SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 16, rue Henri-Bocquillon PARIS-15 Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19 Comité de Rédaction : P. CARDAN A. GARROS D. MOTHE Gérant : P. ROUSSEAU Le numéro Abonnement un an (4 numéros) Abonnement de soutien Abonnement étranger 3 F. 10 F. 20 F. 15 T 10 Volumes déjà parus (I, nº 1-6, 608 pages ; II, n° 7-12, 464 pages ; III, n°13-18; 472 pages : 3 F. le volume. IV, nºs 19-24, 1112 pages ; V, n°8 25-30, 684 pages : 6 F. le volume). La collection complète des nº 1 à 35, 3 304 pages, 30 F. Numéros séparés : de 1 à 18, 0,75 F. le numéro : de 19 à 30, 1,50 F. le numéro, de 31 à 35, 2 F. le numéro. L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure Comment lutter ? (Déc. 57), brochure Les grèves belges (Avril 1961), brochure 1,00 F. 0,50 F. 1,00 F. SOCIALISME O U' BARBARIE Marxisme et théorie révolutionnaire . 1.- La situation historique du marxisme et la notion d'orthodoxie. II. La théorie marxiste de l'histoire. III. -- La philosophie marxiste de l'histoire. Les deux éléments du marxisme et leur destin historique. V. -- Bilan provisoire. VI. Le statut d'une théorie révolutionnaire. IV. 1. LA SITUATION HISTORIQUE DU MARXISME ET LA NOTION D'ORTHODOXIE 1. ir celui que préoccupe la question de la société, la ren- contre avec le marxisme est immédiate et inévitable. Parler même de rencontre dans ce cas est abusif, pour autant que ce mot dénote un événement contingent et extérieur. Cessant d'être une théorie particulière ou un programme politique professé par quelques-uns, le marxisme a imprégné le lan- gage, les idées et la réalité au point qu'il est devenu partie de l'atmosphère que l'on respire en venant au monde social, du paysage historique qui fixe le cadre de nos allées et venues. Mais, pour cette raison même, parler du marxisme est devenu une des entreprises les plus difficiles qui soient. D'abord, nous sommes impliqués de mille façons dans ce dont il s'agit. Et ce marxisme, en se « réalisant », est devenu insai- sissable. De quel marxisme, en effet, faudrait-il parler ? De celui de Krouchtchev, de Mao Tsé-toung, de Togliatti, de Thorez ? De celui de Castro, des yougoslaves, des révision- 1 nistes polonais ? Ou bien des trotskistes (et là encore, la géo- graphie reprend ses droits : trotskistes français et anglais, des Etats-Unis et d'Amérique latine se déchirent et se dénoncent réciproquement), des bordiguistes, de tel groupe d'extrême- gauche qui accuse tous les autres de trahir l'esprit du « véri- table » marxisme, qu'il serait seul à posséder ? Il n'y a pas seulement l'abîme qui sépare les marxismes officiels et les marxismes d'opposition. Il y a l'énorme multiplicité des variantes, dont chacune se pose comme excluant toutes les autres. Aucun critère simple ne permet de réduire d'emblée cette complexité. Il n'y a évidemment pas d'épreuve des faits qui parle pour elle-même, puisqu'aussi bien le gouvernant que le prisonnier politique se trouvent dans des situations sociales particulières, qui ne confèrent comme telles aucun privilège à leurs vues et rendent au contraire indispensable une double interprétation de ce qu'ils disent. La consécration du pouvoir ne peut pas valoir à nos yeux davantage que l'auréole de l'opposition irréductible, et c'est le marxisme lui-même qui nous interdit d'oublier la suspicion qui pèse aussi bien sur les pouvoirs institués que sur les oppositions qui restent indé- finiment en marge du réel historique. La solution ne peut pas être non plus un pur et simple « retour à Marx », qui prétendrait ne voir dans l'évolution historique des idées et des pratiques depuis quatre-vingt ans qu'une couche de scories dissimulant le corps resplendissant d'une doctrine intacte. Ce n'est pas seulement que la doctrine de Marx elle-même, comme on le sait et comme nous essaie- rons encore de le montrer, est loin de posséder la simplicité systématique et la cohérence que certains veulent lui attribuer. Ni qu'un tel retour a forcément un caractère académique puisqu'il ne pourrait aboutir, au mieux, qu'à rétablir correc- tement le contenu théorique d'une doctrine du passé, comme on aurait pu le faire pour Descartes ou saint Thomas d'Aquin, et laisserait entièrement dans l'ombre le problème qui compte avant tout, à savoir l'importance et la signification du marxis- me pour nous et l'histoire contemporaine. Le retour à Marx est impossible parce que, sous prétexte de fidélité à Marx, et pour réaliser cette fidélité, il commence par violer des prin- cipes essentiels posés par Marx lui-même. Marx a été, en effet, le premier à montrer que la signi- fication d'une théorie ne peut pas être comprise indépen- damment de la pratique historique et sociale à laquelle elle correspond, en laquelle elle se prolonge ou qu'elle sert à recouvrir. Qui oserait prétendre aujourd'hui que le vrai et le seul sens du christianisme est celui que restitue une lecture épurée des Evangiles, et que la réalité sociale et la pratique historique deux fois millénaire des Eglises et de la chrétienté 2 ne peuvent rien nous apprendre d'essentiel sur son compte ? La « fidélité à Marx » qui met entre parenthèses le sort histo- rique du marxisme n'est pas moins risible. Elle est même pire, car pour un chrétien la révélation de l'Evangile a un fondement transcendant et une vérité interporelle, qu'aucune théorie ne saurait posséder aux yeux d'un marxiste. Vouloir retrouver le sens du marxisme exclusivement dans ce que Marx a écrit, n passant sous silence ce que la doctrine est devenue dans l'histoire, c'est prétendre, en contradiction directe avec les idées centrales de cette doctrine, que l'histoire réelle ne compte pas, que la vérité d'une théorie est toujours et exclusivement « au-delà », et finalement remplacer la révo- lution par la révélation et la réflexion sur les faits par l'exé- gèse des textes. Cela serait déjà suffisamment grave. Mais il y a plus, car l'exigence d'être confronté à la réalité historique (1) est expli- citement inscrite dans l'œuvre de Marx et nouée à son sens le plus profond. Le marxisme de Marx ne voulait et ne pouvait pas être une théorie comme les autres, négligeant son enracinement et sa résonnance historique. Il ne s'agissait plus « d'interpréter, mais de transformer le monde » (2), et le sens plein de la théorie est, d'après la théorie elle-même, celui qui transparaît dans la pratique qui s'en inspire. Ceux qui disent, à la limite, croyant « disculper » la théorie marxiste : aucune des pratiques historiques qui se réclament du marxisme ne s'en inspire « vraiment », ceux-là même, en disant cela, « condamnent » le marxisme comme « simple théorie » et por- tent sur lui un jugement irrévocable. Ce serait même, litté- ralement, le Jugement dernier --- car Marx faisait entièrement sienne la grande idée de Hegel : Weltgeschichte ist Weltge. richt (3). En fait, si la pratique inspirée du marxisme a été effecti- vement révolutionnaire pendant certaines phases de l'histoire moderne, elle a aussi été tout le contraire pendant d'autres périodes. Et si ces deux phénomènes ont besoin d'interpré- tation (nous y reviendrons), il reste qu'ils indiquent de façon indubitable l'ambivalence essentielle qui était celle du mar- xisme. Il reste aussi, et c'est encore plus important, qu'en (1) Par réalité historique nous n'entendons pas évidemment des événements et des faits particuliers et séparés du reste, mais les tendances dominantes de l'évolution, après toutes les interprétations nécessaires. (2) Marx, Onzième thèse sur Feuerbach. (3) « L'histoire universelle est le Jugement dernier ». Malgré sa résonnance théologique, c'est l'idée la plus radicalement athée de Hegel : il n'y a pas de transcendance, pas de recours contre ce qui se passe ici, nous sommes définitivement ce que nous devenons, ce que nous serons devenus. 1 3 histoire et en politique, le présent pèse infiniment plus que le passé. Or ce « présent », c'est que depuis quarante ans le marxisme est devenu une idéologie au sens même que Marx donnait à ce terme : un ensemble d'idées qui se rapporte à une réalité non pas pour l'éclairer et la transformer, mais pour la voiler et la justifier dans l'imaginaire, qui permet aux gens de dire une chose et d'en faire une autre, de paraître autres qu'ils ne sont. Idéologie, le marxisme l'est d'abord devenu en tant que dogme officiel des pouvoirs institués dans les pays dits par antiphrase « socialistes ». Invoqué par des gouvernements qui visiblement n'incarnent pas le pouvoir du prolétariat et ne sont pas plus « contrôlés » par celui-ci que n'importe quel gouvernement bourgeois ; représenté par des chefs géniaux que leurs successeurs traitent de fous criminels sans autre explication ; fondant aussi bien la politique de Tito que celle des albanais, celle de Khrouchtchev que celle de Mao, le marxisme y est devenu le « complément solennel de justifi- cation » dont parlait Marx, qui permet à la fois d'enseigner obligatoirement aux étudiants «L'Etat et la Révolution » et de maintenir l'appareil d'Etat le plus oppressif et le plus rigide qu'on ait connu, qui aide la bureaucratie à se voiler derrière la propriété collective des moyens de production. Idéologie, le marxisme l'est devenu tout autant en tant que doctrine des multiples sectes que la dégénérescence du mouvement marxiste officiel a fait proliférer. Le mot secte pour nous n'est pas un qualificatif, il a un sens sociologique et historique précis. Un groupe peu nombreux n'est pas nécessai- rement une secte, Marx et Engels ne formaient pas une secte, même aux moments où ils ont été le plus isolés. Une secte est un groupement qui érige en absolu un seul côté, aspect ou phase du mouvement dont il est issu, en fait la vérité de la doctrine et la vérité tout court, lui subordonne tout le reste et, pour maintenir sa « fidélité » à cet aspect, accepte de se séparer radicalement du monde et vit désormais dans «son » monde à part. L'invocation du marxisme par les sectes leur permet de se penser et de se présenter comme autre chose que ce qu'elles sont réellement, c'est-à-dire comme le futur parti révolutionnaire de ce prolétariat dans lequel elles ne parvien- nent pas à s'enraciner. Idéologie, enfin, le marxisme l'est aussi devenu dans un tout autre sens : que depuis de décennies il n'est plus, même en tant que simple théorie, une théorie vivante, que l'on cher- chera en vain dans la littérature des quarante dernières années même des applications fécondes de la théorie, encore moins des tentatives d'extension et d'approfondissement. Il se peut que ce que nous disons là fasse crier au scan- dale ceux qui, faisant profession de « défendre Marx », ense- 4 velissent chaque jour un peu plus son cadavre sous les épaisses couches de leurs mensonges ou de leur imbécillité. Nous n'en avons cure. Il est clair qu'en analysant le destin historique du marxisme, nous n'en « imputons » pas, en un sens moral quel. conque, la responsabilité à Marx. C'est le marxisme lui-même dans le meilleur de son esprit, dans sa dénonciation impi- toyable des phrases creuses et des idéologies, dans son exigence d'auto-critique permanente, qui nous oblige de nous pencher sur son sort réel. Et finalement, la question dépasse de loin le marxisme. Car, de même que la dégénérescence de la révolution russe pose le problème : est-ce le destin de toute révolution socialiste qui est indiqué par cette dégénérescence, de même il faut se deman- der : est-ce le sort de toute théorie révolutionnaire qui est indiqué par le destin du marxisme ? C'est la question qui nous retiendra longuement à la fin de ce texte. Il n'est donc pas possible d'essayer de maintenir ou retrouver une « orthodoxie » quelconque ni sous la forme risible et risiblement conjuguée que lui donnent à la fois les pontifes staliniens et les ermites sectaires, d'une doctrine pré- tendument intacte et « amendée », « améliorée » ou « mise à jour » par les uns et les autres à leur convenance sur tel point spécifique ; ni sous la forme dramatique et ultimatiste que lui donnait Trotsky en 1940 (4), disant à peu près : nous savons que le marxisme est une théorie imparfaite, liée à une époque historique donnée, et que l'élaboration théorique devrait conti- nuer mais, la révolution étant à l'ordre du jour, cette tâche peut et doit attendre. Concevable le jour même de l'insurrec- tion armée, où il est du reste inutile, cet argument au bout d'un quart de siècle ne peut que couvrir l'inertie et la stéri- lité qui ont effectivement caractérisé le mouvement trotskiste depuis la mort de son fondateur. Il n'est guère possible, non plus, d'essayer de maintenir une orthodoxie comme le faisait Lukács en 1919 en la limitant à une méthode marxiste, qui serait séparable du contenu et pour ainsi dire indifférente quant à celui-ci (5). Bien que marquant déjà un progrès relativement aux diverses variétés de crétinisme « orthodoxe », cette position est intenable, pour une raison que Lukács, pourtant nourri de dialectique, oubliait : c'est que, à moins de prendre le terme dans son acception la plus superficielle, la méthode ne peut pas être ainsi séparée du contenu, et singulièrement pas lorsqu'il s'agit de théorie historique et sociale. La méthode, au sens philoso- (4) Dans In Defence of Marxism. (5). « Qu'est-ce que le marxismé orthodoxe ? », dans Histoire et conscience de classe, trad. K. Axelos et J. Bois, Editions de Minuit, Paris 1960, p. 18. G. Wright' Mills aussi semblait adopter ce point de vue. V. The Marxists (Laurel, éd., 1962), pp. 98 et 129. 5 phique, n'est que l'ensemble opérant des catégories. Une dis- tinction rigide entre méthode et contenu n'appartient qu'aux formes les plus naïves de l'idéalisme transcendental ou criti- cisme qui à ses premiers pas, sépare et oppose une matière ou un contenu infinis et indéfinis à des catégories que l'éternel flux du matériel ne peut affecter, qui sont la forme sans laquelle ce matériel ne pourrait être saisi. Mais cette distinc- tion rigide est déjà dépassée dans les phases plus avancées, plus dialectisées de la pensée criticiste. Car immédiatement apparaît le problème : comment savoir quelle catégorie cor- respond à tel matériel ? Si le matériel porte en lui-même le « signe distinctif » permettant de le subsumer sous telle caté- gorie, il n'est donc pas simple matériel informe ; et s'il est vraiment informe, alors l'application de telle ou telle catégorie devient indifférente, et la distinction du vrai et faux s'écroule. C'est précisément cette antinomie qui a mené, à plusieurs reprises dans l'histoire de la philosophie, d'une pensée criti- ciste à une pensée de type dialectique (6). C'est ainsi que la question se pose au niveau logique. Et, au niveau historique-génétique, c'est-à-dire lorsqu'on consi- dère le processus de développement de la connaissance tel qu'il se déroule comme histoire, c'est, le plus souvent, le « déploiement du matériel » qui a conduit à une révision ou un éclatement des catégories. La révolution proprement philoso- phique produite dans la physique moderne par la relativité et les quanta n'en est qu'un exemple frappant parmi d'au- tres (7). Mais l'impossibilité d'établir une distinction rigide entre méthode et contenu, entre catégorie et matériel apparaît encore plus clairement lorsqu'on considère non plus la connais- sance de la nature, mais la connaissance de l'histoire. Car dans ce cas il n'y a pas simplement le fait qu'une exploration plus poussée du matériel déjà donné ou l'apparition d'un nouveau matériel peut conduire à une modification des caté- gories, c'est-à-dire de la méthode. Il y a surtout, et beaucoup plus profondément, cet autre fait, mis précisément en lumière (6) Le cas classique de ce passage est évidemment celui de Kant à Hegel, par l'intermédiaire de Fichte et Schelling. Mais la problé- matique est la même dans les cuvres tardives de Platon, ou chez les néo-kantiens, de Rickert à Lask. (7).Il ne faut pas évidemment renverser simplement les positions. Ni logiquement, ni historiquement les catégories physiques ne sont un simple résultat (encore moins un « reflet ») du matériel. Une révolution dans le domaine des catégories peut conduire à saisir un matériel jusqu'alors indéfini (comme avec Galilée). Encore plus, l'avance dans l'expérimentation peut « forcer » un nouveau matériel à apparaître. Il y a finalement un double rapport, mais il n'y a certai- nement pas indépendance des catégories relativement au contenu. 6 par Marx et par Lukács lui-même (8): les catégories en fonction desquelles nous pensons l'histoire sont, pour une part essentielle, des produits réels du dévelopement histo- rique. Ces catégories ne peuvent devenir clairement et effi- cacement des formes de connaissance de l'histoire que lors- qu'elles ont été incarnées ou réalisées dans des formes de vie sociale effective. Pour ne citer que l'exemple le plus simple : si dans l'Antiquité les catégories dominantes sous lesquelles sont saisis les rapports sociaux et l'histoire sont des catégories essentiel- lement politiques (le pouvoir dans la cité, les rapports entre cités, la relation entre la force et le droit, etc.), si l'écono mique ne reçoit qu'une attention marginale, ce n'est ni parce que l'intelligence ou la réflexion étaient moins « avancées », ni parce que le matériel économique était absent, ou ignoré. C'est que, dans la réalité du monde antique, l'économie ne s'était pas encore constituée comme moment séparé, « auto- nome » comme disait Marx, « pour soi », de l'activité humaine. Une véritable analyse de l'économie elle-même et de son importance pour la société n'a pu avoir lieu qu'à partir du XVIIe et encore plus du XVIIIe siècle, c'est-à-dire avec la nais- sance du capitalisme, qui a en effet érigé l'économie en moment dominant de la vie sociale. Et l'importance centrale accordée par Marx et les marxistés à l'économique traduit également cette réalité historique. Il est donc clair qu'il ne peut pas y avoir de « méthode », en histoire, qui resterait inaffectée par le développement historique réel. Cela pour des raisons autrement plus profon- des que le « progrès de la connaissance », les nouvelles découvertes », etc., raisons qui concernent directement la structure même de la connaisance historique, et tout d'abord la structure de son objet, c'est-à-dire le mode d'être de l'his- toire. L'objet de la connaissance historique étant un objet par lui-même signifiant ou constitué par des significations, le déve- loppement du monde historique est ipso facto le déploiement d'un monde de significations. Il ne peut donc pas y avoir de coupure entre matériel et catégorie, entre fait et sens. Et ce monde de significations étant celui dans lequel vit le « sujet » de la connaissance historique, il est aussi celui en fonction duquel nécessairement il saisit, pour commencer, l'ensemble du matériel historique. Certes, ces constatations sont aussi à relativiser. Elles ne peuvent pas impliquer qu'à tout instant toute catégorie et toute méthode sont remises en question, dépassées ou ruinées par l'évolution de l'histoire réelle au moment même où l'on (8) « Le changement de fonction historique du matérialisme historique », 1. C., en particulier p. 266 et s. 7 pense. Autrement dit, c'est chaque fois une question concrète de savoir si la transformation historique a atteint le point où les anciennes catégories et l'ancienne méthode doivent être reconsidérées. Mais il devient alors apparent que cela ne peut pas être fait indépendamment d'une discussion sur le contenu, n'est même rien d'autre qu'une discussion sur le contenu qui, le cas échéant, en utilisant l'ancienne méthode pour commen- cer, montre au contact du matériel la nécessité de la dépasser. Dire : être marxiste, c'est être fidèle à la méthode de Marx qui reste vraie, c'est dire : rien, dans le contenu de l'histoire des cent dernières années, n'autorise ni n'engage à mettre en question les catégories de Marx, tout peut être compris par sa méthode. C'est donc prendre position sur le contenu, avoir une théorie définie là-dessus, et en même temps refuser de le dire. En fait, c'est précisément l'élaboration du contenu qui nous oblige à reconsidérer la méthode et donc le système marxiste. Si nous avons été amenés à poser, graduellement et pour finir brutalement, la question du marxisme, c'est que nous avons été obligés de constater, pas seulement et pas telle- ment que telle théorie particulière de Marx, telle idée précise du marxisme traditionnel étaient « fausses », mais que l'his- toire que nous vivons ne pouvait plus être saisie à l'aide des catégories marxistes telles quelles ou « amendées », « élar- - gies », etc. Il nous est apparu que cette histoire ne peut être ni comprise, ni transformée avec cette méthode. Le re-examen du marxisme que nous avons entrepris n'a pas lieu dans le vide, nous ne parlons pas en nous situant n'importe où et nulle' part. Partis du marxisme révolutionnaire, nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires ; entre la fidélité à une doctrine qui n'anime plus depuis longtemps ni une réflexion ni une action, et la fidélité au projet d'une transformation radicale de la société, qui exige d'abord que l'on comprenne ce que l'on veut transformer, et que l'on identifie ce qui, dans la société, conteste vraiment cette société et est en lutte contre sa forme présente. La méthode n'est pas séparable du contenu, et leur unité, c'est-à-dire la théorie, n'est pas à son tour séparable des exigences d'une action révolutionnaire qui, l'exemple des grands partis aussi bien que des sectes le montre, ne peut plus être éclairée et guidée par les schémas traditionnels. ll. - LA THEORIE MARXISTE DE L'HISTOIRE Nous pouvons donc, nous devons même, commencer notre examen, en considérant ce qu'il est advenu du contenu le plus concret de la théorie marxiste, à savoir, de l'analyse écono- mique du capitalisme. Loin d'en représenter une contingente 8 et accidentelle application empirique à un phénomène histo- rique particulier, cette analyse constitue la pointe où doit se concentrer toute la substance de la théorie, où la théorie montre enfin qu'elle est capable non pas de produire quelques idées générales mais de faire coïncider sa propre dialectique avec la dialectique du réel historique, et, finalement, de faire sortir de ce mouvement du réel lui-même à la fois les fonde- ments de l'action révolutionnaire et son orientation. Ce n'est pas pour rien que Marx a consacré l'essentiel de sa vie à cette analyse (ni que le mouvement marxiste par la suite a accordé toujours une importance capitale à l'économie), et ceux des « marxistes » sophistiqués d'aujourd'hui qui ne veu- lent entendre parler que des manuscrits de jeunesse de Marx font preuve non seulement de superficialité, mais surtout d'une arrogance exorbitante, car leur attitude revient à dire : à partir de trente ans, Marx ne savait plus ce qu'il faisait. On sait que pour Marx l'économie capitaliste est sujette à des contradictions insurmontables qui se manifestent aussi bien par les crises périodiques de surproduction, que par le's tendances à long terme dont le travail ébranle de plus en plus profondément le système : l'augmentation du taux d'exploi- tation (donc la misère accrue, absolue ou relative, du prolé- tariat) ; l'élévation de la composition organique du capital (donc l'accroissement de l'armée industrielle de réserve, c'est- à-dire du chômage permanent) ; la baisse du taux de profit (donc le ralentissement de l'accumulation et de l'expansion de la production). Ce qui s'exprime par là en dernière analyse, c'est la contradiction du capitalisme telle que la voit Marx : l'incompatibilité entre le développement des forces produc- tives et les « rapports de production » ou « formes de pro- priété » capitalistes (9). Or, l'expérience des vingt dernières années fait penser que les crises périodiques de surproduction n'ont rien d'inévitable sous le capitalisme moderne (sauf sous la forme extrêmement atténuée de « récessions >> mineures et passagères). Et l'expé- rience des cent dernières années ne montre, dans les pays capitalistes développés, ni paupérisation (absolue ou relative) du proletariat, ni augmentation séculaire du chômage, ni baisse du taux de profit, encore moins un ralentissement du développement des forces productives dont le rythme s'est au contraire accéléré dans des proportions inimaginables auparavant. (9) Une citation entre mille : « Le monopole du capital devient l'entrave du mode de production qui s'est développé avec lui et par lui. La centralisation des moyens de production et la socialisation du travail arrivent à un point où elles ne s'accommodent plus de leur enveloppe capitaliste et la font éclater ». Le Capital (éd. Costes), tome IV, p. 274. 9 Bien entendu, cette expérience ne « démontre » rien par elle-même. Mais elle oblige à revenir sur la théorie économi- que de Marx pour voir si la contradiction entre la théorie et les faits est simplement apparente ou passagère, si une modi- fication convenable de la théorie ne permettrait pas de rendre compte des faits sans en abandonner l'essentiel, ou si finalement c'est la substance même de la théorie qui est en cause. Si l'on effectue ce retour, on est amené à constater que la théorie économique de Marx n'est tenable ni dans ses prémisses, ni dans sa méthode, ni dans sa structure (10). Briè- vement parlant, la théorie comme telle, « ignore » l'action des classes sociales. Elle « ignore » l'effet des luttes ouvrières sur la répartition du produit social et par là nécessairement, sur la totalité des aspects du fonctionnement de l'économie, notamment sur l'élargissement constant du marché de biens de consommation. Elle « ignore » l'effet de l'organisation graduelle de la classe capitaliste, en vue précisément de domi- ner les tendances « spontanées » de l'économie. Cela dérive de sa prémisse fondamentale : que dans l'économie capitaliste les hommes, prolétaires ou capitalistes, sont effectivement et intégralement transformés en choses, réifiés ; qu'ils y sont sou- mis à l'action de lois économiques qui ne diffèrent en rien des lois naturelles sauf en ce qu'elles utilisent les actions « cons- cientes » des hommes comme l'instrument inconscient de leur réalisation. Or, cette prémisse est une abstraction qui ne correspond, pour ainsi dire, qu'à une moitié de la réalité, et comme telle elle est finalement fausse. Tendance essentielle du capitalisme, la réification ne peut jamais se réaliser intégralement. Si elle le faisait, si le système réussissait effectivement à transformer les hommes en choses mues uniquement par les « forces » économiques, il s'effondrerait non pas à long terme, mais ins- tantanément. La lutte des hommes contre la réification est, tout autant que la tendance à la réification, la condition du fonctionnement du capitalisme. Une usine dans laquelle les ouvriers seraient effectivement et intégralement des simples rouages des machines exécutant aveuglément les ordres de la direction s'arrêterait dans un quart d'heure. Le capitalisme ne peut fonctionner qu'en mettant constamment à contribu- tion l'activité proprement humaine de ses assujettis qu'il essaie en même temps de réduire et de déshumaniser le plus possible. Il ne peut fonctionner que pour autant que sa ten- dance profonde, qui est effectivement la réification, n'est pas réalisée, que ses normes sont constamment combattues dans (10) Sur la critique de la théorie économique de Marx, v.: « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », dans le n° 31 de cette revue, pp. 68 à 81. 10 leur application. L'analyse montre que c'est là que réside la contradiction dernière du capitalisme (11), et non pas dans les incompatibilités en quelque sorte mécaniques que présen- terait la gravitation économique des molécules humaines dans le système. Ces incompatibilités, pour autant qu'elles dépas- sent des phénomènes particuliers et localisés, sont finalement imaginaires. Il découle de cette réconsidération une série de conclu- sions, dont seules les plus importantes nous retiendront ici. Tout d'abord, on ne peut plus maintenir l'importance centrale accordée par Marx (et tout le mouvement marxiste) à l'économie comme telle. Le terme économie est pris ici dans le sens relativement précis que lui confère le contenu même du Capital : le système de relations abstraites et quantifiables qui, à partir d'un certain type d'appropriation des ressources productives (que cette appropriation soit garantie juridique- ment comme propriété ou traduise simplement un pouvoir de disposition de facto) détermine la formation, l'échange, et la répartition des valeurs. On ne peut pas ériger ces relations en système autonome, dont le fonctionnement serait régi par des lois propres, indépendantes des autres relations sociales. On ne le peut pas dans le cas du capitalisme, – et, vu préci- sément que c'est sous le capitalisme que l'économie a tendu le plus à « s'autonomiser » comme sphère d'activité sociale, on soupçonne que l'on le peut encore moins pour les sociétés antérieures. Même sous le capitalisme, l'économie reste une abstraction ; la société n'est pas transformée en société écono- mique au point que l'on puisse regarder les autres relations sociales comme secondaires. Ensuite, si la catégorie de la réification est à reconsidérer, cela signifie que toute la philosophie de l'histoire sous-jacente à l'analyse du Capital est à reconsidérer. Nous aborderons cette question plus loin. Enfin, il devient clair que la conception même que Marx se faisait de la dynamique sociale et historique la plus géné- rale est mise en question sur le terrain même où elle avait été élaborée le plus concrètement. Si le Capital prend une telle importance dans l'œuvre de Marx et dans l'idéologie des marxistes, c'est parce qu'il doit démontrer scientifiquement sur le cas précis qui intéresse avant tout, celui de la société capi- taliste, la vérité théorique et pratique d'une conception géné- rale de la dynamique de l'histoire, à savoir que « à un certain stade de leur développement, les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de produc- (11) V. « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », dans le n° 32 de cette revue, pp. 84 à 94. 11 tion existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété à l'intérieur lesquels elles s'étaient mues jusqu'alors ». (12) En effet, le Capital, parcouru d'un bout à l'autre par cette intuition essentielle : que rien ne peut désormais arrêter le développement de la technique, et celui, concomitant, de la productivité du travail, vise à montrer que les rapports de production capitalistes, qui étaient au départ l'expression la plus adéquate et l'instrument le plus efficace du développe- ment des forces productives, deviennent, «à un certain stade », le frein de ce développement et doivent de ce fait éclater. Autant les hymnes adressés à la bourgeoisie dans sa phase progressive glorifient le développement des forces productives dont elle a été l'instrument historique (13), autant la condam- nation portée contre elle, chez Marx aussi bien que chez les marxistes ultérieurs, s'appuie sur l'idée que ce développement est désormais empêché par le mode capitaliste de production. « Les forces puissantes de production, ce facteur décisif du mouvement historique, étouffaient dans les superstructures sociales arriérées (propriété privée, Etat national), dans les- quelles l'évolution antérieure les avait enfermées. Grandies par le capitalisme, les forces de production se heurtaient à tous les murs de l'Etat national et bourgeois, exigeant leur émancipation par l'organisation universelle de l'économie socialiste », écrivait Trotsky en 1919 (14) – et, en 1936, il fondait son Programme Transitoire sur cette constatation : « Les forces productives de l'humanité ont cessé de se déve- lopper... » --- parce que, entre temps, les rapports capitalistes étaient devenus, de frein relatif, frein provisoirement absolu. à leur développement. Nous savons aujourd'hui qu'il n'en est rien, et que depuis vingt-cinq ans, les forces productives ont connu un dévelop- pement qui laisse loin derrière tout ce qu'on aurait pu ima- giner autrefois. Ce développement a été certes conditionné par des modifications dans l'organisation du capitalisme, et il en a entraîné d'autres mais il n'a pas mis en question la (12) K. Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, Préface (trad. Laura Lafargue, éd. Giard, Paris 1928), p. 5. (13) V. par exemple la première partie (« Bourgeois et prolétai- res »), du Manifeste. Communiste. (14) L. Trotsky, Terrorisme et Communisme (éd. 10-18, Paris 1963), p. 41. Il faut rappeler que jusqu'à très récemment, et encore maintenant, staliniens, trotskistes et « ultra-gauches » les plus purs étaient pratiquement d'accord pour nier, camoufler ou minimiser sous tous les prétextes la continuation du développement de la production depuis 1945. Encore maintenant, la réponse naturelle d'un « mar- xiste » c'est : « Ah, mais c'est dû à la production d'armements ». 12 substance des rapports capitalistes de production. Ce qui paraissait à Marx et aux marxistes comme une « contradic- tion » qui devait faire éclater le système, a été « résolu » à l'intérieur du système. C'est que d'abord, il ne s'est jamais agi d'une contradic- tion. Parler de « contradiction » entre les forces de production et les rapports de production est pire qu'un abus de langage, c'est une phraséologie qui prête une apparence dialectique à ce qui n'est qu'un modèle de pensée mécanique. Lorsqu'un gaz chauffé dans un récipient exerce sur les parois une pression croissante qui peut finalement les faire éclater, il n'y a aucun sens à dire qu'il a « contradiction » entre la pression du gaz et la rigidité des parois — pas plus qu'il n'y a « contradiction > entre deux forces de sens opposé s'appliquant au même point. De même, dans le cas de la société, on pourrait tout au plus parler d'une tension, d'une opposition ou d'un conflit entre les forces productives (la production effective ou la capacité de production de la société), dont le développement exige à chaque étape un certain type d'organisation des rapports sociaux, et ces types d'organisation qui tôt ou tard « restent en árrière » des forces productives et cessent de leur être adéquats. Lorsque la tension devient trop forte, le conflit trop aigü, une révolution balaye la vieille organisation sociale et ouvre la voie à une nouvelle étape de développement des forces productives. Mais ce schéma mécanique n'est pas tenable, même au niveau empirique le plus simple. Il représente une extrapo. lation abusive à l'ensemble de l'histoire d'un processus qui ne s'est réalisé que pendant une seule phase de cette histoire, la phase de la révolution bourgoise. Il décrit à peu près fidè- lement ce qui s'est passé lors du passage de la société féodale, plus exactement : des sociétés bâtardes d'Europe occidentale de 1650 à 1850 (où une bourgeoisie déjà bien développée et économiquement dominante se heurtait à la monarchie absolue et à des résidus féodaux dans la propriété agraire et les structures juridiques et politiques), à la société capitaliste. Mais il ne correspond ni à l'effondrement de la société antique et à l'apparition ultérieure du monde féodal, - ni à la nais- sance de la bourgeoisie qui émerge précisément hors des rapports féodaux et en marge de ceux-ci ni à la constitution de la bureaucratie comme couche dominante aujourd'hui dans les pays arriérés qui s'industrialisent — ni enfin à l'évolution historique des peuples non européens. Dans aucun de ces cas on ne peut parler d'un développement des forces productives incarné par une classe sociale grandissant dans le système social donné, développement qui serait « à un certain stade » devenu incompatible avec le maintien de ce système et aurait ainsi conduit à une révolution donnant le pouvoir à la classe « montante ». 13 ou Ici encore, au-delà de la < confirmation > du « démenti > apporté par les faits à la théorie, c'est sur la signification de la théorie, sur son contenu le plus profond, sur les catégories qui sont les siennes et le type de rapport qu'elle vise à établir avec la réalité, que nous devons réfléchir. C'est une chose, de reconnaître l'importance fondamentale de l'enseignement de Marx concernant la relation profonde qui unit la production et le reste de la vie d'une société. Personne, depuis Marx, ne peut plus penser l'histoire en « oubliant » que toute société doit assurer la production des conditions matérielles de sa vie, et que tous les aspects de la vie sociale sont profondément reliés au travail, au mode d'organisation de cette production et à la division sociale qui lui correspond C'est une autre chose, que de réduire la production, l'activité humaine médiatisée par des instruments et des objets, le travail, aux « forces productives », c'est-à-dire fina- lement à la technique (15), d'attribuer à celle-ci un dévelop- pement « en dernière analyse » autonome, et de construire une mécanique des systèmes sociaux basée sur une opposition éternelle et éternellement la même entre une technique ou des forces productives qui posséderaient une activité propre, et le reste des relations sociales et de la vie humaine, la « super- structure », doté tout aussi arbitrairement d'une passivité et d'une inertie essentielle. En fait, il n'y a ni autonomie de la technique, ni ten- dance immanente de la technique vers un développement auto- nome. Pendant les 99,5 % de sa durée c'est-à-dire pendant sa totalité sauf les cinq derniers siècles l'histoire connue ou présumée de l'humanité s'est déroulée sur la base de ce qui nous apparaît aujourd'hui comme une stagnation et qui était vécu par les hommes de l'époque comme une stabilité allant de soi de la technique ; des civilisations et des empires se sont fondés et se sont écroulés, des millénaires durant, sur les mêmes « infrastructures » techniques. Pendant l'antiquité grecque, le fait que la technique appliquée à la production est restée certainement en-deçà des possibilités qu'offrait le développement scientifique déjà atteint ne peut pas être séparée des conditions sociales et cultu- relles du monde grec, et probablement d'une attitude des Grecs à l'égard de la nature, du travail, du savoir. Comme (15) « ...Il importe de distinguer toujours entre le bouleverse- ment matériel des conditions de production économiques qu'on doit constater fidèlement à l'aide des sciences physiques et naturelles et les formes juridiques, politiques... » K. Marx, préface à la Contri- bution à la critique de l'économie politique, 1. c., p. 6 (souligné par nous). 14 inversement, on ne peut séparer l'énorme développement technique des temps modernes d'un changement radical même s'il s'est produit graduellement dans ces attitudes. L'idée que la nature n'est que domaine à exploiter par les hommes, par exemple, est tout ce qu'on veut sauf évidente du point de vue de toute l'humanité antérieure et encore aujourd'hui des peuples non industrialisés. Faire du savoir scientifique essentiellement un moyen de développement technique, lui donner un caractère à prédominance instrumen- tale, correspond aussi à une attitude nouvelle. L'apparition de ces attitudes est inséparable de la naissance de la bourgeoisie qui a lieu au départ sur la base des anciennes techniques. Ce n'est qu'à partir du plein épanouissement de la bourgeoisie que l'on peut observer, en apparence, une sorte de dynamique autonome de l'évolution technologique. Mais en apparence seulement. Car, non seulement cette évolution est fonction du développement philosophique et scientifique déclenché (ou accéléré) par la Renaissance, dont les liens profonds avec toute la culture et la société bourgeoise sont incontestables ; mais elle est de plus en plus influencée par la constitution du prolétariat et la lutte des classes au sein du capitalisme, qui conduit à une sélection des techniques appliquées dans la production parmi toutes les techniques possibles (16). Enfin, dans la phase présente du capitalisme la recherche technologique est planifiée, orientée et dirigée explicitement vers les buts que se proposent les couches dominantes de la société. Quel sens y a-t-il de parler d'évolution autonome de la technique, lorsque le gouvernement des Etats-Unis décide de consacrer un milliard de dollars à la recherche de carbu- rants de fusée et un million de dollars à la recherche des causes du cancer ? Concernant des phases révolues de l'histoire, où les hom- mes pour ainsi dire tombaient par hasard sur telle invention ou méthode, et où la base de la production (comme de la guerre ou des autres activités sociales) était une sorte de pénurie technologique, l'idée d'une relative autonomie de la technique peut garder un sens — encore qu'il soit faux que cette technique ait été « déterminante », en un sens exclusif, de la structure et de l'évolution de la société, comme le prouve l'immense variété des cultures, archaïques et histori- ques (asiatiques, par exemple) construites « sur la même base technique ». Même pour ces phases, le problème du rapport entre le type de la technique et le type de la société et de la culture reste entier. Mais dans les sociétés contemporaines, l'élargissement continu de la gamme de possibilités techniques (16) V. « Sur le contenu du socialisme », dans le n° 22 de cette revue, pp. 14 à 21. 15 >> ou et l'action permanente de la société sur ses méthodes de travail, de communication, de guerre, etc., réfute définiti- vement l'idée de l'autonomie du facteur technique et rend absolument explicite la relation réciproque, le renvoi circu- laire ininterrompu des méthodes de production à l'organi- sation sociale et au contenu total de la culture. Ce que nous venons de dire montre qu'il n'y a pas, et qu'il n'y a jamais eu, d'inertie en soi du reste de la vie sociale, ni de privilège de passivité des « super-structures ». Les super- structures ne sont qu'un tissu de rapports sociaux, ni plus ni moins « réels », ni plus ni moins « inertes » que les autres tout autant « conditionnés par l'infra-structure que celle-ci par eux, si le mot « conditionner » peut être utilisé pour désigner le mode de co-existence des divers moments aspects des activités sociales. La fameuse phrase sur le « retard de la conscience sur la vie » n'est qu'une phrase. Elle représente une constatation empirique valable pour la moitié droite des phénomènes, et fausse pour leur moitié gauche. Dans la bouche et l'incons- cient des marxistes elle est devenue une phrase théologique, et comme telle elle n'a aucun sens. Il n'y a ni vie ni réalité sociale sans conscience, et dire que la conscience retarde sur la réalité c'est dire que la tête d'un homme qui marche est constamment en retard sur l'homme lui-même. Même si l'on prend « conscience » en un sens étroit (de conscience explicite, de « pensée de », de théorisation du donné) la phrase reste encore aussi souvent fausse que vraie, car il peut y avoir tout autant un « retard » de la conscience sur la réalité qu'un « retard » de la réalité sur la conscience, car, autrement dit, il y a tout autant correspondance que distance entre ce que les hommes font ou vivent et ce que les hommes pensent. Et ce qu'ils pensent, n'est pas seulement élaboration pénible de ce qui est déjà là et marche haletante sur ses traces. Il est aussi relativisation de ce qui est donné, mise à distance, projection. L'histoire est tout autant création consciente que répétition inconsciente. Ce que Marx a appelé la super- structure n'a pas été davantage un reflet passif et attardé d'une « matérialité » sociale (par ailleurs indéfinissable), que la perception et la connaissance humaines ne sont des « reflets » imprécis et brouillés d'un monde extérieur parfaitement formé, coloré et odorant en soi. Il est certain que la conscience humaine comme agent transformateur et créateur dans l'histoire est essentiellement une conscience pratique, une raison opérante - active, beau- coup plus qu'une réflexion théorique, à laquelle la pratique serait annexée comme le corollaire d'un raisonnement, et dont elle ne ferait que matérialiser les conséquences. Mais cette pratique n'est pas exclusivement une modification du monde 16 matériel, elle est tout autant et encore plus modification des conduites des hommes et de leurs rapports. Le Sermon sur la Montagne, le Manifeste Communiste appartiennent à la pratique historique tout autant qu'une invention technique et y pèsent, quant à leurs effets réels sur l'histoire, d'un poids infiniment plus lourd. La confusion idéologique actuelle et l'oubli de vérités élémentaires sont tels que ce que nous disons ici paraîtra sans doute à beaucoup de « marxistes » comme de l'idéalisme. Mais l'idéalisme, et de l'espèce la plus crue et la plus naïve, se trouve en fait dans cette tentative de réduire l'ensemble de la réalité historique aux effets de l'action d'un seul facteur, qui est nécessairement abstrait du reste et donc abstrait purement. et simplement -- et qui, au surplus, est de l'ordre d'une idée. Ce sont en effet les idées qui font avancer l'histoire dans la conception dite « matérialiste historique » --- seulement au lieu d'être des idées philosophiques, politiques, religieuses, etc., ce sont des idées techniques. Il est vrai que, pour devenir opérantes, ces idées doivent s' « incarner » dans des instru- ments et des méthodes de travail. Mais cette incarnation est déterminée par elles ; un instrument nouveau est nouveau en tant qu'il réalise une nouvelle façon de concevoir les relations de l'activité productive avec ses moyens et son objet. Les idées techniques restent donc une espèce de premier moteur, et alors des deux choses l'une : ou bien on s'en tient là, et cette conception « scientifique » apparaît comme faisant reposer toute l'histoire sur un mystère, le mystère de l'évo- lution autonome et inexplicable d'une catégorie particulière d'idées. Ou bien on replonge la technique dans le tout social, et il ne peut être question de la privilégier a priori ni même a posteriori. La tentative d'Engels (17) de sortir de ce dilemme en expliquant que, les superstructures réagissent certes sur les infrastructures, mais cette dernière reste déterminante « en dernière analyse » n'a guère de sens. Dans une explication causale il n'y a pas de dernière analyse, chaque chaînon ren- voie inéluctablement à un autre. Ou bien la concession d'Engels reste verbale, et l'on demeure avec un facteur qui détermine l'histoire sans être déterminé par elle ; ou bien elle est réelle, et elle ruine la prétention d'avoir localisé l'explication ultime des phénomènes historiques dans un facteur spécifique. Le caractère proprement idéaliste de la conception apparaît de façon encore plus profonde, lorsque l'on considère un autre aspect des catégories d’infrastructure et de superstruc- ture dans leur utilisation par Marx. Ce n'est pas seulement que l'infrastructure a un poids déterminant, en fait qu'elle (17) Lettre à Joseph Bloch du 21 septembre 1890. 17 seule a du poids, puisque c'est elle qui entraîne le mouvement de l'histoire. C'est qu'elle possède une vérité, dont le reste est privé. La conscience peut être, et est en fait la plupart du temps, une « fausse conscience »; elle est mystifiée, son contenu est « idéologique ». Les superstructures sont toujours ambiguës : elles expriment la « situation réelle » autant qu'elles la masquent, leur fonction est essentiellement double. La constitution de la République bourgeoise, par exemple, ou le droit civil ont un sens explicite ou apparent : celui que porte leur texte, et un sens latent ou réel : celui que dévoile l'analyse marxiste, montrant derrière l'égalité des citoyens la division de la société en classes, derrière la « souveraineté du peuple » le pouvoir de fait de la bourgeoisie. Celui qui vou- drait comprendre le droit actuel en s'en tenant à sa signifi- cation explicite, manifeste, serait en plein crétinisme juridi- que. Le droit comme la politique, la religion, etc., ne peut acquérir son plein et son vrai sens qu'en fonction d'un renvoi au reste des phénomènes sociaux d'une époque. Mais cette ambiguïté, ce caractère tronqué de toute signification parti- culière dans le monde historique cesserait dès que nous abor- derions 1 « infrastructure ». Là les choses peuvent être comprises en elles-mêmes, un fait technique signifie immédia- tement et pleinement, il n'a aucune ambiguïté, il est ce qu'il « dit », et il dit ce qu'il est. Il dit même tout le reste : le moulin à eau dit la société féodale, le moulin à vapeur dit la société capitaliste. Nous avons donc des choses qui sont des significations achevées en soi, et qui en même temps sont des significations pleinement et immédiatement (18) pénétrables par nous. Les faits techniques ne sont pas seulement des idées « en arrière » (des significations qui ont été incarnées), ils sont aussi des idées « en avant » (il signifient activement tout ce qui « résulte » d'eux, confèrent un sens déterminé à tout ce qui les entoure). Que l'histoire soit le domaine où les significations « s'in- carnent » et où les choses signifient, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Mais aucune de ces significations n'est jamais achevée et close en elle-même, elles renvoient toujours à autre chose ; et aucune chose, aucun fait historique ne peut nous livrer un sens qui serait de soi inscrit sur eux. Aucun fait technique n'a un sens assignable s'il est isolé de la société où il se produit, et aucun n'impose un sens univoque et inéluctable aux activités humaines qu'il soustend, même les plus proches. A quelques kilomètres l'une de l'autre, dans la même jungle, avec les mêmes armes et instruments, deux tribus primitives développent des structures sociales et des une (18) Immédiatement non pas au sens chronologique, mais logi- que : médiation, besoin de passer par autre signification. sans sans 18 en cultures aussi différentes que possible. Est-ce Dieu qui l'a voulu ainsi, est-ce une « âme » singulière de la tribu qui est cause ? Non pas, un examen de l'histoire totale de chacune d'elles, de ses rapports avec d'autres, etc., permettrait de comprendre comment des évolutions différentes se sont produites (bien qu'elle ne permettrait pas de « tout compren- dre », encore moins d'isoler « une cause » de cette évolution). L'industrie automobile anglaise travaille sur la même « base technique » que l'industrie automobile française, avec les mêmes types de machines et les mêmes méthodes pour pro- duire les mêmes objets. Les « rapports de production » sont les mêmes, ici et là : des firmes capitalistes qui produisent pour le marché et embauchent, pour ce faire, des prolétaires. Mais la situation dans les usines diffère du tout au tout : en Angleterre, grèves sauvages fréquentes, guérilla permanente des ouvriers contre la direction, institution d'un type de représentation ouvrière, les shop stewards, aussi démocrati- que, aussi efficace, aussi combattive que c'est possible sous les conditions capitalistes. En France, apathie et asservissement des ouvriers, transformation intégrale des « délégués » ouvriers en tampons entre la direction et les travailleurs. Et les « rap- ports de production » réels, c'est-à-dire précisément le degré de contrôle effectif qu'assure à la direction son « achat de la force de travail », diffèrent de ce fait sensiblement. Seule une analyse de l'ensemble de chacune des sociétés considérées, de leur histoire précédente, etc... peut permettre de compren- dre, jusqu'à un certain point, comment des situations aussi différentes ont pu émerger. Nous nous sommes jusqu'ici situés, pour l'essentiel, au niveau du contenu de la « conception matérialiste de l'his- toire », essayant de voir dans quelle mesure les propositions précises de cette conception pouvaient être tenues pour vraies ou même avaient un sens. Notre conclusion est, visiblement, que ce contenu n'est pas tenable, que la conception marxiste de l'histoire n'en offre pas l'explication qu'elle voudrait offrir. Mais le problème n'est pas épuisé par ces considérations. Si la conception marxiste n'offre pas l'explication cherchée de l'histoire, il y en a peut-être une autre qui l'offrirait, et la construction d'une nouvelle conception, « meilleure », ne serait-elle pas la tâche la plus urgente ? Cette question est beaucoup plus importante que l'autre, car, après tout, qu’une théorie scientifique se révèle insuffi- sante ou erronée, c'est la loi même du progrès de la connais- sance. La condition de ce progrès est cependant de compren- dre pourquoi une théorie s'est révélée insuffisante ou fausse. Or, déjà les considérations qui précèdent permettent de voir que ce qui est en cause dans l'échec de la conception matérialiste de l'histoire est, beaucoup plus que la perti- 19 nence d'une idée quelconque appartenant au contenu de la théorie, le type même de la théorie, et ce qu'elle vise. Derrière la tentative d'ériger les forces productives en facteur autonome et déterminant de l'évolution historique, il y a l'idée de condenser dans un schéma simple les « forces » dont l'action a dominé cette évolution. Et la simplicité du schéma vient de ce que les mêmes forces agissant sur les mêmes objets doivent produire les mêmes enchaînements d'effets. Mais dans quelle mesure peut-on catégoriser l'histoire de cette façon ? Dans quelle mesure le matériel historique se prête-t-il à ce traitement ? L'idée, par exemple, que dans toutes les sociétés le déve- loppement des forces productives a « déterminé » les rapports de production et par suite les rapports juridiques, politiques, religieux, etc., presuppose que dans toutes les sociétés la même articulation des activités humaines existe, que la technique, l'économie, le droit, la politique, la religion, etc., sont toujours et nécessairement séparées ou séparables, sans quoi cette affir- mation est privée de sens. Mais c'est là extrapoler à l'ensemble de l'histoire l'articulation et la structuration propres à notre société, et qui n'ont pas forcément un sens hors d'elle. Or, cette articulation, cette structuration sont précisément des produits du développement historique. Marx disait déjà, que « l'individu est un produit social » voulant dire par pas que l'existence de l'individu présuppose celle de la société, ou que la société détermine ce que l'individu sera, mais que la catégorie d'individu comme personne librement détachable de sa famille, de sa tribu ou de sa cité n'a rien de naturel et n'apparaît qu'à une certaine étape de l'histoire. De même, les divers aspects ou secteurs de l'activité sociale ne s' « autono- misent », comme disait encore Marx, que dans un certain type de société et en fonction d'un degré de développement histo- rique. Mais s'il en est ainsi, il est impossible de donner une fois pour toutes un modèle de relations ou de « détermina- tions » valable pour toute société. Les points d'attache de ces relations sont fluents, le mouvement de l'histoire reconstitue et redéploie d'une façon chaque fois différente les structures sociales (et pas nécessairement dans le sens d'une différen- ciation toujours croissante : à cet égard au moins, le domaine féodal représente une involution, une recondensation de moments qui étaient nettement séparés dans le monde gréco- romain). Bref, il n'y a pas dans l'histoire, encore moins qu'il n'y a dans la nature ou dans la vie, de substances séparées et fixes agissant de l'extérieur les unes sur les autres. On ne peut pas dire qu'en général « l'économie détermine l'idéologie », ni que « l'idéologie détermine l'économie », ni enfin que « économie et idéologie se déterminent réciproquement » pour la simple raison qu'économie et idéologie, en tant que sphères là non 20 séparées qui pourraient agir ou ne pas agir l'une sur l'autre sont elles-mêmes des produits d'une étape donnée (et en fait, très récente) du développement historique (19). De même, la théorie marxiste de l'histoire, et toute théo- rie générale et simple du même type, est nécessairement amenée à postuler que les motivations fondamentales des hom- mes sont et ont toujours été les mêmes dans toutes les sociétés. Les « forces », productives ou autres, ne peuvent agir dans l'histoire qu'à travers les actions des hommes et dire que les mêmes forces jouent partout le rôle déterminant signifie qu'elles correspondent à des mobiles constants partout et tou- jours. Ainsi la théorie qui fait du « développement des forces productives » le moteur de l'histoire présuppose implicitement un type invariable de motivation fondamentale des hommes, en gros la motivation économique : de tout temps, les sociétés humaines auraient visé (consciemment ou inconsciemment, peu importe) d'abord et avant tout l'accroissement de leur production et de leur consommation. Mais cette idée n'est pas simplement fausse matériellement ; elle oublie que les types de motivation (et les valeurs correspondantes qui polarisent et orientent la vie des hommes) sont des créations sociales, que chaque culture institue des valeurs qui lui sont propres et dresse les individus en fonction d'elles. Ces dressages sont pratiquement tout-puissants (20) car il n'y a pas de « nature humaine » qui pourrait leur offrir une résistance, car, autre- ment dit, l'homme ne naît pas en portant en lui le sens défini de sa vie. Le maximum de consommation, de puissance ou de sainteté ne sont pas des objectifs innés à l'enfant, c'est la culture dans laquelle il grandira qui lui apprendra qu'il en a « besoin ». Et il est inadmissible de mêler à l'examen de l'his- toire (21) le « besoin » biologique ou l' « instinct » de conser- vation. Le « besoin » biologique ou l' « instinct de vation est le présupposé abstrait et universel de toute société humaine, et de toute espèce vivante en général, et il ne peut rien dire sur aucune en particulier. Il est absurde de vouloir fonder sur la permanence d'un « instinct » de conservation, par définition partout le même, l'histoire, par définition tou- jours différente, comme il serait absurde de vouloir expliquer par la constance de la libido l'infinie variété de types d'orga- nisation familiale, de névroses ou de perversions sexuelles que 5 conser- (19) Cela est clairement vu par Lukács dans « Le changement de la fonction historique du matérialisme historique », l. c. (20) Aucune culture ne peut évidemment dresser les individus à marcher sur la tête ou à jeûner éternellement. Mais à l'intérieur de ces limites, on rencontre dans l'histoire tous les types de dressage que l'on peut imaginer. (21) Comme le fait Sartre, dans la Critique de la raison dialec- tique, p. ex. p. 166 et suiv. 21 l'on rencontre dans les sociétés humaines. Lorsque donc une théorie postule que le développement des forces productives a été déterminant partout, elle ne veut pas dire que les hom- mes ont toujours eu besoin de se nourrir (auquel cas ils seraient restés des singes). Elle veut dire au contraire que les hommes sont allés toujours au-delà des « besoins » biolo- giques, qu'ils se sont formé des « besoins » d'une autre nature, et en cela, c'est effectivement une théorie qui parle de l'histoire des hommes. Mais elle dit en même temps que ces autres « besoins » ont été, partout et toujours et de façon pré- dominante, des besoins économiques. Et en cela, elle ne parle pas de l'histoire en général, elle ne parle que de l'histoire du capitalisme. Dire, en effet, que les hommes ont toujours cher- ché le développement le plus grand possible des forces produc- tives, et qu'ils n'ont rencontré comme obstacle que l'état de la technique ; ou que les sociétés ont toujours été « objective- ment » dominées par cette tendance, et agencées en fonction d'elle c'est extrapoler abusivement à l'ensemble de l'histoire les motivations et les valeurs, le mouvement et l'agencement de la société actuelle --- plus exactement, de la moitié capita- liste de la société actuelle. L'idée que le sens de la vie consis- terait dans l'accumulation et la conservation des richesses serait de la folie pour les Indiens Kwakiutl, qui amassent les richesses pour pouvoir les détruire ; l'idée de rechercher le pouvoir et le commandement serait de la folie pour les Indiens Zuni, chez qui, pour faire de quelqu'un un chef de la tribu, il faut le battre jusqu'à ce qu'il accepte (22). Des « marxis- tes » myopes ricanent lorsqu'on leur cite ces exemples qu'ils considèrent comme des curiosités ethnologiques. Mais s'il y a une curiosité ethnologique dans l'affaire, ce sont précisément ces « révolutionnaires » qui ont érigé la mentalité capitaliste en contenu éternel d'une nature humaine partout la même et qui tout en bavardant interminablement sur la question colo- niale et le problème des pays arriérés oublient dans leurs raisonnements les deux tiers de la population du globe. Car un des obstacles majeurs qu'a rencontrées et que rencontre tou- jours la pénétration du capitalisme c'est l'absence des moti- vations économiques et de la mentalité de type capitalistes chez les peuples des pays arriérés. Le cas est classique, et toujours actuel, des africains qui, ouvriers pour un temps, quittent le travail dès qu'ils ont réuni la somme qu'ils avaient en vue, et partent à leur village reprendre ce qui est à leurs yeux la seule vie normale. Lorsqu'il a réussi à constituer chez ces peuples une classe d'ouvriers salariés, le capitalisme n'a pas seulement dû, comme Marx le montrait déjà, les réduire (22) V. Ruth Benedict, Patterns of Culture (la traduction de ce livre en français, sous le titre Echantillons de civilisation est abomi- nable, mais des bribes de sens surnagent dans la catastrophe). 22 à la misère en détruisant systématiquement les bases maté- rielles de leur existence indépendante. Il a dû en même temps détruire impitoyablement les valeurs et les significations de leur culture et de leur vie c'est-à-dire en faire effectivement cet ensemble d'un appareil digestif affamé et de muscles prêts à un travail privé de sens, qui est l'image capitaliste de l'homme (23). Il est faux de prétendre que les catégories technico- économiques ont toujours été déterminantes puisqu'elles n'étaient pas là, ni comme catégories réalisées dans la vie de la société, ni comme pôles et valeurs. Et il est faux de préten- dre qu'elles étaient toujours là, mais enfouis sous des appa- rences mystificatrices — politiques, religieuses ou autres, et que le capitalisme, en démystifiant ou en désenchantant le monde, nous a permis de voir les « vraies » significations des actes des hommes, qui échappaient à leurs auteurs. Bien sûr, le technique ou l'économique « étaient toujours là » d'une certaine façon, puisque toute société doit produire sa vie et organiser socialement cette production. Mais c'est cette « cer- taine façon » qui fait toute la différence. Car comment préten- dre que le mode d'intégration de l'économique à d'autres rapports sociaux (les rapports d'autorité et d'allégeance, par exemple, dans la société féodale) n'influe pas sur la nature des rapports économiques dans la société considérée, d'abord, et, en même temps, sur la façon d'agir des uns sur les autres ? Il est certain par exemple que, une fois le capitalisme cons- titué, la répartition des ressources productives entre couches sociales et entre capitalistes est essentiellement le résultat du jeu de l'économie et constamment modifiée par celui-ci. Mais une affirmation analogue n'aurait aucun sens dans le cas d'une économie féodale (ou « asiatique »). Admettons aussi que l'on peut, dans une société capitaliste de « laissez faire », traiter l'Etat (et les rapports politiques) comme une « superstruc- ture » dont la dépendance à l'égard de l'économie est à sens unique. Mais quel est le sens de cette idée, lorsque l'Etat est propriétaire et possesseur effectif des moyens de production, et qu'il est peuplé par une hiérarchie de bureaucrates dont le rapport avec la production et l'exploitation est nécessai- rement médiatisé par leur rapport avec l'Etat et subordonné à celui-ci comme c'était le cas de ces curiosités ethnologi- ques qu'ont représenté pendant des millénaires les monarchies asiatiques, et comme c'est aujourd'hui le cas de ces curiosités sociologiques que sont l’U. R: S. S., la Chine, et les autres pays « socialistes » ? Quel sens cela a-t-il de dire qu'aujour- (23) V. Margaret Mead et al., Cultural Patterns and Technical Change, U. N. E. S. C. O., 1953. 23 ou un d'hui en U. R. S. S., la « vraie » bureaucratie sont les direc- teurs d'usine, et que la bureaucratie du Parti, de l'Armée, de l'Etat, etc., est secondaire ? Comment prétendre aussi que la façon, tellement diffé- rente d'une société et d'une époque à l'autre, de vivre ces rapports n'a pas d'importance ? Comment prétendre que les significations, les motivations, les valeurs créées par chaque culture n'ont ni fonction ni action autre que de voiler une psychologie économique qui aurait toujours été là ? Ce n'est pas là seulement le paradoxal postulat d'une nature humaine inaltérable. C'est la non moins paradoxale tentative de traiter la vie des hommes, telle qu'elle est effectivement vécue par eux (consciemment aussi bien qu'insconsciemment), comme une simple illusion au regard des forces « réelles » (économi- ques) qui la gouvernent. C'est l'invention d'un autre incons- cient derrière l'inconscient, d'un inconscient de l'inconscient, qui serait, lui, à la fois « objectif » (puisque totalement indé- pendant de l'histoire des sujets et de leur action) et « ration- nel » (puisque constamment orienté vers une fin définissable et même mesurable, la fin économique). Mais, si l'on ne veut pas croire à la magie, l'action des individus, motivée cons- ciemment inconsciemment, est visiblement relais indispensable de toute action de « forces » ou de « lois » dans l'histoire. Il faudrait donc constituer une « psychanalyse économique », qui révélerait comme cause des actions humai- nes leur « vrai » sens latent (économique), et dans laquelle la « pulsion économique » prendrait la place de la libido. Qu'un sens économique latent puisse souvent être dévoilé dans des actes qui apparemment n'en possèdent pas, c'est certain. Mais cela ne signifie ni qu'il est le seul, ni qu'il est premier, ni surtout que son contenu soit toujours et partout la maximisation de la « satisfaction économique » au sens capitaliste-occidental. Que la « pulsion économique » si l'on veut, le « principe du plaisir » tourné vers la consom- mation ou l'appropriation prenne telle ou telle direction, se fixe sur tel objectif et s'instrumente dans telle conduite, cela dépend de l'ensemble des facteurs en jeu. Cela dépend tout particulièrement de son rapport avec la pulsion sexuelle (la manière dont celle-ci se « spécifie » dans la société consi- dérée) et avec le monde de significations et de valeurs créé la culture où vit l'individu (24). Il serait finalement moins faux de dire que l'homo economicus est un produit de la culture capitaliste, que de dire que la culture capitaliste est une création de l'homo economicus. Mais il ne faut dire ni l'un ni l'autre. Il y a chaque fois homologie et correspon- (24) V. Margaret Mead; Male and Female et Sex and Temperament in Three Primitive Societies. 24 - dance profonde entre la structure de la personnalité et le contenu de la culture, et il n'y a pas de sens à pré-déterminer l'une par l'autre. Lorsque donc, comme pour la culture du maïs chez certaines tribus indiennes du Mexique ou pour la culture du riz dans des villages indonésiens, le travail agricole est vécu non seulement comme un moyen d'assurer la nourriture, mais à la fois comme moment du culte d'un dieu, comme fête, et comme danse, et lorsqu'un théoricien vient prétendre que tout ce qui entoure les gestes proprement productifs dans ces occasions n'est que mystification, illusion et ruse de la raison, il faut affirmer avec force que ce théoricien-là est une incar- nation beaucoup plus poussée du capitalisme que n'importe quel patron. Car non seulement iſ reste lamentablement prisonnier des catégories spécifiques du capitalisme, mais il veut leur soumettre tout le reste de l'histoire de l'humanité, et prétend en somme que tout ce que les hommes ont fait et voulaient faire n'était qu'une ébauche imparfaite du factory system. Rien ne permet de prétendre que la carcasse de gestes constituant le travail productif au sens étroit est plus « vraie » ou plus « réelle » que l'ensemble des significations dans lequel ces gestes ont été tissés par les hommes qui les accomplis- saient. Rien, sinon le postulat que la vraie nature de l'homme est d'être un animal productif-économique, postulat totale- ment arbitraire et qui signifierait, s'il était vrai, que le socia: lisme est impossible à jamais. Si, pour avoir une théorie de l'histoire, il faut exclure de l'histoire à peu près tout, sauf ce qui s'est passé pendant quel- ques siècles sur une mince bande de terre entourant l'Atlan. tique Nord, le prix à payer est vraiment trop élevé et il vaut mieux garder l'histoire et refuser la théorie. Mais nous ne sommes pas réduits à ce dilemmé. Nous n'avons pas besoin, en tant que révolutionnaires, de réduire l'histoire précédente de l'humanité à des schémas simples. Nous avons besoin tout d'abord de comprendre et d'interpréter notre propre société. Et cela, nous ne pouvons le faire qu'en la relativisant, en montrant qu'aucune des formes de l'aliénation sociale présente n'est fatale pour l'humanité, puisqu'elles n'ont pas toujours été là non pas en la transformant en absolu et en projet- tant inconsciemment sur le passé des schémas et des catégo- ries qui expriment précisément les aspects les plus profonds de la réalité capitaliste contre laquelle nous luttons. Paul CARDAN. (La fin au prochain numéro) 25 Les jeunes et le yé-yé « Je haïs les vieux » (Halliday, Paris-Match, sept. 63). « Place aux jeunes » (Constellation, sep. 63). UN PHENOMENE NOUVEAU. L'apparition du courant culturel qui s'est développé autour du twist et de ses sous-produits a pris et prend de jour en jour une importance considérable en tant que phénomène social. Les jeunes « fans » du twist, les yé-yé sont différents des quelques îlots de blousons noirs qui se referment sur eux- mêmes en refusant notre société. Ces îlots restent en dehors du monde, ils expriment leur fureur en vase clos. Ce n'est qu'épisodiquement qu'ils apparaissent dans le cadre social en y déchaînant leur violence. Le twist, au contraire, ou plutôt le comportement qui l'accompagne, le yé-yé, apparaît à l'immense majorité des jeunes comme possibilité de déchaî- nement quotidien. Dans et par le yé-yé tous les problèmes de la jeunesse actuelle sont posés. Mais on ne peut comprendre la nais- sance de ce phénomène qu'en se reportant quelques années en arrière. LES ORIGINES. Le jazz a pénétré en Europe pendant la première guerre mondiale et cette création des esclaves noirs n'a pas tardé à « contaminer » toute la musique populaire. Celle-ci, sous l'in- fluence du jazz, devint surtout plus rythmée. Cependant, si la musique de variété européenne s'est ainsi imprégnée des harmonies et des rythmes du jazz, le jazz en tant que culture vivante n'a jamais vraiment pénétré l'Europe (I). Il n'empê- che que sous la pression de la culture « Coca Cola », les formes abatardies du jazz ont marqué et marquent encore le grand public (ressuscées du style New-Orléans des années 25 avec (1) Le bop, jazz qui exprime la réussite de la création en équipe reste presque inconnu, alors qu'il fut créé voici plus de vingt ans. Actuellement seuls quelques groupes de jazzmen continuent de vivre le jazz, mais ils ne sont écoutés que par des minorités d’amateurs ou de snobs. 26 encore Armstrong, Bechet etc.). Aussi les musiques de variétés ont- elles tenté d'entrer dans la famille du jazz. On assista alors à une dégénérescence au second degré, le jazz abâtardi étant lui-même copié. Longtemps le jeune public français s'est contenté de cette culture morte deux fois. Les variétés mélan- gées de folklore américain et de ressuscées de jazz connaissent un grand succès : ce sont Presley, Paul Anka (50 millions de disques) et les imitateurs français du rock-and- roll américain, Vince Taylor, Halliday, les chausettes noires. Quand apparaît le twist, ce contingent de chanteur de rock crée des twists français, sans attendre la venue des twists américains. Le fait que ces jeunes chanteurs étaient prêts à épouser cette nouvelle forme de variétés leur permet de prendre de vitesse l'industrie du disque américaine. Le public français ne connaît en effet les variétés américaines que plusieurs mois après l'apparition d'une mode. Mais avec le twist apparaît aussi le yé-yé. Le twist n'est pas la simple continuation des formes précédentes de variétés. C'est assurément ce qu'il est au départ. Mais, massivement, les jeunes en font leur chose ; ils ressuscitent ces variétés mort-nées en leur injectant leur propre vie et transforment cette simple vague nouvelle en un raz-de-marée. Le yé-yé devient l'hymne de la jeunesse. LE YÉ-YÉ. Les gesticulations twistées ne sont pas malgré les appa- rences l'expression superficielle d'une violence gratuite, un besoin de valoriser le fait d'être jeune, un point c'est tout. Le yé-yé c'est la violence extériorisée rituellement. Et pour la première fois dans le monde moderne un mouvement musi- cal de jeunes va prendre une telle importance. Devant le yé-yé se sont écroulées les barrières de classe, les différences de culture, de langues, le yé-yé est devenu l'internationale de la jeunesse. Il est la tentative de briser un instant dans une sorte de cérémonie, toute forme d'oppression, de faire, le temps d'un éclair, un Hiroshima de valeur. L'attitude de jeunes qui écoutent et dansent ces formes musicales est révé- latrice. Ce n'est plus la musique que l'on écoute bouche bée, mais ils ressentent cette musique comme leur et participent à cette forme musicale en dansant, mais aussi en hurlant, en pleurant, en tapant des pieds, en entrant en transes. Un instant, plus rien n'existe que ce yé-yé, cette forme à laquelle ils sacrifient leurs jeunes énergies (2) ; ils ne ressentent plus rien que cette flamme qui leur brûle les ailes. (2) Le terme « jeune » désigne aujourd'hui les très jeunes. Pour la première fois, les très jeunes ont les mêmes chansons et les mêmes danses que la majorité des gens. 27 On peut difficilement définir le yé-yé sans se rapporter. au « swing » dans le jazz authentique. Le « swing » c'est le rythme, « ce qui balance », comme disent les jazzmen. Tous les êtres humains swinguent. Ainsi la marche, les battements de coeur suivent un rythme. Quand un homme qui marche entend un tambour, son pas suit le rythme du tambour. Ce phénomène inconscient donne une idée de ce qu'est le swing en tant que donnée universelle. Ainsi les publics africains ou asiatiques n'ont pas été étonnés par les conceptions rythmi- ques des musiciens de jazz. Ce que ces gens goûtaient, c'était le swing (le beat) même quand l'aspect purement musical leur échappait. Le yé-yé du twist fait appel à ces pulsions humaines élémentaires. Le jazz n'est pas une musique écrite. Les musiciens de jazz apprennent cette musique non en lisant des notes, mais en écoutant des maîtres la jouer , en la sentant ; c'est ce qui permet au jazz d'acquérir tant de subtilités mélodiques et rythmiques. Alors que les musiques de variétés se servent de notations, d'intervalles rytmiques bien déterminés, ce qui retire toute spontanéité à une musique déjà sans grande valeur, dans le twist on peut dire que le « yé-yé » est presque un mode embryonnaire d'improvisation, de participation. LA JEUNESSE, GROUPE A PART DANS LA SOCIETE. On ne peut se contenter de voir dans ces formes d'expres- sion le désir d'affirmation de soi. De même ces expressions contiennent plus que la valorisation de ce qui bouge, de ce qui est nouveau. On trouve dans ces déchaînements une forme de solidarité, la solidarité contre l'adulte, celui qui sait, celui qui est fier d'avoir réussi. En effet, la jeunesse actuelle est un groupe à part dans la société et ceci pas tant parce que les jeunes gesticulent et n'ont pas encore acquis de position stable dans la société, mais bien plus en raison de la crise de la communication en général et plus précisément de la communication entre les adultes et les jeunes. Les adultes, dans la majorité des cas se trouvent à court de réponses toutes faites devant leurs problèmes d'hommes, de travailleurs. Dans la mesure où la plupart des adultes n'ont plus de valeurs fixes, ils cessent d'être un code de valeurs vivant pour les jeunes. Les adultes, tout en se rendant compte plus ou moins confu- sément de l'inanité des anciennes structures morales, fami- liales etc... les perpétuent cependant sans y croire. Mais pour les enfants la coupure avec l'ordre ancien est encore plus tranchée. Ils ne peuvent se contenter et le pourront de moins en moins de succéder au père. Ils ont à vivre dans un monde complètement différent du sien. Demain sera autre, 28 c'est la seule certitude qu'ils aient, et demain ils n'auront sous les yeux aucun modèle pour vivre. Les jeunes savent qu'ils ont à se forger dans un bouleversement constant. Dans ces conditions, les adultes abdiquent, au moins en fait, toute pré- tention à les aider et toute communication entre eux est impossible. Dans ces conditions, également, toute manifesta- tion autonome des jeunes prend l'aspect d’un défi. Les acti- vités spécifiques des jeunes traduisent à la fois la recherche d'une identité et un effort collectif de libération. Ainsi pour le twist. Si cette danse, à l'origine individua- liste puisqu'on peut la danser seul, est devenue collective, c'est parcequ'elle devait être vécue comme un déchaînement et qu’un déchaînement ne peut être que collectif. Mais la collectivité des twisteurs n'est pas celle d'une rencontre acci- dentelle, elle reflète l'unité de la condition des jeunes dans la société. Dans leurs déchaînements, les jeunes expriment leurs désirs d'être un moment autre chose qu’un rationnel instrument à produire de l'obéissance. Ces jeunes, en effet, travailleurs et lycéens sentent peser sur eux tous les interdits, toutes les pressions de cette société. Jeunes travailleurs, ils sont doublement exploités et aliénés, en tant que travailleurs et en tant que jeunes. Plus mal payés, on leur donne encore le sale boulot. Elèves, ce sont les différentes formes de lycées avec la diffusion d'un enseignement sans rapport avec leur vie concrète. C'est le poids des cimetières culturels à ingur- giter. L'univers de la dictature des cultures mortes sur ces jeunes énergies. Ces jeunes, les élèves surtout, ressentent en plus le poids de leur famille ; famille qui fait pression sur leur vie pour tenter de conserver des cadres, auxquels la majorité des parents ne croient plus. Or ces jeunes maintenant qu'ils acquièrent un rôle de consommateur, ont la possibilité de réaliser un cer- tain nombre de désirs, mais sur un plan très limité car la société actuelle n'offre à ces jeunes que des moyens ridicules pour satisfaire leurs aspirations. CE QUE LEUR PROPOSENT LES ADULTES. L'attitude de la majorité des gens envers les jeunes est la méfiance, la peur ou même la hargne. C'est bien souvent du manichéisme vulgaire. Les jeunes, c'est le mal, ou ce n'est pas sérieux, ce qui permet de se considérer comme le déten- teur du bien, du sérieux. Les éducateurs de tout acabit cher. chent à comprendre ce qui peut bien se passer dans la jeu- nesse. Mais le plus souvent ils écoutent les adultes davantage que les jeunes. Ainsi beaucoup d'entre eux croient que le conflit entre les yé-yé et les parents est un conflit d'onoma- topées. Ecoutons le puant Coquatrix, fabricant d'idoles, pro- 29 priétaire du temple Olympia : « Le yé-yé ne signifie pas plus que notre vieux tralalaire ». D'autres cherchent à tout faire rentrer dans l'ordre en donnant aux jeunes les moyens de s'amuser gentiment. Il existe des détachements de police spécialisés dans l'amuse- ment des jeunes. Ils veulent canaliser cette violence qu'ils considèrent mécaniquement comme une perte d'énergie, « qu'il faudrait utiliser ». Certains, non-violents, ne voient dans l'atti- tude des jeunes qu’une revendication économique. Ils pro- posent de lutter contre ces formes de violence « en donnant aux jeunes des locaux ». Ces braves gens sont catastrophés de voir les jeunes twister dans les locaux qu'on leur donne. D'autres leur proposent de construire des routes ou de prome- ner des vieillards... Mais il est évident que cette reconversion d'énergie ne tente pas et ne peut heureusement pas tenter la jeunesse. Le yé-yé et la danse sont pour eux le seul moyen de ren- contre. Dans les maisons de jeunes ils sont brimés par des règlements absurdes. Les lieux où l'on danse sont pour eux les seuls îlots où ils peuvent rencontrer d'autres jeunes, une fois sortis de leur travail. LA POLITIQUE Ce que recherchent les jeunes, c'est un style de vie, un moyen de vivre leur révolte. Leurs désirs ils veulent les réali- ser dès maintenant ; la révolution pour leurs petits enfants ne les intéresse pas. Or, qu'offrent les partis de gauche à ceux qui prennent conscience que la réalisation de ces désirs ne va pas sans un renversement de la société établie ? Des indica- tions sur le nombre de tonnes d'acier ou de blé produits en U.R.S.S., sur le dévouement des travailleurs dans le paradis socialiste, la recherche de rustines pour rénover la démocratie sont loin de leur offrir un style de vie. La pédagogie de masse, la morale conservatrice des staliniens, la lutte des cliques d'agonisants P.S.U. ne sont pas pour les jeunes des centres d'intérêt. Aux jeunes étudiants intéressés par le marxisme on offre des exposés plats, ennuyeux. On leur sert une doctrine toute faite, présentée de manière plus ou moins pédagogique. Clarté se transforme en Elle assaisonné de pseudo-dialectique. Quand le jeune connaît par cour ce système présenté comme un système achevé, on lui demande d'obéir à ceux qui savent, aux aînés, au Parti qui possède la science révolutionnaire. Alors que le jeune qui rentrait dans un parti voulait créer se créant, on lui demande encore d'obéir aux rebutants leaders des patronages marxistes. en 30 Aussi, si la culture « capitaliste » se désagrège continuel-- lement, la culture « prolétarienne » telle qu'elle existait encore vers 1936 a disparu. Qui prône encore sincèrement les valeurs prolétariennes ? Qui sait encore en quoi elles ont pu con- sister ? Pour les jeunes, les jeunes ouvriers les premiers, le langage de la politique prolétarienne n'est plus qu'un jargon incompréhensible et ridicule. (Voir l'article de D. Mothé : les jeunes générations ouvrières, Socialisme ou Barbarie, No 33). La désaffection des jeunes se faisant de plus en plus sentir en France, les organisations de jeunesse à la recherche d'un public autre que les fils de militants adultes se sont trans- formées en immenses kermesses de twist. Les Eglises de Rome et de Moscou ont fait le même virage. L'écroulement des tra- ditions laisse les jeunes devant un terre brûlée. Disparues les possibilités d'embrigadement politique le parti communiste ayant perdu son rôle de soupape de sécurité par où les jeunes évacuaient leur trop plein d'énergie pendant leurs quelques années de non-conformisme – dispa- rues les formes qui ont attiré un moment les aspirations et la vigueur des jeunes (A.J., organisations sportives ou religieuses), la jeunesse actuelle ne rencontre aucune valeur pour combler le vide laissé par l'écroulement patriotique, religieux et poli- tique. Cette jeunesse éprouve des désirs flous, vagues, elle est en crise sans avoir aucune conscience du sens de celle-ci. LES REVUES. Les revues spécialisées qui sont apparues ces temps der- niers ont reçu un accueil favorable de la part des jeunes. Ceux-ci qui lisent peu étaient dégoûtés de la presse de leurs parents. Ils ont acceptés des journaux qui semblaient faits pour eux. La première revue, modèle du genre, « Salut les copains » (un million d'exemplaires) créée par des animateurs d'émis- sions de jazz sur Europe 1, a fait fortune. Elle a copié « Elle » ; après les premiers numéros faussement héroïques on trouve maintenant le sublîme refrain : consommez. L'im- portance économique de ces jeunes qui ont maintenant des électrophones, des transistors, des disques, est en effet consi- dérable. Une page de publicité dans « Salut les copains » coûte 3.000 F. Le marché des teen-agers est un marché énorme. Les économistes l'ont compris qui consacrent de volumineuses et ennuyeuses études à ce marché (voir les journées d'études de H.E.C.). Le jeune vit dans un monde d'objets manufac- turés, de prostitution manufacturée. Entre la consommation offerte et le jeune, il y a le mur de l'argent qu'il n'a pas. 31- nécesaire pour tes; Aussi un effort d'adaptation était-il nécesaire ajuster la consommation proposée aux jeunes aux moyens dont ils disposent. Ils peuvent souvent acheter 50 disques à 10 F., mais très rarement un objet à 500. F. C'est ce qu'a par- faitement compris « Salut les copains », puis d'autres publi- cations qui l'ont copié : « Bonjour les amis ». (200.000 ex.) pâle imitation, « Age tendre » couplé revue-émission de T.V. nationale, qui remplit 70 pages avec la vie des vedet- « Jeunesse-Cinéma » elle, remplace les stars par les idoles (120.000 ex.). « Music-Hall » est plus originale (100.000 ex.) : ancienne revue qui s'est mise à faire du copain tardivement, elle essaye d'acquérir un public en faisant de l'érotisme de week-end. Ce qui provoque un délicieux cour- rier de parents qui comprennent leur rôle. Ainsi cette lettre publiée par le « Monde » du 10 septembre 1963 : « Je ne suis pas un père-la-pudeur, mais j'ai une fille de seize ans, et j'imagine sans effroi que vers ses dix-huit ans, ou vingt ans, elle connaisse la vie et ses embûches. Mais à seize ans ! je me demande si les créateurs de la chanson « donne tes seize ans » ont réfléchi jusqu'à s'interroger sur les suites des actes que bon nombre de jeunes filles seront portées à com- mettre après l'audition répétée de chansons de cet ordre ? ». Aznavour, qui perdait son public, demande en effet de don- ner ses seize ans. Les marchands de papier viennent d'accoucher d'un nou- veau-né qui semble fort bien portant : « Twenty » qui tire à 150.000 ex. Plus luxueux que les autres publications on y parle de tout ce qui est dans le vent. « Twenty » est une sorte de « Planète » pour les teen-agers. Avec « Rallye-Jeunesse » et « Hello >> - catholiques (500.000 ex.) et « Nous les garçons et les filles » munistes (250.000 ex.) nous quittons les marchands de soupe pour les marchands de sauce politique. Forcés de faire du copain, ils proclament que Thorez ou Jésus-Christ sont les meilleurs copains du monde. Ils veulent faire croire à leurs lecteurs que ceux-ci comprennent le monde dans lequel ils vivent. Alors que les enquêtes de « Salut les copains » sur la politique étaient très superficielles, ils n'hésitent pas à dénoncer, en plusieurs pages le scandale du tennis, sport de riche, etc... mais ils ne dévoilent jamais vraiment leur appar- tenance à leurs églises sinon sous une forme camouflée : on remplace Halliday par Gagarine qui fait plus « l'Histoire ». Les revues servent aussi à consolider la popularité des chanteurs, ces chanteurs, comme le dit Coquatrix, inventés par les jeunes, mais imposés par les vieux. Etant donné l'ac- célération de la consommation de vedettes, celles-ci étant d'ailleurs assez semblables le public a un intense besoin com- sens de 32 de renouvellement. Alors qu'il y a quelque temps les vedettes duraient une vie, le public en consomme maintenant plusieurs par an. Une banalité ressemblant tristement à une autre, on est forcé de changer souvent l'emballage-idole. Mais lancer une vedette revient cher aux maisons de disques. Par cette presse elles parviennent à imposer les produits nouveaux, à consolider leurs marchés. Mais pour toutes ces revues, la difficulté vient de ce que ces jeunes chanteurs n'ont pas d'histoire. Ils n'ont pas tra- vaillé pendant des lustres pour percer. On a percé pour eux. Aussi, comme il ne leur est encore rien arrivé, il faut leur inventer des vies prestigieuses : Halliday ne peut pas être le fils d'un employé des P.T.T. et d'une dactylo. D'autre part, le cinéma permet aux idoles de durer le temps de leur amor- tissement. Il faut dire d'ailleurs que dans son film « l'idole des jeunes », Halliday s'est laissé rouler : il chante la gloire des vieilles badernes qui tirent d'affaire les jeunots. Mais cette presse crée aussi ceci a une importance consi- dérable une mythologie permettant de proposer des modes de comportements aux jeunes. En effet, en créant et en décrivant des idoles on propose des valeurs. La dispa- rition amorcée en France de la famille patriarcale auto- ritaire détruit l'autorité d'une personne sur le jeune. Mais le jeune se trouve ainsi confronté à ses désirs de liberté ; ces désirs qui lui sont contestés dans toute son existence sociale. L'idole est une forme laïcisée de figure toute puissante. L'idole n'a pas le droit de faillir. Ainsi quand Mile Vartan fit un « canard » au cours d'un de ses concerts, un de ses fans interviewé à la T.V. a déclaré : « rentré à la maison, j'ai cassé tous ses disques ». Et -ce Polyeucte moderne du jurer qu'il n'en achèterait plus un. L'idole c'est aussi la réussite, Cendrillon qui a rencontré Coquatrix. On insiste beaucoup sur l'aspect « promotion » de ces idoles qui sont, pour les besoins de la cause, sorties de milieux pauvres. Blousons noirs repentis (Halliday), ils ont abandonné leurs chaînes de vélo pour une jaguar. On valorise ainsi cette société où chacun a sa chance, où le talent finit toujours par s'imposer !... A la différence du star-system traditionnel, la vie de ces idoles n'est pas donnée comme compensation féerique à la banalité de la vie quotidienne. Si l'engouement pour les idoles a gagné en étendue, il a perdu en profondeur. Alors que dans le star-system le rapport de communication allait de la star vers le public, alors que le public vivait par et pour la star, on peut constater un rapport inverse dans ce système de communication actuel. L'information va aujour- d’hui des masses à l'idole. La star restait inhumaine, supra- humaine. L'idole c'est le prêtre qui officie, qui réalise le rite. 33 Elle n'a pas de rôle propre, elle est un reflet. L'idole est image, c'est le public qui lui donne la vie. La star était la vie et se suffisait dans le spectacle. Le seul rôle que le public concède à l'idole c'est d'être l'accoucheur des désirs. S'il paraît que le public, dans sa vie, les imite, c'est parce que les idoles ne sont que le condensé de la banalité quotidienne. Ces idoles ne vivent que de leurs admirateurs et ont besoin de se repaître de lieux communs. Dans leur compor- tement, leur tenue, elles ne sont en rien différentes de ces admirateurs. Ressemblant à tout le monde, l'idole n'incarne pas une autorité culturelle. Les maîtres dans le jazz tradi- tionnel étaient King (Oliver), Duke (Ellington) etc... Les idoles sont l'idéal standard, Jean Dupont. Cette banalisation de l'autorité qui était détenue par les maîtres, exprime notre univers qui tente sans cesse de vaseliner ses grincements. L'autorité subsiste mais elle se masque de plus en plus, elle est la maladie honteuse de nos sociétés. D'une façon générale, ces héros sont présentés comme des types sans contradictions comme la cristallisation de l'adage les gens heureux n'ont pas d'histoires » credo de toute morale bourgeoise. On a donné aux pauvres types le moyen de se racheter, leur vie doit être seulement la fin de l'histoire, la stabilisation définitive du quasi-vide. L'idole assurément est fascinante par la puissance que lui donne l'argent, la richesse. Mais, en même temps ce statut de pur consommateur qu'elle a en tant qu'image du bonheur capitaliste n'a rien qui puisse assouvir les désirs des jeunes. Car leur insatisfaction est loin d'être uniquement économique. Pour ne prendre qu'un exemple : en Suède où les jeunes ont en général les voitures et les locaux que désirent les jeunes français, la question subsiste, simplement un peu plus angoissante : que faire de ces voitures ? que faire dans ces maisons ? Ainsi dès l'instant, où ces idoles sont présentées comme des « personnages heureux », sans problèmes, ils deviennent inintéressants, a-humains, participant de cette même vie morne à la révolte contre laquelle ils présidaient. D'où l'insa- tisfaction des jeunes, leur besoin d'autre chose — dances s'exprimant par la recherche d'une violence renou- velée, la haine du héros. ces ten- LE TWIST ASSAGI. Pour essayer de contrôler cette dynamique, pour cana- liser la violence, les maisons de disques ont assagi le twist. Il y a quelques années, dans les caves de Liverpool, trois jeunes guitaristes habillés de cuir et les cheveux en désordre, jouaient pour se distraire en faisant un bruit infernal. A ce moment, les Beatles exprimaient les cris de révolte des jeunes, 34 des masses de la ville industrielle de Liverpool, cette ville où « il est excitant d'essayer de survivre », comme a déclaré l'un d'eux. Cette rage de survivre, cette rancoeur s'exprimaient dans leur musique. Pour le Big Business, le son de la Mersey a retenti comme celui du tiroir-caisse. Et ce fut l'extraordinaire succès des Beatles (plus de 3 millions de disques en un an). Mais assimilé par tous, le son de la Mersey perd de sa saveur. S'ils ont gardé l'accent populaire de leurs origines, ils vont maintenant régulièrement chez le coiffeur. Alors que naguère le « Daily Télégraph » (conservateur) écrivait à leur sujet : « cette hys- térie remplit des têtes et des cours vides. N'est-il pas inquié- tant de voir des masses de jeunes, si impressionnables et sans direction ? », depuis leur énorme succès, il ne sont plus atta- qués par la grande presse. Acceptés par le monde des adultes, les cris de révolte de la Mersey — où vivent dans des taudis des milliers de chômeurs se sont transformés en folklore local. Et ce folklore s'est vu consacré à l'occasion de l'annuel gala royal de music-hall où la reine mère et la cour se sont mis à taper des mains au son des Beatles. Quand l'on sait comment sont choisies, fabriquées, puis lancées les vedettes, on comprend que par la manipulation les maisons de disques aient réussi à créer un twist seconde manière, un twist assagi. Il est bien évident que cette entre- prise ne résulte pas d'une décision machiavélique quelconque mais bien plus des impératifs de ces maisons : gagner sans cesse un public, se faire admettre par la majorité des auto- rités morales de cette société, etc... De plus il existe un balancement complexe entre les désirs des jeunes et ce qu'on leur propose. Ceux-ci sont parfois tentés par des formes plus sages, par des expressions qui les adapte- raient mieux à leur société. On ne peut voir dans ce phéno- mène une manipulation pure. Il ne suffirait pas de fusiller les Coquatrix pour supprimer ces formes de twist. Alors que le twist était initialement la violence cérémonielle, et en même temps remplissant une fonction thérapeutique, on a rajouté à ces « airs » des paroles ayant un sens alors que les premières formes en étaient dépourvues. Un exemple de twist assagi nous est donné par Françoise Hardy. Elle est l'exemple le plus frappant de la possibilité de créer une idole à partir de n'importe qui. Elle l'avoue dans l'« Express » du 21-11-63 : « Oh je sais bien que je n'ai rien de ce qu'il faut pour être une chanteuse. Je lutte mais finalement je ne déteste pas qu'on me parle de moi toute la journée ». Et effectivement, elle a répondu à ce qu'on attendait d'elle. Dans sa musique même elle adoucit les rythmes violents. Puis elle crée un style de chansons dans lesquelles les paroles 35 . prennent de l'importance. Alors que chez les idoles premières manière (Vince Taylor ou Chaussettes Noires) les mots n'in- tervenaient le plus souvent que comme prétexte à hurlements rythmés, elle, elle fait des phrases dans lesquelles elle exprime les pires concepts puritains. Tout d'abord la désexualisation des rapports entre copains : « Les yeux dans les yeux, la ain dans la main »... Elle vante la transformation de la femme en chose : « oh, oh, chéri, j'aime tout ce que tu fais, la colère te va très bien, Et j'aime quand tu passe tes nerfs sur moi, Car tout ce que tu fais est parfait ». Le néant, l'échec de toute communication entre copains : « Le temps de l'amour, Le temps des copains, Où l'on ne pense à rien ». Les vertus conjugales sont aussi valorisées « Il est tout pour moi, Je suis tout pour lui, N'aimer qu'une fois, C'est encore possible aujourd'hui ». Enfin la sexualité refoulée : « J'suis d'accord pour le cinéma, le rock, le twist, le cha-cha, Mais ne compte pas sur moi pour aller chez toi, J'suis d'accord dans la rue, Pour de longues stations, Et si tu n'est pas content, Je penserai que cela signifie que tu ne m'aime pas, Comme tu le prétends, Et que bien souvent tu m'as menti ». Ainsi Sainte Françoise Hardy puis Sheila ont introduit dans ces formes violentes, la soi-disant fraîcheur. Le fait que F. Hardy ait été choisie par la R.T.F. pour représenter la France dans le concours international de chansons concours télévisé en Eurovision — illustre bien la tentative de reprise en main de la jeunesse. Les organisations politiques tentent aussi de se servir du yé-yé pour trouver un public, copiant ainsi les partis américains. Aux meetings S. F. I. O., ou U. N. R. (à en croire le Figaro) on entoure un orateur de contingents de twisteurs pour faire avaler l'indigeste sauce politique. Conseillons aux bureaucrates de parler en milieu de spectacle s'ils veulent parler devant un public de copains. LES COPAINS. Le mot ami jugé trop vieux, le vocable copain a fait fortune. Bien que ce mot ait été forgé par un vieux (Bécaud) il y a 5 ou 6 ans (Salut les copains) ce mot n'est apparu que récemment dans les masses de jeunes. Les copains, ce n'est pas la « bande », au sens blouson noir du terme, c'est le groupe où l'on se prête des disques, c'est la bande sage. Au lieu de briser ou de voler des voitures, on rêve de se pavaner dans ce merveilleux emblème social. 36 vous ou a une aura La tentative de créer un groupe humain, passe par le refus de voir la réalité. On s'efforce d'établir des rapports désintéressés, de voir le monde sans heurts. Ainsi dans « Salut les copains » une réclame intitulée « Demain, les bonnes places seront-elles pour pour les copains >> été supprimée car on la jugeait trop dure. L'image de S. L. C. c'est société de bonheur, où chacun sa place dans « un régime qui fonctionne bien (comme le nôtre actuellement) » réponse d'une copine teenette à une enquête de S. L. C. sur la politique. C'est le Père Noël ressuscité 365 jours par an. On n'a rien à dire du boulot, ni des études, (« je fais des maths car il y a des débouchés, disent beaucoup de jeunes, mais ce que cela peut-être emmerdant »). On traîne, on addi- tionne des petits moments perdus pour passer la journée. La bande de blousons noirs, c'est le besoin d'air dans la puanteur de la société. La bande de copains c'est la consommation d'air purifié, mis en bouteille pour éviter les microbes. Mais quelle part de la jeunesse a été reprise en main ? Le twist initial n'avait pénétré qu'une fraction de la jeunesse. Le twist assagi n'a pas repris cette fraction au premier courant, il conquis autre public (3). Et nouveau public, c'est la jeunesse « plus sage ». En générali- sant on peut définir ces deux pôles par rapport aux attitudes d'acceptation ou de non-acceptation des formes établies, du respect des valeurs par l'acceptation ou la non-acceptation de la violence (4). Mais même la jeunesse qui suit le courant assagi, n'accepte plus la génération précédente. Si ce courant ne met pas réellement l'ordre et ses valeurs en cause, il traduit le désir de prendre la place de la génération précé- dente : la valorisation de ce qui est nouveau devient un élément décisif du traditionnel conflit de génération (Sheila : « T'es plus dans le coup, papa »). Ce qui caractérise l'embryon de révolte du courant assagi, c'est qu'elle est présentée comme pouvant se satisfaire. Le courant originel du twist impliquait au contraire une sorte de négativisme spontané et généralisé. LA VIOLENCE. Nous avons défini le courant initial du twist comme un courant radical dans son rejet des valeurs traditionnelles. Le fait que Halliday, quand il entrait encore dans ce courant, ait a un се (3) Les idoles sont liées par contrat à une maison d'édition de disques. Leurs « créations » sont protégées par la loi sur le droit d'auteur. Aussi, les maisons concurrentes se voient-elles obligées de créer des idoles copiées sur les premières qui exploitent jusqu'à épuisement la sensibilité du public à une même situation émotionnelle. (4) Il est vain en effet de vouloir plaquer les vieux schémas de classes sur les jeunes. Ceux-ci se caractérisent davantage par leur attitude envers la vie, les adultes etc... et par l'attitude des adultes envers eux que par l'appartenance à tel ou tel groupe social, mis à part les cas extrêmes et d'ailleurs très minoritaires. 37 chanté la Marseillaise en twist, n'infirme pas notre argumen- tation.. En effet, en chantant cet hymne qui a perdu tout contenu, il ne faisait que détruire encore plus totalement le sens pour ne laisser subsister que la musique comme prétexte. En Juillet dernier, Europe n° 1 et le magazine « Salut les Copains » avaient rassemblé 200.000 jeunes de 13 à 20 ans pour écouter Halliday place de la Nation. la Nation. Plus que la démonstration de la puissance de la radio qui n'était plus à faire - ce qui était nouveau dans cette manifesta- tion c'était le simple fait que 200.000 jeunes étaient ras- semblés. Aucun mouvement, aucun gouvernement ne pour- rait atteindre un tel résultat. Vouloir interdire à un jeune d'aller le soir écouter son idole est une prétention totalement dépassée. Il est juste de dire, cependant, que ces autorisations de sortir le soir s'obtien- nent en contestant l'autorité que détiennent encore les parents. Seulement elles s'obtiennent. Le jeune sait que s'il lutte pour sortir le soir ou pour une plus grande liberté sexuelle, ses parents ne pourront que céder. Si les jeunes luttent contre les anciennes interdictions toujours présentes, ils peuvent trans- former leur vie quotidienne. C'est en ce sens que l'on peut parler d'acceptation ou de non-acceptation des instances établies. Malgré les protestations horrifiées de la presse, on peut dire que cette soirée de la Nation a été relativement calme. Qu'il y ait eu des arbres cassés, quelques voitures renversées, c'est bien le moins quand on a rassemblé 200.000 jeunes ayant pour but le délire collectif. Ce soir-là les appels des organi- sateurs qui demandaient tous les quart-d'heure « d'être calme, de se conduire en copains » ont réussi avec quelques flics, à endiguer la violence des jeunes. Mais on a assisté pendant les dernières vacances, à des manifestations de violence qui n'ont pu être contrôlées par les organisateurs de soirées de twist. Ainsi au cours de nom- breuses tournées, les idoles ont été mal accueillies par leur propre public. On leur a lancé des tomates, des cufs, des bouteilles quand ce n'était pas des chaises. Alors qu'avant les jeunes cassaient le matériel des salles, il arrive qu'ils manifestent maintenant une haine explicite du héros. Ce héros qui leur est en tous points semblable, les déçoit ; ce n'est plus l'idole mais un garçon ou une fille de leur âge qui a la lumière dans les yeux et qui est incapable de chanter sans l'aide d'une sonorisation. Ils se rendent compte que l'idole est fabriquée. Se sentant tous capables de devenir idole ils en veulent à Halliday ou à Vartan d'en être vraiment. Mais parfois cette violence cherche à porter plus loin que les jets de projectiles. Ainsi cette soirée au Canet, où M Vartan devait chanter. Le public avait applaudi des artistes tra- 38 ; ditionnels, pendant la première partie du spectacle. Mais quand l'idole apparut, le public composé uniquement de jeunes devint franchement hostile. Prétextant un mauvais fonctionnement de la sonorisation, Me Vartan abandonna la salle. Alors l'hostilité devint fureur. « Brusquement les tomates, les bouteilles, les chaises se mettent à twister. Le piano s'évanouit de stupeur pendant que les guitares électri- ques et la batterie abandonnées par les musiciens se trans- forment en artillerie contre les C.R.S. » (Humanité du 21 août). A ce moment cette violence n'était plus dirigée contre personne. Si les jeunes ont tapé sur les C.R.S. c'est parce que ceux-ci s'opposaient à leurs manifestations. Mais il ne s'agissait pas d'un chahut la presse entière a noté leurs airs sérieux. Qu'exprimaient-ils alors ? Leur agressivité à l'égard de ce monde plat, où les relations humaines ont perdu toute authen- ticité. Le twist leur apparaissait comme le seul moyen de com- munication, la seule extase, la seule fête possible. Cette fête impossible, ils refusaient la tristesse ; ils faisaient la criti- que de ce monde qui n'offre plus rien aux hommes en dehors de l'accroissement de la consommation. Dans d'autres cas les spectacles ne sont pas mis en cause. Par exemple, quand des jeunes venus écouter Moustique (un des représentants les plus caractéristiques du twist initial) se sont vus refuser l'entrée d'une salle parce qu'ils ne portaient pas de cravate, ils ne se sont pas bagarrés avec les flics, ils sont partis acheter des cravates. Mais ces manifestations de révolte de ces jeunes montrent leur incapacité et souvent leur refus de s'adapter aux formes actuelles de vie sociale qui privent de signification toute activité. Leur attitude c'est essen- tiellement le refus d'accepter leur existence comme simple donnée, le refus d'être seulement une fourmi à la vie tracée une fois pour toutes. C'est aussi le rejet de l'adulte actuel en tant que modèle. La force de notre société se trouve dans la résignation de ceux qu'elle opprime. Le twist est, dans sa seconde manière, une de ces formes de résignation, une forme de contrôle de la violence. Mais il est impossible de concevoir un système de société moderne où le déchaînement soit absolument codi- fiable et quantifiable. Dans le rapport contradictoire que les jeunes entre- tiennent avec le twist et les idoles, les jeunes expriment la mesure dans laquelle ceux-ci sont vécus par eux comme leur chose, leur authentique expression et en même temps comme une sphère séparée, soigneusement tenue à part de la vie par les adultes manipulateurs. une SERGE MAREUIL. 39 Impressions du Brésil : La Ligue Paysanne de Tres Marias Le premier habitant de la terre en litige fut S. C'est un gars de 35 ans, gaillard, vigoureux n'ayant pas froid aux yeux, toujours un pistolet bien visible sur lui. Allure de caudillo. Il était pêcheur et gagnait mal sa vie. Les terres basses qui bordent le côté gauche du San-Francisco, au delà du pont de Tres Marias (Minas Gerais) sont excellentes : des terres d'al- luvion inondées souvent. Et depuis peu le fleuve est stabi- lisé grâce au barrage nouvellement construit. S. savait que la loi lui donnait droit de s'établir sur la berge. Il y va, cons- truit une barraque, en principe pour pêcher – il était clair cependant qu'il allait se mettre à labourer. Deux jours à peine se passent et le propriétaire de l'ar- rière pays lui demande de s'en aller. Refus, dispute, menaces. Il y était avec sa femme et sa fille, cela se passait en Novembre 1960. S. fait deux choses. Il va à Pirapora et demande à la Capitainerie des Ports une carte de pêcheur pro- fessionnel pour tel endroit de la berge du San Francisco, ce qui légalise sa situation. Par ailleurs il fait venir d'autres familles pauvres sur la terre dont l'usage lui est reconnu : 2 ou 3 au début, 14 bientôt. De la sorte il assure sa perma- nence. La menace de mort est chose courante dans les campa- gnes au Brésil. Le fazendeiro (I) menace, S. répond, les autres l'appuient. C'est le fazendeiro qui intente action en justice. Il gagne en première instance : le juge du Municipe (2) c'est son ami. Il peut faire expulser les 14 familles et ne s'en fait pas défaut : violences, bagarres, maisons détruites par les policiers et par les gardes du propriétaire. Ceci vers avril 1961. Les 14 familles vont à Corrego Seco, village voi- sin : ils sont liés aux paysans de l'endroit, ils habiteront tous une seule maison et très misérablement. Ils ont l'espoir de revenir. S. a un tempérament de lut- teur. Il avait fait connaissance, il y un moment déjà, avocat de Belo Horizonte, Me D. qui venait le avec un (1) Grand propriétaire. (2) Unité administrative. 40 par les dimanche pêcher au pont de Tres Marias. D. c'est un mem- bre du Parti Socialiste. Au moment du procès, S. s'adresse à Me D. En même temps Joffre, un leader paysan de grande allure, semble-t-il, arrive de Sao-Paulo. C'est un chef de la U.L.T.A.B. (3), organisation paysanne assez influencée par le Parti Communiste. Il s'installe avec les 14 familles à Corrego Secco pour plus d'un mois. Joffre joue un grand rôle. Est-ce lui ou D. qui alerte les étudiants et la presse de Belo Horizonte ? Un panneau contant l'odyssée des 14 fa- milles est exposé au centre de la ville. On ramasse de l'argent pour un voyage des étudiants à Tres Marias. Ils y vont à une quarantaine en autocar : manifestation bruyante en faveur des paysans, contre épreuve de force anti-police locale, qui cette fois se tait. Joffre paraît un leader intelligent, audacieux, primitif et violent. Il allait chercher le fazendeiro pour s'entendre et cela finissait toujours en menaces. Un jour le fazendeiro arrive à Corrego Secco dans une jeep avec ses capangas (4) armés : cris, intimidation : « On va te tuer » etc. C'est Joffre qui a le dessus. Il menace, soutenu de loin paysans de bruler la jeep et le fazendeiro s'en va. Une autre fois à Barreiro, localité ancienne, ranimée par les travaux du barrage et où il y a des cafés fréquentés par les proprié- taires – Joffre se dispute violemment avec le plus redouté des fazendeiros de l'endroit, qui a une attaque au coeur. Une légende qui persite se crée autour de Joffre. Sa présence à Corrego Secco, l'action de l'avocat, celle des étudiants, les articles dans la presse : l'atmosphère est différente de ce qu'elle aurait pu être quelques années auparavant. Il faut tenir compte de plus que la région a changé avec le barrage. D'abord les baraques des ouvriers du barrage même — paysans des environs. Et puis aussi quelques petites entreprises se sont installées. Il y a un autre élément. Les 14 familles restent quelques mois à Corrego Secco. Mais dans leurs terres, sur l'invite du fazendeiro, d'autres familles des environs s'y installent comme moyeros (5). Menaces de mort entre fazendeiro et payans de Corrego Secco. Menace entre paysans de Corrego Secco et ceux installés sur la terre à leur place. Le fait est que ceux- ci construisent des maisons, labourent, font un remarquable travail. Et c'est au moment où ils sont près de la récolte, en novembre-décembre, que Me D. arrive avec l'huissier ayant gagné le procès. En maudissant ils partent. Le fazendeiro les installe sur sa propriété, toujours au long du fleuve, au delà de la route qui prolonge le pont, mais sur des terres (3) Union des cultivateurs et des travailleurs agricoles Brésiliens. (4) Gardes armés des fazendeiros. (5) Métayer donnant la moitié du produit au propriétaire. 41 se moins bonnes. Au début inimitié terrible entre les « onze » et les « quatorze ». Mais le propriétaire leur avait promis une indemnité pour leurs maisons et pour leurs récoltes s'ils devaient partir et il ne donne rien. Alors les rapports se détendent entre paysans de part et d'autre de la route, et par contre se tendent beaucoup avec le propriétaire, qui veut maintenant les faire partir : il sent que l'histoire va répéter. En effet les onze s'adressent eux aussi à Me D. pour leur obtenir l'indemnité. Efforts du propriétaire pour expul- ser les uns et les autres : menaces, visites intempestives de la police la nuit - pour une citation quelconque on arrive à 40, armés atmosphère de terreur. Les 14 tiennent le coup, en partie grâce à la combativité et à l'arrogance de S. Les 11 s'émiettent et s'en vont peu à peu ; à la fin 1962 une seule famille restait parmi eux. Joffre cependant avait du aller à Sao Paulo où il y avait un procès et où il a été mis en prison. sur un en ce sens La vie des 14 installés leur terre forme chapitre à part. « Leur terre ». ne payent rien à personne. On commence à travailler ensemble collectivement. Cela dure un mois. Un jour S. déclare qu'il ne veut plus travailler avec les autres parce que lui, il en fait plus. Il demande alors qu'on partage la terre et il prend la meilleure partie et bien davantage que les autres : le beau milieu de tout le champ. On travaille, comme dans les environs, à la enxada (6). Et comme dans les environs on s'entr'aide à la récolte, on se rassemble tantôt sur la parcelle de l'un tantôt sur la parcelle de l'autre. Le travail à la enxada est dur. Au fait S. n'est pas un vrai paysan. C'est un pêcheur, il aime lire et d'autre part il aime aussi être chef. Un jour théâtralement, il jette l'enxada dans le fleuve. Il devient alors homme d'affaires et prend des allures de propriétaire. Il se construit une maison assez grande, et la terre désormais il la fait travailler par des « camarades » : 2, 3, 5 à un moment donné ouvriers agricoles sans terre, et sans famille, qu'il fait venir, qu'il loge, qui mangent à sa table, qui tra- vaillent pour lui et qu'il ne paye pas. L'un a besoin d'argent pour le coiffeur ? - il demande à S. qui lui en donne. Il se pose en bienfaiteur. Il bat la campagne à cheval, fait des visites, se lie aux fazendeiros, ennemis personnels du pro- priétaire qui prétend le chasser. Il achète quelque chose ici, le vend là. Il construit par ailleurs sur sa terre, une briqueterie. Il s'arrange avec 2 briquetiers de métier qui engagent dix ouvriers chacun. S. fournit la terre, le bois, la nourriture des (6) Houe. 42 ouvriers. On vend le produit, on divise par deux. S. prend la moitié et sur l'autre moitié, qui revient aux briquetiers, il déduit tout ce qu'il a fourni. Et il se plaint d'en être de sa poche. S. construit une clôture autour de sa parcelle, meilleure dit-on, que celle de n'importe quel fazendeiro des environs. Rien que la clôture lui coûte 300.000 cruzeiros (7), il reconstruit sa maison : elle avait été en terre et en paille, comme celle des autres ; elle est en brique maintenant. Et dans une pièce il ouvre une boutique. Mais là il échoue : il n'obtient pas assez de marchandise à crédit et finalement il ne vent que de la cachaça (8). Ses voisins vivent tant bien que mal, comme les autres paysans, mais plutôt mieux, tranquilles sur leur terre. Il y a la Ligue. Du temps de Joffre c'est de la U.L.T.A.B. qu'on parlait. Mais Me D. est du Parti Socialiste, le parti de Juliano. Puis en novembre 1961, Juliano lui-même vint à Belo Horizonte, au congrès paysan. Il y a pas mal de paysans de Tres Marias qui s'y sont rendus, amenés par des étudiants. Grande impression de congrès où 3.000 paysans venus de tout le Brésil s'écrasent dans une salle trop petite, crient, applaudissent et menacent. On en parle encore. La légende dit que deux paysans de la région ont été tellement impres- sionnés qu'ils ont à moitié perdu la raison. Quoiqu'il en soit, dès la fin 1961, on ne parle plus de la U.L.T.A.B. mais de la Ligue Componesa. A Tres Marias, S. est élu président. A Belo Horizonte se forme un Conseil de la Ligue constitué d'intel- lectuels et d'étudiants. Il y a le problème des rapports entre les intellectuels de la ville et les paysans. Il est clair que pour la grande majorité des paysans, ce sont simplement des braves gens, des citadins qui veulent les aider. Tres Marias est un bon endroit de pêche. Chaque dimanche viennent des gens de Belo Horizonte en voiture. Ils sont de bonne humeur, lient conversation avec les paysans, la foi suivante ils amènent de vieux vêtements, peut- être des médicaments, etc. Pour les paysans, les étudiants, les intellectuels de la Ligue c'est un peu la suite de ceci. Souvent les étudiants viennent le dimanche amenant un méde- cin, des médicaments. Ils ont également rassemblé de l'argent et ont acheté des instruments pour que les paysans com- mencent le travail. Et même si, les instruments groupés et les paysans groupés, on baptise tout cela coopérative, ça ne change pas énormément les choses. (7) Près de 300.000 anciens francs à l'époque. (8) Eau de vie de canne à sucre. 43 Et pourtant la situation évolue, du moins pour quelques uns. Les étudiants parlent aux paysans de manières véhémente. « Il faudra prendre la terre et il faudra le faire avec les armes, on sera avec vous ». Le noyau de la Ligue ce sont les 14 familles, mais il y a près de 500 inscrits, paysans des environs, ouvriers aussi des petites entreprises nouvelles. On se réunit chaque semaine. Aux réunions viennent une tren- taine de membres. Il y a des étudiants qui restent avec les paysans des jours et parfois des semaines. Peu sont vraiment dévoués qui viennent régulièrement, qui donnent leur temps, 7 ou 8 peut-être. Mais cela compte. Les étudiants ont organisé un cours politique adressé aux paysans. Certes, à y regarder de près, les étudiants ont une pensée d'un simplisme terrible. Ils sont pris par l'activité pratique. Ils ont lu quelques brochures et trop facilement donnent réponse à tout : Cuba est socialiste ; I'U.R.S.S. est socialiste ; les pays capitalistes industriels sont riches parce qu'ils exploitent les pays sous-développés. Néanmoins quel- ques paysans, 4 ou 5, avancent et s'intéressent à la politique. Une fois les étudiants ont joué une pièce de théâtre faite par eux et relatant à peu près ce qui s'est passé à Tres Marias. Ils amènent des guitares, jouent et chantent des chants révolutionnaires. On danse, on prend des photos, l'atmos- phère est détendue le dimanche. On a construit une école. Des étudiants d'architecture en ont tracé le plan. Paysans, étudiants, tous ont mis la main à la pâte. Depuis lors des réunions de la Ligue se tiennent dans ce local. Il est question d'y constituer une petite pharmacie. Il y a eu l'épisode assez bref de la briqueterie collective. La terre est bonne pour les briques. On pouvait gagner assez bien, Malgré l'oppostion de S. on a construit une briqueterie. Ça a duré deux mois. On a fabriqué en tout 50.000 briques qu’on a bien vendu et on a bu tout l'argent. Ça n'a pas pu continuer. * Il y a les rapports internes de la Ligue. S. est possédé par le démon de la gloire. Débrouillard pour l'argent, il dépen- sait beaucoup pour les fêtes qu'il donnait chaque dimanche, distribuant à boire et à manger à ceux qui s'y trouvaient. Et il jouait au seigneur, grand, bien découplé, avec son révolver sur le côté. En fait cela faisait mauvaise impression parmi les paysans. Un dimanche il vint davantage de monde qu'il n'en attendait et il n'y avait plus de viande. Il sort de la maison et crie « je veux qu'il y ait de tout en suffisance ! », tire son pistolet et tue un cochon. C'est vrai ; il avait un peu bu. 44 En août 1962, il a été arrêté. Une mise en scène : la police arrive de nuit, tout un camion. Grand tapage. On encercle la maison de S. on cherche des mitrailleuses, on n'en trouve pas ; il est quand même emmené. On réussit à envoyer le lendemain un émissaire à Belo Horizonte et on le fait libérer. Mais S. démissionne de son poste de président de la Ligue. Il y était déjà assez isolé. Et puis, comme il a eu la terre, la question était en fait résolue pour lui. Recife, janvier 1963 Assurément ce n'est pas une ville comme les autres, Recife. Cafés agréables, rue pleines de bruit, grouillantes, pleines de vie, vitrines bien éclairées. Au pied de l'une d'elles, ressortent un peu en relief, une femme hâve avec sept enfants. On va dans un restaurant plébéien, ouvert sur la rue les restaurants « bien » ont des portes mais où le repas coûte quand même 4 à 500 cruzeiros : des enfants en guenilles attendent les plats avec des restes. La chose est entendue, ils ne sont pas chassés mais seulement repoussés vers le fond du restaurant où ils s'asseoient par terre, à 2 ou 3 autour d'une assiette où on a rassemblée pêle-mêle des restes disparates. Des clients s'amusent et donnent des cigarettes à des enfants de 5 - 6 ans qui circulent ainsi dans le restaurant en fumant. J'ai vu ce soir un « violeiro » (chanteur) sur une place de Recife. C'est un coin plein de prostituées. Recife grouille de prostituées, souvent enfants de 15 16 ans. C'était un aveugle, homme de 50 ans, maigre, à moitié chauve. Il chantait le visage baissé, en penchant la tête de droite et de gauche, presque convulsivement. Sa femme enceinte, était assise près de lui, ainsi que 9 enfants dont le plus vieux pouvait avoir 12 ans. Une fillette de 6 ans l'accompagnait, tapant rythmi- quement sur une petite caisse allongée, munie d'une seule corde. Son chant, en vers, il l'inventait au fur et à mesure. Par moment il s'arrêtait pour écouter ce que lui disait sa petite fille, qu'il tenait sur les genoux. Il racontait sa vie sur une mélodie de litanie et à la manière des paysans bré- siliens il mêlait le tout de réflexions sur la vie, sur Dieu par moment il avait de véritables envolées lyriques, pour redevenir ensuite étrangement concret sa propre vie. J'étais pris par son talent et les gens autour, j'en suis certain, l'étaient autant. ; sur J'ai été au siège des Ligas Camponesas de Recife et de même dans deux ou trois villages de l'intérieur. Ce qui frappe dans les dires des paysans et des dirigeants des Ligues, c'est d'une part la corruption qui règne dans les campagnes, d'autre 45 ce l'est part la fréquence de l'assassinat de paysans par les hommes de main des fazendeiros. C'était vrai jusqu'à l'apparition des Ligues ; encore dans une certaine mesure. Dans tel village des ouvriers agricoles veulent former une Ligue, les « capangas » (gardes du propriétaire) font irruption au siège, amènent trois ouvriers au moulin de canne à sucre, les frappent jusqu'à ce que l'un meure. Le cousin de Juliao est mort assassiné pendant qu'il déjeunait, d'un coup de révolver tiré à travers un trou de sa porte. J. Teixeira, dirigeant de la Ligue de Sape, gros village de l'Etat de Paraiba, a été tué au cours d'un voyage à la ville. Il avait été suivi dans l'autocar ; du point d'arrêt un café il avait encore 2 ou 3 km de marche jusqu'à chez lui. L'homme de main du fazendeiro, qui le suivait, prend un vélo, le dépasse, avertit des guetteurs qui, au passage, le tuent à coups de fusil. Cela se passait en avril 1962. Un mois avant avait été tué un autre paysan. Alfreido Nascimento, attaqué par 4 capangas. Il avait la machete pour couper la canne et, blessé, il en a tué deux. C'était un homme d'un courage exemplaire. Ceci correspondait à un véritable plan d'assassinat des leaders de la Ligue. Tous ces crimes, et bien d'autres, sont restés impunis. Impossible en justice de prouver quoi que ce soit. La police qui fait l'enquête est pour les fazendeiros. Il faut tenir compte que le pouvoir politique leur appar- tient, en dehors du pouvoir économique. Les élections sont soigneusement préparées et on dépense pour cela beaucoup d'argent. C'est une sorte de fête, de carnaval. Tel fazendeiro, propriétaire de tout un Municipe (district) fait dire à ses ouvriers que s'il est élu chacun aura un vélo. De plus entre eux les ouvriers se surveillent. Tel autre fait aller les ouvriers au vote par camions. Ils entrent en rang dans la salle, le bulletin préparé. Chacun a 1.000 cruzeiros et un costume. Près du local de vote un beuf entier est mis à la broche. Salvador, février 1963 Il y a l'image de ces villages du Nord de l'Etat de Minas Cerais et du Sud de l'Etat de Bahia, par où je suis passé. Oui, le sous-développement, plus encore ici que dans d'autres régions du Brésil. Sous-développement qui est manque d'élec- tricité, manque d'eau, poussière ou boue, enfants demi-nus, maisons donnant sur des cours puantes, les cochons, noirs et maigres comme des gros rats, courant et se vautrant dans la rue du village. L'eau est sale. La viande pend chez le boucher, dehors, couverte de mouches. 46 1 Tout ceci est vrai et pourtant il n'est pas possible d'opposer simplement développement et sous-développement, comme le font pratiquement tous les partis brésiliens. Le « progrès » est amené dans ces villages par la route et par le commerce. Le type de commerçant de ces régions, il faudrait le camper et le nuancer. Dans certains villages, sur 300 mai- sons 100 sont des commerces. De toute façon la maison ouvre de plain-pied sur la rue. La porte est ouverte. Souvent il n'y a pas de fenêtre et c'est assez obscur malgré tout. Il faut regarder attentivement pour voir s'il s'agit ou non d'une boutique. Est-ce un comptoir ou une table qui est au milieu de la pièce ? Le mur du fond est obscur : a-t-on accroché les ustensiles de la famille ou de la marchandise ? Le meilleur et presque le seul client du magasin est le propriétaire même qui obtient ainsi ce qu'il lui faut à meilleur compte. Il y a quelques boutiques plus importantes, là où la rue s'élargit pour donner naissance une place ; là où il y a un croise- ment. Ces boutiques, tout comme les précédentes n'ont pas d'enseignes, mais on les reconnait vite : des comptoirs, des rayons et des clients — plutôt des gens qui bavardent. Parmi les boutiques, il y a une pharmacie. Le propriétaire, qui n'est nullement pharmacien est le seul représentant de la méde- cine : « Mal au ventre ? Ceci est bon » « Un fortifiant ? Il n'y en a pas pour moins de 200 cruzeiros ». Il y a le mouvement autour des magasins : représentants, voyageurs, les grossistes sont pour moitié peut-être des Syriens, des Juifs, des Portugais. Ils forment mais les représentants - voyageurs brésiliens leur ressemblent une humanité inter- médiaire entre le village et la ville. Astucieux, jugeant de l'argent avec des critères de riche, exploiteurs et plébéiens, beaux parleurs et méprisant le paysan - et en même temps le connaissant et proches de lui. Le progrès que ces commerçants amènent est connu. Ils répondent d'abord à certains besoins du fazendeiro et des paysans aisés. Le marché des produits artisanaux tradition- nels se restreint ; seuls les pauvres achètent encore des plats en bois ou en terre, et cela devient signe de misère. Ces commerçants stimulent ensuite certaines productions dont le marché régional a besoin. Ils introduisent ainsi la spéciali- sation et l'économie de marché. Les besoins mêmes se modi- fient et la radio y est pour quelque chose. La boutique de la toute petite ville — mais celle du village également — offre plus facilement les chapeaux de feutre (le goût régional) fabriqués à Sao Paolo que les chapeaux de paille faits dans le village voisin et qui sont pourtant 5 fois moins chers (et plus frais, plus légers). La production vivrière — pour soi-même recule. Le propriétaire donne en métayage moins de terre. Il se spécia- 47 lise et le salariat s'étend. Mais la culture reste extensive et il n'y a pas de travail pour tout le monde. Il y a davantage d'argent au village, mais pas pour tous, et la vie augmente. L'artisan qui mettait peut-être un jour pour faire 3 ou 4 plats de bois cesse de travailler : n’achètent plus ses plats que les tout pauvres et aux prix anciens, comme un produit de misère. Les plats de bois ou de terre, les chapeaux de paille même manquent, mais le fait est que les pauvres ne peuvent non plus acheter les produits industriels. L'ancien artisan, les paysans pauvres quittent la campagne. Mais le fait est qu'à la ville ils ne trouvent ni maison ni travail du moins pas de travail stable. Ainsi ce Ce type de développement est celui qui existe concrète- ment. A côté du fazendeiro apparaît comme leader le repré- sentant ou le commerçant. Mais souvent le fazendeiro est parent du gros commerçant ou bien le domine par son pres- tige, par ses relations politiques et aussi financièrement : « progrès » même reste limité par le maintien de l'ancienne structure de propriété qui restreint le marché : le paysan sans terre achète peu. Ce mercantilisme se déve- loppe très lentement en capitalisme. Les partis politiques favorisent ce mercantilisme « pro- gressiste », défendent par ailleurs les fazendeiros et flattent en même temps l'attachement des paysans pour leur vie locale, pour leur communauté ce qu'il peut y avoir de conser- vateur dans cette attitude. Malgré tout les paysans se déra- cinent en quelque sorte. Leur mode de vie lié à la production vivrière et à la communauté villageoise s'effrite, comme peu à peu recule devant la radio leur culture traditionnelle. Ils vont à la ville, se proletarisent, reviennent. Le village est inquiet. On parle de réforme agraire, ce qui n'était pas le y a 3 ans. Cette situation se résoud ici et là dans la naissance d'une Ligue Paysanne, organisée le plus souvent par des étudiants venus de la ville. cas il } Deux livres sur les ligues paysannes Francisco Juliao : Que sao as Lugas campo- nesas ?, Editora Civilizaças Brasileira, Rio de Janeiro, 1962. Gondim da Fonsaca : Assim falou Juliao... Editora Fulgor, Rio de Janeiro, 1962. 48 Il s'agit de deux brochures' qui, sur des registres diffé- rents, esquissent la vie des Ligues Paysannes : fondation, développement, différences avec les syndicats et, plus large- ment, avec le mouvement ouvrier. Bien plus que des études, ce sont des écrits polémiques, engagés, dont l'intérêt réside davantage dans leur état d'esprit que dans leur contenu. Certes on y montre comment la première Ligue Paysanne a été fondée en 1955 dans l'Etat de Pernambouco, à la Fa- zenda Gallilea. Mais la suite est simplement évoquée : plu- sieurs années de lutte judiciaire entre le fazendeiro et les paysans, représentés par Francisco Juliao, lutte pendant laquelle l'action paysanne s'amplifie et devient politique. On ne fait de même qu'évoquer le développement des Ligues — le remarquable moyen de propagande qu'elles ont trouvé et qui n'est autre que les chants des violeiros, ces véritables poètes et chanteurs populaires du Nord-Est. Il faut le dire : Gondim da Fonseca est un journaliste politique qui écrit d'élan et par moments s'exprime avec acuité, mais qui ne s'arrête pas pour procéder à une démons- tration. Quand à Juliao, c'est un militant tendu vers le but et qui de sa brochure fait une arme : l'analyse pour lui aussi reste secondaire. La brochure de Juliao est un témoignage personnel : d'origine rurale, il fait son droit et s'établit à Recife, mais il revient vers le monde paysan pour le défendre de l'ex- térieur comme intellectuel, comme avocat, tout en s'iden- tifiant à ses revendications. C'est cette qualité, cette situation à la fois extérieure et intégrée au monde paysan, c'est cette ambiguité qui marque l'écrit de Juliao et peut-être aussi les Ligues paysannes. Juliao se pose en marxiste, mais il accepte la mystique des paysans. Il rappelle simplement, par exemple, que les disciples dont Jésus s'entourait étaient des travailleurs et non des riches. Juliao souligne le côté immédiatement politique et révolutionnaire de la lutte des paysans sans terres, mais historiquement il accorde le premier rôle à la classe ouvrière. L'organisation paysanne, montre-t-il, ne peut ressembler à celle des ouvriers, disciplinés, marqués par l'esprit d'autocri- tique indispensable. « Il est nécessaire », souligne Juliao « de traiter (le paysan) avec une plus grande flexibilité, de le gagner avec de la patience et de la confiance. C'est seulement lorsqu'il acquiert un niveau politique plus élevé, c'est-à-dire lorsqu'il assimile l'idéologie de la classe ouvrière c'est seulement alors qu'il se soumet à la critique et à l'autocri- tique » (p. 47). 49 Le fonctionnement même des Ligues Paysannes, sur lequel Juliao ne s'étend pas, est marqué par une certaine dualité. Chaque Ligue groupe local paysan se donne une direction mais c'est à la ville, dans la capitale de l'Etat où, insiste Juliao, se trouvent la classe ouvrière, les intellectuels révolutionnaires, les étudiants, c'est à la ville, et formé de citadins, que fonctionne un Conseil de Direction des Ligues de chaque Etat. Quelle est au juste la coopération, à laquelle Juliao accorde une grande importance, entre paysans qui se groupent pour l'action d'une part, et ouvriers et intellectuels révolutionnaires, d'autre part ? Quelle est au sein des Ligues la coopération entre les Conseils de Direction, formés d'intellectuels et les groupes paysans locaux ? Voila des problèmes dont on ne trouve malheureusement pas la réponse dans la brochure de Juliao. Ecrit de propagande, celle-ci est passionnante par sa densité, par sa qualité. Et ce qui fait son intérêt c'est qu'elle est partie intégrante de l'activité des Ligues Paysannes. SAREL. .. 50 Viva Stalino e liberta Bandiera Rossa, Color del vino, Viva Stalino E libertà. Les paroles s'accordent si bien avec l'air qu'on ne peut pas s'empêcher de les chanter. J'ai entendu ce vers pour la première fois il y a quelques jours dans le tout petit salon de la maison d'un travailleur de Milan. Murs tapissés de papier sombre, fleurs artificielles, bric-à-brac bon marché couvrant toutes les surfaces libres... et une photo bien enca- drée du Maréchal Staline. Le père de la famille était un communiste classique, d'une cinquantaine d'années, travaillant dans la métallurgie, ayant combattu dans la Brigade Internationale en Espagne, puis avec les partisans en Italie. Ce n'est pas lui qui nous a raconté tout cela. Pendant que j'attendais son fils, nous n'avons pas parlé de politique du tout ; il se contentait de mon affirmation que j'étais un socialiste américain... un « camarade ». C'est son fils, Arnoldo, dix-neuf ans, travaillant dans une usine et membre du Parti, qui m'a parlé de son père, une fois que nous avions quitté la maison. Arnoldo ne pouvait parler que de politique. Il revenait tout le temps à son sujet préféré : que le Parti aurait pu s'emparer du pouvoir en 1960, s'il avait vraiment voulu prendre la tête des masses. « Les paysans sont descendus dans Gênes, armés. Les travailleurs se sont battus avec la police dans les rues. Il y a eu onze morts ! Mais le Parti tenait tellement au Parlement qu'il n'a même pas pensé à l'insurrection. Porco Dio ! » Arrivés chez son amie, on a continué la discussion. Carla a dix-sept ans, et elle est aussi modérée qu'Arnoldo est insur- rectionnaliste. « Regarde comme nous grandissons un million de votes de plus aux dernières élections. Quand le Parti aura la majorité, ce sera à la bourgeoisie de décider si elle est prête à accepter le nouveau système. Si ils commencent une contre-révolution, nous nous défendrons, mais ce n'est pas nous qui voulons avoir recours à la force ». 51 eux et Sa mère était sceptique. quant aux deux positions. Elle a dit à Arnoldo : « Tu parles de 1960, mais tu n'a pas vu 1945 ou 1948. Si nous n'avons pas pu nous insurger alors, comment le faire en 1960 ? Si le Parti appelait à l'insur- rection on nous massacrerait, et nous perdrions en une journée tout ce que nous avons gagné jusqu'à présent ». Puis, se tournant vers sa fille, « Je sais bien que nous avons gagné un million de votes la dernière fois. Ces choses montent et redescendent. En 1945, qui aurait imaginé que nous n'aurions pas le socialisme aujourd'hui vingt ans plus tard ! Vous, les jeunes, vous croyez que le socialisme est au premier tournant de la rue, mais je pense que nous avons beaucoup de rues à passer, et nous n'y arriverons peut-être jamais ». Enfin, elle s'est tournée vers moi. « Ne t'offense pas, mais en 1942, nous regrettions l'arrivée des Américains. Nous vou- lions que ce soit les Russes. Pense donc ! Si ç'avait été les Russes, nous aurions eu le socialisme déjà depuis vingt ans ! » Quel est ce « socialisme » qu'ils veulent tant des millions d'autres ouvriers italiens ? Les jeunes s'intéres- sent plus à la stratégie qu'il faut employer pour l'atteindre qu'au socialisme proprement dit. Pour Arnoldo c'est l'exal- tation d'une bataille de rues, pour Carla, c'est être avec son équipe pendant qu'on compte les votes. Les plus vieux ne sont plus engagés dans la lutte. L'idée qu'ils avaient autrefois du socialisme l'objectif de cette lutte s'est lentement effacée. Il n'en reste plus qu'une image floue, qui fait que leur visage s'allume un peu quand ils entendent les mots « socialisme », « communisme » ou « Russie ». Pour eux le socialisme n'est pas une façon de vivre et de travailler, c'est une chose que l'Armée Russe et le Maré- chal Staline auraient pu nous donner. Mais cette chose n'est plus si facile à voir et à toucher. C'est comme quelque chose que vous avez vu dans un rêve, la nuit dernière. Aujourd'hui vous ne vous souvenez que de quelques bribes : une promenade au soleil, un bon repas, des gens chantant « Bandiera Rossa >> en buvant du vin, un lit bien chaud. Pour Marx, le socialisme était le début de l'histoire de l'homme ; pour eux, il signifie la fin de l'histoire, – un lit bien chaud. Peut-on leur donner tort ? Après tout, l'his- toire ne les a pas si bien traités. MARVIN GARSON. 52 DOCUMENTS La vie dans le Palais de cristal Le texte que nous publions ici est un extrait du livre, Life in the Cristal Palace, d'Alan Har- rington. Cet extrait a été publié dans Man Alone, « une anthologie de l'aliénation dans la société moderne » qui comprend des textes classiques et nouveaux sur tous les aspects de la vie de l'homme moderne : son travail, les grandes villes, sa vie privée, ses rapports avec la nature, etc. Il nous a paru intéressant de publier ce témoi- gnage romancé de la vie d'un employé dans une entreprise ultra-moderne, parce qu'il dépeint avec une certaine naïveté le climat psychologique et social qui règne dans une entreprise qui utilise tous les moyens pour persuader les employés qu'ils vivent dans le meilleur des mondes possibles, qui a tout prévu pour que leur vie se déroule confor- mément aux normes. Nous ne partageons évidemment pas ce qui transparaît de l'idéologie de l'auteur, qui exprime sa nostalgie du mythe de l'individualisme américain et des bienfaits de la compétition. Il se plaint de vivre dans une société bureaucratisée où l'individu n'a à prendre aucune initiative, n'est engagé dans aucune aventure personnelle, où il n'y a plus de compétition individuelle. Nous pensons que la société contemporaine détruit à la fois l'indivi- dualité et la collectivité et que la solution ne peut pas être trouvée dans un retour mythique vers les formes d'autrefois d'affirmation de l'individu (de quelques individus). Cela n'empêche pas cette tranche de vie décrite par Alan Harrington d'être une illustration de la maladie de la société bureau- cratique actuelle. Les familles heureuses se ressemblent toutes, disait Tols- toï. En est-il de même des grandes entreprises, je n'en sais rien. Je n'ai travaillé que dans une seule. La compagnie pour laquelle je travaille depuis plus de trois ans est l'une des plus grandes du monde ; elle emploie trente-quatre mille 53 nous con- personnes, aux Etats-Unis et à l'étranger. Ici au quartier géné- ral nous sommes un peu plus de cinq mille, et nous formons une famille heureuse. Je dis cela sans ironie, non parce que je suis dans le département des « public relations », mais parce que c'est la vérité. Tous les aspects du bonheur, les possédons. Nous sommes presque tous pareils, du moins en surface. Ce n'est pas que la compagnie nous oblige à nous duire d'une certaine façon. Cette sorte de chose est démodée. Si la plupart d'entre nous tendent à vivre et à parler de la même façon, à penser selon les mêmes lignes, c'est parce que la compagnie nous traite si bien. La vie est bonne, la vie est douce. A part une dépression profonde ou une guerre nous n'aurons plus jamais besoin de nous inquiéter de l'argent. Nous n'aurons plus à aller à la chasse au travail. Il se peut que nous progressions dans la hiérarchie à des vitesses dif- férentes, que quelques-uns grimpent plus haut que d'autres, mais quoi qu'il arrive, l'avenir est aussi sûr qu'il peut l'être. Et cela n'est pas difficile à montrer. A moins que pour quel- qu'obscure raison nous ne choisissions de retourner dans notre monde d'anxiété (où la compétition est si dure et si impitoya- ble, et votre moi constamment attaqué) nous voyagerons tous avec joie vers ce que le journal de notre entreprise appelle les « verts pâturages », c'est-à-dire évidemment la retraite. Est-ce que cette sorte d'existence vaut la peine de vivre, pourriez-vous demander. Je pense que cela dépend de qui vous êtes et aussi de quelle sorte de personne vous pourriez devenir. On peut considérer la chose de deux manières : 1) Si vous n'êtes pas prêt de toute façon à mettre le monde en feu, il vaut mieux passer votre vie dans un entourage agréable ; 2) Rétrospectivement, vous pouvez penser que vous auriez pu avoir une vie plus aventureuse, et lutter davan- tage pour laisser votre trace dans le monde, si la grande compagnie ne vous avait pas rendu la vie trop facile. Mais c'est assez difficile de critiquer la bienveillance de la compagnie. On se met alors dans la position de mépriser le paradis terrestre, ce qu'on ne peut pas faire à la légère. Si on voulait être honnête, il faudrait rejeter toutes les idées reçues si commodes - par exemple, que les grandes entreprises sont des exploiteurs sans coeur, des garants du conformisme, etc. On pense en général qu'une direction impor- tante, en apparence impersonnelle, est constituée d'hommes méchants. Comme il est plus exaspérant de découvrir que ce sont de braves gens ! Lorsque j'ai commencé à travailler pour l'entreprise, j'avais une mauvaise attitude. Je me méfiais des grandes entreprises, et je jurais que personne ne me transformerait jamais en robot. Ma situation était intenable de toute façon. Je venais juste 54 me dire de publier mon premier roman, une satire sur un homme qui, sous la pression des affaires, est devenu un néant. D'ici un an, la grenade exploserait, et bien sûr l'écrivain serait mis à la porte. Ce qui me déroutait le plus, le premier jour, c'était la gentillesse de mes nouveaux collègues. La plupart des bureaux de « public relations » sont remplis de gens irritables, agres- sifs. Ici, il régnait une politesse, un souci de votre bien- être, c'en devenait injuste. Lorsque je suis arrivé, tous se retournaient pour me sourire, puis ils sont venus combien ils étaient contents que je travaille avec eux. Le patron m'a pris par le bras et m'a invité dans son bureau pour une longue discussion. « Nous voulons que vous soyez heureux ici » disait-il avec sincérité. « Que pouvons-nous faire ? Je vous prie de nous le faire savoir ». Quand vous vous apercevez que les membres de l'équipe de l'entre- prise ont vraiment votre bonheur à coeur, c'est un choc pour le système nerveux. Le nouveau-venu sceptique reste planté là, se balançant d'un pied sur l'autre, ne sachant que faire de son ressentiment préconçu. J'ai suivi le stage d'orientation, rempli tous les formu- laires, et voyant que j'étais protégé contre tout, j'ai eu un moment peur d'être enveloppé dans les ailes de la compagnie et soulevé dans les airs. « Comment ça va ? » demandait un des conseillers de l'orientation, et en réponse je ne pouvais que grogner. Maintenant je faisais partie du groupe, penché triste- ment sur une machine à écrire au milieu de visages sou- riants. Sauf pour le chef du département et l'assistant du directeur, le personnel des « public relations » travaillait dans une grande pièce. Nous travaillions de façon décon- tractée, un tapis d'éclairage fluorescent non-éblouissant au- dessus de nous, et une épaisse moquette au-dessous. Les bruits habituels d'un bureau étaient étouffés. Les machines à écrire faisaient un léger cliquetis. Nos petites plaisanteries se per- daient dans l'atmosphère. Cela me faisait l'impression d'une étrange chambre à pression dans laquelle il n'y avait pas de pression. Cette installation était temporaire. L'année suivante la compagnie allait emménager dans un nouvel immeuble en banlieue et ce serait un endroit fabuleux — un grand bureau- palais en haut d'une colline entourée de champs et de bois. Tout le monde parlait du palais. Quel merveilleux bureau ce serait. Leur enthousiasme m'ennuyait et je pensais que je ne le verrais jamais. Il y a longtemps de cela. Aujourd'hui je continue de vivre en ville, mais je vais travailler en banlieue, et tous les jours de la semaine je m'installe dans le palais campagnard. 55 Après trois ans, voici quelques impressions générales sur la vie de notre compagnie. La compagnie est honnête. La plupart de nos employés ont une voix grave et assurée. Vous vous trouvez parfois à côté d'eux dans un ascenseur lent et vous entendez ces sons vibrants venant de gorges parfaitement détendues. Et pourquoi ne seraient-ils pas détendus ? Une fois entré dans notre compagnie, en ce qui concerne le travail, il faudra vous créer vous-même des sources d'anxiété. La compagnie ne vous en fournira pas. C'est indéniable, nos conditions de travail sont sensa- tionnelles. Les bas et moyens échelons arrivent à neuf heures, et, sauf cas exceptionnel, repartent à cinq heures moins le quart. Beaucoup de cadres supérieurs travaillent plus, selon leurs goûts, mais rarement à cause d'une urgence. C'est plutôt par plaisir. Les produits de cette compagnie circulent en énormes masses à travers le monde. La emande est cons- tante et en augmentation, puisque nos produits sont bons pour tout le monde et contribuent à la santé et au bien-être de la nation. De temps en temps, on ajuste l'offre de façon à maintenir les prix à un niveau raisonnable. Il n'y a aucune raison d’être tué par le surmenage. Le cadre sauvage, messianique, du type décrit par Rod Serling dans « Patterns » ne se trouverait pas à sa place ici. En fait il nous embarrasserait. Dans le cas peu probable de son arrivée chez nous, on le prendrait à part dès qu'il se mettrait à crier contre quelqu'un, pour le corriger gentiment. (Nous avons en effet un cadre supérieur de ce genre, mais il est vieux et approche de la retraite. Il est tout à fait l'excep- tion). Un compte rendu détaillé de tous nos avantages en tant qu'employés prendrait et prend effectivement, pendant la période d'endoctrinement toute une journée, mais en voici quelques-uns. Nous avons un excellent fond de retraite, une assistance médicale fantastiquement peu chère, pour nous et notre famille, et une police d'assurance-vie à basse prime qui rembourse le double de votre salaire. La compagnie inves- tira 5 % de votre salaire dans les actions les mieux cotées et en achète en plus 3 % en votre nom. La compagnie paie la moitié de votre déjeuner. Quand nous avons emménagé en banlieue, la compagnie a payé les frais de déménagement aux employés et les a aidés à s'installer dans leurs nouvelles maisons. Pour ceux qui n'avaient pas envie de déménager, un car les attend à la gare et les amène au bureau perché sur la colline. La seule condition de travail insatisfaisante, je trouve, est qu'il faut vous contenter d'un congé annuel de 15 jours jusqu'à ce que vous ayez 10 ans d'ancienneté. En d'autres termes, l'expérience que vous avez gagnée ailleurs, cette expé- 56 rience que précisément la compagnie a achetée, ne compte pour rien dans le calcul des vacances. Cela inhibe certaine- ment le désir (après disons neuf ans) de changer de compa- gnie pour avoir une meilleure place. Ainsi c'est au moins une pression mineure contre l'esprit de changement. Les avantages aussi exercent une pression. Ils n'ont rien de sinistre puisqu'ils sont, visiblement pour votre propre confort maté- riel - et le confort n'est-il pas censé être un des objectifs de l'humanité ? Ce qui se passe, c'est qu'avec les années qui coulent, la tentation de faire un effort individuel et de chan- ger de poste diminue. Peu à peu, vous vous habituez à cette vie utopique. Bientôt vous éprouvez un autre genre d'inhibi- tion. Après avoir mené une vie facile pendant plusieurs années vous ne vous sentez plus en forme. Même chez les jeunes la dure fibre de l'ambition a tendance à se relâcher, vous hésitez à vous risquer dans la jungle à nouveau. En plus, il est pratiquement impossible de se faire vider. A moins de devenir alcoolique ou que quelqu'un vous trouve la main dans la caisse, la compagnie peut se permettre de vous garder indéfiniment. De temps en temps, un scandale qui atteint les journaux peut provoquer un transfert. De temps à autre, un vieux difficile est mis prématurément à la retraite. Autrement, la hache ne tombe pas. Il m'arrive d'entendre un de mes aînés dans la compa- gnie invectiver contre le socialisme, cela me paraît curieux. Je pense que notre compagnie ressemble beaucoup à un système socialiste privé. On s'occupe de nous depuis le berceau de notre enfant jusqu'à notre propre tombe. Nous nous avan- çons, avec rang, place et salaire soigneusement gradués, à tra- vers les décennies. Par quel merveilleux processus d'auto-mysti- fication croyons-nous que notre entreprise est privée ? La vérité c'est que nous travaillons en commun. Dans le travail quotidien, la plupart d'entre nous n'ont pas pris une seule déci- sion importante depuis des années, sauf après consultation avec les autres. De braves gens travaillent ici. Depuis que je travaille pour la compagnie, je n'ai pas entendu une personne élever la voix contre une autre. Apparemment quand on enlève la peur de la vie d'un homme, on lui enlève aussi son dard. Puisqu'il n'y a pas de compétition sévère à l'intérieur de notre service, nous sommes sereins. Nous concourons un peu peut- être en essayant d'obtenir de bonnes places, dans l'espoir que le chef du département nous recommandera pour une pro- motion ou une augmentation de salaire, à la Commission des Salaires. Usurper la place d'un autre et employer des ruses pour le déconsidérer ne se fait guère. Au niveau supérieur, de temps à autre, des empires s'entrechoquent et il y a des batailles les frontières. Mais elles sont menées pour la sur 57 plupart sans rudesse ni coups de poing sur la table et ce qu'il peut advenir de pire au perdant c'est qu'il soit garé dans un plus petit empire. On aurait tort de croire que nos employés ne sont pas vivants. Ils fument, boivent, aiment. Ils font du camping, du ski, conduisent de puissants bateaux à moteur, lisent, vont au cinéma, font de la moto comme tout le monde. Au bureau ils savent quoi faire (généralement après consultation) dans pres- que n'importe quelles circonstances. Ce qu'un grand nombre d'entre eux ont perdu, à mon avis, c'est le tempérament, dans le sens de la fougue. On parle d'un cheval fougueux. Eh bien, ce ne sont pas des gens fougueux. Ils manquent peut- être de la capacité d'être durs et agressifs quand leur moi est menacé parce que dans notre compagnie le moi des gens n'est pas menacé. Le moi tend plutôt à s'atrophier par manque d'exercice. Une autre chose à noter, c'est notre don pour être extré- mement aimables sans avoir rien à nous dire. Je me souviens d'une conversation qui s'est déroulée comme ceci : Jim ! D'où sors-tu ? Il y a longtemps que je ne t'ai pas vu. Ça doit faire au moins un an et demi. A peu près, Bill. Au moins un an et demi. Qu'est-ce que tu fabriques, mon vieux ? J'ai été à Washington, et maintenant je pars à l'étranger. Tu roules toujours ta bosse. Eh oui ; c'est vrai. J'ai voulu venir discuter le coup avec toi, avant de partir. Je suis ravi que tu sois venu. Comment va ta famille ? Bien, Bill, et la tienne ? Elle va bien aussi. Le temps passe, eh ? Eh oui ! Euh... Euh... Euh... Je pense qu'il faut que je te quitte. Content de t'avoir parlé, Jim. Ecoute, avant de pren- dre ton avion, pourquoi est-ce que tu ne reviendrais pas discuter encore un peu ? D'accord, mon vieux, compte sur moi ». On trouve communément aussi chez nos employés un intérêt très vif pour la carrière de chefs qu'ils n'ont peut- être jamais vu. Pendant que ces messieurs passent d'un éche- lon à l'autre, leur progression est suivie par des exclamations et des commentaires. « T'as vu, Jackson est passé à l'Achat, je m'en doutais ». « Tu sais, Welsh a pris le poste principal en Patagonie, ils doivent le préparer pour la vice-présidence ». 58 Qui se souciait de Jackson- et de Welsh? Un jour il me fallut m'en soucier. J'avais à faire un compte rendu de presse sur eux et mettre à jour (ajouter deux lignes supplémentaires) leur biographie. Le rôle des hauts dirigeants de l'entreprise est intéressant dans notre cosmos. Nos dirigeants ne sont pas des figures lointaines qui de temps en temps assistent à des réunions. Ils sont au travail tous les jours. Ils nous connaissent, nous saluent de la tête et souvent nous disent bonjour. J'ai trouvé ces augustes personnages très aimables, et même timides en présence de leurs inférieurs ; cependant leur apparition sur la scène provoque un respect total, corps et âmes, tel que je n'en ai jamais vu en dehors de l'armée. On ne les craint pas, non plus. Ils se conduisent de la manière la plus cordiale, la plus démocratique. Ils n'inspirent pas l'envie, mais autant que je peux juger, l'admiration. Un jour que je parlais à un jeune homme dans le département des relations avec les employés, je vis soudain ses yeux s'éclairer de joie. Je me retournais, m'attendant à voir notre jolie réceptionniste, mais c'était un directeur qui passait, et nous saluait de la main. Le travail d'équipe est à la mode. Le travail d'équipe, ça veut dire que personne ne peut aller trop loin en avant des troupes. Personne ne le peut parce que dans notre compa- gnie on a besoin de consultations et de vérifications à propos de tout. On pourrait se demander si ça ne nous conduit pas à une certaine médiocrité. En fait, oui. Il y a dans la compagnie une quantité importante de gens médiocres --- des hommes et des femmes qui n'auraient pu rien faire d'original dans aucune circonstance. Mais quand il s'agit d'organiser un effort collectif, il vaut parfois mieux d'avoir des talents médiocres qu'un groupe d'individus créatifs qui troublent la situation en posant des questions sur tout. Pour un travail lent et simple, un per- sonnel médiocre, même les neveux des dirigeants, peut donner un rendement très satisfaisant. Pour le travail de planning, la médiocrité ne suffit pas. Notre méthode c'est de discuter ensemble, chacun contri- buant à sa façon. Pourquoi un homme seul devrait-il décider, alors que trente-trois peuvent le faire beaucoup mieux. La conséquence de cette politique, c'est que nos dirigeants com- mettent peu d'erreurs. Il leur arrive seulement de parvenir à la décision juste trois ans trop tard. Mais les marchés pour les produits de la compagnie sont si sûrs, que la faute est enterrée sous des montagnes de dollars. Cette « valse » inter- minable de consultations est aussi responsable de bien des erreurs par omission. Mais elles n'ont pas de conséquences nuisibles pour la même raison citée précédemment. 59 terie responsable de cette mort ne pouvait que nous laisser indifférents, nous ou n'importe qui dans la foule qui simple- ment l'évitait et continuait son chemin ; tellement nous sommes canalisés et orientés différemment. Comme nous étions loin aussi des musiciens de la rue qui sont arrivés un jour d'automne, pensant que puisqu'ils étaient dans le quartier financier, on accueillerait leur trompette. leur guitare et leur contre-basse avec une pluie de pièces tom- bées des grands immeubles. Le vent chassait leur jazz à travers les canyons. Je voyais que personne ne leur portait attention. Me sentant coupable, je leur ai lancé une pièce de 1/4 de dollar, mais ils ne l'ont pas vue. Ils dansaient et jouaient leur jazz dans le froid, tandis qu'en haut, tout le monde continuait à travailler. Les musiciens n'existaient pas ; ce n'était la faute de personne. Ce n'est pas que nous aurions dû connaître la façon de travailler des dockers, ou être émus par l'homme au chapeau haut de forme, ou jeter des pièces aux courageux musiciens, simplement nous avions exclu de notre champ visuel ces aspects de la vie. Nous venions de la banlieue et nous nous étions emparés de la ville ; chaque nuit nous repartions, sans avoir la moin- dre idée de ce qui s'y passait. Notre temps quotidien de métro, nous le passions derrière un journal. Les taxis nous protégeaient des quartiers pauvres de la ville. Nous n'enten- dions jamais le son des guitares devant les pas de portes sales. Nous ne comprenions pas que d'autres gens avec plus de passion pouvaient vivre plus pleinement que nous. Quand la compagnie a déménagé à la campagne, notre isolement devint totalement splendide. La plupart d'entre nous n'avait plus que 15 à 30 minutes quotidiennes de voiture entre nos maisons de banlieue et le bureau de banlieue. Le jour de notre déménagement le soupir officiel de satisfaction fut presque audible. Par ici, le palais. Conduisez votre voiture sur une route sinueuse jusqu'au sommet d'une colline verte à l'ombre de grands ormes. Entrez par le large portail accueillant ; jettez un coup d'oeil sur les fresques dans notre entrée, elles vous raconteront l'histoire de notre industrie. En visitant les bureaux, vous serez sans doute étonné, comme nous l'étions, par le confort et les commodités dont nous disposons. Ima- ginez une mer de bureaux clairs, de fauteuils beige, la lumière du jour qui entre partout. Des pièces spacieuses avec l'air conditionné individuel. Une musique d'ambiance par Muzak (1) sortant des murs. Nous n'avons guère besoin de secrétaires (1) Muzak est une entreprise américaine qui diffuse de la musi- que « d'ambiance » dans tous les lieux publics et lieux de travail des U.S.A. 62 personnelles. Il suffit de prendre un appareil et de dicter son message à un disque qui est envoyé dans une pièce en- soleillée dans une autre partie de l'immeuble. Là, un « pool » de sténodactylos tape, toute la journée, les écouteurs à l’oreille. Nous ne les voyons pas, et elles ne nous voient pas, mais elles connaissent nos voix. Un système pneumatique à grande vitesse parcourt l'immeuble tout entier. Nous envoyons le matériel d'un bureau à l'autre non par des messagers mais par des tubes qui vont à 8 mètres par seconde. Il suffit de demander à l'employé de mettre votre document, revue ou mémorandum, dans le tube en plastique. Il insère le tube dans le tuyau, fait le numéro du destinateur, et wshshshsh il est envoyé à l'autre bout de l'immeuble. Il y a un système de haut-parleurs pour l'ensemble des bureaux. Si la météo prévoit un orage grave, par exemple, on entend « Attention, atten- tion », et tout le monde peut rentrer tôt. A midi vous pouvez voir un film dans une salle qui ressemble à un petit théâtre, faire un tour à la bibliothèque, suivre les matches de baseball sur la TV en couleur, ou jouer aux fléchettes et au ping-pong dans la salle de jeux. Le meilleur service de cuisine et un personnel de serveuses aimables vous servent le déjeuner. Puis vous pouvez vous rendre au magasin de la compagnie, jouer à lancer des fers à cheval, ou vous promener sous les ormes. Qu'est-ce qui arrive aux employés de bureau quand on leur offre toutes ces commodités ? Au début il y avait quel- ques plaintes mineures. Le problème le plus grave est qu'il est presqu'impossible de quitter le domaine de l'entreprise. Vous pouvez aller à toute allure jusqu'à la ville pour un déjeuner rapide. Sinon, vous restez sur place jusqu'à la ferme- ture. Tous ceux qui travaillent en ville peuvent renouveler tant soit peu leur contact avec le monde extérieur pendant l'heure du déjeuner. Quand nous avons emménagé, beaucoup d'entre nous se baladaient dans les bois et cueillaient des fleurs ; mais cela n'arrive plus guère maintenant. Quant à l'efficacité de notre travail, j'ai l'impression qu'elle a quelque peu diminué, à cause de ce qu'un de mes amis appelle « notre situation incestueuse ». Quand on est isolé à la campagne, on a difficilement le sens de l'urgence qui caractérise la plupart des hommes d'affaires. J'ai parfois l'impression d'être dans les limbes. Plus que jamais on se sent hyper-protégé, et on n'en est pas reconnaissant. Pendant que je suis au travail, je ne peux avoir ni froid ni chaud. Je ne peux même pas être malade. Cela peut sembler ridicule, mais quand la compagnie a reçu une livraison de vaccins contre la grippe, je me suis surpris dans la position absurde de refuser de me faire vacciner. Pour une raison quelconque je voulais pouvoir résister à la grippe à ma manière. 63 Quelle est la morale de cette histoire ? je ne suis pas certain, mais il y a déjà quelque temps, Dostoievsky a écrit dans le «. Manuscrit trouvé dans un souterrain » « Est-ce que l'homme n'aime pas autre chose que le bien-être ? Peut-être aime-t-il autant la souffrance ? Peut- être profite-t-il autant de la souffrance que du bien-être ? Dans le « Palais de Cristal » toute souffrance est impensable. Vous croyez, n'est-ce pas, en un palais de cristal qui serait incassable à jamais : c'est-à-dire un édifice auquel personne ne peu tirer la langue, dont personne ne peut se moquer d'une façon quelconque. Pour la raison même que votre palais est de cristal, et incassable à jamais, et que personne ne peut lui tirer la langue, j'éviterais soigneusement un tel bâtiment ». ALAN HARRINGTON (traduit de l'américain par HÉLÈNE GERARD) 64 1 DISCUSSIONS A propos de « Opposition ouvrière » Cle n'est pas une mauvaise idée d'avoir fait ressurgir « l'Oppo- sition Ouvrière » russe ; c'en est une meilleure encore d'avoir accom- pagné cette publication de notes rédigées avec le soin qui convient. Sous l'angle spécialisé, ces notes n'apportent rien de nouveau. Mais elles font mieux que d'apporter de l'information originale, le rêve académique : elles rappellent les évidences. Leur qualité amène à regretter qu'elles n'aient pas été élargies, quitte même à prendre. la place du pamphlet de Kollontaï, dont Cardan peut à bon droit souligner (1) à quel point il était formel. Un aspect, cependant, me semble insuffisamment établi, celui de la nature sociale de cette opposition. Il apparait pourtant qu'elle était formée de hauts dignitaires du parti. Ils en différaient certes, mais sur des aspects tactiques beaucoup plus que sur le fond. C'est face à des épreuves réelles que se révèle le caractère réel d'une criti- que. Face à l'épreuve, c'est-à-dire face à Cronstadt, l'Opposition eut Tes réflexes du parti : Tuez-les comme des lapins ! La note, p. 61, fait une allusion furtivę à cet épisode. Il convient de la compléter ainsi : « Les délégués du Xe Congrès au front de Cronstadt comprenaient notamment des Centralistes démocratiques et des membres de l'Opposition Ouvrière. Les mêmes cadets de l'Armée Rouge, qui avaient voté avec enthousiasme, au cours des semaines précédentes, les résolutions inflexibles de Mme Kollontaï étaient maintenant les combattants les plus acharnés contre les révoltés ». (L. Schapiro, Les Bolchevicks et l'opposition, Paris, 1957, p. 252). « Nous avons cessé de nous appuyer sur les masses », disait l'Opposition. Oh, combien ! A Lénine et Trotsky écrasant Cronstadt (2), il faut donc ajouter les partisans de l'Opposition Ouvrière. La critique, ici, c'est celle des marins, des tumultes ouvriers à Petrograd, des paysans insurgés de Russie centrale, celle d'hommes du peuple qui refusent leurs nouvelles chaînes et luttent désespérément, privés en pratique de toute véritable perspective. Que ces rebelles n'aient pú trouver comme porte-parole et comme guides ceux qui dans le parti défendaient officiellement des principes analogues aux leurs, cela juge historiquement l'Opposition. Que le parti lui-même, après avoir exterminé ou déporté les insurgés ait repris certaines de leurs revendications, celles qui ne risquaient pas de lui nuire dans l'immédiat (la N.E.P.), cela démontre que la partie économique du programme de Cronstadt pouvait s'accomoder du régime léniniste ; à l'inverse, la brutalité de la répression indique nettement que l'exigence d'un remodelage des Conseils Ouvriers mettait ce régime en péril mortel. L'anarchiste russe Voline (La Révolution inconnue, (1) S. ou B. N° 35, p. 51. (2) S. ou B. N° 35, p. 40. 65 Paris, 1947, pp. 502-03) a très bien vu cet aspect ; il est ridicule à ce propos de parler de « délire » (cf. Cardan, p. 39). Une explication peut-être, de l'attitude des cadets favorables à l'Opposition comme ils le furent souvent, plus tard, à l'Opposition trotskiste n'est-elle pas contenue dans le fait suivant : « En 1918, plus des trois-quarts du personnel de commandement de l'Armée Rouge étaient composés d'officiers de l'ancien régime ; aux échelons supérieurs du commandement, la proportion était plus grande encore » (Trotsky, cité par Deutscher, Le Prophète armé, p. 545) ? Cette situation déplaisait certainement aux jeunes cadets ; elle pouvait très bien les mener à un extremisme pour mess d'offi- ciers, la chose s'est vue depuis et souvent... De même certains « vieux bolchevicks » pouvaient s'irriter d'intrusions qu'ils considéraient comme des passe-droits injustifiés (S. ou B. N° 35, p. 69). Quoi qu'il en soit, dans les moments de crise les oppositionnels, d'où qu'ils viennent, sont toujours contraints d'exprimer certaines vérités. Une lacune regrettable me semble pouvoir être relevée dans la note 2 (S. ou B. N° 35, pp. 105-109) relative à la gestion ouvrière. Il était possible, sans entrer dans les détails trop souvent empruntés à trop d'« Euvres complètes », d'aller plus loin dans le rappel historique. Je vais essayer de le faire. L'apparition des Conseils Ouvriers dans les usines russes fut un processus inconscient, né des nécessités mêmes de la production et de façon bien différente de ce qui s'était passé en 1905. Sans doute, elle était indissociable de tout un climat (grèves, démonstra- tions de rue, etc.) ; mais elle l'était aussi de la situation sur les lieux du travail, en ce sens qu'ils eurent un caractère permanent et non pas seulement temporaire comme auparavant. Dès la fin de 1916, sur l'initiative des autorités tsaristes, pour maintenir la « paix » dans les usines, mais surtout après les journées de février 1917, les ouvriers d'un grand nombre d'usines furent amenés à assumer certaines tâches de leur direction. On forma des Comités de fabrique afin d'assurer aux entreprises ce qui était nécessaire à leur fonctionnement, de suppléer ainsi à la carence et au sabotage patronaux. Les Comités après s'être occupés de pallier la pénurie en matières premières, ne tardèrent pas à empiéter sur le domaine de la propriété capitaliste. Ainsi, ils interdisaient aux patrons de disposer comme ils l'entendaient des machines et des produits. A « l'absolutisme de la fabrique » succéda, « le copstitutionnalisme de la fabrique », comme on aimait à le dire. Telle fut la première étape du « contrôle ouvrier ». Ayant pris le pouvoir, les bolchevicks reconnurent légalement le contrôle ouvrier sur la production (Décret du 14-11-17). Cle décret institutionalisait les avantages déjà acquis par les Conseils ou plutôt les initiatives qu'ils avaient été contraints de prendre pour maintenir la vie économique. Mais en même temps, une « instruction », d'ins- piration gouvernementale, était diffusée qui recommandait d'inter- dire aux Conseils « toute immixtion dans la marche quotidienne des entreprises », leur faisant défense « de prendre possession et de gérer l'entreprise sans l'autorisation des autorités centrales » (cité par P. Avrich, The Bolchevick Revolution and Workers' Control in Russian Industry, Slavic Review, XXII, nº 1, mars 1963). Il est intéressant de rapprocher de cette circulaire, une protestation des usiniers, et fabricants de Petrograd (22-11-17) qui rejetait « caté- goriquement le contrôle ouvrier, et non le contrôle d'Etat sur la vie industrielle du pays » (cité par Arsky, Le contrôle ouvrier, Bruxelles, s.d., éd. ital. 1921 ; en français D. Limon a constitué un dossier de la question, sous l'angle léniste : La Revue Internationale, nº 4 et 5, 1946). 66 Les gouvernements qui prennent le pouvoir en temps de crise sont toujours bien intentionnés envers les travailleurs ; ils leur accordent volontiers ce qu'ils on déjà pris. Pendant plusieurs mois les instructions et les décrets bolchevicks restèrent lettre morte. En avril 1918, Piatakov, « communiste de gauche » et gouverneur de la Banque d'Etat, déplorait qu'il y eut dans les usines « un autre propriétaire aussi individuel que l'ancien et dont le nom est com- mission de contrôle » (cité par Dobb, Russian Economic Development, Londres, 1928). L'évolution de la gestion ouvrière, à l'époque et dans les conditions du moment, pose des problèmes trop complexes, trop difficiles aussi, pour que je puisse les aborder ici. L'étude de loin la plus intéres- sante qui fut consacrée à ce problème, du moins à ma connaissance, est celle rédigée autrefois par les Communistes de Conseils de Hol- lande. Les bolchevicks avaient un bon motif pour soutenir les Comités d'usine, outre leur existence de facto : jusqu'alors le sommet de l'appareil syndical en général se trouvait aux mains des menche- vicks. C'est pourquoi, au printemps 1917, les bolchevicks prirent une attitude « anarcho-syndicaliste » (Avrich, 1.c., pp. 60 et 63) ; ils soutenaient ainsi une tendance opposée, virtuellement promise à contester l'autorité des syndicats sur les lieux de la production. Mais lorsque l'appareil syndical bascula largement vers leur camp, celui du pouvoir, les bolchevicks revinrent à leur vision centrali- satrice et au principe de la direction individuelle des entreprises. Leur objectif fut de transformer les Comités en organes primaires syndicaux, en sections locales soumises en tout aux instances cen- trales des syndicats. Cette évolution fut approuvée par une résolu- tion, une de plus, du Congrès Panrusse des Comités de fabrique : ces derniers devaient s'amalgamer à l'appareil syndical (jan. 1918). Il est hors de doute que les délégués bolchevicks au Congrès utili- sèrent diverses manipulations et autres pressions pour obtenir ce que l'un d'eux, le marxologue Riazanov, appelait triomphalement « le suicide » des Comités. On sait que les conséquences de toutes ces décisions (cf. note 2 ; p. 108) entrainèrent des divergences multi- ples dans le parti. Il n'en demeure pas moins que, si graves qu'elles fussent, les divergences entre bolchevicks et menchevicks portaient sur la forme d'exercice du pouvoir politique et non sur le principe général de la gestion des entreprises. Toutefois, le dépérissement des Conseils ne peut pas être mis intégralement au compte d'une idéologie ou de l'action de ce qui n'était encore qu'un petit parti et peu homogène. Ces formations ont bénéficié d'un certain état de choses ; elles ne l'ont pas créé. Le premier corps social où le pouvoir des Soviets fut éliminé fut l'armée (cf., Rosenberg, Histoire du bolchevisme, Paris, 1936, pp. 158-161). Les anciennes structures du commandement, un instant ébranlées, furent rétablies avec quelques modifications (commis- saires politiques) du type jacobin. Ce rétablissement s'opéra sans difficultés. Ce fut le premier pas vers la reconstitution des organes spécifiques de l'Etat de classe : l'armée et la police. Ces institutions ne tardèrent pas à se superposer aux Soviets locaux. L'ancien mode de décision fut réintroduit. Les différents organes des travailleurs, ouvriers et paysans, furent à leur tour soumis, à une réglementation identique : la guerre civile justifiait les mesures centralisatrices prises à partir d'un centre indépendant des contrôles de la base. La désorganisation de l'industrie fondait sa réorganisation sur ce qui, du point de vue ouvrier, n'en était que la base ancienne. Mais dans l'ensemble ce processus s'opéra sans résistance. Les masses demeu- raient passives. Le pouvoir était venu tout seul et s'en alla tout seul. ---, 67 Voline, qui sait ce dont il parle, peut assurer, en guise d'expli- cation fondamentale : « La destruction qui précéda la Révolution de 1917 fut suffisante pour faire cesser la guerre et modifier les formes du pouvoir et du capitalisme. Mais elles ne fut pas assez complète pour les détruire dans leur essence même, pour obliger des millions d'hommes... à agir eux-mêmes sur des bases entièrement nouvelles » (op. cit., p. 176). Si la constatation finale est fondée, la cause que Voline lui assigne paraît plus discutable. La destruction fut d'ordre matériel beaucoup plus que moral ; c'était celle d'un certain type de rapports de domination, incapable de surmonter l'épreuve de la guerre. Mais l'effondrement de ces rapports ne signifiait pas l'éman- cipation des travailleurs ; ils luttaient pour maintenir leurs piètres conditions d'existence, ils étaient trop isolés dans un immense pays arriéré, trop peu nombreux, pour former un réseau suffisamment solide d'institutions nouvelles. A défaut de pouvoir créer par eux- mêmes leurs propres organes centralisés, politiques et économiques, les travailleurs en vinrent à remettre leurs pouvoirs inutiles à une direction politique centralisée qui s'était emparée du sommet du pouvoir d'Etat, non par une lutte acharnée pour la transformation de la société, mais par un putsch pacifiste. Il n'y eut pas, à l'échelle de masse, une opposition tranchée, décisive, entre un principe démo- cratique incarné par les Conseils Ouvriers et le principe étatisateur incarné par les marxistes russes, une « intelligentsia professant des idées sociales radicales », comme le soutient l'universitaire Anweiler (Die Rätebewegung in Russland, 1905-1921), Leide, 1958, p. 320). Il y eut bien plutôt la soumission progressive, des ouvriers à un ordre social qu'ils avaient pu ébranler dans les circonstances favorables d'une crise permanente, aggravée par les effets de la guerre et plus encore de la défaite. L'apathie, un instant secouée, retomba : les ouvriers et les paysans russes durent ensuite payer le prix que l'on sait pour leur incapacité historique. Mais aussi bien la pratique et l'idéologie bolchevicks fut le revers de cette incapacité des masses à cette époque, et pas seulement des masses russes. Puisque par manque d'acharnement à se défendre et attaquer, les Conseils n'osèrent pas ou ne purent pas prendre les dispositions nécessaires à l'exercice naturel de leurs activités, la restauration renforcée du capitalisme devenait inéluctable. Rien ne s'y opposait dans le programme léniniste, moins encore dans sa pra- tique. Il est fort possible, dans les conditions russes, que, même sans l'intervention du parti bolchevick, les Conseils eussent été vaincus. Son action délibérée fut néanmoins un élément important de leur défaite finale. En réalité, une discussion théorique du leninisme peut diffi- cilement amener ailleurs qu'à des conclusions négatives ; son intérêt n'est que de polémique avec des éléments attardés, et donc un intérêt douteux. Le destin du mouvement socialiste en Allemagne fournit probablement une base de réflexion plus large : il a contenu une partie des problèmes théoriques qui se posent encore aujourd'hui à un mouvement moderne Bien entendu, il serait vain d'attendre de son examen autre chose qu'une connaissance abstraite et en partie périmée. Mais cela seul n'est pas rien, s'il aboutit à une con- naissance en profondeur du passé, à conférer une dimension histo- rique à la réflexion sur la société contemporaine. Bien plus, les problèmes affrontés par les petits groupes d'extrêmistes en Allema- gne, leur comportement, leurs 'erreurs, leur passion, sont loin d'être démodés. Paul Mattick, l'un de leurs représentants, con- cluait ainsi un rappel historique aussi remarquable que contes- table de leurs activités : « Les organisations existaient sous forme de publications hebdomadaires ou mensuelles, de pamphlets encore 68 et de livres. Les publications maintenaient les organisations à l'existence, et les organisations se maintenaient grâce aux publica- tions... Plus l'on pensait en termes collectifs et plus l'on était isolé » (Anti-bolshevist Communism in Germany, Southern Advocate for Worker's-Councils, Melbourne, nº 37, 1945). Je suis très étonné à ce propos, que l'on puisse sérieusement considérer comme le dernier état du marxisme, les indigestes spécu- lations de Georg Lukacs. Il me semble absurde de prétendre que les Quvres de Trotsky atteignirent « un niveau permettant la discu- sion », à moins d'entendre par là celle de tout un ensemble d'ergo- teries et d'auto-justifications. En revanche, il me semble difficile d'ignorer cette pointe avancée du marxisme que symbolisent des noms comme ceux de Pannekoek, d’Otto Rühle, de Mattick. Non pas que leurs paroles soient sacrées, mais parce que leurs enseignements conservent encore une large partie vivante. Assurément, une criti- que des idées de Pannekoek aurait une toute autre portée que la résurrection de Kollontaï, quand bien même cette dernière serait plus spectaculaire, quand bien même elle aurait déjà été abordée (cf. S. ou B., n° 14), mais de façon accidentelle. Enterrer le marxisme ne sert de rien, sinon des facilités polémiques. Entre la momifi- cation académique et les mômeries, marxistes-leninistes, la place reste ouverte à savoir si « les idées de la période précédente ne gardent que peu de valeur » et de quoi l'on parle exactement alors. L'idée de l'auto-éducation des masses est l'idée fondamentale du marxisme. Mais elle a subi bien des transformations, à com- mencer chez Marx lui-même. Son exposé, toutefois, peut être limité à deux lignes générales. Le caractère historique des bolchevicks sociaux-démocrates radicaux c'est qu'ils attendaient tout de l'insertion du parti dans les centres de décisions de la société. Les masses sont mineures, elles ont d'abord à s'éduquer aux problèmes de la gestion, sur la base capitaliste du salaire, ensuite l'Etat dépérira. Dans un pays développé, la réalisation de ce programme passe d'abord par la défense des conditions supposées nécessaires à sa mise en train les conditions de la démocratie dite bourgeoise (comme s'il pouvait y en avoir une autre !). Dans les pays arriérés, elle passe par la dictature inéluctable du parti. Le rétablissement de la démocratie dans le parti ou à l'usine, telle est l'antienne qui caractérise toutes les oppositions bolchevicks en Russie et ailleurs. En réalité, ce que les dirigeants oppositionnels réclamaient ainsi, c'était la démo- cratie pour eux-mêmes. Mais l'éducation matérielle et morale du prolétariat la conscience de classe disaient les marxistes formera dans la production, dans la soumission, par les triomphes électoraux, ici ; là, par le stakhanovisme. Les révolutionnaires allemands de Spartakus, avaient une toute autre idée de l'auto-éducation ouvrière. Leur slogan était : révolution est la meilleure école du prolétariat ! (Rote Fahne, 29- 12-18) ». Nous pensons, disaient-ils, que le communismé ne peut être introduit à coups de canons, non plus qu'avec des décrets ou des commissions (parlementaires) de socialisation. Il ne peut naître que de la conscience et de la volonté de classe... conscience et volonté qui ne peuvent être atteintes que par des luttes acharnées, pas à pas, par la souffrance, le sang et l'éducation » (ibid., 5-2-19 ; donc après la défaite dans les rues de Berlin). Et encore : « Le prolétariat ne peut acquérir que dans la lutte les aptitudes nécessaires à préparer sa victoire finale » (Rote Fahne, Bezirk Gross-Berlin, 19-1-20). La raison de cette insistance était très simple : « Nul prolétariat au monde... ne peut réduire en fumée, du jour au lendemain, les traces d'un servage séculaire » (Rosa Luxembourg, Rote Fahne, 3-12-18). : se « La 69 > Cette idée de la révolution comme un processus où la classe révolu- tionnaire se crée elle-même au cours de sa lutte, sépare l'idée de la révolution au XXe siècle, de l'idée de la révolution comme celle de la conquête du pouvoir politique par une élite spécialisée, « jaco- bine », l'idée des révolutions au XIX° siècle. Elle rompt, bien plus radicalement encore, avec l'idée de la conquête « démocratique >> du pouvoir, soumise aux aléas de la politique parlementaire et née des conditions d'exercice du pouvoir par la bourgeoisie classique. Dans l'Allemagne de 1918, les Conseils Ouvriers, en leur quasi-tota- lité, furent suscités et dirigés par des représentants de la sociale- démocratie patriote ou des syndicats, qui avaient pris au cours de la guerre une grande importance dans la vie politique en général et aussi dans la vie quotidienne de la nation. Ils eurent en défini- tive l'appui contraint, sourcilleux des différentes autorités. Dans l'armée, entre autre, les Conseils de Soldats furent très tôt formés sur ordre du G.Q.G. (appel de Hidenbourg, 10-10-18 ; Dokumente und Materialen... vol. 2, p. 356). Le même, un mois plus tard, réclame déjà des restrictions aux droits des Conseils, souvent composés, bien sûr, de « voleurs » (lettre à Ebert, rep. in W. Nimtz, Die Novemberrevolution..., Berlin-Est, 1962, p. 185) : un peu de droits, mais surtout pas trop ! Les Conseils prirent le pouvoir sans lutte ; mais leurs pouvoirs étaient illusoires sauf en ce qui concernait le ravitaillement, l'ordre à l'usine, la police des rues, les cérémonies d'accueil des militaires retour du front, etc. En fait, ils furent organisés comme un contre- feu préventif par toute la société bourgeoise, au premier rang de laquelle le mouvement ouvrier officiel. Les « radicaux » s'efforcèrent de développer « dans la rue les virtualités représentées par les Conseils, en dépit de leur appa- rence immédiate. Il s'agissait de « remplacer le spontané par le systématique... de faire des Conseils, improvisation du moment, une cuirasse d'acier » (Rote Fahne, 3-1-19). Mais les radicaux étaient faibles et donc divisés, fragmentés. Ils furent massacrés préven- tivement par la soldatesque et les jeunes bourgeois étudiants, payés par les sociaux-démocrates. Les radicaux étaient isolés, en Allemagne comme dans le monde entier. On peut suivre tel historien social- démocrate, fanatiquement hostile à Spartakus, lorsqu'il dit : « Il n'y eut pratiquement pas de liens concrets entre les communistes russes et allemands de novembre 1918 à l'été 1919 » (E. Kolb, Die Arbeiterräte... Dusseldorf, 1962, p. 157 ; et surtout : A. Prudhom- meaux, Spartacus..., Paris, 1949, p. 12). Cle qui compte : les radicaux furent vaincus par l'ancien mouvement ouvrier. Sans rémission. Pour plusieurs générations. Le principe fondamental de Spartakus était que le proletariat se fait lui-même : dans la rue, dans les grèves sauvages nombreuses et violentes à cette époque. Les différentes limitations, corruptions, résignations, engendrées par de longues périodes de relative har- monie sociale, ne peuvent être surmontées que de cette façon. L'unité cette aspiration dont usent démagogiquement les bonzes de tous grades et de toutes orientations est la conséquence de la lutte en masse. Spartakus ne proposait pas une vision neuve du socialisme : en fin de compte, il en restait au programme du « Manifeste » de Marx. Ce que je retiendrai ici de la perspective de Spartakus est qu'elle implique non seulement un « accident », mais la répétiton de ces « accidents » et à partir d'un certain seuil, leur provocation cons- ciente. Sans aucun doute, le problème ne se pose pas dans ces termes, du moins aujourd'hui. Mais croire qu'un « accident », serait- il associé à l'action d'organisations minuscules, peut mener l'huma- 70 nité à une transformation radicale de ses conditions de vie et de pensée, cette croyance ne m'apparaît pas très convaincante. Ce serait supposer que la conscience d'une classe puisse s'épanouir en mois, en un an. Ce serait alors une conscience d'« occasions ». un Une revue « d'orientation » ne saurait se transformer en organe de recherches spécialisées. Cependant, une connaissance matérialiste du passé et sa critique demeurent parmi les multiples conditions d'une prise de conscience nouvelle. Elle montrerait les extrêmes difficultés à quoi peut se heurter la constitution par les travailleurs de leurs propres organisations, que ces tentatives peuvent être utilisées, à leurs fins propres, par des formations qui en représentent la néga- tion. Mais elle montrerait aussi que ce courant est indissolublement lié à toute l'expérience des luttes radicales au vingtième siècle. SERGE BRICIANER Note. En parlant de « délire anarchiste » je ne me referais pas à Voline, mais au fond permanent de la littérature anarchiste sur la Révolution russe, dans laquelle l'insurrection tient lieu d'ana- lyse, et tout est « expliqué » par la soif de pouvoir des bolchevicks. PAUL CARDAN. 71 CHRONIQUE DU MOUVEMENT OUVRIER La C. G. T. se démocratise... A la Régie Nationale des Usines Renault la poli- tique des grèves tournantes de la C.G.T. qui dure depuis six ans commence à rencontrer de l'hostilité dans ses propres rangs. Dans une section syndicale d'un atelier d'outillage, des militants C.G.T. organisèrent un réfé- rendum : pour la grève tournante ou pour la grève générale. Ce furent les partisans de la grève générale qui l'emportèrent à une écrasante majorité. Tout aurait pu en rester là puisqu'il ne s'agissait que d'un atelier, mais quelques journaux d'usine en firent une large propagande l'Etincelle, journal du P.U.S. et Voix Ouvrière. Le résultat ne s'est pas fait attendre. Une procé- dure d'exclusion des militants qui avaient pris l'initia- tive du référendum est en cours. Le journal d'atelier C.G.T. Le Clou a commencé leur procès. Voici la réponse qu'un de ces militants incriminé a diffusée : : Le 23 Février 1964 Une réponse qui s'impose Mis en cause publiquement, je me vois contraint de répondre de même. Vous avez été informés par Le Clou que la dernière assemblée de syndiqués. C.G.T. qui s'est tenue le 18 février 1964 avait pour objet d'examiner l'activité syndicale du Département 37 et les problèmes que pose le travail collectif au sein d'une section syndicale depuis plusieurs mois. Au cours de cette assemblée, j'ai été mis particulièrement en cause. Je tiens à préciser que cette réunion fut organisée par le délégué et que l'ordre du jour n'en avait pas été décidé à la Commission exécutive à laquelle j'appartiens. A cette réunion égale- ment étaient venus en renfort une dizaine de syndiqués qui d'ordi- naire n'assistent jamais aux réunions. La réunion fut ouverte par le secrétaire adjoint du Syndicat Renault qui, pendant trois-quart d'heure fit mon procès. 72 COMMENT FONCTIONNE LA SECTION SYNDICALE. mener : aucune Lors de mon adhésion au syndicat, il y a trois ans, il n'y avait pas de réunion syndicale, il n'y avait pas de commission exécutive. C'est après des mois, et sur mon insistance, que des réunions régu- lières ont pu se tenir, et qu'une commission exécutive a été élue. Est-ce le fait de se réunir régulièrement qui, aux yeux de mes accusa- teurs, constitue une « fraction hostile » ? Au dernier Congrès C.G.T., l'équipe « B » du 37 a été citée comme une des sections syndicales fonctionnant le mieux de toute l'usine. Au retour des vacances, le Bulletin du Militant a fait une analyse criti- que des mouvements tournants. Sur la proposition d'un membre de la commission exécutive, nous avons organisé un référendum, que j'ai largement cautionné, sur les différentes formes d'actions à ; les grèves tournantes furent très largement écartées. La commission exécutive avait décidé de demander aux autres sections syndicales de l'usine d'organiser une telle consultation suite n'a été donnée. Le jeudi 18 décembre 1963, nous avons été saisis d'une propo- sition du groupe outillage du syndicat d'envisager une action sur le plan du groupe outillage. Le 27-12-63, j'ai fait la proposition d'or- ganiser une manifestation de tous les outilleurs au cours d'un arrêt de travail avec diffusion de tracts dans les ateliers de fabrication, préparant un mouvement général de toute l'usine. Ma proposition a été retenue à l'unanimité de la commission exécutive, elle a été imprimée par le syndicat le 2 janvier 1964 sous forme de projet de tract pour être soumise aux autres sections. Le mardi 7 janvier 1964, elle a été adoptée à l'unanimité par l'assemblée syndicale régulière. Il lui fut même apporté quelques améliorations de détail. Le 8 janvier 1964, à la réunion du groupe outillage, rue Kermen, le délégué de notre section présenta notre proposition qui fut désap- prouvée par les représentants des autres sections sans consultation de leurs syndiqués. Le « projet de tract » fut mis sous le boisseau. Notre délégué se vit reprocher de n'avoir rien compris et d'avoir des boules « Quiès » dans les oreilles. A l'assemblée du 7 janvier 1964, il avait été décidé de sortir Le Clou pour informer les ouvriers de notre département de cette proposition, mais à la suite de la réunion du groupe outillage du 8 janvier, il n'en fut plus du tout question. mener Voici donc, résumée, ma participation à l'activité syndicale depuis le retour des vacances. C'est ce que mes accusateurs appellent un jeu qui consiste à semer la suspicion à l'égard de l'honnêteté des dirigeants C.G.T. à tous les échelons ». En fait, mon action a été guidée par le désir d'exprimer la volonté de la majorité des ouvriers de notre secteur. Mon attitude était tellement logique qu'elle a été défendue par tous les membres de la commission exécu- live jusqu'au jour où les dirigeants de la rue Kermen décidèrent de ramener les brebis égarées au bercail. Suis-je responsable de ce que certains, sous cette pression, aient cru devoir changer leur fusil d'épaule ? Mais ce que je n'admets pas, c'est qu'ils viennent aujour- d'hui me reprocher d'enfreindre la démocratie syndicale. Le mardi 4 février 1964 s'est tenue la réunion de CE. avec à Mordre du jour les mouvements de Saint-Nazaire, l'action des outil- leurs. Quatre membres de la C.E. ont demandé à ce qu'elle soit reportée all mercredi. Sur le refus des sept autres membres, ils ne sont pas lenus i cette réunion et en ont fait une, élargie, le lendemain. 73 C'était donc une réunion de fraction convoquée in extremis avec à l'ordre du jour la relance des mouvements partiels au département. A l'assemblée du 18 février 1964, on a voulu me faire préciser si je collaborais au journal Voix Ouvrière. J'ai effectivement refusé de répondre à cette question. C'est pour moi une question de principe et les statuts syndicaux précisent : « Le syndicat groupant les salariés de toutes opinions, aucun adhérent ne saurait être inquiété pour la manifestation de l'opinion qu'il professe en dehors de l'organi- sation syndicale ». Il faut croire que les 17 syndiqués qui ont condamné dans la C.G.T. tout soutien au journal Voix Ouvrière et qui s'engagent dans l'avenir à agir en conséquence, ne connaissent pas les statuts de leur syndicat. C'est regrettable, mais leur décision est nulle et non avenue. Le Clou m'a rappelé que notre organisation interdit toute action de tendance qui consisterait à former une fraction. Je tiens à sou- ligner que je suis partisan de la formation de fractions dans le syndicat, seules garantes d'une démocratie réelle, qu'en cela je suis d'accord avec la définition donnée par Benoît Frachon dans sa brochure « Les Communistes et les Syndicats » éditée en 1932. Les statuts ac iels du syndicat condamnant les fractions, tout en militant pour qu'elles soient de nouveau autorisées, je n'en ai pas constituée. Par contre, ceux qui condamnent les fractions en font : 1) En organisant des réunions syndicales parallèlement à celles régulièrement prévues. 2) En développant devant les travailleurs, au nom de la section syndicale des positions différentes de celles adoptées en assemblée en commission exécutive. Puisque 17 syndiqués, dont plus de la moité ne participe jamais aux réunions syndicales ont tenu à m'adresser publiquement des reproches, je tiens à faire connaître publiquement que ces reproches sont anti-statutaires, qu'ils n'altèrent en rien mon esprit syndica- liste et que, comme par le passé, je continuerai à défendre dans mon syndicat les positions qui me semblent les plus favorables à la lutte des travailleurs pour leur émancipation de l'exploitation capi- taliste, ои Le travailleur syndiqué de l'équipe « B » mis en cause par Le Clou. 74 CHRONIQUE DU MOUVEMENT ÉTUDIANT Vers une nouvelle "DÉCOLONISATION” ? Depuis la fin de la guerre d'Algérie les étudiants politisés, de toute évidence, s'ennuyaient ; ils se sentaient quelque peu inutiles, vacants, et les effectifs des organisations, du coup, connaissaient la période de décrue ; il devenait urgent de tenter une reconver- sion. C'est ce qu'a voulu faire, par exemple, l'ex-F.U.A. (Front universitaire antifaciste) en Sorbonne. Après un stage de recyclage syndical (le stage royaumontais de Dynamique de groupe en 1962) les animateurs de cette organisation politique, devenus des syndi- calistes, ont « pris le pouvoir » à la F.G.E.L. (Fédération des groupes d'études de Lettres à la Sorbonne) et renforcé l'influence du secteur Lettres dans l'U.N.E.F., on le savait déjà, et dans l'U.E.C., comme on le voit maintenant, après le récent congrès des étudiants communistes. Le 21 février : la "prise de la Sorbonne". La F.G.E.L. avait prévu pour le 19, puis pour le 21 février, une manifestation à la Sorbonne, et la date en avait été fixée avant que l'on connaisse celle de la venue de Segni à l'Université. On connait la suite : bouclage du quartier, ratissage de la Sorbonne, dans la nuit du 20 au 21, par les flics, appelés par le Doyen au nom des franchises universitaires. Ce ratissage avait pour objec- tif de déloger les étudiants qui auraient passé la nuit dans la faculté comme l'avait d'abord proposé la F.G.E.L. pour ensuite y renoncer, faute d'un nombre suffisant de combattants. Et le lendemain 21 février, le déplacement d'une manifestation de l’U.N.E.F. prévue également au quartier latin, et interdite, vers la gare du Nord et la gare Saint-Lazare (la Bourse du Travail ne reconnaissant pas à l’U.N.E.F. la qualité de « syndicat » il ne reste plus aux étudiants, pour se réunir, que la rue et les gares). Bilan : un demi-échec, ou un match nul, ont dit les journaux. Ce qu'ils n'ont pas dit : l'effondrement du mythe de l'Univer- sité libérale. Comment les défenseurs des professeurs vont-ils expli- quer la complicité avouée, officielle, du Recteur, des Doyens et du Pouvoir ? (Il y a quelques mois, des Doyens menaçaient de démis- sionner parce que les « franchises universitaires », c'est-à-dire leur autonomie interne, étaient menacées ; mais aujourd'hui la menace des étudiants leur paraît plus grave, assez en tout cas pour demander le secours de la police). Cette manifestation a montré l'isolement de quelques dirigeants et militants syndicalistes, dévoilé aussi le mythe d'un syndica- lisme étudiant de masse. La masse n'a pas répondu à l'appel de ses dirigeants. Pourquoi ? Certains ont souligné la contradiction entre le caractère « sauvage » des manifestations envisagées et le contenu « réformiste » et « corporatiste » des revendications avancées (les polycopiés gratuits, l'augmentation du nombre d'assistants, ou même le salaire étudiant et la reconnaissance de la section syndicale de faculte). 75 un Ont joué également les divisions internes de l'appareil syndical, particulièrement fortes à la veille des congrès annuels (de l’U.E.C. et de l'U.N.E.F.). Il y a eu enfin la violente campagne de presse hostile à l'orga- nisation étudiante, qui manquait décidément de respect envers « l'hôte étranger ». Il y avait ce côté « blouson noir » de la manifestation envisagée, et qui est des traits permanents, aujourd'hui, du syndicalisme étudiant, souvent juxtaposé à d'autres visages, le science-pô et le normalien. Les profs, d'ailleurs, ne s'y trompent pas : ils le ressentent tous les jours à travers l'aggrava- tion des relations pédagogiques, de plus en plus tendues. Les bureaucraties syndicales ouvrières le comprennent moins bien mais elles ont répondu simplement par quelques vagues manifesta- tions de sympathies aux appels que leur lançait l’U.N.E.F. vers le 15 février. Le 21 février, les étudiants ont fait l'expérience de la rupture entre les générations, et de leur isolement politique réel c'est une autre acquisition de cette journée, si le mouvement étudiant sait l'analyser et en tirer les conséquences. Il ne le fera pas si la bureaucratie l'emporte, comme on l'a vu au congrès de l'U.E.C. : Le congrès de l'U. E. C. . on L’U.E.C. avait convoqué son congrès annuel pour les 5 à 8 mars à Palaiseau. On savait déjà que le P.C. paraissait disposé à repren- dre en main l'organisation étudiante, à éviter des heurts analogues à ceux de l'année dernière (on se souvient du conflit qui opposait le Comité central du P.C. et le Bureau de l’U.E.C. notamment, con- duit par Forner). Tout était prêt pour la réconciliation ; tout, y compris une liste préfabriquée, négociée entre « l'opposant » Forner et le dirigeant R. Leroy, membre du Comité Central du P.C. Le plan, démas- qué, comme va voir, à la dernière heure seulement, était simple : d'abord, éviter le vrai problème, qui fait apparaître les courants réels, c'est-à-dire la question universitaire. Eviter d'en parler parce que la négociation de couloir s'effondrerait dès l'ins- tant où Forner, et sa clique, ne pourrait renier tous les articles publiés cette année dans Clarté pour soutenir l’U.N.E.F. d'où la nécessité d'ignorer le fait que la véritable opposition, cette année, était une opposition syndicaliste, en déguisant les syndicalistes en « chinois » pour les nécessités de l'opération. Mais en évacuant ainsi tous les problèmes réels, on ouvre la porte aux débats de pure procédure, au carnaval bureaucratique. C'est là en effet ce qui s'est produit pendant quatre jours. On aurait pu s'en satisfaire en d'autres temps, et noyer le poisson. On aurait pu liquider. Le « stalinisme » persiste, certes, mais sans la terreur ; quelque chose a changé. Aujourd'hui, on supplie l'opposi- tion de gauche, à l’U.E.C., de participer à l'appareil au lieu de la liquider. On va même jusqu'à lui accorder trois points essentiels : que le congrès n'a pas eu lieu (aucun programme voté, etc.) ; qu'il faut donc convoquer un nouveau congrès, dit extraor- dinaire, et qui posera cette fois ouvertement les deux questions réelles de l'U.E.C. : la question üniversitaire, et la question du rapport U.E.C.-P.C.; que le congrès est à refaire parce qu'il était truqué, mani, pulé de fond en comble. 76 sous- En cette affaire, le P.C. s'est lourdement trompé : il a estimé la capacité des étudiants U.E.C. d'analyser les manipulations, et de les dénoncer publiquement. Certes, il y a beaucoup de leaders à l’U.E.C. prêts à jouer ces jeux, et qui pensent que c'est cela, la politique ; il en existe même dans l'opposition de gauche. Mais il y a aussi dans cette opposition une majorité de syndicalistes étu- diants qui semblent, aujourd'hui, conscients de l'inutilité de ces techniques parce qu'ils font l'expérience quotidienne de la désyndi- calisation, et de leur propre bureaucratie. C'est l'élément nouveau dans un vide politique évident. Il appa- raît, en même temps, qu'on ne peut attendre de l’U.E.C. qu'elle soit, comme le pense Althusser, l'élément conscient de l'U.N.E.F. contraire : il apparait clairement, après ce 'Congrès manqué, que les recherches et expériences actuelles de l’U.N.E.F., avec leurs limites mêmes, sont la meilleure source de réflexion et de travail pour l’U.E.C. Le choix du thème pour le prochain congrès extraordinaire de l'U.E.C. le montre assez clairement. Au ses son Le congrès de l'U. N. E. F. (Toulouse 1-6 avril 1964) Tout n'est pas clair, pourtant, dans l'orientation actuelle de l’U.N.E.F. Un tournant a été pris il y a six mois, c'est-à-dire quelques mois après le congrès de Pâques 1963 (Dijon). Avec ce tournant, le Bureau national décide de mettre la question univer- sitaire (rapports pédagogiques, débouchés, pré-salaire, etc) à la base de son action, pour la première fois dans l'histoire du syndica- lisme étudiant. A l'origine de ce virage il y a d'abord l'expérience, enfin recon- nue et analysée, de l'aliénation spécifique de la condition étudiante (de l'étudiant isolé dans études et travail, conscient de l'anachronisme et du caractère de classe des contenus qui lui sont enseignés, marginal dans la société, marqué par la crise géné- rale des valeurs et de la culture). Des enquêtes (à Rennes, notam- ment) onť révélé le malaise, sans aller jusqu'au bout de l'analyse des causes (mais ici comme à l’U.E.C., le fait nouveau est qu'on accepte de moins en moins d'être manipulé, et de dire n'importe quoi ; l'exigence d'analyse vraie progresse). A l'origine des changements actuels dans l'idéologie et la pra- tique de l'U.N.E.F., il y a encore l'examen critique des notions reprises de la tradition « révolutionnaire » (les mots-fétiches : l'étudiant « jeune travailleur intellectuel », le suivisme idéologique ) aussi bien que des formes traditionnelles de lutte (revendiquer pour des crédits ; gueuler « des amphis et pas d'canon » au lieu de réflé- chir, comme on le fait enfin, sur la nécessité des amphis). Il y a également la conscience d'une nécessité : changer pro- fondément les structures de l'Université. A cela, le plan Langevin- Wallon, cet autre grand fétiche, ne répond absolument pas ; il faut trouver autre chose (soit dit en passant, Langevin et Wallon ont eu un rôle en leur temps : ils méritent bien que leurs noms, réunis en une seule station de métro, passent à la postérité, et qu'on n'en parle plus comme d'une solution miracle. Cela aussi est acquis à l'U.N.E.F., mais pas dans les autres syndicats, ni, évidem- ment, au P.C.). Le tournant récent de l'U.N.E.F. s'explique encore par l'influence des sciences sociales, et surtout de la psychosociologie. Ce n'est un secret pour personne et déjà l'an dernier, lors du Congrès, les jour- nalistes ont lancé la formule : tendance psychosociologique pour désigner la tendance qui dirige l’U.N.E.F. depuis 6 mois. Psychoso- 77 avec sa ses ciologie signifie ici deux choses : une idéologie (du non-dogma- tisme, de l'autogestion, etc...) et des techniques (de formation au travail en groupe ; d'enquête-participation). La pédagogie non direc- tive a permis de préciser la critique du rapport pédagogique tradition- nel à l'université, — de cette colonisation pédagogique de l'enfance dont chacun à l'expérience sans parvenir à la formuler. Jusqu'ici, des « colons » libéraux ont voulu réformer cette relation et cela s'appelle l'éducation nouvelle. Henri Wallon, stalinien et autoritaire, jusqu'à sa mort (comme ses disciples actuels) est le symbole des limites de ce mouvement. Mais pour la première fois avec la lutte actuelle de l'U.N.E.F. ce sont les élèves, les colonisés qui organisent la contestation du système et recherchent des solutions. Pår lå, enfin, l'U.N.E.F. exprime actuellement le conflit des générations avec les ambiguités qu'on retrouve ici comme chez les jeunes agriculteurs et ailleurs : d'un côté, le modernisme avec le risque et même la composante technocratique ; de l'autre, la pure révolte positivité mais aussi l'indétermination de objectifs et de ses moyens. Il n'est donc pas étonnant qu'un journal comme France-Obser- vateur, écrit par des professeurs pour des professeurs, par des manæuvriers pour des manæuvriers, se refuse à voir ce qu'a de plus positif l'action actuelle de l'U.N.E.F. et que, dans son compte rendu du congrès de l’U.E.C. (12 mars), Delcroix s'attarde, en fin connaisseur quelque peu attendri, sur les manæuvres bureaucrati- ques pour ensuite condamner, au détour d'une phrase, la critique par l’U.N.F., des rapports actuels de formation. Ce faisant, Delcroix, joué, a son tour, son rôle de chien de garde. Il rejoint les journalistes qui, lors de la « folle nuit yéyé » de la Nation, titraient : « Salut les voyous ». Il rejoint la presse qui, le 21 février dernier, étalait sur 8 colonnes ce titre de pion : < Grave avertissement aux étudiants ». Nous ne pouvons pas analyser ici le contenu même de la plate- forme actuelle de l’U.N.E.F. : les groupes, de travail universitaires, la section syndicale de faculté, le contrôle étudiant sur les pro- grammes, la question du salaire étudiant, etc. Cette analyse viendra en son temps. On prend seulement acte du changement qui se fait jour dans le mouvement étudiant. Mais la question qui se pose, et sur laquelle nous reviendrons, est : L’U.N.E.F. peut-elle aller jusqu'au bout de sa débureaucratisation, et y a-t-il dans notre société la possibilité d'un syndicalisme non bureaucratique et non réformiste ? Jusqu'où l'U.N.E.F. peut-elle aller en fait, et n'est elle pas déjà allée trop loin pour ne pas risquer un isolement de plus en plus marqué ? Cette question déborde d'ailleurs le cadre du mouvement étudiant pour poser, de façon particulièrement claire et sans trop y mettre les formes, les problèmes même de la société bureaucratique. Les étudiants de Socialisme ou Barbarie. - 78 Les Livres Herbert MARCUSE : EROS ET CIVILISATION Par la critique à laquelle elle soumettait les valeurs bourgeoises, l'æuvre de Freud fit, à son apparition, l'effet d'une bombe. Cette bombe, la bourgeoisie s'employa aussitôt à la désamorcer : aux Etats- Unis, où la psychanalyse prit rapidement une grande extension, la technique psychanalytique fut isolée des fondements philosophiques de la théorie et de ce divorce naquit une nouvelle conception de la maladie, parfaitement acceptable pour l'ordre établi : l'inadaptation sociale. L'objectif de la cure psychanalytique ne fut plus, dès lors, que d'amener les inadaptés à se conformer de nouveau aux normes de la société. Les marxistes, quant à eux, furent incapables de digérer (soit pour s'en inspirer soit pour le dénaturer) ce que la psychanalyse leur offrait : la critique de la conscience, de l'économie et de la sexualité. Sauf en U. R. S. S. pendant une courte période révolu- tionnaire, ils ignorèrent la psychanalyse, allant, sous le régime stali- nien, jusqu'à cacher les livres de Freud et à traiter Freud lui-même de charlatan, répondant à la provocation psychanalytique par un réflexe autoritaire que Freud lui-même avait si bien analysé. Aujourd'hui, le sort fait à la psychanalyse est en passe de chan- ger comme en témoignent l'attitude à son égard des dirigeants sovié- tiques ainsi que l'évolution qui se produit aux Etats-Unis. En effet, les dirigeants soviétiques paraissent vouloir entr'ouvrir la porte à la psychanalyse, et bien que ceci doive s'expliquer par le désir de trouver de nouvelles méthodes de domination et de nouvelles justifi- cations théoriques à cette domination, il faut y voir aussi sans doute la pression des milieux intellectuels, de moins en moins disposés à se contenter du « marxisme » officiel et de son lamentable dénue- ment. Mais si, en U. R. S. S., l'on se préoccupe de découvrir la psy- chanalyse, aux Etats-Unis c'est à la redécouvrir que l'on s'efforce. Plusieurs faits paraissent expliquer ce retour à une théorie pyschanalytique authentique. D'une part, la manipulation sociale de l'individu, telle qu'elle se présente dans tous les pays capitalistes modernes, révèle de plus en plus clairement ses effets. Le noyau familial, bien que formellement maintenu, ayant en fait perdu son autonomie, la pression sociale s'exerce directement sur les enfants. D'autre part, les psychanalystes eux-mêmes sont amenés à cons- tater les effets de cette pression et de cette manipulation, en rencon- trant, dans la pratique quotidienne de leur métier, des changements importants dans la nature des troubles et dans la structuration du psychisme. Mais ce que les psychanalystes relèvent ne peut échapper à d'autres hommes dont le métier ou les préoccupations comportent un aspect social : dirigeants, éducateurs, spécialistes des sciences et des techniques sociales, à qui, sans exception, la passivité et l'affai- blissement du moi posent de sérieux problèmes (1). (1) Voir, entre autres : A. Wheelis, The Quest for Identity, Lon=; dres ; B. Bettelheim, Love is not enough, Freee Press, Glence, Illinois, Paul and Mary, Doubleday Anchor Book, New-York, The Informed Heart, Thames and Hudson, Londres. 79 Enfin, après une période de dépolitisation profonde et généra- lisée, le besoin se présente aujourd'hui d'idées et d'orientations nou- velles sur l'organisation sociale, d'idées et d'orientations qui puissent rendre compte des faits et contribuer à la renaissance d'une théorie sociale à la fois globale et critique. C'est dans ce contecte qu'il convient de placer Eros et civilisation, de Herbert Marcuse, dont la traduction française vient de paraître (2). Eros et civilisation se propose de penser et de restituer la psycha- nalyse à partir du marxisme. Bien que Marcuse ne dépasse pas toujours l'horizon de la théorie qu'il s'efforce de répenser, et tombe ainsi parfois dans l'exégèse académique, son mérite est néanmoins d'avoir démontré l'historicité de la psychanalyse, en décrivant les formes nouvelles de la domination et de la manipulation auxquelles la société de masse soumet l'individu, et, au-delà de cette critique, d'avoir esquissé les conditions d'une société non-répressive. L'on regrette seulement qu'il n'ait pas choisi de développer plus abondam- ment ces deux thèmes et surtout qu'il ne les ait pas étayés davan- tage par ces exemples et ces détails qu'il sait si bien choisir mais auxquels il n'a pas, à notre goût, assez fréquemment recours. L'on regrette aussi sa volonté de parler un peu de tous les aspects de la psychanalyse (ce qui fait qu'il en parle souvent trop abstraitement) et son acceptation en bloc de l'œuvre de Freud. Dans son effort de faire de la théorie freudienne une théorie vraiment historique et sociologique, il néglige des aspects de cette théorie et même sur des points qui auraient besoin d'être intériorisés ou révisés. Mais l'importance du livre est ailleurs, elle est dans sa thèse centrale : la non-séparation de la politique et de la psychanalyse et de la vie quotidienne réelle, qui nous semble également fonda- mentale pour toute théorie révolutionnaire. Pour Marcuse (de même que pour Freud) l'intégration de l'indi- vidu à une structure sociale ne peut s'expliquer simplement par une quelconque idéologie. Car l'individu intégré n'est pas celui qui a « admis » la réalité dans laquelle il se fond, mais celui qui l'a intériorisée, et dont le « dedans » est devenu le « dehors ». Marcuse montre donc comment, dès la première enfance le modèle culturel s'impose et pénètre tous les aspects de la vie, et ceci, il le fait non plus, comme Freud, de manière abstraite et générale, mais en retrou- vant la domination du modèle culturel jusque dans le détail des rapports humains, tels qu'ils sont vécus aujourd'hui dans la société. Il décrit ainsi de quelle manière l'enfant est conditionné depuis sa naissance à envisager tout en termes du rapport dominant-dominé : l'enfant apprend à concevoir la satisfaction de ses besoins en termes d'un rapport de forces entre lui-même et son milieu et intériorise les notions de performances et de compétition ; « le moi », écrit Marcuse, « est préparé à l'action et la productivité, avant même qu'une occasion spécifique fasse appel à une telle attitude ». Il décrit également la restriction quantitative et qualitative des pulsions libidinales, leur canalisation vers la seule fonction génitale reproductrice, et la tendance à les séparer de leurs buts profonds individuels pour les rattacher au travail et à la valeur marchande ; et il est amené à montrer derrière la libération de la sexualité, telle qu'elle se manifeste aujourd'hui, l'apparition d'un mode de domi- nation nouveau. Mais chaque individu, après avoir été formé au cours de sa jeu- nesse, est constamment re-formé, re-fabriqué, et livré en pâture aux institutions qui ont pour fonction là manipulation permanente des (2) Editions de Minuit (Collection Arguments). 80 masses : presse, cinéma, télévision, propagande. La description de ce phénomène nouveau, à la fois puissant renforcement de l'oppres- sion et preuve de sa faiblesse fondamentale est une des lignes de force de Eros et civilisation : « Le peuple », écrit Herbert Marcuse, « doit être maintenu dans un état de mobilisation permanente, interne et externe. La rationalité de la domination a progressé jusqu'au point où ses fondements sont menacés : elle doit donc être réaffirmée plus efficacement que jamais. Cette fois il n'y aura pas de meurtre du père, même symbolique, car il se pourrait qu'il n'ait pas de successeur ». Marcuse va cependant au-delà de cette description des mécanis- mes de domination, de manipulation et de répression, pour aboutir à une réflexion sur la forme que prendrait une société non répres- sive, une société qui ignorerait le principe de performance et dans laquelle « le niveau de vie se mesurerait en termes de besoins humains fondamentaux et de libération de toute culpabilité et de toute peur...». Or il semble à Marcuse que l'abondance matérielle et le haut niveau technique de notre société nous permettent d'envisager sérieusement l'élimination du travail obligatoire. Si la société présente est soumise à un « principe de réalité » répressif, cela ne provient aucunement d'une nécessité objective, mais seulement d'une néces- sité sociale : le « principe de réalité » garantit non la survie de l'espèce (qui se trouve aujourd'hui assurée par l'abondance, le pro- blème de la destruction nucléaire mis à part), mais celle des diri- geants et de leur pouvoir. Ce que Marcuse appelle, dans une société comme celle d'aujourd'hui qui n'est plus écrasée par la rareté des biens matériels, « sur-répression ». C'est le « principe de perfor- mance », le « principe de réalité » spécifique, historique « d'une société acquisitive et antagoniste, en expansion constante ». « Réglée par ce principe, la société est divisée hiérarchiquement selon la performance économique compétitive de ses membres ». (3) Dans une société non-répressive orientée vers l'expansion psy- chologique, le modèle serait non Prométhée, qui représente la morale du travail, de la privation et du non-plaisir, mais Narcisse et Orphée : Marcuse se fait ainsi le défenseur d'une révolution qui rem- placerait l'oppression par la recherche explicite de la joie et du jeu. L'épanouissement total passerait selon lui par la liquidation du terrorisme de la génitalité obligatoire et par l'exploration de toutes les possibilités érotiques : l'on peut seulement regretter que Marcuse n'ait pas développé davantage cette idée, admise seulement par une minorité de psychanalistes et de marxistes et qui relève autant de la théorie et de la pratique révolutionnaire que de la psychanalyse. Comment passer de la répression à la non-répression ?. Existe- t-il une voie privée, et intérieure, vers la liberté, ou la libération ne peut-elle être que collective ? En s'efforçant de répondre à ces questions, Marcuse montre tout d'abord fort bien les limites de la cure psychanalytique. La cure réussit-elle à soustraire les êtres à la misère collective ? la domination sociale, objective, chancelle-t-elle lorsqu’un patient fait la conquête de sa liberté intérieure ? Exemples à l'appui, Marcuse part en guerre contre ces mystifications. Il démon- tre de façon serrée que la psychanalyse soi-disant révolutionnaire d'Erich Fromm et de Karen Horney n'aboutit en fait qu'à un conformisme moralisant plus subtil dont le principe est que tout (3) A propos du système soviétique Marcuse écrit : « Efficacité et répression convergent : l'élévation de la productivité du travail est l'idéal sacrosaint à la fois du capitalisme et du stakhanovisme stani- lien ». L'on aurait aimé que l'auteur s'exprime davantage à propos de l’U. R. S. S. A cet égard il convient de se souvenir que Eros et civilisation a été publié aux U. S. A. en 1955. 81 se individu peut s'élever au-dessus de l'oppression sociale et peut trouver en lui-même force et bonheur. Or, affirme Marcuse, la société est objectivement aliénante et l'individu, élevé dans ses catégories et sous sa domination, ne peut s'en évader. C'est à partir de ce point, cependant, que les faiblesses du livre de Marcuse se révèlent. Car ayant à juste titre rejeté la cure spycha- nalytique en tant que solution générale, Eros et Civilisation montre en fait incapable de détecter, dans la société elle-même, les éléments d'une transformation radicale. Bien qu'il ait compris que la société de masse évoluait vers une domination à la fois plus directe et moins stable, moins incarnée dans des valeurs et dans des comportements définissables, Marcuse s'étend trop peu sur l'évo- lution des êtres humains qui sont les membres de cette société de masse, et qui, étant donné la nature et la fragilité de la domination à laquelle ils se trouvent soumis, ne peuvent que peser chaque jour d'un poids accru, puisque tout finit par dépendre d'eux. « Avec le déclin de la conscience », écrit-il, « avec le contrôle de l'information, avec l'absorption de l'individu dans la communication de masse, la connaissance est bureaucratisée et limitée. L'individu ne sait pas ce qui se passe vraiment ; la puissante machine de l'éducation et de la distraction l'unit à tous les autres dans un état d'anesthésie d'où toutes les idées nuisibles tendent à être, exclues ». Mais com- ment l'individu aliéné, réprimé, conditionné jusqu'au plus profond de lui-même par la société peut-il s'en affranchir pour créer les bases d'une société non aliénée ? Marcuse ne répond pas à cette question, qui est pourtant la plus inquiétante et la plus importante qui soit. Pour y répondre, il aurait été nécessaire qu'il étudie les rapports concrets et réels qui s'établissent entre les hommes au sein de la société, ainsi qu'il commence à le faire à plusieurs reprises, mais sans persévérer. Il aurait alors peut-être perçu qu'il naissait de ces rapports l'esquisse d'une prise de conscience, l'ébauche d'une lutte, le début d'une transformation de la société. Mais Marcuse aborde le problème de la domination et de la libération en philosophe, et même en philosophe académique : il voit la réalité de loin et il oublié alors et Marx et Freud, puisque tous deux, chacun dans son domaine propre, opérèrent un retour au réel et au vécu. Il ne suffit pas de plaquer les schémas historiques marxistes sur ce que l'on sait de l'affectivité pour que les problèmes soient résolus. La lecture d'Eros et civilisation laisse parfois l'impression que Marcuse attend d'un quelconque mécanisme histo- rique la fin de la domination et de la répression, tout comme il fait découler la transformation du « principe de réalité » en un principe répressif d'un simple changement dans la quantité des biens de consommation disponibles. L'on ne pense alors ni à Freud, dont Marcuse se propose d'interpréter et de prolonger la pensée, ni à Marx, à qui il veut rester fidèle, mais à ces « marxistes » qui, fidèles eux aussi mais seulement à la lettre, croient à une évolution histo- rique inévitable, régie par des lois et aboutissant à une révolution inéluctable, et dans laquelle l'intervention créatrice des hommes serait finalement négligeable. Hélène GERARD. 82 L'EDITION DE MARX DANS LA PLEIADE ses euvres Il pourrait sembler, à première vue, que cette édition ne concerne guère les lecteurs de Socialisme ou Barbarie ; pourquoi payer si cher pour avoir, sur papier bible, des textes que nous connaissons depuis longtemps ? Il y a aussi la préface de François Perroux, autour de laquelle certains comptes rendus ont fait grand bruit, mais achète- t-on un livre de 2.000 pages pour une préface de 50, écrite dans un langage particulier peu accessible ? Pourtant, on aurait tort de s'en tenir là : outre les commodités qui ont fait le succès de la collection de la Pleiade, cet ouvrage présente bien d'autres qualités. 1) une chronologie copieuse (120 pages) à la fois biographique et bibliographique, extrêmement facile à consulter, parce que les événements sont soigneusement classés année par année et même, quand il le faut, mois par mois. Cette chronologie détaillée intégre l'activité créatrice de Marx à sa vie journalière (personnelle, fami- liale, politique) et rétablit « dans le mouvement de l'histoire », en enlevant ainsi beaucoup de pertinence aux objections de ceux qui regrettaient que M. Rubel ne se soit pas contenté d'éditer les écrits de Marx en suivant l'ordre chronologique. De plus, M. Rubel, qui est un des meilleurs spécialiste de ces questions, a fait état de documents inédits ou rarement utilisés qui restituent un portrait riche et presque nouveau du grand révolutionnaire. 2) un index nominatif et bibliographique qui permet d'invento- rier rapidement les auteurs et ouvrages cités par Marx, et surtout les commentateurs modernes qui, de Friedmann à Gurvitch, de Naville à Sartre, ont formulé, à propos de tel ou tel passage des euvres de Marx, des observations intéressantes. 3) un index analytique des idées qui sera développé systémati- quement, à la fin du second volume, et qui, tel qu'il est aujourd'hui, apparaît déjà comme fort commode. 4) de nombreuses notes qui rendent un en effet, elles ne témoignent c'était presque toujours le jusqu'ici ni d'un marxisme mécaniquement louangeur, ni d'un anti-marxisme militant mais du souci scientifique d'éclairer les problèmes par la production d'informations complémentaires puisées aux sources les plus diverses, sérieuses et vérifiables. 5) enfin, cette édition, malgré son caractère hautement érudit, n'a rien de conventionnel ni de lourdement professoral. Au contraire, elle se distingue par deux audaces étonnantes, mais non gratuites, qui auront l'avantage de rendre la lecture du Capital plus facile, pour les militants en particulier : a) le dernier chapitre du premier volumé du Capital a pour titre : La théorie moderne de la colonisation ; la véritable clef de voûte de l'ouvrage, c'est le chapitre précédent (XXXII) qui concerne La tendance historique de l'accumulation capitaliste auquel Marx aurait enlevé « la vedette américaine » pour le dissimuler aux lecteurs (supposés paresseux) chargés de la censure. Quoi qu'il en soit de cette explication, il reste que la nouvelle disposition éclaire mieux l'intention fondamentale de l'ouvrage. b) le lecteur, même bien disposé vis-à-vis de Marx, mais, ne bénéficiant que de loisirs limités, est souvent rebuté par « le cubage » du Capital. M. Rubel, se fondant sur certaines confidences de Marx et sur des critiques de Engels, a pris la liberté d'alléger l'exposé de Marx d'une masse de matériaux, purement documentaires et qui n'ont plus aujourd'hui qu'un intérêt historique. Ces matériaux sont reproduits en annexes. son nouveau : comme cas 89 Nous devons cependant formuler un regret à propos de la nouvelle traduction de certains textes et, en particulier, du Manifeste commu- niste. Il faut admettre qu'il n'y a pas de traduction parfaite ; dans beaucoup de cas, aucun couvercle n'a les dimensions de la marmite ; si on ajuste à droite, on crée un vide à gauche et réciproquement ; c'est ce que montre toute comparaison de traductions. Aussi, lorsqu'il s'agit de textes dont la traduction, quoique imparfaite, est ancienne et presque traditionnelle, il vaudrait mieux la rééditer en se conten- tant de signaler, dans un apparat critique, les erreurs et les approxi- mations contestables. Sinon, le lecteur habitué à une traduction, ressent une sorte de déception à ne pas retrouver la formule habi- tuelle, même si la nouvelle est plus « exacte » (et, à ce propos, il conviendrait peut-être aussi de distinguer entre la lettre et l'esprit). Par exemple, à la nouvelle traduction : « Nos bourgeois ont pour principale distraction de séduire les épouses les uns des autres >> (p. 179) je préfère celle des Editions sociales : « Nos bourgeois... trouvent un plaisir singulier à se cocufier mutuellement » (p. 46). Certes, il est étymologiquement très « séduisant » de traduire « verführen » par « séduire », mais, dans le mouvement du texte assez « efficace » de. Marx, la nouvelle traduction, littéralement plus sûre, mais un peu puriste et distinguée, me paraît moins « marxien- ne » et, finalement, moins « vraie ». De même, un peu plus loin, pourquoi changer la sobre traduction de Molitor : « Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur prendre ce qu'ils n'ont pas » (p. 91), par « Les travailleurs n'ont pas de patrie. On ne peut leur dérober (nehmen) ce qu'ils ne possèdent pas » (was sie nicht haben) ? La modification ne se justifie, cette fois, ni par l'étymologie, ni par l'élégance, ni par l'efficacité. Enfin, pourquoi remplacer « vente au détail » qui est un gąllicisme en usage même dans les pays de langue allemande, par la vente « morceau par morceau » (p. 168) ? Mais ce ne sont là que menus détails, et il faut souhaiter que M. Rubel puisse éditer rapidement le second volume, mettant ainsi après ses savants ouvrages : La Biographie intellectuelle et la Bibliographie des Euvres de Karl Marx — un instrument de travail nouveau et également précieux entre les mains des divers marxistes ou marxologues. و Yvon BOURDET. J.-B. GERBE : CHRISTIANISME ET RÉVOLUTION Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fut fort, on a fait que ce qui est fort fut juste. PASCAL. Ce « on » enferme-t-il aussi les « chrétiens » ? Si oui le scandale est grand. J.-B. GERBE, Christianisme et Révolution, p. 6.1. Si je mets ces extraits du livre de J.-B. Gerbe au début de cette critique, c'est qu'ils en sont les fils conducteurs. Oui le scandale est grand. Il est grand pour qui s'est donné la peine de lire un peu attentivement les Evangiles. Il est encore plus grand pour ceux qui s'en réclament et qui ne trouvent plus rien de commun entre le message du Christ, son Eglise et ses fidèles. 84 C'est à l'étude de ce scandale que ce livre est consacré, et à sa condamnation bien sûr ; mais c'est aussi au rappel d'une évidence, à savoir que dans la société actuelle on ne peut être chrétien sans être révolutionnaire. Tout a été tellement trahi et déformé que cette simple phrase est un scandale. Scandale aux yeux des chrétiens qui se voilent la face avec horreur au mot de révolution et scandale pour les gens de gauche chez qui le simple nom de chrétien provoque à la fois la fureur et la nausée. Révolutionnaire par la foi, par l'idéologie et par les principes le chrétien s'il veut être conséquent ne peut échapper au militantisme. Mais, rejeté à la fois par les deux familles croyante et incroyante, le chrétien est alors voué à se sentir toujours et partout en exil. Ceci m'est apparu encore plus clairement en lisant le livre de J.-B. Gerbe. Après l'avoir terminé je me suis demandée : à qui pourrai-je le prêter ? A mes amis chrétiens ? J'ai bien peur qu'il n'emporte pas leur adhésion car ils l'accuseront d'être une æuvre partisane qui ne s'at- tache qu'à monter en épingle les côtés négatifs des Eglises sans montrer ce qu'elles ont apporté. A mes amis incroyants ? Vis-à-vis des Eglises leur siège est fait et bien fait et ce livre ne peut rien leur apporter dont ils ne soient déjà convaincus. Quant au message du Christ, c'est une langue qui leur est étran- gère, qui les agace, qui les rend sourds. Le Royaume de Dieu n'a pas de sens pour eux. Leur dire que pour y entrer il faut abandonner ses richesses, leur paraît une opération commerciale misérable. On troque ses richesses contre la vie éternelle, donnant-donnant. Le mot charité les écoure à juste titre tant la notion de charité a été ravalée à son sens le plus condescendant : on fait le Bien, hor- reur suprême... Bref, tout est à nettoyer, à éclairer sous son vrai jour. Et encore cela ne suffirait pas, il faudrait traduire dans une langue qui leur soit compréhensible. C'est pourquoi je trouve qu'il manque une troisième partie à ce livre. Il manque cette confrontation entre christianisme et marxisme, montrant tout ce qui est commun, indiquant la route sur laquelle les uns et les autres peuvent marcher de concert. Je crois qu'il aurait fallu montrer que le marxisme ne pouvait naître qu'en pays chrétien, mais que le christianisme ne pouvait vivre qu'en s'attaquant au problème social à l'aide du marxisme. Religion de l'incarnation, le christianisme ne peut vivre que dans la réalité et la réalité ne peut être bien comprise qu'en empruntant aux méthodes d'analyse marxistes. Malgré cette lacune le livre de J.-B. Gerbe est une remise en place de la notion de chrétien, remise en place indispensable à tout chrétien qui veut agir efficacement dans notre société. Maximilienne Jacques. N. D. L. R. - Il est à peine utile de rappeler que, pour la presque totalité des membres de Socialisme ou Barbarie, le Royaume de Dieu n'a effectivement pas de sens, et aussi qu'ils n'y voient pas une raison pour empêcher de s'exprimer un de leurs camarades qui pense autrement. 85 CORRESPONDANCE A propos de l'éditorial du numéro 35, « Recommencer la Révo- lution » : ou « ... L'édito fracassant du dernier . numéro de Socialisme Barbarie va obliger un peu tout le monde à prendre position, tout en faisant un petit pas en avant. Moi, j'approuve, sous réserve de précisions quant au rôle de l'organisation révolutionnaire. Il n'est pas dit par exemple que celle-ci devra obligatoirement se dissoudre dès que les Conseils ouvriers seront victorieux, et même auparavant, au cours de la lutte de ceux-ci pour le pouvoir, c'est-à-dire dès que les raisons, qui expliquent et justifient l'existence d'une organisation révolutionnaire animatrice et non dirigeante, auront disparu. Je m'explique. Des conseils (comités, soviets, etc.), ne peuvent qu'exister sporadiquement, à la faveur de batailles de courte durée. C'est seule- ment en période révolutionnaire qu'ils surgissent pour de bon. Alors pour les révolutionnaires de toutes tendances, il ne doit plus y avoir que ces Conseils, expression de la classe en bagarre. C'est au sein des Conseils que tout doit se régler, y compris les divergences entre révolutionnaires. Dans cet édito, encore un peu d'ambiguité concernant théorie et action. En fait, la théorie ne peut et ne pourra jamais être au mieux que les enseignements des luttes passées ou actuelles. Elle est utile, nécessaire même. Mais l'action crée de nouvelles situations, de nou- veaux problèmes et des réponses y sont données par la lutte et l'acti- vité créatrice. La théorie se remet à jour ensuite. D'autre part, pour tous ceux qui ont participé activement à de grandes ou petites luttes ouvrières, il est évident qu'on n'agit pas, qu'on ne rédige pas tracts, résolutions, manifestes, qu'on ne discute pas de décisions, etc..., en pensant à être de bons marxistes, ou de bons anarchistes, ou de bons « cardanistes », mais on fait ce qu'il faut, au mieux, en fonction des problèmes sans cesse renouvelés d'une situation que le rapport des forces modifié sans cesse. Ce qui ne veut pas dire qu'on peut tout ce qu'on a appris en réfléchissant sur le passé dans sa poche avec le mouchoir par-dessus. Non, mais on ne l'utilise que d'une façon vivante, c'est-à-dire que nous nous servons de ce que nous avons assimilé et qui fait alors corps avec notre pensée, avec nous-mêmes dans notre activité. En tout cas, en tant que pionnier du mouvement pré-syndical estudiantin, pionnier et ex-responsable des syndicats de techniciens, je ne peux qu’approuver tout ce qui est dit au sujet des nouvelles couches prolétarisées. Cette question n'est pas nouvelle. Elle est née avec la « rationalisation » des années 1920-30. Le syndicalisme des techniciens, ingénieurs compris, est né avec l'apparition des nouvelles branches d'industrie très modernes : téléphonie, électricité (grosses entreprises, installées immédiatement au niveau américain c'était d'ailleurs des firmes américaines ou contrôlées par elles), avec aussi comme base numérique importante les dessinateurs industriels dont toutes les branches d'industrie, même les plus vieilles, avaient un pressant besoin pour se moderniser. Nous avions eu plus de mal, en 1936, à organiser les couches inférieures, c'est-à-dire les employés de l'industrie que les deux centrales ouvrières n'avaient pu toucher. 87 Mais où est la frontière élastique d'ailleurs entre exécu- tants et dirigeants ?. La couche intermédiaire, c'est les cadres dits moyens, mélange de vieux au plus haut de ce qu'ils peuvent espérer et de jeune, généralement diplômés, qui en sont aux premiers échelons. Dans une grande foule, on pourrait dire : il y a ceux qui poin- tent et les autres. Ça correspond à un saut dans les coefficients de la hiérarchie des salaires... ! ! A propos de l’Opposition Ouvrière, d'Alexandra Kollontaï (S. ou B., nº 35), un syndicaliste algérien nous écrit : « J'ai été particulièrement heureux de voir que vous publiez un texte de Kollontaï : L’Opposition Ouvrière. Actuellement en Algérie nous pouvons aussi dire, avec Chliapnikov : « Il y a deux pouvoirs, celui des ouvriers et celui des bureaucrates. Et cela paralyse la production. La seule issue est dans une décision radicale : le pouvoir unique, soit du socialisme ouvrier, soit du capitalisme d'Etat. » Je vais vous demander si il est possible d'avoir la collection entière, ou en partie seulement, de votre revue. J'ai créé une biblio- thèque militante et je pense que votre publication a sa place ici. Je joins à cette lettre un article, qui reprend en fait le rapport d'orientation que j'ai présenté au Syndicat d'Oran des Travailleurs du Livre, et qui a été publié dans Révolution Africaine, du 15 février. Voici cet article placé par Révolution Africaine dans sa rubrique « La Tribune des Travailleurs » : « Nous allons devoir nous prononcer sur un projet de statuts qui, lorsqu'il sera adopté, deviendra notre loi, notre constitution. Les statuts d'une organisation servent à définir sa structure, ses buts, les moyens qu'elle compte mettre en æuvre. Le projet qui vous est présenté traite de toutes ces questions et nous estimons que c'est un projet valable tant dans sa forme juridique que dans les idées et les actes qu'il postule. Ces statuts traduisent nos aspirations et nous tracent une voie ; c'est pourquoi il est bon de parler un peu plus des buts et des moyens, c'est-à-dire définir notre orientation. Il est nécessaire égale- ment de bien connaître la situation actuelle de la profession et, en priorité, la conjoncture dans notre secteur, Oran. Nous devons dégager quelques idées précises au niveau des prin- cipes, afin de ne jamais perdre de vue le but final de notre action. Notre but c'est de supprimer l'exploitation de l'homme, de suppri- mer les conditions premières de cette exploitation et d'instaurer un régime de justice sociale. C'est pourquoi nous affirmons que seule société dont l'économie est gérée par les travailleurs peut libérer l'homme de l'exploitation. C'est pourquoi nous affirmons notre détermination d'assumer notre responsabilité historique qui est de prendre en main tous les rouages de l'économie. Mais nous n'allons pas devenir des économistes du jour au len- demain. Nous devons acquérir de nombreuses connaissances techni- ques et intellectuelles et c'est pourquoi nous agissons par étape, au fur et à mesure de nos capacités. L'étape actuelle, réalisable, c'est la gestion de l'entreprise par les travailleurs. une 88 La bureaucratie a les dents longues Nous devons être vigilants et affirmer bien haut que seule une société tendant à l'autogestion ouvrière édifie des structures socia- listes authentiques. Et nous devons être conscients que le plus grand danger que court notre travail d'édification socialiste vient de ceux qui, sous une phraséologie socialiste, cherchent à orienter la classe ouvrière vers une impasse. En économie politique ce danger s'appelle le capitalisme d'Etat et cette idéologie s'appuie sur une faune rejetée par le peuple : la bureaucratie technocratique. Le capitalisme libéral avec ses entreprises privéesin , c’est déjà du passé car ses dents sont usées et la classe ouvrière à la peau dure. Mais la bureaucratie a les dents longues et solides et nous aurons à lutter très dur. Ces arrivistes se servent de la complexité des problèmes, profi- tent du manque de cadres révolutionnaires, utilisent nos faiblesses, notre manque de formation pour mettre en doute notre capacité de gérer nos entreprises. Sous prétexte d'efficacité, la techno-bureau- cratie s'efforce de nous ramener dans la même condition que sous le capitalisme libéral, c'est-à-dire au niveau du simple exécutant. Eh bien, camarades, il faut que ces messieurs sachent que nous ne serons plus jamais de simples exécutants, que plus jamais nous ne permettrons à une minorité de garder les bénéfices créés par notre travail. Soyons vigilants, camarades, hier la bourgeoisie libérale détenait le pouvoir parce que détenant les capitaux. Craignons qu'aujourd'hui une nouvelle bourgeoisie ne s'installe, détenant les capitaux parce qu'elle détiendra le pouvoir. Mais il existe un autre danger, plus subtil, et que les ennemis du socialisme, les ennemis de la classe ouvrière, utilisent. Il s'agit de nos faiblesses camarades, de notre manque de connaissances techniques, de notre ignorance des règles de gestion, de notre niveau culturel trop faible, de notre tendance à nous laisser aller, à fuir nos responsabilités, de notre tendance à nous contenter de jouir des miettes que nos ennemis nous laissent pour nous amuser. Ce poison que nous avons en nous, nous devons l'éliminer, sinon nous courrons à notre perte. Les remèdes à appliquer sont la vigi- lance, la persévérance dans l'effort, l'approfondissement continuel de notre pensée, l'élargissement de notre champ de vision, l'acqui- sition de connaissances nouvelles, la solidarité. C'est ensemble que nous éliminerons tous les poisons et tous nos ennemis et pour cela nous prendrons les armes qui conviennent. Vigilance, persévérance, connaissances nouvelles Dans une première période nous mettrons en place des comités spécialisés, au nombre de 6, où tous les militants pourront parti- ciper à la lutte chacun dans la branche convenant à ses goûts et à ses capacités. Tous ceux qui veulent être des hommes respon- sables seront dans ces comités. Le comité d'analyse économique étudiera la conjoncture profes- sionnelle et la situation de chaque entreprise qu'elle soit privée, étatique ou socialiste. Le comité de la formation professionnelle étudiera les possi- bilités et les conditions de l'apprentissage et de la promotion. Le comité de la législation étudiera l'évolution du Droit algérien notamment en ce qui concerne la législation sociale. 89 ceuvre 'Le comité de la formation syndicale mettra en cuvre une péda- gogie permettant à chacun de nous d'accéder au militantisme. Le comité de la promotion culturelle mettra en æuvre les moyens permettant à chacun d'élever son niveau culturel. Le comité de l'action sociale communautaire mettra en les moyens pour améliorer les conditions de vie de nos familles et développer l'esprit communautaire. D'autre part, nous devons nous organiser solidement dans nos entreprises en nous constituant en sections d'entreprise, en provo- quant les élections de délégués du personnel, de délégués au comité d'entreprise et au comité d'hygiène et sécurité. Chaque entreprise doit avoir sa section syndicale avec son secrétaire, son trésorier et son diffuseur. Chaque militant doit apprendre à mieux connaître son entreprise, il doit comprendre son fonctionnement, connaître sa forme juridi- que, sa capacité de production, l'état de ses marchés. C'est dans l'entreprise même que nous devons nous préparer à la gestion ouvrière. La gestion ouvrière Actuellement l'Algérie connaît trois formes d'entreprise. L'entreprise privée à caractère industriel comme Fouque ou Heintz, ou à caractère artisanal comme de nombreuses petites entre- prises spécialisées dans les travaux de ville. Dans ces entreprises le travailleur n'est qu'un salarié qui exécute les ordres du patron et ne participe pas aux bénéfices. L'entreprise étatique, comme l'imprimerie du journal La Répu- blique, où le travailleur n'est qu'un salarié exécutant les ordres, ne participant .ni à la gestion, ni aux bénéfices de l'entreprise. Ce genre d'entreprise risque de devenir, quand elle ne l'est pas déjà, le bastion du capitalisme d'Etat et de sa bureaucratie. -L'entreprise socialiste, comme le complexe imprimerie- papeterie d'Oran, où les travailleurs participent à la gestion et aux bénéfices. Où la fonction patronale et la fonction salariale sont suppri- mées. Où la notion de division du travail, dans l'égalité de tous, est substituée à la notion de subordination. Ce genre d'entreprise c'est notre bastion, le bastion du socialisme authentique, que nous devons non seulement défendre à l'heure du danger mais épauler sans cesse car s'il s'écroule nous tomberons avec lui. Notre tactique variera suivant le cadre juridique de l'entreprise au sein de laquelle des contradictions auront été mises à jour. Dans une entreprise privée à caractère industrielle, nous devons préparer l'élimination du patron. Nous réclamerons, pour première étape, la participation à la gestion et aux bénéfices. Nous réclamerons une formation professionnelle, une promotion permanente au sein de l'entreprise. La socialisation, lorsqu'elle aura lieu c'est-à-dire lors- que la conjoncture sera favorable, devra se faire sans régression tant dans, la quantité que dans la qualité de la production. C'est ce que nous devons préparer. Dans une entreprise privée à caractère artisanal nous devons nous faire les propagandistes de la doctrine coopérative, séparant l'artisan de l'industriel et ôtant à ce dernier une masse de maneu- vres. Nous devons inciter les artisans à transformer leur atelier purement commercial en atelier d'art, laissant ainsi la production industrielle aux autres producteurs, l'artisan devant se convertir en artiste ou abandonner l'artisanat. 90 Dans une entreprise étatique, nous réclamerons la cogestion, au moins en ce qui concerne l'organisation du travail. Il ne faut pas admettre de directeur-patron. Nous devons aussi dénoncer la bureau- cratie qui sabote, soit consciemment soit par incompétence. Une longue marche Ainsi, il est scandaleux que dans une entreprise étatique aucun plan de promotion ne soit mis en auvre alors que la direction sait pertinemment, a été avertie, que dans quelques mois du personnel étranger va quitter l'entreprise sans que son remplacement soit prévu, alors que ce personnel manquant, la production cessera. Nous exi- geons que tous les postes occupés par des personnes appelées à partir soient doublés par du personnel algérien. Dans les entreprises socialistes nous devons exiger l'application réelle de l'autogestion. Nous devons dénoncer les interventions abusives d'organismes plus ou moins bien intentionnées qui créent plus de problèmes qu'ils n'en résolvent. Nous devons, ouvriers du secteur socialiste, apprendre les nouvelles formes de relations sociales. Nous ne devons pas devenir des patrons, nous ne devons pas rester des salariés. Ce n'est pas toujours facile de changer d'habitudes mais c'est de nos efforts que jaillira le succès ou la défaite. Nous devons, ouvriers du secteur privé ou étatique, apporter notre soutien total à l'entreprise socialiste et nous considérer chacun déjà comme un de ses membres. La solidarité doit s'exprimer par des actes et d'une façon durable. Quel que soit le régime juridique de l'entreprise, notre premier devoir est de défendre les droits des- travailleurs et de mener toute action nécessaire pour que la loi soit appliquée. Mais il est évident que la forme d'action variera suivant les entreprises et ce sera au conseil syndical de prendre les décisions afin d'éviter qu'une action soit engagée à la légère. Nous devons aussi nous souvenir que c'est une guerre que nous menons. Guerre aux profiteurs, aux bureaucrates et aux bourgeois. Guerre à la faim et au chômage en participant à l'élévation des connaissances culturelles du peuple, en transmettant notre savoir professionnel. Or, on ne gagne pas la guerre avec des caisses vides. Il faut de l'argent pour le matériel, pour le fonctionnement pour la caisse de solidarité, etc. Nous allons établir un système de cotisa- tion qui doit nous permettre d'agir sans trop de soucis financiers et qui, par une indexion sur le salaire, permettra à chacun de parti- ciper suivant ses capacités. Et parce que c'est d'une guerre que nous avons à traiter nous ne ferons pas de ce syndicat une mutuelle de prévoyance, une caisse d'assurance. Nous serons une organisation de combat. Le syndica- lisme est une des armées de la révolution socialiste. Nous en faisons également partie. Camarades, ce n'est pas une promenade que nous allons entre- prendre mais une longue marche avec beaucoup d'obstacles à fran- chir. Nous les franchirons parce que nous avancerons au coude-à- coude, solidaires et fraternels. Nous les renverserons parce que nous nous battons pour le progrès et la liberté. ABDALLAH J. REGLER. >> 91 -