SOCIALISME OU
B A R B A R I E
.
VOYAGE EN
YOUGOSLAVIE
2.500 jeunes venus de différents pays d'Europe occiden-
tale, dont 1.500 de France, sont allés passer leurs vacances en
"Yougoslavie. Ils étaient invités par la Jeunesse Populaire
Yougoslave à venir travailler sur le chantier de construction
de la cité universitaire de Zagreb. En outre, ils étaient invités
à chercher la vérité sur le régime titiste en regard des accu-
sations du Kominform, par un voyage dans les principales
villes du pays.
Il était déjà tout à fait faux de croire, même avant d'y
avoir été, que l'on pouvait lors d'un séjour touristique agré-
menté de visites d'usines, découvrir le contenu réel du régime
yougoslave. Les conditions du séjour et l'attitude des organi-
sateurs trotskystes » des brigades diminuèrent encore les
chances que l'on pouvait' avoir de faire une expérience un
peu sérieuse. La recherche de la vérité sur la Yougoslavie
fut déformée dès le début par ceux-même qui prétendaient
la chercher. Ils entendaient par recherche de la vérité, une
vérification des accusations staliniennes. Ils étaient prêts à
conclure du caractère mensonger de ces accusations, à l'hon.
nêteté des dirigeants yougoslaves. Etrange logique. Ils
situaient le problème de l'analyse du régime yougoslave en
dehors de tout critère de classe.
3
.
Si cette méthode devait déformer le fond de l'enquête,
celle-ci le fut encore bien davantage par les conditions prati-
ques dans lesquelles elle fut menée. A savoir, s'informer sur
un régime en s'adressant presqu’uniquement à ses dirigeants,
prendre leurs déclarations pour argent comptant et n'accor-
der aucun crédit aux informations provenant des ouvriers
auxquels nous nous adressions. C'est ce que s'efforçèrent de
réaliser d'un commun accord nos guides yougoslaves et les
dirigeants trotskystes des brigades. Les militants trotskystes
qui étaient partis convaincus que le régime yougoslave était
véritablement la dictature du prolétàriat ne pouvaient rien
apprendre et leur enquête se limita à trouver des arguments
pour défendre le régime bureaucratique yougoslave en
essayant de l'habiller de leurs illusions. Et cela, le plus sou-
vent, malgré les propagandistes de service à qui nous avions
à faire. Plus royalistes que le roi, les trotskystes voulaient à
tout prix ne pas voir ce qui évidemment les choquait.
Alors que les yougoslaves raisonnaient en bons bureaucrates
qu'ils sont, les trotskystes voulaient à tout prix les faire pen-
ser en révolutionnaires. Comment peut-on être encore stali.
nien après toutes les trahisons du stalinisme, pensent ingé-
nument les trotskystes ? Tout simplement de la même façon
que vous êtes titistes, camarades. En fait, l'attitude des diri-
geants trotskystes n'a pas été seulement un comble d'imbé.
cilité, mais une attitude ouvertement contre-révolutionnaire
et bureaucratique. Leur servilité vis-à-vis des yougoslaves a
été parfois même écoeurante. Comment osez-vous traiter
ainsi des gens qui nous ont si bien reçu ? », nous ont-ils dit
une fois que certains anarchistes et moi, critiquions publi-
quement certains faits.
Le résultat de ce voyage a été le contraire de ce qu'ils
espéraient. La majorité de ceux qui sont revenus de Yougo-
slavie ont été dégouttes et de la « révolution yougoslave », et
des trotskystes, mais ceux-ci n'en n'ont pas moins constit
un comité des brigades dont ils ont gardé la direction et qui
s'en va chantant partout que les travailleurs français qui ont
été en Yougoslavie, ont apprécié la révolution bureaucrati-
que. Ces méthodes nous rappellent quelque chose. Sans doute
les militants trotskystes ne sont pas prêts à être les Aragon
et les Wurmiser de la Yougoslavie. Mais ils ne sont pas loin
d'être une nouvelle espèce politique assez rare que l'on pour-
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ait appeler l'espèce crypto-titiste... de gauche pour leur faire
plaisir.
La liberté la plus entière nous fut laissée de nous balla-
der dans les villes où nous passions. On ne nous refusa jamais,
ou presque, de nous laisser voir telle ou telle chose dans les
limites des possibilités de temps, d'organisation et d'autorisa-
tion. Après avoir passé dix jours à Zagreb et avoir communi-
qué dès notre arrivée, notre intention de visiter le camp de
concentration situé à proximité de la ville, ce ne fut qu'arri-
vés à Sarayevo, soit à trente heures de train de là, que l'on
nous apprit que si nous voulions visiter un camp, il fallait
retourner à Zagreb. On nous avait même promis de visiter le
camp de Jablanitza, or, quand nous arrivâmes à cet endroit,
il n'y avait plus de camp. La plupart des jeunes n'avaient pas
d'idées préconçues sur le régime yougoslave, mais pour les
militants révolutionnaires, le problème ne pouvait pas se
limiter à une enquête journalistique, ni se poser en dehors
d'une conception d'ensemble du problème social et politique
à l'échelle mondiale. Nous ne pensions pas que la vue de mai-
sons en construction, l'existence de fermès coopératives (?),
la concentration des moyens de production dans les mains de
l'Etat et la planification pouvaient conférer au régime un
contenu socialiste.
Ce n'est qu'en confrontant nos conceptions sur le Socia-
lisme, l'expérience de l'évolution de la Russie, les données
générales que nous avions sur le régime yougoslave, à la réa-
lité vivante, que nous avons pu nous faire une idée la plus
claire possible de ce régime. Nous avons cherché derrière les
affirmations officielles, mais les résultats de notre enquête
sont restés incomplets. Les yougoslaves ne s'attendaient pas à
une étude de ce genre, jusqu'à présent, ils avaient à faire à
des bornés, ou à des inconscients, à des convaincus d'avance
ou à des petits bourgeois à qui il suffisait de montrer des
chantiers de construction de pompeuses statistiques
n'ayant aucune signification. Nous avons demandé des statis-
tiques sérieuses et non des discours, alors nous n'avons rien
obtenu. Nous attendons encore les barèmes sur le rationne-
ment, les prix d'achat des produits agricoles aux paysans, les
indices de production, l'importance des dépenses d'arme-
ment, la part des différentes couches sociales dans le revenu
ou
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national (très important pour juger de l'importance des privi-
lèges bureaucratiques).
Nous avons pu constater l'existence d'hôtels, de restau-
rants, de produits inaccessibles aux travailleurs, nous avons
vu des gens bien vêtus et bien nourris, mais nous n'avons
jamais pu savoir officiellement d'où ces gens tiraient leurs
revenus. et leurs avantages.
Le bureau des statistiques, qui est avec l'armée et la
police, 'une des trois institutions secrètes du régime, d'après
Kardelj, lui-même, a gardé ses secrets pour nous comme pour
le peuple yougoslave, alors que c'est une chose essentielle
pour un régime prolétarien de les faire connaître clairement
à tous.
Sans doute, le régime yougoslave n'a pas l'organisation
rigoureuse du régime stalinien, mais il possède cependant
tous les traits fondamentaux du régime bureaucratique.
Formation de la brigade et départ.
C'est dans le courant du mois d'avril que des militants du
P.C.I. (trotskistes) ont constitué chez Renault une brigade de
travail pour la Yougoslavie. Cent quatre-vingt jeunes s'inscri-
virent tant à l'usine qu'à l'extérieur. Au moment du départ, il
né restait plus que 90 participants, les uns ayant abandonné
sous la pression des staliniens, les autres apeurés par les événe-
ments et le reste pour des motifs personnels. Nous sommes
partis le 27 juillet de Paris et le 29. au matin nous avons
franchi la frontière yougoslave. Il fallut beaucoup de temps
pour la vérification de papiers, et ensuite nous partîmes en
direction de Lubjana et Zagreb. Dès que le jour se lève, nous
sommes étonnés de voir des femmes et même des enfants tra-
vaillant sur les voies à décharger les briques ou du bois. Eton-
nés aussi par le morcellement des cultures. Bientôt arrive Mao,
étudiant en journalisme et diplomatie; il se promène dans le
wagon et vante le régime, parle des bourses pour les étudiants
variant entre 2.000 et 3.500 dinars par mois, parle de la nourri-
ture et du marché libre pour reprendre aux anciens riches
leur dernier sou. Arrive Vili Zoupencic, immédiatement très
entouré par les militants trotskystes qui le harcèlent de ques-
tions et le flattent. Une femme nous dit les difficultés de la
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vie, mais affirme avoir un espoir d'amélioration après le pre-
mier plan; elle nous donne différents prix en vigueur, dont le
vin, de 150 à 200 dinars le litre.
Arrivés à Lubjana, nous voyons les premiers officiers dans
la gare; au buffet, rien à boire, que de la tisane à 6 dinars
la tasse; les gens mangent une soupe de haricots et de pain
noir.
Nous voilà enfin à Zagreb : beaucoup de monde dans la
gare; dehors, des camions nous attendent. Quelques jeunes
dansent le « kolo » pour nous. Nous partons en chantant avec
drapeaux et banderolles; indifférence totale de la population
qui ne se retourne même pas, habituée semble-t-il à ce genre
de spectacle. A notre arrivée au camp de Dubrava, la fanfare
souffle dans ses cuivres, les jeunes dansent pour nous, alors
que, fatigués, nous attendons avec impatience le moment de
nous laver, de manger, de nous reposer.
Le camp de Dubrava sert pour cette forme particulière de
mobilisation des masses qu'est le < travail volontaire ».
Comparé à tous les camps que nous avons vu par la suite,
celui où nous étions était privilégié. Il l'était aussi par rapport
à la population de Zagreb qui vivait très mal. A Dubrava, nous
avions des lits, les uns simples, les autres doubles, garnis de
matelas, de draps et de couvertures, alors que dans un camp
de Belgrade et dans celui de l'usine de laminage, les lits
n'étaient plus que de simples bas-flancs où les jeunes s'entas-
saient sur des paillasses, sans draps, avec des loques pour cou-
verture. Il faut dire qu'à l'occasion de notre visite au camp
de l'usine de laminage nous fûmes invités à voir deux ou trois
baraques spécialement nettoyées pour notre venue, avec des
lits pourvus
de belles couvertures blanches, alors que le reste
du camp. se trouvait dans un état sordide. A Dubrava, nous
avions de grandes cuisines bien aménagées; nous mangions
dans un grand réfectoire coquet par petites tables; nous
étions servis et, si la nourriture laissait à désirer pour nous
étrangers, nous avions tout de même un repas. Dans les autres
camps, la cuisine est faite dans de petites baraques, les jeunes
yiennent avec une écuelle de fer ou de terre chercher leur
ration de soupe plus ou moins épaisse, ainsi qu'un morceau de
pain. C'est là leur seul repas. Ils n'ont pas de réfectoire, empor-
tent leur écuelle et mangent dans un coin. Nous, les étrangers,
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touchions quinze cigarettes par jour, alors que les étudiants
n'en touchaient que cinq. Les autres semblaient ne pas en
toucher du tout.
Il y a dans la vie yougoslave un principe sacré qui équivaut
au slogan de la bourgeoisie naissante disant : « La possibilité
est donnée à chacun de devenir riche. » En Yougoslavie, c'est
la «hiérarchie » qui est la base de tout et chacun peut, par
son travail et son dévouement, « s'élever dans la hiérarchie >>
et la hiérarchie est partout. Nous étions le camp du plus haut
degré de la hiérarchie du « travail volontaire » car nous étions
une arme de propagande utile pour le recrutement et le dyna-
misme des camps. En effet, juridiquement, personne n'est forcé
de venir travailler dans les camps de jeunes, mais :
1° il y a la propagande, et nous avions notre place dans
celle-ci;
2° il y a la possibilité pour les jeunes demeurant dans de
lointains villages de venir voir la ville; la soupe aussi mauvaise ,
soit-elle est souvent meilleure que chez soi où parfois il n'y en
a pas du tout; il y a la paire de bleus de travail que l'on pourra
emporter et, bien qu'elle soit de mauvaise qualité, elle servira
d'habit de dimanche pour celui qui n'a rien d'autre. Mais, à
côté de cès « avantages matériels », il y a la pression psycho-
logique plus ou moins directe; cela touche plus particulière-
ment les étudiants qui dépendent de l'Etat pour leurs études
et leur bourse. Des étudiants nous racontaient que, s'ils ne
venaient pas en brigade, on diminuait leur bourse, leurs tickets
d'alimentation, ils étaient mal notés aux examens et pouvaient
se voir obliger de renouveler les classes ou bien étaient même
éliminés des études. Très curieux aussi est la hiérarchie du
travail et les récompenses dans les brigades mêmes. D'abord, il
y eut la brigade Renault, à qui l'on accorda tout ce qu'elle
voulut et qui fit même modifier le régime de la durée du travail
des brigades de trois semaines. Jusque là, les brigades de trois
semaines travaillaient dix à douze jours et se promenaient une
semaine. A partir de la brigade Renault, l'on travailla une
semaine et on visita pendant deux semaines. Ensuite, il y eut
les brigades étrangères; en général, elles avaient droit à un
séjour visite, surtout sur la côte dalmate; puis les brigades
des Yougoslaves de l'étranger, Triestins surtout, auxquelles on
donna quelques avantages pour les inciter à venir vivre dans
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la
la Patrie socialiste ». Alors venaient les brigades d'étudiants,
les brigades d'ouvriers et employés d'usines et, tout à la fin,
les brigades de paysans bosniens et macédoniens. On peut être
affecté à un bon ou à un mauvais camp, car il y en a partout
et l'on peut dire que plusieurs centaines de milliers de jeunes
ont été utilisés à de grands travaux, par ce seul moyen. Diffé-
rentes sortes d'émulation sont utilisées en commençant par
plus élémentaire : l'enthousiasme du jeune à construire quel-
que chose. Il y a les médailles d'Oudarnick, les fanions, les
drapeaux, les galons, les réceptions chez les chefs bien-aimés,
les auditions à la radio, etc... Les camps ont donc de multiples
buts; d'abord, fournir une main-d'oeuvre à bon marché;
ensuite réaliser la première étape de la militarisation de la
jeunesse et faire, en général, son éducation politique. Pour les,
jeunes paysans, c'est le moyen de les attirer vers la ville.
Il faut dire, en conclusion de ce chapitre, que les jeunes
étrangers qui venaient en brigade servaient à d'autres buts.
Ils étaient une arme de propagande pour les besoins internes.
(Voyez, disaient les dirigeants, les jeunes de tous les pays vien-
nent travailler à la construction de notre socialisme) et exter-
nes (vous direz la vérité sur notre construction du socialisme,
sur notre peuple courageur qui travaille volontairement pour
son pays). De là viennent nos privilèges car le régime bureau-
cratique soigne particulièrement sa propagande. Nous n'étions.
donc pas une main-d'ouvre à bon marché, bien au contraire,
nous coûtions très cher. C'est avec la sueur des ouvriers yougo-
l'on nous a reçu si brillamment. Que l'on ne se
méprenne pas ! Nous pensons qu'il y a du bon dans une
période de difficultés à ce que les jeunes participent à l'édifi-
cation du socialisme, même pendant la période de leurs
vacances. Mais en Yougoslavie, le travail « volontaire » n'est en
fait qu'une forme de surexploitation car, à côté de ce que l'on
exige des jeunes, des femmes, des hommes en général, existe
une couche de parasites privilégiés.
slaves que
Premier contact avec la population.
Au cours de nos visites dans la ville de Zagreb, nous avons
eu mille occasions de parler avec des travailleurs et des ména-
gères sur leur travail et leurs conditions de vie; nous avons
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toujours rencontré chez nos interlocuteurs une grande peur
de parler, même dans les très simples conversations que nous
avons eues sur les difficultés de vie, de ravitaillement et de
travail. Un ouvrier nous parle des salaires; deux miliciens
s'approchent; l'ouvrier se sauve sans excuses, sans rien. Dans
le tram, un ménage nous raconte sa vie; lui gagne 3.000 dinars
par mois, elle ne travaille pas; ils ont approximativement 100
dinars, par jour pour faire vivre deux personnes. Le loyer
mensuel coûte 300 dinars, un kilo de pain noir coûte 7 dinars
(avec les tickets, ils ont le droit d'en acheter 650 grammes par
jour), un kilo de pommes de terre coûte 30 à 35 dinars, un
litre de bière 35 dinars, un euf de 16 à 20 dinars. Lui a droit
à un kilo de viande par mois, elle à 200 grammes. Avec ticket,
la viande coûte aux environs de 50 dinars le kilo; sans ticket,
de 2 à 300 dinars; le kilo de fruits, en général de mauvaise
qualité, varie entre 50 et 100 dinars le kilo. Jusqu'aux pommes
vertes, véreuses, ramassées sous l'arbre, que l'on vend à 30
dinars le kilo. Les produits laitiers sont libres : le beurre coûte
600 dinars le kilo, le fromage de 400 à 600 dinars le kilo. I
y a des titres de rationnement seulement pour le pain, la
graisse, la viande, le sucre et l'habillement - le chocolat, en
petite quantité pour les enfants. En dehors des quelques pro-
duits contingentés et taxés à un prix relativement abordable, le
reste : légumes, fruits et autres, sont libres et non taxés, à des
prix très élevés soit au marché où les paysans viennent appor-
ter leurs produits, soit dans les coopératives de consommation
où les prix sont sensiblement les mêmes. Les objets de pre-
mière nécessité : peignes, casseroles, assiettes, sont de mau-
vaise qualité et à des prix inabordables. Il y a des Magasins
d'Etat de luxe, où l'on vend soit des produits d'occasion dont
les ex-bourgeois se défont pour pouvoir vivre, soit des produits
de très bonne qualité : tissus de lin, gants fourrés, verreries,
meubles, que seuls les nouveaux riches peuvent se payer.
A partir du lundi matin, nous travaillons sur le chantier,
d'abord au terrassement, ensuite à porter des briques ou à faire
le mortier. Les constructions sont des plus rudimentaires, non
seulement comme conception, mais aussi comme exécution. Ce
sont des bâtiments en brique, hauts d'un étage, dans lesquels
pourront loger une cinquantaine d'étudiants. Sur le chantier,
nous discutons avec des étudiants et des ouvriers maçons. Ils
nous disent que les privilégiés du régime ne sont pas les
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techniciens qui ont des salaires plus élevés que les ouvriers
(en général 2 ou 3 fois), mais les bureaucrates de l'appareil
d'Etat : responsables syndicaux, administrateurs, responsables
du parti, du front populaire, de la J.P.Y., des organismes de
propagande, journalistes, artistes, les officiers de carrière de
l'armée et de la police. Nous avons aussi des précisions sur le
travail volontaire des adultes. Nous avions été étonnés de voir
dans les entrées des grandes maisons ouvrières, la liste des
habitants de l'immeuble dont les noms étaient suivis de traits
plus ou moins longs. En discutant avec des ouvriers, nous leur
avons demandé ce que cela signifiait. La réponse fut : c'est le
tableau public du « travail volontaire » des membres du front
populaire. Tout le monde fait parti du front populaire qui,
sans être obligatoire, est en fait une nécessité vitale, car celui
qui n'y appartient pas risque de se voir retirer ses cartes d'ali-
mentation, les allocations familiales, les distributions de bois
et de charbon pour l'hiver. Les travailleurs sont donc obliga-
toirement mobilisés par ces' organisations de masse qui, en
plus du bourrage de crâne politique, exigent des heures de
travail volontaire pour des constructions pour lesquelles l'Etat
ne juge pas nécessaire d'octroyer des crédits suffisants.
Visites d'usines.
Nous avons visité pendant notre séjour à Zagreb l’usine
Rade Konchar et, lors de notre passage à Belgrade, l'usine
Ivo Lola Riba. L'usine de Zagreb est une ancienne construc-
tion du trust allemand Siemens et elle fut construite juste
avant la
guerre. Notre premier contact dans l'usine se fait avec
un des miliciens qui la gardent. Les trotskystes qui étaient allés
en Yougoslavie à l'occasion du premier mai, avaient rapporté
que les hommes habillés en soldats qui gardaient les usines
étaient des ouvriers. Nous interrogeons officiellement, par
l'intermédiaire d'un interprète yougoslave, notre milicien.
Que fais-tu là, camarade ?
Je garde la Propriété socialiste contre le vol et le sabo-
tage.
Combien gagnes-tu ?
3.200 dinars par mois.
Combien d'heures de travail ?
11
12 heures de présence, deux quarts de 4 heures et 4
heures de repos.
Combien touches-tu de viande ?
4 kilos par mois (les ouvriers de force - Oudarnick
ne touchent que 1 kg. 800 de viande par mois).
Et depuis quand fais-tu ce métier ?
Depuis 1946.
Sur ce nous continuons notre visite sans commentaires.
Rade Konchar est une usine de gros matériel électrique; elle
emploie 3.200 ouvriers, 800 employés, techniciens et cadres. Au
moment où nous visitons, soit l'époque des vacances, soit
l'heure font qu'il n'y a pas beaucoup d'animation dans les
vastes ateliers. Nous avons tout de même pas mal de discus-
sions avec les ouvriers, en allemand et en italien. Au premier
abord, ils se méfient et se taisent, ou deviennent évasifs dès
que le groupe des auditeurs devient trop important. Ils nous
parlent des salaires : 9 catégories, le salaire le plus bas cons-
taté a été de 2.004 dinars, le plus haut de 10.000; la moyenne
des ouvriers qualifiés gagne entre 4 et 6.000 dinars, les autres
autour de 3.000. Les cadences semblent normales pour nous,
sauf sur les presses à découper où des femmes travaillent et où
l'on constate qu'il n'existe aucun système de sécurité; lorsque
nous posons la question, la personne qui nous accompagne ne
semble pas savoir qu'il peut y avoir des systèmes de sécurité.
Par la suite, on nous explique que l'on a pas encore réussi à
installer des protecteurs.
Le directeur gagne 9.000 dinars. Il a une voiture à sa dis-
position et une prime de bon fonctionnement qui ne peut
dépasser 90 % de son salaire. Nous avons appris par des
ouvriers avec lesquels nous discutions, que certains directeurs
pour améliorer leur revenu, prenaient du travail à façon pour
des paysans libres, le faisaient faire par un ouvrier auquel ils
demandaient son prix et ensuite prenaient un bénéfice. Ce
petit fait relativement secondaire dans le système d'exploitation
bureaucratique, montre néanmoins que la « propriété » des
moyens de production échappe aux travailleurs et qu'elle
appartient bien aux bureaucrates.
Nous savions qu'il existait dans chaque usine des cantines
« Mensa » qui, paraît-il, étaient très avantageuses pour les
ouvriers; nous avons cependant constaté dans les deux usines
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visitées que seulement un quart des ouvriers mangeaient à ces
cantines. A Rade Konchar, la cantine coûte 1.300 dinars par
mois. Des ouvriers qui mangeaient dans les ateliers avec un
casse-croûte, nous répondent que la cantine n'est pas à leur
goût, qu'en fait ça ne vaut pas les 1.300 dinars et, lorsque nous
interrogeons un ouvrier à la sortie de la cantine sur le menu, il
nous dit : « Cela va beaucoup mieux depuis les visites. » A
noter que ce jour-là le repas du soir se composait d'un plat
unique, haricots et une ou deux tranches de saucisson.
Les ouvriers sont munis d'un livret de travail; ils sont liés
à l'usine par un contrat qu'ils ne peuvent rompre sans se voir
retirer les cartes d'alimentation, le logement (qui dépend sou-
vent de l'usine), ainsi que les avantages des vacances (chaque
jour d'absence non justifié est soustrait à la totalité des 14
jours de vacances annuelles). Tous les ouvriers sont syndiqués
à l'unique syndicat d'Etat, dont le rôle n'est pas de revendiquer
mais de s'occuper de la bonne marche de l'entreprise, de la
discipline dans le travail et de la « juste différenciation » des
salaires. L'ouvrier est responsable de son outillage individuel;
il doit le payer en cas de perte ou de détérioration.
Les ouvriers interrogés sur la question des « Conseils
d'Usines », ne semblaient pas du tout au courant et se conten-
taient de répondre laconiquement avec un haussement d'épau-
les : « Nous verrons bien... »
La cotisation syndicale est de 1%. Il ne suffit pas aux
dirigeants d'accorder des privilèges de salaire à une petite
catégorie de travailleurs (3 ou 4%), mais il faut en plus qu'ils
utilisent l'argent des syndicats pour accentuer les différences
à l'intérieur même de la classe ouvrière.
En effet, dix pour cent des cotisations syndicales sont affec-
tées aux vacances gratuites pour ceux qui gagnent trois ou
quatre fois plus que les autres (les innovateurs et les oudar-
niks). En faisant un rapide calcul, on s'aperçoit du bluff des
congés payés gratuits, 1% du salaire représente la valeur
de trois jours de travail annuels; sur ces trois jours, 10 %
servent à payer ces vacances gratuites, soit près de trois heures
par an prélevées à tous les travailleurs pour les donner aux
« meilleurs ». L'oudarnick peut, de plus, obtenir jusqu'à un
mois de congé payé. Lorsqu'on sait maintenant que les mai-
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sons de repos pour les travailleurs ont reçu pendant l'année
1949 42.000 personnes (travailleurs et leur famille) et qu'en
1950 le chiffre devait être porté à 46.000, on comprendra
facilement que la possibilité d'aller en vacances n'est réservée
qu'à une toute petite minorité de travailleurs.
Sans vouloir analyser le problème des comités ouvriers de
gestion d'usines que nous traiterons, vu son importance, dans
un prochain article, nous pouvons dire que c'est aussi parmi
les « meilleurs » que seront choisis les représentants aux
comités de direction des usines et que ceux-ci conserveront
dans leurs nouvelles fonctions leur ancien salaire. Ce principe
est appliqué dans toutes les fonctions où les ouvriers méritants
peuvent accéder. Quand on sait que des ouvriers « supérieure-
ment initiateurs » peuvent gagner de 18 à 20.000 dinars, il
serait sans doute curieux de savoir si, dans des organes de
direction économique ou politique, il pourrait y avoir des diri-
geants qualifiés gagnant moins que d'autres. Les mensonges
sur les bas salaires des directeurs d'usines, de conseils écono-
miques ou d'organes politiques sont donc réfutés d'eux-mêmes.
Les coopératives paysannes.
Visite à la Zadrouga (ferme collective) nommée « Tito », à
proximité de Zagreb. La superficie de la Zadrouga est de
90 ha, sa population est de 62 personnes, dont 37 personnes
actives, 8 enfants, 4 vieillards et 4 jeunes qui sont à l'armée.
Le Conseil de la Zadrouga est composée de 7 membres,
dont 5 inscrits au parti. L'assemblée générale des travailleurs
a lieu tous les six mois. Cette ferme se consacre à l'élevage du
porc dont le kilo est vendu à l'Etat 19 dinars sur pied, plus 19
coupons utilisés pour l'achat de produits industriels au prix
taxé (pour acheter un costume de basse qualité, il faut 2.000
dinars et 2.000 coupons). La Zadrouga se nommant « Tito », il
est fort probable qu'elle soit la plus belle parmi les 12 de la
région. Nous avons vu de jolies petites maisons bien conçues
et bien construites, mais pas encore terminées.
Voyons maintenant comment est appliqué dans ces coopé-
ratives agricoles le sacro-saint principe de la hiérarchie et de
la « juste différenciation » des salaires. La valeur comptable
d'une journée de travail est fixée à 147 dinars pour 10 heures.
14
Selon la capacité du travailleur, une journée de travail effectif
vaut une, une et demie, deux, deux et demie journées de tra-
vail comptable. Le minimum touché par un membre a été de
150 journées comptables, soit 22.050 dinars pour l'année; le
maximum touché par un membre a été de 450 journées comp-
tables, soit 66.150 dinars pour l'année. Le secrétaire de la
Zadrougа était très fier de nous citer une famille de cinq mem-
bres ayant gagné 300.000 dinars dans son année. Il faudrait
donc que chacun des membres de cette famille ait gagné le
maximum ou bien qu'elle jouisse d'une rente importante sur
la terre, ce qui laisserait supposer : lº que cette famille était
de celles qui possédaient le plus de terre à l'origine; 2° dans le
cas où la rente serait minime, comme on nous l'a prétendu,
qu'elle conserve une influence telle dans la direction de la
Zadrouga que chacun de ses membres a un travail « bien rému-
nérateur ». Un pour cent des revenus est consacré au Front
social et un pour cent au Front culturel, ces chiffres n'ayant
strictement aucune valeur car on ne nous a pas donné exacte-
ment l'usage de ces fonds. On ne peut comprendre de toute
le un pour cent versé au Front social couvre les
frais de maladie ou secours divers, car il serait bien entendu
tout à fait insuffisant.
Les trotskystes avaient prétendu que les comités populaires
étaient semblables aux organisations soviétiques, c'est-à-dire
des organes politiques de masse liés directement à la vie
économique du pays. Notre première question fut :
- Sur quelle base sont élus les représentants au Comi
populaire ?
façon que
; Réponse :
Sur une base territoriale. La ville est partagée en 165
secteurs géographiques qui élisent une assemblée de 165 mem-
bres et c'est celle-ci qui élit les 23 membres permanents du
Comité populaire. Leur salaire varie entre 6 et 9.000 dinars
.
par mois.
Visite au Comité populaire de Zagreb.
Les trotskystes attachaient une grande importance à l'exis-
tence d'une « milice populaire »; en effet, le titre est promet-
teur, mais qu'en est-il exactement ? La milice est-elle un organe
15
permanent ou une fonction exercée par roulement par les tra-
vailleurs ? Nous posons la question :
Comment se fait le choix des miliciens ?
Réponse :
Il n'y a pas de critère spécial.
Salaire d'un milicien ?
On nous répond :
Comme une employé normal.
Il ressort donc de tout ceci que cette fameuse milice popu-
laire n'est qu'une police locale, organe permanent séparé du
prolétariat et chargé de maintenir l'ordre.
Quels sont les rapports entre le Comité populaire et
l'armée ?
Le Comité populaire n'a pas une action directe sur
l'armée, mais c'est le peuple armé qui est mené par les gens
du peuple... (genre typique des réponses qui nous furent don-
nées et qui ne signifient absolument rien)..
Les officiers de l'armée et de la police sont des militaires
de carrière nommés par le commandement de l'armée ou par
le ministère de l'Intérieur. Leur salaire et leurs privilèges sous
forme d'avantages en nature sont énormes; il suffit de les
voir dans leurs uniformes flambants et chamarrés d'or, se pro-
mener dans la ville avec leur femme et leurs enfants bien vêtus
et bien nourris, alors que le reste de la population et les sim-
ples soldats sont vêtus misérablement et se nourrissent de pain
et de soupe. Les Comités populaires sont donc purement et
simplement des organes municipaux tels qu'ils existent dans
n'importe quelle « démocratie » bourgeoise et, s'il existe
contact plus étroit entre cet organisme et les masses, il
n'exprime pas la possibilité pour celles-ci de le contrôler mais,
bien au contraire, la domination sur tous les plans du Comité
populaire pour embrigader et mobiliser les masses pour les
travaux « volontaires » et l'« éducation idéologique ».
Inutile de préciser que les élections se font dans un climat
« démocratique » très spécial. D'abord, les libertés élémen-
taires de la presse, d'association, de la parole n'existent
pratiquement pas en fonction du principe que tout le peuple
est dans le Front populaire et que tous les autres courants se
i
16
un
sont discrédités pendant la guerre. Sur ce plan, il y a deux
sortes de courants :
Primo, les anciens partis bourgeois. Avec ceux-ci, Tito n'a
pas hésité à collaborer après la libération du territoire, et la
plus grande partie de leurs membres sont devenus des fidèles
défenseurs du régime. Mais ces gens-là ne nous intéressent que
fort peu; la liberté en régime socialiste, ce n'est pas la liberté
pour les vestiges du régime d'exploitation détruit, mais c'est la
liberté pour tous les courants prolétariens d'intervenir dans la
vie politique et économique en apportant leur conception sur
la construction de la Société socialiste, sans parler du droit de
fraction dans le parti lui-même qui doit permettre une vie
politique intense. Avec le mépris que les bureaucrates ont de la
vérité, c'est sans rire qu'à la question de savoir si les tendances
politiques ont le droit d'exister dans le P.C.Y., l'on nous
répondit :
Le P.C.Y. est formé sur les principes du marxisme-léni-
nisme. Les fractions n'y sont pas admises.
La liberté refusée à ses propres membres n'est pas, bien
entendu, donnée au reste du prolétariat qui doit obéir à la
baguette du maréchal et à tous son orchestre de sous-maré-
chaux.
Les élections sont donc organisées comme seuls savent les
organiser les régimes de dictature féroce, en faisant nommer.
en petit comité les candidats, en les faisant ratifier dans des
assemblées « enthousiastes » pour ensuite régler soit par
influence, soit par trucage, un pourcentage décidé à l'avance.
i
Visite au C. C. des Syndicats de la République de Croatie.
Voici, choisies parmi les multiples questions que nous
avons posées aux bureaucrates syndicaux, quelques-unes qui
révèlent la phraséologie employée par ceux-ci quand ils
doivent répondre à des questions précises :
QUESTION. Rapports du syndicat avec l'Etat et le
P.C.Y. ?
RÉPONSE. Le syndicat yougoslave est une organisation de
masse qui groupe les travailleurs volontaires. Le P.C.Y. guide
le syndicat...
17
.
QUESTION. - Le syndicat peut-il présenter une liste de can-
didats à l'assemblée populaire ?
RÉPONSE. -- Tous les membres du syndicat sont membres
du Front populaire, lequel peut seul présenter des listes.
QUESTION. Les syndicats ont un rôle différent que dans
les sociétés capitalistes ? Il se peut que le syndicat ait des
divergences sur la façon de construire le Socialisme. Comment
cela se passe-t-il ?
RÉPONSE. Notre parti a son programme, notre syndicat
et le Front populaire aussi, MAIS TOUS LES PROGRAMMES
SONT IDENTIQUES. Notre parti a comme programme l'édifi-
cation du Socialisme au travers du plan quinquennal Le syn-
dicat doit appliquer ce programme.
QUESTION. Le syndicat peut-il poser des revendications
de salaires ?
RÉPONSE. L'usine n'a pas la responsabilité matérielle des
travailleurs. Aucun homme ne doit prendre des obligations
qu'il ne peut appliquer.
Réponse jésuitique entre toutes car personne n'avait
demandé que la revendication soit seulement portée à l'échelle
de l'usine.
La valeur même de la question est douteuse car, quand on
sait que le syndicat a le même programme et les mêmes prin-
cipes que le parti, il se trouve que sans aucun doute, avec
l'appui total de la bureaucratie syndicale et politique, il
n'existe aucune possibilité pour les travailleurs de protester
contre le système de la rémunération du travail tel qu'il existe
en Yougoslavie comme nous allons le voir.
QUESTION. - Comment se fait la répartition des revenus de
l'usine ?
RÉPONSE. Il y a une échelle de pourcentage pour chaque
branche d'industrie; la plus grande part revient à l'Etat. Nous
ne connaissons pas le pourcentage pour les ouvriers. (C'est, en
effet, le moindre de leurs soucis).
QUESTION. - Y a-t-il une différence entre le système Oudar-
nick et le système Stakanov ?
18
::
Succulente réponse :
Le système stakanoviste en Russie s'appuie sur la science
de Marx-Engels; chez nous, le système Oudarnick s'appuie
aussi sur la science de Marx-Engels.
QUESTION. Mais c'est un système d'inégalité. Comment
pouvez-vous justifier cette exploitation criminelle ?
RÉPONSE. - Notre pays est socialiste, donc les travailleurs
sont intéressés à la production; chaque homme qui produit.
plus, reçoit davantage.
QUESTION. Si plusieurs travailleurs font plus que la
norme, 120 % par exemple, est-ce que les 120 % ne se trans-
forment pas en 100 pour tout le monde ?
RÉPONSE. Chaque travailleur qui dépasse la norme tou-
che 50 % en plus, mais si la plupart des travailleurs font plus
que la norme, on fait la révision des normes. (Sans commen-
taires !).
QUESTION.
Les Oudarnicks ont-ils des avantages parti-
culiers ?
RÉPONSE. Vacances plus longues : 20 à 30 jours; des
tickets supplémentaires de nourriture tous les mois, des pri-
mes (facultatives), 30 points de textiles de plus par an, priorité
dans les coopératives et les cinémas (sic), droit aux maisons de
repos où ils ne paient pas et enfin priorité pour les meilleurs
logements.
QUESTION Quel est l'éventail hiérarchique ?
RÉPONSE. Le salaire le plus bas est 3.000 dinars par mois,
le plus haut peut aller jusqu'à 12.000, 20.000 et même 30.000
pour les Oudarnicks célèbres.
QUESTION. Existe-t-il un minimum vital et de combien ?
RÉPONSE. Le minimum vital pour les employés des
bureaux est de 2.800 dinars et pour les travailleurs de 3.200
dinars.
A remarquer : 1° on nous dit d'abord qu'il n'y a pas de
salaires plus bas que 3.000 dinars et, à la question suivante,
on nous dit que le minimum vital des employés est de 2.800
dinars.
19
2° Nous avons constaté couramment des salaires de 2.500,
2.600 et même 2.000 dinars.
Il y aurait donc des salaires en dessous du minimum légal
et comme c'est l'Etat qui fixe les salaires et qui paye, on peut
voir la valeur des réponses que l'on nous a données. Ces chif-
fres sont quand même très intéressants, quand on connaît les
prix des denrées alimentaires, ou même le prix des cantines
d'usine que les ouvriers désertent tellement elles sont mau-
vaises et qui coûtent 1.200 à 1.300 dinars par mois, soit près
de la moitié du minimum vital. A remarquer aussi que ces prix
sont, bien entendu, sans aucun rapport avec les prix pratiqués
dans les restaurants où le repas coûte pour le moins 100 dinars.
Dans les cantines des usines de la région parisienne, le prix
moyen est de 60 fr. le repas, ce qui fait environ 1.600 fr. par
mois pour 26 jours, soit à peine 10 % du minimum vital.
Question intéressante sur le salaire du manoeuvre, de
l'ouvrier qualifié et du chef d'équipe :
RÉPONSE. « Le salaire de l'ouvrier qualifié était plus fort
que celui du chef d'équipe; aussi il y avait une tendance chez
les ouvriers à ne pas vouloir être chef d'équipe (ce qui se
comprend parfaitement, le chef d'équipe étant en général un
ouvrier hautement qualifié : si son salaire restait fixe, il aurait
pu avoir sous ses ordres des ouvriers gagnant deux ou trois fois
comme lui); depuis nous avons donné une prime supplémen-
taire pour niveler le salaire des deux catégories.
On peut poursuivre le raisonnement. Il y a en Yougoslavie
une masse de super-oudarnicks qui sont devenus directeurs
d'entreprises. Ils gagnaient selon les lois du régime jusqu'à
30.000 dinars par mois, et les voilà revenus au salaire avoué
du directeur qui serait de 6.000 à 8.000 dinars ! On voit par
là les multiples contradictions et les mensonges de la bureau-
cratie pour cacher aux travailleurs ses revenus.
QUESTION. - Y a-t-il des écoles de cadres syndicaux ?
RÉPONSE. Il y avait une école du Comité central par
république, par département, par ville. Aujourd'hui, il n'y a
pas particulièrement besoin de dirigeants et maintenant on
supprime les *écoles syndicales (merveilleuse conception des
bureaucrates bien en place qui tâchent d'éliminer des concur-
rents en puissance).
QUESTION. Quel est le matériel d'éducation ?
20
1° La littérature marxiste : Marx, Engels,
RÉPONSE.
Lénitte, Staline.
2° Des livres sur les calomnies du Kominform.
3° Des études des peuvres du marxisme-leninisme et leur
application aux problèmes politiques yougoslaves. Chaque tra-
vailleur est éduqué selon le marxisme-leninisme. Nous laissons
la liberté du culte, mais nous donnons une éducation contre les
religions (il faut dire que nous avons appris d'autre part que
les prêtres qui donnent des cours d'enseignement religieux
dans les écoles sur la demande des parents d'élèves, sont payés
par l'Etat pour ce travail).
Le marxisme-leninisme était, lors de notre séjour, la grande
formule à la mode, comme elle l'est dans les discours ou
moindres écrits, formule d'autant plus vide de sens que
l'ensemble des principes appliqués en Yougoslavie se rappro-
chent beaucoup plus des principes de Staline et que l'amalgame
entre les principes staliniens et ceux de Marx montrent bien
tout le faux contenu de ces termes.
Nous avons laissé ces réponses telles qu'elles nous ont é
données, ce qui peut les rendre un peu bizarre; mais nous
avons préféré cette méthode pour en conserver toute la saveur.
Autant le bla-blatage contre la bureaucratie est, en Yougos-
lavie, à la mode, autant ces mêmes bureaucrates se jugent tout
à fait nécessaires et pas du tout bureaucrates. C'est aux ouvriers
que nous nous sommes adressés pour savoir ce qu'ils en pen-
sent. Pour les travailleurs conscients, les bureaucrates syndi-
caux étaient à mettre dans le même sac que les profiteurs du
régime.
1
Nous avons donc passés dix jours à Zagreb entre le travail,
le matin avec de longues discussions avec des jeunes étudiants
et l'après-midi, soit au camp, soit en visite officielle, soit en
promenade et toujours avec de continuelles discussions.
Dans la ville ou dans les usines que nous avons visitées,
nous arrivions très facilement à parler librement avec les
ouvriers lorsque nous étions seuls ou seulement deux ou trois;
mais il y avait une méfiance dès que quelques autres Yougo-
slaves écoutaient. Par contre, au camp, il nous fut très difficile
d'avoir des conversations avec des jeunes en désaccord avec le
régime, d'abord parce que c'est la jeunesse qui est la plus
21
soumise à l'effort de propagande et ensuite parce que tous ces
jeunes étudiants qui se trouvaient dans le camp étaient sans
doute les privilégiés de demain pour la plupart; c'étaient des
étudiants en journalisme, diplomatie, question soctale et poli-
tique, alors que les étudiants techniques passent plutôt leurs
vacances dans des stages de la pratique : médecin dans les
hôpitaux, technicien de l'industrie dans l'industrie, de l'agri-
culture à la terre.
Lorsqu'après un très lent travail, nous avons réussi à
vainere la méfiance de quelques-uns, ils nous ont parlé assez
franchement, sans nous donner l'impression qu'il puisse y avoir
chez eux des positions politiques claires et encore moins un
esprit combatif pour les apologistes du régime. Ce n'était que
formule toute faite, genre marxisme-leninisme, antibureaucra-
tisme, décentralisation.
Nous avons eu un exposé sur le plan quinquennal sans
grand intérêt car les chiffres sérieux sont secrets. La discussion
donna quelques détails intéressants quant au problème de
l'orientation de l'industrie.
Nous avions posé la question : comment se fait-il que le
plan ne prévoit pas la fabrication d'armements, alors que nous
apprenons par les publications yougoslaves l'importance de
l'effort fait sur le plan défensif ?
On nous répondit qu'en 1947, date de l'élaboration du
plan, les armes et les équipements militaires étaient achetées
en U.R.S.S. ou en Tchécoslovaquie et que, depuis la rupture
de 1948, il avait fallu modifier complètement le plan pour
pouvoir construire des usines d'armement sur lesquelles nous
n'avons pu avoir de détails, si ce n'est savoir que leur part dans
l'investissement était considérable. Nous avons d'ailleurs pu
nous rendre compte pendant notre voyage du fait que ces usines
sont entourées de fil de fer barbelé et protégées par des
miradors.
Le plan prévoit aussi que 500.000 nouveaux ouvriers devront
être ramenés des campagnes avec leurs familles, ce qui pose
le problème de loger et de faire vivre un million de nouveaux
citadins.
L'effort est aussi très sérieusement poussé dans la formation
de cadres techniques, ce qui amène à construire les cités uni-
versitaires.
22
Les dirigeants yougoslaves affirment que le plan, en sa qua-
trième année, est déjà réalisé quant au programme d'industria-
lisation, alors que celui des objets de consommation et surtout
le plan alimentaire sont très en retard.
Les bruits de famine qui courrent dans la presse et dans
les appels des apologistes du régime sont le fait d'un dépeuple-
ment des campagnes, d'une mobilisation importante qui enlève
à la production les éléments les plus jeunes, donc les plus
actifs, et surtout d'une désorganisation de l'économie agraire
par la collectivisation bureaucratique.
Les questions posées sur l'élaboration à la base, du plan
ont révélées le caractère d'un plan imposé par le haut car,
lorsque nous soulevions le problème, on nous répondait cons-
tamment : « Oui, dans chaque ville ou usine, il y a une com-
• mission du plan qui élabore les possibilités locales ».
Mais le problème n'est pas là : la question de l'élaboration
du plan par les masses ne signifie pas seulement que des
commissions locales disent s'il faut une nouvelle machine pour
telle usine, mais le fait de pouvoir discuter l'orientation géné-
rale du plan, de la part qui est consacrée aux besoins de
consommations immédiates et de la part du réinvestissement
pour le développement industriel.
Le plan général, quand on prend les chiffres de la produc-
tion de camions, de machines agricoles, nous a semblé bien
modeste. Il semble que l'orientation soit surtout celle d'une
économie de guerre ou du « pouvoir. défensif » comme ils
disent.
Les discussions que nous avons eues avec les étudiants (dis-
cussions collectives et organisées par les dirigeants du parti)
ne nous ont pas apportées grand chose, si ce n'est un raba-
chage de toutes les balivernes staliniennes sur la cohabitation
pacifique du socialisme et du capitalisme et la paix organisée
par l'O.N.U. A la politique de sacrifice du prolétariat de tous
les pays pour les besoins de la défense de l'U.R.S.S., il nous fut
répondu que ces problèmes n'avaient pas été examinés par
eux.
De même, l'U.R.S.S. est qualifiée par eux de socialiste et...
d'impérialiste, ce qui est particulièrement révélateur non seule-
ment sur le niveau théorique de ces militants mais aussi sur
les raisons qui leur font dire cela :
Impérialiste parce qu'ils en ont fait les frais.
23
Socialiste car leur conception du socialisme ne diffère en
rien de la conception stalinienne.
Et le marxisme-leninisme, formule magique, venait encore
à leur secours quand nous leur montrions la contradiction qu'il
pourvait y avoir entre Socialisme et Impérialisme.
Le grand dada des dirigeants yougoslaves, répété servile-
ment par leurs élèves, c'est la défense et l'indépendance des
petites nations. Notion vide de sens dans un monde que tout
porte à l'unification que seuls les antagonismes basés sur les
régimes d'exploitation, empêchent de se réaliser.
Il est ressorti particulièrement aussi que, selon eux, la
tâche du socialisme yougoslave était de se construire dans son
petit coin, sans faire trop de bruit et surtout de ne pas se
mettre à faire une politique subversive qui pourrait amener
les autres Etats à s'occuper d'eux. C'est le plus clairement et le
plus cyniquement exprimé la soi-disant politique du « socia-
lisme dans un seul pays » qui conduit à pas de socialisme du
tout, si ce n'est du genre russe, c'est-à-dire... « impérialiste ».
Notre période de travail terminée à Zagreb, nous sommes
partis pour Belgrade; 'notre vie changea du tout au tout. Ši
l'émulation au travail ne nous avait pas convaincus, nous le
serions peut-être par les bons gueuletons et l'alcool.
A Belgrade, nous fûmes logés dans un ancien hôtel qui était
en voie d'être aménagé. A part le fait que tout était assez sale
et très peu commode, surtout pour se laver, nous étions très
bien.
Le matin, on nous prenait en autocar pour nous amener
à l'endroit où nous prenions notre petit déjeuner (très copieux :
café au lait, saucisson, fromage en grande quantité). Ensuite,
visite ou discussion avec des organismes syndicaux, du parti
ou des jeunes et ensuite déjeuner dans un des plus luxueux
restaurants de la ville où les repas (avec l'alcool et deux sortes
de vin) valaient pour le moins une semaine de travail pour
un ouvrier.
Nous étions honteux surtout de voir de pauvres gens collés
aux fenêtres, nous regardant manger, ou de pauvres femmes
s'enhardissant assez pour venir prendre les restes du pain
sur les tables.
On nous a toujours dit que ce restaurant était unique, mais
en nous promenant le soir à la citadelle, nous vîmes encore
24
un autre restaurant « unique. » et les autres camarades d'autres
brigades nous oņt dit ne pas connaître notre « unique ». Par
contre, 'eux, ils avaient mangé à l'hôtel « Moscou » ou ailleurs.
A Belgrade, il y a de beaux magasins d'Etats avec des meu-
bles, de l'argenterie, des tissus de haute qualité, réservés à
l'autre partie des Yougoslaves (l'altre parte degli yougoslave,
comme nous disait une petite vendeuse qui parlait italien).
Nous visitâmes le nouveau Belgrade, constitué essentiellement
d'un immense bâtiment pour loger le Parlement et les organes
administratifs de l'Etat, bâtiment trois ou quatre fois plus
grand que le palais de Chaillot.
La cité universitaire de Belgrade est très différemment
conçue que celle de Zagreb. Ce sont des bâtiments où pourront
loger 1.000 étudiants par petites chambres d'un ou deux lits,
solidement construits. Par deux blocs sont prévus des bâtiments
pour les cantines et les Universités. Il apparaît que tous ces
bâtiments du nouveau Belgrade abriteront l'intelligentia et les
dirigeants du régime.
Quant aux « bâtisseurs », ce sont des pauvres diables mai-
gres et en guenilles, nouveaux esclaves chargés de la construc-
tion des « pyramides bureaucratiques ».
Nous avons passé une matinée à parler avec les dirigeants
des syndicats et avec un représentant du Comité central du
Parti Communiste Yougoslave.
Aux syndicats, rien de très nouveau par rapport à ce que
nous avions appris à Zagreb. Il y a une telle uniformité de
pensée que le plus petit bonze répète ce que les moyens ou les
grands peuvent dire.
Par contre, aux C.C. du P.C.Y., nous avons posé pas mal
de questions et nous avons eu des réponses assez édifiantes en
soi. Nous tirons les questions et les réponses du texte sorti par
les militants trotskystes et presque pris mot à mot.
QUESTION. L'U.R.S.S. est-elle socialiste ?
RÉPONSE. Le socialisme en U.R.S.S. est en état de stagna-
tion. Il est arrêté à un niveau assez bas (sic). Les causes objec-
tives en sont l'état arriéré du pays. Les dirigeants n'ont pas
lutte contre la bureaucratie. Ils ont pensé qu'un peuple arriéré
pouvait se diriger par l'administration. Ils ne croient pas en la
valeur des forces populaires. Ce qui est un trait commun à
tous les bureaucrafes. La Yougoslavie, au contraire, dirige sa
conception du socialisme vers les masses.
25
O douce merveille de la dialectique « marxiste-leniniste » !
Ils oublient, ces pauvres gens, que c'est sur les dizaines de mil-
liers de cadavres de militants révolutionnaires et des millions
d'ouvriers et paysans que la bureaucratie stalinienne a imposé
son « socialisme »
QUESTION. Nature de l'impérialisme stalinien ?
RÉPONSE. L’U.R.S.S. mène une politique. impérialiste.
L'impérialisme a ses lois, qu'il soit russe ou américain... Nous
ne pouvons pas mettre sur un pied d'égalité pour cette ques-
tion, TU.R.S.S. qui n'est pas un pays capitaliste et l'Amérique,
mais cette politique représente un grand danger pour la paix.
QUESTION. L'O.N.U. peut-elle empêcher la guerre ?
Quelle raison politique et doctrinale justifie la participation de
la nouvelle Yougoslavie à to.N.U.?
RÉPONSE. L’O.N.U., si elle peut bien travailler, peut
éviter la guerre si la majorité de ses membres veut bien tra-
vailler selon les principes de sa fondation.
QUESTION. Comment le P.C.Y. analyse-t-il la guerre de
Corée ?
RÉPONSE. - La guerre de Corée est un conflit entre impé-
rialistes; chacun des deux blocs en présence veut abuser de
la volonté d'indépendance du peuple coréen.
QUESTION. Les tendances politiques ont-elles droit d'exis-
ter dans le P.C.Y: ?
RÉPONSE. Le P.C.Y. est formé sur les principes du
marxisme et du leninisme; les fractions n'y sont pas admises.
QUESTION. Attitude du P.C.Y. envers les minorités poli-
tiques bourgeoises, trotskystes, anarchistes, socialistes, agra-
riens.
RÉPONSE (la camarade n'a répondu que sur la question du
trotskysme). Avant la guerre, le trotskysme n'a pas existé
en Yougoslavie sous forme de groupe mais sous la forme d'indi-
vidualités qui ont été épurées du parti (en particulier Kidrich
qui a été envoyé se faire fusiller à Moscou). Les trotskystes
sont des bureaucrates pires que les staliniens, je ne parle ici
que des masses trotskystes en dehors de la Yougoslavie.
QUESTION. - Comment le P.C.Y. lutte-t-il contre la bureau-
cratie ?
RÉPONSE. Nous avons à faire bien attention à l'héritage
du passé dans l'administration de l'Etat et des entreprises, etc...
26
Dans l'appareil de l'Etat, la lutte contre le bureaucratisme
se fait par la décentralisation. Nous faisons cette décentralisa-
tion en tenant compte de l'unité de l'Etat. L'organisation des
masses lutte pour éliminer complètement le professionnalisme.
La lutte contre la bureaucratie dans l'économie est plus accen-
tuée; elle a pour but final le dépérissement de l'Etat.
QUESTION. Comment le P.C.Y. entend-il le dépérissement
de l'Etat ?
RÉPONSE. Nous considérons que la classe ouvrière est
mûre pour prendre ses responsabilités; c'est le seul moyen de
faire dépérir l'Etat.
QUESTION. Le P.C.Y. entend-il devenir un nouveau point
de cristallisation révolutionnaire ? Quelles sont les relations
entre le P.C.Y. et les mouvements ouvriers non conformistes ?
RÉPONSE. Nous considérons qu'un nouveau centre inter-
nationale, genre troisième internationale, freinerait l'évolution
des peuples mais, quels que soient les mouvements révolution-
naires qui rompent avec le Kominform, nous ne voulons pas en
prendre la tête.
Il ressort de tout ce fatras que les positions idéologiques
du P.C.Y. depuis sa rupture en sont restées aux positions les
plus traditionnelles du stalinisme. Parler du dépérissement de
l'Etat dans un pays où les masses sont gouvernées comme des
pantins par des chefs sublimes, encensés, est risible et grotes-
que. Sur l'appréciation du trotskysme, nous pouvons dire que
Tito a trouvé une réponse toute faite. D'un côté, il les a détruit
physiquement, de l'autre s'il en. a vu certains caractères pro-
fonds, il ne fait en fait que de répéter les leçons de ses maîtres.
Comment d'ailleurs pourrait-il dire autre chose ? Les militants
du P.C.Y. ont tous sur leur table de chevet l'histoire du P.C.
(b.) de Staline et la vérité, par là même, sur l'histoire est lar-
gement déformée. Ne nous étonnons pas non plus de la position
sur la question de la construction d'une nouvelle Internatio-
nale. Elle est exactement dans la ligne yougoslave de la cons-
truction de son « socialisme » qui ne doit surtout pas se heurter
au capitalisme des autres pays. La décentralisation dont on fait
tellement de cas n’est, en fait, qu'une nécessité organique de
contrôler jusque dans les plus petits détails le fonctionnement
de l'économie et de la direction politique et qui, loin de dé-
truire le bureaucratisme, ne fera que l'étendre en profondeur.
Quant à la question de la centralisation économique et poli-
4
27
tique, ne nous faisons pas d'illusions, les tendances générales de
la société poussent non seulement à une centralisation natio-
nale mais aussi internationale, à laquelle Tito ne pourra pas
échapper.
La suite de notre voyage.
Nous sommes partis de Belgrade afin de nous rendre sur la
côte Dalmate en passant par Titovo, Uzicé et Sarrayevo. Nous
avons atteint Titovo après nous être arrêtés dans une ferme
collective dont nous n'avons pas pu apprécier le régime écono-
mique et social faute de combattants, l'alcool les avait tous
terrassés. La seule chose intéressante remarquée dans cette
ferme où de nouveaux bâtiments devaient être construits, a été
un four primitif pour la cuisson des briques, celui-ci fait en
terre glaise, rectangulaire, de 10 m. sur 20.et de 4 m. de haut.
Une première couche est le foyer de charbon de bois sur
lequel sont entassées une quantité importante de briques qui
cuisent pendant des jours.
Titovo-Ucizé est le premier centre de l'état-major de Tito
qui lui a laissé son nom. C'est de là que sont partis, dans tou-
tes les directions de la Yougoslavie, les ordres de mobilisation
des masses de mener la guerre de partisans par n'importe
quels moyens. 1.500.000 ouvriers et paysans ont payé de leur
vie la réalisation de l'indépendance nationale ou plutôt de la
plus grande aventure d'un ancien sergent de l'armée autri-
chienne. Cette politique qui a consisté à développer le chauvi-
nisme et le nationalisme à outrance pour la défense de la patrie
serbo-croate et russe n'a pu, à la fin du compte, qu'enfanter ce
régime où les militaires et les policiers sont rois. La ville
conserve les souvenirs de cette mémorable épopée qui sert à
entretenir la flamme de la jeunesse.
Sarrayevo nous est apparu comme une ville du proche
Orient, avec sa centaine de minarets, ses vieux quartiers turcs
et ses femmes voilées. Quelques usines et, semble-t-il, une
grande misère.
De là, nous avons été visiter le barrage en construction de
Yablaneza. On nous avait promis de nous montrer là un camp
de concentration. Arrivés sur place, nous n'avons trouvé que
des policiers de l'Etat. Quant au camp, il n'existait paraît-il
pas. 4.000 ouvriers sont employés à la construction de ce bar.
28
rage qui devrà produire 240.000 kw.-heure. Le soir après le
dîner, nous eûmes une longue discussion avec le directeur de
l'entreprise, discussion qui tourna assez rapidement au vinaigre
quand celui-ci nous demanda notre position sur la Yougo-
slavie. Il essaya, selon la méthode habituelle des bureaucrates,
de nous justifier toutes les inégalités du régime et triompha
définitivement en nous disant : « Vous avez de belles théories,
vous en rabattrez sûrement le jour où vous serez au pouvoir ».
Nous sommes repartis en direction de Dubrowick (Raguse).
La ville, vieille cité italienne, est un des plus beaux joyaux de
la Côte Dalmate. Elle semble réservée au personnel de qualité
du régime et les magasins regorgent de produits de luxe, de
bijoux. Il y a dans la ville de bons restaurants et cabarets.
Après un jour d'arrêt, nous avons pris le bateau, direction de
Split, en passant par les îles qui bordent la côte. Sur le bateau,
des policiers demandaient les papiers d'identité des voyageurs.
Nous avions déjà pu constater à Sarrayevo que les personnes
désirant faire un long voyage devaient obtenir de la police une
autorisation sous forme de carte. Nous discutons aussi avec un
membre du parti, artiste dramatique, qui trouve normal que
son salaire soit beaucoup plus élevé que celui des ouvriers;
il a un certain nombre de schémas : décentralisation, gestion
des usines par les ouvriers, non professionnalisme des militants
du parti, dépérissement de l'Etat. Il semble en général com-
prendre le problème du dépérissement de l'Etat de la même
manière que Staline le posait en 1925, soit de mettre côte à
côte le dépérissement de l'Etat et l'accentuation de la dictature
du prolétariat. Deux choses totalement inverses, car ou il y a
la dictature du prolétariat, ou l'état dépérit et la dictature avec
elle. Il semblait seulement oublier que la condition du dépéris-
sement ne peut être donnée que par le développement des
forces productives éliminant complètement la pénurie en créant
l'abondance, supprimera, comme le disait Marx, tout le vieux
fatras de l'indigence avec tout ce que cela entraîne et la néces.
sité du policier en premier lieu. Lorsque la discussion s'éleva
au-dessus de ces schémas, le pauvre camarade ne sut rien
répondre sur les problèmes touchant le mouvement ouvrier
international, la question de la guerre qui vient, et ne savait
que se retrancher derrière son « socialisme » yougoslave. Notre
fatigue était telle, en arrivant à Split, que nous ne pensions
qu'à nous reposer. Quelques camarades, quand même, allèrent
A
29
visiter une maison de campagne pour les ouvriers et virent,
d'une manière concrète, comment l'argent pris à tous les syn-
diqués servait à payer des vacances aux « meilleurs ».
Nous étions tous las quand nous reprîmes le bateau pour
Fiume où nous fûmes logés dans des baraques assez éloignées
de la ville. Le lendemain, à une heure, nous reprenions le train
pour Postoyena où se trouvent de merveilleuses grottes. Nous
eûmes le droit de les visiter, de dîner et d'écouter quelques
discours avant de partir vers la France.
RAYMOND BOURT
30
LE STALINISME
EN ALLEMAGNE ORIENTALE
LA CLASSE OUVRIERE SOUS LE REGIME STALINIEN
(suite)
Les ouvriers du secteur soviétique de l'économie.
Au sein des S.A.G., la situation était autre que celle des
V.E.B. : la direction russe était toute puissante et le Conseil
d'Entreprise réduit par définition au rôle d'inciter les ouvriers
au travail pour une production qui s'en allait en U.R.S.S. Voici
quelques extraits d'un contrat passé le 5 août 1947 entro la
direction de l'Elektro-Apparate Fabrik (A.E.G. Treptow) de
Berlin d'un côté et le Conseii d'Entreprise de l'autre :
« ...Le Conseil d'Entreprise assiste la Direction dans l'exé-
cution des mesures en vue d'augmenter la production et dans
l'organisation des institutions sociales et culturelles ainsi que
dans l'amélioration du moral au travail des ouvriers et le ren-
forcemeri de la discipline au travail. »
« ...Les assemblées du personnel et les assemblées syndicales
pendant le travail doivent être approuvées par la Direction.
Les séances du Conseil d'entreprise ont lieu une fois par
semaine pendani ie travail et durent en moyenne de 2 heures
à 2 h. 30. Les autres questions seront résolues selon l'urgence,
en dehors du teinps de travail. En cas de nécessité, des séances
supplémentaires seront tenues pendant le travail avec l'appro-
bation de la direction. »
31
« ...Pour encourager les efforts communs des ouvriers et de
la Direction en vue d'augmenter la productivité du travail, la
Direction met au courant le Conseil d'Entreprise des problè-
mes les plus importants ayant trait à la planification. De même
en ce qui concerne la comptabilité, les salaires et les conditions
de vie des ouvriers et employés, l'opinion du Conseil d'Entre-
prise est à considérer. »
Le manque de démocratie intérieure n'empêchait pas le
S.E.L. de considérer les S.A.G., à côté des V.E.B., comme pro-
gressives et de demander aux ouvriers d'augmenter la produc-
tion. Les cellules S.E.D. des S.A.G. ne suivaient pourtant pas
toujours cette orientation et parfois, avec le Betriebsrat, elles
se trouvaient à côté des ouvriers. Ainsi, à la S.A.G. de Espen-
haim, où le Betriebsrat, aidé par la cellule, organisa, début mai
1948, une grève de protestation contre les inégalités dans la
nourriture. Mais les possibilités d'action ouvrière, dans les
S.A.G. étaient réduites à cause de la répression et, par ailleurs,
le Betriebsrat n'ayant aucun contrôle sur la production man-
quait même l'occasion de réaliser des compensations. En échan-
ge, la nourriture était meilleure que dans les autres entreprises.
Vers la mi 1947, près de 300.000 ouvriers travaillaient dans
les S.A.G. Le secteur soviétique de l'économie comprenait en
outre les mines d'uranium de Aue - Oberschlemma, en Saxe, qui
d'après certaines sources (Europa Archiv) employaient 50.000
ouvriers, d'après d'autres (Neue Zeitung) 100.000 Ouvertes dès
printemps 1947, on tenta d'y envoyer du personnel volontaire
et on accorda de hauts salaires, mais les conditions de sécurité
et d'hygiène étaient désastreuses et peu d'ouvriers se présen-
tèrent. On recourut alors au travail forcé. La police allemande
et la police militaire soviétique organisèrent des rafles. Sous le
moindre-prétexte, on retirait les papiers d'identité aux arrêtés
et on les emvoyait dans les mines d'uranium. En cas de fuite,
on arrêtait un membre de la famille. On rendait la liberté au
travailleur forcé suivant le cas, soit après une période de trois
å six mois, soit lorsqu'il devenait inapte au travail. Il était rare
que plus d'un an soit nécessaire pour qu'il le devienne. Le nom
de Aue devint rapidement synonyme de terreur et plus spécia-
lement de terreur antiouvrière soviétique.
Si le S.E.D. se tut en général, sur les conditions de Aue, les
syndicats adoptèrent une attitude positive. En février 1948, les
deux présidents (staliniens) des syndicats, Jendretzky et
Göring, envoyèrent une circulaire aux sections leur demandant
d'aider au recrutement des volontaires pour les mines d'ura-
nium. En juin 1948, la Commission Economique légalisait le
travail forcé « en cas de besoin public ou pour remplir une
32
capitalistes ne se soumettaient pas à la loi
obligation envers la puissance d'occupation », Aue contribua à
rendre haïssable le régime stalinien aux travailleurs de la zone
soviétique.
Il serait nécessaire de considérer également la situation des
ouvriers allemands travaillant en U.R.S.S., comme volontaires
ou amenés de force en même temps que les machines de leurs
anciennes usines. Malheureusement, il n'existe quant à leur
nombre et à leurs conditions de vie que des indications frag-
mentaires. Il semble. toutefois que celle-ci ne soient pas plus
mauvaises que celles des ouvriers russes de même catégorie et
que leur: nombre est de l'ordre de quelques dizaines de mille.
Les ouvriers des entreprises privées.
Au sein du secteur privé de l'industrie, qui contenait encore
à l'époque envisagée environ 50 % des salariés, les conditions
de la classe ouvrière étaient en général semblables à celles des
autres secteurs. L'attitude du parti fut cependant différente.
Les cellules S.E.D. reçurent l'ordre d'expliquer aux ouvriers
qu'ils se trouvaient dans des entreprises capitalistes et qu'ils
devaient résister aux patrons. Cette attitude était contredite par
la nécessité de produire et par la théorie du « courant progres-
sif au sein de la bourgeoisie. » Ils ressortait pratiquement de
cette position double que le parti demandait aux ouvriers de
« défendre activement leurs intérêts » toutes les fois que le
stalinienne. Ceci
arriva surtout au début. Encouragés par la théorie du courant
progressif, un certain nombre de capitalistes soulevèrent des
difficultés lorsqu'il s'est agi de contrôler leurs livres de compte.
Le parti organisa alors quelques grèves et les capitalistes cédè-
rent très rapidement
Il existait bien entendu chez les ouvriers qui participaient à
ces actions un sentiment de satisfaction de pouvoir se venger
contre leurs patrons. Dès 1946 pourtant, le contraire prévalut.
La masse des ouvriers, y compris ceux des entreprises privées
regardaient comme ennemi principal le régime bureaucratique
stalinien qui couvrait les réparations. Ce régime était repré-
senté au sein de l'entreprise privée par les éléments staliniens
de la cellule S.E.D. et surtout par les informateurs de police
qui y pullulaient. Il répugnait aux ouvriers que ces éléments
prétendent représenter leur classe et souvent préféraient leur
patron qui ne s'en réclamait jamais et qui, lui aussi, tremblait
devant les contrôles économiques ou policiers staliniens.
Dès 1946, il y eut un rapprochement instinctif entre ouvriers
et patrons de la zone soviétique. En été 1946, au moment des
33
2
référendums de Saxe qui devait décider des nationalisations, un
certain nombre de Betriebsräte demandèrent que leur entre-
prise soit rayée de la liste soumise au referendum. Ainsi, chez
Daimler Benz, les Betriebsräte des différentes usines de la mai-
son exprimèrent l'intention de se réunir en conférence pour
ce but.
Dans la plupart des cas, le Betriebsrat s'entendait avec le
patron en vue des compensations. Ces opérations prirent le
caractère d'une vraie institution dans l'industrie textile saxone
qui, en majorité, était restée privée. Le patron accordait pério-
diquement à chaque ouvrier des tissus ou des tricotages. Celui-
ci revendait au marché noir son attribution, doublant ou tri-
plant ainsi son salaire. En échange, le Betriebsrat fermait les
yeux sur les affaires illégales du patron.
Bien entendu, pris entre l'action du capitaliste et celle de
la bureaucratie, sans autre perspective et solution qu'indivi-
duelle, les ouvriers des entreprises privées perdaient toujours
plus leur conscience de classe et, quoique passivemnt, passaient
sous l'influence des capitalistes.
Réaction du parti stalinien.
La tentative stalinienne de ranimer grâce aux Betriebsräte
ies illusions des ouvriers d'avant-garde et l'ardeur au travail
de l'été 1945 avait échoué. Malgré son amorphisme politique,
la classe ouvrière avait imposé à la majorité des conseils leur
conduite. Devant son poids et sa volonté de vivre, le réseau de
cadres staliniens s'était avéré trop faible.
Le S.E.D. était considéré de plus en plus comme une orga-
nisation de Quislings et la productivité du travail qui était au
début 1947 suivant des sources officielles
á: 40 % par
rapport à 1936 n'avait pas tendance à monter.
Les Betriebsräte constituaient, tout au moins pour la forme,
un moyen démocratique de résoudre le problème de la produc-
tivité du travail ; dorénavant, le parti recourra toujours plus
à ces moyens purement bureaucratiques et de force. Il restrein-
dra progressivement les droits des Betriebsräte jusqu'à les dis-
soudre; il introduira à l'usine les méthodes d'exploitation con-
nues en U.R.S.S. sous le nom de stakhanovisme; enfin, il créera
de toutes pièces des organismes de contrôle policiers qu'il bapti-
sera populaires et qu'il présentera ensuite comme issu de l'ini-
tiative des travailleurs. Chaque mesure sera présentée comme
une conquête démocratique, mais la propagande ne trouvera
plus aucun écho parmi les ouvriers et de plus en plus elle
deviendra un alibi politique pour les communistes devenus
34
bureaucrates. Les moyens de recruter de nouveaux cadres de
direction politique et économique deviendra l'enseignement
scolaire du stalinisme combiné à l'attrait des avantages maté-
riels.
Premières attaques contre les Betriebsräte.
Dès l'été 1946, le parti stalinien attaquait insidieusement les
Betriebsräte « auxquels manque le courage de dire aux ouvriers
que seul le travail permettra de vaincre la crise actuelle. >>
(Neuer Weg, juillet 1946). En même temps, on accusait les vieux
militants d'être les plus incompréhensifs par rapport à la situa-
tion nouvelle. On éloigna des Betriebsräte les anciens commu-
nistes restés révolutionnaires et qui auraient pu cristaliser une
opposition d'autant plus dangereuse qu'elle se serait réclamée
des mêmes principes que les dirigeants staliniens. Toutefois,
des attaques de front contre les droits des Conseils n'eurent
lieu qu'aux premiers mois de l'année prochaine. A l'occasion
de la conclusion des contrats entre la direction des entreprises
nationalisées et les Conseils, ceux-ci réussirent dans certains
cas à s'arroger des droits qui faisaient de la direction une sub-
ordonnée. Ou bien, dans certains autres cas, dans les entre-
prises privées, les Betriebsräte reconnurent la primauté du
patron et allérent jusqu'à s'engager à exécuter les punitions
que celui-ci voudrait appliquer. Il fut décidé alors que chaque
contrat serait contresigné par la section syndicale respective.
En avril 1947, le deuxième congrès des syndicats de la zone
soviétique (F.D.G.B.) décida que les candidats pour les élec-
tions aux Betriebsräte seraient fixées par le groupe syndical
d'usine, qu'ils seraient responsables devant ce dernier de leur
activité et que le syndicat déciderait de leur recandidature.
La tendance se faisait déjà jour de remplacer les Betriebsräte
en ce qui concerne le travail de direction par les groupes syn-
dicaux d'entreprise que le parti dominait mieux.
Le 26 juillet, le Général Kolesnitchenko, chef de l'adminis-
tration militaire de Thuringe, par l'ordre 128 préconisait le ren-
forcement de l'autorité des directions d'entreprises et critiquait
lui aussi l'immixtion des Betriebsräte dans toutes les affaires
de l'usine.
Entre temps, au début juillet avaient eu lieu les deuxièmes
élections pour les Betriebsräte. Malgré la préparation rigou-
reuse des candidatures, les ouvriers avaient élu 40 % de non-
politiques, en dehors des listes officielles et aussi 3 - 4 %c de
membres des partis bourgeois. Dès lors, les Betriebsräte étaient
condamnés dans l'esprit des dirigeants staliniens.
35
Introduction. du Stakhanovisme.
Comme en utilisant les Conseils on ne réussissait pas à rani-
mer l'ardeur au travail des ouvriers, on organisa au début 1947
une levée en masse (Volksaufgebot) pour des travaux de recons-
truction. En même temps, sur le modèle des premiers temps de
la révolution russe, on essaya de mettre sur pieds des équipes
de choc de travail. On étendit également le système en vigueur
déjà des primes au rendement et on revint par endroits à la
méthode éprouvée du travail à forfait. Le tout fut généralisé,
perfectionné et élevé au rang d'institution par l'ordonnance 234
du commandement militaire soviétique d’octobre 1947. Le point
principal de cette dernière était la distribution à un million
d'ouvriers de repas chauds, sans tickets. à prendre à l'usine.
L'ordonnance prévoyait en outre l'extension du travail à for-
fait et aux pièces, ainsi que la distribution de primes sous for-
me de textiles ou de produits industriels aux ouvriers. «.des
entreprises principales. ».
Effectivement, à partir du 1er novembre 1947, un million
d'ouvriers reçurent des « repas Sokolowsky ». Mais ces privilé-
giés étaient eux-mêmes divisés en deux catégories : A et B. Seu-
lement, la première (400.000 ouvriers) recevait au repas de la
viande et des matières grasses. Il arrivait souvent qu'au sein
d'une usine ou même d'un atelier, il y ait trois catégories d'ou-
vriers et qu'au moment des repas chacun aille de son côté. La
gradation était faite suivant l'intérêt que représentait telle ou
telle catégorie pour la production en général et pour les répa-
rations en particulier. Bien entendu, beaucoup d'injustices se
produisaient et le système introduisait la division et des dispu-
tes mesquines parmi les ouvriers. Le système des repas à l'usine
uni à celui du travail ä forfait (fin 1947, 50 % des ouvriers tra-
vaillaient à forfait) s'avéra plus efficace que celui des distri-
butions de colis appliqué à la même époque par les Américains
dans les mines de la Ruhr : tandis que le colis était partagé
avec la famille, le repas était consommé sur place et se trans-
formait plus sûrement en production.
Suivant les sources officielles, la production augmenta à la
suite de l'ordre 234, de 15 %. Quoiqu'il en soit, reçu favorable-
ment au début, l'ordre 234 ne tarda pas à se transformer en
son contraire dans l'opinion publique. En effet, la quantité de
vivres consommés dans la zone soviétique restait la même, seule
la' répartition entre catégories changeait. Ainsi, les mineurs de
fonds reçurent du lait, mais les enfants à partir de 3-4 ans
cessèrent d'en' toucher.
Parallèlement aux repas, on généralisa le système des pri-
36
mes à la production et de distributions de textiles et de vivres
supplémentaires dont le comité syndical était chargé. A cause
du manque général, ces distribution avaient une grande impor-
tance et devinrent bientôt un moyen de favoriser les amis et
les partisans. Les ouvriers qui acceptaient et pouvaient travail-
ler à haut rendement touchaient également des distributions
supplémentaires. Leur salaire était de 2 - 300 % plus haut que
celui de leurs collègues. Ils étaient appelés « activistes », on les
affichait au tableau d'honneur et on tendait à les grouper entre
eux. Mais les autres ouvriers les haïssaient et les plaçaient dans
la même catégorie que les anciens « jaunes », mouchards ct
partisans de toujours du patron au sein de l'usine. En effet, la
direction tendait à se servir d'eux pour diminuer le temps
d'exécution des pièces et les primes qu'ils recevaient, finale-
ment, abaissaient le niveau de vie général : tout comme pour
les repas Sokolowsky par rapport à la zone, la quantité totale
de primes distribuées à l'usine restait fixe, seule la répartition
changeait.. L'ordre 234 instituait ainsi le système de la division
et du travail sous le fouet de la famine.
L'obsession du contrôle.
Dès l'été 1947 et surtout après les deuxièmes élections aux
Conseils d'Entreprise lorsqu'il était devenu clair que ces der-
niers ne deviendraient pas des instruments du régime, le parti
entreprit la création de comités de contrôle économique indé-
pendants et des Conseils d'entreprise. Cela débuta aux chemins
de fer où les vols avaient pris des proportions catastrophiques
et continua avec les principales entreprises privées et nationa-
lisées de la zone. Le but était d'empêcher les « affaires de com-
pensation et le marché noir, de suivre les marchandises dans
leur circuit, en général d'assainir l'économie du pays rongée
par les « égoismes », Chaque comité était composé de trois
ouvriers, un technicien et un spécialiste des questions commer-
ciales. Ils travaillaient sous la direction des commissions de
contrôle des Länder pour la planification et tous en jouissaient
de la protection des assemblées régionales et cantonales.
La direction officieuse du parti recommandait le choix des
membres des comités parmi les éléments qui avaient joué le
rôle de dénonciateurs des Betriebsräte dans les « affaires de
compensation ». Ceci est avoué par la revue stalinienne Die
Wirtschaft de novembre 1947 : ...(les membres des comités)
doivent avoir prouvé qu'ils ne permettront pas des affaires de
Is ne
compensation. >.
37
Dès le premier moment, le parti se heurta aux difficultés
déjà rencontrées avec les Betriebsräte : la cellule d'entreprise
ne disposait pas d'assez d'éléments qui soient en même temps
suffisamment « durs » et assez qualifiés pour pouvoir contrôler
la production. Mais les comités n'étant pas élus, comme les
Betriebsräte, ils s'avérèrent un instrument plus souple : Comme
première mesure et pour les détacher du personnel, on décida
d'envoyer le comité d'une usine contrôler dans d'autres.
Vers le mois de novembre 1947, après la publication de l'or-
dre 234, on donna une grande extension au mouvement. Les
comités passèrent sous le contrôle des commissions locales de
coordination du Bloc Démocratique ; en réalité, le parti et les
syndicats continuaient à avoir la haute main. On donna aux
comités le nom de Volkskontrolleauschusse V.K.A. (comi-
tés de contrôle populaire), on en organisa des congrès et, sous
couleur d'étendre les droits démocratiques des travailleurs, on
étendit le domaine de l'activité des V.K.A. jusqu'au contrôle
des gardes-manger des habitants et des sacs à dos des voya-
geurs.
Pendant quelques mois, l'attention du parti sera concentrée
sur les V.K.A. On avait réussi à les rendre indépendants des
travailleurs, mais on se heurtait à un autre écueil : incapables
de contrôler réellement le processus de production, les V.K.A.
s'acharnaient sur les habitants des villes qui, ne pouvant
gagner leur vie en travaillant, achetaient du ravitaillement à la
campagne, et de retour chez eux le revendaient. Des abus se pro-
duisaient et bien souvent, les membres des V.K.A. gardaient
pour eux le contenu des valises confisquées. L'institution devint
vite odieuse aux travailleurs. Le parti s'efforça de la justifier
et l'organe des syndicats « Tribune > publia un texte de Lénine
écrit après la prise du pouvoir par les bolchévicks qui, effecti-
vement, condamnait le « débrouillage » individuel des ouvriers
comme nuisible, cependant, les comités de contrôle tendaient à
échapper au parti et c'était justement par le biais du « débrouil-
lage » individuel et de « l'égoïsme ». Bien des membres de
comités pensaient plutôt á s'enrichir qu'à contrôler. On les
soumit alors à la surveillance des organes réguliers de police.
La Tägliche Rundschau, organe de l'Armée Rouge, du 17-2-1948,
affirme : « (les comités) ...sont les bras prolongés des autorités.
Ils les complètent vers le bas et observent mille choses qui
échappent à la police. « Une fois les infractions observées, la
répression devait revenir aux policiers. Mais ce contrôle du
contrôle s'avéra lui-même inefficace en partie, la police étant
elle aussi corrompue. On créa alors dans les entreprises des
comités d'action purement staliniens. C'était là, d'une part,
38
4.
1
7
l'écho des événements de février 1948 de Tchécoslovaquie ; de
l'autre, ces nouveaux organes exprimaient dans la vie des usi-
nes de la zone soviétique l'aggravation de la tension internatio-
nale. Les Comités d'Action devaient contrôler et épauler tous
les autres comités et organes de contrôle existants. On se heurta
cependant encore au manque de cadres trempés et qualifiés, et
les comités dépérirent peu à peu.
Le problème du contrôle du contrôle restait entier. En avril-
mai 1948, on créa auprès de la Commission Economique de
Berlin une Commission centrale de contrôle qui avait comme
subordonnée une Commission de contrôle dans chaque Land.
Les V.K.A. passèrent sous l'égide de ces organes, tout en conti-
nuant de travailler en accord et sous le contrôle de la police et
des organes de contrôle des ministères de l'économie des Län-
der. On créa en même temps des écoles spéciales pour les mem-
bres des V.K.E. Le contrôle, le recontrôle et le supercontrôle
devinrent une vraie obsession pour les dirigeants staliniens qui
agissaient sur un terrain extrêmement mouvant. Début octobre
1948, le Conseil des Ministres de Saxe votait une résolution
il était affirmé que : « L'appareil de contrôle doit être active
et à son tour contrôlé. »
Avec l'approche de la période des plans, l'atmosphère devint
encore plus tendue. La presse stalinienne proclama que le
devoir des membres du parti et des employés de l'administra-
tion est de dénoncer aux V.K.A. toute « affaire de compensa-
tion ». En septembre 1948, les commissions de contrôle cen-
tral et des Länder reçurent des pouvoirs dictatoriaux et entre
autres celui de délier tout employé privé ou d'Etat du devoir
de secret professionnel. L'atmosphère devenait irrespirable
parmi les travailleurs en général, et dans les usines en particu-
lier : la délation et la surveillance policière étaient à chaque
pas.
Cependant, les multiples organes de contrôle se surveillant
réciproquement et continuellement épurés et perfectionnés
donnaient peu à peu des résultats. Vers la fin 1948, es « affai-
res de compensation », notamment celles du secteur privé,
n'avaient pas disparu, mais étaient devenues très dangereuses.
Sur le terrain de « l'enthousiasme au travail », les V.K.A.
avaient complètement échoué. Dès le début 1948, ils avaient
reçu, en plus du contrôle, la tâche de « relever le moral des
ouvriers, de surveiller la discipline au travail, d'introduire le
travail aux pièces et à forfait, de veiller à l'amélioration de
l'alimentation. ». Pourtant, la Tägliche Rundschau du 28.9.1948,
parlant des V.K.A., en était encore à en appeler aux ouvriers et
39
á leur dire qu'ils « doivent avoir une attitude plus consciente
et plus honnête envers les problèmes de production ».
Le parti pouvait enregistrer une réussite relative de ses
comités de contrôle, mais le caractère « populaire » du mou-
vement ne faisait d'illusion pour personne. Sur le terrain de
l'usine, les membres des V.K.A. se rangèrent nettement à côté
des bureaucrates de la direction et de la cellule.
La dissolution des Conseils d'Entreprise.
Fin 1947, le parti disposait à l'usine de deux organes å oppo-
ser aux Betriebsräte : le groupe des activistes qui incitait les
ouvriers au travail, et le V.K.A., qui, tant bien que mal, contrô-
lait la marche de l'entreprise et pouvait à la rigueur contrôler
le Betriebsräte lui-même. Le Conseil d'entreprise était remplacé
dans deux des fonctions qui lui avaient été assignées primitive-
ment. Il détenait toujours, en principe, avec la direction, le
droit de codécision quant à la production, et bien souvent il
s'en servait dans un sens indésirable pour le parti. Le S.E.D.
tendait toujours plus à remplacer le Betriebsräte par la direc-
tion du groupe syndical en ce qui concerne ce droit. Mais le
syndicat n'avait jamais vécu en réalité à l'usine. Aux rares
réunions syndicales d'entreprise, il avait un silence mortel
dans la salle ; les membres du comité - la tribune faisaient
un rapport, lisaient une quelconque résolution sur la produc-
tion ou sur l'unité du pays ; on la votait en silence et on s'en
allait. Le comité syndical, privé du rôle traditionnel des syn-
dicats de défense des revendications ouvrières et réduit à celui
de distributeur de suppléments de vivres et de textiles, était
en général très faible. Le plus souvent, il était soumis au con-
trôle de la cellule et parfois à celui du Betriebsrät.
On entreprit à renforcer la section et le comité syndical.
Grâce à la propagande et à la pression exercée, les syndicats
gagnèrent dans l'espace de six mois écoulés entre la publica-
tion de l'ordre 234 et la conférence syndicale de mai 1948,
300.000 adhérents. Le nombre total des inscrits atteignait
3.500.000. Les cellules d'entreprise reçurent l'ordre de mettre
à la disposition des comités syndicaux leurs meilleurs éléments.
Les écoles de cadres syndicaux furent multipliées. A la confé-
rence de mai 1948, on se crut assez fort pour proclamer que le
syndicat doit acquérir un rôle de direction dans l'entreprise.
En août, Warnke, secrétaire confédéral, déclara pour la pre-
mière fois (« Arbeit», août 1948) que le droit de codécision
doit être dévolu aux groupes syndicaux, tandis que les Betrieb-
40
C
sräte n'auront à s'occuper que des questions sociales de l'entre-
prise.
En même temps, le Conseil confédéral prenait la décision
de remettre de six semaines les élections pour Betriebsräte
fixées en septembre : les résultats des élections particlles étaient
désastreux pour les staliniens. A Leipzig, par exemple, sur 35
membres de Conseils à élire dans quatre entreprises, passèrent
seulement huit S.E.D. On espérait renforcer jusqu'en automne
les comités syndicaux. Mais le 10 novembre, on annonçait une
nouvelle remise des élections, cette fois sinė die, sous prétexte
de préparer le plan de deux ans. En réalité, l'atmosphère était
trop défavorable parmi les ouvriers. On se décida alors de
brusquer les choses. On convoqua des assemblées du personnel
des entreprises et bientôt, d'innombrables résolutions affluè-
rent au Conseil confédéral de Berlin demandant toutes que des
nouvelles élections pour les Betriebsräte' n'aient plus lieu, niais
que la fonction de ces derniers soit assurée par les comités
syndicaux d'entreprise. Parallèlement, la presse stalinienne
trouvait une justification théorique et tactique à cette initiative
« d'en bas » : en zone soviétique, les travailleurs sont de toute
façon au pouvoir ; il n'y a pas de raison de diviser les forces
des cadres ouvriers entre Betriebsräte et syndicats, vu que ces
derniers contiennent le plus souvent environ 80 % des salariés
de l'entreprise.
Le 25 novembre, un Conseil confédéral. élargi se réunit à
Bitterfeld et décida de dissoudre les Conseils d'entreprise, leurs
membres devant être intégrés aux directions syndicales. Une
certaine opposition s'étant fait jour au sein même du Conseil
confédéral, on apporta une légère correction ; le Betriebsräte