SOCIALISME OU BARBARIE
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QOQO
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
Ph. GUILLAUME - A. VEGA
Gérant : G. ROUSSEAU
OOOO
LE NUMÉRO
150 francs
ABONNEMENT UN AN (4 numéros) 500 francs
SOCIALISME OU
OU BARBARIE
Situation de l'impérialisme
et perspectives du proletariat
L'analyse de la situation mondiale actuelle, présentée dans cette revue
depuis son premier numéro (1), peut être résumée ainsi : la
caractéristique
fondamentale de la période contemporaine est la lutte entre le bloc
améri-
cain et le bloc russe pour la domination et l'exploitation du monde ;
cette
lutte a sa source dans la nécessité inexorable qui pousse la classe
dominante
de chaque bloc - les trusts américains et la bureaucratie russe à
agran-
dir ses profits et sa puissance, à s'assurer l'exploitation de l'humanité
entière, à garantir sa domination contre toute attaque extérieure et tout
soulèvement intérieur. Il y a peu de chances que le prolétariat puisse,
par une révolution qui devancerait la guerre, renverser les régimes,
exploi-
teurs à l'Est et à l'Ouest, il est donc extrêmement probable que la lutte
entre les deux blocs culminera dans une troisième guerre mondiale. Celle-
ci
accélérerait énormément la maturation des conditions de la révolution ;
la
perspective de la révolution est intimement liée à celle de la guerre. La
période qui nous sépare de la guerre, courte ou longue, doit être mise à
profit pour la construction d'une organisation d'avant-garde,
indispensable
si les possibilités révolutionnaires qui surgiront de la guerre doivent
être
réalisées. Cette construction doit commencer par un réarmement idéologi-
que et programmatique, sans lequel rien de durable ne saurait être
édifié.
Les événements qui se sont succédé depuis le début de 1953 semblent
mettre en question cette perspective. Le ralentissement du réarmement
américain ; les changements en Russie consécutifs à la mort de Staline ;
la nouvelle attitude russe dans les rapports avec les Etats-Unis, et la
reprise
de négociations abandonnées (Allemagne), l'aboutissement soudain d'autres
qui piétinaient depuis longtemps (Corée) ou des nouvelles ouvertures de
discussion (Indochine) ; enfin, la révolte du prolétariat d'Allemagne
orien-
tale en juin, les grèves d'août en France ces événements forment incon-
testablement un ensemble, dont la signification parait à première vue
être :
le ralentissement du cours vers la guerre, la tentative des blocs
impéria-
listes de stabiliser leurs relations, la rentrée en scène de la classe
ouvrière.
S'arrêter là serait pourtant rem cer par des conclusions hâtives et par
des impressions l'analyse approfonas de la situation du régime d'exploi-
tation et du prolétariat, ne pas dégager des événements les leçons qu'ils
comportent, remplacer la critique marxiste par la météorologie de
l'atmos,
phère politique dans laquelle se spécialisent avec succès les
trotskistes. If
laut, au contraire, profiter de ce « tournant », apparent ou réel, dans
la
situation, pour poser avec encore plus d'acuité les problèmes et explorer
davantage ce qui peut ne pas être clair.
(1) Voir les articles Socialisme ou barbarie (nº. 1), 1948 (ib.), La con-
solidation temporaire da capitalisme mondial (no 3), La guerre et la
pers-
poctivo révolutionnaire (nº 9) et les Notes sur la situation
internationale
des no. 2, 3, 4, 7, 8, 11, 12.
1
Qu'est-ce qui a provoqué ces changements dans la situation ? Jus-
qu'où peuvent-ils aller ? Y a-t-il un vrai ralentissement du cours vers
la
guerre ? La perspective de la guerre en est-elle modifiée ? De toute
façon
que signifiait-elle exactement ? Quel est le moteur profond de la lutte
der
deux blocs ? Leur tentative de stabiliser leurs relations peut-elle
aboutir ?
Quel est le mode de coexistence qu'ils peuvent réaliser aussi longtemps
que
la guerre n'éclate pas ? Que peut faire la classe ouvrière pendant cette
période ? Quelles sont les tâches qui se posent à son avant-garde ? Voici
les questions auxquelles nous voulons répondre par cet article. On ne
saurait le faire sérieusement sans revenir sur certains points
théoriques,
ni sans revoir le développement de la situation qui a précédé les événe-
ments de l'an dernier.
I.
L'IMPERALISME ET LA GUERRE
Les moteurs de la guerre impérialiste.
La conception de Lénine sur les guerres à l'époque de l'impérialisme
part de l'analyse de celui-ci en tant qu'étape particulière de
développement
du capitalisme. L'impérialisme est l'époque où d'un côté l'économie et la
société capitaliste sont dominées par les monopoles, où, d'un autre côté,
le partage du monde entre les monopoles et les Etats qu'ils dominent
est achevé. L'expansion des monopoles ne trouvant plus devant elle des
espaces libres, des pays neufs où se réaliser comme pendant lė XIXsiè.
cle leur tendance à augmenter leurs profits et leur puissance ne peut que
les conduire à la lutte violente pour un nouveau partage du monde, dane
lequel chacun espère agrandir la sphère qui est sous son exploitation
directe.
Que signifie l'expansion pour les classes exploiteuses ?
Pour les groupes de monopoleurs qui dominent les Etats impérialistes
en présence, agrandir la sphère de leur exploitation veut dire
directement
agrandir leurs profits et leur puissance; obtenir des matières premières.
bon marché ou exporter des capitaux veut dire s'approprier soi-même la
plus-value du prolétariat colonial au lieu de la laisser aux concurrents,
La plus-value coloniale n'a d'ailleurs pas une odeur spécifique qui
attire
en tant que telle les impérialistes, et Lénine dit expressément que ceux-
ci
s'intéressent tout autant à l'annexion de régions industrielles (2). Dans
cette lutte pour l'agrandissement des profits, les sources possibles de
matières premières préoccupent les impérialistes pratiquement autant que
les sources réelles (3) ; et des régions qui n'ont aucun intérêt
économique
direct sont âprement disputées à cause de leur intérêt stratégique (4),
car
la puissance n'est pas une fin en soi, mais elle est le seul moyen, dans
le monde capitaliste où « toutes les contradictions ne peuvent être
résolues.
que par la force » (5) de régler le partage de la plus-value mondiale
entre
les exploiteurs.
Si l'on veut systématiser les facteurs économiques qui expliquent la
tendance des pays capitalistes à dominer zone aussi étendue que
possible, on aboutit à trois idées :
a) Le capital des pays impérialistes tend à soumettre à son exploitation
la quantité de main-d'ouvre la plus grande possible, et en particulier
celle des pays arriérés où le taux d'exploitation tend à être plus
élevé..
L'utilisation de cette main-d'ouvre peut impliquer l'exportation de
capital
du pays impérialiste vers le pays dominé, mais cela n'est pas indispen-
sable ;
b) En s'installant dans des pays producteurs de produits primaires
une
(2) N. Lénine, L'Impérialisme (Ed. Sociales), p. 82. Ceci veut dire,
évidemment, que l'impérialisme ne s'intéresse pas exclusivement aux
régions
coloniales ; il peut s'y intéresser particulièrement si l'exploitation de
la
main-d'ouvre y est plus intense (v. plus loin).
(3) Ib., p. 75.
(4) Ib., p. 82.
(5) Ib., p. 86.
2
(agricoles ou miniers), le capital du pays impérialiste s'approprie la
rente
foncière relative à cette production, qui autrement reviendrait à
d'autres
couches ou d'autres pays ;
Entendant la zone sous son pouvoir économique et politique, le
capital du pays impérialiste étend le marché qu'il « protège » et se
réserve
pour lui-même, donc il peut exploiter d'une manière monopolistique les
couches non prolétariennes de la population (6).
Il est facile de voir que ces trois idées se ramènent au fond à une
seule, à savoir : l'exploitation directe, par le pays impérialiste, d'une
zone
aussi large que possible.
Qu'est-ce qui a provoqué ces changements dans la situation ? Jus-
qu'où peuvent-ils aller ? Y a-t-il un vrai ralentissement du cours vers
la
suerre ? La perspective de la guerre en est-elle modifiée ? De toute
façon,
que signifiait-elle exactement ? Quel est le moteur profond de la lutte
des
L'impérialisme n'implique pas nécessairement une forme privée de capi-
talisme.
ne
On peut se demander : ces caractéristiques ne sont-elles pas déjà
celles du capitalisme en général ? Pourquoi faire intervenir les
monopoles
dans la définition de l'impérialisme ?
La réponse est que ces caractéristiques ne sont pas nécessairement
celles d'un capitalisme concurrentiel, si au moins celui-ci est
rigoureuse-
mnent défini ; car, dans ce cas, le capital de chaque pays se trouve
faire
face à l'ensemble du marché mondial, dont son propre marché national
se différencie pas essentiellement. Si cette hypothèse est prise dans
toute sa rigueur, il n'y a pas d'avantage à se réserver une zone
d'exploi-
tation propre, puisque par exemple la « protection » des marchés est
incon-
nue, puisque les capitaux peuvent se placer indifféremment dans les pays
où le taux de profit est plus grand, etc.
Il est vrai qu'un tel capitalisme concurrentiel est un schéma théorique
qui s'est encore moins réalisé sur le plan international que sur le plan
national. Et il est vrai que les facteurs mentionnés plus haut comme
déter-
minant l'expansion impérialiste, ont joué dans l'histoire moderne
longtemps
avant la domination des monopoles. II reste néanmoins que l'avènement
de ceux-ci donne à ces facteurs un caractère nécessaire, indissolublement
lié à la structure profonde du capitalisme des monopoles, les rend
essentiels
d'accidentels qu'ils étaient auparavant (7). L'expansion territoriale a
un
sens pour le capitalisme concurrentiel dans la mesure où celui-ci
s'écarte de
son concept, pour le capitalisme monopoleur dans la mesure où celui-ci
le réalise.
Mais si l'expansion impérialiste est l'expression nécessaire d'une éco-
nomie où la concentration du capital est arrivée à l'étape de la
domination
des monopoles, elle l'est a fortiori d'une économie où la concentration
est
arrivée à limite naturelle, la domination « d'un seul capitaliste ou
groupe de capitalistes » (Marx). Elle est autrement dit encore plus
néces-,
saire pour une économie à concentration totale, pour un capitalisme
bureau-
cratique. Pour la classe exploiteuse d'une telle économie, la tendance à
l'exploitation directe d'une sphère aussi étendue que possible se pose
avec la même nécessité que pour les monopoles, et se ramène aux trois
éléments que nous avons analysés plus haut. Qu'elle se réalise à travers
des modalités différentes (par exemple que l'exportation de capitaux joue
un rôle beaucoup plus réduit et sous une autre forme que sous la domina-
tion des monopoles), cela résulte des différences qui séparent le
capitalisme
sa
(6) Les couches prolétariennes aussi, bien entendu ; mais rigoureu-
sement parlant, cet aspect est un des facteurs qui déterminent un taux
d'exploitation du prolétariat, dont nous avons parlé sous (a).
(7) Du point de vue étroitement économique, et dans le schéma du
capitalisme concurrentiel, la nation est un accident. Tout ce qui donne
une signification économique à la nation dans ce cas (frontières
géographi-
ques, habitudes de consommation, enracinement de la main-d'ouvre), est,
du
point de vue de l'économie, inorganique, imposé par la nature ou hérité
de
l'histoire. Dans le capitalisme des monopoles, par contre, la nation
acquiert
sens économique propre : c'est le domaine d'exploitation directe d'un
groupe de monopoles, un marché qui est sous son contrôle exclusif.
3
bureaucratique du capitalisme monopoleur, mais ne change rien quant au
fond.
Car l'impérialisme du capital, il faut le souligner avec force, n'est pas
lié à la propriété « privée » ou « étatique » des moyens de production,
ni
à l'existence d'un marché « libre » ou « planifié ». En se réservant un
« marché », les monopoles se réservent la possibilité d'exploiter (en
tant
que consommateurs ou producteurs « indépendants ») les couches non pro-
létariennes d'un pays, mais le même processus a lieu si, au lieu de mono-
poles, et à faire une bureaucratie, exploiteuse ; autrement dit, cette
dernière
aussi ne peut exploiter qu'à condition de dominer. Et la conception de
Lénine, que nous avons résumée plus haut, n'a rien à voir avec la théorie
des « débouchés ». ou le « besoin de réaliser la plus-value », comme le
laissent: entendre des interprétations éclectiques mises en avant parfois
par certains staliniens ou trotskistes; ces conceptions se basent
implicité-
ment la théorie de l'accumulation de Rosa Luxembourg, qui est
erronée (8).
La paix impérialiste qui sépare deux guerres de ce nom s'appuie sur
un équilibre des forces entre les groupes ou les Etats impérialistes, et
c'est la rupture de cet équilibre des forces qui fait exploser la guerre,
non pas la crise ou « l'impasse économique » en tant que telle ; celle-ci
peut jouer soit en modifiant l'équilibre précédant, soit en augmentant la
quantité des risques qu'un groupe impérialiste est disposé à accepter en
entrant dans la guerre, mais n'est pas la cause de la guerre, dont les
moteurs profonds existent en permanence, leur action étant seulement neu-
tralisée d'une manière provisoire par l'existence d'un équilibre des
forces.
sur
Pourquoi est-il nécessaire d'agrandir les profits et impossible d'aboutir
à
une entente permanente ?
Mais d'où vient la tendance des monopoles à agrandir sans limite leurs
profits et leur puissance ? Et pourquoi un arrangement amiable entre
les monopoles pour le pillage concerté de la terre ne pourrait-il être
réalisé et appliqué éternellement (ce que Kautsky appelait le «
superimpé-
rialisme ») ? Ces deux questions comportent une seule réponse.
Il est clair, et nous l'avons déjà rappelé, que la puissance n'est pas
une fin en soi, mais le seul moyen dans l'univers capitaliste pour sau-
vegarder et agrandir les profits. Mais dans la tendance des monopoles
à agrandir leurs profits, ce qui est important n'est pas le mobile psycho
logique, la « soif illimitée du profit » (bien que celle-ci existe et
soit un
des fondements de la société capitaliste). Le profit est à son tour la
condition de survie du capitaliste. Statiquement, ce qui fait le
capitaliste,
c'est le capital ; mais dynamiquement, le capital n'est que du profit
accu-
mulé et c'est l'expansion de son capital, l'accumulation du profit qui
seule
peut perpétuer l'existence du capitaliste. Cela est clair sous le
capitalisme
concurrentiel ; le capitaliste qui n'accumule pas suffisamment est évince
par les concurrents, et ce qui lui permet d'accumuler suffisamment n'est
pas l'ascèse bourgeoise, mais un volume de profits plus important. L'ère
des monopoles met fin (pour l'essentiel) à la concurrence entre
entreprises
du même secteur à l'intérieur d'un pays, soit par l'apparition d'un mono-
pole au sens effectif du terme (un seul capitaliste ou groupe de capita-
(8) Il nous est malheureusement impossible de nous étendre ici sur
ce point. Il importe cependant de dire un mot sur la tendance des stali-
niens et des trotskistes d'avoir recours à un luxembourgisme qui
s'ignore.
La théorie de l'accumulation de Rosa implique que l'expansion
impérialiste
découle de l'incapacité où se trouve un capitalisme de marché à réaliser
sa plus-value chez lui ; on peut donc lui faire sous-entendre que
l'expansion
impérialiste découle de l'existence d'un marché et de son anarchie, que
donc étatisation et planification rendent ipso facto l'impérialisme
inconce-
vable. Tout cela est entièrement étranger à la conception de. Lénine, qui
voyait dans l'impérialisme allemand (en 1918 !) un « capitalisme d'Etat,
organisé et planifié », et traduit la même mystification que la
conception
suivant laquelle l'étatisation supprime automatiquement les classes l'ex-
ploitation. La Russie ne peut pas être impérialiste, disent-iis, parce
qu'elle
n'a pas de chômage à exporter. Quant à la main-d'ouvre à importer (om
à exploiter là où elle se trouve), ils n'en disent mot.
listes dominant désormais le secteur), soit par un cartel ou une entente
entre plusieurs entreprises qui subsistent (ce qui suppose déjà, en
général,
un nombre limité de participants). Elle est cependant loin de mettre fin
à la lutte entre capitalistes ; la lutte continue sur le plan
international,
où l'apparition d'un vrai monopole est, pour plusieurs raisons,
exception-
nelle ; elle ne cesse que par la constitution de cartels internationaux,
autrement dit par des compromis qui délimitent les sphères d'exploitation
respectives des monopoles nationaux.
Mais ces compromis sont par essence provisoires. Comme l'a montré
Lénine en réfutant la conception de Ka sky sur le « superimpérialisme »
(9), la base de ces compromis est le rapport des forces entre les
partici-
pants au moment où le compromis est conclu. Mais ce rapport de forces
évolue perpétuellement; ceux que son évolution a avantagés remettront
donc en question le compromis en exigeant un nouveau partage plus
favorable; et chaque revision rendant encore plus forte la position des
plus
forts, il est fatal qu'un moment arrive où les autres la refusent, car
elle
ne peut à la longue que conduite à leur éviction totale. Le règlement
ne peut finalement se faire que par la force : la guerre économique, ou
la
guerre totale.
Ainsi, aucun compromis ne pouvant être éternel, et tout le monde
le sachant, tout le monde ne peut que se préparer pour le moment où
il sera remis en question pacifiquement ou violemment ; et on ne peut
s'y préparer qu'en accumulant, en augmentant sa puissance économique
et totale dès maintenant.
Autant et plus donc que sous le capitalisme concurrentiel plus,
car maintenant la lutte cesse d'être simplement économique continue
la lutte entre capitalistes et groupements de capitalistes, continue le
besoin d'accumuler, continue le besoin d'augmenter les profits, les
domaines
qu'on contrôle, les populations qu'on exploite. Chaque « stabilisation
pro-
visoire », chaque compromis économique, chaque paix n'est utilisée par
les uns et par les autres que comme un palier, que comme un tremplin
permettant de récupérer, de consolider, d'étendre et d'organiser ses
forces
en vue d'une attaque ultérieure. Ces forces se développant d'une manière
inégale chez les adversaires,
moment
arrive où la « stabilisation »
précédente s'écroule. Et on recommence.
un
La guerre impérialiste est une étape du processus de concentration
mondiale.
Mais recommence-t-on éternellement ? Et surtout, recommence-t-on tou-
jours de la même manière ? Peut-on dire qu'aussi longtemps que la révolu-
tion ne sera pas victorieuse, « des guerres impérialistes » et « des
nouveaux
partages du monde » se succéderont indéfiniment ? Chaque guerre
n'élimine-
t-elle pas définitivement un lot de concurrents de même que chaque
crise élimine définitivement un lot de capitalistes et ne crée-t-elle pas
une situation en partie irréversible ?
Certes oui. Et il nous faut aussi compléter la conception de Lénine
que nous avons jusqu'ici simplement résumée en envisageant la trans-
formation profonde de l'impérialisme lui-même que les guerres
impérialistes
amènent, en tenant compte des résultats mêmes du processus qu'on a
décrit. A travers les guerres, sé réalise l'élimination progressive des
con-
currents et la domination d'un nombre de plus en plus restreint d'Etats
impérialistes; il y a donc une transformation profonde de l'impérialisme
qui
s'opère. Tout compromis, tout traité de paix peut être remis en question
remise en question qui est la guerre. Mais de la guerre émergent
des situations qui ne peuvent plus être remises en question, des écrase-
ments définitifs et des accumulations de puissance inattaquables. Ce ne
sont plus simplement les partages des colonies et des régions arriérées
dont il s'agit, mais même la domination sur les pays impérialistes par
d'autres pays impérialistes incomparablement plus forts. Et la limite de
ce processus est nécessairement, si la révolution prolétarienne
n'intervient
pas, la domination du monde par un seul Etat impérialiste, un seul groupe
d'exploiteurs, non pas à travers l'entente pacifique entre les divers
Etats,
(9) L'Impérialisme, p. 106.
mais à travers la lutte violente et l'extermination ou la soumission des
plus faibles.
Il faut donc approfondir la définition de Lénine et voir dans les guerres
de l'époque impérialiste les moments décisifs dans le processus de
concen-
tration mondiale du capital et du pouvoir, non pas simplement des luttes
pour des nouveaux partages du monde, mais l'acheminement vers la domi-
nation universelle d'un seul 'groupe exploiteur. Et il est clair en ce
sens
qu'il n'y a pas eu « des guerres impérialistes » mais que chaque guerre
a représenté ou représentera une étape bien distincte de ce processus
de concentration mondiale (10). Il sera utile d'éclairer davantage cette
conception par un court rappel historique.
II.
LA LUTTE RUSSO-AMERICAINE
POUR LA DOMINATION MONDIALE
Première et deuxième guerres mondiales.
La première guerre mondiale visait à un nouveau partage du monde,
et elle a pu réaliser son objet. Les impérialistes de l'Entente ont
dépouillé
les Empires centraux de leurs colonies et zones d'influence, donnèrent à
leur
volonté force de loi internationale par le traité de Versailles et
établirent
sur leur victoire un nouveau rapport de forces qui à son tour en garan-
tissait les résultats.
Garantie illusoire. Vingt ans après, l'Allemagne écrasée en 1918 retrou-
yait suffisamment de force pour tout remettre en question, écraser à son
tour, la France et conquérir l'Europe. Cette deuxième guerre mondiale,
la conquête et l'organisation de l'Europe par l'Allemagne comme aussi
l'exigence de la « capitulation sans conditions » l'ont montré, ne visait
plus
seulement à un nouveau « partage du monde », mais à l'extermination
totale
de l'un des deux camps en lutte. Son objectif était la domination du
monde
par un seul bloc impérialiste, mais cet objectif elle n'a pas pu le
réaliser,
La guerre a eu lieu contre l'Allemagne, ce qui ne peut paraître avec le
recul du temps que comme un malentendu ou un anachronisme. Car,
pendant qu'en Europe le rapport des forces se modifiait rapidement et
spectaculairement à partir de 1933 en faveur de l'Allemagne et contre la
France et l'Angleterre, il se modifiait d'une manière beaucoup plus
profonde,
à l'échelle mondiale contre l'ensemble des impérialismes européens et en
faveur de l'Amérique et de la Russie qui étaient déjà en 1939 les seuls
candidats sérieux à la domination mondiale (11).
La deuxième guerre mondiale a donc posé dans les faits le problème
de la domination mondiale, mais elle n'a pas pu le résoudre. Son résultat
a consisté à éliminer les candidats secondaires Italie, France, Japon,
Angleterre, Allemagne définitivement réduits au rôle de clients de l'im-
périalisme américain, et à laisser face à face les vrais protagonistes,
la
Russie et les Etats-Unis.
« le
(10) Nous n'avons parlé ici de la liaison de la guerre avec le processus
de concentration que sous un seul aspect, l'aspect international, Qu'll
y a une liaison tout aussi profonde et importante sous un autre aspect,
l'aspect « national », qu'autrement dit la conduite et même la simple
prépa-
ration de la guerre est un levier puissant de la concentration du capital
et du pouvoir au sein d'un pays ou d'un bloc deviendra clair à la lecture
des pages qui suivent.
(11) Il peut paraître qu'en disant aujourd'hui que, dès 1939, la Russie
était, avec les Etats-Unis, seul candidat sérieux à la domination
mondiale », on est intelligent après coup. Pourtant, dès 1939, la Russie
réunissait, avec une industrie qui ne le cédait qu'à celle des U.S.A.,
une
population supérieur à la population américaine et dépassant de plus du
double celle du « plus Grand Reich » allemand ; mais surtout un système
social qui, loin d'être particulièrement fragile comme à la fois
bourgeois
et trotskistes le pensaient, était beaucoup plus solide et efficace que
celui
de ses adversaires, et dont la puissance était multipliée par la capacité
de
créer, chez les pays bourgeois, des courants sociaux et politiques à la
fois
profondément enracinés dans la vie nationale et farouchement pro-russes.,
ce qui n'a jamais été le cas avec aucun pays impérialiste « classique ».
Vuractère de la deuxième « paix » mondiale.
De ce fait découle directement qu'elle n'a même pas pu aboutir à un
vorituble compromis provisoire. La première guerre mondiale visait à
régler
les rapports entre l'Allemagne et les puissances de l'Entente ;
l'Allemagne
vaincue, Anglais et Français pouvaient dicter le « compromis » qu'ils
vou-
laient non sans des frictions internes considérables il est vrai conso-
lider le rapport de forces résultant de la défaite allemande, faire du
traité
de Versailles quelque chose d'indiscutable pendant une certaine période,
Rien de pareil avec la deuxième guerre. On pouvait imposer toutes les
solutions qu'on était capable d'imaginer à l'Allemagne la belle affaire !
La difficulté n'était pas là, mais de trouver une solution au problème
des
rapports russo-américains. Celui-ci cependant n'avait pas été débattu
lors
de la guerre ; aucun des deux adversaires n'avait acquis par la force
la possibilité d'imposer sa volonté à l'autre. Le test restait à faire ;
pour
une série de raisons, le vrai test, qui aurait été la prolongation de la
guerre comme guerre russo-américaine, n'a pas pu avoir lieu. C'est pour-
quoi, même si l'interlude entre la deuxième et la troisième guerre
mondiale
s'avère en définitive beaucoup plus long que celui qui sépara la première
de la deuxième, son caractère aura été complètement différent. Pas de
stabilisation provisoire, pas de compromis établi sur un rapport de
forces
bien défini, démontré par les armes et consolidé par les dispositions du
compromis lui-même, mais une série de modus vivendi passagers, changeant
comme les rapports de force éternellement mouvants, l'équilibre éminem-
ment instable reposant sur l'égalité présumée des forces des adversaires
;
difficulté extrême de régler les points litigieux que la guerre a
laissés,
car incertitude sur le degré de pression que chacun peut exercer sur
l'autre
pour le forcer à reculer.
Impossibilité d'un équilibre indéfini entre les deux blocs.
Mais, si la guerre finie en 1945 n'a pas pu établir les bases objectives
d'un tel compromis, est-ce qu'une série de frictions, de conflits
partiels,
de tâtonnements et de négociations ne pourraient-elles l'établir ? Est-ce
qu'à défaut de la supériorité incontestable de l'un sur l'autre résultant
d'une victoire militaire, la constatation réciproque d'un équilibre
présumé
des forces ne pourrait-elle conduire à un règlement ?
Dans l'abstrait, un tel règlement n'est pas inconcevable. Il pourrait
prendre la forme d'une séparation rigoureuse du monde en deux zones,
dominées l'une par l'Amérique, l'autre par la Russie. Chacun des adver-
saires s'engagerait en fait de ne pas dépasser la frontière, ni
intervenir
d'une manière ou d'une autre dans la zone de l'autre ; il ne faudrait
évidemment pas qu'il y ait des territoires laissés en dehors du partage,
car leur sort ultérieur pourrait remettre en question toute la situation.
Il est cependant clair qu'une telle solution ne pourrait être que
provisoire,
et conduirait à nouveau, après un intervalle plus ou moins long, au
conflit
ouvert, dès que l'équilibre des forces, réel ou présumé, serait rompu.
Pour le voir, il suffit d'examiner les bases réelles de l'équilibre des
forces entre le bloc russe et le bloc américain ; ce faisant, on pourra
comprendre combien elles sont par leur nature rapidement changeantes
et incapables de soutenir un règlement durable des rapports russo-amé-
ricains.
Facteurs de l'équilibre russo-américain.
Sur le plan étroitement économique d'abord, la production industrielle
du bloc russe doit représenter actuellement environ le quart de la
produc-
tion mondiale. Le bloc américain jouirait donc d'une suprématie écrasante
(de trois à un) ; mais deux facteurs limitent énormément la portée de
cette constatation, si même ils ne l'annulent pas. La bureaucratie russe
controle totalement ce qui se passe dans sa zone, l'impérialisme
américain
ne peut le faire qu'en partie ; il ne dispose pas actuellement de la
produc-
tion anglaise comme Moscou peut disposer de la production tchécoslovaque.
7
En définitive ia lutte est surtout une lutte entre le bloc russe et les
U.S.A.;
non pas entre le bloc russe et le « reste du monde ». D'autre part, la
bureaucratie russe peut orienter et il est certain qu'elle oriente sa
production vers la production militaire beaucoup plus que ne peuvent le
faire actuellement les impérialistes yankees. Avec une production égale à
la moitié de la production américaine, la Russie peut être plus forte si
elle consacre à l'armement un pourcentage de sa production plus de deux
fois supérieur à celui qu'y consacrent les Etats-Unis. Le potentiel
américain
pourrait prévaloir malgré cela si on lui donnait le temps ; mais rien ne
garantit qu'on le lui donnera.
Jusqu'ici, la supériorité économique des Etats-Unis. ne se manifeste
pas comme supériorité incontestable de puissance d'attaque ; mais elle
se manifeste quand même comme avance technique dans le domaine des
armements surtout dans le domaine atomique.
Mais dans la guerre moderne, le véritable rapport des forces dépasse
le plan économique et technique, et comprend des facteurs politiques et
sociaux qui jusqu'ici jouent incontestablement en faveur de la
bureaucratie
russe. Celle-ci a la possibilité d'utiliser pour sa guerre des fractions
impor-
tantes du proletariat des pays occidentaux et de profiter des crises
sociales
chez ses adversaires, tandis qu'il est impossible à ceux-ci d'intervenir
acti-
vement dans ses propres crises.
Enfin, le rappor des forces décisif n'est pas celui qui existera au
moment où la guerre éclatera, mais celui que tendra à former son éclate-
ment même ; en particulier, la vraie force russe n'est pas la force
actuelle
de la Russie, mais la force dont celle-ci disposerait si après les
premiers
mois elle occupait, comme il est probable, l'Europe continentale et les
régions les plus importantes de l'Asie ; les huit cent millions d'hommes
du
bloc oriental pourraient alors se transformer en seize cent millions, et
les
Américains se retrouver en compagnie de Péron et de Malan.
Modification perpétuelle de ces facteurs.
C'est là une image statique des facteurs les plus importants dont la
résultante détermine actuellement le rapport des forces entre les deux
blocs
et son équilibre présumé. Mais on s'aperçoit immédiatement que par leur
nature même, ils sont en changement perpétuel et que l'équilibre qui en
résulte ne peut qu'être extrêmement fragile.
Ainsi : quoi de plus solidement assis que la supériorité de la puissance
industrielle américaine sur la puissance industrielle russe ? Pourtant,
le
fait que le rythme de développement de la production russe est beaucoup
plus rapide que celui de la production américaine altère constamment
lè rapport des forces. C'est une platitude de dire que si la différence
des
rythmes de développement se maintenait, un jour viendrait où la produc-
tion russe dépasserait la production américaine ; mais il faut se rendre
compte que les délais sont relativement brefs. Une quantité qui augmente
de dix pour cent par an rattrape une quantité, double au départ qui
n'aug.
mente que de trois pour cent au bout de onze ans ; elle rattrape une
quantité quadruple au départ au bout de vingt-deux ans (12).
De même le niveau technique américain est incontestablement supérieur
aujourd'hui au niveau russe ; mais ce dernier peut se développer avec un
rythme plus rapide. Des facteurs très complexes et non tous rationnels
jouent dans ce domaine, mais il y en a un décisif qui favorise les
Russes ; c'est tout simplement leur possibilité de profiter de l'avance
technique des Américains eux-mêmes. Même à efficacité d'espionnage infé-
rieure, les Russes auraient toujours quelque chose à apprendre des Amé-
ricains, l'inverse n'étant par hypothèse pas vrai. De plus, les
techniques
militaires sont indissolublement liées aux techniques productives en
géné-
ral, et, aussi longtemps que l'ensemble de la production américaine n'est
pas sous le boisseau du F.B.I., les Russes profiteront immédiatement de
la
majeure partie des progrès techniques américains, et indirectement de sa
(12) Trois et dix pour cent sont les pourcentages généralement admis
d'accroissement annuel moyen de la production des Etats-Unis et de la
Russie respectivement.
8
presque totalité. D'ailleurs, il est à peine nécessaire de rappeler que
la
découverte (ou copie) successive par les Russes de la bombe atomique
d'abord, de la bombe à hydrogène ensuite ont démontré l'absurdité de
l'idée d'une infériorité technique permanente et constitutionnelle des
Russes
ou bien la futilité du contre-espionnage américain, et vraisemblablement
les deux à la fois.
Dans ce cadre même, les données immuables de la géographie perdent
le sens qu'elles avaient. Les avantages découlant pour la Russie de sa
position centrale face à la plus grande partie de cet hémisphère peuvent
être sérieusement remis en question par le développement de l'aviation et
des armes atomiques, lesquelles inversement ont déjà virtuellement
détruit
l'isolement des Etats-Unis.
Impossibilité pour Moscou et Washington de contrôler totalement la base
de leur puissance : le prolétariat.
Encore plus changeants et fluides que même les techniques sont les
rapports politiques et sociaux au sein de chacun des blocs, qui sont un
élément déterminant du rapport des forces. Une des faiblesses fondamen-
tales des Etats-Unis, est l'impossibilité d'imposer et même de concevoir
une organisation rationnelle de leur propre bloc ; mais quelle qu'elle
soit, cette organisation ou plutôt désorganisation évolue constamment
(fric-
tions avec l'Angleterre et la France, impasse de la C.E.D., Iran, Egypte,
etc.). Inversement, on pourrait croire la domination de la bureaucratie
du Kremlin incontestable sur sa zone ; en réalité, les contradictions
pour
être comprimées n'en sont que plus violentes, comme le cas yougoslave
d'un côté, la révolte de Berlin de l'autre l'ont démontré. Un des atouts
principaux de la bureaucratie russe, la puissance des partis staliniens
dans
certains pays du bloc occidental, est loin d'être donné une fois pour
toutes;
cette puissance est attaquée de front par la bourgeoisie, minée par la
méfiance ou la démystification croissante du proletariat.
C'est là certainement le facteur le plus profond et en dernière analyse
le plus important de la situation. Ni l'impérialisme américain, ni la
bureau-
cratie russe n'ont en fin de compte un contrôle absolu de leur propre
domaine ; ni l'une ni l'autre forme du système d'exploitation ne peuvent
réaliser des rapports sociaux rationnels, car précisément ces rapports
sup-
poseraient l'abolition de l'exploitation. La classe dominante de chaque
bloc
doit mener la lutte contre son ennemi extérieur, elle doit aussi et
surtout
mener la lutte sur le front intérieur, pour assurer sa domination sur sa
propre société qui est à chaque instant remise en question, implicitement
ou explicitement. La seule force de Moscou de Washington est le
prolétariat russe ou américain ; mais cette force ne leur appartient en
réalité pas, ils l'usurpent, ils ne peuvent arriver à se l'approprier
qu'en
combinant la ruse et la violence, en trompant et en opprimant, en cor-
rompant et en exploitant ; au même moment où ils se l'approprient, ils
se l'aliènent encore plus profondément ; au moment où ils ont extorqué
encore plus de plus-value aux travailleurs ils les ont dressés encore
plus
profondément contre le système qui les exploite, et chaque fois qu'ils
ont
maté une révolte, ils ont posé sans le savoir une prémisse de la révo-
lution.
La situation de la classe dominante, dans le bloc américain comme
dans le bloc russe, ne peut se comprendre qu'à la lumière de cette double
lutte permanente : contre l'ennemi extérieur, et contre l'ennemi
intérieur.
Et chacune de ces luttes n'acquiert toute sa signification et toute son
acuité
que parce que l'autre existe simultanément ; la classe dominante qui
pour-
rait résoudre son problème intérieur et réellement dominer sa société ·
pourrait, à ce moment-là, venir à bout de l'adversaire extérieur presque
sans peine ; et réciproquement, le bloc qui exterminerait l'adversaire
extérieur pourrait envisager d'une manière totalement différente ses
contra-
dictions intérieures, qui perdraient pour lui à ce moment leur virulence,
et qu'il pourrait laisser pourrir indéfiniment. Mais la classe dominante
ne
peut évidemment pas réaliser la première solution résoudre les contra-
dictions à l'intérieur de sa société car cela signifierait pour elle sa
suppression en tant que classe dominante ; seule une société sans exploi-
ou
9
tation et sans oppression peut s'organiser rationnellement. Il ne lui
reste
donc ouverte que la deuxième voie : essayer de supprimer l'ennemi exté-
rieur. C'est là, en dernière analyse, le moteur profond de la lutte entre
les deux blocs et aussi le facteur le plus important, parce que le plus
indépendant et le moins prévisible par les exploiteurs dans ses
réactions,
de l'instabilité de leur rapport de forces.
Rapport de la lutte de classes et du cours vers la guerre.
Mais cette lutte de classes au sein de chaque bloc ne peut-elle pro-
voquer un ralentissement du cours vers la guerre, en obligeant les impé-
rialistes de tenir compte de la réaction des exploités ? Ne peut-elle
même
pas aller plus loin, et, par une révolution « précédant » la guerre,
abolir
le système d'exploitation et ainsi la guerre elle-même ?
On a déjà dit, dans cette Revue (13), que l'incapacité de chacun des
deux blocs à surmonter ses contradictions internes et celles-ci découlent
toutes en dernière analyse de la résistance qu'oppose le prolétariat à
son
exploitation avait conditionné le tournant de leur politique en 1952-
1953.
Mais cette interprétation n'a rien à voir avec l'idée qu'une résistance
« accrue » à l'oppression de la part du prolétariat peut ajourner
indéfini-
ment le conflit impérialiste. Cette idée qui forme le fond de la con-
ception réformiste d'une « pression » ouvrière capable d'empêcher
indéfini-
ment la guerre, conception reprise à l'occasion par les trotskistes est
une mystification. Autre chose est, en effet, de dire que dans telles
cir-
constances données, l'incapacité des impérialistes à dominer totalement
leur
société les a obligés de reculer sur le chemin de la guerre (ce qui est
arrivé en 1952-1953), et autre chose est de dire qu'une telle situation
puisse
durer indéfiniment. Ce serait supposer que la guerre de classes peut
rester
indéfiniment en équilibre sur la pointe d'un couteau. Le fait qu'ils ont
été obligés de reculer dans une première phase fait que les impérialistes
se préparent activement à s'imposer totalement au prolétariat dans une
deuxième ou une troisième. A la fois l'analyse et l'expérience d'un
siècle
de luttes ouvrières montrent que la lutte de classes dans la société
capi-
taliste ne peut qu'aboutir à la défaite ouvrière ou culminer dans la
reve-
lution.
Reste donc à examiner la deuxième possibilité : qu'une révolution
préalable à la guerre supprime la perspective de celle-ci. Certes, ici,
le
pronostic qu'on puisse faire n'implique pas de questions de principe. On
ne peut pas, sur la base d'une analyse a priori, ni conclure à la
certitude
d'une révolution précédant la guerre, ni la déclarer absolument
impossible.
Mais l'examen de la situation historique concrète montre qu'une
révolution
préalable à la guerre est extrêmement improbable.
En effet, les deux présuppositions fondamentales d'une révolution vic-
torieuse ne seront données à l'échelle mondiale qu'avec la guerre elle-
même : la maturation idéologique du prolétariat, la crise dans l'appareil
de domination et de répression des exploiteurs. La situation par rapport
à ces deux facteurs est inversement symétrique dans les deux moitiés du
monde : à l'Ouest, l'appareil de domination des exploiteurs ne
présenterait
pas un obstacle insurmontable à l'action du prolétariat, mais celle-ci
est
paralysée par des facteurs idéologiques, précisément par l'existence et
l'in-
fluence d'une bureaucratie ouvrière. A l'Est, la nature exploiteuse de la
bureaucratie ne présente pas de mystère pour les populations, mais sa
dictature totalitaire rend pratiquement impossible l'organisation et
l'action
de celles-ci. La guerre apportera des changements radicaux et cette
situa-
tion : à l'Ouest, démystification par rapport à la bureaucratie ; à
l'Est,
ébranlement de l'appareil de domination et de répression et ceci dans
les conditions d'armement universel des populations.
Mais le plus important est que seule la guerre peut réaliser ces con-
ditions d'une manière relativement synchronisée à l'échelle mondiale. Et
c'est bien d'échelle mondiale qu'il s'agit. Que l'on suppose en effet que
les conditions de la révolution se trouvent réunies dans un pays donné
(13) V. la Note sur la situation internationale dans le no 12 de cette
Revue, p. 48 à 59.
10
ce qui n'est ni impossible, ni même improbable. Qui ne voit que l'un
ou l'autre des deux blocs ou les deux à la fois interviendraient
immédiate-
ment pour écraser cette révolution autrement dit, que la guerre civile
serait rapidement transformée en guerre impérialiste ? Qui peut . penser
que les Américains ou les Russes pourraient accepter qu'une révolution
prolétarienne prenne le pouvoir et qu'elle s'y maintienne en France, en
Italie ou en Allemagne ? Une telle révolution déclencherait une
intervention
immédiate et vraisemblablement simultanée. Cette intervention ne pourrait
être tenue en échec que par la propagation de la révolution dans les
autres pays, et principalement en Russie et aux Etats-Unis. La tentative
de chaque bloc d'intervenir dans les mouvements qui auraient lieu chez
l'adversaire donnerait rapidement à la situation le caractère d'une
confia-
gration générale, et seule cette conflagration tendrait en retour à créer
les conditions d'une révolution générale. Il est donc possible que guerre
et
révolution soient étroitement tissées l'une à l'autre dès le départ, mais
il
est hautement improbable que la révolution se répandant en traînée de
poudre sur la planète renverse autre forme de procès le pouvoir
des exploiteurs.
Ces dernières considérations montrent que la lutte de classes peut dans
le cas extrême accélérer la guerre plutôt que la ralentir. Mais à un
niveau
plus profond, il reste vrai qu'indépendamment de son action « conjonctu-
relle » dans un sens ou dans l'autre sur les relations des deux blocs, la
lutte de classe est en dernière analyse la condition et le moteur de leur
lutte, et le facteur le plus important de l'instabilité de leur rapport
de
forces. C'est aussi le facteur qui rend impossible de la part des Russes
aussi bien que des Américains l'établissement et le maintien d'une
straté-
gie et d'une politique rationnelles face à l'adversaire.
sans
Impossibilité d'une stratégie rationnelle des classes exploiteuses.
Les mêmes facteurs qui tendent à donner progressivement à la stratégie
une importance prédominante dans la vie de la société contemporaine ten-
dent aussi à lui enlever ses bases rationnelles. Il suffit pour le voir
de
comparer la nature de la stratégie dans le monde moderne et dans celui
des siècles passés.
Alors la stratégie était l'art de l'utilisation la plus efficace de
forces
données, exclusivement militaires, pendant une période critique et
limitée
qui était la guerre. L'industrialisation de la guerre et son correlat, la
militarisation de la société ont, comme on le sait, rendu la guerre
totale,
dans un double sens : totale d'abord « dans l'espace », en ce sens
qu'elle
concerne l'ensemble de l'activité sociale, de la production à
l'idéologie; mais
aussi et c'est là un aspect sur lequel on insiste d'habitude moins
totale « dans le temps », en ce sens que ni les forces à utiliser ne sont
plus considérées comme données, mais précisément comme pouvant et devant
changer en fonction de la stratégie, ni la période couverte par cette
stratégie ne se limite plus à la guerre proprement dite, mais englobe
tout
l'avenir. La stratégie devient donc l'art de développer en permanence de
la manière la plus efficace l'ensemble des forces d'une société en vue
d'une
guerre totale contre une autre société qui procède de même. Les répercus-
sions de cette modification sont énormes. L'instrument de la guerre
autre-
fois était l'armée, un outil qu'on pouvait améliorer, qu'il fallait
utiliser
selon certaines règles découlant de sa nature même et de sa mission,
mais dont en fin de compte on savait à peu de choses près ce qu'il valait
et ce qu'on pouvait en attendre. Aujourd'hui, l'instrument de la guerre
c'est la société dans son ensemble, et du coup, les contradictions
sociales
et la fluidité des rapports sociaux sont transposées au coeur de la
stratégie.
Autrefois la technique évoluait certes, mais suivant un rythme qui parait
aujourd'hui peu différent de l'immobilité. Aujourd'hui les armes sont
démodées avant même que leur prototype ait pu être essayé mais aussi en
même temps leur mise au point exige des études et des essais qui
s'étalent
sur des années, et qui doivent elles-mêmes être planifiées d'avance.
Bref,
la stratégie implique aujourd'hui le contrôle total des activités
sociales et
une planification de ces activités s'étalant sur des longues années. Ceci
veut dire d'abord que politique, stratégie et économie tendent à
s'identifier;
1
11
un
cela veut dire aussi que l'orientation stratégique et son application
devien-
nent des facteurs déterminants du développement de la société.
Alors donc qu'autrefois une stratégie n'était limitée dans sa rationalité
que par certain imprévu des conditions naturelles (réduit à peu de
chose) ou autrement par la stratégie de l'adversaire, mais qui, tendant
elle-même à être rationnelle, lui était homogène et donc susceptible
d'être
escomptée dans ses réactions et intégrée comme élément de la situation,
aujourd'hui elle souffre d'un manque de rationalité interne, car son ins-
trument même tend à échapper à son contrôle. Ce contrôle pouvait exister
autrefois dans la mesure où l'on isolait l'instrument de la guerre
l'armée de la société dont il procédait, dans la mesure aussi' où l'on
travaillait sur la base d'une technique donnée pour des dizaines
d'années.
Il ne peut plus exister aujourd'hui, car aucun des adversaires ne peut
exercer un contrôle total de sa propre société, ni prévoir le
développement
de sa propre technique. Il faut dire qu'il en découle une tendance
invincible
au sein de chaque bloc d'augmenter précisément la base rationnelle de sa
stratégie, en augmentant le degré de contrôle sur la société et son déve-
loppement. Mais dans la mesure où cette tendance est profondément tenue
en échec même si elle aboutit à s'imposer extérieurement la stratégie
de chacun des blocs, comme sa politique ne peut qu'être elle-même à la
fois
partielle et constamment modifiée sous la pression de facteurs qui lui
sont
extérieurs, c'est-à-dire empirique.
une
Résumons-nous : une stabilisation des rapports entre les deux blocs
est impossible; elle est impossible même dans le sens d'une «
stabilisation
provisoire », c'est-à-dire d'un règlement ne pouvant pas être remis en
question pendant un certain temps. Des compromis conjoncturels,
explicites
ou implicites, en revanche, sont possibles et probables, reposant sur
configuration donnée du rapport des forces; leur durée peut être courte
ou longue, leur étendue large ou étroite, mais en tout état de cause ils
sont par essence transitoires, car ils ne peuvent s'appuyer que sur le
rapport de forces à un moment donné et ce rapport est par sa nature
même instable et mouvant; on ne peut rien en dire d'avance.
L'histoire des dernières années, et singulièrement celle de 1953, le
montre
amplement.
Les rapports russo-américains, 1945-1952.
La période 1945-1948 a été la période de la cristallisation définitive
des
deux blocs et de leur délimitation géographique. La guerre avait laissé
derrière elle un chaos économique, social et politique, aussi bien en
Europe
qu'en Asie. Les « zones d'influence » définies à Yalta et à Potsdam
pouvaient
être précises sur la carte, définir les limites de l'avance des armées;
mais
du point de vue social et politique, à cette influence il fallait donner
un
contenu concret, et ceci ne pouvait se faire que par l'instauration et la
consolidation du régime bureaucratique dans les pays de la zone
orientale,
de la bourgeoisie traditionnelle dans les pays occidentaux. Cette instau-
ration, à son tour, ne pouvait pas être automatique; il fallait, pour les
Russes aussi bien que pour les Américains, intervenir dans la vie
politique
de ces pays, appuyer les éléments qui leur étaient favorables, attaquer
les
autres. De plus comme l'influence de chacun, incertaine au départ dans sa
propre zone, pénétrait dans la zone adverse, comme les Russes avaient la
possibilité de jouer sur la politique française par le moyen du Parti
communiste et les Américains dans la politique tchèque ou polonaise par
le moyen des partis bourgeois et réformistes, la lutte entre les deux
blocs a pris fatalement pendant cette période l'aspect d'une lutte
surtout
sociale et politique, chacun essayant d'exterminer les partisans de
l'adver-
saire dans sa zone et de pousser les siens dans la zone de l'autre.
Ce processus a atteint un palier important en 1947-48; l'échec des grèves
de novembre-décembre 1947 en France, les événements de Prague en mars,
puis les élections italiennes en mai 1948 achevaient la consolidation du
pouvoir russe ou américain dans les pays les plus disputés;
l'intervention
américaine en Grèce dès 1947 laissait peu de doutes quant au sort de ce
pays (où la guerre civile ne s'acheva pourtant que deux ans plus tard, en
12
août 1949). Un certain cloisonnement des deux blocs était ainsi atteint.
Ce
cloisonnement présupposait d'ailleurs essentiellement la consolidation
écono-
mique des deux régimes chacun dans sa zone, et en retour, son achève-
ment a renforcé cette consolidation (14).
Ce cloisonnement n'était pourtant que tout relatif, et ceci en plusieurs
sens : d'abord, la bureaucratie russe continuait à pouvoir agir à l'inté-
rieur de certains pays capitalistes importants par l'intermédiaire des
partis
staliniens (France, Italie), inversement, comme l'a montré le cas de la
Yougoslavie, la domination de la bureaucratie sur les pays de sa zone
n'était
pas toujours sans fissures; en deuxième lieu, dans le cas de l'Allemagne
et de la Corée, le cloisonnement correspondait à un découpage artificiel
des
pays qu'il concernait, et donnait lieu à des frictions et conflits
répétés
(blocus de Berlin); enfin, dans le cas de pays comme l'Indochine et la
Chine, le conflit armé continuait et paraissait seul capable de décider
de
leur sort.
On aurait pu penser à cette époque que sur la base de ce cloison-
nement, même relatif, une stabilisation des rapports entre les deux blocs
pouvait s'ensuivre et durer. C'est ce qui a apparu superficiellement
arriver
de 1948 à 1950. C'est pourtant dès 1949 que les bases de l'équilibre qui
paraissait péniblement acquis ont été ébranlées par la conquête
stalinienne
de la Chine d'abord, l'explosion de la bombe atomique russe ensuite. Les
deux constituaient une amputation radicale de la puissance américaine; la
première, en ajoutant cinq cent millions d'hommes au bloc russe et en
montrant qu'en cas de guerre, l'ensemble de l'Asie continentale risquait
d'être perdu pour les Etats-Unis. La deuxième, en anéantissant le
monopole
atomique des Etats-Unis, qui s'y étaient jusqu'alors appuyés pour contre-
balancer la supériorité russe en armes « classiques ».
La réponse américaine à la conquête de la Chine a été le pacte dit
de l'Atlantique Nord, signé en avril 1949. Sur le plan formel, celui-ci
n'apportait rien de nouveau : il consacrait l'hégémonie américaine, qui
était
un fait depuis 1942, et définissait une zone « inattaquable » dont on
connais-
sait depuis longtemps les frontières. Le Pacte ne pouvait recevoir un
contenu concret que par le réarmement des pays qui y participaient et
par la définition d'une stratégie cohérente et rationnelle. Si le moindre
doute existait là-dessus au début, il a été dissipé avec l'explosion de
la
bombe atomique russe été 1949. Celle-ci montrait qu'il fallait bien
affronter les Russes le cas échéant sur le plan réel de la guerre totale,
et non pas sur le plan imaginaire de la guerre presse-bouton; les boutons
continuaient à se multiplier, mais on pouvait désormais les presser des
deux côtés du rideau de fer.
Mais une chose était de constater ce fait, et d'en tirer la conclusion de
la nécessité d'un réarmement total, une autre de définir précisément et
concrètement, dans les conditions données de la « coalition » américaine,
une stratégie à la fois réalisable et efficace. Cette tâche était alors
et
reste, comme on le verra, impossible pour le bloc américain. En tout état
de cause, le début d'un réarmement « classique », destiné à compenser la
perte du monopole atomique américain, a été effectivement entrepris dès
le printemps 1950.
Les contradictions et la faiblesse interne de la situation du bloc amé-
ricain ont été démontrées lorsqu'en juin 1950 les Nord-Coréens ont envahi
la Corée du Sud. Encore une fois il était démontré que, tandis que les
Russes pouvaient toujours agir par personnes interposées et utiliser le
potentiel des régions qu'ils contrôlaient, les Américains n'étaient
capables
de mettre sur pied qué des régimes fantoches, s'écroulant à la première
secousse. Les Américains étaient en même temps, sous peine d'un effon-
drement moral complet de leur coalition, obligés d'intervenir par leurs
propres forces et d'accepter la lutte sur le terrain et avec les limites
imposées par l'adversaire; ils se sont fait battre pendant toute une
période
et n'ont pu remonter le courant qu'en s'engageant à fond dans une guerre
classique, et en y consacrant le plus clair de leurs troupes disponibles.
La contre-intervention chinoise, en ramenant brutalement les Américains
aux alentours du 38€ parallèle, démontrait que, quel que puisse être le
poten-
en
(14) V. l'article La consolidation temporaire du capitalisme mondial
dans le no 3 de cette Revue (juillet-août 1949).
· 13 -
tiel américain par rapport à une guerre future et sur les terrains du
Krieg-
spiel, il pouvait tout juste se mesurer avec le potentiel adverse dans la
guerre qui seule par définition importe, la guerre d'aujourd'hui et sur
le ter-
rain imposé par l'adversaire. Elle démontrait aussi combien sont étroites
les
limites de modifications possibles au partage actuel du monde, aucun des
adversaires ne pouvant accepter la perte d'un terrain tant soit peu
impor-
tant. En 1952, il devenait rapidement clair que la guerre de Corée abou-
tissait à une impasse, chacun des adversaires étant prêt à augmenter son
effort et à y amener encore plus de forces pour ne pas reculer. Le
dilemme!
qui se posait dans les faits était : généralisation ou arrêt.
Il ne s'agissait pas là d'un dilemme abstrait, mais de deux tendances
réelles, du moins du côté de l'impérialisme américain; l'épisode Mac
Arthur
l'a montré. La politique représentée par celui-ci, partait de la
reconnais-
sance de ce fait bien évident : que sur le plan militaire, aucune
solution
ne pouvait être donnée à la guerre de Corée si les Américains
n'utilisaient
pas à fond les moyens dont ils disposaient pour attaquer la source de
la puissance adverse, autrement dit si, pour commencer, ils ne
bombardaient
pas la Mandchourie. Que cela aurait entraîné une riposte massive des
Chinois, au bout de laquelle il y avait la généralisation de la guerre,
était
à peu près certain; et c'était le point sur lequel l'étroite logique
militaire
de Mac Arthur se transformait en crétinisme, étant donné les conditions
concrètes du moment. Et la révocation de Mac Arthur par Truman démon-
trait à la fois que l'impérialisme américain n'était pas encore mûr pour
une généralisation de la guerre, et que même le réarmement occidental
était en train de traverser une crise profonde. C'est cette crise du bloc
américain, sous la pression des contradictions économiques et sociales,
dès
1952, qui a déterminé le relatif tournant dans la situation, qui devait:
s'amplifier en 1953, lorsqu'il s'est révélé que le bloc russe traversait
une
crise tout aussi profonde.
III.
L'« APAISEMENT »
La crise du réarmement occidental.
Dès que l'impasse militaire en Corée est apparue en clair, la réaction
contre cette guerre commença à croître rapidement aux Etats-Unis.
L'absur-
dité d'une situation où les conscrits se faisaient tuer pour rien et sans
résultat éclatait aux yeux de la masse populaire; aussi bien pour celle-
ci
que pour la petite bourgeoisie américaine et même des secteurs importants
de la bourgeoisie, apparaissait également l'absurdité d'un poids
croissant
de dépenses militaires dont on commençait à penser qu'elles ne servaient
pas à grand-chose. On sait que ce mouvement de l'opinion a joué un rôle
déterminant dans la victoire républicaine de novembre 1952.
Ce facteur prend tout son poids en regard de l'inconsistance interne
de la politique de réarmement telle qu'elle avait été conçue et appliquée
depuis 1950-51. A quoi pouvait-elle viser ? A préparer positivement la
guerre, même dans le sens civilisé de < show down » montrez votre
jeu des journalistes américains, jusqu'au moment où l'Occident, ar
jusqu'aux dents, pourrait dire aux Russes : vous vous suicidez ou on vous
tue ? Il est évident qu'une telle ligne impliquerait un réarmement à une
échelle tout à fait différente, comportant une mobilisation totale de
l'éco-
nomie et de la population en de la guerre. Outre l'impossibilité
politique d'appliquer une telle orientation actuellement, ce serait
évidem-
ment une invitation directe aux Russes d'attaquer tout de suite, avant
que
cette préparation ait, avancé sérieusement.
Le seul objectif que les états-majors occidentaux disent actuellement
se proposer sérieusement, c'est une certaine « sécurité défensive ». Et
ceci
indique déjà toutes les contradictions et l'impuissance du bloc
occidental;
sur le plan de la guerre totale, une défense efficace ne peut pas
se faire sans les moyens d'une attaque efficace, et si l'on ne peut pas
se donner ceux-ci, on ne peut pas non plus réaliser celle-là. Sur le plan
des guerres partielles (comme celle de Corée), le fait d'être «-sur la
défensive » place les Américains en infériorité permanente, en laissant
tou-
vue
car,
14
jours à l'adversaire le choix du monient, de l'endroit du terrain et de
l'extension du conflit. Ce deuxième point est évident, mais il faut
considérer
de plus près le premier.
Les caractéristiques importantes de la situation stratégique du point
de vue des Américains sont celles-ci : les Russes disposent d'une force
terrestre importante (de l'ordre de 150 à 200 divisions), à quoi il faut
ajouter les armées des satellites européens et l'armée chinoise. Ces
forces
seraient facilement doublées ou triplées dans les quelques semaines
précé-
dant et suivant l'explosion de la guerre. D'un autre côté, leur
emplacement
par rapport à l'Europe occidentale, le Proche et le Moyen-Orient et
l'Asie
du Sud-Est, fait qu'elles dominent virtuellement ces régions, où se
trouve
le tiers de la population mondiale, ce qu'il y a d'industrie autre que
l'industrie américaine dans le bloc occidental, et des matières premières
importantes (pétrole, caoutchouc, étain, etc.). Les forces dont peut
disposer
immédiatement face aux Russes le bloc américain sont incomparablement
plus petites (une cinquantaine de divisions au plus), et le réservoir
prin-
cipal (les Etats-Unis) se trouve loin des théâtres principaux
d'opérations.
Dans ces conditions, l'occupation de ces régions par les Russes, en cas
de
guerre, serait pratiquement certaine, et l'avantage que ceux-ci
gagneraient
ainsi dans une guerre longue pour ainsi dire imparable.
Le monopole atomique américain pouvait équilibrer la situation puisque,
si les Etats-Unis pouvaient se livrer à une destruction atomique du
terri-
toire russe, les forces essentielles du bloc oriental s'écrouleraient
dans
leur fondement longtemps avant que les ressources des continents occupés
puissent être mises à profit. Dans une guerre atomique courte, les avan-
tages que pouvait conférer aux Russes la possession des régions les plus
importantes de la planète disparaissaient.
Mais lorsque les Russes possédèrent, eux aussi, leur bombe atomique,
les deux adversaires ont été placés virtuellement dans la“ même
situation.
Une certaine supériorité américaine pouvait subsister, du point de vue de
la qualité et de la quantité des bombes comme aussi du point de vue
des possibilités de livraison (sur la tête des Russes, s'entend).
N'empêche
que les Etats-Unis étaient promis à recevoir quelques coups et non plus
seulement à en donner. La guerre redevenait longue; les enjeux immédiats
(Europe et Asie) reprenaient toute leur importance, de même que leur
défense. C'est ce qui a conduit au réarmement occidental depuis le début
de 1950.
Quel pouvait être le but de ce réarmement ? De créer une égalité
des forces pour empêcher d'emblée les Russes d'occuper les régions vulné-
rables il ne pouvait être question. Les chiffres mis en avant comme
objectif
à cette époque par les états-majors occidentaux (création d'une trentaine
de divisions en Europe) indiquaient qu'il s'agissait de mettre sur pied
une
simple force de couverture, destinée à permettre la mobilisation
partielle
des pays européens et celle des Etats-Unis.
Cet objectif était manifestement insuffisant. Face à l'armée russe, ces
forces « de couverture » ne couvraient rien du tout, et paraissaient
simple-
ment promises à un nouveau Dunkerque. La « mobilisation », à supposer
qu'elle aurait le temps de se faire, de pays comme la France ou l'Italie,
où le tiers ou la moitié de la population tendrait à se battre pour les
Russes plutôt que contre eux, n'a pas de sens. Quant à celle des Etats-
Unis,
elle pourra toujours se faire, le temps que les Russes arrivent à
Gibraltar;
elle n'a pas besoin de forces « de couverture », mais de combats de
retar-
dement. Mais ce réarmement insuffisant était en même temps insuppor-
table ; les plans des Occidentaux étaient, comme l'a dit « Le Monde »
avec
désarmante modération, < ridiculement exagérés ». Ce réarmement
inadéquat bouleversait l'économie des satellites des Etats-Unis et créait
une réaction croissante aux Etats-Unis même; il se révélait à la fois
efficace pour dresser les populations contre les gouvernements et
inefficace
pour « arrêter les Russes ».
Aux contradictions internes de la politique de réarmement s'ajoutait la
réaction croissante des satellites les plus importants des Etats-Unis, en
premier lieu l'Angleterre.
Passée l'alarme de la guerre de Corée et de l'intervention chinoise,
une fois certifié que les Russes ne visaient nullement dans l'immédiat à
généraliser la guerre mais continuaient leur stratégie d'attaques
limitées
за
15
cas
sur les points où ils avaient des avantages importants, les capitalistes
européens trouvèrent le poids économique du réarmement insupportable. Ces
difficultés économiques ne sont pleinement éclairées qu'en liaison avec
un facteur fondamental et permanent, qui est la contradiction de la poli-
tique du réarmement vue cette fois-ci du côté des satellites européens
des
Etats-Unis : c'est la divergence fondamentale des buts de guerre des
bour-
geoisies. européennes et de l'impérialisme américain. Pour celui-ci, le
but
d'une guerre serait l'extermination de la Russie, pour celles-là de ne
pas être occupées. Par conséquent, toute stratégie américaine ne peut
être
au fond que périph ie, utilisant l'Europe comme un glacis sur lequel
on se bat en reculant pour gagner du temps.
Pour l'état-major américain, l'utilité de l'Europe consiste dans les
batailles de retardement qu'on peut y livrer; ensuite, il s'agira surtout
d'interdire aux Russes đen utiliser le potentiel industriel et humain ou
ce
qui en aura subsisté. Pour les états-majors européens, il ne peut s'agir
que de la défense des territoires défense probablement en tout
utopique, mais qui de toute façon impliquerait dès maintenant un effort
militaire que le capitalisme européen chancelant est totalement incapable
de fournir. Ne pouvant pas réaliser ce qui lui serait nécessaire pour
main-
tenir une existence autonome un réarmement total, qui d'ailleurs préci-
piterait la guerre le capitalisme européen est organiquement porté vers
la double utopie de l'apaisement international et de la suprématie
nucléaire totale des Etats-Unis devant retenir les Russes par crainte de
représailles.
Bref, les Occidentaux étaient bien obligés, dès la deuxième moitié
de 1952, de montrer qu'ils étaient incapables de soutenir une guerre
géné-
ralisée, qu'ils étaient également incapables d'accroître au même rythme
leur potentiel militaire et qu'ils voudraient bien sortir de l'impasse
coréenne. C'est ce que confirma ' la victoire électorale d'Eisenhower
novembre 1952. Et le premier budget que celui-ci présentait au Congrès
(février 1953) comportait une réduction des crédits militaires par
rapport
aux crédits prévus par l'administration Truman, eux-mêmes déjà en réduc-
tion sur les plans initiaux.
C'est à ce moment là que la mort de Staline permit à la crise de la
bureaucratie russe de s'exprimer ouvertement.
en
La crise du bloc russe.
En octobre 1952 s'était tenu Moscou le XIXe Congrès du Parti com-
muniste. Ce Congrès, outre la désignation ostentatoire de Malenkov comme
dauphin du régime, n'avait au fond amené rien de nouveau à l'orientation
de la politique russe. Celle-ci restait telle qu'elle avait été définie
depuis
1947-1948 : accent mis sur « l'encerclement capitaliste », exclusion de
toute
idée d'un compromis possible avec les Occidentaux, développement écono-
mique intérieur axé sur le réarmement et l'industrie lourde.
La mort de Staline a déclenché un changement extrêmement brutal
dans cette orientation. De mars à juin 1953, les mesures se succédèrent :
sixième baisse des prix, proclamations solennelles sur la priorité donnée
désormais aux industries de consommation, amnistie, affirmation des
droits
et libertés individuels du citoyen soviétique ; sur le plan
international,
initiative prise pour des négociations en Corée aboutissent, gestes de
con-
ciliation multiples, tant diplomatiques que commerciaux, à l'égard des
pays occidentaux.
Plusieurs questions se posent face à cet ensemble d'événements : jus-
qu'à quel point ces changements sont réels, et jusqu'à quel point ne
traduisent-ils pas simplement une démagogie mystificatrice à l'intérieur
de
la Russie, une manœuvre diplomatique temporaire visant à gagner du
temps, sur le plan extérieur ? Quelle en est la cause profonde, et
quelles
en sont les limites ? Questions toutes étroitement liées, auxquelles on
ne peut répondre qu'en considérant la situation d'ensemble du blog russe
et de la bureaucratie.
Jusqu'à quelle mesure les changements intervenus à l'intérieur sont
réels ? Qui a bénéficié de l'amnistie ? La baisse des prix a-t-elle été
effec-
tive, ou un simple leurre et, si elle a été effective, quelle a été son
étendue,
16
gur
autrement dit combien a gagné le consommateur ? Les promesses sur le
poids à donner aux industries produisant des biens de consommation sont-
elles tenues, et jusqu'où le changement a-t-il été ? Bien entendu, à ces
questions il est impossible de répondre même avec une précision médiocre,
à partir de données directes, car nous ne savons sur la Russie que ce que
la bureaucratie veut bien dire, et en principe elle ne dira que ce qui
* confirme » ce qu'elle prétend faire par ailleurs. Ce n'est que par des
raisonnements indirects qu'on peut essayer de contrôler le caractère réel
de ces mesures.
Il semble tout d'abord qu'un degré de réalité dans les « réformes »
en question existe. Tout d'abord parce qu'il est beaucoup plus difficile
et qu'il serait extrêmement maladroit de mentir totalement sur des
mesures précises, L'affirmation que « le niveau de vie s'accroît de 5 %
par an » est du genre de celles que personne ne peut totalement réfuter
sa simple expérience individuelle. Si par contre on dit : le prix du
pain vendu dans les coopératives passe de 12 à 10 roubles, celui des
chaus-
sures de 330 à 275, il serait étonnant à moins de viser à provoquer la
population que tout y soit mensonger. Il se peut qu'en même temps
il se passe des choses (et il s'en passe toujours) qui réduisent
grandement
la portée du changement par exemple que le pain devienne plus noir,
que les chaussures disparaissent pour quelques mois des magasins, etc.
mais il serait difficile qu'il n'en subsiste rien. De même, la promesse
de libérer tous les détenus non politiques condamnés à des peines infé-
rieures à tant d'années, dans la mesure où ceux-ci forment une catégorie
nombreuse, où donc leurs parents et connaissances forment une proportion
notable de la population, doit s'accompagner de certaines mesures réelles
de libération, ne serait-ce que pour créer chez ceux qui ne voient pas
les leurs rentrer l'impression qu'ils appartiennent à une catégorie «
spé-
ciale ».
D'autres données, plus « matérielles » en apparence, vont dans le même
sens, mais elles soulèvent des problèmes d'interprétation : dans les
accords
commerciaux avec les pays du bloc américain, qui se multiplient depuis un
an, les Russes incluent beaucoup plus qu'auparavant des articles de
consom-
mation ; donc ils visent à améliorer l'offre de ces articles en Russie.
Mais
dans quelle mesure ces articles sont destinés aux ouvriers plutôt qu'aux
privilégiés ? D'autre part, d'après les statistiques officielles russes,
le
nombre des travailleurs a fait un bond sans précédent en 1953 ; en tenant
compte d'autres facteurs possibles de changement, on peut en conclure
qu'environ un million de concentrationnaires sont maintenant comptés
parmi
la force de travail salariée. Mais cela veut-il dire qu'ils sont
effectivement
libérés ? Il faut rappeler à ce propos qu'il est à peu près impossible de
se
retrouver dans les statistiques russes de population.
Mais le plus important pour juger de ce qui importe la situation
globale du bloc russe - n'est pas la réalité des réformes, mais le fait
qu'elles ont été proclamées. Même s'il ne s'agit dans tout cela que de la
démagogie pure et simple, le fait même que la bureaucrație russe a été
obligée de recourir à cette démagogie-là a une signification
fondamentale,
Il y a là quelque chose de nouveau. Non pas évidemment le recours à la
démagogie en lui-même. Depuis son origine, la bureaucratie ne peut vivre
sans mystification : à l'étranger, l'accent était mis sur le bonheur
absolu,
réalisé dès maintenant, de l'ouvrier russe libéré de l'exploitation ; à
l'intérieur, on insistait beaucoup plus sur l'amélioration du niveau de
vie « demain », lorsque l'industrialisation serait achevée, lorsque le
premier,
puis le second, puis le troisième plan seraient réalisés, lorsque la
recons-
truction, après la guerre, serait finie, lorsqu'on aurait effectué la
trans-
formation stalinienne de la nature, etc. « Demain, on mangera gratis »
avait dit à peu près textuellement Staline au XIXe Congrès du Parti
Communiste. Le changement radical, est que Malenkov soit obligé de dire :
aujourd'hui, on mangera un peu plus, qu'il soit amené à reconnaître
implicitement que l'ouvrier avait été jusqu'alors totalement sacrifié et
que
la situation exigeait une amélioration immédiate.
Même s'il n'est qu'apparent, donc, le changement est jusqu'à un certain
degré réel ; même si elle n'accorde pas tout ce qu'elle dit, la
bureaucratie
est obligée de dire qu'elle accordera tout de suite quelque chose. Et
ceci indique déjà l'origine des facteurs qui ont déterminé le tournant,
- 17
aucun
Le premier et le plus fondamental est sans
doute la réaction
croissante de la population travailleuse contre la surexploitntion et
l'oppres-
sion auxquelles elle est soumise. Dans les conditions de terreur
totalitaire
prévalant en Russie cette réaction ne peut pas s'exprimer de la manière
dont elle s'exprime dans un pays « démocratique », mais ceci ne veut
nullement dire qu'elle ne peut s'exprimer du tout. Il n'est nullement
exclu
que des grèves explosent de temps en temps dans telle ville ou telle
usine, que des mouvements collectifs de protestation aient lieu dans tel
atelier toutes manifestations dont par définition nous no pouvons rien
savoir. D'un autre côté il n'y a pas que les manifestations ouvertes,
explicites de la lutte de classe dont la bureaucratio soit obligée de
tenir
compte ; elle est encore plus atteinte par la lutte quotidienne et muette
au sein de la production, la non-collaboration, la résistanco des
ouvriers
à la production et qui se matérialise par l'absentéisme, les malfacons,
la
détérioration des machines, la réduction de l'effort au minimum, etc.
A tout cela, la bureaucratie réagit à la fois par les moyeng capitalistes
classiques : mécanisation accrue de la production, paiement nux pièces
ou au rendement, amendes, mais aussi par des moyens qu'elle a créés
et qui sont son apport original à l'histoire de l'exploitation du travail
:
stakhanovisme, prolifération des fonctions de surveillance, peines *
crimi-
nelles » infligées aux travailleurs récalcitrants (« crimes économiques
»).
Qu'aucune de ces parades ne soit définitivement efficace, c'est bien évi-
dent, car l'adhésion de l'ouvrier à la production ne sera acquise que le
jour où l'exploitation sera supprimée. Il est donc infiniment probable
que
devant une crise croissante de la productivité du travail, devant le
refus
de plus en plus ferme des ouvriers de collaborer à la production, la
bureaucratie a été amenée à faire des concessions, à accorder une
certaine
amélioration du niveau de vie et à passer l'éponge sur les « crimes
écono-
miques » (amnistie).
A cette cause s'en ajoutent deux autres. D'abord, la ronction des
couches inférieures et moyennes de la bureaucratie elle-même contre les
excès de terreur du régime. Une fois solidement installée au pouvoir, et
munie de ses privilèges, la grande masse des bureaucrates doit aspirer
à en jouir dans la tranquillité, et non sous la menace constante d'une
épuration ou d'une disgrâce ; une pression constante doit Otro exercée
de la part de la bureaucratie dans son ensemble contre les sommets déten-
teurs de pouvoir afin de normaliser les rapports politiques et juridiques
au sein de la bureaucratie, de garantir à chaque bureaucrate loyal et
moyennement capable la jouissance de sa situation et une carrière
normale.
Cette pression, doit devenir d'autant plus forte que, objectivement, la
posi-
tion dominante de la bureaucratie est plus stabilisée, et que,
subjectivement,
le bureaucrate se sent de moins en moins comme un usurpateur du pouvoir
et de plus en plus comme un dirigeant de droit divin.
L'arbitraire des épurations de 1935-1940 ne pouvait qu'etre accepté par
les bureaucrates dans la mesure où eux-mêmes étaient arrivés à leur place
par un arbitraire analogue et très souvent par le fait précisément d'une
épuration précédente. Mais de plus en plus, la bureaucratie est formée
par des gens qui sont là où ils sont en vertu d'une évolution normale,
ou dont le père était déjà bureaucrate. Ceux-ci doivent penser que c'est
le Bureau Politique qui leur doit son existence, et non pas eux qui
doivent
leur existence au Bureau Politique. Et leur réaction contre l'arbitraire
total des instances suprêmes doit s'affirmer graduellement.
Enfin, il y a les difficultés que la bureaucratie russe rencontre dans
son effort d'intégration et d'assimilation des pays satellites. Ces
difficultés
elles-mêmes sont de trois ordres : d'abord les difficultés transitoires,
qui
sont inhérentes au passage de ces pays d'une structure capitaliste
classique
ou arriérée à la structure bureaucratique : résistance des paysans et des
petits bourgeois expropriés, des cadres moyens de l'ancienne socié
bour-
geoise, difficultés de création rapide et d'en haut d'une économie
totale-
ment centralisée dans des pays en général des plus arriérés. Ensuite,
les contradictions profondes inhérentes au régime capitaliste
bureaucratique
lui-même : d'abord, la réaction des ouvriers, mystifiés pendant une
première
période par les « nationalisations », le pouvoir « populaire », la
construction
du « socialisme », etc., et qui découvrent graduellement derrière ce
masque
le visage hideux et bien connu de l'exploitation et de l'oppression. En
18
dernier lieu, les tendances « autonomistes » des bureaucraties
nationales.
certainement différentes en intensité selon les pays et les conditions
con-
crètes, mais qui dans certains cas au moins n'ont pu qu'aller en
croissant
dans la mesure où au départ cette bureaucratie nationale ne s'appuyait
que sur l'Armée rouge ou indirectement sur le soutien de Moscou, et où,
huit ans après, elle est arrivée à avoir une base économique propre et à
se
stabiliser sur le plan national. Tous ces facteurs agissent bien entendu.
les uns sur les autres : conjointement à l'exploitation de leur
bureaucratie
« nationale », les pays satellites sont soumis à une exploitation
addition-
nelle de la part de la bureaucratie russe. Plus cette dernière est
intense,
plus, toutes choses égales par ailleurs, il est difficile pour la
bureaucratie
nationale d'extraire de « ses » ouvriers et paysans la plus-value qui
lui:
revient ; plus elle doit donc se tourner contre ceux-ci, plus les
réactions
de ceux-ci sont ou peuvent devenir violentes. Autant qu'une bourgeoisie,
coloniale contre l'impérialisme dominateur, une bureaucratie satellite a
des
raisons économiques de se dresser contre la bureaucratie dominatrice et
d'essayer de limiter l'exploitation additionnelle du pays par cette
dernière ;
mais aussi, plus que le sort d'une bourgeoisie coloniale à celui de
l'impé-
rialisme qui la domine, son sort est inexorablement cloué au sort de la
bureaucratie russe.
Mais tous ces facteurs, peut-on dire avec raison, existaient et
agissaient
depuis longtemps. Pourquoi les modifications qu'ils devaient entrainer
sont-
elles apparues d'un coup et brutalement ? Et pourquoi en 1953 ?
Il est probable d'abord que non seulement l'intensité des réactions
mentionnées a dû aller en croissant, mais qu'elle a dû croître beaucoup
plus rapidement au cours des dernières années. Considérons d'abord
l'atti-
tude des ouvriers face à l'exploitation. Pendant les premiers plans quin-
quennaux, avant 1940, il est vraisemblable que la mystification des plans
ait pu jouer auprès d'une grande proportion des ouvriers : on industria-
Iisait, il fallait se priver pendant quelque temps pour construire des
usines.,
Puis la guerre est venue, la moitié de ce qu'on avait fait a été détruit.
Il fallait reconstruire. Mais en 1950, le régime a procla
solennellement
que la reconstruction était achevée. Il serait puéril d'attacher une
impor-
tance particulière à cette date ou à cette déclaration, mais il est
certain
que depuis quelques années il devait être impossible de continuer mys-
tifier à la population à l'aide des mêmes arguments. Ceci d'autant plus
qu'en présentant la guerre comme plus ou moins imminente, non seulement
on lui montrait que dans une certaine mesure son niveau de vie était
fonction d'un niveau donné d'armement, donc d'une orientation politique
qui pouvait être changée, mais aussi on lui promettait de recommencer
encore une fois l'ensemble de l'histoire : se serrer la ceinture pour
cons-
truire des usines qui seraient détruites à nouveau, puis se la reserrer
pour
les reconstruire. Les « lendemains qui chantent » étaient renvoyés à
l'infini,
sans qu'aucune nécessité matérielle puisse désormais justifier cet ajour-
nement. De même, dans les pays satellites, quelques années après l'expro-
priation totale des anciens capitalistes achevée autour de 1948-1949
une phase de réveil accéléré a dû commencer. Enfin, on a déjà indiqué
les raisons qui inclinent à croire que pour la bureaucratie russe, le
fait
d'oser s'affirmer contre le Bureau Politique a du être relativement nou-
veau ; et de même pour la bureaucratie de certains pays satellites.
Un autre facteur, dont la force croit également avec le temps, fait
que la signification de la réaction ouvrière, l'importance que le régime
est obligé de lui attribuer, a changé graduellement. C'est le progrès de
la
production elle-même, en particulier l'industrialisation et la
modernisation.
Pour utiliser un exemple grossier mais clair, on peut faire creuser un
canal au fouet, mais on ne peut pas faire construire ainsi des compteurs
électroniques. La mécanisation croissante de la production, ne signifie
nulle-
ment l'expulsion totale de l'élément humain, et il y a un moment où le
genre de collaboration à la production que peut assurer la contrainte
maté-
rielle ou la contrainte économique sous sa forme la plus crue ne suffit
plus, car la nature des fabrications et des méthodes de production a
changé.
A ce moment là, le régime qu'il soit russe ou américain est obligé
de faire pour quelque temps des concessions réelles à l'ouvrier.
Cette considération est valable également pour la masse de la bureau-
eratie. La coordination de la production est assurée par la bureaucratie,
-
19
mais la coordination de la bureaucratie n'est assurée que par la terreur.
Le gaspillage qui en résulte est immense. Limiter le gaspillage bureau-
cratique tout en maintenant la bureaucratie comme instance directrice de
la production, ne peut se faire sans restaurer un minimum de liberté et
de sécurité pour les bureaucrates.
Des concessions sur le plan intérieur devenaient donc tot ou tard
inéluctables. Il fallait donner quelque chose de réel aux ouvriers ; il
fallait
alléger quelque peu la situation de la bureaucratie des pays satellites,
serrée
de plus en plus 'entre les exigences de Moscou et la résistance de la
popu-
lation sous peine d'encourager les tendances « titistes » potentiellement
toujours présentes au sein de cette bureaucratie. Il fallait enfin que le
sommet de la bureaucratie fasse quelques concessions à la classe même
dont
il procède et qu'il exprime. Tout cela impliquait nécessairement aussi un
tournant sur le plan international. Des concessions réelles, nussi
limitées
qu'elles fussent, au niveau de vie des masss, impliquaient une
réorientation
de la production, et n'étaient possibles qu'au prix d'une certaine
réduction
des armements ; celle-ci serait absurde sans un effort visant réduire la
tension internationale et à parvenir à une certaine forme de modus
vivendi
avec les Occidentaux.
Peut-être le changement aurait eu lieu sous Staline, si celui-ci vivait
davantage ; peut-être il aurait eu lieu avant si le pouvoir avnit changé
de mains plus tôt. Ces spéculations ne sont pas intéressantes ; ce qui
importe, c'est de comprendre que les facteurs profonds qui ont déterminé
le tournant agissaient déjà depuis un temps. Dans un régime d'absolutisme
total, il est compréhensible qu'un changement d'orientation at linel au
moment où change la personne du despote, même si ce changement était
depuis longtemps devenu nécessaire. C'est en ce sens que les ronins des
monarchies absolues ont souvent marqué des périodes distinctes ; l'oqnipe
exerçant le pouvoir se sclérose, le successeur a souvent, même s'il lui
est
étroitement associé, une vue moins lointaine de la réalité. A tout cela
s'ajoute le besoin pour l'équipe Malenkov de consolider non seulement le
régime en général mais son propre pouvoir face aux groupes
bureauer:11147es
rivaux, par des mesures qui pouvaient lui créer une certaine popularitas.
IV.
PERSPECTIVES
Possibilités d'un compromis russo-américain.
On a vu qu'une stabilisation véritable, même provisoire, des rapports
des deux blocs était impossible. En même temps, leur situation interdit
actuellement et continuera pendant quelque temps à interdire aussi bien
aux Russes qu'aux Américains de révenir à une préparation accélérée de la
guerre. L' « apaisement » se prolongera donc personne évidemment ne
peut dire combien. La question de savoir s'il sera couronné par un accord
ou compromis formel sur les deux principaux points de conflit (Indochine,
Allemagne) présente en soi peu d'intérêt. De toute façon, même si un tel
compromis venait à se réaliser, il ne durerait qu'autant que le rapport
de forces qui était à sa base. Le développement technique ou social pour-
rait le remettre en question à tout instant, de même que l'ensemble de la
situation internationale. C'est ce rapport de forces qui importe, non pas
son
expression juridico-diplomatique sur un chiffon de papier. Mais, comme
les discussions et les palabres sur ce sujet occupent depuis un an
l'avant-
scène, comme elles sont un instrument de mystification utilisé à la fois
par
les staliniens et la bourgeoisie, il vaut la peine d'en examiner les
chances.
Celles-ci sont extrêmement minces, pour plusieurs raisons. D'abord, pris
séparément, ni le problème de l'Indochine, ni celui de l'Allemagne ne
peu-
vent recevoir de solution « à mi-chemin » ; le partage de l'Indochine est
impossible, le sabordage du Viet-minh inacceptable pour les Russes comme
les élections « libres » pour les Occidentaux. L'unification de
l'Allemagne
impliquerait perte de leur zone pour les Russes, qu'il est douteux que la
* neutralisation » du pays inacceptable pour les Américains et les
capita-
listes allemands suffirait à leur faire accepter. Une solution combinée
des deux problèmes ne parait guère plus faisable ; l'évacuation de
l'Indo-
chine, combinée avec le réarmement d'une Allemagne unifiée, provoquerait
20
une crise politique profonde en France et vraisemblablement aussi en
Angle-
terre, la solution inverse abandon par les Russes de l'Indochine
contre une neutralisation de l'Allemagne se heurterait à l'opposition du
capitalisme allemand. Aucune de ces formules ne serait d'ailleurs
acceptable
pour les Russes qui tiennent un tiers de l'Allemagne et la certitude
d'une
victoire en Indochine et n'ont aucune raison de sacrifier l'un ou
l'autre.
La modification incessante de la situation, non pas après la conclusion
d'un accord, mais avant qu'il ne soit conclu et pendant les discussions
mêmes, est un autre facteur important. L'action redoublée du Vietminh
en vue de la Conférence de Genève, l'utilisation intense que les
Américains
font des explosions thermo-nucléaires et leur raidissement à la suite du
succès de celles-ci le montrent abondamment. Les données réelles de la
discussion sont ainsi constamment altérées. Plus encore, l'idée que de
telles modifications pourraient intervenir dans un avenir proche rend
toute
véritable négociation quasi impossible, puisqu'elle suggère qu'on
pourrait
en attendant obtenir des meilleurs termes. Le cas de la C.E.D. est
typique à
cet égard ; les Russes attendent que l'opposition française au traité
rende
impossible le vote de celui-ci, et toutes leurs « propositions » ne
visent à
rien d'autre qu'à renforcer cette opposition, jusqu'à obtenir le rejet du
traité dans lequel cas leurs propositions précédentes deviendraient évi-
demment caduques, et ils pourraient négocier à partir d'une nouvelle
situa-
tion plus avantageuse.
Il est donc probable que, plutôt qu'à un « règlement » provisoire des
rapports des deux blocs, on assistera à une prolongation de la situation
actuelle, les bavardages diplomatiques se déroulant à la surface pendant
que les facteurs réels résolvent les problèmes, qu'il s'agisse de
l'Indochine
ou du réarmement allemand.
La solution sera vraisemblablement donnée « d'elle-même » ; le Viet-
minh contrôlera de plus en plus l'Indochine, les Américains réarmeront
l'Allemagne, si ce n'est dans la C.E.D., sous une autre forme. Il serait
seulement faux de conclure qu'une telle « solution » est une solution
tout
court. Car la victoire stalinienne en Indochine, le réarmement allemand
ou
les deux à la fois constitueraient en eux-mêmes des facteurs nouveaux
qui entraîneraient d'autres modifications à la situation : il est même
pos-
sible qu'ils marquent la fin de l' « apaisement » actuel.
La situation actuelle des deux blocs.
On n'en est pas encore là, et les contradictions internes analysées plus
haut qui ont imposé le ralentissement du cours vers la guerre continuent
à jouer dans le même sens et continueront à le faire dans l'avenir
immédiat.
Pour ce qui est du bloc oriental, les facteurs que nous avons analysés
sont par leur essence même permanents. Mais leur acuité et surtout la
manière dont la bureaucratie peut y répondre sont variables. Il y a une
limite aux concessions que la bureaucratie russe, pressée par les besoins
de l'accumulation, de l'armement et de sa propre consommation improduc-
tive, peut faire au prolétariat. En même temps, ces concessions sont à
double tranchant ; elles peuvent avoir comme résultat 'augmenter les
exigences ouvrières, dans certains cas, qui ont d'ailleurs une valeur
exem-
plaire générale pour les travailleurs des pays du bloc russe (Allemagne
Orientale), elles conduisent directement à l'idée que la résistance à
l'exploi-,
tation est rentable. Qu'un jour ou l'autre ces facteurs conduiront la
bureau-
cratie russe à renverser sa politique, c'est certain. En attendant, aussi
longtemps qu'elle est obligée de lâcher du lest sur le plan intérieur, et
que le développement propre du bloc occidental le lui permet, elle devra
forcément limiter son armement et avoir la politique extérieure corres-
pondante.
Cette tendance est renforcée au sein du bloc oriental par les problères
économiques que pose la Chine. Pour la bureaucratie chinoise,
l'industriali-
sation rapide du pays est une question de vie ou de mort ; sa nécessité
première esť l'accumulation, non l'armement. Ce n'est que par
l'industria-
lisation rapide que la bureaucratie chinoise peut annihiler
économiquement
après l'avoir fait politiquement la bourgeoisie, réduire la paysannerie,
tâcher de limiter la tutelle russe. L'aide économique que Moscou peut
fournir à la Chine est évidemment sans commune mesure avec les besoins
21
en capital de cet énorme pays, qui ne peuvent être satisfaits que par une
accumulation primitive analogue à celle qui a eu lieu en Russie de 1927 à
1940 et dont la phase active n'a pas encore commencé. Il est donc
probable
que la bureaucratie chinoise tâchera, elle aussi, d'éviter les
complications
extérieures pour un temps.
La situation au sein du bloc occidental imposera aussi pendant une
période la continuation de la politique actuelle. La réduction des
dépenses
d'armement, commencée en 1953, est en train de s'accentuer et continuera
sans doute encore. Dans au