SOCIALISME OU BARBARIE
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SOCIALISME
OU
BARBARIE
holl
L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE
&
Il n'y a guère formule de Marx plus rabâchée : « l'histoire de
toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de
classes ». Pourtant celle-ci n'a rien perdu de son caractère explo-
sif. Les hommes n'ont pas fini d'en fournir le commentaire pra-
tique, les théories des mystificateurs de ruser avec son sens ni
de lui substituer de plus rassurantes vérités. Faut-il admettre
que l'histoire se définit tout entière par la lutte de classes ;
aujourd'hui tout entière par la lutte du prolétariat contre les
classes qui l'exploitent ; que la créativité de l'histoire et la créa-
tivité du proletariat, dans la société actuelle sont une seule et
même chose ? Sur ce point, il n'y a pas d'ambiguïté chez Marx :
« De tous les instruments de production, écrit-il, le plus grand
pouvoir productif c'est la classe révolutionnaire elle-même » (1).
Mais plutôt que de tout subordonner à ce grand pouvoir pro-
ductif, d'interpréter la marche de la société d'après la marche
de la classe révolutionnaire, le pseudo-marxisme en tous genres
juge plus commode d'assurer l'histoire sur une base moins. mou-
vante. Il convertit la théorie de la lutte des classes en une science
purement économique, prétend établir des lois à l'image des lois
de la physique classique, déduit la superstructure et fourre
dans ce chapitre avec les phénomènes proprement idéologiques,
le comportement des classes. Le prolétariat et la bourgeoisie, dit-
on, ne sont que des « personnifications de catégories économi-
ques » l'expression est dans le Capital le ,premier celle du
travail salarié, la seconde celle du capital. Leur lutte n'est donc
que le reflet d'un conflit objectif, celui qui se produit à des pério.
des données entre l'essor des forces productives et les rapports,
de production existants. Comme ce conflit résulte lui-même du
développement des forces productives, l'histoire se trouve pour
l'essentiel réduite à ce développement, insensiblement transfor-
mée en un épisode particulier de l'évolution de la nature. Ein
même temps qu'on escamote le rôle propre des classes, on esca-
mote celui des hommes. Certes, cette théorie ne dispense pas de
s'intéresser au développement du prolétariat ; mais l'on ne retient
alors que des caractéristiques objectives, son extension, sa densité,
(1) Misère de la Philosophie, p. 135.
sa concentration ; au mieux, on les met en relation avec les gran-
des manifestations du mouvement ouvrier ; le prolétariat est traité
comme une MASSE, inconsciente et indifférenciée dont on sur-
veille l'évolution naturelle. Quant aux épisodes de sa lutte, per-
manente contre l'exploitation, quant aux actions révolutionnaires
et aux multiples expressions idéologiques qui les ont accompa-
gnées, ils ne composent pas l'histoire réelle de la classe, mais un
accompagnement de sa fonction économique.
Non seulement Marx se distingue de cette théorie, mais il en a
fait une critique explicite dans ses æuvres philosophiques de jeu-
nesse ; la tendance à se représenter le développement de la
société en soi, c'est-à-dire indépendamment des hommes concrets
et des relations qu'ils établissent entre eux, de coopération
ou de lutte, est, selon lui, une expression de l'aliénation inhé-
rente à la société capitaliste. C'est parce qu'ils sont rendus
étrangers à leur travail, parce que leur condition sociale leur
est imposée indépendamment de leur volonté que les hommes
sont amenés à se représenter l'activité humaine en général
comme une activité physique et la Société comme un être en soi.
Marx n'a pas détruit cette tendance par sa critique pas plus
qu'il n'a supprimé l'aliénation en la dévoilant ; elle s'est, au con-
traire, développée à partir de lui, sous la forme d'un prétendu
matérialisme économique qui est venu, avec le temps, jouer un
rôle précis dans la mystification du mouvement ouvrier. Recou-
pant une division sociale du prolétariat entre une élite ouvrière
associée à une fraction de l'intelligentsia et la masse de la
classe, elle est venue alimenter une idéologie de commandement
dont le caractère bureaucratique s'est pleinement révélé, avec le
stalinisme. En convertissant le prolétariat en une masse soumise
à des lois, en un exécutant de sa fonction économique, celui-ci se
justifiait de le traiter en exécutant au sein de l'organisation
ouvrière et d'en faire la matière de son exploitation.
En fait, la véritable réponse à ce pseudo-matérialisme écono-
mique, c'est le prolétariat qui l'a lui-même apportée dans son
existence pratique. Qui ne voit qu'il n'a pas seulement REAGI,
dans l'histoire, à des facteurs externes, économiquement définis
du type degré d'exploitation, niveau de vie, type de concentra-
tion, mais qu'il a réellement agi, intervenant révolutionnaire-
ment non pas selon un schéma préparé par sa situation objec-
tive, mais en fonction de son expérience totale cumulative.
Il serait absurde d'interpréter le développement du mouvement
ouvrier sans le mettre constamment en relation avec la structure
économique de la société, mais vouloir l'y réduire c'est se con-
damner à ignorer pour les trois quarts la conduite concrète de
la classe. La transformation, en un siècle, de la mentali
ouvrière, des méthodes de lutte, des formes d'organisation, qui
s'aventurerait à la déduire du processus économique ?
Il est donc essentiel de réaffirmer, à la suite de Marx, que la
classe ouvrière n'est pas seulement une catégorie économique,
qu'elle est « le plus grand pouvoir productif » et de montrer
comment elle l'est, ceci contre ses détracteurs et ses mystifica-
teurs et pour le développement de la théorie révolutionnaire.
Mais il faut reconnaître que cette tâche n'a été qu'ébauchée par
Marx et que la conception qu'il a exprimée sur le prolétariat n'est
pas nette. Il s'est souvent contenté de proclamer en termes
2
abstraits le rôle de la prise de conscience dans la constitution
de la classe sans expliquer en quoi consistait celle-ci. En même
temps il a dans le but de montrer la nécessité d'une révolution
radicale dépeint le prolétariat en des termes si sombres qu'on
est en droit de se demander comment il peut s'élever à la const
cience de ses conditions et de son rôle de direction de l'huma-
nité. Le capitalisme l'aurait transformé en machine et dépouillé.
de « tout caractère humain au physique comme au moral (2),
aurait retiré à son travail toute apparence « d'activité person-
nelle », aurait réalisé en lui « la perte de l'homme ». C'est, selon
Marx, parce qu'il est une espèce de sous-humanité, totalement
aliénée, qu'il a accumulé toute la détresse de la société que le
prolétariat peut, en se révoltant contre son sort, émanciper l'hu-
manité tout entière. (Il faut « une classe... qui soit la perte totale
de l'homme et qui ne puisse se reconquérir elle-même que par la
conquête totale de l'homme », ou encore : « seuls, les prolétaires
du temps présent totalement exclus de toute activité personnelle
sont à même de réaliser leur activité personnelle complète et ne
connaissant plus de bornes et qui consiste en l'appropriation d'une
totalité de forces collectives ») (3). Il est trop clair pourtant que
la révolution prolétarienne ne consiste pas en une explosion libé-
ratrice suivie d'une transformation instantanée de la société
(Marx a eu suffisamment de sarcasmes pour cette naïveté anar-
chiste) mais en la prise de direction de la société par la classe
exploitée. Comment celle-ci peut-elle s'opérer, le prolétariat
accomplir avec succès les innombrables tâches politiques, écono-
miques, culturelles qui découlent de son pouvoir, s'il s'est trouvé
jusqu'à la veille de la révolution radicalement exclu de la vie
sociale ? Autant dire que la classe se métamorphose pendant la
révolution. De fait, il ý a bien une accélération du processus
historique en période révolutionnaire, un bouleversement des rap-
ports entre les hommes, une communication de chacun avec la
société globale qui doit provoquer un mûrissement extraordi-
naire de la classe, mais il serait absurde, sociologiquement par-
lant, de faire naître la classe avec la révolution. Elle ne mûrit
alors que parce qu'elle dispose d'une expérience antérieure, qu'elle
interprète et met en pratique positivement.
Les déclarations de Marx sur l'aliénation totale du prolétariat
rejoignent son idée que le renversement de la bourgeoisie est
à soi seul la condition nécessaire et suffisante de la victoire, du,
socialisme ; dans les deux cas, il ne se préoccupe que de la des-
truction de la société ancienne et de lui opposer la société com-
muniste comme le positif s'oppose au négatif. Sur ce point se
manifeste sa dépendance nécessaire à l'égard d'une période histo-
rique ; cependant les dernières décades écoulées invitent à consi-
dérer autrement le passage de la société ancienne à la société
post-révolutionnaire. Le problème de la révolution devient celui
de la capacité du prolétariat de gérer la société et par la même
force à s'interroger sur le développement de celui-ci au sein de
la société capitaliste.
Il ne manque pas d'indications, toutefois, chez Marx lui-même,
qui mettent sur la voie d'une autre conception du prolétariat. Par
exemple, Marx écrit que le communisme est le mouvement réel
(2) Economie politique et Philosophie, tr. Molitor, p. 116.
(3) Idéologie allemande, p. 242.
supprimant la société actuelle qui en est la présupposition, indi.
quant qu'il y a sous un certain rapport une continuité entre les
forces sociales dans le stade capitaliste et l'humanité future ; plus
explicitement, il souligne l'originalité du prolétariat qui repré-
sente déjà, dit-il, une « dissolution de toutes les classes » (4), parce
qu'il n'est lié à aucun intérêt particulier, parce qu'il absorbe en
fait des éléments des anciennes classes et les mêle dans un moule
unique, parce qu'il n'a pas de lien nécessaire avec le sol et par
extension avec une nation quelconque. En outre, si Marx insiste
à juste titre sur le caractère négatif, aliénant du travail prolé,
tarien, il sait aussi montrer que ce travail met la classe ouvrière
dans une situation d'universalité, avec le développement du ma-
chinisme qui permet une interchangeabilité des tâches et une
rationalisation virtuellement sans limite. Il fait voir enfin la
fonction créatrice du prolétariat par sa conception de l'Industrie
qu'il définit comme « le livre ouvert des forces humaines » (5).
Celui-ci apparaît, alors, non plus comme une sous-humanité, mais
comme le producteur de la vie sociale tout entière. Il fabrique
les objets grâce auxquels la vie des hommes se maintient et se
poursuit dans TOUS les domaines, car il n'y en a pas serait-
ce celui de l'art qui ne doive ses conditions d'existence à la
production industrielle. Or s'il est le producteur universel, il faut
bien que le prolétaire soit en une certaine manière le dépositaire
de la culture et du progrès social.
Marx, d'autre part, semble décrire à plusieurs reprises la con-
duite de la bourgeoisie et celle du prolétariat dans les mêmes
termes, comme si les classes non seulement s'apparentaient par
leur place dans la production mais encore par leur mode d'évolu-
tion et les rapports qu'elles établissaient entre les hommes. Ainsi
écrit-il par exemple : « les divers individus ne constituent de classe
qu'en tant qu'ils ont a soutenir une lutte contre une autre classe ;
pour le reste, ils s'affrontent dans la concurrence. D'autre part, la
classe s'autonomise aussi vis-à-vis des individus, de sorte que ceux-
ci trouvent leurs conditions d'existence prédestinées » (6). Cepen-
dant dès qu'il décrit concrètement l'évolution du prolétariat et de
la bourgeoisie, il les différencie 'radicalement. Les bourgeois ne
composent une classe essentiellement qu'autant qu'ils ont une
fonction économique similaire ; à ce niveau, ils ont des intérêts
communs et les horizons communs que leur décrivent leurs condi-
tions d'existence ; indépendamment de la politique qu'ils adoptent
ils forment un groupe homogène doté d'une structure fixe ; ce
qu'atteste, d'ailleurs, la faculté qu'a la classe de s'en remettre à une
fraction spécialisée pour faire sa politique, c'est-à-dire pour repré-
senter au mieux ses intérêts, qui sont ce qu'ils sont avant toute
expression ou interprétation. Cette caractéristique de la bour-
goisie est également manifeste dans son processus de formation
historique ; « les conditions d'existence des bourgeois isolés devin-
rent, parce qu'ils étaient en opposition aux conditions existantes
et par le mode de travail qui en était la conséquence, les conditions
qui leur étaient communes à tous » (7) ; en d'autres termes, c'est
l'identité de leur situation économique au sein de la féodalité qui
.
(4) CI. Le Manifeste Communiste.
(5) Economie politique et Philosophie, p. 34.
(6) Idéologie allemande, p. 224.
(7) Id., p. 223.
4
nous verrons au con-
les réunit et leur donne l'aspect d'une classe, leur imposant au
départ une simple association par ressemblance. Ce que Marx
exprime encore en disant que le serf en rupture de ban est déjà un
demi bourgeois (8) ; il n'y a pas solution de continuité entre le
serf et le bourgeois, mais légalisation par celui-ci d'un mode d'exis-
tence antérieur ; la bourgeoisie s'insinue dans la société féodale,
comme un groupe de cette société étendant son propre mode de
production ; alors même qu'elle se heurte aux conditions existantes,
celles-ci ne sont pas en contradiction avec sa propre existence,
elles en gênent seulement le développement. Marx ne le dit pas,
mais il permet de le dire : dès son origine, la bourgeoisie est ce
qu'elle sera, classe exploiteuse ; sous-privilégiée d'abord, certes.
mais possédant d'emblée tous les traits que son histoire ne fera que
développer. Le développement du proletariat est tout différent; ré-
duit à sa seule fonction économique, il représente bien une catégo-
rie sociale déterminée, mais cette catégorie ne contient pas encore
son sens de classe, ce sens que constitue la conduite originale, soit en
définitive la lutte sous toutes ses formes de la classe dans la société
face aux couches adverses. Ceci ne signifie pas que le rôle de la
claşse dans la production soit à négliger
traire que le rôle que les ouvriers jouent dans la société et qu'ils
sont appelés à jouer en s'en rendant les maîtres, est directement
fondé sur leur rôle de producteurs mais l'essentiel est que ce
rôle ne leur donne aucun pouvoir en acte, mais seulement une
capacité de plus en plus forte à diriger. La bourgeoisie est conti-
nuellement en face du résultat de son travail et c'est ce qui lui
confère son objectivité ; le prolétariat s'élève par son travail sans
jamais cependant que le résultat le concerne. C'est à la fois ses
produits et la marche de ses opérations qui lui sont dérobés ;
alors qu'il progresse dans ses techniques, ce progrès ne vaut en
quelque sorte que pour l'avenir, il ne s'inscrit qu'en négatif sur
l'image de la société d'exploitation. (Les capacités techniques du
prolétariat américain contemporain sont sans commune mesure
avec celles du prolétariat français de 1848, mais celui-ci comme
celui-là sont également dépourvus de tout pouvoir économique). Il
est vrai que les ouvriers, comme les bourgeois, ont des intérêts si.
milaires imposés par leurs communes conditions de travail par
exemple, ils ont intérêt au plein emploi et à des hauts salaires
mais ces intérêts sont, d'un certain point de vue, d'un autre ordre
que leur intérêt profond qui est de ne pas être ouvriers. En appa-
rence, l'ouvrier recherche l'augmentation de salaires comme le
bourgeois recherche le profit, de même qu'en apparence ils sont
tous deux possesseurs de marchandises sur le marché, l'un posses-
seur du capital, l'autre de la force de travail ; en fait le bourgeois
se constitue par cette conduite comme auteur de sa classe, il édifie
le système de production qui est à la source de sa propre structure
sociale ; le prolétaire de son côté ne fait que réagir aux condi-
tions qui lui sont imposées, il est mû par ses exploiteurs ; et sa
revendication, même si elle est le point de départ de son opposi-
tion radicale à l'exploitation elle-même, fait encore partie inté-
, grante de la dialectique du capital. Le prolétariat ne s'affirme, en
tant que classe autonome, en face de la classe bourgeoise, que
lorsqu'il conteste son pouvoir, c'est-à-dire son mode de produc-
tion, soit, concrètement, le fait même de l'exploitation ; c'est donc
1
(8) Id., p. 229.
1
:
son attitude révolutionnaire qui constitue son attitude de classe.
Ce n'est pas en étendant ses attributions économiques qu'il déve-
loppe son sens de classe, mais en les niant radicalement pour insti-
tuer un nouvel ordre économique. Et de là vient aussi que les prolé-
taires, à la différence des bourgeois, ne sauraient s'affranchir indi.
viduellement, puisque leur affranchissement suppose non pas le
libre épanouissement de ce qu'ils sont déjà virtuellement mais
l'abolition de la condition prolétarienne (9). Marx enfin, fait
remarquer, dans le même sens, que les bourgeois n'appartiennent
à leur classe qu'en tant qu'ils en sont les « membres » ou comme
individus « moyens » c'est-à-dire passivement déterminés par leur
situation économique, tandis que les ouýriers formant la « commu-
nauté révolutionnaire » (10) sont proprement des individus, com-
posant précisément leur classe dans la mesure où ils dominent
leur situation et leur rapport immédiat à la production.
S'il est donc vrai qu'aucune classe ne peut jamais être réduite
à sa seule fonction économique, qu'une description des rapports
sociaux concrets au sein de la bourgeoisie fait nécessairement par.
tie de la compréhension de la nature de cette classe, il est plus vrai
encore que le prolétariat exige une approche spécifique qui per-
mette d'en atteindre le développement subjectif. Quelque réserve,
en effet, que cette épithète appelle, il résume cependant mieux que
toute autre le trait dominant du prolétariat. Celui-ci est subjec-
tif en ce sens que sa conduite n'est pas la simple conséquence de
ses conditions d'existence ou plus profondément que ses conditions
d'existence exigent de lui une constante lutte pour être trans-
formées, donc un constant dégagement de son sort immédiat et
que le progrès de cette lutte, l'élaboration du contenu idéologique
que permet ce dégagement composent une expérience au travers
de laquelle la classe se constitue.
En paraphrasant Marx une fois encore, on dira qu'il faut éviter
avant tout de fixer le prolétariat comme abstraction vis-à-vis de
l'individu, ou encore qu'il faut rechercher comment sa structure
sociale sort continuellement du processus vital d'individus déter-
minés, car ce qui est vrai, selon Marx, de la société, l'est a fortiori
du prolétariat qui représente au stade historique actuel la force
éminemment sociale, le groupe producteur de la vie collective.
Force est cependant de reconnaître que ces indications que
nous trouvons chez Marx, cette orientation vers l'analyse concrète
des rapports sociaux constitutifs de la classe ouvrière n'ont pas
été développées dans le mouvement marxiste. La question à notre
sens fondamentale comment les hommes placés dans des condi.
tions de travail industriel, s'approprient-ils ce travail, nouent-ils
entre eux des rapports spécifiques, perçoivent-ils et construisent-
ils pratiquement leur relation avec le reste de la société, d'une
façon singulière, composent-ils une expérience en commun qui fait
d'eux une force historique cette question n'a pas été directe-
ment abordée. On la délaisse ordinairement au profit d'une con-
ception plus abstraite dont l'objet est, par exemple, la Société
capitaliste considérée dans sa généralité et les forces qui la
composent situées à distance sur un même plan. Ainsi pour
Lénine, le prolétariat est-il une entité dont le sens historique est
une fois pour toutes établi et qui à cette restriction près qu'on
(9) Idéologie allemande, p. 229.
(10) Id., p. 230.
-
est pour lui est traité comme son adversaire, en fonction de ses
caractères extérieurs et un intérêt excessif est accordé à l'étude
du « rapport de forces » confondue avec celle de la lutte de classes
elle-même, comme si l'essentiel consistait à mesurer la pression
qu'une des deux masses exerce sur la masse opposée. Certes, il ne
s'agit nullement, selon nous, de rejeter une analyse objective de la
structure et des institutions de la société totale et de prétendre
par exemple qu'aucune connaissance vraie ne peut nous être
donnée qui ne soit celle que les prolétaires eux-mêmes puissent
élaborer, qui ne soit liée à un enracinement dans la classe. Cette
théorie « ouvriériste » de la connaissance, qui, soit dit en passant,
réduirait à rien l'euvre de Marx, doit être condamnée au moins
pour deux raisons, d'abord parce que toute connaissance prétend
à l'objectivité (alors même qu'elle est consciente d'être psycholo-
giquement et socialement conditionnée), ensuite parce qu'il appar-
tient à la nature même du prolétariat d'aspirer à un rôle prati-
quement et idéologiquement universel, soit en définitive de s'iden-
tifier avec la société totale. Mais il demeure que l'analyse objec-
tive, même menée avec la plus grande rigueur, comme elle l'est
par Marx dans le. Capital, est incomplète parce qu'elle est con-
trainte de ne s'intéresser qu'aux résultats de la vie sociale ou aux
formes fixées dans lesquelles celle-ci s'intègre (par exemple l'évo-
lution des techniques ou de la concentration du capital) et à igno-
rer l'expérience humaine correspondant à ce processus matériel ou
tout au moins extérieur (par exemple le rapport qu'ont les hommes
avec leur travail à l'époque de la machine à vapeur et à l'époque
de l'électricité, à l'époque d'un capitalisme concurrentiel et à celle
d'un monopolisme étatique). En un sens, il n'y a aucun moyen
de mettre à part les formes matérielles et l'expérience des hommes,
puisque celle-ci est déterminée par les conditions dans lesquelles
elle s'effectue et que ces conditions sont le résultat d'une évolution
sociale, le produit d'un travail humain, pourtant d'un point de
vue pratique, c'est en définitive l'analyse objective qui se subor-
donne à l'analyse concrète car ce ne sont pas les conditions
mais les hommes qui sont révolutionnaires, et la question dernière
est de savoir comment ils s'approprient et transforment leur situa-
tion.
Mais l'urgence et l'intérêt d'une analyse concrète s'impose aussi
à nous d'un autre point de vue. Nous tenant près de Marx, nous
venons de souligner le rôle de producteurs de la vie sociale des
ouvriers. Il faut dire davantage, car cette proposition pourrait
s'appliquer d'une façon générale à toutes les classes qui ont eu
dans l'histoire la charge du travail. Or, le prolétariat est lié à son
rôle de producteur comme aucune classe ne l'a été dans le passé.
Ceci tient à ce que la société moderne industrielle ne peut être que
partiellement comparée aux autres formes de société qui l'ont
précédée. Idée couramment exprimée aujourd'hui par de nombreux
sociologues qui prétendent, par exemple, que les sociétés primi.
tives du type le plus archaïque sont plus près de la société féodale
européenne du moyen âge que celle-ci ne l'est de la société capi-
taliste qui en est issue, mais dont on n'a pas suffisamment montré
l'importance en ce qui concerne le rôle des classes et leur rapport.
En fait, il y a bien dans toute société la double relation de l'homme
à l'homme et de l'homme à la chose qu'il transforme, mais le second
aspect de cette relation prend avec la production industrielle une
nouvelle importance. Il y a maintenant une sphère de la produc-
-7-
.
tion régie par des lois en une certaine mesure autonomes ; elle est
bien sûr englobée dans la sphère de la société totale puisque les
rapports entre les classes sont en définitive constitués au sein du
processus de production ; mais elle ne s'y réduit pas car le déve-
loppement de la technique, le processus de rationalisation qui
caractérise l'évolution capitaliste depuis ses origines ont une
portée qui dépasse le cadre strict de la lutte des classes. Par
exemple (c'est une constatation banale), l'utilisation de la vapeur
ou de l'électricité par l'industrie implique une série de consé-
quences -- soient un mode de division du travail, une distribution
del entreprises - qui sont relativement indépendantes de la forme
générale des rapports sociaux. Certes, la rationalisation et le déve-
loppement technique ne sont pas une réalité en soi ; ils le sont si
peu qu'on peut les interpréter comme une défense du patronat
constamment menacé dans son profit par la résistance du proléta-
riat à l'exploitation. Il demeure que si les mobiles du Capital sont
suffisants pour en expliquer l'origine, ils ne permettent pas de
rendre compte du contenu du progrès technique. L'explication la
plus profonde de cette apparente autonomie de la logique du dévè.
loppement technique est que celui-ci n'est pas l'euvre de la seule
direction capitaliste, qu'il est aussi l'expression du travail proléta-
rien. L'action du prolétariat, en effet, n'a pas seulement la forme
d'une 'résistance (contraignant constamment le patronat à amélio-
rer ses méthodes d'exploitation), mais aussi celle d'une assimila-
tion continue du progrès et davantage encore d'une collaboration
active à celui-ci. C'est parce que les ouvriers sont capables de
s'adapter au rythme et à la forme sans cesse en évolution de la
production que cette évolution peut se poursuivre ; plus profondé-
ment, c'est en apportant eux-mêmes des réponses aux mille pro-
blèmes que pose la production dans son détail, qu'ils rendent pos-
sible l'apparition de cette réponse systématique explicite qu'on
nomme l'invention technique. La rationalisation qui s'opère au
grand jour reprend à son compte, interprète, et intègre à une
perspective de classe, les innovations multiples, fragmentaires, dis-
persées et anonymes des hommes qui sont engagés dans le pro-
cessus concret de la production.
Cette remarque est, de notre point de vue, capitale, parce
qu'elle incite à mettre l'accent sur l'expérience qui s'effectue au
niveau des rapports de production et sur la perception qu'en ont
les ouvriers. Il ne s'agit pas, comme on le voit, de séparer radi-
calement ce rapport social spécifique du rapport social tel qu'il
s'exprime au niveau de la société globale, mais seulement de recon-
naître sa spécificité. Ou, en d'autres termes, constatant que la
structure industrielle détermine de part en part la structure so-
ciale, qu'elle a acquis une permanence telle que toute société
désormais quel que soit son caractère de classe
modeler sur certains de ses traits, nous devons comprendre dans
quelle situation elle met les hommes qui lui sont intégrés de toute
nécessité, c'est-à-dire les prolétaires.
En quoi pourrait donc consister une analyse concrète du prolé-
tariat ? Nous essaierons de le définir en énumérant différentes
approches et en évaluant leur intérêt respectif.
La première consisterait à décrire la situation économique dans
laquelle se trouve placée la classe et l'influence qu'a celle-ci sur
sa structure; à la limite, c'est toute l'analyse économique et sociale
qui serait ici nécessaire, mais, en un sens plus restreint, nous vou-
-:
doit se
1
8
lons parler des conditions de travail et des conditions de vie de
la classe les modifications qui surviennent dans sa concentra-
tion et sa différenciation, dans les méthodes d'exploitation, la pro-
ductivité, la durée du travail, les salaires et les possibilités d'em-
ploi, etc... Cette approche est la plus objective en ceci qu'elle s'at-
tache à des caractéristiques apparentes (et d'ailleurs essentielles)
de la classe. Tout groupe social peut être étudié de cette manière et
tout individu. peut se consacrer à une telle étude indépendamment
d'une conviction révolutionnaire quelconque (11); tout au plus
peut-on dire qu'une telle enquête est ou sera généralement inspirée
par des mobiles politiques puisqu'elle desservira nécessairement la
classe exploiteuse, mais dans sa méthode elle n'a rien de spécifi-
quement prolétarien. Une seconde approche pourrait à l'inverse
être qualifiée de typiquement subjective ; elle viserait toutes les
expressions de la conscience prolétarienne, ou ce qu'on entend
ordinairement par le terme d'idéologie. Par exemple, le marxisme
primitif, l'anarchisme, le réformisme, le bolchévisme, le stalinisme
ont représenté des moments de la conscience prolétarienne et il est
très important de comprendre le sens de leur succession ; pourquoi
de larges couches de la classe se sont rassemblées à des stades
historiques différents sous leur drapeau et comment ces formes
continuent à coexister dans la période actuelle, en d'autres termes
qu'est-ce que le prolétariat cherche à dire par leur intermédiaire.
Une telle analyse des idéologies, que nous ne présentons pas
comme originale et dont on trouve de nombreux exemples dans la
littérature marxiste (par exemple chez Lénine, la critique de
l'anarchisme et du réformisme) pourrait cependant être poussée
assez loin dans la période présente où nous disposons d'un pré-
cieux recul qui permet d'apprécier la tranformation des doctrines,
en dépit de leur continuité formelle (celle des idées staliniennes
entre 1928 et 1952 ou du réformisme depuis un siècle). Mais quel
que soit son intérêt, cette étude est aussi incomplète et abstraite.
D'une part, nous utilisons encore une approche extérieure qu'une
connaissance livresque (des programmes et des écrits des grands
mouvements intéressés) pourrait satisfaire et qui ne nous impose
pas nécessairement une perspective prolétarienne. D'autre part,
nous laissons échapper à ce niveau ce qui fait peut-être le plus
important de l'expérience ouvrière. Nous ne nous intéressons en
effet qu'à l'expérience explicite, qu'à ce qui est exprimé, mis en
forme dans des programmes ou des articles sans nous préoccuper
de savoir si les idées sont un reflet exact des pensées ou des inten-
tions réelles des couches ouvrières qui ont paru s'en réclamer. Or,
s'il y a toujours un écart entre ce qui est vécu et ce qui est éla-
boré, transformé en thèse, cet écart a une ampleur particulière
dans le cas du prolétariat. C'est d'abord que celui-ci est une classe
aliénée, non pas seulement dominée, mais totalement exclue du
pouvoir économique et par là-même mise dans l'impossibilité de
représenter un statut quelconque ce qui ne signifie pas que
l'idéologie soit sans relation avec son expérience de classe, mais
qu'en devenant un système de pensées, elle suppose une rupture
avec cette expérience et une anticipation qui permet à des fac-
teurs non prolétariens d'exercer leur influence. Nous retrouvons
sur ce point une différence essentielle entre le prolétariat et la
(11) Qu'on pense par exemple au livre de G. Duveau La Vie Ouvrière en
France 80u5 le Second Empire.
1
bourgeoisie à laquelle nous avons déjà fait allusion. Pour celle-ci,
la théorie du liberalisme, à une époque donnée par exemple, a eu
le sens d'une simple idéalisation ou rationalisation de ses inté-
rêts ; les programmes de ses partis politiques en général expri.
ment le statut de certaines de ses couches ; pour le prolétariat, le
bolchévisme, s'il représentait en une certaine mesure une rationa-
lisation de la condition ouvrière, était aussi une interprétation
opérée par une fraction de l'avant-garde associée à une intelli-
gentsia relativement séparée de la classe. En d'autres termes, il
y a deux raisons à la déformation de l'expression ouvrière : le
fait qu'elle est l'euvre d'une minorité qui est extérieure à la vie
réelle de la classe ou est contrainte d'adopter une position d'exté-
riorité à son égard et le fait qu'elle est utopie (ce terme n'étant
nullement pris dans son acception péjorative) c'est-à-dire projet
d'établir une situation dont le présent ne contient pas toutes les
prémisses. Certes, les idéologies du mouvement ouvrier représen-
tent bien celui-ci sous un certain rapport puisqu'il les reconnaît
pour siennes, mais elles le représentent sous une forme dérivée.
La troisième approche serait plus spécifiquement historique ;
elle consisterait à rechercher une continuité dans les grandes
manifestations de la classe depuis son avènement, à établir que les
révolutions, ou plus généralement les diverses formes de résis-
tance ou d'organisation ouvrières (associations, syndicats, partis,
comités de grève ou de lutte) sont les moments d'une expérience
progressive et à montrer comment cette expérience est liée à l'évo.
lution des formes économiques et politiques de la société capita-
liste.
C'est enfin la quatrième approche que nous jugeons la plus
concrète ; au lieu d'examiner de l'extérieur la situation et le déve-
loppement du prolétariat, on chercherait à restituer de l'intérieur
son attitude en face de son travail et de la société et à montrer
comment se manifeste dans sa vie quotidienne ses capacités d'in-
vention ou son pouvoir d'organisation sociale.
Avant toute réflexion explicite, toute interprétation de leur
sort ou de leur rôle, les ouvriers ont un comportement spontané
en face du travail industriel, de l'exploitation, de l'organisation de
la production, de la vie sociale à l'intérieur et en dehors de l'usine
et c'est, de toute évidence, dans ce comportement que se mani-
feste le plus complètement leur personnalité. A ce niveau les dis-
tinctions du subjectif et de l'objectif perdent leur sens : ce com-
portement contient éminemment les idéologies qui en constituent
en une certaine mesure la rationalisation, comme il suppose les
conditions économiques dont il réalise lui-même l'intégration ou
l'élaboration permanente.
Une telle approche n'a guère été, nous l'avons dit, utilisée
jusqu'à maintenant ; sans doute, trouve-t-on dans l'analyse de la
classe ouvrière anglaise au XIXe siècle que présente le Capital des'
renseignements qui pourraient la servir, cependant la préoccupa-
tion essentielle de Marx consiste à décrire les conditions de tra-
vail et de vie des ouvriers ; il s'en tient donc à la première appro-
che que nous mentionnions. Or, depuis Marx, nous ne pourrions
citer que des documents « littéraires » comme essais de descrip-
tion de la personnalité ouvrière. Il est vrai que depuis quelques
années est apparue, essentiellement aux Etats-Unis, une sociologie
« ouvrière » qui prétend analyser concrètement les rapports 80-
ciaux au sein des entreprises et proclame ses intentions pratiques.
10
1
une
Cette sociologie est l'œuvre du patronat ; les capitalistes « éclai-
rés » ont découvert que la rationalisation matérielle avait ses
limites, que les objets-hommes avaient des réactions spécifiques
dont il fallait tenir compte si l'on voulait tirer d'eux le meilleur
parti, c'est-à-dire les soumettre à l'exploitation la plus efficace
admirable découverte en effet qui permet de remettre en service
un humanisme hier taylorisé et qui fait la fortune de pseudo-psy-
chanalystes appelés à libérer les ouvriers de leur ressentiment
comme d'une entrave néfaste à la productivité ou de pseudo-socio-
logues chargés d'enquêter sur les attitudes des individus à l'égard
de leur travail et de leurs camarades et de mettre au point les
meilleures méthodes d'adaptation sociale. Le malheur de cette
sociologie est qu'elle ne peut par définition atteindre la person-
nalité prolétarienne car elle est condamnée par så perspective
de classe à l'aborder de l'extérieur et à ne voir que la personnalité
de l'ouvrier producteur simple exécutant irréductiblement lié au
système d'exploitation capitaliste. Les concepts qu'elle utilise, celui
d'adaptation sociale, par exemple, ont pour les ouvriers le sens
contraire qu'ils ont pour les enquêteurs et sont donc dépourvus
de toute valeur (pour ces derniers, il n'y a d'adaptation qu'aux
conditions existantes, pour les ouvriers l'adaptation implique une
inadaptation à l'exploitation). Cet échec montre les présupposi-
'tions d'une analyse véritablement concrète du prolétariat. L'im-'
portant est que ce travail soit reconnu par les ouvriers comme un
moment de leur propre expérience, un moyen de formuler, de
condenser et de confronter connaissance ordinairement
implicite, plutôt « sentie » que réfléchie et fragmentaire. Entre ce
travail d'inspiration révolutionnaire et la sociologie dont nous
parlions, il y a toute la différence qui sépare la situation du chro-
nométrage dans une usine capitaliste et celle d'une détermination
collective des normes dans le cas d'une gestion ouvrière. Car c'est
bien comme un chronométreur de sa « durée psychologique » que
doit nécessairement apparaître à l'ouvrier l'enquêteur venu pour
scruter ses tendances coopératives ou son mode d'adaptation. En
revanche, le travail que nous proposons se fonde sur l'idée que le
prolétariat est engagé dans une expérience progressive qui tend
à faire éclater le cadre de l'exploitation ; il n'a donc de sens que
pour des hommes qui participent d'une telle expérience, au premier
chef, des ouvriers.
A cet égard, l'originalité radicale du prolétariat se manifeste
encore. Cette classe ne peut être connue que par elle-même, qu'à la
condition que celui qui interroge admette la valeur de l'expérience
prolétarienne, s'enracine dans sa situation et fasse sien l'horizon
social et historique de la classe ; à condition donc de rompre
avec les conditions immédiatement données qui sont celles du sys-
tème d'exploitation. Or, il en va tout différemment pour d'autres
groupes sociaux. Des américains étudient par exemple avec suc-
cès la petite bourgeoisie du Middle West comme ils étudient les
Papous des îles d'Alor ; quelles que soient les difficultés rencon-
trées (et qui concernent toujours la relation de l'observateur avec
son objet d'étude) et la nécessité pour l'enquêteur d'aller au-delà
de la simple analyse des institutions afin de restituer le sens
qu'elles ont pour des hommes concrets, il est possible d'obtenir
dans ces cas-là une certaine connaissance lu groupe étudié sans
pour autant partager ses normes et accepter ses valeurs. C'est que
la petite bourgeoisie comme les Papous a une existence sociale
· 11
.
.
i
objective qui, bonne ou mauvaise, est ce qu'elle est, tend à se per-
pétuer sous la même forme et offre à ses membres un ensemble
de conduites et de croyances solidement liées aux conditions pré-
sentes. Tandis que le prolétariat n'est pas seulement, nous l'avons
suffisamment souligné, ce qu'il paraît être, la collectivité des exé-
cutants de la production capitaliste ; sa véritable existence sociale
est cachée, bien sûr solidaire des conditions présentes, mais aussi
sourde contradiction du système actuel (d'exploitation), avènement
d'un rôle en tous points différents du rôle que la société lui impose
aujourd'hui.
Cette approche concrète, que nous jugeons donc suscitée par la
natute propre du prolétariat, implique que nous puissions rassem-
bler et interpréter des témoignages ouvriers ; par témoignages,
nous entendons surtout des récits de vie ou mieux d'expérience
individuelle, faits par les intéressés et qui fourniraient des ren-
seignements sur leur vie sociale. Enumérons à titre d'exemple quel-
ques-unes des questions qui nous semblent le plus intéressant à
voir aborder dans ces témoignages et que nous avons pour une
bonne part définies à la lumière de documents déjà existants (12).
On chercherait à préciser : a) la relation de l'ouvrier à son
travail (sa fonction dans l'usine, son savoir technique, sa connais-
sance du processus de production sait-il par exemple d'où vient
et où va la pièce qu'il travaille - son expérience professionnelle
a-t-il travaillé dans d'autres usines, sur d'autres machines, dans
d'autres branches de production ? etc... ; son intérêt pour la pro-
duction quelle est sa part d'initiative dans son travail, a-t-il
une curiosité pour la technique ? A-t-il spontanément l'idée de
transformations qui devraient être apportées à la structure de la
production, au rythme du travail, au cadre et aux conditions de vie
dans l'usine ? A-t-il en général une attitude critique à l'égard des
methodes de rationalisation du patronat ; comment accueille-t-il
les tentatives de modernisation ?)
b), Les rapports avec les autres ouvriers et les éléments des
u'es couches sociales au sein de l'entreprise (différence d'atti-
tudes à l'égard des autres ouvriers, de la maîtrise, des employés,
des ingénieurs, de la direction) conception de la division du
travail que représente la hiérarchie des fonctions et celle des
saiaires ? Préférerait-il faire une partie de son travail sur machine
et l'autre dans des bureaux ? S'est-il accommodé du rôle de simple
exécutant ? Considère-t-il la structure sociale à l'intérieur de
l'usine comme nécessaire ou en tout cas « allant de soi » ? Existe-
t-il des tendances à la coopération, à la compétition, à l'isole-
'ment ? Goût pour le travail d'équipe, individuel ? Comment se
répartissent les rapports entre les individus ? Rapports person-
nels ; formation de petits groupes ; sur quelle base s'établissent-
ils ? Quelle importance ont-ils pour l'individu ? S'ils sont différents
des rapports qui s'établissent dans les bureaux, comment ceux-ci
sont-ils perçus et jugés ? Quelle importance la physionomie sociale
a-t-elle à ses yeux ? Connaît-il celle d'autres usines et les compare-
t-il ?. Est-il exactement informé des salaires attachés aux diffé-
rentes fonctions dans l'entreprise ? Confronte-t-il 'ses feuilles de
paie avec celles des camarades ? etc...
c) La vie sociale en dehors de l'usine et la connaissance de ce
(12) « L'ouvrier américain » publié par Socialismo ou Barbarte, n° 1.
Témoignage, Les Temps Modernes, juillet 1952.
12 -
qui advient dans la société totale. (Incidence de la vie à l'usine sur
la vie à l'extérieur ; comment son travail, matériellement et psy-
chologiquement, influence-t-il sa vie personnelle, familiale par
exemple ? Quel milieu fréquente-t-il en dehors de l'usine ? En quoi
ces fréquentations lui sont-elles imposées par son travail, son
quartier d'habitation ? Caractéristiques de sa vie familiale, rap-
ports avec ses enfants, éducation de ceux-ci, quelles sont ses acti-
vités extra-professionnelles ? Manière dont il occupe ses loisirs ;
a-t-il des goûts prononcés pour un mode déterminé de distrac-
tion ? En quelle mesure utilise-t-il les grands moyens d'informa-
tion ou de diffusion de la culture : livres, presse, radio, cinéma ;
attitude à cet égard, par exemple quels sont ses goûts... non seu-
lement quels journaux lit-il ? Mais ce qu'il lit d'abord dans le jour-
nal; dans quelle mesure s'intéresse-t-il à ce qui se passe dans
le monde et en discute-t-il ? (l'événement politique ou social, la
découverte technique ou le scandale bourgeois), etc....
d) Le lien avec une tradition et une histoire proprement prolé- t
tarienne. (Connaissance du passé du mouvement ouvrier et fami-
liarité avec cette histoire ; participation effective à des luttes
sociales et souvenir qu'elles ont laissées ; connaissance de la situa-
tion des ouvriers d'autres pays ; attitude vis-à-vis de l'avenir, indé-
pendamment d'une estimation politique particulière, etc...)
Quel que soit l'intérêt de ces questions, on peut à juste titre
s'interroger sur la portée de témoignages individuels. Nous savons
bien que nous ne pourrons en obtenir qu'un nombre très restreint :
de quel droit généraliser ? Un témoignage est par définition sin-
gulier --- celui d'un ouvrier de 20 ans ou de 50, travaillant dans une
petite entreprise ou dans un grand trust, militant évolué, jouissant
d'une forte expérience syndicale et politique, ayant des opinions
arrêtées ou dépourvu de toute formation et de toute expérience
particulière comment, sans artifice, tenir pour rien ces dif-
férences de situation et tirer de récits si différemment motivés un
enseignement de portée universelle ? La critique est sur ce point
largement justifiée et il paraît évident que les résultats qu'il serait
possible d'obtenir seront nécessairement de caractère limité. Tou-
tefois, il serait également artificiel de dénier pour autant tout inté-
rêt aux témoignages. C'est d'abord que les différences individuelles,
si importantes soient-elles ne jouent qu'au sein d'un cadre uni-
que, qui est celui de la situation prolétarienne et que c'est celle-ci
que nous visons au travers des récits singuliers beaucoup plus que
la spécificité de telle vie. Deux ouvriers placés dans des condi-
tions très différentes ont ceci de commun qu'ils sont soumis l'un
et l'autre à une forme de travail et d'exploitation qui est pour l'es-
sentiel la même et qui absorbe pour les trois quarts leur existence
personnelle. Leurs salaires peuvent présenter un écart sensible,
leurs conditions de logement, leur vie familiale n'être pas compa-
rables, il demeure que leur rôle de producteurs, de manieurs de
machines et leur aliénation est profondément identique. En fait,
tous les ouvriers savent cela ; c'est ce qui leur donne des rapports
de familiarité et de complicité sociale (alors qu'ils ne se connais-
sent pas) visibles au premier coup d'oeil pour un bourgeois qui
pénètre dans un quartier prolétarien. Il n'est donc pas absurde
de chercher sur des exemples particuliers des traits qui ont une
signification générale, puisque ces cas ont suffisamment de res-
semblances pour se distinguer ensemble de tous les cas concer-
nant d'autres couches de la société. A quoi il faut ajouter que la
13
méthode du témoignage serait bien davantage critiquable si elle
visait à recueillir et à analyser des opinions car celles-ci offrent
nécessairement une large diversité, mais, nous l'avons dit, ce sont
les attitudes ouvrières qui nous intéressent, quelquefois, certes,
exprimées dans des opinions, mais souvent aussi défigurées par
elles et en tout cas plus profondes et nécessairement plus simples
que celles-ci qui en procèdent ; ainsi serait-ce une gageure mani-
feste de vouloir induire à partir de quelques témoignages indivi-
duels les opinions du prolétariat sur l’U.R.S.S. ou même sur une
question aussi précise que celle de l'éventail des salaires, mais
nous paraît-il beaucoup plus facile de percevoir les attitudes à
l'égard du bureaucrate, spontanément adoptées au sein du proces-
sus de production. Enfin, il convient de remarquer qu'aucun autre
mode de connaissance ne pourrait nous permettre de répondre aux
problèmes que nous avons posés. Disposerions-nous d'un vaste ap-
pareil d'investigation statistique (en l'occurrence de très nom-
breux camarades ouvriers susceptibles de poser des milliers de
questions dans les usines, puisque nous avons déjà condamné toute
enquête effectuée par des éléments extérieurs à la classe) cet appa-
reil ne nous servirait de rien, car' des réponses recueillies auprès
d'individus anonymes et. qui ne pourraient être mises en corréla-
tion que d'une manière quantitative seraient dépourvues d'intérêt.
C'est seulement rattachées à un individu concret que des réponses
se renvoyant les unes aux autres, se confirmant ou se démentant
peuvent dégager un sens, évoquer une expérience ou un système
de vie et de pensée qui peut être interprété. Pour toutes ces rai-
sons, les récits individuels sont d'une valeur irremplaçable.
Ceci ne signifie pas que, par ce biais, nous prétendions définir
ce que le prolétariat est dans sa réalité, une fois rejetées toutes
les représentations qu'il se fait de sa condition quand il s'aper-
coit à travers le prisme déformant de la société bourgeoise ou
des partis qui présentent l'exprimer. Un témoignage d'ouvrier,
si significatif, si symbolique et si spontané soit-il demeure cepen-
dant déterminé par la situation du témoin. Nous ne faisons pas
ici allusion à la déformation qui peut provenir de l'interprétation
de l'individu mais à celle que le témoignage impose nécessaire-
ment à son auteur. Raconter n'est pas agir et suppose même une
rupture avec l'action qui en transforme le sens ; faire par exem-
ple le récit d'une grève est tout autre chose qu'y participer, ne
serait-ce que' parce qu'on en connaît alors l'issue, que le simple
recul de la réflexion permet de juger ce qui, sur l'instant, n'avait
pas encore fixé son sens. En fait c'est bien plus qu'un simple
écart d'opinion qui apparaît dans ce cas, c'est un changement
d'attitude ; c'est-à-dire une transformation dans la manière de
réagir aux situations dans lesquelles on se trouve placé. A quoi
il s'ajoute que le récit met l'individu dans une position d'isole-
ment qui ne lui est pas non plus naturelle. C'est solidairement
avec d'autres hommes qui participent à la même expérience que
lui, qu'un ouvrier agit ordinairement ; sans parler même de la
lutte sociale ouverte, celle qu'il mène d'une manière cachée mais
permanente au sein du processus de production pour résister à
l'exploitation, il la partage avec ses camarades ; ses attitudes les
plus caractéristiques, vis-à-vis de son travail ou des autres cou-
ches sociales il ne les trouve pas en lui comme le bourgeois ou
le bureaucrate qui se voit dicter sa conduite par ses intérêts
d'individu, il en participe plutôt comme de réponses collectives.
14
La critique d'un témoignage doit précisément permettre d'aperce-
poir dans l'attitude individuelle, ce qui implique la conduite du
groupe, mais, en dernière analyse l'une et l'autre ne se recou-
vrent pas et le témoignage ne nous procure qu'une connaissance
incomplète. Enfin, et cette dernière critique rejoint partiellement
la première en l'approfondissant, on doit mettre en évidence le
contexte historique dans lequel ces témoignages sont publiés ; ce
n'est pas d'un prolétaire éternel qu'ils témoignent mais d'un cer-
tain type d'ouvrier occupant une position définie dans l'histoire,
situé dans une période qui voit le reflux des forces ouvrières
dans le monde entier, la lutte entre deux forces de la société
d'exploitation réduire peu à peu au silence toutes les autres
manifestations sociales et tendre à se développer en un conflit
ouvert et en une unification bureaucratique du monde. L'attitude
du prolétariat, même cette attitude essentielle que nous recher-
chons et qui en une certaine mesure dépasse une conjoncture par-
ticulière de l'histoire, n'est toutefois pas identique selon que la
classe travaille avec la perspective d'une émancipation proche
ou qu'elle est condamnée momentanément à contempler des hori.
zons bouchés et à garder un silence historique.
C'est assez dire que cette approche qualifiée par nous de
concrète est encore abstraite à bien des égards, puisque trois
aspects du prolétariat (pratique, collectif, historique) ne se trou-
vent abordés qu'indirectement et sont donc défigurés. En fait le
prolétariat concret n'est pas objet de connaissance ; il travaille,
lutte, se transforme ; on ne peut en définitive le rejoindre théo-
riquement mais seulement pratiquement en participant à son
histoire. Mais cette dernière remarque est elle-même abstraite car
elle ne tient pas compte du rôle de la connaissance dans cette
histoire même, qui en est une partie intégrante comme le travail
et la lutte. C'est un fait aussi manifeste que d'autres que les
ouvriers s'interrogent sur leur condition, et la possibilité de la
transformer. On ne peut donc que multiplier les perspectives
théoriques, nécessairement abstraites, même quand elles sont réu-
nies, et postuler que tous les progrès de clarification de l'expé-
rience ouvrière font mûrir cette expérience. Ce n'était donc pas,
par une clause de style que nous disions des quatre approches
successivement critiquées -- qu'elles étaient complémentaires.
Ceci ne signifiait pas que leurs résultats pouvaient utilement
s'ajouter, mais plus profondément qu'elles communiquaient en
rejoignant par des voies différentes, et d'une manière plus ou
moins compréhensive, la même réalité, que nous avons déjà appe-
lée, faute d'un terme plus satisfaisant, l'expérience prolétarienne.
Par exemple nous pensons que la critique de l'évolution, du
mouvement ouvrier, de ses formes d'organisation et de lutte, la
critique des idéologies et la description des attitudes ouvrières
doivent nécessairement se recouper ; car les positions qui se
sont exprimées d'une manière systématique et rationnelle dans
l'histoire du mouvement ouvrier et les organisations et les
mouvements qui se sont succédé coexistent, en un certain sens,
à titre d'interprétations ou de réalisations possibles dans le pro-
létariat actuel ; au-dessous, pour ainsi dire, des mouvements
réformiste, anarchiste, ou stalinien il y a chez les ouvriers
procédant directement du rapport avec la production une pro-
jection de leur sort, qui rend possibles ces élaborations et les
contient simultanément ; de même des techniques de lutte qui
15
-
paraissent associées à des phases de l'histoire ouvrière (1848,
1870 ou 1917) expriment des types de relations entre les ouvriers
qui continuent d'exister et même de se manifester (sous la forme
par exemple d'une grève sauvage, dépourvue de toute organi-
sation). Ce qui ne signifie pas que le prolétariat contienne, de
par sa seule nature, tous les épisodes de son histoire ou toutes
les expressions idéologiques possibles de sa condition, car l'on
pourrait aussi bien retourner notre remarque et diré que son
évolution matérielle et théorique l'a amené à être ce qu'il est,
s'est condensée dans sa conduite actuelle lui créant un nouveau
champ de possibilités et de réflexion. L'essentiel est de ne pas
perdre de vue en analysant les attitudes ouvrières que la con-
naissance ainsi obtenue est elle-même limitée et que, plus pro-
fonde ou plus compréhensive que d'autres modes de connais-
sance, non seulement elle ne supprime pas leur validité mais
doit encore s'associer à eux, sous peine d'être inintelligible.
1
Nous avons déjà énuméré une série de questions que l'analyse
concrète devrait nous permettre de résoudre ou de mieux poser,
nous voudrions maintenant indiquer après avoir formulé des
réserves sur leur portée comment elles peuvent se grouper
et contribuer à un approfondissement de la théorie révolution-
naire. Les principaux problèmes concernés nous paraissent être
les suivants : 1) Sous quelle forme l'ouvrier s'approprie-t-il la
vie sociale ? 2) Comment s'intègre-t-il à sa classe, c'est-à-dire
quelles sont les relations qui l'unissent aux hommes qui parta-
gent sa condition et en quelle mesure ces relations constituent.
elles une communauté délimitée et stable dans la société ?
Quelle est sa perception des autres couches sociales, sa communi-
cation avec la société globale, sa sensibilité aux institutions et
aux événements qui ne concernent pas immédiatement son cadre
de vie ? 4) De quelle manière subit-il matériellement et idéo-
logiquement la pression de la classe dominante, et quelles sont
ses tendances à échapper à sa propre. classe ? 5) Quelle est
enfin sa sensibilité à l'histoire du mouvement ouvrier, son inser-
tion de fait dans le passé de la classe et sa capacité d'agir en
fonction d'une tradition de classe ?
Comment ces problèmes pourraient-ils être abordés et quel est
leur intérêt ? Prenons en exemple celui de l'appropriation de la
vie sociale. Il s'agirait d'abord de préciser quels sont le savoir et
la capacité technique de l'ouvrier, sans aucun doute des rensei-
gnements concernant directement son aptitude professionnelle
sont nécessaires ; mais on devrait aussi rechercher comment la
curiosité technique apparaît en dehors de la profession dans les
loisirs, par exemple dans toutes les formes de bricolage, ou dans
l'intérêt accordé à toutes les publications scientifiques ou techni-
ques ; il s'agirait de mettre en évidence la connaissance qu'a
l'ouvrier des problèmes du mécanisme de l'organisation indus-
trielle, sa sensibilité à tout ce qui touche l'administration des
choses. Sans se désintéresser d'une évaluation du niveau culturel
de l'intéressé, en prêtant à l'expression le sens étroit que la bour-
geoisie donne ordinairement à ce terme (volume des connaissances
littéraires, artistiques, scientifiques) on essaierait de décrire le
champ d'information que ?ui ouvrent le journal, la radio et le
cinéma. En même temps on se préoccuperait de savoir si le pro-
létaire a une manière propre d'envisager les événements et les
16
conduites, quels sont ceux qui suscitent son intérêt (qu'il en soit
le témoin dans sa vie quotidienne ou qu'il en prenne connais-
sance par le pournal, qu'il s'agisse de faits d'ordre politique ou,
comme on dit, de faits divers). L'essentiel serait de déterminer
s'il y a une mentalité de classe et en quoi elle diffère de la men-
talité bourgeoise.
Nous ne fournissons que des indications sur ce point ; vouloir
les développer serait anticiper sur les témoignages eux-mêmes, car
c'est eux seuls qui peuvent non seulement permettre une inter-
prétation mais aussi révéler l'étendue des questions concernées
dans un ordre de recherches donné. L'intérêt révolutionnaire de
la recherche est manifeste. En bref il s'agit de savoir si le
prolétariat est ou non assujetti à la domination culturelle de
la bourgeoisie et si son aliénation le prive d'une perspective
originale sur la société. La réponse à cette question peut soit
faire conclure que toute révolution est vouée à l'échec puisque
le renversement de l'Etat ne pourrait que ramener tout l'ancien
fatrás culturel propre à la société précédente, soit permettre
d'apercevoir le sens d'une nouvelle culture dont les éléments
épars et le plus souvent inconscients existent déjà.
Il est à peine besoin de souligner, sinon contre des critiques
de mauvaise foi trop prévisibles, que cette enquête sur la vie
sociale du prolétariat ne se propose pas d'étudier la classe de
l'extérieur, pour révéler sa nature à ceux qui ne la connaissent
pas ; elle répond aux questions précises que se posent explicite-
ment les ouvriers d'avant-garde et implicitement la majorité de
la classe dans une situation où une série d'échecs révolutionnaires
et la domination de la bureaucratie ouvrière ont miné la con-
fiance du prolétariat dans sa capacité créatrice et son émanci.
pation. Les ouvriers, encore dominés sur ce point par la bour-
geoisie, pensent qu'ils n'ont aucune connaissance en propre, qu'ils
sont seulement les parias de la culture bourgeoise: C'est qu'en
fait leur créativité n'est pas là où elle devrait se manifester
selon les normes bourgeoises, leur culture n'existe pas comme
un ordre séparé de leur vie sociale, sous la forme d'une produc-
tion des idées, elle existe comme un certain pouvoir d'organi-
sation des choses et d'adaptation au progrès, comme une certaine
attitude à l'égard des relations humaines, une disposition à la
communauté sociale. De ceci les ouvriers pris individuellement
n'ont qu'un sentiment confus, puisque l'impossibilité dans laquelle
ils se trouvent de donner un contenu objectif à leur culture au
sein de la société d'exploitation, leur fait douter de celle-ci et
croire à la seule réalité de la culture bourgeoise.
Prenons enfin un second exemple ; comment décrire le mode
d'intégration du prolétaire à la classe ? Il s'agirait, dans ce cas,
de savoir comment l'ouvrier perçoit, au sein de l'entreprise, les
hommes qui partagent son travail et les représentants de toutes
les autres couches sociales ; quelle est la nature et le sens
des rapports qu'il a avec ses camarades de travail, s'il a des
attitudes différentes à l'égard d'ouvriers appartenant à des caté.
gories différentes (professionnel, O.S., manœuvre) ; si ses rela-
tions de camaraderie se prolongent en dehors de l'usine ; s'il
a tendance ou non à rechercher des travaux qui nécessitent une
coopération ; s'il a toujours travaillé en usine, dans quelle situa-
tion il a commencé à le faire, s'il pense à la possibilité d'accom-
plir un travail 'différent ; si jamais une occasion s'est présentée
17
i
à lui de changer de métier ? S'il fréquente des milieux étrangers
à sa classe et quelle opinion il. a d'eux; en particulier s'il a
des attaches avec un milieu paysan et comment il juge ce milieu ?
Il faudrait confronter avec ces renseignements des réponses four-
nies sur des points très différents : évaluer, par exemple, la
familiarité de l'individu avec la tradition du mouvement ouvrier,
l'acuité des souvenirs qui sont pour lui associés à des épisodes
de la lutte sociale, l'intérêt qu'il a pour cette lutte, indépen-
damment du jugement qu'il porte sur elle (on peut trouver
ensemble une condamnation de la lutte inspirée par un pessi-
misme révolutionnaire et un récit enthousiaste des événements de
1936 ou de 44) ; repérer la tendance à envisager l'histoire et plus
particulièrement l'avenir du point de vue du proletariat ; noter
les réactions à l'égard des prolétariats étrangers, notamment
d'un prolétariat favorisé comme celui des Etats-Unis ; chercher
enfin dans la vie personnelle de l'individu tout ce qui peut mon-
trer l'incidence de l'appartenance à la classe et les tentatives de
fuite par rapport à la condition ouvrière (l'attitude à l'égard des
enfants, l'éducation qu'on leur donne, les projets qu'on forme
sur leur avenir sont à cet égard particulièrement significatifs).
Ces renseignements auraient l'intérêt de montrer, d'un point
de vue révolutionnaire, de quelle manière un ouvrier fait corps
avec sa classe, et si son appartenance à son groupe est ou non
différente de celle d'un petit bourgeois ou d'un bourgeois à son
propre groupe. Le prolétaire lie-t-il son sort à tous les niveaux
de son existence, qu'il en soit ou non conscient, au sort de sa
classe ? Peut-on vérifier concrétement les expressions classiques
mais trop souvent abstraites de conscience de classe ou d'attitude
de classe, et cette idée de Marx que le prolétaire, à la différence
du bourgeois, n'est pas seulement membre de sa classe, mais
individu d'une communauté et conscient de ne pouvoir s'affranchir
que collectivement.
« Socialisme ou Barbarie » souhaite susciter des témoignages
ouvriers et les publier, en même temps qu'il accordera une place
importante à toutes les analyses concernant l'expérience proléta-
rienne. On trouvera dès ce numéro le début d'un témoignage (13);
il laisse de côté une série de points que nous avons énumérés ;
d'autres témoignages pourront au contraire les aborder aux dépens
des aspects envisagés dans ce numéro. En fait il est impossible
d'imposer un cadre précis. Si nous avons paru, dans le cours
de nos explications, nous rapprocher d'un questionnaire, nous
pensons que cette formule de travail ne serait pas valable ; la
question précise imposée de l'extérieur peut être une gêne pour
le sujet interrogé, déterminer une réponse artificielle, en tout cas
imprimer à son contenu un caractère qu'il n'aurait pas sans
cela. Il nous paraît utile d'indiquer des directions de recherche
qui peuvent servir dans le cas d'un témoignage provoqué ; mais
nous devons être attentifs à tous les modes d'expression suscep-
tibles d'étayer une analyse concrète. Au reste, le véritable pro-
blème n'est pas celui de la forme des documents, mais celui de
leur interprétation. Qui opérera des rapprochements jugés signi.
ficatifs entre telle et telle réponse, révélera au-delà du contenu
explicite du document les intentions ou les attitudes qui l'inspi.
rent, confrontera enfin les divers témoignages entre eux ? Les
camarades de la revue « Socialisme ou Barbarie ? » Mais ceci ne
.
(13) La vie en usine, p. 48.
18
va-t-il pas contre leur intention, puisqu'ils se proposent surtout
par cette recherche de permettre à des ouvriers de réfléchir sur
leur expérience ? Le problème ne peut être artificiellement résolu,
surtout à cette première étape du travail. Nous souhaitons qu'il
soit possible d'associer les auteurs mêmes des témoignages à une
critique collective des documents. De toutes manières, l'interpré-
tation, d'où qu'elle vienne, aura l'avantage de rester contempo-
raine de la présentation du texte interprété. Elle ne pourra s'im-
poser que si elle est reconnue exacte par le lecteur, celui-ci ayant
faculté de trouver un autre sens dans les matériaux qu'on lui
säumet.
Notre objectif est, pour l'instant, de réunir de tels matériaux
et Apus' comptons sur la collaboration active des sympathisants
de la Revue.
· 19
+
LE PATRONAT FRANÇAIS
ET LA PRODUCTIVITÉ
Parallèlement à l'évolution de la conjoncture politico-économique
depuis la dernière guerre et nécessairement liée à celle-ci, l'action
du Patronat français peut se diviser également en deux parties très
distinctes. Tout d'abord, la période de « remise en marche » de la
production pendant laquelle se manifeste l'action directe et efficace
du Parti communiste et des bureaucrates syndicaux. En même
temps, dans le domaine économique, l'importante inflation que l'on
sait se développe. Cette époque voit le patronat français sur une
position tactiquement défensive, consentant des augmentations de
salaires et satisfaisant, dans une certaine mesure, aux revendica- :
tions des travailleurs, assuré qu'il est de la possibilité de gonfler
ses prix et d'écouler facilement ses produits sur le marché. L'offre
est inférieure à la demande et les salaires réels se retrouvent un peu
plus rongés à chaque palier de l'inflation. Mais l'ère de la stabili-
sation face aux perspectives a sonné bien avant l'arrivée de M. Pinay.
Des jalons se posent à l'échelle de la production elle-même depuis
1947-48. Le patronat français, à l'échelle individuelle, prend de plus
en plus conscience de l'état d'infériorité de ses moyens de produc-
tion et de son rendement, en rapport avec l'évolution économique
internationale. Les deux blocs se sont nettement différenciés. L'Alle-
magne redevient une concurrente dangereuse. L'Amérique exige une
rentabilité plus grande de ses dollars. Il faut assainir l'économie,
la monnaie, se préparer aux luttes concurrentielles, recouvrer la part
de plus-value destinée aux investissements, supprimer l'ingérence
du P.C., tout ceci par. le seul moyen dont dispose le capitalisme :
une surexploitation du prolétariat. La méthode en soi est classique,
elle va consister en un durcissement progressif et en une menace
permanente vis-à-vis de la classe ouvrière. Elle s'opèrera de deux
façons, l'ancienne, faite de la division syndicale, des menaces de
licenciements, de la résistance opiniâtre à la grève, ou du paterna-
lisme ; la nouvelle faite de l'installation des méthodes de produc-
tivité et de réorganisation. Dans les usines qui, comme beaucoup
d'usines françaises, travaillaient avec des moyens de production
relativement vieux et des méthodes surannées, l'installation de mé
thodes nouvelles d'organisation et le renouvellement progressif du
matériel a permis et accompagné la réaction patronale.
Quels moyens ont été employés ? Quels sont les retentissements
dans les différentes couches de salariés ? Les buts envisagés sont-ils
atteints ? Pour répondre à ces questions, nous nous référons à quel-
ques exemples particuliers de certaines usines de la région pari-
sienne. Si les moyens ont été différents, ce n'est qu'en fonction de
la nature différente de la production dans chaque usine, les métho-
des ou, plutôt, la méthode étant la même dans son esprit comme
dans son application. Le mot d'ordre est le « redressement » et toutes
les énergies seront exploitées à cette fin.
Dans la plupart des moyennes et grandes entreprises à « redres-
ser » ont été placés des organisateurs tout frais sortant des Ecoles
1
20
!
:
d'organisation scientifique du travail. Ces écoles, certaines anciennes
(E.O.S.T.) ou nouvelles (C.E.G.O.S.) ont modifié, refondu et mis à
jour les principes de l'organisation connus (depuis les expériences
de 1928-30) en s'appuyant sur les dernières méthodes appliquées aux
U.S.A. Elles ont accueilli ingénieurs et cadres de tous ordres en vue
d'une formation adéquate. D'autre part des Sociétés d'organisation
et de rationalisation privées se sont montées en vue d'implanter les
méthodes nouvelles dans les entreprises intéressées. 'Dans les deux
cas, et en règle générale, les organisateurs sont des éléments exté-
rieurs à l'entreprise ayant, une fois en place, tous pouvoirs aux
yeux des Conseils d'Administration. Naturellement, le premier stade
a été l'installation elle-même de ces Messieurs qui n'a pu se faire
sans quelques difficultés au niveau de la direction (éviction d'an-'
ciens directeurs ou de cadres supérieurs).
Le premier travail de ces nouveaux et futurs chefs d'entreprise
a été consacré à une prise de contact et à une étude approfondie
de l'usine. Période assez longue (8 à 12 mois) pendant laquelle
rien ne se passe et qui a l'avantage supplémentaire de calmer les
méfilances. Les organisateurs sont en place et aucun changement
dans la marche de l'usine ne se produit. Pourtant leur activité, qui
semble nulle à première vue, a une grosse importance pour les
périodes à venir. Leur action s'oriente sur deux points bien définis :
1° Etude du fonctionnement général de l'usine : modes de fabri-
cation et réalisations. Des stages sont faits dans les différents
services et ateliers. C'est la période de « rodage » déterminant les
connaissances nécessaires de la marche de l'entreprise ;
2° Etude sur le plan psychologique et politique des différentes
couches de salariés de l'usine. Discussions avec les cadres afin de
mettre à jour leur point de vue sur le fonctionnement actuel et
possible et de détecter les partisans et adversaires éventuels des
méthodes nouvelles. Etude des réactions politiques des proches
collaborateurs' (techniciens, agents de maitrise) par des conversa-
tions d'ordre général, Jaugeage du comportement des mensuels et
ouvriers en fonction des problèmes propres à leur catégorie (em-
ployés, professionnels, Os, manœuvres). Tous ces sondages auront,
naturellement, une grosse importance sur les moyens à employer
dans l'avenir face à ces considérants. Il est nécessaire de souligner
cet aspect du problème qui marque une amélioration significative
des méthodes d'exploitation, le principe de direction étant de camou-
fler la pire exploitation par une soi-disant compréhension et une
mise en place exacte des valeurs.
Les conditions optima d'une action étant réalisées, le côté pra-
tique va se manifester dans la « simplification du travail ». Cette
première offensive, d'une apparence bénigne est très importante.
Ce sont les mancuvres qui, les premiers, en font les frais : « guerre
à la manutention inutile » tel est le mot d'ordre. Elle détermine
les premiers investissements dans du matériel moderne (ex. : cha-
riots électriques élévateurs) (1) en même temps que les premières ·
suppressions d'emploi (les vieux travailleurs sont les plus touchés).
La manutention n'ajoutant rien à la valeur d'un produit, il faut
l'éliminer chaque fois qu'il est possible. On connaît le slogan amé-
ricain « nous ne sommes pas assez riches pour nous payer des
brouettes ». Suit l'agencement des ateliers eux-mêmes. Le circuit
des matières en cours de fabrication étant un facteur très important,
on modifie de fond en comble l'implantation des machines, d'où
un déplacement et une modification des équipes d'ouvriers que
l'on effectue suivant les nécessités du moment. Le processus de
(1) La manutention des pièces à tous les stades de la fabrication se
faisant encore dans de nombreuses entreprises à l'aide de chariots à
mains,
des chariots électriques élévateurs font avantageusement le travail de
cinq à
six hommes. La disposition des ateliers souvent irrationnelle va être
modi-
filée de fond en comble en une succession logique du processus de
fabrica-
tion, l'emmagasinage des matières stockables ainsi que leur classement se
standardisent et se simplifient par des méthodes appropriées, etc.
21
fabrication est, à son tour, l'objet d'une rationalisation poussée.
En conservant les mêmes moyens de production, on s'efforce, par
une sérieuse étude technique, de diminuer le nombre d'opérations
primitivement prévues pour l'exécution des pièces. On met, pour ce
faire, les techniciens à contribution. Il s'ensuit automatiquement des
confiits entre ces techniciens et les agents de maîtrise ou même
les ouvriers défendant leurs anciennes méthodes de travail. Natu-
rellement, ces difficultés sont toujours résolues en faveur des orga.
nisateurs qui, et ce sont les débuts de leurs manifestations direction-
nelles, emploient la contrainte si la persuasion ne suffit pas. Tout
aussitôt, et parallèlement, s'étudient les temps de fabrication. Le
principe premier consiste à ne pas augmenter les cadences d'usinage
d'une façon systématique mais, plutôt, à amener l'ouvrier à produire
plus en supprimant les gestes inutiles. On s'emploie activement à
créer un climat de confiance entre l'ouvrier sur sa machine et le
* chronométreur-organisateur ». Toute une phraséologie et une pro-
pagande active insistent sur la nécessité d'améliorer ce facteur
essentiel de la productivité. Le tourneur, le fraiseur ou le raboteur
t; de fabrication doit donc transformer de fond en comble så façon de
procéder au profit d'un système qui en fait l'esclave absolu de sa
machine. Il faut, dans ce domaine, faire une différence entre les
anciennes méthodes de travail à la chaîne qui laissaient la liberté
des mouvements de l'ouvrier dans le cadre d'un temps imposé à la
fabrication d'une pièce, alors, que par la suppression des gestes
inutiles on tente de standardiser les mouvements eux-mêmes aux
fins d'augmenter les cadences. Dans l'esprit des organisateurs il n'y
a donc pas une diminution ordonnée des temps, mais une obligation
involontaire. Des paroles à la réalité, une marge d'impossibilités
existant, faite de la résistance de l'ouvrier à cette nouvelle forme
d'aliénation, ceci ce solde presque toujours pratiquement par une
augmentation imposée des cadences. Du côté employés : compta-
bilité, services commerciaux, bureaux d'études, service planning, etc.,
la lutte pour la simplification du travail est tout aussi importante.
Elle le serait même relativement plus, étant donné la situation « pri-
vilégiée » dont bénéficient les mensuels du point de vue du volume
de travail. Très longtemps le patronat a fermé les yeux sur l'iné-
galité du temps de travail réalisé dans une journée par un employé
de bureau. Il s'agissait tout en maintenant des salaires extrêmement
bas (la misère en faux-col) de créer dans les esprits le mythe du
privilège par rapport aux ouvriers. Le but a d'ailleurs été atteint.
L'employé en règle générale a tendance à se croire un salarié de
condition supérieure. Mais les impératifs de la conjoncture actuelle
tendent à modifier radicalement la position patronale. Il faut lutter
contre les « frais généraux », et les salaires versés aux. employés de
tous ordres sont considérés comme improductifs. Le processus de
travail de l'organisateur est sensiblement le même dans les bureaux
que dans les ateliers. La définition stricte du travail réalisé par
chacun et même dans certains cas l'étude des temps modifient consi-
dérablement l'« atmosphère » des bureaux. Une méthode moins
directe que la suppression d'emploi s'est avérée plus « digestible ».
Elle consiste à ne pas remplacer les employés quittant leur ser-
vice. Le travail du démissionnaire ou du décédé étant réparti dans
la mesure du possible sur le reste du personnel du service, du coup
on augmente le volume de travail tout en ménageant la psychologie
propre des restants. Le contrôle se fait plus sévère, la discipline se
resserre, et, couronnant le tout la mécanisation s'implante de plus
en plus. Le temps des comptables à monocle penchés sur leurs
immenses registres est pratiquement révolu. L'ère des machines
électro-comptables commence et par là même assimile le tenant du
porte-plume à l'ouvrier face à sa machine.
La question des salaires a toujours été la préoccupation majeure
d'un chef d'entreprise. Le vieil adage capitaliste «payer le moins
possible et vendre le plus cher possible » reste particulièrement vrai
pour nos modernes, contrairement aux dires des propagandes. L'et-
22
1
fort principal en ce domaine a été axé sur le rajustement par en
bas des salaires des différentes catégories professionnelles. Pour
comprendre le processus, il est nécessaire de revenir un peu en
arrière. En 1945, reprenant les contrats collectifs de 1936, le décret
Parodi-Croizat définit les salaires minima devant être payés dans
chaque catégorie professionnelle de la Métallurgie. Le calcul du
taux minimum s'effectuait et s'effectue toujours sur la base d'un
nombre de points X correspondant à la profession, multiplié par la
valeur du point liée elle-même au salaire minimum. (Ex. : dessina-
teur d'études 1er échelon ; valeur du point 157,60, nombre de points
hiérarchiques 234, soit un salaire minimum de 157,60 X 234 = 36.870
francs.) Le régime des prix et salaires réglementé par décret per-
mettait aux patrons une fourchette d'augmentation représentant un
plafond de 40 % au-dessus du minimum de la catégorie (dans
l'exemple 36.870 X 1,4). Les différentes luttes revendicatives dans le
cadre des usines avaient dans certains cas amené les salaires à leur
plafond. N'étaient pas rares les industries qui, jusqu'en 1948, payaient
au maximum, ou près du maximum des catégories. La situation
générale se renversant l'astuce de nos organisateurs fut d'englober
les augmentations gouvernementales successives des taux de base
dans la fourchette précédente. Il s'en suivit pour des salaires équi-
valents une baisse progressive des taux des catégories, d'où une
diminution des salaires. On observe dans la plupart des cas des
salaires, qui après avoir été au maximum tombent par bonds succes-
sifs, très près des nouveaux minima. Tout ce « joli. travail » s'est
effectué sur le plan personnel. On a tenu tête aux protestations
individuelles ou collectives et aux grèves locales avec une fermeté
encore inégalée dans la période d'après guerre. Parallèlement les
patrons faisaient mine de reconsidérer les catégories elles-mêmes en
reclassant certains ouvriers ou employés dans une catégorie supé-
rieure (évidemment au minimum), se justifiant par les modifica-
tions apportées à la marche de l'usine.
En même temps, la hiérarchie s'affermissait : nomination de nou-
veaux cadres et agents de maîtrise, importante revalorisation des
salaires de ceux-ci, s'accompagnant, naturellement, de directives
strictes quant à leur influence sur l'ensemble du personnel. Toutes
ces modifications progressives et dosées ont bouleversé l'atmosphère
générale des entreprises en question. Le rapport de force, dans son
aspect subjectif, a changé du tout au tout. Au lieu de trouver face
à eux un personnel que les staliniens avaient, dans une certaine
mesure, soudé sur des bases de luttes revendicatives, les chefs
d'entreprise ont devant eux une « matière » beaucoup moins homo-
gène. Il n'y a, face à ces méthodes, pratiquement pas de réaction
organisée. Lai position des staliniens est assez caractéristique en
ce sens. Leurs militants syndicaux ne tentent aucune espèce d'action,
dépassés par l'offensive patronale et l'apathie des ouvriers. Les
méthodes d'organisation et leurs compléments s'implantent mainte-
nant facilement. On peut affirmer en ce sens que le patronat a
vaincu l'obstacle qu'il considérait certainement comme le plus diffi-
cile : la résistance sociale que ces méthodes risquaient de faire
surgir.
Le gros atout a résidé dans la création de primes de produc-
tivité. En fait, comme nous l'avons vu plus haut, les patrons don-
nent, par ce système, ce qu'ils ont récupéré auparavant. Mais la
prime est, par définition, l'arme de la division. Il s'agit de récom-
penser l'effort individuel ou collectif. On instaure donc, en plus ou
à la place des bonifications que l'on connaît, des primes appelées
« de productivité » ou « de réalisation de programme » ou de « chif-
fres d'affaires », etc. Il s'agit, cette fois, d'intéresser l'ouvrier ou
le
mensuel à la marche de l'entreprise. Les conditions de distribution
de ces primes sont, et c'est la base du système, conditionnées par la
hiérarchie. Les cadres, d'abord, en touchent d'importantes en fin
d'année. Les agents de maîtrise, contremaîtres, chefs d'équipes sont
également fortement encouragés, de cette façon, à améliorer la pro-
23
duction des ateliers qu'ils ont sous leur surveillance. Quant au
reste du personnel, il perçoit, selon les entreprises, soit un pour-
centage variable selon l'indice de productivité, soit un pourcentage
fixe basé sur la réalisation d'un chiffre d'affaires minimum mensuel,
soit une prime fixe et égale entre tous. Les primes, selon les cas,
sont hebdomadaires, mensuelles ou trimestrielles. Elles varient entre
5 % et 30 % du salaire brut suivant les entreprises. Si on les exa-
mine sous leur aspect global, on voit, par exemple, les primes
moyennes des cadres vingt fois supérieures à celles des ouvriers et
quinze fois à celles des techniciens, ces derniers ayant, naturelle-
ment, des primes plus élevées que les professionnels et ceci conti-
nuant d'une façon décroissante jusqu'au bas de l'échelle hiérarchique.
Mais salaires bruts et primes diverses ne constituent pas une
rémunération suffisante pour une quantité de travail de 40 heures.
A la revendication des taux horaires, on répond par l'instauration
d'heures supplémentaires. Celles-ci, possibles dans la situation du
marché qui prévalait encore récemment, accroissent la surexploi-
tation en « améliorant » le montant global de la quinzaine ou du
mois. Désormais, ne voyant de possibilité de « défense de leur
bifteack » autre que dans l'augmentation du nombre d'heures de tra-
vail, les ouvriers ne défendent pas la semaine de 40 heures mais celle
de 48 heures, les heures au-delà de 40 étant, comme l'on sajt,
majorées de 25 %. Cette réaction avère grave. Elle caractériserait
à elle seule un facteur important du recul des luttes ouvrières dans
la période présente. Elle démontre en soi le manque, sur le plan
collectif, de perspective immédiate de la classe ouvrière, saturée de
la phraséologie stalinienne ou réformiste. A la lumière de la dis-
cussion individuelle, il se démontre, dans la majorité des cas, que
les ouvriers en ont une conscience vive. Mais aucune autre solution
immédiate ne s'ouvre devant les difficultés présentes...
Le système mis en place, les premières difficultés vaincues, l'ef.
fort du patronat persévère dans toutes les directions. L'extraction
scientifique de la plus-value va trouver sa réalisation dans le prin-
cipe premier de l'accumulation capitaliste : la modernisation des
moyens de production. La plus grande part des profits réalisés son
consacrés à l'acquisition de machines modernes qui vont parfaire
au maximum les conditions de production déjà mises en place. Le
refus systématique de toute augmentation de salaire individuelle
ou collective, le maintien et le renforcement d'une discipline de plus
en plus stricte, l'obéissance aux ordres et le refus de toute initia-
tive individuelle, le contrôle sévère des travaux et des résultats par
les méthodes statistiques et graphiques, la rationalisation et l'aliéna-
tion les plus poussées ou tendant' à l'être, la parcellisation scienti-
fique du travail, telles sont les prémices de l'implantation des métho-
des de productivité, arme actuellement essentielle de la classe capi-
taliste française à l'école des méthodes made in U.S.A.
Quelles sont les conclusions partielles que l'on peut tirer des
premiers résultats ? Indiscutablement, la période actuelle se présente
comme une victoire sur la classe ouvrière. En proie à des graves
difficultés d'ordre financier, social et politique, le patronat s'ins-
pirant des réalisations américaines a su faire appel aux techniciens
de l'organisation à toutes fins utiles. (Parallèlement, d'autres fac-
teurs sont intervenus, mais ce n'est pas notre sujet de les faire
analyser ici.) L'organisation s'est implantée et continue à révolu-
tionner les usines françaises. Sa propagande est très active dans
tous les milieux industriels ; journaux patronaux, conférences, stages
dans les écoles, voyages et commissions d'enquête en Amérique, cir-
culaires, comptes rendus des résultats font écho des réalisations et
incitent les réfractaires à s'informer des possibilités et à s'initier
aux méthodes nouvelles. L'effort est considérable. Il insiste sur la
nécessité de la collaboration des patrons dans ce domaine. A elle
seule, cette propagande suffit à démontrer le caractère d'âpre lutte
de classes que revêt la lutte pour la « productivité ». Lutte de classe
24
dont la manifestation s'avère actuellement unilatérale, car comme
nous l'avons vu, les réactions ouvrières sont pratiquement inexis-
tantes. La menace et la crainte, la division et l'aliénation, l'achat
des consciences et la récompense, la surexploitation et les « réali-
sations sociales », 'sont, indépendamment de l'aspect technique, les
premiers résultats objectifs. Sur le plan de la production, la moder-
nisation progressive change profondément l'aspect des industries.
C'est dans la Sidérurgie, la branche la plus importante que la modi-
fication est la plus significative. Les importants trains continus de
laminoirs des groupes Usinor (ainsi que le démarrage actuel de
celui de la Sollac) modifient considérablement l'aspect du marché et
celui de la répartition productive. D'une période de pénurie, dos
produits sidérurgiques (notamment les tôles) on est passé en quel-
ques mois à une relative saturation malgré une augmentation sen-
sible de la demande (industrie automobile). D'autre part sur le
plan production certaines autres importantes forges se sont trouvées
dans l'obligation de modifier de fond en comble leurs programmes
de fabrication afin de pouvoir exploiter leurs moyens de production
en d'autres domaines. L'industrie électrique, à l'avant-garde de la
productivité, a été la première à en vérifier les méthodes. L'industrie
automobile fait de gros efforts en ce sens, le graphique de produc-
tion des voitures de toutes marques fait ressortir des chiffres en
augmentation constante. Dans ce domaine la production numérique
a doublé par rapport à la période d'avant guerre, en partie grâce
à la rationalisation des méthodes. L'exemple Simca, tête de file de
la construction automobile rationalisée en est la démonstration écla-
tante dans la production de l'Aronde, dont les cadences de sortie
n'ont été étudiées que sur la base de l'organisation scientifique avec
les méthodes que cela comporte. Les techniciens de cette firme ont
d'ailleurs fait profiter d'autres firmes de leur expérience (Pan-
hard) (2).
Mais malgré ce redressement considérable, le capitalisme fran-
çais n'échappe pas aux conséquences directes de son système interne
avec ou sans la rationalisation scientifique. En ce sens on peut dire
que cette dernière précipite les contradictions. Présentement le riar-
ché se sature, les carnets de commande baissent, certaines usines
faute de commandes ferment leurs portes (Hotchkiss) ou se « sépa-
rent » d'un grand nombre d'ouvriers (Ford). L'armée de réserve des
chômeurs se reconstitue, alimentée par les usines de textile du Nord,
les soieries de Lyon et les conserveries et la multitude des petites
et moyennes entreprises qui « cèdent » la place au grand capital
ou s'organisent. Il s'en suit naturellement une accentuation du dur-
cissement patronal face à la classe ouvrière.
A la lumière des résultats de quatre ans d'organisation cette
politique se solde donc concrètement par une accélération du pro-
cessus de crise en même temps qu'elle met en place l'appareil de
production de matériel militaire et adapte l'économie française à
une future économie de guerre hautement planifiée. Déjà Ford
licencie dans l'attente de commandes « Offshore » de camions mili-
taires, Panhard dans l'obligation de réduire sa chaîne de « Dyna >>
se sert de cette expérience au profit de la trop fameuse auto-mitrail-
leuse, Hotchkiss, ses portes fermées, reconvertit « scientifiquement »
dans la perspective d'une fabrication de chenillettes. D'importantes
usines de construction électrique ont démarré la fabrication de
Radars, etc. On est loin des slogans « Productivité prix de revient
plus bas = marchandises plus nombreuses = niveau de vie meilleur
par une augmentation importante des salaires >>
panneaux dans
lesquels la classe ouvrière n'est jamais tombée. Mais la réaction
du prolétariat à la « productivité » est un sujet très important
auquel nous reviendrons dans un prochain article.
René NEUVIL.
(2) La plupart des moyennes et grandes sociétés font pour une large
part appel à la rationalisation, que ce soit dans les cuirs,
conserveries,
grandes firmes d'alimentation, batiment, etc.
-
25
LA CRISE DU BORDIGUISME ITALIEN
:
L'évolution politique de la gauche communiste italienne (Parti
Communiste Internationaliste d'Italie) est arrivée à un point crucial.
Deux tendances s'étaient affirmées peu à peu depuis la fondation
du parti. Même si leurs limites n'étaient pas au début très précises,
même si leur lutte s'est déroulée de manière assez confuse, elles
représentent aujourd'hui non seulement deux conceptions distinctes
du travail politique mais encore et surtout deux interprétations
différentes du marxisme.
Dans cet article nous parlerons surtout de la tendance que nous
appellerons « bordiguiste » et expliquerons brièvement à la fin les
positions des camarades qui la combattent et qui ont organisé un
Congrès en juin dernier à Milan. Pour la clarté de l'exposition nous
désignerons ces derniers sous le nom de tendance « du Congrès ».
Le fait que la gauche italienne soit le seul courant oppositionnel
qui, en se situant toujours sur une base de lutte de classe, est
parvenu à survivre à la dégénérescence de l'Internationale Commu-
niste, ainsi que les racines profondes qui la rattachent au prolétariat
'italien, justifient notre intérêt pour son évolution actuelle.
La gauche communiste italienne dans l'I.C.
Courant de gauche dans la social-démocratie italienne d'avant
1915, la tendance dite abstentioniste de Bordiga se fond en 1920 avec
le groupe de l' « Ordine Nuovo » pour former le parti Communiste
d'Italie.
Mais au sein de la IIIe Internationale, la gauche italienne se
trouve bientôt en opposition avec la conception tactique de Moscou.
Le recul de la révolution en Europe, le souci de sauvegarder le
pouvoir ouvrier en Russie, menacé par la pression du capitalisme à
l'extérieur et par sa propre évolution interne, déterminaient l'orien-
tation opportuniste de la tactique de l'I.C. Tactique dans laquelle
on retrouve également l'influence de certaines positions du bolché-
visme reflétant les conditions de la lutte dans un pays arriéré (rôle
de la paysannerie, conquêtes démocratiques, etc.) et que l'Exécutif
de Moscou prétendait imposer à toute l'Internationale.
La tendance de gauche italienne s'opposa à la politique du Komin-
tern dans la question du front unique avec la social-démocratie,
dont elle dénonça l'opportunisme et l'inefficacité ; elle s'opposa à
l'exagération des possibilités d'utilisation du parlement bourgeois et
même à toute utilisation de celui-ci pendant une période révolution-
naire, ainsi qu'aux méthodes employées pour former les partis
communistes au moyen de regroupements hâtifs, la politique des
* planches pourries ». Contre la gauche se dressèrent" Lénine (1),
Trostky, Zinoviev, Boukharine. En Italie même, elle combattit la
(1) Voir La maladie infantile du communisme.
26
nouvelle tactique de la défense de la démocratie bourgeoise contre le
fascisme. Chassée de la direction du P.C. d'Italie en 1924, elle fut
définitivement vaincue au Congrès de Lyon (déjà en émigration)
en 1925.
Cependant, sa critique de l'I.C. ne dépassa pas le terrain de la
tactique. L'évolution réactionnaire de l'U.R.S.S. était à l'époque
visible avant tout par ses répercussions sur la politique de l'Inter-
nationale. La bureaucratisation du régime s'accentuait tous les jours
davantage mais le vrai caractère et la rapidité de ce phénomène
restaient encore dans l'ombre pour la majorité des militants, commu-
nistes au dehors de la Russie. A l'époque de son exclusion, en 1927,
la gauche italienne considérait ainsi la Russie comme un Etat
prolétarien, l'économie russe comme non-capitaliste, voire socialiste
dans certains secteurs. A ce même moment pourtant, des groupes
oppositionnels (dont une partie de la gauche italienne elle-même qui
forma un groupe indépendant en émigration) apercevaient déjà la
signification réelle de la montée bureaucratique et définissaient la
Russie comme capitalisme d'Etat.
La consolidation du fascisme en Italie créa de nouvelles condi-
tions politiques. Pratiquement écrasé, le mouvement ouvrier resta
dans l'illégalité pendant vingt ans et la vie politique fut presque
nulle.
La gauche italienne continua d'avoir une activité en France et
en Belgique où se trouvaient les principaux noyaux des militants
qui avaient émigré. Elle ne se dégagea pas des formules tradition-
nelles de la III Internationale et ne parvint à établir ni une critique
sérieuse, de la défaite ni une réponse aux nouveaux problèmes. Si
elle se situa toujours sur un terrain de lutte de classe, si elle
défendit
les positions révolutionnaires contre l'opportunisme trotskyste et le
stalinisme, son interprétation de l'évolution historique et de la
lutte des classes resta' attachée à la lettre des textes classiques, non
au développement des idées qu'ils expriment.
La fondation du P.C.I. d'Italie
A la faveur de l'effondrement politico-militaire du régime musso-
linien, les militants qui étaient restés en Italie ou qui y retournèrent
pendant la guerre, parvenaient en 1943-44 à établir les bases d'une
nouvelle organisation. Après vingt années de fascisme, le plus grand
nombre revenait à la vie politique en reprenant purement et sim-
plement le programme de l'Internationale Communiste : « trahi par
les: centristes » (staliniens).
La nouvelle organisation regroupa bientôt, avec la majori
des militants revenus de l'émigration, une partie des cadres de base
de l'ancien P.C. ainsi que d'importants groupes d'ouvriers. Ce fut
le seul groupement politique qui en pleine euphorie démocratique
et belliciste sut s'opposer au mensonge de la prétendue guerre anti-
fasciste, dénoncer le fascisme et la démocratie comme deux formes
de l'exploitation capitaliste et proclamer la nécessité d'une lutte
puverte pour la destruction du système bourgeois.
A la Conférence de Turin, en 1945, le P.C.I. d'Italie adoptait une
plateforme politique qui reprenait les positions classiques de la
LII® Internationale. Bien qu'on y dénonçât le caractère impérialiste
de la Russie, aucune définition nette de la nature de l'U.R.S.S. n'y
Agurait. Aucune analyse sérieuse de l'expérience russe, aucune ten-
tative d'aller au-delà des positions de 1926. Le stalinisme était
présenté comme un phénomène de dégénérescence opportuniste sans
expliquer sa liaison avec la formation d'une nouvelle couche exploi-
teuse en Russie. Les principaux événements mondiaux y étaient
simplement enregistrés sans être intégrés dans une analyse globale
du capitalisme moderne.
On aurait pu penser que cette tâche de critique et d'analyse de
seconstruction théorique indispensable, serait entreprise par la suite,
Il n'en a rien été. De 1945 à 1951, ces problèmes n'ont même pas
été posés par le centre du parti. Aucune discussion n'a été ouverte
hi préparée de façon sérieuse. Les tentatives de camarades isolés
- 27
..
non
comme
ou d'autres groupes révolutionnaires ont été étiquetées de revisio-
nisme et repoussées avec ignorance et mépris. Il est certain que la
carence du centre a trouvé son complément dans la situation devant
laquelle se trouvaient les militants du parti. En lutte à la fois contre
la bourgeoisie et les organisations « ouvrières », les problèmes qu'ils
devaient résoudre étaient toujours urgents et d'ordre pratique : prise
de position concrète dans les conflits ouvriers. Cependant, une
position juste sur ces problèmes ne pouvait être déterminée que par
la poursuite parallèle de l'effort théorique. C'est ainsi que pendant
des années les discussions dans le parti ont tourné essentiellement
autour de la querelle entre « activistes » et « attentistes », sans que
le contenu théorique de cette divergence ait été dégagé en liaison
avec une analyse de l'évolution capitaliste, des perspectives révo-
lutionnaires et une critique des positions traditionnelles.
Parti et classe : la dictature du prolétariat.
En réalité, pendant toute cette période, comme précédemment
pendant l'émigration, la gauche italienne a été dominée par une
conception particulière du marxisme, laquelle interprète l'histoire
comme le résultat du heurt entre des forces sociales, les
classes, mais
celui de forces économiques abstraites.
Le processus historique n'est plus ainsi la résultante de l'action
de classes antagoniques et les rapports de production (c'est-à-dire les
rapports entre ces classes) ne sont plus déterminés en dernière
analyse par leur lutte permanente : c'est, à l'inverse, la structure
économique considérée de façon abstraite qui détermine l'action des
classes, lesquelles ne seraient plus ainsi que des exécutants aveugles
des lois économiques. Conception qui rend évidemment inexplicables
(quelle que soit la phraséologie marxiste dont on la recouvre) les
bouleversements révolutionnaires de l'économie et des formes
sociales.
Il faut remarquer d'ailleurs que cette conception semble toujours
s'appliquer davantage à la classe ouvrière qu'à la bourgeoisie,
dont on admet le rôle « subjectif » avec une facilité surprenante.
Ainsi par exemple, la gauche italienne en émigration a pu définir
la dernière guerre comme une guerre « contre le prolétariat, pour
sa destruction », c'est-à-dire comme le résultat d'une action cons-
ciente de la bourgeoisie pour détruire les passibilités révolution-
naires.
A l'opposé, elle a échafaudé la théorie de « la disparition du pro-
létariat pendant la guerre ». Non seulement on niait ainsi toute
influence de la classe ouvrière dans le cours des événements, mais
on décrétait qu'il n'y avait plus de classe ouvrière. Il ne s'agit pas
là d'une position particulière à un camarade, mais d'une conception
que nous retrouvons tout au long de la vie de la Gauche. Dans la
résolution finale du Congrès de Florence en 1948 par exemple, il est.
dit : «
cette concentration est conditionnée par la défaite interna-
tionale subie par le prolétariat et par sa destruction comme classe: »
Et plus loin : « destruction et défaite qui font aujourd'hui du pro-
létariat non un élément consciemment antagonique mais un élément
essentiel de la reconstruction capitaliste. »
Cette thèse de la lutte des classes à éclipses a inspiré l'activité de
la Gauche à l'étranger. pendant des années ; elle a été à la fois
et la cause et le résultat de sa sclérose théorique.
Ainsi par exemple, au lieu de voir dans le bouleversement révolu-
tionnaire de juillet 1936 en Espagne l'aboutissement d'une longue
période de lutte des classes, on n'a fait qu'enregistrer une « explosion
ouvrière » (?) de quelques jours suivie d'une «guerre impérialisté ».
La classe ouvrière était apparue pendant 24 ou 48 heures, elle avait
disparu ensuite. Les combats continuaient cependant. Il y avait donc
guerre. Nous sommes dans la période des guerres impérialistes ;
c'est donc une guerre impérialiste ! Et le « léninisme » aidant, nous
avons vu la Gauche italienne déclarer (au prix d'une scission 11
est vrai) que le mot d'ordre à donner en Espagne c'était la frater-
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nisation : . fraternisation des ouvriers en armes avec la garde civile,
les légtonnaires et les phalangistes d'en face! (2).
En fait, une semblable interprétation de la lutte des classes
tend à nier tout rôle de la classe ouvrière. C'est la pression de
forces économiques abstraites qui entraîne « le changement de situa-
tion »; il suffit alors de l'intervention d'une minorité qui, pendant la
période précédente, a conservé « les principes », pour « former le
parti » d'abord, renverser le pouvoir bourgeois ensuite. Cette concep-
tion à la fois économiste et blanquiste transforme le prolétariat
en une masse de manoeuvre. C'est au fond la négation même de la
lutte des classes. A la lutte des deux classes fondamentales - bour-
geoisie, prolétariat l'une défendant ses privilèges, son mode d'or-
ganisation de la société qui est devenu un obstacle au développement
de la civilisation, l'autre combattant pour supprimer son exploitation
et par là même l'organisation capitaliste de la société et pour établir
un système social fondé sur la satisfaction des besoins, à cette lutte
historique le bordiguisme substitue celle d'un noyau de militants
le parti contre l'Etat bourgeois.
Mais de la même manière qu'il remplace la lutte du prolétariat par
l&a