SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 16, rue Henri-Bocquillon PARIS-15€ Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19 Comité de Rédaction : P. CARDAN A. GARROS D. MOTHE Gérant : P. ROUSSEAU 3 F. Le numéro Abonnement un an (4 numéros) Abonnement de soutien Abonnement étranger 10 F. 20 F. 15 F. Volumes déjà parus (I, nºs 1-6, 608 pages ; II, nos 7-12, 464 pages ; III, nºs 13-18; 472 pages : 3 F. le volume. IV, n°8 19-24, 1 112 pages ; V, n° 25-30, 684 pages : 6 F. le volume). La collection complète des nºs 1 à 30, 3 304 pages, 20 F. Numéros séparés : de 1 à 18, 0,75 F. le numéro : de 19 à 30, 1,50 F. le numéro. L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure Comment lutter ? (Déc. 57), brochure Les grèves belges (Avril 1961), brochure 1,00 F. 0,50 F. 1,00 F. SOCIALISME OU BARBARIE Recommencer la révolution 1.- LA FIN DU MARXISME CLASSIQUE. 1. Trois faits massifs se présentent aujourd'hui devant les révolutionnaires qui maintiennent la prétention d'agir en comprenant ce qu'ils font, c'est-à-dire en connais- sance de cause : Le fonctionnement du capitalisme s'est essentielle- ment modifié relativement à la réalité d'avant 1939 et, encore plus, relativement à l'analyse qu'en fournissait le marxisme. Le mouvement ouvrier, en tant que mouvement organisé de classe contestant de façon explicite et perma, nente la domination capitaliste, a disparu. La domination coloniale ou semi-coloniale des pays avancés sur les pays arriérés a été abolie, sans que cette abolition se soit accompagnée nulle part d'une transcrois- sance révolutionnaire du mouvement des masses, ni que les fondements du capitalisme dans les pays dominants en soient ébranlés. 2. - Pour ceux qui refusent de se mystifier eux-mêmes, il est clair que ces constatations ruinent dans la pratique le marxisme classique, en tant que système de pensée et d'action, tel qu'il s'est formé, développé et conservé entre 1847 et 1939. Car elles signifient la réfutation ou le dépas- sement de l'analyse du capitalisme par Marx dans sa pièce maîtresse (l'analyse de l'économie), de celle de l'impéria- lisine par Lénine, et de la conception de la révolution per- manente dans les pays arriérés de Marx-Trotsky ; et la faillite irréversible de la quasi totalité des formes tradi- tionnelles d'organisation et d'action du mouvement ouvrier (hormis celles des périodes révolutionnaires). Elles signi- fient la ruine du marxisme classique en tant que système de pensée concrète, ayant prise sur la réalité. En dehors 1 de quelques idées abstraites, rien de ce qui est essentiel dans Le Capital ne se retrouve dans la réalité d'aujourd'hui. Inversement, ce qui est essentiel dans cette réalité (l'évo- lution et la crise du travail, la scission et l'opposition entre l'organisation formelle et l'organisation réelle de la pro- duction et des institutions, la bureaucratisation, la société de consommation, l’apathie ouvrière, la nature des pays de l'Est, l'évolution des pays arriérés et leurs rapports avec les pays avancés, la crise de tous les aspects de la vie et l'importance grandissante prise par des aspects considé- rés autrefois comme périphériques, la tentative des hommes de trouver une issue à cette crise) relève d'autres analyses, pour lesquelles le meilleur de l'auvre de Marx peut servir de source d'inspiration, mais devant lesquelles le marxisme vulgaire et abâtardi, seul pratiqué aujourd'hui par ses. prétendus « défenseurs » de tous les horizons, se pose plutôt comme un écran. Ces constatations signifient aussi la ruine du marxisme (léninisme - trotskisme - bordi- guisme, etc...), classique en tant que programme d'action, pour lequel ce qui était à faire à chaque moment par les révolutionnaires était relié (du moins dans l'intention) de façon cohérente à des actions réelles de la classe ouvrière et à une conception théorique d'ensemble. Lorsque par exem- ple une organisation marxiste soutenait ou guidait une grève ouvrière pour les salaires, elle le faisait a) avec une proba- bilité importante d'audience réelle parmi les ouvriers ; b) comme seule organisation instituée se battant à leurs côtés ; c) pensant que chaque victoire ouvrière en matière de salaires était un coup porté à la structure objective de l'édifice capitaliste. Aucune des actions décrites dans les programmes classiques ne peut répondre aujourd'hui à ces trois conditions. 3. Certes la société reste toujours profondément divi- sée. Elle fonctionne contre l'immense majorité des travail- leurs, ceux-ci s'opposent à elle par la moitié de chacun de leurs gestes quotidiens, la crise actuelle de l'humanité ne pourra être résolue que par une révolution socialiste. Mais ces idées risquent de rester des abstractions vides, des prétextes à litanies ou à un activisme spasmodique et aveugle si l'on ne s'efforce pas de comprendre comment la division de la société se concrétise à l'heure actuelle, com- ment cette société fonctionne, quelles formes prend la réaction et la lutte des travailleurs contre les couches dominantes et leur système, quelle peut être dans ces conditions une nouvelle activité révolutionnaire reliée à l'existence et à la lutte concrète des hommes dans la société et à une vue cohérente et lucide du monde. Pour cela, il ne faut rien de moins qu’un renouveau théorique et pratique radical. C'est cet effort de renouveau et les idées nouvelles 2 précises par lesquelles il s'est concrétisé à chaque étape qui ont caractérisé le groupe Socialisme ou Barbarie dès le départ et non la simple fidélité rigide à l'idée de lutte de classe, du prolétariat comme force révolutionnaire ou de révolution qui n'aurait pu que nous stériliser, comme elle a stérilisé les trotskistes, les bordiguistes et la presque totalité des communistes et des socialistes « de gauche ». Dès notre premier numéro, nous affirmions en conclusion d'une critique du conservatisme en matière de théorie : « sans développement de la théorie révolutionnaire, pas de développement de l'action révolutionnaire » (1) ; et, dix ans plus tard, après avoir montré que les postulats de base aussi bien que la structure logique de la théorie écono- mique de Marx reflètent « des idées essentiellement bour- geoises » et affirmé qu'une reconstruction totale de la théorie révolutionnaire est nécessaire, nous concluions : « Quel que soit le contenu de la théorie révolutionnaire ou du programme, son rapport profond avec l'expérience et les besoins du prolétariat, il y aura toujours la possibilité, plus même : la certitude, qu'à un moment donné cette théorie ou ce programme seront dépassés par l'histoire, et il y aura toujours le risque que ceux qui les ont jusqu'alors défendus tendent à en faire des absolus et veuillent leur subordonner et leur asservir les créations de l'histoire vivante » (2). 4. - Cette reconstruction théorique qui reste une tâche permanente, n'a rien à voir avec un révisionnisme vague et irresponsable. Nous n'avons jamais abandonné des positions traditionnelles parce qu'elles étaient traditionnelles, en disant simplement : elles sont périmées, les temps ont changé. Nous avons chaque fois démontré pourquoi elles étaient fausses ou dépassées, et défini ce par quoi il fallait les remplacer (sauf dans les cas où il était et il demeure impossible à un groupe de révolutionnaires de définir, en l'absence d'une activité des masses, de nouvelles formes pour remplacer celles que l'histoire elle-même a réfutées). Mais cela n'a pas empêché que cette reconstruction, à cha- cune de ses étapes cruciales, rencontre, même à l'intérieur de Socialisme ou Barbarie, l'opposition acharnée des élé- ments conservateurs représentant le type de militant qui n'a pas perdu la nostalgie d'un âge d'or du mouvement ouvrier, du reste parfaitement imaginaire comme tous les âges d'or, et qui avance dans l'histoire à reculons, regrettant constam- ment l'époque où, croit-il, théorie et programme étaient (1) S. ou B., nº 1, p. 4 (soul. dans le texte). (2) S. ou B., n° 27, p. 65-66, 80, 87. 3 indiscutés, établis une fois pour toutes et vérifiées constam- ment par l'activité des masses (3). 5. - Il n'est pas possible de discuter dans le fond ce con- servatisme, dont la caractéristique principale est de ne pas discuter les problèmes qui comptent aujourd'hui, en niant la plupart du temps qu'ils existent. C'est un courant négatif et stérile. Cette stérilité n'est évidemment pas un trait per- sonnel ou caractériel. C'est un phénomène objectif, la consé- quence inéluctable du terrain où les conservateurs se placent et de la conception qu'ils ont de la théorie révolutionnaire. Un physicien contemporain qui se fixerait comme tâche de défendre envers et contre tous la physique newtonienne, se condamnerait à une stérilité totale et piquerait des crises de nerfs chaque fois qu'il entendrait parler des monstruo- sités que sont l'anti-matière, les particules qui sont aussi des ondes, l'expansion de l'Univers ou l'effondrement de la causalité, de la localité et de l'identité comme catégories absolues. La position de celui qui voudrait aujourd'hui sim- plement défendre le marxisme et trois ou quatre idées qu'il lui emprunte est tout aussi désespérée. Car, sous cette forme, la question du marxisme est réglée par les faits et ne peut pas être discutée : en mettant pour l'instant de côté la reconstruction théorique que nous avons effectuée, le marxisme n'existe tout simplement plus historiquement en tant que théorie vivante. Le marxisme n'était pas, ne pou- vait pas et ne voulait pas être une théorie comme les autres, dont la vérité est consignée dans des livres ; il n'était pas un autre platonisme, un autre spinozisme, ou un autre hegelianisme. Le marxisme ne pouvait vivre, d'après son propre programme et son contenu le plus profond, que comme une recherche théorique constamment renouvelée qui éclaire la réalité changeante et comme une pratique qui constamment transforme le monde en étant transformée par lui (l'unité indissoluble des deux corres- (3) Cette opposition est arrivée au paroxysme à propos du texte Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (n°8 31, 32 et 33 de cette Revue) et des idées qui, développées à partir de ce texte, sont formulées dans les pages qui suivent. Elle a finalement abouti à une scission. Les camarades qui se sont séparés de nous, parmi lesquels P. Brune, J.-F. Lyotard et R. Maille, se proposent de continuer la publication du mensuel Pouvoir Ouvrier. Il eut été certes conforme à la coutume et à la logique de discuter en public les raisons de cette scission, et les thèses en présence. Malheureu- sement, cela nous est impossible. "Cette opposition est restée sans contenu définissable, positif ou même négatif ; à ce jour, on ignore ce que ceux qui refusent nos idées veulent mettre à la place, et tout autant ce à quoi ils s'opposent précisément. Nous ne pouvons donc nous expliquer que sur nos propres positions et, pour le reste, constater encore une fois la stérilité idéologique et politique du conservatisme. 4 pondant au concept marxien de la praxis).' Où est ce marxisme aujourd'hui ? Où a été publiée, depuis 1923 (paru- tion de Histoire et conscience de classe đe Lukács) une seule étude faisant avancer le marxisme ; depuis 1940 (mort de Trotsky) un seul texte défendant les idées tradi- tionnelles à un niveau qui permette de les discuter sans avoir honte de le faire ? Où y a-t-il eu, depuis la guerre d'Espagne, une action effective d'un groupe marxiste conforme à ses principes et reliée à une activité des masses ? Tout simplement nulle part. Ce n'est pas un des moindres paradoxes tragi-comiques auxquels sont condamnés aujour- d'hui ses prétendus défenseurs que ce viol et cette mise à mort du marxisme qu'ils effectuent du même mouvement qu'ils font pour le défendre et de ce fait même. Car ils ne peuvent le défendre qu'en passant sous silence ce qui lui est arrivé depuis quarante ans : comme si l'histoire effec- tive ne comptait pas ; .comme si la présence ou l'absence dans l'histoire réelle d'une théorie et d'un programme politique n'en affectaient en rien la vérité et la signification qui résideraient ailleurs ; comme si ce n'était pas un des principes indestructibles que Marx nous a enseignés qu'une idéologie ne se juge pas sur les mots qu'elle emploie mais sur ce qu'elle devient dans la réalité sociale. Ils ne peuvent le défendre qu'en le transformant en son contraire, en doctrine éternelle qu'aucun fait ne saurait jamais déranger (oubliant que s'il pouvait en être ainsi, elle ne pourrait pas non plus « déranger les faits » à son tour, c'est-à-dire posséder une efficace historique). Amants désespérés dont la maîtresse est prématurément morte, ils ne peuvent expri- mer leur amour qu'en en violant le cadavre. 6. Cette attitude conservatrice prend de moins en moins la forme ouverte d'une défense de l'orthodoxie mar- xiste comme telle ; évidemment il est difficile de soutenir ouvertement sans ridicule qu'il faut en rester aux vérités révélées une fois pour toutes par Marx et Lénine. Elle prend plutôt la forme suivante : face à la crise et à la disparition du mouvement ouvrier on raisonne comme si elles n'affec- taient que des organisations nommément désignées (P. C., S. F. I. O., C. G. T., etc.) ; face aux transformations du capitalisme, on raisonne comme si elles ne représentaient qu’une accumulation des mêmes caractéristiques, qui n'en altérerait rien d'essentiel. On oublie ainsi, et on fait oublier, que la crise du mouvement ouvrier n'est pas simplement la dégénérescence des organisations social-démocrates et bolcheviques, mais qu'elle embrasse pratiquement la tota- lité des expressions traditionnelles de l'activité ouvrière ; qu'elle n'est pas un squame sur le corps révolutionnaire intact du proletariat ni une condamnation qui lui a été 5 infligée de l'extérieur, mais qu'elle traduit des problèmes au coeur de la situation ouvrière, sur laquelle d'ailleurs elle agit à son tour (4). On oublie, et on fait oublier, que l'accu- mulation des « mêmes traits » de la société capitaliste s'accompagne de changements qualitatifs, que la « prolé- tarisation » dans la société contemporaine n'a nullement le sens simple qu'on lui attribuait dans le marxisme clas- sique, et que la bureaucratisation n'est pas un simple corro- laire superficiel de la concentration du capital, mais entraîne des modifications profondes dans la structure et le fonctionnement de la société (5). Ainsi, on fait simple- ment des interprétations « additionnelles » – comme si la conception de l'histoire et du monde unissant la théorie et la pratique, que voulait être le marxisme classique, pouvait subir des « additions », telle une masse de sacs de café dont la nature n'est pas altérée si on en ajoute encore quelques-uns. On ramène l'inconnu au connu, ce qui revient à supprimer le nouveau et finalement à réduire l'histoire à une immense tautologie. On pratique, dans le meilleur des cas, la « réparation aux moindres frais », qui est un moyen à la longue infaillible pour se ruiner idéologique- ment, comme elle l'est pour se ruiner financièrement dans la vie courante. Cette attitude, compréhensible psychologi- quement, est impossible désormais. Dès que certaines limi- tes sont atteintes, il apparaît clairement qu'elle ne peut plus être prise au sérieux, pour mille et une raisons, dont la première est qu'elle est intrinsèquement contradictoire (les idées ne peuvent pas être restées intactes cependant que la réalité changeait, ni une nouvelle réalité comprise sans une révolution dans les idées) et la dernière qu'elle est théologique (et, comme toute théologie, exprime essen- tiellement une peur et une insécurité fondamentale face à l'inconnu, que nous n'avons aucune raison de partager). 7.- En effet, le moment est venu de prendre clairement conscience que la réalité contemporaine ne peut être saisie au prix simplement d'une révision aux moindres frais, ni même d'une révision tout court, du marxisme classique. Elle exige, pour être comprise, un ensemble nouveau, où les ruptures avec les idées classiques sont tout aussi impor- tantes (et beaucoup plus significatives) que les liens de parenté. Même à nos propres yeux, ce fait a pu être masqué par le caractère graduel de l'élaboration théorique, et sans doute aussi par le désir de maintenir le plus possible la continuité historique. Il apparaît pourtant de façon écla- (4) V. Prolétariat et Organisation, dans le n° 27 de cette revue, p. 72-74. (5) V. Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, n° 32 de cette revue, p. 101 et suiv. 6 tante lorsqu'on se retourne pour regarder le chemin par- couru, et que l'on mesure la distance qui sépare les idées qui nous paraissent essentielles aujourd'hui de celles du marxisme classique. Quelques exemples suffiront pour le montrer (6). La division de la société était, pour le marxisme clas- sique, celle entre capitalistes possédant les moyens de production et prolétaires sans propriété. Elle doit être vue aujourd'hui comme une division entre entre dirigeants et exécutants. La société était vue comme dominée par la puissance abstraite du capital impersonnel. Aujourd'hui, nous la voyons comme dominée par une structure hiérarchique bureaucratique. La catégorie centrale pour comprendre les rapports sociaux capitalistes était pour Marx, celle de la réifi- caſion, résultant de la transformation de tous les rapports humains en rapports de marché (7). Pour nous, le moment structurant central de la société contemporaine n'est pas le marché, mais l' « organisation > bureaucratique-hiérar- chique. La catégorie essentielle pour la saisie des rapports sociaux est celle de la scission entre les processus de direc- tion et d'exécution des activités collectives. La catégorie de la réification trouvait chez Marx son prolongement naturel dans l'analyse de la force de travail comme marchandise, au littéral et exhausif du terme. Marchandise, la force de travail avait une valeur d'échange définie par des facteurs « objectifs » (coûts de production et de reproduction de la force de travail), et une valeur d'usage que son acquéreur pouvait extraire à sa guise. L'ouvrier était vu comme un objet passif de l'éco- nomie et de la production capitaliste. Pour nous, cette abstraction est à moitié une mystification. La force de tra- vail ne peut jamais devenir marchandise pure et simple (malgré les efforts du capitalisme). Il n'y a pas de valeur d'échange de la force de travail déterminée par des fac- teurs « objectifs », le niveau des salaires est essentielle- sens (6) Les idées qui suivent ont été développées dans nombre de textes publiés dans cette revue. V. notamment l’éditorial Socialisme ou Barbarie (nº 1), Les rapports de production en Russie (n° 2), Sur le programme socialiste (n° 10), L'expérience prolétarienne (nº 11), La bureaucratie syndicale et les ouvriers (nº 13), Sur le contenu de socialisme (nºs 17, 22 et 23), La révolution en Pologne et en Hongrie (n° 20), L'usine et la gestion ouvrière (n° 22), Prolétariat et organi- sation (n° 27 et 28), Les ouvriers et la culture (nº 30), Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (nºs 31, 32 et 33). (7) C'est dans une fidélité profonde à cet aspect, le plus impor- tant, de la doctrine de Marx, que Lukacs consacre l'essentiel de Histoire et conscience de la classe à une analyse de la réjfication. 7 ) ment déterminé par les luttes ouvrières formelles et infor- melles. Il n'y a pas de valeur d'usage définie de la force de travail, la productivité est l'enjeu d'une lutte incessante dans la production, dont l'ouvrier est un sujet actif tout autant que passif. Pour Marx, la « contradiction » inhérente au capita- lisme était que le développement des forces productives devenait, au-delà d'un point, incompatible avec les formes capitalistes de propriété et d'appropriation privée du pro- duit et devait les faire éclater. Pour nous, la contradiction inhérente au capitalisme se trouve dans le type de scission entre direction et exécution que celui-ci réalise, et la néces- sité qui en découle pour lui, de chercher simultanément l'exclusion et la participation des individus par rapport à leurs activités. Pour la conception classique, le prolétariat subit son histoire jusqu'au jour où il la fait exploser. Pour nous, le prolétariat fait son histoire, histoire, dans les conditions données, et ses luttes transforment constamment la société capitaliste en même temps qu'elles le transforment lui- même. Pour la conception classique, la culture capitaliste pro- duit soit des mystifications pures et simples, que l'on dénonce comme telles ; soit des vérités scientifiques et des @uvres valables, et l'on dénonce leur appropriation exclu- sive par les couches privilégiées. Pour nous, cette culture participe, dans toutes ses manifestations, de la crise géné- rale de la société et de la préparation d'une nouvelle forme de vie humaine. Pour Marx, la production restera toujours le « royau- me de la nécessité », et de là découle l'attitude implicite du mouvement marxiste, que le socialisme est essentielle- ment le réarrangement des conséquences économiques et sociales d'une infra-structure technique à la fois neutre et inexorable. Pour nous, la production doit devenir le domaine de la créativité des producteurs associés, et la transformation consciente de la technologie pour la met- tre au service de l'homme producteur doit être une tâche centrale de la société post-révolutionnaire. Pour Marx déjà, et beaucoup plus pour le mouvement marxiste, le développement des forces productives était au centre de tout, et son incompatibilité avec les formes capi- talistes portait la condamnation historique de celles-ci. Il en découla tout naturellement l'identification ultérieure du socialisme avec la nationalisation et la planification de l'économie. Pour nous, l'essence du socialisme c'est la domi- nation des hommes sur tous les aspects de leur vie et en premier lieu sur leur travail. Il en découle que le socialisme 8 . est inconcevable en dehors de la gestion de la production par les producteurs associés, et du pouvoir des conseils des travailleurs. Pour Marx, le « droit bourgeois » et donc l'inégalité des salaires devrait prévaloir pendant la période de transi- tion. Pour nous, une société révolutionnaire ne saurait sur- vivre et se développer si elle n'instaure pas immédiatement l'égalité absolue des salaires. Enfin, et pour en rester au fondamental, le mouve- ment traditionnel a toujours été dominé par les deux conceptions du déterminisme économique et du rôle domi- nant du parti. Pour nous, au centre de tout se place l'au- tonomie des travailleurs, la capacité des masses de se diri- ger elles-mêmes, sans laquelle toute idée de socialisme devient immédiatement une mystification. Ceci entraîne une nouvelle conception du processus révolutionnaire, comme aussi de l'organisation et de la politique révolutionnaires. Il n'est pas difficile de voir que ces idées vraies ou fausses, peu importe pour le moment -- ne représentent ni des « additions » ni des révisions partielles, mais les éléments d'une reconstruction théorique d'ensemble. 8. - Mais il faut également comprendre que cette recons- truction n'affecte pas seulement le contenu des idées, mais le type même de la conception théorique. De même qu'il est vain de rechercher actuellement un type d'organisation qui pourrait être dans la nouvelle période le « substitut > du syndicat, qui en reprendrait le rôle autrefois positif sans les traits négatifs en somme de chercher à inventer un type d'organisation qui serait un syndicat sans l'être tout en l'étant de même il est illusoire de croire qu'il pourra désormais exister un « autre marxisme » qui ne serait pas le marxisme. La ruine du marxisme n'est pas seulement la ruinę d'un certain nombre d'idées précises (ruine à travers laquelle, faut-il le dire, subsistent nombre de décou- vertes fondamentales et une manière d'envisager l'histoire et la société que personne ne pourra plus ignorer). C'est aussi la ruine d'un certain type de liaison entre les idées, comme entre les idées et la réalité ou l'action. En bref, c'est la ruine de la conception d'une théorie (et plus même, d'un système théorico-pratique) fermée, qui a pu croire enclore la vérité, rien que la vérité et toute la vérité de la période historique en cours dans un certain nombre de schémas pré- tendûment «scientifiques ». Avec cette ruine, c'est une phase de l'histoire du mouvement ouvrier, et, il faut ajouter, de l'histoire de l'humanité, qui s'achève. On peut l'appeler la phase théologique, étant entendu qu'il peut y avoir et il y a une théologie de la « science » qui n'est pas meilleure mais plutôt pire que l'autre (pour autant qu'elle fournit à ses par- 9 tisans la fausse certitude que leur foi est « rationnelle »). C'est la phase de la foi, soit en un Etre Suprême, soit à un homme ou un groupe d'hommes « exceptionnels », soit à une vérité impersonnelle établie une fois pour toutes et consignée dans une doctrine. C'est la phase pendant laquelle l'homme s'aliène à ses propres créations, imaginaires ou réelles, théoriques ou pratiques. Il n'y aura jamais plus de théorie complète qui nécessiterait simplement des « mises à jour ». Il n'y en a d'ailleurs jamais eu en réalité, car toutes les grandes découvertes théoriques ont viré du côté de l'imaginaire dès qu'elles ont voulu se convertir en système, le marxisme non moins que les autres. Il y a eu, et il y en aura un processus théorique vivant, au sein duquel émergent des moments de vérité destinés à être dépassés (ne serait-ce que par leur intégration dans un autre ensem- ble, dans lequel ils n'ont plus le même sens). Cela n'est pas du scepticisme : il y a, à chaque instant et pour un état donné de notre expérience, des vérités et des erreurs, et il y a la nécessité d'effectuer toujours une totalisation provisoire, toujours mouvante et ouverte, du vrai. Mais l'idée d'une théorie complète et définitive n'est à l'époque moderne qu’un phantasme de bureaucrate qui lui sert à manipuler les opprimés, et pour ces derniers, elle ne peut être que l'équivalent en termes modernes d'une foi essen- tiellement irrationnelle. Nous devons donc, à chaque étape de notre développement, affirmer les éléments dont nous sommes certains, mais aussi reconnaître et pas du bout des lèvres qu'à la frontière de notre réflexion et de notre pratique se rencontrent nécessairement des problèmes dont nous ne savons pas d'avance, dont nous ne saurons peut être pas de sitôt, la solution, ni qu'elle ne nous obligera pas à abandonner des positions sur lesquelles nous aurions pu nous faire tuer la veille. Cette lucidité et ce courage devant l'inconnu de la création perpétuellement renouvelée dans laquelle nous avançons, chacun de nous est obligé, qu'il le veuille ou non, qu'il le sache ou non, de les déployer dans sa vie personnelle. La politique révolutionnaire ne peut pas être le dernier refuge de la rigidité et du besoin de sécurité névrotiques. 9. - Plus que jamais auparavant, le problème du destin de la société humaine se pose en termes mondiaux. Le sort des deux tiers de l'humanité qui vivent dans des pays non- industrialisés ; les rapports de ces pays avec les pays industrialisés ; plus profondément, la structure et le dyna- mique d'une société mondiale qui émerge graduellement ce sont là des questions qui non seulement tendent à acquérir une importance centrale, mais qui se posent, sous une forme ou sous une autre, jour après jour. Cependant, pour nous qui vivons dans une société capitaliste moderne, 10 la première tâche est l'analyse de cette société, du sort du mouvement ouvrier qui y est né, de l'orientation que les révolutionnaires doivent s'y donner. Cette tâche est pre- mière objectivement, puisque ce sont les formes de vie sous le capitalisme moderne qui dominent en fait le monde et modèlent l'évolution des autres pays. Cette tâche est aussi première pour nous, car nous ne sommes rien si nous ne pouvons pas nous définir, théoriquement et pratiquement, par rapport à notre propre société. C'est à cette définition qu’est consacré ce texte (8). II. LE CAPITALISME BUREAUCRATIQUE MODERNE, comme 10. Il n'y a aucune impossibilité pour le capitalisme, « privé » ou totalement bureaucratique, de continuer à développer les forces productives, ni aucune contradiction économique insurmontable dans son fonctionnement. Plus généralement, il n'y a pas de contradiction entre le déve- loppement des forces productives et les formes économi- ques capitalistes ou les rapports de production capitalistes. Ce n'est pas relever une contradiction que constater que sous un régime socialiste les forces productives pourraient être développées infiniment plus vite. Et c'est un sophisme de dire qu'il y a contradiction entre les formes capitalistes et le développement des êtres humains ; car parler de développement des êtres humains n'a de sens que pour autant précisément qu'on les considère autrement que « forces productives ». Le capitalisme est engagé dans un mouvement d'expansion des forces productives, et crée lui-même constamment les conditions de cette expan- sion. Les crises économiques classiques de surproduction correspondent à une phase historiquement dépassée d’inor- ganisation de la classe capitaliste ; complètement ignorées dans le capitalisme totalement bureaucratique (pays de l'Est), elles n'ont qu'un équivalent mineur dans les fluctua- tions économiques des pays industriels modernes que le contrôle de l'économie par l'Etat peut maintenir et main- tient effectivement dans des limites étroites. 11. - Il n'y a pas non plus d'impossibilité à long terme de fonctionnement du capitalisme sous forme d'une armée industrielle de réserve croissante ou de paupérisation ouvrière absolue ou relative qui empêcherait le système d'écouler sa production. Le « plein emploi » (au sens et dans les limites capitalistes) et l'élévation de la consommation (8) Plusieurs des idées qui sont résumées par la suite ont été développées ou démontrées dans Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, nºs 31, 32 et 33 de cette revue. 11 12. de masse (consommation capitaliste dans sa forme et dans son contenu) sont à la fois des conditions et des effets de l'expansion de la production, que le capitalisme réalise effectivement. L'élévation des salaires ouvriers réels, dans les limites où elle a couramment et constamment lieu, non seulement ne mine pas les fondements du capitalisme comme système mais en est la condition de survie, et la même chose sera de plus en plus vraie pour la réduction de la durée du travail. Tout cela n'empêche pas que l'économie capita- liste soit pleine d'irrationalités et d'antinomies dans toutes ses manifestations ; encore moins qu'elle entraîne un gas- pillage immense relativement aux virtualités d'une produc- tion socialiste. Mais ces irrationalités ne relèvent pas d'une analyse de type de celle du Capital ; elles sont les irrationa- lités de la gestion bureaucratique de l'économie, qui exis- tent pures et sans mélange dans les pays de l'Est ou mélan- gées à des résidus de la phase anarchique-privée du capita- lisme dans les pays occidentaux. Elles expriment l'incapa- cité d'une couche dominante séparée de gérer rationnelle- ment un domaine quelconque dans une société d'aliénation, non pas le fonctionnement autonome de « lois économi- ques » indépendantes de l'action des individus, des groupes et des classes. C'est aussi pourquoi elles sont des irratio- nalités et jamais des impossibilités absolules, sauf au moment où les couches dominées refusent de continuer de faire fonctionner le système. 13. - L'évolution du travail et de son organisation sous le capitalisme est dominée par les deux tendances profon- dément reliées : la bureaucratisation d'un côté, la mécani- sation-automatisation de l'autre, parade essentielle des dirigeants à la lutte des exécutants contre leur exploitation et leur aliénation. Mais ce fait ne conduit pas à une évolu- tion simple, univoque et uniforme du travail quant à sa structure, sa qualification, ses relations avec l'objet, la machine ou quant aux rapports entre travailleurs. Si la réduction de toutes les tâches à des tâches parcellaires a été pendant longtemps et reste le phénomène central de la production capitaliste, elle commence à rencontrer ses limi- tes dans les secteurs les plus caractéristiques de la produc- tion moderne, où il est impossible de diviser les tâches au-delà d'un point sans rendre le travail impossible. De même, la réduction des travaux à des travaux simples (la destruction du travail qualifié) trouve ses limites dans la production moderne et tend même à être renversée par la qualification croissante qu'exigent les industries les plus modernes. La mécanisation et l'automatisation conduisent à une parcellarisation des tâches, mais les tâches suffisam- 12 ment parcellarisées et simplifiées sont à l'étape suivante assumées par des ensembles « totalement » automatisés, avec une restructuration de la main-d'œuvre entre d'un côté un groupe de surveillants « passifs », isolés et non qualifiés et d'un autre côté des spécialistes fortement qualifiés et travaillant en équipes. Parallèlement continuent à exister, et restent numériquement prépondérants, des secteurs à structure traditionnelle où sont sédimentées tou- tes les couches historiques de l'évolution précédante du travail, et des secteurs complètement nouveaux (notam- ment les bureaux) où les concepts et les distinctions tradi- tionnels à cet égard perdent presque leur sens. Il faut donc considérer comme des extrapolations hâtives et non- vérifiées, aussi bien l'idée traditionnelle (Marx dans le Capital) de la destruction pure et simple des qualifica- tion par le capitalisme et la création d'une masse indiffé- renciée d'ouvriers-automates servants des machines, que l'idée plus récente (Romano et Ria Stone dans l'Ouvrier américain) (9), de la prédominance croissante d'une caté- gorie d'ouvriers universels travaillant sur des machines universelles. Ces deux tendances existent en tant que ten- dances partielles, en même temps qu'une troisième tendance de prolifération de nouvelles catégories à la fois qualifiées et spécialisées, mais il n'y a ni la possibilité ni le besoin de décider arbitrairement qu'une seule parmi elles repré- sente l'avenir. 14. - Il résulte de cela que le problème de l'unification des travailleurs dans la lutte contre le système actuel, com- me aussi celui de la gestion de l'entreprise par les travail- leurs après la révolution, n'ont pas une solution garantie par un processus automatique incorporé dans l'évolution techni- que, mais restent des problèmes politiques au sens le plus élevé : leur solution dépend d'une prise de conscience pro- fonde de la totalité des problèmes de la société. Sous le capitalisme, il y aura toujours un problème d'unification des luttes de catégories différentes qui ne sont pas dans des situations immédiatement identiques et ne le seront jamais. Et pendant la révolution, comme après elle, la gestion ouvrière ne sera ni la prise en charge par les tra- vailleurs d'un processus de production matérialisé dans le machinisme avec une logique objective étanche et indis- cutable, ni le déploiement des aptitudes complètes d'une collectivité de producteurs virtuellement universels tout préparés par le capitalisme. Elle devra faire face à une complexité et une différenciation interne extraordinaire des couches de travailleurs ; elle aura à résoudre le problème (9) Socialisme ou Barbarie, nºs 1 à 8. 13 comme de l'intégration des individus, des catégories, et des activités son problème fondamental. Dans aucun avenir prévisible, le capitalisme ne produira de par son propre fonctionnement une classe de travailleurs qui serait déjà en soi un universel concret. L'unité effective de la classe des travailleurs (autrement que comme concept sociologique) ne peut être réalisée que par la lutte des travailleurs et contre le capitalisme. Soit dit entre parenthèses, parler aujourd'hui du prolétariat comme classe c'est faire de la sociologie descriptive pure et simple pour autant que ce qui réunit les travailleurs comme membres identiques d'un groupe est simplement l'ensemble des traits communs pas- sifs que leur impose le capitalisme, et non leur tentative de se poser par leur activité, même fragmentaire, ou par leur organisation, même minoritaire, comme une classe qui s'unifie et s'oppose au reste de la société. Les deux problè- mes mentionnés ne peuvent être résolus que par l'associa- tion de toutes les catégories non-exploiteuses de l'entreprise, ouvriers manuels aussi bien qu'intellectuels ou travailleurs de bureau et techniciens. Toute tentative de réaliser la gestion ouvrière en éliminant une catégorie essentielle à la production moderne conduirait à l'effondrement de cette production qui ne pourrait être redressée par la suite que par la contrainte et une bureaucratisation nouvelle. 15. - L'évolution de la structuration sociale depuis un siècle n'a pas été celle prévue par le marxisme classique, et cela entraîne des conséquences importantes. Il y a eu, bel et bien « prolétarisation » de la société au sens que les anciennes classes « petites bourgeoises » ont pratiquement disparu, que la population a été transformée dans son immense majorité en population salariée et qu'elle a été intégrée dans la division de travail capitaliste des entrepri- ses. Mais cette « prolétarisation » se distingue essentielle- ment de l'image classique d'une évolution de la société vers deux pôles, un immense pôle d'ouvriers industriels et un infime pôle de capitalistes. La société s'est transformée au contraire en pyramide, ou plutôt en un ensemble complexe de pyramides, au fur et à mesure qu'elle se bureaucratisait, et ce en accord avec la logique profonde de la bureaucrati- sation. La transformation de la quasi-totalité de la popu- lation en population salariée ne signifie pas qu'il n'y a plus que de purs et simples exécutants au bas de l'échelle. La population absorbée par la structure capitaliste-bureaucra- tique est venue peupler tous les étages de la pyramide bureaucratique ; elle continuera de le faire et dans cette pyramide on ne décèle aucune tendance vers la réduction des étages intermédiaires, au contraire. Bien que le concept soit difficile à délimiter clairement et impossible à faire coïncider avec les catégories statistiques existantes, on peut 14 1 affirmer avec certitude que dans aucun pays industriel moderne les « simples exécutants » (ouvriers manuels dans l'industrie, et l'équivalent dans les autres branches : dacty- los, vendeurs, etc...) ne dépassent 50 % de la population u travail. D'autre part, la population n'a pas été absor- bée par l'industrie. Sauf pour les pays qui n'ont pas « achevé » leur industrialisation (Italie par exemple), le pourcentage de population dans l'industrie a cessé de croi- tre après avoir touché un plafond situé entre 30 et (rare- ment) 50 % de la population active. Le reste est employé dans les « services » (la part de l'agriculture déclinant partout rapidement et étant d'ores et déjà négligeable en Angleterre et aux Etats-Unis). Même si l'augmentation du pourcentage employé dans les services devait cesser (en fonction de la mécanisation et de l'automatisation qui envahissent ce secteur à son tour), la tendance pourrait être difficilement renversée, vu l'augmentation de plus en plus rapide de la productivité dans l'industrie et la décrois- sance rapide de la demande de main-d'oeuvre industrielle qui en résulte. Le résultat combiné de ces deux faits est que le prolétariat industriel au sens classique et stricte (c'est-à-dire défini soit comme les ouvriers manuels, soit comme les ouvriers payés à l'heure, catégories qui se recou- vrent approximativement) est en train de décliner en importance relative et parfois même absolue. Ainsi aux Etats-Unis le pourcentage du prolétariat industriel (« ouvriers de production et assimilés » et « ouvriers sans qualification autres que ceux de l'agriculture et des mines », statistiques qui incluent les chômeurs d'après leur dernière occupation), est descendu de 28 % en 1947 à 24 % en 1961, son déclin s'étant d'ailleurs sensiblement accéléré depuis 1955. 16. - Ces constatations ne signifient nullement que le prolétariat industriel a perdu son importance, ni qu'il ne doive pas jouer un rôle central dans un processus révolu- tionnaire, comme l'on confirmé aussi bien la révolution hongroise (quoique sous des conditions qui n'étaient pas celles du capitalisme moderne) que les grèves belges. Mais elles montrent certainement que le mouvement révolution- naire ne pourrait plus prétendre représenter les intérêts de l'immense majorité de l'humanité contre une petite mino- rité, s'il ne s'adressait pas à toutes les catégories de la population salariée et travailleuse à l'exclusion de la petite minorité de capitalistes et de bureaucrates dirigeants et s'il n'essayait pas d'associer les couches d'exécutants sim- ples avec les couches, presqu’aussi importantes numérique- ment, intermédiaires de la pyramide. 17. - Outre les transformations de la nature de l'Etat 15 capitaliste et celles de la politique capitaliste que nous avons analysées ailleurs (10), il faut comprendre ce que signifie exactement la nouvelle forme de totalitarisme capitaliste, et quels sont les modes de domination dans la société actuelle. Dans le totalitarisme actuel, l'Etat, expression centrale de la domination de la société par une minorité, ou ses appendices, et finalement les couches. dirigeantes s'emparent de toutes les sphères d'activité sociale et essayent de les modeler explicitement d'après leurs intérêts et leur optique. Mais cela n'implique nullement la pratique continue de la violence ou de la contrainte directe, ni la sup- pression des libertés et droits formels. La violence reste bien entendu l'ultime garant du système, mais celui-ci n'a pas besoin d'y recourir quotidiennement, précisément dans la mesure où l'extension de son emprise dans presque tous les domaines lui assure plus « économiquement » son auto- rité, où son contrôle sur l'économie et l'expansion continue de celle-ci lui permet d'apaiser la plupart du temps sans conflit majeur les revendications économiques, dans la mesure enfin où l'élévation du niveau de vie matériel et la dégénérescence des organisations et des idées traditionnel- les du mouvement ouvrier conditionnent constamment une privatisation des individus qui, pour être contradictoire et transitoire, n'en signifie pas moins que la domination du système n'est explicitement contestée par personne dans la société. L'idée traditionnelle que la démocratie bourgeoise est un édifice vermoulu condamné à laisser la place au fas- cisme en l'absence de révolution, est à rejeter : première- ment cette « démocratie » même en tant que démocratie bourgeoise a déjà effectivement disparu non par le règne de la Gestapo, mais par la bureaucratisation de toutes les institutions étatiques et politiques et l'apathie concomi- tante de la population ; deuxièmement, cette nouvelle pseudo-démocratie (pseudo au deuxième degré) est préci- sément la forme adéquate de domination du capitalisme moderne qui ne pourrait pas se passer de partis (y compris socialistes et communistes) et de syndicats, désormais roua- ges essentiels du système à tous points de vue. Cela est confirmé aussi bien par l'évolution des cinq dernières années en France où, malgré la décomposition de l'appareil étatique et la crise algérienne, les chances d'une dictature fasciste n'ont jamais été sérieuses, que par le krouchtche- visme en Russie, qui exprime précisément la tentative de la bureaucratie de passer à des nouveaux modes de domi- nation, les anciens (totalitaires au sens traditionnel) étant (10) V. dans le n° 22 de cette revue, Sur le contenu du socialisme (p. 56-58), et, dans le n° 32, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (p. 94-99). 16 devenus incompatibles avec la société moderne (autre chose si tout risque de casser pendant le passage). Avec le mono- pole de la violence comme dernier recours, la domination capitaliste repose actuellement sur la manipulation bureau- cratique des gens, dans le travail, dans la consommation, dans le reste de la vie. 18. - La société capitaliste moderne est donc essentiel- lement une société bureaucratisée à structure hiérarchique pyramidale. En elle ne s'opposent pas en deux étages bien séparés une petite classe d'exploiteurs et une grande classe de producteurs ; la division de la société est bien plus complexe et stratifiée et aucun critère simple ne permet de la résumer. Le concept traditionnel de classe correspondait à la relation des individus et des groupes' sociaux avec la propriété des moyens de production, et nous l'avons à juste titre dépassé sous cette forme en insistant sur la situation des individus et des groupes dans les rapports réels de pro- duction et en introduisant les concepts de dirigeants et d'exécutants. Ces concepts restent valables pour éclairer la situation du capitalisme contemporain mais on ne peut pas les appliquer de façon mécanique. Concrètement, ils ne s'appliquent dans leur pureté qu'aux deux extrémités de la pyramide et laissent donc en dehors toutes les couches intermédiaires, c'est-à-dire presque la moitié de la popu- lation, qui ont des tâches à la fois d'exécution (à l'égard des supérieurs) et de direction (vers le « bas »). Certes, à l'in- térieur de ces couches intermédiaires, on peut rencon- trer à nouveau des cas presque « purs ». Il y a ainsi une partie du réseau hiérarchique qui exerce essentiellement des fonctions de contrainte et d'autorité, comme il y en a une autre qui exerce essentiellement des fonctions techni- ques et comprend ceux qu'on pourrait appeler des « exécu- tants à statut » (par exemple, techniciens, ou scientifiques, bien payés qui ne font que les études ou les recherches qu'on leur demande). Mais la collectivisation de la produc- tion fait que ces cas purs, de plus en plus rares, laissent en dehors la grande majorité des couches intermédiaires. Si le service du personnel d'une entreprise prend une exten- sion considérable, il est clair que non seulement les dacty- los mais aussi bon nombre d'employés plus haut placés de ce service ne jouent aucun rôle personnel dans le système de contrainte que leur service contribue à imposer à l'en- treprise. Inversement, si un service d'études ou de recher- ches se développe, une structure d'autorité s'y constitue car bon nombre de gens y auront aussi comme fonction de gérer le travail des autres. Plus généralement, il est impos- sible pour la bureaucratie et c'est là encore une autre expression de sa contradiction de séparer entièrement les deux exigences, du « savoir » ou de l' « expertise tech- 17 nique », d'un côté —, de la « capacité de gérer », de l'autre. Il est vrai que la logique du système voudrait que ne parti- cipent aux structures de direction que ceux qui sont capa- bles de « manier des hommes », mais la logique de la réalité exige que ceux qui s'occupent d'un travail y connais- sent quelque chose -- et le système ne peut jamais décoller entièrement de la réalité. C'est pourquoi les couches inter- médiaires sont peuplées de gens qui combinent une quali- fication professionnelle et l'exercice de fonctions de gestion, et pour une partie desquels le problème de cette gestion vue autrement que comme manipulation et comme con- trainte se pose quotidiennement. L'ambiguité cesse, lors- qu'on atteint la couche des vrais dirigeants ; ce sont ceux dans l'intérêt desquels finalement tout fonctionne, qui pren- nent les décisions importantes, qui relancent et impulsent le fonctionnement du système qui autrement tendrait à s'enliser dans sa propre inertie, qui prennent l'initiative pour en colmater les brèches dans les moments de crise. Cette définition n'est pas de la même nature que les critè- res simples adoptés autrefois pour caractériser les classes. Mais la question aujourd'hui n'est pas de se gargariser avec le concept de classe : il s'agit de comprendre et de montrer que la bureaucratisation ne diminue pas la division de la société mais au contraire l'aggrave (en la compliquant), que le système fonctionne dans l'intérêt de la petite mino- rité qui est au sommet, que la hiérarchisation ne supprime pas et ne pourra jamais supprimer la lutte des hommes contre la minorité dominante et ses règles, que les travail- leurs (qu'ils soient ouvriers, calculateurs ou ingénieurs) ne pourront se ļibérer de l'oppression, de l'aliénation et de l'exploitation, qu'en renversant ce système, en supprimant la hiérarchie et en instaurant leur gestion collective et égali- taire de la production. La révolution existera le jour où l'immense majorité de travailleurs qui peuplent la pyra- mide bureaucratique s'attaquera à celle-ci et à la petite minorité qui la domine (et n'existera que ce jour-là). En attendant, la seule différenciation qui a une importance pratique véritable, c'est celle qui existe à presque tous les niveaux de la pyramide sauf évidemment les sommets, entre ceux qui acceptent le système et ceux qui, dans la réalité quotidienne de la production, le combattent. 19. - La contradiction profonde de cette société a déjà été définie ailleurs (11). Brièvement parlant, elle réside dans le fait que le capitalisme (et cela arrive à son paroxysme sous le capitalisme bureaucratique) est obligé d'essayer de (11) V. dans le n° 23 de cette revue, Sur le contenu du socialisme (p. 84 et suiv.), et, dans le n° 32, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (p. 84 et suiv.). 18 réaliser simultanément l'exclusion et la participation des gens par rapport à leurs activités, que les hommes sont astreints de faire fonctionner le système la moitié du temps contre ses règles et donc en lutte contre lui. Cette contradic- tion fondamentale apparaît constamment à la jonction du processus de direction et du processus d'exécution qui est précisément le moment social de la production par excel- lecne ; et elle se retrouve, sous des formes indéfiniment réfractées, à l'intérieur du processus de direction lui-même où elle rend le fonctionnement de la bureaucratie irrationnel à sa racine même. Si cette contradiction peut être analysée avec une netteté particulière dans cette manifestation cen- trale de l'activité humaine dans les sociétés occidentales modernes qu'est le travail, elle se retrouve sous des formes plus ou moins transposées dans toutes les sphères de l'acti- vité sociale, qu'il s'agisse de la vie politique, de la vie sexuelle et familiale (où les gens sont plus ou moins obligés de se conformer à des normes qu'ils n'intériorisent plus) ou de la vie culturelle. 20. - La crise de la production capitaliste qui n'est que l'envers de cette contradiction a déjà été analysée dans cette revue (12), de même que la crise des organisations et des institutions politiques et autres. Ces analyses doivent être complétées par une analyse de la crise des valeurs et de la vie sociale comme telle, et finalement par une analyse de la crise de la personnalité même de l'homme moderne, résultat aussi bien des situations contradictoires dans lesquelles il doit constamment se se débattre dans travail et dans vie privée, que de l'effondrement des valeurs, au sens le plus profond du terme, sans lesquelles aucune culture ne peut structurer des personnalités qui lui soient adéquates (c'est-à-dire la fassent fonctionner, serait-ce comme ses exploités). Cepen- dant, notre analyse de la crise de la production n'a pas montré que dans cette production il n'y aurait que de l'aliénation ; au contraire, elle a fait voir qu'il n'y avait production que dans la mesure où les producteurs luttaient constamment contre cette aliénation. De même, notre ana- lyse de la crise de la culture capitaliste au sens le plus large, et de la personnalité humaine correspondante, partira de ce fait évident d'ailleurs que la société n'est pas et ne peut pas être simplement une « société sans culture ». En même temps que les débris de la vieille culture s'y trouvent les éléments positifs (quoique toujours ambivalents) créés son sa (12) V. dans les nºs 1 à 8. Paul Romano et Ria Stone, L'ouvrier américain ; dans le n° 22, D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière ; dans le n° 20, R. Berthier, Une expérience d'organisation ouvrière ; dans le n° 23, P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme. 19 par l'évolution historique et surtout l'effort permanent des hommes de vivre leur vie en lui donnant un sens dans une phase où rien n'est plus certain et en tout cas rien venant de l'extérieur n'est accepté comme tel ; effort dans lequel tend à se réaliser, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, l'aspiration des hommes avec l'autonomie et qui est, de ce fait, tout aussi important pour la préparation de la révolution socialiste que le sont les manifestations anolo- gues dans le domaine de la production. 21. - La contradiction fondamentale du capitalisme et les multiples processus de conflit et d'irrationalité dans lesquels elle se ramifie se traduisent et se traduiront, aussi longtemps que cette société existera, par des « crises » de natúre quelconque, des ruptures du fonctionnement régu- lier du système. Ces crises peuvent ouvrir des périodes révolutionnaires si les masses travailleuses sont suffisam- ment combatives pour mettre en cause le système capitaliste et suffisamment conscientes pour pouvoir l'abattre et orga- niser sur ses ruines une nouvelle société. Le fonctionne- ment même du capitalisme garantit donc qu'il y aura tou- jours des « occasions révolutionnaires », mais ne garantit pas leur issue, qui ne peut dépendre de rien d'autre que du degré de conscience et d'autonomie des masses. Il n'y a aucune dynamique « objective » qui garantisse le socialisme, et dire qu'il puisse en exister une est contradiction dans les termes. Toutes les dynamiques objectives que l'on peut déceler dans la société contemporainė sont profondément ambiguës, comme on l'a montré ailleurs (13). La seule dynamique à laquelle on peut et on doit donner le sens d'une progression dialectique vers la révolution, c'est la dialectique historique de la lutte des groupes sociaux, du prolétariat au sens strict du terme d'abord, des travail- leurs salariés plus généralement aujourd'hui. Cette dialec- tique signifie que les exploités par leur lutte transforment la réalité et se transforment eux-mêmes, de façon que lors- que cette lutte reprend, elle ne peut reprendre qu'à un niveau supérieur. C'est cela la seule perspective révolution- naire, et la recherche d'un autre type de perspective révo- lutionnaire, même par ceux qui condamnent le mécanisme, prouve que cette condamnation du mécanisme n'a pas été comprise dans sa signification véritable. La maturation des conditions du socialisme ne peut jamais être ni une matu- ration objective (parce que aucun fait n'a de signification en dehors d'une activité humaine, et vouloir lire la certi- tude de la révolution dans les simples faits n'est pas moins sous le capitalisme (13) V: Le mouvement révolutionnaire moderne, nos 33, p. 77-78. 20 absurde que de vouloir la lire dans les astres), ni une matu- ration subjective au sens psychologique (les travailleurs d'aujourd'hui sont loin d'avoir explicitement présentes dans leur esprit l'histoire et ses leçons, dont d'ailleurs la princi- pale, comme disait Hegel, est qu'il n'y a pas de leçons de I'histoire - car l'histoire est toujours neuve). Elle est une maturation historique, c'est-à-dire l'accumulation des con- ditions objectives d'une conscience adéquate, accumulation qui est elle-même le produit de l'action des classes et des groupes sociaux, mais qui ne peut recevoir son sens que par sa reprise dans une nouvelle conscience et dans une nouvelle activité, qui n'est pas gouvernée par des « lois », et qui tout en étant probable n'est jamais fatale. 22. - L'époque actuelle reste dans cette perspective. La réalisation aussi bien du réformisme que du bureaucratisme signifie que, si les travailleurs entreprennent des luttes importantes, ils ne pourront le faire qu'en combattant le réformisme et la bureaucratie. La bureaucratisation de la société pose explicitement le problème social comme un problème de gestion de la société : gestion par qui, pour quels objectifs, avec quels moyens ? L'élévation du niveau de la consommation tendra à en diminuer l'efficacité en tant que substitut dans la vie des hommes, en tant que mobile et en tant que justification de ce qu'on appelle déjà aux Etats-Unis « la course de rats » (rat race). Pour autant que le problème « économique » étroit voit son importance diminuer, l'intérêt et les préoccupations des travailleurs pourront se tourner vers les problèmes véritables de la vie sous la société moderne : vers les conditions et l'organi- sation du travail, vers le sens même du travail dans les conditions actuelles, vers les autres aspects de l'organi- sation sociale et de la vie des hommes. A ces points †14), ia faut en ajouter un autre, tout aussi important. La crise de la culture et des valeurs traditionnelles pose de plus en plus aux individus le problème de l'orientation de leur vie concrète, aussi bien dans le travail que dans toutes ses autres manifestations (rapports avec la femme, avec les enfants, avec d'autres groupes sociaux, avec la localité, avec telle ou telle activité « désintéressée »), de ses modalités mais aussi finalement de son sens. De moins en moins les individus peuvent résoudre ces problèmes en se conformant simplement à des idées et à des rôles traditionnels et héri- tés — et même lorsqu'ils se conforment, ils ne les intério- risent plus, c'est-à-dire ne les acceptent plus comme incon- testables et valables parce que ces idées et ses rôles, (14) Développés dans Le mouvement révolutionnaire sous le capi- talisme moderne, n° 33, p. 79-81. 21 incompatibles aussi bien avec la réalité sociale actuelle qu'avec les besoins des individus, s'effondrent de l'intérieur. La bureaucratie dominante essaie de les remplacer par la manipulation, la mystification et la propagande mais ses produits synthétiques ne résistent pas plus que les autres à la mode de l'année suivante et ne peuvent fonder que des conformismes fugitifs et extérieurs. Les individus sont donc obligés, à un degré croissant, d'inventer des réponses nouvelles à leurs problèmes ; ce faisant, non seu- lement, ils manifestent leur tendance vers l'autonomie, mais en même temps tendent à incarner cette autonomie dans leur comportement et dans leurs rapports avec les autres, de plus en plus réglés sur l'idée qu'un rapport entre êtres humains ne peut être fondé que sur la reconnaissance par chacun de la liberté et de la responsabilité de l'autre dans la conduite de sa vie. Si l'on prend au sérieux le carac- tère total de la révolution, si l'on comprend que la gestion ouvrière ne signifie pas seulement un certain type de machines, mais aussi un certain type d'hommes, alors il faut reconnaître que cette tendance est tout aussi impor- tante comme indice révolutionnaire que la tendance des ouvriers à combattre la gestion bureaucratique de l'entre- prise même si on n'en voit pas encore des manifestations prenant une forme collective, ni comment elle pourrait aboutir à des activités organisées. III. LA FIN DU MOUVEMENT OUVRIER TRADITIONNEL ET SON BILAN 23. - On ne peut ni agir, ni penser en révolutionnaire aujourd'hui sans prendre prendre profondément et totalement conscience de ce fait : les transformations du capitalisme et la dégénérescence du mouvement ouvrier organisé ont comme résultat que les formes d'organisation, les formes d'action, les préoccupations, les idées et le vocabulaire même traditionnels n'ont plus aucune valeur, ou même n'ont qu'une valeur négative. Comme l'a écrit Mothé, en parlant de la réalité effective du mouvement parmi les ouvriers, « ...même l’Empire romain en disparaissant a laissé derrière lui des ruines, le mouvement ouvrier ne laisse que des déchets » (15). Prendre conscience de ce fait, signifie en finir radicalement avec l'idée qui consciemment ou inconsciemment domine encore l'attitude de beaucoup : que partis et syndicats actuels et tout ce qui va avec (idées, revendications, etc...), représentent un simple écran entre un prolétariat toujours inaltérablement révolutionnaire en (15) Les ouvriers et la culture, nº 30 de cette revue, p. 37. 22 а soi et ses objectifs de classe, ou un moule qui donne une mauvaise forme aux activités ouvrières mais n'en modifie pas la substance. La dégénérescence du mouvement ouvrier n'a pas seulement consisté en l'apparition d'une couche bureaucratique au sommet des organisations, mais en affecté toutes les manifestations, et cette dégénérescence ne procède ni du hasard, ni simplement de l'influence « exté- rieure » du capitalisme, mais exprime tout aussi la réalité du prolétariat' pendant toute une phase historique, car le prolétariat n'est pas et ne peut pas être étranger à ce qui lui arrive, encore moins à ce qu'il fait (16). Parler de fin du mouvement ouvrier traditionnel, signifie compren- dre qu'une période historique s'achève et qu'elle entraîne avec elle dans le néant du passé la quasi-totalité des formes et des contenus qu'elle avait produits, la quasi-totalité des formes et des contenus dans lesquels les travailleurs avaient incarné la lutte pour leur libération. De même qu'il n'y aura un renouveau de luttes contre la société capitaliste que dans la mesure où les travailleurs feront table rase des résidus de leur propre activité passée qui en encombrent la renaissance, de même il ne pourra y avoir de renouveau de l'activité des révolutionnaires que pour autant que les cadavres seront proprement et définitivement enterrés. 24. --- Les formes traditionnelles d'organisation des ouvriers étaient le syndicat et le parti. Qu'est-ce que le syn- dicat aujourd'hui ? Un rouage de la société capitaliste, indispensable à son « bon » fonctionnement aussi bien au niveau de la production qu'au niveau de la répartition du produit social. (Qu'il soit ambivalent à cet égard ne suffit pas à le distinguer essentiellement d'autres institutions de la société établie ; que ce caractère du syndicat n'interdit pas que des militants révolutionnaires puissent en faire partie, c'est également une autre affaire). Il en est ainsi nécessairement, et poursuivre une restauration de la pureté originelle du syndicat c'est, sous prétexte de réalisme, vivre dans un monde de rêve. Qu'est-ce que le parti politique aujourd'hui (« ouvrier », s'entend) ? Un organe de direction de la société capitaliste et d'encadrement des masses, qui, lorsqu'il est « au pouvoir » ne diffère en rien des partis bourgeois si ce n'est qu'il accélère l'évolution du capita- lisme vers sa forme bureaucratique et lui donne parfois une tournure plus ouvertement totalitaire ; qui, en tout cas, organise aussi bien et mieux que ses rivaux la répression des exploités et des masses coloniales. Il en est nécessaire- ment ainsi, et aucune réforme des partis n'est possible ; un abîme sépare ce que nous entendons par organisation (16) V. Prolétariat et organisation, nº 27 de cette revue, p. 71-74. 23 révolutionnaire du parti traditionnel. Dans les deux cas, notre critique (17) n'a fait qu'expliciter la critique à laquelle l'histoire elle-même avait soumis ces deux institu- tions ouvrières ; et comme cette dernière, elle n'a pas été seulement une critique des événements, mais une critique des contenus et des formes de l'action des hommes pen- dant toute une période. Ce ne sont pas seulement ces partis et ces syndicats qui sont morts en tant qu'institutions de lutte des travailleurs c'est Le parti et Le syndicat. Non seulement il est utopique de vouloir les réformer, les redres- sr, en constituer des nouveaux qui échapperaient miracu- leusement au sort des anciens ; il est faux de vouloir leur trouver dans la nouvelle période, des équivalences strictes, des remplaçants dans des « nouvelles » formes qui auraient les mêmes fonctions. 25. - Les revendications traditionnelles « minimum >> étaient d'abord des revendications économiques, qui non seulement correspondaient aux intérêts ouvriers mais étaient supposés miner le système capitaliste. On a déjà montré (18), que l'augmentation régulière des salaires est la condition de l'expansion du système capitaliste et fina- lement de sa « santé », même si les capitalistes ne le comprennent pas toujours (autre chose si la résistance des capitalistes à ces augmentations peut, sous certaines cir- constances, tout à fait exceptionnelles, devenir le point de départ de conflits qui dépassent les problèmes économiques). C'était ensuite des revendications politiques, lesquelles, dans la grande tradition du mouvement ouvrier réel (et chez Marx, Lénine et Trotsky sinon dans les sectes ultra- gauches) consistaient à demander et à défendre les « droits démocratiques » et leur extension, à utiliser le Parlement et à demander la gestion des municipalités. La justification de ces revendications était : a) que ces droits étaient néces- saires au développement du mouvement ouvrier ; b) que la bourgeoisie ne pouvait pas les accorder vraiment ou en tolérer l'exercice à la longue, car elle « étouffait sous sa pro- pre légalité ». Or, on a vu que le système s’accommode très bien de sa pseudo-démocratie, et que les « droits » ne signifient pas grand chose pour le mouvement ouvrier car ils sont annulés par la propre bureaucratisation des orga- nisations « ouvrières ». Il faut ajouter que presque dans tous les cas ces « droits » sont réalisés dans les sociétés occidentales modernes, et que leur mise en cause par les (17) V. Prolétariat et organisation, nº 22 de cette revue, p. 63 à 74. (18) V. Le mouvement révolutionnaire le capitalisme moderne, nº 31 dé cette revue, p. 72-73. sous 24 couches dominantes, lorsqu'elle a lieu, ne suscite que très rarement des réactions importantes de la population. Pour ce qui est des revendications dites « transitoires » mises en avant par Trotsky, nous avons suffisamment montré leur caractère illusoire et faux pour qu'il soit nécessaire d'y revenir. Enfin, il faut bien dire et répéter que le point cen- tral des revendications traditionnelles maximum (et qui este encore vivant dans la conscience de l'écrasante majo- rité des gens) était la nationalisation et la planification de l'économie, dont nous avons montré qu'elles étaient orga- niquement le programme de la bureaucratie (l'expression « gestion ouvrière » se trouve mentionnée une seule fois en passant dans les Documents des IV Premiers Congrès de l'I. C., sans aucune élaboration ou même définition, et ne réapparaît plus). 26. - Les formes d'action traditionnelles (nous ne par- lons pas ici de l'isurrection armée, qui n'a pas lieu tous les jours ni même tous les ans) étaient essentiellement la grève et la manifestation de masse. Qu'en est-il de la grève, aujourd'hui non pas de l'idée de la grève, mais de sa réalité sociale effective ? Il y a essentiellement des grèves de masse, contrôlées et encadrées par les syndicats dans des affrontements dont le déroulement est réglé comme une pièce de théâtre (quels que soient les sacrifices que de telles grèves peuvent coûter à la masse des travailleurs); ou bien, également contrôlées et encadrées, les grèves de « démonstration » d'un quart d'heure, d'une heure, etc. Les seuls cas où les grèves dépassent le caractère d'une procé- dure institutionnalisée faisant partie du rituel de négocia- tions syndicats-patronat, sont les grèves sauvages en Angle- terre et aux Etats-Unis, parce que précisément elles mettent en question cette procédure soit dans sa forme, soit dans son contenu, et quelques cas de grèves limitées à une entre- prise ou à un département où de ce fait même la base à la possibilité de jouer un rôle plus actif. Quant à la mani- festation de masse, mieux vaut ne pas en parler. Ce qu'il faut comprendre dans ces deux cas, c'est que dans leur réalité les formes d'action sont nécessairement et indisso- ciablement liées aussi bien aux organisations qui les contrô- lent qu'aux objectifs poursuivis. Il est vrai, par exemple, que l'idée de la grande grève, « en soi », reste toujours valable et qu'on peut imaginer un processus dans lequel des « vrais » comités de grève élus (et non nommés par les syndicats) mettent en avant les « vraies >> revendications des travailleurs et restent sous le contrôle de ceux-ci, etc. Mais c'est, par rapport à la réalité actuelle, une spéculation creuse et gratuite ; sa réalisation au-delà du cadre de l'ate- lier ou de l'entreprise exigerait à la fois une cassure très 25 profonde entre travailleurs et bureaucratie syndicale et la capacité des masses de constituer des organes autonomes et de formuler des revendications qui déchirent le contexte réformiste actuel bref, signifierait l'entrée de la société dans une phase révolutionnaire. Les immenses difficultés qu'ont rencontrées les grèves belges de 1960-1961 et leur échec final illustrent dramatiquement cette problématique. 27. - Cette même usure historique irréversible affecte aussi bien le vocabulaire traditionnel du mouvement ouvrier, que ce qu'on peut appeler ses idées-forces. Si l'on se réfère à l'usage social réel des mots et à leur signification pour les hommes vivants et non pour les dictionnaires, un communiste aujourd'hui c'est un membre du P. C. F., c'est tout ; le socialisme, c'est le régime qui existe en U. R. S. S. et les pays similaires ; le prolétariat est un terme que personne n'utilise en dehors des sectes d'extrême gau- che etc. Les mots ont leur destin historique, et quelles que soient les difficultés que cela nous crée (et que nous ne résolvois qu'en apparence en écrivant « communiste » entre guillemets), il faut comprendre que nous ne pouvons pas jouer relativement à ce langage le rôle d'une Académie française de la révolution, plus conservatrice que l'autre, qui refuserait le sens vivant des mots dans l'usage social et insisterait qu'étonner signifie « faire trembler par une violente commotion » et non surprendre, et que le commu- niste c'est le partisan d'une société où chacun donne selon ses capacités et reçoit selon ses besoins, et non le partisan de Maurice Thorez. Quant aux idées-forces du mouvement ouvrier, personne en dehors des sectes ne sait plus, même vaguement, ce que veut dire par exemple « révolution sociale », ou bien pense tout au plus à l'idée d'une guerre civile ; l' « abolition du salariat », en tête des programmes syndicaux d'autrefois, ne signifie plus rien pour personne ; les dernières manifestations d'internationalisme effectif datent de la guerre d'Espagne (et pourtant ce ne sont pas les occasions qui auront manqué, depuis) ; l'idée même de l'unité de la classe ouvrière ou, plus généralement, des travailleurs, en tant qu'ils ont des intérêts essentiellement communs et radicalement opposés à ceux des couches dominantes, ne se manifeste par rien dans la réalité (en dehors des grèves de solidarité ou des boycottages des entreprises en grève qui ont lieu en Angleterre). En arrière- plan de tout cela, il y a l'effondrement des conceptions théoriques et de l'idéologie traditionnelles, sur lequel nous ne reviendrons pas ici. 28. - En même temps qu'à la faillite irréversible des formes du mouvement traditionnel, on a assisté, on assiste et on assistera, à la naissance, la renaissance ou la reprise 26 de formes nouvelles qui, au mieux de notre jugement actuel, indiquent l'orientation du processus révolutionnaire dans l'avenir et doivent nous guider dans notre action et réflexion présente. Les Conseils des Travailleurs de Hongrie, leurs revendications de gestion de la production, de sup- pression des normes, etc. ; le mouvement des shop- stewards en Angleterre, et les grèves sauvages en Angle- terre et aux Etats-Unis ; les revendications concernant les conditions de travail au sens le plus général et celles diri- gées contre la hiérarchie, que des catégories de travailleurs mettent en avant presque toujours contre les syndicats dans plusieurs pays, doivent être les points certains et positifs de départ dans notre effort de reconstruction d'un mouvement révolutionnaire. L'analyse de ces mouvements a été faite longuement dans la revue, et reste toujours valable (même si elle doit être reprise et développée). Mais ils ne pourront féconder vraiment notre réflexion et notre action que si nous comprenons pleinement la rupture qu'ils représentent, non pas certes relativement aux phases culminantes des révolutions passées, mais relativement à la réalité historique quotidienne et courante du mouvement traditionnel ; si nous les prenons non pas comme des amen- dements ou des ajouts aux formes passées, mais comme des bases nouvelles à partir desquelles il faut réfléchir et agir, en conjonction avec ce que nous enseigne notre analyse et notre critique renouvelée de la société établie. 29. - Les conditions présentes permettent donc d’ap- profondir et d'élargir aussi bien l'idée du socialisme que ses bases dans la réalité sociale. Cela semble en opposition totale avec la disparition de tout mouvement socialiste révo- lutionnaire et de toute activité politique des travailleurs. Et cette opposition n'est pas apparente, elle est réelle et forme le problème central de notre époque. Le mouvement ouvrier a été intégré dans la société officielle, ses institutions (par- lis, syndicats) sont devenues les siennes. Plus, les travail- leurs ont en fait abandonné toute activité politique ou même syndicale. Cette privatisation de la classe ouvrière et même de toutes les couches sociales est le résultat con- joint de deux facteurs : la bureaucratisation des partis et des syndicats en éloigne la masse des travailleurs ; l'élé- vation du niveau de vie et la diffusion massive des nou- veaux objets et modes de consommation leur fournit le susbtitut et le simulacre de raisons de vivre. Cette phase n'est ni superficielle ni accidentelle. Elle traduit un destin possible de la société actuelle. Si le terme barbarie a un sens aujourd'hui, ce n'est ni le fascisme, ni la misère ni le retour à l'âge de pierre. C'est précisément ce « cauchemar climatisé », la consommation pour la consommation dans la vie privée, l'organisation pour l'organisation dans la 27 Il y vie collective et leurs corollaires : privatisation, retrait et apathie à l'égard des affaires communes, déshumanisation des rapports sociaux. Ce processus est bien en cours dans les pays industrialisés, mais il engendre ses propres con- traires. Les institutions bureaucratisées sont abandonnées par les hommes qui entrent finalement en opposition avec elles. La course à des niveaux « toujours plus élevés » de consommation, à des objets « nouveaux » se dénonce tôt ou tard elle-même comme absurde. Ce qui peut permettre une prise de conscience, une activité socialiste, et en der- nière analyse une révolution, n'a pas disparu, mais au contraire prolifère dans la société actuelle. Chaque travail- leur peut observer, dans la gestion des grandes affaires de la société, l'anarchie et l'incohérence qui caractérisent les classes dominantes et leur système ; et il vit, dans son existence quotidienne et en premier lieu dans son travail, l'absurdité d'un système qui veut le réduire en automate mais doit faire appel à son inventivité et à son initiative pour corriger ses propres erreurs. y a là la contradiction fondamentale que nous avons analysée, et il y a l'usure et la crise de toutes les formes d'organisation et de vie traditionnelles ; il y a l'aspiration des hommes vers l'autonomie telle qu'elle se manifeste dans leur existence concrète ; il y a la lutte informelle constante des travailleurs contre la gestion bureaucratique de la production, et il y a les mouvements et les revendications justes que nous venons de mentionner dans le paragraphe précédent. Les éléments de la solution socialiste continuent donc d'être produits, même s'ils sont enfouis, déformés ou mutilés par le fonctionnement de la société bureaueratique. D'autre part, cette société n'arrive pas à rationaliser (de son propre point de vue) son fonctionnement ; elle est condamnée à produire des « crises » qui, pour acciden- telles qu'elles puissent paraître chaque fois, n'en sont pas moins inéluctables, et n'en posent pas moins objectivement chaque fois devant l'humanité la totalité de ses problèmes. Ces deux éléments sont nécessaires et suffisants pour fon- der une perspective et un projet révolutionnaire. Il est vain et mystificateur de chercher une autre perspective, au sens d'une déduction de la révolution, d'une « démonstra- tion » ou d'une description de la façon dont la conjonction de ces deux éléments (la révolte consciente des masses et l'impossibilité provisoire de fonctionnement du système établi) se produira et produira la révolution. Il n'y a du reste jamais eu de description de ce type dans le marxisme classique, à l'exception du passage terminant le chapitre sur « L'accumulation primitive » de Capital, passage qui est théoriquement faux et auquel ne s'est conformé aucune des révolutions historiques réelles, qui toutes ont eu lieu 3 28 à partir d'un « accident » imprévisible du système amor- çant une explosion de l'activité des masses (explosion dont par la suite les historiens, marxistes ou autres, qui n'ont jamais rien pu prévoir, mais son toujours très sages après l'événement, fournissent a posteriori des explications qui n'expliquent rien du tout). Nous avons écrit depuis long- temps qu'il ne s'agit pas de déduire la révolution, mais de la faire. Et le seul facteur de conjonction entre ces deux éléments dont nous, révolutionnaires, puissions parler c'est notre activité, l'activité d'une organisation révolutionnaire. Elle ne constitue pas, bien entendu, une « garantie » d'au- cune sorte, mais elle est le seul facteur dépendant de nous qui peut augmenter la probabilité pour que les innombra- bles révoltes individuelles et collectives à tous les endroits de la société se répondent les unes aux autres et s'unifient, qu'elles acquièrent le même sens, qu'elles visent explici- tement la reconstruction radicale de la société, et qu'elles transforment finalement ce qui n'est jamais au départ qu'une autre crise de système en crise révolutionnaire. En ce sens, l'unification des deux éléments de la perspective révolutionnaire ne peut avoir lieu que dans notre activité et par le contenu concret de notre orientation. IV. ELEMENTS D’UNE NOUVELLE ORIENTATION. 30. - En tant que mouvement organisé, le mouvement révolutionnaire est à reconstruire totalement. Cette recons- truction trouvera une base solide dans le développement de l'expérience ouvrière, mais elle présuppose une rupture radicale avec les organisations actuelles, leur idéologie, leur mentalité, leurs méthodes, leurs actions. Tout ce qui a existé et existe comme forme instituée du mouvement ouvrier — partis, syndicats, etc. — est irrémédiablement et irrévocablement fini, pourri, intégré dans la société d'ex- ploitation. Il ne peut pas y avoir de solutions miraculeuses, tout est à refaire au prix d'un long et patient travail. Tout est à recommencer, mais à recommencer à partir de l'im- mense expérience d'un siècle de luttes ouvrières, et avec des travailleurs qui se trouvent plus près que jamais des véritables solutions. 31. - Les équivoques créées sur le programme socia- liste par les organisations « ouvrières » dégénérées, réfor- mistes ou staliniennes, doivent être radicalement détruites. L'idée que le socialisme coïncide avec la nationalisation des moyens de production et la planification ; qu'il vise essentiellement ou que les hommes devraient viser l'augmentation de la production et de la consommation, ces idées doivent être dénoncées impitoyablement, leur identité avec l'orientation profonde du capitalisme montrée 29 constamment. La forme nécessaire du socialisme comme gestion ouvrière de la production et de la société et pou- voir des Conseils de travailleurs doit être démontrée et illustrée à partir de l'expérience historique récente. Le contenu essentiel du socialisme : restitution aux hommes de la domination sur leur propre vie ; transformation du travail de gagne-pain absurde en déploiement libre des forces créatrices des individus et des groupes ; constitution de communautés humaines intégrées ; union de la culture et de la vie des hommes, ce contenu ne doit pas être caché honteusement comme spéculation concernant un avenir indéterminé, mais mis en avant comme la seule réponse aux problèmes qui torturent et étouffent les hommes et la société aujourd'hui. Le programme socialiste doit être présenté pour ce qu'il est : un programme d'humanisation du travail et de la société. Il doit être clamé que le socia- lisme n'est pas une terrasse de loisirs sur la prison indus- trielle, ni des transistors pour les prisonniers, mais la destruction de la prison industrielle elle-même. 32. - La critique révolutionnaire de la société capita- liste doit changer d'axe. Elle doit en premier lieu dénoncer le caractère inhumain et absurde du travail contemporain, sous tous ses aspects. Elle doit dévoiler l'arbitraire et la monstruosité de la hiérarchie dans la production et dans la société, son absence de justification, l'énorme gaspillage et les antagonismes qu'elle suscite, l'incapacité des diri- geants, les contradictions et l'irrationnalité de la gestion bureaucratique de l'entreprise, de l'économie, de l'état, de la seociété. Elle doit montrer que, quel que soit l'élévation du « niveau de vie », le problème des besoins des hommes n'est pas résolu même dans les sociétés les plus riches, que la consommation capitaliste est pleine de contradictions et finalement absurde. Elle doit enfin s'élargir à tous les aspects de la vie, dénoncer le délabrement des communau- tés, la déshumanisation des rapports entre individus, le contenu et les méthodes de l'éducation capitaliste, la mons- truosité des villes modernes, la double oppression imposée aux femmes et aux jeunes. 33. - L'analyse de la réalité sociale actuelle ne peut et ne doit pas être simplement une explicitation et une dénonciation de l'aliénation. Elle doit montrer constamment la double réalité de toute activité sociale dans les condi- tions d'aujourd'hui (qui n'est que l'expression de ce que nous avons défini plus haut comme la contradiction fonda- mentale du système) ; à savoir, que la créativité des gens et leur lutte contre l'aliénation, tantôt individuelle, tantôt collective, se manifestent nécessairement dans tous les domaines, en particulier dans l'époque contemporaine (s'il 30 n'en était pas ainsi, il ne pourrait jamais être question de socialisme). De même que nous avons dénoncé l'idée absurde que l'usine n'est que bagne, et nous avons montré que l'aliénation ne peut jamais être totale (car la produc- tion s'effondrerait) mais que la production est tout autant dominée par la tendance des producteurs, individuellement et collectivement, à en assumer en partie la gestion ; de même il faut dénoncer l'idée absurde que la vie des gens sous le capitalisme n'est que passivité à l'égard de la mani- pulation et de la mystification capitalistes et pour le reste un pur néant (s'il était ainsi, on vivrait dans un monde de zom- bies pour qui il ne pourrait jamais être question de socialis- me). Il faut au contraire mettre en lumière et valoriser l'effort des gens (effet à la fois et cause de l'effondrement des valeurs et des formes de vie traditionnelles) pour orienter eux-mêmes leur vie et leurs attitudes dans une période où plus rien n'est certain, effort qui ouvre ni plus ni moins une phase absolument nouvelle dans l'histoire de l'humanité et qui, pour autant qu'il incarne l'aspiration vers l'autonomie, est une condition du socialisme tout autant sinon plus essentielle que le développement de la technologie; et il faut montrer le contenu positif que prend souvent l'exercice de cette autonomie, par exemple dans la transformation crois- sante des rapports homme-femme ou parents-enfants dans la famille, transformation qui contient en elle la recon- naissance de ce que l'autre personne est ou doit être en dernière analyse maître et responsable de sa vie. Il importe également de montrer le contenu analogue qui apparait dans les courants les plus radicaux dans la culture contem- poraine (des tendances dans la psychanalyse, la sociologie et l'ethnologie par exemple) dans la mesure où ces cou- rants à la fois finissent de démolir ce qui reste des idéolo- gies oppressives et ne peuvent pas ne pas diffuser dans la société. 34. - Les organisations traditionnelles s'appuyaient sur l'idée que les revendications économiques forment le pro- blème central pour les travailleurs, et que le capitalisme est incapable de les satisfaire. Cette idée doit être catégo- riquement répudiée car elle ne correspond en rien aux réalités actuelles. L'organisation révolutionnaire et l'acti- vité des militants révolutionnaires dans les syndicats ne peuvent pas se fonder sur une surenchère autour des reven- dications économiques, tant bien que mal défendues par les syndicats et réalisables par le système capitaliste sans difficulté majeure. C'est dans la possibilité des augmen- tations de salaire que se trouve la base du réformisme per- manent des syndicats et une des conditions de leur dégé- nérescence bureaucratique irréversible. Le capitalisme ne peut vivre qu'en accordant des augmentations de salaire, 31 et pour cela des syndicats bureaucratisés et réformistes lui sont indispensables. Cela ne signifie pas que les militants révolutionnaires doivent nécessairement quitter les syndi- cats ou se désintéresser des revendications économiques, mais que ni l'un ni l'autre de ces points n'ont l'importance centrale qu'on leur accordait autrefois. 35. - L'humanité du travailleur salarié est de moins en moins attaquée par une misère économique qui met- trait en danger son existence physique, elle l'est de plus en plus par la nature et les conditions de son travail, par l'oppression et l'aliénation qu'il subit au cours de la pro- duction. Or c'est dans ce domaine qu'il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de réforme durable, mais une lutte aux résultats changeants et jamais acquis, parce qu'on ne peut pas réduire l'aliénation de 3 % par an et parce que l'orga- nisation de la production est constamment bouleversée par l'évolution technique. C'est également le domaine dans lequel les syndicats coopèrent systématiquement avec la direction. C'est une tâche centrale du mouvement révolutionnaire d'aider les travailleurs à organiser leur lutte contre les conditions de travail et de vie dans l'entreprise capitaliste. 36. - L'exploitation dans la société contemporaine se réalise de plus en plus sous la forme de l'inégalité dans la hiérarchie ; et le respect de la valeur de la hiérarchie, sou- tenue par les organisations « ouvrières », devient le der- nier appui idéologique du système. Le mouvement révolu- tionnaire doit organiser une lutte systématique contre l'idéologie de la hiérarchie sous toutes ses formes, et contre la hiérarchie des salaires et des emplois dans les entre- prises. Mais cette lutte ne peut plus se faire simplement à partir de l'analyse des situations respectives des ouvriers semi-qualifiés sur machine et des contremaîtres dans l'in- dustrie traditionnelle, car elle serait sans prise sur des catégories croissantes de travailleurs, face auxquels il est faux de présenter la hiérarchie comme un simple voile mystificateur qui recouvrirait une réalité dans laquelle tous les rôles seraient identiques sauf ceux de la contrainte. Ce qu'il faut montrer c'est que les différences de qualification entre travailleurs résultent dans l'écrasante majorité des cas du fonctionnement même, inégal et hiérarchisé au départ de la société qui se reproduit constamment en tant que société stratifiée dans ses nouvelles générations ; que ce ne sont pas simplement ces différences de qualification qui déterminent la situation des individus dans la pyra- mide hiérarchique, mais que celle-ci est définie tout autant (et de plus en plus au fur et à mesure qu'on en monte les échelons) par l'aptitude de l'individu à surnager dans la lutte entre cliques et clans bureaucratiques, aptitude sans 32 aucune valeur sociale ; que de toute façon seule la collec- tivité des travailleurs doit et peut gérer rationnellement le travail, quant à ses objectifs généraux et quant à ses conditions ; que, dans la mesure où des aspects techniques du travail exigent une différenciation des responsabilités, les responsables doivent rester sous le contrôle de la collec- tivité ; qu'en aucun cas il ne peut y avoir de justification pour une différenciation quelconque des salaires, dont l'éga- lité est une pièce centrale de tout programme socialiste. Dans ce même contexte, il faut comprendre que la volonté des travailleurs de se qualifier ou d'accéder à des respon- sabilités ne traduit pas toujours et nécessairement une aspiration à passer de l'autre côté de la barrière de classe, mais exprime à un degré croissant le besoin des gens de trouver un intérêt dans leur travail (autre chose si ce besoin ne peut pas non plus être satisfait par cette accession, dans le cadre du système actuel. Et il ne sert à rien de dire que cette solution reste simplement indivi- duelle ; elle ne l'est pas plus que celle de l'individu qui élève ses enfants le mieux qu'il peut, sans se borner à dire « de toute façon le problème est insoluble sous le régime actuel »). 37. - Dans toutes les luttes, la façon dont un résultat est obtenu est autant et plus importante que ce qui est obtenu. Même à l'égard de l'efficacité immédiate, des actions organisées et dirigées par les travailleurs eux-mêmes sont supérieures aux actions décidées et dirigées bureaucrati- quement ; mais surtout, elles seules créent les conditions d'une progression, car elles seules apprennent aux travail- leurs à gérer leurs propres affaires. L'idée que ses inter- ventions visent non pas à remplacer, mais à développer l'iniatiative et l'autonomie des travailleurs doit être le critère suprême guidant l'activité du mouvement révo- lutionnaire. 38. - Même lorsque les luttes dans la production attei- gnent une grande intensité et un niveau élevé, le passage au problème global de la société reste pour les travailleurs le plus difficile à effectuer. C'est donc dans ce domaine que le mouvement révolutionnaire a une tâche capitale à remplir, qu'il ne faut pas confondre avec une agitation stérile autour des incidents de la « vie politique » capita- liste. Elle consiste à montrer que le système fonctionne toujours contre les travailleurs, qu'ils ne pourront résoudre leurs problèmes sans abolir le capitalisme et la bureau- cratie et reconstruire totalement la société ; qu'il y a une analogie profonde et intime entre leur sort de producteurs et leur sort d'hommes dans la société, en ce sens que ni l'un ni l'autre ne peuvent être modifiés sans que soit sup- 33 primée la division en une classe de dirigeants et une classe d'exécutants. Ce n'est qu'en fonction d'un long et patient travail dans cette direction que le problème d'une mobi- lisation des travailleurs sur des questions générales pourra à nouveau être posé en termes corrects. 39. L'expérience a prouvé que l'internationalisme n'est pas un produit automatique de la condition ouvrière. Développé en facteur politique réel par l'activité des orga- nisations ouvrières d'autrefois, il a disparu lorsque celles- ci en dégénérant ont sombré dans le chauvinisme. Le mou- vement révolutionnaire devra lutter pour faire remonter au prolétariat la longue pente qu'il a descendu depuis un quart de siècle, pour faire revivre la solidarité internatio- nale des luttes ouvrières et surtout la solidarité des travail- leurs des pays impérialistes à l'égard des luttes des peuples colonisés. 40. Le mouvement' révolutionnaire doit cesser d'ap- paraître comme un mouvement politique au sens tradition- nel du terme. La politique au sens traditionnel est morte, et pour de bonne raisons. La population l'abandonne parce qu'elle la voit telle qu'elle est dans sa réalité sociale : l'acti- vité d'une couche de mystificateurs professionnels qui tour- nent autour de la machinerie de l'Etat et de ses appendices pour y pénétrer ou pour s'en emparer. Le mouvement révo- lutionnaire doit apparaître comme un mouvement total, concerné par tout ce que les hommes font et subissent dans la société, et avant tout par leur vie quotidienne réelle. 41. Le mouvement révolutionnaire doit donc cesser d'être une organisation de spécialistes. Il doit devenir le lieu le seul dans la société actuelle, en dehors de l'entre- prise — où un nombre croissant d'individus réapprennent la vraie vie collective, gèrent leurs propres affaires, se réali- sent et se développent en travaillant pour un projet com- mun dans la reconnaissance réciproque. 42. - La propagande et l'effort de recrutement du mou- vement révolutionnaire doivent désormais tenir compte des transformations de structure de la société capitaliste qui ont été décrites plus haut, et de la généralisation de sa crise. Le mouvement révolutionnaire ne peut pas s'adres- ser de façon quasi-exclusive aux travailleurs manuels, ni prétendre que tout le monde est ou va être finalement transformé en simple exécutant au bas de la pyramide bureaucratique. Ce qui est vrai, et suffisant pour baser la propagande et le recrutement, est que la grande majorité des individus quelles que soient leur qualification ou leur rémunération, sont intégrés dans l'organisation bureaucra- tique de la production, éprouvent l'aliénation dans le - 34 travail et l'absurdité du système et tendent à se révolter contre celui-ci. De même, la crise de la culture et la décom- position des valeurs de la société capitaliste poussent des fractions importantes d'intellectuels et d'étudiants (dont le poids numérique va d'ailleurs croissant) vers une critique radicale du système. Aussi bien pour parvenir à une unifi- cation des luttes contre le système, que pour rendre réali- sable la gestion collective de la production par les travail- leurs, le rôle de ces « nouvelles couches » sera fondamen- tal ; beaucoup plus fondamental que n'était, par exemple, à l'époque de Lénine, l' « union avec la paysannerie pau- vre », car celle-ci ne représentait comme telle qu'une force négative, destructive de l'ancien système, tandis que les « nouvelles couches » ont un rôle positif essentiel à jouer dans la reconstruction socialiste de la société. Le mouve- ment révolutionnaire peut seul donner un sens positif et une issue à la révolte de ces couches contre le système, et il en recevra en échange un enrichissement précieux. Et seul le mouvement révolutionnaire peut être le trait d'union, dans les conditions de la société d'exploitation, entre travailleurs manuels, « tertiaires » et intellectuels, union sans laquelle il ne pourra pas y avoir de révolution victorieuse. 43. - La rupture entre les générations et la révolte des jeunes dans la société moderne, sont sans commune mesure avec le « conflit des générations », d'autrefois. Les jeunes ne s'opposent plus aux adultes pour prendre leur place dans un système établi et reconnu ; ils refusent ce système, n'en reconnaissent plus les valeurs. La société contempo- raine perd son emprise sur les générations qu'elle produit. La rupture est particulièrement brutale s'agissant de la politique. D'un côté, l'écrasante majorité des cadres et des militants ouvriers adultes ne peuvent pas, quelle que soit leur bonne foi et volonté, opérer leur reconversion, ils répè- tent machinalement les leçons et les phrases apprises autre- fois et désormais vides, ils restent attachés à des formes d'action et d'organisation qui s'effondrent. Inversement, les organisations traditionnelles arrivent de moins en moins à recruter des jeunes, aux yeux desquels rien ne les sépare de tout l'attirail vermoulu et dérisoire qu'ils rencontrent en venant au monde social. Le mouvement révolutionnaire pourra donner un sens positif à l'immense révolte de la jeunesse contemporaine et en faire le ferment de la trans- formation sociale s'il sait trouver le langage vrai et neuf qu'elle cherche, et lui montrer une activité de lutte efficace contre ce monde qu'elle refuse. 44. - La crise et l'usure du système capitaliste s'éten- dent aujourd'hui à tous les secteurs de la vie. Ses dirigeants 35 s'épuisent à colmater les brèches du système sans jamais y parvenir. Dans cette société, la plus riche et la plus puis- sante que la terre ait porté, l'insatisfaction des hommes, leur impuissance devant leurs propres créations sont plus grandes que jamais. Si aujourd'hui le capitalisme réussit à privatiser les travailleurs, à les éloigner du problème social et de l'activité collective, cette phase ne saurait durer éternellement, ne serait-ce que parce que c'est la société établie qui en étouffe la première. Tôt ou tard, à la faveur d'un de ces « accidents » inéluctables sous le système actuel, les masses entreront de nouveau en action pour modifier leurs conditions d'existence. Le sort de cette action dépendra du degré de conscience, de l'initiative, de la volonté, de la capacité d'autonomie que montreront alors les travailleurs. Mais la formation de cette conscience, l'affermissement de cette autonomie dépendent à un degré décisif du travail continu d'une organisation révolution- naire qui ait clairement compris l'expérience d'un siècle de luttes ouvrières et d'abord que l'objectif à la fois et le moyen de toute activité révolutionnaire c'est le développe- ment de l'action consciente et autonome des travailleurs ; qui soit capable de tracer la perspective d'une nouvelle société humaine pour laquelle il vaille la peine de vivre et de mourir ; qui incarne enfin elle-même l'exemple d'une activité collective que les hommes comprennent et dominent. 36 Le rôle de l'idéologie bolchévik dans la naissance de la bureaucratie (Introduction à l'opposition ouvrière d'Alexandra Kollontai) Nous sommes heureux de présenter à nos lecteurs la première traduction en français de la brochure d'Alexan- dra Kollontaï, L'Opposition ouvrière, publiée à Moscou au début de 1921, pendant la controverse violente qui précéda le X* Congrès du Parti bolchévik et que ce Congrés devait, de même que toutes les autres, clore à jamais. On n'a pas fini de parler de la Révolution russe, de ses problèmes, de sa dégénérescence, du régime qu'elle a finalement produit. Et comment pourrait-on en finir ? En elle se combinent, de toutes les révoltes de la classe ouvrière, la seule victorieuse, et de tous ses échecs, le plus profond et le plus révélateur. Que la Commune de Paris ait été écrasée en 1871 ou celle de Budapest en 1956, cela nous apprend que les ouvriers insurgés rencontrent des problè- mes d'organisation et de politique immensément difficiles, que leur insurrection peut se trouver isolée, que les classes dominantes ne reculent devant aucune violence, aucune barbarie lorsqu'il s'agit de sauver leur pouvoir. Mais la Révolution russe nous oblige à réfléchir non seulement sur les conditions d'une victoire du prolétariat, mais aussi sur le contenu et le sort possible de cette victoire, sur sa conso- lidation et son développement, sur les germes d'un échec dont la portée dépasse infiniment la victoire des Versaillais, de Franco ou des blindés de Khrouchtchev. Parce qu'elle a écrasé les Armées blanches, mais succombé à la bureau- cratie qu'elle a elle même engendrée, la Révolution russe nous met en face de problèmes d'une nature autre que la tactique et les méthodes de l'insurrection armée ou l'appré- ciation correcte du rapport des forces. Elle nous oblige à réfléchir sur la nature du pouvoir des travailleurs et sur ce que nous entendons par socialisme. Aboutissant à un régime où la concentration de l'économie, le pouvoir tota- litaire des dirigeants et l'exploitation des travailleurs ont été poussés à la limite, produisant en somme le degré extrême de centralisation du capital et de sa fusion avec l'Etat, elle nous fait apercevoir ce qui a été et reste encore la forme à certains égards la plus achevée, la plus « pure » de la société d'exploitation moderne. Incarnant le marxisme 37 pour la première fois dans l'histoire, pour faire aussitôt voir dans cette incarnation un monstre défiguré, elle nous le fait comprendre autant et plus qu'elle ne peut être com- prise par lui. Le régime qu'elle a produit est devenu la pierre de touche de toutes les idées en cours, du marxisme classique sans doute mais des idéologies bourgeoises tout autant, ruinant l'un là où il le réalisait, faisant triompher la substance la plus profonde des autres à travers les démentis qu'il leur infligeait. Il n'a pas fini, par son exten- sion sur un tiers du monde, par les révoltes ouvrières qui l'ont contesté depuis dix ans, par ses tentatives d'auto- réforme, par son éclatement présent autre un pôle russe et un pôle chinois, de poser les questions les plus actuelles, d'être le révélateur le plus évident en même temps que le plus énigmatique de l'histoire mondiale. Le monde où nous vivons, où nous réfléchissons, où nous agissons, a été mis sur ses rails en octobre 1917 par les ouvriers et les bolché- viks de Petrograd. Des innombrables questions que fait surgir le sort de la Révolution russe, deux forment les pôles qui permettent d'organiser toutes les autres. La première : quelle est la société produite par la dégénérescence de la révolution (quelle est la nature et le dynamique de ce régime, qu'est- ce que la bureaucratie russe, son rapport avec le capitu- lisme et le proletariat, sa place historique, ses problèmes actuels) a été discutée à plusieurs reprises dans cette revue (1) et le sera encore (2). La deuxième : comment une révolution ouvrière peut- elle donner naissance à une bureaucratie, et comment cela s'est-il produit en Russie, nous l'avons examinée sous sa forme théorique (3), mais nous ne l'avons que peu abordée sous l'angle de l'histoire concrète. C'est qu'il y a, en effet, une difficulté presqu'insurmontable à étudier de près cette période obscure entre toutes, d'octobre 1917 à mars 1921, où s'est joué le sort de la révolution. Le problème qui nous intéresse au premier chef, est en effet celui-ci : dans quelle mesure les ouvriers russes ont-ils, essayé de prendre sur eux la direction de la société, la gestion de la production, la régulation de l'économie, l'orientation de la politique ? Quelle a été leur conscience des problèmes, leur activité (1) Voir, entre autres, P. Chaulieu, Les rapports de production en Russie (n° 2); L'exploitation des paysans sous le capitalisme bureaucratique (nº 4) ; Claude Lefort, Le totalitarisme sous Staline (nº 15). (2) Nous publierons, dans nos prochains numéros, des articles sur l'économie et la société russe après l'industrialisation. (3) V., outre les textes cités dans la note 1, l'éditorial du n° 1 et P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme (n° 17). 38 autonome ? Quelle a été leur attitude face au Parti bolchévik, face à la bureaucratie naissante ? Or, ce ne sont pas les ouvriers qui écrivent l'histoire, ce sont toujours les autres. Et ces autres, quels qu'ils soient, n'existent historiquement que parce que les masses sont passives, ou actives simplement pour les soutenir, et c'est ce qu'ils affirmeront en toute occasion ; la plupart du temps, ils n'auront même pas d'yeux pour voir et des oreilles pour entendre les gestes et les paroles qui traduisent cette activité autonome. Dans le meilleur des cas, ils la porteront aux nues pour autant et aussi long- temps qu'elle coincide miraculeusement avec leur propre ligne, pour la condamner radicalement et lui imputer les mobiles les plus infâmes dès qu'elle s'en écarte (ainsi Trotsky décrit en termes grandioses les ouvriers anonymes de Petrograd allant au devant du parti bolchévik ou se mobilisant d'eux-mêmes pendant la guerre civile, mais qua- lifie de maqueraux et d'agents de l'Etat-major français les insurgés de Kronstadt). Les catégories, les cellules céré- 'brales si l'on ose dire, nécessaires pour la comprendre, même pour l'enregistrer comme telle, leur font défaut : une activité qui n'est pas instituée, qui n'a ni chef ni programme, n'a pas de statut, elle n'est même pas perceva- ble clairement sinon sous le mode du « désordre » et des « troubles ». L'activité autonome des masses appartient par définition au refoulé de l'histoire. Ainsi, ce n'est pas seulement que l'enregistrement documentaire des phénomènes qui nous intéressent le plus dans cette période soit fragmentaire, ou même qu'il ait été systématiquement supprimé, et continue de l'être, par la bureaucratie triomphante. C'est qu'il est orienté et sélectif à un degré infiniment plus profond que tout autre témoi- gnage historique. La rage réactionnaire des témoins bour- geois et celle, à peine moins hargneuse, des sociaux-démo- crates ; le délire anarchiste ; l'historiographie officielle, périodiquement récrite suivant les besoins de la bureau- cratie ; et celle de la tendance trotskiste, exclusivement pré- occupée à se justifier après coup et à cacher son rôle dans les premières étapes de la dégénérescence -- se rencon- trent toutes pour ignorer les signes de l'activité autonome des masses pendant cette période ou à la rigueur, pour « démontrer » qu'il était a priori impossible qu'elle existe. Le texte d'Alexandra Kollontaï apporte, à cet égard, des informations d'une valeur inestimable. D'abord par les indications directes qu'il fournit sur les attitudes et les réactions des ouvriers russes face à la politique du parti bolchévik. Ensuite et surtout, en montrant qu'une large fraction de la base ouvrière du parti avait concience du 39 processus de bureaucratisation en cours, et se dressait contre lui. Il n'est plus possible, après avoir lu ce texte, de continuer à présenter la Russie de 1920 comme un chaos, un amoncellement de ruines, où le prolétariat était pul- vérisé et où les seuls éléments d'ordre étaient la pensée de Lénine et la « volonté de fer » des bolchéviks. Les ouvriers voulaient quelque chose, et ils l'ont montré, dans le parti par l'Opposition ouvrière, hors du parti par les grèves de Petrograd et la révolte de Kronstadt. Iļ a fallu que l'une et l'autre soient écrasées par Lénine et Trotsky, pour que Staline puisse par la suite triompher. A la question : comment la Révolution russe a-t-elle pu produire un régime bureaucratique ? la réponse cou- rante, mise en avant par Trotsky (et volontiers reprise depuis longtemps par les compagnons de route du stali- nisme et aujourd'hui, par les krouchtcheviens eux-mêmes pour « expliquer » les « déformations bureaucratiques du régime socialiste ») est celle-ci : la révolution a eu lieu dans un pays arriéré, qui de toute façon n'aurait pas pu construire le socialisme tout seul : elle s'est trouvée isolée par l'échec de la révolution en Europe, et notamment en Allemagne, entre 1919 et 1923 ; au surplus le pays a été complètement dévasté par la guerre civile. Cette réponse ne mériterait pas que l'on s'y arrête un seul instant, n'était l'acceptation générale qu'elle rencon- tre, et le rôle mystificateur qu'elle joue. Car elle est com- plètement à côté de la question. L'arriération, l'isolément et la dévastation du pays, faits en eux-mêmes incontesta- bles, auraient pu tout aussi bien expliquer une défaite pure et simple de la révolution, une restauration du capitalisme classique. Mais ce que l'on demande, c'est pourquoi préci- sément il n'y a pas eu défaite pure et simple, pourquoi la révolution, après avoir vaincu ses ennemis extérieurs, s'est effondrée de l'intérieur, pourquoi elle a « dégénéré » sous cette forme précise qui a conduit au pouvoir de la bureau- cratie. La réponse de Trotsky, pour utiliser une métaphore, est comme si l'on disait : cet individu a fait une tuber- culose parce qu'il était terriblement affaibli. Mais étant affaibli il aurait pu mourir , ou faire une autre maladie. ; pourquoi a-t-il fait cette maladie-là ? Ce qu'il s'agit d'expliquer, dans la dégénérescence de la révolution russe, c'est précisément la spécificité de cette dégénérescence comme dégénérescence bureaucratique ; et cela ne peut être fait par le renvoi à des facteurs aussi généraux que l'arriération ou l'isolémént. A joutons en passant que cette « réponse » ne nous apprend rien qui dépasse la Russie. 40 une La seule conclusion que l'on puisse en tirer, c'est que les révolutionnaires doivent formuler des voeux ardents pour que les prochaines révolutions aient lieu dans des pays plus avancés, qu'elles ne restent pas isolées et que les guerres civiles ne soient point dévastatrices. Au demeurant, le fait que depuis bientôt vingt ans le régime bureaucratique a largement débordé les frontières de la Russie, qu'il s'est installé dans des pays que l'on pourrait nullement qualifier d'arriérés (Tchécoslovaquie ou Allemagne de l'Est), que l'industrialisation qui a fait de la Russie la deuxième puissance mondiale n'a nullement affai- bli comme telle la bureaucratie, montre que toute discus- sion en termes d'arriération », d'« isolement » etc. est purement et simplement anachronique. Si nous voulons comprendre l'émergence de la bureau- cratie comme couche gestionnaire de plus en plus prépon- dérante dans le monde contemporain, nous sommes obligés de constater immédiatement que, paradoxalement, elle apparaît aux deux limites du développement social, à savoir : d'un côté, comme le produit organique de la maturation de la société capitaliste, d'un autre côté, comme « réponse forcée » des sociétés arriérées au problème de leur passage à l'industrialisation. Dans le premier cas, l'émergeance de la bureaucratie ne présente pas de mystère. La concentration de la production conduit nécessairement à l'apparition au sein des entreprises d'une couche qui doit assumer collectivement la gestion d'en- sembles économiques immenses, tâche qui dépasse qualita- tivement les possibilités d'un propriétaire individuel. Le rôle croissant de l'Etat, dans le domaine économique mais aussi graduellement dans les autres, conduit à la fois à l'extension quantitative et à un changement qualitatif de l'appareil bureaucratique de l'Etat. A l'autre pôle de la société, le mou- vement ouvrier dégénère en se bureaucratisant, se bureau- cratise en s'intégrant à l'ordre établi et ne peut s'y intégrer qu'en se bureaucratisant. Ces divers éléments constitutifs de la bureaucratie — technico-économique, politico-étatique, « ouvrière » cohabitent tant bien que mal entre eux et avec les éléments proprement « bourgeois » (propriétaires des moyens de production), mais l'évolution tend constam- ment à accroître leur poids dans la direction de la société. En ce sens, on peut dire que l'émergeance de la bureaucratie correspond à une phase « ultime » de la concentration du capital, que la bureaucratie personnifie ou incarne le capi- tal pendant cette phase, au même titre que la bourgeoisie lors de la phase précédente. Et cette bureaucratie peut, tout au moins pour ce qui est de son origine et de sa fonc- tion sociale-historique, être comprise à l'aide des catégories 41 - du marxisme classique (peu importe à cet égard si les pré- tendus marxistes de l'époque actuelle, infiniment en deçà des possibilités de la théorie même dont ils se réclament, restent incapables de donner un statut socio-historique à la bureaucratie et sont amenés pour cette raison, croyant qu'il n'y a pas de nom pour cette chose dans leurs idées, à lui refuser pratiquement l'existence et à parler du capi- talisme contemporain comme si rien n'avait changé depuis cent ou cinquante ans). Dans le deuxième cas, la bureaucratie émerge, si l'on peut dire, du vide même de la société considérée. Il est certain que, dans la presque totalité des sociétés arriérées, les anciennes couches dominantes s'avèrent incapables d'entreprendre l'industrialisation du pays, que le capital étranger ne crée, dans le « meileur » des cas, que des enclaves d'exploitation moderne, que la bourgeoisie natio- nale, tardivement née, n'a ni la force ni le courage néces- saires pour entreprendre ce bouleversement de fond en comble des anciennes structures sociales qu'exigerait la modernisation. A joutons que, de ce fait même, le proléta- riat national est trop faible pour jouer le rôle que lui assigne le schéma de la « révolution permanente », c'est- à-dire pour éliminer les anciennes couches dominantes et entreprendre une transformation qui conduise, de façon ininterrompue, de l'étape bourgeoise-démocratique » de l'étape socialiste. Que peut-il se passer alors ? La société arriérée peut rester dans sa stagnation et elle y reste, pendant un temps plus ou moins long (c'est encore le cas aujourd'hui d'un grand nombre de pays arriérés, anciens ou nouvel- lement constitués en états). Mais cette stagnation signifie en fait une dégradation en tout cas relative, et parfois même absolue, de la situation économique et sociale, et une rupture de l'équilibre précédent. Aggravée presque toujours par des facteurs apparemment « accidentels » mais en fait inévitables dans leur récurrence et qui trouvent une résonnance infiniment accrue dans une société destruc- turée, chaque rupture d'équilibre devient une crise, qui presque toujours se trouve combinée à une composante « nationale ». Le résultat peut être une lutte sociale- nationale ouverte et longue (Chine, Algérie, Cuba, Indochine) ou un coup d'Etat, presque fatalement militaire (Egypte). Les deux cas présentent des différences immenses, mais aussi un point commun. Dans le premier cas, la direction politico-militaire de la lutte s'érige graduellement en couche autonome qui gère la « révolution » et, après la victoire, la reconstruction du pays, --- en vue de quoi elle s'adjoint naturellement tous - 42 les éléments ralliés des anciennes couches privilégiées, sélec- tionne des éléments dans les masses et constitue, en même temps que l'industrie du pays, la pyramide hiérarchique qui en sera l'ossature sociale. Cette industrialisation se fait bien entendu, selon les méthodes classiques de l'accumu- lation primitive, par l'exploitation intense des ouvriers et encore plus des paysans et l'entrée pratiquement forcée de ces derniers dans l'armée industrielle de travail. Dans le deuxième cas, la bureaucratie étatique-militaire, tout en jouant un rôle de tutelle à l'égard des couches privilégiées, ne les élimine pas radicalement ni l'état de choses qu'elles incarnent, aussi peut-on prévoir presque toujours que la transformation industrielle du pays n'aboutira 'pas sans une nouvelle convulsion violente. Mais dans les deux cas, ce que l'on constate c'est que la bureaucratie joue effecti- vement ou tend à jouer le rôle de substitut de la bourgeoisie dans ses fonctions d'accumulation primitive. Il faut noter que cette bureaucratie fait effectivement éclater les catégories traditionnelles du marxisme. En aucun sens on ne peut dire que cette nouvelle couche sociale s'est constituée et a grandi au sein de la société précédente, ni qu'elle nait d'un nouveau mode de production dont le déve- loppement était devenu incompatible avec le maintien des anciennes formes de vie économique et sociale. C'est elle, au contraire, qui fait naitre ce nouveau mode de produc- tion dans la société considérée ; elle même ne naît pas à partir du fonctionnement normal de la société, mais à partir de l'incapacité de cette société à fonctionner. Son origine est, presque sans métaphore, le vide social ; ses racines historiques ne plongent que dans l'avenir. Il n'y a évidemment aucun sens à dire que la bureaucratie chi- noise est le produit de l'industrialisation du pays, lorsqu'on pourrait dire, avec infiniment plus de raison, que l'indus- trialisation de la Chine est le produit de l'accession de la bureaucratie au pouvoir. Cette antinomie ne peut se dépas- ser qu'en constatant qu'à l'époque actuelle, et à défaut d'une solution révolutionnaire à une échelle internationale, un pays arriéré ne peut s'industrialiser qu'en se bureau- cratisant. Dans le cas de la Russie, si la bureaucratie se trouve après coup avoir réalisé la « fonction historique » (4) de la bourgeoisie d'autrefois ou de la bureaucratie d'un pays (4) Lorsque nous parlons de < fonction historique ». dans ce contexte, nous ne faisons pas de la métaphysique ou de la rationali. sation a posteriori. C'est une abréviation, pour dire : ou bien la Russie aurait développé une grande industrie moderne, ou bien le nouvel Etat aurait été écrasé dans un conflit quelconque (au plus tard, en 1941). 43 arriéré aujourd'hui ; si donc, pour autant, elle peut jusqu'à un certain point être assimilée à cette dernière (5) les conditions de sa naissance, sont différentes - précisément parce que la Russie en 1917 n'était pas simplement un pays * arriéré », mais un pays qui, à côté de son arriération, présentait un développpement capitaliste bien affirmé (la Russie de 1913 était la cinquième puissance industrielle mondiale), si bien affirmé qu'elle a été précisément le théâtre d'une révolution du proletariat, se réclamant du socialisme (longtemps avant que ce mot soit arrivé à signi- fier n'importe quoi et rien du tout). La première bureau- cratie à être devenue classe dominante dans sa société, la bureaucratie russe, apparaît précisément comme le pro- duit final d'une révolution dont tout le monde pensait qu'elle avait donné le pouvoir au prolétariat. Elle représente donc un troisième type, en fait le pre- mier à émerger clairement dans l'histoire moderne, bien spé- cifique : la bureaucratie qui naît de la dégénérescence d'une révolution ouvrière, qui est cette dégénérescence — même si, dans le cas de la bureaucratie russe, on peut rencontrer des éléments aussi bien, dès le départ, de « gérant d'un capital centralisé », que de « couche développant par tous les moyens une industrie moderne ». Mais en quel sens peut-on dire, compte tenu préci- sément de l'évolution ultérieure, compte tenu aussi de ce que la « prise du pouvoir » en octobre 1917 a été orga- nisée et dirigée par le parti bolchévik et que dès le premier jour ce pouvoir a été en fait assumé par ce parti en quel sens peut-on dire que la révolution d'octobre a été une révolution prolétarienne, du moins si l'on refuse d'iden- tifier purement et simplement une classe avec un parti qui se réclame d'elle ? Pourquoi ne pas dire comme il n'a pas manqué de gens pour le dire -- qu'il n'y a jamais eu en Russie autre chose que le coup d'Etat d'un parti qui, s'étant assuré d'une façon ou d'une autre du soutien du prolétariat, ne tendait qu'à instaurer sa propre dictature et y a réussi ? Nous n'avons pas l'intention de discuter ce problème dans les termes scolastiques consistant à se demander : peut-on classer la révolution russe dans la catégorie des révolutions prolétariennes. La question qui nous importe est celle-ci : la classe ouvrière russe a-t-elle joué un rôle historique propre pendant cette période, ou bien a-t-elle (5) C'est en ce sens seulement qu'il y a un élément de vérité dans la liaison établie par Trotsky entre la bureaucratie et l'arrié- ration de la Russie et lourdement reprise aujourd'hui par Deutscher, par exemple. Ce qu'évidemment on oublie d'ajouter, c'est que dans ce cas, il s'agit bel et bien un régime d'exploitation qui réalise l'accu- mulation primitive. 44 été simplement l'infanterie mobilisée au service d'autres forces déjà constituées ? Y-est-elle apparue comme un pôle relativement autonome, dans la lutte et le tourbillon des actions, des formes d'organisation, des revendications et des idées ou bien n'a-t-elle été qu'un simple relais d'impulsions venant d'ailleurs, instrument manié sans grande difficulté ni risque ? Quiconque a tant soit peu étudié l'histoire de la révo- lution russe, n'hésitera pas sur la réponse. Petrograd en 1917, et même après, n'est ni Prague en 1948 ni Canton en 1949. Le rôle indépendant du prolétariat apparaît clai- rement même, pour commencer, par la nature du pro- cesssus qui fait que les ouvriers remplissent les rangs du parti bolchévik et lui accordent, majoritairement, un soutien que rien ni personne ne pouvait leur extorquer ou leur imposer à l'époque ; par le rapport qui les relie à ce parti ; par le poids, qu'ils assument spontanément, de la guerre civile. Mais surtout, par les actions autonomes qu'ils entreprennent déjà en février, déjà en juillet 1917, et plus encore après Octobre, en expropriant les capitalistes sans ou contre la volonté du Parti, en organisant eux-mêmes la production ; enfin, par les organes autonomes qu'il cons- tituent, Soviets et particulièrement Comités de fabrique. Le succès de la révolution n'a été possible que par la convergence de l'immense mouvement de révolte totale des masses ouvrières, de leur volonté de changer leurs condi- tions d'existence, de se débarrasser des patrons et du Tsar, d'un côté — et de l'action du parti bolchevik, de l'autre côté. Dire que seul le parti bolchevik pouvait, fin octobre 1917, donner une expression articulée et un objectif inter- médiaire précis (le renversement du Gouvernement provi- soire) aux aspirations des ouvriers, des paysans et des soldats, ce qui est vrai, ne signifie nullement que ces ouvriers étaient une infanterie passive. Sans ces ouvriers, dans ses rangs et hors de ses rangs, le parti n'était rien, ni physiquement ni politiquement. Sans la pression de leur radicalisation croissante, il n'aurait même pas adopté une ligne révolutionnaire. Et à aucun moment, même de longs mois après la prise du pouvoir, on ne peut dire que le parti « contrôlait » les mouvements de la masse ouvrière. Mais cette convergence, qui culmine effectivement dans le renversement du Gouvernement provisoire et la consti- tution d'un gouvernement à prédominance bolchévik, se révèle passagère. Les signes de l'écart entre le parti et les masses apparaissent relativement très tôt, même si, par sa nature même, un tel écart ne peut pas être saisi avec la netteté qu'on demande à des tendances politiques organisées. Il est certain que les ouvriers attendaient de la révo- 45 lution un changement total de leurs conditions d'existence. Ils attendaient sans doute une amélioration matérielle mais savaient très bien que cette amélioration ne pouvait pas être immédiate. Seuls des esprits bornés peuvent relier la révolution essentiellement à ce facteur – et la désillu- sion ultérieure des ouvriers à l'incapacité du nouveau régime de satisfaire ces espoirs d'amélioration matérielle. La révolution était partie, d'une certaine façon, en deman- dant du pain ; mais, déjà longtemps avant Octobre, elle avait dépassé la question du pain, elle avait engagé la pas- sion totale des hommes. Pendant plus de trois ans, les ouvriers russes ont supporté sans broncher les plus extrêmes privations matérielles, tout en fournissant l'essentiel des contingents qui devaient battre les armées blanches. Il s'agissait pour eux de se libérer de l'oppression de la classe capitaliste et de son Etat. S'étant organisés dans les Soviets et dans les Comités de fabrique, ils trouvaient inconcevable, déjà avant mais surtout après Octobre, que l'on ne chasse pas les capitalistes - et de ce fait même, étaient amenés à découvrir qu'il avaient à organiser et à gérer la produc- tion eux-mêmes. Et ce sont eux qui ont exproprié de leur propre chef les capitalistes, à l'encontre de la ligne du parti bolchevik (le décret de nationalisation de l'été 1918 n'a été que la ratification d'un état de fait) et qui ont remis en marche les usines. Pour le parti bolchévik, il ne s'agit pas du tout de cela. Pour autant que sa ligne se précise après Octobre (contrai- rement à la mythologie répandue par staliniens et trots- kistes ensemble, on peut montrer facilement, textes en main, qu'avant et après Octobre le parti bolchevik est dans le noir le plus total quant à ce qu'il veut faire après la prise du pouvoir), elle vise à instaurer en Russie une économie « bien organisée » selon le modèle capitaliste de l'époque (6), un « capitalisme d'Etat » (l'expression revient sans cesse sous la plume de Lénine), à laquelle sera super- posé un pouvoir politique « ouvrier » -- du fait qu'il sera exercé par le parti des ouvriers, le parti bolchévik. Le « socialisme » (qui implique effectivement, Lénine l'écrit sans hésiter, la « direction collective de la production ») viendra après. Et il ne s'agit pas seulement d'une « ligne », de, quelque (6) Une citation entre cent : « L'histoire a fait apparaître en 1918 les deux moitiés séparées du socialisme, vivant côte à côte, comme deux poussins futurs à l'intérieur de la coquille unique du capitalisme international. L'Allemagne et la Russie ont incarné la matérialisation la plus frappante, l'une des conditions socio-écono- miques du socialisme, l'autre de ses conditions politiques ». (Lénine, * Infantilisme « de gauche » et mentalité petite bourgeoise », Selected Works, vol. VII, p. 365). 46 chose de simplement dit ou pensé. Pour ce qui est de la mentalité profonde et de l'attitude réelle, le parti est péné- tré, de haut en bas, de la conviction indiscutable qu'il doit diriger au sens plein du terme. Cette conviction, existant déjà longtemps avant la révolution (comme le montre Trotsky en parlant de la mentalité des « comitards » dans sa biographie de Staline) est d'ailleurs partagée à l'époque par tous les socialistes (à quelques exceptions près, comme Rosa Luxembourg, la tendance Gorter-Pannekoek en Hol- lande et les « communistes de gauche » en Allemagne). Conviction qui va être immensément renforcée par la prise du pouvoir, la guerre civile, la consolidation du pouvoir du parti, et que Trotsky exprimera clairement, à l'époque, en proclament les « droits d'aînesse du Parti ». Cette mentalité n'est pas qu'une mentalité ; elle devient presqu'immédiatement après la prise du pouvoir une situa- tion sociale réelle. Individuellement les membres du parti assument les postes dirigeants dans toutes les sphères de la vie sociale - en partie, certes, « parce qu'on ne peut pas faire autrement », et cela veut dire à son tour : parce que tout ce que le parti fait, fait qu'on ne peut pas faire autre- ment. Collectivement, la seule instance réelle de pouvoir c'est le parti, et, déjà très tôt, les sommets du parti. Les Soviets sont réduits, aussitôt après la prise du pouvoir, à des institu- tions purement décoratives (il suffit de voir que leur rôle a été absolument nul pendant toutes les discussions qui ont précédé la paix de Brest-Litovsk déjà au début de 1918). S'il est vrai que l'existence sociale réelle des hommes déter- mine leur conscience, il est dès ce moment illusoire de demander au parti bolchévik d'agir autrement que d'après la situation sociale réelle qui est la sienne, à savoir d'organc dirigeant qui a désormais sur cette société un point de vue qui n'est pas nécessairement celui que cette société a sur elle-même. A cette évolution, ou plutôt : à cette soudaine révéla- tion de l'essence du parti bolchévik, les ouvriers n'opposent pas de résistance. Du moins, nous n'en possédons pas de signe direct. Entre l'expulsion des capitalistes et la remise en marche des usines, au début de la période révolution- naire et les grèves de Petrograd et la révolte de Kronstadt, à sa fin (hiver 1920-1921), nous ne connaissons pas de mani- festation articulée d'activité autonome des ouvriers. La guerre civile et la mobilisation militaire continue de cette période, la préoccupation avec des questions pratiques immédiates (production, ravitaillement etc.), l'obscurité des problèmes - et sans doute avant tout, la confiance des ouvriers envers le parti l'expliquent. Il y a certainement 47 deux éléments dans l'attitude des ouvriers à cet égard. D'un côté, l'aspiration à se débarrasser de toute domination. de prendre entre leurs mains la direction de leurs affaires ; d'un autre côté, la tendance à déléguer le pouvoir à ce parti qui venait de prouver qu'il était le seul irréconcilia- blement opposé aux capitalistes et menait la guerre contre eux. L'opposition, la contradiction entre ces deux éléments n'était pas et, serait-on tenté de dire, ne pouvait pas être clairement perçue à l'époque. Elle le fut pourtant, et à un degré avancé, au sein du parti lui-même. Dès le début de 1918, et jusqu'à l'interdiction des fractions (mars 1921), il se forme dans le parti bol- chévik des tendances qui expriment avec une clairvoyance et une netteté parfois étonnantes l'opposition à la ligne bureaucratique du parti et à sa bureaucratisation très rapide. Ce sont les « Communistes de gauche » (début 1918) puis la tendance du « Centralisme démocratique » (1919), enfin l' « Opposition ouvrière » (1920-1921). On trouvera, dans les Notes historiques que nous publions à la suite du texte d'Alexandra Kollontaï, des précisions sur les idées et l'activité de ces tendances. En elles, s'expriment à la fois la réaction des éléments ouvriers du parti - traduisant sans doute aussi les attitudes du milieu prolétarien exté- rieur au parti - contre la ligne « capitaliste d'Etat » de la direction, et ce que l'on peut appeler « l'autre compo- sante » du marxisme, celle qui fait appel à l'activité pro- pre des masses et proclame que l'émancipation des travail- leurs sera l'ouvre des travailleurs eux-mêmes. Mais les tendances oppositionnelles sont successive- ment vaincues, et définitivement éliminées en 1921, en même temps que la révolte de Kronstadt est écrasée. Les échos très affaiblis de la critique de la bureaucratie que l'on trouve par la suite dans l' « Opposition de gauche » (trotskiste) après 1923 n'ont plus la même signification. Trotsky s'oppose à une mauvaise politique de la bureau- cratie, et aux excès de son pouvoir, il ne met jamais en question son essence, et les problèmes soulevés par les oppositions de 1918-1921 (essentiellement : qui gère la production, et qu'est-ce que le prolétariat est supposé faire pendant la « dictature du prolétariat », d'autre que tra- vailler et suivre les directives de « son parti ») lui resteront étrangers pratiquement jusqu'à la fin. On est ainsi amené à constater que, contrairement à la mythologie dominante, la partie essentielle est jouée, et perdue, non pas en 1927, non pas en 1923, non pas même en 1921, mais beaucoup plus tôt, pendant la période 1918- 1920. Déjà en 1921, il eut fallu une révolution au sens plein du terme pour rétablir la situation, et une révolte 48 comme celle de Kronstadt, l'événement l'a prouvé, était insuffisante pour modifier quoique ce soit d'essentiel. Ce coup de semonce a conduit le parti bolchévik à redresser des aberrations relatives à d'autres problèmes (essentielle- ment à l'égard de la paysannerie et des rapports de l'éco- nomie urbaine et de l'économie agraire) et a donc amené une atténuation des tensions dues à l'effondrement écono- mique et à un début de reconstruction de la production. Mais cette reconstruction était déjà bien placée sur les rails du capitalisme bureaucratique. C'est, en effet, entre 1917 et 1920 que le parti bol- chevik s'installe solidement au pouvoir, au point qu'il ne pourrait plus en être délogé que par la force des armes. Et c'est dès le début de cette période que les incertitudes de sa ligne sont éliminées, les ambiguités levées, les contradictions résolues. Dans le nouvel Etat, le proletariat doit travailler, doit se mobiliser, doit le cas échéant mourir pour défendre le nouveau pouvoir ; il doit donner ses éléments les plus « conscients » et les plus « capables » à « son » Parti, où ils deviendront des dirigeants de la société ; il doit être « actif et participant ». chaque fois que l'on le lui demande, mais exactement jusqu'au point où le parti le lui demande ; et il doit absolument s'en remettre au Parti pour l'essentiel. « L'ouvrier », écrit Trotsky pendant cette période dans un ouvrage qui connait une immense diffusion en Russie et à l'étranger, « ne fait pas de marchandages avec le gouvernement soviéti- que ; il est subordonné à l'Etat, il lui est soumis sous tous les rapports, du fait que c'est son Etat »(7). Le rôle du prolétariat dans le nouvel Etat est donc clair : c'est celui de citoyens enthousiastes et passifs. Et le rôle du prolétariat dans le travail et la production n'est pas moins clair. En somme, il est le même qu'auparavant, sous le capitalisme -- sauf qu'on sélectionnera des ouvriers qui ont « du caractère et des aptitudes » (8) pour remplacer les directeurs d'usine en fuite. Ce qui préoccupe le parti bol- chévik pendant cette période, ce n'est pas : comment est-ce que l'on peut faciliter la prise en mains de la gestion de la production par les collectivités ouvrières, mais : comment est-ce qu'on parviendra à former le plus tôt une couche de directeurs et d'administrateurs de l'industrie et de l'éco- nomie ? La lecture des textes officiels de l'époque ne laisse subsister à cet égard aucun doute. La formation d'une bureaucratie comme couche gestionnaire de la production (7) L. Trotsky, Terrorisme et Communisme, Ed. 10-18, Paris 1963, p. 252. (8) Ib., p. 228. 49 ou (et disposant inévitablement, de privilèges économiques) a été, pratiquement dès le đébut, LA POLITIQUE CONS- CIENTE, HONNÊTE ET SINCÈRE DU PARTI BOLCHÉ- VIK, LÉNINE ET TROTSKY EN TÊTE. Elle était, honnête- ment et sincèrement, considérée comme une politique socia- liste — ou, plus exactement, une « technique administra- tive » que l'on pouvait mettre au service du socialisme, parce que la classe d'administrateurs dirigeants de la pro- duction resterait sous le contrôle de la classe ouvrière « personnifiée par son parti communiste ». La décision de placer à la tête d'une usine un directeur plutôt qu'un bureau ouvrier, écrit Trotsky, n'a pas d'importance poli- tique : « elle peut être exacte erronée du point de vue de la technique administrative... Ce serait la plus grosse des erreurs que de confondre la question de l'auto- rité du prolétariat avec celle des bureaux ouvriers qui gèrent les usines. La dictature du prolétariat se traduit par l'abolition de la propriété privée des moyens de produc- tion, par la domination sur tout le mécanisme soviétique de la volonté collective des masses, et non par la forme de direction des diverses entreprises » (9). La « volonté collective des masses » dans cette phrase est une expres- sion métaphorique pour désigner la volonté du parti bol- chévik. Les chefs bolcheviks s'exprimaient-là dessus sans aucune hypocrisie, contrairement à certains de leurs « défenseurs » d'aujourd'hui. « Dans cette substitution du pouvoir du Parti au pouvoir de la classe ouvrière écrivait à l'époque Trotsky, « il n'y a rien de fortuit, même, au fond, il n'y a là aucune substitution. Les commu- nistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. Il est tout à fait naturel qu'à une époque où l'Histoire met à l'ordre du jour la discussion de ces intérêts dans toute leur étendue, les communistès deviennent les représentant avoués de la classe ouvrière en sa totalité. » (10) On trouvera facilement des dizaines de citations de Lénine exprimant la même idée. Le pouvoir incontesté des directeurs dans les usines, sous le seul « contrôle » (quel contrôle, en réalité ?) du parti. Le pouvoir incontesté du parti sur la société, sans aucun contrôle. Personne dès lors ne pouvait empêcher la fusion de ces deux pouvoirs, l'interpénétration réciproque des deux couches qui les incarnaient, et la consolidation d'une bureaucratie inamovible dominant tous les secteurs de la vie sociale. Le processus a pu être accéléré et amplifié par l'entrée dans le parti d'éléments étrangers au prolétariat, et (9) Ib., p. 243. (10) Ib., p. 170-171. 50 qui volaient au secours de la victoire ; mais c'est là une conséquence et non une cause de l'orientation du parti. Le moment où l'opposition à cette orientation du parti s'est exprimée en son sein avec le plus de force a été la discussion sur la « question syndicale », (1920-1921), qui a précédé le Dixième Congrès du parti. Sur le plan formel, il s'agissait du rôle des syndicats dans la gestion de la production et de l'économie ; par la force des choses, la discussion a remis sur le tapis les questions, déjà longue- ment et âprement débattues pendant les deux années précé- dentes, du « commandement d'un seul » dans les usines et du rôle des « spécialistes ». Le lecteur trouvera, dans le texte même d'Alexandra Kollontaï et dans les Notes histo- riques qui le suivent, la description des diverses positions en présence. Brièvement parlant, la direction du parti, Lénine en tête, réaffirmait que la gestion de la production devait être confiée à des administrateurs individuels (« spécialistes » bourgeois ou ouvriers sélectionnés pour leurs « aptitudes et capacités ») sous le contrôle du parti, que les syndicats devaient assumer des tâches d'éducation des ouvriers et de défense des ouvriers à l'égard des direc- teurs de la production et de l'Etat. Trotsky demandait une subordination complète des syndicats à l'Etat, leur trans- formation en appendices et organes de l'Etat (et du parti), toujours à partir du même raisonnement : puisque nous sommes en Etat ouvrier, l'Etat et les ouvriers sont une et même chose, donc les ouvriers n'ont pas besoin d'un organe séparé pour les défendre contre « leur » Etat. L'opposition ouvrière demandait que la gestion de la production et de l'économie soit confiée graduellement « collectifs ouvriers » des usines tels qu'ils étaient organisés dans les syndicats ; que la « direction par un seul » soit remplacée par la direction collégiale ; que le rôle des spécialistes et techniciens soit réduit. Elle soulignait que le développe- ment de la production dans les conditions post-révolution- naires était un problème essentiellement social et politique, dont la solution dépendait du déploiement de l'initiative et de la créativité des masses travailleuses, et non un problème administratif et technique. Elle dénonçait la bureaucrati- sation croissante de l'Etat et du parti (déjà à cette époque tous les postes responsables de quelque importance étaient remplis par nomination d'en haut et non par élection), et la séparation grandissante entre ce dernier et les ouvriers. Il est vrai que, sur certains de ces points, les idées de l'Opposition étaient confuses et que, dans l'ensemble, la discussion semble s'être déroulée sur un plan formel, de même que les réponses apportées, de part et d'autre, étaient des réformes de forme plutôt que de fond, (le fond, d'ailleurs, était déjà décidé autre part que dans les Congrès aux 51 du parti). Ainsi l'Opposition (et Kollontaï dans les pages qui suivent) ne distinguait pas clairement entre le rôle (indispensable) des spécialistes et des techniciens en tant que spécialistes et techniciens, sous le contrôle des ouvriers, et la transformation des ces spécialistes et techniciens en gérants incontrôlés de la production. Elle développait une critique indifférenciée des spécialistes et techniciens, pré- tant facilement le flanc aux attaques de Lénine et Trotsky, qui avaient beau jeu de montrer qu'il ne peut pas y avoir d'usine sans ingénieurs - et aboutissaient subrepticement à l'étonnante conclusion, que c'était là une raison suffisante pour confier à ces ingénieurs des pouvoirs dictatoriaux de gestion sur la totalité du fonctionnement de l'usine. Elle se battait avec acharnement sur la question du « comman- dement collégial », opposé au « commandement d'un seul », ce qui présente un aspect relativement formel (un comman- dement collégial peut être tout aussi bureaucratique que le commandement d'un seul) et laisse dans l'ombre le véri- table problème, celui de la vraie source de l'autorité. Ainsi Trotsky pouvait se permettre de dire : « L'activité des travailleurs ne se définit pas et ne se mesure pas par ce ce fait que l'usine est dirigée par trois hommes ou par un seul, mais par des facteurs et des faits d'un ordre beaucoup plus profond » (11), et esquiver le véritable problème, à savoir quel rapport les «trois hommes » ou le «seul » se trouvent avec la collectivité des producteurs de l'entreprise. L’Opposition faisait montre d'un relatif fétichisme syndical, à une époque où déjà les syndicats étaient tombés sous le contrôle pratiquement complet de la bureaucratie du Parti. «Un maintien prolongé de l' «indépendance » du mouvement professionnel à une époque de révolution prolétarienne est aussi impossible que la politique des blocs. Les syndicats deviennent, à cette époque, les organes économiques les plus importants du prolétariat au pouvoir. Par ce fait même, ils tombent sous la direction du parti communiste. Ce ne sont pas seulement les questions de principe du mou- vement professionnel, ce sont aussi les conflits sérieux qui peuvent avoir lieu à l'intérieur de ces organisations que se charge de résoudre le Comité Central de notre parti » (12). Ecrivant pour répondre aux accusations de Kautsky sur le caractère anti-démocratique du pouvoir bolchévik, Trotsky n'avait aucun raison, bien au contraire, d'exagérer l'emprise du Parti sur les syndicats. Malgré ces faiblesses, malgré cette confusion relative, l'Opposition ouvrière posait le véritable problème : qui doit (11) Ib., p. 242. (12) Ib., p. 172. 52 gérer la production dans l' « Etat ouvrier ? », et répondait correctement : les organismes collectifs des travailleurs. Ce que la direction du Parti voulait, ce qu'elle avait déjà imposé - et là-dessus il n'y avait aucune différence entre Lénine et Trotsky - c'était une hiérarchie dirigée par en haut. On sait que cette conception a triomphé. On sait aussi où ce triomphe a conduit. Dans la lutte entre l’Opposition ouvrière et la direction du parti bolchevik, on assista à la dissociation des deux éléments contradictoires qui ont paradoxalement coexisté dans le marxisme en général, dans son incarnation en Russie en particulier. L'opposition ouvrière fait entendre, pour la dernière fois dans l'histoire du mouvement marxiste officiel, cet appel à l'activité propre des masses, cette confiance dans les capacités créatrices du prolétariat, cette conviction qu'avec la révolution socialiste commence une période vraiment nouvelle de l'histoire humaine, où les idées de la période précédente ne gardent que peu de valeur et où l'édifice social doit être reconstruit de fond en comble. Les thèses de l’Opposition sont une tentative d'incarner ces idées dans un programme politique concernant le domaine fondamental de la production. Le triomphe de l'orientation léniniste, c'est le triomphe de l'autre élément, qui à vrai dire depuis longtemps, et chez Marx lui-même, était devenu l'élément prédominant dans la pensée et l'activité socialiste. Ce qui revient constam- ment, comme une obsession, à travers tous les textes et discours de Lénine pendant cette période, c'est l'idée que la Russie doit se mettre à l'école des pays capitalistes avancés, qu'il n'y a pas trente-six méthodes pour développer la production et la productivité du travail si l'on veut sortir de l'arriération et du chaos, qu'il faut adopter la « rationa- lisation » capitaliste, les méthodes de direction capitalistes, les « stimulants » au travail capitalistes. Tout cela ne sont « moyens », qui pourraient apparemment être librement mis au service de cette fin historique radicale- ment opposée, la construction du socialisme. C'est ainsi que Trotsky, discutant des mérites du militarisme, en arrive à séparer totalement l'Armée elle-même, sa structure et ses méthodes, du système social qu'elle sert. Ce qui est criti- quable dans le militarisme bourgeois et dans l'Armée bour- geoise, dit en substance Trotsky, c'est qu'ils sont au service de la bourgeoisie ; autrement, il n'y aurait rien à y redire. La seule différence, dit-il, réside en ceci : « qui détient le pouvoir ? » (13). De même la dictature du proletariat que des (13) Ib., p. 257, souligné dans le texte. 53 ne se traduit pas « par la forme de direction des diverses entreprises » (14). L'idée que les mêmes moyens ne peu- vent pas être mis indifféremment au service de fins diffé- rentes, qu'il y a un rapport intrinsèque entre les instru- ments qu'on utilise et le résultat qu'on obtient, que surtout, ni l'Armée, ni l'usine ne sont des simples « moyens » ou « instruments » mais des structures sociales où s'organisent deux formes fondamentales des rapports entre hommes la production et la violence --, qu'on peut y voir en condensé l'expression essentielle du type de relations socia- les qui caractérisent une époque cette idée, au demeu- rant parfaitement banale pour des marxistes, est « oubliée >> totalement. Il s'agit de développer la production, en utili- sant les méthodes et les structures qui ont fourni leurs preuves. Que parmi ces « preuves », la principale était le développement du capitalisme en tant que système social, qu'une usine produise non pas tellement des tissus ou de l'acier, mais du prolétariat et du capital, cela était parfai- tement négligé. Derrière cet « oubli » se cache évidemment autre chose. Conjoncturellement, il y a certes la préoccupation angois- sante de relever le plus tôt une production et une économie qui s'effondrent. Mais cette préoccupation ne dicte pas fatalement le choix des « moyens ». S'il apparait évident aux dirigeants bolcheviks que les seuls moyens efficaces sont les moyens capitalistes, c'est qu'ils sont pénétrés de cette conviction, que le capitalisme est le seul système de production efficace et rationnel. Fidèles en ceci à Marx, ils veulent supprimer la propriété privée, l'anarchie du marché non pas l'organisation de la production réalisée par le capitalisme. Ils veulent modifier l'économie, non pas les rapports de travail et le travail lui-même. Plus profondé- ment encore, leur philosophie c'est la philosophie du déve- loppement des forces productives, et là encore, ils sont les héritiers fidèles de Marx — d'un côté de Marx, tout au moins, qui est le côté dominant dans les duvres de la matu- rité. Le développement des forces productives est, sinon la fin ultime, en tout cas le moyen absolu, au sens que tout le reste doit en résulter par surcroît, et qu'à ce dévelop- pement tout doit être subordonné. Les hommes ? Les hom- mes aussi, bien sûr. « Selon la règle générale, l'homme s'efforcera d'éviter le travail... L'homme est un animal paresseux... » (15). Pour combattre cette paresse, il faut mettre en ouvre tous les moyens qui ont prouvé leur efficacité : le travail obligatoire dont le caractère change (14) Ib., p. 243. (15) Ib., p. 202. 54 du tout au tout, s'il est imposé par la « dictature socia- liste » (16), et les moyens techniques et économiques : « Sous le régime capitaliste, le travail aux pièces et à for- fait, la mise en vigueur du système Taylor, etc., avaient pour but d'augmenter l'exploitation des ouvriers et de leur dérober la plus-value. Par suite de la socialisation de la production, le travail aux pièces, à forfait, etc., ont pour but un accroissement de la production socialiste et par conséquent une augmentation du bien-être commun. Les travailleurs, qui concourent plus que les autres au bien-être commun acquièrent le droit de recevoir une part plus grande du produit social que les fainéants, les indolents et les désorganisateurs ». Ce n'est pas Staline en 1939, c'est Trotsky en 1919 qui parle (17). Qu'une organisation socialiste de la production pen- dant la première période n'est pas concevable sans une « obligation de travailler » qui ne travaille pas ne mange pas c'est certain ; qu'une uniformisation de l'effort fourni entre ateliers et entreprises doive exiger l'établisse- ment de certaines normes indicatives de travail c'est probable. Mais tous les sophismes de Trotsky sur le fait que le « travail libre » n'a jamais existé dans l'histoire et n'existera pas avant le communisme intégral, ne feront oublier à personne la question cruciale : qui établit les normes ? qui contrôle et sanctionne l'obligation de travail- ler ? Est-ce les collectivités organisées des travailleurs ? Ou bien une catégorie sociale spécifique, qui a donc comme fonction de gérer le travail des autres ? Gérer le travail des autres -- c'est le point de départ et le point d'aboutisse- ment de tout le cycle de l'exploitation. Et cette « néces- sité », d'une catégorie sociale spécifique qui gère le travail des autres dans la production, et l'activité des autres dans la politique et la société, d'une direction séparée des entre- prises, et d'un parti dominant l'Etat, le bolchévisme l'a proclamée dès les premiers jours de son accession au pouvoir, et a travaillé avec acharnement à l'imposer. On sait qu'il y a réussi. Pour autant que les idées jouent un rôle dans le développement historique - et elles jouent, en dernière analyse, un rôle énorme --, l'idéologie bolchévik (et, derrière elle, l'idéologie marxiste) a été un facteur décisif dans la naissance de la bureaucratie russe. PAUL CARDAN. (16) Ib., p. 223. (17) Ib., p. 225. _ 55 1 NOTE SUR L'AUTEUR DU TEXTE Alexandra Kollontaï est née à Saint-Petersbourg le 1er avril 1872 Fille d'un général, mariée à un officier de l'armée du Tsar, elle a par la suite adhéré au Parti social-démocrate russe. Elle a fait partie de l'émigration politique à l'étranger de 1908 à mars 1917. Rentrée à Petrograd au début de la révolution, elle s'affilia au parti bolchévik. Aussitôt après octobre, elle devint Commissaire du peuple aux affai- res sociales. En 1920, elle a joué un rôle important dans les activités de l’Opposition ouvrière, au sein du parti. En 1922 elle a été placée au Commissariat des affaires étrangères, puis nommée à la tête de la Légation des Soviets en Norvège (1923-25), au Mexico (1925-27), à nouveau en Norvège (1927-30) et enfin en Suède (1930-1945). Elle a dirigé les négociations qui ont suivi l'armistice russo-finnois en 1944. Elle est morte à Moscou le 9 mars 1952. Le texte qui suit a été publié en Russie pendant les premières semaines de 1921. Il a été traduit immédiatement après en anglais et publié dans le Workers Dreadnought, de Sylvia Pankhurst (commu- niste « de gauche » anglaise) entre le 22 avril et le 19 août de la même année. Cette traduction a été réimprimée en 1962 par nos camarades anglais du groupe Solidarity, : qui l'ont accompagnée d'abondantes et précieuses notes historiques, que nous reproduisons également ici, en recommandant instamment au lecteur de s'y rap- porter car elles contiennent un matériel révélateur et la plupart du temps inédit en France. Elles sont groupeés à la fin du texte. La traduction que nous fournissons a été faite sur la traduction anglaise, le texte original étant introuvable actuellement. Il est plus que probable que déjà la traduction anglaise n'était pas excellente. Pour cette raison aussi, nous avons tenu à fournir une traduction aussi fidèle que possible, aux dépens du style. Le texte lui-même n'est d'ailleurs visiblement pas un modèle littéraire, l'expression est négligée et les répétitions sont abondantes. Il doit être jugé comme un écrit rédigé rapidement, en pleine lutte politique, où l'auteur revient à plusieurs reprises sur les idées qui lui semblent et qui sont effectivement fondamentales, pour être sûr qu'elles ont bien pénétré la tête du lecteur. Il n'était pas en effet superflu de répéter constamment, dans la Russie de 1921, que le choix essentiel était celui entre la gestion par la bureaucratie et l'activité autonome des masses. Dans les Notes historiques, les références à Lénine se rappor- tent tantôt à l'édition anglaise des Selected Works en 12 volumes (Lawrence and Wishart), tantôt à l'édition des (Euvres (Sochinenya), en 30 volumes publiée par l'Institut Marx Engels Lénine à Moscou. Les références à des Congrès du Parti se rapportent aux comptes rendus officiels publiés par ce même Institut entre 1923 et 1936. Les références aux Congrès des syndicats se rapportent aux comptes rendus officiels publiés à Moscou par les Editions centrales des syndicats entre 1919 et 1927. Le sigle V. K. P. (b.) se rapporte aux deux volumes publiés par les éditions du parti à Moscou en 1931 et 1932, contenant les « Résolutions et décisions des Congrès, Conférences et Plénums du Comité Central du Parti ». Isvestia TS.K. (« Les nouvelles du Comité Central ») est un journal de l'organisation du Parti publié à Moscou de 1920 à 1929. russe 56 Alexandra Kollontai : L'Opposition ouvrière 1. -- LES RACINES DE L'OPPOSITION OUVRIERE Avant d'éclaircir les raisons de la rupture croissante entre l’Opposition ouvrière et le point de vue officiel de nos dirigeants, il faut attirer l'attention sur deux points : 1) L'Opposition ouvrière est issue du prolétariat indus- triel de la Russie soviétique. Elle n'est pas née seulement des conditions intolérables de vie et de travail où se trouvent sept millions d'ouvriers ; elle est aussi le produit des volte- face, des incohérences et même des déviations que montre notre politique soviétique, par rapport aux principes de classe initialement exprimés dans le programme commu- niste. 2) L'Opposition n'est pas originaire d'un centre parti- culier, elle n'est pas le fruit d'une querelle ou d'un antago- nisme personnel, mais au contraire, elle s'étend à toute la Russie soviétique et rencontre une audience réceptive. Actuellement l'opinion prévaut que toute la controverse née entre l'opposition ouvrière et les nombreuses fractions dirigeantes consiste uniquement en une différence de vues sur les problèmes qu’affrontent les syndicats. Ceci n'est pas vrai : la rupture est bien plus profonde. Les repré- sentants de l'Opposition ne sont pas toujours capables de l'exprimer et de la définir clairement, mais, dès qu'on touche à une question vitale concernant la reconstruction de notre république, des controverses surgissent sur toute une série de problèmes essentiels, économiques et politi- ques. Pour la première fois les deux points de vue, tels qu'ils sont exprimés par les dirigeants de notre parti et les représentants des ouvriers organisés, se sont reflétés dans le Neuvième Congrès du Parti (1), quand il discuta la question : « Direction collective ou direction individuelle 57 dans l'industrie ? » Il n'y avait alors aucune opposition de la part d'un groupe organisé, mais il est très significa- tif que la direction collective était défendue par tous les représentants des syndicats, tandis que y étaient opposés tous les dirigeants du Parti, habitués qu'ils sont à juger tous les problèmes du point de vue institutionnel. Ceux-ci doivent être assez rusés et adroits pour pouvoir plaire à des groupes sociaux aussi hétérogènes et aux aspirations poli- tiques aussi contradictoires que le prolétariat, les petits propriétaires, la paysannerie, et la bourgeoisie en la person- ne de spécialistes et de pseudo-spécialistes de toute espèce. Pourquoi les syndicats étaient-ils alors seuls à défen- dre avec opiniâtreté le principe de la direction collective, même s'ils ne pouvaient apporter aucun argument scien- tifique en sa faveur ? Et pourquoi les « spécialistes » au même moment défendaient-ils le principe de la « direction par un seul » ? (2) La raison est que dans cette controver- se, même si des deux côtés on niait qu'il s'agissait d'une querelle de principe, deux points de vue historiquement inconciliables s'opposaient. Le pincipe de la « direction par un seul homme » est un produit de la conception indi- vidualiste de la classe bourgeoise. La « direction par un seul homme » est dans son principe la volonté libre illimi- tée et isolée d'un seul homme séparé de la collectivité. Cette conception se réflète dans tous les aspects de l'activité humaine : depuis la nomination d'un souverain à la tête d'un état, jusqu'au directeur tout-puissant d'une usine. C'est la sagesse suprême de la pensée bourgeoise. La bourgeoisie ne croit pas au pouvoir d'un corps collectif. Pour elle les masses ne sont qu'un troupeau obéissant à fouetter et à mener là où elle le veut. La classe ouvrière et ses porte-parole ont conscience au contraire, que les nouvelles aspirations communistes ne peuvent être réalisées que par l'effort collectif des travail- leurs eux-mêmes. Plus les masses ont développé leur capa- cité d'exprimer leur volonté collective et leur pensée com- mune, plus vite et profondément seront réalisées les aspira- tions de la classe ouvrière : car alors pourra être créée une industrie communiste nouvelle, homogène, unifiée, bien ordonnée. Seuls, ceux qui sont directement liés à la production peuvent y introduire des innovations qui l'ani- ment. Le rejet d'un principe le principe de la direction collective dans l'industrie --- fut un compromis tactique de notre Parti, un acte d'adaptation ; il a été, de plus, une déviation de la politique de classe que nous avons dévelop- pée et défendue avec acharnement pendant la première phase de la révolution. 58 Pourquoi en est-on arrivé là ? Comment notre Parti, mûri et trempé dans le combat révolutionnaire, a-t-il pu s'éloigner du droit chemin pour s'engager sur le sentier tortueux des compromis, que nous avions autrefois sévère- ment condamnés comme opportunistes ? Nous répondrons plus tard à cette question. Mais nous 'devons nous demander comment fut formée et développée l'Opposition ouvrière. * Le Neuvième Congrès du Parti Communiste Russe eut lieu au printemps. Pendant l'été l’Opposition ne s'est pas manifestée. Il n'en fut pas question pendant les débats orageux du Deuxième Congrès de l'Internationale Commu. niste ; mais, profondément, l'expérience et la pensée criti- que s'accumulaient. On trouve une première expression de ce processus encore incomplète, à la conférence du Parti, en septembre 1920 (3). Pour un temps, il ne s'est agi que de critiques et de négociations. L'opposition n'avait formu- lé aucune proposition propre. Mais il était clair que le Parti entrait dans une nouvelle période de sa vie. Les éléments de base demandent la liberté de critique, procla- ment fortement que la bureaucratie les étrangle, ne leur laisse aucune liberté d'action, aucune initiative. Les leaders du Parti eurent conscience de ce courant ; aussi Zinoviev fit maintes promesses verbales concernant la liberté de critique, l'élargissement du domaine de l'activité autonome des masses, la condamnation des diri- geants qui s'écartaient des principes de la démocratie, etc. Beaucoup fut dit, et bien dit ; mais des paroles aux actes, il y a une distance considérable. La Conférence de septembre, pas plus que le discours de Zinoviev, plein de promesses, n'a rien changé, soit dans le Parti, soit dans la vie des masses. La racine d'où est née l'Opposition n'était pas détruite. La base était agitée par une insatisfaction mal formulée, un esprit de critique et d'indépendance. Cette fermentation inorganisée a été remarquée même par les dirigeants du Parti chez lesquels elle a provoqué, de façon inattendue, des discussions très vives. Il est signi- ficatif mais aussi très naturel, que celles-ci portèrent sur le rôle que doivent jouer les syndicats. Actuellement, ce sujet de divergence entre l'Opposition et les leaders du Parti, sans être le seul, représente le problème essentiel de notre politique intérieure. Bien avant que l'Opposition ouvrière soit apparue avec ses Thèses et ait formulé la base sur laquelle doit à son avis reposer la dictature du proletariat dans le domaine de 59 la reconstruction industrielle, les dirigeants du Parti s'étaient trouvés en forte divergence entre eux au sujet du rôle des organisations ouvrières dans la reconstruction de l'industrie sur une base communiste. Le Comité central du Parti était divisé en plusieurs groupes : le camarade Lénine s'opposait à Trotsky tandis que Boukharine avait une position intermédiaire. (4) C'est seulement au Huitième Congrès (5) et aussitôt après, qu'il devint clair qu'un groupe s'était formé à l'intérieur du Parti, unifié par des thêses et des principes communs concernant les syndicats. Ce groupe, l'Opposi- tion, bien que n'ayant guère de grands théoriciens et mal- gré la résistance résolue des leaders les plus populaires du Parti, a vite grossi, et s'est étendu à travers le monde ouvrier de la Russie. Il ne se trouve pas qu'à Moscou et Léningrad. Du bassin du Donetz, de l'Oural, de Sibérie et d'autres centre industriels, le Comité central a reçu des rapports indiquant que l'Opposition ouvrière s'était consti- tuée et agissait. Bien sûr, l'Opposition n'est pas partout en complet accord avec les ouvriers de Moscou. Parfois les formules, les motifs et les revendications de l'Opposition sont bien vagues, mesquins et même absurdes ; parfois même sur les points essentiels il peut y avoir des différen- ces ; cependant, partout on retrouve la même question : qui développera les puissances créatrices dans la recons- truction de l'économie ? Est-ce que ce sera les organes de classe unis à l'industrie par des liens vitaux — c'est-à- dire, les syndicats d'industrie ou bien l'appareil des Soviets qui est séparé de l'activité industrielle et dont la composition sociale est mélangée ? Voilà la racine de la divergence. L'Opposition ouvrière défend le premier princi- pe ; les dirigeants du Parti, eux, quelques soient leurs diver- gences sur divers points secondaires, sont complètement d'accord sur le point essentiel, et défendent le second prin- cipe. Quelle est la signification de tout cela ? C'est que notre Parti traverse sa première crise sérieu- se de la période révolutionnaire. On ne pourra pas rejeter rapidement l'Opposition en la traitant de « syndi- calisme ». Tous les camarades doivent considérer le problè- me avec le plus grand sérieux. Qui a raison : les dirigeants ou les masses ouvrières et leur sain instinct de classe ? Avant d'envisager les points essentiels de la contro- verse entre les dirigeants de notre parti et l’Opposition ouvrière, nous devons répondre à la question : comment notre Parti auparavant fort, puissant et invincible à cause de sa politique de classe ferme et claire a-t-il commencé à dévier de son programme ? 60 | 1 Plus le Parti communiste nous est cher, précisément parce qu'il a accompli un tel pas résolu pour libérer les travailleurs du joug du capital, moins avons nous le droit de fermer les yeux sur les erreurs des centres dirigeants (a). Le pouvoir du Parti doit reposer sur la capacité de nos centres dirigeants à déceler les problèmes et les tâches qu'affrontent les ouvriers et à choisir la tendance, qui permet aux masses de conquérir un stade historique plus avancé. Ainsi faisait le Parti dans le passé ; ainsi ne fait- il plus aujourd'hui. Notre Parti non seulement est en perte de vitesse : il regarde de plus en plus souvent « sagement » en arrière et se demande : « N'avons-nous pas été trop loin ? N'est-ce pas le moment de s'arrêter ? Ne faudrait-il pas être plus prudent et éviter les expériences audacieuses jamais faites dans l'histoire ? ». Pourquoi cette « prudence raisonnable » (exprimée en particulier par la méfiance des centres dirigeants du Parti sur les capacités de gestion économique et indus- trielle des syndicats), prudence qui a dernièrement submer- gé tous les dirigeants ? Quelle en est la cause ? Si nous cherchons à comprendre pourquoi une telle controverse s'est élevée dans notre parti, il devient clair qu'il y a trois causes fondamentales à la crise que le Parti traverse. La première, principale et fondamentale, c'est l'envi- ronnement dévasté dans lequel notre parti doit travailler et agir. Le Parti communiste russe doit construire le Commu- nisme et faire passer son programme dans les faits : 1) Dans les conditions d'une destruction complète et d'un effondrement de la structure de l'économie. 2) Face à la pression brutale et incessante des états impérialistes et des Gardes blancs. 3) A la classe ouvrière russe a été imparti de construire le communisme, créer de nouvelles formes communistes d'économie dans un pays économiquement arriéré avec une population en majorité paysanne, où les conditions écono- (a) En s'exprimant ainsi, Kollontaï montre très clairement que l’Opposition ouvrière ne songeait pas alors (début 1921) à une rupture ouverte avec le Parti... malgré diverses insinuations lancées par les dirigeants. Cette fidélité organisationnelle au parti bolchevik devait continuer jusqu'aux événements de Cronstadt (mars 1921). Shliapnikov et quelques membres de l’Opposition ouvrière ont même en fait soutenu le Parti à cette occasion. La bureaucratie ne leur en fut pas cependant reconnaissante. Peu après l'interdiction des fractions au Dixième Congrès, l'Opposition ouvrière fut déclarée illégale. Quelques années après, en 1926, Trotski à son tour proclamait sa loyauté organisationnelle à l'appareil stalinien qui n'attendait que le meilleur moment pour détruire l'Opposition de gauche... 61 ses miques nécessaires à la socialisation de la production et de la distribution manquent, et où le capitalisme n'a pas encore été capable d'achever le cycle de son développement (du premier stade de lutte concurrentielle illimitée à sa forme la plus avancée --- la régulation de la production par des syndicats capitalistes, les trusts). Il est naturel que tous ces facteurs nous empêchent de réaliser notre programme (surtout dans son aspect essen- tiel : la reconstruction des industries sur une base nouvelle) et introduisent dans notre politique économique des influences diverses et un manque d'uniformité. De cette première raison résultent les deux autres. D'abord le retard économique de la Russie et la prédomi- nance de la paysannerie créent cette diversité et font inévi- tablement dévier la politique effective de notre parti d'une orientation de classe cohérente avec sa théorie et principes. N'importe quel parti à la tête d'un Etat soviétique hétérogène est obligé de prendre en considération les aspi- rations des paysans, leurs tendances petites-bourgeoises et leur hostilité au communisme, de prêter une oreille aux nombreux éléments petits-bourgeois, restes de l'ancien capi- talisme russe, à toutes les sortes de commerçants, d'inter- médiaires, de fonctionnaires qui se sont très vite adaptés aux institutions soviétiques, occupent des places respon-. sables dans les centres, font partie de divers commissariats etc. Il n'est pas étonnant que Tsiurupa, Commissaire du Peuple à l'approvisionnement, déclarait Huitième Congrès que dans les services du Commissariat il y avait : 17 % d'ouvriers, 13 % de paysans, moins de 20 % de spécia- listes et que le reste, plus de la moitié, étaient des commer- çants, représentants de commerce ou éléments semblables en majorité « analphabètes » (selon les propres paroles de Tsiurupa). Dans l'esprit de Tsiurupa ceci est la preuve que ces commissariats sont constitués démocratiquement, même s'ils n'ont rien à voir avec les prolétaires, avec les produc- teurs de toute richesse, avec les ouvriers d'usine. Voilà les éléments -- les éléments de la petite-bour- geoisie largement répandus dans les institutions soviéti- ques, les éléments de la classe moyenne avec leur hostilité au communisme, leur prédilection pour les coutumes immuables du passé, leur haine, leur peur des actes révolutionnaires voilà les éléments qui apportent la dégénérescence dans nos institutions soviétiques, et y créent une atmosphère qui écaure en fin de compte la classe ouvrière. Ce sont deux mondes différents et hostiles. Et pourtant nous, en Russie soviétique, nous sommes obligés de persuader la classe ouvrière et nous-mêmes que les au 62 petits-bourgeois et les classes moyennes (sans parler des paysans aisés) peuvent tous s'accommoder du même slogan: « tout le pouvoir aux Soviets », oubliant ainsi que les intérêts pratiques et quotidiens des ouvriers doivent s'oppo- ser à ceux des classes moyennes et de la paysannerie rem- plies de mentalité petite-bourgeoise, rendant ainsi contra- dictoire notre politique soviétique, et déformant ses clairs principes de classe. En plus des petits propriétaires villageois et des éléments bourgeois des villes, la politique de notre parti doit compter avec l'influence exercée par les représentants de la bourgeoisie riche qui font leur apparition maintenant en la personne de spécialistes, de techniciens, d'ingénieurs et d'anciens directeurs d'entreprises industrielles et finan- cières qui, par leur expérience passée sont liés au système capitaliste de la production. Ils ne peuvent même pas imaginer un autre système de production en dehors de celui qui se situe dans les limites traditionnelles de l'éco- nomie capitaliste. Plus. la Russie soviétique éprouve le besoin de spécia- listes dans le domaine de la technique et de la direction de la production, plus forte devient l'influence de ces éléments, étrangers à la classe ouvrière, sur le dévelop- pement de notre économie. Ayant été rejetés pendant la première période de la révolution, et étant obligés de pren- dre une attitude d'attentisme prudent et parfois même ouvertement hostile envers les autorités soviétiques en particulier pendant les mois les plus difficiles (le sabotage historique par les intellectuels), ce groupe social de cer- veaux utilisés par la production capitaliste, serviteurs obéissants, achetés, grassement payés du capital, acquiè- rent une influence et une importance politique chaque jour plus grandes. A-t-on besoin de noms ? Chaque camarade ouvrier qui suit attentivement notre politique intérieure et extérieure se rappelle plus d'un nom de ce type. Aussi longtemps que le centre de notre vie résidait sur les fronts de guerre, l'influence de ces Messieurs qui dirigent notre politique soviétique, surtout dans le domaine de la reconstruction industrielle, était comparativement négligeable. Les spécialistes, reste du passé, liés étroitement par toute leur nature au système bourgeois que nous voulons détruire, commencent peu à peu à pénétrer dans notre Armée Rouge, ils y introduisent l'atmosphère du passé (subordination aveugle, obéissance servile, décorations, 63 rangs hiérarchiques, la volonté arbitraire du supérieur à la place de la discipline de classe, etc.) mais ils n'avaient pas étendu leur influence à l'activité politique générale de la République Soviétique. Le prolétariat ne mettait pas en question leur capa- cité supérieure dans les affaires militaires, comprenant pleinement par un sain instinct de classe que dans le domaine militaire la classe ouvrière en tant que classe ne peut pas formuler des idées nouvelles et est incapable d'introduire des changements susbstantiels dans le système militaire de le reconstruire sur une nouvelle base de classe. Le militarisme professionnel héritage des siècles passés le militarisme, les guerres ne trouveront pas de place dans la société communiste. La lutte suivra d'autres voies, prendra les formes nettement différentes, inconcevables pour notre imagination. L'esprit militaire vit ses derniers jours pendant la phase transitoire de dictature du prolétariat ; il n'est donc pas étonnant que les ouvriers, en tant que classe, ne purent y introduire rien de nouveau et d'important pour le développement futur de la société. Pourtant, même dans l'Armée Rouge la classe ouvrière apporta des changements ; mais la nature du militarisme resta la même et la direction des affaires militaires par les anciens officiers et généraux de la vieille armée n'a pas fait dévier la politique soviétique dans le domaine militaire au point où les travailleurs pourraient éprouver des préjudices, eux-mêmes ou leurs intérêts de classe. Mais dans le domaine économique les choses sont tout à fait différentes. La production, son organisation constituent l'essentiel du communisme. Exclure les tra- vailleurs de l'organisation de la production, les priver (eux ou leurs organisations propres) de la possibilité de créer de nouvelles formes de production dans l'industrie par le moyen de leurs syndicats, refuser ces expressions de l'organisation de classe du prolétariat pour se fier entière- ment à l'habileté de spécialistes habitués et entraînés à opérer la production sous un système tout à fait différent, c'est quitter les rails de la pensée marxiste scientifique. C'est pourtant ce que sont précisément en train de faire les dirigeants de notre Parti. Tenant compte de l'écroulement total de nos indus- tries, tout en respectant le système capitaliste de produc- tion (rémunération du travail par l'argent, échelle de salaires selon le travail effectué) les dirigeants du Parti, méfiants à l'égard des capacités créatrices des collectivités ouvrières, cherchent le salut pour sortir du chaos indus- triel, mais où donc ? Chez les disciples des anciens hommes 64 d'affaires, techniciens, bourgeois capitalistes, dont les capa- cités créatrices dans la production sont soumises à la rou- tine, aux habitudes et aux méthodes de la production et de l'économie capitalistes. Ce sont eux qui introduisent l'idée ridiculement naïve qu'il est possible de construire le communisme par des moyens bureaucratiques. Ce sont eux qui « décrètent » là où il est maintenant nécessaire de créer et de pousser la recherche. Plus le front militaire s'efface devant le front écono- mique, plus nos besoins deviennent pressants, plus s'ac- croit l'influence de ce groupe qui n'est pas seulement intrinsèquement étranger au communisme, mais absolu- ment incapable de développer les qualités nécessaires à l'introduction de nouvelles formes d'organisation du travail, de nouvelles motivations pour augmenter la production, de nouvelles façons d'envisager la production et la distribu- tion. Tous ces techniciens, hommes pratiques, expéri- mentés dans les affaires, qui apparaissent maintenant à la surface de la vie soviétique, font pression sur les diri- geants de notre parti à l'intérieur des institutions sovié- tiques, par l'influence qu'ils exercent sur la politique économique. ** Le Parti est donc dans une situation difficile et embaras- sante pour exercer un contrôle sur l'état soviétique et doit prêter une oreille et s'adapter aux trois groupes économi- quement hostiles de la population, dont chacun est d'une structure sociale différente. Les ouvriers demandent une politique nette, sans compromis, un progrès rapide à mar- ches forcées, vers le communisme ; tandis que la paysan- nerie, avec ses penchants et ses symphathies petits-bour- geois, demande diverses sortes de « libertés », y compris la liberté de commerce et la non-immixtion dans les affaires. Elle est rejointe dans cette demande par la classe bourgeoise en la personne de fonctionnaires soviétiques, de commis- saires aux armées, etc., qui se sont déjà adaptés au régime soviétique et poussent notre politique vers des lignes petites- bourgeoises. Dans la capitale l'influence de ces éléments petits- bour- geois est négligeable, mais en province et dans les Soviets locaux elle est importante et nocive. Enfin il y a un autre groupe d'hommes, celui des anciens gérants et dirigeants des industries capitalistes. Ce ne sont pas les magnats du capital, comme Riabushinsky ou Rublikoff, dont la Répu- blique Soviétique s'est débarrassée pendant la première phase de la révolution, mais ce sont les serviteurs les plus talentueux du système capitaliste, « le cerveau et le génie » 65 du capitalisme, ses véritables créateurs et promoteurs. Approuvant chaleureusement les tendances centralistes du gouvernement soviétique dans le domaine économique, comprenant bien les bénéfices d'une « trustification » et d'une régulation de l'économie (ce qui, soit-dit en passant, est en train d'être fait par le capital dans tous les pays industriels avancés), ils s'efforcent d'obtenir une seule chose : que cette régulation soit faite non pas par les organisations ouvrières (les syndicats d'industrie), mais par eux-mêmes, sous le couvert des institutions économi- ques soviétiques, des comités industriels centraux, des organes industriels du Conseil Supérieur de l'Economie Nationale, où ils sont déjà fortement enracinés. L'influence de ces messieurs sur la politique « sobre » de nos diri- geants est grande, bien plus grande qu'il n'est souhaitable. Cette influence se réflète dans la politique qui défend et cultive le bureaucratisme (et qui n'essaye pas de le changer entièrement, mais seulement de l'améliorer). Cette politique est particulièrement évidente dans notre commerce exté- rieur avec les états capitalistes, qui vient juste de prendre son essor : les relations commerciales se passent au-dessus de la tête des ouvriers organisés, russes aussi bien qu'étrangers. Elle trouve aussi son expression dans toute une série de mesures visant à réduire l'activité autonome des masses et à donner l'initiative aux émules du monde capitaliste. Entre ces diverses couches de la population notre Parti, en essayant de trouver une voie moyenne, est obligé de prendre une orientation qui ne compromette pas l'unité des intérêts de l'Etat. La politique claire du Parti de s'iden- tifier avec les institutions de l'état soviétique, se trans- forme peu à peu en une politique d'une classe supérieure, ce qui n'est rien d'autre, dans son essence, qu'une adapta- tion de nos centres dirigeants aux intérêts divergents et inconciliables de cette population socialement hétérogène. Cette adaptation conduit inévitablement à des hésitations, des fluctuations, des déviations et des erreurs. Il suffit de mentionner la route en zigzag de notre politique paysanne qui passa de l'« appui au paysan pauvre » au soutien des « propriétaires laborieux ». Supposons que cette politique soit une preuve du « réalisme » de nos dirigeants, et de leur « sagesse d'hommes d'Etat » ; mais l'historien futur qui analysera sans préjugé les étapes de notre pouvoir, découvrira et montrera que c'est là une dangereuse dévia- tion de la ligne de classe vers l'« adaptation » et grosse de perspectives et de résultats nocifs. Examinons encore la question du commerce extérieur. Il existe dans notre politique une ambivalence évidente. 66 Ceci se reflète dans la friction incessante entre le Commis- sariat des affaires étrangères et le Commissariat du com- merce extérieur. La nature de cette friction n'est pas seule- ment administrative ; sa cause est plus profonde et, si on exposait ouvertement aux éléments de base le travail secret des centres directeurs, qui sait où conduirait la controverse entre le Commissariat aux affaires étrangères, et les représentants commerciaux à l'étranger ? Cette friction en apparence administrative est en fait sérieuse, profonde, sociale, cachée à la base du Parti ; elle oblige à adapter la politique soviétique aux trois couches divergentes de la population (ouvriers, paysans, anciens bourgeois) ; elle constitue une autre cause de crise dans notre parti. Nous ne pouvons pas ignorer cette cause ; elle est trop symptomatique, trop grosse de perspectives. Au nom de son unité et de son activité future, ce doit être la tâche de notre parti d'y réfléchir et de tirer la leçon de l'insatisfaction générale qu'elle provoque chez les militants de base. Tant que la classe ouvrière, pendant la première phase de la révolution sentait qu'elle portait seule le commu- nisme, il y avait une unanimité parfaite dans le Parti. Dans les jours qui suivirent immédiatement la révolution d'octobre, personne ne pouvait même imaginer qu'il y avait des gens « en haut » et des gens « en bas », car les ouvriers avancés étaient engagés fièvreusement dans la réalisation, point après point, de notre programme commu- niste de classe. Le paysan qui avait reçu la terre ne s'affir- mait pas alors comme un citoyen de plein droit de la Répu- blique Soviétique. Les intellectuels, les spécialistes, les hommes d'affaires qui montent (toute la petite bourgoisie et les pseudo-spécialistes maintenant dans l'échelle de la société soviétique, déguisés en « spécialistes ») se tenaient à l'écart dans une expectative vigilante, si bien que les masses ouvrières avancées avaient toute la liberté de développer leurs capacités créatrices. Maintenant, c'est juste le contraire. L'ouvrier sent, voit et comprend à chaque instant que le spécialiste et, ce qui est plus grave, des pseudo-spécialistes illettrés et enexpé- rimentés, le mettent à l'écart et occupent tous les hauts postes administratifs des institutions industrielles et écono- miques. Et, au lieu de freiner cette tendance issue d'élé- ments complètement étrangers à la classe ouvrière et au communisme, le Parti l'encourage et cherche à sortir du chaos industriel en s'appuyant non sur les ouvriers, mais précisément sur ces éléments. Le Parti ne met pas sa 67 confiance dans les ouvriers, dans leurs organisations syndi- cales, mais dans ces éléments. Les masses ouvrières le sentent et au lieu de l'unanimité et de l'unité dans le Parti il apparaît une cassure. Les masses ne sont pas aveugles. Pour cacher les déviations d'une politique de classe et les compromis avec les paysans et le capitalisme mondial, la confiance qu'ils accordent aux disciples du système capitaliste de produc- tion, les dirigeants les plus populaires du Parti peuvent bien employer toutes les paroles du monde ; les classes ouvrières sentent où commence la déviation. Les ouvriers peuvent nourrir une affection ardente et un amour pour une personnalité comme celle de Lénine ; ils peuvent être fascinés par l'incomparable élo- quence de. Trotsky et ses capacités d'organisation ; ils peuvent respecter un certain nombre d'autres leaders en tant que leaders ; mais quand les masses sentent qu'on n'a plus confiance en elles, alors il est naturel qu'elles disent : « Non. Halte. Nous refusons de vous suivre aveuglement. Examinons la situation. Votre politique qui choisit le milieu du chemin entre trois groupes sociaux opposés est, certes, habile mais elle sent l'adaptation et l'opportunisme dont nous avons déjà l'expérience. Aujourd'hui nous pouvons peut-être gagner quelque-chose avec votre politique « réaliste », mais faisons attention de ne pas nous retrouver finalement sur une fausse route, dont les zigzags et les tournants nous conduiront du futur aux ruines du passé. » La méfiance des leaders à l'égard des ouvriers aug- mente constamment, et, plus les dirigeants deviennent « réalistes », plus ils se transforment en hommes d'état intelligents qui glissent sur la lame d'un couteau acéré entre le communisme et le compromis avec le passé bourgeois, plus s'approfondit le fossé entre le « haut » et le « bas », moins il y a de compréhension et plus pénible et inévita- ble devient la crise à l'intérieur du Parti lui-même. ** La troisième raison de la crise du parti est qu'en fait, durant ces trois années de la révolution, la situation éco- nomique de la classe ouvrière, de ceux qui travaillent dans les usines, non seulement ne s'est pas améliorée, mais est devenu encore plus intolérable. Cela, personne n'ose le nier. L'insatisfaction réprimée mais étendue parmi les ouvriers (ouvriers, entendez bien) est réellement justifiée. Seuls les paysans gagnèrent quelque chose directe- 68 ment ; quant aux classes moyennes, elles se sont très intelligemment adaptées aux nouvelles conditions, de même que les représentants de la haute bourgeoisie qui ont occupé tous les postes dirigeants et responsables dans les institutions soviétiques (surtout dans le domaine de la direction de l'économie de l'état, dans les organisations industrielles et le rétablissement des relations commer- ciales avec l'étranger). Seule la classe fondamentale de la république soviétique, qui a supporté en tant que masse tous les fardeaux de la dictature, mène une existence scan- daleusement pitoyable. La République ouvrière contrôlée par les communistes, par l'avant-garde de la classe ouvrière qui, pour citer les propres paroles de Lénine,« a absorbé toute l'énergie révolutionnaire de la classe », n'a pas eu assez de temps pour réfléchir à la condition de tous les ouvriers et l'amé- liorer ; pas de ceux des industries dites « de choc » qui ont pu retenir l'attention du Conseil des Commissaires du peuple mais de tous les ouvriers, pour amener leurs conditions d'existence à un niveau humain. Le Commissariat du travail est l'institution la plus stagnante de tous les Commissariats. Dans toute la politi- que soviétique, on n'a jamais soulevé et discuté sérieuse- ment, à une échelle nationale, la question : Face à l'effon- drement complet de l'industrie et une situation intérieure très défavorable que doit-on, et que peut-on faire pour amé- liorer les conditions des ouvriers, pour préserver leur santé en vue du travail productif ultérieur et améliorer leur sort dans les ateliers ? Jusqu'à récemment, la politique soviétique n'avait pas de plan élaboré pour améliorer le sort des ouvriers et leurs conditions de vie. Tout ce qui fut fait dans ce domaine le fut incidemment ou par hasard, par des auto- rités locales sous la pression des masses elles-mêmes. Pendant trois ans de guerre civile le prolétariat a héroïque- ment apporté sur l'autel de la révolution ses innombrables sacrifices. Il attendit patiemment mais maintenant, à un tournant des affaires, quand le centre vital de la Républi- que est de nouveau transféré au front économique, l'ou- vrier de base ne comprend plus la nécessité de souffrir et d'attendre ». Pourquoi ? N'est-il pas le créateur de la vie sur une base communiste ? Prenons en main la recons- truction, car savons mieux que les messieurs des centres dirigeants où ça nous blesse le plus. A la base l'ouvrier observe. Il voit que jusqu'à présent les problèmes d'hygiène, de la santé, de l'amélioration des conditions de travail dans l'usine en d'autre termes, de l'amélioration du sort des ouvriers, --- ont occupé la nous 69 dernière place dans notre politique. A part le logement des ouvriers dans des maisons bourgeoises mal adaptées, nous n'avons pas avancé dans la solution du problème du logement et, ce qui est pire, nous n'avons même pas effleuré en pratique la question du logement des ouvriers. A notre honte, dans le cæur du pays, à Moscou même, les ouvriers vivent encore dans des quartiers sales, surpeu- plés, sans hygiène ; en les visitant, on pense qu'il n'y a pas eu de révolution du tout. Nous savons tous qu'on ne peut résoudre le problème du logement dans quelques mois ni même dans quelques années, qu'étant donné notre pauvreté, sa solution rencontrera bien des difficultés, mais l'inégalité croissante entre les groupes privilégiées de la population en Russie Soviétique et les ouvriers de base, « l'ossature de la dictature », nourrit et entretient le mécon- tentement. L'ouvrier voit comment vivent les fonctionnaires sovié- tiques, et les gens qui se débrouillent, et comment il vit, lui — lui sur lequel repose la dictature du prolétariat. Il ne peut que voir que pendant la révolution la vie et la santé des ouvriers dans les usines n'attiraient pas la moin- dre attention ; que là où avant la révolution les conditions étaient plus ou moins tolérables elles sont encore main- tenues par les comités d'atelier mais là où de telles conditions n'existaient pas, où l'air empoisonné par les gaz et l'humidité minaient la santé des travailleurs, la situa- tion reste inchangée. « Nous ne pouvions pas nous occuper de cela ; excusez nous, il y avait le front militaire ». Et pourtant, quand il fallait faire des réparations dans un immeuble occupé par les institutions soviétiques, on trou- vait le matériel et les ouvriers nécessaires. Qu'arriverait-il si nous essayions de loger nos spécialistes ou nos « experts > occupés par les transactions commerciales avec l'étranger, qu'arriverait-il si nous les logions dans les gourbis où vivent et travaillent la masse des ouvriers ? Ils pousse- raient de tels cris qu'il faudrait mobiliser le département du logement en entier pour améliorer « ces conditions chaotiques » qui entravent la productivité de nos spécia- listes. Le service rendu par l'Opposition ouvrière consiste en ceci, qu'elle a inclus le problème de l'amélioration du sort des ouvriers et d'autres revendications ouvrières secon- daires dans la politique économique générale. La produc- tivité du travail ne peut être augmentée sans que la vie des ouvriers ait été organisée sur une nouvelle base com- muniste. Moins on entreprend et on prépare cela, plus l'incom- 70 préhension, l'éloignement et la méfiance mutuelle entre les dirigeants et les ouvriers deviennent profonds. Il n'y a pas d'unité, il n'y a pas le sens de l'identité de leurs besoins, de leurs revendications et de leurs aspirations. « Les dirigeants sont une chose, et nous une chose tota- lement différente. Il est peut-être vrai que les dirigeants savent mieux comment diriger le pays, mais ils n'arrivent pas à comprendre nos besoins, notre vie dans l'usine, ses exigences, ses besoins immédiats ; ils ne comprennent et ils ne savent pas ». De ce raisonnement découle le mouve- ment instinctif vers le syndicat et par suite l'abandon du Parti. « Il est vrai qu'ils viennent de nous, mais dès qu'ils entrent dans ces centres ils nous abandonnent ; ils commencent à vivre différemment ; si nous souffrons est-ce qu'ils s'en soucient ? Nos peines ne sont plus les leurs ». Plus le Parti attire les meilleurs éléments de nos syndicats et de nos usines en les envoyant au front ou dans les institutions soviétiques, plus devient faible la liaison entre les ouvriers de la base et les centres direc- teurs du Parti. L'hiatus s'approfondit, et c'est pourquoi maintenant cette division apparaît dans les rangs du Parti lui-même. Les ouvriers, par l'intermédiaire de leur Oppo- sition ouvrière, demandent : « Que sommes-nous ? Sommes- nous vraiment le fer de lance de la dictature de classe, ou bien simplement un troupeau obéissant qui sert de soutien, à ceux qui, ayant coupé tous les liens avec les masses, mènent leur propre politique et construisent l'in- dustrie sans se soucier de nos opinions et de nos capacités créatrices, sous le couvert du nom du Parti ? ». * Quoi que puissent faire les dirigeants du parti pour repousser l'Opposition ouvrière, celle-ci restera toujours cette saine force de classe, destinée à injecter une énergie revitalisante dans la vie économique aussi bien que dans le Parti qui commence à perdre ses contours et à décliner. On a vu qu'il y a trois causes qui créent la crise au sein de notre Parti. Il y a d'abord les conditions objectives dominantes sous lesquelles le communisme est appliqué et se réalise en Russie (la guerre civile, l'arriération écono- mique du pays, l'effondrement industriel complet causé par de longues années de guerre). La seconde cause est la composition hétérogène de notre population (7 millions d'ouvriers, la paysannerie, les classes moyennes, et fina- lement l'ancienne bourgeoisie, hommes d'affaires de toute professions qui influencent la politique des institutions soviétiques et pénètrent dans le parti). La troisième cause - 71 est l'inertie du parti concernant l'amélioration immédiate de la vie des ouvriers et la faiblesse des intitutions sovié- tiques correspondantes et leur incapacité de s'occuper de ces problèmes et de les résoudres. Que veut donc l'Opposition ouvrière ? En quoi est-elle utile ? Son utilité réside en ce qu'elle pose devant le Parti toutes les questions troublantes ; elle donne forme à tout ce qui n'était qu'une agitation diffuse dans les masses et qui éloignait un peu plus du Parti les ouvriers qui n'y militaient pas ; elle proclame nettement et sans peur au dirigeants : « Arrêtez-vous, regardez autour de vous, réflé- chissez ! Où est-ce que vous nous conduisez ? Ne quittons- nous pas la bonne route ? Il sera très grave pour le Parti de se séparer du fondement de la dictature, restant de son côté, tandis que la classe ouvrière reste du sien. Voilà où réside le plus grand danger pour la révolution. » La tâche du Parti dans sa crise actuelle est d'affron- ter sans peur ses 'erreurs et de prêter l'oreille à l'appel de classe des larges masses ouvrières. Grâce au pouvoir créa- teur de la classe montante incarné par des syndicats d'industrie, nous avancerons vers la reconstruction et vers le développement des forces créatrices du pays ; vers l'épu- ration du Parti des éléments étrangers à la classe ; vers un redressement de l'activité du Parti par un retour à la démocratie, à la liberté d'opinion et de critique à l'intérieur du Parti. II. LES SYNDICATS : LEUR ROLE ET LEURS PROBLEMES Nous avons déjà exposé brièvement les causes fonda- mentales de la crise à l'intérieur du Parti. Nous allons maintenant éclaircir les points les plus importants de la controverse entre les dirigeants de notre parti et l’Oppo- sition ouvrière. Il y a deux points principaux : Le rôle et les problèmes des syndicats dans la période de recons- truction de l'économie nationale, en liaison avec l'organi- sation de la production sur une base communiste ; et la question de l'action autonome des masses, en liaison avec la bureaucratie dans le parti et dans les soviets. Répondons d'abord à la première question, car la seconde n'en est qu'une conséquence. La période de « rédaction de thèses » est terminée dans notre parti. Nous avons devant nous six plate-formes différentes, six tendances au sein du Parti. Jamais le Parti n'a connu une telle diversité de tendances et une variété aussi fine de nuances entre les téndances ; jamais la pensée du Parti n'a 72 2 été aussi riche en formules concernant une seule et même question. C'est donc que cette question est fondamentale. Et de fait, elle l'est. Toute la controverse se réduit à une seule question de base : qui construira l'économie communiste, et comment sera-t-elle construite ? Cette question est, en plus, l'essence de notre programme, elle en est le cour ; elle est ni moins, ni plus importante que la question de la prise de pouvoir politique par le prolé- tariat. Seul le groupe de Boubnoff, le soi-disant « centra- lisme politique » (6) est assez myope pour sous-estimer son importance et déclarer « la question syndicale n'a pas actuellement d'importance et ne présente aucune diffi- culté théorique ». Il est naturel que cette question agite sérieusement le Parti, car en fait elle revient à ceci : dans quelle direction allons-nous tourner la roue de l'histoire, irons-nous vers l'avant ou retournerons-nous en arrière ? Il est également naturel qu'il n'y a pas un seul communiste dans le Parti qui puisse rester neutre pendant la discussion de cette question. Comme résultat, nous avons donc six tendances différentes. Si nous commençons cependant à analyser en détail toutes les thèses de ces groupes si finement différenciés, nous trouvons que sur la question fondamentale — qui construira l'économie communiste et organisera la produc- tion sur une base nouvelle ? — il n'y a que deux points de vue. L'un est exprimé et formulé par la déclaration des principes de l'Opposition ouvrière, et l'autre est celui qui réunit toutes les autres tendances, qui ne diffèrent que dans les nuances mais sont identiques sur le fond. Que soutient la plate-forme de l'Opposition ouvrière ? et quel rôle assigne-t-elle aux syndicats ou plus exacte- ment aux syndicats industriels dans la période actuelle ? « Nous croyons que le problème de la reconstruction et du développement des forces productives de notre pays ne pourra être résolu que par un changement complet du système de contrôle de l'économie » (rapport de Schlia- pnikoff, Déc. 1920). Remarquez bien, camarades, « par un changement complet du système de contrôle de l'écono- mie ». Que signifie cela ? « La base de la controverse », continue ce rapport, « tourne autour de la question : par quels moyens le Parti peut-il réaliser sa politique écono- mique dans cette période de transformation ? Par l'inter- médiaire des ouvriers organisés dans leurs syndicats, ou par-dessus leurs têtes, par des moyens bureaucratiques, pár des fonctionnaires canonisés de l'Etat ? » La question est là : réaliserons-nous le communisme avec les ouvriers ou par-dessus leur tête, par les fonction- 73 naires des soviets ? Réfléchissons camarades, s'il est possi- ble de construire une économie communiste en utilisant les moyens et les capacités créatrices des rejeton's de l'autre classe, tout imprégnés de la routine du passé. Si nous pensons en marxistes, en hommes de science, nous répondrons catégoriquement et explicitement : « Non ! » La racine de la controverse et la cause de la crise se trouve dans la croyance que les « réalistes », techniciens, spécialistes et organisateurs de la production capitaliste peuvent d'un seul coup se libérer de leurs conceptions traditionnelles sur la façon de gérer le travail, concep- tions qui se sont profondément imprimées dans leur chair pendant les années qu'ils ont passées au service du capital, et qu'il peuvent devenir capables de créer de nouvelles formes de production, d'organisation du travail et de motivation des travailleurs. Croire cela c'est c'est oublier l'incontestable vérité que ce n'est pas quelques génies isolés qui peuvent changer un système de production, mais seulement les besoins d'une classe. Imaginez juste un instant que pendant la phase tran- sitoire du système féodal fondé sur le travail des serfs au système de production capitaliste avec son travail soi- disant librement loué, la classe bourgeoise, qui manquait alors de l'expérience nécessaire à l'organisation de la pro- duction capitaliste, imaginez qu'elle ait fait appel aux dirigeants habiles, intelligents, expérimentés, des propriétés féodales, habitués à avoir affaire à des serfs, et leur confie la tâche d'organiser la production sur une nouvelle base capitaliste. Que serait-il alors arrivé ? Ces spécialistes, habitués au fouet pour augmenter la productivité du travail, auraient-ils réussi à manier un « prolétaire libre », bien qu'affamé, qui s'était libéré de la malédiction du travail forcé pour devenir un soldat ou un travailleur à la journée ? Ces spécialistes n'auraient-ils pas complè- tement détruit la production capitaliste naissante ? Indi- viduellement, des garde-chiourmes des esclaves enchaînés, des anciens propriétaires et leurs régisseurs furent capa- bles de s'adapter aux nouvelles formes de production. Mais ce n'est pas dans leurs rangs qu'ont été recrutés les vérita- bles créateurs et les constructeurs de l'économie bour- geoise capitaliste. L'instinct de classe soufflait aux premiers proprié- taires d'usinés capitalistes qu'il vaut mieux aller prudem- ment et remplacer l'expérience par le bon sens pour établir les liens entre le capital et le travail, plutôt que d'emprunter les anciennes et inutiles méthodes d'exploi- tation du travail, créées par le vieux système du passé. 74 L'instinct de classe guidait correctement les premiers capitalistes durant la première phase du développemeni capitaliste : à la place du garde-chiourme et du fouet ils devaient utiliser un stimulant : la rivalité, l'ambition per- sonnelle des ouvriers face au chômage et à la misère. Ayant saisi ce nouveau stimulant au travail, les capitalistes furent assez intelligents pour s'en servir afin de développer les formes bourgeoises capitalistes de production en augmen- tant la productivité du travail « libre » loué jusqu'à un niveau très élevé. Il y a cinq siècles la bourgeoisie agissait de manière prudente, écoutant soigneusement ses instincts de classe. Elle s'appuyait plus sur son bon sens que sur l'expérience des spécialistes entraînés qui avaient organisé la produc- tion dans les établissements féodaux. La bourgeoisie avait parfaitement raison, comme l'histoire nous l'a montré. Nous possédons une grande 'arme pour nous aider à trouver le plus court chemin vers la victoire de la classe ouvrière, pour en diminuer les souffrances et amener plus vite un nouveau système de production, le communisme. Cette arme, c'est la conception matérialiste de l'histoire. Cependant au lieu de nous en servir, en élargissant notre expérience et en corrigeant nos recherches en conformité à l'histoire, nous sommes prêts à jeter cette arme et à suivre la route encombrée et hasardeuse d'une expérimen- tation aveugle. Quelle que soit notre détresse économique, nous n'avons pas le droit d'aller si loin dans le désespoir ; le désespoir ne peut submerger que les gouvernements capitalistes, qui se trouvent le dos au mur ; après avoir épuisé toutes les possibilités créatrices du système capitaliste, ils ne trouvent plus de solution à leurs problèmes. En ce qui concerne la Russie ouvrière il n'y pas de raison de désespérer, car la révolution d'octobre y a ouvert une perspective nouvelle, inconnue, de création économi- que, et de développement de formes de productions complè- tement nouvelles, avec un accroissement immense de la productivité du travail. Non seulement il ne faut pas emprunter au passé, mais au contraire, on doit libérer complètement les pouvoirs créateurs de l'avenir. C'est le programme de l'Opposition ouvrière. Qui construir l'économie communiste ? Une classe la classe ouvrière et non quelques génies individuels qui appartiennent au passé. Car la classe ouvrière est liée organiquement aux nouvelles formes de production, plus productives et plus parfaites, qui naissent avec difficulté. Quel organe -- les syndicats industriels purement ouvriers ou les institutions économique's soviétiques hétérogènes peut formuler et résoudre les problèmes de création d'une 75 organisation de la nouvelle économie et de la nouvelle production ? L'Opposition ouvrière considère que seuls peuvent le faire les collectivités d'ouvriers, et non une collec- tivité bureaucratique de fonctionnaires socialement hétéro- gène et contenant une forte dose d'éléments du vieux type capitaliste, aux esprits perclus par la vieille routine. « Les syndicats doivent passer de leur attitude présente de résistance passive à l'égard des institutions économiques à une participation active à la direction de toute la structure économique du pays ». (Thèses de l'Opposition ouvrière). Chercher, découvrir et créer des formes nouvelles et plus parfaites d'économie ; trouver de nouveaux stimulants à la productivité du travail tout cela ne peut être que l'oeuvre des collectivités de travail- leurs liés étroitement aux nouvelles formes de production. Eux seuls peuvent tirer, à partir de leur expérience quoti- dienne, des conclusions sur la manière de gérer le travail dans un nouvel Etat ouvrier où la misère, la pauvreté, le chômage et la concurrence sur le marché de travail cessent d’être des stimulants au travail ; conclusions à première vue seulement pratiques, qui contiennent cependant des éléments théoriques précieux. Trouver un stimulant, une incitation au travail — voilà la plus grande tâche de la classe ouvrière au seuil du communisme. Personne, sauf la classe ouvrière elle-même organisée en collectivité, ne peut résoudre ce grand problème. La solution du problème que proposent les syndicats industriels consiste à donner aux ouvriers liberté complète d'expérimenter, d'adapter et de découvrir les nouvelles formes de production, d'organiser la formation profes- sionnelle sur des bases de classe, d'exprimer et de déve- lopper leurs capacités créatrices. C'est la façon dont l'Opposition ouvrière conçoit la solution de ce problème difficile, d'où le point essentiel de ces thèses : « L'organi- sation du contrôle de l'économie sociale est la prérogative du Congrès pan-russe des producteurs, unis dans leurs syndicats et élisant le corps central dirigeant toute la vie économique de la République ». Ce point assure la liberté d'exprimer les capacités créatrices de la classe ouvrière sans qu'elles soient restreintes et mutilées par la machine bureaucratique saturée de l'esprit de routine du système bourgeois capitaliste de production et de contrôle. L'Oppo- sition ouvrière a confiance dans le pouvoir créateur de sa propre classe : la classe ouvrière. De cette prémisse, découle le reste de son programme. A partir de ce point, commence le désaccord de l'Oppo- sitions ouvrière avec la ligne des dirigeants du Parti. 76 Méfiance à l'égard de la classe ouvrière (non dans la sphère politique mais dans la sphère des capacités créa- trices économiques) : voilà l'essence des thèses signées par les dirigeants de notre parti. Ils ne croient pas que les mains grossières des ouvriers, techniquement inexpéri- mentés, puissent créer les bases de formes économiques qui dans le cours du temps formeront un système harmo- nieux de production communiste. Tous Lénine, Trotsky, Zinoviev, Boukharine, pensent que la production est une affaire « si délicate » qu'elle est impossible sans l'assistance des « directeurs ». Il faut d'abord éduquer les ouvriers, leur « apprendre » et seulement après, quand ils auront grandi, on pourra les débarasser de tous les « éducateurs » du Conseil Supérieur de l'Economie Nationale et laisser les syndicats prendre le contrôle de la production. Il est très significatif que toutes les thèses rédigées par les leaders du Parti se rejoignent sur un point essentiel : Actuellement, nous devons pas donner le contrôle de la production aux syn- dicats ; actuellement, il « faut attendre ». Il est juste de reconnaître que Trotsky, Lénine, Zinoviev et Boukharine donnent des raisons différentes pour expliquer qu'on ne peut pas encore faire confiance aux ouvriers pour faire fonctionner l'industrie ; mais ils sont tous d'accord sur le fait que pour l'instant, la direction de la production doit se faire par dessus la tête des ouvriers, par le moyen d'un système bureaucratique hérité du passé. Là-dessus l'accord est complet entre les leaders. « Le centre de gravité du travail des syndicats doit actuellement être déplacé, vers le domaine économique et industriel », déclare le groupe des Dix dans ses thèses. (7) « Les syndicats tant qu'organisations de classe des travailleurs construits en conformité avec leurs fonctions indus- trielles, doivent assumer le travail principal d'organisa- tion de la production », « Travail principal » est un terme trop vague qui permet bien des interprétations, pourtant il semblerait que la plate-forme des Dix laisse plus de liberté aux syndicats dans la gestion industrielle que le centralisme de Trotsky (8). Mais, plus loin, les thèses des Dix commencent à expliquer ce qu'il faut entendre par le « travail principal » des syndicats : « La participation la plus active dans les centres qui réglementent la pro- duction, contrôlent, enregistrent et répartissent la force de travail, organisent l'échange entre villes et villages, combattent le sabotage et font appliquer les décrets sur le travail obligatoire, etc. » C'est tout. Rien de neuf, rien de plus que ce que les syndicats ont déjà fait, et qui ne peut sauver notre production ni aider à résoudre la en 77 question essentielle augmenter et développer les forces productives de notre pays. Pour rendre un peu plus clair le fait que le programme des « Dix » ne donne aux syndicats aucune fonction diri- geante, mais leur assigne un rôle d'auxiliaire dans la gestion industrielle, les auteurs ajoutent : « A un stade développé (pas actuellement, mais à un stade développé) les syndicats, suivant leur processus de révolution sociale, doivent devenir des organes de l'autorité sociale, travaillant comme tels et subordonnés à d'autres organisations, à faire appliquer les nouveaux principes d'organisation de la vie économique ». Par cela ils veulent dire que les syndicats doivent travailler en subordination au Conseil Supérieur de l'Economie Nationale et à ses départements. Quelle est la différence alors entre cette position et celle de « l'unification par la croissance », proposée par Trotsky ? (9) Il n'y a qu'une différence de méthode. Les thèses des « Dix» mettent l'accent sur le rôle éducateur des syndicats. Dans leur formulation du problème des syndicats, surtout dans le domaine de l'organisation, de l'industrie et de l'éducation, nos leaders -- en politiciens intelligents -- se convertissent soudain en « professeurs » ! Cette divergence particulière ne tourne pas autour du système de gestion dans l'industrie mais essentiellement autour du système d'éducation des masses. En fait, quand on tourne les pages des procès-verbaux sténographiés et des discours de nos dirigeants les plus en vue, on est étonné par leurs tendances pédagogiques manifestées de façon inattendue. Chaque rapporteur propose la méthode la plus parfaite d'éduquer les masses, mais tous ces systèmes « d'éducation » refusent à ceux à qui l'on ensei- gne la liberté d'expérimenter, de cultiver et d'exprimer leurs capacités créatrices. Dans ce domaine aussi, tous nos pédagogues sont bien en retard sur notre époque. Le malheur c'est que Lénine, Trotsky, Boukharine et les autres limitent les fonctions des syndicats non au contrôle de la production ou à la gestion des industries, mais à une simple école pour éduquer les masses. Pen- dant la discussion, il a semblé à quelques-uns de nos camarades que Trotsky était pour « une absorption gra- duelle des syndicats par l'Etat », pas d'un coup, mais graduellement, et voulait leur réserver le droit du contrôle ultime sur la production (comme l'exprime notre pro- gramme). Ce point semblait d'abord mettre Trotsky sur le même terrain que l’Opposition à un moment où le groupe représenté par Lénine et Zinoviev, opposé à « l'absorption par l'Etat » voyait l'objet de l'activité syndicale et son problème comme celui de « l'éducation au communisme ». - 78 « Les syndicats », tonnent Lénine et Zinoviev, « sont néces- saires pour le travail grossier ». (P. 22 du rapport du 30 décembre). Trotsky, lui, serait semble-t-il d'un avis dif- férent : pour lui le travail essentiel des syndicats consiste à organiser la production. En ceci il a parfaitement raison. Il a également raison quand il dit : « Dans la mesure où les syndicats sont des écoles de communisme, ils le sont non en diffusant de la propagande générale (dans un tel cas ils joueraient le rôle de « clubs »), non en mobilisant leurs membres pour le travail militaire ou la collecte de l'impôt sur les produits, mais pour fournir à tous leurs membres une éducation générale sur la base de leur participation à la production » (rapport de Trotsky, 30 déc.). Tout ceci est vrai, mais il y a une grave omission ; les syndicats ne sont pas seulement des écoles de communisme, ils en sont aussi les créateurs. Trotsky perd de vue la créativité de la classe ouvrière. Il lui substitue l'initiative des «. véritables organisateurs de la production », les communistes à l'intérieur des syn- dicats (rapport de Trotsky, 30 déc.). Quels communistes ? Selon Trotsky, les communistes nommés par le parti pour occuper des positions administratives responsables à l'inté- rieur des syndicats pour des raisons qui n'ont souvent rien à voir avec des considérations relatives aux problèmes industriels et économiques des syndicats. Trotsky est franc. Il ne croit pas les ouvriers prêts à créer le communisme, capables à travers les peines et les souffrances, de chercher, de se tromper et pourtant, de créer les nouvelles formes de production. Cela Trotsky l'a exprimé franchement et ouver- tement. Il a déjà réalisé son système « d'éducation par clubs » des masses et de leur entraînement au rôle de « dirigeants », dans l'Organe Administratif Central des Chemins de Fer (10), en adoptant toutes les méthodes d'édu- cation des masses qui furent employées par les compa- gnons d'autrefois sur leurs apprentis. Il est vrai qu'en cognant sur sa tête on peut faire d'un apprenti un compa- gnon, mais non un boutiquier accompli ; et pourtant, aussi longtemps que le bâton du maître-patron pend au-dessus de sa tête, il travaille et produit. Voilà, selon l'opinion de Trotsky, comment on va déplacer le problème central « de la politique vers les pro- blèmes industriels ». L'essentiel est d'augmenter la produc- tivité, même temporairement, par tous les moyens. Selon Trotsky c'est vers ce but qu'il faut aussi orienter toute l'éducation dans les syndicats. Les camarades Lénine et Zinoviev cependant ne sont pas d'accord avec Trotsky : Ils sont des « éducateurs » 79 d'une « façon de penser moderne ». Il a été déclaré bien des fois que les syndicats sont des écoles de communisme. Qu'est-ce que cela veut dire ? Si nous prenons cette défi- nition sérieusement, elle veut dire que dans une telle école il est d'abord nécessaire d'enseigner et d'éduquer mais non de commander (cette allusion à la position de Trotsky soulève des applaudissements). Plus loin, Zinoviev ajoute : Les syndicats accomplissent une grande tâche, à la fois pour les prolétaires et la cause communiste. C'est là le rôle fondamental que les syndicats ont à jouer. Actuellement, pourtant, nous l'oublions et pensons que nous pouvons traiter le problème des syndicats de façon trop imprudente, trop brutale, trop sévère. Il est nécessaire de se rappeler que ces organisations ont des tâches particulières --- non de commander, de super- viser ou de diriger — mais des tâches qui toutes reviennent à celle-ci : attirer les masses d'ouvriers dans le mouvement organisé du proletariat. Ainsi, le professeur Trotsky est allé trop loin dans son système d'éducation des masses ; mais que propose le camarade Zinoviev lui-même ? De donner à l'intérieur des syndicats les premières leçons de commu- nisme « de leur enseigner (aux masses) les éléments du mouvement prolétarien ». Comment ? Par une expérience concrète, par la création pratique de nouvelles formes de production (ce que demande l'Opposition) ? Pas du tout. Le groupe Lénine-Zinoviev propose un système d'éduca- tion fait de lectures, de leçons de morale, de bons exemples bien choisis. Nous avons 500.000 communistes (parmi les- quels, nous regrettons de le dire, bien des étrangers – des traînards de l'autre monde) face à 7 millions d'ouvriers. Selon le camarade Lénine, le parti a attiré en son sein « l'avant-garde du proletariat », et les meilleurs commu- nistes -- en coopération avec les spécialistes des institu- tions économiques soviétiques cherchent dur dans leurs laboratoires pour découvrir les nouvelles formes de la pro- duction communiste. Ces communistes travaillent à présent couvés par de « bons maîtres » dans le Conseil Supérieur de l'Economie Nationale ou dans d'autres centres. Ces Jean et ces Pierre sont les meilleurs élèves, c'est vrai, mais les masses ouvrières dans les syndicats doivent regarder ces êtres exemplaires et apprendre quelque chose d'eux, sans toucher avec leurs propres mains le gouvernail du contrôle ; il est encore trop tôt maintenant, elles n'ont pas encore assez appris. Selon l'opinion de Lénine, les syndicats c'est-à-dire les organisations de la classe ouvrière -- ne sont pas les créateurs des formes communistes de l'économie du peuple, ils servent seulement de courroie de transmission entre 80 l'avant-garde et les masses : « les syndicats dans leur travail quotidien doivent persuader les masses, les masses de cette classe qui... etc. » Ce n'est pas le système de Trotsky, un système médiéval d'éducation. C'est le système allemand de Froebel et Pesta- lozzi, qui fonde l'éducation sur l'étude d'exemples. Les syndicats ne doivent rien faire de vital dans l'industrie, mais persuader les masses, les maintenir en contact avec l'avant-garde, avec le Parti, qui (retenez bien cela) n'orga- nise pas la production comme une collectivité, mais crée seulement les institutions soviétiques économiques de com- position hétérogène, dans lesquelles il nomme des commu- nistes. Quel système est le meilleur ? Voilà la question. Le système de Trotsky, quel que soit l'opinion qu'on en ait d'un autre point de vue, est plus clair, donc plus réaliste. A lire des livres et à étudier des exemples empruntés à des Pierre et des Jean bien intentionnés, on ne peut pas avancer bien loin dans l'éducation. Il faut se rappeler cela, bien se le rappeler. Le groupe de Boukharine se situe au milieu, ou plutôt essaye de coordonner les systèmes d'éducation. Il faut remarquer, cependant, que lui aussi ne reconnaît pas le principe d'une créativité syndicale indépendante dans l'industrie. Selon lui, les syndicats jouent un double rôle (c'est ce que proclament ses thèses) : d'un côté, une « école de communisme » et de l'autre une fonction d'intermédiaire entre le parti et les masses (cette opinion est empruntée au groupe Lénine) ; en d'autres termes, le syndicat doit jouer le rôle d'une machine amenant les masses prolé- tariennes à la vie active (remarquez bien, camarades : «à la vie active », mais non à la création d'une nouvelle forme d'économie, à la recherche de nouvelles formes de produc- tion). En plus il doit devenir à un degré croissant partie aussi bien de l'appareil économique que du pouvoir d'Etat. Ceci est emprunté à la théorie de « l'absorption progres- sive » de Trotsky. La controverse, une fois de plus, ne tourne pas autour du problème des syndicats, mais autour des méthodes d'éducation des masses par les syndicats. Trotsky est, ou plutôt était, pour un système qui, avec l'aide de celui qui a été introduit pour les ouvriers du chemin de fer, martèle dans la tête des ouvriers organisés la sagesse de la recons- truction communiste ; et qui, grâce à un personnel nommé d'en haut, à des remaniements, et à toutes sortes de mesu- res miraculeuses promulguées dans l'esprit du « système des chocs », puisse remodeler les syndicats de façon qu'ils se fondent dans les institutions économiques soviétiques et 81 en deviennent les instruments obéissants utilisés à réaliser les plans économiques préparés par le Conseil Supérieur de l'Economie Nationale. Zinoviev et Lénine ne sont pas pressés pour amalgamer les syndicats avec l'appareil économique. Les syndicats, disent-ils, doivent rester des syndicats. Quant à la produc- tion, elle sera gérée par les hommes que nous aurons choisis. Lorsque les syndicats auront éduqué des quantités de Pierre et de Jean obéissants et laborieux, nous les « introduirons' » dans les institutions économiques sovié- tiques, et ainsi graduellement les syndicats disparaîtront, se dissoudront. La création de nouvelles formes d'économie nationale, nous la confions aux institutions bureaucratiques sovié- tiques ; les syndicats, nous leur laissons le rôle « d'école ». « De l'éducation, encore de l'éducation, plus d'éducation » : voilà le mot d'ordre de Lénine - Zinoviev. Boukharine, lui, veut cependant tabler sur le radicalisme concernant le système d'éducation syndicale et évidemment, a bien mérité les remontrances de Lénine et le surnom de « Simidico- miste ». Boukharine et son groupe, tout en mettant l'accent sur le rôle éducatif du syndicat dans la situation politique présente, est partisan d'une démocratie prolétarienne com- plète à l'intérieur des syndicats de l'octroi aux syndicats de larges pouvoirs électoraux, non seulement des principes d'élection généralement appliqués, mais pour une élection inconditionnelle de délégués nommés par le syndicat. Eh bien ! quelle démocratie ! Ceci sent son Opposition, à une différence près. L'opposition ouvrière voit dans les syn- dicats les organisateurs et les créateurs de l'économie communiste, tandis que Boukharine, comme Lénine et Trotsky, leur laisse seulement le rôle « d'école de commu- nisme -», rien de plus. Pourquoi Boukharine ne jouerait-il pas avec le principe de l'élection, quand on sait bien que cela n'affectera en rien, ni en bien ni en mal, le système de gestion industrielle ? Car en fait, le contrôle de l'indus- trie restera toujours en dehors des syndicats, au-delà de leur prise dans les mains des institutions soviétiques. Boukharine nous fait penser à ces professeurs qui éduquent, selon le vieux système, au moyen de « livres » : « Vous devez apprendre jusque là, et pas plus loin », tandis que par ailleurs ils encouragent « l'activité autonome » des élèves s'il s'agit d'organiser des bals, des distractions, etc. De cette façon, les deux systèmes (11) peuvent très bien s'accorder et cohabiter. Mais quelle sera l'issue de cela ? Et quelles tâches les élèves de ces professeurs d'éclectismes pourront-ils accomplir ? Ça, c'est une autre question. Si le camarade Lunacharsky devait désapprouver les « hérésies 82 électiques de réunions d'éducateurs comme celle-ci, la position du Commissariat du Peuple à l'Education devien- drait bien précaire. ** Cependant, il ne faut pas sous-estimer les méthodes éducatives de nos camarades dirigeants en ce qui concerne les syndicats. Tous, Trotsky inclu, 'comprennent qu'en matière d'éducation, « l'activité autonome des masses >> n'est pas le moindre facteur. C'est pourquoi ils sont en train de chercher un système où les syndicats, sans leser le système bureaucratique existant de gestion industrielle, puissent développer leur initiative et leurs capacités écono- miques créatrices. Le domaine le moins nuisible où les masses ouvrières peuvent exprimer leur activité autonome et « participer à la vie active » (selon Boukharine) est celui de l'amélioration du sort des ouvriers. L'Opposition ouvrière accorde une grande attention à cette question, et pourtant elle sait que le domaine de base de la création de classe c'est la création de nouvelles formes d'économie industrielle dont l'amélioration du sort des ouvriers n'est qu'une partie. Selon l'opinion 'de Trotsky et de Zinoviev, la création et l'adaptation en matière de production doit être la tâche des institutions soviétiques, tandis que les syndicats doi- vent se cantonner au rôle restreint, bien qu'utile, d'amélio- ration du sort des ouvriers. Par exemple le camarade Zinoviev voit dans la distribution de vêtements le « rôle économique » des syndicats, et explique : « Il n'y a pas de problème plus important que celui de l'économie ; répa- rer un établissement de bains à Pétrograd est actuellement dix fois plus important que cinq bonnes conférences. » Qu'est-ce que cela ? Une erreur naïve, ou une substi- tution consciente aux tâches créatives dans la production et au développement des capacités créatrices, de tâches restreintes d'économie ménagère ? Dans un langage un peu différent, Trotsky exprime la même pensée. Très généreu- sement, il propose aux syndicats de manifester la plus grande initiative possible dans le domaine économique. Mais où doit donc s'exprimer cette initiative ? En « remplaçant les vitres » de l'atelier ou en « remblayant une mare devant l'usine ». (Discours de Trotsky au Congrès des Mineurs). Camarade Trotsky, ayez pitié de nous ! Cela n'est que de l'entretien domestique, et si vous entendez réduire la créativité des syndicats à cela, alors les syndicats seront non pas des écoles de communisme, mais des écoles de formation pour concierges. Il est vrai que le camarade 83 Trotsky essaie d'élargir le domaine de l' « activité auto- nome des masses ». Il leur permet de participer à l'amélio- ration de leurs propres conditions de travail non pas indépendamment, sur le travail même (seule la « folie » de l'Opposition ouvrière va si loin), mais en suivant les leçons du Conseil Supérieur de l'Economie Nationale. Toutes les fois qu'on doit décider d'une question concernant les ouvriers, par exemple de la distribution de la nourriture ou de la répartition de la force de travail, il est nécessaire que les syndicats sachent exactement (non qu'ils participent eux-mêmes à la résolution de la question, mais seulement qu'ils sachent), qu'ils sachent, non de manière générale comme de simples citoyens, mais en détail tout le travail courant fait par le Conseil Supérieur de l'Economie Natio- nale. (Discours de déc. 1920). Les professeurs de ce Conseil non seulement forcent les syndicats à « appliquer » leurs plans, mais aussi « expliquent leurs décrets à leurs élèves ». C'est déjà un pas en avant par rapport au système qui fonctionne actuellement dans les chemins de fer. Cependant, tout travailleur qui réfléchit s'aperçoit bien que remplacer des vitres, aussi utile que ce soit, n'a rien à voir avec la gestion de la production ; les forces produc- tives et leur développement ne s'expriment pas dans ce travail. La question vraiment importante reste : ment développer ces forces, comment construire économie telle que la nouvelle vie et la production corres- pondent l'une à l'autre et le travail improductif soit supprimé autant que possible. Un Parti peut former un soldat de l'Armée Rouge, un travailleur politique, un cadre qui fera appliquer des plans déjà préparés, mais il ne peut former des créateurs d'une économie communiste ; seul un syndicat offre la possibilité de développer les capacités créatrices sur de nouvelles bases. Bien plus, ceci n'est pas la tâche du Parti. Le Parti doit créer les conditions c'est-à-dire donner la liberté aux masses ouvrières unies par des buts économiques communs, de manière qu'elles fassent surgir les ouvriers-créateurs, qu'elles trouvent de nouvelles incitations à travailler, qu'elles élaborent une nouvelle façon d'utiliser la force du travail, qu'elles puissent savoir comment la répartir pour reconstruire la société, et créer ainsi un nouvel ordre économique sur des fondements communistes. Mais seuls des ouvriers peuvent engendrer dans leur esprit de nouvelles méthodes pour organiser le travail et gérer l'industrie. com- une * Ceci est une simple vérité marxiste. Pourtant les diri- geants de notre Parti ne la partagent pas avec nous. Pour- 84 quoi ? Parce qu'ils font davantage confiance aux techni- ciens bureaucrates héritiers du passé, qu'à la saine créati- vité élémentaire de classe des masses ouvrières. Dans tout autre domaine - l'éducation, le développement de la science, l'organisation de l'armée, la santé publique on peut hésiter quant à savoir qui doit contrôler ---- la collec- tivité ouvrière ou les spécialistes bureaucrates ; mais il y a un domaine, l'économie, où la question, qui doit contrôler est très simple, et claire pour qui n'a pas oublié l'histoire. Tout marxiste sait bien que la reconstruction indus- trielle et le développement des forces créatrices d'un pays dépendent de deux facteurs : le développement de la tech- nique et l'organisation efficace du travail qui cherche à augmenter la productivité et à trouver de nouveaux stimu- lants au travail. Cela a été vrai pour chaque période de transformation d'un stade inférieur de développement économique à un stade plus élevé, tout au long de l'histoire humaine. Dans une république ouvrière le développement des forces productives par le moyen de la technique joue un rôle secondaire en comparaison avec le second facteur, l'organisation efficace du travail et la création d'un nouveau système économique. Même si la Russie soviétique réussit à appliquer complètement son projet d'électrification géné- rale, sans introduire de changements essentiels dans le système de contrôle et d'organisation de l'économie et de la production, elle réussirait seulement à rattraper les pays capitalistes avancés en matière de développement. Pourtant dans l'utilisation efficace de la force de travail et la construction d'un nouveau système de production, les travailleurs russes se trouvent dans des circonstances exceptionnellement favorables, qui leur donnent la possibi- lité en matière de développement des fermes productives de laisser loin derrière tous les pays capitalistes. Le chômage, en tant que stimulant du travail, a disparu en Russie soviétique. C'est pourquoi, de nouvelles possibilités sont ouvertes à la classe ouvrière, libérée du joug du capital, d'exprimer sa propre créativité en trouvant de nouveaux stimulants au travail, et en instituant de nouvelles formes de production qui n'auront eu aucun précédent dans toute l'histoire humaine. Mais qui peut développer la créativité et l'invention nécessaires dans ce domaine ? Les éléments bureaucrati- ques à la tête des institutions soviétiques, ou les syndicats industriels dont les membres, au cours de leur activité organisant les ouvriers de l'usine, rencontrent des métho- des créatrices concrètes, utiles qui peuvent être appliquées dans la réorganisation de tout le système économique ? 85 L'Opposition ouvrière affirme que l'administration de l'économie doit être l'affaire des syndicats ; elle est ainsi plus marxiste dans sa pensée que les dirigeants si bien formés théoriquement. L’Opposition ouvrière n'est pas ignorante au point de mésestimer la grande valeur du progrès technique ou l'uti- lité des techniciens. Elle ne pense donc pas qu'après avoir élu son propre organe de contrôle sur l'industrie, elle puisse tranquillement licencier le Conseil Supérieur de l'Economie Nationale, le Comité Central de l'Industrie, les divers centres économiques, etc. Pas du tout. Mais l'Opposition ouvrière pense qu'elle doit assurer son propre contrôle sur ses centres administratifs techniquement précieux ; qu'elle doit leur donner des tâches théoriques et utiliser leurs services, comme les capitalistes le faisaient quand ils louaient les techniciens pour appliquer leurs propres pro- jets. Les spécialistes peuvent assurément faire du travail précieux pour développer les industries, ils peuvent rendre le travail manuel plus facile ; ils sont nécessaires, indis- pensables, comme la science est indispensable à toute classe montante. Mais les spécialistes bourgeois, même si on leur plaque dessus l'étiquette de communiste, sont physiquement et mentalement impuissants à développer les forces productives d'un état non capitaliste, à trouver de nouvelles méthodes d'organisation du travail, de nouveaux stimulants pour l'intensification du du travail. Dans domaine, le dernier mot appartient à la classe ouvrière aux syndicats industriels. Quand la classe bourgeoise montante, au seuil des temps modernes, entama la bataille économique avec la classe déclinante des seigneurs féodaux, elle ne possédait aucun avantage technique sur la dernière. Le marchand - le premier capitaliste - était obligé d'acheter les marchan- dises à l'artisan et au compagnon qui avec des limes à main, des couteaux et des rouets primitifs les produisait à la fois pour son « maître », le seigneur, et pour les com- merçants extérieurs avec qui il engageait une relation commerciale « libre ». L'économie féodale ayant atteint le point culminant de son organisation, cessa de produire un surplus, un déclin de la croissance des forces productives commença. L'humanité eut à faire face à l'alternative d'un déclin économique ou d'une découverte de de nouveaux stimulants au travail, donc de la création d'un nouveau système économique qui augmente la productivité, élargisse le champ de la production et ouvre de nouvelles possibi- lités de développement des forces productives. Qui aurait pu découvrir et développer les nouvelles méthodes d'organisation industrielles ? Personne d'autre ce 86 que les représentants de cette classe qui n'était pas liée à la routine du passé, qui comprenait que le rouet et les ciseaux dans les mains d'esclaves enchaînés produisent infiniment moins que dans les mains d'un ouvrier soi- disant « librement engagé » poussé par le stimulant de la nécessité économique. Ainsi, ayant trouvé le stimulant fondamental au travail, la classe montante a bâti là-dessus un système complexe, grand à sa manière, le système de production capitaliste. Ce n'est que bien plus tard que les techniciens sont venus à l'aide des capitalistes. La base, c'était le nouveau sys- tème d'organisation du travail et les nouvelles relations établies entre le capital et le travail. La même chose vaut pour le présent. Aucun spécialiste, aucun technicien habitué à la routine du système capita- liste ne peut apporter une motivation créatrice nouvelle, une innovation vivifiante dans l'organisation du travail, dans la création et l'ajustement de l'économie communiste. Cette fonction appartient à la classe ouvrière. Le grand mérite de l'Opposition ouvrière est d'avoir posé élevant le Parti franchement et ouvertement cette question d'une importance suprême. Le camarade Lénine considère que nous pouvons exé- cuter le plan économique communiste grâce au Parti. Est- ce vrai ? D'abord, examinons comment le Parti fonctionne. Selon le camarade Lénine, « il attire toute l'avant-garde ouvrière » ; il la disperse ensuite dans les diverses insti- tutions soviétiques (seule une partie de l'avant-garde revient dans les syndicats, où les membres communistes de toute façon n'ont aucune possibilité de diriger et construire l'économie). Dans ces institutions, ces communistes-écono- mistes, bien formés, fidèles et peut-être talentueux, se décomposent et déclinent. Dans une telle atmosphère, l'influence de ces camarades s'affaiblit ou se perd complè- tement. C'est tout autrement dans les syndicats. Là, l'atmo- sphère de classe est plus dense, la composition des forces plus homogène. Les tâches qu'affronte la collectivité sont plus directement liées à la vie immédiate, aux besoins de travail des producteurs eux-mêmes, des membres des comités d'usine et d'atelier, de la direction de l'usine et des centres syndicaux. C'est seulement au sein de cette collectivité naturelle de classe que peuvent naître la créa- tivité, la recherche de nouvelles formes de production, de nouveaux stimulants au travail, qui accroissent la produc- tivité. Seule l'avant-garde de la classe peut faire la révo- lution. Mais seule la totalité de la classe, grâce à son expérience quotidienne et au travail pratique de ses orga- nisations de base, peut créer. 87 Qui ne croit pas à l'esprit d'une collectivité de classe et cette collectivité est représentée le plus complètement par le syndicat — doit mettre une croix sur la reconstruc- tion communiste de la société. Ni Krestinsky ni Preobra- jensky, ni Lénine ni Trotsky ne peuvent pousser à la première ligne, par le moyen de leur appareil de Parti, sans une erreur, ces ouvriers qui sont capables de décou- vrir et de montrer de nouvelles façons de concevoir la production. De tels ouvriers, seule l'expérience de la vie peut les faire sortir des rangs de ceux qui effectivement produisent et en même temps organisent la production. Pourtant, si claire qu'elle soit pour tout homme prati- que, cette idée est perdue de vue par les dirigeants du parti. Il est impossible de décréter le communisme. Il ne peut naître que dans un processus de recherche pratique, avec des erreurs peut-être, mais à partir des forces créatri- ces de la classe ouvrière elle-même. Le point cardinal de la controverse entre les dirigeants du Parti et l'Opposition ouvrière est le suivant : à qui le parti confiera-t-il la construction de l'économie commu- niste ? Au Conseil Supérieur de l'Economie Nationale avec tous ses départements, bureaucratiques, ou aux syndicats industriels ? Le camarade Trotsky veu « réunir » les syndicats au Conseil Supérieur, de manière qu'avec l'aide de celui-ci, il devienne possible d'engloutir ceux-là. Les camarades Lénine et Zinoviev, d'autre part, veulent « édu- quer » les masses et les amener à un niveau de compré- hension du communisme tel qu'elles puissent être résorbées sans peine dans les institutions soviétiques. Boukharine et les autres fractions expriment essentiellement la même théorie ; la différence porte seulement sur la manière de la présenter ; l'essence est la même. L'Opposition ouvrière seule exprime une théorie complètement différente, en défendant le point de vue de classe du prolétariat dans l'accomplissement de ses tâches. Pendant la période tran- sitoire actuelle, l'organe d'administration économique de la République ouvrière doit être directement élu par les pro- ducteurs eux-mêmes. Le reste des administrations écono- miques soviétiques doivent servir seulement de centres exécutifs de la politique économique de l'organe économi- que suprême de la République ouvrière. Tout le reste n'est qu'une échappatoire qui manifeste de la méfiance à l'égard des capacités créatrices des ouvriers, méfiance incompa- tible avec les idéaux proclamés par notre parti dont la force même réside dans l'esprit permanent de créativité du prolétariat. 88 Il ne faudra pas s'étonner si, au prochain Congrès du Parti, les différents promoteurs de réformes économiques, à la seule exception de l’Opposition ouvrière, arrivent à un point de vue commun après des compromis et conces- sions mutuels ; car il n'y a pas de divergence essentielle entre eux. Seule l’Opposition ouvrière ne peut et ne doit pas faire de compromis. Ceci ne signifie pas qu'elle « pousse à une scission ». Pas du tout. Son rôle est tout différent. Même en cas de défaite au Congrès, l'Opposition doit rester dans le Parti, et défendre pied à pied son point de vue, sauver le Parti, clarifier sa ligne de classe. Une fois de plus, en bref ; quel est le programme de l'Opposition ouvrière ? 1) Un organe doit être formé par les ouvriers- producteurs eux-mêmes, qui administre l'économie. 2) A cette fin, c'est-à-dire pour que les syndicats se transforment, cessent d'être des assistants passifs des organes économiques, participent activement et expriment leur initiative créatrice, l'opposition ouvrière propose une série de mesures préliminaires qui permettent d'atteindre graduellement et normalement ce but. 3) Le transfert des fonctions administratives de l'industrie dans les mains des syndicats n'a lieu que lors- qué le Comité Exécutif Central Panrusse des Syndicats a constaté que les syndicats considérés sont capables et suffisamment préparés pour cette tâche. 4) Toutes les nominations à des postes d'adminis- tration économique se feront avec l'accord des syndicats. Tous les candidats nommés par les syndicats sont irrévoca- bles. Tous les fonctionnaires responsables nommés par le syndicat sont responsables devant lui et peuvent être révoqués par lui. 5) Pour appliquer toutes ces propositions, il faut ren- forcer les noyaux de base dans les syndicats, et préparer les comités d’usine et d'atelier à gérer la production. 6) Par la concentration en un seul organe de toute l'administration de l'économie nationale (supprimant ainsi le dualisme actuel entre le Conseil Supérieur de l'Econo- mie Nationale et le Comité Exécutif Central Panrusse des Syndicats), il faut créer une volonté unique qui rendra facile l'application du plan et la naissance du système communiste de production. Est-ce que cela est du syndicalisme ? N'est-ce pas, au contraire, ce qui est écrit dans le programme de notre Parti ? Et les principes signés par les autres camarades, ne dévient-ils pas de ce programme ? 89 III. SUR LA BUREAUCRATIE ET L'ACTIVITE AUTONOME DES MASSES. Est-ce que ce sera la bureaucratie ou l'activité auto- nome des masses ? C'est le second point de la controverse entre les dirigeants du Parti et l'Opposition ouvrière. La question de la bureaucratie fut soulevée mais n'a été discu- tée que superficiellement au Huitième Congrès des Soviets. Ici, exactement comme dans la question du rôle qui doit être joué par les syndicats, la discussion s'orienta dans une fausse direction. La controverse sur cette question est plus fondamentale qu'il ne semblerait. En voici l'essentiel : durant la période de création de la base économique pour le communisme, quel système d'administration dans une République ouvrière offre le plus de liberté à la puissance créatrice de la classe : un système de bureaucratie d'état, ou un système reposant sur une large activité autonome pratique des masses ouvrières ? Le probl.ème se réfère au système d'administration et il y a divergence entre deux principes radicalement opposés : bureaucratie ou activité autonome ? Et pourtant, on essaie de le réduire au pro- blème qui concerne seulement les méthodes pour « animer les institutions soviétiques ». Ici encore, nous voyons la même substitution de sujets discutés que nous avons observée dans les débats sur les syndicats. Il faut déclarer, clairement et une fois pour toutes, que les demi-mesures, les changements de relations entre les organes centraux et les organes économiques locaux, et autres petites innova- tions non-essentielles comme l'introduction de membres du Parti dans les institutions soviétiques où ils subissent toutes les mauvaises influences du système bureaucratique qui y prévaut et se décomposent parmi les éléments de l'ancienne classe bourgeoise, tout cela n'apportera pas la « démocra- tisation » ou la vie dans les institutions soviétiques. Là n'est pas la question cependant. Tout enfant en Russie Soviétique sait que le problème vital est d'entraîner les larges masses ouvrières, paysannes et autres dans la reconstruction de l'économie de l'état prolétarien, et de transformer les conditions de vie en conséquence ; en d'au- tres termes, la tâche est claire : réveiller l'initiative et l'activité autonome des masses ; mais qu'est-ce qu'on fait pour encourager et développer cette initiative ? Rien du tout. Bien au contraire. A chaque réunion certes, nous invitons les ouvriers et les ouvrières à « créer une nouvelle vie, à construire et à aider les autorités soviétiques », mais dès que les masses ou des groupes d'ouvriers prennent cette invitation au sérieux et entreprennent de l'appliquer dans la vie, certaines institutions bureaucratiques, se sen- 90 tant ignorées, se dépêchent de couper court aux efforts de ces initiateurs trop zélés. Tout camarade peut se rappeler des centaines d'exemi- ples, quand les ouvriers ont essayé d'organiser des réfec- toires, des crèches, des transports de bois, etc., et quand à chaque fois l'intérêt immédiat et vivant de l'entreprise s'est éteint dans la paperasserie, les interminables négo- ciations avec diverses institutions qui n'apportaient aucun résultat, ou un refus ou de nouvelles demandes, etc. Toutes les fois qu'existait une occasion – sous la pression des masses elles-mêmes d'équiper un réfectoire, de consti- tuer des stocks de bois, d'organiser une crèche, les refus des institutions centrales succédèrent aux refus, avec des explications comme quoi il n'y avait pas d'équipement pour le réfectoire, qu'il manquait de chevaux pour transporter le bois, qu'il n'y avait pas de bâtiment convenable pour une crèche. Combien d'amertume, parmi les ouvriers et les ouvrières quand ils voient et savent que si on leur avait donné le droit et la possibilité d'agir, ils auraient pu réaliser eux-mêmes le projet. Qu'il est pénible de se voir refuser des matériaux nécessaires, quand les ouvriers eux- mêmes les ont déjà trouvés et fournis. Aussi l'initiative s'affaiblit, le désir d'agir meurt. S'il en est ainsi, « que les fonctionnaires s'occupent de nous ». Il en résulte une divi- sion très nocive : nous sommes ceux qui travaillent, et eux sont les fonctionnaires soviétiques de qui tout dépend. Voilà tout le malheur. Entre temps, que font les dirigeants de notre Parti ? Essaient-ils de trouver la cause du mal ? Admettent-ils ouvertement que le système lui-même, qui est venu au monde par l'intermédiaire des Soviets, paralyse et sclérose les masses, bien qu'il fut originellement destiné à encou- rager leur initiative ? Non ; nos dirigeants ne font rien de la sorte. Au contraire. Au lieu de trouver des moyens d'encourager l'initiative des masses qui s'adapterait sous certaines conditions très bien à nos institutions soviétiques flexibles, nos dirigeants prennent soudain le rôle de défen- seurs et de chevaliers de la bureaucratie. Combien de cama- rades, suivant l'exemple de Trotsky, répètent que « si nous souffrons ce n'est pas pour avoir adapté le mauvais côté de la bureaucratie, mais pour ne pas en avoir encore appris les bons côtés ». (Pour un plan commun, par Trotsky) (12). La bureaucratie, telle qu'elle est, est une négation directe de l'activité autonome des masses. C'est pourquoi, celui qui veut faire participer activement les masses à la direction des affaires, qui reconnaît que cette participation 91 est la base du nouveau système dans la République ouvrière ne peut pas chercher les bons et les mauvais côtés de la bureaucratie, mais doit résolument et ouverte- ment condamner ce système inutilisable. La bureau- cratie n'est pas une production de la misère, comme le camarade Zinoviev tâche de nous en convaincre, ni un réflexe de « subordination aveugle » aux supérieurs engen- dré par le militarisme, comme d'autres l'affirment. Le phénomène a une cause plus profonde. C'est un sous- produit de la même cause qui explique notre politique à double face à l'égard des syndicats : l'influence croissante dans les institutions soviétiques des éléments qui sont hostiles non seulement au Communisme, mais aux aspi- rations élémentaires de la classe ouvrière. La bureaucratie est une peste qui pénètre jusqu'à la moelle de notre Parti et des institutions soviétiques. Ce n'est pas seulement l’Opposition ouvrière qui insiste sur ce fait ; bien des cama- rades qui n'appartiennent pas à ce groupe le reconnaissent. Des restrictions à l'initiative sont imposées non seulement concernant l'activité des masses sans parti (ce qui serait raisonnables et logique dans la lourde atmosphère de la guerre civile), mais aux membres du Parti eux-mêmes. Toute tentative indépendante, toute pensée nouvelle qui a subi la censure de notre centre directeur, sont considérées comme une hérésie, une violation de la discipline du Parti, une tentative d'empiéter sur les prérogatives du centre qui doit « prévoir » tout et décréter tout. Si une chose n'est pas décrétée, il faut attendre ; le temps viendra où le centre,, à son loisir, la décrétera, et alors, dans des limites très étroites, on pourra exprimer son « initiative ». Qu'arrive- rait-il si quelques membres du Parti Communiste Russe -- ceux par exemple qui aiment beaucoup les oiseaux — déci- daient de former une société pour la préservation des oiseaux ? L'idée elle-même semble très utile et ne mine en aucune façon les « projets de l'Etat » ; mais cela n'est qu'apparent. Car il surgirait aussitôt une institution bureau- cratique qui réclamerait le droit de diriger cette entreprise ; cette institution « incorporerait » immédiatement la société dans l'appareil soviétique, tuant ainsi l'initiative directe. A la place de celle-ci, il apparaîtrait un tas de décrets et de règlements qui donneraient assez de travail à d'autres centaines de fonctionnaires et compliqueraient le travail des postes et des transports. Le mal que fait la bureaucratie ne réside pas seule- ment dans la paperasserie, comme quelques camarades voudraient nous le faire croire quand ils limitent la discus- sion à « l'animation des institutions soviétiques » ; mais il réside surtout dans la manière dont on résoud les problè- mes : non par un échange ouvert d'opinions, ou par les 92 efforts de tous ceux qui sont concernés, mais par des déci- sions formelles prises dans les institutions centrales par une seule ou un très petit nombre de personnes et trans- mises toutes faites vers le bas, tandis que les personnes directement intéressées sont souvent complètement exclues. Une troisième personne décide de votre sort : voilà l'essence de la bureaucratie. Face à la souffrance croissante de la classe ouvrière dûe à la confusion de la période transitoire présente, la bureaucratie se trouve particulièrement faible et impuis- sante. Le miracle de l'enthousiasme pour stimuler les for- ces productives et améliorer les conditions de travail ne peut être réalisé que par l'initiative vivante des travailleurs intéressés eux-mêmes, sans qu'ils soient réprimés, et limi- tés à chaque pas par une hiérarchie de « permissions et de décrets ». Tous les marxistes, en particulier les bolcheviks, doivent leur force au fait qu'ils n'étaient pas pour une politique de succès immédiat du mouvement ouvrier (poli- tique toujours suivie par les opportunistes), mais ont tou- jours essayé de mettre les ouvriers dans des conditions telles qu'ils aient l'occasion de tremper leur volonté révo- lutionnaire et de développer leurs capacités créatrices. L'initiative des ouvriers nous est indispensable et pourtant nous ne lui donnons pas la possibilité de se développer. La peur de la critique et de la liberté de penser, combinées à la bureaucratie, produisent souvent des résultats ridicules. Il ne peut y avoir d'activité autonome, sans liberté de pensée et d'opinion ; car l'activité autonome ne s'exprime pas seulement dans l'action et le travail, mais tout aussi dans la pensée indépendante. Nous ne donnons aucune liberté à l'activité de la classe, nous avons peur de la criti- que, nous avons cessé de nous appuyer sur les masses. C'est pourquoi la bureaucratie est chez nous. C'est pourquoi l'Opposition ouvrière considère que la bureaucratie est notre ennemi, notre peste, et le plus grave danger pour l'existence future du Parti communiste lui-même. * Pour chasser la bureaucratie qui s'abrite dans les insti- tutions soviétiques, il faut d'abord se débarrasser de la bureaucratie dans le Parti lui-même. C'est là que nous devons faire face à la lutte immédiate contre le système. Dès que le Parti — non en théorie, mais en pratique reconnaît que l'activité autonome des masses est la base de notre état, alors les institutions soviétiques redevien- dront automatiquement ces institutions vivantes chargées d'appliquer le programme communiste et cesseront d'être 93 les institutions paperassières, les laboratoires de décrets morts-nés, en quoi elles ont très vite dégénéré. Que devons-nous faire pour détruire la bureaucratie dans le Parti et y introduire la démocratie ouvrière ? D'abord il faut comprendre que nos dirigeants ont tort quand ils disent : « juste en ce moment, nous sommes d'accord pour relâcher un peu les rênes », car il n'y a pas de danger immédiat sur le front militaire, mais dès que nous sentirons revenir le danger nous appliquerons de nouveau le « système militaire » dans le Parti. Ils ont tort. Il faut se souvenir que c'est grâce à l'héroïsme qu'on sauva Petrograd, qu'on défendit bien des fois Lougansk, d'autres villes, et des régions entières. Etait-ce l'Armée Rouge seule qui organisa la défense ? Non ; il y avait en plus l'héroïque activité et l'initiative des masses elles-mêmes. Tout cama- rade se souvient que durant les moments de danger suprême, le Parti a toujours fait appel à l'activité auto- nome des masses, car il voyait en elles la planche de salut. Il est bien vrai qu'au moment d'un danger menaçant, la discipline de parti et de classe doivent être plus strictes, qu'il doit y avoir plus de sacrifices, plus d'exactitude à remplir les tâches, etc., mais entre ces manifestations de l'esprit de classe et la « subordination aveugle » qui a été récemment développée par le Parti, il y a une grande différence. L'Opposition ouvrière, conjointement à un groupe d'ou- vriers responsables à Moscou au nom de la régénération du Parti et de l'élimination de la bureaucratie dans les institutions soviétiques, réclame une réalisation complète de tous les principes démocratiques, non seulement pendant la période actuelle de répit, mais aussi pendant les moments de tension intérieure et extérieure. C'est la condition pre- mière et fondamentale de la régénération du Parti, de son retour aux principes de son programme, dont il dévie de plus en plus sous la pression d'éléments étrangers à lui. La seconde condition, sur laquelle insiste énergique- ment l'Opposition ouvrière, est l'expulsion du Parti de tous les éléments non-prolétariens. Plus l'autorité soviétique devient forte, plus grand est le nombre d'éléments de la classe moyenne, parfois même ouvertement hostile, qui rejoignent le Parti. L'élimination de ces éléments doit être complète, et ceux qui en sont chargés doivent prendre en considération le fait que tous les éléments les plus révolu- tionnaires parmi les non-ouvriers avaient rejoint le Parti durant la première période de la Révolution d’octobre. Le Parti doit devenir un parti ouvrier ; car seulement alors il pourra repousser avec force toutes les influences appor- tées par les éléments petits-bourgeois, les paysans, ou par les serviteurs fidèles du capital les spécialistes. A - 94 L'Opposition ouvrière propose d'enregistrer tous les membres qui ne sont pas ouvriers et qui ont rejoint le Parti depuis 1919, et de leur réserver le droit de faire appel dans un délai de trois mois contre les décisions qui seront prises, de manière qu'ils puissent revenir au Parti. En même temps, il est nécessaire d'établir un « statut de travailleur » pour tous les éléments non-ouvriers qui essaieront de revenir au Parti, en stipulant que pour adhérer au Parti il faut avoir travaillé pendant un certain temps à un travail manuel dans les conditions communes, avant de pouvoir être admis dans le Parti. Le troisième pas décisif vers la démocratisation du Parti est l'élimination de tous les éléments non-ouvriers des positions administratives ; autrement dit, les comités centraux provinciaux et locaux du Parti doivent être com- posés de manière que des ouvriers étroitement liés aux masses travailleuses y aient la majorité absolue. En relation étroite avec ce point, l'Opposition ouvrière réclame que tous les organes du Parti, du Comité Exécutif Central aux Comi- tés de Province, cessent d'être des institutions chargées de travail quotidien de routine, et deviennent des institutions contrôlant la politique soviétique. Nous avons déjà remarqué que la crise dans notre Parti est le produit direct de l'opposition de trois cou- rants qui correspondent aux trois couches sociales diffé- rentes : la classe ouvrière, la paysannerie, la classe moyenne et les éléments de l'ancienne bourgeoisie spécialistes, techniciens et hommes d'affaires. Les questions d'importance nationale forcent les insti- tutions soviétiques locales et centrales, y compris même le Conseil des Commissaires du Peuple et le Comité Exécutif Central Panrusse, à prêter l'oreille et à se conformer aux trois tendances différentes des groupes qui composent la population russe ; il en résulte que la politique de classe est brouillée ; la stabilité nécessaire est perdue. Les intérêts de l'Etat commencent à peser plus lourd que les intérêts des ouvriers. Pour que le Comité Central et les autres comités du Parti restent sur une ferme ligne de classe et rappellent à l'ordre les institutions soviétiques chaque fois qu'une question décisive pour la politique soviétique apparaît (comme, par exemple, sur la question des syndicats), il est nécessaire de dissocier les pouvoirs de fonctionnaires qui occupent simultanément des postes responsables à la fois dans le Parti et dans les institutions soviétiques. Nous devons nous rappeler que la Russie soviétique n'est pas jusqu'ici socialement homogène ; elle représente, au contraire, un conglomérat social hétérogène, et par conséquent, l'autorité étatique est obligée de réconcilier 95 tous ces intérêts, parfois hostiles, en choisissant une ligne médiane. Pour que le Comité Central du Parti devienne le cen- tre suprême de notre politique de classe, l'organe de la pensée de classe et de contrôle de la politique concrète des soviets et la personnification spirituelle de notre programme fondamental, il est nécessaire, surtout au Comité Central, de restreindre à un minimum l'occupation simultanée de plusieurs postes par des personnes qui tout en étant membres du Comité Central occupent des positions respon- sables dans les institutions soviétiques. A cette fin, l'Opposition ouvrière propose la formation de centres du Parti, qui serviraient réellement comme organes de con- trôle idéologique des institutions soviétiques, et oriente- raient les actions de celles-ci selon des lignes claires de classe. De plus, pour accroître l'activité du Parti, il est nécessaire d'appliquer partout la mesure suivante : au moins un tiers des membres effectifs du Parti qui appar- tiennent aux centres dirigeants doivent se voir interdire d'agir simultanément comme membres du Parti et fonc- tionnaires soviétiques. * La quatrième revendication de l’Opposition ouvrière est la suivante : Le Parti doit revenir au principe de l'éligibilité des responsables. Les nominations ne doivent être tolérées qu'à titre d'exception ; récemment elles ont commencé à devenir la règle. La nomination des responsables est une caractéris- tique de la bureaucratie ; cependant, actuellement cette pratique est générale, légale, quotidienne, reconnue. La procédure de nomination crée une atmosphère malsaine dans le Parti, et détruit la relation d'égalité entre ses mem- bres, par la récompense des amis et la punition des enne- mis, comme aussi par d'autres pratiques non on moins nuisibles dans la vie du Parti et des Soviets. Le principe de la nomination diminue le sens du devoir et la respon- sabilité devant les masses. Ceux qui sont nommés ne sont pas responsables devant les masses, ce qui aggrave la division entre les dirigeants et les militants de base. En fait, toute personne nommée est au-dessus de tout contrôle, car les dirigeants ne peuvent surveiller en détail son activité, tandis que les masses ne peuvent pas lui demander des comptes et le révoquer si nécessaire. En règle, tout responsable nommé s'entoure d'une atmosphère d'officialité, de servilité, de subordination aveugle qui infecte tous les subordonnés et discrédite le parti. La pratique des nominations s'oppose complètement au prin- 96 cipe du travail collectif ; il nourrit l'irresponsabilité. faut donc en finir avec les nominations par les dirigeants, et revenir au principe de l'éligibilité dans tous les étages du Parti. Des conférences et des Congrès seuls doivent élire les candidats pouvant occuper des postes adminis- tratifs responsables. Enfin, pour éliminer la bureaucratie et rendre le Parti plus sain il faut revenir à l'état de choses où toutes les questions importantes concernant l'activité du Parti et la politique soviétique sont soumises aux militants de base et ne sont supervisées par les leaders que par la suite. Il en était ainsi, même quand le Parti travaillait dans la clandestiné, et même encore au moment de la signature du traité de Brest-Litovsk. Actuellement, il en va tout autrement. En dépit des promesses faites par la Conférence Panrusse du Parti en septembre et amplement claironnées, une question aussi importante que celle des concessions fut décidée sans consulter les masses. Et c'est seulement grâce à la contro- verse soulevée dans les centres du Parti que la question des syndicats fit l'objet d'un débat ouvert. Large circulation de l'information, liberté d'opinion et de discussion, droit de critique à l'intérieur du Parti. el parmi les membres des syndicats, tels sont les pas déci- sifs qui peuvent mettre fin au système bureaucratique dominant. Liberté de critique, droit pour les différentes fractions d'exprimer librement leur point de vue dans les réunions du Parti, liberté de discussion, toutes ces reven- dications ne sont plus propres à l'Opposition ouvrière. Sous la pression croissante des masses, toute une série de mesures réclamées par les militants de base, bien avant le Congrès de septembre, sont maintenant reconnues et promulguées officiellement. En lisant les propositions du Comité de Moscou concernant la structure du Parti, on peut être fiers de notre influence sur les centres du Parti. Sans l'Opposition ouvrière, le Comité de Moscou n'aurait jamais pris un tel « tournant à gauche ». Il ne faut cepen- dant pas surestimer ce « gauchisme » ; il s'agit seulement d'une déclaration de principe en vue du Congrès. Comme ça c'est déjà très souvent passé avec les décisions de nos dirigeants pendant ces dernières années, il peut arriver qu'on oublie ces déclarations radicales : car, en règle géné- rale, les centres du Parti acceptent de telles propositions quand la pression des masses est forte ; mais dès que la vie reprend son cours normal, les décisions sont oubliées. N'est-ce pas ce qui est arrivé à la décision du Huitième 97 Congrès d'expulser du Parti tous les éléments qui y adhè- rèrent pour des motifs égoïstes, de passer au crible les éléments non ouvriers avant de les accepter ? Qu'est-il advenu de la décision prise par la Conférence du Parti en 1920, de remplacer la pratique des nominations par celle de recommandation ? L'inégalité existe encore dans le Parti, malgré les multiples résolutions prises à ce sujet. En ce qui concerne la persécution dont sont victimes les cama- rades qui osent s'opposer aux décrets pris en haut, elle continue toujours. Si ces décisions ne sont pas appliquées, alors il faut éliminer la cause de leur inapplication, c'est- à-dire expulser du Parti tous ceux qui ont peur de la diffu- sion de l'information, de la responsabilité absolue devant la base, de la liberté de critique. Les membres non ouvriers du Parti et ceux parmi les ouvriers qui sont tombés sous leur influence, ont peur de tout' celà. Il ne suffit pas d'épurer le Parti par l'enregis- trement de tous les membres non prolétariens d'accroître le contrôle au moment de l'adhésion etc., il faut sim- plifier l'admission des ouvriers, leur fournir des occa- sions pour qu'ils adhérent, créer une atmosphère plus amicale dans le Parti, de façon que les ouvriers s'y sentent chez eux, qu'ils ne continuent pas de voir les fonctionnaires responsables du Parti comme des supérieurs, mais comme des camarades plus expérimentés qui sont prêts à partager avec eux leur savoir, leur expérience, leur habileté, et envisagent sérieusement les besoins et les inté- rêts des ouvriers. Combien des camarades, surtout de jeu- nes ouvriers ne s'éloignent-ils pas du Parti simplement parce que nous nous montrons avec eux impatients, supé- rieurs et sévères, au lieu de leur apprendre, de les éduquer dans l'esprit du Communisme ? En plus de l'esprit bureaucratique, une atmosphère de fonctionnarisme pompeux pèse dans notre parti. S'il y a encore de la camaraderie dans le Parti, elle n'existe qu'à la base. Le Congrès du Parti doit admettre cette réalité déplai- sante et réfléchir à la question suivante : pourquoi l'Oppo- sition ouvrière insiste-t-elle pour introduire l'égalité, pour éliminer tous les privilèges dans le Parti, pour placer sous la stricte responsabilité vis-à-vis des masses les fonction- naires administratifs élus par elles ? Dans la lutte pour établir la démocratie dans le Parti et éliminer toute bureaucratie, l'Opposition ouvrière met en avant trois principes fondamentaux : a) Retour au principe de l'élection à tous les échelons 98 et élimination de la bureaucratie en rendant tous les fonctionnaires responsables devant les masses. b) Large diffusion d'informations dans le Parti, con- cernant aussi bien les questions générales que les questions d'individus ; attention plus grande accordée à la voix des militants de base (large discussion de toutes les questions par la base, et conclusion par les dirigeants ; admission de n'importe quel membre aux réunions des centres du Parti, sauf quand les problèmes discutés exigent le secret ;) établissement de la liberté d'opinion et d'expression (non seulement en donnant le droit de critiquer librement pen- dant les discussions, mais en permettant d'utiliser des fonds du Parti pour publier la littérature des différentes fractions du Parti). c) Faire du Parti un parti plus ouvrier ; limiter le nombre de ceux qui occupent des positions de responsable à la fois dans le Parti et dans les institutions soviétiques. Cette dernière exigence est particulièrement impor- tante ; en effet, notre parti ne doit pas seulement construire le communisme, mais éduquer et préparer les masses à une période prolongée de combat contre le capitalisme mondial qui peut prendre des formes nouvelles et inatten- dues. Il serait puéril de croire que, l'invasion des gardes blancs et de l'impérialisme repoussée sur les fronts mili- taires, nous sommes maintenant à l'abri d'une nouvelle attaque du capitalisme mondial ; celui-ci essaye de s'em- parer de la Russie soviétique par des moyens détournés ; il essaie de pénétrer dans notre propre vie et d'utiliser la République soviétique à ses propres fins. Voilà le grand danger contre lequel nous devons nous garder et voilà le problème qu'affronte le Parti : comment faire face à cet ennemi bien préparé, comment réunir toutes les forces pro- létariennes autour des problèmes de classe (les autres groupes de la population graviteront toujours autour du capitalisme). Se préparer à cette nouvelle page de notre histoire révolutionnaire, voilà le devoir de nos dirigeants. La solution correcte de cette question sera possible seulement lorsque nous réussirons à rétablir, de haut en bas, la cohésion du Parti non seulement avec les institu- tions soviétiques mais aussi avec les syndicats. Dans ce deuxième cas, le fait que les mêmes personnes occupent des postes dans les deux organismes (le Parti les syndicats), non seulement ne constitue pas une dévia- tion de la ligne claire de classe, mais au contraire immu- nise le Parti contre l'influence du capitalisme mondial dans la période qui vient, influence qui s'exerce par les concessions d'entreprises et les accords commerciaux. Faire du Comité Central un Comité Central ouvrier, c'est en faire et 99 un comité où les représentants des couches inférieures, liés aux masses, ne joueraient pas les « généraux en parade » ou les invités à un repas de mariage, et reste- raient en étroit contact avec les larges masses des sans- parti dans les syndicats, gardant ainsi la capacité de for- muler les mots d'ordre de l'époque, d'exprimer les besoins et les aspirations des ouvriers, et de diriger la politique du Parti suivant une ligne de classe. Telle est la ligne de l'Opposition ouvrière ; telle est sa tâche historique. Les dirigeants de notre Parti peuvent se moquer de nous, l'Opposition est la seule force vitale dont le Parti est obligé de tenir compte, et à laquelle il devra accorder son attention. Reste la question : l’Opposition est-elle nécessaire ? Est-il nécessaire de saluer sa formation, du point de vue de la libération du prolétariat mondial de l'étreinte du capital ? Ou n’est-elle qu'un mouvement indésirable, qui nuit à l'énergie combattante du Parti, et désorganise ses rangs ? Tout camarade qui n'a pas de préjugé contre l'Oppo- sition, et qui veut donc aborder cette question l'esprit ouvert, et l'analyser sans se soucier de ce que disent les autorités reconnues, verra même à partir de ce bref exposé que l’Opposition ouvrière est utile et nécessaire. Elle est utile d'abord parce qu'elle a réveillé la pensée somnolente du Parti. Durant ces années de révolution, nous avons été si préoccupés avec des affaires pressantes, que nous avons cessé de juger nos actions du point de vue des principes et de la théorie. Nous avons oublié que le prolétariat peut commettre de graves erreurs et tomber dans les marais de l'opportunisme, non seulement dans la période de combat pour la conquête du pouvoir, mais même pendant la phase de dictature. De telles erreurs sont possibles, surtout quand de tous côtés, nous sommes entourés par l'orage impéria- liste et que la République soviétique est obligée d'agir dans un environnement capitaliste. Dans de tels moments, nos dirigeants ne doivent pas être seulement des sages poli- ticiens « hommes d'Etat » ils doivent aussi diriger le Parti et toute la classe ouvrière sur une ligne de réuni- fication et de créativité de classe, les préparer à un combat prolongé contre les nouvelles formes sous lesquelles les influences bourgeoises du capitalisme mondial tendent à s'emparer de la République soviétique. « Soyons prêts, soyons clairs, mais sur une ligne de classe » : tel doit être le mot d'ordre de notre parti, maintenant plus que jamais. L'Opposition ouvrière a mis toutes ces questions à l'ordre du jour, rendant ainsi un service historique. La pensée commence de nouveau à bouger ; les membres du 100 Parti commencent à analyser ce qui a déjà été fait. Et là où il y a critique et analyse, là où la pensée bouge et travaille, il y a de la vie, du progrès, de l'avance vers l'avenir. Rien n'est plus terrible et plus nuisible qu'une pensée sclérosée et routinière. Nous nous sommes retirés dans la routine ; nous aurions pu, sans y faire attention, nous égarer de la route de classe qui mène au communisme, si l’Opposition ouvrière n'était pas intervenue à un moment ou nos ennemis étaient prêts à se réjouir le plus. Mainte- nant c'est déjà impossible. Le Congrès, et donc le Parti, seront obligés de tenir compte du point de vue exprimé par l'Opposition ouvrière et, sous son influence et sa pres- sion, de parvenir à un accord ou de lui faire des conces- sions essentielles. Le second service rendu par l'Opposition ouvrière est d'avoir posé la question : qui sera en fin de compte chargé de créer les nouvelles formes d'économie : est-ce que ce seront les techniciens, les hommes d'affaires, liés psycho- logiquement au passé, et les fonctionnaires soviétiques avec quelques communistes éparpillés parmi eux, ou bien la collectivité ouvrière représentée par les syndicats ? L'Opposition ouvrière ne fait que répéter ce qui a été écrit par Marx et Engels dans le Manifeste Communiste : « La création du communisme sera l'euvre des masses ouvrières elles-mêmes. La création du communisme n'ap- partient qu'aux ouvriers. >> Enfin, l'Opposition ouvrière s'est élevée contre la bureaucratie, et a osé dire que la bureaucratie entrave l'activité autonome et la créativité de la classe ouvrière ; qu'elle paralyse la pensée, empêche l'initiative et l'expé- rimentation de nouvelles méthodes de production - empê- che, en un mot, le développement de nouvelles formes de production et de vie. Au lieu d'un système bureaucratique, elle propose un système d'activité autonome des masses. A cet égard, les dirigeants du Parti sont en train de faire des concessions et de « reconnaître » que ces déviations sont nuisibles au communisme et aux intérêts de la classe ouvrière (rejet du centralisme). Le Dixième Congrès, nous présumons, fera une autre série de concessions à l'Opposition ouvrière. Ainsi, bien que l’Opposition ouvrière ne soit apparue que comme un simple groupe au sein du Parti il y a seulement quelques mois, elle a déjà rempli sa mission et obligé la direction du Parti à écouter l'avis sain des ouvriers. Main- tenant, quelle que soit la colère contre l'Opposition ouvrière, celle-ci a déjà l'avenir historique de son côté (13). Précisément parce que nous avons foi dans les forces vitales de notre Parti, nous savons qu'après quelques hési- 101 tations, quelques résistances, quelques manœuvres politi- ques, notre parti, suivra à nouveau la route qui a été déblayée par les forces élémentaires du prolétariat orga- nisé. Il n'y aura pas de scission. Si certains groupes quit- tent le Parti, ce ne sera pas ceux qui forment l’Opposition ouvrière. Seuls s'en iront ceux qui ont voulu ériger en prin- cipe les déviations temporaires du programme commu- niste, que la guerre civile prolongée a imposées au Parti, et qui y tiennent comme si elles étaient l'essence de notre ligne politique. Toute l'aile du Parti qui est habituée à refléter le point de vue de classe du prolétariat constamment croissant, absorbera tout ce que l'Opposition ouvrière a dit de juste, de pratique et de sain. Rassuré et conciliant, l'ouvrier de base ne dira pas en vain : « Ilyitch (Lénine) réfléchira, nous écoutera et décidera d'orienter le Parti sur la ligne de l'Opposition. De nouveau, Ilyitch sera avec nous ». Plus tôt les dirigeants du Parti prendront en considé- ration le travail de l'Opposition et suivront la route tracée par les militants de base, plus vite nous traverserons la crise du Parti à un moment si difficile, et plus tôt nous marcherons vers le temps où l'humanité s'étant libérée des lois économiques objectives profitant des trésors de savoir de la collectivité ouvrière, commencera à créer consciem- ment l'histoire humaine de l'époque communiste. (Traduit de l'anglais par Alain et Hélène Gérard). 102 CHRONOLOGIE Cette très brève chronologie vise simplement à situer les faits poli- tiques, les Congrès, les Conférences, etc., auxquels se réfère Kollontai dans ce texte, et auxquels nous faisons également allusion dans les notes historiques qui suivent le texte. 1917 26 juillet-3 août : Sixième Congrès du Parti. 25 octobre : Renversement du gouvernement provisoire de Kerensky. -- Proclamation du gouvernement soviétique pendant la séance inaugurale du Deuxième Congrès des Soviets. 1918 7 janvier-14 janvier : Premier Congrès des Syndicats. 23 février : Le Comité Central vote sur les conditions de la paix avec l'Allemagne. 3 mars : Signature du traité de Brest-Litovsk. 6-8 mars : Septième Congrès du Parti. 24 mai-4 juin : Premier Congrès des Conseils Econo- miques. 28 juin : Décret de nationalisation générale. Début du Communisme de Guerre. 1919 16-25 janvier : Second Congrès des Syndicats. 18-23 mars : Huitième Congrès du Parti. — Institution du Politbureau, de l'Orgbureau et du Secrétariat. 17 décembre : La « Pravda » publie les thèses de Trotsky sur la militarisation du travail. - 1920 10-21 janvier : Troisième Congrès des Conseils Econo- miques. 29 mars-4 avril : Neuvième Congrès du Parti. Insti- tution de la Commission de Contrôle. 6-15 avril : Troisième Congrès des Syndicats. 22-25 septembre : Neuvième Conférence du Parti. 22-29 décembre. Huitième Congrès des Soviets. 1921 14 janvier : « Thèses des Dix ». 2-17 mars : Révolte de Cronstadt. 8-16 mars : Dixième Congrès du Parti. — Proclamation de la NEP. La Résolution sur ´ « unité » interdit les fractions à l'intérieur du Parti. 103 Notes Historiques NOTE 1 Le Neuvième Congrès du Parti Communiste Russe eut lieu entre le 29 mars et le avril 1920. Les sujets les plus controversés concer- naient la « militarisation du prolétariat » et « le commandement d'un seul » dans l'industrie. Le 16 décembre 1919 Trotsky avait soumis au Comité Central du Parti ses fameuses « Thèses sur la transition de la guerre à la paix ». La plus importante de ses propositions était la demande de la « mili- tarisation du prolétariat ». Trotsky ne croyait pas que ces propositions iraient plus loin que le Comité Central (1). Il paraissait évident aux dirigeants du Parti que les décisions les plus importantes concernant les conditions maté- rielles de vie et de travail de centaines de milliers d'ouvriers russes ne pouvaient qu'être prises à huis clos par le Comité Central. Mais, « par erreur », Boukharine publia ce texte dans la Pravda du 17 décembre 1919. « Cette indiscrétion devait donner lieu à une controverse publique extrêmement tendue » (2) qui dura plus d'un an. Ainsi la classe ouvrière a eu par hasard l'occasion de discuter de ses affaires les plus importantes. Trotsky défendit publiquement ses opinions au Neuvième Congrès : « Les masses travailleuses, disait-il, ne peuvent pas errer en toute la Russie. Elles doivent être envoyées ici et là, nommées, commandées exactement comme des soldats ». « Le travail obligatoire doit attein- dre sa plus grande intensité pendant la transition du capitalisme au socialisme ». « Il faut former des contingents punitifs et mettre dans des camps de concentration ceux qui désertent le travail ». (3) Trotsky était aussi partisan de « salaires stimulants pour les ouvriers les plus productifs », de l' « émulation socialiste », et il parlait du « besoin d'adopter l'essence progressive du du Taylorisme », qui était en ces temps-là, la forme la plus perfectionnée d'exploi- tation inventée par le capitalisme. Rappelons que le stalinisme a mis plus tard en application toutes ces propositions de Trotsky. Au Neuvième Congrès, Loutovinov et d'autres dirigeants syndi- caux, qui devaient jouer plus tard un rôle important dans l'Oppo- sition ouvrière, s'opposèrent à Trotsky. Chliapnikov, Président du syndicat des métallurgistes, membre du Comité Central des Syndicats, et plus tard une des figures dominantes de l’Opposition ouvrière, n'assistait pas au Congrès. Au début de 1919 il s'était déjà prononcé franchement contre la politique industrielle du Parti et on l'avait envoyé en Norvège pour une mission à long terme. Les « centralistes (1) I. Deutscher, Le Prophète Armé, p. 487 (éd. anglaise). (2) Ibid., p. 487. (3) Trotsky, Sochinenya, vol. XV, p. 126. V. aussi son Rapport au Troisième Congrès Panrusse des Syndicats, (6-15 avril 1919), incor- poré dans Terrorisme et Communisme, éd. française 10-18 (1963), p. 208 et s., en particulier, pp. 215-216. 104 ne démocratiques » (Osinsky, Sapronov et Preobrajensky), dont il sera question plus loin, étaient aussi opposés à Trotsky. Le Neuvième Congrès vota une résolution appelant à la lutte contre «la présomptton vulgaire... des éléments démagogiques... qui croient que la classe ouvrière peut résoudre ses problèmes sans avoir recours aux spécialistes bourgeois dans les postes les plus respon- sables ». Il a également voté une résolution, en grande partie sur l'initiative de Lénine, appelant les syndicats à « assumer la tâche d'expliquer à toute la classe ouvrière la nécessité de la reconstruction d'un appareil administratif industriel... ». « Ceci peut être réalisé », déclarait cette résolution, « que par une transition vers la réduction la plus grande possible de l'administration collective et par l'introduction graduelle de la gestion individuelle dans les unités qui s'occupent directement de production » (1). Le « commandement d'un seul » devait s'appliquer à toutes les institutions, depuis les trusts d'Etat jusqu'au.r isines individuelles. Cette politique fut rigoureuse- ment suivie. Plus tard, dans la même année (1920), Kritzmann (2), rapporte que sur 2.000 entreprises importantes sur lesquelles on possédait des renseignements, 1.720 étaient déjà sous « commande- ment d'un seul ». Le Neuvième Congrès a finalement donné à l’Orgb qui avait été créé un an plus tôt et qui était formé de cinq membres du Comité Central le droit de nommer et de transférer des membres du Parti occupant des postes responsables, sans en référer au Politburo. Les seules exceplions concernaient les nominations à l'appareil cen- tral lui-même. Comme il est arrivé si souvent dans les années suivantes, déjà à ce moment les changements dans la politique indus- trielle sont allés de pair (wec avec des changements profonds dans la structure interne du Parti. NOTE 2 sur La controverse « la gestion individuelle » des entreprises industrielles commença dès le printemps 1918. La politique consciente et délibérée, poursuivie depuis le début 1918 par les dirigeants du Parti bolchévik (gestion individuelle de l'industrie) était en contra- diction si flagrante avec les promesses des bolchéviks sur le contrôle ouvrier, qu'elle mena rapidement à la démoralisation, au cynisme, et à la fatigue les secteurs les plus avancés du prolétariat russe. Cette ambiance, en retour, a fortement contribué à la dégénérescence bureaucratique. L'article de Lénine : « Les tâches immédiates du gouvernement soviétique » (3) exprimait, pour la première fois après la prise du pouvoir et sans aucune ambiguité, l'opinion de la zajorité des dirigeants russes sur ces questions cruciales. « Nous, le Parti Bolchévik » écrivait Lénine, « avons convaincu la Russie. Nous l'avons prise aux riches pour la donner aux pauvres. Maintenant nous devons administrer la Russie. » Lénine ne laissait aucun doute sur la forme que cette administration devait prendre. Tout en louant en paroles l'initiative et le contrôle par la base, il insistait en réalité et dans sa pratique constante sur la disci- (1) Résolution du Neuvième Congrès (« Sur la question des syn- dicats et leur organisation »). Résolutions, I, p. 493. (2) L. Kritzmann, La Période Héroïque de la Révolution Russe, Moscou, 1926. (3) Lénine, Selected Works (éd. anglaise Lawrence, and Wishart, 1937), vol." VII, pp. 313-350. Cet article dont la plupart des citations de cette note sont extraites, a été publié dans les. Izvestia du Comité Exécutif Central, le 28 avril 1918. 105 pline, l'obéissance et la nécessité d'une gestion individuelle plutôt que collective, « Une condition du renouveau économique écrivait Lénine, est le renforcement de la discipline des travailleurs, de leurs capacités techniques, l'augmentation de l'intensité du travail et l'amélioration de son organisation... L'avant-garde consciente du prolétariat russe s'est déjà assignée la tâche de renforcer la discipline au travail. Par exemple le Comité Central du Syndicat des Métallurgistes et le Conseil Central des Syndicats ont commencé à rédiger les mesures et les décrets nécessaires. Ce travail doit être soutenu et avancé à toute vitesse. » Les « mesures et décrets » qui devaient imposer «la discipline . ouvrière » prennent des couleurs tragiques à la lumière des événements qui ont suivi. Ils commencent par déplorer « l'absence de toute disci- pline industrielle ». Ils prescrivent ensuite des mesures pour amélio- rer la discipline ouvrière, telles que : l'introduction du système de fiches pour enregistrer la productivité de chaque travailleur, l'intro: duction de règlements pour chaque usine, l'établissement de bureaux de taux de production pour fixer la production de chaque ouvrier et le paiement de primes pour une productivité accrue (1). Mais Lénine est allé beaucoup plus loin. Dès 1918 il se manifesta explicitement en faveur de la gestion individuelle des entreprises industrielles. « La lutte qui se développe autour des récents décrets sur la gestion des chemins de fer, décrets qui accordent aux diri- geants individuels des pouvoirs dictatoriaux (ou « pouvoirs illimi. tés ») est caractéristique », écrivait-il. Seuls, « les représentants conscients du laissez-aller petit-bourgeois » peuvent voir « dans cet octroi des pouvoirs illimités à des individus, un abandon du principe collégiaļ, un abandon de la démocratie et des autres principes du gouvernement soviétique ». « Une industrie mécanisée à grande échelle », poursuit-il, « qui est la source productive matérielle et le fondement du socialisme, demande une unité absolue et rigoureuse de volonté... Comment cette unité rigoureuse de volonté peut-elle être assurée ? Par la subordination de la volonté de mil iers de personnes à la volonté d'un seul » (2). Et la discussion et l'initiative au niveau de l'atelier ? Lénine rejette rapidement l'idée. « La révolution, écrit-il, exige dans l'intérêt du socialisme que les masses obéissent inconditionnellement à la volonté unique des dirigeants du processus du travail ». Il n'est pas question de plaisanteries telles que la gestion ouvrière de la pro- duction, les décisions collectives, le gouvernement par en bas. Pas de doute non plus sur la question de savoir qui seraient ces «diri- geants du processus du travail ». Il devrait y avoir, selon Lénine, obéissance inconditionnelle ordres des représentants individuels du gouvernement soviétique pendant les heures du travail ». « Une discipline de fer au travail, avec une obéissance inconditionnelle à la volonté d'une seule personne, le dirigeant soviétique. » Ces opinions sur la discipline du travail, que Lénine a répétées maintes fois, n'ont pas été sans rencontrer d'opposition. L'opposition s'est développée au sein même du Parti. Au début de 1918 le Comité du District de Léningrad publiait le premier numéro du journal communiste «de gauche » : Kommounist. Qelui-ci était édité par Boukharine, Radek et Osinsky (Obolensky et Smirnov devaient plus tard faire aussi partie du bureau de rédaction). Ce journal publia < une aur (1) Ce sont là les mesures indiquées dans les « Règles sur la discipline du travail », édictées par le Comité Central Panrusse des Syndicats à la même époque. V. Lénine, Selected Works, vol. VII, p. 504. (2) Selected Works, vol. VII, p. 342. 106 se comme < une ses », sac un avertissement prophétique : « L'introduction de la discipline du travail en liaison avec la restauration de la gestion capitaliste dans l'industrie ne peut pas augmenter vraiment la productivité des travailleurs, mais elle diminuera l'initiative de classe, l'activité et la capacité d'organisation du prolétariat. Elle menace d'asservir la classe ouvrière. Elle soulèvera le mécontentement parmi les éléments, arriérés aussi bien que dans l'avant-garde du prolétariat. Pour introduire ce système, devant la haine des « saboteurs capitalistes >> qui règne à présent dans le prolétariat, le Parti Communiste serait obligé de s'appuyer sur les petits-bourgeois contre les ouvriers, et de cette manière il détruirait lui-même Parti du prolétariat. » (1) Lénine réagit violemment. Il qualifia ces opinions de « honteu- « un renoncement en pratique total du communisme », désertion complète vers le camp des petits-bourgeois » (2). La gauche « tombait dans la provocation des Isuvs (Menchéviks) et autres Judas du capitalisme ». Il mit dans le même les leaders de la « gauche » et les ennemis avoués de la Révolution, introduisant ainsi la technique de l'amalgame politique qui allait être utilisée plus tard avec tant de succès par Staline. A Léningrad, la campagne prit de telles proportions que Kommounist se trouva obligé de transférer sa publication à Moscou, où le journal réapparut en avril 1918, d'abord sous les auspices de l'organisation régionale du Parti, et plus tard comme le porte-parole « non officiel » d'un groupe de camarades. Pendant toute l'année 1918 la dissension couva. A maintes repri- ses Kommounist dénonça le remplacement du contrôle ouvrier par la « discipline au travail », la tendance croissante à mettre la gestion de l'industrie entre les mains de « spécialistes » non-communistes, et la conclusion de toutes sortes d'accords officieux avec d'anciens propriétaires, « pour s'assurer de leur coopération ». Il indiqua que « le résultat logique d'une gestion basée sur une participation impor- tante de capitalistes et sur le principe de la centralisation bureau- cratique serait l'institution d'une politique du travail qui viserait à enrégimenter à nouveau les ouvriers sous le couvert de discipline volontaire. La forme du pouvoir évoluerait alors vers la centrali- sation bureaucratique, le règne de toutes sortes de commissaires, la perte de l'indépendance pour les soviets régionaux et pratique- ment, ce serait l'abandon du gouvernement par en bas ». «Il était très bon, remarqua Boukharine, de dire comme Lénine (dans L'Etat et la Révolution) que chaque cuisinier devrait apprendre à gérer l'Etat. Mais qu'est-ce qui arriverait si on nommait un commissaire pour commander chaque cuisinier ? ». Łe conflit entre les léninistes et les communistes « de gauche » éclata en mai-juin 1918 au Premier Congrès des Conseils Economiques. Lénine se prononça fortement en faveur d'une « discipline au travail », de la « gestion d'un seul homme » et de la nécessité d'employer les spécialistes bourgeois. Osinsky, Smirnov et Obolensky, soutenus par de nombreux délégués de province exigeaient « une administration ouvrière... non seulement d'en haut mais aussi d'en bas » (3). Ils insistaient pour que les deux tiers des représentants qui siègent aux Conseils d'Administration des entreprises industrielles soient élus parmi les ouvriers (4). Ils réussirent à faire accepter cette résolution (1) Kommounist, nº 1, p. 8. (2) Lénine, « Infantilisme de gauche et mentalité petite- bourgeoise », Selected Works, vol. VII, p. 374. (3) Leninski Sbornik (Collection Lénine). Notes, manuscrits et fragments de Lénine. Moscou 1924-1940. Dans cette série, v. en parti- culier « Le premier Congrès des Conseils Economiques », p. 5. (4) Ibid., p. 65. -- 107 une par sous-commission du Congrès. Cette « décision stupide » rendit Lénine furieux. Sous sa direction, une séance plénière du. Congrès « corrigea » la résolution, en décidant qu’un tiers au plus du personnel dirigeant serait désigné par élection, et en établissant une structure hiérarchique compliquée au sommet de laquelle le Conseil Şupérieur d'Economie - Nationale détenait un droit de veto. Il y eut à ce moment-là une scission parmi les communistes « de gauche ». Radek était prêt à s'entendre avec les léninistes. Il était prêt à accepter le principe de la « gestion par un seul », en échange des décrets de nationalisation de juin 1918, qui inauguraient la période de Communisme de Guerre et qui à son avis garantissaient la base prolétarienne du régime. Boukharine aussi quitta Osinsky pour rentrer au bercail. Les idées des communistes de gauche n'en continuèrent pas moins à trouver un écho, malgré la défection de la plupart de ceux qui les avaient proclamées les premiers. Osinsky et ses parti- sans formèrent un nouveau groupe d'opposition, les « démocrates centralistes ». Leurs idées sur la gestion ouvrière de la production (et celles du groupe initial de communistes « de gauche ») devaient jouer un rôle important dans le développement, deux ans plus tard, de l’Opposition ouvrière. En 1919 et pendant les premiers mois de 1920, l'opposition aux concepts de Lénine sur la «gestion individuelle » dans l'industrie commença à s'étendre dans les syndicats. Le 12 janvier 1920, Lénine et Trotsky ensemble demandèrent avec insistance aux membres du Parti qui assistèrent au Conseil Central des Syndicats d'accepter la militarisation du travail. Seuls deux parmi la soixantaine de délé- gués bolchéviks les appuyèrent. < Jamais auparavant », écrit Deutscher, «Trotsky et Lénine n'avaient subi une telle rebuf- fade. » (1) L'opposition restait toujours aussi forte. A la fin janvier 1920 le Troisième Congrès Panrusse des Conseils Economiques votą résolution en faveur de la gestion collective. Des Conférences régio- nales du Parti à Moscou et Kharkov se prononcèrent contre la « gestion par un seul ». Tomsky, leader syndical connu et membre du Comité Central du Parti, présenta des thèses critiquant la position dė Lénine. Lesy « démocrates centralistes » en firent de même. Mais l'influence de Lénine et la bureaucratisation du Parti étaient si grandes que le Neuvième Congrès (mars 1920) donna une claire majorité aux léninistes. Il décida qu' « aucun groupe syndical ne doit intervenir directement dans la gestion industrielle » et que «les comités d'usine doivent se consacrer aux problèmes de la discipline au travail, de propagande, et d'éducation des ouvriers ». Les syndicats devaient se comporter comme « une partie de l'appareil d'Etat sovié- tique » (2). Tout ceci était déjà en contradiction flagrante avec le pro- gramme du parti de 1919 (voir plus loin, Note 4). Au Troisième Congrès Panrusse des Syndicats, peu après le Neuvième Congrès du Parti, Lénine montra clairement que, dans ce domaine, sa politique avait été constante et cohérente. * Prenons l'année 1918 par exemple », dit-il, « à ce moment-là on ne se dispu- tait pas à propos de cette question (3) et je faisais remarquer la nécessité de reconnaître l'autorité dictatoriale de personnes indivi- duelles pour mettre en application l'idéologie soviétique. » (4) une (1) Deutscher, Le Prophète Armé, p. 493. (2) Voir V. K. P. (b), (1898-1938) Moscou, 1932, pp. 398-402. (3) Ceci n'est pas tout à fait juste : les numéros de Kommounist sont là pour le prouver. (4) Trade Unions in Soviet Russia. Labour Research Department and ILP Information Committee. Novembre, 1920, British Museum. (Press Mark 0824-bb-41). 9 108 4 En 1921, Lénine écrivait : « Il est absolument essentiel que toute l'autorité dans les usines soit concentrée dans les mains de la direction... Dans ces conditions, toute intervention directe des syndi- cats dans la gestion des entreprises doit être considérée comme positivement nuisible et inacceptable. » (1) Il n'y avait donc rien d'original, une fois de plus, dans l'affir- mation de Staline en 1929 : « Les communistes doivent contribuer à établir l'ordre et la discipline dans l'usine... les représentants des syndicats ont reçu comme instructions de ne pas intervenir dans les problèmes de direction » (2). NOTE 3 La Conférence du Parti du 22-25 septembre 1920 a eu lieu pen- dant une période critique, à peu près à mi-chemin entre le Neuvième et le Dixième Congrès du Parti. Les divergences qui s'étaient exprimées au Neuvième Congrès du Parti avaient été temporairement recouvertes, en grande partie grâce à l'intervention personnelle de Lénine. Cette unité trompeuse n'a pas duré. Pendant tout l'été 1920 les différences d'opinion sur des sujets tels que la bureaucratie dans le Parti, et les rapports des syndicats avec l'Etat, s'aggravèrent. (On trouvera dans les notes 4 et 13 des indications sur l'attitude des différents leaders bolchéviks à l'égard des syndicats, et sur la création du Tsektran, le Comité Central des Transports). A la Conférence de septembre 1920, Zinoviev était le rapporteur officiel au nom du Parti. Les « démocrates centralistes » avaient une représentation importante à la Conférence, et Sapronov présenta un rapport pour la minorité. Loubianov parla au nom de l'Opposition ouvrière. Il demanda l'adoption immédiate de larges mesures de démocratie prolétarienne, la répudiation totale du système de nomi- nation par en-haut à des postes définis, l'expulsion des carriéristes dans le Parti. Il demanda également que le Comité Central mette une fin à ses interventions constantes et excessives dans la vie des syndi- cats et des soviets. Les dirigeants furent obligés de battre en retraite. Zinoviev évita de répondre aux plaintes formulées. Preobrajensky et Krestinsky étaient favorables à un compromis. Une résolution fut adoptée souli- gnant la nécessité de « l'égalité complète dans le Parti » et dénon- çant « la domination de bureaucrates privilégiés sur les militants de base » ; les droits de libre discussion ouverte devaient être consi- dérablement étendus. La résolution donna des instructions au Comité Central d'avoir à agir par es « recommandations » et non par des nominations d'en- haut. Elle reconnaissait que dans des « circonstances exceptionnelles » on pourrait nommer quelqu'un à un poste où en principe il devrait être élu. Les mutations de responsables du Parti ne devaient jamais être utilisés comme sanctions imposées à des camarades en fonction de divergences politiques (3). Malgré ces concessions verbales, les dirigeants, par leur porte- parole Zinoviev, réussirent à faire accepter par la Conférence de septembre la création de commissions de contrôle centrales et régio-, nales. Celles-ci devaient jouer un rôle important dans la bureaucra- tisation du Parti qui a suivi. Elles devaient être composés des « camarades les plus “impartiaux ». Leur fonction était d'établir des (1) Le Rôle des Syndicats pendant la N.E.P. Résolution adoptée par le Onzième Congrès du Parti. V. Résolutions, I, pp. 607, 610-612. (2) Freiheit, Journal de langue allemande publié par le Parti Communiste américain, le 9 septembre 1929. (3). V.K.P. (b), ib., pp. 411-416 et Izvestia Ts. K, n° 24, 12 oct. 1920. 109 rapports sur les plaintes et les désaccords entre membres du Partt. Djerjinski, Preobrajenski et Mouranov furent les trois membres de la première Commission. Centrale. NOTE 4 Plus loin, Kollontai analyse la position des différentes tendances à l'intérieur du Parti à l'égard des syndicats. Il est intéressant de rappeler comment ces positions ont évolué et d'apporter quelques preuves écrites à l'appui de ce que dit Kollontai. La période mars à novembre 1917 avait vu une croissance extraordinaire des comités d'usine et d'ateliers (fabrichno-zavodnye Komitety). En avril 1917 une Conférence des Comités d'usine de Petrograd avait déclaré : « Toutes les décisions sur la gestion interne de l'usine, telles la longueur de la journée de travail, les salaires, l'embauche et le renvoi d'ouvriers et d'employés, les congés, etc..., doivent venir du Comité d'usine. » (1) Une autre Conférence de Comités d'usine s'est tenue à Petrograd en juin 1917, dominée cette fois-ci par les bolcheviks. Celle-ci avait demandé « l'organisation d'un contrôle complet des travailleurs sur la production et la distribu- tion » et « une majorité de prolétaires dans toute institution détenant des pouvoirs exécutifs. » C'était la période où Lénine écrivait L'Etat et la Révolution, dans lequel il dit que la révolution doit être suivie par « des changements immédiats tels que tout le monde accomplisse des fonctions de direc- tion et de contrôle, que tout le monde devienne (bureaucrate) pour un temps et que donc personne ne peut devenir (bureaucrate) ». Immédiatement après la Révolution d'octobre, ces comités ont assumé des fonctions gestionnaires dans beaucoup de régions du pays, souvent avec l'aide des soviets locaux. Malheureusement peu de renseignements précis sont disponibles sur cette phase de la Révo- lution russe. Le peu d'informations qui existent provient de sources ou bien bourgeoises ou bien bureaucratiques, fondamentalement hos- tiles à l'idée même de la gestion ouvrière, et uniquement préoccupées à prouver son « inefficacité », son « impossibilité », etc. A ce moment-là le mouvement montant de la classe ouvrière était si puissant que la nouvelle situation a dû être inscrite dans la loi. Le 14 novembre 1917, le Conseil des Commissaires du Peuple « reconnaissait l'autorité du contrôle ouvrier sur toute l'économie ». (2) Il n'y a pas de doute quant à ce que les ouvriers eux-mêmes dési- raient. Le numéro de janvier 1918 de Vestnik Metallista (La Voix des Ouvriers Métallurgistes) contenait un article d'un certain N. Filippov, ouvrier métallurgiste. « La classe ouvrière », dit-il, «de par sa nature... doit occuper la place centrale dans la production et spécia- lement dans son organisation... A l'avenir toute la production doit refléter l'esprit et la volonté prolétariens. » "Le Premier Congrès des Syndicats (janvier 1918) décida que « les organes syndicaux, en tant qu’organisations de classe du prolétariat constituées sur une base industrielle doivent assumer la tâche centrale de l'organisation de la production. > (3) Tout au long de l'année 1918 les syndicats jouaient un rôle très important dans la gestion de l'économie. (4) Ce rôle devait provoquer d'importantes dissessions dans les rangs du Parti Bolchévik. Masquées au début par d'autres, en particulier celles qui concernaient la signa- (1) Cité par V. L. Meller et A. M. Pankratova, Le Mouvement Ouvrier en 1917, Moscou et Léningrad, 1926, pp. 74-75. (2) Lénine, Sochinenya, vol. XII, pp. 25-26. (3) Cité par A. S. Schliapnikov, Die Russischen Gewerkschaften (Les syndicats russes), Leipzig, 1920. (4) Kritzman, L., La Période Héroïque de la Révolution Russe, Moscou, 1926. 110 ture du traité de Brest-Litovsk, ces discussions devaient éclater après la signature de celui-ci. Osinsky et les autres communistes. « de gauche » étaient pour l'extension de la gestion ouvrière à d'autres secteurs de l'économie, la reconnaissance du pouvoir des comités d'usine et la formation d'une autorité économique nationale composée de délégués des conseils ouvriers (1), Lénine et les autres bolchéviks avaient une toute autre idée du contrôle ouvrier. Pour eux, il était un moyen d'éviter le sabotage capitaliste un procédé d'urgence à utiliser jusqu'à ce que les institutions centrales de l'Etat soviétique pussent reprendre elles- mêmes la gestion de l'industrie et centraliser son administration. L'isolement et la défaite idéologique des communistes « de gauche » dans la question de Brest-Litovsk eurent des répercussions considérables en d'autres domaines. Ils renforcaient la position des fractions du parti qui soutenaient Lénine dans sa campagne pour la « gestion individuelle » de l'industrie. En mars 1918, un décret a été promulgué, mettant fin au contrôle ouvrier dans les chemins de fer, et donnant des pouvoirs «dictatoriaux » au Commissariat des Voies de Communication. Le paragraphe important de ce décret est le para- graphe 6 qui proclame le besoin de nommer des « cadres techniques administratifs » dans chaque centre ferroviaire local ou régional. Ces cadres seraient « responsables devant le Commissaire du Peuple aux Voies de Communication. » Ils devaient être « l'incarnation de tout le pouvoir dictatorial du prolétariat dans un centre ferroviaire donné ». « La nomination de telles personnes », conclut le décret, « devra être approuvés par le Commissaire du Peuple aux Voies de Communication. » Dans le Kommounist, un mois plus tard, Osinsky lança un aver- tissement prophétique : « Nous sommes pour la construction d'une société prolétarienne par la créativité de classe des travailleurs eux- mêmes, et non par des ukases des capitaines de l'indusrie... Nous avons comme point de départ notre confiance dans l'instinct de classe et dans l'initiative et l'activité de classe du prolétariat. Il ne peut en être autrement. Si le prolétariat lui-même ne sait pas créer les condi- tions nécessaires d'une organisation socialiste du travail personne ne peut le faire à sa place. Personne ne peut le forcer à le faire. Si le bâton se lève contre ces ouvriers, il se trouvera soit dans les mains d'une autre force sociale... soit dans les mains du pouvoir soviétique. Mais alors le pouvoir soviétique sera forcé à chercher l'appui d'une autre classe (par exemple la paysannerie) contre le prolétariat et, par là, il se détruira lui-même en tant que dictature du prolétariat. Le socialisme et l'organisation socialiste doivent être mis en place par le prolétariat lui-même, ou bien ils ne seront pas mis en place du tout ; à leur place, apparaîtra autre chose : le capi- talisme d'Etat. » (2) Preobrajensky dans un autre numéro de Kommounist paru quel- ques semaines plus tard (3) renouvela l'avertissement : « le Parti aura bientôt à décider à quel degré la dictature de certains individus sera étendue des chemins de fer et d'autres branches de l'économie, au Parti lui-même. > Les communistes «de gauche » perdirent leur influence dans les mois suivants, en partie à cause de leur position confuse sur la question de Brest-Litovsk (exploitée sans pitié par les dirigeants du Parti), en partie à cause de leur compromis sur les questions cru- ciales, en partie aussi à cause d'énormes difficultés matérielles pour (1) Voir la contribution d’Osinsky dans les comptes rendus du Premier. Congrès Panrusse des Conseils Economiques, Moscou, 1918, pp. 61-64. (2) Kommounist, nº 2, avril 1918, p. 5. (3) Kommounist, nº 4, mai, 1918. 111 faire paraître Kommounist. A la fois l'organisation de l'Oural du Parti, avec Preobrajensky à sa tête, et l'organisation régionale de Moscou, qui avaient été leurs places-fortes, tombèrent sous le contrôle des leninistes. En 1919, un déplacement certain du pouvoir avait déjà eu lieu. Cependant, l'organisation et la conscience de la classe ouvrière res- taient encore assez fortes pour imposer au moins des concessions verbales aux leaders du Parti et des Syndicats. Au Deuxième Congrès des syndicats (janvier 1919) il avait été question de donner aux prérogatives administratives des syndicats un statut gouvernemental ou officiel. On parla de « gouvernementaliser » les syndicats, « à mesure que leurs fonctions s'amplifieraient et s'intégreraient dans l'appareil gouvernemental d'administration et de contrôle de l'indus- trie. » (1) Le Commissaire au Travail, V. V. Schmidt, devait déclarer au Congrès que « même les organes du Commissariat au Travail devaient être formés à partir de l'appareil syndical. » (2) Quelques semaines plus tard (mars 1919), le Huitième Congrès du Parti devait ratifier ces conceptions. Il déclara que « l'appareil d'organisation de l'industrie socialisée doit être basé essentiellement sur les syndicats... Les syndicats doivent procéder à la concentration effective dans leurs propres mains (c'est nous qui soulignons) de toute l'administration de l'ensemble de l'économie considéré comme une unité économique unique. » (3) Mais il s'agissait là surtout d'apaisements verbaux donnés à la base du Parti et des syndicats. Les années 1918 et 1919 ont vu une immense centralisation de l'administration économique. Celle-ci était dûe largement aux , exigences de la guerre, et en soi il n'était pas inévitable qu'elle eut des effets nocifs. La question essentielle était : qui allait gérer l'appareil centralisé ? Pendant quelque temps, la gestion collective a prévalu dans les conseils (collegia) de l'administration centralisée. Il y avait une parti- cipation massive des syndicats. La vraie dégénérescence commença quan ces deux traits fondamentaux de l'état prolétarien s'affaibli- rent. Car, comme l'a remarqué Kritzman (4), la gestion collective est « la caractéristique spécifique et distinctive du prolétariat, celle qui le distingue de toutes les autres classes sociales. C'est le principe d'organisation le plus démocratique. » Après la publication des thèses de Trotsky sur la militarisation du travail (Pravda, 17 décembre 1919) toute la controverse devint plus aiguë. Il était maintenant évident que les Blancs allaient être battus et les masses désiraient plus que jamais cueillir les fruits de leur Révolution. Ce fut pendant cette période que Lénine écrivit : « Le principe collégial (organisation collective)... est quelque chose de rudimentaire, nécessaire pendant la première étape quand il faut construire du nouveau. Le passage au travail pratique est lié à l'autorité iredivi- duelle. C'est là le système qui assure plus que tout autre, la meilleure utilisation des ressources humaines... » (5). Dans ses thèses présentées au Neuvième Congrès du Parti (mars 1920), il écrivait : « Le principe de l'élection doit être maintenant remplacé par celui de la sélec- (1) Voir Le Deuxième Congrès Panrusse des Syndicats : rapport sténographique, Moscou 1919, I, 97. (2) Ibid., p. 99. (3) « Programme du Parti Communiste Russe ». Résolutions, I, p. 422. (4) Kritzman, L., La Période Héroique de la Révolution Russe, p. 83. (5) Lénine, Discours au Deuxième Congrès des Conseils Economi- ques (janvier 1920). 112 tion » (1). Il rejetait la gestion collective la considérant « utopique > « impráticable », et « nuisible » (2). Au début de 1920, il y avait, c'est vrai, des nuances différentes entre les opinions des leaders bolchéviks (Lénine, Trotsky et Boukharine) sur la question syndicale. Mais on verra que ce qui les unissait était beaucoup plus important que ce qui les séparait. Dans leur attitude vis-à-vis de l'Opposition ouvrière qui était en train de se développer et des opinions qu'elle commen- çait à exprimer, ils formaient un front uni. Le point de vue de Trotsky est bien connu. « Le jeune Etat ouvrier », écrivait-il après le Neuvième Congrès, « a besoin de syn- dicats non pas pour qu'ils luttent pour de meilleures conditions de travail... mais pour qu'ils organisent la classe ouvrière selon les buts de la production, pour qu'ils éduquent et disciplinent les ouvriers... pour qu'ils exercent leur autorité en étroite coopération avec l'Etat, pour qu'ils dirigent les ouvriers dans le cadre d'un plan économique unique... » (3) « Les syndicats doivent soumettre les ouvriers à une discipline et leur apprendre à considérer les intérêts de la production avant leurs propres besoins et leurs exigences. » De la militarisation du travail il disait : « Ce terme nous amène tout de suite dans le domaine où les superstitutions de l'opposition sont les plus grandes et ses cris les plus forts. » (4) Il dénonça ses opposants comme des Menchéviks et « des gens pleins de préjugés syndicalistes. » « La militarisation du travail, déclara-t-il, au Troisième Congrès des syndicats, est la méthode fondamentale, indispensable de l'orga- nisation de notre force de travail. » « Est-il vrai», demandait-il, « que le travail obligatoire a toujours été improductif? » Il dénonça cette opinion comme «un misérable préjugé libéral », démontrant savam- ment que « les esclaves enchaînés furent eux aussi productifs » et que le travail obligatoire des serfs fut aussi en son temps « un phé- nomène progressif » (5). Il déclara aux syndicats que «la coercition, l'enrégimentation et la militarisation du travail ne sont pas de simples mesures d'urgence » et que « l'Etat ouvrier a normalement le droit de forcer n'importe quel citoyen à faire n'importe quel travail à n'im- porte quel endroit que l'état a choisi » (c'est nous qui soulignons). (6) Un peu plus tard il proclama que « la militarisation des syndicats et la militarisation des transports exigeaient une militarisation interne, idéologique... » (7). Selon Lénine, les syndicats devaient servir de lien ou de « cour- roies de transmission » entre le parti et la masse des travailleurs sans-partis. Ils ne seraient pas des organismes d'Etat, mais cela ne voulait nullement dire qu'ils seraient réellement autonomes. L'in- fluence du Parti dans les syndicats devait s'accroître. Les syndicats seraient fortement influencés par l'idéologie du Parti et entrepren- draient l'éducation politique des masses selon les lignes indiquées par le parti. Ainsi «ils aideraient à augmenter la productivité du travail » et joueraient un rôle utile dans la construction du socia- lisme. Ces vues de Lénine ne contredisaient nullement ses opinions sur la « gestion individuelle » de l'industrie. A aucun moment Lénine n'a envisagé que les syndicats devaient jouer un rôle indépendant dans la conception, ou même l'application de la politique économique. (1) Lénine, Les syndicats et leurs tâches. Thèse présentée au nom du Comité Central, Neuvième Congrès du Parti, Appendice XII, p. 532. (2) Lénine, Neuvième Congrès du Parti, pp. 26, 28. (3) Trotsky, Dictature contre Démocratie, p. 14. (4) Ibid., p. 14. (5) Troisième Congrès Panrusse des Syndicats : 5-17 avril 1920, Compte rendu sténographique des séances plénières. Moscou, 1921. (6) I. Deutscher, Le Prophète Armé, p. 500-501. (7) Trotsky, Discours au Plénum élargi du Tsektran, 2 décembre 1920. Euvres, (éd. russe), vol. XV, pp. 422-423. 113 Le point de vue de Boukharine sur les syndicats fut clairement exprimé au Neuvième Congrès du Parti. Il avait recommandé « l'éta- tisation » des syndicats, leur incorporation dans l'appareil officiel d'administration de l'industrie. « Les syndicats », déclarait-il, «doi- vent participer (à la production)... non comme des organes indépen- dants sur lesquels repose telle ou telle fonction, mais comme des organes étroitement liés au cadre général des institutions soviéti- ques. » Quelques mois plus tard Boukharine devait demander «une démocratie ouvrière dans la production », dans un effort pour jeter un pont entre les vues officielles du Parti et celles de l’Opposition ouvrière. Cela lui valut les critiques les plus sévères de Lénine. (1) NOTE 5 Le Huitième Congrès Panrusse des Soviets s'est tenu du 22 au 29 décembre 1920 à Moscou. Il fournit une occasion de débattre publiquement les opinions divergentes qui s'étaient développées à l'intérieur du Parti et qui ne pouvaient plus y être confinées. Le degré d'intensité auquel était parvenue alors l'opposition à la politique offi- cielle du Parti peut être mesuré par le contenu du discours de Zinoviev au Congrès. Zinoviev promettait : « Nous allons établir un contact plus serré avec les masses ouvrières. Nous tiendrons des meetings dans les casernes, dans les usines, dans les camps. Les ouvriers compren- dront alors... que nous ne plaisantons pas lorsque nous disons qu'une nouvelle ère est sur le point de commencer, que dès que nous pour- rons reprendre notre souffle, nous transférerons nos meetings poli- tiques dans les usines... On nous demande ce que nous entendons par la démocratie ouvrière et paysanne. Je réponds : Rien de plus et rien de moins que ce que nous entendions en 1917. Nous devons rétablir le principe de l'élection dans la démocratie ouvrière et paysanne... Si nous avons privé les ouvriers et paysans des droits démocratiques les plus élémentaires, il est temps de mettre un terme à cet état de choses. » (2) Les soucis démocratiques de Zinoviev n'avaient guère de contenu. Ses motifs étaient tactiques et fractionnels, et tout cela faisait partie d'une campagne pour discréditer Trotsky. Zinoviev s'était pendant cette période compromis dans toute une série d'intrigues secrètes qui avaient très peu à voir avec la démocratie ouvrière et paysanne. Schapiro (« L’Origine de l’Autocratie Communiste ») rapporte que des orateurs publics en mal d'esprit étaient toujours sûrs de faire rire leur auditoire par des citations bien choisies de Zinoviev sur les droits démocratiques. Après le Congrès, il y a eu un meeting au théâtre Bolchoi, où les leaders exprimèrent publiquement leurs divergences. Trotskyet Boukharine exprimèrent à nouveau leurs opinions, qui ne différaient que très peu. Lénine et Zinoviev parlèrent pour la direction du Parti. Le point de vue de Lénine avait un peu changé (V. note 10). Il jugeait maintenant nécessaire de se dissocier de Trotsky. Schliapnikov parlait pour l’Opposition ouvrière. Il demanda que tous les organes admi- nistratifs soient élus et responsables devant les ouvriers organisés ; il proposa aussi un « Congrès Panrusse des producteurs ». Les thèses de l’Opposition ouvrière sur la question des syndicats, exprimées pour la première fois à ce meeting, furent ensuite publiées dans la Pravda (25 janvier 1921). (1) Lénine, « A nouveau sur les syndicats, la situation actuelle et les erreurs des camarades Trotsky et Boukharine », Selected Works, IX, pp. 40-80. (2) Rapport sténographique du Huitième Congrès des Soviets, Moscou 1921, p. 324. 114 NOTE 6 La citation de Kollontaï provient d'une révolution soumise à la Conférence régionale de Moscou du Parti début 1920. Elle fut plus tard présentée au Neuvième Congrès du Parti (mars 1920) et rejetée. A. S. Bubnoff, qui avait rejoint les « démocrates centralistes » quelque temps auparavant, était un personnage haut en couleurs. A la conférence du Parti de juillet 1907, il avait soutenu le boycott de la Seconde Douma et avait été appuyé par huit des neuf délégués bolchéviks présents. Lénine s'était uni aux Menchéviks, aux social- démocrates polonais, et aux Bundistes pour rejeter cette proposition de boycott. Le 16 octobre 1917, Bubnoff était nommé au Clentre militaire, un groupe de liaison entre le Comité Central du Parti et le Comité Militaire Révolutionnaire du Soviet de Petrograd. Au début de 1918, il avait voté avec Boukharine, Uritsky et Lomov contre les accords de paix avec l'Allemagne. Il devait organiser plus tard l'opposition aux armées allemandes en Ukraine, territoire où les accords de Brest- Litovsk ne s'appliquaient pas. Vers la fin de 1923, il vira du côté de l'appareil. Malgré cette conversion assez précoce, il fut purgé dans les années 1930. En 1956, il fut « réhabilité » à titre posthume. / NOTE 7 La Plateforme des dix publiée le 14 janvier 1921 était signée par Arten-Sergeyev, Kalinine, Kamenev, Lénine, Lozovsky, Petrovsky, Rudzutak, Staline, Tomsky et Zinoviev. Le document précise les idées de Lénine à la fin de 1920 sur les syndicats. Ceux-ci devraient être des organes d'éducation non de coercition. Ils étaient toujours considérés comme un lien entre le Parti et la masse des ouvriers. Lénine s'opposait alors à « l'erreur fondamentale » de Trotsky, c'est-à-dire son affirmation que dans un « Etat ouvrier » les syndicats sont superflus en tant qu'organe de défense de la classe ouvrière. « Notre Etat actuel est tel que la totalité du prolétariat organisé doit se défendre lui-même. Nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour la défense des ouvriers contre leur Etat. » (1) Aucune mention d'un rôle autonome des syndicats dans le processus de production n'est faite dans la plateforme. Au contraire : les syndicats étaient chargés de « la propagande pour la production, et de jouer leur rôle dans le maintien de la discipline dans le travail ». Le Parti restait l'organe suprême. « Le Parti Communiste Russe, en la personne de ses organes centraux et régionaux, guide incondition- nellement, comme avant, tout l'aspect idéologique du travail des syndicats (2). NOTES 8 et 9 au ne nous Trotsky soutenait que dans un « Etat ouvrier » les syndicats et les institutions économiques de l'Etat « fusionneraient dans leur croissance ». Dans ces notes, nous nous sommes bien souvent référés « centralisme » de Trotsky. Il reste qu'un point à expliquer. Il est généralement reconnu dans les milieux trotskystes que Trotsky avait tort sur la question syndicale, qu'il « était allé trop loin » et qu'il « avait dû être corrigé par Lénine, etc. » Ce qu'on ne note jamais c'est que Trotsky, avec son style brillant et tran- (1) et (2) Lénine, « Sur les syndicats, la situation actuelle, et les erreurs du camarade Trotsky ». Works, vol. XXVI, p. 67. 115 chant et son manque de sentiment pour les gens ordinaires, expri- mait seulement ce que bien des bolchéviks pensaient, mais n'avaient pas le courage de déclarer ouvertement. Trotsky était un penseur trop logique, sa conception de la vie trop cohérente et trop systématisée pour que son attitude sur les syndicats puisse être considérée comme une aberration momentanée. Quand il déclarait que « le travail ...obligatoire pour tous les pays, pour tout travailleur est la base du socialisme » ou que la « milita- risation du travail est la méthode fondamentale indispensable, d'or- ganisation de la force de travail » (1), il exprimait des idées qui prennent leur racine dans la substance même du bolchévisme. Ce fut après avoir exprimé de telles opinions que Trotsky forma le Tsektran (voir note 10) dont il devait se servir sans pitié pour faire rouler à nouveau les trains. Dans toutes les mesures bureau- cratiques qu'il utilisa alors, il fut soutenu jusqu'au bout par le Politburo. L'idée que les actions de Trotsky, pendant la majeure partie de l'année 1920, n'avaient pas l'appui de la direction bolchévik, ne correspond pas aux faits. La coupure ne survint qu'à la réunion du Comité Central du 8 et 9 novembre 1920, quand Lénine se déso- lidarisa de Trotsky. Le Comité Central devait alors interdire à Trotsky d'exprimer publiquement ses opinions sur les rapports entre les syndicats et l'Etat. NOTE 10 Au début de 1920 on avait donné à Trotsky le Commissariat aux Transports, en plus de son poste à la Défense. « Le Politburo lui offrit de le soutenir dans n'importe quelle action qu'il pouvait pren- dre, quelle que soit sa sévérité. » (2) Dès qu'il a été à la tête des transports, Trotsky mit aussitôt en application ses idées favorites en décrétant « la militarisation du travail ». Les cheminots et le personnel des ateliers de réparation furent placés sous la loi mar- tiale. Il y eut une violente protestation. Pour réduire au silence ses critiques, et avec l'appui de toute la direction du Parti, Trotsky expulsa les responsables élus du syndicat et en « nomma d'autres qui étaient prêts à suivre ses volontés ». « Il fit la même chose dans d'autres syndicats d'ouvriers des transports ». (3) Le terrain ainsi dégagé, il procéda à la mise en place du Tsektran. Le Tsektran (corps administratif central des chemins de fer) fut créé en septembre 1920. C'était essentiellement un produit du cerveau de Trotsky. Il résultait de la fusion obligatoire du Commissariat des Transports, des Syndicats de Cheminots. et d'organismes du Parti. Tout le réseau de chemins de fer et le système des transports sur l'eau devaient tomber dans ses attributions. Trotsky fut nommé à sa tête. Il dirigea le Tsektran sur une ligne strictement militaire et bureaucratique. « Le Politburo le soutint jusqu'au bout, comme il l'avait promis » (4). Les trains russes commencèrent à rouler de nouveau, à peu près comme ils le font dans tous les pays capitalis- tes, depuis le début des chemins de fer. NOTE 11 L'expression « deux systèmes » réflèté très bien l'état des choses en Russie à ce moment-là. D'un côté, on parlait de contrôle ouvrier, d'éduquer les ouvriers à gérer la production, de leur donner les (1) Troisième Congrès Russe des Syndicats, Rapport sténogra- phique, p. 97. (2) I. Deutscher, Le Prophète Armé, p. 458. (3) et (4) Isaac Deutscher, Le Prophète Armé, p. 502. 116 droits d'inspection, de leur enseigner la comptabilité et les mérites de la production communiste. De l'autre côté, la direction réelle de l'économie et de la production était seulement dans les mains d'une bureaucratie économique, centrée autour de « spécialistes et de directeurs » (choisis et nommés par en haut) et d'une bureaucratie politique centrée autour des « spécialistes de la politique ». La démocratie prolétarienne à la fois dans les usines et les soviets était déjà moribonde. Lénine avait bien conscience de la différence entre « contrôle ouvrier » et « gestion ouvrière ». Il choisit consciemment le pre- mier, le considérant comme une « école nécessaire » pour la gestion. On trouve une belle illustration de cela dans le passage suivant : « Jusqu'à ce que le contrôle ouvrier soit devenu un fait, jus- qu'à ce que les ouvriers avancés aient organisé et fait appliquer une croisade sans pitié contre ceux qui violent ce contrôle, ou ceux qui sont négligents en matière de contrôle, il sera impossible de passer du premier stade (contrôle ouvrier) au second, le socialisme, à la régulation ouvrière de la production. » (1) Il vaut la peine de noter que la bourgeoisie, elle aussi, a bien conscience de cette différence. Pendant la révolution espagnole en 1936 le gouvernement de Front Populaire était prêt à utiliser le mot d'ordre Nationalisation sous contrôle ouvrier » comme moyen de reprendre aux ouvriers les chemins de fer et d'autres secteurs de l'industrie, où la gestion ouvrière était devenue une réalité. un NOTE 12 Les commentaires de Kollontai sur « les défenseurs et les chevaliers de la la bureaucratie » visaient Trotsky. En décembre 1920, à une réunion à huis clos, du Tsektran, Trotsky avait défendu sa politique d'agir par-dessus la tête des responsables élus des syn- dicats. Il « dénonçait ceux qui protestaient qu'une nouvelle bureau. cratie faisait revivre les méthodes tsaristes de gouvernement. » « Une administration compétente, organisée hiérarchiquement, a ses mérites », déclarait Trotsky. « La Russie ne souffre pas de l'excès mais du manque d'une bureaucratie efficace » (2). Ainsi Staline pouvait s'offrir, quelques années plus tard, le luxe de traiter Trotsky, comme le « patriarche des bureaucrates ». (3) NOTES 13 L'optimisme de Kollontai n'allait pas être justifié. Entre la publication de son texte et le Dixième Congrès du Parti, la discus- sion devint de plus en plus aigre. De plus en plus, l'appareil même du Parti a été utilisé pour combattre l’Opposition. Une Conférence régionale du Parti, réunie à Moscou en novem- bre 1920, avait montré que la force des groupes de l'opposition croissait régulièrement. « L'Opposition ouvrière, les Démocrates Centralistes et le groupe d'Ignatov (une fraction de Moscou étroi- tement liée à l'Opposition ouvrière, et qui devait fusionner plus (1) Lénine, « Les tâches immédiates du gouvernement sovié- tique ». Selected Works, vol. VII, p. 328. (2) I. Deutscher, Le Prophète Armé, p. 503. (3) Staline Sochinenya, vol. VI, p. 29. 117 sa tard avec elle) avaient obtenu 124 sièges, contre 154 pour les parti- sans du Comité Central. » (1) La direction prit peur et, au début de janvier 1921, la campagne « officielle » du Congrès a été lancée par l'organisation de Zinoviev à Petrograd. Mais avant même l'ouverture du Congrès, on utilisa toute une série de mesures pour assurer la défaite de l'Opposition. Quelques- unes de ces méthodes étaient tellement scandaleuses qu'à un moment donné, le Comité de Moscou vota une résolution (à 14 voix contre 13) qui censurait publiquement l'organisation de Petrograd « pour ne pas observer les règles d'une discussion correcte ». (2) Le 13 jan- vier 1921, le Comité du Parti de Moscou dénonça « la tendance de l'organisation de Petrograd à agir comme un centre spécial pour la préparation des congrès du Parti. » Le Comité Central fut également critiqué et «instamment appelé à veiller à ce que la répartition du matériel et des orateurs soit équitable... de façon que tous les points de vue soient honnêtement représentés. » Au Congrès, Kollontai devait déclarer que la diffusion de brochure « l’Opposition ouvrière » avait été délibérément sabotée. (3) Pendant les discussions qui précédèrent le Congrès, la fraction léniniste se servit à fond de la nouvelle Commission de Contrôle pour son propre compte. Elle obtint la démission de Preobrajensky et Djerjinsky de cette Commission et leur remplacement par des « hommes d'appareil » (appratchniks) endurcis. Elle s'appuya sans relâche sur le culte de la personnalité de Lénine. Ils réussirent à s'emparer de l'appareil du Parti, même dans les régions qui soute- naient depuis longtemps l'Opposition. Le Congrès lui-même était « bourré » de délégués de confiance et la résolution officielle fut adoptée sans grande difficulté. Lénine ouvrit le Congrès en dénonçant l’Opposition ouvrière menace pour la révolution ». D'autres lui donnèrent la réplique. Une atmosphère d'hystérie régnait, qu'on n'avait jamais encore rencontrée à un Congrès du Parti. L’Opposition ouvrière dénonça « le bureaucratisme... origine du clivage entre l'autorité des soviets et les largės masses travailleuses. » Elle demanda « des périodes régulières de travail manuel pour tous les membres du Parti, afin qu'ils restent en contact avec les conditions de vie des ouvriers » et une purge « pour expulser les éléments non-proléta- riens du Parti ». Milonov, l'un des leaders de l'Opposition ouvrière dénonça Lénine comme le « plus grand chinovnik » (personne de rang élevé dans la hiérarchie de la bureaucratie tsariste). Le groupe d'Ignatov affirma que le fondement de classe du régime soviétique changeait et devenait non-prolétarien. Il demanda que les deux tiers des membres de tous les comités du Parti soient des ouvriers. Le mécontentement refoulé jusqu'alors, éclatait à chaque séance. Par leur contrôle de l'appareil, les léninistes (avec l'aide des trotskistes) réussirent cependant à garder le contrôle des débats et à faire voter une « résolution sur l'unité » qui interdisait les fractions. Cette réso- lution ordonnait « la dissolution rapide de tous les groupes sans exception qui s'étaient formés autour d'une plateforme quelconque ». Elle ordonnait à « tous les organes de traiter sévèrement toutes mani- festations de fraction en les interdisant. » « La non-exécution de cette décision », poursuivit la résolution, « entraînera l'expulsion immé- diate et inconditionnelle des rangs du Parti ». comme «ипе aux (1) Daniels, R. U. The Conscience of the Revolution, p. 138. (2) Trotsky, Réponse camarades de Petrograd. Dixième Congrès du Parti, pp. 826-827, n° 1. (3) Kollontaï A., Dixième Congrès du Parti, p. 103. 118 La résolution donnait aussi au Comité Central des pouvoirs disci- plinaires. illimités. « Le Congrès », disait-elle, « donne au Comité Central plein pouvoir d'exercer, en cas de violation de la discipline, de constitution de fractions ou de tolérance à leur égard, toutes les sanctions de Parti, y compris l'expulsion des rangs du Parti. » En cas d'infraction par des membres du Comité Central, elle stipulait « leur rétrogradation au rang de suppléants, et même, en cas extrême, leur expulsion des rangs du Parti. » La résolution déclarait également que « la tâche la plus urgente » du Comité Central était « la réalisation la plus stricte de l'unifor- mité dans la structure des comités du Parti. » Cinq membres du Comité Central devaient se consacrer exclusivement au travail interne du Parti, « tel que visiter les comités de province et assister à des conférences régionales du Parti. » Au Congrès, Trotsky aussi dénonça l’Opposition ouvrière. « Ils ont mis en avant des mots d'ordre dangereux. Ils ont fait des princi- pes démocratiques un fétiche. Ils ont placé le droit des ouvriers de faire élire leurs représentants au-dessus du Parti. Comme si le Parti n'avait pas le droit d'affirmer sa dictature, même si cette dictature était en conflit temporaire avec les humeurs changeantes de la démo- cratie ouvrière ! » Il parla du « droit d'aînesse historique révolu- tionnaire du Parti. » « Le Parti est obligé de maintenir sa dictature... quelles que soient les hésitations temporaires même de la classe ouvrière... La dictature n'est pas fondée à chaque instant sur le principe formel de la démocratie ouvrière. » En dehors de la Salle des Conférences, à des centaines de kilo- mètres de là, et pendant que le Congrès siégeait encore, un autre drame se jouait, le drame de Cronstadt. Les balles du Parti corri- geaient « les hésitations temporaires de la classe ouvrière ». On dénonçait les hommes de Cronstadt comme « des mutins contre- révolutionnaires avec un général Blanc à leur tête. » (1) Trotsky ordonna à ses troupes « de les abattre comme des perdrix. » Pris ensemble, le Dixième Congrès du Parti et les événements de Cronstadt marquent un tournant décisif dans la Révolution russe. A partir de mars 1921, la dégénérescence bureaucratique s'accéléra énormément. Les trotskistes, qui avaient voté pour toutes les réso- lutions de Lénine mais qui n'avaient pas été assez zélés dans leur dénonciation de l’Opposition ouvrière perdirent la plupart de leurs postes dans l’Ogburo et le Secrétariat, qui furent tous les deux purgés de haut en bas. Par son attitude à cette époque-là, Trotsky érigea un mur solide et permanent entre ceux qui le suivaient et les ouvriers révolutionnaires. Lorsque quelques années plus tard, il les appela à se dresser contre la bureaucratie, qui à ce moment-là elle menaçait Trotsky lui-même, les ouvriers lui firent la sourde oreille. En 1793, à l'apogée de la Révolution Française, Robespierre s'était tourné contre ses alliés de gauche (les Hébertistes et les Enragés) qui voulaient pousser la révolution plus loin. Quand la droite le menaça plus tard pendant les journées de Thermidor, il fut incapable de mobiliser les quartiers ouvriers de Paris. Il se retrouva" complètement isolé. Le sort de Trotsky devait être semblable. Après le Dixième Congrès, l’Opposition ouvrière fut de plus en plus persécutée. Le parti eut à briser le contrôle qu'avait l'Opposition (1) Il est intéressant de noter que Deutscher dont les trotskistes reconnaissent constamment « qu'il respecte les faits » et qui ne peut nullement être soupçonné de « gauchisme », déclare que cette dénonciation « semble avoir été sans fondement ». Le Prophète Armé, p. 511. 119 sur le Syndicat des Métallurgistes, dirigé par Medvedev. A la Confé- rence de ce Syndicat, en mai 1921, le Comité Central du Parti présenta au syndicat une liste de candidats recommandés pour les postes de direction dans le syndicat. Les délégués des métallurgistes refusèrent cette liste, mais « leur geste se révéla inutile : la direction du Parti nomma froidement ses propres candidats aux postes dirigeants du syndicat, et l'Opposition s'effondra ». (1) En mars 1922, une nouvelle Conférence du Syndicat des Métallurgistes eut lieu. La politique du syndicat fut décidée par la fraction du Parti, dont les réunions profi- tèrent de la présence de métallurgistes distingués tels : Lénine, Kaménev, Zinoviev, Molotov, Staline, Cachin... et Clara Zeltkin i (voir Shapiro, op. cit.). Quelques mois plus tard, le Onzième Congrès du Parti (27 mars- 2 avril 1922). créa une commission spéciale pour « enquêter sur les activités de l'Opposition ouvrière ». Toute opposition organisée à l'intérieur des soviets allait bientôt être déclarée illégale. C'est aussi le Onzième Congrès qui nomma Staline comme Secrétaire Général du Parti, Mais cela, c'est une autre histoire... (Notes rédigées par le groupe anglais Solidarity). (1) R. U. Daniels, The Conscience of the Revolution, p. 157. Cercle de Conférences de 11 SOCIALISME ou BARBARIE " Nous organisons cette année une série de confé- rences suivies de discussions. Elles ont lieu à la Mutualité (Métro : Maubert-Mutualité), à 20 h. 30, (salle affichée au tableau). Les prochaines conféren- çes seront : Le 14 février : La Société Russe, par P. Canjuers. Le 13 mars : Le Marxisme et l'Idéologie Révolu- tionnaire, par P. Cardan, Le 17 avril : Psychanalyse et Révolution, par A. Gérard et D. Galois. Le 15 mai : Qu'est-ce qu'être Révolutionnaire aujourd'hui ? par P. Cardan. Tous les lecteurs de la revue sont cordialement invités à ces conférences. Les deux premières confé- rences (Le travail en usine, par D. Mothé, et Le travail dans les bureaux, par S. Chatel), ont été ronéotypées et peuvent être envoyées à ceux de nos lecteurs qui nous en feront la demande. 120 Les Livres Daniel GUÉRIN. : LE FRONT POPULAIRE Ce livre passionnant n'est pas, comme le dit Guérin lui-même dans la préface, l'histoire du Front Populaire mais une contribution à l'histoire par un des hommes qui a contribué à la sécréter. Mais l'auteur ne peut s'empêcher de replacer les événements qu'il a vécu dans un cadre historique, donc théorique. Dans le prologue, Guérin situe l'événement dans le contexte national et international. Pour ce faire il raconte sa découverte du socialisme, ses premiers contacts avec Blum. Tout de suite Guérin a vomi l’électoralisme de son parti, la S. F. I. 0. Ainsi il acquiert bien vite la nausée des salades et des échecs électoralistes et il rejoint la gauche de la S. F. I. O., groupée autour de Marceau Pivert qui défend un socialisme libertaire. Pendant la montée du fascisme en Allemagne leur groupe oppose le pacifisme révolutionnaire à la fois aux paci- fistes bélants et aux va-t-en guerre de leur propre parti. Aussi sans cesse vont-ils se trouver affronter les problèmes que posait en France la création d'un Front commun antifasciste qui ne soit pas une machinerie patriotarde. La capitulation du P. C. en Allemagne, qui n'a pas craint pendant une première période de s'allier à n'im- porte qui y compris les fascistes contre les sociaux-démocrates ouvrait la voie à la réaction. La peste brune apparaissait en France, sanglante, avec la soirée du 6 février 1934. Mais à ce moment Guérin s'était retiré du groupe dans lequel il militait à moitié à l'aise d'ailleurs pour écrire « Fascisme et Grand Capital » ; livre qui reste l'une des contributions les plus importantes à l'analyse du phénomène fasciste. Le gouver- nement français réarmait, sous le prétexte du « si l'autre le fait, pourquoi pas moi ? ». Staline n'ayant pas réussi à se lier avec Hitler, s'allie avec Laval, cocufiant les communistes allemands avec cynisme habituel. Le P. C. F. retournera sa veste mitée et se mettra à soutenir Laval. Alors, commencent les embrassades impudiques des staliniens et de la bourgeoisie radicale. Les partis de gauche avaient la possibilité de rayer de la carte malodorante de la politique le parti radical, ils le renflouèrent. Mais en Afrique, en Asie, les peuples colonisés poussaient leurs premiers balbutiements vers la libération. Leurs cris de haine n'ont pas été entendus par l'immense majorité des travailleurs, ils ont été étouffés par les partis traditionnels. Quinze ans plus tard, les guerres coloniales en étaient la rançon. Pendant les grèves de juin 36, Guérin était responsable d'un comité intersyndical de la C. G. T. Guérin passe trop brièvement sur l'immense mouvement que furent les occupations d'usines, mais il montre clairement qu'une « révolution qui cesse d'avancer est condamnée à refluer. » Alors que les ouvriers avaient formulé concrè- tement l'idée d'appropriation de leurs usines, les décisions des machines bureaucratiques étouffèrent ces idées en truquant les réso- lutions adoptées. Celles-ci furent réduites à un appel à la réquisition et à la remise marche des entreprises autorité gouvernementale. Guérin démasque implacablement les vipères déguisées en amis qu'étaient les membres du gouvernement Blum qui s'étaient installés dans l'Etat pour éviter la guerre de classe. Il montre le rôle du P. C. brisant les grèves. Le parti S. F. I. 0., en s'intégrant à ce gouverne- ment qui avait pour fonction de sauver les classes dirigeantes, deve- nait la filiale de ce gouvernement. Il dénonce l'erreur de la parti- son en SOUS 121 cipation du leader de l'opposition de gauche dans la S. F. I. 0., Marceau Pivert, au gouvernement. Ce faisant, il brouillait les cartes, il se liait à un gouvernement qu'il ne pouvait plus dénoncer. Il se trouvait marié à ce gouvernement qui, sous le prétexte du «risque de guerre », livrait l'Espagne à Franco. Ce gouvernement, lui, faisait massacrer les manifestants anti-fascistes par sa police. Pour Guérin et pour ses camarades de la gauche révolutionnaire la vie dans le parti S. F. I. O. devenait impossible. Ils hésitaient pourtant à scis- sionner, ils hésitaient aussi à rejoindre la fantomatique IVe Interna- tionale. Ils voulaient participer au Front Populaire des masses, à celui de Juin 36, pour ce faire lutter contre le Front Populaire deuxième manière, celui de Blum. Ils voulaient rester dans le mouve- ment pour être le cri des révolutionnaires étranglés par Staline en Espagne, pour être la haine des colonisés que l'on abandonnait, pour être la voix des travailleurs français. Mais quand la gauche révolu- tionnaire soutenait les grévistes elle devait combattre les flics de Blum et les nervis du P. C. ; quand la gauche révolutionnaire rejetait l'union sacrée, c'était encore à Blum qu'elle s'opposait. La dernière partie du livre raconte l'exclusion de la gauche révolutionnaire de la S. F. I. 0. et la formation du P. S. O, P., tenta- tive à mi-chemin entre le trotskysme et le socialisme libertaire. Mais après Blum, Daladier aidé par le P. C. va entraîner les masses dans la guerre. La gauche révolutionnaire avait mis trop de temps à briser l'alliance qui la mariait à Blum, elle était restée trop longtemps dans la grande maison, séduite par le mythe de l'efficacité. Elle ne sera pas prête lors de l'échec de la grève générale de 38, dernier sursaut révolutionnaire saboté par les staliniens ; cette grève qui donna aux masses, une psychologie de vaincus. En Espagne, aussi les dernières braises révolutionnaires étaient en train de s'éteindre. La guerre arrivait. Guérin termine son livre sur la description des tentatives d'actions pacifistes révolutionnaires auxquelles il a pris part. Guérin a l'immense mérite de traiter les problèmes dans les termes dans lesquels ils s'offraient à lui, militant révolutionnaire. Son style est facile à lire, et rendra le livre abordable à beaucoup de gens. On peut regretter qu'il passe trop vite sur les problèmes de fond, ou qu'il les laisse de côté. Mais c'était inévitable étant donné le caractère que Guérin a voulu donner à son livre : non pas étude théorique, mais témoignage d'une expérience réelle. Comme tel il aura peut-être une efficacité plus grande, pour démystifier ce que Guérin appelle, dans sa Préface, le « mythe toujours vivant » du Front Populaire. SERGE MAREUIL, Raymond BORDE : L'EXTRICABLE « Les ventres sont pleins. Les routes se couvrent de voitures. Le silence est maçonné de bruits. Le temps qui passe ne nous appar- tient plus. Autre chose apparaît, un fascisme à l'envers où la multi- tude opprimée par un individu devient l'individu opprimé par la multitude ». Ainsi commence le cri de désespoir que Raymond Borde pousse dans l’Extricable (1). Stalinien jusqu'à une date récente, il vient tout à coup de déchi- (1) Editions du Terrain Vague. 122 1 nous sa rer un voile et découvre par là un vide effrayant. Le « canasson » qu'il chevauchait s'est évaporé : le prolétariat des pays industriels s'est intégré. « La très belle phrase « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » ne résiste plus à une cuisine en formica ». Alors, il se retrouve seul, face à ses anciennes haines. Le condi- tionnement devient total. Une masse amorphe de fourmis apparaît. Seuls subsistent, comme opposants, les émigrés de l'intérieur, « Par les failles imprévisibles des sociétés organisées, ils dissipent le men- songe du grand conditionnement ». La société où vivons est déjà une société de science-fiction. C'est l'homme-numéro. Borde. pense que l'abrutissement est irréversible et qu'il ne faut pas cher- cher un chef d'orchestre. « La civilisation de masse n'est pas imposée à la masse par l'aristocratie capitaliste. L'explication marxiste ne suffit plus. Il ne s'agit même pas, comme ont pu le penser Lefort et ses amis de Socialisme ou Barbarie. d'un rapport de dominateurs- dominés qui vaudrait pour tous les régimes, de l'Oural aux Allé- ghanhys ». « Tout le monde est complice. Les dominateurs sont eux aussi, à leur manière, prisonniers de l'aliénation, parce que les mass-media ont atteint le degré où elles existent pour elles-mêmes ; où nul n'a le pouvoir d'arrêter les tambours. Chacun se trouve en état de satisfaction et d'adhésion paisible. » Face au désespoir, les quelques isolés qui se révoltent encore. n'ont plus qu'à gueuler bien haut leur insoumission. Et Borde se met à gueuler contre tout ce qui constitue la misé- rable société de termites ; les sciences humaines : (« Dans la hiérarchie des déjections sociales, le psychotechnicien a place entre le curé et le commissaire ») ; la mondialisation de la médiocrité: (« A Vannes, à San Francisco, à Odessa, dans les buldings interchangeables de la promis- cuité universelle, l'enchaînement du quotidien est attérant de simi- litude. Le paysage est occulté par les casernes de ciment qui ont poussé en Charente-Maritime et en pays Maya ») ; le tourisme de masse : (Borde propose que les municipalités donnent 20 francs par tête de touriste abattu, «a moins qu'on ne tasse les touristes dans un immense Luna-Park au milieu de la Beauce, avec des routes bariolées, des Jocondes en ciment, et un pipeline de lait de chèvre bouilli... Les touristes seraient enfermés dans leurs voitures et sur un écran courbe et colossal, on leur projet- terait un film qui s'appellerait « Les Kilomètres ». Pris du capot d'une automobile, ce sera un film en plan-séquence, un plan unique de sept cents heures ») ; La multitude : Borde rejoint ici Malthus. Il est contre la mater- « La pornographie commence avec la grossesse. Avant, tout est merveilleux : baiser, branler, sucer, rêver. Après tout est sale. L'être aimé se dégrade ; il atteint les limites de l'horreur : il devient une mère. » Borde ne s'en cache pas : c'est à un nouveau surréalisme qu'il convie. Des révolutionnaires, même s'ils savent que tout désespoir est absurde, même s'ils voient dans l'activité humaine de tous les jours poindre les prémisses d'une autre société, ne peuvent pas être insensibles à son déchaînement contre le conformisme béat qui se présente de plus en plus comme un « monde naturel ». Mais ils ne peuvent ignorer non plus qu'un nouveau surréalisme ne répond nullement à la question posée, et qu'il n'est, à la limite, qu'une autre forme du confort individuel et de l'irresponsabilité. nité : nous ALAIN: GERARD. 123 Christiane ROCHEFORT : LES. STANCES A SOPHIE / C'est une très vieille histoire que raconte Christiane Rochefort, une histoire toujours neuve : le putanat institutionnel que représente le mariage bourgeois. On a beau vivre sous un capitalisme technocratique, la transfor- mation de la femme du technocrate en mécanique à baiser et à paraître n'en reste pas moins l'opération essentielle du mariage bourgeois. Les haines de Rochefort sont aussi les nôtres : elle les laisse éclater sans frein, dénonçant dans un style mordant toute la merde que constitue la société organisée : l'anéantissement de la vie sous toutes ses formes, la mise à sac de villes et de paysages par les gangsters technocrates (sous le nom d' « aménagement du territoire », il faut entendre la création par un gang d'une uniformité de laideur et d'ennui, uniformité imposée par la violence rationalisée de la publicité, des mass-media, de l'instruction et des appareils politiques) la mise au travail, par le chantage, de millions de paumés. Ce monde néo-bourgeois pue encore plus que le monde des bour- geois de « Pot-Bouille ». Les robotiseurs sont eux-mêmes des robots : leur connerie est étale, -structurale. Le monde qu'ils prétendent fabri- quer pour notre bien est à la mesure de leur niaiserie régnante. La faillite du mouvement révolutionnaire s'apprécie tous les jours dans ce monde que ces imbéciles nous imposent malgré nous par la corruption de nos consciences : ils nous persuadent de les laisser régner. Le point le plus sensible de l'imbécilisation est le monde de la femme, le monde de Elle. Céline, l'héroïne des Stances à Sophie est une femme libre qui tombe amoureuse d'un jeune con, Philippe, grand, blond, tout issu des « Grandes Ecoles » et du 16e arrondisse- ment, déjà bien avancé dans la sinistre carrière d'aménageur dų territoire (notons quand même qu'il est peu, vraisemblable psycho- logiquement qu'une « femme libre » tombe d'un tel monument de crétinerie). On a peine à croire que de tels crétins existent autour de nous, en 1964. Pourtant, non seulement ils existent encore, ils ont le pouvoir. Rencontrer les futurs salauds est facile : il suffit d'aller aux bals de Polytechnique, des Ponts, des Mines, de Centrale, de H. E. C., de l'Essec, de Sciences-Po, de Médecine pour rencontrer les futurs Philippe. Il s'organise à ces occasions une chasse aux jeunes technocrates par les putains de bonne société qui seront leurs futures femmes. Ces merdeux bien sapés, mis en cage pendant leurs années d'adolescence, sont alors mis en présence de la marchandise femelle dont la silhouette, le cul et la coiffure doivent être proches de ceux de la célébrité en vogue. Le mâle, dans son délire de puissance, possède ainsi une réplique du prestige social attaché à la célébrité. De plus, la femelle réelle doit correspondre à l'image que s'en faisait l'apprenti technocrate dans les phantasmes masturbatoires de son adolescence studieuse. C'est ainsi que se fait en France l'éducation sexuelle de la plupart des futurs dirigeants. Dans ce monde, la femme a un rôle fixé de toute éternité. En épousant Philippe, Céline épouse un rôle. Elle se révolte d'abord contre ce rôle, pensant qu'il est possible de rester un être humain, tout en étant mariée à un bourgeois. Puis elle comprend que les maris « sont des amateurs de cadavres, ils ne peuvent jouir que des mortes ». Elle se met alors à jouer complètement son rôle de putain légale, conduisant jusqu'au l'absurde sa vie de femme d'inté- rieur. Avec une rigueur implacable, elle démontre que la femelle du amoureuse 124 bourgeois ne peut qu'être une putain, « sa » putain. Puis elle plaque son mari devenu député, après avoir pris quelque plaisir homosexuel. Elle retrouve la 'solitude, condition nécessaire de sa liberté. Rochefort pense en effet qu'il n'est d'autre issue pour la femme du « XXe siècle que d'assumer sa solitude ». Il ne peut y avoir de « couple », toute union ne peut, ne doit qu'être transitoire. Seul un besoin maladif de sécurité fait que deux êtres restent ensemble lorsqu'ils n'ont plus aucune autre raison de le faire. Comment ne pas voir, cependant, que toute la révolte contenue dans les « Stances à Sophie » est bien banale ? On mesure la terrible régression des idées, la subtile pénétration universelle du confor- misme quand on constate la violence explosive que peut posséder la simple répétition de ce qu'on sait depuis plus d'un siècle. ALAIN GERARD. Yvon BOURDET : COMMUNISME ET MARXISME Nous nous bornons à signaler ici la parution en livre d'une série d'articles de notre ami Yvon Bourdet (1), publiés auparavant dans diverses revues. L'étude sur « Le néo-revisionnisme », portant sur l'orientation d’Arguments, et mettant à nu ce que Bourdet appelle « le vain souhait d'une pensée nouvelle », est percutante et d'une violence ironique justifiée. « Le parti révolutionnaire et la sponta- néité des masses » met le doigt, à propos des analyses du rôle relatif du parti bolchévik et des masses dans la révolution russe faite par Trotsky (dans son « Histoire de la révolution russe »), sur la contradiction inhérente dans la conception classique : le parti, constamment en retard sur la réalité et parfois orienté de façon rétrograde, est considéré en même temps comme le principal respon- sable du succès de la révolution. Bien que la critique de Bourdet reste parfois sur un plan formel' et quelque peu scolastique, le problème qu'il soulève est essentiel et profond, et sa constatation que les « explications » de Trotsky n’expliquent au fond rien du tout, est à notre avis juste. Nous pensons, en revanche, que les études « Marxisme et anarchisme » et « Démocratie, classe et parti » font la part trop belle aux critiques social-démocrates du bolché- visme, en oubliant ce même point que Bourdet souligne à propos de Lénine : quelle était la pratique sociale de cette social-démocratie qui dénonçait la pratique du bolchévisme ? Quelle a été l'attitude de Kautsky, si sensible aux actes anti-démocratiques des bolchéviks, face aux monstruosités du gouvernement impérial allemand, et du gouvernement social-démocrate qui lui a succédé après novembre 1918 ? Si nous critiquons aujourd'hui le bolchévisme d'un point de vue révolutionnaire, nous n'avons aucune raison et aucun besoin d'aller emprunter des arguments dans la vieille boîte à ordures de la social-démocratie. sur P. C. (1) Editions Michel Brient et Cie, Paris. 125 - LETTRE D'ALGÉRIE Alger, 26 décembre 1963. « ... Je viens de lire une lettre dans Révolution et travail (organe de l’U. G. T. A.), écrite par un petit commerçant. Il demande à ses confrères qui ont des petites entreprises de quitter l'Union des com- merçants, et de former une organisation liée à l’U. G. T. A. et au F. L. N., c'est-à-dire de se joindre au peuple. Les derniers trois para. graphes disent : « L'Unité des humbles serait puissante contre les ennemis de Dieu et du Socialisme ». « L'Unité des humbles ferait échec aux grands spéculateurs ». « Petits commerçants, petits fellahs, petits artisans, unissez- vous ». Et les petits commerçants peuvent être incroyablement petits en Algérie. Par exemple, un « capitaliste » algérien peut investir son capital dans un paquet de cigarettes, qu'il vend ensuite une par une. Ou bien, il ira au Monoprix acheter un sac de caramels et une plaque de chocolat. Ensuite, il vend les caramels un par un et le chocolat par petits carrés. Beaucoup de gens semblent « employés » de cette façon. Ils vendent n'importe quelle chose qu'ils puissent trouver, ils trainent en attendant de rendre un « service » quelconque pour lequel ils pourraient recevoir un pourboire. Il y a évidemment aussi le fellah avec son petit jardin où il fait pousser quelques légumes, et qui possède en plus une vache. Dans le département de Sétif (environ un million de population) il y a cinq mille ouvriers employés dans le secteur « socialisé » (je n'ai pas pu mettre la main sur un chiffre comparable concernant l'ensemble du pays). Le responsable insiste sur le fait que ce chiffre représente la grande majorité des ouvriers productifs, et malheu- reusement il doit avoir raison. Dans cette atmosphère, les gens demandent l'industrialisation et ne se soucient pas beaucoup des problèmes de la gestion. Les gens ne peuvent pas comprendre que des américains peuvent être socialistes. Après tout, « l'Amérique est déjà développée, alors pourquoi diable voulez-vous le socialisme ? » Ce n'est pas une observation bien originale, mais il faut bien comprendre que le « socialisme » dans le Tiers Monde est vu simple- ment comme un moyen pour le développement économique. Nous ne l'avons vu clairement qu'ici, pour la première fois, et dans ces condi- tions il est difficile de discuter avec des gens qui ne veulent qu' « aller de l'avant » aussi vite que possible, un point c'est tout. Cependant, l'auto-gestion existe aussi en Algérie. Dans la pratique, les comités ouvriers accomplissent des fonctions de contremaitre plutôt que de patron. Ceci non pas parce que le Gouvernement empêche l'initiative (bien qu'il y ait déjà des tendances dans ce sens), mais en réalité parce que les ouvriers ne peuvent ou ne veulent pas prendre la responsabilité de la planification économique. Ils conti- nueront à travailler comme ils l'ont toujours fait. (Dans certains cas, les ouvriers ont remis en marche l'entreprise avec leurs propres contributions financières), mais ils ne changeront pas la fonction de l'entreprise ni ne feront des plans de développement. Ceux qui veulent l'auto-gestion doivent combattre non seulement les tendances de bureaucratisation, mais doivent aussi essayer d'ani- mer les masses qui n'ont jamais lutté pour le socialisme et n'ont pas créer leurs propres Conseils ouvriers... 126 Nous avons acclamé deux fois Chou-En-Lai, à Alger et à Oran. L'embêtant, c'est qu'il amène avec lui la pluie. A Alger, il faisait beau le jour de sa réception, sauf pour une giboulée qui suivait son entourage. Le jour suivant, il a visité la banlieue et il a provoqué un tel déluge d'eau, qu’un village a dû être évacué. Ce n'est qu'une preuve de plus qu'il représente la révolution paysanne. Les paysans ici sont enchantés à cause de cette pluie, mais les ouvriers ne l'aiment pas et nous, intellectuels, la détestons ». Bernard FERRI Bernard Ferri et deux de ses camarades sont actuellement dans les prisons de Franco pour avoir gueulé leur dégoût à coups de bombes. Nous ne considérons pas que ces actes soient politiquement justes, mais nous dénions aux assassins franquistes et aux curés leurs complices, le droit de représenter une loi quelconque et de juger qui que ce soit. Ferri et ses camarades, condamnés à 30 et 20 ans de prison, crèvent de froid en Espagne. Il faut leur envoyer des vivres, des couvertures, etc. Nous vous demandons d'envoyer la somme que vous pourrez à Socialisme ou Barbarie (indiquant : Souscription Ferri), qui transmettra. LIBRAIRIES QUI VENDENT « SOCIALISME OU BARBARIE » Nous donnons ci-dessous la liste des librairies qui vendent régulièrement notre revue dans la région parisienne : Librairie du XXe siècle, 185, boulevard Saint-Germain (VI). Librairie de Sciences-Po, 30, rue Saint-Guillaume (VII). Librairie Gallimard, 15, boulevard Raspail (VII°). Librairie Croville, 20, rue de la Sorbonne (Ve). Librairie du Panthéon, 2, rue des Carmes (vg. Librairie Rivière, 31, rue Jacob (Viº). Librairie Le Divan, 37, rue Bonaparte (VIC). Librairie L'Unité, angle boulevard Saint-Germain-Saint-Michel (VIⓇ). Librairie, 73, boulevard Saint-Michel (VⓇ). Presses Universitaires (PUF), boulevard Saint-Michel (VⓇ). Le Labyrinthe, 17, rue Cujas (VⓇ). Librairie Berlitz, 28 bis, rue Louis-le-Grand (119). Librairie Weill, 60, rue Caumartin (IX®). L'Ami des Livres, 83, boulevard Saint-Michel (VⓇ). « Prismes », 168, boulevard Saint-Germain (VIⓇ). CHANGEMENT DE NOTRE ADRESSE : Nous vous prions de noter notre nouvelle adresse : SOCIALISME OU BARBARIE 16, rue Henri-Bocquillon, PARIS (159) 127