SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 16, rue Henri-Bocquillon PARIS-15e Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19 Comité de Rédaction : P. CARDAN A. GARROS D. MOTHE Gérant : P. ROUSSEAU 4 F. Le numéro Abonnement un an (4 numéros) Abonnement de soutien Abonnement étranger 10 F. 20 F. 15 F. Volumes déjà parus (I, nº 1-6, 608 pages ; II, n° 7-12, 464 pages ; III, nºs 13-18, 472 pages : 3 F. le volume ; IV, nºs 19-24, 1112 pages ; V. nºs 25-30, 760 pages : 6 F. le volume ; VI, nºs 31-36, 662 p., 9 F.). La collection complète des nºs 1 à 36, 4 078 pages : 36 F. Numéros séparés : de 1 à 18, 0,75 F. le numéro : de 19 à 30, 1,50 F. le numéro, de 31 à 36, 2 F. le numéro. L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure Comment lutter ? (Déc. 57), brochure Les grèves belges (Avril 1961), brochure 1,00 F. 0,50 F. 1,00 F. SOCIALISME OU BARBARIE Hiérarchie et gestion collective 1. La fonction disciplinaire. 2. La hiérarchisation des compétences. 3. L'organisation du travail. 4. Problèmes et perspectives d'une gestion collec- tive. ; Toute collectivité qui se constitue pour atteindre des objectifs précis, et qui reconnaît la validité de certains cri- tères d'efficacité et de rentabilité, comporte une structure hiérarchique, vit et se développe en confiant à certains hommes le soin d'élaborer les décisions fondamentales et d'en contrôler l'exécution. Ceci est un fait : quel qu'ait été le passé et quel que puisse être l'avenir, le présent est celui-là. En ce qui concerne les organismes à fonction économi- que, ceux qui produisent et commercialisent des biens ou des services, l'existence de structures hiérarchiques est une évi- dence. Mais les mêmes structures et le même type de fonc- tionnement se rencontrent aussi bien en dehors de la vie économique : la recherche scientifique n'est pas moins hiérar- chisée, aujourd'hui, que ne l'est la production industrielle ni dans la formation, ni dans la recreation, ni dans les soins donnés aux corps ou aux âmes dans aucun de ces domaines on ne rencontre des rapports qui romperaient avec le modèle hiérarchique et permettraient aux hommes d'organiser autre- ment leurs activités : le professeur a un supérieur, l'écri- vain qui travaille à la télévision a un chef, l'interne est placé sous le commandement d'un docteur situé au-dessus de lui dans l'échelle hiérarchique ; quant au prêtre il appartient à la plus vieille, à la plus solide, hiérarchie de l'histoire. Le modèle hiérarchique semble posséder un tel pouvoir d'attraction, que même les organisations qui se constituent en dehors du travail y succombent. Les clubs de vacances, les associations culturelles et sportives, les organismes d'assis- met de bienfaisance, à peine se sont-ils formés qu'aussitôt apparaissent des secrétaires et des présidents, des responsables et des délégués à ceci et à celà - bref des hommes qui, grâce i la fois aux statuts et à l'apathie des autres membres, acquiè- . 1 rent de gré ou de force le monopole des décisions fonda- mentales. Mais l'exemple le plus frappant de cette extension à l'ensemble des activités sociales d'un type' de rapports réservé, au départ, à un domaine particulier, est celui que fournissent les organisations politiques et syndicales issues du mouvement ouvrier. Car ici il s'agit de plus que d'une simple extension : il s'est passé que le modèle hiérarchique a recon- quis un domaine qui lui avait été arraché et que les rapports caractéristiques de la société capitaliste, ceux en lesquels se résumait son essence même, se sont imposés aux hommes qui luttaient contre cette société et se sont introduits à l'intérieur de leurs syndicats et de leurs partis. Si bien qu'en fin de compte les organisations ouvrières sont devenues semblables quant à leur structure aux organisations contre lesquelles elles luttent ou disent lutter. Il serait parfaitement inutile de continuer cette énumé- ration des organismes à structure hiérarchique, car il devient évident, dès que l'on regarde autour de soi, que la hiérarchie apparaît aujourd'hui partout où se développe une activité à la fois orientée, contrôlée du point de vue de son coût et de ses résultats et s'efforçant de durer et de croître. Où, en effet, voit-on apparaître des rapports qui ne doivent rien au modèle hiérarchique ? D'une part, bien entendu, dans la vie privée : mais ce qui caractérise la vie privée c'est que les rapports qui s'y nouent, le rapport de l'homme et de la femme, du parent et de l'enfant, – sont simples et gratuits, en ce sens qu'ils se constituent sans but, mais, pour ainsi dire, pré-existent à tout but et à toute fin. Le second domaine où apparaissent des rapports non-hiérarchiques est celui des groupes informels qui se constituent en marge de l'organisation officielle des collectivités : là les hommes paraissent libres de nouer les rapports qui leur plaisent ou leur conviennent et n'en sont pas les esclaves, puisqu'ils peuvent les dénouer à tout moment ; ils n'ont pas d'autre rang ni d'autre statut que celui la collectivité leur attribue ; ils n'ont de pouvoir que par délé- gation spontanée et révocable. Mais évoquer les groupes informels c'est du même coup souligner à quel point les notions de hiérarchie et d'effica- cité sont liées dans la société contemporaine. Car de deux chose l’une : ou les groupes informels se constituent sans but, sans finalité, sur la simple base, par exemple, de l'affi- nité ou de l'amitié mais dans ce cas ils se forment en marge des activités productives, qui sont par essence orientées vers la réalisation d'un objectif définissable, et appartiennent eux aussi au domaine de la gratuité ; ou ils ont un but et sont réellement la réponse d'un certain nombre d'hommes qui veulent faire quelque chose de précis et qui, refusant le modèle hiérarchique, adoptent le mode d'organisation carac- téristique des groupes informels. Ce dernier cas est le seul que 2 qui puisse nous intéresser en ce moment, le seul qui, sur son propre terrain - le terrain des activités productives, orien- tées, non-gratuites porte la contradiction à la hiérarchie entendue en tant que mode d'organisation des rapports humains, et propose une solution différente. Mais ce qui frappe dans cette réponse (j'admets ici qu'on ait bien voulu I'entendre et en comprendre toute l'importance, comme cette revue l'a toujours fait) c'est son incapacité à se généraliser et à se porter, ne serait-ce que momentanément, au niveau des pro- blèmes que les organismes à structure hiérarchique ont à résoudre quotidiennement. En effet le type de groupe infor- mel le plus important, à la fois par le rôle qu'il joue dans la société moderne et par la preuve qu'il apporte d'une volonté d'autonomie. — est inconstestablement celui qui se constitue parmi les ouvriers au sein de la production, comme moyen et effet de la lutte contre les cadences et les autres formes de contrôle du travail : or si ces groupes informels ont effec- tivement à leur actif d'innombrables grèves (les wild-cat strikes des ouvriers américains et anglais ; l'existence de grèves sauvages dans les pays de l'Est est également un fait établi), il est néanmoins vrai que ces mouvements, aussi importants qu'il aient pu être, n'ont jamais réussi à se structurer et n'ont laissé derrière eux ni organisations permanentes ni objectifs dụrables. D'autre part il est évident que les problèmes d'orga- nisation rencontrés par des hommes qui, dans un atelier, se défendent contre les conditions de travail imposés, n'ont rien de commun avec ceux que ces mêmes hommes rencontre. raient s'ils avaient à gérer l'usine dont cet atelier fait partie, ou l'économie à laquelle cette usine appartient. Il ne s'agit pas de nier la valeur des grèves sauvages et du type d'organisation qu'on y découvre. Le recours par les ouvriers des pays les plus avancés à des formes de lutte et d'organisation qui ne doivent rien au modèle hiérarchique et qui témoignent au contraire de la volonté de ces hommes de prendre en main leurs propres affaires au lieu de laisser ce soin aux diverses hiérarchies qui prétendent le faire, l'Etat, l'Entreprise, le Syndicat, le Parti -- l'importance de ce phénomène ne peut être surestimée. Mais on ne peut en ignorer les limites, car elles sont tout aussi importantes : les luttes informelles se constituent à l'intérieur de structures formelles, elles ne peuvent aboutir à leur suppression et l'his- toire de ces quinze dernières années montre qu'elles ne le tentent pas. Là où il y a un but, là où les hommes cessent de s'accor- der un comportement gratuit, là où leurs actions se dévelop- pent à travers le temps et l'espace et font appel à un savoir organisé - là apparaît une hiérarchie, et la seule manifesta- tion importante d'autonomie que l'on puisse rencontrer aujourd'hui, celle des luttes informelles dans l'industrie, ne 3 tout fait que confirmer l'universalité de la solution hiérarchique dans la société moderne. Tout se passe comme si les problèmes rencontrés par les collectivités, la mise en oeuvre du savoir, l'exploitation des ressources, l'organisation des rapports entre les milliers, les dizaines de milliers et parfois les centaines de milliers de personnes qui composent les collectivités d'au- jourd'hui, la définition des liaisons avec l'extérieur se passe comme si ces problèmes étaient si complexes, si décourageants et si angoissants dans leur foisonnement in- fini, que les hommes avaient renoncé à les résoudre autre- ment qu'en s'en déchargeant sur une minorité de spécialistes : les dirigeants, les cadres, les chefs, ceux qui ont à la fois les connaissances et les moyens, ceux dont le savoir permet d'embrasser l'ensemble des problèmes et qui ont le pouvoir de mettre en cuvre les solutions les meilleures. De toute évidence la hiérarchie n'est pas la réponse libre et spontanée de l'humanité à ses propres problèmes. Mais ce qui est remarquable, c'est qu'il n'est pas possible de voir dans la hiérarchie un mode de rapports qui s'imposerait mal- gré eux aux travailleurs. Il n'y a pas d'un côté une structure hiérarchique et de l'autre une majorité de travailleurs en lutte contre cette structure. Car au fur et à mesure que les autres modèles reculent devant le modèle hiérarchique, jus- qu'au point où il semble qu'aucune activité ne puisse être productive à moins d'être gouvernée par une hiérarchie – au fur et à mesure que se produit cette extension dans l'espace, le modèle agit sur l'esprit, rend l'intérieur cohérent par rap- port à l'extérieur, adapte le psychisme des hommes aux condi- tions de vie dans les systèmes hiérarchisés. L'expérience quotidienne de chacun confirme cette modi- fication du psychisme sous l'effet d'un modèle hiérarchique envahissant, omniprésent, totalitaire. Il est frappant, tout d'abord, de constater que les gens admettent de plus en plus largement l'existence d'une hiérarchie. Ils n'en sont pas néces- sairement satisfaits, et ils ne sont pas, non plus, nécessaire- ment persuadés de l'efficacité de la hiérarchie sous le com- mandement de laquelle il travaillent : mais ils ne voient d'autre solution aux problèmes qui se posent dans le tra- vail que celui qui consiste à confier la responsabilité et le pouvoir à une catégorie d'hommes plus compétents et mieux payés. Parmi les employés cette opinion est si répandue qu'on est justifié d'affirmer qu'elle est la seule existant à ce propos : pour ma part, il ne m'est jamais arrivé d'en entendre d'autre. Mais il est important de noter qu'une opinion analogue émane de plus en plus fréquemment des ouvriers eux-mêmes, chez lesquels elle tend à remplacer l'attitude égalitaire et anti- hiérarchique d'autrefois. Ce phénomène, qui représente pour les ouvriers un chan- gement profond et pour les employés de bureau la consoli- 4 au lieu dation d'une attitude qui existait déjà, n'est pas superficiel et ne peut-être mis, simplement, au compte de la contamination par l'idéologie dominante : car il est lié aux modifications non seulement des conditions de travail, mais du travail lui- même. D'une part, en effet, la promotion a cessé d'être cette mystification par laquelle, au prix de l'élévation de quelques unn, on tentait autrefois de maintenir la majorité dans une vie d'espoir perpétuel, de crainte et de soumission : de diminuer, comme on aurait pu s'y attendre, la catégorie de ceux qui exercent un commandement devient chaque jour plus importante. Au fur et à mesure que les collectivités deviennent plus complexes, le nombre d'hommes chargés de dominer cette complexité croît ; mais plus il y a d'hommes occupés à diriger, plus intensément se pose le problème de la direction des dirigeants, de la hiérarchisation de la hiérar- chie, du commandement des chefs : ainsi la hiérarchie se développe et prolifère non seulement à sa base, au contact avec la production, mais également à l'intérieur d'elle-même et vers son sommet, car en même temps qu'elle étend son contrôle elle doit consolider, pas à pas, sa propre unité. C'est donc tout d'abord parce que la hiérarchie se développe et s'unifie sans cesse que la promotion devient une réalité, offrant la possibilité soit d'accéder à la hiérarchie soit de s'y élever, et devenant ainsi de plus en plus souvent l'hori- zon et l'espoir des gens qui travaillent. Mais il existe encore une autre raison à cette obsession de promotion qui joue un rôle si important dans la psychologie de l'homme moderne : c'est que de plus en plus souvent la promotion s'accompagne d'une augmentation dans l'intérêt du travail et dans sa valeur intrinsèque. Dans le passé la pro- motion signifiait essentiellement l'accession à un poste dis- ciplinaire, et il était normal, pour la grande majorité des exécutants, de l'assimiler à un acte de trahison. Mais il est clair qu'aujourd'hui la hiérarchie a moins de liens avec la discipline qu'avec le savoir : y pénétrer, ou s'élever en son sein, c'est se développer en tant qu'être humain, c'est penser d'avantage, être plus responsable, plus autonome. Puisque cela est le cas, il est inévitable que se répande une attitude d'acceptation, ou tout au moins de passivité et de conformisme, envers la hiérarchie en tant que mode d'organisation des hommes. Mais, cette adhésion a une signification ambiguë, comme toute opinion exprimée par une catégorie sociale : dire que l'on est favorable à quelque chose ne signifie pas que l'on mourrait pour ce quelque chose, afficher une opinion ne veut pas dire que l'esprit en soit infecté : pour en juger il faut d'autres éléments. Or pour juger de la profondeur avec laquelle la notion de hiérarchie agit sur l'esprit des hommes qui tra- vaillent aujourd'hui, l'on dispose d'un symptôme infiniment 5 plus important et plus grave : l'irresponsabilité. Car l'irres- ponsabilité n'est pas une simple opinion, et elle est plus qu'une attitude : elle se confond avec la structure même de la personnalité, elle introduit, à l'intérieur de l'homme, jusque dans son domaine le plus privé, la privation de responsabi- lité qui est le fondement même de la hiérarchie. Un homme qui aurait contemplé le monde au début du siècle, ou même entre les deux guerres mondiales, aurait vu un univers dominé par les luttes et les souffrances, mais où la responsabilité, en tant qu'attitude vis-à-vis de soi-même et des collectivités auxquelles l'on appartenait, était un trait dominant aussi bien des individus que des mouvements sociaux. Mais aujourd'hui, s'il songe à la société dans laquelle il vit, aux collectivités qu'il connaît, à lui-même, à son propre comportement, à la manière dont il affronte ses problèmes personnels nul être ne peut s'empêcher de remarquer en lui et autour de lui, dans sa famille et dans son bureau ou atelier, une énorme et stupéfiante irresponsabilité. Ce n'est pas seulement la société dans laquelle ont vit qui paraît trop vaste, trop complexe ; ce n'est pas seulement l'usine ou l'admi. nistration dans laquelle on travaille qui semble lointaine, dif- férente de soi, abstraite ;' ce n'est pas seulement le travail qui fatigue et ennuie, tourne en dérision les efforts, décourage l'initiative. Car maintenant c'est l'existence elle-même qui semble basculer du côté des choses que l'on ne veut plus ou que l'on ne peut plus contrôler : les hommes subissent leur vie privée comme ils subissent leur travail, les problèmes de leur famille deviennent aussi complexes que ceux de leur usine, tout leur échappe --- même leurs enfants. Qui aurait l'audace de demander à un homme de rendre compte de sa vie ? Il vous reprocherait, si vous vous y risquiez, de tenter de l'en rendre responsable. Or, l'irresponsabilité est à la fois la condition et l'effet de la hiérarchie en tant que système. La condition, puisque l'essence même du système consiste à priver les hommes de la responsabilité de leurs actes. Il s'agit, il est vrai, d'une privation graduelle : elle est absolue, à la base, au niveau du pur exécutant, puis s'atténue au fur et à mesure que l'on considère des niveaux hiérarchiques plus élevés, jusqu'au moment (plus théorique que réel) ou l'on atteint la responsa- bilité totale. Quel que soit, cependant, le niveau (à l'exception des derniers degrés, ceux des dirigeants à proprement parler) un degré d'irresponsabilité persiste, et doit persister, puisque chacun doit se reconnaître comme incapable, en droit ou en fait, de résoudre une partie de ses propres problèmes la solution de ces problèmes relevant du niveau hiérarchique supérieur. Inversement l'irresponsabilité est un effet du sys- tème, qui va au-delà de ce qui serait nécessaire à son bon fonctionnement, s'étend de ce dont on n'est pas responsable à 6 - ce qui engage la responsabilité de chacun : l'irresponsabilité est un poison, on ne peut y goûter sans être atteint tout entier. Dans la perspective d'une extension infinie de la hiérar- chie et d'une aggravation de son effet sur le psychisme des hommes — que devient le socialisme, c'est-à-dire la revendi- cation d'une humanité concrètement responsable d'elle-même ? Il est évident que les deux perspectives s'excluent. Le socia- lisme ne peut surgir que de la destruction par les exécutants eux-mêmes de la distinction entre ceux qui décident et ceux qui exécutent ; il ne peut se maintenir et durer que si partout, à tout instant, cette destruction se répète. Entre la gestion par la collectivité et la gestion par la hiérarchie il n'y a pas de coexistence possible. Tant que l'on en reste à ces premières constatations, tant que l'on considère de l'extérieur la hiérarchie, à la fois en tant que mode d'organisation et en tant que catégorie sociale, le dilemme est insurmontable. Car ou la perspective d'une société socialiste est réelle mais c'est alors la société pré- sente qui est un fantôme, et ses réalités les plus criantes, ses structures les plus pesantes et les plus désespérantes deviennent une illusion. Ou, au contraire, c'est la société d'aujourd'hui, celle dans laquelle nous vivons, qui est réelle : mais la perspective du socialisme devient alors un rêve. Il faut aller plus loin, et regarder le fonctionnement du système de gestion hiérarchique, les problèmes que ce système est conçu pour résoudre, la manière dont il le fait et le prix qu'il y met, les comportements qu'il fait apparaître, les résistances et les concours qu'il suscite. Car en gérant les affaires de la collectivité, la hiérarchie rencontre tous les pro- blèmes de cette collectivité : dans une certaine mesure, elle en est la conscience. Comment obtenir et maintenir l'adhé- sion des hommes ? Comment assurer leur application, com- ment susciter leur initiative et leur participation aux affaires collectives ? Comment organiser, comment utiliser toutes les compétences de manière productive, comment, jusqu'à quel point, exercer un contrôle sur le travail de chacun ? Quel est le but de la collectivité, que fait-elle, doit-elle continuer, quel est son avenir ? Que signifie le travail, qu'est-ce que chaque homme peut en attendre, quelle vie lui propose-t-on ? La hiérarchie n'a pas d'autre fonction que de trouver des réponses à ces problèmes. Mais, si c'est bien le cas, il apparaît que la gestion hiérarchique et la gestion collective sont deux réponses à un seul et même problème, celui que posent les collectivités modernes par leur gigantisme, par leur technicité, pár la complexité presque terrifiante de leurs liaisons internes, par l'adhésion qu'elles requièrent de leurs membres. Car qu'est-ce que le socialisme sinon le fait pour les collectivités de devenir pleinement responsables, de résoudre elles-mêmes leurs pro- 7 pres problèmes et de permettre ainsi à toute l'humanité et à chaque homme de redevenir maître de sa vie ? Et quels sont ces problèmes sinon ceux que la hiérarchie affronte et résoud à sa manière aujourd'hui ? Parce qu'il est impossible d'élaborer une conception de gestion collective sans suivre pas à pas la hiérarchie dans sa propre gestion, je tenterai tout d'abord, ici, de dégager les fonctions de la hiérarchie, ce qu'elle fait et comment elle le fait. Mon expérience en ce domaine est limitée à certains aspects de l'industrie de construction mécanique, et les géné- ralisations que je ferai émaneront toutes de cette expérience : abordées soit avec un souci d'universalité soit avec le désir d'y retrouver la trace d'expériences différentes, certaines affir- mations paraîtront fausses, et le seront. Néanmoins l'unité de la société contemporaine est telle qu'il ne doit pas être impos- sible d'atteindre à certaines vérités à partir d'une expérience limitée. 1. LA FONCTION DISCIPLINAIRE Lorsque, le lundi matin, l'on revoit au bout de la rue la silhouette des bâtiments dans lesquels l'on vit sa vie de tra- vailleur, c'est toujours avec le même découragement, le même ennui anticipé : même les hommes qui aiment leur travail et qui, à travers ce qu'ils font pour gagner leur vie parviennent à réaliser des aspirations surgies des recoins les plus secrets de leur être, même ceux-là ont un mouvement de recul devant ces lieux sans âme, ces gardiens statufiés, ces couloirs lugu- bres, ces photographies artistiques accrochées aux murs, qui paraissent témoigner à la fois de l'anonymat des salles et de la médiocrité de ceux qui y vivent, ces sourires stupides et ces gestes prétentieux dans lesquels l'on plonge sitôt franchie la porte d'entrée, et qui, presqu'en même temps, réapparais- sent sur votre propre visage et sur vos propres membres. Les lundis matins sont ceux où chacun redécouvre cette vérité banale : le travail est une obligation pénible. Mais ce n'est pas seulement contre cette obligation que l'on éprouve en soi un mouvement de révolte : le travail vous écoeure, mais aussi les gens avec lesquels vous devez travailler, l'endroit, la manière et les conditions. En franchissant le portail vous vous jetez dans un monde que vous n'avez pas fait, parmi des hommes auxquels vous lient les liens les plus étroits et pour lesquels pourtant vous n'éprouvez aucun sentiment pro- fond, ni affection, ni admiration, ni haine. Mais en allant au travail, ce n'est pas seulement votre monde privé que vous perdez : vous perdez vous-même. Celui qui, chez lui, est un grand homme, devient maintenant le dernier des subor- donnés ; la femme qui nourrit de son affection l'enfant ou le mari ou la mère qui partage sa vie, laisse au vestiaire, avec 8 son tricot, non pouvoir d'aimer et de rendre heureux ; des hommes qui, pendant le week-end, pratiquent des sports dan- gereux, nécessitant des décisions rapides et leur exécution instantanée, redeviennent, une fois assis derrière leur bureau, des êtres d'une exaspérante lenteur. Travailler, c'est se transformer, devenir un personnage, conuer d'être le soi-même de l'intimité ; c'est tomber d'un monde privé dont on est (ou plutôt : dont on croit être) le inuître, dans un univers qui vous domine et vous reforme à Ha façon et selon sa convenance ; c'est n'être plus qu'une fonction imposée, une somme d'actes entièrement connus, une case sur un organigramme ; c'est n'être plus que ce que l'on fait. Et si, au retour des week-ends ou, pire encore, des vacances, cela devient si évident et même si douloureux pour certains (à tel point que cette souffrance intérieure en arrive à s'exté- rioriser par des symptômes reconnaissables : blancheur du visage, enrouement de la voix, somnolence, etc.), c'est parce que ces moments-là, mieux que d'autres, font ressortir le contraste entre ce que l'on est et ce que l'on doit être, entre la vie privée et la vie publique, entre un monde où la manière de faire a autant d'importance que le faire, où le sentiment pèse aussi lourd que l'acte et le rêve que la réalité, et un autre monde, celui du travail, qui ne connaît que les choses et les actes capables de produire ces choses. A ces moments-là on éprouve une révolte impuissante et infantile contre le sort qui vous arrache à vous-même et vous jette dans un monde étranger, et cette révolte persiste longtemps après que ce soit estompé le choc du retour, ou ce choc, bien plus grave, que subissent ceux qui travaillent pour la première fois et qui découvrent à quel point il est désespérant de ne jamais accomplir un seul acte réellement important et de devoir retrécir l'immense domaine de son âme aux minuscules frontières d'une fonction et d'un poste. Je crois même que la persistance, sous une forme intériorisée, de cette révolte de chacun contre son propre travail, est l'une des caractéristiques essentielles du travailleur moderne particulièrement de l'employé de bureau. Il suffit d'analyser son propre comportement au travail pour constater en soi la présence de cette révolte souterraine. Comme le docteur Folamour, dans le film de Stanley Kubrick, possède un bras qui contrecarre systématiquement ses efforts et, à l'occasion, tente d'étrangler le savant auquel il appartient, tout employé porte en lui-même un saboteur acharné à détruire ce qu'il construit, à ralentir ce qu'il veut presser, à perdre ce qu'il voudrait retrouver. Selon les circonstances et les hommes, le saboteur agit à découvert ou dans la clandestinité la plus totale : tantôt il laisse s'entasser les papiers au fur et à mesure qu'ils arrivent, tantôt les classe si ingénieusement qu'ils sont à jamais introuvables ; tantôt il oublie les tâches urgentes qui t 9 l'indisposent et tantôt il les accumule en si grand nombre qu'on passerait ses journées à seulement les compter. Le sabo- teur agit au bon moment, le plus tard possible : il intervient toujours après l'effort, après qu'on ait payé le prix. Par exemple : le brouillon d'une note est achevé, mais quelque chose retient l'auteur de le faire taper : trois mois plus tard un autre brouillon, presque similaire, sera rédigé par le même homme — qui rédigera ainsi, au fil des mois, cinq brouillons pour cette même note, presqu'indifférenciables les uns des autres et dont n'importe lequel aurait pu être frappé et mis en circulation. Trois hommes, formant un comité chargé de la solution d'un problème spécifique, discutent longuement de la répartition de leurs tâches : le lendemain matin les décisions de la veille ont été oubliées. Un dessina- teur, voulant provoquer la fabrication d'un nombre donné de pièces, médite longuement et finit par exprimer sous la forme d'une fraction la quantité à fabriquer, ajoutant ainsi au temps qu'il a lui-même perdu celui de tous ceux qui, recevant sa spécification, s'efforcent de recomposer le processus mental qui a abouti à cette fraction. Un homme convoque si souvent ses collaborateurs à des réunions où l'on devra faire le point de la situation et prendre des décisions, qu'il n'y a plus ni situation ni décisions mais seulement une réunion ininter- rompue, coupée de courtes pauses. Un organisateur insiste sur la nécessité, avant de commencer une étude, de définir les besoins : mais la définition des besoins, la procédure et la forme de cette définition, tous ces préalables ne semblent foisonner et s'étirer à travers le temps que pour ensevelir l'étude elle-même. Le travail est une combinaison d'actes positifs cohé- rents par rapport au résultat recherché — et d'actes négatifs qui n'ont d'autre fonction que de nuire aux premiers, les ren- dre improductifs et inutiles. Les exemples de cet anéantisse- ment permanent et inconscient de ses propres peuvres sont innombrables : chaque homme qui travaille pourrait en citer assez pour remplir, à lui seul, un livre entier. Je sais bien que l'explication de ce phénomène ne peut être simple pas plus qu'il ne peut être simple d'expliquer pourquoi un être humain se détruit, jusqu'au suicide ou jusqu'à la folie. Mais pour le moment il suffit de remarquer que cette autodestruc- tion existe et qu'elle témoigne de l'ambiguïté de la signification du travail. Les gens qui travaillent trouvent une valeur dans ce qu'ils font et pourtant ils se sentent dominés et opprimés par leur travail. Dans les bureaux, ceci est plus évident que partout ailleurs. L'employé est entièrement livré à son travail : il n'existe pour lui ni solidarité, ni lutte, et, au bureau, l'amitié ou la camaraderie ne poussent que sur le sol du bavardage ; si les journées de l'employé doivent avoir un sens, ce sens ne peut venir que du travail. Ainsi chacun croit ou 10 se force à croire que sa fonction est utile, que les gestes qu'il accomplit sont nécessaires, qu'il est lui-même indispensable. La passion de trouver une valeur dans son travail est telle que l'employé la trouve autant dans la forme que dans le fond, autant dans la manière de faire les choses que dans la fonction elle-même. Et comme cette fonction est généralement enfouie sous la croûte des routines et des manières de faire qui se sont prises elles-mêmes comme but, ce sont en fin de compte ces routines et ces manières de faire qu'on adore, c'est en elles qu'on voit le sens et la valeur du travail. Mais d'un autre côté les employés se sentent perdus dans un univers trop grand, trop complexe, un univers où les questions renvoient aux questions et qu'il semble impossible d'embrasser d'un seul regard : l'homme qui travaille de ses mains trouve le sens de ce qu'il fait au bout de ses gestes mais le travail de l'employé n'a de sens que relié à tout le reste, et la rivière de papier qui passe à travers son bureau ne trouve son bul que bien plus loin, au-delà de son regard. Chacun, ainsi, se sent sous la dépendance de l'ensemble : ce qu'il croyait lui appartenir, les gestes et les routines de son travail, sa fonction et sa justification - tout cela lui échappe et au lieu de surgir de lui, s'impose à lui et le domine. Le travail est à la fois ce qui permet aux hommes de vivre et ce qui les crucifie : c'est parce qu'il a, dans la société contemporaine, cette signification contradictoire qu'il s'accom- pagne nécessairement de contrainte. D'abord, il est vrai, parce que personne ne travaille pour son plaisir sens étroit du terme. Mais surtout et bien plus profondément parce qu'il existe ce conflit au sein du travail, qui ne peut être contenu à l'intérieur de certaines limites qu'au moyen de la contrainte. Il n'y a pas de travail possible si les tendances à l'auto- destruction, à l'annulation des efforts, à l'oubli, au gaspil- lage de temps et d'énergie, ne sont pas tenues en échec, ou tout au moins empêchées de produire leur plein effet. La hiérarchie joue un rôle capital dans l'exercice de cette contrainte ; elle a une fonction disciplinaire ; elle doit main- tenir la collectivité au travail et réprimer les actes qui mettent en question la finalité et la structure de la collectivité. Mais pour comprendre de quelle manière se pose le problème de la contrainte dans le travail moderne, il est indispensable de regarder de plus près la fonction disciplinaire de la hiérar- chie, et, pour commencer, voir en quoi elle diffère de la fonction traditionnelle de surveillance et de répression. Il est clair, en effet, que la discipline qui règne sur les administrations et même sur certains ateliers d'aujourd'hui ressemble peu à celle que l'on trouvait dans l'usine d'autrefois. L'objectif, tout d'abord, diffère. Dans le passé - et encore aujourd'hui dans certains lieux -- il s'agissait de contraindre les êtres à se comporter en automates. La misère se chargeait au 11 de conduire les hommes jusqu'à la porte des usines : les gardiens, les surveillants et les contremaîtres prenaient alors le relai et veillaient à ce qu'aucun homme, sitôt franchie la porte, ne puisse être autre chose que ce qu'il fallait qu'il soit l'appendice ou le rouage d'une machine. Se comporter en homme, se redresser, regarder autour de soi, s'intéresser aux choses, parler avec ses voisins, respirer librement — voilà ce qu'il fallait réprimer. La discipline était la conformité de chaque homme à la machine qu'il servait, et être un homme était commettre un acte d'indiscipline, et même de révolte. que faire Mais aujourd'hui, anéantir l'humanité des hommes ne peut être le but d'aucune structure : impossible à imposer aux travailleurs manuels, un tel anéantissement deviendrait une absurdité si l'on tentait d'y soumettre les travailleurs intel- lectuels, les techniciens, les dessinateurs, les calculateurs, les ingénieurs. Il n'était pas absurde de viser à la suppression, dans le travailleur manuel, de tout ce qui le rendait différent de la machine qu'il servait, car la production n'avait de l'humanité des exécutants, de leur pensée et de leur initia- tive. Mais lorsqu'il s'agit non plus des exécutants mais de ceux qui spécifient le travail à exécuter, il ne peut être question d'une pareille suppression. L'exécutant n'apporte rien de nou- veau : il permet à un objet d'exister, mais cet objet est déjà entièrement défini : sa fonction, sa morphologie, sa matière, les opérations nécessaires à son obtention, tout cela pré-existe au geste de l'exécutant et le détermine. Mais il suffit de penser à l'un de ceux qui préparent ce geste, par exemple l'agent de méthodes chargé de définir les opérations de fabrication, pour comprendre que la préparation ne peut se ramener simple- ment à un travail d'exécution accompli dans d'autres condi- tions. Aucun préparateur ne prépare le travail du prépara- teur : est-ce à dire que chaque préparateur fait à sa guise, que chaque dessinateur dessine ce qu'il lui plaît et que parmi tous les calculs qui lui sont demandés le calculateur ne s'oc- cupe que de ceux qui lui paraissent dignes de son attention ? Non, évidemment. Chacun de ces hommes reçoit des spécifi- cations qui définissent l'objet de son travail : le dessinateur travaillera à partir de certaines contraintes fonctionnelles qu'il n'est pas libre de modifier ; l'agent de méthodes établit la gamme de fabrication d'une pièce dont la morphologie est déjà définie par un plan. D'autre part, ce que chacune de ces fonctions produit le calcul, le plan, la gamme – est partiellement déterminé par des normes ou des routines qui, parmi une diversité de solutions possibles, excluent a priori certaines. Mais il reste que le calcul, le plan et la gamme sont des créations originales, que ce sont des produits de la pensée qui ne préexistent pas à l'acte de leur production (autre chose est de savoir si tous ces produits sont originaux et nécessaires). 12 comme Dans ces conditions il serait absurde de régimenter les bureaux comme on régimentait autrefois les ateliers et on continue de le faire. Car il ne s'agit pas de réprimer l'initiative, mais de l'encourager ; il ne s'agit pas de priver les hommes de tout esprit de responsabilité, mais de lutter contre l'affaiblissement de cet esprit. Autre- fois il était essentiel, pour le bon fonctionnement de la production, que chacun comprenne que le travail était une activité bestiale, sans signification, sans joie. Aujourd'hui il est essentiel au contraire, pour que les bureaux fonctionnent de manière satisfaisante, pour que l'immense quantité de spécifications que tout travail matériel exige aujourd'hui, puisse être accumulée, que les hommes trouvent un sens et une valeur à cette activité de spécification et qu'ils y attèlent toutes leurs ressources intellectuelles. Si cela est le cas, il est facile de comprendre qu'aucune catégorie de gardiens ou de surveillants ne puisse satisfaire à de pareilles exigences. On n'imagine pas un surveillant faisant les cent pas entre les planches à dessin, attentif à ce qu'aucun dessinateur ne lève le crayon du papier, ni un contremaître chargé d'empêcher les calculateurs de regarder par la fenêtre ou de s'absenter trop longtemps aux cabinets ! S'il s'agit moins de réprimer que de stimuler, seule la hiérarchie est compé- tente, car elle seule connaît les tâches à exécuter, elle seule est capable de juger de leur exécution, ainsi que de la capa- cité et de la valeur des exécutants. C'est donc à la hiérarchie elle-même que revient aujour- d'hui la fonction disciplinaire - c'est-à-dire à une catégorie d'hommes hautement spécialisés et jouant, dans l'exécution du travail, un rôle positif, défini par leurs compétences et ne se limitant nullement à la surveillance. Ce changement a cer- taines conséquences qu'il faut souligner. Tout d'abord le lien entre les subordonnés et ceux qui les surveillent leurs chefs — est désormais marqué par ce double caractère du chef, à la fois surveillant et homme compétent. Dans la mesure où ils jouent un rôle réel dans la production du service dont ils ont la charge, les cadres ne peuvent avoir, simultanément, une attitude répressive envers les gens avec lesquels ils travaillent. Il est certain qu'il existe encore des cas de cadres se comportant avec leurs subordonnés comme le contremaître avec ses ouvriers : au retour d'un déjeûner arrosé, générale- ment en fin de semaine, ces hommes s'installent au milieu de leurs possessions, le visage rouge et la parole épaisse et se dépensent en invectives. Mais il s'agit de personnes générale- ment âgées, reliques d'un passé en voie de disparition. De plus leur marge d'invective se réduit de plus en plus : l'homme qu'ils injuriaient hier, chaque vendredi à quinze heures trente, accomplit aujourd'hui un stage de formation ; demain il sera difficilement remplaçable, il faudra l'amadouer, non 13 l'injurier, lui fournir des motifs de s'appliquer, l'augmenter et lui donner une promotion. Il leur faut également comp- ter avec le changement d'esprit des subordonnés : dans un cas auquel je pense un bureau d'une quinzaine de personnes est arrivé, grâce à une coalition formée de certains éléments deve- nus précieux et du reste du personnel, à empêcher les explo- sions de colère auxquelles il était soumis de la part de ses deux chefs directs. Mais si l'attitude des hommes chargés de la sur- veillance change, cela est vrai également des subordonnés qui subissent cette surveillance : on en vient facilement à haïr un homme qui n'a d'autre fonction que de vous surveiller ; cela est plus rare si l'homme qui vous surveille est en même temps celui dont vous reconnaissez et utilisez les compéten- ces ; et cela est presqu'impossible si la surveillance qu'il exerce consiste essentiellement en une comparaison des résultats aux objectifs, si elle ne fait qu'expliciter la surveillance à laquelle toute collectivité se soumet. D'autres problèmes surgissent alors, et d'autres comportements : car la surveillance qu'exerce la hiérarchie n'est pas l'auto-surveillance de la collectivité. puisqu'elle la remplace et la rend impossible ; elle s'impose aux subordonnés ; elle les maintient dans l'irresponsabilité et les frustre du pouvoir de se contrôler et de se corriger eux- mêmes. Ces nouveaux rapports entre ceux qui contrôlent et ceux qui exécutent, entre hiérarchie et subordonnés, laissent moins de possibilités à la lutte et à la contestation qui, dans l'an- cienne structure, étaient des caractères dominants. Les employés d'un bureau ne luttent contre leur chef d'aucune manière qui puisse être comparée avec le combat incessant que mènent les ouvriers contre le contremaître, dans la majo- rité des sections d'atelier. Le conflit entretenu par l'existence même de la hiérarchie et par son contrôle extérieur ne provo- que qu'exceptionnellement des situations de crise et de révolte ouverte : il s'exprime à travers une tension dans les rapports, un manque de confiance et d'estime, une absence de commu- nication, il est un sentiment à peine objectivé plutôt que la caractéristique d'un comportement. Mais, simultanément, ce conflit si difficile à saisir parfois qu'on ne parvient pas à le voir là-même ou il a atteint une grande intensité, ce conflit presque tout entier intériorisé contient en lui un problème fondamental, celui du contrôle des collectivités et de l'inté- gration de leurs membres. Peut-on contrôler les dehors, les intégrer de force ? Peut-on agir sur eux comme sur une simple matière ? Existe-t-il une technique des relations humaines ? Comment stimuler un homme, l'attacher à son travail, lui faire découvrir la valeur et la signification de ce qu'il fait ? Ce sont ces problèmes que soulèvent les rapports quotidiens entre dirigeants et subordonnés, non seulement pour l'observateur qui, comme nous en ce moment, cherche gens du 14 la signification de ces rapports, mais également pour ceux qui les vivent. La hiérarchie ne peut se contenter à cet égard des notions qui contiennent le présupposé de son existence – à savoir qu'il n'existe d'autre contrôle possible pour une collectivité que celle exercée par une hiérarchie, et que l'auto-contrôle est une absurdité. Car d'une part la hiérarchie est elle-même hiérarchisée, soumise donc elle aussi aux mêmes rapports supérieur-subordonné. Et d'autre part elle vit de trop près la vie des subordonnés pour ne pas constater l'importance des phénomènes d'auto-contrôle du groupe ou de l'équipe. Elle se rend ainsi compte que, plutôt que de consister en un contrôle paternaliste exercé de l'extérieur et refusé pour la même raison, sa fonction doit évoluer autrement, et lui permettre d'influencer les groupes, au lieu de viser à les dominer ; elle laissera donc aux subordonnés la possibilité de se déterminer et de se contrôler eux-mêmes, se contentant pour sa part de fixer les objectifs et d'assurer le cadre général de l'action. Il s'agit, il est vrai, toujours de contrôler, d'obtenir des hommes un résultat fixé par avance et en dehors d'eux : mais il est essentielle de constater de quelle manière cet objectif rencontre la réalité, se heurte au phénomène fondamental de l'autono- mie des hommes et élabore les concepts qui lui permettront de poursuivre sa route. La hiérarchie ne peut être saisie en flagrant délit de contrainte. Cela s'explique par les remarques précédentes, par son expérience de l'inutilité de la contrainte appliquée aujourd'hui. Mais si la contrainte ne se montre jamais, si les employés ne sont jamais « forcés à... », mais seulement « pous- sés à » c'est qu'elle s'exerce d'une autre manière et par l'inter- médiaire d'autres hommes. La contrainte, c'est le subordonné lui-même qui l'exerce : il est à la fois surveillé et surveillant, accusateur et accusé. La hiérarchie, quant à elle, ne fait que créer et mettre en place le système que le subordonné lui- même, comme la souris sur sa roue, fera alors fonctionner, entretenant lui-même la surveillance de la prison dans laquelle il est enfermé. De quoi est fait ce système ? Tout d'abord de deux inci- tations : la promotion et le salaire. Il est évident qu'aucun subordonné désireux soit d'accomplir une carrière correcte, soit simplement de continuer de gagner chaque année un peu plus que l'année dernière (ne serait-ce que pour compenser la hausse du coût de la vie) n'a intérêt à commettre des actes d'indiscipline et à faire étalage de sa paresse ou de son manque d'intérêt au travail. Mais ces incitations ne résument pas le système. Car ce qu'il y a de remarquable dans ce système à ce point de vue c'est le nombre impressionnant de récompenses comparées aux 15 V sanctions. Ainsi il est exclu, aujourd'hui, dans une organisa- tion bureaucratique de quelqu'importance, qu'un homme soit licencié. Le pire qui puisse arriver, au cas où un homme se montre réellement inassimilable dans un certain poste, c'est que les services du personnel déploient une activité fébrile pour trouver le poste qui lui conviendra « vraiment », chacun, depuis le chef de service de l'intéressé jusqu'au psychologue d'entreprise se frappant la poitrine et se reprochant amère- ment d'avoir fait, d'un employé pas plus mauvais qu'un autre, un problème pour l'entreprise. Et d'autre part, quel est l'homme qui, au cours de son existence d'employé, ne pro- gresse pas, n'acquiert pas quelques privilèges, ne voit aug. menter son salaire ? Il existe plus d'exceptions à cette règle que le système ne veut bien l'admettre : mais l'essentiel est que la majorité n'y prête que peu d'attention et se comporte de plus en plus comme si ces exceptions n'existaient pas. Aucun système de contrainte ne peut fonctionner s'il distribue à tous les mêmes récompenses : c'est pourtant ce qui se produit ici. Personne n'est oublié, tout le monde progresse comme une foule gravissant un escalier sans fin. Tous montent, et ainsi rien ne change. Quelques-uns montent un peu plus vite que les autres et vont légèrement plus loin' : mais comme ceux qui restent collés au sol, il s'agit là d'excep- tions qui frappent peu l'esprit. Et malgré cela les hommes continuent de travailler, ils respectent l’horaire, tremblant comme des enfants s'ils ont quelques minutes de retard ; ils s'absentent rarement, ne cherchent même pas à exploiter les possibilités offertes par les conventions collectives en matière de maladie ; ils ne se battent pas, ne s'injurient pas, ne font la cour aux collègues de l'autre sexe que dans une clandesti- nité absolue ; ils travaillent, ils viennent au bureau pour travailler, ils n'y cessent jamais, en apparence, de travailler. L'employé est comme le croyant qui n'a pas besoin de voir l'enfer pour trembler : la sanction devient inutile, à partir du moment où chacun se sanctionne et se punit lui- même. Personne n'arrive systématiquement en retard. Per- sonne ne s'affiche avec une femme qui n'est pas la sienne. Personne ne simule une maladie pour pouvoir partir en vacan- ces. Personne dans le pire cauchemar ne rêverait qu'il puisse être assez grossier pour ne pas serrer un minimum 'de cent mains par jour, ou assez impoli pour devancer un collègue dans le franchissement d'une porte. Ce raffinement ridicule des moeurs dont les bureaux offrent l'image, ce faux attache- ment à certaines règles, ces paroles pieuses tout cela est une manifestation du conformisme qui pénètre jusqu'à la moelle les organisations modernes. Et s'il peut exister un système capable de contraindre les gens sans jamais les punir, c'est d'abord parce qu'il exploite ce conformisme, l'entretient et le développe. 16 au 1 Mais il existe aussi une seconde raison à l'efficacité para- doxale de ce système de contrainte dans la joie qui agit sur l'employé d'aujourd'hui, quelque soit son rang dans la hiérar- chie de l'établissement : l'intérêt travail. Soit qu'on éprouve vraiment un tel intérêt, soit qu'on s'abuse soi-même en prétendant l'éprouver, il est de toutes façons impossible de vivre en acceptant la passivité et l'ennui, l'absence de signification dans ce que l'on fait. Or, manquer à la disci- pline, c'est manquer d'une manière ou d'une autre à son travail, et manquer à son travail c'est reconnaître que cela même dont on chante publiquement les louanges, ce qui vous tient rivé à votre place 8 ou 9 heures par jour, absorbe votre meilleure énergie, gaspille vos années — cela ne vous inté- resse pas, ne vient pas de vous, mais s'impose à vous et vous domine ; c'est se retrouver enfant sur les bancs de l'école, nourrisson se débattant sur sa chaise. A 30, 40 ou 50 ans, un homme ressent le besoin de vivre en paix avec lui-même : il ne peut admettre que la plus grande partie de sa vie ait été vouée, ou doive l'être, à l'absurdité et à l'inutilité. Il ne peut vivre jour après jour et penser : je ne suis rien, je ne fais rien, toutes mes actions sont dictées par la contrainte. A moins de pourrir intérieurement il doit accrocher ses espoirs, et ses longues rêveries, et le flux de son âme, à quelque réalisation objective, il doit pouvoir sortir de lui-même, se projeter en quelque chose et, s'assurer ainsi de ses forces et de sa valeur. La discipline est devenue un automatisme, chaque homme est son propre gendarme, chaque homme contrôle son appli- cation au travail, sa conformité aux normes : le système est parfait, il n'y a plus de conflits, les voix s'estompent et les bureaux ressemblent à des cathédrales, tant les gestes sont suaves, et les sentiments pieux. Mais chassée des gestes, chassée de la pensée consciente, l'indiscipline réapparaît ailleurs. Sous la discipline apparente, sous l'adhésion des individus aux fins et aux méthodes, sous leur conscience, vit et prospère un refus fondamental de tout cela, un refus si profond qu'il semble concerner non ces tâches, mais toute tâche, non cette discipline mais toute espèce de discipline et de règle, non cette réalité, mais toute réalité. Il n'y a plus de révolte, plus de cynisme, plus de mauvais esprit, leurs miasmes ont fui devant les néons, les linoléums et la géométricité des tables métalliques. Mais aujourd'hui il y a la paresse, l'ennui, la lenteur d'esprit, les hésitations de la volonté, l'irresponsabi- lité et la routine. S. CHATEL. (Suite et fin au prochain numéro). 17 Marxisme et théorie révolutionnaire II. LA THEORIE MARXISTE DE L'HISTOIRE (suite) On a vu (1) pourquoi ce qu'on a appelé la conception matérialiste de l'histoire nous apparaît aujourd'hui intenable. Brièvement parlant, parce que cette conception : fait du développement de la technique le moteur de l'histoire « en dernière analyse », et lui attribue une évolution autonome et une signification close et bien définie, essaie de soumettre l'ensemble de l'histoire à des caté- gories qui n'ont un sens que pour la société capitaliste déve- loppée et dont l'application à des formes précédentes de la vie sociale pose plus de problèmes qu'elles n'en résoud, est finalement basée sur le postulat caché d'une nature humaine essentiellement inaltérable, dont la motivation prédo- minante serait la motivation économique, Ces considérations concernent le contenu de la concep- tion matérialiste de l'histoire, qui est déterminisme économique (dénomination souvent utilisée d'ailleurs par les partisans de la conception). Mais la théorie est tout autant inacceptable en tant qu'elle est déterminisme tout court, c'est-à-dire en tant qu'elle prétend que l'on peut réduire l'his- toire aux effets d'un système de forces elles-mêmes soumises à des lois saisissables et définissables une fois pour toutes, à partir desquelles ces effets peuvent être intégralement et exhaustivement produits (et donc aussi déduits). Commė, derrière cette conception, il y a inévitablement une thèse sur ce que c'est que l'histoire, donc une thèse philosophique, nous y reviendrons dans la troisième partie de ce texte. un DETERMINISME ECONOMIQUE ET LUTTE DE CLASSE. Au déterminisme économique semble s'opposer un autre aspect du marxisme : « l'histoire de l'humanité est l'histoire de la lutte des classes ». Mais semble seulement. Car, dans la mesure où l'on maintient les affirmations essentielles de la (1) Dans la première partie de ce texte, publiée dans le n° 36 de Socialisme ou Barbarie, p. 1 à 27. 18 ves >> conception matérialiste de l'histoire, la lutte des classes n'est pas en réalité un facteur à part. Elle n'est qu'un chaînon des liaisons causales établies chaque fois sans ambiguïté par l'état de l'infrastructure technico-économique. Ce que les classes font, ce qu'elles ont à faire, leur est chaque fois nécessaire- ment tracé par leur situation dans les rapports de production, sur laquelle elles ne peuvent rien, car elle les précède causa- lement aussi bien que logiquement. En fait, les classes ne sont que l'instrument dans lequel s'incarne l'action des forces pro- ductives. Si elles sont acteurs, elles le sont exactement au sens où les acteurs au théâtre récitent un texte donné d'avance et accomplissent des gestes prédéterminés, et où, qu'ils jouent bien ou mal, ils ne peuvent empêcher que la tragédie s'ache- mine vers sa fin inexorable. Il faut une classe pour faire fonctionner un système socio-économique d'après ses lois, et il en faut une pour le renverser lorsque il sera devenu « incompatible avec le développement des forces producti- et que ses intérêts conduiront tout aussi inéluctable- ment à instituer un nouveau système qu'elle fera fonctionner à son tour. Elles sont les agents du processus historique, mais les agents inconscients (l'expression revient maintes fois sous la plume de Marx et d’Engels), elles sont agies plutôt qu'elles n'agissent, dit Lukács. Ou plutôt, elles agissent en fonction de leur conscience de classe et l'on sait que « ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais leur être social qui détermine leur conscience ». Ce n'est pas seulement que la classe au pouvoir sera conservatrice, et la classe mon- tante sera révolutionnaire. Ce conservatisme, cette révolution seront prédéterminés dans leur contenu, dans tous leurs détails « importants » (2) par la situation des classes corres- pondantes dans la production. Ce n'est pas par hasard que l'idée d'une politique plus ou moins « intelligente » du capitalisme paraît toujours à un marxiste comme une stupidité cachant une mystification. Pour qu'on accepte même de parler d'une politique intel- ligente ou non, il faut admettre que cette intelligence ou (2) Rigoureusement parlant, il faut dire : dans tous leurs détails, point. Un déterminisme n'a de sens que comme déterminisme inté- gral, même le timbre de la voix du démagogue fasciste ou du tribun ouvrier doivent découler des lois du système. Dans la mesure où cela est impossible, le déterminisme se réfugie d'habitude derrière la distinction entre « l'important » et le « secondaire ». Clemenceau a ajouté, un certain style personnel à la politique de l'impérialisme français, mais style ou pas style, cette politique aurait été de toute façon « la même » dans ses aspects importants, dans son On divise ainsi la réalité en une couche principale où passe l'essentiel, où les connexions causales peuvent et doivent être établies en avant et en arrière de l'événement considéré, et une couche secon- daire, où ces connexions n'existent pas ou n'importent pas. Le déter- minisme ne peut ainsi se réaliser qu'en divisant à nouveau le monde, ce n'est qu'en idée qu'il vise un monde unitaire, dans son appli- cation il est en fait obligé de postuler une partie « non-déterminée » de la réalité. essence. se 19 son absence peuvent faire une différence quant à l'évo- lution réelle. Mais comment le pourraient-elles, puisque cette évolution est déterminée par des facteurs d'un autre ordre « objectifs » ? On ne dira même pas que cette politi- que ne tombe pas du ciel, agit dans une situation donnée, ne peut pas dépasser certaines limites tracées par le contexte historique, ne peut trouver de résonnance dans la réalité que si d'autres conditions sont présentes toutes choses évidentes. Le marxiste parlera comme si cette intelligence ne pouvait rien changer (hormis le style des discours, grandiose chez Mirabeau, lamentable chez Laniel) et s'attachera tout au plus à montrer que le « génie » de Napoléon comme la « stupidité » de Kerensky étaient nécessairement « appelés » et engendrés par la situation historique. Ce n'est pas par hasard non plus que l'on résistera avec acharnement à l'ideé que le capitalisme moderne a essayé de s'adapter à l'évolution historique et à la lutte sociale, et s'est modifié en conséquence. Ce serait admettre que l'histoire du dernier siècle n'a pas été exclusivement déterminée par des lois économiques, et que l'action de groupes et de classes socia- les a pu modifier les conditions dans lesquelles ces lois agissent et par là leur fonctionnement même. C'est du reste sur cet exemple que l'on peut voir le plus clairement que déterminisme économique, d'un côté, lutte des classes de l'autre, proposent deux modes d'explication, irréductibles l'un à l'autre, et que dans le marxisme il n'y a pas véritablement « synthèse », mais écrasement du second au profit du premier. Est-ce que dans l'évolution du capitalisme l'essentiel c'est l'évolution technique et les effets du fonction- nement des lois économiques qui régissent le système ? Ou bien est-ce la lutte des classes et des groupes sociaux ? A lire Le Capital, on voit que c'est la première réponse qui est la bonne. Une fois ses conditions sociologiques établies, ce qu'on peut appeler les « axiomes du système >> posés dans la réalité historique (degré et type donné de développement technique, existence de capital accumulé et de prolétaires en nombre suffisant, etc.) et recevant une impulsion continue d'un progrès technique autonome, le capitalisme évolue uni- quement selon les effets des lois économiques qu'il comporte, et que Marx a dégagées. La lutte des classes n'y intervient nulle part (2 a). Qu'un marxisme plus nuancé et plus subtil, (2 a) Elle n'intervient qu'aux limites - historiques et logiques du système : le capitalisme ne naît pas organiquement par le simple fonctionnement des lois économiques de la simple production mar- chande, il faut l'accumulation primitive qui constitue une rupture violente de l'ancien système ; il ne laissera pas non plus la place au socialisme sans la révolution prolétarienne. Mais cela ne change rien à ce que nous disons ici, car il vaut encore, pour ces interven- tions actives de classes dans l'histoire, qu'elles sont prédéterminées, elles n'introduisent rien qui soit en droit imprévisible. 20 ces s'appuyant au besoin sur d'autres textes de Marx, refuse cette vue unilatérale et affirme que la lutte des classes joue un rôle important dans l'histoire du système, qu'elle peut altérer le fonctionnement de l'économie, mais que simplement il ne faut pas oublier que cette lutte se situe chaque fois dans un cadre donné qui en trace les limites et en définit le sens concessions ne servent à rien, la chèvre et le chou n'en seront pas pour autant conciliés. Car ce dont il s'agit c'est que les « lois >> économiques formulées par Marx n'ont à proprement parler pas de sens en dehors de la lutte des classes, elles n'ont aucun contenu précis : la « loi de la valeur », lorsqu'il faut l'appliquer à la marchandise fondamentale, la force de travail, ne signifie rien, elle est une formule vide dont le contenu ne peut être fourni que par la lutte entre ouvriers et patrons, qui détermine pour l'essentiel le niveau absolu et l'évolution dans le temps du salaire. Et comme toutes les autres « lois » présupposent une répartition donnée du produit social, l'en- semble du système reste suspendu en l'air, complètement indé- terminé (2 b). Et ce n'est pas là seulement une « lacune » théorique — « lacune » à vrai dire tellement centrale qu'elle ruine immédiatement la théorie. C'est aussi un monde de différence dans la pratique. Entre le capitalisme du Capital, où les « lois économiques » conduisent à une stagnation du salaire ouvrier, à un chômage croissant, à des crises de plus en plus violentes et finalement à une quasi-impossibilité du système à fonctionner ; et le capitalisme réel, où les salaires croissent à la longue parallèlement à la production et où l'expansion du système continue sans rencontrer aucune anti- nomie économique insurmontable, il n'y a pas seulement l'écart qui sépare l'imaginaire et le réel. Ce sont deux univers, dont chacun comporte un autre destin, une autre philosophie, une autre politique, une autre conception de la révolution. Finalement, l'idée que l'action autonome des masses puisse constituer l'élément central de la révolution socialiste, admise ou non, restera toujours moins que secondaire pour un marxiste conséquent — car sans intérêt véritable et même, sans statut théorique et philosophique. Le marxiste sait où doit aller l'histoire ; si l'action autonome des masses va dans cette direction, elle ne lui apprend rien, si elle va ailleurs, c'est une mauvaise autonomie ou plutôt, ce n'est plus une autonomie du tout, puisque si les masses ne se dirigent pas vers les buts corrects, c'est qu'elles restent encore sous l'in- fluence du capitalisme. Lorsque la vérité est acquise, tout le reste est erreur, mais l'erreur ne veut rien dire dans un univers déterministe : l'erreur, c'est le produit de l'action de l'ennemi de classe et du système d'exploitation. (2 b) Voir dans le n° 31 de cette revue, « Le mouvement réyo- lutionnaire sous le capitalisme moderne », pp. 69 à 81. 21 ce que Pourtant, l'action d'une classe particulière, et la prise de conscience par cette classe de ses intérêts et de sa situation, paraît avoir un statut à part dans le marxisme : l'action et la prise de conscience du proletariat. Mais cela n'est vrai que dans un sens à la fois spécial et limité. Ce n'est pas vrai quant à le prolétariat a à faire (2c) : il a à faire la révolution socialiste, et l'on sait ce que la révolution socialiste a à faire (sommairement parlant, à développer les forces productives jusqu'à ce que l'abondance rende possible la société commu- niste et une humanité libre). C'est vrai seulement pour ce qui est de savoir s'il le fera ou non. Car, en même temps que l'idée que le socialisme est ineluctable, existe chez Marx et les grands marxistes (Lénine ou Trotsky par exemple) l'idée d'une incapacité éventuelle de la société à dépasser sa crise, d'une « destruction commune des deux classes en lutte », bref l'alter- native historique socialisme ou barbarie. Mais cette idée repré- sente la limite du système et d'une certaine façon la limite de toute réflexion cohérente : il n'est pas absolument exclu que l'histoire « échoue », donc se révèle absurde, mais dans ce cas non seulement cette théorie, mais toute théorie s'effondre. Par conséquent, le fait que le prolétariat fera ou ne fera pas la révolution, même s'il est incertain, conditionne tout, et une discussion quelconque n'est possible que sur l'hypothèse qu'il la fera. Cette hypothèse admise, le sens dans lequel il la fera est déterminé. La liberté concédée ainsi au prolétariat n'est pas différente de la liberté à la folie que nous pouvons nous reconnaître : liberté qui ne vaut, qui n'existe même, qu'à condition de ne pas en user, car son usage l'abolirait en même temps que toute cohérence du monde (3). Mais si l'on élimine l'idée que les classes et leur action sont des simples relais ; si l'on admet que la « prise de conscience » et l'activité des classes et des groupes sociaux (comme des individus) font surgir des éléments nouveaux, non-prédéterminés et non-prédéterminables (ce qui ne veut certes pas dire que l'une et l'autre soient indépendantes des situations où elles se déroulent), alors on est obligé de sortir du schéma marxiste classique et à envisager l'histoire d'une (2 c) « Il ne s'agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat entier se représente à un moment comme le but. Il s'agit de ce qu'est le prolétariat et de ce que, conformément à son être, il sera historiquement contraint de faire » dit Marx dans un passage connu de La Sainte Famille. (3) Cela vaut aussi et surtout, malgré les apparences, pour Lukács. Lorsqu'il écrit, par exemple, « ...pour le prolétariat vaut ...que la transformation et la libération ne peuvent être que sa propre action ...L'évolution économique objective ne peut que mettre entre les mains du prolétariat la possibilité et la nécessité de transformer la société. Mais cette transformation ne peut être que l'action libre du prolétariat lui-même. « (Histoire et conscience de classe, p. 256 de la trad. française), il ne faut pas oublier que toute la dialectique de l'histoire qu'il expose ne tient qu'à condition que le prolétariat accomplira cette action libre. 22 pas de manière essentiellement différente. Nous y reviendrons dans la partie V de ce texte. La conclusion qui importe, n'est pas que la conception matérialiste de l'histoire est « fausse » dans son contenu. C'est que le type de théorie que cette conception vise n'a sens, qu'une telle théorie est impossible à établir et que du reste on n'en a pas besoin. Dire que nous possédons enfin le secret de l'histoire passée et présente (et même, jusqu'à un certain point, à venir) n'est pas moins absurde que dire que nous possédons enfin le secret de la nature. Il l'est même plus, à cause précisément de ce qui fait de l'histoire une histoire, et de la connaissance historique une connaissance historique. > SUJET ET OBJET DE LA CONNAISSANCE HISTORIQUE. Lorsqu'on parle de l'histoire, qui parle ? C'est quelqu'un d'une époque, d'une société, d'une classe donnée - bref, c'est un être historique lui-même. Or cela même, qui fonde la possi- bilité d'une connaissance historique (car seul un être histori- que peut avoir une expérience de l'histoire et en parler), interdit que cette connaissance puisse jamais acquérir le statąt d'un savoir achevé et transparent - puisqu'elle est elle-même, dans son essence, un phénomène historique qui demande à être saisi et interprété comme tel. Il ne faut pas confondre cette idée avec les affirmations du scepticisme ou du relativisme naïf : ce que chacun dit n'est jamais qu'une opinion, en parlant on se trahit soi-même plutôt qu'on ne traduit quelque chose de réel. Il y a bel et bien autre chose que la simple opinion (sans quoi ni discours, ni action, ni société ne seraient jamais possibles), on peut contrôler ou éliminer les préjugés, les préférences, les haines, appliquer les règles de l' « objectivité scientifique ». Il n'y a pas que des opinions qui se valent, et Marx par exemple est un grand économiste, même lorsqu'il se trompe, tandis que François Perroux n'est qu'un bavard, même lorsqu'il ne se trompe pas. Mais toutes les épurations faites, toutes les règles appliquées et tous les faits respectés, il reste que celui qui parle n'est « conscience transcendantale », il est un être histo- rique, et cela n'est pas un accident malheureux, c'est une condition logique (une « condition transcendantale ») de la connaissance historique. De même que seuls des êtres naturels (aussi naturels) peuvent se poser le problème d'une science de la nature, car seuls des êtres de chair peuvent avoir une expérience de la nature (4), seuls des êtres historiques peuvent pas une (4) En termes de philosophie kantienne : la corporalité du sujet est une condition transcendantale de la possibilité d'une science de la nature, et, par voie de conséquence, tout ce que cette corporalité implique. 23 - se poser le problème de la connaissance de l'histoire, car eux seuls peuvent avoir l'histoire comme objet d'expérience. Et, de même qu'avoir une expérience de la nature n'est pas sortir de l'Univers et le contempler, de même, avoir une expérience de l'histoire ce n'est pas la considérer de l'extérieur comme un objet achevé et posé en face car une telle histoire n'a jamais été et ne sera jamais donnée à personne comme objet d'enquête. Avoir une expérience de l'histoire en tant qu'être histo- rique c'est être dans et de l'histoire, comme aussi être dans et de la société. Et, en laissant de côté d'autres aspects de cette implication, cela signifie : penser nécessairement l'histoire en fonction des caté- gories de son époque et de sa société — catégories qui sont elles-mêmes un produit de l'évolution historique (5). penser l'histoire en fonction d'une intention pratique ou d'un projet projet qui fait lui-même partie de l'histoire. Cela Marx non seulement le savait, il a été le premier à le dire clairement. Lorsqu'il raillait ceux qui croyaient « pouvoir sauter par-dessus leur époque » il dénonçait l'idée qu'il puisse jamais y avoir un sujet théorique pur produisant une connaissance pure de l'histoire, que l'on puisse jamais déduire a priori les catégories valant pour tout matériel histo- rique (autrement que comme abstractions plates et vides) (6). Lorsqu'en même temps il dénonçait les penseurs bourgeois de son époque, qui à la fois appliquaient naïvement aux périodes précédentes des catégories qui n'ont un sens que relativement au capitalisme et refusaient de relativiser historiquement ces dernières (« pour eux, il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus » disait-il dans une phrase qu'on croirait forgée à l'in- tention des « marxistes ») et affirmait que sa propre théorie correspondait au point de vue d'une classe, le prolétariat révo- lutionnaire, il posait pour la première fois le problème de ce qu'on a appelé depuis le socio-centrisme (le fait que chaque société se pose comme le centre du monde et regarde toutes les autres de son propre point de vue) et tentait d'y répondre. Nous avons essayé de montrer (7) que Marx n'a pas fina- lement surmonté ce socio-centrisme et que l'on trouve chez lui ce paradoxe d’un penseur qui a pleinement conscience de la relativité historique des catégories capitalistes et qui en même temps les projette (ou les rétro-jette) sur l'ensemble de l'histoire humaine. Qu'il soit bien compris qu'il ne s'agit pas (5) V. la première partie de ce texte, nº 36 de cette revue, pp. 6-7 et 20-21. (6) V. par exemple sa critique des abstractions des économistes bourgeois, dans l'Introduction à une critique de l'économie politique (publiée avec la Contribution à la critique de l'économie politique, trad. Laura Lafargue, en particulier p. 308 et suiv.). (7) Dans la première partie de ce texte, l. c., p. 21 à 25. 24 là d'une critique de Marx, mais d'une critique de la connais- sance de l'histoire. Le paradoxe en question est constitutif de toute tentative de penser l'histoire (8). Il est nécessaire, il est inévitable que, perchés un siècle plus haut, nous puissions relativiser plus fortement certaines catégories, dégager plus clairement ce qui, dans une grande théorie, l'attache solide- ment à son époque particulière et l'y enracine. Mais c'est parce que elle est enracinée dans son époque, que la théorie est grande. Prendre conscience du problème du socio-centrisme, essayer d'en réduire tous les éléments saisissables est la pre- mière démarche inévitable de toute pensée sérieuse. Croire que l'enracinement n'est que du négatif, et qu'on devrait et pourrait s'en débarrasser en fonction d'une épuration indéfinie de la raison, c'est l'illusion d'un rationalisme naïf. Ce n'est pas seulement que cet enracinement est la condition de notre savoir, que nous ne pouvons réfléchir sur l'histoire que parce que, êtres historiques nous-mêmes, nous sommes pris dans une société en mouvement, nous avons une expérience de la structu- ration et de la lutte sociale. Il est condition positive, c'est notre particularité qui nous ouvre l'accès à l'universel. C'est parce que nous sommes attachés à une vision, à une structure caté- goriale, à un projet donnés que nous pouvons dire quelque chose de signifiant sur le passé. Ce n'est que lorsque le présent est fortement présent, qu'il fait voir dans le passé autre chose et plus que le passé ne voyait en lui-même. D'une certaine façon, c'est parce que Marx projette quelque chose sur le passé, qu'il y découvre quelque chose. C'est une chose de criti. quer, comme nous l'avons fait, ces projections en tant qu'elles se donnent comme vérités intégrales, exhaustives et systéma- tiques. C'en est une autre, que d'oublier que, pour « arbi- traire » qu'elle soit, la tentative de saisir les sociétés précéden- tes sous les catégories capitalistes a été chez Marx d'une fécondité immense même si elle a violé la « vérité propre » à chacune de ces sociétés. Car en définitive, précisément, il n'y a pas de telle « vérité propre » — ni celle que dégage le matérialisme historique, certes, mais pas davantage celle que révélerait une tentative, combien utopique et combien socio- centrique finalement, de « penser chaque société pour elle- même et de son propre point de vue ». Ce qu'on peut appeler la vérité de chaque société, c'est sa vérité dans l'histoire, pour elle-même aussi mais pour toutes les autres également, car le paradoxe de l'histoire consiste en ceci que chaque civili- sation et chaque époque, du fait qu'elle est particulière et dominée par ses propres obsessions, arrive à évoquer et à dévoiler dans celles qui la précèdent ou l'entourent des signi- (8). De penser sérieusement et profondément. Chez les auteurs naïfs il n'y a pas de paradoxe, rien que la platitude simple de projections ou d'un relativisme également non-critiques. 25 fications nouvelles. Jamais celles-ci ne peuvent épuiser ou fixer leur objet, ne serait-ce que parce qu'elles deviennent tôt ou tard elles-mêmes objet d'interprétation (nous essayons aujourd'hui de comprendre comment et pourquoi la Renais- sance, le XVIIe et le XVIIIe siècles ont vu de façon tellement différente chacun l'antiquité classique) ; jamais non plus elles ne se réduisent aux obsessions de l'époque qui les a dégagées, car alors l'histoire ne serait que juxtaposition de délires et nous ne pourrions même pas lire un livre du passé. Ce paradoxe constitutif de toute pensée de l'histoire, le marxisme essaie, on le sait, de le dépasser. Ce dépassement résulte d'un double mouvement. Il y a une dialectique de l'histoire, qui fait que les points de vue successifs des diverses époques, classes, sociétés, entretiennent entre eux un rapport défini (même s'il est très complexe). Ils obéissent à un ordre, ils forment système qui se déploie dans le temps, de sorte que ce qui vient après dépasse (supprime en conservant) ce qui était avant. Le présent comprend le passé (comme moment « surmonté ») et de ce fait il peut le com- prendre mieux que ce passé ne se comprenait lui-même. Cette dialectique est, dans son essence, la dialectique hegelienne ; que ce qui était chez Hegel le mouvement du logos devienne chez Marx le développement des forces productives et la suc- cession de classes sociales qui en marque les étapes n'a pas, à cet égard, de l'importance. Chez l'un et chez l'autre, Kant « dépasse » Platon et la société bourgeoise est « supérieure » à la société antique. Mais cela prend de l'importance à un autre égard et c'est là le deuxième terme du mouvement. Parce que précisément cette dialectique est la dialectique de l'apparition successive des diverses classes dans l'histoire, elle n'est plus nécessairement infinie en droit (9) ; or, l'analyse historique montre qu'elle peut et doit s'achever avec l'appa- rition de la « dernière classe », le prolétariat. Le marxisme est donc une théorie privilégiée parce qu'elle représente « le point de vue du prolétariat » et que le prolétariat est la dernière classe — non pas dernière en date simplement, car alors nous resterions toujours attachés, à l'intérieur de la dialectique historique, à un point de vue particulier destiné à être rela- tivisé par la suite ; mais dernière absolument, en tant qu'il doit réaliser la suppression des classes et le passage à la « vraie histoire de l'humanité ». Le prolétariat est classe universelle, c'est parce qu'il n'a pas d'intérêts particuliers à faire valoir qu'il peut aussi bien réaliser la société sans classes qu'avoir sur l'histoire passée un point de vue « yrai » (10). (9) La nécessité d'une telle infinité, et la nécessité de son contraire, est une des impossibilités de l'hégélianisme, et, en fait, de toute dialectique prise comme système. On y reviendra plus loin. (10) C'est Lukács, dans Histoire et conscience de classe, qui a développé avec le plus de profondeur et de rigueur ce point de vue. 26 Nous ne pouvons pas, aujourd'hui, maintenir cette façon de voir, pour de nombreuses raisons. Nous ne pouvons pas nous donner d'avance une dialectique achevée ou sur le point de s'achever de l'histoire, fut-elle qualifiée de « pré-histoire ». Nous ne pouvons pas nous donner la solution avant le pro- blème. Nous ne pouvons pas nous donner d'emblée une dialec- tique quelle qu'elle soit, car une dialectique postule la ratio- nalité du monde et de l'histoire, et cette rationalité est pro- blème, tant théorique que pratique. Nous ne pouvons pas penser l'histoire comme une unité, nous cachant les énormes problèmes que cette expression cache dès qu'on lui donne un sens autre que formel, ni comme unification dialectique pro- gressive, car Platon ne se laisse pas résorber par Kant ni le gothique par le rococo, et dire que la supériorité de la culture espagnole sur celle des Aztèques a été prouvée par l'extermi. . nation de ces derniers laisse un résidu d'insatisfaction aussi bien chez l’Aztèque survivant que chez nous qui ne compre- nons pas en quoi et pourquoi l'Amérique précolombienne cou- vait elle-même sa suppression dialectique par sa rencontre avec des cavaliers porteurs d'armes à feu. Nous ne pouvons pas fonder la réponse finale aux problèmes ultimes de la pensée et de la pratique sur l'exactitude de l'analyse par Marx de la dynamique du capitalisme, maintenant que nous savons que cette exactitude est illusoire, mais même si nous ne le savions pas. Nous ne pouvons pas poser d'emblée une théorie, fut-ce la nôtre, comme « représentant le point de vue du prolé- tariat >> car, l'histoire d'un siècle l'a montré, ce point de vue du prolétariat, loin d'offrir la solution de tous les problèmes, est lui-même un problème dont seul le prolétariat (disons, pour éviter les arguties, l'humanité qui travaille) pourra inventer ou ne pas inventer la solution. Nous ne pouvons en tout cas poser le marxisme comme représentant ce point de vue car il contient, profondément inbriqués à son essence, des éléments capitalistes et que, non sans rapport avec cela, il est aujourd'hui l'idéologie en acte de la bureaucratie par- tout et celle du proletariat nulle part. Nous ne pouvons pas penser que, le prolétariat fût-il la dernière classe et le marxisme son représentant authentique, sa vision de l'histoire est la vision qui clot définitivement toute discussion. La rela- tivité du savoir historique n'est pas seulement fonction de sa production par une classe, elle est aussi fonction de sa produc- tion dans une culture, à une époque, et ceci ne se laisse pas résorber par cela. La disparition des classes dans la société future n'éliminera pas automatiquement toute différence quant aux vues sur le passé qui pourront y exister, ne conférera pas à celle-ci une coïncidence immédiate à leur objet, ne les soustraira pas à une évolution historique. En 1919 Lukács, alors Ministre de la Culture du gouvernement révolutionnaire hongrois, disait dans un discours officiel, à mots couverts : 27 maintenant que le prolétariat est au pouvoir, nous n'avons plus besoin de maintenir une vision unilatérale du passé (11). En 1964, lorsque le prolétariat n'est au pouvoir nulle part, nous avons encore moins la possibilité de le faire. Bref, nous ne pouvons plus maintenir la philosophie marxiste de l'histoire. III. LA PHILOSOPHIE MARXISTE DE L'HISTOIRE La théorie marxiste de l'histoire se présente en premier lieu comme une théorie scientifique, donc comme une géné- ralisation démontrable ou contestable au niveau de l'enquête empirique. Cela, elle l'est indiscutablement et comme telle, il était inévitable qu'elle connaisse le sort de toute théorie scien- tifique importante. Après avoir produit un bouleversement énorme et irréversible dans notre manière de voir le monde his- torique, elle est dépassée par la recherche qu'elle a elle-même déclenchée, et doit prendre sa place dans l'histoire des théo- ries, sans que cela mette en question l'acquis qu'elle lègue. On peut dire, comme Che Guevara, qu'il n'est pas plus nécessaire de dire aujourd'hui qu'on est marxiste, qu'il n'est besoin de dire qu'on est pasteurien ou newtonien à condition de com- prendre vraiment ce que cela veut dire : tout le monde est « newtonien » au sens qu'il n'est pas question de revenir à la manière de poser les problèmes ou aux catégories antérieures à Newton ; mais personne n'est plus réellement « newtonien », car personne ne peut plus être partisan d'une théorie qui est purement et simplement fausse (12). Mais à la base de cette théorie de l'histoire, il y a une philosophie de l'histoire, profondément et contradictoirement tissée avec elle, et elle-même contradictoire comme on le verra. Cette philosophie n'est ni ornement ni complément, elle est nécessairement fondement. Elle est le fondement aussi bien de la théorie de l'histoire passée, que de la conception poli- tique, de la perspective et du programme révolutionnaires. L'essentiel, c'est qu'elle est une philosophie rationaliste, et, comme toutes les philosophies rationalistes, se donne d'avance la solution de tous les problèmes qu'elle pose. (11) V. « Le changement de fonction du matérialisme histo- rique », dans Histoire et conscience de classe, en particulier pp. 258-9, 274-5, 282, 284-5. (12) Bel et bien fausse, et non pas « approximation améliorée par les théories ultérieures ». L'idée des « approximations succes- sives », d'une accumulation additive des vérités scientifiques, est un non-sens progressiste du xixe siècle, qui domine encore largement la conscience des scientifiques. 28 en ce sens LE RATIONALISME OBJECTIVISTE. La philosophie de l'histoire marxiste est d'abord et surtout un rationalisme objectiviste. On le voit déjà dans la théorie marxiste de l'histoire appliquée à l'histoire passée. L'objet de. la théorie de l'histoire, c'est un objet naturel et le modèle qui lui est appliqué est un modèle analogue à celui des scien- ces de la nature. Des forces agissant sur des points d'appli- cation définis produisent des résultats prédéterminés selon un grand schéma causal qui doit expliquer aussi bien la sta- tique que la dynamique de l'histoire, la constitution et le fonctionnement de chaque société autant que le déséquilibre et le bouleversement qui doivent la conduire à une forme nouvelle. L'histoire passée est donc rationnelle, que tout s'y est déroulé selon des causes parfaitement adéqua- tes et pénétrables par notre raison en son état de 1859. Le réel est parfaitement explicable ; en principe, il est d'ores et déjà expliqué. (on peut écrire des monographies sur les causes économiques de la naissance de l'Islam au vile siècle, elles vérifieront la théorie matérialiste de l'histoire et ne nous apprendront rien sur elle). Le passé de l'humanité est confor- me à la raison, en ce sens que tout y a une raison assignable et que ces raisons forment système cohérent et exhaustif. Mais l'histoire à venir est tout aussi rationnelle, car elle réalisera la raison, et cette fois-ci dans un deuxième sens : le sens non plus seulement du fait, mais de la valeur. L'histoire à venir sera ce qu'elle doit être, elle verra naître une société rationnelle qui incarnera les aspirations de l'humanité, où l'homme sera enfin humain (ce qui veut dire que son exis- tence coïncidera avec son essence et son être effectif réalisera son concept). Enfin, l'histoire est rationnelle dans un troisième sens : de la liaison du passé et de l'avenir, du fait qui deviendra nécessairement valeur, de cet ensemble de lois quasi-naturelles aveugles qui aveuglement ceuvrent à la production de l'état le moins aveugle de tous : celui de l'humanité libre. Il y a donc une raison immanente aux choses, qui fera surgir une société miraculeusement conforme à notre raison. L'hégélianisme, on le voit, n'est pas en réalité dépassé. Tout ce qui est, et tout ce qui sera, réel, est et sera rationnel. Qu’Hegel arrête cette réalité et cette rationalité au moment où apparaît sa propre philosophie, tandis que Marx les pro- longe indéfiniment, jusques et y compris l'humanité commu- niste, n'infirme pas ce que nous disons, plutôt le renforce. L'empire de la raison qui, dans le premier cas, embrassait (par un postulat spéculatif nécessaire) ce qui est déjà donné, s'étend maintenant aussi sur tout ce qui pourra jamais être donné dans l'histoire. Que ce que l'on peut dire dès mainte- nant sur ce qui sera devienne de plus en plus vague au fur 29 et à mesure que l'on s'éloigne du présent, cela relève des limi- tations contingentes de notre connaissance et surtout de ce qu'il s'agit de faire ce qui est à faire aujourd'hui et non pas de « fournir des recettes pour les cuisines socialistes de l'ave- nir ». Mais cet avenir est d'ores et déjà fixé dans son principe : il sera liberté, comme le passé et le présent a été et est nécessité. Il y a donc une « ruse de la raison », comme disait le vieil Hegel, il y a une raison au travail dans l'histoire, garantissant que l'histoire passée est compréhensible, que l'histoire à venir est souhaitable et que la nécessité apparemment aveugle des faits est secrètement agencée pour accoucher du bien. Le simple énoncé de cette idée suffit pour faire percevoir la foule extraordinaire de problèmes qu'elle masque. Nous ne pouvons en aborder, et brièvement, que quelques-uns. LE DETERMINISME. Dire que l'histoire passée est compréhensible, au sens de la conception marxiste de l'histoire, veut dire qu'il existe un déterminisme causal sans faille « importante » (13), et que ce déterminisme est, au second degré si l'on peut dire, porteur de significations qui s'enchaînent dans des totalités elles- même signifiantes. Or ni l'une ni l'autre de ces idées ne peut être acceptée sans plus. Il est certain que nous ne pouvons pas penser l'histoire sans la catégorie de la causalité, et même que, contrairement à ce qu'ont affirmé des philosophes idéalistes, l'histoire est par excellence le domaine où la causalité a pour nous un sens, puis- qu'elle y prend au départ la forme de la motivation et que donc nous pouvons comprendre un enchaînement « causal », ce que nous ne pouvons jamais dans le cas des phénomènes naturels. Que le passage du courant électrique rende la lampe incandescente, ou que la loi de la gravitation fasse que la lune se trouve à tel moment tel endroit du ciel, sont et resteront toujours pour nous des connexions extérieures, nécessaires, prévisibles mais incompréhensibles. Mais que A marche sur les pieds de B, que B l'injurie, et que A réponde par un soufflet, nous comprenons la nécessité de l'enchaînement lors même que nous pouvons le considérer comme contingent (reprocher aux participants de s'être laissés « emporter » tan- dis qu'ils « auraient pu » se contrôler tout en sachant, par notre expérience, qu'à certains moments on ne peut pas ne pas se laisser emporter). Plus généralement, que ce soit sous la forme de la motivation, sous celle du moyen technique indispensable, du résultat qui se réalise parce qu'on en a posé intentionnellement les conditions, ou de l'effet inévitable (13) V. plus haut, note 2. 30 même si non voulu de tel acte, nous pensons et nous faisons constamment notre vie et celle des autres sous le mode de la causalité. Il y a du causal, dans la vie sociale et historique, parce qu'il y a du « rationnel subjectif » : la disposition des troupes carthaginoises à Cannes (et leur victoire) résulte d'un plan rationnel d’Annibal. Il y en a aussi, parce qu'il y a du « ration- nel objectif », parce que des relations causales naturelles et des nécessités purement logiques sont constamment présentes dans les relations historiques : sous certaines conditions techniques et économiques, production d'acier et extraction de charbon se trouvent entre elles dans une relation constante et quantifia- ble (plus généralement, fonctionnelle). Et il y a aussi du < causal brut », que nous constatons sans pouvoir le réduire à des relations rationnelles subjectives ou objectives, des corré- lations établies dont nous ignorons le fondement, des régula- rités de comportement, individuelles ou sociales, qui restent de purs faits. L'existence de ces relations causales de divers ordres per- met, au-delà de la simple compréhension des comportements individuels ou de leur régularité, d'enserrer ceux-ci dans des « lois », et de donner à ces lois des expressions abstraites d'où le contenu « réel » des comportements individuels vécus a été éliminé. Ces lois peuvent fonder des prévisions satisfaisantes (qui se vérifient avec un degré de probabilité donné). Il y a ainsi, par exemple, dans le fonctionnement économique du capitalisme une foule extraordinaire de régularités observa- bles et mesurables, que l'on peut appeler, en première approxi- mation, des « lois », et qui font que sous un grand nombre de ses aspects ce fonctionnement paraît compréhensible et est, jusqu'à un certain point, prévisible. Même au-delà de l'éco- nomie, il y a une série de « dynamiques objectives » partiel- les. Cependant, nous ne parvenons pas à intégrer ces dyna- miques partielles à un déterminisme total du système, et cela sens totalement différent de celui qu'exprime la crise du déterminisme dans la physique moderne : ce n'est pas que le déterminisme s'effondre ou devienne problématique aux limites du système, ou que des failles apparaissent à l'in- térieur de celui-ci. C'est plutôt l'inverse : comme si quelques aspects, quelques coupes seulement du social se soumettaient au déterminisme, mais baignaient elles-mêmes dans un ensem- ble de relations non-déterministes. Il faut bien comprendre à quoi tient cette impossibilité. Les dynamiques partielles que nous établissons sont bien entendu incomplètes ; elles . renvoient constamment les unes aux autres, toute modification de l'une modifie toutes les autres. Mais si cela peut créer des difficultés immenses dans la pratique, il n'en crée aucune de principe. Dans l'univers dans un 31 physique aussi, toute relation ne vaut que « toutes choses égales d'ailleurs ». L'impossibilité en question ne tient pas à la complexité de la matière sociale, elle tient à sa nature même. Elle tient à ce que le social (ou l'historique) contient le non-causal comme un moment essentiel. Ce non-causal apparaît à deux niveaux. Le premier, qui nous importe le moins ici, est celui des écarts que présentent les comportements réels des individus relativement à leurs comportements « typiques ». Cela introduit un élément d'im- prévisible, mais qui ne pourrait pas comme tel empêcher un traitement déterministe, tout au moins au niveau global. Si ces écarts sont systématiques, ils peuvent être soumis à une investigation causale ; s'ils sont aléatoires, ils sont passibles d'un traitement statistique. L'imprévisibilité des mouvements des molécules individuelles n'a pas empêché la théorie ciné- tigue des gaz d'être une des branches les plus rigoureuses de la physique, c'est même cette imprévisibilité individuelle qui fonde la puissance extraordinaire de la théorie. Mais le non-causal apparaît à un autre niveau, et c'est celui-ci qui importe. Il apparaît comme comportement non pas simplement « imprévisible », mais créateur des individus, des groupes, des classes ou des sociétés entières) ; non pas comme simple écart relativement à un type existant, mais comme position d'un nouveau type de comportement, comme institution d'une nouvelle règle sociale, comme invention d'un nouvel objet ou d'une nouvelle forme bref, comme surgis- sement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation précédente, conclusion qui dépasse les prémis- ses ou position de nouvelles prémisses. On a déjà remarqué que l'être vivant dépasse le simple mécanisme parce qu'il peut donner des réponses nouvelles à des situations nouvelles. Mais l'être historique dépasse l’être simplement vivant parce qu'il peut donner des réponses nouvelles aux « mêmes » situations ou créer de nouvelles situations. L'histoire ne peut pas être pensée selon le schéma déter- ministe (ni d'ailleurs selon un schéma « dialectique » simple), parce qu'elle est le domaine de la création. Nous reprendrons ce point dans la partie V de ce texte. L'ENCHAINEMENT DES SIGNIFICATIONS ET LA « RUSE DE LA RAISON ». Au-delà du problème du déterminisme dans l'histoire, il y a un problème des significations « historiques ». En premier lieu, l'histoire apparaît comme le lieu des actions conscientes d'êtres conscients. Mais cette évidence se renverse aussitôt que l'on y regarde de plus près. L'on constate alors, avec Engels, que « l'histoire est le domaine des intentions inconscientes et 32 des fins non voulues ». Les résultats réels de l'action historique des hommes ne sont pour ainsi dire jamais ceux que les acteurs avaient visés. Cela n'est peut-être pas difficile à com- prendre. Mais ce qui pose un problème central, c'est que ces résultats, que personne n'avait voulus comme tels, se présen- tent comme « cohérents » d'une certaine façon, possèdent une « signification » et semblent obéir à une logique qui n'est ni une logique « subjective » (portée par une conscience, posée par quelqu'un), ni une logique « objective », comme celle que nous croyons déceler dans la nature, et que nous pouvons appeler une logique historique. Des centaines de capitalistes, visités ou non par l'esprit de Calvin et l'idée de l'ascèse intra-mondaine, se mettent à accumuler. Des milliers d'artisans ruinés et de paysans affa- més se trouvent disponibles pour entrer dans les usines. Quelqu'un invente une machine à vapeur, un autre, un nou- veau métier à tisser. Des philosophes et des physiciens essaient de penser l'univers comme une grande machine et d'en trouver les lois. Des rois continuent de se subordonner et d'émasculer la noblesse et créent des institutions nationales. Chacun des individus et des groupes en question poursuit des fins qui lui sont propres, personne ne vise la totalité sociale comme telle. Pourtant le résultat est d'un tout autre ordre : c'est le capita- lisme. Il est absolument indifférent, dans ce contexte, que ce résultat ait été parfaitement déterminé par l'ensemble des causes et des conditions. Admettons que l'on puisse montrer pour tous ces faits, jusques et y compris pour la couleur des chausses de Colbert, toutes les connexions causales multidi- mensionnelles qui les relient les uns aux autres et tous aux « conditions initiales du système ». Ce qui importe ici, c'est que ce résultat a une cohérence que personne ni rien ne voulait ni ne garantissait au départ ou par la suite ; et qu'il possède une signification (plutôt, paraît incarner un système virtuellement inépuisable de significations), qui fait qu'il y a bel et bien une sorte d'entité historique qui est le capitalisme. Cette signification apparaît de multiples façons. Elle est ce qui, à travers toutes les connexions causales et au-delà d'elles, confère une sorte d'unité à toutes les manifestations de la société capitaliste et fait que nous reconnaissons immé- diatement dans tel phénomène un phénomène de cette culture, qui nous fait classer immédiatement dans cette époque des objets, des livres, des instruments, des phrases dont nous ne connaîtrions rien par ailleurs, et qui en exclut tout aussi immé- diatement une infinité d'autres. Elle apparaît comme l'exis- tence simultanée d'un ensemble infini de possibles et d'un ensemble infini d'impossibles donnés pour ainsi dire d'emblée. Elle apparaît encore en ceci, que tout ce qui se passe à l'inté- rieur du système non seulement est produit de façon conforme à quelque chose comme « l'esprit du système », mais concourt 33 à l'affermir (même lorsqu'il s'oppose à lui et tend à la limite à le renverser comme ordre réel). Tout se passe comme si cette signification globale du système était donnée en quelque sorte d'avance, qu'elle « pré- déterminait » et sur-déterminait les enchaînements de causa- tion, qu'elle se les asservissait et leur faisait produire des résultats conformes à une « intention » qui n'est bien entendu qu'une expression métaphorique, puisqu'elle n'est l'intention de personne. Marx dit quelque part, « s'il n'y avait pas le hasard, l'histoire serait de la magie >> - phrase profondément vraie. Mais l'étonnant est que le hasard dans l'histoire prend lui-même la plupart du temps la forme du hasard signifiant, du hasard « objectif », du « comme par hasard » comme le dit si bien l'ironie populaire. Qu'est-ce qui peut donner au nom- bre incalculable de gestes, d'actes, de pensées, de conduites individuelles et collectives qui composent une société cette unité d'un monde, où un certain ordre (ordre de sens, pas nécessairement de causes et d'effets), peut toujours être trouvé tissé dans le chaos ? Qu'est-ce ce qui donne, aux grands événe- ments historiques, cette apparence qui est plus qu'apparence d'une tragédie admirablement calculée et mise en scène, où tantôt les erreurs évidentes des acteurs sont absolument inca- pables d'empêcher le résultat de se produire, où l'on a l'im- pression que la « logique interne » du processus est capable d'inventer et de produire au moment voulu tous les coups de pouce et les crans d'arrêt, toutes les compensations et tous les truquages nécessaires pour que le processus aboutisse, et tantôt l'acteur jusqu'alors infaillible fait la seule erreur de sa vie, qui était indispensable à son tour pour la production du résultat « visé » ? Cette signification, déjà autre que la signification effecti- vement vécue pour les actes déterminés d'individus précis, et en tout cas pour ce qui est des ensembles historiques, pose, comme telle, un problème proprement inépuisable. Car il y a irréductibilité du signifiant au causal, le signifiant bâtissant un ordre d'enchaînements autre, et pourtant inextricablement tissé avec les enchaînements de causation. Que l'on considère par exemple la question de la cohérence d'une société donnée une société archaïque ou une société capitaliste. Qu'est-ce qui fait que cette société « tienne ensemble », que les règles (juridiques ou morales) qui ordonnent le comportement des adultes soient cohérentes avec les motivations de ceux-ci, qu'elles soient non seulement compatibles mais profondément et mystérieusement apparen- tées au mode de travail et de production, que tout cela à son tour corresponde à la structure familiale, au mode d'allaite- ment, de sevrage, d'éducation des enfants, qu'il y ait une struc- ture finalement définie de la personnalité humaine dans cette 34 culture, que cette culture comporte ses névroses et pas d'au- tres, et que tout cela se coordonne avec une vision du monde, une religion, telle façon de manger et de danser? A étudier une société archaïque (14) on a par moments l'impression vertigineuse qu'une équipe de psychanalystes, économistes, sociologues, etc.,. de capacité et de savoir surhumains, a travaillé d'avance sur le problème de sa cohérence et a légiféré en posant des règles calculées pour l'assurer. Même si nos ethnologues, en analysant le fonctionnement de ces sociétés et en l'exposant, y introduisent plus de cohérence qu'il n'y en a réellement, cette impression n'est pas et ne peut pas être totalement illusoire : après tout, ces sociétés fonctionnent, et elles sont stables, elles sont même « auto-stabilisatrices » et capables de résorber des chocs importants (sauf évidemment celui du contact avec la « civilisation »). Certes, dans le mystère de cette cohérence on peut opérer une énorme réduction causale et c'est en cela que consiste l'étude « exacte » d'une société. Si les adultes se comportent de telle façon, c'est qu'ils ont été élevés d'une certaine manière ; si la religion de ce peuple a tel contenu, cela cor- respond à la « personnalité de base » de cette culture ; si les rapports du pouvoir sont organisés ainsi, cela est conditionné par ces facteurs économiques, ou inversement, etc. Mais cette réduction causale n'épuise pas le problème, elle en fait sim- plement apparaître à la fin la carcasse. Les enchaînements qu'elle dégage, par exemple, sont des enchaînements d'actes individuels qui se situent dans le cadre donné d'avance à la fois d'une vie sociale qui est déjà cohérente à chaque instant comme totalité concrète (15) (sans quoi il n'y aurait pas de comportements individuels) et d'un ensemble de règles expli- cites, mais aussi implicites, d'une organisation, d'une structure, qui est à la fois un aspect de cette totalité et autre chose qu'elle. Ces règles sont elles-mêmes. le produit, à certains égards, de cette vie sociale et dans nombre de cas (presque jamais pour les sociétés archaïques, souvent pour les sociétés historiques) on peut parvenir à insérer leur production dans la causation sociale (par exemple, l'abolition du servage ou la libre concurrence introduits par la bourgeoisie servent ses buts et sont explicitement voulues pour cela). Mais, lors même que l'on arrive à les « produire » ainsi, il reste que leurs auteurs n'étaient pas et ne pouvaient pas être conscients de la totalité de leurs effets et de leurs implications - et que pour- tant ces effets et ces implications s’ « harmonisent » inexpli- cablement avec ce qui existait déjà ou avec ce que d'autres au même moment produisent dans d'autres secteurs du front (14) V. par exemple les études de Margaret Mead dans Male and Female ou dans Sex and Temperament in Three Primitive Societies. (15) Donc le simple renvoi à la série infinie des causations ne 'résoud pas le problème. 35 social (16). Et il reste que, dans la plupart des cas, des « auteurs » conscients tout simplement n'existaient pas (pour l'essentiel, l'évolution des formes de vie familiale, fondamen- tale pour la compréhension de toutes les cultures, n'a pas dépendu d'actes législatifs explicites, et encore moins de tels actes résultaient d'une conscience des mécanismes psychana- lytiques obscurs qui sont à l'ouvre dans une famille). Il reste aussi le fait que ces règles sont posées au départ de chaque société (17), et qu'elles sont cohérentes entre elles quelle que soit la distance des domaines qu'elles concernent. (Lorsque nous parlons de cohérence dans ce contexte, nous prenons le mot au sens le plus large possible : pour une société donnée, même le déchirement et la crise peuvent d'une certaine façon traduire la cohérence car elles s'insèrent dans son fonctionnement, elles n'entraînent jamais un effondrement, une pulvérisation pure et simple, ce sont « ses » crises et « son » incohérence. La grande dépression de 1929, comme les deux guerres modiales, sont bel et bien des manifestations « cohérentes » du capitalisme, non pas qu'elles s'imbriquent simplement dans ses enchaînements de causation, mais qu'elles en font avancer le fonctionnement en tant que fonctionne- ment du capitalisme ; dans ce qui est de mille façons leur on peut encore voir de mille façons le sens du capitalisme). Il y a une deuxième réduction que nous pouvons opérer : si toutes les sociétés que nous observons, dans le présent ou le passé, sont cohérentes, il n'y a pas lieu de s'en étonner, puisque par définition seules des sociétés cohérentes sont observables ; des sociétés non-cohérentes se seraient effondrées aussitôt et nous ne pourrions pas en parler. Cette idée, pour importante qu'elle soit, ne clôt pas non plus la discussion ; elle ne pourrait faire « comprendre » la cohérence des socié- tés observées qu'en renvoyant à un processus de « tâtonnements et d'erreurs » où auraient seules subsisté, par une sorte de sélection naturelle, les sociétés « viables ». Mais déjà en bio- logie, où l'évolution dispose des milliards d'années et d'un pro- cessus infiniment riche de variations aléatoires, la sélection naturelle à travers les tâtonnements et les erreurs ne paraît pas suffisante pour répondre au problème de l'orthogenèse ; il sem- ble bien que des formes « viables » soient produites loin au- dessus de la probabilité statistique de leur apparition, les varia- tions aléatoires (par mutation) du patrimoine génétique d'une non-sens (16) Bien entendu, ce n'est pas là une vérité absolue : il y a aussi des « mauvaises lois », incohérentes ou détruisant elles-mêmes les fins qu'elles veulent servir. Ce phénomène semble d'ailleurs, curieu- sement, limité aux sociétés modernes. Mais cette constatation n'al- tère pas ce que nous disons, pour l'essentiel : elle reste une variante extrême de la production de règles sociales cohérentes. (17) Nous ne disons pas de la société », nous ne discutons pas le problème métaphysique des origines. - 36 - espèce restent confinées dans des limites très étroites. En his- toire, le renvoi à une variation aléatoire et à un processus de sélection paraît gratuit, et du reste, le problème se pose à un niveau antérieur (en biologie aussi !): la disparition des peu- ples et des nations décrits par Hérodote peut bien être le résultat de leur rencontre avec d'autres peuples qui les ont écrasés ou absorbés, il n'empêche que les premiers avaient déjà une vie organisée et cohérente, qui se serait poursuivie sans cette rencontre. Du reste, nous avons vu de nos yeux, propres ou métaphoriques, naître des sociétés et nous savons que cela ne se passe pas ainsi. On ne voit pas, dans l'Europe du XIIIe au xixe siècle, un énorme nombre de types de société différents apparaître, dont tous sauf un disparaissent parce qu'incapables de survivre ; on voit un phénomène, la naissance (accidentelle par rapport au système qui l'a précédée) de la bourgeoisie, qui, à travers ses mille ramifications et ses mani- festations les plus contradictoires, des banquiers lombards à Calvin et de Giordano Bruno à l'utilisation de la boussole, fait apparaître dès le départ un sens cohérent qui ira s'affirmant et se développant. Ces considérations permettent de saisir un deuxième aspect du problème. Ce n'est pas seulement dans l'ordre d'une société que se manifeste la superposition d'un système de significations à un réseau de causes ; c'est également dans la succession des sociétés historiques, ou, plus simplement, dans chaque pro- cessus historique. Que l'on considère par exemple, le proces- sus d'apparition de la bourgeoisie, que nous avons déjà évoqué plus haut ; ou encore mieux celui, que nous croyons si bien connaître, qui a conduit à la révolution russe de 1917 d'abord, au pouvoir de la bureaucratie ensuite. Il n'est pas possible ici, et il n'est du reste guère néces- saire, de rappeler les causes profondes qui travaillaient la société russe, la dirigeaient vers une deuxième crise sociale violente après celle de 1905 et fixaient les principaux acteurs du drame en la personne des classes essentielles de la société. Il ne nous paraît pas difficile de comprendre que la société russe était grosse d'une révolution, ni que dans cette révolu- tion le prolétariat allait jouer un rôle déterminant - en tout cas, nous n'y insisterons pas. Mais cette nécessité compréhen- sible reste « sociologique » et abstraite ; il faut qu'elle se média- tise dans des processus précis, qu'elle s'incarne dans des actes (ou des omissions), datés et signés de personnes et de groupes définis qui aboutissent dans le sens voulu ; il faut encore qu'elle trouve réunies au départ une foule de conditions, dont on ne peut pas toujours dire que leur présence était garantie par les facteurs mêmes qui créaient la « nécessité générale » de la révolution. Un aspect de la question, petit si l'on veut, mais qui permet de voir facilement et clairement ce que nous - 37 aucun or voulons dire, est celui du rôle des individus. Trotsky, dans son Histoire de la révolution russe, ne le néglige nullement. Il est parfois saisi lui-même d'étonnement, qu'il fait partager au lecteur, devant l'adéquation parfaite du caractère des per- sonnes et des rôles historiques qu'elles sont appelées à jouer ; il l'est aussi devant le fait que lorsque la situation « exige » un personnage d'un type déterminé, ce personnage surgit (on se rappelle les parallèles qu'il trace entre Nicolas II et Louis XVI, entre la Tsarine et Marie-Antoinette). Quelle est donc la clé de ce mystère ? La réponse que donne Trotsky semble encore d'ordre sociologique : tout, dans la vie et dans l'existence historique d'une classe privilégiée en décadence, la conduit à produire des individus sans idées et sans caractère, et si un individu différent y apparaissait exceptionnellement, il ne pourrait rien faire avec ces matériaux et contre la « néces- sité historique » ; tout, dans la vie et l'existence de la classe révolutionnaire, tend à produire des individus au caractère trempé et aux vues fortes. La réponse contient sans doute une grande part de vérité, elle n'est pourtant pas suf- fisante, ou plutôt elle en dit trop et pas assez. Elle en dit trop, parce qu'elle devrait valoir dans tous les cas, elle ne vaut que là précisément où la révolution a été victo- rieuse. Pourquoi le prolétariat hongrois n'a produit comme chef trempé que Bela Kun pour qui Trotsky n'a pas assez d'ironie méprisante, pourquoi le prolétariat allemand n'a pas su reconnaître ou remplacer Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, où était le Lénine français en 1936 ? Dire que dans ce cas la situation n'était pas mûre pour que les chefs appropriés apparaissent c'est précisément quitter l'interpré- tation sociologique, qui peut légitimement prétendre à une certaine compréhensibilité, et revenir au mystère d'une situa- tion qui exige ou interdit. D'ailleurs la situation qui devait interdire n'interdit pas toujours : depuis un demi-siècle, les classes dominantes ont su se donner parfois des chefs qui, quel que fut leur rôle historique, n'ont été ni des Prince Lvov, ni des Kerensky. Mais l'explication n'en dit pas assez non plus, car elle ne peut pas montrer pourquoi le hasard est exclu de cette affaire là même où il paraît à l'oeuvre de la façon la plus aveuglante, pourquoi il est toujours « dans le bon sens » et pourquoi les hasards infinis qui iraient en sens contraire n'apparaissent pas. Pour que la Révolution abou- tisse, il faut la veulerie du Tsar et le caractère de la Tsarine, il faut Raspoutine et les absurdités de la Cour, il faut Kerensky et Kornilov ; il faut que Lénine et Trotsky reviennent à Pétrograd, et pour cela il faut une erreur de raisonnement du Grand Etat major allemand et une autre du gouvernement britannique - pour ne pas parler de toutes les diphtéries et de toutes les pneumonies qui ont consciencieusement évité ces deux personnes depuis leur naissance. Trotsky pose carré- 38 - ment la question : sans Lénine, est-ce que la révolution aurait pu aboutir, et, après dicussion, tend à répondre par la néga- tive. Nous sommes enclins à penser qu'il a raison, et que d'ail- leurs on pourrait en dire autant pour lui-même (17 a). Mais en quel sens peut-on dire que la nécessité interne de la révo- lution garantissait l'apparition d'individus tels que Lénine et Trotsky, leur survie jusqu'à 1917 et leur présence, plus qu'im- probable, à Pétrograd au moment voulu ? Force est de cons- tater que la signification de la révolution s'affirme et aboutit à travers des enchaînements de causes sans rapport avec elle et qui pourtant lui sont inexplicablement reliés. La naissance de la bureaucratie en Russie après la révolu- tion permet encore de voir le problème à un autre niveau. Dans ce cas aussi, l'analyse fait voir à l'oeuvre des facteurs profonds et compréhensibles, sur lesquels nous ne pouvons pas revenir ici (17 b). La naissance de la bureaucratie en Russie n'est pas un hasard, certes, et la preuve en est que la bureaucratisation est depuis apparue de plus en plus comme la tendance dominante du monde moderne. Mais pour com- prendre la bureaucratisation des pays capitalistes, nous fai- sons appel à des tendances immanentes à l'organisation de la production, de l'économie et de l'Etat capitalistes. Pour comprendre la bureaucratisation de la Russie à l'origine, nous faisons appel à des processus totalement différents, comme le rapport entre la classe révolutionnaire et son parti, la « maturité » de la première et l'idéologie du second. Or, du point de vue sociologique, il n'y a pas de doute que la forme canonique de la bureaucratie est ceīle qui émerge à une étape poussée de développement du capitalisme. Pourtant, la bureau- cratie qui apparaît historiquement la première est celle qui surgit en Russie dès le lendemain de la révolution, sur les ruines sociales et matérielles du capitalisme ; et c'est même elle qui, par mille influences directes et indirectes, a forte- ment induit et accéléré le mouvement de bureaucratisation du capitalisme. Tout s'est passé comme si le monde moderne couvait la bureaucratie - et que pour la produire il a fait feu de tout bois, y compris du bois qui y paraissait le moins approprié, c'est-à-dire du marxisme, du mouvement ouvrier et de la révolution prolétarienne. Comme dans le problème de la cohérence de la société, ici encore il y a une réduction causale que l'on peut et que l'on une (17 a) On peut évidemment en discuter à perte de vue. On peut surtout dire que la révolution n'aurait pas pris la forme d'une saisie du pouvoir par le parti bolchévik, qu'elle aurait consisté en réédition de la Commune. Le contenu de telles considérations peut paraître oiseux. Le fait que l'on ne peut pas les éviter montre que l'histoire ne peut pas être pensée, même rétrospectivement, en dehors des catégories du possible et de l'accident qui est plus qu'accident. (17 b) V. par exemple, dans le n°36 de cette revue, L'Opposition ouvrière d'Alexandra Kollontaſ, et l'introduction et les notes qui accompagnent ce texte. 39 en cela nous avons oublié que doit opérer et c'est que consiste une étude à la fois exacte et raisonnée de l'histoire. Mais cette réduction causale, on vient de le voir, ne supprime pas le problème. Il y a ensuite une illusion qu'il faut éliminer : l'illusion de rationalisation rétrospective. Ce matériel historique, où nous ne pouvons pas nous empêcher de voir des articulations de sens, des entités bien définies, à figure pourrait-on dire personnelle la guerre du Péloponnèse, la révolte de Spartacus, la Réforme, la Révolution française c'est lui-même qui a forgé notre idée de ce qu'est le sens et une figure historique. Ces événe- ments, ce sont eux qui nous ont appris ce qu'est un événe- ment, et la rationalité que nous y trouvons après coup ne nous surprend que parce que nous l'en l'avions tout d'abord extraite. Lorsqu’Hegel dit à peù près qu'Alexandre devait nécessairement mourir à trente- trois ans parce qu'il est de l'essence d'un héros de mourir jeune et qu'on n'imagine pas un Alexandre vieux, et lorsqu'il érige ainsi une fièvre accidentelle en manifestation de la Raison cachée dans l'histoire, on peut observer que précisé- ment notre image de ce qu'est un héros a été forgée à partir du cas réel d'Alexandre et d'autres analogues et qu'il n'y a donc rien de surprenant à ce que l'on retrouve dans l'événe- ment une forme qui s'est constituée pour nous en fonction de l'événement. Il y a une démystification du même type à opérer dans une foule de cas. Mais elle n'épuise pas le problème. D'abord, parce qu'on rencontre ici aussi quelque chose d'ana- logue avec ce qui se passe dans la connaissance de la nature (18) : lorsqu'on a effectué la réduction de tout ce qui peut apparaître comme rationnel dans le monde physique à l'activité rationalisante du sujet connaissant, il reste encore le fait que ce monde a-rationnel doit être tel que cette acti- vité puisse avoir prise sur lui, ce qui exclut qu'il puisse être chaotique. Ensuite, parce que le sens historique (c'est-à-dire, un sens qui dépasse le sens effectivement vécu et porté par les individus) semble bel et bien pré-constitué dans le maté- riel que nous offre l'histoire. Pour rester dans l'exemple cité plus haut, le mythe d'Achille qui lui aussi meurt jeune (et de nombreux autres héros, qui ont le même sort) n'a pas été forgé en fonction de l'exemple d'Alexandre (ce serait plutôt le contraire) (19). Le sens articulé : « Le héros meurt jeune >> semble avoir fasciné l'humanité depuis toujours, en dépit à cause de l'absurdité qu'il dénote, et la réalité semble lui avoir fourni assez de support pour qu'il devienne « évident ». De même, le mythe de la naissance du héros (20), qui présente à travers des cultures et des époques très diverses des traits ou (18) Ce que Kant déjà appelait « le hasard transcerdantal ». (19) On sait qu'Alexandre avait «pris, pour modèle » Achille. (20) V. Le mythe de la naissance du héros, d’O. Rank, et le Moise de Freud. 40 1 analogues (qui à la fois déforment et reproduisent des faits réels), et finalement tous les mythes, témoignent de ce que faits et significations sont mêlés dans la réalité historique longtemps avant que la conscience rationalisante de l'histo- rien ou du philosophe n'intervienne. Enfin, parce que l'his- toire paraît constamment dominée par des tendances, parce qu'on y rencontre quelque chose comme la « logique interne » des processus qui confère une place centrale à une signifi- cation ou complexe de significations (nous nous sommes réfé- rés plus haut à la naissance et au développement de la bour- geoisie et de la bureaucratie), relie entre elles des séries de causation qui n'ont aucune connexion interne et se donne toutes les conditions « accidentelles » nécessaires. Le premier étonnement que l'on éprouve, en regardant l'histoire, c'est de constater qu'en effet, le nez de Cléopâtre eut-il été plus court, la face du monde aurait été changée. Le deuxième, encore plus fort, c'est de voir que ces nez ont eu la plupart du temps les dimensions requises. Il y a donc un problème essentiel : il y a des significations qui dépassent les significations immédiates et réellement . vécues et elles sont portées par des processus de causation qui, en eux-mêmes n'ont pas signification – ou pas cette signi- fication-là. Pressenti depuis des temps immémoriaux par l'humanité, posé explicitement quoique métaphoriquement dans le mythe et la tragédie (dans laquelle la nécessité prend la figure de l'accident), il a été clairement envisagé par Hegel. Mais la réponse que celui-ci fournit, la « ruse de la raison » qui s'arrange pour faire servir à sa réalisation dans l'histoire des événements apparemment sans signification n'est évidem- ment qu'une phrase qui ne résoud rien et qui finalement par- ticipe de la vieille obscurité des voies de la Providence. Or le problème devient encore plus aigü dans le marxisme. Car le marxisme à la fois maintient l'idée de significations assignables des événements et des phases historiques, affirme plus qu'aucune autre conception la force de la logique interne des processus historiques, totalise ces significations en signification d'ores et déjà donnée de l'ensemble de l'histoire (la production du communisme) et affirme pouvoir réduire intégralement le niveau des significations au niveau des causa- tions. Les deux termes de l'antinomie sont ainsi poussés à la limite de leur intensité, mais leur synthèse reste purement verbale. Lorsque Lukács dit, pour montrer que Marx a, à cet égard aussi, résolu le problème que Hegel n'avait pu que poser : « La ruse de la raison ne pouvait que rester une géniale expression métaphorique aussi longtemps que l'on n'avait pas montré les facteurs réels (économiques, P. C.) qui sont à l'ouvre », il ne dit en fait rien. Ce n'est pas seulement « facteurs réels » sont insuffisants sur le plan de la une que ces 41 causation même pour « expliquer » intégralement la produc- tion des résultats. La question est : comment des facteurs éco- nomiques peuvent avoir une rationalité qui les dépasse de loin, comment leur fonctionnement à travers l'ensemble de l'histoire peut-il incarner une unité de signification qui est elle-même porteur d'une autre unité de signification à un autre niveau ? C'est déjà un premier coup de force, de trans- former l'évolution technico-économique en une « dialectique des forces productives » ; c'en est un deuxième, de superposer à cette dialectique une autre qui produit la liberté à partir de la nécessité ; c'en est un troisième, de prétendre que celle- ci se réduit intégralement à celle-là. Même si le communisme se réduisait simplement à une question de développement suffisant des forces productives, et même si ce développement résultait inexorablement du fonctionnement de lois objectives établies avec une certitude totale, le mystère resterait entier : comment le fonctionnement de lois aveugles peut-il produire un résultat qui a pour l'humanité à la fois une signification et une valeur positive ? De façon encore plus précise et plus frappante, on retrouve ce mystère dans l'idée marxiste d'une dynamique objective des contradictions du capitalisme. Plus précise, parce que l'idée est soutenue par une analyse spécifique de l'économie capitaliste. Plus frappante, parce qu'on totalise ici une série de significations négatives. Le mystère semble en apparence résolu, puisqu'on montre dans le fonctionnement du système économique les enchaînements de causes et d'effets qui le conduisent à sa crise et préparent le passage à un autre ordre social. En réalité, le mystère reste entier. En acceptant l'ana- lyse marxiste de l'économie capitaliste, nous nous trouverions devant une dynamique des contradictions unique, cohérente, et orientée, devant cette chimère que serait une belle ratio- nalité de l'irrationnel, cette énigme philosophique d'un monde du non-sens qui produirait du sens à tous les niveaux et réali- serait finalement notre désir. En fait, l'analyse est fausse et la projection que contient sa conclusion est évidente. Mais peu importe ; l'énigme existe effectivement, et le marxisme ne la résoud pas, au contraire. En affirmant que tout doit être saisi en termes de causation et qu'en même temps tout doit être pensé en termes de signification, qu'il n'y a qu'un seul et immense enchaînement causal, qui est simultanément un seul et immense enchaînement de sens, il exacerbe les deux pôles qui la constituent au point de rendre impossible de la penser rationnellement. Le marxisme ne dépasse donc pas la philosophie de l'his- toire, il n'est qu'une autre philosophie de l'histoire. La ratio- nalité qu'il semble dégager des faits, il la leur impose. La « nécessité historique » dont il parle (au sens que cette expres- 42 sion a eu couramment, précisément d'un enchaînement de faits qui conduit l'histoire vers le progrès) ne diffère en rien, philo- sophiquement parlant, de la Raison hégélienne. Dans les deux cas, il s'agit d'une aliénation proprement théologique de l'homme. Une Providence communiste, qui aurait agencé l'his- toire en vue de produire notre liberté, n'est pas moins une Providence. Dans les deux cas, on élimine ce qui est le pro- blème central de toute réflexion : la rationalité du monde (naturel ou historique), en se donnant d'avance un monde rationnel par construction. Rien n'est évidemment résolu de cette façon, car un monde totalement rationnel serait de ce fait même infiniment plus mystérieux que le monde dans lequel nous nous débattons. Une histoire rationnelle de bout en bout et de part en part serait beaucoup plus massivement incompréhensible que l'histoire que nous connaissons ; sa rationalité totale serait fondée sur une irrationalité totale, car elle serait de l'ordre du pur fait et d'un fait tellement brutal, solide et englobant que nous en étoufferions. Enfin, dans ces conditions, disparaît le problème premier de la pra- tique : que les hommes ont à donner à leur vie individuelle et collective une signification qui n'est pas pré-assignée, et qu'ils ont à le faire aux prises avec des conditions réelles qui ni n’excluent ni ne garantissent l'accomplissement de leur projet. LA DIALECTIQUE ET LE « MATERIALISME » Lorsque le rationalisme de Marx se donne une expres- sion philosophique explicite, il se présente comme dialecti- que ; et non pas comme une dialectique en général, mais comme la dialectique hégélienne, à laquelle on aurait enlevé << la forme idéaliste mystifiée ». C'est ainsi que des générations de marxistes ont répété mécaniquement la phrase de Marx : « chez Hegel, la dialec- tique était sur la tête ; je l'ai remise sur ses pieds », sans se demander si une telle opération était vraiment possible et surtout, si elle était capable de transformer la nature de son ohjet. Suffit-il de retourner une chose pour en modifier la substance, le « contenu » de l'hégélianisme était-il donc si peu relié à sa « méthode » dialectique qu'on pouvait lui en substituer un autre radicalement opposé - et cela s'agissant d'une philosophie qui proclamait que son contenu était « pro- duit » par sa méthode ou plutôt que méthode et contenu n'étaient que deux moments de la production du système ? Il n'en est évidemment rien, et si Marx a conservé la dia- lectique hégélienne, il en a conservé aussi le vrai contenu philosophique qui est le rationalisme. Ce qu'il en a modifié, ce n'est que le costume, qui, « spiritualiste » chez Hegel, est 43 « matérialiste » chez lui. Mais, dans cet usage, ce ne sont là que des mots. Une dialectique fermée, comme la dialectique hégélienne, est nécessairement rationaliste. Elle présuppose et « démon- tre » à la fois que la totalité de l'expérience est exhausti- vement réductible à des déterminations rationnelles. (Qu'au surplus, ces déterminations se trouvent chaque fois miracu- leusement coïncider à la « raison » de tel penseur ou de telle société, qu'il y ait donc au noyau de tout rationalisme un anthropocentrisme ou socio-centrisme, qu'autrement dit tout rationalisme érige en Raison telle raison particulière, cela est pleinement évident et pourrait clore la discussion). Elle est Î'aboutissement nécessaire de toute philosophie spéculative et systématique, qui veut répondre au problème : comment pouvons-nous avoir une connaissance vraie ? et se donne la vérité comme système achevé de relations sans ambiguité et sans résidu. Peu importe à cet égard si son rationalisme prend une tournure « objectiviste » (comme chez Marx et EngeĪs), le monde étant rationnel en soi, système de lois sans limite régis- sant un substratum absolument neutre et notre pénétration de ces lois découlant du caractère (incompréhensible, faut-il le dire) de reflet de notre connaissance ; ou s'il prend une tournure « subjectiviste » (comme dans les philosophies de l'idéalisme allemand, y compris finalement même chez Hegel), le monde dont il peut être question (en fait donc l'univers du discours) étant le produit de l'activité du sujet, ce qui en garantit du coup la rationalité (20 a). Réciproquement, toute dialectique rationaliste est néces- sairement une dialectique fermée. Sans cette fermeture, l'en- semble du système reste suspendu en l'air. La « vérité » de chaque détermination n'est rien d'autre que le renvoi à la totalité des déterminations, sans lequel chacun des moments du système reste à la fois arbitraire et indéfini. Il faut donc se donner la totalité sans résidu, rien ne doit rester en dehors, autrement le système n'est pas incomplet, il n'est rien du tout. Toute dialectique systématique doit aboutir à une « fin de l'histoire », que ce soit sous la forme du savoir absolu de Hegel ou de ſ’ « homme total » de Marx. L'essence de la dialectique hégélienne ne se trouve pas dans l'affirmation que le logos « précède » la nature, encore moins dans le vocabulaire qui en forme le « vêtement théo- logique ». Elle gît dans la méthode elle-même, dans le postu- lat fondamental selon lequel « tout ce qui est réel, est ration- nel », dans la prétention inévitable de pouvoir produire la totalité des déterminations possibles de son objet. Cette (20 a) Des éléments de dialectique « subjectiviste » de ce type se rencontrent dans les œuvres de jeunesse de Marx, et ils forment la substance de la pensée de Lukács. On y reviendra plus loin. 44 une essence ne peut pas être détruite par la remise de la dialec- tique « sur ses pieds », puisque visiblement il s'agira toujours du même animal. Un dépassement révolutionnaire de la dialectique hégélienne exige non pas qu'on la remette sur les pieds, mais que, pour commencer, on lui coupe la tête. La nature et le sens de la dialectique hégélienne ne peut pas, en effet, changer du fait qu'on appellera désormais « matière » ce que l'on appelait auparavant « logos » ou « esprit » si du moins par « esprit » on n'entend pas un Monsieur à barbe blanche demeurant au ciel et si l'on sait que la nature « matérielle » n'est pas masse d'objets colorés et solides au toucher. Il est complètement indifférent à cet égard de dire que la nature est un moment du logos, ou que le logos surgit à une étape donnée de l'évolution de la matière, puisque dans les deux cas les deux entités sont posées d'emblée comme de même essence, à savoir d'essence ration- nelle. D'ailleurs aucune de ces deux affirmations n'a un sens, puisque personne ne peut dire ce qu'est l'esprit ou la matière en dehors de définitions purement vides car purement nomi- nales : la matière (ou l'esprit) est tout ce qui est, etc. La matière et l'esprit dans ces philosophies ne sont finalement que de l'Etre pur, c'est-à-dire, comme disait justement Hegel, du Néant pur. Se dire « matérialiste » ne diffère en rien de se dire « spiritualiste » si par matière on entend une entité par ailleurs indéfinissable mais exhausitivement soumise à des lois consubstantielles et co-extensives à notre raison, et donc dès maintenant pénétrables par nous en droit (et même en fait, puisque les « lois de ces lois », les « principes suprêmes de la nature et de la connaissance » sont d'ores et déjà ce sont les « principes » ou les « lois de la dialec- tique », découverts depuis cent cinquante ans et maintenant même numérotés grâce au camarade Mao Tsé-Toung). Lors- qu'un astronome spiritualiste, comme Sir James Jeans, dit que Dieu est un mathématicien, et lorsque des matérialistes dialectiques affirment farouchement que la matière, la vie et l'histoire sont intégralement soumises à un déterminisme dont on trouvera un jour l'expression mathématique, il est triste de penser que sous certaines conditions historiques les parti- sans de chacune de ces écoles auraient pu fusiller ceux de l'autre (et l'ont effectivement fait). Car ils disent tous exacte- ment la même chose, lui donnant simplement un nom différent. Une dialectique « non spiritualiste » doit être tout aussi une dialectique « non matérialiste » au sens qu'elle refuse de poser un Etre absolu, que ce soit comme esprit, comme matière ou comme la totalité déjà donnée en droit de toutes les déterminations possibles. Elle doit éliminer la clôture et l'achèvement, repousser le système complété du monde. Elle doit écarter l'illusion rationaliste, accepter sérieusement l'idée qu'il y a de l'infini et de l'indéfini, admettre, sans pour autant connus : 45 renoncer au travail, que toute détermination rationnelle laisse un résidu non déterminé et non rationnel, que le résidu est tout autant essentiel que ce qui a été analysé, que nécessité et contingence sont continuellement imbriquées l'une à l'autre, que la « nature », hors de nous et en nous, est toujours autre chose et plus que ce que la conscience en construit, - et que tout cela ne vaut pas seulement pour l' « objet », mais aussi pour le sujet, et non seulement pour le sujet « empirique » mais aussi pour le sujet « transcendantal » puisque toute légis- lation transcendantale de la conscience présuppose le fait brut qu'une conscience existe dans un monde (ordre et désordre, saisissable et inépuisable), fait que la conscience ne peut pas produire elle-même, ni réellement ni symboliquement. Ce n'est qu'à cette condition qu'une dialectique peut vraiment envisager l'histoire vivante, que la dialectique rationaliste est obligée de tuer pour pouvoir la coucher sur les paillasses de ses laboratoires. Mais une telle transformation de la dialectique n'est pos. sible, à son tour, que si l'on dépasse. l'idée traditionnelle et séculaire de la théorie comme système fermé et comme contemplation. Et c'était là effectivement une des intuitions essentielles du jeune Marx. IV. LES DEUX ELEMENTS DU MARXISME ET LEUR DESTIN HISTORIQUE Il y a dans le marxisme deux éléments dont le sens et le sort historique ont été radicalement opposés. L'élément révolutionnaire éclate dans les cuvres de jeu- nesse de Marx, apparaît encore de temps en temps dans ses Quvres de maturité, réapparaît parfois dans celles des plus grands marxistes - Rosa Luxembourg, Lénine, Trotsky – résurgit une dernière fois chez G. Lukács. Son apparition représente une torsion essentielle dans l'histoire de l'huma- nité. C'est lui qui veut détrôner la philosophie speculative en proclamant qu'il ne s'agit plus d'interpréter, mais de trans- former le monde, et qu'il faut dépasser la philosophie en la réalisant. C'est lui qui refuse de se donner d'avance la solution du problème de l'histoire et une dialectique achevée, et affirme que le communisme n'est pas un état idéal vers lequel s'achemine la société, mais le mouvement réel qui sup- prime l'état de choses existant ; qui met l'accent sur le fait que les hommes font leur propre histoire dans des conditions chaque fois données, et qui déclarera que l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes. C'est lui qui sera capable de reconnaître dans la Commune de Paris ou dans les Soviets russes non seulement des événements insur- 46 rectionnels, mais la création par les masses en action de nou- velles formes de vie sociale. Peu importe pour l'instant si cette reconnaissance est restée partielle et théorique ; si les idées évoquées plus haut ne sont que des points de départ, soulèvent de nouveaux problèmes ou én enjambent d'autres. Il y a ici, il faut être aveugle pour ne pas le voir, l'annonce d'un monde nouveau, le projet d'une transformation radicale de la société, la recherche de ses conditions dans l'histoire effective et de son sens dans la situation et l'activité des hommes qui pourraient l'opérer. Nous ne sommes pas au monde pour le regarder ou pour le subir ; notre destin n'est pas la servitude ; il y a une action qui peut prendre appui sur ce qui est pour faire exister ce que nous voulons être ; comprendre que nous sommes des apprentis sorciers est déjà un pas hors de la condition de l'apprenti sorcier, et compren- dre pourquoi nous le sommes en est un deuxième ; au-delà d'une activité inconsciente de ses vraies fins et de ses résultats · reéls, au-delà d'une technique qui d'après des calculs exacts modifie un objet sans que rien de nouveau en résulte, il peut et il doit y avoir une praxis historique qui transforme le monde en se transformant elle-même, qui se laisse éduquer en éduquant, qui prépare le nouveau en se refusant à le prédé- terminer car elle sait que les hommes font leur propre histoire. Mais ces intuitions resteront des intuitions, elles ne seront jamais vraiment développées (21). L'annonce du monde nouveau sera rapidement étouffée par le foisonnement d'un deuxième élément qui sera développé sous forme de système, qui deviendra rapidement prédominant, qui relèguera le pre- mier dans l'oubli ou ne l'utilisera rarement que comme alibi idéologique et philosophique. Ce deuxième élément est celui qui réaffirme et prolonge la culture et la société capita- listes dans ses tendances les plus profondes, même s'il le fait à travers la négation d'une série d'aspects apparemment (et réellement) importants du capitalisme. C'est celui qui réalise le passage à la limite du capitalisme, qui tisse ensemble la logique sociale du capitalisme et le positivisme des sciences du xixe siècle. C'est lui qui fait comparer à Marx l'évolution sociale à un procés naturel (22), qui met l'accent sur le (21) Sauf, jusqu'à un certain point, par G. Lukács (dans Histoire et Conscience de classe). Il est du reste frappant que Lukács, lors- qu'il rédigeait les essais contenus dans ce livre, ignorait quelques- uns des manuscrits de jeunesse les plus importants de Marx (notam- ment le manuscrit de 1844 intitulé Economie Politique et Philoso- phie et l'idéologie allemande), qui n'ont été publiés qu'en 1925 et 1931. (22) Dans la deuxième préface au Capital, Marx cite, en la quali- fiant d' «excellente », la description de sa « véritable méthode s par Le courrier européen de Saint-Pétersbourg, qui affirmait notamment : « Marx considère l'évolution sociale comme un procés naturel régi par des lois qui ne dépendent pas de la volonté, de la conscience ni de l'intention des hommes, mais les déterminent au contraire ». (Le Capital, éd. Costes, vol. I, p. XCII). 47 déterminisme économique, qui salue dans la théorie de Darwin une découverte parallèle à celle de Marx (23). Comme tou- jours, ce positivisme scientiste se renverse immédiatement en rationalisme et en idéalisme dès qu'il pose les questions der- nières et qu'il y répond. L'histoire est système rationnel soumis à des lois données, dont on peut dès maintenant définir les principales. La connaissance forme système, déjà possédé dans son principe ; il y a certes progrès « asymptotique » (24), mais celui-ci est vérification et raffinement d'un noyau solide de vérités acquises, les « lois de la dialectique ». Corrélativement, le théorique garde sa place éminente, son caractère premier quels que soient les invocations de l' « arbre vert de la vie », les renvois à la pratique comme vérification ultime (25). Tout se tient dans cette conception : analyse du capita- lisme, philosophie générale, théorie de l'histoire, statut du prolétariat, programme politique. Et les conséquences les plus extrêmes en découlent en bonne logique, et en bonne his- toire aussi comme l'expérience l'a montré depuis un demi- siècle. Le développement des forces productives commande le reste dans la vie sociale. Dès lors, même s'il n'est pas fin ulti- me en soi, il est fin ultime en pratique puisque le reste en est déterminé et en découle « par surcroît », puisque « le royaume de la liberté ne peut s'édifier que sur le royaume de la néces- (23) Comparaison faite plusieurs fois par Engels. Cela ne veut pas dire évidemment que l'on puisse sous-estimer l'importance de Darwin dans l'histoire de la science, ni même dans celle des idées en général. (24) C'est l'idée qu'exprime Engels à plusieurs reprises, notam- ment dans l'Anti-dühring. Idée qui recouvre un crypto-kantisme bizarre et honteux, et qui est en contradiction ouverte avec toute « dialectique ». (25) Lukács a montré très justement que la pratique telle que l'entend Engels, c'est-à-dire « l'attitude propre à l'industrie et à l'expérimentation » est « le comportement le plus proprement contem- platif » (Histoire et conscience de classe, p. 168). Mais, jetant lui aussi le voile des fils de Noë sur la nudité du père, il laisse entendre implicitement qu'il s'agit là d'une erreur personnelle d'Engels, qui sur ce point aurait été infidèle au véritable esprit de Marx. Or ce que pensait Marx et même le jeune Marx n'était nullement diffé- rent : « La question de savoir si la vérité objective revient à la pen- sée humaine n'est pas une question théorique, mais une question pratique. Dans la pratique, l'homme doit démontrer la vérité. c'est- à-dire la réalité et la puissance, l'en-deçà de sa pensée. La querelle sur la réalité ou la non-réalité de la pensée isolée de la pratique est une question purement scolastique ». (IIe Thèse sur Feuerbach). Visiblement dans ce texte il ne s'agit pas exclusivement ou même essentiellement de la praxis historique au sens de Lukács, mais de la « pratique » en général, y compris de l'expérimentation et de l'industrie, comme d'ailleurs le montrent d'autres passages des textes de jeunesse. Or, non seulement cette pratique reste, comme le rap- pelle Lukács, à l'intérieur de la catégorie de la contemplation ; elle ne peut jamais être une vérification de la pensée en général, une « démonstration de la réalité de la pensée ». Elle nous fait jamais rencontrer qu'un autre phénomène, il n'est pas question qu'elle permette de dépasser la problématique, kantienne. ne 48 sité » (26), qu'il présuppose l'abondance et la réduction de la journée de travail et celles-ci un degré donné de développe- ment des forces productives. Ce développement, c'est le progrès. Certes, l'idéologie vulgaire du progrès est dénoncée et tournée en dérision, on montre que le progrès capitaliste se base sur la misère des masses. Mais cette misère elle-même fait partie d'un processus ascendant. L'exploitation du prolé- tariat est justifiée « historiquement », aussi longtemps que la bourgeoisie en utilise les fruits pour accumuler et continue ainsi son expansion économique. La bourgeoisie, classe exploi- teuse dès le début, est classe progressive aussi longtemps qu'elle développe les forces productives (27). Dans la grande tradition réaliste hégélienne, non seulement cette exploitation mais tous les crimes de la bourgeoisie, décrits et dénoncés à un certain niveau, sont récupérés par la rationalité de l'histoire à un autre et finalement, puisqu'il n'y a pas d'autre critère, justi- fiés. « L'histoire universelle n'est pas le lieu de la félicité », disait Hegel. On s'est souvent demandé comment des marxistes avaient- ils pu être staliniens. Mais si les patrons sont progressifs, à condition qu'ils bâtissent des usines, comment des commissaires qui en bâtissent autant et plus ne le seraient-ils pas (27 a) ? Quant à ce développement des forces productives, il est univo- que et univoquement déterminé par l'état de la technique. Il n'y a qu'une technique à une étape donnée, il n'y a donc aussi qu'un seul ensemble rationnel de méthodes de production. Il n'est pas question, cela n'a pas de sens, d'essayer de développer une société par des voies autres que l' « industrialisation » terme en apparence neutre, mais qui finalement accouchera de tout son contenu capitaliste. La rationalisation de la production, c'est la rationalisation créée déjà par le capitalisme, la souve- raineté de l' « économique » dans tous les sens du terme, la (26) Le Capital, éd. Costes, vol. XIV, pp. 114-115. (27) Corrélativement, elle ne cesse de l'être que lorsqu'elle freine leur développement. Cette idée revient sans cesse sous la plume des grands classiques du marxisme (à commencer par Marx lui-même), sans parler des épigones. Que devient cette idée aujourd'hui, lorsque l'on constate que depuis vingt-cinq ans le capitalisme a développé les forces productives plus que ne l'avaient fait les quarante siècles précédents ? Comment un marxiste peut-il parler aujourd'hui de perspective révolutionnaire en restant marxiste, et donc en affir- mant en même temps qu' « une société ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir » (Marx, Fréface à la Contribution à la critique de l'économie politique, l. c, p. 6) ? Cela ni Nikita Khrouchtchev, ni les « gauchistes » de tout poil n'ont jamais pris la peine de l'expliquer. (27 a) Nous ne voulons évidemment pas dire que la bourgeoisie n'a pas été « progressive », ni que le développement des forces pro- ductives est réactionnaire ou intérêt. Nous disons qu'entre tes deux choses il n'y a pas de rapport simple, et qu'on ne peut sans plus faire correspondre la « progressivité » d'un régime à sa capacité de faire avancer les forces productives, comme le fait le marxisme. sans 49 quantification, le plan qui traite les hommes et leurs activités comme des variables mesurables. Réactionnaire sous le capi- talisme dès lors que celui-ci ne développe plus les forces pro- ductives et ne s'en sert que pour une exploitation de plus en plus « parasitaire », tout cela devient progressif sous la dicta- ture du prolétariat ». Cette transformation « dialectique » du sens du taylorisme, par exemple, sera explicitée par Trotsky dès 1919 (28). Que cette situation laisse subsister quelques problèmes philosophiques, puisqu'on ne voit pas dans ces condi- tions comment des « infrastructures » identiques peuvent sou- tenir des édifices sociaux opposés ; qu'elle laisse aussi subsis- ter quelques problèmes réels, pour autant que les ouvriers insuffisamment mûrs ne comprennent pas la différence qui sépare le taylorisme des patrons et celui de l'Etat socialiste, peu importe. On enjambera les premiers à l'aide de la « dialec- tique », on fera taire les seconds à coups de fusil. L'histoire universelle n'est pas le lieu de la subtilité. Enfin, s'il y a une théorie vraie de l'histoire, s'il y a une rationalité à l'oeuvre dans les choses, il est clair que la direc- tion du développement doit être confiée aux spécialistes de cette théorie, aux techniciens de cette rationalité. Le pouvoir absolu du Parti – et, dans le Parti, des « coryphées de la science marxiste-leniniste » selon l'admirable expression forgée par Staline à son propre usage - a un statut philosophique ; il est fondé en raison dans la « conception matérialiste de l'histoire » beaucoup plus véritablement que dans les idées de Kautsky, reprises par Lénine, sur < l'introduction de la conscience socialiste dans le prolétariat par les intellectuels petits-bourgeois ». Si cette conception est vraie, ce pouvoir doit être absolu, toute démocratie n'est que concession à la faillibilité humaine des dirigeants ou procédé pédagogique dont eux seuls peuvent administrer les doses correctes. L'alter- native est en effet absolue. Ou bien cette conception est vraie, donc définit ce qui est à faire, et ce que les travailleurs font ne vaut que pour autant qu'ils s'y conforment ; ce n'est pas la théorie qui pourrait s'en trouver confirmée ou infirmée, car le critère est en elle, ce sont les travailleurs qui montrent s'ils se sont ou non élevés à « la conscience de leurs intérêts historiques » en agissant conformément aux mots d'ordre qui concrétisent la théorie dans les circonstances (29), ou bien, l'activité des masses est un facteur historique autonome et créateur, auquel cas toute conception théorique ne peut être (28) Terrorisme et communisme, éd. 10-18, p. 225. · (29) Certes, les mots d'ordre peuvent être erronés, car les dirigeants se sont trompés dans l'appréciation de la situation, et notamment dans l'appréciation du degré de conscience et de combativité des tra- vailleurs. Mais cela ne modifie pas la logique du problème : les travailleurs apparaissent toujours comme une variable à estimation incertaine dans l'équation que les dirigeants ont à résoudre. 50 qu'un chaînon dans le long processus de réalisation du projet révolutionnaire ; elle peut, elle doit même, s'en trouver boule- versée. Alors la théorie ne se donne plus d'avance l'histoire el ne se pose plus comme étalon du réel, mais accepte d'entrer vraiment dans l'histoire et d'être bousculée et jugée par elle (30). Alors aussi tout privilège historique, tout « droit d'aînesse » est dénié à l'organisation basée sur la théorie. Ce statut majoré du Parti, conséquence inéluctable de la conception classique, trouve sa contrepartie dans ce qui est, malgré les apparences, le statut minoré du prolétariat. Si celui-ci a un rôle historique privilégié, c'est parce que, classe exploitée, il ne peut à la fin que lutter contre le capitalisme dans un sens prédéterminé par la théorie. C'est aussi parce: que, placé au coeur de la production capitaliste, il forme dans la société la force la plus grande et que, « dressé, éduqué, discipliné » par cette production, il est porteur de cette disci- pline rationnelle par excellence. Il compte non pas en tant que créateur de formes historiques nouvelles, mais en tant que matérialisation humaine du positif capitaliste, débarrassé de son négatif : il est « force productive » par excellence, sans rien avoir en lui qui puisse entraver le développement des forces productives. Ainsi l'histoire se trouvait encore une fois avoir produit autre chose que ce qu'elle semblait préparer : sous le couvert d'une théorie révolutionnaire, s'était constituée et développée l'idéologie d'une force et d'une forme sociale qui était encore à naître l'idéologie de la bureaucratie. Il n'est pas possible de tenter ici une explication de la naissance et de la victoire de ce deuxième élément dans le marxisme ; cela exigerait de reprendre l'histoire du mouve- ment ouvrier et de la société capitaliste depuis un siècle. On peut simplement résumer brièvement ce qui nous paraît en avoir été les facteurs décisifs. Le développement du marxisme comme théorie s'est fait dans l'atmosphère intellectuelle et philosophique de la deuxième moitié du XIXe siècle ; celle-ci a été dominée, comme aucune autre époque de l'histoire, par le scientisme et le positivisme, triomphalement portés par l'accumulation de découvertes scientifiques, leur vérification expérimentale, et surtout, pour la première fois à cette échelle, « l'application raisonnée de la science à l'industrie ». L'appa- rente toute-puissance de la technique était quotidiennement « démontrée », la face de pays entiers se transformant rapi- (30) Combien cette conception est étrangère aux marxistes le montre le fait que, pour les plus «purs » parmi eux, l'histoire réelle es! vue implicitement comme si elle avait « déraillé » depuis 1939 ou même depuis 1923, puisqu'elle ne s'est pas déroulée sur les rails posés par la théorie. Que la théorie pourrait tout aussi bien avoir déraillé depuis bien plus longtemps, cela ne leur traverse jamais l'esprit. 51 en dement par l'extension de la révolution industrielle ; ce qui, dans le progrès technique, nous apparaît aujourd'hui non seu- lement comme ambivalent, mais même comme indéterminé quant à sa signification sociale, n'émergeait pas encore. L'éco- nomie se donnait comme l'essence des relations sociales et le problème économique comme le problème central de la société. Le milieu offrait aussi bien les matériaux que la forme pour une théorie « scientifique » de la société et de l'histoire ; il l'exigeait même, et en prédéterminait largement les catégo- ries dominantes. Mais le lecteur qui a compris ce que nous avons voulu dire dans les pages qui précèdent, comprendra aussi que nous ne pouvons pas penser que ces facteurs four- nissent « l'explication » du destin du marxisme. Le destin de l'élément révolutionnaire dans le marxisme ne fait qu'ex- primer, au niveau des idéologies, le destin du mouvement révolutionnaire dans la société capitaliste jusqu'à maintenant. Dire que le marxisme, depuis un siècle, s'est graduellement transformé une idéologie qui a sa place dans la société existante, c'est simplement dire que le capitalisme a pu se maintenir et même s'affermir comme système social, qu'on ne peut pas concevoir une société où s'affirme à la longue le pouvoir des classes dominantes et où, simultanément, vit et se développe une théorie révolutionnaire. Le devenir du marxisme est indissociable du devenir de la société dans laquelle il a vécu. Ce devenir est irréversible, et il ne peut y oir de « restau- ration » du marxisme dans sa pureté originelle, ni de retour « bonne moitié ». On rencontre parfois encore des « marxistes » subtils et tendres (qui en règle générale ne se sont jamais occupés de politique, de près ou de loin) pour qui, étonnamment, toute l'histoire subsequente est à compren- dre à partir des textes de jeunesse de Marx et non pas ces textes de jeunesse à interpréter à partir de l'histoire ulté- rieure. Ainsi veulent-ils maintenir la prétention que le marxisme a « dépassé » la philosophie, en l'unifiant aussi bien à l'analyse concrète (économique) de la société qu'à la pra- tique, et que pour autant il n'est plus et même n'a jamais pu être une spéculation ou un système théorique. Ces préten- tions (qui s'appuient sur une certaine lecture de quelques passages de Marx et sur l'oubli d'autres infiniment plus nom- breux), ne sont pas « fausses il y a dans ces idées des germes dont nous avons dit plus haut qu'ils sont essentiels. Mais ce qu'il faut voir, ce n'est pas seulement que ces germes ont été recouverts pa un gel de cent ans. C'est que, dès qu'on dépasse le stade des inspirations, des intuitions, des inten- tions programmatiques dès que ces idées doivent s'incar- ner, devenir la chair d'une pensée qui tente d'embrasser le monde réel et animer une action, ce qui était la belle unité nouvelle se dissout. Elle se dissout, car ce qui devait être une vers sa 52 description philosophique de la réalité du capitalisme, l'intégration de la philosophie et de l'économie, se décompose en deux phases, une résorption de la philosophie par une économie qui n'est que de l'économie, et une réapparition illégitime de la philosophie au bout de l'analyse économique. Elle se dissout car ce qui devait être l'union de la théorie et de la pratique se dissocie dans l'histoire réelle entre une doctrine rigidifiée à l'état où l'a laissée la mort de son fonda- teur, et une pratique à laquelle cette doctrine sert, au mieux, de couverture idéologique. Elle se dissout car, en dehors de quelques rares moments (comme 1917) dont l'interprétation d'ailleurs reste à faire et n'est nullement simple, la praxis est restée un mot et que le problème du rapport entre une acti- vité qui se veut consciente et l'histoire effective, comme du rapport entre les révolutionnaires et les masses, demeure entier. S'il peut y avoir une philosophie qui soit autre chose et plus que la philosophie, cela reste à démontrer. S'il peut y avoir une politique qui soit autre chose et plus que de la politique, cela le reste également. S'il peut y avoir une union de la réflexion et de l'action, et si cette réflexion et cette action, au lieu de séparer ceux qui les pratiquent et les autres, les emportent ensemble vers une nouvelle société, cette union reste à faire. L'intention de cette unification était présente à l'origine du marxisme. Elle est restée une simple intention mais, dans une nouveau contexte, elle continue, un siècle après, de définir notre tâche. Paul CARDAN. ce (Les deux dernières parties de texte, « Bilan provisoire » et « Le statut d'une théorie révolutionnaire », seront publiées dans le prochain numéro de Socialisme ou Barbarie). 53 1 DISCUSSIONS M. Garaudy, Kafka et le problème de l'aliénation (A propos de l'essai : D'un réalisme sans rivages*) ne sommes NOTE DE LA REDACTION. Il est sans doute superflu de présenter aux lecteurs de SOCIALISME OU BARBARIE, le D' Joseph Gabel, un des rares penseurs qui ont tenté, pendant les vingt dernières années, de maintenir vivants les éléments les plus féconds de la théorie marxiste et de les appliquer à des problèmes neufs. Nous comptons, du reste, publier dans un de nos prochains numéros, une analyse critique de son important ouvrage LA FAUSSE CONSCIENCE (Editions de Minuit, 1963). Nous sommes donc heureux de publier son essai qu'on va lire. Qu'il nous soit simplement permis d'ajouter que nous pas forcément d'accord avec l'ensemble des points de vue qu'il exprime. Nous pensons notamment qu'il surestime la portée des tendances qui produisent actuellement, dans le monde communiste, ce qu'il appelle la « désaliénation », ou, plus exactement, la nature et la signification du reflet qu'en offre l'appareil officiel des partis communistes lorsque, par exemple, il pense que de ce fait, « une saisie dialectique du réel redevient possible » (de la part des communistes). Que le monde stalinien comme le monde capitaliste soit obligé de bouger, c'est sûr ; que la réification intégrale des dirigeants et du système ne peut représenter qu'un moment limite, nous l'avons depuis longtemps dit ici même. Il n'en résulte pas que cela constitue une « désaliénation » sans plus ; et sur- tout, de la part de l'appareil dirigeant, l' « adaptation » à la nouvelle situation obéit toujours au même impératif, du maintien de sa domination. Ce maintien n'est plus possible par la simple contrainte totalitaire, celle-ci doit être remplacée par une manipulation plus subtile. Mais il serait, à notre avis, erroné et grave de laisser penser que cela pourrait conduire à une « renaissance idéologique » du communisme. Une telle renaissance ne serait possible qu'à condition que l'appareil en question soit brisé et éliminé. C'est d'ailleurs ce qui permet de comprendre indépendamment de toute considération de personnes la pauvreté et la platitude extrême des essais de Garaudy. Est-ce un hasard, si après la « langue de bois » stalinienne, les ex-staliniens mal déstalinisés ne puissent se servir que d'une langue de coton ? « De quel humour est capable l'histoire : l'antistali- nisme volé aux anti-staliniens, par les staliniens. Ils ne savaient rien à l'époque, ils étaient trop candides, trop confiants, trop fervents. Il fallait être hypocrite, fasciste, pour croire à de telles horreurs. Il faut manquer de pudeur pour se féliciter d'avoir été anti-stalinien du temps de Staline » (Edgar Morin « Etudes » (Bruxelles), nº 3, 1963, p. 12). Plon, 1963. 54 se F'endant des décennies, le problème de l'aliénation a fait pour les marxistes dogmatiques, figure de sujet tabou. Il n'y a pas très longtemps encore bien après la mort de Staline, en tout cas H. Lefebvre s'est vu rappeler à l'ordre dans une revue philosophique russe pour avoir accordé une attention exagérée à cette question impure. En effet je reprends ici la formule même dont sert H. Lefebvre « le drame de l'aliénation est «dialectique » (1). Nulle critique valable, nulle prise de conscience réelle de fait de l'aliénation ne saurait avoir lieu hors d'un contexte dialectique ; pour tout un courant de la psychanalyse contemporaine, l'acte thérapeutique (désaliénant) du psychanalyste consiste essentiellement en l'acte de dialectisation de la conscience morbide prisonnière d'une existence purement spatiale (2). Le concept d'aliénation est littéralement vide de sens en dehors des cadres d'une pensée dialectique. Or, toute l'his- toire idéologique du stalinisme n'est guère qu'un long et patient effort pour éliminer tout élément dialectique du marxisme quitte à justifier généralement à l'aide d'accusations d'irrationalisme ou d'idéalisme cette dé-dialectisation. C'est M. R. Garaudy lui-même qui s'est chargé de nous fournir la somme ou si l'on veut : l'indigeste de ce courant idéologique : La Théorie matérialiste de la connais- sance (3) « ouvrage peu documenté et peu critique qui expose un matérialisme marxiste dénué de tout élément dialectique vérita- ble... » (4). Jusqu'en 1953 il était difficile d'être dialecticien sans passer pour idéaliste, être sensible au problème de l'aliénation à la manière des surréalistes par exemple sans faire figure d'apolo- giste honteux de la décadence bourgeoise. Dans l'univers cristallin du manichéisme stalinien un univers de détenteurs de vérités révélées et de déviationnistes au service de la police une véritable critique de l'aliénation , même portant exclusivement sur la conscience politique de l'adversaire ! ne saurait avoir de droit de cité. Une idéologie profondément aliénée elle-même, n'est jamais en mesure de contenir une théorie sociologique et critique de l'alié- nation ; dénoncer la mauvaise foi de l'adversaire et exalter impli- citement la vérité définitive du point de vue propre constitue la technique de confort intellectuel, correspondant à besoins. Le manichéisme est certes une manifestation de l'aliénation poli- tique mais il ne saurait y avoir une théorie manichéenne de l'alié- nation. Dans les cadres du stalinisme l'aliénation tend ainsi à devenir un mythe (5). ses (1) « Critique de la vie quotidienne », Paris 1947, p. 111. (2) Cf. les travaux de Gisèle Pankow qui se rattachent à la tradi- tion psychanalytique, mais aussi à la pensée d’E. Minkowski. Cf. aussi certains aspects de la pensée de Jacques Lacan. Plutôt que de résumer ici ces théories nous nous permettrons de renvoyer à notre ouvrage La Fausse Conscience. (Editions de Minuit, 1962), p. 11; note 5 pour Lacan, pp. 176-77 pour Pankow. Nous y avons tenté d'élaborer une théorie dialectique de l'aliénation clinique (Interpré- tation de la schizophrénie comme forme individuelle de la conscience réifiée). (3) Paris, P. U. F. 1954. Mais cet ouvrage n'est que l'une des deux « sommes » de la dite tendance, l'autre étant hélas ! La Destruc- tion de la Raison, de G. Lukács ! (4) Calvez : La pensée de Karl Marx, Paris (Seuil), 1956, p. 648. (5) De même le stricte physiologisme de la psychiatrie russe sous Staline, visait en somme à écarter toute position indiscrète du pro- blème de l'aliénation à l'échelle individuelle et notamment toute analyse structurelle de la pensée délirante. Cf. la collection de la revue La Raison passim. 55 Ce merveilleux confort intellectuel de l'univers manichéen appar- tient désormais et de façon irréversible espérons-le au passé. Les temps et les idées ont changé radicalement ; pour le sociologue de la connaissance le fait qu'une certaine renaissance de la dialec- tique ait marché de pair avec un regain d'actualité du problème de l'aliénation, n'est aucunement un fait du hasard. C'est en effet la réhabilitation discrète de certaines grandes doctrines dialectiques qui a inauguré ce processus dès 1954 : la relativité a cessé de faire figure de « machisme » idéaliste, la psychanalyse d'être considérée comme une doctrine policière destinée à justifier le racisme améri- cain ! (6). Demain nous assisterons à la réhabilitation de la Gestalt, de Binswanger, de Moreno ; d'ici là, M. Garaudy aura eu le temps d'oublier les pages de sa thèse (7) où il a exécuté la Gestalt comme doctrine idéaliste. La remise en honneur de la théorie de l'aliénation devait s'en suivre logiquement et il est permis une fois n'est pas coutume ! de faire écho à L. Aragon qui célèbre dans la parution de l'essai de R. Garaudy un événement d'importance. Ce n'est pas un grand ouvrage, il s'en faut, sa publication chez un éditeur bour- geois ! marque cependant une étape : celle de la prise de conscience par le marxisme communiste de l'importance du problème de l'alienation. Certes, H. Lefebvre s'est souvent intéressé à l'alié- nation mais nous lui devons bien ce compliment qu'en tant que penseur, il n'a jamais parlé qu'en son propre nom. La voix de M. Garaudy est en revanche His masters voice. Avec lui c'est le parti communiste qui commence à s'intéresser à cette question cruciale ; c'est là un fait nouveau dont il est impossible de méconnaître l'importance. * Isaac Deutscher a sans doute été un précurseur dans cette ques- tion : au moment de la publication en 1954 de son livre : La Russie après Staline, on tendait encore assez généralement à considérer la détente comme un fait relevant de la seule politique étrangère sovié- tique, sans cause véritablement sociologique (la mort de Staline ne serait être qualifiée de cause sociologique !) sans incidence structu- relle sur la conscience politique ou l'idéologie. Selon Deutscher le progrès de l'industrialisation aurait fait reculer la magie primitive de la conscience politique soviétique ; la mort de Staline aurait été en somme une cause occasionnelle, rendant possible la percée d'un processus sous-jacent. Il eut donc le mérite de percevoir le phéno- mène de la détente dans une optique historiciste (8) ; quant à l'aspect causal de son explication, il est permis de formuler des réserves. Cette explication octroie en effet une vertu désaliénante autonome au processus d'industrialisation, ce qui reste à prouver. La décen- tration de puissance dans le camp socialiste a sans doute joué le rôle du véritable primum movens : l'avènement du « socialisme polycen- trique » a brisé le schéma manichéen et réifié de la vision du monde du stalinisme, schéma qui avait marqué de son empreinte natu- rellement dans le sens d'une dédialectisation extrême toute la base logique de cette idéologie (9). Le jour où la perception dualiste (6) Ces tristes âneries ont été bel et bien imprimées notam- ment dans la revue La Raison, entre 1951 et 1954. (7) La Théorie matérialiste de la Connaissance, pp. 163-168. (8) « Historiciste » dans le sens de Mannheim (cf. son essai Historismus paru en 1924 dans l'Archiv f. Sozialwissenschaft) c'est- à-dire fonctionalisé selon une totalité historique concrète. (9) J'ai signalé cette incidence gnoséo-sociologique de la polycentr - sation du camp socialiste dans un article paru en 1958 (« Commu- 56 non de l'univers cède à la pression des réalités, une saisie dialectique redevient possible. La véritable signification historique de Khroucht- chev n'est pas d'avoir atténué une terreur policière dont il avait été lui-même un artisan, mais d'avoir « pris conscience >> sans quelque lucidité, de la nouvelle réalité polycentrique alors que' Staline a entraîné son monde dans une réaction de défense de structure proprement délirante (10). Il ne s'agit donc ni de dégel, ni de revi- sionnisme (11), mais de quelque chose de tout autrement précis : d'un processus de désaliénation politique. La parution de l'essai de R. Garaudy marque le moment, important pour l'histoire idéologique, où ce processus est assez avancé pour rendre sociologiquement possible la position théorique du problème de l'aliénation en général. Il existe en effet une profonde parenté entre la signification de l'euvre de Kafka et celle de Georges Lukács. L'univers de Kafka est très exactement celui décrit dans Histoire et Conscience de Classe mais vu dans l'optique et analysé par les moyens propres du romancier. Les années se situant autour de 1920 ont été comme l'a observé un jour Georges Lapassade (12) particulièrement fertiles en cuvres « désaliénantes » : Lukács, Kafka, Moreno et son « psychodrame », mouvement surréaliste ; j'y ajouterai l'essai oublié de Paul Szende : Verhüllung und Enthüllung (paru en 1922). Même certains aspects de l'euvre de V. Pareto « désalié- nateur » de droite appartiennent à ce contexte. Kafka est porté par cette vague en étant sans doute son représentant par excellence ; la philosophie implicite de son cuvre transcende de loin une critique, pourtant exempte d'indulgence, de la réalité sociale de son temps, nisme et Dialectique ». Les Lettres Nouvelles, 1958). Plutôt que la structure sociale et économique de la Russie, c'est sa position dans l'intérieur du camp socialiste qui a changé ; la nouvelle impor- tance de la Chine et à un moindre degré, le succès des entreprises titiste et gomulkiste, ont partiellement compromis la situation « privi- légiée » de la Russie, sapant ainsi l'une des bases du sociocentrisme » (Art. cit. p. 565, avril 1958). Anotre sens c'est là le véritable « secret sociologique » du processus de désaliénation qui a lieu dans le camp socialiste. L'action désaliénante du progrès technique, invoquée implicite- ment par Deutscher, a pu jouer un rôle réel, mais à notre sens secondaire. Cette théorie pose au demeurant un curieux problème, car le progrès technique n'est pas un privilège du camp socialiste. Elle fournit donc la clé du phénomène néo-capitaliste compris comme une forme moins réifiée du système capitaliste. Cf. à ce propos l'article de P. Cardan, dans « Socialisme et Barbarie », nºs 31 à 33. (10) Que l'on songe à l' « identification » Tito-Franco courante à l'époque, ou encore aux manifestations délirantes de l'antisionisme en U. R. S. S. comme le trop fameux procès des « assassins en blouse blanche ». C'était de la schizophrénie pure. (11) On parle un peu à tort et à travers de revisionnisme à ce sujet. Le terme « désaliénation » désigne un processus histori- que précis : retour à la dialectique et prise de conscience consécu- tive de l'actualité du « problème dialectique de l'aliénation. Son usage implique donc une critique persistante du stalinisme. Le terme « revisionnisme » implique en revanche la supposition gratuite que Marx a été un stalinien avant la lettre et le stalinisme n'est en somme que l'épanouissement pratique » des doctrines de Marx. Son emploi constitue donc une justification marxiste du stalinisme tout prétendant dépasser les deux. Il consacre donc une mystification. Le seul emploi légitime du terme « revisionnisme » est celui qui désigne le mouvement d'Edouard Bernstein en Allemagne vers 1900. (12) Dans une conférence chez les Jeunes Socialistes vers 1961. en 57 pour déboucher sur une dénonciation générale de toutes les formes d'aliénation ou de réification sans exception aucune. Cette cuvre constitue donc M. Carrouges l'a bien vu dès 1948 (13) une critique anticipée de l'aliénation politique dite « de gauche » : du stalinisme. Il est permis d'en dire autant d'Histoire et Conscience de Classe. Le mécanisme de sociologie de connaissance qui a conduit autrefois le marxisme officiel à rejeter l'œuvre de Kafka et celui qui a présidé à la disgrâce de Lukács est le même : un contexte politique profondément aliéné ne saurait admettre la position même purement théorique voire exclusivement littéraire du problème de l'aliénation (14). L'accusation d'idéalisme formulé à l'encontre de Lukács, celle d'être le reflet de la décadence bourgeoise, à l'adresse de Kafka, ne sont guère que des théories de couverture (Verhüllungstheorien) destinées à masquer la raison gnoséo-sociolo- gique fondamentale mais inavouable de ce rejet, Ces mécanismes de barrage ne semblent plus jouer en 1963 ; nous sommes là indiscutable- ment en présence d'un fait capital et c'est en même temps la raison qui nous fait considérer la date de parution de l'essai médiocre de R. Garaudy comme une date importante. Nous assistons à une sorte de consolidation » de la déstalinisation ; conscience à travers de Kafka, de l'actualité du problème de l'alié- nation, le marxisme officiel risque de rendre irréversible son rejet du stalinisme (15). de < cure en prenant On souhaiterait qu'un ouvrage porteur d'une signification objec- tive de cette envergure en soit digne de par son originalité ou le niveau philosophique de sa réflexion. Or, Garaudy continue d'utiliser ces concepts passe-partout qui proviennent directement de l'arsenal idéologique du stalinisme et, pour autant qu'il les dépasse il n'ap- porte rien d'original, rien qu'on ne puisse déjà trouver chez les auteurs qui se sont déjà occupé depuis des années de la question, et dont M. Garaudy fait mine d'ignorer les travaux. On aurait, par exemple, vu avec satisfaction, ne serait-ce qu'en gage d'une déstalinisation littéraire, figurer en bas de page une référence à l'excellent ouvrage du regretté André Németh : Kafka ou le mystère juif (16) qui pose précisément le problème des racines juives de la pensée de Kafka et aussi celui de ses rapports avec l'existentialisme : deux thèmes importants de la recherche de M. Garaudy. Le deuxième est d'ailleurs résolu d'autorité à l'aide d'une sentence définitive ; « L'amour et le mariage peuvent être le lien avec l'existence authentique. C'est ce qui exclut l'interpré- tation existentialiste de Kafka : la liberté est dans le lien et non dans sa rupture » (17). De quel « existentialisme » s'agit-il ? de (13) Carrouges, Op cit, p. 75 sq. (14) Les psychanalystes considèrent qu'il est impossible de prati- quer valablement l'analyse thérapeutique ou didactique sans être soi-même analysé. (15) On songe avec horreur à l'éventualité suivante : Les stali- niens reprennent le pouvoir à Moscou. M. Khrouchtchev est arrêté, jugé et exécuté comme ennemi du peuple et agent de l'impérialisme américain. (Les preuves en seraient moins difficiles à trouver qu'à l'époque pour Zinoviev ou Boukharine). On recommence à dénoncer la psychanalyse comme doctrine policière et Kafka comme produit de décomposition de la pourriture bourgeoise (Je ne parle même pas de Saint-John Perse !). Que ferait alors M. Garaudy ? Que feront ses lecteurs ? En idéologie tout comme dans le domaine du progrès technique, certains progrès sont virtuellement irréversibles. (16) Paris, 1947, Jean Vigneau, éditeur. (17) Garaudy, p. 176. 58 en celui de Heidegger, de celui de Sartre, de l'existentialisme chrétien de Gabriel Marcel le premier à notre connaissance à souligner l'importance d'une dialectique « avoir-être » et dont Garaudy semble avoir fait son plus grand profit (18) ou encore de celui des héros des « faits-divers » de Saint-Germain-des-Prés des années 50 ? On est tenté par la dernière hypothèse. En tout cas la « démonstration » de M. Garaudy ne démontre rien sauf la persistance chez lui d'un solide noyau stalinien à l'arrière-plan d'un effort pénible de penser « marxiste ouvert ». La définition de l'existentialisme qui sous- tend son raisonnement relève typiquement de cette conceptualisation émotionnelle, égocentrique (voir les concepts de fascisme», « machisme », idéalisme) qui formaient l'ossature logique des écrits idéologiques d'avant 1953. Personnellement nous admettons avec André Németh, l'existence d'une parenté entre la philosophie implicite de l'æuvre de Kafka et l'existentialisme, pour peu que l'on considère les catégories corol- laires de réification et d'aliénation comme le dénominateur commun à la fois des divers « existentialismes >> et des aspects variés de l'iceuvre kafkéenne. Selon J.-Y. Calvez, la philosophie existentielle était essentiellement « une tentative de sauver le sujet de son asser- vissement à un monde objectif » ; il dénonce bien après Lukács et le chapitre célèbre sur la réification dans Histoire et Conscience de Classe le « trop d'objectivation » dans notre civilisation (19). En soulignant la parenté lukácsienne de certaines catégories de la pensée de M. Heidegger, L. Goldmann a entrevu dès 1945 l'essentiel de cette question (20), mais il l'a entrevu dans l'optique d'un plagiat possible ce qu'explique en partie le climat intellectuel et moral de l'immédiate après-guerre et le souvenir encore vivace du rôle politique moyennement glorieux de l'auteur de Sein und Zeit alors qu'il s'agit là en réalité d'une manifestation de la conver- gence objective des deux principales doctrines de désaliénation de notre temps, convergence qui se cristallisera en France sous la Quatrième République, dans la pensée de Sartre notamment (21). M. Garaudy est tiraillé ici entre les exigences contradictoires de son orthodoxie. Il a admis une certaine analogie de structure de l'univers marxiste et celui de Kafka ; dès lors reconnaître la parenté de ce dernier avec les philosophies de l'existence risquerait d'orienter son réalisme politique vers des rivages dangereux. D'où cette réfutation sommaire qui ne réfute rien. * (18) Mais sans l'ombre d'une référence l'ouvrage de G. Marcel : Etre et Avoir, qu'un professeur de philosophie n'est pas censé ignorer et dont l'influence paraît patente p. e. pp. 187 et 225. (19) J.-Y. Calvez : La pensée de Karl Marx, Paris (Seuil), 1956, p. 50 et passim ; développements d'une rare lucidité. (20) Voir l'appendice de l'édition allemande de son ouvrage : Mensch, Gesellschaft u. Welt in der Philosophie Emmanuel Kants (Zurich, 1945, Thèse de Doctorat en Philosophie). (21) Cf. aussi l'ouvrage de M. G. Marcel : Les hommes contre l'humain, Faris (La Colombe), 1951 ; une critique de la réification dansecheptiembre de l'esistentialismes chrétiennes seraittintéressant sibilité de la vie intellectuelle française pour le problème de l'aliénation sous la Quatrième République, et son indifférence pres- que totale pour le même problème sous la Cinquième. Est-ce un effet de la montée de la technocratie dénoncée récemment par G. Gurvitch ? En U. R. S. S. et de façon générale dans le camp du marxisme officiel nous assistons à un processus inverse. L'étude comparée des deux processus offrirait un sujet intéressant pour une étude de sociologie de la connaissance. 59 une On comprend dès lors qu'il ne veuille pas se souvenir de l'article, intéressant cependant, de G. Bataille : Franz Kafka devant la critique communiste (22) ; ce serait de l'héroïsme intellectuel. L'essai admi- rable de Volkmann-Schluck: Conscience et être dans le « Procès >> de Kafka (23) dont seule ligne contient à notre sens, plus de marxisme bien compris que l'æuvre entière de M. Garaudy a pu lui échapper à cause de sa langue ; celui de L.-H. Sebillotte (24) a été écrit pour un public restreint de spécialistes. L'ouvrage déjà cité d'André Németh n'a pas bénéficié de l'audience qu'il aurait mérité. Mais le livre de M. Carrouges, essayiste des plus notoires, qui sans employer la terminologie proprement marxiste, n'en a pas moins posé clairement dès 1948 l'essentiel du problème (25) ? Et l'article de M. Blanchot ? (« Critique » 1952). Et l'ouvrage de Rochefort ? Et les études de Marthe Robert ? Seule la (médiocre) biographie de Max Brod a trouvé grâce. On ne fait pas d'étalage d'érudition, nous répliquera-t-on. Mais Garaudy fait de l'étalage ; il cite, sans raison majeure, Tacite et nul lecteur de son essai n’a le droit d'ignorer qu'il a lu The Pilgrims Progress de John Bunyan dont les analogies avec Le Château sont d'un ordre purement for- mel (26). Les antécédents de sa réflexion sont seuls visés par sa modestie sélective. Modestement il accepte d'apparaître comme le Christophe Colomb d'un domaine je n'exagère pas : qu'on lise la préface. de L. Aragon dont il n'est même pas l'Américo Vespucci. * Nous en arrivons au point délicat de notre étude : le manque d'autocritique choquant de notre auteur à l'égard de ses propres antécédents idéologiques, manque d'autocritique qui complète son (22) « Critique », Oct, 1950. (23) Bewusstsein und Dasein in Kafkas « Prozess », Neue Rundschau 1950. (24) Paru dans l'Evolution Psychiatrique, Janvier-Mars 1956. (25) M. Carrouges : Kafka, Faris 1948, Ed. la Bergerie 1948. Cf. notamment pp. 75-78 : « Pourquoi cette hostilité contre Kafka ?... c'est que la critique de Kafka ne porte pas exclusivement contre le monde capitaliste, elle porte tout aussi bien contre le monde socia- liste : car la critique de la bureaucratie est aussi valable dans les deux régimes, le mythe du Procès est aussi une critique de la justice du socialisme d'Etat » (p. 77). C'est bien le problème de rapports entre l'oeuvre de Kafka et le problème de l'aliénation qui est posé ici, autrement dit l'idée centrale de l'essai de M. Garaudy. Mais il est posé dans l'optique d'une théorie totale de l'aliénation. (Le « concept total et général de l'idéologie » selon l'expression de Karl Mannheim) qui ne connaît pas de tabous, fussent-ils des tabous progressistes. De mon côté, j'ai écrit en 1953 : « Il [Kafka] gêne déjà passa- blement les théoriciens de la lucidité à sens unique ; ceux pour qui la désaliénation est surtout une transaliénation... Il n'y a pas que l'aliénation de droite qui menace l'homme moderne et l'quvre de Kafka comme le souligne à juste titre M. Carrouges dénonce toutes les aliénations » (Kafka, romancier de l'aliénation, « Critique >> (Paris), n° 78, 1953, p. 959). On voit là tout le mécanisme de socio- logie de la connaissance qui a conduit au rejet communiste de Kafka dans l'immédiat après-guerre. On voit aussi que la lucidité garau- dienne, à sens unique en 1953, est quelque peu post-festum en 1963. (26) Op cit, p. 227. En revanche Swift dont les analogies avec Kafka sont réelles est oublié, de même que A. Camus dont les rapports avec l'univers kafkéen posent un problème compliqué et qui est tout juste jugé digne d'une petite mention anonyme, p. 154. í 60 ignorance plus ou moins consciente (27) des antécédents littéraires de son sujet. Il y a là une véritable scotomisation du passé ; la réflexion part du « point zéro » et se déroule dans un éternel présent. Németh a signalé le même phénomène dans l'æuvre même de Kafka ! (Németh, Op. cit, p. 85-86), Garaudy a beau s'instituer interprète de Kafka, son propre univers n'en conserve pas moins une structure kafkéenne. Voici un phénomène dont il faut bien se garder de sous-estimer l'importance. Nous avons salué la parution de l'essai de M. Garaudy comme l'un des premiers symptômes apparents d'un processus latent de désaliénation idéologique. Le phénomène signalé est important, car il marque les limites de cette désaliénation. L'inconscience avec laquelle Pierre Daix préface La journée d'Ivan Denissovitch est en réalité une forme de fausse conscience ; il en est de même lorsque M. Garaudy dénonce « les interprétations pseudo-marxistes », voyant en Kafka tantôt un petit bourgeois décadent au pessimisme corrosif, tantôt l'homme de la révolte sinon du socialisme » (28). Quels sont donc ces fameux « pseudo-marxistes » (le mot n'est pas trop fort), ceux de la première catégorie en particulier ? Tout comme Kafka, M. Garaudy cultive lui aussi de temps à autre «la technique de l'anonyme et de l'impersonnel » (29) ; on ne le comprend que trop en dressant le portrait-robot de ce fameux pseudo-marxiste, nous risquons de voir apparaître le portrait (robot) de M. Garaudy ! Cette facilité d'oublier les antécédents (voire de les transformer rétroactivement en fonction des exigences de l'actualité) de « repartir du point zéro » correspond à une forme dégradée et anti-dialectique de l'expérience temporelle (30), que l'on retrouve avec une certaine constance à la base de la plupart des manifestations de l'aliénation politique ou religieuse (31). Dans cet ordre d'idées, je ne vois pas de différence vraiment essentielle entre le procureur [et l'accusé] du procès d'épuration qui «scotomise » un moment favorable du passé. (Rajk et la guerre civile espagnole !) pour l'assimiler aux exigences du présent, l'historiographe soviétique qui juge les événe- ments politiques de l'époque tsariste en fonction des critères d'un avenir socialiste, imprévisible à l'époque (32) et la scotomisation systématique de son propre passé de marxiste dogmatique chez Garaudy. Ce marxisme est donc un stalinisme édulcoré, dilué mais pas encore consciemment dépassé. Nous avons quitté d'un pied, l'ère stalinienne pour entrer dans l'ère stalinistique pour employer l'expression d’Edgar Morin (33). car (27) C'est à cette forme d'ignorance en partie volontaire, en partie structurelle, déterminée en tout cas par l' « être social » (Sein) et dans une certaine mesure, par l'intérêt du groupe, qu'il convient de réserver le terme de scotomisation. Ce néologisme n'a pas la faveur de tout le monde ; dans des études portant sur l'aspect psychologi- que des processus d'aliénation, il est cependant d'utilité certaine. (28) Garaudy.: Op. cit., p. 153-54. (29) Garaudy : Op. cit., p. 190. (30) « Le temps est inséré dans toute dialectique... la dialectique suppose le temps et le temps se fait sentir par une sorte de dialec- tique » (Jean Wahl cité par K. Axelos : Héraclite et la Philosophie, Faris, Ed. de Minuit, 1962, pp. 54-55. (31) Je renvoie ici à la magistrale analyse du temps religieux dans les ouvrages de Mircea Eliade. (32) Cf. notamment les critiques soviétiques de la révolte de l'iman Chamyl sous Nicolas 1'er, qui avait été qualifiée de « réaction- naire » comme si Chamyl et ses mourides pouvaient et devaient prévoir la transformation révolutionnaire future de l'autocratie. (33) Je regrette de ne pas pouvoir ici faute de place tout le premier alinéa de son extraordinaire article : « De l'ère stalinienne à l'ère stalinistique », Etudes » (Bruxelles), nº 3, 1963, p. 1. 61 en Cette transformation structurelle de la conscience explique et excuse au moins partiellement la totale désinvolture avec laquelle sont traités les précurseurs idéologiques de l'orientation philosophique actuelle de M. Garaudy. Pour M. Garaudy, toucher à des sujets tabou avant l'autorisation suprême, est tout bonnement un acte illégal, comme l'est devant la loi, un acte médical valable en soi et en plus, couronné de succès, mais perpétré par une personne démunie de diplôme. Tout ce que peut espérer le « coupable » pareil cas c'est le non-lieu, c'est-à-dire en somme le droit de se faire oublier. Je comprends la psychologie de M. Garaudy mieux qu'il ne la comprend lui-même ; dans son optique, avoir parlé de Kafka lorsqu'il fallait parler de Favlov n'est pas le mérite d'un précurseur mais la faute d'un indiscipliné; en jetant le voile de l'oubli sur ces errements, il a l'impression, sans doute sincère, de se conduire avec une certaine magnanimité. Mari légitime de la théorie marxisme < ouverte >> son union ayant été bénie par la seule autorité compé- tente en la matière il pourrait poursuivre de sa haine les amants pré-matrimoniaux de femme. Grand seigneur, il contente élégamment de les ignorer. sa se son nous avons sans une Il ne s'agit pas bien entendu, d'une querelle de priorité intellec- tuelle mais d'un problème général : celui même qu'a posé Edgar Morin dans article dont tiré notre épigraphe. « Le visage intellectuel du parti communiste a changé » constate M. Garaudy (34), mais M. Lefebvre signale de son côté, non quelque amertume, que « ceux qui ont... eu raison se voient écartés du débat, On veut changer, on dit qu'on change, mais ceux qui ont voulu ce changement sont éliminés au cours du changement » (35). Voici la question. Les marxistes dits « libres » (« libres » surtout par rapport à une discipline intellectuelle étouffante) ont fait depuis belle lurette, la découverte de tout un ur vers intellectuel fait de dialec- tique inconsciente et d'expérience spontanée de l'aliénation. Du moment que la « dialectique » n'est plus considérée comme technique ésotérico-magique réservée à des initiés, mais comme une dimension authentique de la réalité, il ne faut pas s'étonner de trouver de la dialectique non seulement chez les théoriciens plus ou moins officiellement marxistes, mais même chez des penseurs comme Meyerson, Lalande ou Brunschwicg. Cette orientation « marxiste ouverte » n'a strictement rien de commun avec le « révisionnisme » ; nul révolutionnaire n'était plus épris de culture classique, plus enclin à assimiler les valeurs de toute provenance que Marx. Il s'agit bien au contraire de fidélité à l'une des plus fructueuses traditions intellectuelles du marxisme : celle de la « remise sur pieds » des doctrines dites idéalistes (Umstülpung). Le marxisme de l'époque. stalinienne acceptait non sans quelque réticence occulte l’Umstülpung de Hegel par Marx comme un fait accompli, mais loin de continuer de façon créatrice cette tradition, il a dressé un véritable cordon sanitaire contre l'intrusion des dialec- tiques d'origine impure : que l'on songe aux critiques adressées par M. Garaudy à une doctrine aussi évidemment dialectique que la Gestalt. Censuré à gauche, critiqué à droite, le dialecticien n'avait pas la vie facile sous le stalinisme : il risquait d'être brimé, à la fois par des penseurs objectivement très proches d’un marxisme bien compris mais qui ne veulent pas admettre cette parenté comme par voir compte rendu, (34) «La semaine de la pensée marxiste », Le Monde, 23 janvier 1964, p. 6. (35) Le Monde, 29 janvier 1964, p. 8. 62 comme exemple R. Aron, et par des « théoriciens » prodigieusement éloignés de la dialectique mais qui repoussent toute «prise de conscience >> de cet éloignement entre autres M. Garaudy, première manière. Il fallait davantage de non-conformisme intellectuel ou de mépris du succès facile pour être marxiste «ouvert » entre 1947- 1955 que pour être stalinien, car l'univers prélogique et réifié de ce dernier bénéficiait du soutien sans faille de la plus redoutable des coteries intellectuelles et cette coterie puissant facteur de forma- tion de l'opinion publique commandait du respect jusqu'à ses adversaires, en leur imposant, par voie de conditionnement, ses propres tabous intellectuels. Il était plus facile pour un psychiatre marxiste de s'endormir sur le « mol oreiller » du délire pavlovien, que d'évoquer l'évidente valeur dialectique des ouvres d'un Moreno, d’un Binswanger voire d'un Bergson au mépris du ricanement (36) d'augures infaillibles nourris d'un marxisme non pas assimilé mais révélé. Aujourd'hui à la faveur des changements historiques objectifs, le marxisme officiel retrouve le thème de l'aliénation ; du même coup, on assiste à un retour relatif et partiel à la dialectique. La redé- couverte de tout un univers de penseurs « objectivement » proches du marxisme est le sous-produit de cette nouvelle orientation. M. Garaudy « découvre » aujourd'hui Kafka authentique penseur de l'aliénation. Demain on nous « découvrira ». L. Binswanger, psychopa- thologiste de la « praxis » (37), après-demain on fera fête à la dialec- tique implicite de l'euvre de J.-L. Moreno tant critiqué à l'époque stalinienne et dont l'importance pour une anthropologie dialectique vient encore récemment d'être mise en évidence par G. Lapassade (38). Bientôt on se resouviendra de la dialectique d'o. Hamelin (39). Le jour est peut-être proche où justice dialectique sera rendue à Bergson ! (40). Nous donc en présence d'un véritable changement. structurel au sein de l'idéologie communiste, pour peu que se confirme l'orientation idéologique actuelle. Phénomène réconfortant en fin de compte, même pour ceux qui sont loin d'approuver les buts politi- 1. sommes en (36) Ceux qui risqueraient d'être choqués par le terme « rica- nement », je conseille de lire dans une bibliothèque publique les dernières pages du n° 4 de la revue La Raison, organe des psychia- tres pavloviens. (Le nº qui ne porte pas de date a paru vers 1952). (37) Cf. mon article < Analyse existentielle et marxisme psychiatrie », L'Année sociologique, nº 60, pp. 229-246. (38) G. Lapassade : l'Entrée dans la Vie, Paris, Ed. de Minuit. (39) Le seul ouvrage marxiste à notre connaissance, qui s'est intéressé à la dialectique hamelinienne est : La Sainte famille existen- tialiste, Paris, Editions sociales, 1947, mais c'est pour l'accabler sous la traditionnelle accusation d' « idéalisme ». (40) Dans la préface de son tout dernier ouvrage (Karl Marx, Paris (Seghers), 1964, Garaudy part en guerre contre «les révision- nismes qui ont successivement essayé depuis plus de trois quarts de siècle, de se parer des prestiges du marxisme, mais en le gref- fant sur des philosophies inoffensives. L'on a ainsi prétendu « repen- ser » Marx à partir du néo-kantisme, du bergsonisme, du néo-hégé- lianisme, de la phénoménologie, de l'existentialisme) voire de la théologie... » (Op. cit., p. 9 passage souligné par nous). L'allusion au marxisme « repensé » à partir du bergsonisme vise probablement ma thèse ou celle de G. Lapassade : l'Entrée dans la Vie. Le caractère traditionnellement anonyme de la critique sert évidemment à esqui- ver tout débat. Or, nul ne songe à « repenser » Marx en fonction de Bergson, mais au contraire à « repenser » Bergson en fonction de Marx : autrement dit, il s'agit d'une forme d'Umstülpung. En récusant a priori cette démarche, M. Garaudy montre une fois de plus à quel point son dépassement du stalinisme demeure superficiel. 63 sens en ques du communisme. Car le mouvement une fois engagé, il devient difficile d'en contrôler totalement le et le contenu. Mais M, Garaudy est-il the right man pour présider à une renaissance idéologique ? On aimerait connaître les détails de l'illumination mystique qui a converti l'auteur de la Théorie matérialiste de la connaissance cette somme théologique de pensée non-dialec- tique un théoricien dialectique du problème de l'aliénation. Saint-Thomas ne se transforme. pas sans raison en Galilée, et l'idée se présente, obsédante, que Garaudy a été délégué à la tête d'un courant irrésistible de renaissance dialectique, venu de la base estu- diantine probablement précisément pour le maintenir dans des « limites raisonnables ». Mais ce qui compte objectivement c'est l'existence de ce courant et non pas les avatars télécommandés de la « réflexion » garaudienne. Une situation existe désormais riche de promesses, à condition que le courant qui se dessine trouve un maître à penser, dans le sens non péjoratif de ce terme, et non pas un maître d'école. M. Garaudy n'est pas l'homme de ce rôle. Le tragique de sa situation réside dans le fait qu'il ne saurait l'assumer autre- ment qu'en niant mieux : scotomisant de façon presque inconsciente un passé personnel chargé de dogmatisme ; il ne saurait donc dépasser le stalinisme qu'en payant lourdement tribut à la mentalité stal ienne, en Joseph GABEL. - 64 CHRONIQUE DU MOUVEMENT OUVRIER La C. G.T. se démocratise... (suite) La lettre de H. Baratier, qu'on va lire ci- dessous, montre un autre. aspect de la « démo- cratisation » de la C. G. T., que nous avons déjà illustrée sur autre exemple dans notre précédent numéro (S. ou B., n° 36, pp. 72-74). un Bagneux, le 3 mars 1964. Henri BARATIER 24, avenue Louis-Pasteur BAGNEUX (Seine) au Comité Exécutif du Syndicat C. G. T. Renault 82, rue Yves-Kermen BOULOGNE Camarades, Ayant appris par les informations publiques que le prochain congrès du syndicat Renault avait lieu les 13, 14 et 15 mars, je vous informe que je demanderai au congrès de considérer qu'il estime irrégulière et inapplicable la mesure d'exclusion qui m'a été signifiée le 20 décembre 1963. Conformément aux statuts, je demande au comité exécutif de mettre cette question à l'ordre du jour du congrès et à être entendu par lui. Vous trouverez ci-joint le texte d'une lettre que je vous demande de porter à la connaissance des syndiqués afin de leur permettre de prendre position en vue des débats du congrès. Salutations syndicalistes, H. BARATIER. Bagneux, le 3 mars 1964. Henri BARATIER Syndiqué C. G. T. Dép. 36 A. 0. C. aut Syndiqués C. G. T. DES USINÉS RENAULT à BILLANCOURT. Camarades, Le congrès de notre syndicat doit se dérouler les 13, 14 et 15 mars. Il se tiendra dans une période difficile pour l'ensemble de la classe ouvrière française. Les sujets de préoccupation de ses débats seront nombreux et importants. 65 La parodie d'exclusion qui a été organisée contre moi me semble faire partie de ces questions importantes et soulève des problèmes syndicaux qui dépassent de beaucoup une affaire personnelle. Je vous demande donc de prendre connaissance des faits et conséquences qui entourent cette affaire, d'en discuter dans les réunions de sections préparatoires au congrès et de donner mandat aux délégués élus au congrès pour déclarer irrégulière et inapplicable la mesure d'exclusion qui m'a été signifiée le 20-12-63. LES FAITS. « com- Le 6 juillet 1963 j'ai adressé au comité exécutif une lettre où il est dit : « Le 5 juin dernier, j'ai été convoqué pour le 7 à une Assemblée « générale de la section syndịcale A. 0. C. 2 section dont j'ignorais « jusqu'alors l'existence. A l'ordre du jour de cette réunion figurait * entre autres « le comportement du camarade BARATIER ». « Dès l'ouverture des débats sur cette question de mon « portement », il est apparu que la véritable affaire décidée et préparée « à l'avance, en dehors de la section syndicale, était « l'exclusion du « camarade BARATIER » de la C. G. T. « Il y avait 11 présents auxquels il fut en effet proposé de « m'exclure. Sur les 11, 7 ont voté pour l'exclusion et 3 lettres « d'adhérents ont été lues qui demandaient également l'exclusion, « 3 présents se sont abstenus et j'ai personnellement refusé de parti- * ciper à un vote aussi éloigné qu'il est possible de la démocratie « syndicale et dans une assemblée ne groupant qu'une faible mino- * rité des syndiqués. Un fait est grave, c'est que les 3 lettres appor- « tées à la réunion montrent bien que l'affaire avait été préparée à l'avance à l'insu de certains camarades de la section. « Dans ces conditions, je conteste formellement validité d'un < telle décision et en ferai appel si c'est nécessaire, à la commission « des conflits et au congrès suivant les dispositions statutaires, ainsi « qu'à toutes autres instances de la C. G. T. « Je conteste également la valeur des motifs mis en avant dans < ce « procés ». « Il m'a été reproché de ne pas approuver les grèves tournantes. « Oui, c'est exact, j'ai cette position. Mais, en plus du fait que je « pense avoir profondément raison, je suis certain que ce n'est pas un « motif d'exclusion. Il n'est pas concevable d'exclure les nombreux « syndiqués qui pensent comme moi sur cette question et il n'est pas « concevable de leur interdire de penser ainsi parce qu'ils sont dans « la Cl. G. T. « Deuxième grief qui a été porté à ma connaissance ce 7 juin « au soir : « je parle quelquefois avec des ouvriers qui publient un « bulletin politique dans l'usine ». « Je ne collabore nullement à ce bulletin, mais par un hasard « étonnant le secrétaire de la section qui propose mon exclusion y « a collaboré. Je trouve personnellement que c'était son droit et que « nul syndiqué ne peut être inquiété pour cela ou sinon il faudrait, « par exemple, en venir à exclure de la C. G. T. les camarades socia- « listes dont le journal de parti critique parfois durement nos diri- « geants. Or, heureusement, personne songe à exclure les « camarades socialistes. Ceci dit, des ouvriers « d'une quelconque tendance me paraît compatible avec l'apparte- « nance à la C. G. T. ainsi d'ailleurs que la réprobation des actes de ☆ violence destinés à empêcher ces ouvriers de s'exprimer ou de faire « connaître leurs positions. S'il y a besoin d'éclaircissements à ce « sujet, je suis prêt à m'expliquer très largement. Cette question ne converser avec - 66 R « étant certainement une des plus importantes pour l'organisation « des actions futures victorieuses de la classe ouvrière tout entière. « La tentative de m'exclure après 18 ans d'appartenance sans « interruption à la C. G. T. chez Renault me parait, en outre, en * complète contradiction avec les résolutions et les déclarations faites * lors de notre dernier congrès confédéral. « Les difficiles progrès effectués pour avancer dans la voie de « l'unité ouvrière et syndicale risquent sans aucun doute d'être « compromis si de telles méthodes ne sont pas immédiatement et * clairement condamnées dans nos rangs et je pense que le comité * exécutif de mon syndicat se prononcera dans ce sens en faisant * annuler cette soi-disant décision d'exclusion. « L'unité n'est pas seulement un souhait ou un thème de propa- qande mais une nécessité. Il faut agir dans tous les domaines pour « qu'elle se réalise et pour cela se convaincre profondément qu'elle « doit être acceptable pour tous. Aussi bien pour ceux qui sont depuis « 18 ans ou plus à la C. G. T. que pour ceux qui sont adhérents à « l'autres organisations syndicales auxquelles la C. G. T. propose « l'unification ». Par suite, ma section syndicale s'étant refusée à toute commu- nication, j'ai obtenu, en me rendant au siège du syndicat, le 11-12-63, communication du procès-verbal de la section syndicale A. 0. C. 2 se terminant ainsi : « Le comité exécutif de notre syndicat jugeant insuffisant le < nombre de syndiqués s'étant prononcés pour l'exclusion, nous vous « proposons de répondre par oui ou non en signant chacun de votre * nom. Inscrits : 63 Votants : 57 Pour l'exclusion : 44 Contre : 0 Abstentions : 13 ». Il est à noter que ma propre voix ne figure pas dans ce procès- verbal pour la raison essentiell que je n'ai pas ét consulté. Une lettre datée du 20-12-63, signée POPEREN, secrétaire général, me' parvient par la suite : « Après avoir pris connaissance de la consultation des adhérents * de la section syndicale et considérant que la C. G. T. est ouverte « à tous les travailleurs sauf à ses ennemis caractérisés, ce qui est « particulièrement ton cas, il a été décidé de t'exclure (à l'unani- « mité sauf une voix) des rangs de la Confédération Générale du * Travail ». Où a-t-on vu, autre part que dans les procès truqués, que l'on condamne quelqu'un sans l'entendre ? Le fait de venir voir les syndi- qués un par un, de leur raconter aussi longtemps qu'il le faut des calomnies sur un militant, et ensuite de faire signer en faveur de l'exclusion, c'est tout à fait contraire à la lettre et à l'esprit des statuts du syndicat. Le fait que, dans ces conditions 13 syndiqués se soient abstenus, laisse supposer qu'il est possible qu'ils puissent eux aussi être baptisés d'ennemis caractérisés de la C. G. T. Pourquoi pas ? Si on les empêche, eux aussi, de faire entendre les raisons de leur vote. Tout ceci se passant à l'insu du principal intéressé (qui, remarquons-le, bien que toujours membre de la section, n'a pas été consulté) sans ordre du jour prévoyant l'exposé des versions diffé- rentes des faits sans discussion, me fait dire que cette exclusion n'est pas recevable et doit être rejetée par le congrès. une COMMENTAIRES. J'ai dit que je ne considérais pas cette affaire comme question personnelle mais comme un grave problème syndical. Je le pense parce que d'abord il risque d'aboutir à tous les abus de pouvoir 67 ses en d'une fraction dans le syndicat qui exclurait ceux qui la gênent sans même s'embarrasser des statuts. Ensuite, parce que de telles méthodes sont radicalement opposées à une juste orientation d'unité syndicale qui ne peut se faire que dans le respect des opinions de chacun et des conditions de fonctionnement démocratique de l'organisation syndicale. Enfin, aspect de beaucoup plus grave à mes yeux : cette affaire me' visant après 18 ans de présence à la C. G. T. Renault, vient à un moment où la majorité des travailleurs et la majorité des syndiqués dans l'usine critiquent sévèrement dans les ateliers l'orientation désastreuse des grèves tournantes qui n'a amené que des échecs et des déboires. La direction de notre syndicat croit pouvoir facilement éviter de répondre de responsabilités m'excluant frauduleusement aujourd'hui, et peut-être d'autres demain qui disent la même chose que moi sur ces néfastes tactiques de lutte. Elle se trompe cependant car il faudra bien tenir compte de l'opinion de la majorité des travailleurs. Ce qui est certain c'est que le plus tôt sera le mieux et qu'il n'y a plus de temps à perdre, sinon nous serons bientôt écrasés secteur par secteur à la plus grande satisfaction des patrons et de leur gouvernement, Le temps n'est pas aux exclusions fractionnelles pour essayer de cacher les responsabilités, mais à la préparation d'une puissante lutte unie de la classe ouvrière. Je ne voudrais pas dans cette lettre engager sur le fond une discussion sur le bilan de trois ans de grèves tournantes, mais je crois quand même qu'il est temps d'essayer de voir à ce congrès ce que nous a apporté cette orientation. En deux mots, je crois pouvoir dire que cette tactique, qui nous avait été présentée comme devant élever la lutte, n'a en fait que permis à toute une série de mouvè- ments de sombrer dans le découragement et, ce qui est plus grave, a fait repartir: prochaine vague à un niveau plus bas que la précédente. Camarades, je vous demande sans passion ni souci d'intérêt personnel, de réfléchir à ces questions. Vous serez amenés, j'en suis sûr, à exiger le respect de la démocratie syndicale et la dénonciation de cette tentative d'exclusion qui me vise et que, de toute façon, ces questions qui concernent directement notre avenir, soient discutées au grand jour et non étouffées comme c'est le cas actuellement dans plusieurs endroits de l'usine. Salut syndicaliste, H. BARATIER. ---- 68 CHRONIQUE DU MOUVEMENT ÉTUDIANT Le 53e Congrès de l'U.N.E.F. L’U. N. E. F. a tenu son Congrès annuel entre le 30 mars et le 6 avril dernier à Toulouse. Deux sortes de décisions sont habituel- lement prises dans un Congrés : les unes concernent l'élaboration d'une plateforme, les autres l'appareil et la passation des pouvoirs. A l’U. N. E. F., en principe, l'appareil est renouvelé chaque année ; en fait le renouvellement est partiel et, le plus souvent, on retrouve dans le bureau élu des anciens membres qui restent à leur poste plusieurs années de suite. Ainsi, le délégué culturel sortant a tenu pendant trois ans la même fonction dans le bureaux successifs. Seul le président est régulièrement renouvelé. Cette année, le Congrès a été reconnu comme très important, et pour certains, même, comme historique. En effet, la plateforme votée par le Congrès à la quasi-unanimité est celle qui avait été rejetée à Dijon l'année dernière. C'est la plateforme universitaire. Pour la définir, nous n'avons qu'à reprendre les termes du discours, essen. tiellement consacré au problème de l'Education Nationale, prononcé par M. Defferre à Lyon le 22 mai 1964 : « Actuellement, l'étudiant est un être passif, subordonné, dépendant de ses maîtres, seuls déten- teurs du savoir. Il n'existe aucune participation active et créatrice des étudiants à leur enseignement ». M. Defferre propose, comme la F. G. E. L. (Fédération des Groupes d'Etudes de Lettres) et comme l'U. N. E. F., l'allocation d'études, la cogestion des Quvres universi- taires et l'association des étudiants à la définition de l'enseignement supérieur. (C'est nous qui soulignons). La nouvelle plateforme a donc été approuvée, après une année de tâtonnements et de luttes internes, qui avaient déjà abouti; trois mois après Dijon, où les « universitaires » s'étaient trouvés en mino- rité, à l'entrée de quelques-uns de ceux-ci au Bureau National lors de l'Assemblée générale de juillet 1963. D'autre part, et pour la première fois depuis longtemps, l'appa- reil a été peu près entièrement renouvelé ; c'est un bureau « pro- vincial », où la F. G. E. L. n'est pas représentée, qui a été mis en place. Ses membres sont plus jeunes, par l'âge et par l'expérience syndicale, que ceux de l'ancien bureau. Oomment cela s'est-il passé ? La tradition des Congrès de I'U. N. E. F. et les statuts veulent que le nouveau bureau soit élu par une minorité de congressistes, par un « conclave », au terme de tractations de couloirs plus ou moins officieuses préparées de longue date par les bureaux des A. G. E., par le bureau sortant, par des anciens du mouvement, des « personnalités » qui apparaissent au moment crucial et disparaissent jusqu'au Congrès suivant, enfin par les différents groupes de pression qui ont une influence dans le mou- vcment syndical, notamment les groupes parisiens. On a vu vers les derniers jours du Congrès ces groupes s'agiter autour du Bureau National. Le « conclave » réunissait environ une cinquantaine de participants sur plus de trois cents délégués. Il était composé de l'ensemble du Bureau National et de deux délégués (le président et le vice-président) de chacune des Associations Générales d'Etudiants de Paris et de province. Il siégea à huis-clos pendant 69 deux jours et deur nuits pour essayer de résoudre un PE problème qui n'était pas simple : répondre auä exigences de la F. G. E. L., qui se présentait comme étant à l'origine de la nouvelle tendance univer- sitaire, et la plus apte à en faire la théorie et à la mettre en prati- que. La F. G. E. L. était handicapée au Congrès par son échec dit de la « prise de la Sorbonne » le 21 février 1964 (1) ; mais elle gardait tout son prestige du fait que plusieurs de ses membres avaient élaboré et publié des théories assez cohérentes et allant plus loin que tout ce qu'avaient pu faire les A. G. E. de province. Il ne paraissait donc pas pensable que la F. G. E. L. put être écartée des instances natio- nales qui devaient sortir du Congrès. Sa délégation s'était, d'ailleurs, systématiquement répartie dans les différentes commissions pour y faire prévaloir ses thèses avec une souci d'unification, de cohérence et d'organisation des thèmes, face à la dispersion et à l'empirisme des différents courants qui traversent l'U. N. E. F. D'autre part, la tension traditionnelle entre Paris et la province ne pouvait qu'aller en s'accentuant devant ce leadership intellectuel de la F. G. E. L. qui est réel, même lorsque celle-ci se trouve dans l'opposition, devant cette sorte d'autorité idéologique qu'elle exerce sur le bureau et qu'elle désire exercer sur l'ensemble du mouvement, devant le style de ses interventions et le langage ésotérique qu'elle emploie volontiers. Ainsi, on a pu savoir que dans le conclave toulou- sain, les affrontements entre la F. G. E. L. et les autres groupes avaient été souvent violents, que les mises en question de la F. G. E. L. consistaient parfois en des attaques personnelles, et que les provin- ciaux voyaient de plus en plus mal la F. G. E. L. prendre trop d'in- fluence dans le Bureau National ; ils n'envisageaient cependant pas de la laisser à l'écart, comme cela s'est produit. Ils estimaient qu'étant donné la nouvelle orientation de l’U. N. E. F., il fallait que ta F. G. E. L. soit présente, ne serait-ce que pour l'apaiser un peu en lui donnant sa part du pouvoir. Malgré les tentatives de compromis, et au bout de deux jours et deux nuits de conclave, une crise a éclaté. Elle a conduit à l'élection d'un bureau auquel personne ne s'attendait. Mais avant d'en venir là, il faut dire combien est contradictoire la tenue de ce conclave avec les doctrines anti-bureaucratiques affichées par l'appareil. On proclame que tous doivent participer aux décisions. On lance le slo- gan : « faire de tout adhérent un militant et de tout militant un responsable ». Mais un cinquième des membres du Congrès seule- ment participe aux décisions les plus essentielles, au sein du conclave. Pendant ce temps, que font les autres congressistes ? Ils atten- dent, dans l'amphithéâtre, que la réunion restreinte à huis-clos se termine, en se distrayant comme ils peuvent, en faisant le socio- drame du Congrès, en votant des motions « folkloriques », pour employer l'argot étudiant, en mimant des décisions auxquelles ils ne peuvent participer. Les uns s'emparent du micro pour proposer à un auditoire qui dort sur les bancs, ou qui joue aux cartes, le meilleur des bureaux possibles. Les autres dessinent sur les fresques du grand amphithéâtre des graffitis hautement symboliques, des caricatures des dirigeants et du pouvoir, qu'ils n'osent pas, par ailleurs, contester. Malgré les efforts d'un psycho-sociologue « bien connu dans le mou- vement », qui s'empare de la caméra du $. I. C. U. (Service d'Infor- mation Çinématographique de l’U. N. E. F.) pour filmer le conclave par le trou de la serrure, et qui tente de « monter » la base contre l'appareil en formant autour de lui des « groupes de bourdonnement », les délégués de province ne réagissent pas contre la condition qui leur est faite ; ils attendent, passivement, que les décisions soient prises pour eux et qu'ils n'aient plus qu'à les entérinér. 1 (1) V. S. ou B., nº 36, p. 75 et suiv. 70 Il semble donc que la débureaucratisation soit menée de main de maître par la bureaucratie : on garde les vieilles habitudes, les vieux statuts, les vieilles manoeuvres de couloirs au vu et au su de tout le monde. Les plus plus farouches partisans de la participation intégrale se refusent à l'idée de changer le fonctionnement d'un Congrès qui s'endort, au sens propre du mot. Au bout de deux jours et deux nuits, les tractations n'ont abouti à rien de positif dans le conclave, dont les éclats sont transmis de bouche à oreille par certains initiés qui « savent » et qui apportent de temps à autre aux congressistes de base de la nourriture propre à les faire patienter un peu. Quand on ne sait rien, Xavier Joseph les amusé en imitant, au micro, le chuintement des locomotives. Fina- lement, tous les délégués sont appelés dans le grand amphithéâtre pour y être consultés et pris à témoin de la crise qui n'arrive pas à se dénouer. Lors de cette séance à huis-clos, suivie attentivement par le psychosociologue-etnographe, caché dans une caisse (sa « boite noire ») d'où il sortira couvert de toiles d'araignées, trois discours aussi paternalistes les uns que les autres sont prononcés par des respon- sables. Le premier est celui du président sortant, Mousel, qui déclare ne plus pouvoir se représenter, mais qui propose au mouvement un des membres de son bureau comme président : il l'offre pour sauver le mouvement étudiant ; car seuls ceux qui ont été formés par une année de travail avec lui, sont capables d'assumer les lourdes respon- sabilités de la direction. Le second discours est celui du président (parfois appelé Président-Directeur-Général) de la Mutuelle Nationale des Etudiants de France, A. Griset, ancien président de la F. G. E. L. Il propose sa solution à lui : organiser autour de M. Michelland et avec des membres de la F. G. E. L., un bureau de salut public qui lui paraît être le seul capable de sauver la situation. La troisième intervention paternaliste est faite par Peninou, président pur et dur de la F. G. E. L., qui reconnait précisément la dureté de ses positions, l'intransigeance des conditions qu'il met à la participation de la F. G. E. Li au bureau, mais qui doute qu’un bureau purement pro- vincial puisse assurer une politique cohérente, puisque la vérité poli- tique est l'affaire de la F. G. E. L. Ces trois discours n'ont pas l'effet escompté : la province semble se réveiller et impose, finalement, sa solution. Elle choisit un prési- dent provincial, Schreiner, de Strasbourg, qui n'est pas facilement accepté par le bureau sortant. Autour du président se retrouvent uniquement, comme on l'a dit, des jeunes militants et cadres des A. G. E. de province. Le cirque est terminé. Quel est le véritable enjeu de cette mascarade ? Pourquoi ces violents conflits de personnes et de groupes ? Aujourd'hui, jů, M. Bidegain, président des Jeunes Patrons, a dans son usine M. J.-P. Milbergue comme chef du personnel ; M. Bloch-Lainé, de la Caisse des Dépôts et Consignations, bénéficie des services de M. Gaudez, ancien président de l’U. N. E. F.; M. Defferré enfin, ne cache rien de ce qu'il doit à M. Michelland (présidente pressentie de l’U. N. E. F., à Toulouse), pour l'élaboration de sa « plateforme universitaire ». Retrouverons-nous bientôt la nouvelle vague des théoriciens dans l'horizon 80 du syndicalisme ? Et s'agit-il simplement pour eux de faire leurs premières armes dans le mouvement étudiant, de faire leurs preuves ? Plus tard, ils « s'intégreront » sans trop de difficultés. Il faut bien vivre... Jacques GUIMET. Un autre point de vue sur l'U.N.E.F. Il est utile, il est nécessaire que tout ce qui est négatif dans I'U. N. E. F., aujourd'hui, soit décrit, analysé, et dénoncé.' Et nous ne retiendrons pas sur ce point l'argument du « front commun contre l'adversaire ». Mais le travail à l’U. N. E. F. n'est pas que négatif : sont négatifs l'extrême bureaucratisme qui persiste, le carriérisme de certains, l'intégration par le syndicalisme à la société techno- cratique... Est positive, par contre, la plateforme de l’U. N. E. F. dans la mesure où elle conteste, notamment, la relation de dépendance à l'Université, les contenus enseignés, l'incohérence des structures, l'aliénation de la condition étudiante. Sur ce point, d'ailleurs la contestation a été entendue. On accuse le coup. Limitons-nous à quelques revues qui toutes, en ce mois de mai, consacrent des études à la question universitaire : un numéro dou- ble de la revue Esprit, la continuation dans les Temps Modernes du débat autour de l'article de Marc Kravets, l'article de R. Aron dans Preuves, un article dans Critique sur « la pédagogie de la pédago- gie », les articles de Girod de l'Ain dans Le Monde et j'en passe. Dans Esprit et dans les Temps modernes on fait à plusieurs reprises allusion, pour les rejeter, aux thèses de l’U. N. E. F. en ce qu'elles ont (ou avaient ?) de plus virulent. P. Ricoeur conclut avec les profes- seurs qui ont inondé la revue de leur prose en soulignant « l'utopie de la cogestion de l'université ». Il soutient que les professeurs n'ont aucun pouvoir à partager, puisqu'ils n'ont aucun pouvoir comme l'affirmait R. Aron dans Le Figaro, pendant la semaine même du Congrès de Toulouse. En fait, l’U. N. E. F. ici, a touché juste. Elle a donné forme à l'immense malaise des étudiants (qu'on retrouverait aussi bien en Russie, et ailleurs), qui est celui d'une société fondée sur des modèles d'autorité répressive. Ces analyses opposent également, en fait, I'U. E. C. aux dirigeants du parti communiste, qui cherchent à se débarrasser par tous les moyens de cette contestation. La question de l’U. N. E. F. reste donc complexe, ambiguë, diffi- cile à analyser parce que la situation change sans cesse. Notre rôle est de chercher à y voir un peu clair en critiquant ici ce qui est bureaucratisme et conformisme, calcul, hésitations d'un syndicat qui craint de s'isoler s'il va trop loin, mais en tenant compte aussi de ce qu'il fait de positif. G. L. 72 LE MONDE EN QUESTION Les Actualités Ecrire sur l'actualité à l'époque que nous traversons : curieux paradoxe. Il n'y a plus que de l'actualité, les journaux et la radio en sont pleins. Et cette actualité semble tellement inactuelle, à force de remplir tout elle est tellement vide, que le lendemain il n'en subsiste rien. Les journées du coup d'état brésilien, aussi grosses de consé- quences soient-elles pour l'avenir des peuples d'Amérique du Sud ne sont pas restées à l'actualité plus de quelques jours. Qui s'en soucie encore ? Des conflits absurdes et meurtriers ont lieu à Chypre et au Viet Nam. Qui s'en préoccupe vraiment ? Le conflit sino-soviétique. est sans aucun doute générateur de violentes tensions pour le futur. Mais à part les spécialistes de la politique, qui suit attentivement les longues querelles entre la Pravda et le Journal du Peuple ? Pour l'instant l'événement est rare, le flash sensationnel est absent et la grande presse ne se vend qu'à coups de canulars politiques, de mariages princiers et de visites gaulliennes à grand spectacle. vite oubliées. Cependant télé, radio, journaux, revues consomment à divers titres de l'actualité comme une nourriture vitale. Elle se débite à jet continu, et quand il ne se passe rien, il faut bien inventer quelque chose. La façon la plus moderne de traiter l'actualité, la plus adéquate à notre monde frénétique est incontestablement la radio. L'infor- mation y est astucieusement présentée. Elle a l'apparence franche et directe. En réalité elle est éclectique, superficielle, mystificatrice. Son emprise est totalitaire et même les esprits les plus critiques s'y laissent prendre. Totalitaire la radio l'est, car sous des apparences de controverses, de multiplicité d'opinions, elle présente la face conformiste et mora- lisatrice de cette société. Un poste aussi ingénieux et adapté qu’Europe n° 1 invente un simulacre de participation des auditeurs en invitant ceux-ci à poser des questions aux commentateurs de l'émission politique de 12 h. 30 chaque jour. Bien que cela réponde à un besoin de participer évident des auditeurs, ils n'y posent que des questions judicieusement triées. Ce seul fait prouve bien qu'un double aspect apparaît et nous le retrouvons dans d'autres sphères de l'information et de l'actualité : la mystification et l'authenticité. Car il est incontestable qu'une certaine vie transparait à travers tout cela. L'authenticité de quelques émissions est frappante. Les faits pris sur le vif éclipsent le commentaire mystificateur. La même chose vaut pour la télévision. Son influence s'accentuant par l'im- pression visuelle, elle est d'autant plus jalousement contrôlée par le pouvoir. Mais là encore, à défaut de pouvoir totalement mettre en scène la réalité, on ne peut complètement oblitérer le sens que l'image de la vie fait aussitôt transparaître 73 - Dans la presse écrite quotidienne, à travers sa modernisation remarquable depuis la dernière guerre, on observe la même antinomie. Titres schématiques, inspirés par les headlines américains, inver- sion de l'information, donnant d'abord le résumé dramatique, impressionnant ou scandaleux de la nouvelle. Ici aussi, la boulimie extraordinaire de notre époque impose de saisir les faits en fonction de leur impact émotionnel. La dépolitisation de la société a été comprise par la grande presse qui utilise de plus en plus les faits divers en première, les relations de la vie princière ou les reportages des voyages d'homme d'Etat. Mais elle ne peut ignorer ce qui intéresse profondément les gens, la maladie, les problèmes de l'enfant, la sexualité. Une cer- taine vulgarisation de la psychanalyse qui apparaît dans la presse en est l'illustration, frappante. Le « succès » de l'affaire Naessens et celui, non épuisé, du procès Novak montre qu'il s'agit de questions brûlantes que se posent les lecteurs dans leur vie de tous les jours : la maladie (surtout le cancer), et les problèmes affectifs concernant la façon d'élever ses enfants. En même temps, l'actualité non politique est une constante recherche du scandaleux, du sensationnel. On sait par exemple l'im- portance prise par la sexualité dans les thèmes de la presse de masse. Ses problèmes sont, avec ceux, liés, du couple, de la famille, parmi les plus préoccupants pour les générations actuelles qui cherchent confusément des solutions plus authentiques, non aliénées. Ils appa- raissent donc, car on ne peut plus les refouler comme autrefois mais autant leur place est grande, autant leur contenu est grossièrement déformé. Il est connu que Del Duca, propriétaire de Paris-Jour, exige la publication quotidienne d'une photo de femme sexy en première page et d'une autre, très déshabillée, dans la page centrale. France-Soir qui est le modèle du journal moderne titre une fois sur cinq en gros caractères qui n'ont rien à voir avec la politique. Le plus révélateur des dernières semaines est le titre de première révé- lant : « 5.000 F. par jour de revenu au GANG des maisons closes de Marseille ». Ici une autre antinomie apparaît. Un tel abus de la sensation de la nouvelle à peine croyable (titre Paris-Presse récent : UN PORT CUBAIN ATTAQUE) fait développer le scepticisme, l'esprit critique. On peut encore parler de l'abrutissement, du bourrage de crâne, du conditionnement psychologique dû à l'information sous toutes ses formes. Mais il faut ajouter pour donner un reflet correct de la réalité que l'opinion est aussi incrédule, sur ses gardes. Il est rare qu'un lecteur ou un auditeur ait une confiance absolue dans un organe de presse, dans les propos d'un commentateur de radio. Ce réflexe s'étend aux fidèles des journaux d'opinion et même aux militants de partis et de syndicats, qui critiquent ouvertement leur presse. Les contradictions qui apparaissent dans la presse, la radio, la télé entre le désir des dirigeants de donner une vue mystifiée des problèmes de l'information politique en générale et ce qui arrive à s'exprimer de vrai, de profond quant aux préoccupations des gens, entre la manipulation du public, et le scepticisme qu'elle déclenche, montrent le conflit qui se perpétue dans le fond des relations sociales. se A. GARROS. 74 - vendin LES JEUNES ET L’ANNIVERSAIRE DE LA VICTOIRE ALLIEE. (Une enquête de France-Soir). Voici ce que des garçons et des filles rencontrés à la Foire du Trône ont répondu : Le 8 mai ? C'est la fête de la Libération, dit Daniel Boudoux, apprenti plombier, 17 ans. La Libération de quoi ? La Libération de Paris en 14. Pour Dominique Mauvy, 17 ans, cela ne fait aucun doute. ça ne peut être qu'une guerre. A chaque fois qu'on nous parle d'une date il s'agit d'une guerre. C'est à croire qu'on ne devrait se souvenir que de ça... Mais quelle guerre ? L'une ou l'autre. J'en sais rien. France-Soir, 9-5-1964. HAUTS-LIEUX DU NEO-CAPITALISME. Inauguration mouvementée, du magasin « Au Prin- temps » à la Nation, pour cause d'affluence. La foule était si dense que la direction fit fermer provisoirement les 25 portes vitrées. Mécontents de ne pouvoir entrer, plusieurs centaines de banlieusards, arrivés en cars, tentèrent de forcer les ouvertures. Deux portes cédèrent le choc : sept femmes furent légèrement blessées. France-Soir, 7-5-1964. Ce n'était pas une émeute à la barrière du Trône. C'était une révolution... commerciale. Le Monde, 6-5-1964. sous LA GRÈVE DES MÉDECINS EN BELGIQUE « VOTRE MEDECIN VOUS PARLE... La Loi Leburton prévoit : Le carnet de prestations, les opérations, traitements spéciaux, séjours en clinique, etc., seront inscrits au carnet (en code soi-disant secret) pour faciliter le contrôle et éviter les abus. MAIS !!! Une personne sur deux a dans sa vie un ennui de santé qu'elle n'aime pas chanter sur tous les toits : MADAME, souhaitez-vous qu'on inscrive sur votre carnet qu'on vous a enlevé un sein ? MADEMOISELLE, aimeriez-vous que votre fiancé puisse un jour connaître vos ennuis intimes ? MONSIEUR, comment expliquez-vous au patron chez qui vous vous présentez, que vous êtes capable d'exécuter votre travail bien que vous ayez souffert d'une anémie grave, d'une dépression nerveuse, d'un épuisement ? CE CARNET DE PRESTATIONS VOUS SUIVRA COMME UN CASIER JUDICIAIRE SUIT UN MALFAI- TEUR. ои 75 Il y aura deux sortes de malades : Les PAUVRES, qui seront obligés de se faire soigner à la CHAINE dans le régime conventionné ; Les RICHES, qui pourront choisir le médecin libre qui leur convient le mieux. (Extrait d'un tract diffusé par les médecins pen- dant la grève en Belgique). Il n'est pas nécessaire d'entrer dans les détails techniques de la loi, ni même de souligner les falsifications que ce tract apporte dans la description de cette loi, pour ressentir la puante hypocrisie de l'argumentation des médecins dans cette histoire. Ne mentionnons qu'un trait : à les en croire, la sécurité sociale et le système du conventionnement (analogue au système français) * introduirait » une médecine de classe. Prennent-ils leurs lecteurs pour des idiots ou tiennent-ils à se couvrir de ridicule en prétendant que la médecine libérale du 19e et du début du 20e siècle aurait été une médecine égalitaire, tant pour ceux qui payaient les honoraires au médecin qui les visitaient que pour ceux qui se faisaient « soigner » gratui- tement à l'hôpital ? C'est pure hypocrisie que de faire appel à la « médecine de qualité » du régime libéral du siècle dernier. Il est bien vrai que la médecine de cette époque était à certains égards une médecine bien meilleure que celle d'aujourd'hui. Mais elle était réservée aux seuls bourgeois. Et de toute façon, cette médecine-là est morte, depuis longtemps, tuée entr'autres par les médecins qui ont accueilli la manne de la sécurité sociale si bénéfique pour leurs revenus. Tant pis si cela impliquait une médecine bureaucratisée. Encore ce tract s'adresse-t-il à leurs clients, ce qui nous vaut un certain effort vers une argumentation en termes réalistes et nous épargne les invocations à Hippocrate et à Gallien (pourquoi pas à Molière ?) courantes dans les grands communiqués officiels. Sans doute ont-ils essenti qu'il serait vraiment trop imprudent d'expli- quer à leurs clients que l'objet de leur lutte est de défendre le secret professionnel (si couramment et légalement violé par ailleurs) ou la fixation libre des honoraires au cours du « colloque singulier entre médecin et malade ». Il ne faudrait cependant pas en conclure que toute l'histoire n'est « qu'une affaire de fric», comme le disait un dirigeant syndi- caliste. Cet aspect est certes essentiel, comme le montre le fait que les négociations, les concessions sur les « principes libéraux » furent très aisées ; les obstacles à l'accord apparurent toujours avec les questions de revenu. D'ailleurs plus qu'un niveau de revenu, ce que veulent défendre les médecins belges, est leur droit à la fraude fiscale (certaines années le 'total des revenus déclarés par les méde- cins était inférieur au total des remboursements effectués par la sécurité sociale). Le système du conventionnement les obligeait à déclarer au fisc la totalité des honoraires qui leurs seraient versés par les assurés sociaux (1), tout comme un quelconque salarié, haut fonctionnaire, ou dirigeant d'entreprise. Le champ des privilèges qu'ils veulent défendre est toutefois beaucoup plus large qu’un niveau de revenu ou même que l'inci- dence sur ce revenu du régime fiscal. Ávec quelques rares autres professions libérales, les médecins (ou du moins une grande partie d'entr'eux) ont relativement bien échappé à la bureaucratisation de la so té. Ils ont maintenu un rang social élevé ; ils ont gardé leur prestige et surtout leur rapport autoritaire avec les malades. Mainte- (1) C'est-à-dire la presque totalité de la clientèle, car en Belgique les paysans et les indépendants, sont également «assujettis » à la sécurité sociale. 76 beaucoup nant c'est l'Etat qui veut s'emparer de ce rapport autoritaire. Quant aux malades, bien entendu, personne ne songe à leur demander leur avis. Lorsque la situation scandaleuse en matière de soins qui résultait du caractère libéral de la médecine n'est plus apparue compatible avec le réformisme économique, la sécurité sociale a été introduite" comme remède. Il en est résulté depuis longtemps une tendance à la bureaucratisation de la médecine. Comme celle-ci était surtout gênante pour les malades, et comme d'autre part la sécurité sociale avait pour effet de multiplier par deux ou par trois la demande solvable de soins médicaux, les médecins n'ont guère protesté. La loi Leburton est un nouveau pas en avant, bien modeste, dans la voie de la bureaucratisation, c'est aussi un pas dans la dépossession de l'autorité sur les malades au profit de l'Etat. Cette fois la loi s'en prenait un peu plus explicitement aux privilèges anachroniques de la médecine libérale. Ceci, joint à un climat politique général favorable aux manipulations des groupes d'extrême droite, a' entraîné cette réaction violente des médecins plus violente qu'en France où, dans des circonstances analogues, les médecins plus bureaucratisés et moins privélégiés, s'efforcent d'ajus- ter le système et d'y aménager une hiérarchie (professeurs renom- més, spécialistes, etc...). Replacées dans le cadre général de l'évolution de la médecine, les formes de lutte utilisées par les médecins belges ne manquent pas d'intérêt. Tout d'abord il était admis tacitement que la grève ne devait pas mettre sérieusement en danger la santé de la popu- lation ; il fallait assurer un service de garde minimum (2). Durant la première phase de la grève, ce service de garde mini- mum était organisé par les médecins eux-mêmes. Il y avait pour chaque ville ou chaque arrondissement un centre qui recevait tous les appels des malades. Les médecins du centre décidaient du caractère urgent ou non urgent de l'appel. Si celui-ci était reçu, un médecin de l'équipe « visite à domicile » était désigné selon un tour de rôle et allait visiter le malade. S'il estimait que l'état de celui-ci néces- sitait des soins, il décidait l'hospitalisation, car il n'était pas question de traitement à domicile, qui aurait pris trop de temps (cela entraîna très rapidement un vaste engorgement des hôpitaux). Dans les hôpi- taux, les malades étaient soignés par les services généraux de l'hôpital. Pour ces prestations, les malades payaient des honoraires (évidemment tout à fait en dehors du système de sécurité sociale). Tous les honoraires perçus étaient versés à une caisse centrale dont le contenu était réparti égalitairement entre tous les médecins, que ceux-ci participent ou non au service de garde. Il est amusant de noter que les défenseurs de la médecine libérale ont ainsi mis sur pied un système qui dépasse de loin en bureaucra- tisation tous les systèmes réalisés à ce jour, que ce soit en Angleterre ou en U. R. S. S. Encore :y avait-il là certains aspects que, de notre point de vue, nous pourrions appeler positifs : la répartition égalitaire des revenus, et surtout le fait que ce système était organisé et géré par les méde- cins mêmes qui y participaient. Avec de l'optimisme, on peut même (2) Toutefois les médecins belges ne considèrent pas que ce principe est valable sous toutes les latitudes : lorsque l'indépen- dance du Congo ex-Belge entraîna une sérieuse diminution des avantages d'une « carrière coloniale » les médecins belges firent une grève des soins totale et définitive. Ils abandonnèrent ce pays à son sort ; le Congo souffre depuis lors d'un très grave sous-équipement médical auquel les médecins de l'O. N. U., de 10. M. S., ne peuvent guère apporter de remède en raison de leurs faibles moyens. Cet abandon de la population par les médecins dure depuis quatre ans, bien que l'« ordre » soit rétabli au Congo depuis longtemps. 77 entrevoir là des embryons d'une médecine collective dépassant le conflit médecine libérale contre médecine bureaucratisée. Mais aucun ridicule ne sera épargné à ces pauvres médecins. Lorsque, sous la pression des groupes d'extrême-droite, et prenant prétexte de la citation par le premier ministre d'un poète surréaliste, les médecins décidèrent d'intensifier leur lutte, le seul résultat pra- tique fut de bureaucratiser plus complètement le fonctionnement du système. Les médecins décidèrent d'abandonner le service de garde d'urgence. En raison, du climat général d'hostilité à la grève et de l'anxiété de la population, le gouvernement, qui jusqu'alors avait tergiversé et traité avec une écœurante mansuétude cette révolte d'une partie de la bourgeoisie contre un gouvernement bourgeois, dut recourir à la mobilisation des médecins officiers de réserve (cas de la majorité des moins de quarante ans) et à la réquisition des autres Et les médecins, ni personne, ne pouvaient ignorer qu'à ce stade le gouvernement serait forcé de recourir à la réquisition, Moyennant quoi le système de garde reprit comme devant, sauf que cette fois il était organisé dans le cadre militaire avec sa hiérarchie, que les médecins étaient devenus des fonctionnaires en uniforme, payés par l'Etat, tandis que les malades ne payaient plus rien du tout sauf la fraction de leurs impôts destinée à ali enter le budget militaire du pays. Cette seconde phase foisonne d'incidents tragicomiques et cour- telinesques, depuis les brimades contre les médecins (plus nombreux qu'on ne l'a dit, surtout dans les régions industrielles) qui avaient refusé la grève et accepté le régime de la convention, jusqu'à l'envoi systématique des accouchements dans les hôpitaux militaires, où les parturientes étaient soignées par des infirmiers séminaristés (3). La lutte prenait parfois des tournures plus sérieuses : un médecin sabota les installations de la salle de chirurgie d'un hôpital bruxellois, puis s'en fut expliquer au micro d'un poste périphérique que l'orga- nisation gouvernementale des services de garde dans cet hôpital ne pourrait qu'entraîner des catastrophes. Il fut découvert et arrêté. Il y eut aussi des décès imputés à la grève, déjà dans sa première phase. Il y eut des formations ouvertes pour non-assistance à per- sonne en danger. Des médecins furent arrêtés mais promptement relà- chés. En présence de ces faitsi, les chambres syndicales des médecins étaient dans une situation contradictoire : elles ne pouvaient recon- naître que leur grève avait des effets nuisibles. (4) sur la santé de la population ni encore moins assumer la responsabilité de ces décès alors que leur cause était déjà très impopulaire. Mais l'attitude inverse les amenait à une impasse : affirmer que la grève n'avait pas d'effet sur la santé publique, c'était dire que les gens peuvent se porter tout aussi bien avec un tiers des effectifs médicaux, fonc- tionnant de façon bureaucratisée, qu'avec une médecine libérale einployant trois fois plus de médecins. Paul TIKAL. (3) En Belgique, pendant leur service militaire les prêtres et étudiants en prêtrise ne sont pas affectés aux unités combattantes ; ils sont employés comme infirmiers dans les hôpitaux militaires. Jusqu'il y a quelques jours, c'était là le seul statut d'objecteur de conscience qui existait en Belgique. (4) Quant aux effets non nuisibles, on peut méditer sur le fait que les accidents d'autos furent beaucoup moins fréquents durant la grève. - 78 LIBERATION DES CONTRACEPTIFS « Douze centres de « Planning - familial » ont déjà été ouverts et d'autres le seront sous peu. Des camions munis de haut-parleurs vont se rendre dans le moindre village pour faire connaître les méthodes de contrôle des naissances. Le ministère de la Santé envisage en outre, la distribution gratuite de contraceptifs... » 17 février 1964. Cette nouvelle vient de Tunisie. * LE COUP D'ÉTAT BRÉSILIEN Ce qui frappe dans les événements récents du Brésil, c'est la facilité avec laquelle la gauche s'est écroulée devant le coup d'Etat militaire-réactionnaire. Depuis 10 ans, depuis le suicide de Vargas, le Brésil glissait vers un libéralisme politique et connaissait, surtout au cours des dernières années, une effervescence très grande tant dans les milieux ouvriers que dans les milieux universitaires : d'une part grèves revendicatives et expansion des syndicats ; d'autre part, radicalisation des étudiants, manifestations de rue, propagande ouverte autour de l'idée, vague malgré l'apparence, de « révolution socialiste brésilienne ». Entre le mouvement étudiant et le mouvement ouvrier il y avait alliance de fait. Ensemble on réclamait la Réforme Urbaine comportant l'expropriation d'appartements riches en faveur des miséreux des « favelas » (bidonvilles), ensemble on dénonçait l'im- périalisme américain et on aidait le mouvement paysan du moins posait-on le principe de cette aide (1). Il faut savoir cependant que dans cette alliance les étudiants formaient l'aile radicale et que les syndicats ouvriers étaient liés de mille manières à la bureaucratie gouvernementale qui, elle- même avait évolué. Traditionnellement au Brésil, seule comptait la vie locale et celle-ci avait toujours été dominée par les propriétaires terriens. Le pouvoir central était une émanation du pouvoir des « Coronels », les seigneurs des provinces. Mais Vargas, au cours de sa dictature le renforça considérablement et créa le noyau d'une bureaucratie étatique moderne tout en favorisant l'industrialisation du pays. Sous la présidence de Kubitchek cette industrialisation se poursuivit de manière effrénée, déséquilibrée, spéculative. Le Brésil est alors un paradis pour les capitalistes étrangers qui souvent réalisent des bénéfices de 60-70 % par an. L'industrie est liée au capital étranger et en même temps au capital foncier : les propriétaires n'investissent pas dans l'agriculture, l'industrie rapportant beaucoup plus. C'est sous la présidence de Kubitchek qu'une tendance déjà ancienne se précise de manière inquiétante : la population s'accroît beaucoup plus vite que ne s'accroît la production alimentaire et le prix des haricots, du maïs, du riz, aliments de base des couches populaires, monte de manière vertigineuse. Sous la présidence de Goulart, qui a partie liée avec les syndicats, la bureaucratie centrale s'étend, les entre- prises industrielles étatiques se développent, on s'oriente vers une planification et on installe, à partir du centre, des Compagnies régionales d'aménagement. Telle est la situation au moment du coup d'Etat du 1er avril : la prépondérance d'une technocratie de gauche, agitation étudiante qui se lie au mécontentement des campagnes, une bureau- cratie syndicale liée à la technocratie et au gouvernement. Mais il une (1) V. dans le n° 36 de S. ou B. l'article « Impressions du Brésil » (p. 40 à 51). 79 faut de plus comprendre le rôle que tiennent le parlement et l'armée. Le parlement est légaliste, respecte les règles du jeu démo- cratique et est élu et réélu dans des élections-miracle où le grand propriétaire désigne d'avance le candidat gagnant. Le corps des officiers par contre, sauf pour la marine, est d'origine plébeienne. Il dénonce l'hypocrisie parlementaire, est tenté de recourir à la force et est en même temps plus proche des revendications populaires. Le gouvernement Goulart était soutenu par cette coalition de fait : technocratie, corps des officiers, syndicats et sur la gauche, par le monde frondeur de l'université. Il était soutenu aussi par le Parti Communiste, parent pauvre, jeté dans l'illégalité. La théorie de Carlos Prestes, chef du P. C., héros d'une équipée courageuse au début des années 1930 maintenant vieilli et assagi était qu'il existe au Brésil une bourgeoisie progressiste anti-impérialiste et anti-féodale. Or, en fait cette bourgeoisie est introuvable, l'industrie étant, nous l'avons noté, aux mains des étrangers et des propriétaires fonciers. Goulart est tombé voulant timidement résoudre le problème clef du Brésil : le problème agraire. La constitution prévoyait que toute expropriation foncière doit être indemnisée comptant, au prix du marché. C'était, dans l'état des finances brésiliennes, fermer la voie à toute réforme agraire, même limitée. Or Goulart promulgue un décret expropriant sans l'indemnité prévue les terres non culti- vées situées le long des routes et des chemins de fer. Ces terres, en effet, avaient acquis de la valeur du fait même de l'ouverture, sur le budget fédéral, de ces voies de communication. Cette mesure était-elle légale ou ne l'était-elle pas ? Problème impossible à résou- dre et au demeurant oiseux. Mais formellement cette question de la légalité départage les camps ennemis. Contre Goulart se sont retrou- vés le Farlement, les partis et les propriétaires auxquels ils sont liés. Le fait décisif cependant a été le changement de front de l'armée. D'une part le corps des officiers n'était pas homogène : la marine et une partie des officiers de l'armée de terre et de l'air étaient conservateurs. D'autre part, l'indiscipline, « la subversion >> propagée par les éléments révolutionnaires commençait à gagner seulement les campagnes mais les rangs même de l'armée. Devant cette situation les officiers ont opté pour l'ordre et se sont ralliés aux conservateurs. Mais ceci ne veut pas dire et c'est important pour l'avenir qu'ils ont abandonné toute idée réformiste. Le confusionnisme, l'absence de fronts tranchés était l'aspect le plus frappant de la vie politique brésilienne sous le gouverne- ment Goulart. Les étudiants proclamaient ouvertement la nécessité d'une révolution violente au Brésil, Leurs réunions se propagande à Rio de Janeiro étaient interdites par le gouvernement de l'Etat, par Carlos Lacerda. Mais cette interdiction était annulée parce qu’on obtenait la protection de la police militaire (dépendant du Gouvernement fédéral), qui se tenait dans la salle même où l'on proclamait des intentions révolutionnaires. Cela paraissait facile un bon tour habile. Mais du même coup cette propagande glissait vers le verbalisme. Les étudiants ont bien organisé dans les campa- gnes des sections des Ligues Paysannes, mais jamais la question de l'armement de ces Ligues ne s'est posée sérieusement. Certes, ce n'était pas facile : sur ce point aussi, l'armée aurait été intraitable. Mais le confusionnisme allait plus loin. Au congrès paysan de Belo Horizonte, en novembre 1961, à la tribune d'une salle oit 3.000 paysans criaient «La terre ou la mort ! » on pouvait voir aussi bien Francisco Juliao, leader des Ligues Paysannes que les étudiants révolutionnaires, les chefs syndicaux et le gouverneur de l'Etat de Minas Gerais, Magalhaes Pinto, le plus grand banquier du non 80 Brésil flirtant avec la gauche à cette époque, dirigeant en mars dernier, avec Lacerda, le coup d'Etat réactionnaire. ** Il est difficile de tracer des perspectives politiques. Les officiers tenteront-ils au cours d'une étape ultérieure d'imposer une réforme agraire ? Pour le moment, ils sont prisonniers de leurs alliés. Washington a pris fait et cause pour le nouveau régime droitier. Mais il n'est pas exclu par la suite qu'il soutienne un régime réformiste si celui-ci paraît susceptible de garantir l'ordre. Les révolutionnaires d'autre part tireront-ils les leçons des événements en se délimitant nettement des partis de gouvernement ? Dans les campagnes, en tout cas, l'étape suivante semble devoir être l'armement la lutte de guérillas. Benno SAREL. ** sur UN ECHANTILLON DE LA NOUVELLE HUMANITE FORGEE EN U. R. S. S. Une jeune soviétique s'ouvre de ses problèmes à la « Komso- molskaia Pravda s (avril "64) : « Je travaillé dans un laboratoire pour ne pas suc- comber à l'ennui. Le salaire est petit ; mais cela n'a pas d'importance car mon père, comme on dit chez nous appartient à la catégorie des gens très aisés... Le soir, nous autres jeunes gens, nous nous réunissons souvent. Nous écoutons des disques étrangers, nous chantons, nous dansons. Ma vie coule ainsi d'une soirée à l'autre. Notre petit groupe est composé de jeunes gens appar- tenant au même milieu et nous ne voulons pas nous mêler aux « plébeiens ». « Mais un jeune savant formé dans les écoles de l'Etat est venu se joindre à nous et sa rencontre a été pour moi un choc. Il m'a invitée à danser puis il a commencé à me parler des jeunes travailleurs qui peinent un chantier quelque part dans la taïga. De tels propos ne sont pas admis dans notre milieu. Nous consi- dérons en général que tous ceux qui vont dans ces coins perdus sont des fous où des hommes d’un rang inférieur. « Une autre fois on en vint à parler de l'art abstrait. Dans notre milieu il est de bon ton de défendre cet art et je l'ai défendu. Mais il a riposté avec beaucoup d'esprit et je me suis sentie désarçonnée. « Cette brusque intimité s'est terminée par une brouille et Oleg le jeune savant. a cessé de fréquen- ter notre groupe. Que dois-je faire maintenant ? Le travail au laboratoire m'ennuie à mourir. Reprendre des études ? Rien ne m'intéresse dans aucun domaine et d'ailleurs je ne serais plus capable de me soumettre à une discipline scolaire. Partir quelque part ? J'avoue que cela me ferait peur car je suis trop habituée à notre ville et à l'appartement de papa. Me marier ? Mais Oleg ne voudrait pas de moi ». En adressant sa lettre au journal la jeune fille demande qu'on lui réponde dans l'espoir qu'on aidera à résoudre ses problèmes. Mais prudente autant qu'expansive, elle a fait poster sa lettre d'une autre ville que la sienne par une amie hôtesse de l'air. La · « Komso- molskaia Pravda » a publié cette lettre sans aucun commentaire. Nous n'en ferons pas non plus. 81. CAMARADE MAO, TU FERAIS BIEN DE PORTER UN CASQUE... Khrouchtchev (15 avril 64), venant d'assimiler le maoïsme au trotskisme : « C'est la vie qui décidera qui a raison des dirigeants communistes chinois ou des marxistes-leninistes. En tout cas, Trotsky est déjà mort... » LES NOUVELLES FORMES « SOCIALISTES » DE CONSOMMATION. Depuis quelque temps en U. R. S. S., les journaux mènent cam- pagne sur le thëme : « logez-vous vous-mêmes », et encouragent les épargnants à s'acheter un appartement neuf. Il paraît que cette for- mule non seulement soulage les dépenses de l'Etat, mais encore stimule efficacement les entreprises de construction... Le reporter de « Moscou-soir » (15 mai) interroge un « épargnant » qui s'est inscrit sur une liste d'attente pour acheter une voiture : « pourquoi voulez- vous acheter une voiture alors que vous n'êtes pas propriétaire d'un logement ? » Réponse : « parce que l'Etat me fournira un logement mais pas une voiture ». «LE XVII° CONGRES DU P. C. F. EST CELUI DU RAJEUNIS- SEMENT » (les journaux). Le P. C. F. décide de couper les vivres à la revue « Clarté » organe de l'Union des Etudiants Communistes. UN CHEF PERDU POUR TOUT LE MONDE. Si l'on veut un moment s'abstraire de toute passion, on se prend à imaginer quelle contribution il (Thorez) aurait apportée à la politique française si le destin l'avait conduit à la tête non du parti communiste mais d'un autre parti, qui fut de gouvernement sans être tout à fait comme les autres. Le schisme de la classe ouvrière aucun doute appauvri le personnel dirigeant français. Le Monde, 19 mai 1964. a sans LE DIFFEREND SINO-SOVIETIQUE Il n'y a plus de « différend idéologique » entre la Chine et l'U. R. S. S., il y a explicitement et publiquement un conflit poli- tique entre deux bureaucraties rivales. Cela a été depuis le début la réalité de la querelle, mais c'est seulement depuis cet hiver que la polémique se déploie sur son vrai terrain. Du reste, personne n'est plus dupe des arguties théoriques qu’échangent les deux prétendants à la direction du mouvement révolutionnaire mondial, comme on a pu le voir à la conférence de solidarité afro-asiatique qui s'est tenue à Alger fin mars. Au cours de l'année 63 le conflit a évolué sur deux plans : celui de la polémique idéologique et celui des maneuvres menées par chacun des deux adversaires afin d'isoler l'autre ou du moins de l'affaiblir. La polémique a culminé dans la publication en juin des « 25 points » de Mao et de la « lettre ouverte » de Khrouchtchev. Depuis lors on peut dire que les positions des deux camps sont clai- rement formulées et aucun élément vraiment nouveau n'est intervenu sur le plan théorique. Sur le plan des rapports entre les partis communistes de Chine et d’U. R. S. S., le fait marquant en 63 a été l'échec de la conférence bipartite de Moscou au mois de juillet. Cet échec est lui-même en rapport avec la conclusion du traité américano-soviétique sur l'arrêt des essais nucléaires, qui était négocié au même moment et qui mar- quait la volonté de l'U. R. S. S. de poursuivre sa politique de 82 un « détente » avec l'ouest, ouverte au moment de l'affaire cubaine. Pour les Chinois c'était là la confirmation de la trahison des soviétiques. Le traité de Moscou fut l'occasion pour les deux adversaires de compter leurs partisans. La Chine apparut largement en minorité mais elle s'efforça de se rattraper en manœuvrant à l'intérieur des multiples instances communistes ou para-communistes sur le plan international pour se faire une clientèle. Par exemple la bureaucratie de Pékin faillit réussir à créer une organisation syndicale afro- asiatique d'où les syndicats soviétiques et communistes européens seraient exclus. Des fractions pro-chinoises se constituèrent dans assez grand nombre de partis communistes (indien, cyngalais, belge, espagnol, etc.). En même temps les Chinois et les Russes rivalisaient d'argu- ments et d'offres alléchantes pour rallier à leur camp les pays du Tiers-Monde, et particulièrement leurs leaders les plus prestigieux, comme Ben Bella et Castro. Ce durcissement de la concurrence entre les deux bureaucraties contribua fortement à décanter la phraséologie dans laquelle s'enve- loppaient les polémiques. En effet, chacun des adversaires voulut démasquer l'autre, montrer quels étaient les intérêts réels qui se cachaient derrière l'affirmation des grands principes. . C'est pourquoi l'accord sur l'arrêt des polémiques ne fut pas respecté. C'est pourquoi aussi, on en vint à reprocher à l'adversaire son com- portement réel et non plus seulement ses théories, et bientôt on fit flèche de tout bois comme on le voit dans les éditoriaux-fleuves du .« Drapeau Rouge » de Pékin ou la lettre du F: C. chinois du 29 février 64, d'un côté, et dans le rapport Souslov au comité central du P. C. de l’U. R. S. S. (prononcé en février, publié en avril) ou dans les discours de Khrouchtchev en Hongrie, de l'autre côté. Les accusations que contiennent ces textes et qui sont souvent étayées de preuves, constituent la plus impitoyable mise à nu des rapports qui ont pu exister entre deux Etats bureaucratiques. Sur ce chapitre, ce sont surtout les Russes qui sont en posture d'accusés. Dans sa lettre du 29 février, le P. C. chinois reproche à l’U. R. S. S. : d'avoir transformé le commerce avec la Chine en instrument d'intervention politique dans les affaires chinoises ; d'avoir introduit « la loi de la jungle du monde capitaliste » dans les rapports entre pays socialistes. A cet égard la lettre affirme que l'aide soviétique devait être consacrée à l'achat d'armes en U. R. S. S., que même les armes fournies au moment de la guerre de Corée pour résister aux Américains ont dû être payées, que l'aide russe a toujours été établie sur une base strictement commerciale et que le prix de nombreuses marchandises soviétiques était supé- rieur au cours mondial. La lettre reproche également aux d'utiliser le Comecon à leur profit, en retardant, pour satisfaire leurs propres besoins, l'industrialisation des pays frères ; d'avoir retiré les experts qui se trouvaient en Chine par une décision unilatérale, en causant un grave préjudice à l'économie chinoise ; de mener des activités subversives le long de la frontière commune et de refuser à réviser sur une base égalitaire les « traités inégaux » imposés par la Russie à la Chine à l'époque coloniale. Quand on se souvient de la façon dont l’U. R. S. S. a traité les démocraties populaires du temps où elle pouvait se le permettre, les accusations de Pékin se passent de commentaire. On se souvient égalemen qu'il y a quelques années l’Egypte avait révélé que l’U. R. S. S. lui troquait son coton contre diverses marchandises, notamment des armes, pour le revendre sur le marché mondial avec un large bénéfice. Sur ce plan, de par la nature même des rapports entre la Chine et l’U. R. S. S., celle-ci est mal placée pour répondre. Mais elle contre- russes 83 « les attaque sur le plan de la politique intérieure chinoise. Là, le P. C. russe a une grande force : il se place dans la ligne de la déstalini- sation ce qui lui donne d'emblée l'audience non seulement des masses russes, mais aussi des clientèles des partis communistes occi- dentaux. Pour Khrouchtchev et son équipe, les. Chinois ne sont rien d'autre que le stalinisme vivant. Et il est vrai qu'il leur est encore plus profitable de pouvoir se donner le mérite de combattre un Staline réincarné en Mao que de s'acharner sur le cadavre du « petit père des peuples » mort depuis onze ans. Les attaques que le P. C. de l'U. R. S. S. lance contre le P. C. chinois sont toutes dans le prolongement de celles qu'il lance contre Staline. Ainsi lorsqu'il dénonce les entorses commises par Mao dans le fonctionnement de son propre parti, par exemple le fait que le ge congrès du P. C. chinois se soit tenu en deux sessions, en 56 et 58, la première, selon la Pravda (29 avril) ayant servi de répétition générale à la seconde qui s'est déroulée dans le plus grand secret ; ou encore le fait qu'il n'y ait pas eu depuis d'autre congrès, au mépris des règles internes du parti. De même lorsque le P. C. russe critique impitoyablement et là c'est beaucoup plus perfide la politique économique de Pékin. Non sans cynisme, il accuse les dirigeants chinois de se préoccuper principalement de « mettre la ceinture >> au peuple chinois. Selon Khrouchtchev le fond de la politique chinoise est celui-ci : dirigeants chinois veulent détourner l'attention de la population de la question fondamentale : comment manger ». A plusieurs reprises Khrouchtchev laisse clairement entendre que l'ambition des communistes chinois est de construire le communisme sur la misère, sur la famine même. C'est le même problème qui est posé lorsque les Russes repro- chent aux Chinois de préconiser une stratégie révolutionnaire qui méconnait les problèmes économiques, et lorsque les Chinois jettent à la figure des Russes qu'ils n'ont d'autre souci que de conserver leurs avantages acquis, leur prospérité, aux dépens des «damnés de la terre » et qu'ils se comportent comme des gens nantis, des capi- talistes en somme le terme sans être directement appliqué aux soviétiques émerge à plusieurs reprises dans les réquisitoires chinois. Ainsi c'est le problème même des sociétés russe et chinoise qui est posé explicitement. Une société dominée par le seul idéal de la consommation, d'un côté, un régime d'arbitraire, de terreur et de surexploitation aux mains d'un groupe de dirigeants assoiffés de puissance, de l'autre côté, telle est, en forçant à peine, l'image que chacun des deux plus grands pays socialistes donne de l'autre, preuves à l'appui. Il est bien évident que chaque fois que l'un veut démasquer l'autre il se démasque lui-même en même temps. D'au- tant plus que bien souvent les accusations se prêtent parfaitement à l'effet boomerang, par exemple lorsque les deux adversaires s'accu- sent de vouloir dominer le mouvement communiste mondial ou de chercher à provoquer un changement dans le personnel dirigeant du pays rival. Certaines formules utilisées vont très loin, par exemple celle-ci" relevée dans un article des Izvestia du 15 mai : « la dicta- ture du prolétariat en Chine n'est pas autre chose aujourd'hui que celle d'un groupe de dirigeants ».... Indirectement, les deux bureaucraties se dénoncent elles-mêmes encore par la nature profondément réactionnaire des sentiments qu'elles utilisent pour essayer de mobiliser les masses contre l'adver- saire. Les Chinois ont donné maint exemple d'un racisme « anti- blanc.» dépourvu de toute pudeur. Chez les Russes c'est plus subtil, mais il y a bien un certain racisme dans la condescendance, par exemple, avec laquelle ils parlent des erreurs grossières commises par les techniciens chinois. Le chauvinisme éclate de toute part, bien que d'un côté comme de l'autre on prétende s'inspirer de l'internatio- 84 nalisme. La vanité nationale des dirigeants Chinois s'étale en toute occasion, tandis que les soviétiques ne manquent pas un prétexte pour prendre la pose du sentiment national outragé, que ce soit à propos des incidents de frontière, des insultes subies par leur repré- sentant dans un organisme international ou du sort réservé en Chine à leurs « experts ». Enfin, et c'est probablement ce qu'il y a de plus répugnant, le sentiment que semble animer en profondeur toute la polémique et que de part et d'autre on paraît chercher à susciter ou à réveiller chez les masses, c'est du côté russe, la peur de « partager » et du côté chinois la jalousie à l'égard du nanti. La capacité de démystification du conflit -sino-soviétique s'est ainsi considérablement élargie dans cette nouvelle phase ou, à la fois, il pose crûment les problèmes et où les deux adversaires se combattent publiquement en faisant appel sans détour aux masses sous-développées et aux clientèles des organisations communistes ou para-communistes dont le contrôle constitue pour une large part l'enjeu de la querelle. Un premier résultat c'est que les pays sous- développés ont refusé de s'engager derrière l'un ou l'autre des deux adversaires et leur ont dénié à tous deux le droit de parler en leur nom. C'est ce qui ressort très clairement de la conférence de solidarité afro-asiatique qui s'est tenue à Alger fin mars. Les dirigeants du Tiers-Monde présents à la conférence n'ont pas caché leur déception de voir les représentants soviétiques et chinois s'adresser à eux beau- coup moins pour les aider à résumer leurs problèmes propres que pour tenter de les rallier à leur cause. Le second résultat du conflit sino-soviétique c'est qu'il n'y a plus de direction mondiale du mouvement communiste. Cette conséquence était apparue dès la brouille entre Pékin et Moscou mais elle s'est maintenant traduite de manière beaucoup plus nette dans les faits. Dix ans après la mort de Staline, sept ans après la dissolution du Kominform, treize ans après la conclusion du pacte sino-soviétique, non seulement le monde communiste n'a plus de centre d'autorité et de décision, non seulement il se trouve diyisé en trois courants principaux : « léninisme » chinois, « révisionnisme » yougoslave, « réformisme » krouchtchevien, mais même une multitude de cou- rants secondaires sont apparus et ne cessent đe s'affirmer. Le castrisme s'impose de plus en plus comme l' « idéologie » (si l'on peut dire) du mouvement révolutionnaire en Amérique Latine. Les P. C. italien et roumain, pour des raisons différentes, 'prennent leurs distances vis-à-vis de Moscou. Le P. C. français abandonne la doctrine du parti unique. Le parti indonésien affirme qu'il est avant tout indo- nésien... Sans même parler des scissions. La Chine pour l'instant a tout intérêt à ce que ce processus se poursuive puisqu'il s'effectue au détriment de Moscou. C'est pourquoi elle s'oppose à la convocation à court terme d'une conférence de tous les partis communistes réclamée par Moscou. Elle considère que le temps travaille pour elle et se réserve évidemment de provoquer la bataille rangée lorsque l'issue de celle-ci lui paraîtra favorable. L'intérêt de l’U. R. S. S. au contraire est de provoquer la scission le plus tôt possible car une condam- nation des positions chinoises par la grande majorité des partis communistes du monde lui permettrait de consolider son rôle de leader auprès de ceux qui lui resteraient fidèles et d'arrêter l'atomi- sation du monde communiste. Mais précisément, beaucoup, comme les Italiens, ne sont pas pressés de faire à nouveau acte d'obédience à Moscou. Quoi qu'il en soit, au point qu'il a atteint, l'évolution du conflit dépend beaucoup moins des maneuvres des uns et des autres que de la dynamique même qui le porte et qui prend profondément sa source dans les réalités sociales du monde moderne. P. CANJUERS. 85 Les Films LE JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE Ce film saisissant par son style sec et dur déconcerte par tout ce qui contraste avec ce style : une étrange hésitation quant au prin- cipal personnage, une incohérence, sans doute un manque d'audace. Tout le début nous prépare à ce que quelque chose arrive. Une jeune parisienne (Jeanne Moreau, fine et sensible), s'engage comme femme de chambre dans une maison de maître à la campagne : belle maison petit château de gentilhomme campagnard vieux meu- bles sombres et compliqués une jeune maîtresse de maison sèche, frigide, chicanière, comptant les morceaux de sucre, grattant sur la nourriture des domestiques le maître de maison, une brute, « porté sur la chose » mais borné, oisif, incapable d'initiative, d'ima- gination le vieux Monsieur enfin, père de Madame, ridicule d'élé- gance affectée, dominé par cette perversion qui lui fait cirer les bottines de ses servantes, carresser ces bottines, s'endormir les serrant contre lui. L'office est à l'avenant, et là le personnage principal est le valet, Joseph, homme cruel, sadique, secret, s'adonnant avec délectation à une politique d'antisémitisme féroce. Ce milieu fermé, dominé par des haines recuites a deux sorties sur le monde : le curé qui vient rendre visite à Madame, à qui elle se confie, à qui elle confie ses peines d'alcôve et qui lui donne une réplique à la fois pudibonde et adéquate ; un capitaine en retraite, voisin les deux jardins se touchent homme ridicule, sifflant des marches de guerre, occupé essentiellement par la haine de son voisin. L'arrivée dans ce milieu d'une parisienne, piquante et parfumée, jette un trouble compréhensible. Quelle chose doit se passer. Mais c'est là que le film tourne court. Des événements importants se produi- sent. Joseph assassine et viole du moins le suggère-t-on petite fille, ce qui hante Célestine, la femme de chambre. Mais cet événement n'est pas dans l'ordre de l'attente. Octave Mirbeau, dans le livre dont le film s'est inspiré, avait pris le parti impitoyable de montrer que Célestine s'adapte, qu'elle s'abrutit en épousant Joseph. Mais le film hésite, l'attention se disperse, et la fin, le mariage de Célestine avec le voisin, capitaine en retraite, laisse une impression d'inachevé. Bunuel, réalisateur du film, lie de manière saisissante le racisme de Joseph à sa cruauté névrotique. (« Douze Juifs tués en Roumanie toujours ça de moins ! »). Mirbeau, on le sait s'était attaqué à l'antisémitisme en 1900, soulevé par l'affaire Dreyfus. Mais pourquoi Bunuel s'arrête-t-il à mi-chemin de notre époque ? Pourquoi met-il en scène d'une main ferme les racistes, les Camelots du Roi. de 1934 ? Qui se souvient de ce que signifie le cri « Vive Chiappe » ? une Benno SAREL. 86 LE SILENCE Dans un compartiment, deux femmes, un enfant. Deux femmes jeunes, belles. L’une, Esther, les cheveux tirési, un tailleur strict, semble tendue, indifférente au monde extérieur, En regardant l'autre, Anna, on sait qu'il fait chaud, sa robe est légère, des bijoux soulignent le cou et le bras. Flus tard on verra qu'elles ont trop de choses à se dire, alors entre elles, là, c'est le silence. L'enfant voudrait rompre ce silence, aussi il sort. Dans le long couloir il regarde une plaque où sont inscrits des mots en langue étrangère, il regarde, il ne comprend pas. Le voyage est interrompu car Esther ne peut résister à un malaise. C'est dans une vaste chambre d'hôtel qu'elles se retrouvent et qu'elles vont dénouer le lent et pesant ruban de leur passion. Esther garde la chambre. Le lit où elle suffoque, la table de travail, les cigarettes, l'alcool qu'elle boit goulûment, le plaisir qu'elle prend solitaire ne la libèrent pas de l'attachement tyrannique qu'elle a pour sa sæur, Anna. Celle-ci n'occupe la chambre que pour la quitter ; elle dort, se baigne, se pare, puis sort. Anna va vers les autres. En fait elle ne rencontre que le spectacle des autres, dans la loge du théâtre, au café, dans la rue. Même lorsqu'elle rencontre et désire un compagnon de passage, il est étranger. Ainsi elle reste solitaire, aussi. Le seul dialogue est avec sa seur, mais elles se heurtent sans se rencontrer jamais. Esther accuse, Anna se défend. Le travail intellectuel est aussi étranger à l'une, que la maternité et la recherche de l'homme l'est à l'autre. L'enfant est un frêle garçonnet dont les longs cheveux lisses tombent vers les yeux. Son regard suit ces deux femmes, observe la douceur sensuelle de sa mère aussi bien que l'inquiétante agonie de sa tante. Il est le seul être de ce film à rechercher l'issue, la compré- hension, mais les adultes ont leurs problèmes, leur prison et l'on sent qu'il voit là se dérouler ce qu'il vivra plus tard, lui aussi. Bergman, avec sobriété et gravité, entraîne implacablement le spectateur vers un univers bien connu du cinéma moderne : la soli- tude, l'impossibilité de communiquer. Il exprime une situation dans laquelle, plus les moyens de communications sont savamment déve- loppés, plus il est difficile aux individus de se rejoindre pour une activité, un amour, un avenir. Mais aussi, moins que jamais les rapports des hommes ne peuvent être enfermés dans cadre rigide de lieu, de principes, de catégorie sociale. Dans Le silence on peut considérer la passion amoureuse de ces femmes comme essentielle, mais pourquoi ne pas imaginer qu'elles sont étrangères ? Que Bergman ne les a réunies que pour mieux les comparer ? un -- 87 Dans chacune des réalisations de Bergman, comme dans celles d'Antonioni, de Resnais, le personnage féminin anime le film. Il n'incarne pas tant un rôle, une action déterminée qu'il représente une sorte d'axe autour duquel l'auteur développe son thème romanesque ou philosophique. Ces femmes hésitent, doutent, cherchent leur propre sens, regar- dent vivre l'homme et dans ce même temps font des choix. Cette lente quête paraît quelquefois dérisoire, ou empreinte d'un pessi- misme facile, mais elle illustre une époque où les attitudes et les rôles sont moins que jamais immuablement fixées. Louise MAI. 88 Les Livres " L'OEIL DE MOSCOU " A PARIS ou les archives de Jules-Humbert DROZ ancien secrétaire de l'Internationale communiste (1) Lorsque les historiens ont voulu faire de l'histoire une science, leur premier effort a porté sur les « sources ». Le travail en équipe de divers spécialistes, l'utilisation de certaines techniques de la science moderne ont permis une « critique » des documents en vue d'établir l'authenticité et l'intégrité des vestiges, la véracité des témoignages. Mais le problème de la « synthèse historique » n'a pas été résolu pour autant ; aucune vérification des hypothèses n'est possible, l'objet de l'histoire étant dissous dans le passé et inacces- sible en tant que tel. On a montré que la perspective de l'historien est étroitement conditionnée et qu'en un sens l'histoire du Moyen Age, écrite par exemple au dix-neuvième siècle, nous renseigne plus sur le dix-neuvième siècle que sur le Moyen Age et, enfin, que les hommes qui « font l'histoire ne savent pas l'histoire qu'ils font » pour la bonne raison que la signification du présent est relative à un avenir qui exercera un effet rétroactif sur ce présent devenu passé. Pour beaucoup de français d'Algérie, le 13 mai 58 a été vécu comme un espoir et ne peut plus être pensé, que comme une illusion. Il semble que ces considérations bien connues sur la « Révolu- tion copernicienne en histoire » qui serait ainsi moins fondée sur les événements passés que sur l'esprit de l'historien soient maintenant, sinon comprises à un niveau théorique, du moins « vécues » -au niveau des « consommateurs >> des livres d'histoire. Avant de lire un ouvrage sur la Résistance, sur l’U. R. S. S. ou sur les U. S. A., on tient à savoir « quelles sont les idées » de l'auteur, à quel parti il appartient éventuellement, etc. C'est, sans doute, la conscience de ce phénomène qui est à l'origine de nouvelles collec- tions, par exemple Kiosque ou Archives, qui n'ont d'autre ambition que de présenter le «document brut ». Ainsi l'historien n'est plus celui qui a fait le livre mais celui qui le lit (2). Naturellement, les choses ne sont pas aussi nettes dans la pratique : le choix des (1) Textes et notes établis par Annie Kriegel. Collection Archives, Julliard, 1964, 265 p. Prix: 4,95 F. (2) On a noté le même phénomène à propos de la nouvelle pein- ture, du nouveau roman, du nouveau cinéma : le spectateur de Marienbad doit composer son film, etc." 89 documents, les coupures et les juxtapositions (3) réintroduisent l'optique de celui qui a composé le livre ; toutefois, le lecteur semble voir, tout de même, dans la nouvelle formule, une diminution du coefficient individuel si on s'en rapporte au succès des collections de ce genre, compte tenu du fait que le prix de vente est calculé en fonction d'une large diffusion. Certes, dira-t-on, chacun effectue une lecture qui réintroduit le coefficient personnel. Mais il reste que la liberté qui est volontai- rement laissée au lecteur le provoque à la réflexion ; comme on ne lui impose rien il n'a l'occasion ni d'adhérer avec une foi passionnée ni, en sens inverse, de regimber ; il est sur le chemin de cette « libre et scientifique recherche » préconisée par Marx, dans la préface du Capital. La nouveauté de cette méthode apparaît particulièrement à la lecture du second numéro de la collection Archives qui a précisé- ment pour but de nous mettre en présence de l'attitude radicalement contraire : en l'espèce l'interventionnisme incessant du Komintern dans le parti communiste français, vers 1922-24. On sait que la scission de Tours (à laquelle un autre volume de la collection Archives est consacré) s'était faite dans une certaine confusion. Il en avait résulté que la majorité « communiste » était relativement hétérogène et comprenait une droite, un centre et une gauche. Cette dernière, seule, s'était réellement alignée sur les positions de la III° Internationale, d'où divers tiraillements. Si, en effet, la Seconde Internationale n'était qu'une sorte de fédération de partis nationaux pleinement autonomes, le texte des 21 conditions pour l'admission de la IIIe Internationale précisait bien que les partis nationaux n'étaient que les bataillons disciplinés de l'état- major du Komintern. Mais les majoritaires de Tours n'avaient pas tous pris au sérieux le texte des 21 conditions, ce qui tendrait à montrer que ce n'est pas seulement dans les minorités qu'il y a une « majorité d'imbéciles ». Quoi qu'il en soit, le Comité exécutif de l'Internationale communiste (I. C.) ne voulait pas d'une nouvelle scission, comme celle de Livourne, en Italie, qui, en isolant la petite gauche du centre et de la droite, aurait abouti à un minuscule P. C. F. C'est pourquoi le Comité exécutif de l’I. C. envoya à Paris le cama- rade Jules-Humbert Droz avec le mandat suivant, signé de Zinovieff : « Le camarade Jules-Humbert Droz, est envoyé en France par le « Comité Exécutif de l'Internationale Communiste, dans le but de « s'informer de la vie du Parti Communiste français et pour inter- « venir avec pleins pouvoirs dans le sens des décisions du Comité « Exécutif concernant la France ». Moscou, 27/IX.21. N° 2433. (ce document est reproduit par photocopie sur la couverture du livre). ne (3) Le rôle du « metteur en scène » se borne naturellement pas là : il choisit des photos, met au point un « petit appareil » (chronologie, biographies, bibliographie), destiné à faciliter la lecture. En effet, comme on dit, un amas de documents ne constitue - pas plus un livre qu'un tas de pierres une maison. 90 Jules-Humbert Droz est un citoyen suisse, né en 1891, actuel- lement secrétaire du Parti socialiste pour le canton de Neuchâtel. En 1941, il avait perdu la direction du Parti communiste suisse, sur ordre de Staline et avait été exclu en 1943. En effet, en 1928, il avait fait partie du groupe Boukharine. Il avait été l'artisan de la scission qui avait été à l'origine de la fondation du P. C. suisse et, sur proposition de Lénine, avait été élu secrétaire de l'I. C. au Troisième congrès mondial (1921). Il était particulièrement chargé des « pays latins » dont la France. Pendant au moins deux ans, Droz assista aux réunions des diver- ses instances du P. C. F., envoyant régulièrement des « rapports » (dont il a gardé les doubles) à Zinoviev avec, souvent, une copie pour Trotsky. On se trouve ainsi en présence d'archives de premier ordre qui contiennent, avec les rapports de Droz, le texte des « instructions » du Komintern et de nombreuses lettres des dirigeants du communisme mondial. par le Il n'est pas question de résumer ici ces textes et c'est, je crois, rester dans l'esprit de la collection que de donner quelques extraits bruts qui, dans Socialisme ou Barbarie, « parlent d'eux-mêmes ». Alors que le P. C. F. était en train d'étudier le dossier de Fabre en vue de son exclusion, la nouvelle de son « exécution » Komintern parvint aŭ congrès par télégramme. Aussitôt «la com- mission des conflits qui allait statuer suspendit ses travaux jugeant inutile de prononcer une sanction si le cas était jugé d'en haut ». (p. 66) En conséquence, dans son rapport n° 3, Droz fait la propo- sition suivante : « Il serait peut-être bon que l'exécutif lui-même propose au quatrième congrès (mondial de l’I. C.) de préciser le sens de l'arti- cle 9 pour donner à l'exécutif le droit non pas seulement d'exiger l'exclusion mais de la prononcer. » (p. 87). Dans un rapport précédent, Droz ayant signalé, entre autres signes d'irritation du P. C. F., que « Cachin avait fait de violents discours contre les interventions continuelles de l'Exécutif, contre le discrédit qu'elles jettent sur le parti » (p. 67), Zinoviev répondit : « Tous les longuettistes latents ou demi-latents se trouvant encore dans les rangs du P. C. ont beau faire autant de tapage hystérique qu'ils désirent à propos des exclusions automatiques », l'Internationale « devra toujours insister sur sa décision. Celle-ci a été parfaitement bien et mûrement pesée et une fois prise elle doit être exécutée coûte que coûte. Il faut que les ennemis de l'Internationale en France appren- nent enfin que l'Internationale communiste ne plaisante pas. » (p. 99). Dans le post-scriptum de cette même lettre, Zinoviev ajoutait : « Quant à votre rencontre et votre conversation avec Verfeuil après qu'ait paru son article ...elles étaient superflues. C'était trop montrer d'égards à ce monsieur. On ne doit «converser » avec de tels person- nages qu'avec l'aide d'une cravache. » (p. 104). La conséquence de cet autoritarisme ne se fait pas attendre : « les votes qui ont eu lieu sous mes yeux dans certaines sections sur les nouveaux statuts me laissent pessimiste sur le redressement 91 du parti, écrit Droz à Zinoviev. On a voté sans lire les textes, sans donner un mot d'explication, à l'unanimité, parce que le Comité directeur les propose... » (p. 127). Le comité exécutif de l'I. C. n’est sans doute pas très ému par cette remarque puisque, dans l'instruction suivante, il précise : « Un parti communiste n'est pas une arène de discussions oiseuses, mais l'Union combative de l'avant-garde du prolétariat, défendant un programme et une tactique déterminée. » (p. 131). Déterminée par qui ? On le sait à la fin de l' « instruction » : « Le comité exécutif de l'Internationale communiste charge sa délé- gation de veiller à ce que soient envoyés en temps utile à Moscou tous les projets de résolutions qui seront soumis à l'examen du Congrès de Paris, ainsi que les listes des candidats au nouveau Comité directeur du parti afin que le Comité exécutif de l’I. C. puisse se prononcer en temps utile sur toutes ces questions. » (p. 135). Et voilà ! A lire l'ensemble des textes, on se persuade que Trotsky a joué un rôle de premier plan dans cette mise au pas (militaire) des partis nationaux. Le nom de Lénine n'apparaît presque pas. De telles méthodes avaient sans doute pour but de réaliser, à brève échéance la révolution prolétarienne dans l'Europe entière. En fait leur résultat le plus remarquable a été de présenter sur plateau, à Staline, un instrument pour soumettre les divers partis nationaux au Parti russe et bientôt au « chef génial » des peuples. un Yvon BOURDET. 92 Réunion publique à Clichy Le 29 avril, deux camarades se sont rendus à Clichy, invités à exposer les idées du groupe Socialisme ou Barbarie sur les problèmes du mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, devant une assistance composée de membres du P. S. U., de jeunes et de plusieurs militants syndicalistes. P. Cardan exposa rapidement l'historique de nos positions actuel- les, en reliant notre analyse de la société moderne et de sa contra- diction fondamentale avec la critique de la bureaucratie de l’U. R. S. S., et de la place de l'économie dans l'évolution de la société, il montra ensuite comment la réalisation par le capitalisme bureaucratique de revendications formulées autrefois par le mouve- ment ouvrier et l'expérience même des ouvriers (dégénérescence de la révolution russe, conseils ouvriers, etc....), obligeaient à définir une nouvelle conception du socialisme et les conséquences qui s'en- suivaient pour la théorie révolutionnaire et, pour la conception d'une organisation militante. Au cours de la discussion qui suivit, plusieurs assistants firent des interventions centrées autour du problème des revendications ouvrières et des possibilités d'action syndicale. Le camarade Mattei, du P. S. U., fit une critique plus longue défendant en gros le travail qu'il est probable d'accomplir dans une organisation telle que le P. S. U. Sans contester formellement le besoin d'un renouvellement idéologique ni la constatation de la dépolitisation actuelle, il affirma qu'il fallait travailler avec ce qu'on avait, que la seule position politique efficace était de prendre les gens tels qu'ils étaient, les organisations si imparfaites qu'elles soient telles qu'elles existaient. Au total, la discussion fit apparaître des points d'accord et quelques divergences : en accord, la volonté de poser la question du socialisme sous l'angle de la gestion ouvrière, la nécessité d'un réexamen des objectifs socialistes du point de vue de la vie et des besoins concrets des hommes, la nécessité de prendre en considé- ration tous les problèmes de la société et d'abandonner le privilège absolu accordé à l'économique. En divergence, l'appréciation du rôle des syndicats et, semble- t-il, du rapport du militantisme révolutionnaire et de la vie sociale. A la fin, tout le monde se trouva d'accord pour donner une suite à cet échange d'idées et d'expériences. Après cette première discus- sion, volontairement placée sur un plan général, il fut décidé d'aborder des problèmes concrets susceptibles d'intéresser davan- tage les militants et notamment les jeunes ouvriers de Clichy. La prochaine réunion, prévue pour juin, sera introduite par un exposé de D. Mothé concernant le syndicalisme et le militantisme révolu- tionnaire dans l'usine. 93 -