SOCIALISME ou BARBARIE
Paraît tous les deux mois
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU M. FOUCAULT
Ph. GUILLAUME - C. MONTAL J. SEUREL (Fabri)
Gérant : G. ROUSSEAU
Ecrire à:
« SOCIALISME OU BARBARIE »
18, rue d'Enghien
- PARIS (10)
Règlements par mandat :
G. ROUSSEAU - C.C.P. 722.603
ABONNEMENT UN AN (six numéros). .... 500 francs
LE NUMERO
100 francs
SOCIALISME OU
BARBARIE
LA GUERRE ET NOTRE EPOQUE
I.
OUVRIERS ET REVOLUTIONNAIRES
FACE A LA GUERRE
La guerre n'est pas pour nous un sujet traditionnel servant
de thème supplémentaire de propagande anti-impérialiste. Si
nous sentons la nécessité absolue d'élaborer sur ce sujet une
position aussi complète que possible, de l'exposer et de la pro-
pager aussi largement et aussi clairement qu'il est en notre pou-
voir ce n'est pas non plus par souci de nous distinguer des cou-
rants ouvriers traditionnels qui rabâchent éternellement les
mêmes slogans sur la guerre et la paix.
Toutes les couches de la population sur tous les points du
globe sentent peser lourdement sur elles la menace de cette guerre
terrible qu'elles savent et sentent inéluctable, parce qu'elles ont
le sentiment que la guerre est rentré dans le mécanisme même de
za société moderne, bien qu'elles ne sachent pas exactement pour-
quoi, ni quel est ce mécanisme. Ce serait déjà là une raison
suffisante pour tenter de toutes ses forces de faire autre chose
que d'effleurer ce problème, une raison suffisante pour s'attaquer
sérieusement, sans littérature et sans humanitarisme, à tout ce
qu'implique ce trait dominant de la société moderne : la violence
organisée scientifiquement.
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Mais cette nécessité a une base encore plus importante. La
guerre qui vient nous est apparue comme étant la clé de voûte
de toute conception de l'histoire contemporaine et de la politi-
que révolutionnaire à notre époque. Ainsi que les lecteurs de la
revue ont pu s'en rendre déjà compte, nous considérons cette
guerre comme un moment décisif de l'évolution du système
mondial d'exploitation, non seulement parce qu'elle ébranlera
les bases matérielles et politiques des régimes d'exploitation en
présence, mais encore parce que les masses y feront leur expé-
rience du capitalisme et de la bureaucratie, sur une échelle et à
un niveau sans comparaison avec tout ce qui a précédé. Certes,
une expérience faite dans de telles conditions présente des as-
pects profondément négatifs, mais aussi elle se fera précisément
au moment où les masses disposeront des armes et des techniques
indispensables pour en tirer les conclusions décisives concernant
la prise du pouvoir effective par le prolétariat. La guerre peut
être le chemin de la barbarie, c'est indéniable, mais une poli-
tique révolutionnaire face à la guerre moderne peut aussi don-
ner au prolétariat les armes de son pouvoir définitif. C'est une
telle politique dont nous essayons de définir les bases.
Il existe deux manières d'être révolutionnaire. La première
est celle de la grande masse des ouvriers qui tend à renverser
la domination de classe et à reconstruire la société sur des bases
socialistes. Si cette impulsion profonde est le plus souvent in-
consciente et instinctive elle puise, dans les conditions quoti-
diennes d'une exploitation qui ne connaît pas de répit, des
forces toujours renouvelées, malgré les échecs et les reculs. La
classe ouvrière est révolutionnaire d'une manière qui ne se dé-
ment pas.
La seconde est celle qui consiste à lutter consciemment sur
la base d'une théorie et d'un programme révolutionnaire. Les
intellectuels révolutionnaires ne sont pas les seuls à adopter une
telle attitude consciente et systématisée. Des fractions importantes
de la classe ouvrière peuvent adopter un même point de vue et
se joindre à eux : ce sont elles qui constituent ce que l'on appelle
l'avant-garde. Ce n'est pas le lieu ici de justifier l'existence et
le rôle de cette avant-garde révolutionnaire, ouvrière et intel-
lectuelle. Qu'il nous suffise de remarquer que la révolte instinc-
tive des masses contre l'exploitation et l'oppression déborde par-
fois largement les frontières de la classe prolétarienne, et tend,
dans les périodes troubles de révolutions et de guerres, à em-
brasser l'ensemble de toutes les classes exploitées de la société.
Un tel phénomène, bien qu'il soit favorable au prolétariat, com-
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porte le danger de dévier la lutte instinctive du proletariat de
ses véritables objectifs. L'avant-garde, pour ne parler que de
cette fonction, constitue le correctit indispensable à cette dilu-
tion de la volonté socialiste de la classe dans la masse indiffé-
renciée et croissante des victimes de l'exploitation moderne.
C'est dire que ces deux aspects de l'attitude révolutionnaire
sont indissolublement liés. . D'abord dans les faits, parce que
l'action de ceux qui se révoltent instinctivement contre l'exploi-
tation et celle de ceux qui luttent contre celle-ci suivant un pro-
gramme conscient sont dirigées vers le même but et s'épaulent
mutuellement. Ensuite parce que d'un côté, mener une action
révolutionnaire sans programme conscient, c'est se vouer à être
submergé par les éléments non prolétariens de la société qui
suivent la classe ouvrière dans sa révolte, et, de l'autre côté, si
un tel programme ne part pas clairement et sans équivoque de
l'idée indiscutée que la classe ouvrière tend objectivement à ren-
verser la domination des exploiteurs et à reconstruire la société
sur des nouvelles bases, il ne pourra servir que des intérêts qui,
en définitive, seront étrangers au prolétariat et se retourneront
contre lui.
Umre organisation révolutionnaire ne peut mériter ce nom
que si elle se base sur ces deux idées fondamentales : la néces-
sité d'une théorie et d'un programme conscient, d'une part, le
fait de la révolte instinctive des masses ouvrières contre l'exploi-
tation, d'autre part.. Reconnaître ces deux idées sur le papier
est évidemment insuffisant: il faut en tenir compte constam-
ment, aussi bien dans l'action pratique que dans l'élaboration
théorique.
De fait, il est impossible de déterminer quelle est la signifi-
cation de la guerre moderne pour la société et pour la révolu-
tion si l'on n'envisage pas à la fois quelle doit être l'attitude
consciente du révolutionnaire et quelle est l'attitude objective,
concrète, des masses ouvrières face à la guerre. En effet, il ne
suffit pas simplement d'être «contre la guerre », ni même
d'adopter une attitude défaitiste révolutionnaire dans les deux
camps. Cela est facile et va de soi : il est évident qu'on est
contre la guerre, il est évident que, dans la mesure où l'on prouve
que les deux camps représentent des régimes d'exploitation et
d'oppression des masses laborieuses, également réactionnaires,
on ne peut être que pour le défaitisme révolutionnaire dans les
deux camps, c'est-à-dire pour la transformation universelle de
la guerre en révolution. Tout cela ne suffit pas parce qu'il
s'agit précisément de voir qu'est-ce que signifie le défaitisme
révolutionnaire dans la guerre moderne, quelles sont ses bases
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objectives, ses possibilités, ses formes. Nous ne pouvons nous
borner à lutter idéologiquement contre les deux blocs ce qui
est déjà très important en démolissant les mystifications
monstrueuses de leurs idéologies et de leurs prétendus buts de
guerre, en montrant ce qu'est la « démocratie » occidentale et
le « socialisme » stalinien. Nous devons armer pratiquement le
prolétariat en lui montrant comment il devra s'orienter dans
cette guerre, quelles possibilités elle lui offre et quelles formes
d'organisation et d'action lui permettront d'exploiter ces pos-
sibilités pour son compte et sous son contrôle effectif.
Mais la réponse à ces questions on ne peut la trouver toute
élaborée dans un programme politique basé sur les mots d'ordre
traditionnels, aussi justifiés soient-ils. Il faut étudier aussi bien
l'aspect matériel de la guerre moderne mécanisée et industriali-
sée que son aspect humain et social, c'est-à-dire la manière dont
elle est vécue par le combattant et le proletariat, la manière
dont celui-ci réagit instinctivement face à elle. Ne pas tenir .
compte de ce point de vue, c'est abandonner toute politique
révolutionnaire, au même titre qu'ignorer le programme poli-
tique du défaitisme, c'est s'engager dans une impasse historique.
Mais si une telle distinction est indispensable il ne saurait être
question de séparer dans des rubriques tranchées ce qui cons-
titue les deux faces d'un même problème.
Rétablir une telle attitude est d'autant plus important qu'une
nuée d'idéologues petits bourgeois tentent déjà de présenter,
sous le couvert d'un pacifisme suspect, la guerre comme une cata-
strophe à laquelle il n'y aurait aucun remède et contribuent
ainsi à plonger le proletariat dans une prostration qui ne pour-
raït que donner aux classes dominantes la possibilité de mener
à bien LEUR guerre. Le devoir du révolutionnaire est de mon-
trer au prolétariat et à son avant-garde que cette guerre peut
devenir SA GUERRE A LUI contre tous les exploiteurs, quels
que soient leur nom et le drapeau qu'ils brandissent. Le pre-
mier pas dans cette voie est justement d'analyser les réactions
instinctives du prolétariat face à la guerre et de montrer les
germes révolutionnaires qui s'y cachent.
En défendant cette attitude, nous ne faisons que continuer
sur ce plan ce qui a été l'essentiel du marxisme. De même que
Marx ne s'est pas limité à analyser l'exploitation dans la pro-
duction capitaliste, ni à présenter le programme de son aboli-
tion, mais qu'il a attaché une importance égale à la manière
dont les ouvriers sont modelés par l'exploitation capitaliste et
réagissent à elle, de même il nous faut analyser, d'un point de
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vue général, la guerre moderne et examiner l'attitude réelle des
ouvriers et des combattants face à celle-ci.
II. LE PROLETARIAT DANS LA PRODUCTION
1. PROLÉTARIAT ET CULTURE INDUSTRIELLE.
Les sociétés de classe sont basées sur l'exploitation du tra-
vail de la majorité de la société par une petite minorité. Cette
exploitation n'a jamais été une exploitation simplement écono-
mique : elle a toujours eu un aspect universel, car elle a signifié
pour la classe exploitée, non seulement la misère mais l'oppres-
sion, la privation de loisirs et de culture, l'abrutissement, en défi-
nitive la transformation des exploités en objets, en moyens pour
la satisfaction des besoins et des buts des classes dominantes.
C'est ce caractère généralisé, universel, de l'exploitation que
Marx a appelé « aliénation du travail exploité ».
La constitution du prolétariat moderne a eu pour effet de
libérer potentiellement pour la première fois dans l'histoire la
force de travail aliéné sur laquelle s'est toujours basé la pro-
duction sociale. Le prolétaire n'est pas un agent passif de la
production comme l'étaient le serf ou l'esclave. Placé dans des
conditions constamment changeantes de travail, travaillant dans
un cadre collectif, utilisant des machines complexes et perfec-
tionnées, l'ouvrier moderne se forme, s'éduque et acquière une
culture industrielle, non seulement dans sa spécialité, mais à
travers l'évolution constante des techniques et des méthodes,
sur un plan qui tend de plus en plus à se généraliser.
Cette constatation est aussi valable pour l'armée croissante
et de plus en plus prolétarisée des « techniciens » industriels.
Il ne sert ici à rien de dire que le travail industriel moderne,
divisé, spécialisé, abrutit l'ouvrier, lui fait perdre ces qualifi-
cations artisanales d'antan. En fait, le niveau technologique de
la classe ouvrière, prise dans son ensemble, collectivement, en
tant que potentiel culturel accumulé, est sans comparaison avec
tout ce qui a existé jusqu'ici. L'interdépendance des tâches,
dans la production, est telle que le dernier des maneuvres obéit
à des règles, des précautions et des impératifs dans son travail
quotidien qui ont tous un caractère techrologique et scientifique.
Le monde moderne est baigné dans une atmosphère de culture
industrielle; c'est la masse prolétarienne qui en est le porteur
essentiel.
2. LUTTE DE CLASSE ET PROGRÈS TECHNIQUE.
Le prolétariat, cependant, n'est pas seulement le dépositaire
de cette culture industrielle; il en est encore l'agent, le promo-
teur aveugle, et c'est là l'essentiel.
Le progrès technique et la modernisation sont étroitement
liés à la lutte de classe. Celle-ci pousse au progrès technique
parce qu'elle pousse' à l'augmentation de la productivité du
travail. C'est la résistance ouvrière » qui est une des bases
de cette augmentation. L'extraction de la plus-value rencontre
une résistance farouche et qui ne se dément jamais de la part
du prolétariat. La lutte maintenant séculaire pour la diminution
de la journée de travail trace un trait rouge dans l'histoire
économique du monde moderne. La non-collaboration quoti-
dienne de l'ouvrier, cet extraordinaire sabotage muet de la pro-
duction de ses exploiteurs, qu'il faut avoir vécu pour le com-
prendre pleinement, pousse irrésistiblement à l'augmentation
technique de la productivité du travail au moyen d'investisse-
ments en machines modernes et toujours plus rapides, scientifi-
quement mises en cuvre. Vu sous cet angle le progrès technique
constitue une contre-parade des exploiteurs pour maintenir leurs
profits.
Pourtant, si les ouvriers ne collaborent pas avec leurs exploi-
teurs, ils collaborent activement par contre avec leurs instru-
ment de travail, leurs machines, leurs techniques propres. C'est
avec avidité qu'ils absorbent les techniques et les pratiques
modernes et avec une souplesse extraordinaire qu'ils s'y adap-
tent quelle que soit leur complexité. En agissant. ainsi, ils per-
mettent ce même progrès technique que leur résistance avait,
d'autre part, provoqué. En effet, à quoi serviraient techniques
et machines sans ouvriers capables de les mettre en cuvre ? Non
seulement ils le permettent, mais encore ils lui donnent vie
concrète dans le procès éternellement mouvant de la production.
C'est là, pour eux, l'envers de leur résistance de classe, son côté
positif pour ainsi dire. C'est ce qui fait que l'on peut réelle-
ment qualifier le prolétariat de classe progressive, puisque même
dans les conditions de l'aliénation il assume le progrès de la
société qui l'exploite. En fait, résistance de classe et réceptivi
technologique, lutte contre l'exploitation et assimilation des
nouvelles techniques, ne sont que deux aspects d'un seul et
même phénomène : LA CAPACITE HISTORIQUE DU PRO-
LETARIAT
On saisit ainsi la véritable nature des contradictions du capi-
talisme : il est obligé de créer des moyens aussi bien, maté-
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riels qu'humailis tout puissants, illimités, universels, qui
s'opposent au caractère étroit et limité de son but, qui est l'ex-
ploitation et la domination de classe. Le capitalisme est avant
tout obligé de créer et de développer constamment une classe
universelle par ses capacités et par ses buts, qui s'oppose cons-
tamment à la domination sur la société d'une classe privilégiée
dont les objectifs ne peuvent être que limités et particuliers.
Il ne faut pas comprendre cette contradiction profonde du
capitalisme comme une simple contradiction logique. Il s'agit,
en réalité, de la lutte des forces en présence. Au sein même de
l'aliénation, le prolétariat modèle irrésistiblement le monde mo-
derne auquel il imprime la force et les rythmes qui lui sont
propres. En l'absence de cette action autonome du prolétariat,
la contradiction inhérente au capitálisme, dont nous venons de
parler, n'aurait jamais eu une telle puissance et surtout n'aurait
jamais eu une issue historique positive.
Il est ainsi clair que la dynamique de la société moderne
conjugant la lutte de classe à une accumulation d'expérience
technologique sans précédent et aux contradictions de l'exploi-
tation capitaliste, conduit directement au socialisme, c'est-à-dire
à l'APPROPRIATION TOTALE, CONSCIENTE ET COL-
LECTIVE, PAR LE PROLETARIAT, DE LA CULTURE
INDUSTRIELLE ET SCIENTIFIQUE DONT IL EST LE
MOTEUR AVEUGLE ET LE PORTEUR OBJECTIF.
III.
LE PROLETARIAT DANS LA GUERRE
1. LA PRODUCTION DE GUERRE.
Nous voyons ainsi que dans la production capitaliste « paci-
fique », d'une part se développe le prolétariat comme classe sur
laquelle repose la culture industrielle de l'humanité, d'autre part
se fait jour une contradiction de plus en plus brutale entre le
caractère tout-puissant, universel, des moyens mis en euvre
(aussi bien des machines que des capacités humaines) et le
caractère limité et étroit des buts que la classe dominante assigne
à la production : c'est-à-dire son propre « profit » et le main-
tien de l'exploitation. On peut se rendre compte de l'ampleur
de cette contradiction si l'on pense que ces moyens seraient
amplement suffisants pour résoudre définitivement les problèmes
économiquos à l'échelle mondiale.
En passant de la paix à la guerre, aucun de ces facteurs ne
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change; ils trouvent seulement une expression: plus tranchée;
plus aiguë, plus impitoyable. La production des moyens de
destruction et l'organisation de la destruction (le procès de des-
truction, dirait Marx) est soumise fondamentalement aux
mêmes lois que celles qui régissent profondément la production
des moyens de production et l'organisation de la production (le
procès de production).
Ceci est d'abord clair en ce qui concerne la production des
moyens de destruction. Non seulement la production des armes,
chars ou avions, ne diffère pas de celle des machines pacifiques,
tracteurs ou avions commerciaux, mais encore la plupart des
moyens matériels utilisés dans la guerre ne sont que la transpo-
sition pure et simple de ceux utilisés dans la paix : véhicule
tout terrain chenillé ou demi-chenillé, bulldozer transformé en
tank bulldozer, avion de transport de matériel ou d'hommes
adapté aux transports militaires. Et ce sont justement ces
moyens ambivalents qui prennent une extension et une impor-
tance de plus en plus grande. Les lois de l'organisation et de la
production de tout ce matériel sont les mêmes quelle que soit sa
destination, ainsi que l'attitude du prolétariat face à cette pro-
duction. Ici, également, le proletariat est le porteur et le mo-
teus du progrès technique; c'est grâce à son assimilation rapide
plus rapide que jamais en temps de guerre des nouvelles
techniques, qu'une production, toujours plus perfectionnée et
toujours plus intense, devient possible.
Il se présente ici une objection classique qu'il convient de
réfuter, aussi bien pour ce qui concerne la production de paix
que la production de guerre.
On peut soutenir que ce progrès technique, si rapide que
l'on a peine à seulement le suivre ou le comptabiliser, vient des
immenses progrès de la science pure. C'est indéniable dans la
mesure où seule la science pure est capable de résoudre les
équations techniques qui sont posées. Cependant l'examen le
plus superficiel du développement de ces moyens de production
-- et de destruction - prouve qu'il existe un décalage énorme
entre les découvertes théoriques des savants et la production
effective et efficace, à une échelle rentable, dans la guerre et
dans la paix, des innombrables et puissants moyens mécaniques
modernes. Il est connu que les Américains, par exemple, n'ont
pas été des pionniers en matière de recherches nucléaires et
pourtant ils sont les seuls à être capables de produire des bom-
bes 'atomiques en série (au moins jusqu'ici). Plus frappant en-
core était le retard inouï qu'ils avaient dans le domaine de la
propulsion à réaction ou dans celui de la propulsion par
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fusce (1), Depuis la fin de la guerre ils en sont devenus les
maîtres incontestés. Leurs performances ne s'expliquent que par
l'immense concentration prolétarienne aux. U.S.A. et le niveau :
technologique extrêmement élevé de la population. Les progrès
surgissent littéralement au sein du procès de production au fur
et à mesure de son élargissement et de son approfondissement.
Il est clair, d'autre part, que du côté russe le « retard » qua,
litatif de la production doit être cherché à la fois dans le bas
niveau technologique de la population et l'impossibilité qu'a la
lutte de classe de s'exprimer ouvertement en Russie. Encore ce
retard n'est-il que relatif et il serait vain de baser dessus une
stratégie.
On en arrive ainsi à la conception suivant laquelle les pro-
grès dans la destruction eux-mêmes sont en fait arrachés sous
la pression souterraine de l'industrialisation dont le proletariat
est à la fois le porteur et le moteur humain actif.
Là où s'exprime le plus profondément l'ironie de l'histoire,
c'est lorsque l'on voit que ces moyens de destruction d'une puis-
sance incroyable sont mis entre les mains de la grande masse
des combattants et lorsque l'on voit que, vu sous l'angle le plus
large, la masse des gens armés et surtout la masse des armes
produites (c'est-à-dire la potentialité d'armement des masses)
ne fait qu'augmenter.
2. GUERRE ET MASSES 'PROLÉTARIENNES.
.
un
Mais l'importance de la guerre pour le développement des
capacités révolutionnaires du prolétariat se manifeste beaucoup
plus dans l'utilisation des armes que dans leur production, en-
core beaucoup plus dans la guerre elle-même que dans la pro-
duction de ses moyens.
(1). « En aucun de ces domaines les techniciens américains n'ont pris
place parmi les précurseurs. Au cours d'une visite en Angleterre, en
1941,
on montrà au général Arnold, commandant en chef de l'aviation améri-
caine, turbo-réacteur Whitlle. Ils s'intéressa au nouveau type de
moteur, en fit envoyer un aux Etats-Unis... et demanda å la General Elec-
tric Co d'en entreprendre la réalisation. Cette même compagnie a
construit
un chasseur de série qui, portant tout son équipement militaire, battit,
en
1948, le record de vitesse. Il ne semble pas davantage que l'aviation
amé-
ricaine se soit intéressée stato-réacteur avant d'avoir pris connais-
aance, en 1945, des réalisations allemandes en la matière. Mais elle
vient:
de faire voler la première un chasseur « Shooting star > avec deux stato-
réacteurs en bout d'aile. L'apparition des V.2, in 44, surprit également
tous les alliés... on annonce les essais prochains de fusée « Neptune o
qui
monteraient deux fois plus haut que les V 2, etc... » A quoi tient
l'avance
américaine actuelle, demande l'auteur de l'article cité du numéro de
Science
et Vie consacré à l'Aviation 49, avec la collaboration de C. Rougeron ?
« Avant tout à l'effort énorme que les laboratoires et les industries
d'Amé
rique appliquent à la mise au point et au perfectionnement contind de
toute
idée nouvelle, si simple qu'elle paraisse à ses débuts. »
au
Il faut revenir ici à notre distinction faite dans l'introduction
entre l'attitude révolutionnaire consciente de l'avant-garde et
l'attitude objective des grandes masses. Au point de vue de
l'attitude consciente ce qui compte c'est que ces moyens soient
utilisés à des fins défaitistes et révolutionnaires. Ce qui compte
au point de vue objectif à l'échelle des grandes masses, c'est
que tous ces manieurs de moyens de destruction acquièrent une
confiance sans borne dans les outils qui leur sont confiés, de
même que l'ouvrier acquière une confiance sans borne dans les
moyens de production qu'il maneuvre. Les masses ont dans la
guerre la même réaction profonde que dans la paix : en même
temps qu'elles ont tendance à se révolter contre leurs exploi-
teurs, elles absorbent et assimilent les techniques de destruction,
La puissance et l'efficacité des moyens (puissance de feu,
mobilité et protection), dont sont dotées les unités de base qui,
petites ou grandes, sont amenées à entreprendre des actions
autonomes pendant une durée et dans un rayon d'action que ne
font que croître, expliquent la mentalité très spéciale du com-
battant moderne. Il perd de vue, de plus en plus, l'aspect géné-
ral de la bataille et tend à sous-estimer l'immense travail cen-
tralisateur qui est exigé, pour finir par lui donner la signification
d'une accumulation d'actions autonomes dont chacune est déci-
sive. Cet état d'esprit est particulièrement développé chez le
partisan qui fonde justement son action d'ensemble, stratégique,
sur une accumulation d'opérations, coordonnées certes, mais
isolées les unes des autres, qui portent en elles-mêmes les condi-
tions de leur succès ou de leur échec. C'est là une des consé-
quences les plus importantes de la « décentralisation des
moyens » dans la guerre moderne. Cela peut sembler curieux,
étant donné que cette « décentralisation » s'accompagne en fait
d'une formidable centralisation de la production planifiée de ces
moyens ainsi que de leur acheminement sur le théâtre des opé-
rations. Cela l'est moins cependant si l'on pense que la solution
apportée au problème de la production des moyens et à celui de
l'approvisionnement consiste pratiquement à constituer des stocks
gigantesques, disséminés quasiment partout, au point que l'on
pourrait dire que l'on vit dans un monde où les armes et les
munitions poussent littéralement du sol (2)
• Pour comprendre cette confiance du combattant en lui-même
on doit se rappeler qu'un homme armé d'un bazooka est capable
:
(2) Pour ne donner qu'un exemple de cette productiou pléthorique d'ar-
mements citons que l'Amérique a produit durant la guerre 800.000 canons
et 2.725.000 mitrailleuses. Il convient aussi de remarquer que dans la
guerre
moderne de mouvement les dépôts d'armes et de imunitions sont souvent
abandonnés faute d'avoir le temps de les évacuer ou même de les détruire.
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d'arrêter un tank lourd et que, demain, un combattant à terre
possèdera, grâce aux fusées, une «D.C.A. » d'une puissance et
d'une efficacité inconnues jusqu'ici. Citens à l'appui de cette
thèse générale une information récente du journal Le Monde,
concernant les maneuvres américaines dans la région des Ca-
raïbes et traitant de l'opération amphibie visant l’île fortifiée
de Viequeds :
« La 2° division de fusiliers-marins, le 664 régiment d'in-
fanterie et trois compagnies canadiennes de choc, appuyés par
les canons de cinquante-sept navires de tous types, quatorze
escadrilles d'aviation basées sur des aérodromes terrestres, seize
escadrilles décollant de porte-avions, auront pour mission de
s'emparer en l'espace de trois jours d'une position défendue par
trois cents hommes, pourvus d'un équipement spécial qui leur
donnera la puissance de feu d'un effectif normal de six mille.
L'expérience a surtout pour objet d'éprouver l'aptitude d'une
troupe d'élité à se servir efficacement de matériels et d'engins
perfectionnés. » (Le Monde, 23 février 1949.)
Qu'est-ce que cela signifie ? Que les rapports entre l'attaque
et la défense vont encore évoluer en faveur de la défense: Le
critique militaire anglais Liddell Hart estimait que la supério-
rité de l'assaillant doit être de l'ordre de trois contre un. Le
général allemand Heinrich estimait que son expérience du front
de l'Est lui prouvait non seulement que l'Anglais avait raison
mais qu'il était même en dessous de la vérité. Il pensait que
l'assaillant doit posséder une supériorité de six et même sept
contre un, si la défense est serrée et n'a pas à couvrir une trop
grande étendue de terrain.
Sous le vocable de « défense » il faut voir la puissance des
unités ayant des missions autonomes, pourvues d'un matériel
abondant mais éventuellement isolées. Si l'on ajoute à cela que
le combat de rue dans une ville moderne, construite en ciment
armé, dotée de canalisation souterraine innombrables, offre la
forme quasi parfaite de l'action défensive tactique, on com-
prendra que l'industrialisation de la guerre et les progrès tech-
nologiques ne font qu'augmenter l'autonomie, l'efficacité et par-
tant la confiance en soi du combattant.
En quoi réside l'intérêt de la série de constatations que nous
avons faites ? D'abord en ce qu'elles font comprendre que la
technique, elle-même échappe aux exploiteurs. Et ceci double-
ment : premièrement, en ce que les progrès deviennent de plus
en plus incontrôlables et bouleversent si rapidement les condi-
tions de la guerre que les spécialistes militaires sont de plus en
plus impuissants à terminer les tâches qu'ils se sont assignées.
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Deuxièmement, en ce que les combattants eux-mêmes boulever-
sent les prévisions établies et mettent en cause les plus beaux
projets de guerre-éclair. Ainsi l'assimilation par les masses de
la technique guerrière se retourne objectivement contre les ex-
ploiteurs avant même que les exploités utilisent consciemment
leurs armes contre elles.
Il importe ici de faire une distinction très nette. Il est vrai
que cette capacité technologique du prolétariat moderne et des
techniciens proletarisés dans la guerre mécanisée ne s'accom-
pagne pas au départ d'une conscience et d'une action de classe.
Il est vrai que le paysan et les autres classes non prolétariennes
apprennent aussi à manier les machines-outils de destruction. Il
est vrai que le schéma historique « traditionnel » semble être
renversé : la lutte de classe passe à l'arrière-plan et la guerre
développe d'abord avec toute sa puissance sa dialectique interne,
s'épanouit pour ainsi dire et épuise toutes ses possibilités. Doit-
on donc y voir on ne sait quelle manifestation de « recul » de
la classe ouvrière ? La question que l'on doit se poser est bien
plutôt la suivante : les capacités subjectives et les possibilités
objectives du proletariat sont-elles ascendantes ou décrois-
santes ?
Il ressort de tout ce que nous avons dit que ces capacités
sont nettement ascendantes. Rien n'est plus frappant dans la
guerre moderne que de voir avec quel sang-froid et quel savoir
faire les masses, non seulement assimilent les techniques de des-
truction, mais encore acquièrent une confiance incroyable dans
les moyens dont ils se sont objectivement emparés. Les plans et
les projets des Etats-Majors sont bien souvent réduits à zéro
par l'efficacité combattive des manieurs d'armes. Les combat-
tants, loin de se sentir écrasés par la formidable ampleur des
moyens mis en veuvre, développent une confiance en eux-mêmes
et une sûreté qui paraît incroyable au premier abord. Certes,
cela est valable pour tous les combattants quelles que soient
leurs origines ou leurs fonctions sociales. Cela est valable en
premier lieu pour les paysans qui apprennent, eux aussi, à
manier les machines-outils de destruction. Mais ils n'apprennent
pas que cela, ils apprennent en même temps à comprendre qu'il
n'y a pas d'efficacité dans la guerre mécanisée elle-même en
dehors de l'industrialisation et de ses porteurs et agents, les
ouvriers. Les paysans sibériens à Stalingrad qui se trouvaient
sur le fameux « axe d'effort principal », l'ont certainement com-
pris
Cela est valable aussi évidemment, cette confiance et cette
sûreté, pour l'armée de métier et les corps d'élitée spécialisés,
12
type SS (et qui sont de plus politiquement contrôlés). C'est cer-
tainement là une chose que les ouvriers ne doivent pas sous-
estimer et il serait puérile de croire que des boulons et quelques
mitraillettes suffisent à défendre les « bastions ouvriers >> que
constituent les usines. Cependant, ces corps d'élite eux-mêmes
constituent une parade qui est quand même insuffisante. D'une
part - et contrairement à ce qu'il se passait à l'époque des
armées de métier ancien type ces nouvelles formations tirent
directement leur puissance de la technologie industrielle de
leurs armements mécanisés et non d'une quelconque situation ,
privilégiée dans la hiérarchie sociale leur conférant exclusi-
vement une supériorité de moyens : la possession d'un cheval,
par exemple, ou d'une armure fabriquée suivant des techniques
artisanales dont la diffusion était partant limitée. D'autre part,
leur efficacité indéniable est plutôt un exemple de technique
efficace donnée aux ouvriers qu'une garantie de supériorité dont
seule serait détentrice la classe exploitrice.
Nous pensons que l'analyse que nous venons d'essayer de
faire doit déjà permettre de dégager quels sont les fondements
de la guerre moderne et de transformer celle-ci d'un élément
de terreur en un élément de connaissance, intégré dans la con-
naissance générale du monde moderne.
En effet, ce qui terrifie tant, en apparence, dans la perspec-
tive d'une prochaine guerre, c'est l'ampleur incroyable les
moyens qui seront mis en oeuvre. Ce qui justifie en réalité cette
appréhension angoissée, c'est la résistance farouche et sans dé-
faillance que l'on escompte, à juste titre, des combattants en
présence. Şi ces moyens, en effet, dievaient terrifier les masses
au point de les faire capituler avant de combattre, la perspec-
tive de la guerre serait moins « effrayante ». Mais qui oserait
miser sur une telle pusillanimité ?
En réalité, au lieu de nous contenter de constater à la fois
le développement des moyens et le fait de l'acharnement du
combattant moderne, comme s'il s'agissait de phénomènes cos-
miques, nous avons montré qu'il fallait chercher les racines de
l'un et de l'autre dans les caractéristiques mêmes de notre
monde industrialisé et prolétarisé. En opérant ce dévoilement,
au prix certes de la reconnaissance de la réalité brutale de la
guerre, nous pensons avoir ouvert la voie au dépassement des
aspects profondément négatifs de cette réalité, en montrant,
d'une part, que la technique guerrière elle-même échappe de
plus en plus au contrôle des exploiteurs et, d'autre part, que le
prolétariat PEUT dévier l'ensemble de la lutte sur le terrain
de classe qui lui est propre et ceci justement à cause des carac-
13
i
tères profonds de la guerre mécanisée et non en dépit de ces
caractères, ainsi que l'on a trop tendance à le faire croire dans
la littérature « marxiste » courante.
IV. - CARACTERE REVOLUTIONNAIRE
DE L'EVOLUTION DE LA GUERRE MODERNE
Nous avons essayé d'expliquer qu'il s'agissait aussi bien
dans la paix que dans la guerre d'un seul et même processus
qui trouve son unité profonde dans le prolétariat industriel qui
est à la fois le moteur objectif de ce double processus et le dépo-
sitaire essentiel de la culture industrielle qui est engendrée au
sein de ce processus. C'est parce que la guerre emprunté à la
paix les contradictions formidables des régimes modernes d'ex-
ploitation du prolétariat que les contradictions de la guerre
prennent une ampleur telle qu'elles terrifient les classes diri-
geantes elles-mêmes. C'est parce. que les contradictions des ré-
gimes d'exploitation passent de la guerre à la paix qu'elles trou-
veront dans le prochain conflit leur expression ultime. Cela est
d'autant plus vrai que la production des moyens de destruction
se distingue de moins en moins de la production des moyens de
production et que, d'autre part, le procès de destruction lui-
même, fa guerre et son organisation, s'intègre la quasi totalité
des moyens et des techniques pacifiques, de même qu'il s'in-
tègre aussi les « techniciens », ouvriers ou non, les hommes qui
sont les porteurs de ces techniques et mettent en euvre ces
moyens. Le cercle est pour ainsi dire bouclé : la guerre ne peut
plus servir à «exporter » les contradictions internes des sociétés
d'exploitation, ni à « résoudre leurs problèmes », elle se les est
presqu'entièrement intégrés et elle les fait éclater en les portant
à leur paroxysme.
Cependant l'identité des deux processus ---- de production de
moyens de production et de production de moyens de destruc-
tion - ne supprime nullement leurs différences. Au contraire,
la connaissance de cette identité permet de les éclairer et de
donner à l'ensemble une signification nouvelle. L'ultime phase
du procès de production, la consommation finale (improductive,
comme disait Marx), ne profite pas ou très peu aux prolétaires
et aux grandes masses. Par contre, l'ultime phase du procès de
destruction « profite » à l'immense majorité. Elle est destructrice,
et ceci dans tous les sens du terme, pour ceux qu'elle tue. Mais
pour les autres elle est productrice de l'art de se battre, de se
.
14
défendre et de vaincre : l'histoire de ces dix années n'est qu'une
immense école du soldat, du soldat producteur d'armes et ma-
nieur d'armes,
Lorsque l'on envisage sous cet angle la guerre américaine,
par exemple, qui a poussé le plus efficacement le principe de
l'intégration des techniques guerrières et pacifiques, on se rend
compte de l'immense portée révolutionnaire de cette évolution.
Mettre l'industrialisation et les aptitudes technologiques du pro-
létariat au service de la guerre, distribuer ces innombrables
machines-outils guerrières avec prodigalité, déchaîner l'univer-
salisation de leur emploi dans un conflit mondial, c'est vraiment,
au sein d'une société exploitrice, faire passer les exploités, sur
le terrain décisif de la lutte armée, de l'aliénation à l'appron
priation. En d'autres termes, la contradiction fondamentale du
régime d'exploitation moderne existant entre les moyens et les
buts limités des privilégiés, en passant avec toute sa puissance
de la paix à la guerre, crée les bases objectives pour résoudre la
contradiction fondamentale, devant laquelle se trouve toute
classe exploitée, à savoir comment s'approprier les moyens ma-
tériels et culturels de la société dans les conditions objectives de
l'aliénation.
V-NECESSITE D'UN RENOUVELLEMENT
DE LA PENSEE REVOLUTIONNAIRE
Si l'on revient maintenant à l'attitude consciente du révolu-
tionnaire, nous comprendrons qu'elle ne saurait être réellement
valable que si l'on tient compte de tous les facteurs déterminant
l'attitude objective des masses face à la guerre. Nous avons
essayé de montrer qu'il faut chercher ces facteurs dans les fon-
dements de la société qui sont communs aussi bien à la paix
qu'à la guerre : l'industrialisation et les progrès techniques qui
passent du plan de la production de moyens de production à
celui de la production des moyens de destruction. C'est ainsi
que les progrès dans les armements s'imposent pour ainsi dire
irrésistiblement et à une échelle sans commune mesure avec les
objectifs étroits des classes dominantes et qu'ils bouleversent les
conditions de lutte plus rapidement et plus profondément qu'au-
cun Etat-Major ne peut s'adapter à ces bouleversements. Il est
clair dans ces conditions qu'il s'agit de soumettre l'évolution de
ces armements à l'examen de la critique marxiste et que c'est là
15.
manifestaient déjà une carence aussi profonde chaque fois qu'il
la seule voie pour dominer le procès de destruction au lieu d'être
dominé par tui.
Pourtant, ce n'est pas dans cette voie que s'engagent tous
les groupements marxistes non staliniens qui, se sentant désar-
més face à la guerre, ne voient d'autre, salut que dans la pers-
pective absürde et utopique de la révolution avant la guerre, de
la révolution faisant « reculer > la guerre. Cette démission de
vant les réalités du monde moderne les conduit à se désintéresser
souverainement de la signification qu'aura cette guerre elle
même pour la révolution. Ils achèvent ainsi, dans un domaine
crucial, le cycle de leur pourrissement idéologique. En effet, ils
leur fallait rendre compte de la production et de la société mo-
derne: ainsi, ils s'en sont toujours tenus à l'idée faussement
qualifiée de marxiste suivant laquelle les rapports entre les
classes trouvent leur fondement dans des rapports de propriété,
au lieu de voir que les rapports modernes entre les classes se
déterminent, aujourd'hui plus que jamais, au sein du procès de
production lui-même et dans les rapports des hommes entre
eux dans l'organisation de cette production.
Si le marxisme est quelque chose de plus qu'un simple mou-
vement idéologique succédant à tant d'autres, si on considère
que són apport est positif, c'est justement parce que son analyse
montre qu'il existe une voie pour dominer les forces produc-
tives au lieu d'être dominé par elles. Mais pour aboutir à une
telle conclusion il lui a fallu premièrement intégrer la science
économique naissante à sa conception générale de l'histoire et
du monde, deuxièmement appliquer à l'étude de cette science
particulière les notions les plus générales héritées du passé cul-
turel de l'humanité.
On ne saurait dire, en général, laquelle de ces deux attitudes
est la plus importante puisqu'elles se complètent et se fécon-
dent l'une par l'autre. Pourtant, si au lieu d'envisager le pro-
blème général ainsi posé, on étudie les mouvement révolution-
naires réels, existant à notre époque, il ne fait pas de doute que
c'est la première attitude qui doit retenir toute notre attention.
Au XIXe siècle, les rapports de classe se sont imposés définitive-
iment pour la première fois aux yeux de tous comme étant des
rapports trouvant leur fondement dans l'économie, parce que
pour la première fois le régime capitaliste universalisait la vieille
loi de la production pour le marché, puisqu'il faisait de la force
de travail elle-même une marchandise. Pour assumer pleinement
le monde moderne, il était indispensable de s'assimiler la jeune
technique économique naissante. C'est ce qu'a fait Marx, mais
16
en même temps il a profondément transformé la « science >>
économique, en montrant que l'économie trouve son fondement
dans la production et dans les rapports des hommes all sein de
cette production,
Depuis Marx, un siècle s'est écoulé. Le proletariat, dans le
cadre même de son aliénation, a joué un rôle décisif dans l'évo-
lution de cette production ainsi que dans celle des rapports de
production. Qu'il n'ait pas, au cours de ce siècle, atteint l'objec-
tif instinctif de son émancipation, c'est ce qui justifie la perma-
nence de l'action révolutionnaire, mais ne justifie, en aucun
cas, de ne pas tenir compte de ce que le monde moderne a été
modelé par le prolétariat lui-même. Avec le recul d'un siècle,
on peut dire aujourd'hui que le prolétariat a créé de nouvelles
conditions de son émancipation.
Mais en même temps qu'il créait ces nouvelles conditions de
son émancipation, il engendrait en son propre sein de nouvelles
formes de son exploitation qui aboutissaient à une aliénation
plus totale. De ces deux mouvements, quel est le plus puissant ?
La réponse à donner à cette question cruciale ne peut être cher-
chée que dans l'examen concret des phénomènes qui sont engen-
drés par ces deux mouvements. D'un côté l'accroissement de la
production et le perfectionnement des techniques productives;
de l'autre, la réduction du prolétaire, non plus seulement à
l'état de marchandise, mais à l'état de matière brute de cette
production. Il saute immédiatement aux yeux que ces deux ré-
sultats sont contradictoires : si le prolétariat est réduit à l'état
de matière brute de la production, d'une part, il n'est plus
capable d'assimiler et de s'intégrer les techniques nouvelles de
production et, d'autre part, l'emploi et la diffusion de ces tech-
niques évoluées se justifient de moins en moins au regard des
intérêts des classes dirigeantes.
Mettre le doigt sur cette contradiction du régime moc
d'exploitation n'est pas suffisant. Il faut à chaque étape en
déterminer les aspects concrets. En temps de paix, il peut sem-
bler que l'évolution concrète de cette contradiction n'a pas une
influence immédiate ou même décisive sur l'histoire. En temps
de guerre, il en est tout autrement. Dans le premier cas il est
facile d'ignorer que l'acier rapide ou les pastilles de carbure
rapportées aient révolutionné les conditions de la production.
Dans le deuxième, on ne peut ignorer que l'arme blindée, les
bombardiers stratégiques, les V i'et les V 2, la bombe atomique
enfin, bouleversent les conditions de vie et de lutte de millions
de combattants et d'êtres humains.
17
2
La lutte à mort qui se déroule, nous voulons dire la lutte
entre les exploités et les exploiteurs, doit être envisagée sous la
totalité de ses aspects. L'attitude du prolétaire vis-à-vis des ins-
truments de production et de destruction qu'il manie, ainsi que
l'attitude des exploiteurs vis-à-vis de l'organisation de cette pro-
duction et de cette destruction est un élément fondamental de
l'évolution historique, et, partant, de la révolution. Or, il est
impossible de déterminer objectivement quelles sont ces atti-
tudes si l'on a pas une connaissance sérieuse de ce qu'est la
production de ces instruments et l'organisation de leur produc-
tion, ainsi que de ce que sont les tendances profondes de leur
évolution.
Il va de soi que ce point de vue n'est valable que dans la
mesure où la société continue de développer ces moyens de pro-
duction, car du jour où la régression sera amorcée, non seule-
ment l'étude de cette régression sera inutile, mais encore elle
sera rendue impossible parce que les moyens culturels de cette
étude seront aussi en régression. Ce sera la barbarie. C'est parce
que le prolétariat continue de se développer en nombre et en
culture que nous sommes justifiés de faire l'effort d'intégrer, à
notre analyse, les tendances proprement techniques de la pro-
duction et les contradictions qui en résultent avec une organi-
sation de cette production reposant sur l'exploitation. Ceux qui
considèrent que les conditions objectives du socialisme pourris-
sent, que la production stagne, que le prolétariat ne s'accroît
ni en nombre ni en culture, ne peuvent évidemment comprendre
que l'on se place à ce point de vue. Cela importe peu d'ailleurs,
parce que par là même ils sapent les bases de toute action authen-
tiquement révolutionnaire.
Nous ne nous sommes pas éloignés de notre sujet en faisant
ce développement. C'est vrai d'abord parce que la guerre mo-
derne industrialisée pose ou repose tous les problèmes de la pro-
duction « pacifique ». C'est vrai ensuite parce que la guerre dont
nous venons de sortir a joué un rôle décisif dans ce problème
du renouvellement de la pensée révolutionnaire.
On peut dire qu'elle a eu pour effet de révolutionner la pen
sée révolutionnaire. Cela est clair sur un plan purement poli
tique, puisqu'elle a poussé la société bureaucratique à exprime
à fond son caractère de régime d'exploitation. Mais - et c'es
ce que nous avons tenté de montrer dans ce paragraphe - cel
est valable aussi sur un plan beaucoup plus profond et théori
que. C'est pourquoi les idées que nous exprimons dans cet art
cle ne sont nullement le fruit d'un parti-pris de « nouveauté:
18
VI.
CONCLUSION
S'il est aisé de justifier l'emploi de la violence par le prolé-
tariat, il est beaucoup moins facile de déterminer les modalités
de l'emploi de cette violence. Nous avons montré que le défai-
tisme révolutionnaire et l'internationalisme prolétarien eux-
mêmes ne constituaient que des formulations générales qui ne
résolvaient pas les problèmes concrets.
Dans les påragraphes qui ont suivi, nous avons envisagé le
problème suivant, en ne tenant pas comptè de l'hypothèse uto-
pique et qui semble tout résoudre de la révolution avant. Ia
guerre : les conditions objectives de l'appropriation objective et
subjective des moyens et des techniques de violence par les ou-
vriers sont-elles données ? Non seulement nous avons répondu
positivement, mais encore nous avons montré le lien qui exis-
tait entre cette possibilité objective et la possibilité objective
du socialisine lui-même.
Maintenant nous pouvons entrevoir le fond du problème :
l'appropriation objective et subjective des moyens et techniques
de violence est non seulement un moyen dans la marche vers lt
pouvoir et l'instauration du socialisme, mais encore cette appro-
priation sous une forme collective et définitive est la condition
du pouvoir ouvrier. Si dans la Russie de 1917 la bureaucratisa-
tion a fini par l'emporter malgré le caractère authentiquement
révolutionnaire et prolétarien du mouvement insurrectionnel qui
conduisit les ouvriers au pouvoir, ce n'est pas sans avoir un
rapport profond avec le fait que dans la lutte pour la sauve-
garde de ce pouvoir contre l'intervention impérialiste, la direc-
tion effective de la technique guerrière échappait aux ouvriers.
Dans les faits la dissociation des problèmes de la révolution
et de la guerre, dissociation sur laquelle certains veulent fonder
T'avenir et la possibilité du socialisme, loin de résoudre le pro-
blème, n'a fait que le rendre insoluble. De deux choses l'une :
ou le prolétariat a la possibilité objective de s'imposer par la
violence organisée en son propre sein et sous son contrôle total,
aussi bien « technique » que politique à toute autre formation
armée adverse, et alors non seulement le problème du pouvoir,
mais aussi celui du socialisme peut trouver une solution posi-
tive, ou il doit aliéner une partie de ses prérogatives dans les
19
mains d'une direction, et ceci sur le plan décisif de la force, et
alors il sera toujours inéluctablement dépossédé du pouvoir
(dont il ne pourra jamais avoir que l'ombre durant une courte
période) et ceci de l'intérieur de son propre mouvement.
Ce n'est pas là de l'anarchisme et le rôle de la direction
révolutionnaire en la matière demeure primordial. En effet, si
nous avons montré que les conditions objectives et subjectives
de la violence et de la technique de la violence sont données
aujourd'hui complètement dans le monde moderne, cela ne si-
gnifie pas qu'il en découle automatiquement que cette appro-
priation, sous une forme collective et définitive des moyens et
des techniques de violence, soit aussi donnée. Pour que soit
donné ce lien et cette unité des actions isolées qui leur confère
un caractère collectif il convient que le prolétariat soit en pos-
session d'une stratégie qui lui soit propre. Nous pensons que de
même que le prolétariat doit avoir une théorie de l'organisatior
et de la direction de la société - une théorie du socialisme i
doit aussi posséder une théorie de la violence ouvrière organisée
S'atteler à cette double tâche est à la fois le devoir nº i d'un
direction révolutionnaire et l'une des justifications les plus essen
tielles de son existence.
Les quelques remarques qui précèdent ont permis de donne
une idée de la liaison entre les problèmes proprement militaire
et l'ensemble des problèmes posés par le socialisme lui-même
la classe ouvrière. Le premier article qui doit suivre posera !
bases d'une analyse concrète des problèmes militaires qui :
posent à notre époque, en prenant pour exemple la guerre doi
nous venons de sortir. Nous comptons, dans un article suivar
aborder le problème de la guerre à venir. Mais même lorsqı
nous aurons accompli ces deux premières parties de notre plan i
travail, nous savons que nous n'aurons fait que poser les bas
matérielles de départ qui sont absolument indispensables. Da:
une étape suivante, et en conjonction la plus étroite possib
avec des ouvriers, il nous restera à jeter les grandes lignes d'u
stratégie prolétarienne.
De toute manière, lorsque nous serons en mesure de publi
la première ébauche de notre programme. nous en consacrero
une partie substantielle au problème crucial de la violence org
nisée du prolétariat dans l'histoire. Sous le couvert de la tr
célèbre formule de Clausewitz : « La guerre n'est que la con
nuation de la politique par d'autres moyens », on a en fait pas
prement escamoté tout ce qu'il y avait de spécifique dans
problèmes militaires en laissant cette question être réglée par
soi-disant techniciens. Pourtant ces problèmes intéressent
20
premier chef les ouvriers. De nos jours, seuls des rebouteux et
des maneuvriers peuvent entretenir l'ignorance de la classe
ouvrière sur des problèmes aussi brûlants que ceux qui touchent
à l'emploi de la violence organisée.
Philippe GUILLAUME
21
LA CONSOLIDATION TEMPORAIRE
DU CAPITALISME MONDIAL
avec
Les principales idées de cet article ont été exposées dans deux rapports
que j'ai faits devant le groupe au mois de février. J'en résumais à
fépoque l'essentiel ainsi :
« Il apparaît à la lumière de l'ensemble de l'évolution économique et
politique de l'année 1948 et des deux premiers mois de 1949 que nous
devons modifier relativement notre caractérisation de cette année et
notre
estimation des rythmes de préparation de la guerre.
En gros, les modifications nécessaires peuvent se définir ainsi :
a) l'année 1948 a démontré d'une part l'impossibilité de tout compro-
mis durable entre les deux blocs américain et russe; d'autre part elle a
consacré la division du monde en deux zones cloisonnées, à l'intérieur
desquelles le système d'exploitation est arrivé à une consolidation
relative
pour l'avenir proche;
b) Il apparait maintenant clairement que la confirmation absolue de
l'inéluctabilité de la guerre ne se traduit pas par une accélération
uniformi
du processus inenant au conflit total et ouvert, mais au contraire qu'un
phase relativement importante de cloisonnement,
localisation de:
points de conflit et même extinction de certains foyers secondaires, es
maintenant ouverte; .
C) A l'intérieur des pays capitalistes et sur le plan politique, un
consolidation de la démocratie parlementaire bourgeoise pour une périod
analogue se réalise, ajournant pour le moment aussi bien l'installation d
régimes fascistes ou similaires que la généralisation des guerres civile
entre le stalinisme et la bourgeoisie traditionnelle;
d) Ce ralentissement des rythmes est dû en premier lieu à la transfu
sion de substance économique des Etats-Unis vers l'Europe bourgeoise.
par conséquent à l'affaiblisseinent des possibilités d'expansion
stalinierin
immédiate en Europe, facteur qui était un des plus importants pour détei
miner le rythme de l'évolution;
e) L'ensemble de ces facteurs ne signifie nullement une nouvelle « stah.
lisation » même relative ou partielle du capitalisie, du genre de celle
qu
réalisa entre 1923 et 1929; en cffet, ni une stabilisation économiqu
s'exprimant par un rétablissement d'une division internationale du* trava
et une restauration du marché mondial ni une stabilisation politiqı
internationale, par le rétablissement de l'apports internationaux normau
ne sont désormais possibles.
La limite de cette consolidation relative sera posée au plus tard p:
fa nouvelle crise de surproduction que couve én ce moment l'économ
américaine. »
La priorité d'autres matières n'a pas permis la publication de
rapport dans les deux premiers numéros de « Socialisme ou Barbarie
J'ai profité de ce délai pour l'étendre et le mettre à jour; en même tem
j'ai ajouté, en guise d'introduction, quelques considérations qui me
semble
indispensables sur la signification exacte de la décadence du capitalisn
se,
22
Mais Pextension que j'ai été amené à donner à la partie économique
m'oblige à réduire au ininimum la partie politique. Cette lacune est
relati-
vement comblée par les Notes sur la situation internationale qui
paraisseini
cbaque numéro de « Socialisme ou Barbarie ».
* Vous n'êtes pas sans connaître le grand
rôle qu'a joué l' «Iskra » dans le dévelop-
pement du marxisme russe. L' « Iskra » :
commença par la lutte contre ce qu'on appe-
lait r « économisme » dans le mouvement
ouvrier et contre les Narodniki (Parti des
Socialistes Révolutionnaires). L'argument
principal des « économistes >> était
que
ľ «Iskra » planait dans les sphères de la
théorie, cependant qu'eux, les « écono.
mistes », se proposaient de diriger le mou-
vement ouvrier concret. L'argument premier
des Socialistes Révolutionnaires était celui-
ci : l' « Iskra » désire fonder une école de
matérialisme dialectique, tandis que nous
voulons renverser l'absolutisme tsariste. On
doit dire que les terroristes narodniki pre-
naient leurs mots au sérieux : bombe en
mains ils sacrifièrent leurs vies. Nous leur
avons répondu : « Sous certaines conditions
une bombe est une chose excellente, mais
nous devons d'abord clarifier nos pensées. »
L'expérience historique a montré que la plus
grande révolution de toute l'Histoire n'a pas
été dirigée par le parti qui a commencé en
lançant des bombes, mais par le parti qui a
commencé par le matérialisme dialectique.
Lorsque les bolchéviks et les menchéviks
étaient encore membres du même parti, les
périodes qui précédaient les Congrès et les
Congrès eux-mêmes donnaient invariable.
ment lieu à une lutte féroce autour de l'ordre
du jour. Lénine proposait d'habitude de
mettre au début de l'ordre du jour des ques-
tions comme la clarification de la nature de
la monarchie tsariste, l'analyse du caractère
de classe de la révolution, l'appréciation de
l'étape de la révolution que nous étions en
train de traverser, etc. Martov et Dan, les
leaders des menchéviks, objectaient invaria-
blement à cela : « Nous ne sommes pas un
23
club sociologique, mais un parti politique;
nous devons nous mettre en accord non pas
sur la nature de classe de l'économie tsariste
mais sur les tâches politiques concrètes... Je
dois ajouter que moi-même, personnellement,
j'ai commis pas mal de pêchés dans ce cha-
pitre. Mais depuis j'ai appris quelque chose. »
L. TROTSKY, « In defense of Marxism ».
Après avoir connu une crise profonde à l'issue de la
guerre, l'économie capitaliste semble depuis 1948 restaurée.
Le régime social, ébranlé jusqu'à ses fondements en Europe
Occidentale et dans les colonies, connaît une consolidation;
le parlementarisme semble de nouveau en pleine floraison. La
lutte entre les deux blocs, qui, pendant la première partie
de 1948, semblait conduire à la guerre avec des rythmes tou-
jours plus rapides, apparaît maintenant comme atténuée.
Tous les ouvriers constatent des phénomènes et s'interrogent
sur leur signification. Sommes-nous entrés dans une phase de
stabilisation du capitalisme ? Allons-nous connaître une nou-
velle période « démocratique »? S'établira-t-il une « paix >>
internationale ?
L'importance de ces questions pour l'action révolution-
naire est évidente. Egalement évidente est l'impossibilité d'y
répondre sans un examen approfondi de la situation actuelle
du capitalisme, et avant tout de sa situation économique,
I. LA DECADENCE DU CAPITALISME
Avant d'entrer dans l'examen de la situation actuelle du
capitalisme mondial, il nous faut clarifier la signification de
la décadence du capitalisme. Cette clarification est nécessair,
pour deux raisons. D'abord, un examen de la conjoncture n':
de valeur que dans la mesure où il est le résultat d'une ana
lyse plus générale, dans la mesure où il montre commen
s'expriment dans le concret, dans les événements courants
les tendances profondes de la société moderne. Ensuite, parc
qu'au sujet de cette notion de décadence du capitalisme un
profonde confusion a été répandue, systématiquement entre
tenue par les staliniens aussi bien que par les trotskistes, le
« ultragauches », etc.
24
A.
Décadence et décomposition du capitalisme.
L'opinion répandue dans les milieux « marxistes » veut
que la décadence du capitalisme signifie le recul ou tout au
moins la stagnation de la société et des forces productives.
Que cette idée prenne la forme vulgaire et stupide que lui
donne la propagande stalinienne (1) ou la forme savante sous
laquelle l'a exprimée Trotsky (2), son conter u essentiel
consiste à considérer l'époque actuelle et la décadence du
capitalisme en général comme une phase de régression ou
de stagnation sociale.
L'importance pratique de cette question est énorme : car
le problème qui est ainsi posé est ni plus ni moins celui de
la possibilité de la révolution socialiste. En effet, si la société
est stagnante, si « le prolétariat ne croît ni en nombre ni en
culture », il n'y a aucune raison de penser que la révolution,
défaite ou dégénérée hier, aura davantage de chances demain.
Introduire, comme le faisait Trotsky, un programme révolu-
tionnaire par la constatation : « les forces productives de la
société ont cessé de croître », est une absurdité flagrante, car
si cette constatation était vraie, l'action révolutionnaire se
réduirait à une utopie héroïque. L'échec de la révolution au
moment de la croissance maximum des forces productives
aurait dans ce cas fourni la preuve définitive de son impossi-
bilité de vaincre dans des conditions moins favorables. Lénine
avait une conception bien différente, qui disait :
« Ce serait une erreur de croire que cette tendance à la
putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme. Non,
telles branches de l'industrie, telles couches de la bourgeoisie,
tels pays manifestent à l'époque de l'impérialisme avec une
force plus ou moins grande, l'une ou l'autre de ces tendances.
Dans l'ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus
vite que naguère, mais ce développement ne devient pas seu-
lement plus inégal en général, cette inégalité se martifeste en
(1) Pour l'argumentation stalinienne il est indispensable de faire croire
à la classe ouvrière que l'économie capitaliste est stagnante, car alors
le
développement de la production en Russie devient la preuve du caractère
« progressif » du régime stalinien,
(2) « Dans les conditions du capitalisme décadent, le prolétariat ne
croit ni en nombre, ni en culture » (" In defense of marxism"
« Les forces productives de l'humanité ont cessé de croître » ("
Programme
p. 13).
transitoire" de la IVe Internationale).
25
2
particulier par la putréfaction des pays les plus riches en
capital (Angleterre) » (3).
Il faut donc distinguer soigneusement la décadence du
capitalisme de sa décom position. La décadence du capitalisme
est la décadence de la classe et du régime capitaliste, mais
nullement de la société dans son ensemble. Cette décadence
du régime et de la classe dominante pendant une période où
la classe révolutionnaire et les conditions de la révolution
continuent à se développer fait que cette phase est la phase
de la crise révolutionnaire du régime capitaliste, la phase
pendant laquelle la révolution devient de plus en plus
possible. Au contraire, à partir du moment où la classe capi.
taliste réussirait à entraîner dans cette décadence la société
dans son ensemble, et, en premier lieu, le proletariat
rendant ainsi la révolution impossible pour toute une période
historique, nous nous trouverions devant la décomposition
aussi bien du régime capitaliste que de la société moderne.
Nous .pouvons, par conséquent, définir ces deux notion
ainsi : la décadence du régime capitaliste est la période pen
dant laquelle celui-ci entre dans un état de crise permanente
tout en continuant à développer les conditions matérielles e
humaines de l'apparition d'un ordre social supérieur ---- autre
ment dit, tout en continuant à développer les prémisses de l
révolution socialiste. La décomposition de ce système commer
cerait par contre à partir du moment où la possibilité obje
tive de création d'un ordre social supérieur disparaîtrait, c'es
à-dire où le système entrainerait dans sa décadence le
prémisses elles-mêmes de la révolution socialiste. C'est
précisément la possibilité de la barbarie moderne, non plu
eomme tendance qui se développe constamment dans la socié
d'exploitation, mais en tant que phase de décompositio
sociale, pendant laquelle aussi bien les forces productives q
la conscience de la classe révolutionnaire connaîtraient u
régression profonde et durable. La barbarie moderne ser:
la période historique d'où la possibilité de la révoluti
eommuniste serait absente,
Pour définir la phase du développement du capitalis
dans laquelle nous nous trouvons il nous faudrait donc exar
per si les conditions matérielles et humaines de la révoluti
continuent à se développer, c'est-à-dire de voir si les for
productives continuent à croître et s'il y a une progress
(3) «
L'impérialisme »,
p. 111-112 (soul, par nous).
26
de la conscience du prolétariat. Nous ne pouvons pas ici tou
chier à ce deuxième point; nous avons essayé de montrer
ailleurs (4) que l'on ne peut comprendre l'histoire du mou-
vement ouvrier que comme une progression, à travers les
étapes de laquelle la classe ouvrière tend vers une conscience
totale des problèmes et des tâches de la révolution. Par contre,
il nous est indispensable d'examiner la première question, qui
concerne le développement des forces productives et de l'éco-
nomie en général dans la phase décadente du capitalisme.
B. En quoi se manifeste la décadence de l'économie capi-
taliste ?
En nous plaçant sur le terrain économique, nous pouvons
poser le problème du caractère de la décadence du capita-
lisme par ces deux questions :
a) Les forces productives continuent-elles à se dévelop
.
b) Dans l'affirmative, pourquoi considérons-nous, au poim
de vue économique, que la phase actuelle constitue une
décadence du capitalisme ? Que signifie dans ce cas
le mot « décadence » de plus précis qu'une apprécia-
tion sentimentale ou morale ?
La réponse à la première question est facile. La produc-
tion industrielle mondiale, en 1948, dépassait de 36 % le
niveau de 1937 et de 74 % celui de 1929. Entre 1878 et 1948,
la production industrielle mondiale augmentait de 11 fois
(tableau I). Pendant la même période, la population de la
TABLEAU I
La production industrielle mondiale (5)
Indices; 1913
100.
1878
1890
1900
1913
1921
1929
1932
1937
1938
1946
1947
1948
24,4
41,1
58,7
100
81,1 153,3 108,4 195,8 182,7 207,8 237,1 266,6
(4) V. l'article « Socialisme ou Barbarie' », dans le N° 1 de cette
revue,
p. 23-40.
(5) Sources : De 1878 à 1938, selon la publication de la S.D.N., « Indus-
trialisation, et commerce extérieur », Genève 1945, p. 158-160. De 1946 à
1948, indices calculés par nous la base des indices de production
industrielle des dix principaux, pays (Belgique, Canada, France,
Allemagne,
Italie, Inde, Japon, Royaume-Uni, U.R.S.S. et DiS.A.) dont la production
sur
27
terre passait de 1.500 millions à 2.300 millions d'habitants,
soit une augmentation de 50 % environ (6).
Les forces productives de la société continuent donc à
croître, puisque la production industrielle par habitant de la
terre a augmenté pendant cette période de sept fois et demie.
Les bases matérielles de la révolution socialiste continuent
à s'amplifier; le capitalisme mondial n'est pas encore entré
dans sa phase de décomposition.
En quoi consiste alors la décadence du capitalisme ? Et
à quel moment peut-on, grosso modo, situer le début de la
phase décadente ?
Nous allons d'abord essayer de fixer les signes extérieurs,
les manifestations statistiques de cette décadence, pour essayer
ensuite d'en déterminer les moteurs profonds.
1. La décadence du capitalisme est déjà apparente, sur le
simple plan quantitatif, dans le ralentissement du rythme de -
veloppement des forces productives. Dans une période de
35 ans, allant de 1878 à 1913, le capitalisme mondial a qua-
druplé la production industrielle; l'indice de notre tableau
passe de 24,4 à 100. Dans une période égale, entre 1913 et
1948, cette production industrielle n'a augmenté que de deux
fois et demie; l'indice passe de 100 à 266,6. L'expansion des
forces productives s'est donc considérablement ralentie depuis
1913, malgré que le niveau élevé atteint par la technique
rend beaucoup plus facile que par le passé le développement
de la production. Si le rythme de cette expannion était resté,
entre 1913 et 1948, le même qu'entre 1878 et 1913, la pro-
duction mondiale aurait dû être actuellement à l'indice 400
(au lieu de 266,6) donc de moitié plus forte qu'elle ne l'est.
Ces constatations donnent de plus une indication, qui sera
corroborée par la suite, sur le moment où il faut situer le
début de la décadence capitaliste; c'est la première guerre
impérialiste de 1914-1918.
2. La décadence se manifeste quantitativement sous un
deuxième aspect, également significatif : la discontinuité de
représentait entre 1936 et 1938 86 % de la production industrielle
mondiale.
Les indices utilisés pour la production de ces pays entre 1946 et 1948
sont ceux donnés par le « Bulletin mensuel de statistique » de l'O.N.U.,
mai 1949, p. 26-30, sauf pour l’U.R.S.S., pour laquelle les données
utilisées
sont celles de l'Appendice Statistique de l' « Economic Survey of Europe
in 1948 », p. 2; le rapport entre la production russe de 19-10, utilisée
comme basé dans cette publication, et celle de 1937, fut établi selon les
chiffres que cite N. Voznessenski, L'économie de guerre de l’U.R.S.S. »
Comme coefficient de pondération, nous avons utilisé le pourcen-
tage de participation de chacun de ces pays à la production industrielle
mondiale entre 1936 et 1938 donné dans << Industrialisation et commerce
extérieur »
(6) « Etudes et conjoncture Inventaire économique de l'Europe ».
Décembre 1948, p. 20-21.
C
9
p. 11.
p. 14.
· 28
l'expansion des forces productives dans le temps, le rythme
extrêmement inégal de cette expansion, en comparaison avec
la période précédente.
Nous ne pouvons pas ici reproduire les indices de la pro-
duction industrielle année par année; nous nous bornons
donc à renvoyer le lecteur au graphique n° 1 qui se trouve
à la fin de ce paragraphe, et nous en résumons les conclusions
dans le tableau II.
TABLEAU II
Intensité des crises économiques
dans la période de décadence du capitalisme (7)
1900 (9)
a) 1878-1913 : Crises de
1883
Durée de la crise (8)
2 ans
Recul maximum de la production 4 %
h) 1913-1948 : Crises de
Durée de la crise
Recul maximum de la production
1892
1 an
7 %
1921 (10)
4 ans
19%
1907
1 an
9 %
1938 (11)
2 ans
6 %
1929
5 ans
30 %
Autrement dit : entre 1878 et 1913, période pendant
laquelle le capitalisme continue à se développer normalement,
il y a quatre années seulement sur 35, soit une année sur neuf
seulement, qui sont des années de recul de la production, ce
recul ne dépassant pas, dans le pire des cas, 9 %. Par contre,
à partir de 1914, en exceptant les périodes de guerre 1914-
1918 et 1939-1945, neuf années sur vingt-cinq, soit une année
sur deux et demie, sont des années de recul; et ce recul va
jusqu'à 30 %. Si donc, pendant la période précédente, les
mouvements de la conjoucture se caractérisent par des dépres-
sions brèves et peu profondes, suivies par des booms, pen-
dant la phase décadente les dépressions sont durables et beau-
coup plus profondes (12). Ceci confirme notre constatation
(7) Selon les indices annuels de la production industrielle mondiale
qui sont donnés dans « Industrialisation et commerce extérieur », p. 158-
160.
(8) Nous. entendons par durée de la crise la période pendant laquelle
les indices de la production mondiale restent en dessous du maximum
atteint
précédemment.
(9) La crise de 1900 n'a pas amené de recul de la production indus-
trielle mondiale.
(10) Nous avons tenu compte du recul de la production entre 1919 et
1922, mais il semble en fait que toute la période de la guerre 1914-1918
a connu un recul ou tout au moins une stagnation de la production.
(11) Les données pour la crise de 1938 n'ont pas une grande valeur
formelle, puisque cette crise débouche directement dans la deuxième
guerre
impérialiste.
(12) Ce qui pourtant n'empêche pas les booms d'être également puissants.
Aucune différence notable quant à la puissance ne peut être établie entre
les
booms de 1929 et de 1948 et ceux d'avant 1913. On ne peut donc pas main-
tenir l'affirmation de Trotsky: selon laquelle pendant la période
décadente
du capitalisme les booms ont un caractère superficiel et spéculatif
(Rapport
au Ille Congrès de l'internationale Communiste, dans « The first five
years
of the Communist International », vol. 1, p. 202, 208). Cette conception
est une fausse, généralisation de l'expérience du boom de 1919-1920.
29
selon laquelle il faut placer le début de la décadence du capi-
talisme à la première guerre impérialiste.
3. La même inégalité de développement se manifeste dans
l'espace, en ce qui concerne le développement relatif des dif-
férents pays capitalistes. Cependant que des nouveaux pays.
s'industrialisent à un rythme quelque peu supérieur à la
moyenne mondiale de développement des forces productives,
la plupart des vieux pays capitalistes voient leur part dans
la production mondiale reculer, au profit de la concentration
de la plus grande part de cette production dans deux pays,
(les Etats-Unis et la Russie).
TABLEAU III
Concentration de la production inondiale dans deux pays
et recul des vieux pays capitalistes (13)
Pourcentages de participation à la production industrielle mondiale
de la période correspondante
('.S.A.
Europe
Occidentale (14)
Total en % de la
Russie production mondiale
3,7
1870
1881-1885
1896-1940)
1906-1910
1913
1920-1929
1936-1938
1948 (15)
23,3
28,8
30,1
35,3
33,8
42,2
32,2
40,5
00,6
54
48,1
42,1
40,9
32.8
28,4
17,1
87,6
86
83,2'
82,4
82,2
79,4
79,1
80,6
4,4
18,5
23
Deux enseignements essentiels sont à tirer de ce tableau.
Le premier est que le développement industriel des
autres pays, pendant quatre-vingt années, s'il a pu augmenter
le pourcentage de participation de ces pays à la production
mondiale (ce qui signifie un rythme de développement de ces
pays supérieur à la moyenne mondiale) n'a pu en aucune
manière mettre en question la suprématie économique écra-
sante des sept pays qui depuis le milieu du xixe siècle jus-
qu'aujourd'hui monopolisent les quatre cinquièmes de la pro-
duction mondiale. Des pays comme le Canada ou le Japon, :
malgré leur développement extrêmement rapide, sont restés
toujours loin derrière les principaux pays capitalistes.
Le deuxième c'est que parmi ces sept pays nous observons
le déclin ininterrompu des cinq vieux pays capitalistes euro-
péens au profit de deux autres : la Russie et les Etats-Unis,
(13) Selon les données de '« Industrialisation et commerce extérieur »,
p. 14. Pour l'année 1948, v. note 15.
(14) Total des cinq vieux pays capitalistes : Allemagne, Angleterre,
Belgique, France et Italie.
(15) Pour 1948, indices calculés par nous en admettant que le pourcen-
tage de participation des autres pays non compris au tableau dans la
production mondiale n'a pas varié depuis 1936-1938. Par conséquent ces
chiffres n'ont qu'une valeur indicative.
30
qui concentrent actuellement à eux deux les deux tiers de la
production industrielle mondiale. La participation américaine
à la production industrielle mondiale doublait entre 1870 et
1948, celle de la Russie augmentait de sept fois, tandis que
celle de l'Europe Oecidentale n'est que le tiers de ce qu'elle
était au départ (voir graphique n° 2). Cette supériorité quan-
titative s'accompagne, dans le cas des Etats-Unis, d'une supé-
riorité qualitative énorme.
Ce processus commence longtemps avant 1913; mais ce n'est
qu'à partir de la première guerre impérialiste que ses résul-
tats deviennent apparents, comme on le verra' par la suite.
4. La dernière manifestation apparente de la décadence
du capitalisme est la stagnation des échanges internationaux,
autrement dit la dislocation du marché mondial. Elle appa-
raît clairement dans le tableau IV.
TABLEAU IV
La stagnation des échanges internationaux
pendant la décadence du capitalisme (16)
Indices du volume du commerce mondial; 1913
100.
1876-1880 1886-1890 1896-1900 1906-1910
31,6 14,8 55,6 81,2
24,5 36,8 53,6 79,9
1913
100
100
A. 1876-1913
Commerce, mondial
Production industrielle .
B. 1913-1948 ..
Commerce mondial
Production industrielle .
1921-1925 1926-1930 1931-1935 1936-1938 1946-1948,
82,3 110,1 95,3 107,4 118,1
138,4 103,2 128,2
185
237,2
Comme on le voit dans ce tableau, l'augmentation des
échanges internationaux, entre 1876 et 1913, était un peu plus
lente que celle de la production industrielle. Les échanges
triplaient pendant cette période, cependant que la produc-
tion industrielle quadruplait. Le développement des échanges
suivait de très près celui de la production. Entre 1913 et 1948
iage change du tout au tout. La production industrielle
continue à se développer, quoique plus lentement que dans
la période précédente; elle augmente de deux fois et demie,
<<
(16) D'après les données de . Interim Report on the European Rebo-
very Program » de l'O.E.C.E., Paris, 1948, p. 16. L'indice pour 1946-1948
calculé par nous sur la base des chiffres de la valeur du commerce
mondial
données dans les « International Financial Statistics >> du Fonds
Monétaire
International, avril 1949, p. 18-19. Les valeurs en delļars pour 1946,
1947
et 1948 donnés dans cette statistique ont été ramenées en dollars 1938
d'après l'indice des prix de gros aux U.S.A. donné dans le même recueil,
p. 24-25, et l'Indice final établi par comparaison de la valeur du
commerce
mondial entre 1946-1948 en dollars 1938 ainsi obtenue et sa valeur en
1938,
Le fait que les indices sont égaux pour 1913 ne signifie nullement une
égalité entre la production et le commerce de cette année, mais
simplement
que 1913 est la base commune des deux indices.
31
GRAPHIQUE NO 1
PRODUCTION INDUSTRIELLE ET COMMERCE MONDIAL
is
35
is
25
35
360
340
320
300
280
260
1240
230
200
1180
160
140
100
80
60
40
20
Le trait gras continu représente l'évolution de la production
industrielle mondiale (indices du Tableau I). Le trait fin repré-
sente le développement hypothétique de la production indus-
trielle mondiale entre 1913 et 1948, tel qu'il aurait eu lieu si le
rythme de progression de la période précédente s'était maintenu.
Le trait épais interrompu représente l'évolution du volume du
commerce mondial (indices du Tableau IV).
32
GRAPHIQUE N° 2
CONCENTRATION DU CAPITAL DANS L'ESPACE
!
1870 35
80.85
95
1900
OS
• 15
20
25
30
35. 40
45
30
Le trait continu représente la participation des U.S.A. à la
production industrielle mondiale; le trait interrompu celle de
la Russie, et le trait en croix celle des cinq pays d'Europe
occidentale. (Pourcentages de participation selon le Tableau III.)
33
le
Les échanges internationaux cependant arrivent, pendant.
cette période, à une stagnation quasi absolue; ils marquent
des périodes de recul profond (chose inconnue entre 1876-
1913) et ne sont, en 1948, qu'à peine supérieur de 1/5 à
ceux de 1913. En 1870, le tiers de la production industrielle
mondiale entrait dans le commerce international : en 1913, le
cinquième; en 1938, le dixième (17). Aujourd'hui on peut
calculer qu'il n'entre dans les échanges internationaux que
1/12 de la production industrielle mondiale.
En conclusion, les manifestations extérieures de la déca-
dence du capitalisme, qui commence avec la première guerre
impérialiste, sont : le ralentissement de l'expansion de la
production, l'inégalité de cette expansion dans le temps
exprimée par des dépressions profondes et durables, son iné-
galité dans l'espace indiquée dans le déclin des vieux pays
capitalistes et la concentration de la production mondiale
dans deux pays, enfin la stagnation des échanges internatio-
naux qui apparaît dans le fait qu'une partie de plus en plus
petite de la production mondiale est commercialisée sur le
marché mondial. Ces phénomènes sont illustrés par les deux
graphiques que nous avons établi.
Il nous faut maintenant examiner les facteurs profonds
qui sont derrière ces phénomènes.
C. La concentration du capital, moteur du développement
et de la décadence du capitalisme.
On sait, depuis Marx, que la tendance profonde détermi-
nant l'évolution de l'économie capitaliste est la concentration
du capital. Résultant à la fois de la nécessité inéluctable qui
pousse les capitalistes à accumuler et de la suprématie écra-
sante de la grande entreprise face à la petite, la concentra-
tion est l'expression essentielle de la rationalisation de la vie
économique qu'amène le capitalisme, non seulement parce
qu'elle est liée à la diminution constante des frais de produc-
tion, mais surtout parce qu'elle permet un contrôle et une
direction uniques de la production, parce qu'elle permet de
diriger et de coordonner le travail de masses croissantes de
producteurs et de machines d'après un plan unique et des -
(17) « Interim Report », 1.c., p. 17.
34
méthodes simples, générales, les plus rationnelles posum
'sibles (18)
Il est évident que le processus de la concentration du:
capital, s'il n'est pas interrompu par la révolution proléta-
rienne, n'a qu'une limite théorique : la concentration totale
du capital, à l'échelle mondiale, sous le contrôle et la direc-
tion uniques d'un seul groupe d'exploiteurs. Et puisque dans
la société moderne le contrôle et la direction de l'économie
implique et entraîne à la fois le contrôle et la direction absoa.
lus de l'ensemble des activités sociales, cette concentration
totale de l'économie ne peut que s'accompagner nécessai-
rement de la fusion du capital et de l'Etat. La lutte à mort
permanente entre entreprises, groupes d'exploiteurs, trusts et
monopoles, Etats et coalitions d'Etats impérialistes, à tra-
vers la faillite, la défaite et l'élimination des plus faibles, ne
peut s'arrêter avant de parvenir à la victoire et la domination
totale du groupement le plus fort sur l'économie et la société
mondiale. Concurrence économique « pacifique » et lutte guer-
rière ne sont que des moyens différents à travers lesquels.
s'affirme la nécessité d'une concentration universelle du
capital,
Mais avant de parvenir à cette limite finale, la concentra-.
tion des forces productives traverse, aussi bien sur le plan
national que sur le plan international, plusieurs étapes suc-
sessives : le régime concurrenciel du XIXe siècle, la concentra-
tion monopolistique, la concentration étatique plus ou moins
achevée. Chacune de ces étapes signifie une transformation
profonde des lois sous lesquelles fonctionnent l'économie et
la société capitaliste. Ce que nous appelons décadence du:
régime capitaliste commence précisément avec la domination
(18) Cette rationalisation est évidemment la rationalisation au profit
d'une classe expiotteuse : les moyens universels et tout-puissants
qu'elle :
met en æuvre sont astreints à servir le but limité de la classe
dominante,
qui est le profit et plus généralement le maintien de sa domination.
De cette limitation des buts en vue desquels est promue la
rationalisation :
résulte en retour une limitation de cette rationalisation elle-même et
des
mioyeris, mis
en uvre. D'abord le capitalisme emploie les moyens les
pits rationnels en vue des buts les plus absurdes (et la rationalité de
moyens employés pour la réalisation de buts irrationnels 'ne fait que
multiplier à l'infini l'absurdité de ces derniers, phénomène qui éclate
avec.
une force particulière dans la guerre); il limite la rationalité des
moyens
dès que celle-ci contrecarre la réalisation de ses buts; enfin, il se
trouve
Levant l'impossibilité d'utiliser pleinement moyen infini qu'est la
capacité productive de l'humanité elle-même concentrée dans le
proletariat,
qui oppose une résistance permanente, irréductible et acharnée à la
réali-
sation des buts capitalistes. · Toutes ces contradictions insurmontables
ne:
font qu'accélérer la tendance du capitalisme à concentrer totalement et
uni-
versellement la direction de la production et de la société dans un cadre
unique, en même temps qu'ils prouvent l'échee profond du régime d'exploi-
tation incapable, même s'il arrive formellement à une concentration
univer-
selle, à réaliser une véritable rationalisation de la production et de la
vie
sociale.
се
35,
complète des monopoles et s'aggrave au fur et à mesure que
l'économie et la société avancent sur la voie de l'étatisation.
-
Après ces explications préliminaires, il faut voir comment
ces deux étapes de la concentration, la monopolisation et l'éta-
tisation déterminent les manifestations extérieures de la déca-
dence que nous avons décrites.
1. Nous avons
vu que pendant la phase décadente du
capitalisme les forces productives continuent à se développer.
Cela signifie que l'accumulation du capital ne s'arrête pas,
c'est-à-dire que les couches dominantes ne consomment pas
intégralement la plus-value, mais en réinvestissent une part
- pour élargir la production. Le fait que l'accumulation conti-
núe pendant la décadence du capitalisme est dû à la conti-
nuation et l'exacerbation de la lutte entre groupements et
Etats capitalistes; que cette lutte n'ait plus la simple forme
de la concurrence économique « pacifique », mais qu'elle
prenne des formes extraéconomiques, et en définitive la forme
de la guerre, ne crée, de ce point de vue c'est-à-dire du
point de vue de la nécessité pour les capitalistes de dévelop-
per la production aucune différence.
2. Mais des différences essentielles apparaissent quant au
rythme de ce développement de la production. Sous le régime
du capitalisme concurrenciel, l'accumulation est une néces-
sité universelle pour toutes les entreprises capitalistes, dans
toutes les branches et tous les pays. Les capitalistes qui n'in.
vestissent pas à un rythme suffisant sont impitoyablement
éliminés par les concurrents plus forts. Mais dès que la con-
centration du capital dans une branche donnée de l'industrie
arrive à la création d'un monopole dominant complètement
cette branche, le mobile de cette accumulation s'affaiblit;
l'accumulation, lorsqu'elle ne s'arrête pas tout à fait, se ralen-
tit considérablement. En effet, si un monopole domine entiè-
rement le marché du secteur donné, son profit maximum
dépend non plus de la production maximum - et par consé-
quent de l'accumulation maximum --- mais au contraire d'une
production adaptée autant que possible à la demande de ce
marché et même le plus souvent d'une production inférieure
à cette demande. Le monopole engendre donc infailliblement
une tendance à la stagnation, puisqu'il tend non pas à étendre,
mais à restreindre la production. Il s'ensuit que désormais
seuls sont possibles, dans ce cas, les investissements qui
abaissent le prix du revient sans augmenter le volume de la
36
production. C'est une des raisons pour lesquelles pendant
cette période le capitalisme porte beaucoup plus son atten-
tion vers la rationalisation interne de la production que vers
la multiplication du capital fixe.
C'est ce trait profond du capitalisme des monopoles
destiné à être généralisé dans le cas de la concentration uni-
verselle du capital, qui transformerait définitivement et com-
plètement les classes dominantes en couches parasitaires se
bornant à consommer le surproduit sans accumuler qui
est la base du ralentissement de l'expansion de la production
que nous avons constaté empiriquement.
3. Si l'expansion du capitalisme se fait pendant cette .
période, comme nous l'avons vu, avec une inégalité de rythme
beaucoup plus grande que précédemment, autrement dit si
les dépressions économiques sont baucoup plus profondes et
durables, cela est dû au fait que le capitalisme se trouve pen-
dant cette phase beaucoup plus près de la limite absolue de
son développement, qui est la concentration totale; cela signi.
fie d'une part que l'accumulation et la concentration du capi.
tal ont poussé à un tel point la productivité, que l'économie
arrive très rapidement à la surproduction, d'autre part que
les secteurs et les pays extracapitalistes, qui dans la période
précédante servaient à résorber le déséquilibre du capita-
lisme et à faciliter le redémarrage économique après la dépres-
sion, deviennent de plus en plus rares dans la mesure où l'en-
semble de la vie économique mondiale est intégrée dans le
circuit capitaliste.
4. Nous avons vu que l'inégalité, du développement du
capitalisme dans l'espace se traduit pratiquement, d'une part,
par la « putréfaction », comme disait Lénine, des vieux pays
capitalistes, d'autre part par la concentration de la majeure
partie de la production mondiale dans deux pays. Nous avons
ici un phénomène complètement analogue à la concentration
du capital à l'intérieur d'un marché national : les concur-
rents plus faibles sont progressivement écrasés par les concur-
rents qui disposent d'une masse beaucoup plus grande de
.capital. Les raisons concrètes de déclin de l'Europe et du
développement extrême des productions américaine et russe
ne nous intéressent pas ici : pourquoi la concentration mon-
diale s'est effectuée autour du capital américain et russe plu-
tôt qu'autour du capital anglais et allemand ce n'est, après
tout, qu'un problème secondaire. L'important est que de
toute façon l'économie mondiale ne pouvait qu'aboutir à une
telle concentration, que cette évolution ne peut pas s'arrêter
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à l'étape actuelle et que le dernier problème qui est posé
maintenant au capital mondial c'est son unification finale
autour d'un seul pôle.
5. Le capitalisme naît et se développe dans le marché con-
currenciel. La concurrence est le milieu vital de son dévelop-
pement. Mais ce développement lui-même amène graduel-
lement la suppression de la concurrence et du marché dont
il est sorti. Cette suppression du marché et de la concurrence
est partielle tout d'abord, lorsque l'économie arrive au stade
de la simple monopolisation. Le monopole supprime partiel-
lement le marché dans le sens « horizontal »): si toute, la
"production des chaussures est entre les mains d'un monopole,
il est évident qu'un « marché » de la chaussure subsiste, mais
ce marché, d'où la concurrence est absente, n'a plus grand'-
chose de commun avec le marché capitaliste classique. Cette
suppression est beaucoup plus profonde et va encore plus
loin dans le cas du monopole « vertical », c'est-à-dire du mono-
pole qui tend à englober toutes les étapes de la production
d'un ou plusieurs objets, de la matière première jusqu'au pro-
duit fini prêt pour la consommation. Le domaine des échanges
se restreint ainsi progressivement, dans la même proportion
que se développe la concentration verticale, car une masse
croissante de produits et de valeurs ne circulent plus qu
l'intérieur d'une unité économique. Le volume du commerce
décroît donc rapidement par rapport au volume de la produc-
tion (19).
Ce phénomène se manifeste déjà à l'intérieur de chaque
marché national; mais il a une allure encore plus rapide dans
les échanges internationaux. En effet, la concentration du
capital s'exprime également à l'échelle de chaque économie
nationale, qui tend à devenir un ensemble plus ou moins
fermé ou autarcique, coiffé par une organisation étatique
centrale. Quoique cette étape de l'autarcie nationale soit du
point de vue historique profond une étape passagère et pro-
visoire, cette autarcie illusoire étant destinée à éclater tôt ou
tard, lorsque se réalise la domination mondiale d'un seul pôle
(19) Supposons que la fabrication d'un objet, de la matière première au
produit fini, comporte du point de vue technicoéconomique, cinq étapes.
distinctes, et qu'à la fin de chacune de ces étapes la valeur du produit
augmente, par suite de son élaboration plus avancée, conime suit :
Etape de fabrication et entreprise correspondante.. A B C D
Valeur du produit au bout de l'étape correspondante. 10 2.0 30 40 50
Dans le cas de la production concurrencielle, la valeur totale des tran-
sactions ayant trait au produit sera de 150, puisque celui-ci sera vendu
par
l'entreprise A à l'entreprise B. par celle-ci à l'entreprise C, etc.;
dans le
cas de la concentration verticale il n'y aura que la vente du produit
fini,,
c'est-à-dire 50.
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impérialiste, elle existe aussi longtemps que cette domination
ne se réalise pas; elle contribue ainsi puissamment à la dislo-
cation du marché capitaliste traditionnel. C'est là encore une
expression de la faillite du marché comme mode de liaison
des différentes productions, et du besoin d'un autre mode
d'intégration de l'économie mondiale, sur laquelle nous revien-
drons. Cette régression des échanges constitue un facteur de
décadence dans la mesure où la suppression du marché et
de la concurrence qui en est la base estompe progressivement
les motifs de l'accumulation capitaliste.
D.
La décadence sur le plan social et politique.