s'intéresser au développement du prolétariat ; mais l'on ne retient
alors que des caractéristiques objectives, son extension, sa densité,
(1) Misère de la Philosophie, p. 135.
sa concentration ; au mieux, on les met en relation avec les gran-
des manifestations du mouvement ouvrier ; le prolétariat est traité
comme une MASSE, inconsciente et indifférenciée dont on sur-
veille l'évolution naturelle. Quant aux épisodes de sa lutte, per-
manente contre l'exploitation, quant aux actions révolutionnaires
et aux multiples expressions idéologiques qui les ont accompa-
gnées, ils ne composent pas l'histoire réelle de la classe, mais un
accompagnement de sa fonction économique.
Non seulement Marx se distingue de cette théorie, mais il en a
fait une critique explicite dans ses æuvres philosophiques de jeu-
nesse ; la tendance à se représenter le développement de la
société en soi, c'est-à-dire indépendamment des hommes concrets
et des relations qu'ils établissent entre eux, de coopération
ou de lutte, est, selon lui, une expression de l'aliénation inhé-
rente à la société capitaliste. C'est parce qu'ils sont rendus
étrangers à leur travail, parce que leur condition sociale leur
est imposée indépendamment de leur volonté que les hommes
sont amenés à se représenter l'activité humaine en général
comme une activité physique et la Société comme un être en soi.
Marx n'a pas détruit cette tendance par sa critique pas plus
qu'il n'a supprimé l'aliénation en la dévoilant ; elle s'est, au con-
traire, développée à partir de lui, sous la forme d'un prétendu
matérialisme économique qui est venu, avec le temps, jouer un
rôle précis dans la mystification du mouvement ouvrier. Recou-
pant une division sociale du prolétariat entre une élite ouvrière
associée à une fraction de l'intelligentsia et la masse de la
classe, elle est venue alimenter une idéologie de commandement
dont le caractère bureaucratique s'est pleinement révélé, avec le
stalinisme. En convertissant le prolétariat en une masse soumise
à des lois, en un exécutant de sa fonction économique, celui-ci se
justifiait de le traiter en exécutant au sein de l'organisation
ouvrière et d'en faire la matière de son exploitation.
En fait, la véritable réponse à ce pseudo-matérialisme écono-
mique, c'est le prolétariat qui l'a lui-même apportée dans son
existence pratique. Qui ne voit qu'il n'a pas seulement REAGI,
dans l'histoire, à des facteurs externes, économiquement définis
du type degré d'exploitation, niveau de vie, type de concentra-
tion, mais qu'il a réellement agi, intervenant révolutionnaire-
ment non pas selon un schéma préparé par sa situation objec-
tive, mais en fonction de son expérience totale cumulative.
Il serait absurde d'interpréter le développement du mouvement
ouvrier sans le mettre constamment en relation avec la structure
économique de la société, mais vouloir l'y réduire c'est se con-
damner à ignorer pour les trois quarts la conduite concrète de
la classe. La transformation, en un siècle, de la mentalité
ouvrière, des méthodes de lutte, des formes d'organisation, qui
s'aventurerait à la déduire du processus économique ?
Il est donc essentiel de réaffirmer, à la suite de Marx, que la
classe ouvrière n'est pas seulement une catégorie économique,
qu'elle est « le plus grand pouvoir productif » et de montrer
comment elle l'est, ceci contre ses détracteurs et ses mystifica-