SOCIALISME ou BARBARIE
Paraît tous les deux mois
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
Ph. GUILLAUME C. MONTAL - J. SEUREL (Fabri)
Gérant : G. ROUSSEAU
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a SOCLALISME OU BARBARIE
18, rue d'Enghien - PARIS - 10°
Règlements par mandat:
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ABONNEMENT UN AN (six numéros).... 100 francs
Maisons
SOCIALISME OU BARBARIE
LE STALINISME EN
EN ALLEMAGNE
ORIENTALE
Note de la rédaction : Ce texte est un fragment d'un ouvrage plus large,
préparé par un camarades qui a vécu plusieurs années de cette après-
guerre
en Allemagne occupée, tant occidentale qu'orientale. Il contient une
docu-
mentation extrêmement précieuse, et constitue certainement les
descriptions
les plus complètes de la bureaucratisation de l'Allemagne orientale vue
du
dedans. Comme. tel, et bien qu'il se refuse d'adopter une position
théorique.
systématique face au problème de la constitution de la bureaucratie, nous
le
publions, en pensant qu'il offre une contribution remarquable à l'étude
des
transformations sociales dont notre époque est le théâtre.
Un deuxième fragment du même ouvrage, formant suite à celui-ci, sera
publié dans le prochain numéro de « Socialisme ou Barbarie ».
I
LE NOYAU DES STALINIENS A TOUTE EPREUVE
A la défaite allemande, en 1945, le proletariat de Berlin et
des grandes villes allemandes était loin de ressembler à celui
de Paris, de Rome, ou de Milan; il était en grande partie insen-
sibilisé politiquement et rendu amorphe par la défaite, les bom-
bardements, la terreur. Cette image pourtant est loin d'être
absolue. Bon nombre d'ouvriers de l'Allemagne orientale atten-
daient l'arrivée des Russes, sinon avec espoir, du moins, sans
crainte : « Les Russes ce sont des ouvriers se disaient-ils
ils ne vont pas nous faire du mál à nous », A Berlin, dans le
quartier de Wedding par exemple (le Wedding était surnommé
encore debout, le drapeau rouge à côté du drapeau blanc de la
reddition. Surtout, un peu partout, les ouvriers d'avant-garde
1
assez
qui, malgré la terreur, étaient plus ou moins restés en contact
sur le plan local, redevenaient actifs. A Bérlin, et dans les autres
villes, les batailles de rues n'étaient pas encore terminées que
des groupes communistes se formaient dans les quartiers, indé-
pendants les uns des autres. Ils portaient des noms différents
suivant l'arrondissement : à Charlottenburg, c'était le Parti
communiste révolutionnaire; à Wilmersdorf, le Parti commu-
niste international. A Spandau, à Grünau et ailleurs, le Parti
communiste tout court.
Tous les groupes réadoptèrent l'ancienne insigne du Parti :
la faucille et le marteau. Dans certaines villes (en Thuringe par
exemple) les communistes s'emparérent des mairies. Partout
dans ces groupes spontanément créés, on espérait
vaguement que le moment de la révolution était venu.
Mais cet état de choses ne dura pas longtemps. Dès le pre-
mier jour étaient arrives auec les Russes, en uniformes soviéti-
ques, une partie des staliniens allemands émigrés à Moscou.
Tout était prévu et pour chaque quartier un responsable, sûr
était désigné à l'avance. La première chose que fit celui-ci fut
d'interdir, avec l'aide des Russes, le port de la faucille et do
marteau ainsi que de dissoudre les groupes communistes formes
spontanément. Ceux-ci se soumirent de mauvaise grâce. A
Wilmersdorf, devant l'interdiction, le Groupe Communiste In-
ternational se transforma' en Comité de l'Allemagne Libre, du
nom du comité existant à Moscou. Celui-ci aussi fut dissous
immédiatement et comme il continua malgré tout à fonctionner
semi-légalement son dirigeant fut mis en prison pour une
dizaine de jours. Des cas analogues se produisirent à d'autres
endroits.
En même temps les ouvriers d'avant-garde et ceux qui malgré
la propagande nazie croyaient à l'armée rouge furent très vite
et très durement déçus. Malheureusement, les soldats russes se
comportèrent en tous points comme Goebbels l'avait prévu, et
les drapeaux rouges du Wedding ne les empêchèrent pas de
violer les ouvrières et de piller les logements ouvriers' échappés
aux bombardements. Pendant trois semaines environ régna la
terreur et avec juste raison on a affirmé que le temps "était venu
de réadapter la vieille complainte populaire de la guerre de
trente ans : « Bet Kindlein bet; morgen kommt der Schwed >..
(Prie mon petit, prie; démain vient le Suédois).
Le mouvement populaire, déjà très 'restreint, reflua vite. En
même temps les autorités soviétiques," en accord avec les stali-
niens de Moscou s'évertuerent à ne pas 'laisser rentrer trop tot
dans les grandes villes les communistes rescapés des camps de
concentration. Ainsi, 100 à 150 rescapés allemands du camp de
Brandebourg sont retenus pendant près de six semaines (du
début mai à la mi-juin') dans une caserne de Spandau, dans la
banlieue de Berlin.
On peut caractériser la période comprise entre le 2-3 mai
(occupation totale de Berlin) et le 10 juin (ordre n° 2 du maré-
chal Youkow permettant la reconstitution des partis antifas-
cistes), comme celle où se forma le premier noyau de staliniens
100%. Le rôle décisif fut tenu par les émigrés de Moscou,
Ceux-ci n'étaient pourtant pas très nombreux (3 à 400) mais
étaient généralement « très sûrs » et avaient déjà joué un rôle
de direction dans le Comité de l'Allemagne Libre formé en
U.R.S.S. parmi les prisonniers de guerre allemands. Avec l'aide
matérielle des Russes et sous l'égide d'officiers de contrôle spé-
cialement désignés par le commandement militaire, les émi-
grés de Moscou préparèrent le lancement officiel du Parti. Ils
procédèrent d'abord à une sélection parmi les communistes des
groupes spontanés et parmi ceux qui rentraient peu à peu des
camps de concentration. Relativement peu d'éléments furent
caractérisés dès le début comme comprenant la ligne et adoptés
parmi les cadres du futur parti. En même temps quelques-uns
parmi les émigrés staliniens de France et de Suède arrivaient
å Berlin. Le 10 juin, aussitôt publié l'ordre du maréchal Youków,
parut la Deutsche Volkszeitung, organe du Parti communiste qui
publiait dans son premier numéro un appel au peuple allemand
signé par un Comité d'initiative de seize personnalités. Quel-
ques jours après, les Comités" staliniens pour Berlin et les
Comités des « pays » de la zone soviétique se formaient de la
même manière que le premier Comité central, par en haut et
sans aucune participation libre des groupes formés spontané-
ment. Sur les seize membres du premier Comité central, neuf
arrivaient de l'U.R.S.S. C'étaient les principaux : Pieck, Ulbricht,
Ackermann, Sobotka, Bechner, Hörnle, Matfern, Marthe Arendsee,
Otto Winzer. Sur le restant, un venait de Suède et les autres
étaient des « sélectionnés » parmi les communistes trouvés en-
core' eri liberté et parmi ceux qui sortaient des prisons et des
camps de concentration. Les Comités de Berlin et des «pays »
offraient des images semblables, avec peut-être une participa-
tion plus large des éléments restés en Allemagne. Tous étaient
officiellement en contact avec des délégués spéciaux des auto-
rités soviétiques. De manière très approximative on peut esti-
mer le noyau de staliniens « sûrs » de la zone soviétique à la
mi-juin 1945. à quelque deux à trois mille militants. Mais d'ores
et déjä on pouvait considérer comme faisant partie en puis-
1
sance de ce noyau (politiquement la grande majorité était sûre)
les quelques trois mille émigrés staliniens de France et d'ail-
leurs qui revinrent presque tous dans le courant de l'année qui
suivit.
Le premier noyau de staliniens « dans la ligne » s'est donc
formé en 1945, en dehors et contre l'initiative spontanée des.
ouvriers d'avant-garde. Il a été formé sous l'égide des autorités.
soviétiques et de la N.K.V.D. par les staliniens venus de Moscou
qui eux-mêmes étaient assimilés à la bureaucratie de l’U.R.S.S.
(quelques-uns parmi les pricipaux chefs avaient d'ailleurs acquis
la citoyenneté soviétique). D'autres éléments furent intégrés au
noyau dans la mesure où ils possédaient, ou acceptaient en tout,
la manière de voir des éléments venus de Moscou. Dès le début
le noyau eut sa vie et ses préoccupations propres.
Quelle était l'idéologie de ce noyau ? L'appel du 10 juin 1945
déclare formellement : Hitler n'est pas seul coupable des
crimes commis envers l'Humanité. Le peuple allemand est de-
venu l'instrument de Hitler et de ses maîtres impérialistes et il
partage leur culpabilité ». Et plus loin : « Nous autres commu-
nistes allemands, nous proclamons que nous nous seatons cou-
pables aussi. » La conclusion est que l'ensemble du peuple alle-
mand doit payer des réparations. Ensuite : « Nous considérons
comme erronée à l'égard de l'Allemagne l'introduction du ré-
gime soviétique, car elle ne correspond pas aux conditions de
l'évolution de l'Allemagne au moment présent. »
Plus tard cette idéologie se précise. Buchwitz, chef du S.E.D.
de Saxe, déclare su'il « se félicite que la production des Sociétés
Anonymes Soviétiques va en U.R.S.S. car la Russie doit être
prête contre les fauteurs de guerre impérialistes. > De même :
* les démontages dans la zone orientale sont justifiés, car le
pays contre qui on prépare la guerre doit organiser sa sécu-
rité. » (Kurier du 17-10-1947). Les démontages de rails de che-
min de fer ne sont pas moins justes d'après l'organe de S.E.D.
Berliner Zeitung (du 6-12-1947) qui, parlant des nécessités de la
reconstruction en U.R.S.S. déclare : « On comprend alors bien,
si on enlève chez nous des rails qui ne sont pas absolument
indispensables (1) ». Quant à l'organe officiel du S.E.D., Neues
Deutschland (du 6-12-1947), il ne peut contenir sa mauvaise
(1) Pour préciser la notion de « absolument indispensable » il est utile
de savoir qu'on a enlevé une partie des rails du chemin de fer intérieur
de Berlin, principal moyen de locomotion dans la capitale. Dans la zone
soviétique il n'y a plus de lignes de chemin de fer qui soient doubles
sauf
quelques fragments isolés en Thuringe.
Air
1
humeur lorsqu'il parle du Parti socialiste qui (dans un but dé-
magogique d'ailleurs) a demandé « où est la solidarité du pro-
létariat de l’U.R.S.S. ? » Sans répondre à la question la Neues
Deutschland proclame : « Nous devons être reconnaissants à
l'U.R.S.S. qui constitue l'espoir des travailleurs de tous les pays.
Le peuple soviétique réalise quelque chose dans l'intérêt de tous
les travailleurs. »
On peut résumer l'idéologie du noyau stalinien de S.E.D.
de la manière suivante : « Le socialisme n'est pas possible en
Allemagne au moment présent; l’U.R.S.S. seule est en train de
le réaliser. Le moyen immédiat pour les ouvriers allemands de
contribuer à la réalisation du socialisme est de fournir à
I’U.R.S.S. les richesses de leur pays. » La théorie de la culpa-
bilité collective du peuple allemand constitue une justification
supplémentaire pour les démontages, etc.
Cette idéologie ainsi que la foi absolue des vrais staliniens
allemands en U.R.S.S. et son régime constitue en ce moment
le seul moteur de l'activité du S.E.D. Elle constitue aussi le
ciment qui a réuni dès le début les divers éléments du cadre
stalinien. La foi en l’U.R.S.S. et en son régime ainsi que la vo-
lonté de l'aider à sa manière constitue le fin mot de toutes dis-
cussions sérieuses avec un Stalinien allemand convaincu.
Ainsi le noyau des cadres du Parti communiste allemand s'est
constitué, ou plutôt reconstitué, en 1945, en dehors de la vie
et de l'initiative de l'avant-garde ouvrière, et avec une idéo
logie et une straiégie générale entièrement étrangères aux ten-
dances de cette avant-garde.
Pour expliquer ce phénomène, ce fait qu'un grand nombre
de militants ouvriers soient restés fidèles à une organisation qui
s'est à ce point éloignée des buts pour lesquels elle a été créée,
il faudrait une étude spéciale. Il faudrait tenir compte de
l'histoire du Parti communiste allemand et de l'histoire du
Komintern en général. Sur un plan plus large il faudrait poser
le problème du rôle du facteur subjectif dans l'histoire et dans
l'histoire du mouvement ouvrier en particulier. Nous nous limi-
terons ici à quelques indications sur la composition du pre-
mier noyau de staliniens 100 %.
Le sort des cadres communistes allemands après 1933, a été
différent suivant qu'ils sont restés dans le pays ou ont émigrés.
Le sort de ces derniers a été également très divers. Pour beau-
coup le schema suivant est valable : 1933': Tchécoslovaquie ou
France ; 1936 : volontaires en Espagne ; 1939 : camps de Gurs,
Argelés ou Vernet ; 1941 : livrés à la Gestapo ou clandestins en
France ; 1942 : résistance en France (« Travail Allemand » au
5
maquis) ; 1945 : rentrée en Allemagne. Il est difficile de don-
ner des chiffres exacts. Toutefois, il y eut quelques 3.500 volon-
taires allemands dans les brigades internationales sur lesquels
80 % des communistes. Près de 60 % sont morts en Espagne."
Sur le reste, jusqu'à la fin, un millier environ sont restés en vie,
dont quelques 800 communistes. Presque tous sont rentrés en
Allemagne et à peu près la moitié dans la zone russe. Ceux qui
sont rentrési occupent tous des postès de confiance.
Partout où ils sont passés, les cadres communistes allemands
ont formé des groupes de langue qui se sont intégrés aux partis
staliniens des pays respectifs. Ils ont en général vécu la vie
particulière aux militants les plus dévoués du Komintern et sur
le plan politique ont suivi à la lettre tous ses tournants.
Entre 1939-1941 ils ont proclamé leur « neutralité ». Nous ne
sommes ni pour ni contre la guerre de Hitler », déclaraient les
Politische Informationen, périodique des Staliniens émigrés à
Stockholm. Entre 1941 et 1945 ils ont approuvé la politique
chauvine et antiallemande des partis communistes et du Parti
Communiste Français). Ces indications politiques sont valables
également pour les Staliniens allemands émigrés en Angleterre
ou aux Etats-Unis.
Un indice de l'attachement des cadres staliniens à leur orga-
nisation : à Stockholm, (centre d'émigration social-démocrate)
il y avait quelque cinquante communistes et quelque cent cin-
quante socialistes. Presque tous les communistes sont rentrés et
seulement un tiers environ des sociaux-démocrates.
Assez différent, quoique dans un certain sens aussi tragique,
fut le sort des Staliniens allemands émigrés à Moscou. Trois à
quatre cents sont rentrés, mais un très grand nombre avait
été «liquidé » pendant la période des procès de 1937-1938.
Beaucoup d'autres ont été expulsé à la même époque comme
peu sûrs et renvoyés en Allemagne pour travailler illégalement.
Mais ceci fut fait au yu et au su de tout le monde et la. plupart
tombèrent entre les mains de la Gestapo. Ceux qui restèrent
en U.R.S.S. approuvèrent ces mesures et proclamèrent leur
amour du stalinisme avec d'autant plus de frénésie que leur
plus proches camarades étaient « liquidés ».
Dans l'ensemble donc, l'émigration communiste - allemande
a mené sur le plan politique et organisationnel la vie particu-
lière aux staliniens. En 1945. les émigrés étaient prêts à repren-
dre leur rôle en Allemagne.
Tout différent fut le sort des cadres communistes restés
dans le pays. La plupart furent détruits physiquement. On peut
apprécier à quelque huit à dix mille le nombre des communistes
qui subsistèrent dans les prisons et les camps de concentration
et qui s'établirent en 1945 à Berlin et dans la zone soviétique.
De même jusqu'à la fin de l'Hitlerisme il y eut des groupes
communistes illégaux plus ou moins isolés les uns des autres.
Le S.E.D. 'apprécie à dix mille le nombre des « liaisons » du
principal de ces groupes : Le groupe Saeffkow. L'état d'esprit
des communistes restés en Allemagne était en 1945 très diffé-
rent de celui des émigrés. Ils croyaient aussi en l’U.R.S.S. et
en Staline mais généralement ils avaient conservé les concep
tions internationales d'avant, 1933.
Au début, en 1945, les anciens communistes formaient le
gros de l'organisation (70 à 80.9% des membres). Il y eut des
nombreux cas de frictions politiques entre les anciens commu-
nistes et la nouvelle direction. Mais cette dernière en est sortie
toujours et très facilement victorieuse. Les « anciens » n'avaient
pas de cohésion politique. Ils se réclamaient, comme les nou-
veaux, eux aussi, de l’U.R.S.S. et de Staline et en même temps
ils étaient très touchés et démoralisés par le comportement de
l'Armée Rouge. Dans l'année qui suivit, une sélection s'opéra
parmi les anciens : une partie (les plus nombreux) devint plus
ou moins inactive, une autre « comprit » la ligne et s'intégra
au noyau. Pour ces derniers le fait que le parti détenait le pou-
voir et disposait de toutes « les places » eut une importance
plus ou moins grande suivant le cas. En général, comme nous le
verrons, si le noyau primitif s'est élargi considérablement par
la suite, c'est dû en grande partie au même fait.
Bien sûr le noyau n'était et n'est pas un groupe aux'limites ·
nettement tracées';' ce n'en est pas moins une réalité tangible
et un phénomène particulier. Il s'est formé en dehors de la
réalité sociale allemande de 1945 et sous l'égide d'une armée
étrangère qui terrorisait l'ensemble de la population. Il pra-
tique une idéologie dont les racines ne sont pas dans la société
allemande, mais dans le pays et la catégorie sociale atıx profits
desquels l'armée russe prime et exploite la population 'alle-
mande. Conformément à son idéologie il facilite cette exploi-
tation. Ses membres les plus importants venaient en 1945 de
vivre à l'étranger douze ans d'une vie qui les avait assimilés
justement à cette catégorie sociale qui exploite maintenant les
ouvriers allemands. Pour d'autres de ses membres ces douze
années furent surtout des années de travail plus ou moins con-
1
scientes, pour la puissance du même groupe social de bureau-
crates exploiteurs. Par la suite, grâce au fait qu'il exerce le
pouvoir, ce noyau s'élargit, se différencie et se transforme lui-
même en une bureaucratie qui mène sa vie à soi, en dehors et
de la bourgeoisie, et du prolétariat allemand, mais, à partir d'un
certain niveau, en contact avec les cadres de l'armée de la
puissance occupante et exploiteuse. Tous ces faits sont géné-
ralement connus et réprouvés, de manière différente, et par les
bourgeois et par les ouvriers allemands. On peut donc dire que
la bureaucratie stalinienne allemande forme un groupe et une
force sociale à part, en dehors des groupes et des forces tra-
ditionnels de la société du pays:
En 1945, en dehors de son propre élargissement, deux tâches
essentielles se posaient devant le noyau : entrainer malgré tout
les masses dans sa politique pro-russe et exercer le pouvoir
pour le mieux des intérêts de l’U.R.S.S.
II
LE PARTI STALINIEN
ET LA VIE ECONOMIQUE ET SOCIALE DU PAYS
Politique du commandement soviétique.
Le facteur déterminant en Allemagne orientale en 1945 fut
que le Kremlin ne voulait pas de révolution. Dès les premières
semaines de l'occupation la politique du Kremlin apparut clai-
rement : sur le terrain économique l'Allemagne constituait pour
la Russie dévastée par la guerre une source d'équipements ;
sur le terrain de la politique internationale, elle lui était une
base stratégique, 'un glacis de défense éventuelle de ses ter-
ritoires et un moyen d'octroyer des avantages et des compen-
sations à ses satellites favoris.
Le Kremlin accordait à la Pologne 105.000 km. carrés en
échange des territoires polonais annexés par l'U.R.S.S. Près
de 15.000.000 d'Allemands devaient émigrer de Tchécoslova-
quie, de Prusse Orientale, de Silésie, de Yougoslavie, de Rou-
manie, etc. Parmi ces réfugiés il y eut un nombre immense de
victimes. Le comité américain contre les expulsions en masse
parle de 4.800.000 morts. Les réfugiés abandonnaient dans les
pays respectifs des valeurs estimées à 16 milliards de dollars.
Sur le terrain économique, la zone soviétique fut au début
pour le Kremlin une terre ennemie d'où il fallait emporter au
plus vite ce qui y existait de meilleur. Cette politique s'explique
par l'attitude générale du Kremlin envers les territoires occu-
pés et en particulier envers l'Allemagne, par la crainte que sa
domination ne fût que provisoire et surtout par la grave pénurie
de produits industriels régnant en U.R.S.S. par suite des des-
tructions de guerre.
En effet en 1944 l’U.R.S.S. avait perdu les 66 % de sa pro-
duction de charbon, les 75 % de son fer, les 60 % de ses
installations sidérurgiques ; 32.000 entreprises industrielles de
toutes sortes avaient été détruites ainsi que 175.000 machines
outils. 65.000 km. de voies ferrées avaient été démontés ou
abîmés. On comprendra la tentation que subirent les dirigeants
du Kremlin lorsqu'ils se trouvèrent maîtres absolus d'une partie
de l'Allemagne qui détenait (chiffres de 1936 pour l'actuelle
zone russe et Berlin). : 49 % de la production allemande de
machines-outils; 55 % de la production de machines-textiles;
61 % de l'électro-industrie; 58 % de la mécanique de préci-
sion et de l'optique ; 47% de l'industrie textile ; 34.% de la.
métallurgie des demi-fabriqués ; 35 % de la fabrication d'objets
métalliques d'usage courant, etc.
Les démontages commencèrent dès le premier moment et
constituèrent le fait dominant de l'économie de l'Allemagne
orientale en 1945-1946.
Dès 1946 pourtant une nouvelle étape commençait, celle
qu'on pourrait appeler des Sociétés Anonymes Soviétiques.
Pendant celle-ci, le fait dominant, ce ne furent plus les démon-
tages, mais les prélèvements sur la production courante De
* terre d'où il faut enlever tout », la zone soviétique s'était trans-
formée en «terre à produire des réparations ». Enfin en 1948
les autorités d'occupation se décidèrent pour une planifica-
tión à longue vue ayant comme but l'inclusion de l'économie
de la zone russe dans l'espace soviétique.
Cette division en 3 étapes de l'occupation soviétique con-
tient bien entendu une part d'arbitraire. Elle tient toutefois
compte du fait dominant des différenies époques entre 1945-
1948 : au point de vue de la vie économique et sociale du pays,
les politiques successives de commandement soviétique cons
tituèrent un élément décisif.
9
contiennent que les cas dont les autorités avaient été saisies.
CHAPITRE I
L'ETAPE DES DEMONTAGES
Ambiance générale dans laquelle s'effectuèrent les démontages.
A l'entrée des Russes dans Berlin il n'y avait plus de vie
économique dans la ville. Terrassés par les bombardements, les
habitants vivaient depuis une semaine. déjà dans les caves.
L'eau, le gaz, l'électricité ne fonctionnaient plus. Dans la majo-
rité, des quartiers 'on avait cessé la fabrication du pain. Les
morts, en général, n'étaient plus enterrés."
C'est au milieu de cette'atmosphère qu'arrivèrent les soldats
de l'armée "Joukov, originaires' en majorité des régions arrié-
rées de l’U.R.S.S. Aveuglés par le désir .de vengeance et par
la propagande chauvine l'écrivain Ilya Ehrenbourg décla- *
rait à la radio de Moscou qu'« il :0!y a de bons que les Alle-
mands qui sont morts >> - les soldats avaient reçu officieuse-
ment la permission d'agir suivant leur gré envers la population
de la ville. Suivit une période de terreur qui, selon les quar-
tiers, dura jusqu'à 15 jours. Depuis, la notion de soldat russe
est liée pour les habitants de Berlin à deux expressions :
« Uhri, Uhri » et «Frau komñ ! », ce qui signifie : « la mon-
tre, la montre » et « femme; viens ». Suivant la" statistique offi-
cielle il y eut à 1
Berlin au mois d'avril 1945, 3.900.-suicides et
ay, moins de mai, 1.000. La moyenne mensuelle de 1938, pour une
population presque double, avait été de 176. En vérité les chif-
fres de 3.900 ou de 1.000 sont en dessous de la réalité car ils ne
::
or w debüt celles-ci n'existaient pas et quelques morts de plus
perdaient dåns le chaos général. Parmi les suicidés on peut
compter une bonne moitié de femmes violées pår les soldats.
A quelques variantes près, la même image est valable pour
toutes les grandes villes de la zone soviétique.
Parallèlement les autorités militaires entreprenaient le dé-
montage des usines. Il y avait une logique dans le comportement
général de l'Armée Rouge : à peu près comme les soldats pen-
saient aux montres, la première réaction des dirigeants soviéti-
ques fut d'enlever toutes les machines d'Allemagne et de les
emporter en U.R.S.S. Quelque chose d'instinctif existait dans
ce mouvement, mais le facteur ne fut pas le seul, car dės la con-
férence de Yalta on pouvait prévoir cette attitude. Suivant les
révélations de Byrnes, Maisky, membre de la délégation" sovié-
10
}
tique, proposait à la conférence une amputation de 80% de
l'industrie allemande. Les usines devaient « être saisies et démé
nagées sur le compte des réparations ».
Bien entendu les démontages contribuèrent à prolonger le
désarroi de la population. Cependant, aussitôt les pillages et la
fusillade terminés, les travailleurs s'attelèrent à la réorgani-
sation de la vie des villes. Les femmes déblayèrent les rues.
Des comités de femmes également s'occupèrent du ravitaille-
ment. Les ouvriers s'assemblèrent à leurs usines et une fois de
plus ils firent preuve de leurs qualités traditionnelles de téna-
rité et d'habileté : avec des moyens de fortune, lorsque c'était
possible, ils réparèrent les machines. En général, nombreux
étaient ceux qui pensaient que la première vague de terreur
et de démontages passée une vie nouvelle pourrait 'recom-
mencer.
Parallèlement, les autorités militaires favorisaient cette réor-
ganisation : même pour démonter il fallait un certain ordre.
Dès lė 6 mai le général Bersarin, commandant de Berlin, nom-
mait une nouvelle municipalité formée en : majorité de Stali-
niens. Parallèlement les camions de l'armée, seul moyen de
transport existant, aidaient au ravitaillement de la ville et le
génie militaire participait aux réparations les plus urgentes de
ponts, de conduites d'eau, etc. Les usines dont le propriétaire
s'était enfui et c'était le cas pour la majorité des grosses
entreprises étaient dotées d'un gérant, homme de confiance
autant que possible. Le 4 juillet, lorsque les municipalités
étaient reconstituées, le maréchal Youkov 'nomma les gouver-
nements des «Pays » et à la fin du mois les administrations
centrales pour la zone soviétique.
.
"Réformes sociales et démontages.
A la faveur de cette reprise relative de la vie économique
et administrative le noyau primitif de Staliniens 100 % se déve-
loppait rapidement et devenait un parti. Il était partout en
place : dans les municipalités, les ministères, les entreprises.
Cependant les démontages étaient poursuivis massivement et le
gros de la population les mettait sur le même plan que les pil-
lages des premiers jours. Dans les cellules du parti, où la liberté
d'expression était plus grande que deux ou trois ans plus tard,
nombreux étaient les militants communistes d'avant 1933 qui
se rapportant aux principes internationalistes critiquaient l'at-
titude de l’U.R.S.S.. La direction stalinienne n'était cependant
pas à court d'arguments. Elle mettait en avant la nécessité des
11
réparations pour l’U.RSS et les justifiait par le principe de la
culpabilité collective du peuple allemand Mais surtout elle
essayait d'attirer l'attention des travailleurs et des membres du
parti sur des faits d'un autre ordre, car parallèlement aux
démontages le commandement militaire prenait trois impor-
tantes mesures de caractère anticapitaliste et antiféodal : la
fermeture des banques, le partage des grandes propriétés agri-
coles et la nationalisation d'une partie de l'industrie.
Les banques berlinoises furent fermées dès le 6 mai. Celles
de la zone soviétique le 23 juillet. Le même jour on créa 5 ban-
ques officielles, une par pays, sous la responsabilité des gou-
vernements respectifs. Cette mesure qui mettait à la disposition
du régime stalinien une position de choix pour surveiller l'en-
semble de l'économie préludait à une vaste réforme agraire,
dont il sera question plus loin, ainsi qu'aux décreis 124 et 126
du début de décembre qui fixaient le statut de l'industrie. Ces
deux décrets spécifiaient que les entreprises ayant appartenu
à -l'Etat, au parti nazi ou à ses membres en vue ; les entre-
prises ayant produit pour la guerre ou ayant utilisé du travail
forcé ainsi que toutes celles qui seront désignées par le com-
mandement militaire seront saisies. En suite de quoi elles seront
groupées en trois catégories : A, B et C. La première devait
contenir les entreprises ayant appartenu à des criminels de
guerre ou des nazis marquants et qui devaient être nationali-
sées. Dans la catégorie B deyaient être placées, les entreprises
qui après enquête pouvaient être rendues à leur propriétaire.
La catégorie C, enfin devait comprendre les usines-clés de
l'industrie lourde et aussi quelques-unes des entreprises les
plus modernes et les plus rentables des industries légères. Cette
dernière catégorie passa sous l'administration directe des auto-
rités militaires. Les entreprises qui n'étaient pas comprises
dans l'un de ces groupes restaient propriété privée.
Le parti stalinien souligna bruyamment le caractère antica-
pitaliste et «progressif » de la fermeture des banques, des
nationalisations et de la réforme agraire. Ces deux dernières
réformes prenaient presque dans la propagande stalinienne le
caractère d'une compensation que l'on offrait aux ouvriers en
échange de la perte des machines sur lesquelles ils travaillaient.
Si parmi la màsse des ouvriers cette propagande: eut des
le début une très faible résonnance, elle éveilla par contre
au sein du parti un certain écho. La notion d'expropriation
des capitalistes, des banquiers et des propriétaires agraires
répondait à l'idéal de toujours des militants communistes. Au
début le caractère bureaucratique des nouvelles institutions,
3
12
1
n'était pas aussi visible que par la suite et les membres du
parti accordèrent un certain crédit à la direction.
Cependant les démontages continuaient. On aurait pu penser
après la publication des décrets de décembre 1945 que doré-
navant ils seraient limités à la catégorie C. Ce ne fut vrai que
dans une mesure restreinte. Par ailleurs de nombreuses entre-
prises furent déplacées d'une catégorie dans l'autre suivant
l'intérêt des autorités d'occupation. Jusqu'au département des
prises de guerre de l'Armée Rouge' qui continua d'exister plus
d'un an après la conclusion de l'armistice. La situation géné-
rale était donc caractérisée par l'insécurité résultant de la
menace des démontages, dont aucune branche importante de
l'industrie n'était exempte.
Création des S.A.G.
Cependant dès le premiers' mois de 1946 on pouvait pré-
voir un revirement. Les démontages s'avéraient trop peu ren-
tables pour l’U.R.S.S. Malgré le fait qu'ils étaient effectués par
des techniciens venus spécialement, ils étaient presque tou-
jours accompagnés de désordre. Souvant les machines arrivaient
rouillées à destination, ou bien une partie des pièces s'était
égarée. D'autres fois on manquait de personnel qualifié pour
le remontage ou l'exploitation. Il y eut des cas ou des appa-
reils de précision qui devaient être gardés dans des pièces à
température égale étaient laissés pendant des semaines sur des
quais de gare. Suivant des données non officielles, le matériel
industriel transporté en U.R.S.S. perdait environ 75 % de sa
capacité de production. "On envisagea alors de le laisser en
Allemagne et de prélever sur la production courante. Ce fut
le sens du décret 167 de juin 1946 qui créa les Sociétés Ano-
nymes Soviétiques (S.A.G.).
. Un autre élément joua encore dans l'esprit des dirigeants
soviétiques lorsqu'ils créèrent les S.A.G. Un an s'était écoulé
depuis la conclusion de l'armistice et quelques mois depuis les
accords de Potsdam. Des désaccords étaient déjà survenus entre
l'U.R.S.S. et les occupants occidentaux sur à peu près toutes
les questions importantes : le contrôle du désarmement, le
problème de la Ruhr, les réparations, le problème du fédéra-
lisme et de l'unité, etc. Il était déjà possible de prévoir que la
réunification du pays, prévue à Potsdam ne serait pas réali-
sée de sitôt. Il était visible par ailleurs que les puissances occi-
dentales misaient déjà sur une renaissance de l'industrie alle-
mande. En mars 1946, lorsqu'eurent lieu les premières discus-
/
.!!
13
sions sur le niveau maximum que pourrait atteindre l'indus-
drie allemande, l'Angleterre proposa 11 millions de tonnes
d'acier par an face à l'U.R.S.S. qui ne proposait que trois.
Comme l’U.R.S.S. ne pouvait seule maintenir l'industrie du
pays à un niveau aussi bas il lui fallait bien compter avec une
Allemagne occidentale, qui renaîtrait et elle était obligée d'y
adapter sa politique allemande. La décision de laisser les entre-
prises de la catégorie C dans le pays peut être considérée
comme un premier pas dans ce sens.
La publication du décret 167 de juin 1946 correspondait
par ailleurs à un événement d'un autre ordre. Deux mois avant
sa publication avait eu lieu le congrès d'unification des com-
munistes et des sociaux-démocrates. Ces derniers avaient fini
par céder à la pression de l'appareil d'Etat reconstruit et occupé
par les Staliniens. L'Administration Militaire Soviétique (S.M.A.)
fondait beaucoup d'espoir sur cette unité malgré son carac-
tère artificiel. Elle pensait que le régime allait acquérir une
base plus large et le fait de laisser les entreprises de la caté.
gorie C en Allemagne constituait de la part de la bureaucratie.
stalinienne une sorte de reconnaissance de maturité envers sa
branche allemande. On peut dire que les S.A.G. furent le cadeau
de noces de la S.M.A. au « ménage » socialiste-communiste.
Cependant même après juin 1.946 les démontages continue
rent dans certaines branches (optique notamment). Fin 1946
la situation de l'industrie de la zone soviétique était la sui-
vante (chiffres donnés par le Manchester Guardian du 19 mars
1947) pour ses branches principales :
80
Industries :
Hauts fourneaux et laminoirs
Industrie, automobile
Machines industrielles lourdes
Electrotechnique
Instruments de précision, optique, etc
Ciment
Verre et céramique
Celluloïd et papier
Autres sous-produits du bois
Ind. objets caoutchouc
Acide sulfurique
Soude
Azote
Textiles
Cuir
...
55
55
60
60
40
35
45
15
80
60
.80
60
1.5
25
20
25
20
15
10
15
15
20
10
5
5
...
10
5
Ces chiffres impressionnants paraissent proches de la réa-
lite car ils se recoupent avec des autres données partielles...et
correspondent au tableau de l'industrie de la zone russe. qu’of-
frait à l'époque la foire biennale de Leipzig.
L'étape des démontages pendant laquelle l'industrie de la
zone-russe fut amputée de quelque 40% de son potentiel pèsera
lourd par la suite sur l'économie de l'Allemagne orientale.
Cette étape, plus que celles qui suivront, fut caractérisée par
la rapacité et la brutalité de la puissance d'occupation envers
les travailleurs allemands. Pourtant, justement pendant les pre-
miers mois d'occupation les illusiohs sur le caractère du sta-
linisme furent plus vivants que jamais depuis lors au sein de
1 avant-garde ouvrière. Le parti stalinien couvrit et justifia les
démontages et les violences de l'Armée soviétique et en même
temps il se présente comme la concrétisation des espoirs per-
sistants des vieux militants. Cette acrobatie politique lui réus-
sit dans une certaine mesure la faveur des mots d'ordre de
transformation sociale. ::
Cependant le noyau stalinien primitif était devenu un grand
parti qui au moment de l'unification, en avril 1946, comptait
600.000 membres. Dès la fin de l'étape des démontages la crise
du parti rentrait dans un stade aigu. Le S.E.D. (parti socialiste-
communiste unifié) contenait déjà la majorité des puissants
du jour et les différences de position sociale jouaient dans les
rapports entre membres La couche dirigeante du parti se mé.
tamorphosait déjà en une couche sociale privilégiée. Ce pro-
cessus devint plus net à l'étape suivante.
CHAPITRE II
L'ETAPE DES SOCIETES ANONYMES SOVIETIQUES
1.S.A.G., PRELEVEMENTS SUR LA PRODUCTION COURANTE,
SOCIETES COMMERCIALES SOVIETIQUES
Selon l'Institut Allemand de Recherche Economique de
Berlin restaient encore dans la zone soviétique, à la fin de 1946,
quelque 40 % de la capacité industrielle de 1936. Encore ce
chiffre est-il estimé trop élevé par les économistes du parti
social démocrate.. Quoiqu'il en soit, la zone soviétique, région
de grande tradition industrielle, avait été durement frappée.
Pourtant par rapport à l'Ukraine dévastée, ou au pays arrié-
15
rés du glacis russe, l'Allemagne orientale possédait encore une
capacité de production précieuse. Remise en état, l'industrie
de la zone soviétique pouvait toujours fournir des instruments
optiques, des machines-outils, des appareils mécaniques de pré-
cision, des tissus, etc. En outre il existait toujours dans le
pays malgré les destructions et le pillage des réserves et
des richesses importantes. Par dessus tout l'Allemagne orien-
tale possédait une population de 17.000.000 d'habitants pro-
verbialement laborieux et une classe ouvrière à haute qualifi-
cation professionnelle. Les autorités d'occupation le comprirent,
bien que pour la S.M.A. la période comprise entre la création
des S.A.G. et la publication du plan de deux ans fut celle d'une
exploitation systématique des possibilités encore existantes. La
population était dépourvue d'esprit de résistance et, surtout au
début, ne réagissait que très peu. En 1946 elle pouvait être com-
parée à quelqu'un qui ayant reçu un coup sur la tête en est
encore abasourdi.
Les moyens mis en œuvre pour l'exploitation du pays furent
d'une grande diversité et toute une gamme d'organisation fut
mise au point dans ce but. Parallèlement la S.M.A. plaçait entre
les mains de ses organismes les postes de commande de l'éco-
nomie, révélant ainsi le souci de contrôler la vie économique
du pays directement et non seulement à travers le parti stali-
nien. L'élément le plus caractéristique, sur le double terrain
du contrôle et de l'exploitation, furent les S.A.G.
Les Sociétés Anonymes Soviétiques (S.A.G.).
La liste C. publiée en décembre 1945 comprenait les entre-
prises qui passaient sous l'administration directe des autorités
militaires. Leur nombre exact n'est pas connu. Toujours est-il
que 200 furent choisies au cours de l'été et de l'automne 1946
pour constituer 15. Sociétés Anonymes Soviétiques. Celles-ci
devenaient propriété du gouvernement de l'U.R.S.S. et dépen-
daient directement de la commission du plan de Moscou.
Il n'y a pas de données officielles quant aux S.A.G. Leur
part dans la production industrielle de la zone soviétique est
appréciée à 30 % du total. Mais leur position dans le circuit
industriel leur donne une importance plus grande encore car
les S.A.G. représentent les positions-clés parmi les industries
essentielles : 43 % de la construction mécanique ; 54 % de
l'électro-industrie"; 45 % de la construction de véhicules ; 77 %
de la production d'huile minérale ; 43 % de l'industrie chimi-
16
que ; 32 % des mines de charbon, etc. En outre, et surtout,
les S.A.G. comprennent les entreprises les plus riches en capi-
tal fixe, les plus modernes et les plus rentables : elles em-
ploient 20 % du nombre total des ouvriers de la zone, mais.
produisent 30 % de l'ensemble de la production industrielle.
Un autre indice : tandis que le chiffre moyen des ouvriers d'une
S.A.G. est de 2370, celui d'une entreprise sous le contrôle des.
autorités allemandes est de 154. De plus les S.A.G. ont un droit
de priorité par rapport aux autres secteurs de l'industrie quant
à l'approvisionnement en matières premières, en main-d'oeuvre
et en pièces de rechange. Ainsi les S.A.G. perçoivent 33 à 35%
de la production de charbon quoiqu'elles ont besoin de moins
de 30 %. Avec la différence les S.A.G. effectuent des opérations
de compensation frisant le marché noir, grâce auxquelles elles
acquièrent encore des matières premières ou des machines.
Au début les S.A.G. ne payaient pas non plus d'impôts. Au
cours de l'année 1947, pourtant, cette question fut résolue dans
le sens contraire par les autorités allemandes. En échange,
depuis, les S.A.G. reçoivent des subventions de la part des.
gouvernements des Länder en vue de pouvoir maintenir les bas.
prix de 1944. Les S.A.G. n'ont pris à leur charge ni les dettes
contractées par les anciennes entreprises avant mai 1945, ni
même celles qui le furent entre cette date et juin 1946.
Ainsi les S.A.G. ont une position des plus privilégiées aur
sein de l'économie de la zone orientale. Le plus clair de leur
production quitte pourtant le pays. Mais il est impossible d'ob-
tenir sur ce point des chiffres exacts, de même qu'il est impos-
sible de savoir dans quelle mesure ces exportations sont comp-
tabilisées sous la rubrique des réparations. Quoiqu'il en soit,,
les S.A.G. représentent un poids terrible et un apauvrissement
continuel pour l'économie déjà exsangue du pays. Par leur posi-
tion dominante dans l'économie de l'Allemagne orientale et
par leur liaison directe avec la commission des plans de Mos-
cou, les S.A.G. intègrent l'ensemble de l'économie de la zone
russe à celle de l'espacé soviétique, mais non sur un plan de
collaboration quelconque, mais de stricte subordination.
La « Garantie und Kreditbank »:
Le financement des S.A.G. est assuré par la « Garantie und
Kreditbank » créée au début 1946 et qui est la banque du gou-
vernement militaire. Les affaires de cette institution semblent ex-
trêmement prospères. Son capital initial était de 350.000 marks.
17
En juim 1947 son bilan se chiffrait à deux milliards 100 millions,
et un an plus tard, au moment de la réforme monétaire il était
entre 4 et 5 milliards. Pour se rendre compte de l'importance
de ce chiffre il faut noter que fin 1938 l'ensemble des grandes
banques berlinoises, dont le champ d'activité s'étendait à toute
l'Allemagne et à une bonne partie de l'Europe présentaient un
bilan de 9 milliards. L'explication de son essor réside dans
la place que tient la Garantie und Kreditbank au sein de l'éco.
nomie de l'Allemagne orientale : elle comptabilise non seule-
ment les bénéfices des. S.A.G. et des compagnies Commerciales
soviétiques, mais elle est de plus l'institution par laquelle passe
obligatoirement tout le mouvement monétaire résultant des im-
portations et des exportations de l'Allemagne orientale. Elle
occupe ainsi un poste de surveillance essentiel dans l'économie
du pays. De plus elle était, en juillet 1946, créditrice de 3 mil-
liards 700 millions de marks vis-à-vis de la Banque Centrale
de Potsdam, rgée de l'émission de monnaie pour la zone
russe. L'actif total de la banque de Potsdam était de 4 milliards:
et demi. Elle était donc sous le contrôle de la . Garantie und
Kreditbank qui contrôlait ainsi, en même temps, les banques
des autres Länder, dépendantes de la banque d'émission.
La Garantie und Kreditbank investit ses bénéfices suivant
les règles de l'économie capitaliste. Elle achète des blocs de
maisons, parfois des terres, ou biem elle organise des com-
pagnies de transport, de navigation fluviale, de distribution
d'essence, etc. Toutes ces sociétés commerciales sont inscrites
régulièrement dans le registre de commerce allemand et cons-
tituent un nouveau moyen : de s'infiltrer dans l'économie du
pays.
Les prélèvements sur la production courante.
Si les autorités soviétiques exploitent directement les 30%
de la capacité industrielle de leur: zone, toute l'économie de
cette dernière fut marquée, entre le milieu de l'année 1940 et
celui de l'année 1948, par les prélèvements sur la production
courante au titre des réparations et des frais d'occupation. Mais
lorsqu'on cherche sur ce terrain des données précises on se
trouve devant un vrai maquis de demi et de contre vérités.
On est donc forcé de se contenter d'appréciations qui don-
nent seulement des ordres de grandeur.
Le gouvernement militaire affirmait qu'entre 1946 et 1948
le total des prélèvements était de 15 % de la production brute.
18
1:
Or il s'agit certainement de la production brute non épurée,
c'est-à-dire du total résultant de l'addition des chiffres de
production de différentes. branches de l'économie, dans lequel
on additionne plusieurs fois le même élément. Par exemple, le
charbon rentre en ligne de compte une fois dans la production.
minière et une seconde fois dans la valeur de la production
métallurgique. L'image donnée par le chiffre de 15 %. est donc
fausse. Suivant l'Institut de Recherche Economique de Berlin,
les prélèvements soviétiques sont de 26 % du revenu social de
la zone orientale. Il faut tenir compte lorsqu'on considère ce
chiffre du fait que la part relative de l'industrie dans l'écono-
mie du pays
par suite des destructions de guerre et des
démontages a beaucoup diminué et que par ailleurs les prélè-
vements soviétiques portent justement sur l'industrie. Il ne
faut donc pas s'étonner si le chiffre cité de 15% monte à 70.
ou 80 % pour la période 1946-1948 lorsqu'on se rapporte aux
industries proprement dites (à l'exclusion des industries ali-
mentaires).
Cette situation se reflète de manière frappante dans la struc-
ture du budget des Länder. Les rentrées budgétaires pour 1946-
1947 avaient été de 11 milliards de marks. Sur cette somme 7
milliards 600 millions furent prélevés par les autorités d'occu--
pation, donc près de 70 %. Mais les prélèvements auraient repré-
senté 100 % des rentrées si les gouvernements des Länder,
pour éviter la catastrophe financière n'avait transformé une
bonne part de la production de pommes de terre en alcool. Le
<schnaps > fut mis en vente quasi libre, à des prix forts et
amena dans les caisses publiques, sous forme de taxes, plus
de trois milliards de marks, cependant que la majorité de la
population souffrait de la faim.
.
Les sociétés commerciales soviétiques.'
La part d'objets de consommation qui restait à la popula-
tion était extrêmement réduite. Pourtant elle était encore ran :
çonnée par les autorités d'occupations au moyen des sociétés
commerciales soviétiques. Celles-ci, au nombre de 8-10, avaient:
leur siège à Berlin et des filiales dans toutes les villes de la
zone russe, mais étaient soumises à un contrôle direct du minis-
tère du commerce extérieur de Moscou. Les sociétés commer
ciales étaient strictement spécialisées. La Techno-Export ache-
tait dans la zone russe et vendait à l'étranger des voitures, des
machines à écrire, à calculer, à coudre, etc. La Export Import
19
Bois commerçait avec le papier, la cellulose, etc. L'Export-
Lyon était spécialisée dans le textile. La Jenapra et la Bromex-
port s'occupaient des produits chimiques. La Sovexportfilm pos-
sédait l'exclusivité de l'exportation des films allemands produits
dans la zone soviétique et importait en échange des films russes.
La Deranapht exportait l'essence synthétique et avait pris en
même temps la place de la Standard Oil ; elle possédait des
pompes à distribuer l'essence. La Soyuspuschina possédait le
monopole de l'exportation de fourrures préparées à Leipzig,
capitale allemande de la fourrure. Il n'y avait pratiquement
entre 1946 et 1948 aucune branche qui ne soit pénétrée par les
sociétés commerciales soviétiques. Une partie des produits
exportés par celles-ci provenait des prélèvements au titre des
réparations. Mais une autre était achetée contre des marks, qui
avant la réforme monétaire avaient une valeur internationale très
réduite, et étaient vendus contre des devises. Souvent les mar-
chandises étaient vendues à l'étranger comme provenant de
l'U.R.S.S. Dans ce cas on leur apposait, pendant la fabrication :
en Allemagne, une marque commerciale soviétique.
La plus connue et sans doute la plus détestée par la
popu-
lation parmi les compagnies commerciales russes était la Rasno
Export. Celle-ci était la seule à avoir une activité éclectique :
porcelaine, verrerie, bas, vêtements, etc. Généralement des objets
d'usage courant. En même temps la Rasno Export avait la tâche
de drainer ce qui pouvait rester de richesse au sein des familles :
montres en or, alliances, bijoux, monnaies d'or et d'argent,
vieux tableaux, porcelaines d'art, etc, La Rasno Export, autant
que faire se pouvait, ne déboursait pas d'argent : en échange
des objets que les intermédiaires lui apportaient elle remettait
au prix du marché gris » des cigarettes qu'auparavant elle
avait acheté au prix de la taxe aux fabriques de Dresde. En même
temps elle faisait accorder par la S.M.A. à ses intermédiaires des
licences de commerce spéciales grâce auxquelles ceux-ci pou-
vaient vendre au public au prix noir les cigarettes obtenues.
Jusqu'à la mi-1948 il y eut dans toutes les villes de la zone
Tusse des magasins Rasno échappant au contrôle des autorités
allemandes où on vendait des cigarettes et parfois aussi des
chaussures et des articles 'textiles que la Rasno fournissait éga-
lement aux intermédiaires.
Les cigarettes d'un côté, l'alcool de l'autre eurent entre
1946 et 1948, toutes proportions gardées, le même rôle qu'eut
l'opium sur les marchés de Chine pendant les années 1860 et
1870. La comparaison pourrait être poussée plus loin car il se
forma autour des compagnies commerciales, et surtout autour
.20
de la Rasno, une couche d'intermédiaires allemands ou cosmo-
polites qui assumaient le même rôle par rapport aux compagnies
soviétiques que les compradores d'Extrême-Orient par rapport
aux grandes compagnies capitalistes. On pourrait placer dans
le même groupe de quasi compradores le corps des inspecteurs
de réparations formés de membres du S.E.D., qui était des-
tiné à choisir les marchandises de première qualité destinées
à être envoyées en U.R.S.S.
Parallèlement à la Rasno, et sur le même modèle, se déve-
loppèrent également entre 1946 et 1948 respectivement une com-
pagnie yougoslave, polonaise, tchèque et bulgare. Ces dernières
importaient des cigarettes ou de l'alimentation qu'elles reven-
daient au marché noir. En échange elles achetaient des ma-
chines, des instruments médicaux, etc.
Vers juillet 1948 un grand changement se produisit dans le
monde de ce « commerce noir » : La S.M.A. ferma brusquement
ses propres magasins Rasno et presque au même moment con-
fisqua l'actif liquide de la compagnie yougoslave. La situation
internationale s'y répercutait : Tito venait de rompre avec le
Kominform. Par ailleurs, le plan de deux ans avait été publié.
La « troisième période », celle de la reconstruction relative ve-
nait de commencer : la .S.M.A. avait décidé que les magasins
Rasno ne correspondaient plus à cette étape.
Le parti stalinien et les prélèvements sur la production cou-
rante.
Le S.E.D. approuva sur toute la ligne la politique des auto-
rités d'occupation. On trouva des arguments théoriques pour
cela et Grotewohl explique (devant le Comité Central du
parti, en juin 1948) que la situation en Allemagne orientale ne
pouvait pas se comparer à celle des pays de l'est européen, ces
derniers étant des démocraties populaires; c'est pour cela que
l'U.R.S.S. aurait réduit de moitié les réparations dues par la
Hongrie et la Roumanie. Mais la zone soviétique n'étant pas
au même stade, 'le gouvernement de Moscou ne pouvait avoir
la même attitude,
Le S.E.D. s'efforça surtout de trouver des diversions aux
prélèvements soviétiques. De même que la réforme agraire et les
nationalisations avaient servi pendant la première année d’occu-
pation de « compensation'» aux démontages, au cours des deux
années suivantes on se servi dans le même but du mot-d'ordre
21.
de l'unité allernande, qui correspondait d'ailleurs au sentiment:
profond des masses. On accuse uniquement les impérialistes
ocidentaux de' vouloir dépecer l'Allemagne et on rejeté sur eux
toute la faute de la misère du pays.
Le S.E.D. saisit aussi une autre occasion d'essayer de faire
oublier les réparations. Au printemps 1947 la S.M.A. rendit aux
autorités allemandes 74 usines avec 68.000 ouvriers sur les 200
entreprises qui avaient été incluses l'année précédente dans les
S.A.G. Il est vrai, ces usines étaient parmi les moins rentables
(à citer le cas de la Maximilian Hütte, en Thuringe, qui à cette
époque perdait 20 millions par an). Dans d'autres cas on ren-
dit des usines en partie démontées, ou bien elles le furent peur
après leur remise. Il reste néanmoins que le geste fut fait peu
de temps après l'échec de la conférence de Moscou sur l'Alle-
magne lorsqu'il était déjà évident que le pays resterait divisé
pour la période à venir. La remise de 74 usines aux autorités
allemandes constituait un pas de plus dans la voie inaugurée
un an auparavant, lorsqu'on avait décidé que les entreprises de
la liste Cresteraient dans le pays.
Cependant la S.E.D. avait concentré entre ses mains les
principaux leviers de l'économie du pays. Mais, dirigeant tout,
il devait aussi tout résoudre et les prélèvements soviétiques décu-
plaient les difficultés déjà considérables. Malgré l'assimilation
des cadres principaux du parti au stalinisme russe, des frictions:
se produisent dès cette période entre le S.E.D. et l'administra-
tion militaire. Ainsi lorsqu'il fut question de calculer le prix
des usines transformées en S.A.G. et qui devait être transcrit
sur le compte des réparations, la S.M.A. s'en tint chaque fois
au prix de 1938 et diminua d'un coefficient très grand la valeur
des machines suivant leur âge. Les autorités staliniennes alle-
mandes voulaient par contre que l'on calcule le prix des ma-
chines au moment de leur installation et proposaient un coef-
ficient plus bas de diminution par année d'usage. La S.M.A. n'a
pas comptabilisé plus de 40 % de sommes demandées par les
autorités S.E.D. De même il y eut des cas où les administra,
tions des Länder présentaient à la S.M.A. des requêtes dans
lesquelles elles se plaignaient de la sorte que les autorités sovié-
tiques ne s'en tinssent pas au programme établi pour la four-
niture des réparations et que dans ces conditions il fut impossi-
ble de mettre sur pied et d'exécuter les plans de production.
Mais en général ces frictions restérent isolées. Ce ne fut que
vers le milieu de 1946 et pendant l'étape suivante qu'elles pri-
rent une plus grande importance.
22
La zone de la faim.
Les prélèvements massifs sur la production courante, après
les démontages et les destructions de la guerre, contribuèrent
à délabrer, l'économie du pays. L'immense majorité de la popu-
lation de la zone russe connut la misère. Les campagnes boule-
versées par la réforme agraire et ne recevant de la ville ni
engrais ni machines ne produisaient plus suffisamment pour
nourrir la population. Elles devaient de plus ravitailler les
troupes d'occupation, fort nombreuses (4-5-600.000). Il suffira
de rappeler qu'entre 1946 et 1948, la mortalité en zone russe
fut une des plus fortes du monde : 21 pour mille de moyenne,
tandis' que la natalité n'était que de 12 pour mille. La zone.
soviétique fut à cette époque la seule région d'Europe, où la
popuļation diminua : or (2% en trois ans), compte tenu de la
différence de populations il y eut en zone russe entré 1945. et
1946, 400.000 morts de plus et 200.000 naissances de moins qu'en
Allemagne occidentale. Ce fut là pour la population le résultat
le plus immédiat et le plus clair de l'occupation.
Les réparations et la misère qu'elles entrainèrent consti-
tuèrent le fait dominant de la vie du pays. Comme il n'était
pas possible de mettre ouvertement le problème à l'ordre du
jour, les réparations devinrent l'arrière plan de tout le déve-
loppement politique et social de la zone russe. Transformations
économiques, conflits entre différentes catégories sociales, ca-,
ractère des institutions officielles ou semi-officielles, vie et
idéologie des organisations politiques et parapolitiques, tout en
fut imprégné.
La double” politique stalinienne par rapport à la bourgeoisie.
La politique du commandement militaire et du S.E.D. par:
rapport à la bourgeoisie parut contradictoire les premiers temps
de l'occupation. En réalité, outre les 'influences internationales,
qui jouaient, elle constituait un compromis entre les deux termes
de l'orientation de la S.M.A.: faire produire le pays en vue
des réparations, le contrôler exclusivement.
Nous avons vu que dès la première étape les banques furent
fermées et les entreprises ayant appartenu à des nazis expro-
priées. En réalité on décapita ainsi l'appareil économique de la
bourgeoisie et on déposséda cette dernière de ses entreprises
23
1
les plus importantes. Il est certain pourtant qu'en 1945-46 ces
mesures ne constituerent pas dans l'esprit des staliniens un pas
vers la liquidation du capitalisme : l'ensemble de la situation
contribuait en effet à créer une équivoque de ce point de vue.
L'U.R.S.S. qui venait de gagner la guerre était en plein cours
droitier. Le Kremlin croyait encore à l'esprit de Yalta et de
Potsdam. Par dessus tout l'U.R.S.S. ravagée par la guerre avait
besoin d'une Allemagne orientale socialement stable et produc-
tive : le Kremlin ne voulait pas de révolution. Pourtant il ne
pouvait pas non plus laisser les rênes de l'économie aux mains
d'une classe sociale hostile et qui devait inévitablement être
attirée vers l'Allemagne occidentale bourgeoisie et vers le capi-
talisme américain. On plaça donc des staliniens aux postes
de direction de l'économie. Mais sous peine de désorganiser
totalement la production, cette mesure ne pouvait pour le mo-
ment être étendue à la totalité des grandes et moyennes entre-
prises. On laissa par conséquent en place un nombre assez im-
portant de capitalistes et on leur permit de travailler. Après
la fin de l'étape des démontages il y eut même de nombreux
cas ou des entreprises moyennes investirent des capitaux dans
certaines branches de l'industrie légère.
En dehors du fait qu'il répondait aux nécessités économi-
ques, ce « libéralisme » relatif correspondait à l'un des traits
les plus typiques du stalinisme. Déjà au cours des années 1920
le parti stalinien avançait l'idée que, sous certaines conditions,
grâce à la propagande et à l'organisation, la bourgeoisie peut
être « neutralisée ». Maintenant que le parti détenait le pou-
voir d'état sa confiance dans les vertus de l'organisation et
dans la toute puissance des cadres était devenue illimitée. Les
dirigeants communistes crurent sincèrement que grâce à un
dosage judicieux de propagande et de mesures policières ils
pourraient dominer et utiliser la bourgeoisie, après l'avoir
amoindrie.
Ceci s'avèrera bien entendu illusoire, mais pendant quel-
que temps toute la politique stalinienne sera orientée dans
ce sens. Dès le le 11 juin 1945 le comité d'initiative commu-
niste proclamait l'intangibilité de la propriété privée non
nazie. Un an plus tard, au moment des élections, le parti stali-
nien distribua dans les milieux de petits et moyens capitalistes
des milliers de tracts qui développaient le même thème et
préconisaient « l'union de tous les Allemands progressistes et
de bonne volonté ». Des dizaines de fois les autorités commu-.
nistes proclamèrent leur bienveillance à l'égard de l'initiative
privée.
1
24.
Parallèlement on organisait le « Bloc Démocratique », c'est-
à-dire l'alliance du parti stalinien et des deux partis bour-
geois autorisés : les Libéraux-Démocrates et les Chrétiens--
mocrates. Les dirigeants staliniens , eurent à vaincre à ce pro-
pos de vives résistances au sein de leur propre parti. Les vieux
communistes se rappelaient les anciens mots d'ordre et avaient
une forte répulsion pour « l'union sacrée avec la bourgeoisie ».
On leur expliqua que le bloc est une alliance d'un type parti-
culier car elle est organisée sous l'égide du parti du proléta-
riat et lui profite exclusivement.
Au début 1946 les positions respectives du secteur capitaliste
et du secteur nationalisé semblaient fixées et l'idéal politique
du commandement militaire russe aurait pu s'exprimer ainsi :
« que personne, ouvrier, ni capitaliste, ne s'agite plus, ne remue
plus, mais que tous restent à leur place et travaillent ». Qua-
rante pour cent de la production revenaient à cette époque, au
secteur capitaliste répartis entre 30.000 entreprises environ,
(généralement dans l'industrie légère) tandis que le secteur pu-
blic les usines de la catégorie A - représentaient seulement
30 pour cent et 2.800 entreprises. Plus de 50 pour cent des
ouvriers travaillaient dans les entreprises privées.
Organisation du secteur nationalisé.
Au fur et à mesure que les mois passaient, les autorités sta-
liniennes tâchaient de doter chacun des deux secteurs d'une
organisation propre. Les entreprises sous séquestre de la caté-
gorie A furent formellement transformées en «entreprises pro-
priété du pays » (Landes eigene Betriche : L.E.B.) en juin-juillet
1946, par un plébiscite organisé à cette fin, en Saxe et par déci-
sions parlementaires dans les autres pays. Dans chaque Land on
créa une direction des L.E.B. rattachée au ministère respectif
de l'économie. Partout ce ministère avait un titulaire S.E.D.,
sauf au Mecklembourg où il appartenait à l'Union Chrétienne
Démocratique. Comme on voulait avoir dans ce pays aussi la
haute main sur ce secteur important de l'économie on créa
spécialement une direction des séquestres que l'on rattacha
au Ministère de l'intérieur dont le titulaire était le. Stalinien
Warnke. Dans chaque 'entreprise l'administration nomma, dans
la mesure du possible, un directeur qui possédait la confiance
du parti. Les entreprises de même branche furent réunies, sur
la base du même pays dans des groupements horizontaux et à
la tête de chacun de ceux-ci on installa un conseil de direction
25
aux
de confiance. L'appareil bureaucratique de l'administration éco-
nomique prenait dès fin 1946 une ampleur considérable. Il faut
noter qu'en Saxe, par exemple, où il était le plus développé il y
avait 65 groupements industriels, par' branches, pour 1121 entre
prises nationalisées. Il faut tenir compte de plus qu'un certain
nombre d'entreprises d'intérêt local n'étaient pas comprises dans
les groupements régionaux mais étaient attribuées aux villes,
« cercles » (1), aux coopératives ou aux syndicats: Par-
tut lé souci essentiel était que le parti controle l'entreprise.
Peu à peu le parti acquerrait ainsi des racines solides dans la
vie' économique de la zone russe. Ce fait était d'un côté la
conséquence des nationalisations sans participation réelle des
ouvriers à la direction de l'entreprise, de l'autre constituait une
nécessité impérieuse pour les gouvernements des Länder ins-
tallés grâce aux autorités d'occupation et qui en quelque sorte
n'étaient que superposés à la réalité sociale du“ påys. Cette
nécessité se fit sentir surtout dans les régions agraires, lę Meck-
lembourg et le Brandembourg, où les gouvernements commu-
nistes de Schwerin et de Potsdam se sentaient perdus dans l'a
masses de parcelles individuelles paysanneſ, qu'ils avaient d'ail-
leurs créées. C'est ce qui explique que tandis qu'en Saxe seule
ment 25,3 pour cent du nombre total des ouvriers travaillent
dans les entreprises nationalisées (avec une production de 31
pour cent du total), ce chiffre s'élevait respectivement à 40
et 44 pour cent (avec une production de 49 et 48 pour cent)
pour le Brandenbourg et le Mecklembourg. De plus, dans cha-
cun de ces deux derniers pays, 10 pour cent des ouvriers tra-
vaillaient dans des entreprises communales ou propriété des
organisations sous contrôle du parti (seulement 8 pour cent' en.
Saxe). De même en Thuringe, région caractérisée par ses vieil-
les industries familiales, les autorités S.E.D., pour se créer une
base, ne purent se limiter à exproprier les gros entrepreneurs
mais mirent sous séquestre un grand nombre d'entreprises arti-
sanales ou de petites fabriques avec moins de 100 ouvriers. La
moyenne des ouvriers par entreprise nationalisée est de 119: en
Thuringe ; elle est de 169 en Saxe et de 244 au Saxe-Anhalt.
Ces chiffres prouvent qu'avoir été nazi n'était pas la seule rai:
son pour laquelle le capitalisme pouvait voir son usine expres
priée, mais que les nécessités du' parti jouaient un rôle imporá
tant. Ceci était déjà vrai en 1945-46, et le devint beaucoup plus
par la suite.
(I) Divisioni administrative.
26
Dès ce moment donc le parti stalinien se considérait, après
la S.M.A,, en quelque sorte comme maître de l'économie du pays.
Il s'en taillait une partie et tâchait de l'administrer comme son
propre domaine. Pour ce faire .il se servait de la fiction qu'il
avait créée par la force et qu'il continuait à imposer : le S.E.D.
est la cristallisation des tendances du peuple allemand en géné-
ral et de la classe ouvrière en particulier.
Organisation du secteur privé.
!
Le parti essaya également de contrôler le secteur privé, tout
en laissant, comme nous l'avons rappelé, aux capitalistes la
possibilité d'exister.
Dès 1945 on créa dans chaque pays, et par la suite dans
chaque « cercle » (Kreis) des chambres d'industrie et de com-
merce. Elles n'eurent dès le début 'qu'un rôle purement figuratif;
chaque chambre contenait 16 représentants de « confiance >>
nommés par les syndicats et par le gouvernement du pays et
8 représentants des entrepreneurs, qui étaient également nom-
més par le gouvernement. L'ordre du jour des chambres devait
être approuvé à chaque séance par l'administration. La mis-
sion des chambres était de donner des avis en ce qui concerne
les prix, la répartition des matières premières, l'apprentissage,
etc. En réalité bien souvent elles n'étaient même pas consultées.
titre de membre d'une chambre d'industrie et de commerce
était pourtant recherché par les entrepreneurs privés, car il leur
fournissait un'alibi utile et leur permettait de mener favorable-
ment leurs affaires par ailleurs.
La revue stalinienne « Die Witschaft » de cette époque parle
« des forces progressives parmi les entrepreneurs qui sont re-
présentés dans les chambres d'industrie ».
C'est surtout vers la répartition des marchandises et des
matières premières que se porta l'attention des autorités stali-
niennes. En effet, vu la pénurie générale on pouvait par ce
moyen, en principe, contrôler l'ensemble de l'industrie et du
commerce privé, favoriser les uns ou provoquer la ruine des
autres.
..
La répartition des marchandises était effectuée au début de
l'occupation, comme du temps de l'ancien régime, par les
grossistes. Pour chaque opération, le commerçant de gros devait
obtenir une licence,.de livraison. Mais le contrôle de la circu-
lation des marchandises s'averrait trop aléatoire. Début 1946
les gouvernements des Länder consentirent dans chaque pays
27
la distribution et l'entrepôt des marchandises destinées au
secteur privé à un groupe de grossistes «de confiance ».
Ceux-ci, à leur tour, prirent des sous-concessionnaires, et
bientôt apparut aussi une troisième série d'intermédiaires. Le
contrôle devenait à nouveau impossible. Dans le courant de 1946,
on créa alors dans chacun des Pays un comptoir central pour
l'industrie et un autre pour le commerce, sauf au Mécklem-
bourg où il n'y eut qu'un seul pour les deux branches. Ces comp-
toirs étaient destinés respectivement à répartir les matières pre-
mières aux industriels et les produits fabriqués aux commer-
çants. Ils étaient organisés comme des sociétés commerciales et
étaient divisés en autant de départements qu'il y avait de bran-
ches insdustrielles importantes. Aux chefs-lieux de « cercle > il
y avait également des sous-comptoirs de différentes branches.
Dès le début l'organisation prenait les proportions d'une vraie
administration. Dans chaque pays 51 pour cent du capital du
comptoir, qui possédait le statut d'une société à responsabilité
limitée, était versé par le gouvernement et 49 pour cent par les
entrepreneurs privés et par les coopératives. Il était très avan-
tageux pour un capitaliste de la zone russe d'être membre d'un
comptoir car il détenait ainsi une parcelle de pouvoir écono-
mique réel, mais membres et souscripteurs étaient désignés.
exclusivement par l'adminsitration stalinienne. C'était là un
moyen comme un autre de susciter « un courant progressif »
parmi la bourgeoisie. A cette époque, en effet, de nombreux
capitalistes adhérèrent au C.E.D., car la carte du parti était
encore le meilleur moyen de s'ouvrir la voie vers une chambre
de commercce ou vers un comptoir.
Sur le terrain de l'entreprise même, l'administration stali-
nienne ne négligea pas non plus d'organiser un contrôle multi-
ple et qui devait être total. Outre les organes de l'administra-
tion financière, les comités syndicaux et les conseils d'entre-
prise pouvaient à tout moment vérifier les livres de compte.
Le secret commercial et même le secret de fabrication n'existait
plus.
Tout était donc prévu pour qu'un certain nombre de capi-
talistes vivent et travaillent, mais très sévèrement encadrés et
surveillés. Le but général était de profiter de l'expérience des:
capitalistes pour faire tourner la machine économique du
pays en vue de livrer des réparations à l’U.R.S.S. et de conso-
lider le régime S.E.D. Mais le parti stalinien faisait preuve de
myopie politique ou pensant qu'on peut grâce à l'appareil d'état
et à la propagande sur la « fraction progressive de la bourgeoia
sié » détourner toute une classe sociale de son but.
;
.
28
......
Résistance de la bourgeoisie.
Dès 1946, il y eut des reconstitutions de cartels et d'associa-
tions capitalistes libres. Les petits fabricants de verre de Thu-
ringe se groupèrent et s'unirent ensuite aux polisseurs de verre
émigrés de Bohême qui s'étaient groupés de leur côté. Ils s'en-
tendirent pour faire monter les prix de leur production. Mais
cette association, ainsi que d'autres semblables eut un carac-
tère sporadique car elle fut vite découverte. D'autres groupe-
ments capitalistes eurent plus de chance et acquirent plus d'en-
vergure; ainsi les fabricants et les marchands de textiles de
Saxe qui avaient créé dès 1946 également une communauté de
travail clandestine. A la différence de leurs collègues de Thu-
ringe ils avaient eu l'habileté d'occuper les postés principaux
de la section textiles du comptoir industriel de Dresde ainsi
que de la succursale de ce dernier à Chemnitz. De plus et sur-
tout ils avaient su s'introduire dans le département respectif
du minisière de l'économie saxon. Très souvent ces industriels:
et gros commerçants étaient membres du S.E.D. et mettaient
à profit la théorie, en vogue alors, du courant progressif air
sein de la bourgeoisie. Grâce à leurs relations administratives
et politiques, et à leur habileté, les tisserands et les fabricants
de tricots de la région de Chemnitz firent des affaires d'or.
Ils s'attribuèrent des quantités de matières premières et de com-
bustibles supérieurs aux besoins. Ils en revendirent au marché
noir. Ils écoulèrent une partie de la production en cachette
aux capitalistes de l'Allemagne occidentale ou de Berlin, ou
bien firent des affaires de compensation au sein de la zone
russe. Le cas des tisserands de Saxe fut loin d'être isolé et
d'autres scandales de moindre envergure éclatèrent dans d'au-
tres branches aussi.
Au bout de quelques mois seulement après la création des
compioirs, les capitalistes réussissaient non seulement à trans-
former en leurs instruments les organismes destinés par le
S.E.D. à les contrôler mais encore, grâce à ces organismes ils
sabotaient les efforts de planification et désagrégeaient l'appa-
reil administratif économique. Il s'avérait ainsi qu'il n'est pas
possible de faire travailler la bourgeoisie contre elle-même et
la théorie du courant progressif capitaliste s'effondrait.
Car par ailleurs l'ensemble de la situation économique favo-
risait la résistance habile et secrète du capitalisme. Les démon-
tages et les réparations, après les destructions de la guerre,
29
S
avaient provoqué une pénurie générale. Le marché était inondé
de signes monétaires et les prix étaient maintenus artificielle-
.ment au bas niveau de 1944. N'importe quoi était acheté. Il fal-
lait être assez. habile pour trouver une matière première même
de mauvaise qualité, et parmi les ruines des rudiments de
moyens de fabrication. Beaucoup de petites et moyennes entre-
prises- furent fondées ainsi entre 1945 et 1947 par d'anciens
capitalistes, qui mettaient à profit leurs expériences commer-
ciales et leurs liaisons d'affaires. Pour la même raison la pénu-
Tie et la détresse générale les fonctionnaires pouvaient être
corrompus. assez facilement. Un rédacteur de ministère tou-
chait 3 à 400 marks par mois, et le moindre fabricant jonglait,
avant la réforme monétaire, avec des trentaines de milliers. Pour
la même raison encore les capitalistes réussirent à influencer
ou corrompre les conseils d'entreprise de leurs usines. Ces
derniers acceptaient qu'une partie de la production soit sous-
traite au plan et « compensée », c'est-à-dire échangée par des
canaux privés contre d'autres marchandises ou du ravitaille-
ment pour les ouvriers. Souvant le conseil d'entreprise accep-
tait de couvrir l'opération contre des avantages pour lui-même.
Ainsi, loin de « rester à leur place et de travailler », comme
l'aurait désiré le commandement soviétique, les capitalistes re-
muaient, se débattaient et marquaient des points car ils réus-
sissaient à se gagner ou à corrompre l'appareil même qui était
destiné à les contrôler. Bien entendu, pour ce faire, ils se sen
taient encouragés par la renaissance du capitalisme en Alle-
magne occidentale et en général par la supériorité des forces
du capitalisme sur celles de l'U.R.S.S. sur le plan mondial.
Rentabilité des entreprises privées et nationalisées.
1
Ce n'était d'ailleurs là qu'une partie du poids qu'exerçait
le secteur capitaliste sur l'économie de la zone russe. Car sou-
vent, au début surtout, les entreprises privées réussissaient à
battre au point de vue de la rentabilité, les entreprises nationa-
lisées. Le journal Der Morgen du 7.3.48, qui est l'organe du parti
libéral-démocrate de la zone soviétique, démontre que pour
1947 les entreprises nationalisées de Saxe, qui affichaient un
bénéfice d'environ 5.000.000 de marks avaient en réalité perdu
18,5 millions car l'administration financière, leur faisait ca-
deau de 23,5 millions sous forme d'impôts sur le capital qu'elle
ne touchait pas et qu'elle aurait réclamé à des entrepreneurs
privés. La non rentabilité des L.E.B. était d'autant plus frap-
30
pante qu'elles jouissaient par rapport aux entreprises privées
d'autres avantages encore en dehors de l'imposition différente.
Ainsi elles touchaient des subventions pour pouvoir mainte-
nir les prix de 1944 et étaient favorisées dans la répartition des
matières premières.
Mais le secteur privé possédait plus, d'habileté commer-
ciale et les bénéfices amenés par les affaires de compensation
étaient incomparablement plus hauts que les bénéfices légaux.
L'esprit capitaliste gagne le secteur nationalisé et les institu-
tions publiques.
Simplement pour pouvoir vivre et pour pouvoir donner à
manger à leurs ouvriers, les entreprises nationalisées durent
recourir aussi aux compensations. En cachette des organes du
parti et du groupement industriel régional auxquels apparte-
nait, l'usine écoulait une partie de sa production pour son pro--
pre compte. Souvent ces opérations, strictement défendues,
étaient accomplies pour combler une nécessité tragique. De-
temps en temps pénétraient jusque dans la presse S.E.D. de
wrais appels de détresse de la part du personnel des entreprises.
nationalisées, comme celui-ci envoyé par le correspondant ou:
vrier de la Maximilian Hutte au journal stalinien de Thuringe :
« Ceux qui sont dans l'adminsitration devraient s'imaginer ce
que ça signifie de remplir un haut fourneau à la lueur d'une:
lampe de poche. Les hommes de l'équipe de nuit des hauts.
fourneaux sont en danger de mort à la suite de l'éclairage insuf-
fisant causé par le manque d'ampoules électriques. »
Le sort du directeur d'une entreprise nationalisée n'était
souvent pas des plus enviables. Il était forcé de nourrir et de
vêtir sés ouvriers, car autrement, ceux-ci ne pouvaient produire.
Il devait se procurer:: des matières premières et du matériel
d'équipement, car la non-réalisation du plan pouvait signifier
pour lui le limogeage, sinon l'arrestation. Par ailleurs le même
sort pouvait l'atteindre si ses «compensations étaient trop
visibles. Bien entendu une corruption grandissante des cadresa
de l'administration accompagnait les « affaires de compensa-
tion. »,
Le parti faisait des efforts désespérés pour combattre
ces habitudes. Il condamnait hautement « l'égoïsme d'entre-
prise et préconisait l'émulation en vue de la reconstruction
démocratique ». Il multipliait les appels et les menaces et ins-
tituait, organisme de contrôle sur organisme de contrôle. Mais.
sa lutte ressemblait à un duel contre des moulins-à-vent, car le
mal résidait dans la détresse et dans l'atmosphère générale
créées par l'occupation et par les prélèvements soviétiques sur
la production courante. Par contre, le système des « compen-
sations » les bénéfices et la vie facile qu'elles occasionnaient
gagnaient de proche en proche les cadres supérieurs de l'ad-
ministration et du parti. Car en fait, « l'égoïsme » était loin
d'être limité aux entreprises, mais s'étendait aux coopératives,
aux « organisations démocratiques », aux villes et plus loin
aux gouvernements des pays. Il n'était pas rare de voir les coo-
pératives disputant à l'Union d'Entr'aide Paysanne ou à une
municipalité, une usine qui venait d'être expropriée et qui au-
rait arrondi le domaine respectif. D'autres fois on assistait à
de vraies guerres froides entre gouvernements des Länder.
Ainsi le Saxe-Anhalt fut pendant quelque temps exploité par ses
voisins qui se firent livrer du charbon, des matières premières
textiles, des produits chimiques mais ne fournirent rien en
échange. Serait-ce parce que le Saxe-Anhalt était le seul pays
à avoir un président du Conseil Libéral Démocrate ? Mais
entre gouvernements pleinement dirigés par le S.E.D. les pro-,
cédés étaient pareils : au printemps 1947 la Thuringe avait
envoyé en Saxe des fils à tisser, cette dernière pourtant, au
lieu de les lui retourner sous forme d'étoffe livra le produit
fabriqué au titre des réparations et sauva ainsi des prélève-
ments russes son propre avoir. En échange la Thuringe s'ar-
rangea par la suite pour différer ses livraisons à la taxe pré-
vues dans le cadre des plans de 3 mois jusqu'à ce que le trimes-
tre soit écoulé et que les livraisons deviennent caduques.
Pendant les années 1946 et 1947 les 'administrations centra-
les n'eurent aucune autorité auprès des gouvernements des
pays, dans leurs efforts de planification et de coordination et
un vrai particularisme et égoïsme régional ayant comme cause
la misère et le manque de perspectives se développait en zone
Tusse.
Ainsi, moins d'un an après les nationalisations de 1946, la
bourgeoisie, après avoir subi une grave défaite, était en passe
de se venger. Loin de se limiter à la sphère qui lui était assi-
gnée, elle contournait les contraintes et surtout son esprit et ses
méthodes gagnaient le camp de l'adversaire. L'individualisme
et la recherche du profit prenaient le pas sur les sentiments col-
lectivistes que l'on essayait d'imprimer. Une fois de plus il
s'avérait que l'individualisme naît naturellement de la misère
et que cette dernièrė se laisse mal planifier.
Le parti stalinien qui pensait pouvoir maîtriser la réali
.
32
sociale à coup d'ordonnances et de mesures policières voyait
l'échec - tout au moins partiel - de sa politique et notam-
"ment l'échec de sa tentative « d'utiliser » la bourgeoisié. Il est
vrai, la carte du S.E.D. était devenue la clé de toute position
sociale, mais la politique du parti stalinien contenait une con-
tradiction fondamentale qui le condamnait à des travaux de
Sysiphe : il créait des organes de type collectiviste, sous sa
domination, comme les L.E.B. et les soutenait de toutes ses
forces, mais en même temps il couvrait à 100 pour cent les pré-
lèvements russes et contribuait ainsi à engendrer la misère qui
amenait son cortège : « l'égoïsme d'entreprise », « l'égoïsme
local > et en général l'individualisme de type bourgeois. En-
tre le printemps 1947 et le printemps 1948 le parti s'emploiera
à surmonter cette contradiction, mais cela sera encore par des
mesures administratives et policières.
Réaction du parti stalinien.
Le parti entreprit de front et avec beaucoup d'énergie
d'amoindrir et de contrôler le secteur privé ; de concentrer et
d'épurer le secteur nationalisé. Dès février 1947 les ministres de
l'économie de chaque pays et les représentants des adminis-
trations centrales économiques de Berlin signèrent sous l'initia-
tive du parti, un vrai traité suivant lequel les gouvernements
des Länder s'engageaient à reconnaître l'autorité des administra-
tions centrales en matière de planification et surtout de répar-
tition. Sur la base de ce traité fut créé, en juin 1947, à Berlin
la commission économique allemande, véritable embryon de gou-
vernement qui groupait les administrations centrales écono-
miques. Son but était encore de repartir, de planifier et de
:contrôler. Mais faute de sanctions et faute de changements dans
la situation économique, son succès fut nul et « égoïsmes » lo-
caux et d'usine continuèrent à sévir.
Cependant la situation internationale empirait. Les mois qui
suivirent l'échec de la conférence de Moscou de mars 1947 fu-
rent marqués par l'énoncé de la doctrine Truman et du plan
Marshall d'un côté, par la création du Kominform de l'autre.
Le fossé se creusait entre les deux blocs et il paraissait certain
que pour l'étape suivante l'Allemagne orientale resterait dans
le camp soviétique. Ceci contribua sans doute, ajouté aux causes
intérieures, à provoquer la rupture de la trève tacite conclue
un an auparavant, après le vote des lois constituant les L.E.B.
entre le régime stalinien et la bourgeoisie.
33
2
1
En effet des juin 1947 les pationalisations reprennent les
mites d'abord qui sont expropriées sans indemnité et poter la
première fois sans que le prêtexte de l'appartenance au parti
názł de l'ancien propriétaire fut invoqué. Les salles de cinéma
du Mecklembourg et bientôt de l'ensemble de la zomt ensuite.
Le prétexte cette fois-ci, füt que les propriétaires avaient pré-
senté du temps de Phitlétisme les actualités officielles. Là vraie
raison fut dontiée à la diète de Schwerin par le leadet local du
parti stalinien : * il ne faut tout de même pas que soient na-
tionalisées seulement les entreprises qui perdent de l'argent ».
Enfin et surtout entre février et avril 1948 eut lieu toute une:
série d'expropriations très importantes. On découvrit brtisque-
ment d'anciens nazis dans des entrepreneurs qu'on avait jusque
là laissé travailler: Ou bien on trouva qu'ils avaient utilisé du
travail forcé. Parfois il suffisait que le fils ou le frère aient été
nazis. Lorsqu'on ne découvrait absolument rien, un envoyé du
parti stalinien se rendait à l'usine, rassemblait les ouvriers et
demandait : « qui est-ce qui est pour que l'entreprise reste à
l'exploiteur ? »
Bien entendu personne ne se levait.
On aurait pu penser que le régime avait décidé la liquida-
tion totale du capitalismè. Câr dans la mesure même où les
relations entre l'U.R.S.S. et les U.S.A. se tendaient, le S.B.D.
redécouvrait la lutté de classes; se proclamait 'par principe con-
tre la bourgeoisie et pärlait beaucoup moins des bienfaits du
Bloc Démocrátique; qui d'ailleurs avait un rôle de plus en plus:
secondáirë: En réalité le S.E.D. voulait seulement un nouvel
amoindrissement de la bourgeoisie et une nouvelle stabilisation
sur une base plus favorable de ses rapports avec elle. Une liqui-
datiòn totale de cette dernière; même dans l'état où elle se trou-
vait en 1947, ne pouvait s'effectuer d'un coup; sans graves per-
turbations économiques. Surtout si l'on voulait réaliser cette me...
sure par la seule vertu de l'appareil d'état sans la participation
des masses ouvrières. Or de cela il ne pouvait être question : les
ouvriers, en majorité haïssaient autant l'appareil d'état stali-
fien que leurs anciens maîtres capitalistes.
Les expropriations du printemps 1948 furent arrêtées brus-
quement le 4 avril par une déclaration solennelle et par une
promesse formelle à la bourgeoisie suivant laquelle celle-ci
pourrait dorénavant travailler en toute tranquilité. On propo-
sait ainsi ufie nouvelle trêve aux capitalistes et en même temps.
le parti les invitait à nouveau à participer à la reconstruction
démocratique. En réalité on préparait déjà l'étape nouvelle,
celle des plans. On avait besoin de stabilité et on pensait pou-
1
34
a
1
voir l'atteindre en amputant le seoteur privé de quelques 25
pour cent et en agrandissant le domaine nationalisé d'autant.
Parallèlement et en vue de la nouvelle étape également; on
décida d'accorder des pouvoirs très importants à la commis-
sion économique. On lui donna notamment la tâche de régler
et de comptabiliser les réparations. Automatiquement ceci mit
entre ses mains le sort de la majorité de la production en même
temps que la plus grosse partie du budget des Länder. Depuis,
les efforts pour vaincre « l'égoïsme e » des pays eurent un suc-
cés un peu plus marqué.
Peu après on annonçait la transformation des « entreprises
propriété du pays », en « entreprises propriété du peuple »
(Volkseigene Betriebe : V.E.B.), Le $.E.D. fêta cette mesure
comme un succès de la reconstruction démocratique du pays.
On parla beaucoup du caractère inaliénable de la propriété du
peuple. On procéda à de nouvelles inscriptions dans le registre
de commerce et sous la rubrique « propriétaire » on écrivit :
«Le peuple allemand ». En réalité cette transformation des
L.E.B, en V.E.B. eut aussi comme but de combattre le particu-
larisme naissant des pays en soumettant les entreprises les plus
importantes à l'autorité des administrations centrales.
· Vers la fin de l'étape que nous envisageons, le secteur patio-
nalisé comprenait environ 40 pour cent de la production indus-
trielle tandis que le secteur privé ne représentait plus que 23
à 30 pour cent. Le particularisme des pays était en voie de
résorbtion : le parti avait réussi à mettre au pas ses cadres
régionnaux. Mais le problème de l'égoïsme d'entreprise, des
compensations, et de la rentabilité des V.E.B. était autrement
complexe. De même celui du rôle néfaste pour les entreprises
de type collectiviste que continuait malgré tout à jouer le sec-
teur privé. L'élément décisif restait le fait que l'ensemble de
l'économie continuait à être appauvri par les prélèvements au
titre des réparations.
Il était naturel que parmi les ouvriers domine l'esprit de
« débrouillage » individuel. Sur ce terrain également le parti
avait tenté de réagir: Il constitua de nombreux comités ouvriers
ou populaires qui avaient comme but d'inciter au travail les
ouvriers, d'empêcher les affaires de compensation et de rendre
les entreprises légalement rentables. Nous traiterons cette ques-
tion au chapître suivant. 'Mais d'ores et déjà nous pouvons
dire que le. S.E.D. échoua en grande partie. La conférence
zonale des V.E.B. qui eut lieu vers le début juillet 1943 se dé-
roula' encore sous les mots d'ordre : « Il faut constituer des ré-
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serves afin de ne plus vivre au jour le jour; il faut enfin finir
avec l'égoïsme d'entreprise ».
A travers la lutte contre la bourgeoisié le parti était devenir