes. Nous envoyons maintenant un piquet symbolique. Nous savons qui travaille ». Je le questionne au sujet de l'organisation des ouvriers des postes. 50 % appartiennent à la Centrale Générale des Services Publics, affiliée à la FGTB. 30 % à la Confédération Chrétienne Syndicale. Les autres ne sont pas syndiqués ou appartiennent à des syndicats neutres. 16 en Il me dit qu'à la FGTB à laquelle il appartient, il n'existe pas ide réunions régulières des ouvriers de sa branche. De temps en temps, und il faut rendre compte de décisions importantes, les dirigeants syndicaux convoquent les hommes à des meetings. A ces meetings assistent 80 % des ouvriers. « Les dirigeants nous confient leurs décisions. Ils prennent la température du meeting. S'il y a une grosse opposition, on modifie un peu les choses ». Je lui demande s'il n'y (1 jamais de réunion de tous les ouvriers d'un secteur indépendamment de leur affiliation syndicale. Non, dit-il. Il est d'accord que ce serait une bonne chose. « Nous sommes très divisés, c'est ce qui nous (1ffaiblit ». Il a été aux JGS mais ne s'occupe maintenant que d'affai- res syndicales. Il est intéressé par les shop-stewarts anglais. Il y a des élections annuelles pour déterminer la répartition des délégués entre les divers syndicats s'occupant des ouvriers des postes. Dans un certain bureau, l'élection peut montrer que la FGTB aura trois délégués, les chrétiens deux, et les autres un. Ils ne sont pas révocables. « On les voit trop rarement ». A ce moment des gendarmes passent sur le trottoir. Ils sont salués par l’Internationale. 10 h. 30 du soir. Assemblée générale aux JGS. Environ 40 cama- rades assis sur des caisses ou des chaises défoncées. Un tiers de filles. Personne ne semble avoir plus de trente ans. Sur les murs des affi- ches au sujet de la révolution algérienne, de leurs propres activités, et un portrait de Lénine. Ils ont déjà discuté de ce qu'ils allaient faire le lendemain. Certains slogans ont été décidés : « Eyskens au poteau » « Grève jusqu'au bout » « Aux banquiers de payer » « Les soldats avec nous » « Les usines aux ouvriers ». Deux camarades ont été chargés de contacter les Jeunesses Communistes vue d'une action commune jeudi prochain. Les Jeunesses Communistes ont accepté tous les slogans sauf le dernier « Les usines aux ouvriers ». La délégation a alors décidé de retirer le slogan « offensant ». Mais l'assemblée proteste à l'annonce de cette nouvelle. « Mandat dépassé » entend-t-on de toute part. Un vote défie l'action des délégués et soutient le slogan incriminé. Les délégués sont chargés de contacter les J.C. et de leur dire : « nous marcherons séparément s'il le faut, mais nous passerons les slogans que nous voulons ». Les pancartes sont faites. Le lendemain le slogan « Les usines qux ouvriers » sera repris plusieurs fois par la foule. Les journaux auront des photos des camarades avec cette pancarte. La Télé l'aura montré. Le message aura été porté à des dizaines de milliers de maisons ouvrières. Aujourd'hui, grève s'est encore étendue. 35 000 métallurgistes de la vallée de la Senne ont quitté le travail. La grève s'est étendue à Peugeot, Raguneau, Métallurgia, Rateau, Acomal et Triumph. Elle a gagné Ypres, Courtrai et Alost ; l'ameublement à Malines et le textile et la chaussure à Termonde. Il y a eu des manifestations massives à Bruges et à Gand où 1 000 personnes étaient dans la rue. Il y a eu des bagarres avec la police. A Naniur les flics ont dit aux grévistes : « Vous pouvez avoir un autre Grace-Berleur si vous le voulez ». A Charleroi, nous raconte un camarade, les grévistes ont formé des queues devant les bureaux de poste où quelques jaunes travail- lent, protégés par la police. Tout usager est envoyé au bout de la queue où il perd patience et s'en va. Un par un les grévistes entrent pour acheter des timbres à dix centimes en tendant des billets de banque et réclamant de la monnaie, disant au jaune : « Dépêchez- vous, vous êtes là pour ça ». Bruxelles, jeudi 29 décembre. 10 heures du matin. Il y a déjà une foule énorme devant la Maison du Peuple. Voici les travailleurs de Bruxelles par milliers : ceux de la métallurgie du faubourg « rouge » de Forest, les chemi- 17. nots, les traminots, les employés des postes, les employés muni- cipaux, ceux des bureaux, les vendeuses, les ronds de cuir, des jeunes, des vieux, des vétérans, et des gens qui participent à ce genre de choses pour la première fois, tous unis dans la lutte contre les récentes décisions du gouvernement, tous bien résolus à dire : « Non, ça' va pas toujours être sur notre dos qu'ils vont résoudre leurs problèmes ». C'est un spectacle impressionnant. La foule envahit la rue, se répand dans toutes les rues avoisinantes, les vendeurs de journaux distribuent Le Peuple (journal du parti socialiste), La Wallonie (journal des syndicats liégeois), Le Drapeau rouge (journal du parti communiste), et La Gauche (journal de gauche du parti socialiste). Ils en vendent beaucoup. Les gens sont de bonne humeur. Ils achètent tous les journaux qu'ils peuvent, car ils sont avides de nouvelles. Ils sont heureux du spectacle de leur propre nombre. On fixe des haut-parleurs sur le rebord des fenêtres de la Maison du Peuple. Les dirigeants des syndicats et des partis haranguent la foule, assurent qu'ils se battront jusqu'au bout, qu'ils ne feront pas de compromis, que la loi unique ne sera pas amendée, mais rejetée en bloc, que le mouvement s'étend et que le gouvernement est force- ment impressionné par la force numérique et la discipline des milliers de grévistes. La foule est heureuse d'entendre tout cela. Des contin- gents de quelques grandes villes comme Gand, Anvers, Liége, défilent dans les rues et sont bruyamment applaudis. Finalement la procession déploie des banderolles dénonçant la loi unique en français et en flamand. Lentement les manifestants progressent jusqu'à la « zone neu- tre » du Parlement et où il est interdit de pénétrer. La zone est entourée par des barbelés et pleine de gardes à cheval, de troupes avec des jeeps, de détachements de gendarmerie, de pompes d'in- cendie... Une petite délégation de l'Action Commune est autorisée à pénétrer et est reçue par le Premier Ministre. Le défilé se poursuit à travers les rues augmentant sans cesse de volume. En passant devant les grosses banques le slogan « Les banquiers doivent payer » est repris par les manifestants. Les fenêtres de certai- nes banques sont bombardées avec des boulons dont les manifestants semblent abondamment pourvus. Les flics qui bordent le trottoir semblent complètement désemparés. A un moment ils tentent d'entourer quelqu'un qui veut jeter une grosse brique. Un grondement de colère de la foule les repousse. Certains projectiles ratent leur but mais retombent sur le trottoir. Rendus confiants par leur nombre, les gens vont les récupérer aux pieds même des flics. Le rapport des forces n'est plus ce qu'il était hier devant la Poste. La presse socialiste commente ainsi : « après dix jours de grève très dure, les manifestants de jeudi n'ont pas montré d'hostilité à l'égard des commerçants du Centre. Si des fenêtres ont été saccagées dans quelques entreprises représentant le grand capital, c'est que les ouvriers se rendent bien compte d'où vient l'agression menaçant leurs conquêtes sociales ». Quel aveu de la part du porte-parole du parti social-démocrate ! Marchant à trente de front, occupant toute la largeur du bou- levard, la procession s'étend à perte de 'vue. L'Internationale ést reprise à tout instant. Il y a maintenant beaucoup de jeunes dans les tout premiers rangs. Ils chantent de tout leur cour. Je ne puis m'empêcher de songer que voilà la réponse à ceux qui disent que la jeunesse est dépolitisée, que le prolétariat n'existe plus, qu'il s'est désintégré avec l'abondance capitaliste ou a été intégré dans la struc- ture capitaliste. Le 'slogan « les usines aux ouvriers » est repris à chaque instant rencontrant un écho de plus en plus grand. Toutefois le plus populaire est sans aucun doute « Eyskens au poteau ». Après une heure de marche nous atteignons la place Fontainas où un grand meeting devait avoir lieu. C'est ici que la dispersion est décidée. La tête du mouvement est prise alors par les JGS et par un petit nombre de militants de Liége et d'Anvers. Ils en ont discuté 18 pendant les deux dernières heures. Que faire ? encore défiler ? d'autres llecours ? quoi encore ? comment pouvons-nous intervenir ? que cle'sire vraiment la foule ? est-ce une foule unique ou divisée ? A 1110ins d'un kilomètre après le service d'ordre se trouve la Poste lientrale et les deux ou trois cents jaunes qui y travaillent sous protection. Un mot d'ordre jaillit : « A l'action. A l'action. Assez de dis- cours ». La foule ignore l'ordre de dispersion venant du haut-parleur, mais le cordon du service d'ordre est là. Trois cents, quatre cents, rinq cents personnes ont maintenant brisé le barrage. Les officiels idés des syndicalistes et des parlementaires réussissent à le rétablir. Une vingtaine de camarades du groupe de tête coupé du reste sont envoyés derrière le cordon. A nouveau les slogans reprennent, la foule se jette à travers la barrière. Le flot ne peut plus être contenu. Des milliers de personnes tournent le dos à la place Fontainas et se préci- pitent vers la Poste. Le lendemain la presse socialiste décrira l'incident ainsi : « Les manifestants ayant atteint la place Fontainas ne s'arrêtèrent pas comme prévu mais filèrent vers le Midi qui était gardé par d'impor- tantes forces de police ». En fait la pression de la foule avait été si grande que le journal était forcé d'assumer la responsabilité des événements : ce n'était pas le fait d'agitateurs excités. La mer humaine qui avait surpris les militants de l'Action Commune était la manifestation d'une authentique explosion de colère, qui quoique pouvant prendre parfois des formes violentes, n'en est pas moins légitime quant à ses motifs ». La procession avance vers la Poste. Un tram est repéré dans une rue latérale par quelques manifestants qui le prennent en chasse. Le chauffeur accélère et échappe de justesse. Les camarades en tête s'arrêtent, les rangs se reforment. Une foule peut fạire preuve de beaucoup de discipline quand elle s'est fixée des objectifs de son choix. La procession regroupée avance. Il est évident que la police se trouve aussi surprise que les dirigeants syndicaux. Seuls une tren- taine de gendarmes à cheval et une douzaine à pied sont devant la Poste. Ils sont hués. Les chevaux se cabrent et désarçonnent deux de leurs cavaliers tandis que la foule jette des boulons dans les rangs de la police. Comme les gendarmes ne tentent pas d'intervenir la foule les abandonne. A la Poste toutes les fenêtres du rez-de-chaussée sorit brisées et certaines du premier aussi. Les pierres pleuvent sur l'immeuble pour à peu près dix minutes. Sous le regard impuissant d'une cinquantaine de flics terrorisés, les manifestants s'emparent de boîtes à ordures et les vident dans les bureaux où travaillent les jaunes. Un de ces camions qui servent à' amener les jaunes au travail est renversé. Finalement les renforts de police apparaissent. Mais ce n'est que sous la menace des sabres et des revolvers chargés que la rue est évacuée. La foule se retire vers la place Fontainas où Gedhof, délégué syndical de la Sabena, leur parle. Il annonce que 65 % du personnel de la Sabena est en grève, mais que M. Dieu, le directeur a décidé que les sanctions les plus sévères seraient prises contre les grévistes. « M. Dieu se croit toujours au Congo ; pendant des années il a com- mandé des noirs ; il pense pouvoir faire pareil avec nous ». Liége, jeudi 29 décembre. La grève est ici bien plus étendue qu'à Bruxelles. Tous les trans- ports publics sont arrêtés depuis plusieurs jours. Plusieurs grands magasins sont fermés. D'autres obéissent à la requête de la FGTB et n'ouvrent que de dix heures du matin à une heure de l'après-midi. Des groupes d'environ une douzaine de policiers parcourent les rues. Des groupes de grévistes se rassemblent pour discuter. Beaucoup de gens se sont groupés devant les bureaux du journal local de la FGTB la Wallonie. Plusieurs lisent le dernier numéro qui est placardé. 19 D'autres contemplent la vitrine du local brisée il y a quelques nuits par des voyous d'extrême-droite. La Wallonie a joué un rôle important dans la grève. Elle a été le porte-parole de la partie la plus militante de l'appareil syndical, Elle a soutenu la grève en décrivant avec amp'es détails les princi- pales concentrations des grévistes et elle a donné la totalité des déclarations des leaders de la FGTB et du PSB. Elle a essayé de coordonner la lutte, d'en haut, en annonçant les concentrations et les endroits où l'on pouvait trouver les journaux socialistes. Le 24 décembre ce journal a publié un appel spécial aux troupes qui leur demandait de fraterniser avec les grévistes ; de ne pas être des briseurs de grève ; de ne pas être traîtres à leur propre classe. Cet appel, le plus dramatique des documents, dans la grande lutte de la classe laborieuse belge, mécontente le gouvernement. Le soir même, sur ordre de Bruxelles, les officiers de la justice accompagnés d'un juge et d'un Procureur du Roi, avaient la vile besogne de déchirer les affiches et de forcer les serrures des vitrines d'affichage. Au petit matin de Noël les bureaux du journal, les locaux syndicaux, les librai- ries, les maisons des dirigeants et des militants syndicaux furent perquisitionnées et partout le journal fut saisi. Dans son numéro suivant, le journal annonça hardiment : « La Wallonie n'a pas l'intention de se taire. Elle continuera comme aupa- ravant de combattre pour la bonne cause. Et on ne l'empêchera pas. de faire son devoir même si elle est menacée de saisie ». L'article interdit fut repris par deux autres journaux socialistes, le Monde du Travail et le Feuple qui furent saisis à leur tour. Des groupes de jeunes socialistes et de jeunes syndicalistes placardèrent les murs de la ville d'affiches reproduisant l'appel. Je sens qu'à cet état de la lutte, la Maison du Peuple va devenir un point crucial. Le rez-de-chaussée est un énorme restaurant coc pé- ratif où le café est servi gratuitement aux grévistes à toute heure du jour et de la nuit. Au-dessus, des groupes de camarades syndicalistes et socialistes sont en réunion permanente, dans les bureaux. Un énorme drapeau rouge pend aux fenêtres du premier étage. Je leur explique ce que je viens de faire. Plusieurs camarades acceptent gentiment de me conduire à divers endroits. Tandis que j'attends je discute avec plusieurs personnes. D'abord avec un boueux. « Nous avons arrêté le travail le premier jour. C'est même un peu nous qui avons commencé tout. Mais ils ne purent le supporter. La saleté leur fait peur. Nous avons été réquisitionnés le quatrième jour. Un gendarme, armé, à vélomoteur, est venu nous chercher à domicile avec l'ordre de réquisition. Le lendemain nous devions nous rendre à notre dépôt habituel. Et j'avais dit à ma femme de ne pas ouvrir la porte ! Le flic entru et jeta le papier sur la table. S'il ne vient . pas on le mettra au bloc. Ils ont fait une loi en 1789 qui leur permet de le faire. Nous en avons discuté entre nous, nous ne voulons pas être en tôle des jours comme cela. Mauvais pour la santé, qu'on pensait, la tôle. On pouvait pas faire grand chose derrière des barreaux. Alors on est allé travailler le lendemain... en portant ça : et il me montra des affiches qu'ils avaient mis par-dessus leurs bleus « réquisitionnés de force », « Solidarité avec les grévistes », « Non à la loi unique ». Un cheminot me raconte les événements de ce matin devant la gare des Guillemins. De très bonne heure un camion des postes conduit par des jaunes apportait des tas de journaux de droite de Bruxelles. Le camion devait être déchargé à la gare dans un dépôt postal, gardé militairement. Il avait été repéré par le piquet des cheminots avant de pouvoir atteindre le dépôt. Son contenu fit un énorme feu de joie qui servit aux piquets pour se chauffer. Le congrès régional FGTB de Liége-Huy-Waremme, le 22 décembre lança un appel pour l'arrêt total et immédiat du travail dans tous, 20 los secteurs de production et de distribution des entreprises publiques il privées. Il assura que la section locale du FGTB resterait unie 110squ'ù la victoire finale. 8 heures du matin. Plus de cent femmes font le piquet à l'entrée ili la Poste Centrale à Liége. Elles font les cent pas sur le trottoir devant l'entrée par laquelle les « jaunes » pourraient passer. Trois policiers se tiennent devant la porte. Ils ont l'air gêné d'être au milieu de ces femmes. Le piquet semble efficace : peu de jaunes osent fronter la froide ironie de ces femmes résolues. Le premier jour il y avait eu trente femmes d'arrêtées sur les soixante du piquet. Cela avait fait toute une histoire à cause de la léputé Fontaine-Borguet qui se trouvait parmi elles. Elles furent donc relâchées immédiatement et reprirent leur place au piquet. Le lende- main il y avait 100 femmes, maintenant plus de 130. Je pense à l'autres piquets de grève où des femmes ont été arrêtées et qui ne jouissaient pas de l'immunité parlementaire !... Midi trente. Plusieurs centaines de gens se regroupent sur la place Saint-Paul du quartier général du FGTB. Là, ils sont rejoints par un millier de grévistes qui déambulaient sans but à travers la ville. On se retrouve environ 2000 à attendre qu'il se passe quelque chose. Mais il ne se passe riėn. On ressent péniblement l'absence de directives. Brusquement, un groupe de jeunes travailleurs se met à scander : « A l'action ! A l'action » La foule reprend ce slogan. Une trentaine de jeunes se précipitent vers la porte du FGTB en criant : « on va les secouer ». Un officiel de troisième ordre montre Te bout de son nez et improvise un discours sur la discipline. Puis arrive un dirigeant plus important qui se met à parler brillamment : « on doit être unis dans l'action. Allons tous à la gare ! » La foule réagit avec enthousiasme, mais leur conception d'une marche sur la gare est manifestement différente de celle des dirigeants. Ils se met- tent à crier : « les paras à l'usine ». La température monte. Le cortège (Lvance d'un kilomètre environ. Il est alors dépassé par une camion- nette officielle du syndicat munie d'un haut-parleur. Le cortège s'arrête. Des pancartes et des calicots sont distribués aux manifes- tants : « non à la Loi », « Eyskens, démission », « la Wallcnie en al assez ». Les haut-parleurs diffusent les slogans des dirigeants et la foule les reprend de façon mitigée. Le cortège atteint la place de la gare, en fait deux fois le, tour, à bonne distance des gendarmes alignés sur le trottoir, et se disperse. 3 heures de l'après-midi. Un jeune camarade a accepté de me conduire à Seraing, la grande banlieue industrielle de Liége. C'est le terrain de prédilection de Renard, le cæur de la grève. C'est là que vivent les milliers de métallos et de mécaniciens qui travaillent dans le complexe industriel de Cokerill-Ougrée. J'appris plus tard que beaucoup d’usines dans ce secteur avaient été fermées par les patrons ețix-mêmes, dès qu'ils avaient compris que la grève serait générale. Les cheminées fument quand même : par un accord mutuel, les équipes de sécurité ont été maintenues. La menace d'abandonner l'outil était l'atout de Renard, le sommet de sa stratégie. Un certain nombre d'ouvriers n'étaient pas d'accord : « On peut bien gagner la grève et hériter d'un désert. Cockerill-Ougrée emploie plus de 25 000 hommes. Si on éteint les hauts-fourneaux des milliers d'entre nous seront sans travail pendant des mois ». La grève à Seraing est totale. Seules les épiceries sont ouvertes et seulement à certains moments permis par les syndicats. Tout est extraordinairement calme ; pas un policier, pas un piquet en Pas de femmes ou d'enfants dans les rues. çà et là des groupes d'hommes aux carrefours, ne faisant rien. Nous arrivons à la Maison du Peuple où il y a quand même une certaine activité. Mon ami et moi semmes conduits dans un petit bureau où nous rencontrons trois membres du comité de grève, tous les trois officiels du syndicat. Les comités élus sont exceptionnels. vue. 21 Ils nous regardent curieusement. « Oui la grève est solide. N'avais-je pas lu les journaux ? Tout est en ordre à Seraing. Qu'est-ce que j'espérais ? » Est-ce que les méthodes actuelles de combat seraient suffisantes pour faire capituler le gouvernement ? « Il faudra que nous y réfléchissions. A chaque jour ses tâches cependant ». Ūne marche sur Bruxelles ? « Oui, mais il faudrait une décision natio- nale » 5 heures de l'après-midi. Nous retournons par une autre route, le long de la rivière, et nous entrons à Liége par les faubourgs surpeuplés d'Outre-Meuse. Comme nous atteignons le quai sur la rivière Ourthe, une vision inoubliable s'offrit à notre regard. A 300 mètres de là, un pont traverse la rivière. Un cortège traverse le pont, trois énormes drapeaux rouges en tête ; on entend les accents de l'Internationale. Nous rejoignons rapidement le cortège qui est complètement différent de ceux que nous avons vus jusqu'ici ; il est entièrement composé de jeunes gens. Il s'est formé spontanément aussitôt que la nouvelle s'est répandue qu'un jeune peintre avait été tué le matin dans une manifestation à Bruxelles. A la tête du cortège une grande pancarte : « Eyskens assassin. A Bruxelles aujourd'hui un mort, dix blessés ». En vingt minutes le cortège est doublé de grosseur. Tout le monde chantait l'Internationale avec passion. Un très jeune homme harangua alors la foule : « Voilà leur vrai visage, voici ce qui nous attend. Qu'est-ce qu'on peut faire ? Au parti et au syndicat ils se contentent de bavarder, le gouvernement tempo- rise. Le temps ne joue pas en notre faveur. On devrait faire quelque chose d'autre ». Les autres sont d'accord. L'idée d'une marche sur Bruxelles est accueillie avec enthousiasme. Mais qui l'organisera ? Les partis ? Les syndicats ? Mais ils ne veulent pas d'une telle marche ; ou bien ils veulent s'en servir comme une soupape de sécu- rité. Qu'est-ce qu'on peut faire alors ? « On peut répandre l'idée de cette marche. On doit nous-mêmes contacter les gens dans d'autres villes. Personne ne le fera pour nous ». D'autres crateurs parlent sur le même ton. Le cortège retourne en ville et dépose une protestation à l'Hôtel de Ville (la seule chose qu'il puisse faire actuellement) et se disperse. Une pluie dense se met à tomber. 8 heures du soir. Dans la voiture d'un camarade du PSB de Liége nous visitons plusieurs Maisons du Peuple aux environs de Liége. Elles ressemblent beaucoup aux Workingmen's clubs en Angleterre. Ce sont les quartiers généraux de la grève. C'est ici que les grévistes se présentent tous les jours ou tous les deux jours selon la région ou selon leur occupation. C'est ici que les allocations de grève sont versées. Bien qu'elles varient avec les régions, elles sont en moyenne de trois mille francs français par semaine. Les fonds de solidarité qui arrivent de plus en plus de tout le pays et de la nourriture gratuite sont distribués ici aux familles dans le besoin. Les « Popu- laires » sont aussi des centres de distribution pour les journaux de la classe travailleuse. C'est ici que l'on établit la rotation des piquets et d'autres décisions locales importantes. Avant la grève les Maisons du Peuple avaient svrtout une fonction récréative. Plusieurs proje- taient régulièrement des films « socialistes ». Non loin de là, nous passons sur un pont qui enjambe la ligne Bruxelles-Liége. Un soldat est assis seul sur le parapet, une mitraillette d'un côté et un thermos de l'autre. Il converse avec trois cheminots qui viennent de lui apporter de la soupe fumante. Quand ils l'ont quitté je vais le voir et lui dit qui je suis. Il a l'air sympathique. Il me dit qu'il discute avec les gens d'ici tous les soirs. Il a été rappelé d'Allemagne il y a 3 jours. Non, il n'est pas un conscrit, il a fait son service puis s'est rengagé. Son père est maçon à Namur. Que pense- t-il de la grève ? Il n'y a pas moyen de faire autrement ! A-t-il. entendu parler de l'appel dans le numéro saisi de la Wallonie ? Bien sûr ! Alors ? Il me regarde droit dans les yeux' : « Je ne tirerai jamais sur pareil à moi ! » (en français dans le texte, N. du Tr.). 22 ali Liége, vendredi 30 décembre. 6 heures du matin. Avec le piquet de grève, à l'extérieur de la yure de Vuillemins. C'est un des endroits importants : il y a moins 80 hommes qui font le piquet. Ils sont de bonne humeur : les (vénements d'hier matin ont réchauffé les cæurs. Il ne se passe rien de très important : il est trop tôt pour que « Messieurs les Gendarmes » fassent une apparition. Le piquet est composé d'éléments divers : des postiers, des cheminots, des mécaniciens, des employés de bureau, et même un mineur ; c'est à lui que j'adresse la parole : il travaille dans un petit puits à Milmott. Ce puits emploie 450 hommes de fond, 150 à la surface. Ils se sont mis en grève mercredi 21 décembre, dès qu'ils ont appris que les employés municipaux de Liége avaient débrayé. « Rien n'aurait pu nous arrêter. Cela faisait des semaines que l'on s'agitait contre la Loi Unique. Tous les hommes étaient prêts pour l'action. Les chefs syndicalistes temporisaient... Puis ce fut comme une grande vague, en quelques heures tous les mineurs avaient quitté leur travail. La décision officielle ne vint que 24 heures plus tard ! » D'autres piquets nous firent le même récit : solidarité spontanée et massive à la base, puis décision officielle qui ne fait que ratifier le fait établi. Néanmoins une fois que la machine bureaucratique se fut mise en marche, cela donna une impulsion plus grande à la lutte. 1 Liége, samedi 31 décembre. 10 heures du inatin. Théo Degace, le député communiste de Liége, tient un meeting en plein air sur la place de la République française. Il y a environ 600 auditeurs. Il y a trop peu de contact, dit-il, entre les organisations officielles et les grévistes. Il avertit la foule de se méfier des agitateurs et des provocateurs. Pour lui, la tâche principale est d'empêcher que la Loi Unique soit votée à la session du Parlement du 3 janvier. Un tract officiel du parti communiste est distribué pendant le meeting. Il se termine ainsi : « Si, malgré la volonté populaire, la majorité réactionnaire du Parlement devait continuer à supporter la Loi Unique, la lutte continuerait. Que le gouvernement n'ait aucun doute là-dessus ! Un Parlement qui s'oppose de manière si flagrante à l'opinion publique devrait être dissous sans délai ! Les grévistes sont forts. Surtout pas d'actes irresponsables qui pourraient nous affaiblir ». La foule écoute sans grand enthousiasme. Les étiquettes sont différentes mais les remèdes sont les mêmes. 10 heures du matin. Une manifestation de deuil pour la mort d'un peintre à Bruxelles a été arrangée à la hâte par l'Action Com- mune. On manifestera en silence. Pas de banderolles. Seuls des drapeaux rouges bordés de noir seront autorisés. « C'est le ciel qui leur envoie cette occasion » me dit un jeune employé de banque, «Ça leur permettra de contenir le mouvement un peu plus longtemps. Sans l'excuse d’un défilé en silence il y aurait eu vraiment de la bagarre aujourd'hui ». Le cortège commence à 6 000 environ. Pendant la première demi- heure on ne crie ni ne chante. Les gens se racontent leurs expériences et commentent les événements des dernières journées. Le cortège a maintenant traversé le fleuve. Les premiers inci- dents se produisent alors que nous passons devant un grand magasin qui n'a pas obéi à l'ordre de la FGTB de fermer. Un groupe de mani- festants entrent, l'air, menaçant. Le service d'ordre intervient à la hâte. C'est eux qui vont parler au directeur. Les manifestants sortent, mécontents, inais attendant dehors. Après quelques minutes, les volets sont baissés. Le directeur a décidé de participer au deuil ! Un peu plus loin nous passons une pancarte de « l'Union de la Classe - Moyenne » qui dit « LIBERTE D'ABORD ». Ce qui doit signi- fier la liberté pour les jaunes de travailler et pour le Gouvernement d'utiliser tous les moyens de briser la grève. Le propriétaire de la 23 1 boutique reçoit l'ordre de retirer cette pancarte. Après avoir regardé. la foule il obéit. Plus loin des boutiquiers essayent de protester. Pas pour longtemps ! Si les pancartes ne disparaissent pas, ce sont les vitrines qui volent en éclats. L'atmosphère change petit à petit. Les manifestants recherchent maintenant des pancartes hostiles et des magasins ouverts. Quelques membres du service d'ordre et notamment les étudiants socialistes déplorent ce changement. « Camarades, sou- venez-vous que c'est une manifestation en silence. Suivez les mots". d'ordre ». 1 heure de l'après-midi. Je suis avec un groupe de camarades du journal La Gauche. Ils ne se font aucune illusion au sujet des diri- geants des partis et des syndicats. Mais ils continuent de croire que des solutions peuvent être apportées au sein des présentes organi- sations. L'idée qu'ils devraient s'unir et tirer un tract leur semble du sectarisme. Ernest Mandel, éditeur de La Gauche, écrit dans une édition spéciale du 24 décembre : « Les ouvriers craignent qu'à la chute du présent gouvernement le Parti Socialiste n’entre dans une coalition « afin d'éviter que le pays ne devienne ingouvernable ». L'immense majorité des grévistes ne tolérera un tel renversement des alliances (parlementaires) que si : a) le nouveau gouvernement abandonne la Loi Unique. C'est-à-dire non seulement les mesures d'austérité, mais aussi l'augmentation des impôts indirects. b) que le nouveau programme ministériel retienne l'essentiel des « réformes de structure ». Si ces deux conditions ne sont pas remplies, on doit s'opposer absolument à toute participation socialiste à un gouvernement dont le but serait de terminer la grève ». Mandel croit que de tels objectifs peuvent être atteints même avec des députés bourgeois. Sous le titre « Moments décisifs » il écrit : « Une nouvelle majorité parlementaire réalisée sur le retrait de la Loi Unique et le vote d'une réforme fiscalé et des « réformes de structure » pourrait bien émerger. Il suffirait que les Chrétiens- Démocrates écoutent les voix de leurs électeurs et, sous la pression de la grève, se rangent aux opinions de ceux qu'ils représentent ». 3 heures de l'après-midi. Nous revenons à Bruxelles dans une petite Citroën. D'autres souvenirs affluent à ma mémoire : la sympa- thie à l'égard des grévistes de la part des petits boutiquiers et des bistrots ; les fermiers fournissant des légumes gratis aux Maisons du Peuple ; des hommes, des femmes, des enfants, n'ayant pas dormi depuis plusieurs jours, aux piquets, comme agents de liaison, parti- cipant à des meetings, des marches, des manifestations, tous bien décidés à exprimer leur volonté, sentant bien pour une fois que ce qu'ils font, ce qu'ils pensent a vraiment de l'importance, tous tirés de l'anonymat de leur vie de tous les jours et confrontés l'image de leur nombre, de leur cohésion, de leur force... La solidarité fut immense dans cette grève. Au début de la grève le ministre de l'Intérieur avait demandé à tous les bourgmestres de signaler tous les fonctionnaires absents de leur travail. Les 62 bourg- mestres socialistes ont décidé de ne tenir aucun compte des ordres du ministre et proclamé leur entière solidarité avec les grévistes à Liége. Il en fut de même à Verviers, Nivelles, Charleroi, Namur et dans le Borinage. Le pouvoir est sans force, l'initiative est aux mains de la classe travailleuse. Je me rappelle une conversation avec deux camarades à Liége. « Les dirigeants nous disent de faire ceci, cela. Nous ne savons plus. C'est à nous, les ouvriers, de décider. C'est nous qui nous faisons descendre, c'esť nous qu'on fout en taule. Nous ne serons pas roulés si c'est nous qui décidons comment il faut lutter ». Martin GRAINGER. 24: La grève vue par des militants français Plusieurs de nos camarades ont été en Belgique, tout au long ile la grève. On trouvera ici la relation de ce qu'ils ont vu et entendu lit-bas. Bruxelles, lundi 2 janvier. 10 heures du matin. Le personnel de l'aéroport se réduit à une dizaine de personnes visibles. On plonge dans une ville morte. Partout des grands panneaux : « En raison des événements, les trains vers Bruxelles sont supprimés ». Je note le mot. En Algérie aussi on parle les « événements ». Partout où leur suprématie est contestée, les bourgeois n'osent pas appeler les choses par leur nom. Finalement j'utilise un « train de prestige » que le gouvernement fait circuler à l'aide de quelques jaunes, toujours sur le même itinéraire, faute il'aiguilleurs (des grévistes citeront le cas d'un train de marchandises complètement vide qui fit six fois l'aller et retour entre Namur et Charleroi). Tout le long du trajet, des trains immobilisés, des usines désertes. Parfois, des bureaux éclairés. Le directeur est à son poste. Sur la voie, un militaire tous les 100 mètres. Près des ponts et des aiguil-, lages, ils sont plus nombreux. A Bruxelles, l'aspect change. La circulation est presque normale, les tramways circulent, les magasins sont ouverts. Une certaine fièvre est pourtant sensible. La police ou l'armée garde les édifices publics et les armureries. Pourtant le service d'ordre reste très faible. Toutes les forces sont concentrées dans la « zone neutre », c'est-à-dire le Palais Royal et le Parlement. Le Gouvernement a organisé là une véritable forteresse. La circulation y est contrôlée. Des chars sont en position. Une réunion à la Maison du Peuple. Je me rends aussitôt à la Maison du Peuple, guidé par des petits groupes de grévistes qui vont aux nouvelles. En approchant, les grcupes se font plus nombreux, on s'interpelle, les discussions s'ani- ment. Tous posent la même question, et les bourgeois qui regardent de leurs fenêtres aussi : « Le mouvement reprendra-t-il, après la cassure de Noël et du Nouvel An ? ». Chacun est décidé, mais chacun s'inquiète de l'attitude des autres, et surtout de l'attitude des diri- geants syndicaux. Car la lutte est commencée depuis deux semaines, et chacun sent que les jours suivants seront décisifs. Lorsque j'arrive, la rituelle réunion d'information touche à sa fin. La salle est houleuse. Il y a environ 1 200 grévistes. Au bureau, Brohon, qui vient d'annoncer une concentration dans Bruxelles pour le lendemain, mardi 3 janvier à 10 heures, parle de la nécessité de manifester dans la dignité, d'éviter les provocations qui se « retour- nent contre nous », et dénonce les « irresponsables ». La salle scande violemment : « Marche sur Bruxelles », « Grève générale ». Les « commissaires » au brassard rouge, tentent de ramener le silence. Finalement, Brohon entonne l’Internationale, reprise par les commis- saires puis peu à peu par la salle. Un commissaire qui me voyait prendre des notes s'approche ; je le questionne. Il m'explique que la grève générale n'a jamais été décrétée à Bruxelles, où les grèves sont tournantes. Les traminots tel jour, les grands magasins tel autre, etc... 25 « Pour ne pas essouffler les gars, et puis ça gêne le gouvernement, vous comprenez ». « Tu parles si je comprends ». Ma réponse a l'air de le vexer. Je le plaque. En sortant, les commentaires vont bon train : « C'est pas comme ça qu'on obtiendra quelque chose », « la dignité, je l'emmerde ». Mais même les plus combatifs et les plus conscients se raccrochent à la manifestation du lendemain que chacun voudrait décisive. Pendant toute la durée de la grève, cette attitude a persisté : « Demain, çu pètera ; demain, il faudra bien qu'ils fassent quelque chose ». Chacun espère une relance politique et ne voit d'autre moyen pour rompre l'immobilisme des organisaticns que des manifestations violentes. Beaucoup espèrent que les grévistes du Borinage viendront à Bruxelles malgré les dirigeants. Chez les Jeunes Gardes Socialistes (3). Au local des Jeunes Gurdes Socialistes, l'attitude est la même, mais l'ambiance est toute différente. Elle regroupe dans une certaine confusion idéologique des éléments très combatifs. Sur le Congo, l’Algérie, ils sont les seuls en Belgique, avec l'équipe du journal La Gauche, à avoir pris des positions révolutionnaires. Depuis le début des grèves, ils déploient une activité extraordi- naire, au point que le Parti Socialiste a fait planer la menace de provoquer leur dissolution. L'accueil est méfiant, on cruint les indicateurs. Heureusement j'ai de quoi prouver qui je suis. Aussitôt rassurés, les jeunes Gardes font preuve d'un sens de la solidarité internationale vraiment extra- ordinaire. Malgré leur activité débordante, ils feront leur possible pour m'aider. Pendant tout mon séjour je serai admis, et je me considérerai, comme l'un des leurs. Tout en peignant un calicot pour la manifestation du lendemain, nous discutons de la situation. Les répercussions en France et en Europe, la signification de cette lutte pour le mouvement ouvrier, Ce qui est possible, ce qui ne l'est pas. Tous font une critique extrême- ment violenté de l'attitude des parlementaires socialistes et des bonzes syndicaux : « Ce sont des cons, des lâches, ils ne comprennent rien, ils défendent leur fromage ». « La grève bouscule leurs habitudes autant que celles des bourgeois ». « Ils ne font pas confiance aux ouvriers ». Je suis stupéfait de la violence des critiques, d'autant plus que pour la plupart, cette prise de conscience est très récente. Elle s'est faite, à la faveur des multiples conflits qui sont nés au cours de la lutle. Pourquoi se faisait-on traiter de provocateurs dans les concen- trations, par les commissaires ? Pourquoi ceux-ci lançaient-ils le lamentable « Eyskens boîten » (4) pour couvrir les slogans des JGS : « Marche sur Bruxelles. Grève générale. Les usines aux ouvriers » ? Pourquoi était-il soudain si difficile d'obtenir du papier pour les tracts ? Peu à peu, la prise de conscience s'approfondit. Certains font état de la rage des ouvriers qui ne comprennent pas que 15 jours après le déclenchement de la lutte, la grève générale ne soit même pas décidée à Bruxelles, et qu'on leur ordonne de reprendre le travail, de le quitter, de le reprendre encore... Peu à peu on se rend compte que ce n'est pas seulement une question de personnes ou de tactique, mais que les objectifs ne sont pas les mêmes : « le travail quotidien d'un bureaucrate politique ou syndical, n'a aucun rapport avec les tâches à remplir en période de lutte ». Tous se rendaient compte d'une part, que pour obtenir la victoire, (3) Jeunes Gardes Socialistes : organisation de jeunes du Parti Socialiste Belge, très à gauche et en opposition avec la direction du PSB. (4) « A bas Eysken's ». 26 il fallait absolument que la lutte soit organisée, et d'autre part, que la bureaucratie politique et syndicale était incapable de jouer ce rôle, qu'en fait elle « gaspillait la combativité des ouvriers ». Personne ne comprend par exemple pourquoi les dirigeants s'opposent à la « Marche sur Bruxelles ». On m'explique que cette « marche » est tra- ditionnelle dans le mouvement ouvrier belge. En 1950 elle a provoqué ra chute de Léopold. Mais surtout, à Anvers, à Gand, à Bruges et dans bien d'autres endroits, les ouvriers flamands sont aussi combatifs que les ouvriers wallons, mais sont écrasés par une société paysanne of cléricalisée. De plus, contrairement aux régiments wallons, les régi- ments flamands obéissent inconditionnellement gouvernement. Seule la solidarité de travailleurs wallons et flamands peut assurer la victoire. Mais comment organiser cette solidarité ? Comment faire pour que les wallons, qui ressentent aussi ce besoin, brisent l'opposition des leaders ? Faute de moyens, les JGS espèrent que des incidents violents à Bruxelles le lendemain obligeront les bureaucrates à agii all Dans le Borinage. Le soir même, je profite de la voiture d'un gréviste pour aller à Mons. Là-bas tout est calme. La grève est totale. Les grévistes frater- nisent avec la police, et avec les quelques militaires du contingent qui sont là, les autres n'osent pas bouger, de peur de provoquer des incidents. Vers Charleroi, pour empêcher les mouvements de troupes, des arbres coupés sur la route, des barrages de pavés, des clous, et même une grue de 70 tonnes, couchée sur la chaussée. Dans la grande salle de café, qui est aussi le local syndical, une cinquantaine de grévistes. Les conversations sont animées. Dans la salle, derrière, on fait des paquets de sandwiches pour les piquets, ainsi que de la soupe et du café. Continuellement, des voitures partent ravitailler les piquets, ou pour les relayer. Tous ceux qui sont présents participent à l'orga- nisation. Je suis tout de suite invité à une table. Ils sont contents qu’un camarade français s'intéresse au mouvement. « Quelles sont les répercussions en France » ? On voudrait bien que les syndicats français empêchent réellement la livraison d'électricité à la Belgique. Ils savent que tout dépend de la situation à Bruxelles et en Flandre, mais ils sont décidés à tenir jusqu'au bout. « La Loi Unique, c'est important, mais les causes sont beaucoup plus profondes ». « On en a marre, tu comprends ». « Ils se foutent de nous » ! « Même si on n'obtenait rien, on leur a quand même montré qu'on les emmerde », « ils ont la frousse ». Un vieux cheminot : « J'ai jamais connu une ambiance comme ça, on n'a jamais été aussi heureux ». Ils sont tous très fiers que le mouvement soit de la base. « Le syndicat, y croyait pas qu'on en serait capable, mais ça peut durer encore un mois, on leur en a bouché un coin ». Tous ont les yeux tournés vers les Flandres : « T'as vu à Anvers et à Gand ». A cette date, aucun orgueil wallon, au contraire, on admire les camarades flamands qui sont dans des conditions plus difficiles. On regrette presque que la situa- tion soit si calme ici. Je leur parle de la « marche sur Bruxelles ». « Ah ! Si en la fait, ça pétera ! mais il faut attendre que les syndicats la décident, on peut pas l'organiser comme ça ». Mais leur victoire est si totale en Wallonie qu'ils sont presque sûrs du succès. « Bien sûr, si le gouvernement gagnait en Flandre, le fédéralisme serait la seule solution ». « Il faudrait lui faire payer cher ». Cinq jours plus tard, après l'échec politique des concentrations de Bruxelles, mardi et mercredi, malgré le nombre des participants, et après les tentatives de compromis des parlementaires socialistes, on assistera au réveil d'un « nationalisme wallon » encouragé par l'appareil syndical. Des mensonges purs et simples et des arguments racistes commencent même à circuler. Une dernière question : l'abandon de l'outil. « ça c'est grave, 27 tu comprends ». « Ça radicaliserait la lutte ». Tous y sont favorables, « pourvu qu'on soit prêt à aller jusqu'au bout ». Mais en dehors de l'élément psychologique, on ne voit pas ce que ça rapporterait de plus. La Marche sur Bruxelles leur semble plus efficace. Mais on commence à parler de nids de mitrailleuses et de barrages de l'armée sur la route de Bruxelles. En réalité, les seuls barrages sont des barrages de grévistes, comme je le verrai le len- demain. Les concentrations du 3 et 4 janvier à Bruxelles. La lutte est commencée depuis 15 jours. Toute la Belgique a les yeux tournés vers Bruxelles. Ces journées seront décisives. Tout est encore possible, mais si le mouvement ne s'amplifie pas à Bruxelles et en Flandre, si les organisations qui ont très vite repris le contrôle du mouvement se figent dans l'immobilisme, l'échec final est inévi- table, le séparatisme wallon ne peut constituer qu'une satisfaction d'amour-propre, et un moyen pour l'appareil syndical de sauver les meubles. Mardi 3 janvier. 10 heures. Plus de dix mille personnes devant la Maison du Peuple. Je viens de rentrer de Mons avec des Borains qui voulaient se battre à Bruxelles, Tout le monde est décidé et anxieux : « Va-t-il enfin se passer quelque chose ». Les commissaires sont très nombreux, 3 rangs en tête, et tout le long du cortège, en serre-file. Pour la ne fois les grévistes vont défiler pendant des heures dans Bruxelles. La police reste passive. Les gendarmes surveillent de loin. Souvent les slogans des JGS (Marche sur Bruxelles grève générale les usines aux ouvriers) couvrent les slogans officiels (Loi Unique Non ! Eyskens boîten). Devant les banques la foule scande : « les banquiers doivent payer » ! Les vitrines volent en éclats. Les commissaires se précipitent pour maîtriser les « provocateurs », mais la foule prend leur défense et la pluie de boulons redouble. Pourtant une vitre de plus ou de moins, tout le monde s'en fout. Tous attendent le meeting qui doit clôturer le défilé. Or, arrivés place Rodgers, les commissaires et les calicots, en tête, se dispersent dans 4 ou 5 directions différentes, suivis par des groupes compacts. La concentration est disloquée. Quand la foule s'en rend compte, il est trop tard, malgré les efforts des JGS et des étudiants qui s'assoient par terre. Finalement, les groupes de manifestants sont dispersés. Quand les gendarmes à cheval font leur apparition, il reste à peine 1 000 manifestants. Les incidents violents qui suivront ne font que traduire la rage d'avoir été une fois de plus trahis. La foule attaque les gendarmes et les bloque dans une rue adjacente aux cris d' « Assassins ! » et en lançant des boulons et des billes pour arrêter les charges de cavalerie. 3 fois, les gendarmes nous chargent sabre au clair. D'un camion un gendarme nous menace de son revolver. Un incident mortel est possible, mais pourquoi ? De loin, cette combativité sans objectif peut paraître absurde... En rentrant un JGS me dit : « Heureusement qu'il y a eu ça, il faut que les wallons sachent qu'on se bat à Bruxelles ». Mercredi 4 janvier. Même scénario, mais les positions sont plus tranchées. Le service d'ordre est décidé à ne pas se laisser déborder, et les manifestants ne veulent pas une fois de plus perdre leur temps. Pendant le défilé, le ton monte. De nombreux incidents éclatent entre les grévistes et les commissaires, et entre les manifestants. Les ouvriers tiennent à se démarquer des petits-bourgeois sociaux-démocrates. A plusieurs reprises, des ouvriers crient : « Pas de bourgeois dans le cortège ». Beaucoup commencent à ressentir l'antagonisme entre leurs intérêts d'ouvriers et les intérêts des petits-bourgeois qui sont contre la loi 28 unique pour défendre leurs privilèges. La mystification propagée par l'appareil syndical rend cette prise de conscience difficile. Elle li'apparait pas au niveau politique mais devient très nette au niveau les méthodes de lutte. « Les manifestations dans la dignité et la léga- lilé, on en a marre ». Arrivés place Fontenas, les commissaires veulent reproduire leur tactique de la veille. Ils se scindent en répétant : Demain, 10 heures, i la Maison du Peuple, mais cette fois ça ne marche pas. La foule (rige un meeting. Un dirigeant syndical prend la parole, parle de l'unité nécessaire, explique que la division entre « nous » serait une catastrophe, déclare que la lutte sera poursuivie jusqu'au bout, puis proclame la dislocation. Cette fois, la foule explose et reprend en masse les slogans qui avaient ponctué ce beau discours : « Marche sur Bruxelles, grève générale » puis bientôt : « à l'action », « truhi- son », « démission ». Un manifestant me montre une bouteille de nitro-glycérine : « S'ils ne font rien, ils l'auront sur la gueule au lieu des gendarmes ». La combativité est extrême, mais sans objectif, la foule ne sait que faire. Soudain les étudiants socialistes et commu- nistes hurlent : « Au Parlement ». Etant donné les forces concentrées là-bas, c'est absurde. Tout le monde en est conscient, les Jeunes Gardes que je rencontre sont consternés. Cet objectif visiblement irréalisable sans organisation et sans « une marche sur Bruxelles » démobilise les éléments les plus combatifs. Plus de 2000 personnes s'y rendent cependant. Les incidents seront là encore très violents. Deux tramways sont saccagés, la gendarmerie, puis la police nous chargent plusieurs lois et des petits groupes de grévistes manifestent tard dans la nuit, Un jeune ouvrier, devant l'immeuble de la SABENA, en fuyant devant une charge de gendarmes : « Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse tout seuls contre les flics ? Ces salauds-là n'organisent rien d'efficace ». Interview de « blousons noirs » : Citation d'un journal : Ce genre de manifestation est l’æuvre de provocateurs étrangers à la grève, de blousons noirs »... Alors, c'est vous les éléments étrangers, les perturbateurs qui troublent les manifestations dignes et pacifiques, de vos provoca- tions ? Bien sûr que c'est nous. Toujours en tête. Tu peux dire que c'est nous qui menons les cortèges. Vous menez les cortèges ? Oui, c'est nous qui animons les manifestations de rue. Mais, crois-le bien, les autres nous suivent ! Simplement, ils sont un peu plus vieux, plus modérés, ils ont besoin que les jeunes les secouent. Quel âge avez-vous donc ? A peu près 17 à 20 ans, mais il y en a aussi qui sont plus âgés : 22-25 ans. De quel milieu social vous venez ? De tous les milieux : apprentis, ouvriers, manutentionnaires, postiers, étudiants, écoliers. N'est-ce pas les JGS qui se sont trouvés régulièrement à la tête des manifestations ? C'est vrai, les JGS ont jcué et jouent encore un très grand rôle pour entraîner la foule et lancer des mots d'ordre. D'ailleurs, certains d'entre nous sont aussi JGS, mais ce n'est pas général. 29 - 1 La grève vue par ceux qui l'ont faite A Liége, par C. Le 2 janvier, 300 grévistes environ, conduits par des jeunes organisent une manifestation spontanée dans les rues de Liége, ils cassent les vitrines à coups de brique et hurlent : « A l'action, à l'action ». La police liégeoise intervient mais après de violentes bagarres rue Saint-Gilles, les manifestants continuent victorieusement leur roude jusqu'à la gare des Guillemins où ils crient bravo aux cheminots. Le 3 janvier on apprend qu'un homme a été tué à Bruxelles, des grévistes exaspérés par l'immobilisme des dirigeants syndicaux tentent une nouvelle fois de prendre la maison syndicale d'assaut, ils sont repoussés par les fanatiques des « Jeunesses syndicales » et à ce moment-là surviennent des communistes qui portent un calicot : « un mort, 10 blessés à Bruxelles ». Une manifestation spon- tanée s'organise de nouveau, ce sont essentiellement des jeunes. Les policiers encadrent la manifestation mais ils n'interviennent pas. Les manifestants se rendent à Outremeuse (le quartier le plus populaire de Liége) et à l'Hôtel de Ville (la mairie). Quatre jeunes vont en délégation auprès du bourgmestre (libéral) afin de protester contre le fait d'un gréviste tué à Bruxelles. Le bourgmestre répond qu'il a été tué par une balle perdue. Les manifestants découragés rentrent chez eux. Le 4 janvier, le Syndicat organise 4 grandes concentrations dans la région liégeoise. Des milliers de grévistes sont rassemblés. Les jeunes gardes socialistes tentent de lancer le mot d'ordre « marche sur Bruxelles », mais ils ne sont guère suivis. André Renard, leader syndicaliste liégeois, préside le meeting. Il dit en substance : nous irons jusqu'au retrait pur et simple de la loi unique, nous n'accep- terons aucun compromis et comme arme ultime nous employerons l'abandon de l'outil... ; il rejette l'idée de la Marche sur Bruxelles. Il est follement applaudi par les manifestants. Le 4, à 19 h. -30 a lieu un grand congrès d'action commune à la Populaire (Action Commune : union des 4 formes du parti socialiste : syndicats, mutuelles, coopératives et organisaticns politiques). Le député J.-J. Merlot vient annoncer que tous les mandataires socia- 'lisles vont démissionner en bloc. Renard annonce l'imminence de l'abandon de l'outil. Les congressistes les acclament follement. La manifestation du 6 janvier à Liége, par B. Que s'est-il passé à Liége, le 6 janvier ? Quelles leçons les ouvriers retireront-ils de cette bataille de rues où le dynamisme d'une minorité, inorganisée, a failli mettre en péril le déploiement sans précédent de la répression ? Les faits sont éloquents. La manifestation devant le syndicat avait rassemblé quelques 40 000 participants grévistes, accourus de toute la banlieue. Après la harangue bonhomme de Renard, sa répétée « d'abandon de l'outil », plusieurs sinon la majorité attendaient, au moins, un défilé en ville. Les dirigeants syndicaux, apeurés de l'ampleur de la manifestation, lancèrent un seul « mot d'ordre » : « Dispersez-vous dans le calme !. » C'est ainsi que la manifestation se scinda en plusieurs tronçons, les uns regagnant leur banlieue, d'autres, plus dynamiques, organisant à l'improviste, un défilé sur les boulevards du centre. Un autre groupe, remontant menace 30 la rue Saint-Gilles, fut l'objet de provocations de la part des employés du syndicat chrétien, dont le siège est dans cette rue. Le local fut mis à sac sans hésitation, ainsi que d'autres locaux commerçants (déjà peu favorables aux grévistes. Les deux cortèges, finalement, se rejoignirent, face à la gare des Guillemins. Les éléments jeunes, abandonnés par les commissaires », euren't l'idée d'occuper certaines parties de la gare notamment le bar. Immédiatement, les cordons de police cédèrent, étant donné l'exténuation de ce corps municipal et, faut-il le dire, le peu d'empres- sement des agents à s'opposer aux grévistes. Par contre, aussitôt ulertée, la gendarmerie riva en jeeps, armée jusqu'aux dents et refoula les quelques 2000 grévistes. C'est alors que la bagarre se (léclencha avec l'âpreté qu'on sait et, dans l'affaire, les forces de l'ordre eurent le dessous. Leurs auto-pompes inondaient bien les manifestants, mais ceux-ci, encapuchonnés dans de longs imperméa- bles, ne prêtaient aucune attention à ces jets d'eau, pour le moins, à vous couper le souffle. En un clin d'æil, les vitres des halls volèrent en éclats, le mobilier du buffet de la gare s'abattit sur les jeeps des pandores. Refoulés, pied à pied, tout le long de la rue des Guillemins, les manifestants formerent alors une masse de manæuvre et une sorte d'arrière-garde, destinée à tenir « les forces de l'ordre » en alerte sur les boulevards. La masse de maneuvre, encadrée par deux ou trois camarades, s'en revint vers le centre. Il fallait un nouvel objectif à cette masse. Le défilé en lui-même n'aurait rien signifié. L'un des camarades eut l'idée de lancer les grévistes à l'assaut du journal La Meuse, le plus réactionnaire de la région et objet de la haine de tous. C'est ici que l'improvisation de la manifestation joua à la fois pour elle et contre elle. Un bref colloque sur un terre-plein et il est décidé que le mot d'ordre sera transmis de bouche à oreillè, et non scandé, afin d'endormir les poli- ciers, toujours présents. Ce qui fut fait. Au pont d'Avroy, le cordon de flics cède sans résistance et la masse de manæuvre s'engouffre au boulevard de la Sauvenière, siège du journal. La colonne s'avança devant l'immeuble, en scandant les habituels slogans contre Eyskens et la loi unique. Arrivée un peu au-delà de l'immeuble et alors que les policiers échangeaient déjà un fameux soupir de soulagement, les grévistes, par un demi-tour à gauche impressionnant (d'autant qu'il était imprévu), firent face au journal et lancèrent le mot d'ordre jusque-là tenu secret. En une seconde, les pavés volèrent vers les fenêtres. Les gendarmes, revenant des Guillemins, chargent les mani- festants à coups de grenades fumigènes et de jets d'eau. Un camarade prévient tout le monde de ne pas se frotter les yeux car c'est la meilleure façon de ne plus rien y voir. Dispersés, les manifestants mettent les rues adjacentes en état de siège. D'autres constituent un troisième cortège qui se dirige vers la Grande Poste, distante d'environ 500 mètres, en ligne droite, attirant ainsi d'importantes forces de l'ordre. Pendant ce temps, les grévistes, demeurés aux alentours du journal, reviennent à l'assaut, aidés par des camarades redescendus des hauteurs de la ville, à l'annonce des événements. Deux fois, ils feront le siège du journal. La seconde fois, enfin, ils enfonceront une porte latérale et saccageront les bureaux d'une agence de voyage qui occupe les locaux du rez-de-chaussée. Mal commandés, les grévistes perdront des minutes précieuses dans ce travail, permettant aux pandores de rappliquer de la Poste, alors ait suffi de descendre dans les caves et d'y saboter convena- blement les rotatives du journal. L'après-midi s'acheva dans les heurts éparpillés aux quatre coins de la ville. On verra même une barricade sur le plus vieux pont de Liége : le pont des Arches. Là, les pandores, surpris par le dos d'âne, ne verront pas les grévistes, couchés sur le sol, les guettant dans leur charge, se relevant d'un bond, le pavé à la main pour leur fracasser la gueule. En Outremeuse, quartier entre tous populaire, qu'il 31 3 eu zone parsemé de ruelles et de petites rues, des groupes de grévistes attirent les auto-pompes et les fameux half-tracks de la gendarmerie (sorte de longs camions bâchés, malaisément muniables) et montent à l'assaut des escadrons motorisés, armés de gourdins et de barres de fer. Au soir du 6 janvier, 75 % des blessés appartiennent aux « forces de l'ordre ». Malgré leur inorganisation, malgré leur dispersion après la harangue de Renard, les grévistes, grâce à l'initiative d'une poignée et à l'extraordinaire dynamisme de la masse, ont ébranlé la belle assurance des forces de M. Eyskens. La journée s'achève dans un climat d'émeute. Hélas, le lendemain, c'est samedi et le week-end déterminera une nouvelle pause dans la bataille. Imaginons que cette manifestation ait eu lieu au début de la semaine, le 3 janvier, au même moment que celle de Bruxelles ! Rien ne dit et tout porte à croire que l'ampleur de cette manifestation eût un retentissement tel à Bruxelles et ailleurs que M. Eyskens, contraint d'éparpiller la véritable armada qui cernait la « neutre », à Bruxelles, se fut trouvé devant un problème stratégique autrement difficile et qui l'eût amené à céder définitivement devant la puissance des grévistes. Hélas, la direction syndicale et en premier lieu, Renard plaça cette manifestation à la fin d'une semaine qui avait été marquée par un débat académique à la Cham- bre. Ici encore se constate le manque de coordination entre action politique et la volonté sans cesse grandissante des grévistes qui voulaient se battre et non « se disperser dans la dignité ». Ce qui a été possible dans l'improvisation serait mille fois plus payant si les ouvriers se réorganisaient, en dehors de tout parti ou syndicat, en mettant en place un dispositif secret insurrectionnel, en préparant un plan d'action visant à s'emparer des points-clés de la vie publique (mairie, radio, etc.). Les « émeutes » de Liége démontrent, qu'au xx° siècle, en face des forces de répression équipée d'un appareillage ultra-moderne, la seule chance de réussite des manifestants réside dans leur mobilité, leur promptitude à saisir toute occasion de tenir en alerte des forces de police de plus en plus disséminées, à opérer des « marches » sur les grands centres industriels avant le bouclage militaire qui s'effectue dans un minimum de huit jours. Cette leçon essentielle de la grève, les syndicats et les partis politiques, enlisés dans la « légalité », là passeront sous silence. A nous d'en prendre la responsabilité. La fin de la grève, par C. Le 11 janvier, nouveau congrès d'Action Commune. Merlot annonce que les députés socialistes ne démissionneront pas. Les Flandres et Bruxelles abandonnent le combat. A partir du 16 janvier les grévistes découragés reprennent un à un le travail. Il ne reste plus dans le combat que la grosse industrie (métallurgie et side- rurgie). Ceux-là sont décidés à tenir aussi longtemps qu'il le faudra mais Renard leur annonce le 18 janvier que les caissés sont vides, qu'ils sont seuls dans la lutte et qu'il vaut mieux reprendre le travail. Voilà comment se termine le 23 janvier ce qu'on a appelé la grève du siècle. Commentaires, par B., de Liége. Toute grève est politique. Toute grève générale met en cause le système politique à l'aide duquel les capitalistes ont emprise sur l'Etat. Il en résulte que toute grève se développe à la fois sur le plan syndical et sur le plan politique. Mais, à la différence des mouve- ments de protestation petits-bourgeois qui progressent en ligne droite, soit vers leur objectif immédiat et limité, soit vers la mythification de leur action, la grève, arme essentielle du prolétariat, exige que l'action syndicale soit complétée par l'action politique ou que celle- ci, à un moment donné, prenne le pas sur les revendications qui ont déclenché la lutte. Autrement dit, les perspectives et consignes d'action 32 d'une grève générale progressent en zigs-zagtsy et non selon la loi qui régit les autres mouvements. Qu'avons-nous vu; en Belgique ? Des zigs-zags ? Oui, certes, mais dirigés tous contre la grève. Rien n'illustre mieux ce manque de coordination entre les différents plans de l'action que les tractations « parlementaires » qui eurent lieu à l'occasion de « l'amendement Van Acker ». Celui-ci, en fait, n'était pas destiné à satisfaire certaines revendications, encore moins à les élargir au plan politique. Il était avant tout un coup de sonde destiné à détendre l'atmosphère entre les partis, à diviser l'effort admirable des grévistes en leur laissant croire qu'il y avait une possibilité de négociation. Or, justement, cette possibilité ne s'est jamais offerte sur le plan syndical. Cette négociation par le haut contrait l'élan de la masse et permettait, au contraire, un effritement du mouve- ment, rendant possible, du même coup, et l'apaisement, avec la reprise du travail, et la répression, après la reprise du travail. C'est ce qui se produisit dans la semaine qui suivit cette tractation. Les ensei- gnants de Liége-Ville donnèrent eux-mêmes le signal (en dépit d une forte minorité contre la reprise du travail) de cet abandon, sous prétexte qu'il y avait plus de risque à laisser les écoles officielles sans professeurs alors que les écoles confessionnelles n'avaient fait grève à aucun moment. On alla jusqu'à faire usage du « civisme » traditionnel des enseignants comme d'un moyen de chantage. D'autres secteurs reprirent le travail (notamment les tramwaymen et les postiers) parce que le fonds de grève était épuisé. C'est ainsi que du 6 janvier, point culminant de la grève, au 15 janvier, date de l'assemblée des « mandataires » wallons à Saint- Servais, il fut permis des « lâchages », certes, localisés, mais qui donnèrent des coups sérieux à l'ensemble du mouvement. Les socia- listes attendirent donc, en toute quiétude, l'effondrement de la grève. Leur « second front politique », tant souhaité par Renard, fut un coup d'épée dans l'eau et d autant plus qu'ils refusèrent de démis- sionner en bloc comme l'idée en avait été lancée par les grévistes du Borinage. Quel risque y avait-il encore de se constituer en assemblée majoritaire et légitime de la Wallonie », au soir du 15 janvier ? Aucun., Quelle efficacité représentait l'adresse au roi, rédigée par ces mandataires, tranquillisés sur l'usure de la grève ? Aucune. Certes, l'industrie lourde, les mines et les cheminots pour- suivirent la grève une semaine encore, mais ce n'était-là, bien entendu, qu'une retraite en bon ordre. Dès le milieu de la semaine du 15 au 21 janvier, les cheminots de Namur, les mineurs borains, liégeois reprirent le travail. Les métallos, isclés, auraient pu encore pour- suivre le mouvement. Mais ce n'était pas la même chose qu'en 57 où leur grève pour le double pécule de vacances avait duré 5 semaines, isolée. Là il s'agissait d'une grève non soutenue, ici, il s'agissait d'une bataille générale. Finalement, les métallos reprirent le chemin des usines et ce ne fut pas, comme tend à le faire croire la direction syndicale, parce que « la grève était suspendue ». La grève était terminée : la vraie bataille commençait dans les usines, les ateliers, les grands magasins, les services publics contre la répression, dont on avait ouvert le chemin. Faute d'en tirer la leçon, l'organisation syndicale risque aujourd'hui d'être emprisonnée dans le fameux « statut » syndical que les droitiers s'efforceront d'obtenir, si les élections leur sont favorables. < Après la grève, par E., de Mons. Les travailleurs jugent durement leurs dirigeants. Sur le plan politique ils n'ont plus confiance aux politiciens toujours trop rapides au compromis. Sur le plan syndical il n'a pas été digéré que la FGTB. n'ait jamais décrété la grève générale et réalise pour une fois l'union totale entre les flamands et les wallons. Il n'est pas interdit de penser que les élections sanctionneront 33 tout cela par de nombreuses affiliations aii parti communiste dont la ligne de conduite fut exempte d'équivoque. Son objectiy fut inva- riablement le retrait de la loi unique suivie de la démission du cabinet Eyskens. Après la grève, par C., de Liége. on Les travailleurs, pris individuellement, sont tous hostiles à leurs directions mais ils ne le disent pas collectivement : on est mécontent des cadres syndicaux, mais reconnaît qu'il était, après tout, < normal » qu'ils viennent diriger la grève, puisqu'ils ont été élus pour défendre les travailleurs. Il y a donc une confusion sur les responsabilités, la trahison étant attribuée tantôt au parti socialiste plutôt qu'au syndicat, et tantôt inversement. Beaucoup gardent des illusions de revanche par la victoire du PSB aux élections, comme si leur vie pouvait en être le moins du monde affectée. Tous décrivent les erreurs, ou même la fonction de frein dè leurs directions, mais ils se demandent enccre comment ils pourraient s'en servir au mieux : 34. Les leçons des grèves belges la Les principales leçons des grèves belges qui nous intéres- sent ici concernent l'orientation et la direction du mouvement. Si l'extraordinaire mouvement des travailleurs belges a échoué, ce n'est certainement pas par manque de forces. Mais comment ces forces ont été orientées, conduites, dirigées ? Si l'on peut se passer d'une direction générale pour faire une grève dans un atelier, on ne peut pas s'en passer pour la faire dans tout un pays. Mais quelle peut être cette direc- tion ? Nous le disons tout de suite : pour nous, cette direction ne peut être que celle créée par masse en lutte elle-même. La direction de la grève devait être formée par des Comités. de grève élus et révocables, qui se seraient fédérés sur le plan local, régional et national et qui auraient assuré la coordina- tion du mouvement. Seule une telle direction, pour les raisons que nous exposerons plus loin, peut être efficace, et seule elle peut exprimer la volonté des travailleurs en lutte. Mais en Belgique, dans la mesure où le mouvement a eu une direction, celle-ci a été assurée par les chefs de la FGTB et du PSB, par la bureaucratie syndicale et politique. Cette bureaucratie prétend qu'elle est la seule capable de diriger, parce que c'est son métier. Des Comités de grève élus ? Ils. en seraient incapables, comment voulez-vous que des simples ouvriers affrontent et résolvent les problèmes de la direction d'une lutte nationale ? Nous seuls, disent les bureau- crates, sommes capables de diriger ; et d'ailleurs nous avons la confiance des ouvriers. La bureaucratie a-t-elle mérité la confiance des ouvriers ? Les événements se sont chargés de répondre à cette question, et tout commentaire serait superflu. Mais, puisque la bureau- cratie prétend être la seule capable de diriger, voyons com- ment elle a dirigé. Une force d'un million de grévistes décidés à se battre doit être utilisée au maximum de ses possibilités. Au contraire dans ce mouvement les travailleurs n'ont tiré que le minimum de cette force. Il fallait en premier lieu entraîner le plus grand nombre. de travailleurs dans le mouvement. Le mouvement devait donc s'efforcer de s'associer les 35 travailleurs - flamands. Pour que les travailleurs flamands se solidarisent avec les Borains ou les Liégeois, des appels à la lutte ne suffisent pas. Il faut que les revendications contiennent des objectifs valables pour les deux comm: inautés. Or, la bureaucratie syndicale a mis en avant le « fédéra- lisme wallon », orientation à condamner pour trois raisons : D'abord, parce qu'elle tendait à circonscrire le mouve- ment dans la Wallonie et à séparer les travailleurs des deux régions du pays. Comment les dockers anversois auraient-ils puisé leur énergie dans une revendication qui ne les touchait pas ? Les travailleurs flamands parce qu'ils sont minoritaires dans leur communauté la Flandre est beaucoup moins industrialisée que la Wallonie --- sont handicapés dans leur lutte. Le fait qu'il y avait derrière eux près d'un million de travailleurs wallons en lutte aurait pu changer le rapport de force en Flandre en faveur des ouvriers flamands. Ceux-ci n'étaient plus seuls, ils pouvaient s'appuyer sur le combat de leurs camarades wallons. Cette situation modifiait le désé- quilibre des forces antérieures. Elle devait être exploitée au maximum. Ensuite, parce que c'est une orientation réactionnaire. Dans le monde actuel où de plus en plus l'économie et la politique se concentrent, où les capitalistes regroupent et rationalisent leur industrie, où les barrières des Etats s'abais- sent, où les concepts nationaux s'effacent, l'objectif du morcel- lement, de la séparation de la Wallonie est réactionnaire; réac- tionnaire du point de vue capitaliste, réactionnaire du point de vue du prolétariat. La concentration du capital, la plani- fication de l'industrie à une échelle constamment élargie, sont les objectifs du capitalisme moderne. A cela les travailleurs n'ont pas à répondre : « Pas de concentration, pas de plani- fication ; fédéralisme, séparatisme, etc. ». Les travailleurs doivent répondre : « C'est nous qui voulons concentrer, plani- fier, unifier, supprimer les préjugés nationaux, les barrières linguistiques. C'est nous qui voulons le faire, mais à notre profit, tandis que vous, capitalistes, le faites au vôtre ». Enfin, c'était clair dès le départ que l'objectif du Fédé- ralisme était irréalisable. Les stratèges s'avérèrent des imbé- ciles à moins qu'ils ne fussent tout simplement des salauds. Voilà le réalisme de la bureaucratie. Il y a en Belgique aussi bon nombre de travailleurs italiens, il y a des Algériens. Ces travailleurs partagent le même sort que les Belges, ils vivent au milieu de leurs villes. Ne devait-on pas tout faire pour que ces travailleurs trouvent dans la lutte des objectifs qu'ils puissent partager ? Le retrait de la loi unique et à plus forte raison le fédéralisme wallon, ou de nouvelles élections, ne pouvaient que les laisser indiffé- rents. Pourquoi ne pas inclure dans la lutte des revendications propres à ces minorités ou bien inclure des revendications communes aux travailleurs belges et étrangers ? 36 Ce n'est pas en clamant l'unité des travailleurs qu'on la réalise, c'est en donnant des raisons objectives aux travailleurs de s'unir. Il fallait ensuite utiliser au maximum la force de travail. leurs, en lutte. Le mouvement regorgeait de bonne volonté, de grévistes disponibles, de forces impatientes de s'employer. Beaucoup de travailleurs piétinaient, attendaient des ordres, et d'autres, las d'attendre, partaient faire sauter une voie de chemin de fer ou bien construire une barricade ou bien encore rentraient chez eux découragés. Tout ce potentiel devait être utilisé. Ceci ne veut pas dire qu'il fallait donner des mots d'ordre à ceux qui attendaient des mots d'ordre. Il fallait inviter les travail. leurs à mettre leurs idées au service de la grèye, il fallait solliciter les idées des travailleurs pour conduire le mouvement en avant. Pourquoi leur demander des idées ? Pour deux raisons essentielles qui ont toujours fait la supériorité des mouvements populaires. Si ce sont les travailleurs qui élaborent leur tactique, qui deviennent les stratèges de la grève, ils élaborent nécessaire- ment une stratégie supérieure à celle des ennemis, c'est-à-dire à celle du Gouvernement et de la police. La stratégie qui sort de milliers de têtes, l'élaboration d'une tactique qui est le fait de milliers d'intelligences animées du même idéal de vaincre. est plus efficace que celle du Préfet de Police ou du Premier Ministre animés tous deux de l'idéal de ne pas être renvoyés. Le combat élaboré démocratiquement par ceux qui doivent se battre est infiniment plus efficace que celui élaboré par ceux qui font se battre les autres. La tactique définie par ceux qui connaissent concrètement le terrain de la bataille est infiniment supérieure à celle que décident des officiers ou des bureaucrates éloignés. Les stratèges militaires d'aujourd'hui en sont arrivés eux aussi à des conclusions identiques en cons- tatant l'efficacité des armées révolutionnaires aussi bien chinoises qu'algériennes. Dans ce combat la bureaucratie a agit comme un général d'Empire au moment même où les généraux des armées capi- lalistes essaient de copier les stratèges des armées populaires. Il aurait donc fallu utiliser la créativité des travailleurs et mettre leur intelligence à la tête du mouvement. La direc- tion syndicale l'a ignorée. De plus, quand les travailleurs ont dit : « A Bruxelles », elle a dit : « Non ». L'autre raison pour laquelle la stratégie élaborée par les travailleurs est plus efficace c'est que les travailleurs qui auront élaboré en commun le plan de campagne seront beau- coup plus disposés à réaliser ce plan que s'il a été fait par d'autres à leur place. Leur combativité sera plus grande. 37 Il fallait utiliser des moyens de lutte correspondant à immense étendue du mouvement. Il ne fallait pas rester sans rien faire. Les meetings que la direction syndicale donnait en pâture aux travailleurs ne pouvaient pas être considérés comme une action. La force des travailleurs était considérable. Le Borinage et le Liégeois complètement paralysés, des mouvements de grève à Bruxelles, des grèves en Flandre, à Anvers et à Gand. Toute une armée de travailleurs disponibles. Une armée décidée, qui n'avait pas attendu les mots d'ordre pour se mettre en grève, qui construisait des barricades, crevait les pneus des automobilistes, empêchait les jaunes de travailler. Quels étaient les besoins de cette armée de travailleurs ? Des discours pour lui faire comprendre les causes pour lesquelles elle luttait ? Certainement pas. Elle était la mieux informée sur la question ; à moins que l'on considère que les travailleurs qui la constituaient agissaient dans état d'inconscience totale. Pourtant la direction du mouvement n'avait que des discours à proposer aux manifestants. Pour préparer une lutte il faut faire des meetings, il faut manifester dans la rue, faire le plus de bruit possible pour ameuter la population, pour l'entraîner dans le combat. Mais une fois la lutte engagée il faut passer à une autre étape du combat. On ne peut répéter indéfiniment des exhortations. Cette étape n'a jamais été franchie par les chefs du mouvement. Il y avait les travailleurs, il y avait la combativité, mais il manquait le courage et la détermination de leurs chefs; et cette combativité qui restait inutilisée s'est retournée souvent vers des actes de désespoir : le sabotage et la bagarre avec la police. un L'ABANDON DE L'OUTIL. La bureaucratie s'était opposée à la marche sur Bruxelles; en compensation elle proposa l'abandon de l'outil. Si la situa- tion n'avait pas été aussi tragique, l'histoire de cette menace ferait à elle seule le sujet d'une galéjade marseillaise. Tandis que Eyskens affirme qu'il ne transigera pas, Renard dans un meeting s'écrie : Si le Gouvernement ne veut pas céder, nous durcirons notre position et envisagerons l'abandon de l'outil ». Puis les jours se succèdent, le Gouvernement ne cède pas et la menace de l'abandon de l'outil figure dans tous les discours de Renard. Le principe en est approuvé par le Comité National de la FGTB, mais entre le principe et la réalisation il y a un abîme qui ne sera jamais franchi. Il est dit dans la. résolution du Comité National que les syndicats wallons déci- deront quand doit être appliquée cette décision. Ils ne le décideront jamais et cela Renard le sait très bien. Il a voulu gagner du temps. Désormais la lutte larvée de la bureaucratie contre les travailleurs se situe sur ce terrain : gagner du temps 38 pour que le mouvement perde de sa vigueur, s'use et finisse par mourir de lui-même. L'abandon de l'outil était pour la bureaucratie syndicale une manoeuvre sans plus, car elle savait que les travailleurs n'étaient pas tellement enthousiastes pour éteindre les hauts fourneaux. Mais, indépendamment de tout cela, que vaut cette forme de lutte ? L'extinction des hauts fourneaux est une forme de lutte désespérée. C'est une initiative qui peut se comprendre quand les travailleurs n'ont plus l'espoir de vaincre par d'autres moyens. Mais lorsqu'un million de travailleurs est en grève la situation n'est désespérée que pour les patrons et non pour * les travailleurs. L'abandon de l'outil c'était la dernière cartouche que les travailleurs auraient pu utiliser au besoin, mais il fallait d'abord utiliser toutes les autres. De plus l'extinction des hauts fourneaux, si elle lèse incontestablement les capitalistes qui perdent pendant une longue période le bénéfice de l'exploitation de la sidérurgie, n'en lèse pas moins les travailleurs employés dans ces indus- tries. Si les hauts fourneaux s'étaient éteints, les métallurgistes auraient été les seuls à en subir les conséquences. Pourquoi faire porter tout le poids d'un mouvement unanime sur une partie seulement des travailleurs ? Dans un mouvement le rôle de l'avant-garde et des militants les plus conscients est de sauvegarder l'unité de la lutte. Dissocier les moyens de la grève risquait de créer aussitôt une division entre les corpora- tions. Les métallurgistes se seraient sentis seuls à porter le poids principal de la lutte et la propagande gouvernementale n'aurait pas manqué de se servir de cet argument pour diviser le mouvement et convaincre les moins solides. La recherche systématique du combat avec la police était aussi une forme de lutte désespérée, car ce combat n'avait la plupart du temps aucun objectif précis. Les travailleurs doivent être avares de leurs forces et le combat avec la police doit avoir des objectifs : la défense d'un bâtiment ou la prise d'un édifice, la prise d'otages, etc. Avec un million de travailleurs en lutte qui sont prêts à tout moment à se mobiliser et à descendre dans la rue, il у autre chose à proposer ; il y a des initiatives à prendre. La marche sur Bruxelles en était une, elle aurait dans sa dynamique changé le climat. Mais la bureaucratie s'est constamment refusée à cette marche ; elle a mis en avant l'abandon de l'outil comme arme de substitution, mais sans l'intention de l'utiliser. Ainsi, à partir d'un certain moment, le mouvement de grève a com- mencé à piétiner, parce que aucune nouvelle initiative n'était prise, aucun moyen de lutte, aucun objectif précis n'étaient a 39 proposés. Et tout le monde sait que pour un mouvement de ce type, rester sur place, c'est en fait reculer. Le mouvement aurait pu avancer par la marche sur Bruxelles. Mais il aurait aussi pu avancer de plusieurs autres façons. Par exemple, les travailleurs en grève occupaient en fait toute une partie du territoire belge. Qui les empêchait de s'en proclamer les maîtres et d'agir en conséquence : occuper les entreprises et remettre en marche la production en y instau- rant la gestion ouvrière ; refuser de reconnaître toute autorité autre que celle de leurs propres Comités ; confier à ces Comités la réorganisation de la vie des localités et de la région ; déclarer propriété collective toutes les richesses de la Wallo. nie ; inviter les travailleurs du monde entier à les soutenir ? Une telle initiative n'aurait pas seulement sorti le mouve- ment de l'impasse dans laquelle il se trouvait à partir d'une certaine étape ; elle aurait eu également une immense réper- cussion internationale chez les travailleurs des autres pays ; elle aurait été une action exemplaire. Personne évidemment ne peut dire quel aurait pu être le sort final d'une telle initiative. Mais ce que l'on peut affirmer, c'est qu'en aucun cas les résultats n'auraient pu être pires que la défaite pure et simple, le dégoût et la démoralisation auxquels ont conduit les travailleurs les méthodes de la bureaucratie. CRITIQUE DE LA BUREAUCRATIE LA BUREAUCRATIE SYNDICALE. A l'échelon de la bureaucratie il n'y a eu ni combativité, ni créativité, ni initiative. Il y a eu carence, disent les uns, trahison disent les autres. Nous disons, nous, qu'il y a eu incapacité, qui n'est pas due aux caractéristiques personnelles des dirigeants, mais découle de leur situation de bureaucrates. Nous disons aussi que la direction bureaucratique poursuit des objectifs qui lui sont propres et qui, dès qu'une lutte prend de l'ampleur, se séparent radicalement des objectifs ouvriers. La bureaucratie de la FGTB et du PSB, dès que les grèves se sont étendues dans le pays, s'est trouvée prise dans cette contradiction : le mouvement n'aurait pu vaincre qu'en élargissant et les moyens qu'il utilisait et les objectifs qu'il se donnait ; or la bureau- cratie ne pouvait tolérer ni des moyens de lutte radicaux, ni des objectifs qui mettraient en cause la structure profonde de la société belge. Car ce qu'elle cherche n'est pas de trans- former cette société, mais de l' « aménager » juste assez pour que elle, la bureaucratie, puisse y prendre une place de plus en plus importante. Nous disons qu'il y a eu incapacité, car la bureaucratie dans la mesure où elle est détachée de la masse ne peut béné- 40 ficier de son élan et de son dynamisme. Si la direction du mouvement avait été l'émanation directe des comités de grève, toutes les idées des travailleurs auraient pu donner naissance à des initiatives nationales. Une direction bureaucratisée ne pourra jamais être l'expression authentique d'un mouvement de masse ; elle ne pourra être faite qu'à l'image de toutes les directions des sociétés capitalistes, incapable et omnipotente, prolixe et stérile, omnisciente et stupide. Cette direction a gaspillé toute la combativité, toute l'énergie des travailleurs, comme la direction des usines gaspille le travail de ses ouvriers. La vie même de cette bureaucratie lui interdisait de bénéficier de cette créativité ouvrière. Quand les journalistes interviewent Renard, ce dernier parle comme un stratège, et la seule stratégie qui ressort de l'attitude de la bureaucratie, c'est la stratégie de la bureau- cratie pour la bureaucratie. Renard n'est plus un ouvrier, il vit comme un bourgeois, il côtoie surtout les fonctionnaires d'Etat, les hommes d'Etat, les capitalistes. Quand on interviewe Renard il cite des chif. fres, il parle de ce qu'il connaît, les hautes sphères de la direction capitaliste ; il connaît les manoeuvres de couloir, les possibilités du Gouvernement, ses intentions. Mais en quoi cela a servi Renard ? Il connaissait beaucoup de choses et tout ce qu'il connaissait aurait pu servir aux travailleurs ; seulement il s'est tu devant les travailleurs. Il ne les a pas renseignés, il ne les a pas informés de ce qu'il savait. Il les a seulement exhortés. Devant les travailleurs Renard et les autres se sont présentés comme les artistes, les chefs du Gouvernement et les reines se présentent au peuple. La bureaucratie syndicale se présente aux travailleurs avec l'uni. que souci de PLAIRE. Leur talent est de savoir faire du charme, mais ce talent- là ne sert à rien dans la lutte. Renard savait que le Fédéralisme n'avait aucune chance. Renard savait que le Gouvernement ferait voter la loi unique. Renard savait que le Gouvernement belge ne capitulerait pas devant la grève. S'il le savait il devait le dire aux travailleurs pour que ces derniers durcissent leur mouvement et agissent en consé- quence. Si Renard ne le savait pas il était un mauvais dirigeant. A quoi lui servent les réunions avec les patrons ; à quoi lui servent toutes ses relations si Renard se trouve en dernier lieu aussi ignorant de la situation que le dernier des mineurs ? Nous croyons, nous, que Renard est un bon bureaucrate et qu'il savait. La direction du mouvement était mauvaise et elle ne pouvait être que mauvaise. Non parce que Renard n'avait pas les qualités requises 41 pour le mener, mais parce que la bureaucratie de par sa fonc- tion ne peut avoir les qualités requises pour bien mener une action de classe. Notre critique de Renard va plus loin que l'individu ; elle est la critique globale de la bureaucratie, plus que sa critique, sa condamnation ; car les dirigeants bureau- crátes s'intègrent de plus en plus dans l'appareil d'Etat. Le syndicalisme du début du siècle s'est transformé. Un dirigeant syndicaliste était autrefois perpétuellement traqué, maudit par la bourgeoisie. Aujourd'hui les dirigeants syndi. caux ont les honneurs. La bourgeoisie leur donne une parcelle des fonctions officielles ; des strapontins dans le Pouvoir, parfois même des situations qui font crever d'envie des fils de famille. L'Etat bourgeois s'est transformé ; en son sein, il y a désormais une place pour les syndicats. Ces places leur sont accordées mais il faut une contre-partie de la part des syndicats ; cette contre-partie c'est la reconnaissance de l'Etat bourgeois. LE PARTI SOCIALISTE BELGE. Depuis un demi-siècle les révolutionnaires après chaque mouvement ont crié à la trahison des partis réformistes. Ce fut en 1914 quand les socialistes du monde entier apportèrent leur concours à leurs Gouvernements respectifs. pour la guerre mondiale. Ce fut en 1919 en Allemagne quand les dirigeants socia- listes écrasèrent dans le sang les révoltes ouvrières. Ce fut encore récemment en France quand les socialistes et les communistes votèrent les pouvoirs spéciaux au Gouver- nement pour défendre en Algérie les privilèges des colons. Mais nous, nous ne dirons pas que les partis réformistes (ou staliniens) « trahissent ». Les partis sociaux-démocrates ne sont pas des partis qui de temps à autre sont atteints par une épidémie de trahison. Leur structure, leurs objectifs les amènent naturellement, dans les conflits aigus, à prendre parti contre les travailleurs. En Belgique ils n'ont pas pris ouvertement le parti des gendarmes ; ils ont attendu que ça se passe. Si le mouvement s'était amplifié et si les travailleurs avaient contesté leur poli- tique et leur fonction de dirigeants de mouvement, ils se seraient solidarisés avec la police et le Gouvernement. Le parti socialiste belge n'a pas trahi les travailleurs car son programme n'a jamais été de les défendre. Le PSB se propose pour objectif de gouverner le pays avec des réformes de structure, avec une armée démocratisée; mais le PSB se propose de gouverner ce pays et cet Etat tels qu'ils sont, de mieux gérer les affaires de la bourgeoisie. Quand il met son programme en avant, il veut montrer à la bour- geoisie qu'il n'a pas l'intention de lutter contre elle. Si le PSB est contre la loi unique c'est parce qu'elle est 42 absurde du point de vue capitaliste et qu'elle risque de troubler l'ordre social. Le programme du PSB est double : l'un que l'on montre à la bourgeoisie pour ne pas l'effaroucher, l'autre que l'on brandit aux travailleurs dans les meetings. Aux bourgeois le PSB montre qu'ils ont intérêt à se servir des socialistes pour gouverner, car les socialistes ont la confiance des travailleurs. Aux travailleurs il montre qu'ils doivent faire confiance à leur parti car lorsque ce dernier aura des portefeuilles ministériels il pourra changer la situation. Les objectifs du PSB aussi bien que ceux de la direction de la FGTB ne sont pas des objectifs stupides. Ce sont des objectifs qui ne sont valables que pour la bureaucratie. Ce ne sont pas les objectifs de la classe ouvrière. Le PSB se présente dans l'arène politique comme un parti parmi les autres qui se propose de gérer l'Etat ou simplement de participer à sa gestion. Toutes les questions sont traitées par le PSB en fonction du meilleur fonctionnement de l'Etat capitaliste. Prenons le problème militaire ; les socialistes sont pour la réduction des armements. D'après Le Peuple, organe du PSB : « Le congrès proclame qu'il est temps de mettre fin aux incohérences et au caractère dispendieux de la politique mili- taire poursuivie par le gouvernement actuel tant en matière de personnel que d'équipement et dont la conséquence est d'amener le pays à entretenir des forces armées dont l'efficacité n'est pas en rapport avec le budget qui leur est consacré ». Pourquoi donc veulent-ils la réduction des armements ? Non pas parce que l'armée est une armée au service de l'Etat, c'est-à-dire des capitalistes, mais parce que l'armée coûte cher à l'Etat et qu'elle est de plus « inefficace ». (Georges Dujardin, au Congrès du PSB). Mais les masses populaires et surtout les jeunes travail- leurs qui sont hostiles à l'armée, le sont pour des raisons tout autres et bien plus profondes que le PSB. Les travailleurs disent : « L'armée ne sert pas notre cause, mais défend la propriété des capitalistes, c'est pourquoi nous n'en voulons pas ». Les socialistes disent : « L'armée doit être réduite pour qu'elle s'adapte aux nouvelles formes de combat. Une grande armée si elle n'a pas d'engins nucléaires est une absurdité comme tout le monde peut le comprendre ». Les travailleurs sont contre l'armée d'un point de vue de classe. Les socialistes sont pour la réduction de l'armée du point de vue de l'intérêt bien compris de leur bourgeoisie. Quand Van Acker est à la Chambre il ne parle plus devant les travailleurs, aussi peut-il déclarer que s'il avait été Premier Ministre il aurait agit comme Eyskens. La vie de ces députés, de ces anciens ministres, de ces dirigeants politiques n'a plus rien à voir avec la vie des travailleurs. Ils sont continuellement en contact avec le Pou- 43 voir et, pour eux, être « réalistes » c'est trouver des moyens, une tactique pour s'immiscer dans ce Pouvoir. Tout objectif qui viserait à détruire le pouvoir bourgeois les fera hurler, car dans la « démocratie » belge ils trouveront toujours un fauteuil ou à défaut un strapontin. Dans un Gouvernement de Comités ouvriers ils risquent de se trouver en chômage. Toute autre explication du comportement du PSB serait totalement incohérente. LES LIMITES DE L'ACTIVITE DES TRAVAILLEURS BELGES Les travailleurs belges ont compris dès le départ que la direction syndicale en qui ils avaient confiance était défail- lante. Tous les témoignages publiés plus haut sont affirmatifs sur ce fait. Mais l'opposition des travailleurs à la direction bureaucratique n'a pas été très loin. Bien sûr certains dirigeants ont été chahutés ; Renard lui-même a dû faire des concessions ; mais à aucun moment, à part dans des Comités de grève locaux, les travailleurs n'ont contesté à leurs dirigeants syndicaux la direction de leur grève. Ils ont rouspété, mais ils se sont tout de même laissés faire. Une des raisons principales de cette lacune vient du fait que les travailleurs belges ont été mystifiés par la tradition. Les luttes dans la Wallonie reprennent les mêmes formes qu'elles avaient au début du mouvement ouvrier. Si les luttes ont conservé le même cérémonial, drapeaux, fanfares, vio- lence, etc., elles ont conservé aussi les coutumes dépassées du mouvement ouvrier. Les dirigeants syndicaux ont été dans le passé des lutteurs authentiques, et du fait qu'ils n'étaient pas encore intégrés dans l'appareil d'Etat, ces luttes en faisaient des person. - nages au-delà de tout soupçon. Cette liaison entre les dirigeants et les travailleurs a disparu aujourd'hui, mais les travailleurs ont du mal à le réaliser. Que Spaak soit un traître, encore, oui, ils l'admettent, mais Collard, c'est plus difficile. Que Van Acker soit un politicien bourgeois bien sûr, mais dire que Renard est aussi un politicard, c'est trop. Ils le disent, mais quand Renard paraît ils se taisent. Renard représente aussi une tradition et le rejeter n'est-ce pas aussi fouler aux pieds le drapeau et l’Internationale ! Mais il y a plus. Ce qui fit la force du mouvement a aussi fait sa faiblesse. Ce qui fit la force du mouvement, tous les témoignages nous le montrent, c'est la grande fraternité qui en est née. Dès qu'ils ont déclenché la grève les travailleurs se sont sentis libérés, les rapports humains ont changé, tout le monde du travail s'est rejoint dans un grand élan d'amitié. Pendant un mois il a existé deux sociétés en Belgique : d'un côté la société officielle a continué de vivre, le Parle- ment a continué de fonctionner, les officiers de commander, 44 lui a les conseils d'administration d'administrer. De l'autre côté il. y. a eu la société du monde du travail qui s'est créée dans la rue, dans les meetings, dans les piquets de grève, foulant aux pieds toutes les valeurs de l'autre monde, détruisant les rapports hiérarchiques, bafouant les sacro-saints principes de l'argent du monde des capitalistes, balayant l'individualisme, recréant entre les individus de véritables rapports humains, faisant surgir une société imprégnée d'amitié et de solidarité. C'est cette atmosphère qui a soutenu ce mouvement, donné son élan et toute sa combativité. C'est cette commu- nauté que beaucoup de travailleurs recherchent à recréer désespérément encore après la grève. Cette grande kermesse a baigné les travailleurs dans l'euphorie. La victoire ? Mais voyons, ne l'avait-on pas déjà réalisée ! Beaucoup ont cru que cette fraternité qui se dégageait du mouvement était la plus grande assurance de la victoire finale. Et là encore les travailleurs ont été victimes de leurs illusions. Certains n'ont pas voulu crier contre leurs leaders parce qu'ils ne voulaient pas rompre la grande fraternité. D'autres ont préféré se taire et attendre, quand ils voyaient les dirigeants syndicaux et politiques les bafouer. Beaucoup n'ont pas eu le courage d'affronter cette unité, de prendre la responsabilité de désagréger cette grande kermesse. Ils n'ont pas eu la force de le faire et c'est là, nous le savons bien, qu'il faut avoir le plus de courage. Se battre contre la police n'est rien à côté du courage qu'il faut pour affronter la bureaucratie quand cette dernière a l'appui d'une partie de vos propres cama- rades. Cette force là certains jeunes l'ont eu, parce que moins attachés aux traditions et moins liés à la population. Mais la classe ouvrière belge n'a pas pu, encore cette fois-ci, trouver en elle-même la force et la conscience nécessaires pour se libérer à la fois des bureaucrates « ouvriers » et des capita- listes. CRITIQUE DE LA GAUCHE Beaucoup de militants groupés autour du journal La Gauche ou dans les Jeunes Gardes Socialistes ont eux aussi critiqué les méthodes de la bureaucratie syndicale. Ils ont appuyé les travailleurs sur le principe de la grève générale. Ils ont appuyé et propagé l'idée de la marche sur Bruxelles. Ils ont poussé les manifestations, débordé les services d'ordre des syndicats, transformé les manifestations calmes et pacifi- ques en manifestations quasi-insurrectionnelles. Ils ont été en un mot le noyau des « durs » du mouvement c'est-à-dire l'avant-garde. La tactique et l'objectif de ces militants ont été de pousser le mouvement et ils ont en effet poussé le mouvement. Ce furent les militants les plus courageux et les plus dynamiques, 45 mais ils se sont heurtés à la bureaucratie syndicale et à celle du PSB. Si leur combat contre la bourgeoisie a été exemplaire, leur lutte contre les appareils et contre la démagogie des leaders syndicaux a été terriblement gênée par la conception même qu'ils se font du rôle de ces organismes. Ces militants ont été gênés par deux obstacles. Le premier : ils n'étaient pas organisés de façon auto- nome, c'est-à-dire qu'ils appartenaient soit au PSB soit aux JGS et que cette appartenance les a empêchés de radicaliser leur position. Les révolutionnaires se sont trouvés dispersés sans pouvoir coordonner leur ligne politique et leur tactique, car ils n'avaient pas d'organisation qui correspondait à leurs objectifs. De ce fait ils ont perdu une grande partie de leur énergie à combattre au sein même de leur organisation les tendances « molles » et opportunistes. Le second obstacle a été idéologique. Ces -militants ont eu trop confiance en la bureaucratie ; ils n'ont pas eu la force idéologique de rompre définitivement avec elle. La tactique pour ces militants honnêtes est de conquérir des postes de responsable dans l'appareil syndical ou politique, ou bien encore de pousser à la tête de ces appareils des mili- tants courageux et incorruptibles. Ils canalisent leur énergie dans ce combat et la plupart du temps ils sont battus par les opportunistes et les mous de l'appareil. Mais pour mener ce combat, ils sont obligés de faire des concessions à l'appareil, concessions basées sur la discipline et l'organisation. Ainsi les Jeunes Gardes ou militants de gauche s'interdi- sent-ils de dire au grand jour ce qu'ils pensent réellement pour ne pas briser la discipline de leur organisation. Sous le prétexte de faire croire aux travailleurs que la direction du syndicat et du parti n'est pas divisée, ce sont toujours les éléments révolutionnaires qui doivent se taire. Le respect de cette discipline les amène de concession en concession et leur interdit de dénoncer ouvertement la « trahison » de la direc- lion syndicale ou politique. Nous le disons carrément : ces militants se trompent. Ils seront toujours battus et minoritaires et s'ils acceptent de continuer ainsi à se taire, ils participeront eux aussi sans le vouloir à la trahison. Ces organisations, que ce soit le parti ou le syndicat, ne sont pas des institutions démocratiques. Ce sont des organismes qui tolèrent une certaine démocratie à condition que cette démocratie ne gêne pas la politique de la direction. L'élection de Van Acker au dernier congrès du PSB est un exemple frappant. Elle montre comment une majorité est trafiquée, falsifiée. Les principes de la démocratie au sein du parti sont les mêmes que dans la société capitaliste. C'est une démocratie pour les chefs du parti, pas pour la base. Quand M. Spaak démissionne de son poste de Secré- 46 que défend laire Général de l'OTAN pour se présenter en tête sur la liste des députés, cela se fait naturellement, sans que la base du parti puisse l'en empêcher. Qu'y a-t-il de commun entre M. Spaak, qui dit que de Gaulle doit diriger l'Europe, et les militants de base dont certains aident le FLN ? Entre la direction et la base il y a un abîme, et cet abîme est la preuve même que la démocratie n'existe pas. Les militants de gauche le savent et pourtant ils persistent à lutter au sein de ces organisations. Nous leur disons ; vous perdez votre énergie et même plus, car la direction de votre parti se sert de cette énergie pour sa propre cause. Vos idées réussissent à entraîner des travailleurs. Ce sont sur vos idées que ces travailleurs viennent à l'organisation, mais ce ne sont pas vos idées l'organisation. Vous n'aurez ni les micros, ni les colonnes de journaux, ni les responsabilités. Vous entraînez les jeunes et les travailleurs parce que vous êtes des militants honnêtes, les travailleurs vous font confiance, mais vous les entraînez à faire une politique qui n'est ni la vôtre, ni la leur. Vous faites la campagne électorale pour que M. Spaak défende l'Europe gaulliste bien que vous ayez des idées totalement opposées au gaullisme. Mais ce qu'il y a de plus grave c'est que, pendant que vous vous acharnez à démolir un bureaucrate, à remplacer un mou · par un dur, il y a le reste des problèmes que vous négligez. Par exemple quand les travailleurs belges étaient en grève la chose la plus importante à faire était de donner toutes les chances à ce mouvement. Vous avez tenté de le faire. En prenant à votre compte la marche sur Bruxelles vous aviez parfaitement raison. Mais que s'est-il passé ? La direction des syndicats et la direction du PSB vous ont interdit d'utiliser les micros pour défendre cette thèse. Ils vous ont interdit les moyens d'expression. Ils vous ont empêché d'organiser réelle- ment cette marche. Ils ont intrigué pour vous discréditer ; ils n'ont pas hésité à vous salir. Que fallait-il faire ? Rester disciplinés ? Qu'y avait-il de plus important ? La marche sur Bruxelles ou la discipline derrière Van Acker, Renard et les autres ? Vous avez choisi la deuxième solution. Vous avez capi. tulé. Vous n'avez pas été jusqu'à dénoncer votre propre direc- tion. Ce pas, vous n'avez pas voulu le franchir publiquement, et pourtant vous savez très bien que les travailleurs les plus combatifs avaient fourni cette étape. Il fallait leur donner confiance. Il fallait que ces travailleurs les plus dynamiques puissent retrouver chez vous l'expression de leur volonté. Vous avez enterré la marche sur Bruxelles et vous avez eu tort. Vous étiez conscients de la manoeuvre de la direction syndicale et du parti et vous vous êtes tus pour ne pas briser la discipline. Mais c'était le sort de la grève qui se jouait. Vous deviez 47 ces mettre toute votre énergie du côté de cette résolution ; contre. dire Renard, montrer la démagogie de l'abandon de l'outil. Si vous l'aviez fait que ce serait-il passé ? Une partie des travailleurs vous aurait suivi, une autre aurait peut-être refusé de le faire. Mais il fallait en tout cas engager la bataille contre la direction syndicale et politique car même si cette marche n'avait pas eu lieu, aujourd'hui beaucoup de travailleurs pourraient reconnaître que vous aviez raison. Vous avez lancé une idée, l'idée était partagée par la majorité des travailleurs, elle était juste ; il fallait la défendre jusqu'au dernier moment. Il fallait combattre votre propre direction avec autant d'énergie que vous avez combattu le Gouvernement et la police. Demain quand vous serez dans les assemblées pour détrô- ner tel mou au profit de tel dur, vous allez vous trouver seuls devant un appareil de bureaucrates. Les travailleurs ne seront plus avec vous, ils seront repartis chez eux, ne croyant plus à ces formes de lutte. Vous essayerez de les raccrocher, mais leur défaite leur aura enlevé un peu plus de leur confiance dans le parti et le syndicat, et les raisons qui vont les détacher de ces appareils sont positives, vous le savez. Ils auront pris conscience de leur trahison. Vous devez rester avec éléments les plus conscients et leur apporter votre soutien plutôt que de soutenir un appareil qui a fait échouer le mouvement. A l'intérieur vous serez seuls à lutter contre ces appareils inamovibles, vous userez et vous aussi peut-être irez rejoindre les dégoûtés dans la tristesse de l'isolement, Si nous pouvons vous le dire avec assurance, c'est qu'en France les choses se sont passées ainsi et que si la classe ouvrière ne veut plus se battre pour le moment c'est qu'elle n'a plus rien à quoi se raccrocher. Les militants qui s'effor- cent de recoller les organisations qui ont traîné les travailleurs de défaite en défaite n'arrivent plus à redonner confiance aux ouvriers, dont la méfiance est le résultat de plusieurs années de trahison et d'échecs. Nous le disons clairement : la bureaucratie ne peut mener les travailleurs qu'à la défaite. Vous vous taisez sur la bureau- cratie pour ne pas briser l' « unité ». Mais, vaut-il mieux que les travailleurs subissent leur défaite dans l'unité plutôt que dans la division ? Le problème est mal posé. L'essentiel est que les travailleurs prennent conscience de la réalité. Ce n'est que dans cette mesure qu'ils seront capables de vaincre. Il faut d'abord qu'ils soient conscients. Que cette prise de conscience amène au début une division au sein même de la classe ouvrière c'est fatal mais ce sont les travailleurs les plus conscients qui joueront le rôle d'avant- garde, ce n'est plus la bureaucratie. Dans les années qui viennent les travailleurs combatifs seront de plus en plus repoussés par la bureaucratie et ses vous ; 48 méthodes ; par contre cette dernière attirera les mous, les arrivistes et les carriéristes. L'avenir de la bureaucratie va dans ce sens. Il n'y aura pas de renouveau. Les vieilles géné- rations de lutteurs disparaîtront peu à peu de ses rangs, soit parce qu'ils seront éliminés par l'âge, soit parce qu'ils seront corrompus par les appareils, soit parce que la corruption de l'appareil les aura complètement dégoûtés. Nous devons envisager le mouvement ouvrier dans sa perspective historique et ne pas faire de la politique à la petite semaine. Peut être faudra-t-il que des luttes ouvrières soient encore écrasées ou vaincues pour que les travailleurs prennent claire- ment conscience, et du rôle de la bureaucratie et du leur propre. Mais ces luttes ne seront pas vaines si les révolution- naires savent les utiliser pour faire avancer la conscience des travailleurs. Quand les militants de gauche vous disent en aparté que la bureaucratie syndicale trahit les travailleurs, et demandent dans les meetings à ces derniers de faire confiance à la bureau- cratie, ils trompent eux aussi les travailleurs et ils se trom- pent eux-mêmes. Aujourd'hui, précisément un des motifs qui empêchent les travailleurs les plus conscients de radicaliser leur position est celui de l'unité. Dans des mouvements comme ceux de Belgique on trouve deux blocs bien distincts : d’un côté la bourgeoisie avec ses forces de police, et de l'autre les travailleurs. Mettre en ques- tion la direction du mouvement, critiquer les syndicats ou le PSB, n'est-ce pas affaiblir le camp des travailleurs face à l'adversaire ? N'est-ce pas démoraliser certains éléments du camp ouvrier ? La meilleure tactique n'est-elle pas de souder les travailleurs dans un seul bloc ? L’unité de la classe ouvrière est certainement une des conditions essentielles de sa force ; mais d'abord le principe de l'unité ne peut absolument pas être le prétexte à n'importe quel compromis. On ne peut pas toujours sacrifier l'action à l'unité. Ainsi quand la centrale chrétienne se refusait de parti- ciper au mouvement, les travailleurs belges devaient-ils sous prétexte d'unité s'interdire de faire grève comme les leaders de la majorité de la FGTB le leur conseillaient ? Les travail- leurs les plus combatifs ont répondu non. Ils ont lancé le mouvement et ils ont eu raison. Le prétexte de l'unité à tout prix ne sert en réalité que la bourgeoisie. L'unité totale des travailleurs ne se réalise que très rarement. Il y a toujours dans tous les mouvements une hiérarchie dans la combativité qui va du jaune au bagarreur. Prétendre qu'il faille attendre que tous les jaunes veuillent bien se décider à faire grève est de l'utopie pure et simple. Nous savons très bien qu'il y aura des travailleurs qui ne feront jamais grève à moins qu'on ne les y oblige. Ce ne sont 49 pas ceux-là qui déterminent un mouvement, ils ne sont qu'un poids mort. Si les grévistes sont forts, décidés, les jaunes ne se mon- treront pas ; si au contraire les grévistes se montrent indécis, faibles, sans initiative, si les grévistes ne s'occupent pas de la grève, restent chez eux à attendre, le poids mort des jaunes basculera vers les « forces de l'ordre ». Ils auront plus peur des patrons que des grévistes et arriveront ainsi à faire échouer le mouvement. C'est donc toujours sur la partie la plus décidée du mou- vement que reposent les chances de victoire. C'est cette partie la plus combative qui est capable par son dynamisme et son combat d'entraîner les moins combatifs. Par exemple, en France, lorsque tous les syndicats et partis de gauche invitèrent à manifester lors du 27 mai contre de Gaulle, cette manifestation qui rassemblait 500 000 per- sonnes n'avait aucune signification, dans la mesure où ceux qui étaient rassemblés étaient incapables de faire autre chose que de chanter la Marseillaise et de se disperser dès que le service d'ordre le leur demandait. Les journaux avaient beau saluer l'unité du peuple parisien, ceci ne voulait rien dire. La preuve c'est qu'au même moment où 500 000 personnes clamaient : « de Gaulle ne passera pas », le Président de la République appelait ce dernier à l'Elysée. On peut supposer que si à ce moment une minorité de dix à vingt mille personnes avait rompu le service d'ordre et avait lancé des mots d'ordre plus radicaux — qui en fait auraient brisé l'unité elle aurait aussi donné un autre sens à cette kermesse et aurait pu cristalliser un courant important. L’unité dans le calme, l'unité dans la passivité ne peut servir que la bourgeoisie. Cette unité-là, nous nous y opposons de toutes nos forces. Aujourd'hui en France la classe ouvrière ne bouge pas, et bien qu'elle soit unie dans sa passivité, nous n'en tirons aucune gloire, aucun avantage. Il y a d'autre part l'unité dans le combat. Quand une armée de grévistes décide de lutter pour ses objectifs, il n'y a que deux façons de réaliser l'unité des combattants, c'est-à-dire des grévistes. La première, c'est la discipline aux mots d'ordre. C'est la reconnaissance inconditionnelle de toutes les directives de ceux qui dirigent le mouvement. C'est l'obéissance aux chefs syndicaux, de la même nature que celle du gendarme à ses supérieurs. C'est la réduction des grévistes au rôle de simples exécutants. Cette unité là, nous lui dénions toute valeur parce qu'elle va à l'encontre du but que les travailleurs recherchent. Dans leur lutte les travailleurs résistent à l'oppression de la bourgeoisie et cette résistance a en elle-même un contenu libérateur. Les travailleurs ne veulent plus être considérés comme des rouages dans un appareil d'exploitation, ils veulent 1 - 50 montrer qu'ils sont des hommes. L'organisation de leur lutte doit être à la mesure de ce principe ; dans leur lutte les travailleurs ne doivent pas retrouver la forme de domination qu'ils subissent dans la société. Si, après qu'il n'a été qu’un pion dans la société capita- liste, les chefs syndicaux proposent à l'ouvrier de n'être qu'un pion dans son combat contre cette société, sa lutte n'a plus de sens. Cette obéissance correspond peut-être au niveau idéologique d'un gendarme, elle ne peut satisfaire un prolé- taire en lutte. Cette unité n'est qu'une unité de façade, elle a le même contenu que l'unité de l'armée. L'unité de l'armée n'existe que parce qu'il y a la prison et le conseil de guerre. L'unité ouvrière dans la lutte existe au départ parce que les travailleurs ont librement consenti le combat et qu'ils décident de le mener. Ils doivent l'assumer ; nous en arrivons ainsi à la deuxième façon de réaliser l'unité ouvrière. C'est la façon dont tous les mouvements populaires l'ont réalisée, depuis la Révolution française jusqu'à la Révolution hon- groise en passant par la Commune. C'est l'unité basée sur la démocratie des travailleurs. Cette unité là est solide dans la mesure où elle est basée sur la détermination libre et consciente de leur lutte par les travailleurs eux-mêmes. Quand un mot d'ordre sera donné il sera l'expression des travailleurs, si non de tous, du moins de la majorité et cela comme nous l'avons déjà vu a une répercussion sur le combat lui-même. Cette unité sur les décisions prises en commun nous devons la reconnaître comme valable, nous devons la défendre, mais c'est la seule. Quand les syndicats disaient aux travailleurs : « Il faut attendre pour faire grève, bien la préparer, etc... » et que ces derniers rechignaient, les syndicats brandissaient le mythe de l'unité. Quand les syndicats voulaient des meetings paci- fiques et ne voulaient pas que les travailleurs manifestent, ils brandissaient le slogan de l'unité. Le prétexte d'unité a servi à tout. Il n'a servi en réalité qu'une, cause, celle de la direction syndicale, celle des mous. Le principe de l'unité n'a été qu'un prétexte. Les ouvriers sont restés unis pendant un mois, ils sont restés unis derrière leurs chefs. On peut affirmer que cette unité n'a pas fait avancer les choses. Comme nous l'avons vu, pour les chefs syndicaux l'unité c'est l'unité derrière leurs mots d'ordre. Rien que cela. Ces chefs, les partisans les plus fervents de l'unité trouvaient très naturel de proposer le Fédéralisme wallon. Le principe de l'unité n'était qu'un piège. L'unité de la classe ouvrière belge a existé dans la lutte. Le mouvement belge a cristallisé toutes les bonnes volontés, a soudé les travailleurs entre eux. La communauté des travail. 51 1 leurs s'est retrouvée dans le combat, mais nous le disons immédiatement, si les dirigeants syndicaux continuent à mener les travailleurs de défaite en défaite, ils détruiront cette unité. Ce sont eux les briseurs de l'unité, les responsables de son usure. se LES LEÇONS DE LA GREVE POUR LES REVOLUTIONNAIRES Lorsque les bureaucrates du PSB se réunissaient et s'orga- nisaient pour lutter contre les durs ou pour remporter telle ou telle décision, les révolutionnaires, eux, trouvaient dispersés. Lorsque la direction syndicale organisait une manifesta- tion en prenant ses dispositions pour qu'elle se termine au plus vite, les révolutionnaires se trouvaient éparpillés dans la foule et en proie aux manoeuvres du service d'ordre et de la police. Les directions syndicale et politique avaient un distribuaient des tracts. Les révolutionnaires n'avaient même pas une ronéo pour exprimer leur opinion, et se contentaient souvent de diffuser La Gauche, qui, elle-même, avait un pied dans l'appareil politique du PSB. Le Gouvernement avait ses objectifs et sa tactique ; la bureaucratie avait ses objectifs et sa tactique. Les révolution- naires n'ont eu comme objectif et comme tactique, que de pousser le mouvement et d'appuyer les éléments les plus combatifs. C'était une attitude juste, mais absolument insuf- fisante étant donné l'ampleur du mouvement et les problèmes qui se posaient à lui. De ce fait, les révolutionnaires ont été en infériorité dans le mouvement ; ils n'ont pu empêcher la bureaucratie de conduire le mouvement à la défaite. Pourquoi ? En partie, parce que les révolutionnaires eux-mêmes se sont fait trop longtemps des illusions sur la bureaucratie. En partie, parce qu'ils n'étaient pas organisés. En partie, enfin, parce qu'ils n'ont pas vu assez tôt et assez clairement que l'objectif principal de leur action devait être de propager l'idée que le mouvement devait être dirigé par les Comités de grève des entreprises et des localités, démo- cratiquement élus et fédérés à l'échelle nationale ; que le mouvement ne pouvait pas continuer à piétiner sur place, mais devait passer à des formes d'action capables d'arracher la victoire ; qu'un mouvement de cette ampleur ne pouvait pas se limiter à demander le retrait de la loi unique, mais devait se donner des objectifs beaucoup plus durables et profonds. Une organisation révolutionnaire en Belgique aurait pu jouer un rôle décisif, d'abord en luttant pour l'épanouissement de toutes les tentatives de collectivisation du mouvement et de direction par la base, pour le rôle souverain de Comités de grève représentant vraiment la base et non nommés par la 52 bureaucratie ; ensuite, en faisant entrer en contact les travail- leurs des diverses localités et en aidant les organismes locaux à coordonner leur action ; enfin, en soutenant les travailleurs qui allaient le plus loin dans la lutte contre le capitalisme et en aidant le prolétariat à formuler clairement l'objectif de sa lutte, qui n'était certainement pas le simple retrait de la loi unique. Aucune de ces tâches n'a pu être réalisée, parce que les révolutionnaires, qui pourtant étaient loin d'être négligeables comme force numériqué au début du mouvement et qui se sont accrus à travers celui-cí, n'avaient ni une organisation, ni un programme, ni des méthodes d'action définies.. C'est la nécessité et l'urgence du regroupement des révo- lutionnaires dans une organisation et un programme prolétariens qui est aujourd'hui la conclusion la plus impor- tante qu'il faut tirer de l'échec de la grève belge. Les travailleurs ne pourront vaincre que s'ils sont aidés par les révolutionnaires, qui si ces derniers leur donnent confiance en leur propre force en démasquant la bureaucratie syndicale et politique, les aident à prendre en mains leur propre destinée en traçant clairement devant eux une pers- pective de reconstruction de la société sur une nouvelle base. Seule une organisation révolutionnaire peut accomplir cet immense travail. C'est à la construction de cette organisation que les révo- lutionnaires belges doivent travailler dès maintenant. sur D. MOTHE. 53 La loi unique et les " réformes de structure " La grève appartient aujourd'hui au passé. Cela signifie pour une bonne partie qu'elle appartient à ceux qui ont le moyen de donner au passé le visage qui leur convient. Il est hors de doute que le seul aspect de la grève que la bureau- cratie « socialiste » et syndicale est disposé à transmettre, le seul dont elle acceptera de parler, est celui qu'elle s'est efforcé de lui donner. Comme il a été montré dans les textes qui précèdent, la bureaucratie n'a cessé de s'opposer à un élargis. sement des objectifs de la grève, ainsi qu'à celui des moyens de lutte : le seul mot d'ordre qu'elle ait accepté de diffuser a été celui de lutte contre la loi unique et contre Eyskens. En tant qu'elle dispose de moyens lui donnant accès à la « mé- moire » du prolétariat, la bureaucratie a la possibilité de faire accepter par les grévistes l'idée que la grève n'a pas été autre chose qu'un moment de la lutte contre la loi unique, une phase 'de sa petite guerre parlementaire. Il vaut donc la peine d'examiner de plus près le mot d'ordre de lutte contre la loi unique, et pour cela la loi unique elle-même. La loi unique comporte une série de mesures destinées, d'après le gouvernement Eyskens, à redresser la situation économique de la Belgique. Celle-ci est caractérisée essentiel- lement par la stagnation de la production, la détérioration de la position de l'industrie belge sur le marché mondial, un déséquilibre de la balance des comptes extérieurs compensé jusqu'en 1959 par les revenus provenant du Congo. En même temps, la structure archaïque et rétrograde du budget belge dont les recettes sont basées essentiellement sur les impôts indirects -- combinée avec la stagnation relative de la production et des revenus, fait que les finances publiques présentent de façon permanente un déficit important. Mais il faut remarquer en même temps que ce déficit, par l'injec- tion de demande supplémentaire dans l'économie qu'il repré- sentait, empêchait que la stagnation ne s'aggrave et ne se transforme en dépression permanente. Or, devant cette situa- tion, que propose le gouvernement, par les diverses mesures contenues dans la Loi unique ? Eponger le déficit budgétaire en prélevant les sommes 54 nécessaires sur le pouvoir d'achat de la population. Plus concrètement : d'une part créer des impôts supplémentaires, d'autre part diminuer ses dépenses en supprimant dans certains secteurs comme celui des transports, l'aide de l'Etat et en remplaçant cette aide par l'élévation des tarifs, ou en rognant sur l'aide accordée aux chômeurs. Il s'agit donc essentiellement pour Eyskens de combler le déficit de l'Etat, et par là la loi unique ressemble à l'opération Pinay menée en France en décembre 1958. Mais deux différences fondamentales séparent les deux opérations : en France c'était le déséquilibre des finances publiques qui était à la racine des difficultés économiques du capitalisme, et la « remise en ordre » budgétaire était une condition immédiate de l'assainissement économique. En même temps, l'opération Pinay prenait place quelques mois après le prébiscite deux fois répété en faveur de de Gaulle, donc à un moment où la bourgeoisie était presque sûre que le prolétariat ne réagirait guère. Mais en Belgique, le déficit budgétaire était ce qu'il y avait de plus bénin dans le désordre entourant la bourgeoisie belge : la stagnation économique s'était installée dans le pays depuis 1957; une région entière, le Borinage, condamnée à la mort par suite de la crise charbonnière, devait être réorga- nisée autour d'industries nouvelles ; des grèves violentes avaient opposé il y a peu de temps mineurs et policiers et montraient que le prolétariat belge n'accepterait pas facile- ment de payer les frais d'une réorganisation économique. En dépit de tout cela, le gouvernement Eyskens n'a qu'une pensée : débarrasser l'Etat des charges excédentaires, équili- brer le budget. Inadaptée à la situation qu'elle prétendait guérir, la Loi uniqué était bien plus : contradictoire. Alors que le « mal » à guérir était la stagnation de l'économie le remède proposé était essentiellement déflationniste. La stagnation de l'écono- mie provenait d'une insuffisance de la demande dans ses diverses composantes : pouvoir d'achat des consommateurs, investissements intérieurs privés et publics, exportations. Les mesures prévues par la Loi unique n'eussent permis à aucune des composantes de la demande de relancer l'activité écono- mique : elles allaient même dans le sens contraire, puisqu'elles prévoyaient des ponctions sur le pouvoir d'achat de la popu- lation d'une valeur d'environ 10 milliards de francs belges, et la réduction du volume des investissements publics. Pour la demande extérieure, d'une part elle échappait de toutes façons au contrôle du gouvernement, puisqu'elle dépendait de la conjoncture internationale ; d'autre part les mesures que le gouvernement avait prises déjà en 1959 pour hâter la moder- nisation de l'industrie et le développement des productions nouvelles n'avaient eu pratiquement aucun effet : la Loi 55 unique estimait pourtant inutile de recourir à d'autres mesures que celles précédemment édictées sans succès. La Loi unique recourait donc à une politique de défla- tion, c'est-à-dire valable exclusivement en cas de lutte contre une économie en croissance trop rapide, au moment même où l'économie était en état de stagnation ; elle s'apprêtait à attaquer de front la population salariée alors qu'à de nom- breux signes la volonté de lutte de celle-ci paraissait s'être reconstituée. Ces contradictions ne deviennent compréhensi- bles que si l'on remarque que c'est tout le comportement de la bourgeoisie belge qui est contradictoire depuis de nom- breuses années (la tentative de restauration de Léopold, par exemple), mais plus particulièrement depuis les premières révoltes au Congo. Il y a un parallèle évident entre la poli- tique congolaise de la Belgique et sa politique économique : les deux témoignent de la même incohérence, de la même persévérance dans l'erreur, de la même stupidité. Cette stupidité, le parti socialiste en a fait sa joie. Ses leaders, députés et bureaucrates n'ont eu qu'à feuilleter la presse économique étrangère, les rapports des experts et les recommandations d'organismes internationaux pour y lire à la fois le diagnostique du mal, la critique de la Loi unique et les solutions à appliquer. Au nom de quoi, en effet, le parti socialiste a-t-il critiqué la Loi unique ? Quelle politique de remplacement proposait- il ? Sur les deux plans il existe une identité complète entre les analyses et le programme des bureaucrates et les nécessités d'une gestion adaptée du capitalisme. Entre les socialistes et Eyskens il y a un point d'accord : l'objectif final. Les deux ne doutent pas qu'il est essentiel de « relancer » l'économie belge, les deux posent le problème que soulève l'état de l'économie belge en des termes strictement techniques : il n'y a là pour eux qu'un problème économique, rien de plus. Sur le plan des moyens, il y a opposition : serait-ce que le « socia- lisme » ferait ici une réapparition qui expliquerait ce conflit ? Non, car l'opposition qui se manifeste ne reflète aucunement le conflit social : simplement, deux conceptions de la gestion du capitalisme sont en présence, ou plutôt, car c'est déjà trop, deux programmes de redressement de la conjoncture. Le programme du parti socialiste s'inspire en effet tout simplement des recommandations des économistes bourgeois, recommandations qui reflètent à leur tour des pratiques cou- rantes dans d'autres nations capitalistes. La seule différence entre le programme du parti socialiste et la réalité de la gestion d'économies capitalistes voisines réside dans le caractère extraordinairement timoré de ce programme. Celui-ci résume finalement à réclamer des « réformes de structure », c'est-à-dire une orientation plus moderne de l'économie, tout en laissant l'initiative de ces réformes aux capitalistes eux- se 56 mêmes : la nationalisation de l'électricité et du gaz et la création d'un organisme de « programmation » sont les seules mesures allant dans le sens d'un accroissement de l'interven- tion de l'Etat. Mais d'ores et déjà dans des pays capitalistes comme la Suède, l'Angleterre et la France le rôle de l'Etat est infiniment plus important que ce que le PSB réclame. Quoi. qu'il en soit, même si les socialistes avaient été moins timorés et avaient réclamé le transfert à l'Etat de compétences plus étendues, ils n'auraient fait encore que proposer une mesure qui découle de la logique même de l'évolution du capitalisme. Après plusieurs passages au pouvoir, les socialistes belges découvrent la possibilité d'une extension des attributions économiques de l'Etat : cela n'empêche pas que la bourgeoisie anglaise et américaine, par exemple, aient fait la même décou- verte, l'une avec Roosevelt, il y a 30 ans, l'autre après la guerre avec Attlee et Churchill. N'importe quel manuel contemporain d'économie politique enseigne que seul l'Etat peut assurer la croissance équilibrée de l'économie capitaliste, notamment par l'action anti-cyclique. Parmi les instruments nécessaires à l'Etat pour qu'il puisse assumer ce rôle de régula- teur de l'économie, se trouvent ceux que réclame aujourd'hui le PSB : coordination de la direction économique, contrôle de l'énergie. Les socialistes belges s'arrêtent là, mais les manuels, plus systématiques, poursuivent : nationalisation des indus- tries-clés, contrôle des investissements, contrôle de la demande salariale et soutien du pouvoir d'achat, etc. Pour que le PSB réclame la nationalisation de l'électricité et du gaz, il a fallu qu'un million de personnes descendent dans la rue et fassent crever de peur la classe dirigeante : il ne faut pas douter que lorsque deux millions de grévistes auront fait crever pour de bon la bourgeoisie, le PSB découvrira la nationalisation des industries-clés (privilège dont les ouvriers de chez Renault jouissent depuis 15 ans). Le PSB n'a rien fait d'autre, dans sa lutte contre la Loi unique, qu'exprimer le point de vue de la bourgeoisie « intel- ligente », point de vue qui n'arrivait pas à s'exprimer à l'intérieur des formations politiques traditionnelles de la bourgeoisie. Cette constatation, qui nécessite seulement un minimum de clairvoyance, et à laquelle la plupart des envoyés de la presse bourgeoise étrangère ont fait écho, réduit à rien les prétentions du PSB selon lesquelles il appartiendrait à lui seul de résoudre la crise. Le rôle joué par le PSB a été un rôle d' « extra » : les nécessités d'une gestion rationnelle du capi- talisme ne parvenant plus à s'exprimer à travers des forma- tions traditionnelles, c'est le PSB qui s'est fait leur porte- parole. A quelle fin ? Quelque temps après la grève, le poids du PSB dans le pays était déjà remis en question, l'issue des élections n'est nullement certaine et le camarade Spaak, qui n'a pas l'habitude de lier son sort aux causes perdues, prend ses distances. Quoi qu'il en soit, la seule question importante 6 57 est celle de la situation de la classe ouvrière à l'issue de la lutte qu'elle vient de mener. Puisque certains militants estiment que le sort du prolétariat est lié au PSB, c'est cette illusion qu'il importe d'analyser. Il existe en effet chez certains militants qui n'ont aucune tendresse envers la bureaucratie du PSB ou de la FGTB l'idée qu'une politique du type de celle proposée par la bureaucratie à propos de la Loi unique pourrait constituer le point de départ d'une action réellement socialiste, à condition d'être menée plus systématiquement et plus courageusement : cette idée est celle, notamment, de nombreux Jeunes Gardes Socia- listes. Confrontée à la réalité elle est cependant inacceptable : là où la lutte de la bureaucratie a été beaucoup plus énergique qu'en Belgique, en France par exemple à la Libération ou en Angleterre, l'issue de cette lutte n'a jamais signifié une évolu- tion ultérieure vers le socialisme. D'une part en effet le capi- talisme a parfaitement absorbé les réformes apportées par la bureaucratie ouvrière : là où cette bureaucratie n'est pas intervenue, comme aux Etats-Unis, c'est la bourgeoisie elle- même qui, triomphant de ses secteurs arriérés, a « réformé » son propre système. C'est la carence dans des pays comme la France ou l'Angleterre, de la bourgeoisie elle-même qui a permis à la bureaucratie ouvrière, prenant momentanément la direction, d'appliquer les réformes que celle-là aurait pu réaliser seule : le Labour Party ayant dû abandonner le pou- voir, le parti Conservateur a laissé intacte l'oeuvre de son prédécesseur, et la situation fut absolument identique en France. Mais si le socialisme n'a pas résulté des réformes opérées par la bureaucratie dans la structure de l'économie et de l'Etat, c'est pour une raison plus profonde : c'est qu'il n'existe aucun rapport entre ces réformes et le socialisme. Par exemple la nationalisation, dans le langage des bureaucrates, est synonyme de socialisme : qu'en est-il véritablement ? Quelle modification la nationalisation entraîne-t-elle dans l'usine ou au bureau ? Les ouvriers de chez Renault, les mineurs anglais et français, les employés communaux belges eux-mêmes ne la perçoivent pas. La raison en est claire : la nationalisation ne signifie rien sur le plan des rapports entre les ouvriers ou les employés et leurs chefs, les dirigeants des usines et des administrations : ces rapports restent inchangés. Elle n'intéresse que les rapports de deux entités avec lesquelles les travailleurs n'ont rien en commun : l'Etat et les proprié- taires privés. La preuve en est fournie d'ailleurs par les arguments d'un spécialiste des questions économiques dans le journal La Gauche. Dans cet article intitulé « Minimum » il est écrit : « Devant la carence de l'initiative privée belge les travailleurs « revendiquent donc (lire : devraient revendiquer) à bon « droit la mise en oeuvre de l'initiative publique. Ils exigent 58 « (lire : doivent exiger) que l'Etat fasse ce que la bourgeoisie « ne fait pas » (3 décembre 1960). Les travailleurs doivent donc exiger que l'Etat rationalise et planifie son économie et de plus qu'il crée une société d'investissements pour financer l'industrie privée et pour l'empêcher d'être écrasée par les grands trusts ! Nous citerons encore ici un passage significatif car ce texte vient de l'aile gauchiste du PSB et représente de ce fait l'idéal qui rassemble une partie de l'avant-garde en Belgique : « Nous avons évoqué plus haut la position difficile des usines même importantes lorsqu'elles sont indépendantes d'un grand trust. Les usines que construira la Société nationale des investissements se trouveront semblablement handicapées si l'Etat n'assure pas pour elles les trois services (recherche technologique, étude de marché, recherche opérationnelle) dont toute usine a besoin. Mais pourquoi limiter ce service aux seules entreprises publiques ? L'Etat distribue actuellement à l'industrie privée d'énormes subventions sur le taux d'intérêt. Cette aide n'atteint pas son but parce que le frein a l'initiative industrielle n'est nullement dans le manque de rentabilité des investissements mais dans l'impuissance des entreprises à faire ces investis- sements à cause de leurs dimensions insuffisantes ou de la structure de leur branche. Pour lancer une nouvelle fabrication il ne suffit pas en effet de construire une usine et d'acheter des machines. Il faut d'abord mettre au point des prototypes, sonder les marchés et tester le produit sur ces marchés. Ces études préalables sont longues et coûteuses. Elles exigent surtout une accumulation de données techniques, d'informations commerciales, de bre- vets dont seuls disposent aujourd'hui les bureaux d'études des grands trusts mondiaux... » Et plus loin : « En attendant il y a dans la création d'un tel centre une occasion de servir l'industrie même privée de façon infiniment plus profitable pour elle et pour tous que l'actuelle distribu- tion des subventions à la ronde ». On voit donc que, de l'aveu même de leurs partisans, les « réformes de structure » visent à renforcer le rôle économique de l'Etat capitaliste, ou à aider les capitalistes privés, ou les deux à la fois. Et c'est pour cet objectif que devraient se battre les travailleurs ! Sous leur forme la plus timide, qui est celle que leur donnent les socialistes belges, les réformes réclamées par la bureaucratie ne sont que des réformettes, le vin léger avec lequel le capitalisme se désaltère. Dans leur aspect le plus systéma- tique ces réformes entraînent d'importantes modifications du capitalisme : mais, ainsi que nous venons de le dire à propos des nationalisations, ce qui se trouve modifié c'est seulement le rapport existant entre l'Etat et les capitalistes privés, l'Etat 6. en fait 59 -4 . se voyant attribuer aux dépens de ceux-ci certaines fonctions économiques. C'est pourquoi à propos de la Loi unique, il est faux, pour ceux qui luttent avec le prolétariat et acceptent l'objectif de la gestion ouvrière de la production et de la société, de « reprocher » à la bureaucratie d'avoir adopté une attitude timorée vis-à-vis de la Loi unique : une politique plus combative eut été tout aussi condamnable tant qu'elle n'eut adopté d'autre objectif que les « réformes de structure », c'est-à-dire tant qu'elle eut continué de proposer aux travail- leurs de combattre pour la modernisation de la forme de leur propre exploitation. Et, en effet, pour certains « socialistes », les réformes de structure » se justifieraient parce qu'elles contribueraient à la modernisation du capitalisme belge. La question se pose alors : pourquoi la classe ouvrière devrait-elle se battre pour la modernisation du capitalisme ? Est-ce que cette moderni- sation, comme telle, améliore sa situation ? La réponse est : absolument pas. Que le capitalisme soit modernisé ou pas, la situation de la classe ouvrière dépend de sa combativité, de son rapport de force avec la classe capitaliste et son Etat. Même sous le capitalisme moderne, le niveau de vie de la classe ouvrière n'augmente pas automa- tiquement ; il n'augmente que si les ouvriers revendiquent et sont prêts à appuyer leurs revendications par la lutte. Et cette augmentation du niveau de vie est rachetée par une accélé- ration infernale du travail dans les entreprises, par une « discipline » constamment renforcée au sein de la production. Est-ce que la modernisation du capitalisme est une « étape nécessaire » qui nous rapproche du socialisme ? Absolument pas, il n'y a pas d'étapes nécessaires de ce genre. Si la révo- lution prolétarienne ne le détruit pas, le capitalisme traversera d'autres « étapes », après ce que nous appelons aujourd'hui le capitalisme moderne, il y aurait dans ce cas autre chose, qui serait toujours une société basée sur l'exploitation et l'oppression des travailleurs. La seule chose qui nous rappro- che du socialisme, c'est la lutte ouvrière culminant dans la révolution. Les transformations du capitalisme après chaque crise ne le rapprochent pas du socialisme, elles lui permettent au contraire de retrouver chaque fois un nouvel équilibre qui dure jusqu'à la prochaine crise. Dire que, au lieu de profiter de ces crises pour se débarrasser du capitalisme, la classe ouvrière doit l'aider à les surmonter en se modernisant, c'est en fait parler en avocat du capitalisme. La Loi unique envisageait une série de réformes, le PSB et la FGTB en proposaient d'autres : pour tous il s'agissait d'adapter le capitalisme belge à des conditions intérieures et extérieures nouvelles, pour Eyskens comme pour les diri- geants socialistes, il s'agissait aussi de prouver qu'eux seuls détenaient le secret de cette adaptation. La situation en était là lorsque, soudainement, les travailleurs firent grève. A partir 60 de ce moment la question économique n'était plus qu'une façade devant le véritable problème, celui du pouvoir, c'est- à-dire celui de la direction de la société. Comme nous l'avons dit, le prolétariat ne parvint pas à formuler clairement ce problème qu'il avait pourtant lui-même posé en descendant dans la rue. Ce qu'il parvint pourtant à faire, et ceci d'autant plus facilement que la chose n'avait et ne pouvait avoir aucun sens pour lui, ce fut de démystifier la question de la Loi unique : la situation créée par l'intervention du prolétariat reléguait au second plan la question qui jusqu'alors avait paru être la seule, celle de savoir qui, entre les bureaucratés socia- listes et les politiciens bourgeois traditionnels, sauverait le capitalisme belge. Le rôle des militants ouvriers ne peut donc en tous cas pas être de contribuer à réintroduire dans le proletariat une mystication dont celui-ci s'est débarrassé en janvier, il ne peut être d'appuyer les objectifs économiques ou politiques de la bureaucratie : « modernisation », conver- sion, nationalisation, programmation. Il doit clairement amener les militants à exprimer et à organiser ce qui est resté encore implicite en janvier : l'opposition totale du proletariat à l'exploitation capitaliste, modernisée ou archaïque, natio- nalisée ou privée, programmée ou traditionnelle, peu importe. S. CHATEL. 61 - 1 En Algérie, une vague une vague nouvelle En décembre 1960, les Algériens de toutes les villes pren- nent possession de leurs rues. La guerre dure depuis six ans, les forces de l'ordre sont partout renforcées à cause du voyage de de Gaulle, à Alger le réseau administratif-policier installé depuis la « bataille » de 1957 s'est fait plus serré que jamais, l'organisation de la wilaya a été « démantelée » quatre ou cinq fois, les Algériens n'ont pratiquement pas d'armes, tous les Européens sont armés, dans les grandes villes ils prennent même l'initiative des manifestations, cherchent à occuper les quartiers-clés, à faire basculer l'armée de leur côté. En dépit de tout cela, les Algériens « sortent ». Aussitôt les ultras s'évanouissent, tirant ici et là dans les manifestants algériens, appelant les paras à la rescousse. Le vrai problème est posé. Tous ceux qui parlaient au nom de l’Algérie, c'est- à-dire à la place des Algériens, se taisent. Les Algériens « manifestent », c'est-à-dire se manifestent, en chair et en os, collectivement. L'objet du litige intervient dans le litige, reti- rant à tout le monde la parole. Bien sûr cette intervention des masses urbaines modifie profondément les rapports de force : les ultras disparaissent du devant de la scène politique, la « pacification » et « l'inté- gration des âmes » se dissipent tout à fait, la politique de la « troisième voie » et de la « mise en place d'un exécutif provisoire » est ramenée à sa juste mesure, qui est celle de la rêverie, le GPRA surgit officiellement comme le représentant des Algériens, etc. Mais ce n'est pas en ce sens seulement que ces manifestations sont importantes ; ce n'est pas seulement parce qu'elles déplacent les forces sur l'échiquier algérien, c'est au contraire parce qu'elles contiennent la destruction de l'idée même d'un « échiquier politique », parce qu'elles portent au dehors un sens nouveau en Algérie de la politique. Tout s'est passé tout à coup comme si la guerre d'Algérie n'était plus d'abord une guerre : les fusils de l'ordre n'ont pas tiré sur les manifestants comme ils tirent automa- tiquement sur les combattants. Le rapport militaire est passé au second plan : entre CRS et manifestants le rapport n'était plus celui de la violence pure, mais à mi-chemin de la force et de la parole. Tout le monde a commencé à comprendre (sauf les paras) que la répression militaire n'avait aucun rapport avec le problème posé par ces manifestations, qu'il n'y avait pas une « rébellion à pacifier », mais que la révo- lution gagnait les masses. C'est pourquoi toute la presse de 62 gauche et de droite, française et étrangère, tous les spécia- listes de la « politique », y compris de Gaulle, ont conclu qu'il fallait se hâter de négocier, seule en effet la négociation peut arrêter le « péril », pense-t-on. Ce n'est pas sûr, mais ce qui l'est, c'est qu'ainsi le sens de la négociation éclate ; elle vise d'abord et avant tout à éliminer le danger d'un développement révolutionnaire. Or il y a une corrélation essentielle entre la nouvelle signification prise par la question algérienne et l'intervention politique d'une couche nouvelle de la population. Ce sont les jeunes des ateliers, des bureaux, de l'université, des lycées et des écoles qui étaient à la pointe du mouvement : la jeunesse urbaine. C'est elle qu'il faut comprendre si l'on veut expliquer ce qui se passe maintenant en Algérie. La nouvelle ville. Il y a, en Algérie comme dans tous les pays islamiques, une tradition urbaine bien antérieure à la colonisation, donc les institutions d'une vie collective intense : le quartier d'une vieille médina, la médina tout entière elle-même, existe ou peut exister socialement comme une unité, c'est-à-dire réagit ou peut réagir à une situation en tant qu'organisme. Cette unité se concrétise dans la topographie même des villes tradi- tionnelles : elles apparaissent comme fermées et impénétra- bles, mais seulement à l'adversaire, à l'étranger. En réalité la marquetterie presque continue des toits en terrasse, le réseau imprévisible des ruelles permet la circulation des informa- tions, des idées, des hommes, même quand les rues sont occupées, obturées par les forces de l'ordre. Mais la vie sociale de la médina traditionnelle est elle- même une vie traditionnelle. Là se réfugient les petits commerçants, les artisans que la concurrence européenne menace. La médina est sur la défensive, cernée par la ville militaire, administrative, commerciale que les Européens ont dressée autour d'elle. La petite bourgeoisie arabe précoloniale qui l'habite se replie dans le conservatisme, mais est incapable, par son expérience sociale, d'ouvrir à ses enfants une pers- pective de transformation réelle de leur vie. Les valeurs, les modèles de rapports humains, les manières de vivre, qui sont ceux de la culture maghrébine, sont réaffirmés (dans le mou- vement des Ulémas, par exemple), dans la mesure justement où ils sont contestés dans la vie réelle, c'est-à-dire dans la situation colonisée. En fait, dans les grandes villes les manifestations ont commencé par les banlieues. Dans ces périphéries urbaines se trouvait concentrée depuis la colonisation la plebe des paysans chassés de la terre par l'usurier, la faim, l'expropria- tion. Les bidonvilles qui cernaient et cernent les quartiers résidentiels sont l'expression immédiate, géographique de la présence impérialiste dans le pays : plus de travail sur les 63 terres, pas de travail dans les villes. L'ancienne paysannerie sans emploi, sans but, campe et se décompose aux portes de la richesse qu'on lui a volée. Tant que l'essentiel de la population algérienne des villes se partage entre la vie coutumière des médinas et la misère absolue des bidonvilles, il n'y a pas de futur pour elle. Son attitude par rapport à la société dans son ensemble, à celle des Européens en particulier est celle de la résistance, de la non-participation, éventuellement de la révolte — mais elle ne peut être agressive, conquérante. Mais depuis six ans que dure la situation révolutionnaire, une collectivité nouvelle s'est constituée à partir de la plebe en haillons et de la petite bourgeoisie traditionnelle. Cette nouvelle couche est à tous égards le résultat de la lutte des Algériens, elle est la fille de la révolution, et c'est elle dont on a vu en décembre 1960, s'étaler les images sur tous les journaux du monde. L'occupation administrative, militaire et policière de toute l'Algérie a suscité depuis quelques années dans les villes une activité économique, factice parce qu'elle est plaquée sur des rapports sociaux inchangés, mais réelle puisque des emplois administratifs et commerciaux ont été créés. La Délégation a fait construire de nouvelles cités à la place de certains bidonvilles. La scolarisation s'est développée chez les Algé- riens des villes après la période de boycottage des écoles par le FLN en 56-57. Un proletariat « moderne » est ainsi apparu et, même si en valeur absolue il est encore peu nombreux, son poids relatif dans la population des villes est sensible parce qu'il lui offre, en même temps qu'une expérience sociale réellement contemporaine du xxe siècle, de nouvelles perspec- tives, ou plutôt la nouveauté de la perspective, le futur. Mais surtout une nouvelle génération est arrivée maintenant à l'âge de comprendre, de travailler et de combattre : les enfants de 1954 ont à présent derrière eux sept ans d'insécu- rité, de terreur, de lutte, et ils n'ont que cela derrière eux. Il n'est pas étonnant que cette collectivité ressente le problème de l'Algérie, et cherche à le résoudre, d'une manière nouvelle. Les Algériens des nouvelles cités ne sont ni les restes momifiés de la société précoloniale ni les débris d'une colonisation impitoyable. En tant que salariés ils ont une expérience sociale toute différentes des petits bourgeois tradi- tionnels des paysans misérables ; dans le travail cette expérience n'est pas qualitativement autre que celle d'un « petit blanc » de Bab el Oued, tandis qu'elle l'est de celle d'un artisan de la Kasbah ou d'un mendiant. Mais cette situation de salarié se heurte à la persistance des barrières raciales et des attitudes anti-arabes dans la société algérienne en général, et elle doit se combiner aussi avec les modèles de conduite, les types de rapports humains qui viennent de la culture précoloniale. Bref les contradictions de la situation coloniale se trouvent, non pas effacées, mais soulignées, par ou 64 la « modernisation », c'est-à-dire la prolétarisation, de la vie urbaine. Il faut ajouter à cela que cette situation nouvelle s'est développée dans le climat de la révolution et de la répression. L'intégration apparente des nouveaux salariés à « l'Algérie moderne » recouvre en réalité une expérience continuelle de la violence subie. Par exemple ces cités nouvelles, aux noms prometteurs, avec leur hygiène et même leur confort de bon aloi, font figure d'oeuvre philanthropique. Mais en même temps leur géométrisme (ce rêve réalisé du policier qui dort dans l'architecte) accueille à merveille les opérations de police ; les lignes droites sont des lignes de tir, les apparte- ments-cellules sont hermétiques, perchés dans le ciel, n'ont qu’une issue. Une porte d'immeuble contrôle vingt apparte- ments, 150 personnes. Les « structures parallèles », c'est-à-dire l'organisation politico-administrative imaginée par les mili- taires pour épouser la société réelle, s'adaptent beaucoup plus aisément à cette topographie qu'à celle d'une médina. De ce point de vue ces nouvelles banlieues sont à la ville ce que sont les « regroupements » à la campagne. Ainsi les Algériens commencent à expérimenter les divers aspects de la vie moderne, les diverses formes de l'unique projet (inscrit jusque dans le béton des immeubles) de détruire toute communauté, de rapetisser tous les liens sociaux à la dimension de la plus petite famille, et encore... Cette expé- rience est d'autant plus aiguë que les rapports communautaires de leur culture traditionnelle persistent encore dans leur manière de vivre d'un côté, et que de l'autre leur nouvelle vie fait l'objet d'un contrôle minutieux et continuel : les entrées et les sorties du domicile sont enregistrées, il faut justifier les achats, l'emploi des revenus, les visites reçues, etc. L'appareil répressif qui surveille toute la vie quotidienne n'a probable- ment d'équivalent que dans l'usine moderné. C'est pourquoi les manifestations de décembre 60 et de janvier 61 avaient plutôt le sens d'une occupation d'usine que d'une descente dans la rue : les Algériens prenaient possession de leurs quar- tiers, résistaient activement contre les incursions des forces de répression, expulsaient les indicateurs, forçaient l'armée et la police à rester l’arme au pied à l'extérieur. II у ainsi une inversion continuelle du sens des initia- tives administratives, qui les retourne contre leurs promoteurs. Au Palais d'Eté, ces banlieues concrétisaient sûrement un rêve d'intégration, au moins d'association, des « musulmans »: elles sont devenus le foyer de la révolution vivante. a La nouvelle politique. Mais cette nouvelle couche sociale, qui est aussi une nouvelle classe d'âge, n'est pas seulement le produit de la situation. Elle en est en même temps le centre le plus sensible et le maximum de conscience. C'est en effet par rapport à ces 65 sans 2 jeunes, élevés dans la révolution, soumis à la répression, et, plus profondément, partagés entre la haine de l'Occident et la rupture avec la tradition, c'est par rapport à ces jeunes que le problème de l’Algérie se pose dans sa totalité, c'est-à-dire comme le problème de leur vie, de ce qu'ils vont devenir. Le contenu qu'ils donnent à la politique est commune mesure avec tout ce qui s'est fait et pensé en Algérie depuis des décennies à ce sujet. Les jeunes Algériens veulent en finir avec leur culture traditionnelle, qu'ils ressentent à la fois comme un frein à leur émancipation et aussi comme entretenue hypocritement par le colonisateur ; mais en même temps ils la respectent, ils la défendent en eux-mêmes contre la culture européenne qui l'assaille. D'autre part ils sont tentés de valoriser l'orga- nisation « européenne » (c'est-à-dire capitaliste) de la société parce qu'elle a l'air de pouvoir résoudre le problème essentiel de l'Algérie : la misère ; mais en même temps, ils savent qu'elle est l'organisation de l'exploitation, au moins de la leur. C'est dans cette espèce de chassé-croisé que vivent les jeunes des nouvelles banlieues. La ville pour eux, ce n'est plus ni la médina avec son contenu culturel relativement cohérent, ni simplement l'amalgame a-social des misères dans la frange des bidonvilles. Leur vie urbaine contracte en une seule expérience toutes les faces de la situation coloniale : la destruction de la culture coutumière avec l'attraction corré- lative de la culture européenne ; le refus de celle-ci avec la tentation de défendre les anciennes valeurs. C'est-à-dire au total l'anxiété et la disponibilité. Cette situation appelle la réponse d'une activité intense, une soif d'expérience et de savoir : communication des infor- mations, des hypothèses, mise à l'épreuve des « solutions >> dans des discussions constantes, perception du moindre détail de la vie comme significatif par rapport aux problèmes géné- raux de l'Algérie. La réalité sociale n'est pas étouffée dans la ouate des institutions, qui la rendent méconnaissable, mais l'individu la rencontre continuellement « à cru ». Cette vie réellement politique est tout le contraire d'une activité à part, d'une occupation spécialisée, d'une profession. Elle suppose au contraire la conscience que les problèmes généraux ne sont pas des problèmes séparés, autres que les problèmes quotidiens, mais que les problèmes quotidiens sont les plus importants, les seuls réels. --- A cet égard encore, les initiatives intégra- tionnistes de l'administration font boomerang : en voulant détacher par la conviction (par l'action psychologique) les masses du « séparatisme rebelle », les officiers SAS ne font qu'entretenir ce bouillonnement ; ils ont été emportés dans les manifestations comme des fétus. Et la répression ouverte elle-même n'y peut rien : la vie politique est encore plus intense dans les prisons et les camps que dans les médinas. Pour ces jeunes Algériens, la politique signifie quelque 66 chose qui n'existe pratiquement dans aucune classe sociale en France en ce moment : la discussion et la mise en oeuvre, collectivement assumées, de l'avenir de tous et de chacun. Qu'on se rende bien compte : un oranais, un algérois, garçon ou fille, de 15 ans, n'a aucun avenir prédéterminé. Rien ne l'attend, tout est possible. Dans un pays capitaliste moderne, un individu à 15 ans a déjà, quelle que soit sa classe, un mode d'insertion dans la société qui délimite assez étroitement son avenir. C'est du reste contre cette préfiguration actuelle de tout son futur, contre cette mort prématurée, qu'il proteste par la violence apparemment absurde des « blousons noirs >> par exemple. Les jeunes Algériens qui habitent les « ensembles modernes » de la banlieue sont des « blousons noirs » si l'on veut, avec cette différence que leur violence est efficace, parce que c'est elle, et en définitive elle seule, qui sculpte la figure de leur vie. Quand les ultras d'Alger disaient que le FLN n'était qu'une « bande de blousons noirs », ils exprimaient bien sûr leur songe : que la société telle qu'elle existe ait raison des « jeunes voyous » qui ne veulent pas accepter leur destin ; mais en même temps ils l'exprimaient à partir du fait, évident sur place, qu'une mentalité nouvelle, comparable à celle des villes modernes, surgissait dans la communauté algérienne. Ce que les jeunes Algériens ont manifesté dans les villes en décembre 60 et janvier 61, c'est l'apparition de cette nou- velle collectivité, avec l'intensité de sa vie politique (sans guillemets). Le Front et les manifestations. Ils n'ont pas manifesté pour porter Abbas au pouvoir même s'il est vrai qu'Abbas viendra au pouvoir en se faisant porter par leur manifestation. Ils ont manifesté pour le sens de leur vie, et cela excède énormément le GPRA : un gouver- nement ne peut pas être le sens de la vie. Aucun d'eux, si l'on excepte ceux qui se voient déjà ministres, ne peut se dire : mes problèmes seront résolus du jour où l'Algérie sera une, République indépendante. En fait les discussions politiques, les hypothèses, les solutions qui circulent concernent beaucoup plus le contenu de la vie dans l’Algérie indépendante que le problème formel de l'indépendance. L'indépendance n'est pas un problème pour eux, s'il s'agit de la forme constitutionnelle de l'Algérie future et des « liens » ou non avec la France. Pour eux le problème de l'indépendance, c'est celui de savoir quoi faire quand on ne dépend plus de ce qui vous dominait. De ce point de vue, ils sont déjà indépendants, déjà en avant des négociations, en train de se demander ce qu'il faut faire des terres, de l'Islam, des rapports entre les hommes et les femmes, des Européens qui travaillent, des patrons européens ou non rejoignant ainsi les préoccupations des ouvriers algériens les plus formés, en France et en Algérie. 67 On ne comprend rien à tout cela, on ne perçoit rien de la signification de la lutte des Algériens, si on se contente d'apprécier les manifestations de décembre et de janvier comme une « belle démonstration du FLN ». Pour les malins de la « politique » le GPRA a « marqué un point », voilà tout. L'échiquier s'est modifié, Abbas devient décidément un partenaire sérieux ; on peut, il faut discuter avec lui. Donc voter oui, ou non (selon les exégèses), au référendum, pour arrêter la partie et prononcer le « match nul » (sic, Le Monde du 21 février 61). Du même coup on peut se livrer au jeu passionnant des pronostics, des « tuyaux », du bourguibisme. Il faut le dire tout net : il est bien fondé, le mépris que les jeunes Algériens portent aux « politiques » français. Voir une partie d'échecs ou de football là où une population entière affronte sans armes des centaines de milliers de fusils, de mitraillettes et d'indicateurs, afin de faire savoir simplement qu'elle veut le pain et la liberté, cela donne la mesure de la dégénérescence de la « politique » dans ce pays. La philo- sophie politique dominante chez les spécialistes, y compris << de gauche », c'est celle du ministère de l'intérieur : il n'y a que des dirigeants, des « agitateurs » ; les. « masses » sont des intermédiaires entre eux-mêmes ; ils les remuent et ils disent : vous voyez, les masses remuent, causons. Déjà la latente complicité des « chefs », même ennemis, se fait jour par-dessus la tête des combattants, des militants. Mais on ne peut pas, disent les malins, contester la coordi- nation des manifestations, leur synchronisation avec le voyage de de Gaulle, leur « orchestration ». -- Nous voyons bien en effet leur coordination et nous voyons bien leur opportunité. Comment nier que ces manifestations aient été organisées ? Mais tout le problème est celui-ci : qu'est-ce que veut dire « organisées » ? Vous voulez dire que les manifestants ont été agis par une organisation, par une force qui les impulsait, les dirigeait. Nous disons que les masses ont agi en s'organi. sant au fur et à mesure de leur action, et que l'action d'émis- saires spéciaux et clandestins n'explique rien. Est-ce à dire que le FLN n'a joué aucun rôle dans le déclenchement des événements ? Dans leur déclenchement, sûrement si. Mais à l'intérieur des manifestations il n'a joué aucun rôle réel en tant qu'organisation différenciée, c'est-à-dire extérieure à la population. Ce n'est plus le FLN comme appa-.- reil qui a monopolisé la conduite des opérations, mais des milliers de garçons et de filles, d'hommes et de femmes des villes algériennes qui ont pris immédiatement sur le terrain les initiatives nécessaires. Cela suffit à réfuter la vision poli- cière-bureaucratique de la politique et de l'histoire. Il n'y a pas de preuve à donner qu'il s'est passé quelque chose d'absolument nouveau en Algérie en décembre. Les Algériens dans les rues sont cette preuve. Mais les spécialistes ne parviennent pas à s'en convaincre. Il leur faut chercher 68 pour « expliquer » les manifestations une initiative du MNA, ou encore (dans la mythologie « défense de l’Occident ») du PCA. C'est qu'il y avait un divorce trop évident entre les paroles apaisantes d’Abbas à Tunis, par exemple, et l'intensité persistante des manifestations. Si ce n'est pas le FLN, c'est donc quelque frère cadet, pensèrent les experts. Il fallut pour- tant y renoncer : on ne pouvait, dans cette logique arithmé- tico-militaire, expliquer une mobilisation beaucoup plus nombreuse qu'aucune autre auparavant par un appareil beau- coup plus faible que le FLN, voire quasi-inexistant. Si bien que les experts restèrent, et restent, médusés par cette situation comme par un monstre logique. Preuve que leur logique est un monstre. Nouveau courant. annonce D'ores et déjà le problème de l'Algérie se trouve, du fait de l'apparition de cette nouvelle force, sensiblement déplacé. En même temps que le GPRA et le gouvernement français, pour quantité de raisons qu'il est inutile d'énumérer, s'orientent vers la recherche d'un compromis, un obstacle nouveau surgit. Au moment où la question algérienne allait enfin pouvoir quitter les djebels et réintégrer le silence des chancelleries, où ici et là les dirigeants commençaient à pouvoir en faire leur affaire, cette vague nouvelle une nouvelle menace. Dans l'immédiat cette menace vise le sort des vies et des biens français en Algérie. Il a fallu l'énorme poids des forces de l'ordre pour empêcher que les Européens soient livrés à la justice populaire des Algériens. Sans doute y a-t-il eu des provocations de la part des « petits blancs » les plus excités et des ultras les plus consquents. Mais là n'est pas l'essentiel. Ce n'est pas à tel ou tel acte individuel que les Algériens réagissent comme à une provocation, mais c'est à la situation elle-même. La lutte a été si dure et la conscience de leur invincibilité est telle que la prolongation de l'occupation militaire française, le maintien de la domination de la mino- rité européenne apparaissent comme intolérables et suscitent une contestation quasi permanente chez les Algériens. De ce point de vue la situation a complètement basculé : le rapport colonial n'est plus toléré par les colonisés, et plus précisément ce qui fondait ce rapport, c'est-à-dire l'acceptation par les Algériens eux-mêmes, dans leur vie quotidienne, de leur asservissement, le consentement à leur propre oppression, a disparu. Se taire, avaler l'humiliation, attendre, ne rien laisser paraître, c'est cela que les jeunes Algériens des villes ne savent plus faire. En criant publiquement leur volonté d'indé- pendance, en levant partout les défis que leur lançaient les pieds-noirs, en prenant ici et là l'initiative de l'offensive, ils ont rompu irréversiblement avec leur existence de colonisés. L'affrontement des communautés était l'affrontement du pré- 69 DURANTE sent et du passé ; les Algériens voulaient se faire reconnaître comme des égaux par les Européens. Mais les Européens ont eu peur, parce qu'ils ne peuvent consentir à cette reconnais- sånce sans supprimer du même coup leur domination, sans abolir leur représentation du monde. Ceux qui peuvent partir partent ou partiront. Pour les autres, il leur faudra sûrement une génération pour s'accepter en tant qu'Algériens. C'est cette situation qui donne au problème du statut futur des Européens son acuité. Il est évident que le GPRA comme tel a intérêts à ménager les capitaux français, et par conséquent à accorder aux ressortissants français des privi- lèges de nationalité. Mais il est certain également que la jeune génération urbaine aura du mal à accepter que se perpétue, sous la forme de ces privilèges, le rapport colonial qu'elle rejete de toutes ses forces. Tant que l'égalité absolue dans les rapports entre les communautés ne sera pas instituée, la tension persistera, et par conséquent les relations qui auront été établies entre le capitalisme français et le nouvel Etat risqueront d'être remises en cause. De ce seul point de vue déjà, une stabilisation de la situation par un gouvernement algérien s'avérera difficile. Car d'un côté on ne voit pas que celui-ci ne soit contraint d'amé- nager des étapes, des transitions, et par conséquent de faire des concessions à l'impérialisme en particulier sur la question des biens français. Mais de l'autre, on voit mal qu'il puisse endiguer de façon stable la force de contestation radicale de la colonisation qui s'est manifestée ces derniers mois dans les villes. Ce que les manifestations ont signifié de ce point de vue, c'est que le contrôle du FLN sur la population n'était pas inconditionnel. Plus précisément une certaine rupture entre l'organisation extérieure, étroitement tenue en laisse par le GPRA, et la révolution intérieure s'est déjà esquissée. A la limite les cadres exilés, qu'ils soient militaires ou politiques, tendent à avoir une vue abstraite de la réalité algérienne ; ils posent les problèmes beaucoup plus du point de vue des relations avec l'impérialisme français et des relations inter- nationales en général (c'est-à-dire des relations avec les Etats) que par rapport aux problèmes concrets que rencontrent les masses ; depuis six ans ils se sont forgés une mentalité d'admi- nistrateurs, de personnalités, de fonctionnaires, ils sont deve- nus l'Etat. La nouvelle couche que constitue la jeunesse salariée des villes bien qu'elle ne soit pas « politisée » au même sens que les cadres, a dans sa majorité une expérience beaucoup plus riche et beaucoup plus radicale de la situation, donc un niveau politique beaucoup plus élevé qu'eux. Par conséquent, au-dessous des tendances qui commen- çaient à trouver leur expression au sein des organisations notamment la tendance des syndicalistes de l'UGTA —, et qui, à échéance, seront amenées à exprimer plus nettement qu'elles ne l'ont fait les solutions qu'elles préconisent pour les problè- 70 mes, de l'Algérie indépendante, un courant révolutionnaire au sein des masses elles-mêmes, surtout au sein de la nouvelle couche de la jeunesse urbaine, commence à se dessiner. Sans doute le GPRA s'apprête-t-il déjà à le faire rentrer dans l'ordre, dans son ordre : il peut capter une partie de cette force en attelant les jeunes à la tâche de construire la nouvelle société, il peut réprimer ce qui résiste (1). Mais dans tous les cas il faudra bien qu'il s'aliène une fraction impor- tante de la jeunesse : la conscience acquise par celle-ci, sa participation au modelage de sa propre vie, les exigences qu'elle commence à manifester quant au sens à donner à la révolution, — tout cela ne se laissera pas facilement apaiser. Cependant le développement ultérieur de ce courant dépend de sa consolidation actuelle. En particulier, si la jeu- nesse algérienne qui a grandi dans la révolution ne parvient pas à exprimer de la façon la plus claire et la plus complète possible son expérience et sa revendication, elle sera plus aisément jugulée par la bureaucratie nationale. Une telle consolidation doit constituer l'objectif immédiat des éléments les plus conscients par rapport au problème algérien. Cela ne veut pas dire que l'objectif de l'indépendance inconditionnelle de l’Algérie doit être placé au second plan. En fait la question posée par ce nouveau courant, et qu'il faut développer, n'est rien d'autre que la question de l'indépendance, mais envisagée dans son contenu réel. L'indépendance est seulement une forme et le courant dont nous parlons a déjà effectué la critique de cette forme du point de vue de la réalité sociale de l'Algérie indépendante. Il faut donc que le travail de discussion et de clarification qui peut d'ores et déjà être entrepris avec des camarades algériens se place au niveau de conscience auquel ils sont parvenus, et non au niveau d'inconscience ou de complicité bureaucratique où stagne la « gauche » française. Ce travail doit aboutir à l'élaboration d'un programme de la révolution algé- rienne. Sans vouloir aucunement préjuger du contenu de ce programme, il est possible dès maintenant d'en indiquer les principales têtes de chapitre : -- question de la terre (expro- priation des grandes compagnies ; partage et collectivisation ; fermiers, petits propriétaires, ouvriers agricoles) ; -- question de l'industrialisation ; --- problème de problème de la « solution » chinoise ou cubaine, et de la bureaucratie en pays sous-développé ; problème des syndicats, de leur nature, de leur rôle dans ces pays ; --- rapports avec Tunisie et Maroc (critique des « solu- (1) Un camarade très bien informé, auquel nous devons une meilleure compréhension de la situation en Algérie, nous suggère que telle serait la fonction réservée aux deux armées extérieures (aux frontières tunisienne et marocaine) ; disciplinées comme n'im- porte quelle armée bourgeoise, encadrées par des militaires de carrière venus de l'armée française, armées avec du matériel lourd et moderne, maintenues sous le contrôle direct des cadres du GPRA, elles appa- raissent comme la future force de police de la classe dirigeante. 71 tions » tunisienne et marocaine ; possibilité de créer un front révolutionnaire du Maghreb ; signification de l'Union natio- nale des Forces Populaires au Maroc); – internationalisme et rapports avec les courants révolutionnaires dans les pays capitalistes et bureaucratiques modernes ; - sens et sort des structures traditionnelles en Algérie : famille, communautés, religion ; les Européens en Algérie ; -- problème des langues, de l'enseignement, et plus généralement de la culture. Ces questions ne sont pas des questions de spécialistes, ce sont celles qui sont débattues tous les jours entre les Algériens quand ils réfléchissent au sens de leur révolution. Même quand elles ont un aspect « technique », comme pour les terres, leur solution est nécessairement politique ; les techniciens peuvent définir les choix possibles, mais c'est aux seuls Algériens de savoir ce qu'ils veulent et d'imposer les solutions. Chacun a eu et continue d'avoir une expérience particulière de la situation révolutionnaire, a rencontré sous une forme concrète l'un ou l'autre de ces problèmes, lui a donné ou a songé à lui donner telle ou telle solution. C'est cette richesse de l'expérience accumulée par la jeunesse des villes, par les paysans dans les maquis et les centres de regroupement, par les ouvriers en France et en Algérie, que doit cristalliser le programme révo- lutionnaire, c'est d'elle qu'il doit tirer les leçons. Alors, et alors seulement, la signification réelle de la lutte des Algériens ne sera pas perdue. Jean-François LYOTARD. : 72 1 | 1 Dix semaines en usine (fin) (1) UNE SOCIETE TOTALITAIRE. Une grande unité industrielle qui utilise dix, vingt, trente ou quarante mille personnes pour produire à une échelle immense des produits industriels souvent très complexes se heurte à des problèmes qui paraissent quasi insolubles dans le cadre de la société existante. Pourtant l'industrie moderne a pratiquement résolu tous les problèmes qui se posaient à elle. La preuve en est que la société industrielle moderne existe et qu'elle sert de base à une civilisation qui ne cesse de s'étendre dans le monde. Mais si elle a résolu ses problèmes, c'est en en posant on devrait dire en en créant - d'autres d'une ampleur insoupçonnée. Nous avons vu que le premier et le plus important de ces problèmes est sa capacité d'absorber dans toutes les couches de l'ancienne société une masse croissante d'hommes et de femmes qu'elle modelera ensuite à la morale industrielle de la production croissante à tout prix. Mais il lui faut faire plus. Il faut que ces hommes et ces femmes, aux intérêts et aux formations disparates, utilisés à des emplois différents, assurent plus ou moins harmonieuse. rhent un travail collectif. On sait que la solution qui a été trouvée à ce problème c'est la parcellarisation du travail. Il faut que les tâches soient suffisamment simples pour que tout le monde ou presque puisse les effectuer et les effectuer suffi. samment rapidement. Cela n'a pas été sans mal. Briser ainsi le travail, le décomposer en simples tâches de plus en plus fragmentaires rest aussi briser l'unité « naturelle » du pro- cessus productif. Il faut alors être capable de reconstituer, pour ainsi dire idéalement, cette unité. D'où la multiplication des burrana 1vchniques, de planning, de contrôle, de dispat- ching. C'est la raison pour laquelle l'usine n'absorbe plus presqu'uniquement à un seul de ses pôles les éléments étran- gers, mais à deux. C'est justement ce phénomène qui engendre l'essentiel des nouveaux problèmes créés par l'industrie moderno. Contest pas seulement qu'il faut que les gens qui sont employés (lll pôle de la direction soient aussi imbus de la morale 0.5, lui rendement. Ce n'est pas seulement que, comme nous l'avons rili, ces deux univers qui se forment ainsi au sein de l'unino soient étrangers l'un à l'autre. Ce n'est pas seule- (1) La première partie de ce texte a été publiée dans le N° 31 de Socialioma 011 Burburic. - 73 ип ment enfin que cette extériorité réciproque pousse la produc- tion élémentaire au niveau de l'atelier à se situer sur troisième terrain, purement empirique, qui est pratiquement la négation des deux autres. Si ce n'était que cela, on pourrait .constater que cela se résoud tant bien que mal dans la vie productive quotidienne. Le tout certes avec des pleurs et des grincements de dents, mais sans pour autant poser les prémisses d'une nouvelle société, ainsi que tout le monde le perçoit vaguement. Le plus important c'est que l'usine moderne a ainsi créé un monde contradictoire, dont les forces internes homologues se repoussent l'une l'autre, alors que la production parcellarisée ne peut fonctionner qu'au prix d'une centrali- sation rigoureuse. Le plus important c'est que cette nouvelle société en microcosme ainsi créée devrait éclater. Or si précisément cette société n'éclate pas c'est parce c'est une société totalitaire, le totalitarisme étant la seule méthode pour maintenir l'union des contraires. Disons les choses simplement. Une partie - et une partie croissante — des gens qui sont employés dans une usine ont pour fonction essentielle, si ce n'est unique, de robotiser l'autre partie du personnel. Or non seulement les robotisa- teurs de la fourmillière ne sont, pour ce qui est de leur grande masse, ni privilégiés, ni même favorisés, mais encore ils sont eux-mêmes soumis à une forme de robotisation croissante du travail de bureau. Ces deux pôles objectivement antagoniques ne sont pas socialement antagoniques, ou si l'on préfère ne constituent pas d'une part une couche exploitée et de l'autre une couche privilégiée. Bien au contraire sur le plan élémen- taire mais réel des rémunérations ce sont souvent les exécu- tants matériels qui sont les mieux payés. Une telle société est inviable sans un contrôle quasi total des individus qui la composent. En effet de deux choses l'une : ou bien le pôle exécutant se révoltera aveuglément contre le pôle dirigeant qui l'enserre dans un corset de moins en moins supportable ; ou bien les « exécutants » du pôle dirigeant feront alliance avec les ouvriers de l'atelier. Or on constate qu'aucune des deux choses ne se passe à une échelle significative. Pourquoi ? Parce que dès leur entrée à l'usine les gens sont enserrés dans un système que l'on peut et que l'on doit qualifier de totalitaire. Voyons ce que cela signifie concrè- tement. Il suffit de huit ou quinze jours à peine le temps de son apprentissage à l’O.S. de l'atelier pour vomir son travail et n'avoir plus qu'une seule idée en tête : en sortir. Aucun homme normal ne peut réagir autrement. Or la promo- tion au sein du travail ouvrier est en fait impossible pour la simple et bonne raison qu'il n'y a plus d'emplois qualifiés. Sur le plan ouvrier, O.S. il est, O.S. il restera. Il ne lui reste qu'une solution : passer de l'autre côté de la barricade. C'est- à-dire, après passage dans une école de l'usine, ou devenir chef . 74 - d'équipe ou devenir agent technique. Soit en clair ou passer dans l'encadrement direct ou être transféré dans le pôle diri- geant. La plupart du temps cela dépendra de sa formation antérieure, de son bagage culturel. Surtout dans le second cas, car dans le premier des considérations de servilité entreront largement en ligne de compte. Or une partie très considérable et on peut dire croissante du recrutement autour du pôle dirigeant s'effectue suivant cette voie interne. Ainsi il n'existe plus de promotion ouvrière, il n'y a plus que des promotions que l'on peut qualifier d'antagoniques, des promo- tions qui font passer d'un pôle à l'autre. Parmi les mensuels par contre il existe une filière certes très étroite - vers des postes supérieurs. Cette filière mène à ce que l'on pourrait appeler les cercles dirigeants intérieurs. Elle est loin d'être facile ; le recrutement se fait largement directement au dehors. Pour ceux qui restent au niveau inférieur, c'est-à-dire pour la majorité, la situation sera celle du robot de bureau, mais au moins ils auront échappé à la chaîne ou à la machine. L'ensemble de ces phénomènes ne prennent cependant tout leur sens que si l'on considère la nature du recrutement industriel moderne. Nous avons vu que la grande usine opère son recrutement dans toutes les classes et couches de la société. L'O.S. moderne n'est pas, pour la plupart du temps, un prolé- taire, il est au mieux un individu en processus de prolétari- sation. Pou ce qui est du recrutement interne l'individu que l'on peut appeler ľ« O.S. des bureaux » représente un cas où le processus de prolétarisation a été dévié, où ce processus a été transféré sur le second pôle d'attraction de l'usine, le pôle dirigeant. Dans ce cadre, la définition du totalitarisme « parfait » (qui évidemment n'existe pas) serait celui d'une « société » ou le recrutement du pôle dirigeant antagonique au pôle exécutant se ferait exclusivement d'une manière interne et en partant toujours du pôle exécutant. C'est en fait ce qui se passe dans les sociétés bureaucratiques. Mais alors dans cette optique la notion de promotion prend une coloration toute particulière : c'est un mode totalitaire de cooptation dans l'appareil dirigeant. Tout d'abord on se trouve en présence d'une société entièrement fermée. Certes elle puise sa popula- tion à l'extérieur, puisqu'elle ne se reproduit pas elle-même, mais après ce premier acte qui consiste à se procurer une matière humaine qui est à ses yeux indifférenciée (qu'importe que dans sa vie pré-industrielle l'élément ait été paysan, clochard, employé de commerce ou agrégatif de philosophie, puisque cette vie pré-industrielle est une non-vie, tout juste utérine) les processus essentiels de différenciation sont pure- ment internes. Ensuite, dans sa grande masse, la population qui est antagoniquement polarisée est quant au fond identique: c'est une population composée à 90 % d'exécutants. Enfin, 75 dans le cas idéal, tous ont été formé dans une matrice unique: le travail d'O.S. machine. Tous sortent du bagne ou de l'enfer, comme on veut, mais de ces frères jumeaux certains accèdent au paradis mineur des organisateurs du bagne ou de l'enfer, Ils n'en sont pas moins traités en esclaves, mais ce sont des esclaves dirigeants, le double antagonique de leurs frères de malheur. Oui, considéré sous cette optique, l'intérêt passionné que porte l'industrie moderne aux cas particuliers, aux cas humains (mon pauvre, vous étiez représentant de commerce et vous êtes 0.S., peut-être pourra-t-on vous faire rentrer dans les bureaux) n'est que l'expression de la cooptation totalitaire. L'intérêt « humain » n'est dans ce système, et ne peut être que le mécanisme régulateur de l'absorption antagonique. Régulateur, on peut le nommer ainsi parce que c'est lui qui permet de désamorcer le potentiel explosif de cet antagonisme lui-même. L'OUVRIER. Que devient l'ouvrier dans ces conditions, celui qui reste ouvrier, O.S.? Eh bien ! c'est très simple : il compense, il surcompense même, comme diraient les psychanalystes. Sorti de l'usine, il n'est plus ouvrier et surtout il n'est plus O.S. A l'atelier vous le voyez en sueur, couvert de poussière, en savates, plus habillé d'oripeaux que de bleus de travail. Il mange dans une gamelle, directement sans assiette et fume ses cigarettes par bout durant ses rares et fragmentaires moments de répit. Quand sonne le klaxon tant attendu il se précipite aux vestiaires, prend une douche ou se lave rapidement par morceaux, quitte tous ses effets de travail y compris ses sous- vêtements et se rhabille entièrement de neuf, avec une chemise blanche, une cravate, un costume croisé et l'hiver un loden. Puis il prend une serviette, genre serviette de représentant pour y remettre sa gamelle et tout autre chose qu'il lui faut ramener. Dans le métro personne ne pensera qu'il vient de passer 8 à 9 heures à un travail pénible, salissant et abrutis- sant. Il singe la bourgeoisie direz-vous. Non. C'est à la fois différent et pire dans un sens. Il s'identifie à son double, à son jumeau antagonique, l'homme des bureaux, l'esclave mineur qui garde les mains propres et qui est payé au mois, le planqué qu'il n'a pas pu ou pas voulu être (souvent ques- tion de paye). Certes tous ne sont pas comme ça. Ce sont surtout les jeunes et aussi souvent les plus exploités, nord- africains, hommes de couleur ou simplement ceux dont le travail est le plus dégueulasse. Il résiste au processus de prolé- tarisation, il se débat, il proteste par ses vêtements, comme il protestera dans sa vie par ses loisirs, ses vacances, ses dépenses. Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement ? Pourquoi serait-il fier de son travail manuel auquel ne s'attache aucune 76 fierté ni même aucune dignité ? Pourquoi nierait-il au dehors ce qu'il répète à l'atelier 8 ou 10 heures par jour : « je vou- drais en sortir » ? Les sociologues bornés se posent la question de savoir s'il a encore une conscience de classe. Par contre ils ne voient pas que l'ouvrier, aussi bien que son frère antagonique des bureaux, font partie d'une nouvelle société d'esclaves modernes. Ils ne voient pas que ces hommes, tous pareils, qu'ils côtoient dans le métro ne sont ni des privilégiés, ni des hommes heureux, ni des hommes d'une société libre, mais des hommes d'une nouvelle société, de la société de demain et déjà d'aujourd'hui, venus d'un autre monde historique : des hommes de la société industrielle totalitaire. Des hommes dont la vie est suivie, fichée, enregistrée dans les dossiers des bureaux du personnel. Des hommes dont le travail est réglé, minuté, contrôlé. Des hommtes déchirés dans une société elle-même déchirée. Ne craignez rien. La conscience de classe, ils l'acquièrent tous les jours, mais c'est la conscience de classe d'une nouvelle société, en éternel mouvement, envahissante, à la croissance mons- trueuse, qui dévore les anciennes classes, les anciennes tradi. tions -- y compris évidemment les traditions ouvrières mais qui engendre en son sein des révoltes plus radicales, plus totales surtout, car une telle société trouvera inéluctablement ses limites dans son triomphe. En effet cette société nouvelle ne vit que dans le camouflage et l'aveuglement sur elle-même, la non reconnaissance de sa véritable nature, la fiction de sa liberté. Plus sociologiquement parlant, dans le vrai sens du mot, c'est-à-dire plus politiquement parlant, une telle société doit trouver les conditions de son éclatement autour du point où elle deviendra réellement une société entièrement fermée, c'est-à-dire une société entièrement totalitaire. Une société où l'usine moderne sera devenue la société elle-même. Une société où les exécutants ouvriers et leurs frères antagoniques de l'appareil de direction seront visiblement aussi exploités les uns que les autres par une poignée de super dirigeants placés par eux-mêmes hors de toute loi et de toute règle. Une société où le mécanisme de la cooptation interne dans le pôle anta- gonique de la direction-exécution aura fini de leurrer qui que ce soit. Une société dans laquelle la référence aux anciennes classes moyennes à statut « libéral » n'aura plus aucun écho dans les nouvelles générations. Une société enfin dont le caractère réellement totalitaire éclatera aux yeux de tous. Des presque vrais « martiens », il y en a. Ce sont les motocyclistes et les scooteristes. Ils sont bardés de cuir de la tête aux pieds, la tête enfouie dans un casque monstrueux et le visage mangé par d'énormes lunettes. Quel contraste avec ceux qui sont habillés comme des gravures de mode et que 77 -- j'ai précédemment décrits. Il y a aussi les vieux, ternes, invi- sibles, habillés n'importe comment et impossibles à décrire. Et puis il y a ceux qui ont leur voiture. Certes tous ne l’amènent pas à l'usine. Certains le font. De toute manière c'est curieux cette histoire de voiture. Il y a les anti-voiture et le pro-voiture. Un jour un anti-voiture me dit « je connais des O.S. qui se sont achetés une voiture, on leur prend 20.000 francs par mois sur leur paye et pour manger ils se tapent un bout de pain et un bout de fromage ». Certains par contre sont des maniaques de la voiture. J'en connais qui en avaient déjà avant d'entrer à la boîte et pour qui la voiture c'est toute leur vie. Aux vacances ils vont partout : en Italie, en Espagne, en Pologne... On a l'impression que c'est la justification de leur vie entière, et parfois même leur seule justification. Je connais aussi des camarades qui ont une voiture uniquement parce que leur appartement est si petit qu'ils étouffent dedans avec les gosses et que la voiture leur permet de s'évader en camping tous les samedis. On parle d'ailleurs souvent et beaucoup de toutes ces choses qui touchent au niveau de vie. On en parle à la gamelle ou à la cantine, on en parle dans les chiottes, notre salon fumoir. Ce n'est pas simple et cela ne peut pas être simple. Chaque fois que j'entends des sociologues ou des politiques exprimer des généralités définitives sur ces choses je me crispe et ronge mon frein pour ne pas exploser. Un jour, aux chiottes, un vieux ---- très vieux puisqu'il a 75 ans, qu'il ne porte d'ailleurs pas -- tient des propos qui me frappent terriblement. Bien au-delà de la retraite il a continué à travailler. Il est une sorte d'employé, peut-être au magasin, je ne sais, et a certainement été ouvrier. Il dit : « Maintenant j'ai trop d'argent. J'ai tout ce qu'il me faut, à mon âge je n'ai plus beaucoup de besoins et je suis loin de dépenser ce que je gagne. Heureusement que j'ai les petits- enfants, je leur fais des cadeaux et j'aide leurs parents. Pour- tant dans ma jeunesse nous étions dans la misère. Ma mère brodait la nuit pour nous donner un bout de pain. » C'est tragique. Oui c'est tragique cette société où les heureux attendent 75 ans pour l'être alors que de jeunes ou même des adultes vous disent le plus naturellement du monde « nous, nous ne prenons jamais de vacances, c'est déjà bien que l'on puisse y envoyer les trois gosses ». Il est vrai que celui-là a une voiture d'occasion une télé et une machine à laver. Mais le phénomène de 75 ans est rare. « Dans le Dépar- tement, me dit mon ami le gros algérien qui est là depuis 12 ans, il y a eu depuis peu de temps sept ouvriers qui sont partis à la retraite, celui qui a tenu le plus longtemps a duré un mois, tous les autres sont morts avant ». D'ailleurs gagner c'est bien beau, mais à quel prix ? Alors même que le vieux avait à peine fini sa mélancolique tirade, la conversation s'engage sur un sujet en apparence 2 78 différent et qui est pourtant le même. Un algérien, jeune et vigoureux, vient d'être muté aux brosses dans notre atelier. Il vient des fonderies. Tout le monde louche sur les fonderies, surtout les nord-africains. Ça paye près de 45.000 francs par quinzaine. C'est volontairement qu'il est venu à la brosse où il ne va gagner que 54.000 francs par mois. On l'entoure, on lui pose des questions. « Ce n'est pas compliqué, dit-il, la chaleur est telle qu'on boit DIX LITRES de bière par jour, sans compter l’eau du rince bouche. J'avais des brûlures à l'estomac et j'ai été voir le docteur. Il m'a dit que si je continuais encore seulement deux mois mon estomac était foutu. Il y a quatre mois que j'avais commencé. » Le silence se fait. On réfléchit, particulièrement les algé- riens qui rêvent de cette grosse paye. Alors le gars ajoute : « Et puis cette bière il faut la payer, ça fait au moins 5.000 francs par quinzaine, non cela ne vaut pas le coup. » Je calcule mentalement rapidement, à 57 francs le litre, il est en dessous de la vérité. » Tout le monde est refroidi. « Et puis la santé c'est ce qui compte le plus. D'ailleurs l'été quand il faut chaud, c'est quinze litres par jour que les types se tapent. » Je me demande de plus en plus qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire le niveau de vie, la consommation. « Oh Je rencontre au café le jeune ajusteur. Il n'y a pas encore très longtemps que nous sommes entrés et il est encore dang la période euphorique. Il est tout jouasse, samedi il est libre. Il va aller à l'espèce de foire du Trône qui se tient actuelle- ment à la Motte-Picquet et il va aller « se faire une petite ». Je lui dit en riant « mais tu es sûr d'y arriver ». certainement ». Il a raison, il est sapé comme un roi, beau gosse et sympa, il vient de toucher sa paye. Après 27 mois d'armée et quinze jours de mise en train dans la tôle et c'est dur il ne se tient plus. « Je vais bien me marrer, et puis il y a le besoin. » Il me répétera quatre ou cinq fois qu'il y a le besoin. Nous sommes en avance et nous faisons ensemble le trajet pour aller à la tôle sans nous presser. Je lui parle de son service en Algérie. Les femmes ? Ils se mettaient la ceinture. Et puis elles n'étaient pas propres, surtout dans le bled. « Ah ! en ville il y avait de belles petites, mais on y allait rarement ». La guerre ? « Les types ne pensaient qu'à la quille et c'est tout ». J'insiste, veux savoir ce qu'il en pense, lui. Il finit par me dire qu'il ne faut pas qu'on perde l’Algérie, que cela le ferait chier «l'y avoir été pour rien et que si on la perd on sera moins riche. « Vous êtes tous pareils, lui dis-je (et c'est mal- heureusement vrai), on ne vous a pas demandé votre avis pour y aller, mais du moment que vous y êtes allés vous ne voulez pas que ce soit pour rien, c'est tout ce que vous voyez. Vous ne vous posez jamais la question de savoir pourquoi ces types 79 ne se sont révoltés. Et puis si tú crois que cela changera quelque chose pour toi, ouvrier, qu'on garde l'Algérie ou non, tu te gourres drôlement ». C'est pourtant malheureux, il est bien ce petit gars. Mais voilà, personne ne leur tient ce langage. Maintenant, il a d'ailleurs un peu honte de ce qu'il vient de dire. UNE CIVILISATION O.S. Mais, dira-t-on, ce caractère totalitaire des grandes usines se retrouve pas dans la société civile. Cette objection exprime lapidairement l'essentiel de l'aveuglement de cette société sur elle-même. Si le système O.S. n'a pas encore envahit, dans leur totalité au niveau de la production l'ensem- ble des activités humaines, la civilisation O.S., elle est déjà là. On peut même dire que l'évolution du phénomène de civilisation devance l'évolution au sein de la production elle- même. Tout dans cette société : la consommation, que cela soit de biens durables ou de produits alimentaires, les loisirs, que cela soit les vacances, les lectures ou les distractions, les trans- ports, qu'ils soient privés ou collectifs, tout est une consom- mation, des loisirs, des transports pour O.S., fabriqués par des O.S. Mais il y a plus, les comportements, les habitudes, les goûts, l'évolution de la jeunesse ne se comprennent que par référence à une civilisation basée sur le travail O.S. Peut être est-ce par là qu'il faut commencer. La journée de travail est harassante, pénible, morne, parfois intolérable. · A l'atelier les hommes et les femmes passent alternativement par des moments de prostration profonde et par des moments d'excitation artificielle qui va parfois jusqu'aux limites de l'explosion de violence. La journée de travail est trop longue, elle est déséquilibrée aussi. Pour ceux les plus rares qui font la normale, l'obligation, compte tenu de l'heure de repas, de passer au moins dix heures à l'usine, temps auquel il faut ajouter les transports, ne laisse plus la place qu'à une vie privée embryonnaire, réduite à des proportions ridicu- lement minces. C'est la raison pour laquelle les jeunes ne veulent en général pas faire la normale. Mais l'équipe – les deux huit qui sont les plus courants - introduit un déséqui- . libre profond dans l'existence elle-même. La pire est celle où l'on change tous les jours et non tous les quinzė. On a à peine le temps de s'adapter à un rythme qu'il faut en changer pour un autre. Lorsque l'on fait le soir, il n'y a plus de vie familiale possible et jusqu'à la vie sexuelle se trouve anihilée. Et l'on voit ainsi des jeunes garçons qui finissent par trouver normal de faire l'amour une semaine sur deux. Lorsque l'on fait le matin, l'obligation de se lever à cinq heures du matin, la tentation de profiter du temps libre pour vivre tendent à éliminer le sommeil et le repos. Ou alors on dort en deux fois et chaque fois mal. Ne parlons pas des distractions : 80 l’O.S. qui a une télévision se condamne à la voir une semaine sur deux et encore la bonne semaine souvent il s'endort avant la fin de l'émission qu'il avait choisie. Pour les repas la chose est pire peut-être. Il faut manger en une demi-heure. La cantine c'est mauvais et monotone. La gamelle c'est lassant, n'est bon que pour les plats qui se réchauffent bien et rappelle irrésistiblement la tristesse du régiment. Le restaurant c'est trop cher. Enfin les heures de repas qui sont choisies pour couper à peu près normalement la journée ne sont pas les heures habituelles de la vie K civile ». La morale O.S. du rendement, de la rapidité poussée jusqu'à la virtuosité déborde largement le cadre de l'usine et le temps de vie de travail. Les transports en commun le matin ou le soir sont le théâtre de bousculades et de courses éche- velées. Dans les restaurants et les bistrots alentour des usines les serveuses et les garçons sont dressés au style O.S. Un geste suffit à vous faire servir. Les plats arrivent alors même que vous venez de fermer la bouche pour les commander et les bouteilles à emporter se débitent à un rythme qui ferait pâlir de jalousie un chronométreur. Si à l'heure de la rentrée c'est la course à l'heure de la pendule pointeuse, à celle de la sortie c'est la fuite éperdue. Ici il y aura toujours deux tactiques : celle de ceux qui veulent se laver, non seulement physiquement mais moralement de l'usine toujours en vitesse — et ceux qui préfèrent se laver chez eux afin de quitter ces lieux abhorrés le plus vite possible. Le travail lui-même est toujours sale, quand il n'est pas en plus malsain. Aucun vêtement n'est assez vieux et assez déchiré pour mériter de finir ses jours à l'atelier. D'ailleurs la plupart des types se déshabillent et se rahbillent complè- tement avant et après le travail. Ce ne sont pas seulement des raisons de propreté, ce sont aussi des raisons morales : tout ce qui touche à l'usine est comme contaminé. En sortant de là on a besoin de neuf, de propre, de clin- quant, on a besoin de mouvement, on a besoin de bruit, on a besoin de violence et par une sinistre ironie du sort tous ces « produits » vous sont offerts à relativement bon marché par le travail d'autres O.S. qui viennent de passer une journée identique à la vôtre. Les chaussures que tu portes, camarade, ta serviette en simili cuir, le scooter, voire la voiture qui te permettent de fuir, la boîte à ordures en plastique que tu descends pour ta femme en rentrant, la machine à sous qui crie ta chanson préférée, la boisson en boîte ou en verre que tu ingurgites, la boîte de conserve de ton repas, le filet de la ménagère, le jouet de ton môme, ta radio, ta télévision, la chaise ou le fauteuil où tu t'assoies, tout cela et bien d'autres choses se sont tes camarades O.S. qui l'on fabriqué, c'est parce qu'ils ont la même vie que toi que tu peux parfois te le payer." 81 Tu crois t'échapper, camarade, c'est pour mieux te retrouver. Le prix de ces objets c'est ton propre servage, celui de ta femme aujourd'hui, celui de tes enfants demain. Tu veux que ta fille devienne dactylo ou mécanographe : elle rentrera comme dactylo ou mécanographe avec mille ou deux mille de ses petites camarades dans ton usine ou celle d'à côté. Elle travaillera au rendement comme un O.S., avec des garde- chiourmes comme les tiens et elle perforera les cartes qui serviront à calculer les quota de production de tes frères. Lorsque sonnera la sonnerie elle courra au lavabo se maquiller en caricature de Brigitte Bardot ou d'une autre avec rouge à lèvres fabriqué par des O.S. femmes, une robe tissée par ses camarades ouvrières qui sont en train de se maquiller de la même manière. Elle ira retrouver un jeune camarade sortant de l'usine et qui lui dira qu'il est représentant de commerce. Et tous les deux iront voir un film fabriqué par des O.S. et pour des O.S., avec de la violence, des coups de feu, des femmes belles et riches, des vacances luxueuses et des gens qui ont du temps, mais du temps en dehors de leur travail, que l'on se demande ce qu'ils peuvent bien foutre. un Cette civilisation se paye vraiment cher. Mieux encore, elle se dévore elle-même comme le Catoblépas, cet animal si bête, qu'il se mangeait lui-même sans s'en rendre compte. On prend des gens par dizaines et par centaines de millions, on les fait produire pendant neuf ou dix heures par jour comme des dingues des produits qui n'ont d'autre utilité réelle que de leur faire oublier pendant quelques rares heures leur vie de travail. Et toute la morale de l'histoire consiste à produire toujours plus et toujours plus vite. N'en déplaise aux sociologues et à pas mal de politiques, j'appelle cela une société totalitaire en voie rapide de réali- sation. D'une part en effet, nous l'avons montré, la production moderne c'est le totalitarisme pur et simple, sous sa forme la plus directe, d'autre part ce qui reste de « liberté » n'a et ne peut avoir de signification que comme revers et conséquence de la vie productive. Mais où commence le totalitarisme proprement dit c'est lorsque l'on voit que l'intégralité de la morale moderne prévalente consiste à ériger ce système de pseudo-consommation en idéal absolu. Une consommation qui est purement de compensation est en effet une pseudo- consommation. Ce qu'il reste des véritables classes dominantes le savent si bien qu'ils recherchent une consommation de type différent, sortant du commun. D'ailleurs l'équivoque est telle – on devrait plutôt dire la mystification totalitaire que certains types de consom- mations identiques n'ont absolument pas la même signification pour les uns que pour les autres. Si un jour un mécène commandait un repas chez un grand traiteur pour être servi 82 non aux ouvriers durant la pause-casse-croûte d'une demi-heure de ceux qui font équipe, son ingurgitation serait un véritable supplice. D'une manière bien plus profonde, dans la classe ouvrière, sauf dans la grande jeunesse, l'amour, sous toutes ses formes, se cultive peu. On ne peut pourtant pas dire qu'il constitue une forme moderne de la consommation. D'une manière plus théorique ériger en morale absolue une morale de consommateur pur et simple, de consommateur producteur, dans une société qui est réellement, pour ses 99 % une société de producteurs-consommateurs est la plus monstrueuse des mystifications. Or on ne peut pas ouvrir un journal qui de la politique à la publicité, en passant par les faits-divers, ne soit pas totalement consacré à cette morale du consommateur pur. La morale de la production est elle-même devenue une morale de la consommation : il faut produire pour « élever le niveau de vie ». Au point de vue du consom- mateur pur cela paraît être une évidence. Au point de vue du producteur c'est une contre-vérité flagrante dans une société où la production c'est l'esclavage et la consommation pour sa quasi totalité une compensation illusoire et à propre- ment parler une pseudo-consommation. Il faut en effet comprendre qu'une consommation quel- conque n'a de sens que par rapport à ce qu'elle « coûte '». Or il est devenu clair qu'il est complètement absurde d'évaluer ce « coût » en terme de prix, en terme d'argent. C'est là une optique purement bourgeoise, celle du consommateur pur (qui ne représente évidemment qu'un cas limite qui n'existe pour ainsi dire pas, mais qui sert de modèle à cette optique bour- geoise). Pour le producteur la consommation moderne se < paye » en esclavage, sueur, sang et mort. Ce n'est pas de la littérature : l’usine c'est exactement le contraire de la liberté, la production moderne c'est le danger permanent, la fatigue, l'usure physique prématurée et, au bout, la mort un mois ou un an après cette fameuse retraite que l'on a payé toute sa vie. C'est cela qu'il y a derrière ces objets clinquants, ce bruit et ce mouvement d'une société industrielle moderne. Les gens croient de nos jours et tout ce qui s'écrit le leur fait croire, depuis les thèses de sociologues jusqu'aux hebdomadaires et aux journaux, en passant par le cinéma et la télévision - que le grand fait de la civilisation industrielle est d'avoir démocratisé la consommation. Ils oublient que l'essentiel de cette civilisation c'est d'avoir « démocratisé » l'aliénation, l'exploitation et la prolétarisation: Marx l'avait prévu, mais pas de cette manière. Il n'avait pas prévu que l'on vendrait de l'aliénation, que l'on mettrait l'exploitation à portée de tout le monde et que l'on présenterait la prolé- tarisation comme l'accession au statut de classe moyenne. Dans ce sens on n'est pas de nos jours en deça de Marx, comme certains le disent, mais au delà. Ph. GUILLAUME. 83 Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (suite) III. – La contradiction fondamentale du capitalisme (*). sens. Le capitalisme est la première société historique que nous connaissions dont l'organisation contienne une contradiction interne insurmontable. Le terme de contradiction a été gal- vaudé par des générations de marxistes et de pseudo-marxistes, jusqu'à perdre toute signification. Il a été utilisé de façon abusive par Marx lui-même, qui parle de contradiction entre « les forces de production » et les « rapports de production », ce qui, on le verra plus loin, n'a pas de Comme d'autres sociétés historiques, le capitalisme est une société divisée en classes. Dans toute société divisée en classes, ces classes s'opposent car leurs intérêts sont en conflit. Mais l'existence de classes comme telle et l'exploitation comme telle ne créent pas de contradiction. Elles déterminent simple- ment une opposition ou un conflit entre deux groupes sociaux. Il n'y a pas de contradiction dans une société esclavagiste ou féodale, quelle que puisse être par moments la violence du conflit qui fait s'affronter exploiteurs et exploités. Ces sociétés sont « réglées » : la norme sociale, la domination d'une classe exige des individus des conduites qui peuvent être inhumaines et opprimantes, mais qui restent possibles et cohérentes. Ce que le maître impose à l'esclave, et le seigneur au serf, ne comporte pas de contradiction interne et est réalisable, sauf si le maître « dépasse les limites » ; mais dans ce dernier cas il est pour ainsi dire lui-même en dehors des normes du système qui impliquent qu'il prenne soin du rendement et de la condition des esclaves, dans son propre intérêt de maître, comme il le fait pour le bétail. Même lorsque des circonstances permettent aux maîtres ou les obligent de traiter les esclaves de façon qui implique leur extermination, il n'y a pas là de « contradiction ». Il est logique de tuer les agneaux si la viande est chère et la laine trop bon marché. Que les agneaux peuvent en l'occurrence ne pas se laisser faire, c'est une autre histoire. De même, ces sociétés, une fois établies et en temps normal, (*) La première partie de ce texte a été publiée dans le précédent numéro de cette Revue (pp. 51 à 81). 84 ne sont pas déterminées dans leur évolution quotidienne par la lutte entre les deux classes. A la limite, les esclaves peuvent se révolter contre les maîtres, les serfs peuvent brûler le châ- teau du seigneur : les deux termes du conflit restent extérieurs l'un à l'autre. Il n'y a pas de dialectique commune du maître et de l'esclave sauf pour le philosophe et au niveau astral où celui-ci se situe ; il n'y a pas de dialectique concrète commune, ce n'est pas l'activité quotidienne des exploités qui oblige quotidiennement les exploiteurs à transformer leur société. Le capitalisme, au contraire, est bâti sur une contradiction intrinsèque - une contradiction vraie, au sens littéral du terme. L'organisation capitaliste de la société est contradic- toire au sens rigoureux où un individu névrosé l'est : elle ne peut tenter de réaliser ses intentions que par des actes qui les contrarient constamment. Pour se situer au niveau fonda. mental, celui de la production : le système capitaliste ne peut vivre qu'en essayant continuellement de réduire les salariés en purs exécutants et il ne peut fonctionner que dans la mesure où cette réduction ne se réalise pas ; le capitalisme est obligé de solliciter constamment la participation des sala- riés au processus de production, participation qu'il tend par ailleurs lui-même à rendre impossible (1). Cette même contra- diction se retrouve, en termes presque identiques, dans les domaines de la politique ou de la culture. Cette contradiction constitue le fait capitaliste fondamen- tal, le noyau du rapport social capitaliste. Ce rapport n'apparaît dans l'histoire de la société que lorsque certaines conditions sont réunies : 1) Il faut tout d'abord que le travail salarié soit devenu le rapport de production fondamental. La signification du travail salarié à cet égard est double : d'un côté, dans le travail salarié direction et exécution sont virtuellement séparées dès le départ, et tendent à se séparer de plus en plus. Non seulement l'objet de la produc- tion, mais aussi les méthodes et les moyens de production le déroulement du processus du travail tendent, à un degré croissant, à être déterminés par un autre que le travailleur direct. Le commandement de l'activité tend à être transposé hors du sujet de l'activité (2). (1) V. l'analyse de cette contradiction dans l'article Sur le contenu du socialisme (nº 23 de cette Revue), en particulier pp. 84 et suiv. et 117 et suiv. (2) Le commandement de l'activité est, dans un sens, extérieur au sujet de l'activité partout où il y a mise en valeur directe par les exploiteurs du travail des exploités ; ainsi par exemple lorsqu'il s'agit du travail des esclaves. Mais ce commandement extérieur reste extérieur à l'activité ; le maître se borne à fixer l'objectif de l'activité ou la tâche de l'esclave et à s'assurer qu'il les réalise ou qu'il n'arrête pas de travailler. Le processus du travail lui-même n'est pas « com- mandé » ; les méthodes (comme les instruments) de travail sont 85 d'un autre côté, dans le rapport salarié, aussi bien la rémunération du travailleur que l'effort qu'il doit fournir sont essentiellement indéfinis. Aucune règle objective, aucun calcul, aucune convention sociale acceptée ne permettent de dire, dans une société capitaliste, quel est le salaire juste ou l'effort à fournir pendant une heure de travail. Cette indétermination essentielle est masquée aux débuts de l'histoire du capitalisme par les habitudes et la tradition (3), mais elle apparaît claire- ment lorsque le prolétariat commence à contester l'état des choses existant. Dès ce moment, le « contrat de travail », toujours provisoire et renouvelable, ne repose que sur le rap- port de forces entre les parties ; son exécution ne peut être assurée qu'en fonction d'une guerre incessante entre capita- listes et ouvriers (4). 2) Le rapport salarié ne devient un rapport intrinsèque- ment contradictoire qu'en fonction de l'apparition d'une technologie évolutive, et non statique comme celle des sociétés antérieures. Le développement rapide de cette technologie interdit toute sédimentation permanente des modes de produc- tion qui pourrait servir de base à une stabilisation des rapports de classe dans l'entreprise. Elle empêche en même temps que le savoir-faire technique se cristallise immuablement dans des catégories spécifiques de la population travailleuse. 3) Ces facteurs n'agissent qu'eń conjonction avec condition socio-politique et culturelle générale : le capita- lisme ne peut se développer et s'affirmer complètement qu'au travers d'une révolution ou pseudo-révolution « bourgeoise >> démocratique. Celle-ci, même lorsqu'elle n'entraîne pas une participation active des masses, liquide les statuts sociaux antérieurs, prétend que le seul fondement de l'organisation sociale est la raison, proclame l'égalité des droits et la souve- raineté du peuple, etc. Ces caractéristiques se présentent même là où la révolution capitaliste et la transformation bureaucratique se trouvent télescopées (par exemple en Chine depuis 1949). une traditionnelleset permanentes, elles ont été incorporées une fois pour toutes dans l'esclave, il y a tout au plus besoin de surveillance pour s'assurer que l'esclave s'y conforme. Le maître n'a pas besoin de pénétrer constamment le processus du travail pour le bouleverser. La contradiction du capitalisme c'est qu'il est commandement complè- tement extérieur de l'activité productive, et en même temps comman- dement obligé de pénétrer constamment à l'intérieur de cette activité, de lui dicter ses méthodes et jusqu'à ses gestes élémentaires. (3) Marx lui-même n'est pas parvenu à se dégager de cette opti- que ; la théorie du salaire exposée dans Le Capital fait explicitement appel à « l'élément moral et historique » qui détermine le niveau de vie de la classé ouvrière, donc la somme de biens dont un ouvrier a besoin pour vivre et se reproduire, donc la « valeur de la force de travail » dont le salaire est l'expression monétaire. (4) Voir la description de cette guerre dans les textes de Pau] Romano (nºs 1 à 6 de cette Revue), Georges Vivier (n°S 11 à 17), D. Mohé (n° 22) ; v. aussi Sur le contenu du socialisme 1.c., pp. 117 et suiv. 86 C'est l'ensemble de ces conditions qui donne à la lutte de classes sous le capitalisme son aspect particulier et unique. En effet, la lutte du proletariat englobe rapidement tous les aspects de l'organisation du travail ; car, loin d'apparaître comme « naturelles » ou « héritées », les méthodes et l'organisation de la production, constamment bouleversées par les capitalistes, apparaissent pour ce qu'elles sont en réalité : des méthodes visant l'exploi- tation maximum du travail, la subordination toujours crois- sante du travailleur au capital. prend son point d'appui sur la contradiction interne de l'adversaire, qui est obligé à la fois de l'attiser constamment et de lui fournir ses armes. par là même, elle est virtuellement permanente, aussi bien en ce qui concerne les salaires qu'en ce qui concerne le rythme et les conditions de travail. n'en est pas réduite, comme celle des esclaves ou des serfs, d'avoir pour objet le « tout ou rien » de l'organisation de la société. La guérilla incessante dans les lieux de travail éduque les prolétaires et leur fait prendre conscience de leur solidarité ; les succès des luttes partielles leur offrent, à moin- dres frais, la démonstration qu'ils peuvent par leur action modifier leur sort. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est parce qu'il a la possibilité d'une action « réformiste » que le proletariat devient classe révolutionnaire. par conséquent elle peut affecter, et affecte réellement au fur et à mesure qu'elle gagne en importance, l'évolution de la production, de l'économie et finalement de l'ensemble de la société. En agissant sur les taux de salaire, la lutte ouvrière agit aussi bien sur le niveau de la demande que sur la structure de la production et sur le rythme de l'accumu- lation capitaliste ; en agissant sur les rythmes et les conditions de travail, elle oblige le capitalisme à poursuivre le dévelop- pement technologique dans un sens bien déterminé - celui qui lui offre les meilleures possibilités de mater la résistance des ouvriers ; en luttant contre le chômage, le prolétariat oblige l'état capitaliste à intervenir pour stabiliser l'activité économique, et par là à exercer un contrôle croissant sur cette activité. Les répercussions directes et indirectes de cette lutte ne laissent intacte aucune sphère de la vie sociale. Même les lieux de vacances des capitalistes ont été modifiés lorsque les ouvriers ont arraché les congés payés. Quelle est donc l'histoire et la dynamique de la société moderne ? C'est l'histoire et la dynamique du développement du capitalisme. Mais le développement du capitalisme signifie littéralement le développement du prolétariat. Le capital produit l'ouvrier, et l'ouvrier produit le capital - non seule- ment quantitativement, mais qualitativement. L'histoire de la société dans laquelle prend naissance le capitalisme, c'est tout d'abord l'histoire de la prolétarisation croissante de cette 87 société, de son envahissement par le prolétariat ; elle est, en même temps, l'histoire de la lutte des capitalistes et des prolé- taires. La dialectique de cette société, c'est la dialectique de cette lutte. Tous les autres facteurs et mécanismes, qui peuvent jouer un rôle important dans les sociétés antérieures, prennent avec le développement du capitalisme un caractère périphéri- que et résiduel relativement à cet élément central. Pour le marxisme traditionnel, la dynamique du capita- lisme est celle d'une crise quantitativement croissante, d'une misère toujours plus lourde, d'un chômage toujours plus massif, de surproductions toujours plus amples. Contrairement aux apparences, cette vue implique en fait qu'il n'y a pas d'histoire du capitalisme, au sens vrai du terme — pas plus qu'il n'y a d' « histoire » d'un mélange chimique où des réactions se produisant à un rythme de plus en plus accéléré conduisent finalement à l'explosion du laboratoire. Car dans cette conception, le déroulement des événements est en vérité indépendant de l'action des hommes et des classes. Les capita- listes n'agissent pas - ils « sont agis » par les mobiles économiques qui les déterminent au même titre que la gravi. tation régit le mouvement des corps ; ils n'ont en fait aucune prise sur la réalité, qui évolue indépendamment d'eux, d'après les « lois de mouvement du capitalisme » dont ils sont les marionnettes inconscientes. Il est hors de question qu'ils puissent aménager leur régime pour consolider leur pouvoir, inimaginable qu'ils puissent apprendre, eux aussi, de l'expé- rience historique, comment mieux servir leurs intérêts. Même les ouvriers « sont agis » plutôt qu'ils n'agissent; leurs réactions sont déterminées par ce même mouvement automatique de l'économie, et conditionnées par une misère biologique ; la révolution est presque directement reliée à la faim ; bien entendu, l'action de la classe ne peut presque rien sur l'évolu- tion de la société, aussi longtemps que celle-ci n'est pas ren- versée ; bien entendu aussi, la révolution doit conduire à des résultats prédéterminés. L'on ne voit guère non plus ce que le prolétariat peut apprendre au cours de cette histoire, hormis qu'il faut combattre le capitalisme à la mort. Connaître cette société ne peut signifier pour lui que l'éprouver comme la cause de sa misère, sans que sa vie et sa condition lui permet- tent de comprendre son fonctionnement et les causes de ce qui lui arrive ; les théoriciens le savent, qui ont étudié les lois de la reproduction élargie du capital et de la baisse du taux de profit ; s'il peut exister une conscience de la révolution, ce n'est alors certainement pas chez le prolétariat qu'il faut la chercher (5). (5) Le problème des rapports entre l'action du prolétariat et sa conscience n'a jamais été élucidé dans le marxisme classique. La tentative de Lukács de le résoudre (dans Histoire et conscience de classe) ne fait que l'obscurcir et montre bien les contradictions de 88 cours de Nous disons, quant à nous, que l'évolution du capitalisme est une histoire au sens fort du terme, à savoir un processus d'actions d'hommes et de classes qui modifient constamment et consciemment (6) les conditions mêmes dans lesquelles il se déroule et au cours duquel surgit du nouveau. C'est l'his- toire de la constitution et du développement de deux classes d'hommes en lutte, dont chacune ne peut agir en rien sans agir sur l'autre ; c'est l'histoire de cette lutte, au laquelle chacun des adversaires est amené à créer des armes, des moyens, des formes d'organisation, des idées, à inventer des réponses à la situation et des fins provisoires, qui ne sont nullement préderminés et dont les conséquences, voulues ou non, modifient à chaque étape le cadre de la lutte. Pour la classe capitaliste, se constituer et se développer signifie accumuler, « rationaliser » et concentrer la production (c'est-à-dire « rationaliser » à une échelle toujours plus vaste). Accumuler signifie à la fois transformer le travail en capital, donner à la vie et à la mort de millions d'hommes la forme d’usines et de machines, et pour ce faire créer un nombre constamment croissant de prolétaires. « Rationaliser », dans le cadre capitaliste, signifie asservir toujours plus le travail vivant à la machine et aux dirigeants de la production, réduire toujours plus les exécutants à l'état d'exécutants. Par là même, la conception classique. Dans le premier des essais qui forment ce livre, la conscience du prolétariat n'est rien en dehors de son action, elle est action tout court. Le prolétariat incarne la vérité objective de l'histoire car son action doit la transformer en sa prochaine étape nécessaire ; et il effectue cette transformation sans vraiment savoir ce qu'il fait. Ce savoir de soi ne pourra venir que par la révolution et après celle-ci. Ce tour de passe-passe par lequel un objet muet se transforme en sujet absolu relève de l'hegelianisme ; c'est un idéalisme et même un spiritualisme absolu, qui pose la raison achevée et totale qui s'ignore elle-même, n'est pas conscience de soi, donc n'est pas sujet historique concret dans les « choses elles-mêmes » (et le prolétariat est chose sous le capitalisme, car pour Lukács le prolétaire est effectivement réifié, le capital réussit à transformer l'ouvrier en chose). Dans cette conception, la « praxis du prolétariat » a simplement pris la place de l’Esprit absolu de Hegel. Ce premier essai est écrit en pleine montée révolutionnaire en Russie et en Allemagne, en 1919. Mais une conscience qui n'est pas conscience de soi ne peut pas transformer l'histoire, le prolétariat n'arrive pas à se saisir lui-même du pouvoir en Europe, ni à le garder en Russie, et c'est une autre conscience de soi qui émerge, souveraine : le parti bolchevik. Lukács écrit alors (en septembre 1922) ies « Remarques méthodologiques sur la question de l'organisation », dans lesquelles le Parti apparaît comme la conscience en acte de la classe. Comme toujours, le spiritualisme doit bien finir par trouver le sujet historique concret en lequel s'incarnera une transcen- dance qui sans cela resterait ce qu'elle est : un fantôme. Dieu devient alors l'Eglise catholique, l’Esprit absolu anime la bureaucratie prussienne, et la « praxis du prolétariat » devient la pratique de la III° Internationale déjà zinoviéviste. (6) Ce qui ne veut évidemment pas dire que cette conscience est « parfaite » ni, encore moins, que toute modification est clairement vue et voulue. 89 le prolétariat se trouve à la fois constitué comme classe objec- tive, et attaqué par le capitalisme dès sa constitution. C'est par sa riposte au capitalisme que le prolétariat se fait lui- même, au cours de son histoire, classe au sens plein du terme, classe pour soi. La lutte du proletariat contre le capitalisme se situe dès lors sur tous les plans qui affectent son existence ; mais elle apparaît de façon aveuglante sur les plans de la production, de l'économie et de la politique. Le prolétariat lutte contre la « rationalisation » capitaliste de la production, contre les machines elles-mêmes d'abord, contre l'augmentation des rythmes de travail ensuite. Il attaque le fonctionnement « spontané » de l'économie capitaliste, en revendiquant des augmentations de salaire, des réductions des heures de travail, le plein emploi. Il s'élève très tôt à une conception globale du problème de la société, il constitue des organisations poli- tions, essaie de modifier le cours des événements, se révolte, essaie de s'emparer du pouvoir. Chacun de ces aspects de la lutte du proletariat, et leur liaison profonde, demanderait, pour être étudié dans son développement historique et dans sa logique, des volumes. Telle n'est évidemment pas notre intention ici. Nous voulons simplement mettre en lumière ce qui est la véritable logique de l'histoire de la société capitaliste : la logique de la lutte des hommes et des classes. Par lutte, nous sommes loin d'entendre seulement les batail- les rangées massives et grandioses. On n'insistera jamais assez sur ce fait : cette lutte est permanente, d'abord et avant tout dans la production, car pour ainsi dire la moitié de chaque geste de l'ouvrier a comme objectif de le défendre contre l'exploitation et l'aliénation capitaliste. On n'insistera jamais non plus assez sur le fait que cette lutte implicite ou infor- melle, quotidienne et cachée, joue un rôle formateur de l'histoire aussi important que les grandes grèves et les révo- lutions (7). La lutte des classes signifie, aussi longtemps qu'elle dure et elle durera autant que cette société —, que chaque action d'un des adversaires, entraîne immédiatement ou à terme, une parade de l'autre qui à son tour suscite une riposte et ainsi de suite. Mais chacune de ces actions modifie aussi bien celui qui l'entreprend que celui contre lequel elle se dirige; chacune des classes ennemies est modifiée par l'action de l'autre. Ces actions entraînent des modifications profondes du milieu social, du terrain objectif sur lequel la lutte se déroule. Dans leurs moments culminants, elles contiennent une création historique, l'invention des formes d'organisation, de lutte ou de vie qui n'étaient nullement contenues dans l'état précédent, (7) V. Sur le contenu du socialisme, dans le n° 23 de cette Revue, pp. 117 et suiv. 90 la ni prédéterminées par celui-ci. Enfin, au cours de cette action il se constitue pour les deux classes en présence une expé- rience historique qui, chez le prolétariat, devient le dévelop- pement vers une conscience socialiste. Ainsi, sur le plan de la production, l'introduction à une grande échelle des machines par le capitalisme, à la première moitié du XIXe siècle (8), est perçue justement par les ouvriers comme une attaque directe, à laquelle ils réagissent en brisant les machines. Sur ce plan, ils subissent une défaite. Mais dès le départ, la lutte prend dans les usines une forme invincible : la résistance à la production. Le capitalisme riposte par généralisation des salaires aux pièces et au rendement. Ceux-ci deviennent à leur tour l'objet d'une âpre lutte : les normes sont contestées. Le taylorisme est la réponse du capitalisme à cette lutte : les normes seront déterminées « scientifique- ment » et « objectivement ». La résistance des ouvriers rend manifeste que cette « objectivité scientifique » est une rigo- lade. La psychologie, puis la sociologie industrielle apparais- sent alors qui doivent permettre d' « intégrer » les ouvriers à l'entreprise. Elles s'effondrent dans la pratique, sous le poids de leurs propres contradictions mais surtout parce que les ouvriers ne se laissent pas faire. C'est dans les pays les plus avancés Etats-Unis, Angleterre, pays scandinaves — où le patronat applique de plus en plus les méthodes « modernes », où les salaires ouvriers sont les plus élevés, que le conflit quotidien dans la production atteint des proportions fantas- tiques. Nous en sommes là aujourd'hui (9). Ce schéma, qui ne prétend à rien de plus qu'à définir le type de l'évolution historique de la lutte entre les classes dans la production, se retrouve en condensé chaque fois qu'on étudie concrètement cette lutte dans une entreprise (10). En même temps que cette série de ripostes-attaques, on peut dégager dans l'évolution de la production capitalistes des grandes constantes bien connues, exprimant la tendance permanente du capital à s'asservir le travail. La division des tâches est poursuivie et poussée à l'absurde, non pas parce qu'elle est le moyen inéluctable d'augmenter la productivité (au-delà d'un certain point, elle la diminue sans le moindre doute aussi bien directement qu'indirectement, par les énormes faux-frais qu'elle engendre), mais parce qu'elle est le seul moyen de se soumettre un travailleur qui résiste, en rendant son travail absolument quantifiable et contrôlable, et lui-même intégralement remplaçable. La mécanisation prend cette tour- nure particulière : il faut que l'ouvrier soit dominé par la (8) Et longtemps après. Encore maintenant, devant l'introduction de l' « automation » l'attitude des ouvriers montre clairement qu'ils la perçoivent comme une attaque. (9) V. les textes sur les grèves en Angleterre et aux Etats-Unis publiés dans les nºs 18, 19, 26, 29 et 30 de cette Revue. (10) V. Sur le contenu du socialisme, ib. 91 et machine (que son rendement lui soit imposé par celle-ci), il faut que le cours de la production devienne le plus possible automatisé, c'est-à-dire indépendant du producteur. Division croissante des tâches et mécanisation de type capitaliste avancent évidemment en interaction étroite. Mais à chaque étape qu'elles marquent, la résistance ouvrière en fait une moitié d'échec pour les capitalistes (11). Cette lutte a façonné le visage de l'industrie moderne et son contenu essentiel : la façon dont les hommes vivent dans les usines. Mais c'est aussi cette lutte qui a modelé l'économie et la société moderne dans son ensemble. La lutte ouvrière sur le plan économique s'est exprimée surtout par les reven- dications de salaire, auxquelles le capitalisme a opposé une résistance acharnée pendant très longtemps. Ayant presque perdu la bataille sur ce plan, il a fini par s'adapter à une économie dont le fait dominant est, du point de vue de la demande, l'accroissement régulier de la masse des salaires, devenue la base d'un marché constamment élargi de biens de consommation. Ce type d'économie en expansion dans lequel nous vivons est, pour l'essentiel, le produit de la pression incessante exercée par la classe ouvrière sur les salaires ses problèmes principaux résultent de ce fait. Sur le plan politique, aux premières tentatives du prolétariat de s'organi. ser, le capitalisme répond en règle générale par la répression, ouverte ou camouflée. Vaincu sur ce plan assez rapidement, il finit au bout d'une longue courbe d'évolution historique, par faire de ces mêmes organisations politiques ouvrières des rouages essentiels de son fonctionnement. Mais cela même entraîne des modifications importantes de l'ensemble du système : la « démocratie » capitaliste ne peut plus fonc- tionner sans un grand parti « réformiste », qui ne peut pas à son tour être une pure et simple marionnette des capitalistes (car il perdrait alors ses bases électorales et ne pourrait plus remplir sa fonction) mais doit être aussi un parti « de gou- vernement » (et très souvent, au gouvernement). Ce parti déteint obligatoirement sur le parti « conservateur » (dans aucun pays du monde il ne saurait être question de revenir sur des réformes qui ont provoqué des batailles acharnées il y a encore vingt ans, comme la sécurité sociale, l'assurance-- chômage, l'impôt progressif sur le revenu, ou la politique de « plein emploi » relatif). Ainsi (et en fonction aussi d'autres facteurs), après avoir résisté longtemps à l'idée d'une immix- tion de l'Etat dans les affaires économiques (considérée comme « révolutionnaire » et « socialiste ») le capitalisme en arrive finalement à l'adopter, et à détourner à son profit la pression ouvrière contre les conséquences du fonctionnement spontané de l'économie, pour instaurer, à travers l'Etat, un contrôle de (11) V. en particulier D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière, dans le n° 22 de cette Revue. 92 l'économie et de la société servant en fin de compte ses intérêts. Il est à peine nécessaire de dire que ces aspects, séparés ici pour les besoins de l'analyse, ne le sont pas dans la réalité, que les effets de ces actions s'enchevêtrent inextricablement. Pour n'en donner qu'un exemple : le poids politique de la classe ouvrière dans les sociétés modernes exclut que l'Etat puisse permettre au chômage de se développer au-delà d'un degré relativement modéré. Ceci crée cependant une situation fort difficile pour les capitalistes sur le plan des salaires (où la position de force du prolétariat est soutenue par le plein emploi) ---- où ils arrivent cependant à maintenir un statu quo relatif. Mais cela crée également, si un degré de combativité « industrielle » du prolétariat est donné, une situation into- lérable pour les capitalistes dans les usines (12). Les « solu- tions » que la classe dominante parvient à trouver, débouchent toujours sur des nouveaux problèmes, et ce processus traduit l'incapacité du capitalisme à surmonter sa contradiction fon- damentale. Nous y reviendrons plus loin. L'ensemble des moyens utilisés par le capitalisme obéit toujours au même impératif : maintenir sa domination, étendre son contrôle sur la société en général, sur le proléta- riat en particulier. Quelle qu'ait pu être au départ l'influence d'autres facteurs comme la lutte entre les capitalistes eux- mêmes, ou une évolution technique non encore subordonnée au capital elle a progressivement vu son importance décroître, en proportion directe de la prolétarisation de la société et de l'extension de la lutte des classes. Des sphères de la vie sociale autres que la production, l'économie et la politique n'étaient, dans les sociétés précédentes, qu'indirec- tement et implicitement en rapport avec la structure de classe de la société. Elles sont maintenant à la fois entraînées dans le conflit et explicitement intégrées dans le réseau d'organisation dans lequel la classe dominante tente d'enserrer la société entière. Tous les secteurs de la vie humaine doivent être soumis au contrôle des dirigeants. Toutes les ressources et les moyens sont utilisés par le capitalisme, et le savoir scientifique est mobilisé à son service : la psychologie et la psychanalyse, la sociologie industrielle et l'économie politique, l'électronique et les mathématiques sont mises à contribution pour assurer la survie du système, colmater les brèches de sa défense, lui permettre de pénétrer à l'intérieur de la classe exploitée, d'en comprendre les motivations et les conduites et de les utiliser au profit de la « production », de la « stabilité sociale », et de la vente d'objets inutiles. C'est ainsi que la société moderne, qu'elle vive sous un (12) V. les textes sur les grèves en Angleterre et aux Etats-Unis cités plus. haut. 93 régime « démocratique » ou « dictatorial », est en fait toujours totalitaire. Car la domination des exploiteurs doit, pour se maintenir, envahir tous les domaines d'activité et tenter de se les soumettre. Que le totalitarisme ne prenne plus les formes extrêmes qu'il revêtait sous Hitler ou Staline, qu'il n'utilise plus comme moyen privilégié la terreur, ne change rien au fond de l'affaire. La terreur n'est qu'un des moyens dont peut user un pouvoir pour briser les ressorts de toute opposition ; mais elle n'est pas toujours applicable, ni toujours la plus ren- table. La manipulation « pacifique » des masses, l'assimilation graduelle des oppositions organisées peuvent être plus effi- caces. IV. La politique capitaliste, autrefois et aujourd'hui. Au cours de cette lutte séculaire, le capitalisme transforme constamment la société, mais aussi il se modifie profondément lui-même. Nous commencerons l'examen de ces modifications sur le plan le plus « idéologique » : celui de la politique capitaliste (13). Il y a actuellement une politique de la classe capitaliste, de plus en plus consciente et explicitée (14). On la saisira mieux, par le contraste qu'elle forme avec la « politique capitaliste du xixe siècle ». On verra qu'en réalité, au xixe siècle, il n'y avait pas de politique capitaliste au sens propre du terme ; nous utilisons cette expression pour la commodité, en entendant par là le système de référence, les idées-forces, la gamme des moyens utilisés et presque les réflexes du capi- taliste individuel ou des capitalistes agissant comme classe à travers ses institutions (partis, Parlement, administration de l'Etat, etc.) devant les problèmes qui se posaient à eux. Cette « politique » capitaliste d'autrefois est bien connue, il suffit d'en résumer les grandes lignes. Chaque capitaliste doit être laissé libre de poursuivre son « entreprise », dans les limites (fort élastiques) tracées par le droit et par la « morale ». En particulier le contrat de travail doit être libre et déterminé par l' « accord des parties ». L'Etat doit garantir l'ordre social, passer, le cas échéant, des commandes profita- bles aux entreprises, favoriser l'activité des capitalistes par des tarifs douaniers et des traités de commerce, mener des guerres pour « protéger les intérêts de la nation » c'est-à-dire de tel ou tel groupe capitaliste. Mais il ne doit pas intervenir direc- tement dans l'orientation et la gestion de l'économie, qu'il ne pourrait que « perturber », ni prélever par ses impôts une part importante du produit national, parce que ses dépenses sont « improductives ». Les revendications ouvrières sont a (13) Nous commençons par cet aspect pour la clarté de l'exposi- tion. L'idéologie, pour nous, ne < suit » ni ne « précède », n'est ni cause ni résultat, mais simplement l'expression de la même réalité sociale à son propre niveau, à la fois identique et différent. 94 priori injustifiées parce qu'elles visent, concrètement, à dimi- nuer les profits, et abstraitement, à violer les lois du marché. Elles doivent donc être combattues à la mort -- y compris par l'intervention de la troupe – de même que leurs instru- ments : grève, syndicats, partis ouvriers, etc. Ce qui importe ici n'est pas, bien entendu, de discuter l'absurdité de cette idéologie, son mélange d'enfantillage et de mauvaise foi -- ni même de souligner le degré auquel aujourd'hui encore une fraction importante de la classe capi- taliste et de ses politiciens (l'aile « libérale-réactionnaire » pour ainsi dire) restent sous son emprise. Ce qui nous inté- resse c'est que, correspondant à une phase de développement du capitalisme et du mouvement ouvrier, elle a joué un rôle déterminant dans le déroulement de la lutte des classes. Elle a à la fois nourri la résistance acharnée opposée par les capi- talistes aux revendications ouvrières et conditionné les crises économiques classiques et le fonctionnement de l'économie en général. « Laissés à eux-mêmes », en effet, les automatismes de l'économie capitaliste ne pouvaient que susciter régulière- ment des crises de surproduction, et la résorption de ces crises, également « laissée à elle-même », pouvait durer longtemps. Il est remarquable que l'idéologie marxiste, tout dénonçant violemment et à juste titre cette idéologie et la « politique » qui en découlait, en partageait les postulants fondamentaux dans certains domaines. Les marxistes pensaient, eux aussi, que l'on ne pouvait rien changer au fonctionnement de l'économie capitaliste, que les crises, inévitables, étaient au-delà de toute intervention de l'Etat. Seuls les « signes de valeur » étaient différents : pour les marxistes, les crises manifestaient les contradictions insurmontables du système et ne pouvaient (14) aller en s'aggravant ; les capitalistes n'y voyaient que des « maux naturels » et « inévitables » qui avaient leur contrepartie positive (élimination des entreprises moins efficientes, etc.) ou même des signes passagers d'une « phase de croissance » du système. Les marxistes eux aussi pensaient, au fond, qu'on ne pouvait pas durablement amélio- rer le salaire réel des ouvriers, condamné par les « lois du mouvement du capitalisme » à fluctuer autour d'une moyenne inaltérable (15). Sur ces points èssentiels d'appréciation de la réalité, la politique marxiste et la politique capitaliste jusqu'aux environs de 1930 participaient d'une optique simi- laire. en (14) La question du degré, de la nature, des supports sociaux de cette conscience est loin d'être simple, mais nous ne pouvons pas nous y arrêter maintenant. (15) A cet égard il y a toujours eu une certaine duplicité dans le mouvement marxiste entre la pratique ou l'on proclamait que telle entreprise ou tel secteur capitaliste pouvait et devait payer des augmentations de salaire et la grande théorie, où l'on « démon- trait » que la satisfaction des revendications ouvrières en matière de salaire était impossible dans le cadre du système. 95 D'autre part, le marxisme identifiait à l'essence du capi- talisme ses manifestations du xixe siècle et sa politique de l'époque. En tant que système, le capitalisme apparaissait au marxisme comme caractérisé fondamentalement par l'anarchie et l'impuissance. Cette politique, qui équivaut effectivement à l'absence ou à la négation de la politique : « laissez faire », etc., on la voyait comme exprimant les tréfonds du système. Une société capitaliste était nécessairement cela : incapable d'avoir une vue et une volonté sur sa propre orga- nisation et gestion. C'est l'anarchie au niveau subjectif de ses dirigeants qui ne veulent (ne peuvent vouloir) ni ne peuvent intervenir dans la marche de l'économie (et, s'ils interve- naient, ils seraient évidemment impuissants devant la marche inexorable des lois économiques) ; qui aussi, lorsqu'ils pren- nent des décisions, sont par nature incapables d'adopter un point de vue plus général ou à plus long terme, rivés qu'ils sont au profit au sens le plus étroit. L'être du capitaliste est cet être immédiat, incapable de prendre une distance quel. conque par rapport à la réalité, même si cela doit servir ses intérêts « bien compris ». C'est à grande peine s'il arrive à comprendre que l'ouvrier, de même qu'une machine, a besoin de lubrification adéquate. Il préférera voir son entreprise démolie que concéder une augmentation de salaire, il fera toujours une guerre pour conquérir une colonie ou ne pas la perdre. Bref, le capitaliste est incapable de tactique et de stratégie, en particulier dans la lutte des classes. Si, malgré cette impuissance et cette anarchie, le système fonctionne quand même, c'est que, derrière les marionnettes capitalistes, officient gravement les lois objectives et imper. sonnelles de l'économie qui en garantissent la cohérence et l'expansion, mais jusqu'à un certain point seulement.; car, derrière cette cohérence on rencontre à nouveau, à un niveau plus profond, l'anarchie ultime du système, sa contradiction « objective » finale. Disons tout de suite que, pour être historiquement dépas- sée, cette image n'en est pas moins été vraie en partie. Le « tort » méthodologique excusable des marxistes d'au- trefois, a été d'élever au rang de traits éternels du capitalisme les caractéristiques d'une phase de son développement. Le tort réel -- inexcusable - des « marxistes », d'aujourd'hui est de chercher la vérité sur le monde qui les entoure dans les livres d'il y a cent ans. Il a été effectivement vrai que la politique capitaliste a été pendant longtemps cette absence de politique, ce mélange d'anarchie et d'impuissance. Il a été vrai que le comportement aussi bien du capitaliste individuel que de ses politiciens, de son Etat et de sa classe a été ce comportement à courte vue, sans distance, sans perspective, sans tactique ni stratégie. Il est vrai qu'aussi longtemps qu'il a pu, le capitaliste a traité l'ouvrier infiniment moins bien qu'une bête de somme et que 96 son attitude ne s'est modifiée qu'en fonction de la lutte ouvrière et pour autant que celle-ci dure. Il est enfin vrai que dans cette société qui « se laissait faire » la seule cohérence était celle introduite par les lois économiques, laquelle évidem- ment, dans un monde complexe et évoluant rapidement, ne pouvait qu'aller de pair avec une incohérence fondamentale. Les choses ont changé, et garder aujourd'hui cette image dépassée du capitalisme c'est commettre la plus grave -- et la plus fréquente des erreurs que l'on puisse commettre dans une guerre : ignorer l'adversaire, et sous-estimer sa force. Mais ce changement n'est pas dû à des mutations génétiques qui auraient rendu les capitalistes plus intelligents. La lutte du prolétariat a obligé la classe dominante à modifier sa politique, son idéologie, son organisation réelle. Le capitalisme a été modifié objectivement par cette lutte séculaire ; mais il a été aussi modifié subjectivement, en ce sens que dirigeants et idéologues ont accumulé, à leur corps défendant (16), une expérience historique de la gestion de la société moderne. Le contenu de la nouvelle politique capitaliste a été imposé aux classes dominantes par la lutte du prolétariat ; il y a eu des victoires ouvrières qui ont montré dans les faits que le système pouvait très bien s'accommoder de certaines réformes et même les détourner à son profit ; il y a eu aussi l'utilisation, par le capitalisme, d'idées, de méthodes, d'insti- utions qui ont surgi du mouvement ouvrier lui-même. Ainsi les augmentations de salaire à partir d'un certain moment ne peuvent plus être combattues avec autant d'achar- nement qu'autrefois, car la pression ouvrière devient trop forte ; mais les capitalistes découvrent, petit à petit, que ce n'est pas nécessaire d'y opposer une résistance absolue. Du moment, en effet, que le mouvement se généralise et les contrats collectifs par industrie jouent un grand rôle dans aucun capitaliste n'est mis en position défavorable vis-à-vis de ses concurrents du fait qu'il concède une augmen- tation de salaire ; et, en fin de compte, il y trouve son profit par l'élargissement de la demande qu'elles entraînent. Enfin et surtout, le capitaliste se rattrape par l'augmentation du rendement, qui maintient le rapport salaires-profit approxi- mativement constant ; et il essaie d' « acheter » la docilité ce sens (16) Comme le prouvent les énormes résistances que rencontre encore aujourd'hui une politique « moderne » au sein de la classe capitaliste. La politique de l'administration Eisenhower, qui a plongé l'économie américaine dans le marasme pendant les sept dernières années, exprime en partie ces résistances ; on peut en dire autant de la politique Baumgartner en France qui conduit le capitalisme français à progresser à pas de tortue sous prétexte de sauvegarder « la stabilité des prix ». Mais cela est encore plus vrai pour les 99 % des marxistes, qui sont loin en arrière des représentants les plus conscients du capitalisme, et qui montrent, dès qu'on les pousse un peu, que leur image du capitalisme est celle du xixe siècle. 97 des ouvriers dans le domaine le plus important, celui de la production, par des concessions sur les salaires (17). Bien entendu, c'est ici par excellence un des cas où ce qui est utile pour la classe dans son ensemble et si toute la classe le fait, ne l'est pas nécessairement pour le capitaliste individuel ; c'est une des raisons pour lesquelles cette nouvelle attitude n'apparaît que lorsque la concentration du capital d'un côté, celle des organisations ouvrières, de l'autre, atteignent un degré suffisant. Mais à partir de ce moment, une politique consciente d'augmentation « modérée » des salaires devient partie intégrante de la politique d'ensemble du capitalisme, car le lien entre cette augmentation et l'expansion du marché est de plus en plus clairement perçu. D'une autre façon, la nécessité de maintenir un « plein emploi » relatif, après l'expérience de la grande dépression de 1929-1933 et face à une classe ouvrière qui, de toute évidence, n'en accepterait une minute la répétition, s'est nettement imposée à la classe dirigeante – en même temps qu'était enfin aperçu le lien évident entre le maintien du plein emploi et l'expansion accélérée du capital, et que les capitalistes découvraient, comme les ouvriers et même avant eux, que l'étatisme ne signifie nullement le socialisme. De même les syndicats, longtemps combattus, sont reconnus et finalement transformés en rouages du système (18). On en arrive ainsi à la conception contemporaine, à la politique qui est effectivement appliquée même lorsqu'elle est combattue en paroles. Son pivot, c'est l'abandon du « laissez-faire », plus profondément : la répudiation de l'idéologie de la « libre entreprise » et de la croyance au fonctionnement spontané de l'économie et de la société comme devant produire le résultat optimum pour la classe dominante; c'est l'acceptation de l'idée (produit du mouvement ouvrier) d'une responsabilité générale de la société -- c'est-à-dire de la classe dominante – devant les événements et du rôle central de l'Etat dans l'exercice de cette responsabilité ; c'est, concur- remment, l'idée de la nécessité d'un contrôle, le plus étendu possible, par la classe dominante et ses organes, de toutes les sphères d'activité sociale. L'intervention de l'Etat dans les affaires sociales devient la règle et non plus l'exception comme autrefois. Le contenu de cette intervention est désormais défini (17) C'était, avec une clarté totale, l'enjeu de la dernière grande grève de l'acier aux Etats-Unis. V. les notes à ce sujet dans les nos 29 et 30 de cette Revue. (18) Cette transformation, qui a pris presqu’un siècle dans les autres pays capitalistes, s'est opérée en l'espace de quelques années aux Etats-Unis, entre 1935-37 où les grandes grèves ouvrières ont imposé au patronat la reconnaissance du C.1.0., et la fin de la guerre, où cette transformation était déjà achevée et les syndicats essentiel- lement préoccupés de maintenir la discipline dans la production en échange de concessions sur les salaires. 98 de façon radicalement opposée à l'idéologie capitaliste clas- sique. L'Etat n'est plus supposé garantir simplement un ordre social à l'intérieur duquel le jeu capitaliste s'effectuerait librement. Il est explicitement chargé d'assurer le plein emploi, et la « croissance économique dans la stabilité » (19) ce qui signifie assurer à la fois un niveau adéquat de demande globale et intervenir pour empêcher la pression des salaires de devenir trop forte —, la formation de la force de travail, les investissements dans les secteurs où le capital privé n'intervient pas suffisamment ou rationnellement, le déve- loppement scientifique et culturel. Les idées-forces sont désor- mais : l'expansion, le développement de la consommation et des loisirs, l'élargissement de l'éducation et la diffusion de la culture. Les moyens : l'organisation, la sélection des individus, la hiérarchisation. Il est superflu, à cet endroit, d'insister sur le contenu de classe de ces objectifs et de ces moyens, et sur les contradic- tions de cette nouvelle politique capitaliste. Des doutes à cet égard -- et le refus obstiné de reconnaître ce qui est la réalite du capitalisme contemporain — ne peuvent subsister que chez ceux qui, parce qu'ils continuent de confondre le socialisme avec l'expansion de cette production et de cette consommation, avec l'élargissement de cette éducation et la diffusion de cette culture, sentent le sol se dérober sous leurs pieds s'ils recon- naissent que le « niveau de vie », par exemple, s'élève sous le capitalisme. Cette politique, qui représente subjectivement le produit de l'expérience capitaliste de la lutte de classe et de la gestion de la société, est en même temps objectivement le corrolaire des transformations réelles du capitalisme ; elle est la logique explicitée de ses nouvelles structures et des instruments mis en cuvre pour assurer sa domination sur la société. Mais en même temps parce qu'elle doit se donner les moyens de ses fins, elle accélère l'évolution de ces structures et amplifie ces instruments. C'est vers cet aspect objectif de l'évolution du capitalisme que nous voulons maintenant nous tourner. V. – La bureaucratisation du capitalisme et sa tendance idéale. Le résultat d'une lutte de classes deux fois séculaire a été la profonde transformation objective du capitalisme, que l'on peut résumer en ce terme : la bureaucratisation. Nous entendons par là une structure sociale dans laquelle la direc- tion des activités collectives est entre les mains d'un appareil impersonnel organisé hiérarchiquement, supposé agir d'après des critères et des méthodes « rationnelles », privilégié écono- (19) V. par exemple le Full Employment Act américain de 1947, et plus généralement toutes les déclarations programmatiques offi- cielles des gouvernements contemporains en matière d'économie. 99 miquement et recruté selon les règles qu'en fait il édicte et applique lui-même. La bureaucratisation du capitalisme trouve sa source dans trois aspects de la lutte de classe et de la tentative du capita- lisme de se soumettre et de contrôler l'activité sociale des hommes : Tout d'abord, dans la production. La concentration et la « rationalisation » de la production entraîne l'apparition d'un appareil bureaucratique au sein de l'entreprise capitaliste, dont la fonction est la gestion de la production et des rapports de l'entreprise avec le reste de l'économie. En particulier, la direction du processus du travail définition des tâches, des rythmes et des méthodes, contrôle de la quantité et de la qualité de la production, surveillance, planification du pro- cessus de production, gestion des hommes et de leur « inté- gration » à l'entreprise, autrement dit maniement du bâton et de la carotte implique l'existence d'un appareil spécifique et important. La résistance des ouvriers à la production capi- taliste suscite la nécessité pour le capitalisme d'un contrôle toujours plus poussé du processus du travail et de l'activité du travailleur, et ce contrôle exige à la fois une transformation complète des méthodes de gestion de l'entreprise par rapport à ce qu'elles étaient au xixe siècle et la création d'un appareil gestionnaire qui tend à devenir le véritable lieu du pouvoir dans l'entreprise (20). Ensuite, dans l'Etat. La modification profonde du rôle de l'Etat, devenu maintenant instrument de contrôle et même de gestion d'un nombre croissant de secteurs de la vie économique et sociale, va de pair avec un gonflement extraordinaire du personnel et des fonctions de ce qui a toujours été l'appareil bureaucratique par excellence. Enfin, dans les organisations politiques et syndicales. Ici l'évolution du capitalisme recoupe l'évolution propre du mou- vement ouvrier que des facteurs complexes conduisent, à partir d'une certaine étape, à la bureaucratisation (21). Parallèle- ment, la fonction objective des grandes organisations « ouvriè- res » devient de maintenir le prolétariat à l'intérieur du système d'exploitation, d'en canaliser la lutte vers l'aménage- ment et non plus vers la destruction de ce système (22). + (20) Personne ne conteste que le capitaliste privé subsiste en Occident et qu'il continue à jouer un rôle important. Mais le point essentiel que les tenants des conceptions traditionnelles sont incapables de voir c'est que même là où il existe, le grand capitaliste ne peut jouer son rôle dans l'affaire que comme le sommet de la pyramide bureaucratique et par l'intermédiaire de celle-ci. (21) V. l'article Prolétariat et organisation dans le n°27 de cette Revue. (22) Cela vaut même pour les organisations staliniennes, dont l'arrivée au pouvoir ne signifie en dernière analyse qu'un immense aménagement des formes de l'exploitation pour en mieux préserver la substance. 100 L'encadrement du prolétariat et, plus généralement, de la population entière --, sa manipulation et la gestion de ses activités revendicatives et politiques impliquent un appareil spécifique, personnifié par la bureaucratie « ouvrière », poli- tique et syndicale. Les mêmes facteurs — et aussi, les néces- sités de la lutte contre les organisations « ouvrières » bureau- cratisées induisent la bureaucratisation des formations politiques conservatrices. A partir d'un certain moment, la bureaucratisation, la gestion des activités par des appareils hiérarchiques, devient la logique même de cette société, sa réponse à tout. Dans l'étape actuelle, la bureaucratisation a depuis longtemps dépassé les sphères de la production, de l'économie, de l'Etat et de la politique. La consommation est indubitablement bureaucratisée, en ce sens que ni son volume ni sa composi- tion ne sont plus laissées aux mécanismes spontanés de l'écono- mie et de la psychologie (le « libre choix » du consommateur n'a bien entendu jamais existé dans une société aliénée), mais forment l'objet d'une activité de manipulation toujours plus poussée d'appareils spécialisés correspondants (services de vente, publicité et recherches de marché, etc.). Les loisirs mêmes se bureaucratisent (23). Un degré croissant de bureau- cratisation de la culture se réalise, inévitable dans le contexte actuel, puisque sinon encore la « production » tout au moins la diffusion de cette culture est devenue une immense activité collective et organisée (presse, édition, radio, cinéma, télévi- sion, etc.). La recherche scientifique elle-même se bureaucra- tise à un rythme terrifiant, qu'elle soit sous le contrôle des grandes entreprises ou de l'Etat (24). L'analyse de cette société pose des problèmes neufs à tous les niveaux, qu'il ne peut être question d'aborder ici (25). Mais il faut avant toute autre chose dégager le sens de cette évolution du capitalisme, voir en quoi elle affecte le sort des hommes dans la société dans ses racines les plus profondes. Pendant un siècle, l'immense majorité des marxistes a vu dans le capitalisme le « système du profit » ; elle l'a critiqué essentiellement parce qu'il condamnait les travailleurs à la misère (en tant que consommateurs) et parce qu'il corrom- pait les relations sociales par l'argent (cette corruption était d'ailleurs vue sous son aspect le plus vulgaire et le plus superficiel). L'idée que le capitalisme est avant tout une entre- prise de déshumanisation de l'ouvrier. et de destruction du (23) V. D. Mothé, Les ouvriers et la culture, dans le n° 30 de cette Revue. (24) V. par exemple L'homme de l'organisation, de W.-F. Whyte. (25) Pour la bureaucratic dans la production, v. Sur le contenu du socialisme, ib. Sur la bureaucratie politique, v. La voie polonaise de la bureaucratisation, dans le n° 21 de cette Revue, et Prolétariat et organisation, dans le n° 27. 101 travail en tant qu'activité signifiante (créatrice de significa- tions) --- idée pourtant formulée pour la première fois par Marx lui-même, leur aurait paru, s'ils la connaissaient, de la philosophie brumeuse, qu'ils qualifieraient volontiers de spiri- tualiste. Une vue tout aussi superficielle du processus de bureau- cratisation semble en train de se répandre aujourd'hui. Cer- tains ne voient dans la bureaucratisation que l'apparition d'une couche gestionnaire qui s'ajoute aux patrons privés ou à la limite les remplace, instaure un type de commandement inacceptable dans la production et la vie politique, et par là même intensifie la révolte des exécutants et crée un nouvel et immense gaspillage. Tout cela est évidemment vrai et important. Mais on se condamnerait à ne rien comprendre à la société contemporaine si on s'en tenait là. La bureaucratisation ne signifie pas seulement l'émer- geance d'une couche sociale dont le poids et l'importance s'accroissent constamment ; ni simplement que le fonctionne- ment de l'économie subit, en fonction de la concentration et de l'étatisation, des modifications essentielles. La bureaucra- tisation entraîne une transformation des valeurs et des signi- fications qui fondent la vie des hommes en société, un remo- delage de leurs attitudes et de leurs conduites. Si l'on ne comprend pas cet aspect, le plus profond de tous, on ne peut rien comprendre ni à la cohésion de la société actuelle, ni à sa crise. Le capitalisme impose à toute la société sa « raison »: la fin ultime de l'activité et de l'existence humaine est la production maximum et tout doit être subordonné à cette fin arbitraire. La « rationalisation » capitaliste consiste en ce que cette fin doit être réalisée par des méthodes qui à la fois découlent de l'aliénation des hommes en tant que producteurs puisque les hommes ne sont vus désormais que comme les moyens de la fin productive — et la recréent en l'approfon- dissant constamment : concrètement, par la séparation de plus en plus poussée de la direction et de l'exécution, par la réduc- tion des travailleurs en simples exécutants, et par la transpo- sition de la fonction de direction à l'extérieur du processus de travail. La « rationalisation » capitaliste est donc insépa- rable de la bureaucratisation (26), puisqu'elle ne peut avancer que pour autant que se constitue un corps de « rationalisa- teurs », c'est-à-dire de dirigeants, organisateurs, cadres inter- (26) C'est Max Weber qui le premier, partant de l'analyse de Marx du capitalisme comme rationalisation, a montré la parenté intime entre rationalisation et bureaucratie et a indiqué que l'avenir du capitalisme se trouvait dans la bureaucratie, système de direction « rationnel » par excellence. La lacune fondamentale de son analyse se trouve en ceci que pour lui cette « rationalisation » est rationa- lisation sans guillemets, autrement dit qu'il ne peut en dégager les contradictions internes. Cf. les derniers chapitres de son grand ouvrage, Wirtschaft und Gesellschaft. 102 médiaires, contrôleurs, « préparateurs » du travail des autres, etc. Mais cette « rationalisation » imposée de l'extérieur et dans une optique bien définie (qui est celle de l'exploita- tion) entraîne la destruction des significations des activités sociales, de même que l'« organisation » de l'extérieur entraîne la destruction de la responsabilité et de l'initiative des hommes. Il est facile de le voir d'abord sur le plan du travail, qui est le plus familier et où ces conséquences du processus de la bureaucratisation (ou de la (ou de la « rationalisation ») ont été aperçues depuis longtemps. Le capitalisme a détruit la signi- fication du travail ou plus exactement il a détruit le travail en tant qu'activité signifiante, en tant qu'activité au cours de laquelle les significations se constituent pour le sujet et à laquelle le sujet est attaché précisément de ce fait. Toute signification a été détruite à l'intérieur du travail, puisque dans les tâches devenues parcellaires il n'y a plus d'objet du travail à proprement parler (mais simplement des fragments de matière dont le sens est toujours ailleurs) et il n'y a même plus de sujet du travail, la personne du travailleur étant décomposée en facultés séparées dont certaines sont extraites arbitrairement de l'ensemble et seules mises en oeuvre inten- sivement. En même temps, a été détruite toute possibilité pour le travailleur d'attacher une signification quelconque au travail comme tel, puisque le travailleur n'est pas présent dans le processus de production comme personne, mais simplement comme faculté anonyme et remplaçable de répétition indéfinie d'un geste élémentaire (27). Si la signification du travail comme tel est ainsi détruite, il reste pour les travailleurs la signification du travail et de la lutte quotidienne contre l'exploitation qui l'accompagne comme terrain de socialisation positive, comme cadre dans lequel se constitue la collectivité et la solidarité des travail- leurs. Aussi déchirée et déchirante qu'elle soit, l'entreprise reste pour le travailleur le lieu de la communauté avec les (27) La fragmentation du processus du travail, et en particulier de son objet, crée du point de vue de la production elle-même, des problèmes pratiquement insurmontables, qui ont été analysés ailleurs (Sur le contenu du socialisme, 1.c.). Brièvement parlant, la division croissante du travail et des tâches exige que le sens unifié du processus de production, qui n'existe pas chez les sujets qui l'accom- plissent, doit exister ailleurs sans quoi la production s'effondrerait sous le poids de sa propre différenciation interne. Cet « ailleurs » c'est la dircetion extérieure de la production, autrement dit la bureaucratie de l'entreprise, dont la fonction est précisément aussi de reconstituer idéalement l'unité de la production. Le sens du travail doit être trouvé chez ceux qui ne « travaillent » pas, dans les bureaux. Mais la bureaucratie elle-même, s'appliquant ses propres méthodes, en proliférant se subdivise, divise en son sein à la fois le travail et les tâches, de façon qu'il n'est pas plus facile de retrouver le sens unifié des opérations productives dans les bureaux que dans les ateliers. A la limite, la signification des opérations n'est possédée par personne. 103 autres, communauté de lutte en premier lieu. Cette considé- ration fondamentale nous retiendra longuement par la suite. Mais elle n'entre pas en ligne de compte ici, où ce qui nous importe c'est la logique à la fois consciente et objective de la bureaucratisation, qui non seulement ignore cet aspect de la vie dans l'entreprise, mais le combat par tous les moyens puisqu'il est dirigé contre elle. La bureaucratie essaie constam: ment de détruire la solidarité et la socialisation positive des ouvriers par mille moyens, dont le principal est la tentative d'introduire une, différenciation multipliée à l'infini au sein des travailleurs, en attribuant des « statuts » différents aux divers emplois et en les disposant selon une structure hiérar- chique. Que cette tentative soit artificielle, et qu'elle échoue constamment dans les fins qu'elle vise, importe peu dans le présent contexte. Elle définit le sens de l'entreprise bureaucra- tique, qui est la destruction de tout sens du travail. Le travail, dans l'optique capitaliste-bureaucratique, ne doit avoir pour son sujet qu'une seule et unique signification : être la condi- tion du salaire, la source du revenu. L'organisation bureaucratique entraîne une autre consé- quence, tout aussi importante : la destruction de la respon- sabilité. Du point de vue formel, l'organisation bureaucratique signifie la division des responsabilités : les domaines d'autorité ou de contrôle doivent être nettement définis et délimités, et les responsabilités fragmentées en conséquence. Mais la fragmentation de plus en plus poussée de ces domaines expression du processus de division croissante du travail au sein de la bureaucratie elle-même conduit à la limite à une destruction totale de la responsabilité. Tout d'abord, l'orga- nisation de l'extérieur du travail et la réduction de l'énorme masse des travailleurs à des tâches d'exécution de plus en plus limitées signifie que toute responsabilité leur est en fait enlevée ; l'organisation des activités par un nombre limité et défini de « responsables » (et cela vaut pour toutes les acti- vités, non seulement pour la production) signifie que tout le monde est réduit à une attitude d'irresponsabilité. Tout le monde en dehors des « organisateurs » en première approxi- mation ; mais les « organisateurs >> eux-mêmes aussi en fin de compte, puisque la collectivisation des appareils bureaucra- tiques et la division du travail qui progresse en leur sein crée toujours des bureaucrates de la bureaucratie. Ensuite, de même que la division des tâches, la fragmentation croissante des domaines d'autorité et de responsabilité crée un énorme problème de synthèse, que la bureaucratie est incapable de résoudre rationnellement ; très exactement, elle ne peut y répondre que d'après ses propres méthodes, en créant une nouvelle catégorie de bureaucrates, spécialistes de la synthèse, dont la fonction est d'opérer la réunification de ce qui a été brisé – mais leur simple existence signifie déjà une nouvelle brisure. Comme la définition des domaines et des responsabi- S 104 lités partielles ne peut jamais être ni exhaustive, ni étanche, les questions : où s'arrête la responsabilité de A et où com- mence la responsabilité de B, où s'arrêtent les responsabilités des subordonnés et où commence la responsabilité du supé- rieur, ne sont jamais réglées, à l'intérieur de la bureaucratie, qu'au hasard des intrigues et des luttes entre cliques et clans. Finalement, le ressort le plus profond de l'attitude de respon- sabilité disparaît, puisque le travail n'est que source de revenu, que la seule chose qui compte donc est simplement de « se couvrir » à l'égard des règles formelles. Pour les mêmes raisons, tend à disparaître l'initiative. Le système, par sa logique et par son fonctionnement réel, la dénie aux exécutants et veut la transférer aux dirigeants. Mais comme tout le monde est graduellement transformé en exécu- tant d'un niveau ou d'un autre, ce transfert signifie que l'initiative disparaît entre les mains de la bureaucratie au fur et à mesure qu'elle s'y concentre. Cette situation, que nous avons décrite à partir de la production, se généralise au fur et à mesure que lą bureau- cratisation gagne les autres sphères de la vie sociale. Dispari- tion de la signification des activités, de la responsabilité et de l'initiative deviennent à un degré croissant les caractéristiques de la société bureaucratisée. Comment donc cette société peut-elle assurer sa cohésion, qu'est-ce qui en maintient ensemble les différentes parties, et surtout, qu'est-ce qui garantit, en temps normal, la subordina- tion des exploités, leur conduite conforme aux besoins de fonctionnement du système ? En partie, certes, la violence et la contrainte, prêtes toujours à intervenir pour garantir l'ordre social. Mais, pour des raisons évidentes, violence et contrainte ne suffisent pas et n'ont jamais suffi pour assurer le fonction- nement d'une société, sauf peut-être dans les galères. C'est vingt-quatre heures sur vingt-quatre qu'il faut que tous les gestes des hommes concourrent, d'une façon ou d'une autre, à maintenir cette société en mouvement, dans son mouvement, qu'il faut qu'ils consomment les produits qu'elle offre, se rendent aux lieux de plaisir qu'elle propose, procréent les Senfants dont elle aura besoin demain, les élèvent de façon conforme aux normes sociales, etc. Une société, quelles que soient ses contradictions et ses conflits, ne peut continuer que si elle arrive à inculquer à ses membres des motivations adéquates, les induisant à reproduite continuellement des comportements cohérents entre eux et avec la structure et le fonctionnement du système social. Peu importe que ces moti- vations soient ou nous apparaissent fausses ou mystifiées, pourvu qu'elles existent et que la société parvienne à les reproduire au sein de chaque génération nouvelle. La non existence de Dieu, les contradictions internes du dogme catho- lique ou celles existant entre celui-ci et la pratique sociale de l'Eglise n'ont pas empêché les serfs chrétiens d'Europe 105 occidentale de se comportër pendant des siècles en reconnais- sant et en valorisant l'ordre féodal (même, si, à des moments extrêmes, ils brûlaient le château du seigneur). Mais des motivations adéquates autres, encore une fois, que celles résultant de la simple contrainte directe ou indi- recte -- ne peuvent pas exister s'il ne s'impose à la société un système de valeurs, auquel tous ses membres participent à un degré plus ou moins grand. Le résultat de deux siècles de capitalisme, et singulièrement du dernier demi-siècle, a été l'effondrement des systèmes de valeurs traditionnels (religion, famille, etc.) et le lamentable échec des tentatives de leur substituer des valeurs « rationnelles » modernes (il suffit de penser à l'infinie platitude de la morale « laïque et républi- caine » en France, dont les combinards radical-socialistes ont été la plus digne incarnation). Cet effondrement a d'ailleurs marché de pair avec cet autre résultat de l'évolution capita- liste, la dislocation des communautés humaines intégrées et organiques, qui seules peuvent être le sol nourricier de valeurs auxquelles les membres de la société participent effectivement (ici encore, l'usine et la communauté ouvrière qui s'y constitue s'opposent radicalement à cette tendance du capitalisme mais cette constatation, pour capitale qu'elle soit, esten dehors du contexte présent de l'analyse). Quelle peut donc être la réponse de cette société au pro- blème de la motivation des hommes pour qu'ils fassent ce qu'elle leur demande de faire ? On l'a déjà vu, à propos du problème de la signification du travail : la seule motivation qui peut subsister, c'est le revenu. On pourrait dire qu'à celle-ci s'ajoute, dans une structure de plus en plus hiérar- chisée et bureaucratisée, la promotion. Mais une foule de facteurs font que, malgré la tentative permanente d'attacher à la hiérarchie bureaucratique des différenciations de rang, de statut, etc., ces éléments ne peuvent pas dans le contexte du XXe siècle acquérir de l'importance, et que finalement la promotion ne vaut que parce qu'elle représente une progres- sion de revenu. Mais quelle est la signification du revenu ?. Dans une société où le capital est de plus en plus impersonnel, le revenu / privé ne peut plus, sauf rarissimes exceptions, conduire à une accumulation. Le revenu n'a donc de signification que par la consommation qu'il permet. Mais quelle est cette consomma- tion ? Les besoins traditionnels ou (ce qui, pour l'instant, revient au même) les modes traditionnels de les satisfaire sont, par l'élévation continue des revenus, à la limite de la satura- tion. La consommation ne peut donc garder une apparence de sens que si des nouveaux besoins ou des nouveaux modes de satisfaction des besoins sont constamment créés ce qui est en même temps indispensable pour maintenir l'économie dans son mouvement d'expansion. Ici la bureaucratisation intervient de nouveau. Le travail a perdu tout sens, sauf en 106 de sens ; tant que source de revenu. Ce revenu a un sens en tant qu'il permet aux individus de consommer, autrement dit de satis- faire des besoins. Mais cette consommation elle-même perd -son sens originaire. Les besoins ne sont plus ou de moins en moins -- l'expression d'une relation organique de l'individu avec son milieu naturel et social ; ils sont l'objet d'une mani- pulation sournoise ou violente et à la limite créés de toute pièce par les soins d'une fraction spéciale de la bureaucratie, la bureaucratie de la consommation, de la publicité et de la vente. Que vous ayez ou non « vraiment besoin » de tel objet, peu importe, d'ailleurs comme vous le dira n'importe quel sociologue averti ces mots n'ont pas il suffit que vous imaginiez qu'il vous est indispensable ou utile, qu'il existe d'abord et que d'autres le possèdent, que c'est « ce qui se fait » ou « qui se porte », etc. Que le « bien être », le « niveau de vie » et l « enrichissement » à l'échelle de la société entière deviennent alors des concepts entièrement suspendus en l'air, c'est évident ; en quel sens peut-on dire qu'une société qui consacre une part croissante de ses activités pour créer de toutes pièces chez ses membres la conscience d'un manque, pour les épuiser ensuite dans un travail acharné visant à combler ce « manque », est « plus riche » ou « vit mieux » qu'une autre qui ne s'est pas créé cette conscience de manque ? Mais ce qui importe ici encore plus, c'est que même la vie privée ou la consommation, qui semblaient pouvoir demeurer le domaine où les individus façonnent la signification de leur existence, n'échappent pas au processus de « rationalisation » et de bureaucratisation : les attitudes spontanées ou culturelles du consommateur sont absolument insuffisantes pour former le support de l'énorme production moderne, le consommateur doit être amené à se comporter de façon conforme aux exigences de la société, à consommer en quantité croissante ce que la production fournit. Ses conduites et ses motivations doivent donc être soumises au calcul et manipulées, et cette manipulation devient désormais partie intégrante du processus d' « organisation de la société ». Cette manipulation est évidemment le résultat de la destruction des significations mais elle devient immédiatement cause, et achève cette des, truction. On peut voir le même processus sur le plan de la politi. que. Les organisations politiques actuelles (quelle que soit leur orientation), bureaucratisées et séparées de la population, n'expriment plus une attitude ou une volonté politique d'une couche importante quelconque. Aucune catégorie de la popu- lation ne les nourrit de sa substance, aucune n'y participe effectivement, pour aucune elles ne sont le véhicule d'une création politique collective (que cette création soit révolu. tionnaire, réformiste ou conservatrice peu importe). Comment peut donc être garantie l' « obédiance » de la population à ces organisations ? En partie, certes, elle résulte d'une série 107 d'automatismes incorporés dans la société ; mais pour une part croissante, elle doit être produite par un effort conscient et continu des états-majors bureaucratiques des partis, par l'inter- médiaire de leurs services spécialisés. Il suffit d'ailleurs de réfléchir à ce fait : il y a vingt-cinq siècles d'histoire politique enregistrée du monde occidental – mais pour l'essentiel la propagande est une création du dernier demi-siècle. Par le passé, les gens allaient d'eux-mêmes vers le parti ou l'homme politique dont ils pensaient qu'il les exprimait et personne ne se préoccupait de créer chez eux un intérêt politique. Maintenant, cet intérêt politique est nul, malgré (et à cause de) l'effort désespéré et permanent des organisations visant à le créer. Mais il y a longtemps que la propagande n'est plus que manipulation mystificatrice, le contenu a disparu, ce qui compte s'est l' « image » du parti ou de tel candidat chez les électeurs, on « vend » un Président à la population des Etats- Unis comme on vend une pâte dentifrice. Le processus n'est d'ailleurs évidemment pas à sens unique, et les manipulateurs sont aussi, d'une certaine façon, manipulés par ceux qu'ils manipulent ; mais la roue reste toujours dans la même ornière. Ici encore, le processus est le même : la signification de la politique pour les gens est morte. Mais la société a besoin d'un comportemeni politique minimum de ses sujets. C'est la manipulation des citoyens par la bureaucratie politique qui doit l'assurer. 3 Quel est donc le contenu le plus profond de la bureau- cratisation, pour ce qui est du destin des hommes dans la société ? C'est l'insertion de chaque individu dans une petite alvéole d'un grand ensemble productif où il est astreint à un travail aliéné et aliénant, c'est la destruction du sens du travail et de toute vie collective, c'est la réduction de la vie à la vie privée hors du travail et hors de toute activité collective, c'est la réduction de cette vie privée à la consommation matérielle, c'est l'aliénation dans le domaine de la consommation elle- même par la manipulation permanente de l'individu en tant que consommateur. Ce contenu, combiné avec les traits plus familiers du processus de bureaucratisation dans les domaines de la pro- duction, de l'économie et de la politique, nous permettent de saisir la tendance idéale du capitalisme bureaucratique. Nous allons essayer de préciser cette tendance en définissant ce qu'on peut appeler le modèle d'une société bureaucratique, car ce n'est que projetée sur ce modèle que l'évolution des sociétés contemporaines devient pleinement compréhensible. Une société bureaucratique est une société qui a réussi à transformer l'énorme majorité de la population en popu- lation salariée, ne laissant en dehors du rapport de salariat (et de la hiérarchie concommittante) que des couches margi- 198 nales (5 % d'agriculteurs, 1 % d'artistes, d'intellectuels et de prostituées), et où : La population est intégrée à des grandes unités de production impersonnelles (dont la propriété peut appartenir à un individu, une société anonyme ou l'Etat) et y est disposée selon une structure hiérarchique pyramidale ; cette structure correspond pour la plus petite partie à une différenciation des connaissances (elle-même produit de l'éducation et donc de la différence des revenus -- et tendant par conséquent à se reproduire d'elle-même de génération en génération) et pour la plus grande partie à l'instauration de différenciations techniquement et économiquement arbitraires, mais néces- saires du point de vue des exploiteurs. Le travail a perdu toute signification en lui-même, y compris pour la majorité des couches « qualifiées », et n'en garde que comme source et condition du revenu. La division du travail est poussée à l'absurde ; la division des tâches, même si elle a atteint une certaine limite, ne laisse subsister que des tâches parcellaires dénuées de tout sens. --- Le « plein emploi » est réalisé, à peu de choses près, en permanence. Les travailleurs salariés, manuels ou intellec- tuels, vivent dans une sécurité d'emploi presque complète s'ils « se conforment ». La production, mis à part des fluctuations mineurs, avance bon an mal an d’un pourcentage non négli- geable. Les salaires augmentent, bon an mal an, d'un pourcen- tage qui ne diffère pas appréciablement de celui de la production. Par conséquent la production en augmentant crée ses propres débouchés pour ce qui est du pouvoir d'achat. Les « besoins » au sens économique ou plutôt com- mercial et publicitaire du terme augmentent régulièrement avec le pouvoir d'achat. La société en crée suffisamment pour soutenir la demande des biens produits, que ce soit par la publicité et la manipulation des consommateurs, l'action de la différenciation sociale, proposant constamment aux catégories de revenu inférieur des modèles de consomma- tion plus dépensière. La hiérarchisation des emplois dans les entreprises a atteint un degré suffisant pour entamer à un degré substantiel les solidarités des grands groupes exploités. Le système, autre- ment dit, est suffisamment « ouvert » ou « flexible » pour créer des chances non nulles de « promotion » (par exemple une probabilité d'un dixième) pour la moitié supérieure de la classe salariée. Par conséquent les relations entre travail- leurs dans l'entreprise ne se modèlent plus, dans la majorité des cas, sur l'atelier d'aujourd'hui, mais sur le bureau d'hier (compétition sournoise, intrigues et échine courbée). Par conséquent, l'entreprise non seulement est le lieu de travail abhorré mais cesse dans la majorité des cas, d'être un lieu de socialisation positive. ou par 109 L'évolution de l'urbanisme et de l'habitat différen. ciation poussée des lieux des activités, dislocation de toute vie communautaire intégrée dans les agglomérations urbaines tend à annihiler la localité comme cadre de socialisation et support matériel d'une collectivité organique. Ces collectivités pouvaient être autrefois conflictuelles et contradictoires ; maintenant, elles cessent d’exister en tant que collectivités, elles ne sont que la juxtaposition d'individus et de familles vivant chacune sur soi et coexistant sous le mode de l'ano- nymat. Par conséquent, que ce soit à son travail ou à l'endroit qu'il habite, l'individu se trouve affronter un milieu soit hostile, soit inconnu, anonyme et massifié. La seule motivation qui subsiste est la course après la carotte d'un « niveau de vie toujours plus élevé » (à ne pas confondre avec la vraie vie qui, elle, n'a pas de niveau). Cette « élévation du niveau de vie », comportant en elle-même sa propre négation (puisqu'il y a toujours un autre niveau de vie, encore plus élevé) fonctionne comme la roue de l'écureuil. La vie sociale dans son ensemble garde des apparences « démocratiques », avec des partis politiques, des syndi- cats, etc. ; mais aussi bien ces organisations que l'Etat, la politique et la vie publique en général sont profondément bureaucratisées (sans que cette bureaucratisation soit, bien entendu, le décalque rigoureux de celle de la production). - Par conséquent, la participation active des individus à la « politique » ou à la vie de ces organisations politiques et syndicales n'a, objectivement parlant, aucun sens, personne n'y pouvant rien et ne pouvant lutter contre l'état existant des choses et est perçue par les individus comme privée de sens. Tout au plus, une petite minorité reste mystifiée à cet égard et opère la liaison entre les organisations et la popula- tion, qui, quand à elle, ne s'intéresse à la politique que de façon opportuniste et cynique, à l'occasion des « élections ». --- Non seulement la politique et les organisations corres- pondantes, mais toute organisation et toute activité collective a été à la fois bureaucratisée et abandonnée par les hommes, et, comme l'a dit quelqu'un de façon excellente « même chez, les boulistes il y a du monde pour jouer aux boules, mais personne pour élire le bureau, discuter des questions d'entre- tien, etc. ». La privatisation caractérise donc l'attitude des individus de façon générale --- étant entendu que privatisation ne signifie pas l'absence de société et que chez l'homme la privatisation ne peut être qu'un mode de la socialité. - Par conséquent, l'irresponsabilité sociale devient un trait essentiel du comportement humain ; irresponsabilité pour la première fois possible à cette échelle, parce que la société ne se trouve plus devant aucun défi, ni interne ni externe, parce que ses capacités de production et ses richess énormes lui confèrent des marges inimaginables dans toute sses 110 autre période historique, lui permettant presque toutes les erreurs, presque toutes les irrationalités, presque tout le gaspillage, et parce que sa propre aliénation et inertie l'empê. chent de faire surgir d'elle-même de nouvelles tâches et de nou- velles questions --- de sorte qu'aucun problème crucial ne se pose à elle qui pourrait mettre à l'épreuve son incapacité fondamentale de parvenir à un choix explicite, serait-il irra- tionnel, ou même d'imaginer qu'elle aurait à opérer un tel choix. L'art et la culture sont effectivement et définitivement devenus des simples objets de consommation et de plaisir, sans lien avec les problèmes humains et sociaux, le formalisme prédominant et le Musée de toute espèce étant la manifesta- tion culturelle suprême. La philosophie de la société est la consommation pour la consommation dans la vie privée et l'organisation pour l'organisation dans la vie collective. Ce cauchemar climatisé est déjà autour de nous, et cette description peut à peine être considérée comme une extra- polation de la réalité actuelle. Elle exprime le cours objectif que suit à une vitesse croissante la société bureaucratisée ; elle définit le but final des classes dominantes qui est de faire échec à la révolte des exploités en les attelant à la course derrière le « niveau de vie », en disloquant leur solidarité par la hiérarchisation, en bureaucratisant toute entreprise collective. Conscient ou non, c'est là le projet capitaliste-bureaucratique, le sens pratique qui unifie la politique des classes dominantes - et les processus objectifs qui se déroulent dans leur société. Mais ce projet échoue, car il n'arrive pas à surmonter la contradiction fondamentale du capitalisme, qu'il multiplie au contraire à l'infini, ni, jusqu'à présent, à supprimer la lutte des hommes et à les transformer en marionnettes manipulées par la bureaucratie de la production, de la consommation et de la politique. C'est vers l'analyse des conditions et de la signification de cet échec que nous voulons nous tourner maintenant. (La suite au prochain numéro). Paul CARDAN. 111 NOTES Nouvelles de l'Angleterre ANGLETERRE: VIEILLE MARCHANDISE, NOUVEL EMBALLAGE Depuis quelques années, les ouvriers anglais ont appris à entre- prendre des luttes autonomes, sans et même contre « leurs » syndi- cats (1). Ce qui n'a pas manqué d'affoler et les patrons et la presse à leurs ordres autant que les bonzes de toutes tendances ou factions. Cependant, il reste que la grève sauvage est une entreprise dure, et parfois démoralisante pour les ouvriers qui y prennent part. Dans la plupart des cas, ces actions sont des luttes « au finish » dans lesquelles la machine bureaucratique part avec un avantage . consi- dérable. Il devenait urgent que les ouvriers, lancés dans des mouve- ments autonomes puissent disposer d'une organisation qui leur per- mette de sortir de l'isolement dans lequel ils sont confinés par la coalition de l'Etat et des « syndicats ». Conscients de ce besoin, des militants révolutionnaires de toutes tendances se sont réunis à Londres, avec l'intention de lancer les bases d'un « Mouvement des Ouvriers du Rang » (2). Dans un tract annonçant la Conférence, le Comité Provisoire déclarait qu'il était devenu évident que « les politiciens et les bonzes syndicaux cherchent à utiliser les mouvements de la base à leur propre profit ». Et, partout où cela se produit, les ouvriers sont vaincus. « Pour lutter pour ses intérêts, la classe ouvrière doit construire son propre mouvement indépendant. Ce n'est pas par accident que, dans toutes les grandes luttes, les bureaucrates syndicaux et les leaders socialistes prennent automatiquement le parti de l'Etat et des patrons, contre la classe ouvrière : les ouvriers, pour défendre leurs intérêts, ont besoin d'un mouvement indépendant ; les bureaucrates, pour défendre les leurs, ont besoin des organisations traditionnelles [....]. Les travailleurs doivent se réunir, et poser les bases d'une organisation qui combattra, pour défendre leurs intérêts immédiats et qui, ce faisant, créera les structures nécessaires à la gestion de l'industrie par les ouvriers eux-mêmes ». En ouvrant la Conférence, le porte-parole du « Comité de Liaison Provisoire » définit ainsi les buts du futur mouvement et du « Comité de Liaison » qui en émanerait : coordination des luttes autonomes, études de nouvelles formes de lutte (grèves sur le tas, grèves perlées, certaines formes de non-coopération, etc.) dévelop- pement de la solidarité, même à l'échelle internationale. Une longue discussion s'engagea alors, sur l'opportunité d'une telle initiative. Un camarade vint soutenir qu'il était superflu de « créer » de toutes pièces un « Mouvement des Ouvriers du Rang » alors qu'il existait . (1) Voir S. ou B., nºs 18 (pp. 61-74) ; 19 (pp. 101-115) ; 26 (pp. (112-119 et 144-147 ; 30 (pp. 93-94), etc... Pouvoir Ouvrier, nº 21" (septembre 1960), La grève des Dockers. (2) Une Conférence parée du même titre avait été organisée par Newsletter, journal Trotskiste. (Voir S. ou B., n° 26). Bien qu'elle ait attiré un plus grand nombre de participants, elle n'avait finale- ment abouti à rien. Il est vrai qu'elle n'avait d'autre but que de permettre à « l'avant-garde du prolétariat >> Socialist Labour League de recruter des adhérents et de raffermir (ou établir) son influence salvatrice sur les « masses ». - 112 déjà des Comités de Shop Stewards dans toutes les usines (3). « Il faut entrer dans les comités existants peu importe qui les contrôle (4) et lutter à l'intérieur ». A quoi il lui fut répondu que le Comité de Liaison aurait précisément pour tâche de coordiner les luttes de ces différents « comités existants » et l'action des mili- tants dans leurs rangs. Les militants présents avaient conscience du danger qu'il y aurait à mettre sur pied un mouvement privé de base réelle, et qui resterait extérieur à la classe ouvrière, comme les syndicats officiels eux-mêmes ou les diverses « élites » ou « avant- gardes » qui se disputent la « direction » du prolétariat. Cependant, ces bons principes furent vite oubliés lorsqu'il s'agit de passer aux décisions pratiques. Une motion fut d'abord adoptée, proclamant la création du « Mouvement des Ouvriers du Rang de la région Londonienne » (London Rank and fill Movement). Puis, il fut décidé de doter ce nouveau « mouvement » d'un « Comité de Liaison », investi de pouvoirs et de tâches prévues par la motion proposée. (Ainsi l'acquisition d'une camionnette munie d'un haut- parleur fut expressément recommandée ..). Au bout d'un mois, le Comité de, 13 membres rendrait compte de ses activités. Il était bien entendu que les adhérents du « Mouvement » auraient le droit de révoquer ces délégués, qui ne devraient se considérer que comme chargés d'exécuter les décisions de l'Assemblée Générale. Deux cama- rades protestèrent alors contre ce tour de passe-passe, transformant quelques militants en un « Mouvement des Ouvriers du Rang » et contre cet investissement d'un Comité à qui étaient assignés des objectifs énormes, ridiculement démesurés par rapport à ses forces et, qui plus est, nullement déterminés par les « Ouvriers du Rang ». On se lançait à nouveau à toute vapeur dans le bon vieux substitu- tionnisme au nom duquel quelques militants « représentent » la classe ouvrière. Ces camarades proposèrent alors de réduire la motion instituant le Comité aux seules parties effectivement consacrées à son organisation pratique. La définition de ses tâches ne pourrait appar- tenir qu'à une seconde conférence, élargie aux représentants des organismes de base qu'on se proposait de « lier ». Mais il se faisait tard et les participants étaient fatigués... La motion proposée fut adoptée à une énorme majorité. Ainsi, on retombe dans les mêmes erreurs que par le passé. Bien entendu, il reste quelque espoir que le Comité soit effectivement reconnu par les militants de base comme leur outil le meilleur. Il se peut que les ouvriers du rang s'intéressent à l'action du nouveau mouvement. Mais il se peut aussi et c'est sans doute plus probable qu'ils l'assimilent purement et simplement aux organismes bureau- cratiques qui cherchent à se servir d'eux. En fait, ce qui a été réalisé au cours de cette Conférence est bien plus un Front Commun des organisations anti-bureaucratiques (ce qui est déjà un énorme pas en avant] qu’un organe autonome de la classe ouvrière dans son ensemble. L'efficacité du mouvement et de son comité doute très prochainement mise à l'épreuve quand le patronat passera à nouveau à l’offensive contre les ouvriers. Mais bien que tous les participants soient dans leurs théories dégagés des, conceptions bureaucratiques ou substitutionnistes, il n'en reste pas moins que la quasi unanimité s'est faite sur un projet retombant dans la même ornière. sera sans Jean PRADIER. 3: (3) Voir l'article de Ken Weller dans P. O., n° 24, sur les Shop Stewards. (4) Certains sont aux mains des staliniens, d'autres sont dominés par les travaillistes, etc... 113 LES SHOP STEWARDS A LA STANDARD TELEFHONES en Standard Telephones fait partie d'une compagnie américaine à ramifications internationales appelée International Telephones and Telegraph. Cette compagnie emploie environ 280.000 personnes dans le monde entier. 30.000 personnes travaillent à la Standard Telephones qui possède en Angleterre une douzaine d'usines. La plus importante de celles-ci est celle de Southgate qui emploie 7.000 salariés. Environ 85 % des travailleurs manuels de la Standard sont syndiqués. Une trentaine de syndicats y ont des sections, le plus important de ces syndicats étant l'Amalgated Engineering Union. L'organisation véritable des ouvriers, c'est cependant dans l'atelier qu'on la découvre, et non au syndicat. A l'usine de Southgate il y a 45 délégués d'atelier représentant environ 100 ouvriers chacun. La force de l'organisation des ouvriers varie considérablement d'un secteur de l'usine à l'autre, et en conséquence les salaires et les conditions de travail varient également. La plupart des ouvriers sont au rendement. A cause de cela, la détermination des taux est le premier sujet de conflits entre Direction et ouvriers. Si un ouvrier est en désaccord avec l'agent chargé de choisir une cadence, il appelle le délégué (shop steward), qui négocie pour lui avec le contremaître. Si aucun accord n'est atteint, le shop steward, après discussion avec les ouvriers, peut soit mettre en mouvement le mécanisme officiel chargé de trouver une solution à ce genre de conflit, soit préconiser une lutte au sein de l'atelier, qui peut consister un ralentissement des cadences, un refus de mettre au courant de leurs tâches les nouveaux embauchés, un refus d'accomplir des heures supplémentaires ou même un refus général de coopération. Il n'y a eu récemment aucune grève importante à Southgate, mais il s'y est produit plusieurs grèves surprises, des actions de ralentis- sement des cadences, des refus d'accomplir des heures supplémentaires et d'autres formes d'action. Il y eut aussi la grève des apprentis, qui fut un mouvement national. Les salaires varient, ainsi qu'il vient d'être dit, d'une section à l’autre de l'usine suivant la force et les capacités de lutte des ouvriers. La première manifestation de cette lutte concerne le contrôle des taux de salaire aux pièces et l'établissement d'un maxi- mum de gains pour le travail au rendement. En fixant un maximum dans ce domaine les ouvriers parviennent en effet à limiter la compétition qui se produit dans les ateliers inorganisés au détriment des ouvriers. La Standard s'efforce d'être particulièrement paternaliste et accorde toutes sortes d'avantages inaccessibles dans la plupart des autres usines, tels que compensation de maladie, pensions, etc. Elle pense ainsi détourner les ouvriers de revendications plus sérieuses. A l'heure actuelle les conflits entre Direction et ouvriers concer- nent surtout les études de postes, et les études de cadences et de méthodes, ainsi que la soustraitance de travaux à l'extérieur. Les ouvriers de chaque atelier décident eux-mêmes de leurs revendications et élisent leurs propres délégués, les shop stewards. Les shop stewards se réunissent officiellement au moins une fois par quinzaine pour discuter et se mettre d'accord sur une politique commune concernant les problèmes de l'usine. Le Comité des Shop Stewards, qui est l'organe de liaison des shop stewards de l'usine, est en conflit avec les bureaucrates des syndicats officiels. Un exemple de ce conflit est fourni par la lutte présente à propos du Comité d'Usine. Ce Comité est élu par les shop stewards pour discuter des questions de l'usine avec la Direction : ses membres sont obligatoirement des shop stewards. Au départ le Comité était élu sur une base syndicale. Aujourd'hui cependant les stewards sont en désaccord avec cette procédure (qui fut établie par les fonction- 114 naires syndicaux avant que l'usine ait atteint són degré présent d'organisation) et proposent que les délégués soient élus au Comité indépendamment de leur appartenance syndicale. Les syndicats ayant tenté d'obliger les délégués à réélire les membres du Comité sur la base de l'ancien règlement, les shop stewards s'y sont refusés et au lieu de se rendre à la réunion organisée à cet effet par les syndicats, ont siégé indépendamment. Tous les trois mois, les délégués du Comité des shop stewards de chaque usine de la Compagnie se réunissent à l'échelon national pour discuter des problèmes communs. Ils forment ainsi ce qui est appelé le « Interlocation Committee » (Comité inter-entreprises). Le rôle joué par ce Comité est très important. Un exemple de cette importance fut fourni en 1959 lorsque la Compagnie décida de fermer son usine de Treforest en Pays de Galles, qui compte 600 employés. Les stewards de toutes les usines de la Compagnie envoyèrent en Pays de Galles, des délégués qui y organisèrent un meeting. Il y fut décidé que tout travail qui serait éventuellement transféré de Treforest à l'une des autres usines de la Compagnie, en conséquence de la fermeture de Treforest, serait déclaré « noir », c'est-à-dire pratiquement qu'aucun ouvrier syndiqué n'accepterait d'y participer. C'est à cause de cette décision que l'usine de Treforest est encore ouverte et active, et le restera encore longtemps. Ken WELLER. i 6 -- 115