SOCIALISME ou BARBARIE
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P. CHAULIEU M. FOUCAULT
Ph. GUILLAUME - - C. MONTAL - ). SEUREL (Fabri)
Gérant : G. ROUSSEAU
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« SOCIALISME OU BARBARIE »
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LE NUMERO
100 francs
SOCIALISME OU BARBARIE
LES RAPPORTS DE PRODUCTION
EN RUSSIE *
La question de la nature de classe des rapports économiques
et par tant sociaux en Russie a une importance politique qu'on
ne saurait exagérer. La grande mystification qui règne autour
du caractère soi-disant « socialiste » de l'économie russe est un
des obstacles principaux à l'émancipation idéologique du pro-
létariat, émancipation qui est la condition fondamentale de la
lutte pour son émancipation sociale. Les militants qui commen-
cent à prendre conscience du caractère contre-révolutionnaire de
la politique des partis communistes dans les pays bourgeois sont
freinés dans leur évolution politique par leurs illusions sur la
Russie; la politique des partis communistes leur paraît orientée
vers la défense de la Russie - ce qui est incontestablement
vrai - donc comme devant être jugée et en définitive acceptée
en fonction des nécessités de cette défense. Pour les plus cons-
cients parmi eux, le procès du stalinisme se ramène constamment
à celui de la Russie; et dans leur appréciation de celle-ci, même
s'ils acceptent une foule de critiques particulières, ils restent,
dans leur grande majorité, obnubilés par l'idée que l'économie
* Extraits d'un ouvrage sur l'Economie du Capitalisme Bureaucratique.
1
1
russe est quelque chose d'essentiellement différent d'une écono-
mie d'exploitation, que même si elle ne représente pas le socia-
lisme, elle est progressive par rapport au capitalisme.
Il est en même temps utile de constater que tout, dans la
société actuelle, semble conspirer pour maintenir le proletariat
dans cette grande illusion. Il est instructif de voir les représen-:;'
tants du stalinisme et ceux du capitalisme « occidental », en
désaccord sur toutes les questions, capables même d'être en dés-
accord sur le deux et deux font quatre, se rencontrer avec une
'unanimité étonnante pour dire que la Russie a réalisé le « socia-
lisme ». Evidemment, dans le mécanisme de mystification des
uns et des autres, cet axiome joue un rôle différent : pour les
staliniens, l'identification de la Russie et du socialisme sert à
prouver l'excellence du régime russe, tandis que pour les capita-
listes elle démontre le caractère exécrable du socialisme. Pour les
staliniens, l'étiquette « socialiste » sert à camoufler et à justifier .
l'exploitation abominable du prolétariat russe par la bureaucra-
tie, exploitation que les idéologues bourgeois, mûs par une phi-
lanthropie soudaine, mettent en avant pour discréditer l'idée du
socialisme et de la révolution. Mais sans cette identification, la
tâche des uns et des autres serait beaucoup plus difficile. Cepen-
dant dans cette tâche de mystification, staliniens aussi bien que
bourgeois ont été objectivement aidés par les courants et les
idéologues marxistes ou soi-disant tels, qui ont défendu et contri-
bué à diffuser la mythologie des « basses socialistes de l'éco-
nomie russe » (1). Ceci s'est fait pendant vingt ans à l'aide
d'arguments d'apparence scientifique qui se ramènent essentiel-
lement à deux idées :
a) Ce qui n'est pas « socialiste » dans l'économie russe,
serait en tout ou en partie la répartition des revenus. En
revanche, la production, qui est le fondement de l'économie et
de la société, est socialiste. Que la répartition ne soit pas socia-
liste, est après tout normal, puisque dans la « phase inférieure
du communisme » le droit bourgeois continue à prévaloir.
b) Le caractère socialiste ou de toute façon, «transi-
sails
(1) Dans cet ordre d'idées, c'est L. Trotsky qui à le plus contribué
commune mesure avec personne d'autre, à cause de l'immense autorité dont
il jouissait auprès des milieux révolutionnaires anti-staliniens à
maintenir
cette confusion auprés de l'avant-garde ouvrière. Son analyse erronée de
la
société russe continue à exercer une influence qui est devenue nettement
néfaste, danr la mesure où elle est toujours maintenue avec infiniment
moins
de sérieux et d'apparence scientifique par ses épigones. Notons encore
l’in-
fluence que certains francs-tireurs dū stalinisme, comme M. Bettelheim,
habituellement considéré comme « marxiste », pour la plus grande
hilarité.
des générations futures exercent par le fait qu'ils habillent leur
apologie.
de la bureaucratie d'un jargon « socialiste »,
d
toire », comme girait Trotsky - de la production. (et partant
le caractère socialiste de l'économie et le caractère prolétarien
de l'Etat dans son ensemble), s'exprimerait dans la propriété
étatique des moyens de production, la planification et le mono-
pole du commerce extérieur.
On ne peut que s'étonner en constatant que tout le bavar-
dage des défenseurs du régime russe se ramène en définitive à
des idées aussi superficielles et aussi étrangères au marxisme,
au socialisme et à l'analyse scientifique tout court. Séparer radi-
calement le domaine de la production de la richesse et celui de
sa répartition, vouloir critiquer et modifier celle-ci en mainte-
nant intacte celle-là, voilà une imbécilité digne de Proudhon et
du sieur Eugène Dühring (2). De même identifier tacitement
propriété et production, 'confondre volontairement la propriété
étatique en tant que telle avec le caractère « socialiste » des
rapports de production n'est qu'une forme élaborée de créti-
nisme sociologique (3). Ce phénomène hautement étrange ne
s'explique que par la pression sociale énorme exercée par la
bureaucratie stalinienne pendant toute cette période et jusqu'à
aujourd'hui. La force de ces arguments ne consiste pas dans
leur valeur scientifique, qui est nulle, mais dans le fait que
derrière eux se trouve le puissant courant social de la bureau-
cratie 'stalinienne mondiale. A vrai dire, ces idées méritent à
peine une réfutation à part. C'est l'analyse d'ensemble de l'éco-
nomie bureaucratique qui doit montrer leur caractère profondé-
ment faux et leur signification mystificatrice. Si, néanmoins, nous
les examinons en elles-mêmes, en guise d'introduction, c'est,
d'une part, parce qu'elles ont actuellement pris la force de pré-
jugés qu'il faut déraciner avant de pouvoir utilement aborder
le véritable problème, d'autre part, parce que nous avons voulu
(2) En définitive pour les réformistes du. régime bureaucratique, il
s'agit
tout bonnement d'en conserver le « bon côté » (les rapports de production
« à base socialiste ») et d'en éliminer « le mauvais » (la répartition
inégale,
le « parasitisme - bureaucratique). (cf. K. MARX, Misère de la
Philosophie,
Paris, 1935, p. 127 et suivantes.) Voilà cominent Engels jugeait des
tentatives
aanlogues de feu Dühring : • richesse de production, bon côté; ...
richesse
de répartition, 'mauvais côté, à la porte ! Appliqué aux circonstances
actuelles, cela veut dire : le mode capitaliste de production est fort
bon et
peut subsister, mais le mode capitaliste de répartition ne vaut rien et
doit
êtr aboli. C'est à ces absurdités qu'on est conduit quand on écrit sur
l'éco-
nomie sans avoir seulement compris le rapport nécessaire entre production
et répartition. » (F. ENGELS, J. E. Dühring bouleverse la Science, Paris,
1946,
t. II, p. 78.)
(3) «A la demande, quels étaient ces rapports, on ne pouvait répondre
que par une analyse critique de l'économie politique, embrassant
l'ensemble
de ces rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique de
rapports de volonté, mais dans leur forme réelle de rapports de la
production
matérielle... Proudhon subordonne l'ensemble de ces rapports économiques
à
la notion juridique de la propriété... » (K. MARX, Miséré de la
Philosophie,
p. 224; souligné par nous.)
3
en profiter pour approfondir certaines notions importantes,
comme celles de la répartition, de la propriété et de la signifi-
cation exacte des rapports de production.
1.
PRODUCTION - REPARTITION
ET PROPRIETE
A. - PRODUCTION ET RÉPARTITION.
Aussi bien sous leur forme vulgaire (« il y a en Russie des
abus et des privilèges, mais dans l'ensemble c'est le socialisme »)
que sous leur forme « scientifique » (4) les arguments tendant
à séparer et à opposer les rapports de production et les rapports
de répartition ne font que revenir en deçà même de l'économie
bourgeoise classique.
Le processus économique forme une unité, dont on ne peut
séparer artificiellement les phases, ni dans la réalité, ni dans la
théorie. Production, répartition, échange et consommation sont
des parties intégrantes et inséparables d'un processus unique,
des moments qui s'impliquent mutuellement, de 'la production
et de la reproduction du capital. Ainsi, si la production, au sens
strict du terme, est le centre du processus économique, il ne faut
pas oublier que, dans la production capitaliste, l'échange est.
partie intégrante du rapport productif d'une part, parce que .
ce rapport est tout d'abord achat et vente de la force de tra-
vail, et parce qu'il implique l'achat par le capitaliste des moyens.
de production nécessaires, d'autre part, parce que les lois de la
production capitaliste s'affirment comme lois coercitives à tra-
vers le marché, la concurrence, la circulation - en un mot
l'échange (5). Ainsi la consommation elle-même est soit partie
intégrante de la production (consommation productive), soit
dans le cas de la consommation dite improductive, condition
préalable de toute production, l'inverse étant également vrai (6).
un
(4) TROTSKY, Lil Révolution trahie, p. 276.
(5.) « En premier lieu il est clair que l'échange d'activités et de
capacités
qui s'effectue dans la production même lui appartient directement et la
constitue essentiellement. Cela est vrai, en secont lieu, de l'échange
des
produits dans la mesure où il est l'instrument qui sert à fournir le
produit
achevé, destiné à la consommation immédiate. Dans ces limites, l'échange
lui-même est acte compris dans la production. En troisième lieu,
l'échange entre producteurs échangistes cst, d'après son organisation,
aussi
bien déterminé entièrement par la production qu'il est lui-même une
activité
productive... L'échange apparait ainsi dans tous ses monients, comme
direc-.
tement coinpris dans la production ou déterminé par elle. » (K. MARX,
Intro-
duction à une critique de l'Economie politique, publié avec la
Contribution à
la critique de l'Economie politique, Paris, 1928, p. 231.)
(6) K. MARX, Introduction à une critique de l'Economie politique, pp.
316-
323.
4
Ainsi, enfin, la répartition n'est que le revers du processus 'pro-
ductif, un de ses côtés subjectifs et de toute façon résultante
directe de celui-ci.
Ici une explication plus longue est indispensable. « Réparti-
tion », ou « distribution », a deux significations. Dans le sens
courant, la répartition est la répartition du produit social. C'est
de celle-ci que Marx dit que ses formes sont des moments rie la
production elle-même. «Si le travail n'était pas déterminé
comme travail salarié, le mode suivant lequel il participe à la
distribution n'apparaîtrait pas comme salaire, ainsi que c'est le
cas pour l'esclavage.... C'est pourquoi les rapports et modes de
distribution apparaissent seulement comme le revers des agents
de production. Un individu qui participe à la production sous
la forme du travail salarié, participe; sous la forme de salaire,
aux produits, aux résultats de la production. La distribution
est elle-même un produit de la production, non seulement en
ce qui concerne l'objet, puisque seuls les résultats de la pro-
duction peuvent être distribués, mais en ce qui concerne la
forme particulière de la distribution, la forme suivant laquelle
on participe à la distribution... Les économistes, comme Ricardo,
auxquels tous les premiers on reproche de n'avoir en vue que
la production, concevaient instinctivement les formes de distri-
bution comme l'expression la plus catégorique où s'affirment les
agents de production dans une société donnée. » (7)
La répartition a encore un autre sens; c'est la distribution
des conditions de la production : « Conçue de la manière la plus
superficielle, la distribution apparaît comme la distribution des
produits et ainsi comme plus éloignée de la production et quasi
indépendante vis-à-vis d'elle. Mais avant d'être la distribution
des produits, la distribution est : 1° la distribution des instru-
ments de production; 2° - ce qui est une nouvelle détermina-
tion du même rapport la distribution des membres de la
société entre les différents genres de production (subsomption
des individus sous des rapports de production déterminés). La
distribution des produits est manifestement un résultat de cette
distribution qui est incluse dans le procès de production lui-
même et détermine l'organisation de la production. Considérer
la production en laissant de côté cette distribution qu'elle ren-
ferme est évidemment de l'abstraction vide, tandis que, au con-
traire, la distribution de produits découle de soi de cette dis-
tribution qui, à l'origine, constituait un moment de la produc-
(7) K. MARX, Introduction à une critique de l'Economie politique, pp.
324-
325. (cf. aussi, Le Capital, t. XIV, pp. 209, 210, 215-217.)
5,
+
tion. C'est précisément parce que Ricardo s'attachait à conce-
voir la production moderne dans son organisation sociale déter-
minée et parce qu'il est l'économiste de la production par excel-
lence, qu'il déclare la distribution et non la production, le
thème propre de l'économie moderne. Ici, apparaît à nouveau
l'absurdité des économistes qui traitent la production comme
une vérité éternelle alors qu'ils enferment l'histoire dans le
domaine de la distribution. La question de savoir quel
est le rapport de cette distribution à la production qu'elle
détermine est manifestement du domaine de la production
même. Dirait-on qu'alors du moins - puisque la produc-
tion dépend d'une certaine distribution des instruments de
production - la distribution dans cette signification précède
la production, est présupposée par elle, il y aurait à répondre
que la production en fait a ses conditions et ses présuppositions
qui en constituent les moments. Celles-ci peuvent paraître, dans
'les commencements, avoir une origine spontanée. Par le procès
de production même elles deviennent, de facteurs spontanés, des
facteurs historiques et si, pour une période, elles apparaissent
comme présupposition naturelle de la production, elles ont été
pour une autre un résultat historique. A l'intérieur de la pro-
duction même, elles sont constamment transformées. L'applica-
tion du machinisme, par exemple, modifie la distribution aussi
bien des instruments de production que des produits, et la
grande propriété foncière moderne elle-même, est le résultat
aussi bien du commerce moderne et de l'industrie moderne que
de l'application de la dernière à l'agriculture. » (8)
Cependant, ces deux significations de la répartition sont inti-
mement liées l'une à l'autre et évidemment aussi au mode de
production. La répartition capitaliste du produit social, décou-.
lant du mode de production, ne fait qu'affermir, amplifier et
développer le mode capitaliste de répartition des conditions de
la production. C'est la répartition du produit net en salaire et
plus-value qui forme la base de l'accumulation capitaliste, qui
reproduit constamment à une échelle supérieure et plus ample
l'a distribution capitaliste des conditions de la production et ce
mode de production lui-même. On ne saurait, à la fois, résumer
et généraliser cette liaison mieux que Marx : « Le résultat au-
quel nous arrivons n'est pas que la production, la distribution,
l'échange, la consommation sont identiques, mais qu'ils sont
tous des membres d'une totalité, des différences dans une unité.
(8) K. MARX, Introduction à une critique de l'Economie politique, pp.
326-
328.
6
La production se dépasse aussi þien elle-même, dans la détermi-
nation' antithétique de la production, qu'elle dépasse les autres
moments. C'est par elle que le procès recommence toujours de
nouveau. Que l'échange et la consommation ne puisse être l'élé-
ment prédominant cela s'entend de soi. Il en va de même de la
distribution comme distribution des produits. Mais comme dis-
tribution des agents de la production, elle est elle-même un mo-
ment de la production. Une forme déterminée de la production
détermine donc des formes déterminées de 'la consommation, de
la distribution, de l'échange, ainsi que des rapports réciproques
déterminés de ces différents facteurs. Sans doute la production
dans sa forme unilatérale est, elle aussi, déterminée par d'au-
tres moments; par exemple, quand le marché, c'est-à-dire la
sphère des échanges, s'étend, la production gagne en extension
et se divise plus profondément. Avec un changement dans la
distribution la production change, par exemple avec la concen-
tration du capital, une distribution différente de la population
entre la ville et la campagne, etc... Enfin, le besoin de la consom-
mation détermine la production. Une action réciproque a lieu
entre les différents moments. C'est le cas pour chaque tout
organique. » (9)
Lorsque, par conséquent, Trotsky
pour ne rien dire de
ses épigones - parle du caractère «bourgeois » de la réparti-
tion du produit social, en Russie, en l'opposant au caractère
« socialiste » des rapports productifs ou de la propriété étati-
que (!), il n'y a là qu'une douce plaisaliterie : le mode de répar-
tition du produit social est inséparable du mode de production.
Comme le dit Marx, il n'en est que le revers : « L'organisation
de la distribution est entièrement déterminée par l'organisation
de la production. » S'il est vrai « qu'un individu, qui participe
à la production sous la forme du travail salarié, participe sous
la forme du salaire aux produits, aux résultats de la produc-
tion », il ne peut qu'être vrai aussi inversement qu'un individu
qui participe sous la forme de salaire aux produits, participe à
la production sous la forme du travail salarié. Et le travail
salarié implique le capital (10). Imaginer qu'un mode de répar-
tition bourgeois peut se greffer sur des rapports de production
socialistes n'est pas moins absurde que d'imaginer un mode de
répartition féodal se greffant sur des rapports de production
bourgeois (non pas à côté, mais sur ces rapports et résulter de
(9) K. Marx, Introduction à une critique de l'Economie politique, pp.
331-
332.
(10) Ķ. MARX, Le Capital, t. V, p. 55; t. VII, p. 223; t. XIV, p. 120 et
sui-
vantes. F. ENGELS, M. E. Dühring bouleverse lå Science, t. II, p. 70.
7
ces rapports). Comme cet exemple le montre, il ne s'agit même
pas ici d'une « erreur » : il s'agit d'une notion absurde, aussi
dénuée de sens scientifique qu' « avion hippomobile », par
exemple, ou « théorème mammifère ».
Ni la répartition des conditions de la production, ni le mode
de production ne peut être en contradiction avec la répartition
du produit social. Si cette dernière a un caractère opposé aux
premières, qui en sont les conditions, elle éclatera immédiate-
ment de même qu'éclaterait immédiatement et infaillible-
ment toute tentative d'instaurer une répartition « socialiste >>
sur la base des rapports de production capitalistes.
Si donc, les rapports de répartition en Russie ne sont pas
socialistes, les rapports de production ne peuvent pas l’être non
plus. Ceci précisément parce que la répartition n'est pas auto-
nome, mais subordonnée à la production. Les épigones de
Trotsky, dans leurs efforts désespérés pour masquer l'absurdité
de leur position, ont souvent déformé cette idée de la manière
suivante : vouloir tirer des conclusions sur le régime russe d'après
les rapports de répartition, signifie remplacer l'analyse du mode
de production par l'analyse du mode de répartition. Ce lamen-
table sophisme vaut autant que cet autre : regarder sa montre
pour voir s'il est midi, signifie croire que ce sont les aiguilles de
la montre qui font monter le soleil au zénith. Il est facile de
comprendre que, précisément, parce que les rapports de répar-
tition sont déterminés sans ambiguïté par les rapports de pro-
duction, l'on peut définir sans erreur les rapports de produc-
tion d'une société si l'on connaît la répartition qui y prédomine.
De même que l'on peut sans erreur suivre la marche d'un
navire même si l'on n'aperçoit que les mâts, de même l'on peut
déduire la structure fondamentale (supposée inconnue) d'un
régime d'après le mode de répartition du produit social.
Mais ici l'on entend parler très souvent du « droit bour-
geois qui doit subsister dans la phase inférieure du commu-
nisme » en ce qui concerne la répartition. Cette question sera
traitée plus loin dans l'extension nécessaire. Disons cependant
tout de suite que personne avant Trotsky n'avait imaginé que
l'expression « droit bourgeois », employée par Marx métapho-
riquement, pouvait signifier la répartition du produit social
selon les lois économiques d capitalisme. Par la « survivance du
droit bourgeois », Marx et les marxistes ont toujours entendu
la survivance transitoire d'une inégalité, non point le main-
tien et l'approfondissement de l'exploitation du travail.
A ces sophismes sur la répartition se lie une autre idée de
8
Trotsky (u) selon laquelle la bureaucratie russe n'a pas sa
racine dans les rapports de production, mais uniquement dans
la répartition. Quoique cette idée sera discutée à fond plus tard,
lorsque nous traiterons de la nature de classe de la bureaucratie,
il est nécessaire d'en dire quelques mots dès maintenant, à
cause de son lien avec la discussion précédente. Cette idée pour-
rait ne pas être absurde dans la mesure où l'on attribuerait à
la bureaucratie russe la même signification (ou plutôt la même
insignifiance) économique qu'à la bureaucratie des Etats bour-
geois de l'époque libérale, au milieu du xixe siècle. On avait là,
alors, un corps qui jouait un rôle restreint dans la vie écono-
mique, qu'on pouvait qualifier de « parasitaire » au même titre
que les prostituées et le clergé; corps dont les revenus étaient
constitués par des prélèvements sur les revenus des classes ayant
des racines dans la production - bourgeoisie, propriétaires fon-
ciers ou prolétariat; corps qui n'avait rien à voir avec la pro-
duction. Mais il est évident qu'une telle conception n'est même
plus juste en ce qui concerne la bureaucratie capitaliste actuelle,
l'Etat étant devenu depuis des décades un instrument vital de
l'économie de classe et jouant un rôle indispensable dans la coor-
dination de la production. La bureaucratie actuelle du ministère
de l'Economie Nationale en France, si elle est parasitaire, l'est
au même titre et dans le même sens que celle de la Banque de
France, de la S.N.C.F. ou de la direction d'un trust : c'est-à-dire
qu'elle est indispensable dans le cadre des rapports économiques
du capitalisme actuel. Il est évident que la tentative d'assimiler
la bureaucratie russe, qui dirige la production russe de A à Z,
aux très honorables fonctionnaires de l'ère victorienne, de tout
point de vue mais surtout du point de vue du rôle économique,
ne peut que provoquer le rire. Trotsky réfute lui-même ce qu'il
dit par ailleurs, lorsqu'il écrit que « la bureaucratie est devenue
une force incontrôlée dominant les masses » (12), qu'elle est
« maîtresse de la société » (13), que « le fait même qu'elle s'est
approprié le pouvoir dans un pays où les moyens de production
les plus importants appartiennent à l'Etat, crée entre elle et les
richesses de la nation des rapports entièrement nouveaux. Les
moyens de production appartiennent à l'Etat. L'Etat appartient,
en quelque sorte, à la bureaucratie... » (14)
Comment d'ailleurs, un groupe pourrait-il jouer un rôle domi-
nant dans la répartition du produit social, décider en maître
absolu de la répartition du produit net en partie accumulable
(11) L. TROTSKY, In defense of Marxism, p. 7.
(12) La Révolution trahie; p. 66..
(13) 1b., p. 133.
(14) Ib.,
3
.
p. 281.
9
et partie consommable, régler la division de celle-ci en salaire
ouvrier et revenu bureaucratique, s'il ne domine pas dans toute
son étendue la production elle-même ? Répartir le produit entre
une fraction accumulable et une fraction consommable signifie
avant tout orienter telle partie de la production vers la produc-
tion de moyens de production et telle autre la production d'objets
d'objets de consommation; diviser le revenu consommable en
salaire ouvrier et revenu bureaucratique signifie orienter une par-
tie de la production d'objets de consommation vers la production
d'objets de large consommation et une autre partie vers la pro-
duction d'objets de qualité et de luxe. L'idée que l'on puisse
dominer la répartition sans dominer la production est de l'en-
fantillage. Et comment dominerait-on la production si on ne
dominait pas les conditions de la production, tant matérielles
que personnelles, si on ne disposait pas du capital et du travail,
des biens de production et du fonds de consommation de la
société ?
1
B.
PRODUCTION ET PROPRIÉTÉ.
Dans la littérature « marxiste », concernant la Russie, on
rencontre une double confusion : sur le plan général, les formes
de la propriété sont identifiées aux rapports de production; sur
le plan particulier, la propriété étatique ou « nationalisée » est
considérée comme conférant automatiquement un caractère
« socialiste » à la production. Il est nécessaire d'analyser briève-
ment ces deux aspects de la question.
a) Déjà chez Marx, la distinction évidente entre les « formes
de la propriété » et les rapports de production est clairement
établie. Voilà comment celui-ci s'exprimait à ce sujet dans sa
préface célébre à la « Critique de l'Economie Politique » :
« Dans la production sociale de leur vie, les hommes entrent en
des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur vo-
lonté.... L'ensemble de ces rapports constitue la structure écono-
mique de la société, la base réelle sur laquelle s'élève une super-
structure juridique et politique... A un certain degré de leur
développement, les forces productives matérielles de la société
entrent en contradiction avec les rapports de production exis-
tants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les
rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mûes jus-
qu'alors... Il faut toujours distinguer entre le bouleversement
matériel des conditions économiques de la production... et les
........
10
formes juridiques, politiques... bref, les formes idéologi-
ques... » (15)
La leçon de ce texte est claire. Les rapports de production sont
des rapports sociaux concrets, des rapports d'homme à homine et
de classe à classe, tels qu'ils se réalisent dans la production et la
reproduction constante, quotidienne de la vie matérielle. Tel est
le rapport entre maître et esclave, entre seigneur et serf.
Tel est aussi le rapport entre patron et ouvrier, tel qu'il se
façonne au cours de la production capitaliste, dont la forme
empirique immédiate est l'échange de la force de travail de l'ou-
vrier contre le salaire donné par le capitaliste, basé sur la pré-
supposition de la possession du capital (aussi bien sous la forme
matérielle que sous la forme argent) par le patron et celle de
la force de travail par l'ouvrier. A ce rapport de production, le
droit donne dans une société « civilisée », une expression abs-
traite, une forme juridique. Dans notre exemple concernant la
société capitalisté, cette forme juridique est d'une part, pour les
présuppositions du rapport productif, la propriété des moyens
de production et de l'argent accordée au capitaliste et la libre
disposition de sa force de travail accordée à l'ouvrier (c'est-
à-dire l'abolition de l'esclavage et du servage), d'autre part pour.
le rapport en question lui-même le contrat de location de tra-
vail. Propriété du capital, libre disposition de sa propre force
de travail par l'ouvrier et contrat de location de travail sont la
forme juridique des rapports économiques du capitalisme.
Cette expression juridique couvre non seulement les rapports
de production au sens strict de ce terme mais l'ensemble de
l'activité économique. Production, répartition, échange, disposi-
tion des conditions de la production, appropriation du produit et
même consommation se trouvent placés sous la forme de la pro-
priété privée et du droit contractuel bourgeois. Nous avons donc,
d'une part, la réalité économique, les rapports de production,
la répartition, l'échange, etc..., et d'autre part la forme juridique
qui exprime abstraitement cette réalité. La production est à la
propriété comme l'économie est au droit, comme la base réelle
à la superstructure, comme la réalité est à l'idéologie. Les formes
de la propriété appartiennent à la superstructure juridique,
comme le dit Marx dans le texte cité plus haut, aux <formes
idéologiques ».
6) Mais quelle est exactement la fonction de cette expression
juridique ? Peut-on supposer que nous avons là un miroir fidèle
(15) K. MARX, Contribution à la critique de l'Economie politique, Paris,
1928, pp. 4-6. (Souligné par nous.)
11
des réalités économiques ? Seul un vulgaire libéral, comme dirait
Léinine et comme il l'a dit réellement dans un cas fort ana-
logue (16) ou un mécaniste sans espoir pourrait admettre
cette identité. Il nous est impossible d'entrer ici dans l'analyse
des rapports entre la base économique et la superstructure juri-
dique, politique, idéologique en général d'une société. Mais en
ce qui concerne le droit lui-même, quelques explications sont
indispensables. Marx et Engels avaient pleinement conscience de
la distortion que subit la réalité économique par son expression
juridique. Dans son appréciation de. Proudhon, Marx insistait
sur le fait que la réponse à la question : « Qu'est-ce que la pro-
priété ? » est impossible sans une analyse de l'ensemble des rap-
ports économiques réels de la société bourgeoise (17). Voilà, d'au-
tre part, comment Engels s'exprimait, à ce sujet : « Dans un
Etat moderne, il faut non seulement que le droit corresponde à
la situation économique générale et soit son expression, mais
encore qu'il en soit l'expression systématique qui ne s'inflige pas
un démenti propre par ses contradictions internes. 'Et, pour y
réussir, il reflète de moins en moins fidèlement les réalités éco-
nomiques. » (18)
Mais la raison que donne Engels pour exprimer le désac-
cord de plus en plus criant entre la réalité économique et les
formes juridiques, pour valable qu'elle soit, n'est ni la seule, ni
la plus importante. Le fond de la question est à chercher dans
ce que l'on peut appeler la double fonction du droit et de toute
superstructure. Le droit comme toute forme idéologique dans une
société d'exploitation, joue à la fois le rôle de forme adéquate de
la réalité et de forme mystifiée de celle-ci. Forme adéquate de
la réalité pour la classe dominante, dont il exprime les intérêts
historiques et sociaux, il n'est qu'un instrument de mystification
pour le reste de la société. Il est important de remarquer que
l'épanouissement de ces deux fonctions du droit est le fruit de
tout un développement historique. On peut dire que, primitive-
ment, la fonction essentielle du droit est d'exprimer la réalité
économique, ce qui se fait dans les premières sociétés civilisées
avec une franchise brutale, Les Romains ne se gênent pas pour
déclarer par la bouche de leurs juristes que leurs esclaves sont
pour eux des « choses » et non pas des personnes. Mais plus le
développement de l'économie et de la civilisation fait entrer
l'ensemble de la société dans la vie sociale active, plus la fonc-
tion essentielle du droit devient non pas de refléter, mais préci-
(16) V. La Révolution prolétarienne et le rénégat Kautsky.
(17) V. Misère de la Philosophie, p. 224.
(18) ENGELS, Lettre à C. Schmidt, du 27 oct. 1890. (Souligné par nous.)
sément de masquer la réalité économique et sociale. Rappelons-
nous l'hypocrisie des constitutions bourgeoises, comparée à la
sincérité de Louis XIV proclamant : «L'Etat, c'est moi. » Rap-
pelons-nous également la forme ouverte qu'a le surtravail dans
l'économie féodale, où le temps de travail que le serf consacre
à lui-même et celle qu'il donne au seigneur sont matériellement
distinctes, et la forme voilée du surtravail dans la production
capitaliste. L'histoire contemporaine offre tous les jours des
exemples non seulement de la réalité, mais de l'efficacité de ce
camouflage : mais ce sont surtout le stalinisme et le nazisme qui
sont passés maîtres dans l'art de la mystification des masses
aussi bien par les slogans propagandistes que par les formules
juridiques (19).
Le cas où l'on peut le plus facilement déceler cette double
fonction du droit est le domaine du droit politique, spéciale-
ment du droit constitutionnel. On sait que toutes les constitu-
tions bourgeoises modernes sont basées sur la « souveraineté du
peuple », l' « égalité civique », etc... Marx aussi bien que Lénine
ont trop souvent et trop complètement montré ce que cela signifie
pour que l'on ait à y revenir içi (20).
Cependant, un point que les « marxistes » actuels oublient
trop facilement c'est que l'analyse de l'économie capitaliste par
Marx se base sur un développement analogue du caractère mys-
tificateur du droit civil bourgeois. Marx n'aurait jamais pu
atteindre la matière économique du capitalisme s'il n'avait pas
percé les formes du code bourgeois. Ni le « capital », ni le « pro-
létaire » n'ont de signification ou d'existence pour le juriste
bourgeois; il n'y a pas un seul individu dans la société capita-
liste dont on puisse juridiquement dire qu'il ne possède que sa
force de travail, et Marx ne fait pas simplement de l'ironie
lorsqu'il remarque qu'en donnant à l'ouvrier simplement sa
force de travail et en s'appropriant l'ensemble du produit du
rail ,dont la valeur excède de loin la valeur de la force de
travail elle-même, le capitaliste donne à l'ouvrier ce qui lui est
dû et ne le vole pas d'un centime (21). Il est certain que pour
celui qui se bornerait à considérer les formes de la propriété
bourgeoise, l'exploitation dans la société capitaliste resterait
inconnue.
(19) Déjà Trotsky remarquait que le régime hitlérien n'avait rien changé
formellement à la constitution de Weimar et que « juridiquement » Hitler
pouvait être renversé à tout moment sur un vote du Řeichstag. V. La Révo-
Tution trahie, p. 303.
(20) V. L'Etat et la Révolution, La Révolution prolétarienne et le
rénégat
Kautsky, etc...
(21) Le Capital, t. II, pp. 25, 28.
13
c) On peut ramener toutes ces constatations à l'idée énoncée
déjà plus haut, selon laquelle le droit est, l'expression abstraite
de la réalité sociale. Il en est l'expression - ce qui signifie que
même sous les formes les plus mystificatrices, il garde un lien
avec la réalité, au moins dans le sens qu'il doit rendre possible
le fonctionnement social dans les intérêts de la classe doninante.
Mais, en tant qu'expression abstraite il est inéluctablement une
expression fausse, car sur le plan social toute abstraction qui
n'est pas connue en tant qu'abstraction est une mystification (22).
Le marxisme a été, à juste titre, considéré comme le démo-
lisseur des abstractions dans le domaine des sciences sociales.
Dans ce sens sa critique des mystifications juridiques et écono-
miques a toujours été particulièrement violente. Il n'en devient:
que plus étonnant que la tendance représentée par Trotsky ait
défendu, de longues années durant, une forme particulièrement
poussée de juridisme abstrait dans l'analyse de l'économie russe..
Ce recul des modèles d'analyse économique concrète offerte par
Marx vers un formalisme fasciné par la « propriété étatique ».
a objectivement aidé le travail mystificateur de la bureaucratie
stalinienne et ne fait qu'exprimer sur le plan théorique la crise
réelle dont le mouvement révolutionnaire n'est pas encore sorti..
d) Il nous faut maintenant concrétiser ces pensées dans le
cas de l'étatisation totale de la production.
Marx disait déjà que de même qu'on ne juge pas un homme
d'après ce qu'il pense de lui-même, de même on ne juge pas
une société d'après ce qu'elle dit d'elle-même dans sa constitu-
tion et ses lois. Mais on peut pousser cette comparaison encore
plus loin. De même que, une fois que l'on connaît un homme,
l'idée qu'il a de lui-même est un élément essentiel de sa psycho-
logie qu'il faut analyser et lier au reste pour avancer dans la:
connaissance que l'on a de lui, de même, une fois que l'on a
analysé l'état réel d'une société, l'image que cette société se:
donne d'elle-même dans son droit, etc..., devient un élément im-
portant pour une connaissance plus poussée. Dans un langage
plus précis, si nous avons dit que le droit est à la fois une forme
adéquate et une forme mystifiée de la réalité économique, il nous .
faudra l'examiner dans le cas russe dans ces deux fonctions, et
voir comment la propriété étatique universelle sert à la fois de
masque des rapports de production réels et de cadre commode
pour le fonctionnement de ces rapports. Cette analyse sera re-
prise plusieurs fois plus loin, et à vrai dire ce n'est que l'ensemble
(22) Cf. K. MARS, Critique du programme de Gotha, Paris, 1947, pp. 23-
24..
14
de cet ouvrage qui donne une réponse à cette question. Mais
quelques jalons essentiels doivent être posés dès maintenant.
Jusqu'à 1930, personne, dans le mouvement marxiste, n'avait
jamais considéré que la propriété étatique formait en tant que
telle une base pour des rapports de production socialistes ou
même tendant à devenir tels. Personne n'avait jamais pensé que
la « nationalisation » des moyens de production était équivalente
à l'abolition de l'exploitation. Au contraire, l'accent avait été
toujours mis sur le fait « qu'en devenant propriété de l'Etat,
les moyens de production ne perdent pas leur caractère de capi-
tal... L'Etat est le capitaliste collectif idéal » (23). On peut
compter par douzaines les textes où Lénine explique que le capi-
talisme des monopoles s'est déjà transformé pendant la guerre
de 1914-1918 en capitalisme d'Etat.(24). Si l'on peut reprocher
quelque chose à ces formulations de Lénine, ce serait plutôt leur
surestimation de la rapidité du processus de concentration des
moyens de production entre les mains de l'Etat. Pour Trotsky,
en 1936, le capitalisme d'Etat était une tendance idéale qui ne
pouvait jamais se réaliser dans la société capitaliste (25). Pour
Lénine, en 1916, c'était déjà la réalité capitaliste de son
époque (26). Lénine se trompait certainement en ce qui con-
cerne son époque, mais ces citations suffisent à mettre fin aux
stupides racontars des épigones de Trotsky selon lesquels la pos-
sibilité d'une étatisation de la production en dehors du socia-
lisme est une hérésie du point de vue marxiste. De toute façon,
cette hérésie fut canonisée par le Premier Congrès de l'Interna-
tionale Communiste, qui proclamait dans son Manifeste :
« L'étatisation de la vie économique... est un fait accompli. Re-
venir, non point à la libre concurrence, mais seulement à la
domination des trusts, syndicats et autres pieuvres capitalistes
est désormais impossible. La question est uniquement de savoir
quel sera désormais celui qui prendra la production étatisée :
l'Etat impérialiste ou l'Etat du prolétariat victorieux » (27).
Mais ce qui jette une lumière définitive sur la question ce
sont les comparaisons qu'établissait Lénine, de 1917 à 1921, entre
l'Allemagne, pays du capitalisme d'Etat selon lui, et la Russie
soviétique, qui avait étatisé les principaux moyens de production:
Voilà une citation caractéristique :
« Pour élucider la question encore plus, prenons l'exemple
(23) F. ENGELS, M. E. Dühring bouleverse la Science, t. III, pp. 42-41,
(24) Lenin, Coll. Works, vol. XXI-2, p. 302.
(25) La Révolution trahie, p. 278.
(26) Lenin, ib., p. 88. V. aussi vol. XX-2, p. 207.
(27) Thèses, Manifestes et Résolutions adoptées par les jer, ile, Illë et
Vo Congrés de l'Internationale Communiste, Paris, 1934, p. 31.
15
.
le plus concret de capitalisme d'Etat. Tout le monde sait quel
est cet exemple. C'est l'Allemagne. Nous avons ici « le dernier
mot » de la technique moderne à grande échelle et d'organisation
planifiée capitaliste subordonnées à l'impérialisme junker bour-
geois. Enlevez les mots soulignés et à la place de l'Etat milita-
riste, de l'Etat junker bourgeois impérialiste mettez un Etat
d'un type social différent : un Etat soviétique, c'est-à-dire prolé-
tarien, et vous aurez la somme totale des conditions nécessaires.
pour le socialisme...
« En même temps le socialisme est inconcevable si le prolé-
tariat ne dirige pas l'Etat. Ceci aussi est de l'A B C. Et l'his-
toire a eu un tel développement original qu'elle a produit en
1918 les deux moitiés du socialisme existant côte à côte comme
deux poussins futurs dans l'unique coquille de l'impérialisme
international. En 1918 l'Allemagne et la Russie étaient l'incar-
nation de la réalisation matérielle la plus frappante des condi-
tions économiques, productives, sociales, économiques; pour le
socialisme, d'une part, et des conditions politiques d'autre
part. » (Lénine, Selected Works, vol. VII, p. 365.) Cette même
comparaison le lecteur français peut la trouver dans La Cata-
strophe imminente et les inoyens de la conjurer (édition de « La
Vérité », 1945, p. 2 et suiv.).
Il devient évident à la lecture de ces textes, sur lesquels la
tendance trotskyste garde un curieux silence, que pour Lénine :
1° Non seulement la « forme de la propriété étatique », mais
l'étatisation au sens le plus profond de ce terme, c'est-à-dire
l'unification complète de l'économie et sa gestion par un cadre
unique (« planification ») ne résolvaient nullement la question
du contenu de classe de cette économie, ni par conséquent de
l'abolition de l'exploitation. Pour Lénine non seulement l'étati-
sation en tant que telle n'est pas forcément « socialiste » mais
l'étatisation no12-socialiste représente la forme la plus lourde et
la plus achevée de l'exploitation dans l'intérêt de la classe domi-
nante.
2° Ce qui confère un contenu socialiste à la propriété étatique
(ou nationalisée), d'après Lénine, c'est le caractère du pouvoir
politique. L'étatisation plus le pouvoir des Soviets, pour Lénine,
donnait la base du socialisme. L'étatisation sans ce pouvoir était
la forme la plus achevée de la domination capitaliste.
Une explication sur ce dernier point est nécessaire. La concep-
tion de Lénine faisant dépendre le caractère de la propriété éta-
tisée du caractère du pouvoir politique est vraie mais doit aujour-
d'hui, après l'expérience de la révolution russe, être considérée
comme partielle et-insuffisante. Le caractère du pouvoir politique
16
est un indice infaillible du véritable contenu de la propriété
« nationalisée », mais il n'en est pas le vrai fondement. Ce qui
confère un caractère socialiste ou non à la propriété « nationa-
lisée » est la structure des rapports de production. C'est de ceux-
ci que découle, après la révolution, le caractère du pouvoir poli-
tique lui-même, qui n'est pas le seul, ni même le dernier facteur
déterminant. Ce n'est que si la révolution amène une transforma-
tion radicale des rapports de production dans l'usine (c'est-à-dire
si elle peut réaliser la gestion ouvrière) qu'elle pourra à la fois
conférer un contenu socialiste à la propriété nationalisée et créer
une base économique objective et subjective pour un pouvoir
prolétarien. Le pouvoir soviétique en tant que pouvoir de la
classe ouvrière, ne se nourrit pas de lui-même; de lui-même il
tend plutôt à dégénérer, comme tout pouvoir étatique. Il ne peut
se nourrir et se consolider dans un sens socialiste qu'à partir
de la modification fondamentale des rapports de production,
c'est-à-dire de l'accession de la masse des producteurs à la direc-
tion de l'économie. C'est précisément ce qui n'a pas eu lieu en
Russie (28). Le pouvoir des Soviets fut progressivement atrophié,
parce que sa racine, la gestion ouvrière de la production n'exis-
tait pas. L'Etat soviétique a ainsi rapidement perdu son carac-
tère prolétarien. L'économie et l'Etat tombant ainsi sous la domi-
nation absolue de la bureaucratie, la propriété étatique devenait
simplement la forme la plus commode du pouvoir universel de
celle-ci.
Cela dit, retenons simplement le fait que jusqu'à 1930, les
marxistes étaient unanimes à considérer que la nationalisation
de la production ne signifiait rien par elle-même, et qu'elle rece-
vait son véritable contenu du caractère du pouvoir politique. A.
cette époque, seuls les staliniens avaient une position différente.
C'était Trotsky qui se chargeait de leur répondre, en écrivant :
« ...Le caractère socialiste de l'industrie est déterminé et assuré
dans une mesure décisive par le rôle du parti, la cohésion interne
volontaire de l'avant-garde prolétarienne, et la discipline cons-
ciente des administrateurs, fonctionnaires syndicaux, membres
des cellules d'usine, etc. Si nous admettons que ce tissu est en
train de s'affaiblir, de se désintégrer et de se déchirer, alors il
devient absolument évident que dans une brève période il ne
restera plus rien du caractère socialiste de l'industrie étatique,
des transports, etc... » (29)
Ceci fut écrit en juillet 1928. Quelques mois plus tard, Trotsky
pp. 34-37.
(28) V. l'article « Socialisme ou. Barbarie », dans le n° 1 de cette
Revue,
(29) L. TROTSKY, The Third International after Lenin, p. 360.
17-
écrivait encore : « Le noyau prolétarien du parti, aidé par la
classe ouvrière, est-il capable de triompher de l'autocratie de
l'appareil du parti qui est en train de fusionner avec l'appareil
de l'Etat ? Celui qui répond d'avance qu'il en est incapable,
parle non seulement de nécessité d'un nouveau parti sur des nou-
vaux fondements, mais aussi de la nécessité d'une deuxième et
nouvelle révolution priétarienne. » (30) Comme on sait, à cette
époque Trotsky excluait non seulement l'idée d'une révolution en
Russie croyant qu'une simple « réforme » du régime suffirait
pour écarter la bureaucratie du pouvoir mais était résolu-
iment contre l'idée d'un nouveau parti, et se fixait comme objectif
le redressement du P.C. russe (31).
Enfin, encore en 1931, Trotsky donnait les traits politiques
du pouvoir comme déterminant le caractère ouvrier de l'État
russe : « La reconnaissance de l'Etat soviétique actuel comme
un Etat ouvrier ne signifie pas seulement que la bourgeoisie ne
peut pas prendre le pouvoir autrement que par la voie d'une
insurrection armée, mais aussi que le proletariat de l’U.R.S.S.
n'a pas perdu la possibilité de se soumettre la bureaucratie, de
régénérer le parti et de modifier le régime de la dictature
sans une nouvelle révolution, par les méthodes et la voie de la
réforme. » (32)
Nous avons multiplié ces citations au risque d'ennuyer le
lecteur, parce qu'elles révèlent une chose soigneusement cachée
par les épigones de Trotsky : pour celui-ci, jusqu'à 1931, le
caractère de l'économie russe devait être défini d'après le carac-
tère de l'Etat; l'a question russe se ramenait à la question du
caractère du pouvoir politique (33). Pour Trotsky, à cette époque,
c'était le caractère prolétarien du pouvoir politique qui donnait
un caractère socialiste à l'industrie étatisée; ce caractère proléta-
rien du pouvoir politique, malgré la dégénérescence bureaucra-
tique, était pour lui garanti par le fait que le prolétariat pou-
vait encore ressaisir le pouvoir et expulser la bureaucratie par
une simple réforme, sans révolution violente. Ce critère, nous
l'avons dit, est insuffisant - ou plutôt dérivé et secondaire.
Cependant, il faut retenir le fait que Trotsky ne lie nullement à
(30) L. TROTSKY, Lettre à Borodai, publiée dans New International, 1943,
(31) V. la lettre citée de Trotsky et tous ses textes de cette époque.
(32) The probleins of the developpinent of the U.S.S.R., p. 36.
(33) Ce fut Max Schachtman qui montra le premier que Trotsky n'avança
sa théorie sur le caractère «socialiste » de la propriété nationalisée
qu'après
1932. (V. New International, 1.. c.). Il faut remarquer que Schachtman
qua-
lifie à tort la conception que jusqu'alors Trotsky avait défendu de «
première
théorie de Trotsky » : cette conception n'était que la conception
universelle
dans le mouvement marxiste, comme nous l'avons montré, et nullement une
théorie de Trotsky. Mais ceci Schachtman ne peut pas le dire, car il lui
faudrait dans ce cas s'expliquer sur les questions du capitalisme d'Etat:
:
p. 124.
18
A
cette époque la question du caractère du régime à la « propriété
étatique » (34).
Ce ne fut que trois années plus tard (35) que Trotsky opéra
une brusque-volte-face, proclamant à la fois : 1° que toute ré-
forme en Russie est désormais impossible, que seule une nou--
velle révolution pourra chasser la bureaucratie et instaurer le
pouvoir des masses et qu'il faut construire un nouveau parti
révolutionnaire, mais aussi 2° que le régime russe continue à
garder son caractère prolétarien, garanti par la propriété natio-
nalisée des moyens de production. Ce fut cette position, qui,
consignée à travers d'innombrables contradictions dans la Révo-
lution Trahie, fut désormais le dogme intangible de la tendance
trotskiste.
L'absurdité sans espoir de cette position éclate lorsqu'on:
réfléchit un moment sur le terme même de « nationalisation »..
« Nationalisation » et « propriété nationalisée » sont des expres-..
sions antimarxistes et antiscientifiques. Nationaliser signifie don--
ner à la nation. Mais qu'est-ce que la «nation » ? La «nation »
est une abstraction; en réalité la nation est déchirée par les
antagonismes de classes. Donner à la nation, signifie, en réalité,
donner à la classe dominante de cette nation. Expliquer par.
conséquent que la propriété en Russie a un caractère « socia---
liste » ou prolétarien, parce qu'elle est nationalisée, est tout sim-
plement un cercle vicieux, une pétition de principe : la pro-
priété nationalisée ne peut avoir un contenu socialiste que si la
classe dominante est le prolétariat. Les trotskistes répondent à
cela qu'il est a priori certain que le prolétariat est classe domi-
nante en Russie, puisque la propriété est nationalisée. C'est
lamentable, mais c'est ainsi. Ils répondent aussi que le proléta-
riat est fatalement classe dominante en Russie, puisque les capi-
talistes privés ne le sont pas, et puisque ils ne peut pas y avoir
d'autre classe, sauf le prolétariat et les capitalistes, dans l'époque
actuelle. Marx, semble-t-il, a dit quelque chose dans ce goût.
Il est mort en 1883 et repose au cimetière de Highgate, à
Londres.
Nous avons vu que la forme de propriété étatique ne déter--
mine pas les rapports de production, mais est déterminée par
ceux-ci, et qu'elle peut très bien exprimer des rapports d'exploi-
tation. Il nous resterait maintenant à voir pourquoi cette forme
apparaît dans tel moment précis de l'histoire et dans telles
:
(34) Rappelons que la plus grande part de l'industrie russe était
natio...
nalisée depuis 1918, de même que le sol, le sous-sol, les transports, les
banques, etc...
(35) Le début de ce tournant est formulé dans Thermidor, Etat ouvrier-
et Bonapartisme.
19
conditions concrètes. Autrement dit;'après avoir vu en quoi la
forme de la propriété étatique est une forme mystifiée de la
réalité économique, il nous faut examiner pourquoi elle en est
aussi une forme adéquate. Nous traiterons ce problème à la fin
de cet ouvrage, lorsque nous tâcherons de définir les rapports
de l'économie russe avec le développement du capitalisme mon-
dial. Il nous suffit pour le moment de dire que cette forme de
propriété, aussi bien que la « planification » de classe qu'elle
rend possible ne sont que les expressions suprêmes et ultimes
du processus fondamental du capitalisme moderne, qui est la
concentration des forces productives, processus qu'elles réalisent
sous deux aspects : concentration de la propriété formelle, con-
centration de la gestion effective de la production.
e) On a vu que l'étatisation n'est nullement incompatible
avec une domination de classe sur le prolétariat et avec une
exploitation, qu'elle en est même la forme la plus achevée. On
peut comprendre également -- on le verra dans le détail par la
suite que la « planification » russe a également la même fonc-
tion : elle exprime sous une forme coordonnée les intérêts de la
bureaucratie. Ceci se manifeste aussi bien sur le plan de l'accu-
mulation que sur celui de la consommation, qui sont d'ailleurs
en dépendance réciproque absolue. Le développement concret de
l'économie russe sous la domination bureaucratique ne diffère
en rien, quant à son orientation générale, de celui d'un pays
capitaliste : au lieu que ce soit le mécanisme aveugle de la
valeur, c'est le mécanisme du plan bureaucratique qui assigne
telle partie des forces productives à la production des moyens
de production et telle autre à la production des biens de consom-
mation. Ce qui conduit l'action de la bureaucratie dans ce do-
maine n'est évidemment pas « l'intérêt général » de l'économie
notion qui n'a aucun contenu concret et précis
mais ses
propres intérêts; ceci se traduit par le fait que l'industrie lourde.
est orientée essentiellement en fonction des besoins militaires --
et ceci dans les conditions actuelles et surtout pour un pays
relativement arriéré, signifie la nécessité de développer l'ensemble
de secteurs productifs; que les industries de moyens de consom-
mation sont orientés d'après les besoins de la consommation
des bureaucrates; et que dans l'accomplissement de ces objectifs,
les travailleurs doivent rendre le maximum et coûter le mini-
mum. On voit donc qu'étatisation et planification en Russie ne
font que servir les intérêts de classe de la bureaucratie et l'exploi-
tation du prolétariat, et que les objectifs essentiels et le moyen
fondamental (l'exploitation des travailleurs) sont identiques avec
20
ceux des économies capitalistes. En quoi donc cette économie
peut-elle être qualifiée de « progressive » ?
Pour Trotsky, la réponse essentielle consiste à invoquer
l'accroissement de la production russe. La production russe a
quadruplé et quintuplé dans quelques années, et cette augmen-
tation, dit Trotsky, aurait été impossible si le capitalisme privé
était maintenu dans le pays. Mais si le caractère progressif de
Ja bureaucratie découle du fait que celle-ci développe les forces
productives, alors se pose le dilemme suivant :
-- ou bien, le développement des forces productives impulsé
par la bureaucratie est en fin de compte un phénomène de courte
durée et d'étendue limitée, danc sans portée historique;
- ou bien, la bureaucratie est capable, en Russie (et dans
ce cas aussi partout) d'assurer une nouvelle phase historique de
développement des forces productives.
Pour Trotsky le deuxième terme de cette alternative est à
rejeter catégoriquement. Non seulement il considère comme cer-
tain que la bureaucratie n'a aucun avenir historique, mais il
affirme que dans le cas où un échec prolongé de la révolution
permettrait à la bureaucratie de s'installer durablement au pou-
voir à l'échelle mondiale, ce « serait là un régime de déclin,
signifiant une éclipse de la civilisation » (36).
Quant à nous, nous partageons complètement le contenu
essentiel de cette conception. Il reste donc le premier terme de
l'alternative : le développement des forces productives en Russie
sous l'impulsion de la bureaucratie est un phénomène de courte
durée, d'étendue limitée et en définitive sans portée historique.
C'est d'ailleurs la position claire de Trotský, qui ne se borne pas
à cela, mais indique d'une manière sommaire, il est vrai, quel-
ques-uns des facteurs qui font déjà de la bureaucratie « le pire
frein au développement des forces productives » (37).
Mais dans ce cas il est évident que toute tentative de qua-
lifier comme « progressive » l'économie russe perd automatique-
ment sa base. Que la bureaucratie ait augmenté entre 1928 et
1940 la production russe de quatre ou cinq fois, cependant que
l'impérialisme japonais ' ne faisait que la doubler pendant la
même période, ou que les U.S.A. la doublaient entre 1939 et
1944; qu'elle ait accompli en vingt ans ce que la bourgeoisie
d'autres pays a accompli dans quarante ou soixante, devient à
partir de ce moment un phénomène extrêmement important,
certes, méritant une analyse et une explication particulières, mais
en fin de compte ne différant pas qualitativement du dévelop-
(36) In défense of Marxisin, p. 9.
(37) 1b., p. 6. (V. La Révolution trahie, passim.)
21
placer les réserves sociales et les intruments usés ou de les multi-
plier. Par là même, on peut dire non seulement que toute pro-
duction ultérieure est déterminée par la répartition précédente,
mais que la répartition à venir est le facteur déterminant l'orga--
nisation de la production courante.
Enfin, production en tant qu'organisation aussi bien que
production en tant que répartition reposent l'une et l'autre sur
l'appropriation des conditions de la production, c'est-à-dire sur
l'appropriation de la nature, de la nature extérieure autant que
du propre corps de l'homme. Cette appropriation apparaît d'une
manière dynamique dans le pouvoir de disposer de ces condi-
tions de la production, que cette disposition ait comme sujet la
communauté indistinctement dans son ensemble ou qu'elle soit
l'objet d'un monopole exercé par un groupe, une catégorie, une
classe sociale.
Par conséquent, organisation (gestion) de la production elle-
même, répartition du produit, toutes les deux fondées sur la
disposition des conditions de la production, voilà le contenu géné-
ral des rapports de production. Les rapports de production d'une
époque donnée se manifestent dans l'organisation (gestion) de la
coopération des individus en vue du résultat productif et dans
la répartition de ce produit, à partir d'un mode donné de dispo-
sition des conditions de la production (38).
Mais dans les rapports de production ce qui est important
n'est pas la notion générale, qui découle de la simple analyse du
concept de la vie sociale, et qui, dans ce sens, est une tautologie,
mais l'évolution concrète des modes de production dans l'his-
toire de l'humanité.
Ainsi dans les sociétés primitives, où la division en classes.
fait le plus souvent défaut, où les méthodes et l'objectif de la.
production aussi bien que les règles de répartition ne sont sou-
mis qu'à une évolution extrêmement lente, où les hommes subis-
sent beaucoup plus les lois des choses qu'ils ne les transforment,
l'organisation de la production et la répartition semblent résulter
aveuglément de la tradition et reflètent passivement l'héritage du
passé social, l'influence décisive du milieu naturel, les particu-
larités des moyens de production déjà acquis. L'organisation de la
production est encore, dans la réalité, indistincte de l'actė pro-
ductif matériel lui-même; la coopération se règle beaucoup plus
par la spontanéité immédiate et les habitudes que par des lois
économiques objectives ou par l'action consciente des membres
de la société. La disposition des conditions de la production,
(38) V. K. MARX, Le Capital, t. XIV, pp. 117, 126, 213.
24
*
l'appropriation par l'homme de son propre corps et de la nature
immédiatement environnante semblent aller de soi; on n'en
prend conscience qu'à l'occasion des conflits extérieurs opposant
la tribu à d'autres tribus.
Le premier moment du processus économique, qui semble
surgir comme une entité autonome et dont la société primitive
prend une conscience distinctę, est le moment de la répartition
du produit, qui fait, en général, l'objet d'une réglementation
coutumière spécifique.
Avec la division de la société en classes, un renversement
fondamental se produit. Dans la société esclavagiste, la disposi-
tion des conditions de la production, de la terre, des instruments
et des hommes devient le monopole d'une classe sociale, de la
classe dominante des propriétaires d'esclaves. Cette disposition
devient l'objet d'une réglementation sociale explicite et reçoit
rapidement la garantie de la contrainte sociale organisée dans
l'Etat des propriétaires d'esclaves. Simultanément, l'organisation
de la production, la gestion des forces productives, devient une
fonction sociale exercée par la classe dominante d'une manière
naturelle sur la base de sa disposition de ces forces productives.
Si la société esclavagiste fait apparaître la disposition des condi-
tions de la production et la gestion de la production comme des
moments à part de la vie économique, en faisant de la première
un phénomène directement social, en montrant que même la
disposition qu'exerce l'homme sur son propre corps en tant que
force productive ne va nullement de soi mais est un produit
d'une forme donnée de la vie historique, et en érigeant l'organi-
sation et la gestion de la production en fonction sociale d'une
classe spécifique, en revanche elle abolit la répartition comme
moment spécifique, puisque dans l'économie esclavagiste la répar-
tion en tant que répartition du produit entre la classe dominante
et la classe dominée, est enfouie dans la production elle-même.
La répartition du produit est cachée complètement dans le rap-
port productif immédiat et possessif du maître et de l'esclave :
réserver une partie de la récolte pour les semences et une autre
pour les esclaves n'est pas une répartition de la production, mais
relève immédiatement de l'organisation de la production elle-
même. La conservation de l'esclave pour le maître n'a pas un
sens économique différent de la conservation du bétail. Quant
à la répartition du produit entre les membres de la classe domi-
nante eux-mêmes, elle résulte, pour la plus grande part, de la
répartition initiale des conditions de la production, lentement
transformée par le mécanisme des échanges et l'apparition em-
bryonnaire d'une loi de la valeur.
25
Dans la société féodale, qui marque, en Europe occidentale
tout au moins, une régression historique par rapport à la société
esclavagiste gréco-romaine, le caractère autonome de la disposi-
tion des conditions de la production est maintenu. Mais ici la
fonction de l'organisation de la production marque un recul. Le
seigneur n'exerce une activité gestionnaire que dans un sens extrê-
mement vague et général : une fois la division du travail dans
le domaine et entre les serfs fixée, il se borne à imposer son
respect. De même la répartition du produit entre les seigneurs et
les serfs se fait, pourrait-on dire, une fois pour toutes : le serf
devra telle partie du produit, ou tant de journées de travail
au seigneur. Ce caractère statique aussi bien de l'organisation
de la production que de la répartition n'est que la conséquence
de l'aspect stationnaire des forces productives elles-mêmes dans
la période féodale:
Dans la société capitaliste, les différents moments du pro-
cessus économique s'épanouissent complètement et arrivent à
une existence matérielle indépendante. Ici disposition des condi-
tions de la production, gestion et répartition, accompagnées de
l'échange et de la consommation surgissent comme des entités
qui peuvent être autonomes, deviennent chacune objet spéci-
fique, matière propre à réflexion, force sociale. Mais ce qui fait
des capitalistes, la classe dominante de la société morderne, c'est
que, disposant des conditions de la production, ils organisent et
gèrent la production et apparaissent comme les agents person-
nels et conscients de la répartition du produit social.
On peut donc dire, en général, que :
1° Les rapports de production, en général, sont définis :
a) Par le mode de gestion de la production (organisation et
coopération des conditions matérielles et personnelles de la pro-
duction, définition des buts et des méthodes de la production);
b) Par le mode de répartition du produit social (intimement
liée avec la gestion sous de multiples aspects; particulièrement
de la répartition résulte la monopolisation des capacités de direc-
tion et l'orientation de l'accumulation, qui est 'en dépendance
réciproque avec la répartition) et qu'ils reposent sur la réparti-
tion initiale des conditions de la production, celle-ci se manifes-
tant par la disposition exclusive des moyens de production et
des objets de consommation. Cette disposition se manifeste sou--
vent dans les formes juridiques de la propriété, ſais il serait
absurde de dire qu'elle coïncide à tout moment avec celles-ci ou
qu'elle y est exprimée d'une manière adéquate et univoque (voir
· 26
plus haut). Il ne faut jamais perdre de vue que cette réparti-
tion «initiale » des conditions de la production est constamment
reproduite, étendue et développée par les rapports de produc-
tion jusqu'au moment où une révolution s'opère dans ces derniers.
2° Que le contenu de classe des rapports de production fondé
sur la répartition initiale des conditions de la production (mono-
polisation des moyens de production par une classe sociale, re-
production constante de cette monopolisation) se manifeste :
a) Dans la gestion de la production par la classe dominante;
b) Dans la répartition du produit social en faveur de la
classe dominante. L'existence de la plus-value ou l'existence de
sur-produit ne, définit ni le caractère de la classe dominante dans
l'économie, ni même le fait que l'économie est basée sur l'exploi-
tation. Mais l'appropriation de cette plus-value par une classe
sociale, en vertu de son monopole sur les conditions matérielles
de la production, suffit pour définir une économie comme une
économie de classe basée sur l'exploitation; la destination de
cette plus-value, sa répartition entre l'accumulation et la con-
sommation improductive de la classe dominante, l'orientation
de cette accumulation elle-même et le mode concret d'appropria-
tion de la plus-value et de sa répartition entre les membres de
la classe dominante déterminent le caractère spécifique de l'éco-
nomie de classe et différencient historiquement les classes domi-
nantes entre elles.
3° Que du point de vue de la classe exploitée, le caractère
de classe de l'économie se manifeste :
a) Dans la production au sens étroit, par sa réduction au
rôle strict d'exécutant et plus généralement par son aliénation
humaine, par sa subordination totale aux besoins de la classe
dominante;
b) Dans la répartition, par l'appropriation de la différence
entre le coût de sa force de travail et le produit de son travail
par la classe dominante.
II.
PROLETARIAT ET PRODUCTION
Avant d'aborder le problème des rapports de production, en
Russie, il nous faudra commencer par une analyse sommaire des
rapports de production dans l'économie capitaliste et dans l'éco-
nomie socialiste.
Nous commençons par l'analyse de la production dans l'éco-
27
nomie capitaliste tout d'abord pour faciliter la compréhension.
En effet, dans cette analyse, partir du capitalisme signifie, d'une
part, partir du connu, d'autre part, pouvoir profiter directement
de l'analyse de l'économie capitaliste offerte par Marx analyse
qui a approché le plus possible l'idéal de l'analyse dialectique
d'un phénomène historique. Mais à ces raisons de méthode
s'ajoute une raison de fond, qui est de beaucoup la plus impor-
tante : comme on le verra, le capitalisme , bureaucratique ne
signifie que le développement extrême des lois les plus profondes
du capitalisme aboutissant à la négation interne de ces mémes
lois. Il est donc impossible de saisir l'essence du capitalisme
bureaucratique russe, sans lier l'examen de celui-ci à celui des
lois qui régissent le capitalisme traditionnel.
Il nous faudra, également, avant d'aborder notre sujet,
esquisser brièvement la structure des rapports de production
dans une société capitaliste. Ceci n'est pas seulement nécessaire
pour dissiper les effets de la mystification stalinienne sur ce
sujet, et pour rappeler que par socialisme l'on a toujours entendu
dans le mouvement ouvrier quelque chose qui n'a aucun rap-
port ni avec la réalité russe, ni avec l'idée du socialisme telle
qu'elle est propagée par les staliniens. Il est surtout indispen-
sable par ce que l'identité apparente de certaines formes écono-
miques - l'absence de propriété privée, le plan, etc... -- dans
le socialisme et le capitalisme bureaucratique, rend la comparai-
son des deux régimes extrêmement instructive.
A. LA PRODUCTION CAPITALISTE.
Nous avons vu que les rapports de production s'expriment
dans la gestion de la production et la répartition du produit et
que leur contenu de classe découle du fait que la disposition des
conditions matérielles de la production est monopolisée par une
categorie sociale. Il nous faut maintenant concrétiser cette idée
dans le cas de la production capitaliste.
1. Le rapport de production fondamental, dans la société
capitaliste, est le rapport entre patron et ouvrier. En quoi ce
rapport est-il un rapport de classe ? En ceci, que la position
économique et sociale des deux catégories de personnes qui y
participent est absolument différente. Cette différence est fonc-
tion de leur relation différente avec les moyens de production.
Le capitaliste possède (directement ou indirectement) les moyens
de production, l'ouvrier ne possède que sa force de travail. Sans
le concours des moyens de production et de la force de travail
(cad. du travail mort et du travail vivant) il n'y a pas de pro-
28
1
duction possible, et ni le capitaliste ne peut se passer de l'ou-
vrier, ni l'ouvrier du capitaliste aussi longtemps' que ce dernier
dispose des moyens de production. Le concours, la coopération
du travail mort et du travail vivant (39) prend la forme écono-
mique, du point de vue de l'échange entre «.unités économiques,
indépendantes » (40) de la vente de la force de travail par l'ou-
vrier au capitaliste. Pour l'ouvrier il est indifférent que l'ache-
teur de sa force de travail soit un patron individuel, une société
anonyme ou l'Etat. Ce qui l'intéresse c'est la position dominante
que cet acheteur a face à lui, par le fait qu'il dispose du capital
social ou d'une parcelle de celui-ci, c'est-à-dire non seulement des
moyens de production dans le sens étroit, mais même du fonds
de consommation de la société et aussi, en définitive, du pouvoir
coercitif, c'est-à-dire de l'Etat. C'est la possession du capital
social et du pouvoir étatique qui fait des capitalistes la classe
dominante de la société bourgeoise.
Voyons par quoi se traduit cette domination du capital sur
le travail dans l'organisation de la production et dans la répar-
tition du produit.
2. Nous savons que tout rapport de production est, en pre-
mier lieu et immédiatement, organisation des forces productives
en vue du résultat productif. Dans la société moderne, le rap-
port de production se présente donc comme organisation de la
coopération des forces productives, du capital et du travail (du
travail mort cu passé et du travail vivant ou actuel), des condi-
tions du travail et du travail lui-même, ou, comme dit Marx,
des conditions matérielles et des conditions personnelles de la
production. Le travail vivant est immédiatement représenté sous
une forme humaine dans le prolétaire. Le travail mort n'est
représenté sous une forme humaine, dans la classe des capita-
listes, qu'en vertu de son appropriation par cette classe (41). Ce
qui, sur le plan technique, apparaît comme coopération du tra-
vail actuel et de la matière valorisée par un travail passé, prend
sur le plan économique la forme du rapport entre la force de
travail et le capital, et sur le plan social la forme du rapport
entre prolétariat et classe. capitaliste. L'organisation des forces.
productives en vue du résultat productif, aussi bien sous l'aspect
(39) Il faut ici prendre l'expression « travail mort » dans toute son
ampleur, concernant non seulement les machines et matières premières,
mais
aussi en y incluant les moyens de consommation qui doivent, pendant la
période de production, être mis à la disposition des ouvriers, c'est-à-
dire
finalement toutes les conditions de la production autres que le travail
actuel,
le Capital sans phrase.
(40) Ouvrier et capitaliste sont du point de vue formel de telles «
únités..
indépendantes ».
(11) K. Marx, Le Capital, t. XIV, p. 113.
29.
de l'ordre imposé au travail vivant et au travail mort dans leurs
rapports constants que sous l'aspect de la coordination de l'effort
d'une multitude de prolétaires engagés dans la production (rap-
ports entre les producteurs eux-mêmes et rapports entre les pro-
ducteurs et les instruments de production), cette organisation,
pour autant qu'elle ne relève pas aveuglément des conditions
physiques ou techniques de la production, est assurée non pas par
les producteurs eux-mêmes, mais par les individus qui personni-
fient socialement le capital, par les capitalistes (42). Dans cette
organisation il est, du point de vue que nous adoptons ici,
indifférent qu'une série de tâches soient accomplies, aux éche-
lons inférieurs, par un personnel spécifique, n'appartenant pas
(formellement ou réellement) à la classe capitaliste; il nous est
de même pour le moment indifférent que ces tâches soient de
plus en plus déléguées à ce personnel spécifique, et que ce soit là
une tendance profonde de la production capitaliste. Il nous suffit
de constater qu'à l'échelon final, ce sont les capitalistes ou leurs
délégués directs qui prennent les décisions fondamentales, orien-
tent cette organisation des forces productives, et lui fixent aussi
bien son but concret (nature et quantité du produit) que les
moyens généraux pour l'atteindre (rapport du capital constant
et variable, rythme de l'accumulation). Il est évident que ces
décisions finales ne sont pas prises « librement » (et ceci dans
plusieurs sens : les lois objectives de la technique, de l'économie
et de la vie sociale s'imposent à la volonté du capitaliste, dont:
le choix se meut entre des limites étroites et même dans celles-ci,
est en définitive déterminé par le mobile du profit). Mais pour
autant que l'action humaine en général joue un rôle dans l'his-
toire, ces décisions finales sont le plan sur lequel se manifeste
l'action économique de la classe capitaliste, dont on peut définir
le rôle comme étant d'exprimer d'une manière relativement
consciente la tendance du capital à s'aggrandir sans limites.
Le fait que ces rapports de production sont des rapports de
classe s'exprime donc concrètement et immédiatement par le fait
qu'un groupe -- ou une classe sociale - monopolise l'organisa-
tion et la gestion de l'activité productive, les autres étant des
simples exécutants, à des échelons divers, de ses décisions. Ceci
signifie que la gestion de la production sera faite par les capi-
talistes ou leurs représentants d'après leurs intérêts. Du point
de vue du rapport productif proprement dit, c'est-à-dire du rap-
ort entre travail vivant et travail mort en vue du résultat
productif, ce rapport est réglé par les lois immanentes de la pro-
(42) K. MARX, Le Capilal, t. XIV, p. 126.
30
duction capitaliste, que le capitaliste individuel et ses « direc-
teurs » ne font qu'exprimer sur le plan conscient. Ces lois imma-
nentes expriment la domination absolue du travail mort sur le
travail vivant, du capital sur l'ouvrier. Elles se manifestent en
tant que tendance de traiter le travail vivant lui-même comme
du travail mort, de faire de l'ouvrier un appendice uniquement
matériel de l'outillage, d'ériger le point de vue du travail mort
en unique point de vue dominant la production. A l'échelle indi-
viduelle, ceci se manifeste par la subordination complète de
l'ouvrier à la machine aussi bien du point de vue des' mouve-
ments que du point de vue du rythme de travail. De même la
coopération de plusieurs ouvriers se fait à partir des « besoins »
du complexe mécanique qu'ils servent. Enfin, à l'échelle sociale,
la principale manifestation de cette subordination est la régle-
mentation du recrutement, de l'embauche (et du chômage) des:
ouvriers d'après les besoins de l'univers mécanique.
3. Mais les rapports de production présentent un deuxième
aspect, tout aussi important : ils sont d'une manière médiatisée
des rapports d'échange et partant de distribution.
En effet, de la séparation des producteurs et des instruments
de production -- fait fondamental de l'ère capitaliste -- il résulte
que pour les producteurs la participation à la production et
partant à la distribution du résultat de cette production - n'est
possible que sur la base de la vente de la seule force productive
qu'ils possèdent, de la force de travail (celle-ci étant, rien que
par les conséquences du développement technique, complètement
subordonnée au travail mort), donc de l'échange entre leur force
de travail et une partie du résultat de la production. Le mono-
pole exercé par les acheteurs de la force de travail aussi bien
sur les moyens de la production que sur le fonds de consomma-
tion de la société fait que les conditions de cet échange tendent
à être dictées par les capitalistes, aussi bien en ce qui concerne
le prix de la marchandise force de travail (salaires) que les
déterminations de cette marchandise (durée et intensité de la
journée de travail, etc...) (43).
La domination capitaliste s'exerce donc également dans le
domaine de la répartition. Il nous faut cependant voir que
signifie exactement cette domination, et comment les lois écono-
miques de la société capitaliste s'expriment à travers les rap--
ports des deux classss fondamentales de cette société.
Les lois économiques du capitalisme imposent la vente de
la force de travail « à sa valeur ». La force de travail étant, en:
(13. 6. MARX, Le Capital, t. XIV, p. 117.
31
effet, dans la société capitaliste une marchandise, elle doit être
vendue à son coût. Mais quel est le coût de la force de tra-
vail ? C'est visiblement la valeur des produits que l'ouvrier
.consomme pour vivre et se reproduire. Mais la valeur de ces
produits est tout aussi évidemment la résultante de deux. fac-
teurs : de la valeur de chaque produit pris à part, et de la quan-
tité totale de produits que consomme l'ouvrier. La valeur de
la force de travail dépensée pendant une journée peut être de
Too francs, si l'ouvrier se nourrit uniquement avec i kilo de
pain, et le kilo de pain coûte 100 francs; elle peut être égale-
ment de 100 francs, si l'ouvrier se nourrit avec deux kilos de
pain, mais chaque kilo coûte 50 francs; elle peut être de 200
francs, si l'ouvrier consamme deux kilos. de pain, le kilo coûtant
100 francs. L'analyse économique du capitalisme nous permet,
sous la forme de la loi de la valeur, de connaître la valeur de
chaque unité de produit entrant dans la sonsommation ouvrière
et l'évolution de cette valeur. Mais la loi de la valeur en elle-
même, sous sa forme immédiate, ne nous dit rien, et ne peut
rien nous dire, sur les facteurs qui déterminent la quantité plus
ou moins grande de produits que consomme la classe ouvrière,
ce qu'on appelle d'habitude le « standard de vie » de la classe
ouvrière. Il est pourtant clair que sans une définition exacte de
ces facteurs, l'application de la loi de la valeur à la vente de la
force de travail devient complètement problématique.
La question ne pouvait pas échapper à Marx; il lui a donné
trois réponses, qui, pour être différentes, ne sont nullement con-
tradictoires. Le niveau de vie de la classe ouvrière, dit-il, dans
le premier volume du Capital, est déterminée par des facteurs
historiques, moraux et sociaux (44). Il est déterminé, dit-il dans
Salaires, prix et profits, par le rapport des forces entre le prolé-
tariat et la bourgeoisie (45); il est, dit-il enfin dans le troisième
volume du Capital, déterminé par les besoins internes de l'accu-
mulation capitaliste et par la tendance inexorable de l'économie
capitaliste vers la réduction de la partie, payée de la journée
du travail au strict minimum, sous la pression de la baisse
du taux de profit et de la crise croissante du système capitaliste.
Entre ces trois facteurs il existe, d'une part, une liaison
logique, d'autre part, un ordre historique. Tous les trois sont
des facteurs qui agissent constamment et à la fois pendant toute
la période capitaliste et qui ne sont nullement extérieurs les uns
aux autres. Ainsi l'on peut ramener les « facteurs historiques,
moraux, ect... » aux résultats combinés de la lutte des classes
(44) Le Capital, t. I, p. 196.
(45) V. aussi Misère de la Philosophie, p. 208 et suiv.
-32
dans le passé et de l'action de la tendance intrinsèque du capi-
talisme vers une exploitation toujours plus grande du prolé-
tariat. L'acuité de la lutte des classes elle-même est déterminée,
entre autre, par le degré de développement capitaliste de la
société et ainsi de suite.
Mais il est vrai aussi que l'importance relative de ces fac-
teurs varie avec le développement historique; l'on peut dire en
gros que le premier facteur représente en deulque sorte l'héri-
tage du passé, qui tend, dans un schéma idéal du développement
capitaliste, à être égalisé partout sous les effets combinés de
l'expansion de la lutte de classes et de la concentration univer-
selle du capital. La lutte de classes elle-même n'agit pas de la
même manière au début et à la fin de la période capitaliste;
dans la « période ascendante » du capitalisme, c'est-à-dire aussi
longtemps que les effets de la baisse du taux de profit ne se font
pas encore sentir d'une manière pressante et que le capitalisme
n'est pas encore entré dans la phase de sa crise organique, le
rapport de forces entre le prolétariat et la bourgeoisie peut
influencer d'une manière considérable la répartition du produit
social; c'est la période pendant laquelle le succès des luttes
« minimum » peut avoir une importance relativement considé-
rable et durable. Par contre, dans la période de l'agonie du capi-
talisme non seulement toute «concession » nouvelle au proléta-
riat devient impossible pour la classe dominante, mais celle-ci
est obligée par la crise organique de son économie à reprendre
à la classe ouvrière tout ce qu'elle s'est laissé arracher pendant
la période précédente. Les « réformes » de toutes sortes devien-
nent objectivement impossibles, la société se trouve directement
devant le dilemme révolution ou contre-révolution, dont la tra-
duction économique, du point de vue qui nous intéresse ici, est :
domination de la production par les producteurs ou détermina-
tion absolue de leur niveau de vie selon le besoin d'un maximum
de profit pour le capital. C'est le fascisme et le stalinisme
qui se chargent (dans des cadres différents, comme on le verra
par la suite) de réaliser cette besogne dans la période d'agonie
de la société d'exploitation. La lutte de classes, dans cette période,
agit beaucoup moins sur 'la répartition du produit social entre
ouvriers et patrons; sa signification fondamentale se trouve doré-
navant dans la possibilité de renversement du système d'exploi-
tation de fond en comble. Son issue minimum se trouve par la
force des choses coïncider avec son issue maximum, la lutte pour
les conditions élémentaires de vie devient directement lutte pour
la révolution et le pouvoir. Mais aussi longtemps que cette
révolution n'intervient pas, c'est la soif croissante du capital
33
2
pour la plus-value, qui détermine de plus en plus le niveau de
vie de la classe ouvrière et partant la valeur de la force de
travail.
Cependant, l'ensemble de ces facteurs et les variations dans
la valeur de la force de travail, qui en résultent, sont impor-
tants essentiellement pour déterminer les tendances historiques,
les lignes de force du développement dans une perspective rela-
tivement longue. Dans une période et pour un pays donné, on
peut, comme dit Marx, considérer le niveau de vie de la classe
ouvrière et partant la valeur de la force de travail, comme fixes.
Cette valeur, considérée en gros comme stable, ne se réalise
dans l'économie capitaliste, comme toute autre valeur, que par
la médiation nécessaire du marché, et d'un marché relativement
« libre », impliquant une offre et une demande de la marchan-
dise force de travail. Ce marché n'est pas seulement la condition
nécessaire pour l'adaptation du prix de la force de travail à sa
valeur; c'est surtout la condition nécessaire pour que la notion
du « niveau de vie de la classe ouvrière » ait une signification
quelconque; autrement les capitalistes auraient la possibilité
illimitée de déterminer ce niveau de vie uniquement d'après le
besoin interne de l'appareil productif en plus-value. Cette limi-
tation par ailleurs ne se fonde pas tellement sur la concurrence
individuelle entre vendeurs et acheteurs de la force de travail,
que sur la possibilité pour les ouvriers de limiter globalement
et en masse l'offre de force de travail en un moment donné par
la grève. Autrement dit, c'est le fait que la classe ouvrière n'est
pas complètement. réduite à l'esclavage qui, donnant une consis-
tance objective à la notion du « niveau de vie de la classe
ouvrière », et partant à la valeur de la force de travail, permet
l'application de la loi de la valeur à la marchandise fondamen-
tale de la société capitaliste, la force de travail. De même que la
concentration et la monopolisation universelle des forces pro-
ductives rendraient la loi de la valeur vide de signification, de
même la réduction complète de la classe ouvrière à l'esclavage
viderait de tout contenu la notion de « valeur de la force de:
travail ».
4. En conclusion : l'exploitation inhérente au système capi-
taliste se base sur le fait que les producteurs ne disposent des
moyens de production ni individuellement (artisanat) ni collec-
tivement (socialisme); que le travail vivant, au lieu de dominer
le travail mort, est dominé par celui-ci, par l'intermédiaire de
individus qui le personnifient (les capitalistes). Les rapports de
production sont des rapports d'exploitation sous leurs deux
aspects, aussi bien en tant qu'organisation de la production pro-
34
prement dite, qu'en tant qu'organisation de la répartition. Le
travail vivant est exploité par le travail mort dans la produc-
tion proprement dite, puisque son point de vue est subordonné
à celui du travail mort et complètement dominé par celui-ci.
Dans l'organisation de la production, le prolétaire est entière-
nient dominé par le capital et n'existe que pour ce dernier. Il
est aussi exploité dans la distribution, puisque sa participation
au produit social est réglée par des lois économiques (que le
patron exprime sur le plan conscient) qui définissent cette parti-
cipation non pas sur la base de la valeur créée par la force de
travail mais d'après la valeur de cette force de travail. Ces lois
exprimant la tendance profonde de l'accumulation capitaliste,
ramènent de plus en plus le coût de la production de la force de
travail vers un « minimum physique » (46). Déjà l'augmenta-
tion de la productivité du travail, en Saissant le prix des mar-
chandises nécessaires à la subsistance de l'ouvrier, tend à réduire
la part du prolétariat dans la répartition du produit social.
Mais l'expression « minimum physique » ne doit pas être prise
dans un sens littéral; un « minimum physique » est, à propre-
ment parler, indéfinissable (47). Ce qu'il faut entendre par là,
c'est la tendance vers la réduction du salaire réel relatif de la
classe ouvrière.
B. - LA PRODUCTION SOCIALISTE.
Il est maintenant indispensable de voir rapidement comment
se façonne le rapport productif fondamental dans une société
socialiste.
1. Les rapports de production, dans la société socialiste, ne
sont pas des rapports de classe, car chaque individu se trouve
en relation avec l'ensemble de la société - dont il est lui-
même un agent actif et non pas avec une catégorie spéci-
fique d'individus ou de groupements sociaux pourvus de pou-
voirs économiques propres ou dsiposant, en tout ou en partie, des
moyens de production. La différenciation des individus, par
l'effet de la division du travail qui persiste, n'entraîne pas une
différenciation de classe, car elle n'entraîne pas des rapports
différents avec l'appareil productif. Si, en tant qu'individu, le
travailleur continue à être obligé de travailler pour vivre, en
tant que membre de la commune il participe à la détermination
des conditions de travail, de l'orientation de la production et
(46) K. Marx, Le Capital, t. XIV, p. 171.
Hii V. plus loin, III-2.
35
de la rétribution du travail. Il va sans dire que ceci n'est pos-
sible que par la réalisation complète de la gestion ouvrière de
la production, c'est-à-dire par l'abolition de la distinction fixe
et stable entre dirigeants et exécutants dans le processus de pro-
duction.
2. La répartition du produit social consommable continue à
avoir la forme de l'échange entre la force de travail et une
partie du produit du travail. Mais cette forme a maintenant un
contenu complètement renversé, et par là même la « loi de la
valeur change complètement quant à sa forme et à son fond»,
comme dit Marx (48). Nous dirions plutôt que cette loi est
maintenant complètement abolie.
Çomme Marx l'a depuis longtemps rendu clair, la rémunéra-,
tion du travail dans une société socialiste ne peut qu'être égale
à la quantité de travail offert par le travailleur à la société, .
moins une fraction destinée à couvrir les « frais généraux » de
la société et une autre fraction destinée à l'accumulation. Mais
ceci fait déjà que nous ne pouvons plus parler dans ce cas de
« loi de la valeur » appliquée à la force de travail : car cette
loi voudrait que soit donné en échange de la force de travail
le coût de cette force de travail, et non point la valeur ajoutée
au produit par le travail vivant. Le fait que le rapport entre le
travail offert à la société et le travail récupéré par le travail-
leur, sous forme de produits consommables, n'est ni arbitraire,
ni déterminé spontanément par l'étendue des besoins individuels
(comme dans la phase supérieure du communisme), mais un
rapport réglementé ne signifie nullement qu'il s'agit là d'une
« autre loi de la valeur ». D'abord, quant à la forme, il ne
s'agit plus d'une loi sociale, nécessairement et aveuglément effi-
cace, et qui ne peut pas être transgressée par la force même des
choses; il s'agit d'une « loi consciente », c'est-à-dire d'une norme
réglant la répartition des produits que les producteurs s'impo-
sent à eux-mêmes et imposent aux récalcitrants, norme dont il
faut surveiller l'application et punir la transgression toujours
possible. La loi de la valeur, dans la société capitaliste, exprime
un ordre économique objectif; dans la société socialiste, il s'agit
d'une norme juridique, d'un règle de droit. Quant au fond, en-
suite : si le travailleur n'est pas payé de la valeur de sa force
de travail », mais proportionnellement à la valeur qu'il a ajoutée
au produit, c'est-à-dire si « le même quantum de travail qu'il
a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d'elle sous une
autre forme » (49), nous avons là le renversement complet, la
(48) K. MARX, Critique du programme de Gotha, pp. 22-23.
(49) Ib., p. 22.
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négation absolue de la loi de la valeur-travail. Car dans ce
cas, ce qui est pris comme critère de l'échange, ce n'est plus le :
coût objectif du produit échangé mesuré en temps de travail,
ce n'est plus du tout la « valeur de la force de travail » qui est
payée au travailleur, mais la valeur produite par sa force de
travail. Au lieu d'être déterminée par sa cause. si l'on peut dire
(le coût de production de la force de travail), la rétribution de
la force de travail est déterminée par l'effet de celle-ci. Au lieu
d'être sans rapport immédiat avec la valeur qu'elle produit, la
force de travail est rétribuée sur la base de cette valeur. Après
coup, la rétribution de la force de travail peut apparaître comme
l'équivalent exact de la « valeur de la force de travail », puisque
si celle-ci est déterminée par le « niveau, de vie » du travailleur
dans la société socialiste, le « niveau de vie » est déterminé par
le « salaire ». Le travailleur ne pouvant pas consommer plus
qu'il ne reçoit de la société, on pourra établir après coup une
équivalence entre ce qu'il reçoit de la société et le « coût de
production » de sa force de travail. Mais il est évident que nous
nous trouvons dans ce cas dans un cercle vicieux; « l'applica-
tion de la loi de la valeur », dans ce cas, se réduit à une simple
tautologie, consistant à expliquer le niveau de vie par le
«salaire » et le « salaire » par le niveau de vie. Si l'on se
débarrasse de cette absurdité, il devient clair que c'est la valeur
produite par le travail qui détermine le « salaire » et partant le
niveau de vie lui-même. Autrement dit, la force de travail ne
prend plus la forme d'une valeur d'échange indépendante, mais
uniquement la forme de valeur d'usage. Son échange ne se règle
plus sur la base de son coût, mais de son utilité, exprimée par
sa productivité.
3. Une dernière explication est nécessaire, concernant la
célèbre question du « droit bourgeois dans la société
socialiste ».
Le principe celon lequel chaque individu, dans la société
socialiste,' reçoit de celle-ci « sous une autre forme... le même
quantum de travail qu'il a fourni à la société sous une forme »,
ce « droit égal» a été qualifié par Marx de « droit inégal...
donc de droit bourgeois ». Au tour de cette phrase, un système
de mýstifications a été échafaudé par les trotskistes, aussi bien
que par les avocats de la bureaucratie stalinienne, pour prouver
que la société, socialiste est fondé sur l'inégalité, donc que
« l'inégalité » existant en Russie ne démolit pas le caractère
« socialiste > des rapports de production dans ce pays. Nous
avons déjà dit plus haut qu'« inégalité » ne signifie nullement
exploitation, et qu'en Russie ce n'est pas de « l'inégalité » dans
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la rétribution du travail, mais de l'appropriation du travail des
prolétaires par la bureaucratie, donc de l'exploitation qu'il s'agit.
Cette simple remarque clôt la discussion sur le fond de la ques-
tion. Néanmoins, un examen plus poussée du problème ne sau-
rait être inutile.
En quoi le mode de rétribution du travail dans la société
socialiste est-il, selon Marx, « bourgeois » ? Il est évident qu'il
ne l'est que d'une manière métaphorique; le serait-il littérale-
ment, la société socialiste ne serait alors, ni plus ni moins, qu'une
société d'exploitation : si la société ne payait les travailleurs que
de la « valeur de leur force de travail », et si une catégorie
sociale spécifique s'appropriait la différence entre cette valeur
et la valeur du produit du travail - c'est en cela, comme on
l'a vu, que consiste la répartition bourgeoise nous nous trou-
verions devant une reproduction du système capitaliste. Combien
Marx était loin d'une pareille absurdité, le prouve la phrase par
laquelle il clot son développement sur le « droit bourgeois » :
« (Dans la société capitaliste) les éléments de la production sont
distribués de telle sorte que la répartition actuelle des objets
de consommation s'ensuit d'elle-même. Que les conditions maté-
rielles de la production soient la propriété collective des travail-
leurs eux-mes, une répartition des objets de consommation
différente de celle d'aujourd'hui s'ensuivra pareillement. Le
socialisme vulgaire (et par lui, à son tour, une fraction de la
démocratie) a hérité des économistes bourgeois l'habitude de
considérer et de traiter la répartition comme chose indépendante
du mode de production, et en conséquence de représenter le
socialisme comme tournant essentiellement autour de la répar-
tition. » (50)
Mais cette expression métaphorique a une signification pro-
fonde. Ce droit est un « droit bourgeois » parce que c'est un
droit « inégal ». Il est inégal, parce que la rétribution des tra-
vailleurs est inégale; en effet, celle-ci est proportionnelle à la
contribution de chacun à la production. Cette contribution est
inégale, parce que les individus sont inégaux, c'est-à-dire diffé-
rents; s'ils n'étaient pas inégaux, ils ne seraient pas des indi-
vidus distincts. Ils sont inégaux aussi bien du point de vue des
capacités que du point de vue des besoins. En rendant par consé-
séquent à chacun « le même quantum de travail qu'elle a reçu
de lui », la société n'exploite personne; mais elle n'en laisse pas
moins subsister l'inégalité « naturelle » des individus, résultant
de l'inégalité des capacités et des besoins de chacun. Si aux nom-
(50) Ib., p. 25.
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bres inégaux 4, 6, 8, j'ajoute des sommes égales je maintiens
l'inégalité. Je la maintiens encore davantage si j'ajoute à ces
mêmes nombres des sommes inégales proportionnelles à leur
grandeur. Je ne peux arriver à l'égalité qu'en leur ajoutant des
sommes inégales telles, que le résultat de l'addition soit partout