SOCIALISME OU BARBARIE
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SOCIALISME
OU U BARBARIE
Mendès-France : Velléités d'indépendance
et tentative de rafistolage
Rien n'est plus caractéristique de l'impuissance et du ridi-
cule de la "gauche” française que les clameurs triomphales
qu'elle a poussées à l'arrivée de Mendès-France à la prési-
dence du Conseil. Comme l'expliquait M. Martinet dans
France-Observateur, on savait bien que le gouvernement Men-
dès-France ne pouvait être qu'un gouvernement bourgeois
el que sa tâche ne pouvait être que d'essayer de consolider le
capitalisme français mais, précisément, la "gauche” se doit
d'appuyer un “bon” gouvernement bourgeois ; seul un tel gou-
vernement peut dissiper la confusion actuelle, qui empêche
le mouvement populaire d'avancer. Il est vrai que nous autres,
la gauche française, sommes minables, dit à peu près M. Mar-
tinet, mais est-ce notre faute ? Regardez la pourriture de la
politique bourgeoise, et rappelez-vous qu'un pays ne peut avoir
que la gauche de sa droite. La conclusion de cet éminent tac-
ticien, formulée dans le style d'Archimède, serait en gros
celle-ci : donnez-moi un bon gouvernement de droite, et je
ferai remuer la terre de France.
Cette argumentation de Gribouille traduit en fait la vérita-
ble idéologie des intellectuels “de gauche" en France. Ceux-ci
ne reprochent pas au capitalisme français d'être du capitalisme,
mais d'être du mauvais capitalisme, incohérent, pourri, sta-
gnant et servile face aux Américains. Cette motivation agit
d'ailleurs également chez une foule d'intellectuels pro-stali-
niens. La bureaucratie russe, classe exploiteuse ? Peut-être ;
mais elle développe la production - tandis que la production
française stagne; sa politique extérieure est brutale, elle impose
une tutelle impérialiste à une série de pays ? Soit, mais elle
le fait en vertu d'une politique à long terme tandis
que la
bourgeoisie française est incapable d'avoir même une politi-
1
que instantanée ; elle exerce une dictature policière, écrase
toute opposition ? Admettons ; mais elle est dirigée par des
hommes de fer, tandis que les ministres français ont “des nerfs
de fille" et "s'évanouissent à la tribune" (1).
On comprend donc le printemps d'espérance qui s'est levé
dans le coeur de ces gens lorsque l'investiture de Mendès-
France leur a paru ouvrir une perspective de renouveau du
capitalisme français. On avait enfin "un courant bourgeois
réformiste, qui n'est dépourvu ni de dynamisme ni d'effica-
cité" (2), et, en dépit ou plutôt à cause des "contradictions"
inhérentes à ce courant, il fallait "tout mettre en cuvre pour
que l'expérience Mendès-France ne tourne pas court ; pour
que les couches sociales qu'elle a reveillées... participent tout
entières à 'son nécessaire élargissement, à sa nécessaire évo-
lution”. C'est la politique-gigogne : le gouvernement essaie de
réformer le capitalisme français, la gauche du gouvernement
à réformer sa droite, tandis que France-Observateur, utilisant
la pression populaire, réformera la gauche du gouvernement.
Il ne manque à l'ingénieux appareil, pour qu'il soit présen-
table au concours Lépine, qu'une ou deux chevilles peu im.
portantes en vérité : l'appui des masses, et la possibilité objec-
tive de faire remonter au capitalisme français le courant de
sa décadence historique.
La décadence du capitalisme français s'exprime par la rela-
tive stagnation de la production, la multiplication de conflits
entre les classes n'aboutissant pas à une solution nette, la
décomposition de l'appareil politique et étatique. Elle ne prend
sa pleine signification que placée dans le contexte organique
du développement du capitalisme mondial. Dès la fin du siè-
cle dernier, la puissance réelle de la bourgeoisie française,
relativement à celle de ses rivales, commençait à décliner et
correspondait de moins en moins à l'étendue de son empire
colonial et au rôle qu'elle voulait continuer à jouer dans la
politique mondiale. Si, à la faveur de la victoire de 1918, elle
a encore pu maintenir une certaine autorité internationale pen-
dant une dizaine d'années, et connaître à travers une série de
crises une expansion économique jusqu'à 1929, la période 1930-
(1) J.-P. Sartre, « Les Temps Modernes », avril 1954, p. 1734. Dans la
nouvelle argumentation de Sartre en faveur du stalinisme, une considéra-
tion fondamentale introduit toutes les autres : la bourgeoisie française
laisse la production stagner. Quant à la majorité des autres pays capita-
listes, qui font tout ce qu'ils peuvent pour la développer, c'est de l' «
abs-
traction » : moi je suis français, dit Sartre, et m'intéresse à mon pays.
L'idée que « son pays » soit une abstraction, et la pire, n'effleure pas
le
cervelle de ce philosophe.
(2) G. Martinet, dans « France-Observateur » du 30 septembre 1954.
2
1939 a révélé sa faiblesse irrémédiable. Sa production indus-
trielle, qui n'a jamais pendant cette période pu retrouver le
niveau de 1929, était, à la veille de la guerre, inférieure à
celui-ci de 20 % ; sa monnaie avait été dévaluée à plusieurs
reprises ; sa domination sur les ouvriers n'avait pu être sau-
vée que grâce à Blum et à Thorez. La guerre de 1939-40 a
consommé sa ruine.
Il est impossible d'analyser ici les racines complexes de
cette décadence, mais il est indispensable, à cause de leur
importance actuelle, de mentionner deux facteurs qui ont joué
un rôle déterminant : la politique de la bourgeoisie française
face à la paysannerie, la forme particulière qu'a prise la
concentration monopolistique en France. Dès le milieu du
XIX° siècle, et surtout depuis 1871, la bourgeoisie française a
cherché auprès des campagnes un appui contre le proletariat
urbain. Le contraste que présente à cet égard l'évolution de
la France et celle de l'Angleterre est caractéristique, La bour-
geoisie anglaise a laissé son agriculture dépérir sous la pres-
sion de la concurrence des céréales importées à bas prix ; ce
faisant, d'un côté elle obligeait les paysans à venir grossir
l'armée industrielle de réserve dans les villes, d'un autre côté
elle profitait de la baisse du coût de la nourriture de ses ouvriers
et pouvait maintenir des salaires nominaux plus bas qu'il n'eut
été autrement possible. La bourgeoisie française, anticipant
avec terreur le jour de l'“enfin seuls” en tête à tête avec le
prolétariat le plus révolutionnaire de l'époque, s'est rapide
ment orientée vers une protection intense de son agriculture,
maintenant une solide couche de paysans riches et moyens
dans la prospérité et le reste de la paysannerie dans les illu-
sions de la petite propriété. En ralentissant ainsi énormément
l'exode paysan vers
les villes, elle protégeait à court
terme sa stabilité sociale et économique ; le maintien d'une
agriculture importante garantissait aux produits industriels
un débouché plus stable que les marchés d'exportation, la
faiblesse du chômage permanent rendait moins graves les fluc-
tuations de l'emploi industriel lors des crises. Mais ces résultats
favorables dans l'immédiat devenaient catastrophiques à long
terme. La stabilité relative des débouchés ralentissait l'accu-
mulation, la rationalisation de la production et la concentra-
tion des entreprises ; l'absence d'une armée industrielle de
réserve importante tendait à freiner plus tôt qu'ailleurs les
phases d'expansion du cycle industriel. Enfin, la protection
de l'agriculture, dans la mesure où elle atteignait son but
maintenir les prix agricoles plus élevés en France que sur
le marché mondial signifiait que, pour un même degré d'ex-
3
ploitation du travail en termes réels, les salaires nominaux
et le niveau des prix tendaient à être plus élevés en France
qu'à l'étranger, d'où une tendance à la faiblesse compétitive
chronique de la production française sur les marchés inter-
nationaux (3)
Cette tendance explique le degré de protection particuliè-
rement fort en France pour l'ensemble de la production et
aussi, en partie, l'autre phénomène typique du capitalisme
français, à savoir que la concentration monopolistique y a pris
beaucoup plus la forme de l'organisation des entreprises de
chaque secteur en cartels, ententes ou “comptoirs", fixant les
prix et éventuellement répartissant les commandes, et beau-
coup moins la forme d'une fusion des entreprises (qui va, en
général, de pair avec la rationalisation et la réduction des
coûts sinon des prix). La concentration très lente des entre-
prises en France (où le nombre moyen d'ouvriers par établis-
sement industriel est passé de 6 en 1901 à 10 en 1936, les chif-
fres correspondants pour les Etats-Unis étant de 24 et 56) ex-
prime cet état de choses (4). Elle a été accompagnée d'une accu-
mulation faible du capital, les capitalistes étant très peu
soumis à la pression de la concurrence et se transformant gra-
duellement en rentiers industriels, tandis qu'une bonne partie
des profits était investie à l'étranger, dans des placements qui,
souvent, se sont volatilisés par la suite.
Ainsi, la participation de la France à la production indus-
trielle mondiale tombait de 10,3 % en 1870 à 6,4 % en 1913,
4,5 % en 1936-38 et 3,3 % en 1952, tandis que les exportations
françaises qui représentaient 10,9 % des exportations mondiales
en 1876-80, n'en représentaient plus que 7 % en 1911-13 et
4,1 % en 1936-38 (5).
(3) Dans la mesure où la protection agricole vise à assurer à l'agricul-
ture un revenu supérieur en termes réels à celui qui correspond à sa pro-
ductivité comparée à la productivité des pays exportateurs de produits
agricoles, l'équilibre des échanges extérieurs ne peut être réalisé que
si le
capitalisme français peut reprendre ce qu'il perd sur son agriculture à
quelqu'un d'autre et notamment au proletariat industriel. Avec une
agriculture importante et peu productive, la force concurrentielle de
l'indus-
trie française sur les marchés internationaux ne peut être maintenue que
si les salaires réels sont plus bas pour la même productivité du travail
industriel. Dans la mesure où le proletariat n'accepte pas ce niveau de
Balaires, le problème est insoluble.
(4) V. l'article de Mme Cahen : « La concentration des établissements en
France de 1896 à 1936 » (Etudes et conjoncture, sept. 1954, p. 840 et s.,
spécialement p. 856-7 et 874) pour la France, et le "Statistical Abstract
of
the United States" de 1951 (p. 739) pour les Etats-Unis.
(5) V. « Industrialisation et commerce extérieur », S.D.N., Genève 1945,
p. 14 et 187-197. Le pourcentage de la production industrielle française
par
rapport la production industrielle mondiale en 1952 a été calculé par
nous
à partir des indices publiés dans le “Bulletin mensuel de statistiques
des
Nations Unies (New-York, octobre 1953, p. XV et 21).
L'effondrement de 1939-40 a été le résultat logique de cette
évolution ; et la “victoire" de 1945, loin de résoudre quoique
ce soit, a placé le capitalisme français devant les problèmes
les plus difficiles qui se soient jamais posés à une classe domi-
nante, et ceci à un moment où l'appareil de direction et de
domination de la bourgeoisie, l'Etat et les partis politiques,
était complètement décomposé et pratiquement sans emprise
sur un société en révolte contre le système capitaliste.
On connaît la situation de la bourgeoisie française à l'is-
sue de la guerre : ses installations productives à moitié détrui-
tes, son empire colonial craquant de tous les côtés, son proléta.
riat ne pouvant être maintenu dans les cadres sociaux exis-
tants que grâce au parti stalinien, ses prétentions de mainte-
nir la place et les prérogatives d'une “grande puissance" vic.
torieuse réduites à néant par l'inexistence de tout potentiel
militaire et économique.
Théoriquement, tous ces problèmes comportaient leur solu-
tion : sur le plan économique la reconstruction - c'est-à-dire
l'accumulation du capital à un rythme accéléré impliquait
d'un côté une réduction des salaires réels qui a bien eu
lieu en fin de compte et d'un autre côté l'orientation ration-
nelle des investissements et la limitation de toutes les formes
de consommation improductive. Sur le plan colonial, il s'agis-
sait de comprendre que l'écroulement de la puissance éco-
nomique et militaire du capitalisme français et le réveil des
peuples coloniaux ne permettaient plus dans certains endroits
Indochine - le maintien de la domination française, ou
qu'ils imposaient dans d'autres Afrique du Nord des
concessions importantes afin d'éviter de tout perdre. Une cer-
taine influence sur le plan international n'aurait pu être rega-
gnée qu'en fonction de l'ampleur de la reconstruction écono-
mique et de l'abandon des parties irrécupérables de l'ancien
empire colonial.
Ces solutions ne restèrent pas théoriques parce qu'irréalisa-
bles en soi. Dans d'autres pays, elles ont été réalisées, et précisé-
ment après cette guerre-ci : le capitalisme anglais a su, sur le
plan colonial, maintenir la souplesse nécessaire pour éviter de
tout perdre, de même que, par des voies différentes, la même
Angleterre, la Belgique ou l'Italie ont pu réaliser leur recons-
truction à moindres frais. Mais il manquait à la bourgeoisie
française les conditions sociales et politiques de leur réalisa-
tion. Dans sa fraction quantitativement et qualitativement la
plus importante, le prolétariat français était sous le contrôle
du parti stalinien, et celui-ci, loin de mettre par-dessus tout
la défense de l'ordre établi, avait ses propres objectifs, par rap-
5
-
.
port auxquels la collaboration avec la bourgeoisie sur le dos
des ouvriers ne représentait qu'une tactique transitoire. La
“paix sociale” devait être achetée au prix d'un condominium
avec le P.C. à la durée et à l'issue incertaines. D'autant plus
incertaines, que face au monolithisme du parti stalinien appuyé
par Moscou, l'appareil politique et étatique de la bourgeoisie
française présentait une incohérence et un effritement sans
précédent.
Le morcellement du personnel politique bourgeois en France
est un phénomène ancien. A l'opposé des autres grands pays
capitalistes, la France n'a pas, de longue date, connu un grand
parti bourgeois, homogène et discipliné. Mais sous la Troi-
sième République, la fragmentation des organisations politi-
ques de la bourgeoisie (ou la friabilité de celles qui existaient
en nom), si elle s'est reflétée dans des changements presque
trimestriels de gouvernement, n'a pas empêché la poursuite
d'une politique relativement cohérente. Les querelles quasi
professionnelles du personnel politique n'affectaient pas la
solution des problèmes essentiels pour le capitalisme français
Celle-ci paraissait et était à cette époque relativement claire,
n'impliquait que rarement une limitation des intérêts de tel
ou tel groupe capitaliste au nom des intérêts généraux du sys-
tème, et laissait une marge confortable aux querelles et à la
démagogie des agences électorales de la bourgeoisie. Rien
de tout cela ne subsistait après la guerre. Des problèmes de
tous ordres se posaient à une échelle inconnue auparavant, et
les moyens d'y faire face faisaient cruellement défaut; la
puissance du parti stalinien rendait extrêmement difficile l'ap
plication de toute politique à laquelle celui-ci ne se rallie-
rait pas, c'est-à-dire dans laquelle il ne verrait pas son propre
intérêt ; il s'agissait donc de ménager la chèvre et le chou. Une
solution correcte des problèmes bourgeois, même supposant
qu'elle put être trouvée, aurait donc consisté nécessairement
à une danse sur la corde raide et n'aurait pu être appliquée
que si la bourgeoisie était capable de se créer l'organe unitaire
d'élaboration et d'application d'une politique, s'imposer à elle
même une discipline totale et même des "sacrifices", écraser
impitoyablement toute tendance d'un groupe bourgeois quel-
conque de faire passer ses propres intérêts avant les intérêts
généraux de la conservation du capitalisme.
Or, dans les conditions de décomposition sociale et politique
résultant de la défaite et de l'occupation, de division au sein
de la bourgeoisie, de banqueroute de la majorité de son per-
sonnel politique, de déréglement des mécanismes normaux de
l'économie capitaliste un tel organe ne pouvait surgir ex nihilo
6
.
ni après quelques jours, ni après quelques mois. La solution
extrême, qui serait la suppression du parlementarisme, était
exclue aussi bien sous la forme du fascisme - la naissance
d'une idéologie fasciste étant à ce moment impossible -- que
sous la forme d'un coup d'Etat bonapartiste, qui ne pourrait
s'appuyer sur un appareil étatique en dislocation ; dans les
deux cas d'ailleurs cette solution » n'aurait fait
que déclen-
cher une guerre civile, grosse à son tour d'une guerre interna-
tionale.
Ainsi, la bourgeoisie n'a pu gouverner que par le moyen
de quatre ou cing partis et deux fois autant de groupes et
intergroupes parlementaires, dont l'existence était liée à la
fois à des coalitions d'intérêts particuliers au sein de la bour-
geoisie elle-même, et à une démagogie adressée à des catégo-
ries spécifiques de la population, économiques, professionnelles
ou idéologiques. Aux débris des partis d'avant-guerre socia-
listes, radicaux ou modérés sont venues s'ajouter des for-
mations qui ont essayé de rénover la miteuse idéologie bour-
geoise libérale à l'aide d'oripeaux religieux (M.R.P.) ou natio-
naux (R.P.F.) mais toujours bien entendu sur le fond "social"
imposé par l'époque.
Il en a résulté une instabilité et une incohérence politiques
qui auraient été graves même en temps normaux, mais qui,
dans les circonstances données ont été catastrophiques. Car
même lorsqu'elle a réussi, grâce aux contradictions internes de
la politique du parti stalinien, à se débarrasser de celui-ci
(1947), et lorsque l'usure croissante de l'emprise active (en tant
qu'elle se distingue de l'emprise électorale), du stalinisme sur
le prolétariat a enlevé à l'action du P.C. toute efficacité immé-
diate (à partir de 1948), la bourgeoisie n'a pu ni trouver ni
appliquer la politique qui l'aurait faite sortir de sa crise,
Si elle a pu imposer à la classe ouvrière la réduction des
salaires réels nécessaire pour réaliser la reconstruction de son
capital, cette reconstruction s'est effectuée au milieu d'un gas-
pillage immense, accompagnée d'une inflation permanente et
de dévaluations successives malgré les quantités importantes
de dollars reçues des Etats-Unis. Incapable de s'imposer une
discipline “dirigiste”, comme la bourgeoisie anglaise, ou "libé-
rale”, comme la bourgeoisie belge ou italienne, elle a laissé
ses membres se remplir les poches aux dépens des intérêts
généraux de leur propre classe ; elle est presque arrivée à
transformer l'exploitation capitaliste de la France en un sys-
tème de pillage à court terme de l'économie par
d'intérêts auxquels sont inféodés des "lobbies" politiques con-
trôlant chacun un secteur de l'appareil étatique. Tout cela ne
des groupes
- 7
se passe plus seulement dans la coulisse : il est impossible
d'énumérer les mesures "légales” qui accordent des subven-
tions, des exemptions, des privilèges et des protections spécia-
les à tel ou tel autre groupe de capitalistes ou à tous globa-
lement.
C'est cette situation qui a déterminé, tout au moins au début,
la politique coloniale de la bourgeoisie. L'affaire d'Indochine,
cet engrenage dans lequel le capitalisme français a laissé sa
chance de récupérer une certaine puissance internationale après
la guerre, a été dès le départ une entreprise sans espoir que
la fraction du capital français ayant des intérêts au Vietnam,
soutenue par un essaim d'affairistes, de contrebandiers au sens
du Code Pénal, et de politiciens véreux, a pu imposer, malgré
ce qu'il pouvait en coûter au capitalisme français dans son
ensemble. Ce ne fut que beaucoup plus tard que la continua-
tion de la guerre d'Indochine fut dictée par l'impérialisme amé
ricain, dans le cadre de sa lutte contre l'extension du stali.
nisme en Asie. L'essence de la politique appliquée en Afrique
du Nord n'a pas été différente, où ce que pourrait par le
moyen de concessions préserver le capitalisme français dans
son ensemble a été mis en péril par l'intransigeance des grou-
pes ayant des intérêts sur place et n'en voulant rien céder.
L'interaction de ces deux problèmes, l'économique et le colo-
nial, est évidente. Egalement évidente est la détérioration de la
situation du capitalisme français sur le plan des rapports de
force internationaux qui résulta de son incapacité à mettre
dans son économie un ordre quelconque et à liquider à temps
l'expédition coloniale la plus coûteuse et la plus absurde de
son histoire. Incapable de résoudre ses propres problèmes, il
s'enfonça dans la vassalisation vis-à-vis des Américains, les dol-
lars mendiés à Washington bouchant péniblement les trous
creusés dans le budget et la balance des paiements extérieurs
par la guerre d'Indochine, le gaspillage, la fraude et le main
tien de taux de profit excessifs. Ce faisant, non seulement il
accumulait le mépris compréhensible des. Américains pour le
valet nécessiteux, mais il faisait voir à ceux-ci qu'ils n'avaient
pas grand-chose à en attendre dans leurs plans militaires et
les amenait à miser sur la restauration de la puissance alle-
mande comme « bouclier de l'Europe ». Ainsi, le capitalisme
français provoquait pour une large part lui-même son rem-
placement par son ennemi traditionnel, l'Allemagne, à la
place du troisième grand de la coalition atlantique. Ses poli-
ticiens ont cru pouvoir échapper à ce danger en proposant un
mécanisme la C.E.D. - destiné à "contrôler" l'Allemagne
par la France ; en fait, étant donné le rapport des forces réel
8
entre les deux nations, la C.E.D. risquait d'aboutir au con-
trôle de la France par l'Allemagne. S'étant aperçus de leur
bévue, ils n'ont pas osé demander à leur Parlement la ratifi-
cation du traité qu'ils avaient signé et se sont cantonnés dans
une inaction chaque jour plus intenable, face aux menaces
et au chantage des Américaing.
Le gouvernement Laniel a marqué l'apogée de l'incohé-
rence et de l'inaction caractéristiques de tous les gouverne-
ments depuis 1945. Il commença par dresser contre lui l'en-
semble des salariés du secteur public en voulant réaliser des
ridicules "économies" sur leur dos alors que, sans parler même
des dépenses militaires, les subventions, privilèges et fraudes
de toutes sortes dont profitent les capitalistes se chiffrent par
centaines de milliards dans le budget. S'étant brûlé les doigts
dans cette première tentative, il s'est borné désormais à jouer
la mouche du coche économique, Edgar Faure ayant présenté
sous forme de « plan de relance de l'économie » ce qui était en
train de se passer (comme l'autre grand homme de la bour-
geoisie, Pinay, s'est vigoureusement attaqué à la hausse des
prix trois mois après que celle-ci se fut arrêté d'elle-même).
Sa seule initiative fut d'accorder une légère augmentation du
salaire minimum, afin d'éviter l'éclatement de grèves dont cel-
les d'août 1953 avaient donné l'avant-goût. S'étant engagé à
faire ratifier la C.E.D. par le Parlement, le gouvernement n'a
pas osé pendant un an présenter ce traité au vote. Il a laissé
en Afrique du Nord le conflit entre les populations et l'admi-
nistration française prendre une forme chaque jour plus grave,
sans oser ni recourir à la répression totale ni faire des conces-
sions. Assistant jour après jour à la dislocation des positions
militaires françaises en Indochine, il en a su profiter pour
extorquer quelques dollars supplémentaires aux Américains,
mais s'est voilé la face jusqu'à la dernière minute devant le
dilemme : se retirer du Vietnam sous une forme ou une autre
ou s'engager à fond dans la guerre. Lorsqu'il a accepté la
"négociation” avec le Vietminh, il s'y est présenté avec des
prétentions et des exigences sans rapport avec sa force réelle.
L'armistice ne pouvant pas être conclu sur cette base utopique,
il a voulu entraîner les Américains à une intervention active à
Dien Bien Phu, allant ainsi au-devant d'une généralisation du
conflit avec une légèreté criminelle du point de vue des inté-
rêts du capitalisme français et partagée, d'ailleurs, par le clan
Radford aux Etats-Unis ; il a fallu l'intervention in extremis
des Anglais pour sauver le bloc occidental d'une aventure folle
qui pouvait facilement tourner à la catastrophe.
9
La chute de Dien Bien Phu, en conjonction avec l'impasse
de la conférence de Genève, a brusquement réveillé les par
lementaires. Ils ont été forcés de se rendre compte que les
problèmes ne pouvaient plus être ajournés indéfiniment, qu'en
ne voulant rien céder on était en train de tout perdre, et,
le plus grave, que leur propre sort était désormais en jeu.
Il fallait essayer de transformer la banqueroute en liquidation
judiciaire et il était adroit de charger de celle-ci quelqu'un de
« neuf », préservant ainsi le personnel «consulaire » de la
IVe République de la nécessité de prendre des mesures désa-
gréables et se réservant, le cas échéant, la possibilité de pré-
senter comme un fossoyeur celui qui aurait fait régler l'addi-
tion.
Ainsi, Mendès-France est venu au pouvoir porté par le vide
de l'espace politique, les forces qui avaient dominé la scène
jusqu'alors, usées, corrompues, effrayées, ayant dû implicite-
ment reconnaître leur faillite et se retirer provisoirement avant
que l'édifice ne s'écroule sur elles.
Mais au-delà de la déconfiture des politiciens, la constitution
du gouvernement actuel a exprimé quelque chose de plus pro-
fond : la prise de conscience de la grande bourgeoisie qu'il
était impossible de continuer dans la même ornière, que des
concessions devaient être faites dans le domaine colonial,
qu'une certaine rationalisation de l'économie était inévitable
sous peine d'un écroulement total du système, qu'en même
temps on pouvait essayer de limiter l'emprise des Américains
sur la conduite des affaires françaises. La conscience du besoin
d'un rafistolage et les velléités d'indépendance avaient fait un
bout de chemin depuis un an chez la bourgeoisie. Celle-ci
a beau être définitivement inféodée aux Américains sous tous
les aspects importants, elle essaie naturellement de même
par exemple que la bourgeoisie anglaise - de limiter leur
domination chaque fois qu'elle va directement à l'encontre
de ses intérêts. Le nouveau dans la situation a été de recon-
naître qu'une certaine limitation effective de la domination
américaine ne pourrait avoir lieu que dans la mesure où la
bourgeoisie française accepterait elle-même une dose de dis-
cipline et certains « sacrifices ».
C'est là en fin de compte la « mission » du gouvernement
Mendès-France : prendre les mesures de rationalisation deve-
nues indispensables et les faire accepter à la fois par l'en-
semble de la bourgeoisie et par le reste de la population ;
appuyé sur cette mise en ordre, réduire le degré de l'emprise
américaine sur le capitalisme français. Mais ce qui montre
précisément les limites de cette action est que le gouvernement,
10
obligé dans certains domaines de parer au plus pressé, ne peut
y agir que par amputation, par des abandons totaux ou partiels
et que dans les autres, il n'est capable de procéder que par
des mesures mineures qui n'atteignent pas la structure déca-
dente du capitalisme français.
Le caractère de la solution >> donnée en Indochine est
clair. Il s'agit, en fait, d'une solution de capitulation totale,
simplement masquée par l'existence de l'Etat « indépendant »
du Sud-Vietnam. Les restes des intérêts et de l'influence du
capitalisme français en Indochine ont été en pratique sacri-
fiés. D'un autre côté, l'accord avec le Vietminh laisse en sus-
pens le sort futur du pays ; les élections prévues pour 1956,
si elles se faisaient, livreraient certainement l'ensemble du
Vietnam à Ho Chi Minh et pour cette très bonne raison elles
ne se feront pas plus qu'en Corée. Pas plus qu'en Corée, un
« assainissement » du régime du Sud-Vietnam n'est conceva-
ble, et, encore moins qu'en Corée ou en Allemagne, le main-
tien indéfini de la situation actuelle ne représente une « solu-
tion ». L'Indochine reste un foyer d'incendie qui couve, non
seulement à cause de la division artificielle du pays en deux
- cet artificiel est devenu naturel à l'époque actuelle - mais
parce que le régime du Sud-Vietnam est totalement inconsis-
tant. La décomposition des couches privilégiées locales est telle
que non seulement il est impossible, avec ou sans le soutien
des impérialistes français et américains, de mettre sur pied
un régime parlementaire, comme en Allemagne occidentale,
mais qu'il est même très difficile d'y maintenir une dictature
efficace au moins sur le plan policier, comme en Corée du
Sud (6). Il est d'ailleurs important de noter que cette capitula-
tion totale du capitalisme français n'en est pas une pour
a
(6) La comparaison avec l'Allemagne permet de voir une des raisons les
plus importantes de la faiblesse de régimes comme celui de Syngman Ree
ou de Bao-Daï. Une des forces de l'idéologie bureaucratique est l'appel
au
développement de la production, l'industrialisation, etc. Par définition,
cet
aspect n'est efficace que dans les pays arriérés ou ceux parmi les pays
capitalistes dont la décadence arrêté le développement économique
(France). On peut expliquer pour un temps au paysan chinois qu'il est
peut être tout aussi misérable qu'auparavant, mais que maintenant on
construit des usines et des routes. Mais c'est là une chose impossible à
faire admettre à l'ouvrier allemand : exploiter pour construire des
usines
et encore des usines, c'est ce que ses patrons ont fait depuis des
siècles,
il n'y voit rien de nouveau. Toutes choses égales d'ailleurs, le
stalinisme
aura donc beaucoup plus d'attrait et de force dans le cas d'un pays
arriéré,
qu'effectivement il transforme, y jouant le « role historique » que la
bour-
geoisie tardive a été incapable de remplir, que dans un pays avancé, où
ce
rôle a été réalisé et continue à l'être. Dans le cas du partage d'un
pays,
on comprend que la comparaison du développement des deux moitiés ren-
force le parti stalinien en Corée du Sud ou dans le Sud-Vietnam, et
qu'elle
soit totalement dénuée de signification pour l'ouvrier de la Ruhr. Le
Viet-
minh est appelé de ce fait à une influence accrue dans le Sud-Vietnam,
contre laquelle Bao Dai et ses marionnettes sont organiquement incapables
de lutter.
11
l'impérialisme américain ; celui-ci a préservé ce qui l'inté-
ressait principalement dans l'affaire indochinoise - le terri-
toire du Sud-Vietnam pouvant être utilisé comme base au cas
d'une guerre en Extrême-Orient.
Egalement clair est le caractère des « solutions >> données
en Afrique du Nord. En Tunisie, sous la pression d'une agi-
tation et d'une guerilla croissantes, qui risquaient de tourner
à la guerre tout court, Mendès France a été obligé pour sauver
l'essentiel à savoir les intérêts économiques et militaires
de l'impérialisme français -- de céder une partie du contrôle
politique du pays à la bourgeoisie locale, espérant que celle-ci
serait obligée de s'appuyer sur lui chaque fois que le mouve-
ment des masses risquerait de poser le problème sur un plan
plus radical. Là encore, les problèmes essentiels ne sont pas
en fait réglés et ne le seront pas avec l' “autonomie interne".
Au Maroc rien n'a pu être fait, tellement la situation y
est inextricable ; l'absence d'une bourgeoisie locale sur
laquelle le capitalisme français pourrait pour un temps s'ap-
puyer, comme en Tunisie, rend impossibles des concessions
sauvegardant ses intérêts, et il est improbable que les quel-
ques miettes jetées par ailleurs à la population puissent conte
nir longtemps sa lutte contre la domination française.
Relativement à la C.E.D. et au réarmement allemand, la
tâche du gouvernement Mendès-France était de tirer aux
moindres frais le capitalisme français du guêpier où il était
allé se fourrer lui-même. Au-delà de la stupide mythologie
de la construction de l'Europe et de la supranationalité,
l'essence du problème allemand est claire : non seulement le
réarmement allemand est inévitable, parce que fermement
décidé par les Américains, mais, au-delà de la question du
réarmement, le retour de l'Allemagne à la place que sa puis-
sance lui confère dans le bloc occidental. Autrement dit, il
s'agit de consacrer ouvertement le recul de la France et l'acces-
sion de l'Allemagne à la place du "Troisième Grand" du bloc
atlantique. Il s'agit de reconnaître la réalité qui résulte du
rapport effectif des forces des deux capitalismes rivaux, et
cela ramène à ses véritables proportions la ridicule “tragédie"
de la C.E.D. Car ce rapport de forces pouvait être quelque
temps masqué ou limité dans son expression par des artifices
juridiques, mais non pas altéré dans son essence par des chif-
fons de papier.
La question s'est posée, on le sait, dès 1950, et en fait la
bourgeoisie française n'a jamais pu arriver à une solution
acceptable par tous ses éléments. La solution idéale pour le
12
capitalisme français eût été la réunification et la neutralisa-
tion de l'Allemagne ; garantie par les Américains, celle-ci per-
mettrait à la France de continuer à jouer le rôle de principale
puissance militaire du continent. Mais cette solution est abso-
lument inacceptable pour les trois principaux intéressés : les
Russes, qui n'abandonneront jamais pacifiquement leur zone ;
les Américains, qui non seulement comptent sur les divisions
allemandes mais ne désirent nullement laisser à portée des
Russes ce gage extraordinaire que serait une Allemagne uni-
fiée et désarmée ; en fin de compte, les Allemands qui aspirent
à occuper au sein du bloc atlantique la place qui correspond
à leur force.
La C.E.D. a été présentée par les politiciens français qui
l'ont inventée comme un moindre mal, par les "limites” qu'elle
posait au réarmement allemand, par la prépondérance qu'elle
octroyait à la France (nombre de voix supérieur accordé à la
France par rapport à l'Allemagne découlant du nombre res-
pectif de divisions, non participation directe de l'Allemagne
au Pacte Atlantique, espoir laissé à la France de pouvoir
manoeuvrer l'Allemagne en s'appuyant sur les quatres autres
pays), enfin par les avantages accordés à la France sur la
question sarroise. Mais en réalité, les possibilités effectives
d'un contrôle de l'Allemagne à travers le mécanisme de la
C.E.D. ont été dès le départ infimes. Et la lutte qui opposait
parmi les politiciens bourgeois partisans et adversaires de la
C.E.D. reflétait aussi bien une différence d'appréciation de ces
possibilités, que les oppositions plus profondes entre secteurs
ou groupes d'entreprises capitalistes « bien placés », qui
voyaient avec appétit un élargissement de leur marché aux six
pays, et les « mal placés » qui craignaient la concurrence alle
mande et le démantèlement graduel du système de protection
qui entoure la production française. D'autres facteurs sont
venus se greffer là-dessus, comme par exemple les perspectives
qu'ouvrait à la clique catholique du M.R.P. la domination
démo-chrétienne probable du parlement "européen".
Le déplacement des forces au sein de la bourgeoisie fran.
çaise et de ses politiciens de 1951 à 1954 a favorisé de plus en
plus les adversaires de la C.E.D. La raison véritable n'en a pas
été la découverte soudaine par le général König des méfaits
du militarisme ou par M. Daladier des possibilités de coexis-
tence pacifique avec la Russie, mais le développement relatif
de la situation du capitalisme français et allemand. Tandis
que le premier piétinait dans sa crise pendant ces trois années,
le second connaissait une expansion extraordinaire, dévelop-
pait sa production industrielle de 26 % et ses exportations
13
-
de 55 % (7). Il devenait de plus en plus clair que le mécanisme
de la C.E.D. servirait objectivement beaucoup plus à soumet-
tre le capitalisme français à l'Allemagne, qu'à faire contrôler
celle-ci par celui-là.
C'est fondamentalement ce raisonnement renforcé
par
les
résultats de la conférence de Bruxelles, où Adenauer a mon-
tré qu'il se savait le maître de la situation qui a conduit
au rejet de la C.E.D. Celui-ci évidemment ne réglait rien en
soi, sauf qu'il évitait dans l'immédiat au capitalisme français
le pire, à savoir la perte de nouvelles parcelles de son indé
pendance. Mais l'Allemagne ayant tous les atouts réels en
main devait obligatoirement imposer sa solution, inalgré les
stupides jubilations des journalistes français parlant de la
"gaffe” d'Adenauer à Bruxelles. Les astuces de Mendès-
France (8) n'ont pu empêcher que les accords de Londres
octroient à l'Allemagne beaucoup plus qu'elle n'avait obtenu
avec la C.E.D. (Wehrmacht indépendante, moindre limitation
des fabrications d'armements, participation au Pacte Atlanti-
que, remise sur le tapis du problème sarrois). L'essentiel de ce
que la bourgeoisie française avait voulu éviter par le moyen
de la C.E.D. est maintenant réalisé, et ce n'est pas l'engage-
ment anglais de maintenir quatre divisions en Allemagne (qui
auraient été maintenues de toute façon) ni le fantômatique
contrôle à exercer sur les armées européennes dans le cadre
du pacte de Bruxelles qui y changent quoi que ce soit d'es-
sentiel.
.
Le problème qui servira de test au degré de décomposition
de la bourgeoisie française est le problème économique. Lais-
sons de côté la rhétorique de Mendès France sur l'objectif
consistant à faire de l'économie française « l'économie d'une
grande nation moderne ». C'est là une tâche qui dépasse et la
durée et les moyens d'action d'un gouvernement capitaliste par-
lementaire et dont un tel gouvernement peut seulement aider
la réalisation si les facteurs essentiels en sont donnés par
ailleurs.
En réalité, il y a trois tâches précises qui se posent actuel-
lement au gouvernement. La première est d'éviter l'explosion
(7) Chiffres résultant de la comparaison des premiers semestres de 1961
et 1954.
(8) L' «intelligence » de celui-ci n'est pas en cause, même compte tenu
de l'avachissement des critères résultant de la succession de Pinay,
Laniel,
etc., au pouvoir. Mais une situation historique comme celle du
capitalisme
décadent fait que, dans le domaine de l'action, l' « intelligence » ne
peut con-
duire tout au plus qu'à des astuces, car les conditions d'une création
politique ne sont pas objectivement données pour un politicien bourgeois.
La différence avec Bidault est que celui-ci fera des gaffes quelle que
soit
la situation historique.
14
de luttes revendicatives des salariés, sur lesquels l'emprise syn-
dicale est de moins en moins efficace. La deuxième est de reg-
taurer la solvabilité du capitalisme français vis-à-vis de l'étran-
ger. La troisième, de rationaliser le fonctionnement du système
d'exploitation et en particulier de limiter dans l'intérêt général
du capitalisme les privilèges abusifs de certains groupes.
La création d'un « bon climat social » était le résultat visé
par les promesses concernant la révision périodique des salai-
res en fonction du niveau de la production et des prix. Or, les
mesures prises en octobre montrent qu'il s'agit d'une mystifica-
tion, et que Mendès-France ne fait rien de plus que ce que
Laniel et Faure avaient fait au début de l'année
en réalité
moins. Tout d'abord, l'augmentation accordée ne concerne que
le salaire minimum mensuel (porté au chiffre ridicule de
24.300 francs) tout comme la précédente. Cette dernière repré-
sentait une augmentation nominale de 15 % ; compte tenu de
la hausse du coût de la vie entre septembre 1951 - date où
le minimum légal avait été fixé à 100 francs l'heure et
décembre 1953, elle équivalait à une augmentation de 7,5 %
du salaire minimum réel. Du deuxième trimestre 1952 au
quatrième trimestre 1953, la production industrielle avait aug.
menté de 1,5 %, le total des heures-ouvriers effectuées avait
diminué de 3 %, le rendement horaire des ouvriers augmenté
de 5 %. L'augmentation en termes réels du salaire minimum
accordée en janvier 1954 était quelque peu supérieure à l'aug.
mentation de la productivité du travail pendant la période
considérée --- ce qui n'était évidemment qu'une goutte par rap-
port à l'énorme réduction des salaires réels qui avait eu lieu
depuis l'avant-guerre. Mais du quatrième trimestre 1953 au
deuxième trimestre 1954, la production industrielle a aug-
menté de 9 %, le total des heures-ouvriers effectuées n'a guère
varié (+0,3 %), le rendement horaire des ouvriers a donc
augmenté d'environ 9 % également ; en conclusion de quoi
Mendès-France, président d'un gouvernement « des travail-
leurs » (9), a bien voulu augmenter le salaire minimum de
5,6 % (l'augmentation en termes réels est même quelque peu
moindre, en raison d'une légère hausse du coût de la vie
depuis décembre 1953). (10) En deuxième lieu, la révision du
(9) Discours de Mendès-France à Louviers le 10 octobre.
(10) Voici les indices, tels qu'ils résultent du Bulletin Mensuel de
l'INSEE,
pour le deuxième trimestre 1951 (avant la fixation du salaire minimum),
le
quatrième trimestre 1953 (avant l'augmentation de ce salaire par Faure)
et le deuxième trimestre 1954 (avant la “révision” Mendès-France) :
Production industrielle
144 147 159
Heures-ouvriers
131,2 127,6 127.8
Rendement par heure-ouvrier
109,8 115,2 124,4
Coût de la vie à Paris
128,1 141,5 143,5
15
salaire minimum ne concerne qu'une minorité des salariés ;
pour les autres, les répercussions de l'augmentation seront pro-
portionnellement moindres que celle-ci, si même elles ont
lieu. Quant à l'appel à la conclusion de conventions collectives,
les ouvriers n'avaient pas besoin du gouvernement pour y pen-
ser. Mais ils savent que le contenu de celles-ci ne dépend que
de leur propre combattivité et de leur capacité d'imposer au
patronat et aux syndicats des concessions par la force.
Ainsi, les promesses de Mendès-France sur la liaison des
salaires avec la production se sont révélées, comme il fallait
s'y attendre, de la simple démagogie. Même en supposant d'ail-
leurs que le gouvernement les eût tenues, ou qu'il le fasse dans
l'avenir, la mystification en serait à peine moins grande. Le
salaire réel horaire moyen dans l'industrie est actuellement de
15 ou 30 % inférieur à celui de 1938 (selon qu'on tient ou non
compte des cotisations patronales à la Sécurité sociale), et ce
bien que le rendement du travail ait augmenté d'au moins
20 % (11). Il y a eu donc une énorme redistribution du revenu
national en faveur du capital et au détriment du travail depuis
la guerre. En liant les augmentations futures de salaire à l'ac-
croissement de la production, une révision périodique des
salaires même “honnête" ne ferait que ratifier définitivement
l'immense spoliation des ouvriers et l'annulation des conquê.
tes de 1936 que la bourgeoisie française, avec la complicité
des staliniens, a pu commettre depuis 1945 sous le prétexte
de la "reconstruction”.
La deuxième tâche est la restauration de la solvabilité du
capitalisme français vis-à-vis de l'étranger. La situation actuelle
de l'économie française est meilleure qu'elle ne l'a jamais été
depuis vingt-cinq ans. Les prix sont stables depuis deux ans et
demi, la récession de 1952-53 a été surmontée et, depuis ce
printemps, la production industrielle dépasse tous ses records,
la récolte de cet été (à l'opposé de ce qui s'est passé dans la
plupart des autres pays) a été très bonne, la productivité du
(11) Pour éviter de longues discussions statistiques, il suffit de citer
le
rapport de la Commission des Affaires Economiques de l'Assemblée Natio-
nale (“Le Monde” du 31 août 1954) : « Même si l'on tient compte de tous
les avantages sociaux et de l'allongement de la durée du travail, il
n'est
pas certain que le pouvoir d'achat du salaire moyen ait retrouvé son
niveau
d'avant guerre ». Supposons que cela soit certain, Si le salaire total de
l'ouvrier est le même maintenant, avec une semaine moyenne de travail
de 44,5 heures, qu'en 1938, où cette semaine était de 38,8 heures, le
salaire
réel horaire actuel est égal à 38,8/44,54* soit 87 % de celui de 1938,
ceci
en y incluant les « avantages sociaux Si l'on exclue ceux-ci, il ne
repré-
sente plus que 72 % de celui d'avant guerre (les « charges annexes du
salaire » sont passées de 15 % à 40 % du salaire direct de 1938 à mainte-
nant). D'un autre côté, de 1938 au premier semestre 1954 la production
industrielle (bâtiment exclu) augmentait de 55 % ; le total des heures-
ouvriers effectués de 27,5 %, donc le rendement par heure-ouvrier de 21 %
(chiffres calculés d'après le Bulletin Mensuel de l'INSEE, août 1954).
16
travail dans l'industrie s'accroît rapidement tandis que les syn-
dicats réussissent à faire taire aux ouvriers leurs revendica-
tions. La tache noire au tableau est le déficit des paiements
extérieurs. Malgré une augmentation importante des exporta-
tions, ce déficit reste encore élevé et n'est couvert que grâce
à l'aide” reçue des Etats-Unis (de l'ordre d'un milliard de
dollars par an). Or, d'un côté, cette aide doit diminuer rapi-
dement à la suite de l'arrêt de la guerre d'Indochine et de
la diminution des commandes d'armement passées pour le
compte des Etats-Unis à l'industrie française. D'un autre côté,
le déficit n'est actuellement ce qu'il est que par l'action d'une
série de facteurs qui doivent disparaître plus ou moins rapi-
dement : les subventions accordées par l'Etat aux exporta-
tions, le maintien quasi-intégral des restrictions quantitatives
à l'importation. Le gouvernement sera obligé d'abroger en
grande partie ces dernières, non pas par foi au libéralisme,
mais parce qu'il risque de s'attirer des représailles qui peuvent
lui coûter cher (12). Il n'est même pas certain qu'il pourra
maintenir les subventions à l'exportation. De toute façon, l'abo-
lition des restrictions quantitatives aurait à la fois le résultat
d'accroître les importations, donc le déficit extérieur, et de
créer une crise pour des nombreuses industries ou entreprises
françaises qui ne peuvent, au taux actuel du change, suppor-
ter la concurrence internationale.
L'issue technique est la dévaluation. Il est probable qu'à
400 ou 420 francs le dollar, l'économie française pourrait équi-
librer ses comptes extérieurs. Cependant une dévaluation n'est
pas simplement une manipulation monétaire ; elle comporte
un aspect réel car un déficit extérieur signifie que l'économie
considérée dépense à l'étranger plus qu'elle n'en gagne. La
suppression du déficit par une dévaluation signifie que désor.
mais elle devra donner davantage, recevoir moins, ou les deux
à la fois. Si la production nationale ne peut pas augmenter à
court terme, et dans les directions voulues (ce qui semble bien
être le cas actuel de la France), l'équilibre ne peut être atteint
que par un sacrifice réel, par le fait que l'économie en ques-
tion renoncera à une partie de ses dépenses totales, corres-
pondant à ce déficit. Cela revient toujours en pratique à limiter
la consommation des salariés, la hausse des prix intérieurs
faisant normalement suite à la dévaluation n'étant qu'en partie
compensée par les augmentations de salaire. Le succès de la
dévaluation (c'est-à-dire le fait que tous les prix et les coûts
(12) Une des raisons du développement des exportations françaises pen-
dant les deux dernières années est que les autres pays capitalistes euro-
péens ont aboli pour l'essentiel leurs restrictions quantitatives à
l'impor-
tation,
17
.
intérieurs ne se retrouvent pas après l'opération exactement
au même niveau, en termes de monnaie étrangère, qu'aupara-
vant) présuppose donc que la classe ouvrière accepte la réduo
tion du salaire réel qui en résulte. Cette acceptation dépend à
son tour d'une foule de facteurs, qui dépassent évidemment le
plan économique. Actuellement en France il paraît difficile
que le prolétariat ne réagisse pas à une réduction de son salaire
réel de l'ordre de 3 à 5 % qu'exigerait probablement le "suc-
cès" de la dévaluation. Le gouvernement Mendès-France, avec
sa relative “popularité”, serait le mieux désigné pour faire
avaler cette réduction aux ouvriers.
Le troisième problème qui se pose au gouvernement, la limi-
tation des privilèges des divers groupes capitalistes dans l'in-
térêt de l'ensemble du système, est beaucoup plus complexe
et présente plusieurs aspects.
Tout d'abord, les privilèges au sens strict, par quoi le bud-
get de l'Etat devient la source des profits de certains groupes,
profits qui eussent été impossibles dans un fonctionnement
normal de l'économie capitaliste. L'exemple typique (mais nul-
lement unique) est celui des betteraviers. Il y a peu à dire sur
ce cas, car tout ici dépend du rapport des forces entre les
divers groupes privilégiés et entre leurs agents politiques et
parlementaires. Les garanties que leur donne Mendès-France
en procédant par étapes et en continuant à faire supporter par
le budget les frais des opérations d'assainissement" sont subs
tantielles, mais même de cette façon il n'est pas exclu qu'il soit
renversé sur une question de cette nature.
Ensuite, le système de protection de l'industrie française
dans son ensemble, assurée maintenant par des droits de
douane particulièrement élevés et par les restrictions quanti,
tatives à l'importation, et complétée sur le plan intérieur par la
cartellisation de presque tous les secteurs de la production. On
a vu que le capitalisme français est actuellement obligé d'ac
cepter une diminution de ce degré de protection, et en parti
culier de supprimer l'essentiel des restrictions quantitatives.
Ceci met en question les profits et dans certains cas l'existence
des entreprises les moins modernes, même si la libération des
importations était accompagnée d'une dévaluation de l'ordre
qu'on a envisagé plus haut. Pour les grandes entreprises, le
choc ne sera pas trop fort. Elles ont en général profité des
années d'après guerre pour étendre leur capacité de produc-
tion, moderniser et rationaliser leurs procédés de fabrication;
même si elles n'augmentaient pas le volume de leurs ventes, les
baisses de coût unitaire qu'elles réalisaient ainsi se traduisaient
pour elles par des profits unitaires en augmentation. Si les
18
importations étaient libérées et les entreprises peu producti-
ves éliminées, les ventes de celles-ci seraient partagées entre
les importations et les grandes entreprises françaises, qui pour-
raient compenser par une extension de leur chiffre d'affaires
les légères baisses de prix résultant éventuellement d'un cer-
tain degré de concurrence étrangère.
Dans ce domaine aussi la politique de Mendès-France vise
à adoucir la transition et à limiter au minimum les pertes que
les capitalistes les plus mal placés pourraient subir. Le « Fonds
de reconversion » institué par le gouvernement met en somme
à la charge du budget -- c'est-à-dire de la population dans son
ensemble --- les frais de sauvetage des capitalistes qui en sont
indignes d'après la loi même de leur système et qui auraient
dû être éliminés purement et simplement. Dans la plupart des
cas, d'ailleurs, il ne s'agit même pas de cela : le matériel de
ces entreprises est amorti depuis longtemps, leurs profits ont
été investis ailleurs, les entreprises ont continué à fonctionner
grâce à la protection douanière et quantitative. Les subventions
de modernisation seront dans ce cas un don au deuxième degré,
permettant à ces capitalistes de revaloriser des vieilles boîtes
qu'ils avaient consciemment et dans leur intérêt laissé dépérir.
Enfin, pour ce qui est de l'agriculture, certaines des absurdi-
tés les plus flagrantes de la situation actuelle (excédents de vin,
par exemple) peuvent être amendées ; mais la rationalisation
de la structure agraire du pays et, en général, la création d'une
"grande économie moderne" impliquerait des transformations
bien plus radicales (entre autres, le transfert d'une bonne moi-
tié de la population paysanne dans l'industrie) que celles que
le gouvernement a la possibilité ou même le désir de réaliser.
Les solutions données jusqu'ici par le gouvernement Mendès
France aux divers problèmes qui se posaient ont consiste en des
abandons totaux (Indochine, réarmement allemand) ou partiels
mais qui laissent en suspens l'essentiel (Tunisie) ou en un rafis-
tolage qui ne rompt pas fondamentalement la ligne suivie
les gouvernements précédents (mesures économiques). Telles
quelles, cependant, ne serait-ce que du fait qu'elles consacrent
la situation réelle du capitalisme français, elles représentent
une certaine rationalisation.
Est-il question d'aller plus loin ?
Les limites objectives posées à l'action de Mendès-France
sont clairement dessinées : il ne s'agit pas évidemment des
limites fondamentales qui sont celles d'un gouvernement capi-
taliste (on laissera à M. Martinet le soin de les explorer), mais
de celles, bien plus étroites, qui découlent de la situation du
capitalisme français, puissance de troisième ordre, vivant dans
19
la dépendance de l'impérialisme américain, essayant d'en alté-
rer quelque peu le degré mais ne pouvant ni voulant en chan-
ger la nature, disposant d'une base économique étroite qu'on
peut aménager mais dont il est exclu qu'on puisse désormais
faire « une grande économie moderne ». C'est ce dernier cadre
qui détermine objectivement le maximum de ce que Mendès-
France pourrait faire.
Mais ceci ne garantit nullement que ce maximum sera réa-
lisé effectivement. Des limites beaucoup plus étroites sont
posées à l'action de Mendès-France par les conditions politi.
ques et parlementaires, et en particulier par la décomposition
politique de la bourgeoisie française. Il est possible historique-
ment et conforme aux intérêts généraux du capitalisme fran-
çais de limiter les privilèges des betteraviers ou des industriels
du textile, mais il n'est pas certain que les agents de ceux-ci
dans le Parlement laisseront Mendès France ou n'importe qui
d'autre le faire. Ceci n'est d'ailleurs qu'une autre manière d'ex-
primer ce fait primordial, que le gouvernement Mendès-France
ne s'appuie sur aucune force politique propre, ni dans le
Parlement, ni dans le pays. Sa majorité caleidoscopique n'est
liée ni par une idéologie, ni par une organisation. Les divers
partis n'y ont participé qu'avec des arrière-pensées diamétra-
lement opposées. Pour le P.C., il s'agissait d'un soutien con-
joncturel aussi longtemps que Mendès-France était amené à
s'opposer à la politique américaine (Indochine, C.E.D.) ; il se
tournera évidemment contre lui à propos du réarmement alle.
mand et des problèmes économiques. Le désarroi et la confu-
sion des partis bourgeois et des socialistes ont pu jouer pendant
un certain temps pour Mendès-France, mais iront en diminuant
et risquent d'ailleurs aussi bien de jouer contre lui. Dans le
pays, Mendès-France est sans influence sur la classe ouvrière.
Il essaie de se créer une base politique en appelant à la
petite bourgeoisie et de fait, son seul soutien possible serait
un courant petit bourgeois "radical-socialiste" au sens de la
belle époque. Mais la saison est trop avancée pour qu'un tel
courant puisse actuellement prendre de l'importance, encore
moins s'organiser en une force politique coherente. L'emprise
des partis existants sur le corps électoral ne peut pas être
brisée par des causeries hebdomadaires. Un parti nouveau
autour de Mendès France ne ferait qu'ajouter à l'effritement
politique de la bourgeoisie sans pouvoir susciter un regroupe-
ment de l'ampleur nécessaire pour garantir la stabilité gouver-
nementale. Que le gouvernement tombe en novembre ou en
juillet, il n'aura été qu'un entracte dans la comédie de la
IVe République.
.
20
1
Résumons-nous. Le gouvernement Mendès-France représente
une tentative du capitalisme français de réduire le degré de
sa dépendance par rapport aux Etats-Unis et en même temps
de rationaliser dans une certaine mesure l'organisation de son
économie et de son domaine colonial. Cette tentative ne pou-
vait avoir lieu (comme le prouve l'investiture manquée de
Mendès-France en 1953) que sous la menace de la catastrophe.
Le gouvernement ne pourra pas survivre longtemps à la solu-
tion des problèmes qui présentaient une urgence extrême. Sur
le contenu de ces “solutions” il n'est pas besoin de revenir :
là où il ne s'agit pas d'amputations, elles ne sont que du rafis-
tolage.
Quant à la classe ouvrière, si elle a été en partie influencée
par la propagande stalinienne sur la C.E.D., elle sait qu'elle
n'a pas plus à attendre de Mendès-France que de Laniel ou de
Pleven. Les quelques augmentations de salaire qu'elle a pu
obtenir depuis l'année dernière ont été moins importantes que
l'accroissement de son rendement. La révision périodique des
salaires, promise par le gouvernement, s'est révélée une
mystification et ne serait, dans le meilleur des cas, destinée
qu'à consacrer définitivement (en liant toute augmentation ulté-
rieure des salaires à l'augmentation de la production), la redis-
tribution du revenu social en faveur du capital et l'extinction
des réformes de 1936 qui ont eu lieu depuis la guerre. La domi-
nation capitaliste ne change pas avec le nom du Président du
Conseil ; elle peut seulement présenter une anarchie interne
plus ou moins grande, un visage plus brutal ou plus raffiné.
PIERRE CHAULIEU.
- 21
1
La bombe H et la guerre apocalyptique
Lorsqu'en 1918, après la capitulation de l'Allemagne impé.
riale, un clairon désuet se mit à sonner le « Cessez le feu >
et qu'un silence insolite succéda tout à
coup
à
quatre années
de vacarme meurtrier, la guerre de 1939-45 vivait déjà d'une
existence fragile : les deux armes dominantes qui allaient être
les siennes le char d'assaut et l'avion de combat étaient
déjà nées dans le sein de leur mère moribonde. Pourtant ces
rejetons déjà vivaces durent tomber en sommeil durant vingt-
deux ans avant d'accéder à une maturité véritablement fulgu-
rante. C'est dans les plaines de la Pologne que s'affirma la
toute puissance du char. Rommel, l'homme qui en fut peut-
être l'incarnation la plus parfaite, était un de ses pires détrac-
teurs, alors même qu'il franchissait la frontière polono-alle-
mande. Trois ou quatre semaines plus tard, l'arme avait con-
quis l'homme et l'homme avait dominé l'arme. Certes il ne
s'agit là que d'une anecdote et il serait puéril, comme certains
le font, de limiter le phénomène guerrier à de telles anecdotes.
L'intérêt de cette histoire, qui a été celle du Grand Etat-Major
allemand pris dans son ensemble, réside uniquement en ceci :
l'arme dominante nouvelle, qui avait vu le jour lors de la
précédente guerre, ne s'est affirmée en tant que telle que dans
la nouvelle guerre elle-même. Ainsi le char, cette arme domi-
nante qui existait depuis 1917, ne s'est affirmé comme telle
que vingt-trois ans plus tard et uniquement à la faveur de
l'action guerrière elle-même.
Si maintenant nous envisageons la guerre 1939-45, quel est
le tableau qui se déroule devant nous ? Un tableau tout diffé
rent. Lorsque le 6 août 1945 éclata la bombe d’Hiroshima, non
seulement ce fut la première manifestation de l'antagonisme
nº 1 du monde d'après guerre, celui entre les Américains et
les Russes, mais encore ce fut clairement, aux yeux du monde
entier stupéfait, la naissance et l'affirmation de l'arme domi-
nante de demain. Toute la stratégie de la guerre qui venait
-22
de se terminer se trouvait reléguée d'un seul coup au musée
de l'histoire. Toute nouvelle stratégie à venir devait s'organi-
ser autour de la bombe atomique comme arme dominante.
Oui tout cela était clair, d'une clarté véritablement aussi
aveuglante que celle de la bombe elle-même. Pourtant à partir
de ce point de départ solide tous les raisonnements ultérieurs
des hommes d'Etat plus ou moins autorisés, de la presse, de
l'opinion publique même, ne servirent qu'à répandre la pire
des confusions. La clarté fit place à l'obscurité la plus totale.
Et avec l'obscurité vint l'obscurantisme avec les élucubrations
du type guerre apocalyptique, conception digne des auteurs
ignares et primitifs de cette Bible, qui ne pouvaient imaginer
l'élimination de l'aliénation qu'au moyen de la destruction
totale de la société, exploiteurs et exploités ensemble. L'appa.
rition de la bombe H poussa la confusion à son paroxysme.
Pourtant, à la fois l'explosion de la bombe H et l'enchaîne
ment des événements qui ont abouti à cette explosion, per-
mettent justement d'opérer un reclassement rationnel des
valeurs mises en cause et dont la compréhension est mainte-
nant à la portée de chacun. Logiquement deux erreurs con-
jointes sont à l'origine matérielle de la confusion qui règne.
La première porte sur l'appréciation de la stratégie prévalente
lors de la dernière guerre en matière de bombardements dits
stratégiques ; et cette erreur-là a semblé trouver sa confirma-
tion dans les conditions qui ont été celles du lancement des
bombes d'Hiroshima et de Nagasaki. La seconde porte sur la
ou les conceptions possibles d'une stratégie atomique et trouve
son origine dans la longue durée du monopole américain de
la bombe A et dans les tergiversations et les controverses des
sommités stratégiques américaines. L'objet de cet article con.
sistera d'abord à essayer de voir de plus près ce qu'il en est
de ces deux points.
LE BOMBARDEMENT STRATEGIQUE
COMME STRATEGIE
Les raids aériens massifs qui ont eu lieu durant cette guerre,
les souffrances des populations civiles, le souvenir quasi indé
lébile qu'en ont gardé tous ceux qui sont passés par cette
terrible expérience, la longue misère des survivants dans des
villes dévastées, tout cela a concouru à répandre dans l'opi-
nion populaire l'idée que le bombardement stratégique, ou
plus exactement le bombardement de terreur, constitue le fin
23
mot de la guerre et constituera la seule réalité de la guerre
de demain. L'immense tragédie d'Hiroshima et de Nagasaki
n'a fait que confirmer ce sentiment. Une telle réaction n'est
que trop compréhensible. Elle n'exprime pourtant rien d'autre
que la haine des peuples contre des guerres qui ne sont pas
les leurs, sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle et qui les
dépassent dans leurs moyens et leur sont étrangères dans leur
idéologie.
L'attitude des cercles dirigeants est toute différente. C'est
eux qui détiennent le pouvoir et la guerre en question, c'est
leur guerre. Ils se penchent sur les problèmes qu'elle pose
avec le plus grand sérieux. Pour eux le massacre des popula-
tions celles de leur pays comme celles de l'adversaire
constitue un facteur secondaire, subordonné à ce qu'ils appel-
lent la victoire, leur victoire. Voyons ce que dit le général
américain Gruenther, chef militaire du N.A.T.O. (S.H.A.P.E.) :
« Si les Russes attaquent, ils auront au début des succès, mais
en fin de compte ils seront battus. » Le chef d'état-major russe
pense certainement : nous ne sommes pas à l'abri de revers
mais nous vaincrons en définitive. Pour les classes dirigeantes
donc la théorie de la guerre est une chose extrêmement sérieu-
be. Leur misérable sort de privilégiés en dépend.
Les masses laborieuses, et plus particulièrement le proléta-
riat industriel, ont un point de vue entièrement autre. En
matière de privilèges leur sort est réglé depuis toujours : ils
n'en ont aucun. Cela doit leur donner une liberté d'esprit que
n'ont certes pas leurs exploiteurs. La guerre pour elles n'est
qu'un surcroît d'exploitation, de misère et de sang. C'est une
grande tragédie au sein d'une tragédie encore plus grande.
Mais, par là même, c'est un phénomène qui a ses limites et
qui est donc susceptible d'être dominé. Normalement les
exploités doivent être en mesure de dominer les théories de
la guerre au lieu d'être dominés par elles. Chaque fois que
dans l'histoire les masses elles-mêmes sont rentrées en mouve-
ment elles en ont fait la preuve dans l'action. Le prix qu'elles
ont payé cependant a toujours été trop lourd. Pour la victoire
de la révolution il ne doit plus en être ainsi à l'avenir. Pour
cela il faut éduquer l'avant-garde prolétarienne dans la cri-
tique des théories des classes dominantes sur la guerre. Depuis
un demi-siècle l'extraordinaire accélération de l'évolution des
phénomènes guerriers a fait naître les théories les plus extrê-
mes et en même temps les a mises à l'épreuve. Nous allons
maintenant, à propos des bombardements « stratégiques »,
avoir l'occasion d'en étudier un des cas les plus frappants.
24
Un général d'aviation italien, du nom de Douhet (suivi d'ail-
leurs par les Américains Mitchell et Seversky) avait, dès 1920,
formulé une théorie suivant laquelle l'avion de bombardement
était devenu une arme si dominante et si décisive qu'elle
rendrait à l'avenir inutile toutes les autres. Plus précisément,
suivant cette théorie, la puissance militaire étant basée sur la
production industrielle et sur le moral des civils, une fois
privée de ces deux sources d'énergie, elle doit automatique-
ment s'effondrer. Par conséquent, ce qui est nécessaire c'est
d'obtenir la maîtrise de l'air et d'anéantir ensuite ces deux
fondements de la puissance. Durant cette dernière guerre cette
théorie, dans sa rigueur absolue, ne fut jamais entièrement
adoptée. Mais elle influença profondément la stratégie anglo-
américaine. C'est, avec cette restriction à l'esprit, que nous
ferons la citation suivante du général anglais Fuller, auteur
du livre classique “L'influence de l'armement sur l'histoire"
« Quoique entre 1939 et 1942, chaque grande offensive ait
démontré clairement qu'une conquête rapide, et par consé-
quent le raccourcissement de la guerre, dépendait de l'étroite
coopération des forces terrestres et aériennes, depuis 1942 les
Anglais et les Américains se fièrent surtout à ce que l'on
appela le bombardement stratégique. La théorie de Douhet
fut si bien acceptée (1), qu'en 1944, parlant du budget de
l'armée, le secrétaire d'Etat britannique à la Guerre disait :
"Nous avons
abouti à cette situation étonnante : la main-
d'ouvre consacrée à la production des bombes lourdes seules
est arrivée à être aussi importante que celle qui est assignée
à la production de tout l'équipement de l'Armée de terre." (2)
(1) Cette théorie ne fut en fait jamais entièrement « acceptée », pour la
bonne raison qu'un véritable bombardement stratégique, conforme à l'idée
que s'en faisait Douhet, et que l'on doit se faire, s'est révélé étre,
dans les
conditions prévalentes, une entreprise irréalisable, Fuller s'en rend
compte
lui-même lorsqu'il dit quelques lignes plus loin : « Pour justifier
l'appella-
tion de "stratégique”, une fois satisfaits les besoins de l'armée en
appui
aérien, le reste des forces de bombardement aurait dû être employé, non
pas contre les centres industriels ennemis, mais contre les sources
d'énergie
et de communication. Si les mines de charbon et les usines d'essence syn-
thétique avaient été le plus rapidement possible l'objet d'un
bombardement
constant, peu à peu, toutes les industries lourdes de l'Allemagne
auraient
da fermer sans avoir subi de dommage. Ce ne fut qu'à la dernière période
de la guerre en Europe que l'on a eu recours à cette méthode d'attaque
systématique et le manque d'essence amena alors l'Allemagne à un effon-
drement total, » Malheureusement pour cette belle critique, tant que la
défense allemande resta réelle, un tel bombardement "stratégique" correct
fut positivement impraticable dans la majorité des cas.
(2) C'est sur le plan productif, et dans cette mesure uniquement, que la
stratégie de type Douhet a quand même été acceptée. A l'époque de la
détermination de la stratégie au niveau de la production de moyens de
destruction rien n'est plus engagé que les idées militaires, rien n'est
plus
lourd de conséquences que le choix que l'on fait de favoriser la
production
d'une arme plutôt que d'une autre.
25
Le résultat », poursuit Fuller, « fut que, au lieu d'une offen-
sive coordonnée, on livra deux batailles séparées ; l'une sur
le champ de bataille avec une puissance aérienne insuffisante,
l'autre contre les villes ennemies, avec des forces surabon-
dantes. Dans ces dernières attaques les pertes culturelles,
domestiques et humaines furent effrayantes. » Fuller considère
que cette orientation se solda, en fin de compte, par un échec
coûteux. De cet échec cependant il ne dit pas grand-chose.
C'est à l'aide du livre de Blackett, intitulé "Les conséquen-
ces militaires et politiques de l'énergie atomique" (1949), que
nous pourrons mesurer l'ampleur de cet échec et surtout com-
prendre sa signification profonde.
Un mot d'abord sur son auteur. Professeur de physique à
l'Université de Manchester, Prix Nobel 1948, meinbre du
comité consultatif sur l'énergie atomique, Blackett était durant
la guerre un des membres les plus éminents des « groupes
opérationnels » dont la conception a vu le jour en Angleterre
au début de la guerre et dont les U.S.A. ont développé l'em-
ploi, à leur tour, avec une ampleur inouïe. La recherche opé-
rationnelle qui était l'objet de ces groupes a pour but essen.
tiel l'analyse scientifique des opérations de guerre. L'utilisa-
tion des méthodes statistiques et du calcul des probabilités
se substitue ici à la simple expérience et au « bon sens ». C'est
ainsi que le problème de la protection des convois maritimes
contre les attaques par sous-marins a été résolu durant cette
guerre par l'adoption des grands convois au lieu des petits
convois, contrairement à l'opinion qui était alors la plus
répandue, et ceci avec succès. Le livre de Blackett a pour
ambition d'appliquer ces méthodes des groupes opérationnels
aux bombardements de la dernière guerre, et d'en extrapoler
les enseignements à la guerre atomique A (c'est-à-dire utilisant
uniquement des simples bombes atomiques). Sans vouloir le
suivre sur ce terrain particulier, déjà dépassé par la bombe H,
voyons de plus près les jugements que porte l'auteur sur le
rôle de l'aviation dans la guerre européenne 1939-1945 et qui
constituent la matière du chapitre II de son ouvrage. Les
sources qu'il a utilisées sont essentiellement celles de la com-
mission américaine d'enquête sur les bombardements straté-
giques (U.S.S.B.S.). En effet, ainsi que le rapporte Eisenhower
en conclusion de son livre "Croisade en Europe", la première
tâche de l'Armée américaine dès la fin de la guerre a été de
lancer l'opération « Histoire ». Les moyens mis en cuvre
furent énormes et d'ailleurs mis en place au cours de la guerre
elle-même ; aussi la section historique de l'Armée s'est-elle
26
fort bien acquittée de sa tâche. Le matériel ne manquait pas,
après cinq années d'une guerre gigantesque.
On avait enfin l'occasion, pensait-on, de régler la plus grave
des controverses théoriques posée par la guerre moderne, celle
dont les promoteurs avaient pour noms Douhet, Mitchell et
Seversky. Voici en quels termes Blackett la définit à son tour :
* Fallait-il utiliser en premier lieu l'aviation pour des
opérations tactiques en soutien des forces terrestres et en liai-
son étroite avec celles-ci ; ou bien pour des opérations straté.
giques, dirigées loin à l'intérieur du territoire ennemi contre
les usines, des installations militaires, etc..., indépendemment
du déroulement des autres opérations militaires...? L'échelle
des destructions pouvait-elle être telle que la volonté de résis-
tance de l'ennemi fut sérieusement amoindrie ? Les enthou-
siastes prétendaient même que cette action pouvait avoir une
envergure suffisante pour provoquer à elle seule une capitu-
lation. » Sur la base de l'analyse des opérations aériennes de
la dernière guerre, et compte tenu des moyens existant alors,
l'auteur (d'accord en cela avec la plupart des critiques mili-
taires sérieux) conclut en ces termes : « ... cette conception
stratégique a conduit à la tentative de vaincre l'adversaire par
une destruction délibérée de ses villes, après que l'expérience
des conditions réelles de la guerre eut démontré qu'il était
impossible de frapper des objectifs déterminés de petites
dimensions. »(souligné par nous). « Ce qu'on a été conduit,
poursuit Blackett, à appeler attaque de "zones", attaques de
terreur", ou plus souvent et moins correctement “bombar-
dements stratégiques" naquit, comme une forme dépourvue
de bases techniques, de la conception primitive d'attaques à
grandes distances sur des buts militaires et industriels déter.
minés. » (souligné par nous).
60
Ce passage vaut que l'on s'y arrête. Toute l'histoire de la
guerre aérienne de ce dernier conflit a été celle de l'échec des
bombardements "stratégiques" de précision. C'est-à-dire de
l'échec du bombardement "stratégique" tout court, et sa subs-
titution par une sorte d'ersatz, dans le sens propre du terme,
qui s'appelle le bombardement de "zone" et qui, à la limite,
s'identifie au bombardement de "terreur". Cet échec, cepen-
dant, n'était pas dû à une quelconque carence technique abso-
lue, mais bien à l'évolution générale des rapports entre l'atta-
que et la défense, soit le blindage et le projectile, la vitesse
de croisière des bombardiers et la vitesse ascensionnelle des
chasseurs, les moyens de détection et les moyens de brouil-
27
au fait
lage, la visée et le camouflage, etc. tout ce que Fuller
appelle le « facteur tactique constant ». (3)
A cela s'ajoute un phénomène particulier qui ne prend toute
son ampleur que dans les guerres modernes à base indus-
trielle : toute amélioration technique pour être utilisée effi-
cacement ne doit l'être qu'à une échelle massive afin de pro-
fiter de son effet de surprise et de provoquer le maximum de
dégâts avant que la parade inévitable ait été mise au
point. Inversement, lorsque la parade existe et permet à la
défense de s'assurer un pourcentage normal de destructions,
les forces attaquantes doivent être en mesure d'assurer un
remplacement normal lui aussi, en matériel et en hommes
qualifiés (pilotes par exemple), qui entraîne au niveau de la
production et de la formation des charges proportionnellement
beaucoup plus élevées, en pourcentage, que celles des pertes
considérées en elles-mêmes. Cela est dû
que
la rota-
tion, si l'on peut ainsi dire, du procès de destruction est beau-
coup plus rapide que la rotation du procès de production, et
cela est encore plus vrai par rapport à la rotation du procès
de formation technique des hommes. Au-dessus d'un très faible
pourcentage de pertes le remplacement des équipages et des
appareils ne demeure possible qu'au détriment de la forma-
tion d'autres techniciens et de la production d'autres armes.
Il en résulte que si, malgré les pertes, on veut persister dans
un secteur particulier à maintenir un même taux d'activité,
on ne peut le faire qu'en révisant au moins partiellement sa
conception stratégique d'ensemble, avec tous les risques ter-
ribles que cela comporte ou alors il faut mettre au point
de nouvelles améliorations techniques et donc attendre que
la production des nouveaux moyens de destruction soit suffi-
samment massive pour en rendre l'utilisation rentable ; c'est-
à-dire tendre à l'allongement de la durée du conflit et ainsi
tourner le dos au but immédiat de la guerre peut-être le plus
important : raccourcir la durée des opérations. L'allongement
des conflits modernes paraît ainsi découler presque mathéma-
tiquement de l'évolution moderne des conditions dans les-
quelles se matérialise cette loi du contre-perfectionnement
que Fuller nomme le facteur tactique constant.
Si l'on voulait donner des exemples concrets il faudrait citer
la presque totalité du livre du maréchal anglais de l'Air, Sir
Arthur Harris, intitulé "Les bombardiers attaquent" et qui
retrace les péripéties de la guerre aérienne, de l'invention et
-
(3) Voici la définition résumée qu'en donne Fuller : «Chaque perfection-
nement apporté aux armes a toujours été en fin de compte suivi d'un
contre-
perfectionnement qui rendait le premier suranné. »
28
la production jusqu'au combat. Nous nous contenterons de
dire quelques mots sur la personnalité de l'auteur et les con-
clusions auxquelles il arrive. L'un des promoteurs les plus
insolents et les plus ignobles des bombardements de terreur
pure il les avait préconisés avant guerre contre les tribus
arabes rebelles dans le Moyen Orient et se vante, à ce titre,
d'avoir été un précurseur - Harris reconnaît dans ce même
livre l'échec du bombardement de précision, le seul qui puisse
mériter le qualificatif de bombardement stratégique, ainsi que
l'échec, sur un autre plan, de la terreur pure et simple, au
moins, comme il l'avoue implicitement lui-même, lorsque cette
terreur s'exerce sur un pays de grande civilisation moderne,
et non plus sur des tribus pastorales. C'est explicitement, par
contre, qu'il avoue que les bombardements de terreur, les
bombardements de "zones", n'ont d'autre origine que l'inca-
pacité dans laquelle se trouvaient les forces attaquantes d'effec-
tuer des bombardements de précision sur une grande échelle.
Ainsi il n'est pas exact qu'une stratégie purement terroriste
ait jamais été entièrement et systématiquement adoptée durant
la dernière guerre. Cela ne veut pas dire qu'une telle stratégie
ne puisse l'être en aucune circonstance. Cela veut seulement
dire que, sur la base d'une expérience concrète, mise à l'épreu-
ve par les faits, les classes dominantes sont parvenues à la
vague notion que, d'une manière ou d'une autre, une telle
stratégie est en définitive relativement inopérante. Certes
l'apparition de nouveaux moyens plus puissants, tels que les
bombes A et H, remettent, comme d'habitude, en cause cette
"sagesse" expérimentale. A l'étape actuelle de notre raison-
nement ce qui nous intéresse c'est uniquement de prouver que
jusqu'ici une telle stratégie terroriste n'a pas été systémati-
quement adoptée, contrairement à l'opinion la plus répandue.
Il est vrai cependant que les bombardements de Hiroshima
et Nagasaki ont eu indéniablement ce caractère. Pourquoi ?
Premièrement parce que les conditions de la guerre véritable
n'étaient justement pas données dans ce cas. Compte tenu
même de l'effet de surprise et du fait que l'expérience ne
s'est pas renouvelée, le « facteur tactique constant » n'a pas
joué. La défense, déjà trop faible dans un pays à la veille de
la capitulation, ne s'occupait jamais des avions d'observation ;
or, le bombardier porteur de la bombe qui naviguait seul
avait été pris pour un avion d'observation, auquel personne
n'a fait attention et contre lequel personne n'aurait songé à
se protéger, même suivant les techniques de la défense passive.
Ensuite et surtout parce que cet acte de terreur était bien plus
destiné aux Russes qu'aux Japonais. Ce premier bombardement
29
atomique devait être le plus spectaculaire possible ou ne pas
être du tout. Premier acte de la guerre "froide” contre la
Russie (4), cette explosion devait être véritablement exem-
plaire. La naissance de la suprématie américaine incontestable
se devait d'être incontestablement affirmée. A la fois cobayes
effrayants d'une nouvelle arme et symboles d'une nouvelle ère
celle de la suprématie américaine voilà ce que furent
les misérables victimes de ces deux jours d'août 1945. Mais
tout cela ne fonde pas une stratégie ainsi que la suite l'a
démontré.
Avec les trois auteurs que nous venons de citer nous avons
parlé de « l'échec des bombardements de cette dernière
guerre ». Il faut préciser. Il ne s'agit ici ni de sang, ni de
misère, ni de terreur, car de cela il y eut profusion. Ce n'est
pas cette aune-là qui sert de paramètre aux classes dirigeantes.
Il s'agit de chiffres. Sur la base de l'enquête américaine de
l’U.S.S.B.S., Blackett dresse le bilan mathématique des bom-
bardements de zones. Nous ne pouvons cependant en citer
ici que les extraits les plus caractéristiques. Voyons d'abord
les forces engagées : «Le poids total des bombes jetées sur
tous les objectifs par les forces anglo-américaines a été de
2.700.000 tonnes. Le nombre total des appareils perdus (bom-
bardiers et chasseurs d'escorte) a été de 40.000, et les pertes
en personnel de 160.000 (5). Le personnel total des services
engagés dans la guerre européenne a atteint 1.300.000 en 1944
et 1945 (U.S.S.B.S., 1). Le poids total des bombes lancées sur
l'Allemagne seule a été de 1.300.000 tonnes. Il y a eu environ
500.000 tués, soit une moyenne de 0,38 tué par tonne de
bombes. » Voici maintenant les résultats chiffrés. Les indices
de la production de guerre allemande ont évolué ainsi : 1940 :
100 ; 1941 : 101 ; 1942 : 146 ; 1943 : 229; 1944 : 285. La pro-
duction d'avions en Allemagne et en Angleterre varie de 1940
à 1944 de la manière suivante : Allemagne de 10.200 à 39.600,
avec un total de 100.000 ; Royaume Uni de 15.000 à 26.500 en
1944, avec un total de 111.400. Pour les tanks les chiffres sont
les suivants : Allemagne 1.500 à 19.000, total 42.800 ; Royaume
Uni : 1.400 à 4.600 (maximum en 1943 de 7.500) avec un total
de 26.900. Enfin on a évalué les pertes de production dues aux
bombardements stratégiques des villes allemandes comme suit :
en 1942 : 2,5 % ; en 1943 : 9,0 % ; en 1944 : 17,0 % ; en
(4) Voir dans le n° 4 de « Socialisme ou Barbarie » (p. 75' et s.)
l'historique
de cette question qui ne laisse aucun doute à cet égard.
(5) Voir plus haut ce que nous avons dit des problèmes posés par la
vitesse de rotation du procès de destruction et son importance dans la
guerre.
30
1945 (4 premiers mois) : 6,5 %. En 1943 l'offensive de bom-
bardement total n'a réduit la production globale allemande
que de 10 % environ et la production des armements que
de 5%.
Ces chiffres ont donné lieu à une interprétation stratégique
générale que nous ne rapporterons que pour mémoire. Trop
partielle pour que l'on s'y arrête longtemps, elle est cependant
caractéristique des problèmes que pose la guerre moderne,
dont la stratégie, répétons-le, trouve ses véritables détermina-
tions au niveau de la production. Le raisonnement est le sui-
vant : ni l'Allemagne ni la Russie n'auraient pu emporter leurs
victoires décisives successives si elles avaient consacré à la
production de bombardiers stratégiques le potentiel qu'elles
ont utilisé à produire des avions de combat et de proche sou-
tien, qui ont joué un rôle vital dans les opérations terrestres.
Il y a là un choix dont les conséquences peuvent être très
graves parce que, se situant au niveau de la production, il
engage automatiquement pour une longue période sur les che-
mins d'une stratégie qui peut se révéler inefficace. Il est vrai
que ce choix-là ne se posait pas entièrement dans les mêmes
termes pour les Anglo-américains, qui, avant le débarquement,
n'avaient que peu d'autres possibilités d'intervenir activement
dans la guerre et pour qui une intervention active demeurait
une nécessité morale. Pour en terminer avec le livre de
Blackett nous rappellerons qu'il a pour objet d'extrapoler les
enseignements de la dernière guerre à une guerre atomique
éventuelle. Dans la mesure où ces extrapolations sont dépas-
sées
lorsqu'elles ne sont pas tout simplement contestables
nous ne nous y arrêterons pas. Néanmoins
pour
fixer les idées
et donner un aperçu des échelles de grandeur nous rapporte-
rons quelques passages essentiels de son raisonnement.
1° Une bombe au plutonium produit une onde de choc
comparable à celle que produirait l'explosion d'une masse de
20.000 tonnes de T.N.T. Cependant en se basant sur les études
attentives des dégâts occasionnés à Hiroshima et Nagasaki on
a déterminé qu'il faudrait à peine plus de 2.000 tonnes de
bombes à explosif de grande puissance - par exemple des
"blockbursters" de 10 tonnes pour produire sur les cons-
tructions les mêmes dégâts qu'une seule bombe au plutonium.
2° Sur la base d'une équivalence non plus de 2.000 tonnes
mais de 3.000 (pour tenir compte des améliorations apportées
à la bombe A depuis cette époque), l'auteur calcule que les
1.300.000 tonnes de bombes lancées sur l'Allemagne durant la
guerre pourraient être remplacées par environ 400 bombes
atomiques.
31
30 Toute une analyse de l'attaque et de la défense dans les
conditions actuelles (en 1949) suit, tendant à évaluer l'effort
productif total qui serait nécessaire, compte tenu des pertes.
pour arriver à un résultat analogue. Comme ce résultat s'était
révélé insuffisant, on voit les conclusions de l'auteur : il ne le
serait pas moins avec l'arme atomique A.
Cependant ces conclusions laissent de côté des aspects im-
portants du problème. Sans parler du fait que les destructions
produites par la bombe atomique sont beaucoup plus radicales
et durables (6), Blackett oublie que la bombe A, dans son
principe, portait en germe des développements infiniment révo-
lutionnaires, qui ont abouti à la bombe H. Il est vrai et
c'est une des caractéristiques les plus profondes de notre épo-
que - que les progrès techniques vont autrement plus vite
que l'imagination humaine. Ainsi l'auteur, tout professeur de
physique et prix Nobel qu'il soit, cite comme une vague et
improbable eventualité (au moins à court terme) une bombe
à hydrogène ou au lithium, dont « les qualités... sont toujours
dans le domaine des hautes spéculations ». Cinq années plus
tard, les atroces blessures des pêcheurs japonais ne matériali-
saient que trop ces soi-disantes spéculations.
LA BOMBE ATOMIQUE A ELLE SEULE
NE TIENT PAS LIEU D'UNE STRATEGIE
Nous nous sommes suffisamment étendus sur la première
erreur qui se trouve à l'origine matérielle de la conception
apocalyptique de la guerre, pour pouvoir aborder brièvement
la seconde. Il s'agit, rappelons-le, de la longue durée du mono-
pole américain de la bombe A et de la confusion qui règne
en Amérique dans le choix d'une stratégie ferme.
Il est exact que pendant toute sa durée ce monopole impli-
quait un avantage énorme. Il suffit de penser qu'une entre-
prise aussi gigantesque pour l'époque et aussi décisive, que
(6) Ce qui frappe dans les bombardements normaux c'est que si les
bâtiments sont soufflés, les machines demeurent pour la plupart intactes.
La capacité de récupération allemande a dépendu en grande partie de ce
fait. Il est donc inexact de dire avec Blackett que dans le périmètre
utile
de destruction totale de la bombe A, il y ait surpuissance inutilisée.
Sans
parler de la radioactivité dont la persistance, sur un périmètre
d'ailleurs
plus large, entrave une remise en marche rapide, la chaleur dégagée est
suffisante pour faire littéralement fondre les installations et les
machines.
D'autre part la nature des destructions dépend de la hauteur à laquelle
on
fait exploser l'engin. Celles-ci dépendront donc de l'effet principal
recher-
ché : destructions étendues mais plus superficielles ou destructions
limitées
mais radicales.
32
le fut le débarquement en Normandie, eût été rendue absolu-
ment impraticable avec seulement une ou deux bombes A
bien placées (ou bien sur une des principales zones anglaises
d'embarquement, ou bien sur l'armada alliée, ou bien au
moment du débarquement). Mais c'est là un avantage défensif.
Aussi est-il vrai que durant la période du monopole américain
la situation d'une Russie attaquante n'aurait pas été enviable.
Toute entreprise majeure de sa part, au début des hostilités,
aurait pu être freinée et les éléments essentiels de l'attaque
que sont la surprise et le succès immédiats être réduits à zéro.
Par contre une dizaine de bombes A, ou même plus, dans les
mains des Etats-Unis ne pouvait en aucun cas être un gage de
victoire. Il aurait fallu que ce monopole soit conservé durant
un certain temps, assez long pour permettre un réapprovision-
nement suffisant, sans pour cela garantir, loin de là, que l'Eu-
rope puisse être victorieusement défendue.
De plus, il ne faut pas oublier, dans ce contexte, que si la
parade la plus radicale à l'arme atomique est l'occupation du
pays ennemi, celle de pays alliés ou neutres constitue une
parade déjà partiellement très efficace. L'utilisation de la
bombe A contre les centres industriels et humains d'une
France envahie par exemple, ne peut en aucun cas être mise
en parallèle avec les bombardements “stratégiques" de la der-
nière guerre par l'aviation américaine. On ne "libere"
pas un
pays en l'arrosant de bombes atomiques, on se l'aliène. C'est
certes faisable, mais cela pose alors tout le problème des
alliances et de leur utilité, pour ne parler que de cela. (7)
En fait cette période du monopole américain de la bombe A
a été caractérisée par un avantage américain des plus négatifs.
Sur le plan positif rien n'était résolu. Cela est si vrai que les
polémiques de l'époque portaient sur l'efficacité éventuelle des
moyens aériens de transport des bombes dans les conditions
réelles du combat. On se souvient de la polémique entre l'avia-
tion et la marine à propos du B. 36. Le chasseur embarqué
était-il capable d'intercepter le bombardier à long rayon d'ac-
tion ? C'était poser le problème des contre-perfectionnements
de l'attaque et de la défense dans le domaine de l'arme
aérienne, problème quasi insoluble a priori, ainsi que l'a
prouvé abondamment l'expérience de la dernière guerre. Pour-
(7) Voir nos conclusions à la fin de cet article.
33
tant là encore le choix réel se situait au niveau de la produc-
tion. (8) On ne peut tout produire à la fois : des super-porte-
avions, des bases aériennes fixes, des chasseurs d'interception,
des bombardiers lourds... et des réseaux radar d'une densité
suffisante pour assurer
une détection efficace. Porté à ce
niveau le vrai problème devient infiniment plus vaste et l'on
ne peut confier sa solution à la "sagacité" d'un calculateur
électronique comme cela fut le cas dans la controverse chas-
seur embarqué-bombardier lourd. En définitive la bombe A
et son monopole n'ont pu servir qu'à fonder la théorie amé-
ricaine de la guerre froide. Ce monopole eût été, à lui seul.
bien incapable de donner des bases solides à une guerre pré-
ventive contre les Russes qui soit efficace.
APRES LE MONOPOLE
+
Lorsque les Russes brisèrent le monopole américain de la
bombe A, ce fut l'effondrement. La guerre de Corée fut la
conséquence d'ailleurs décidée à tort de cette évolution.
Le plus clair de la réponse américaine sur le plan stratégique
le plus élevé, fut de faire passer les crédits militaires (qui
étaient d'environ 15 milliards de dollars) à un chiffre astrono-
mique dépassant les cinquante milliards de dollars. Quant à la
guerre de Corée elle-même, il n'y a que peu de choses à dire à
son propos concernant la grande stratégie, Guerre locale, elle
ne put même pas servir de banc d'essai aux armes nouvelles,
comme ce fut le cas de la guerre d'Espagne pour les puissan-
ces de l'Axe. Le risque conformément à la loi que nous
avons énoncée plus haut, était et sera toujours trop considé.
rable, pour les deux camps, d'essayer sur une trop petite
échelle des armes nouvelles (bombes atomiques, fusées, engins
téléguidés, etc...), suscitant ainsi sans profit décisif des progrès
parallèles de la défense. Dans ce sens, les guerres locales seront
doublement catastrophiques pour les Américains, tant qu'ils
seront incapables de les mener, comme le font les Russes, par
personnes interposées et tant que, faute d'un appui populaire
quelconque, ils seront obligés d'y entrer avec un rapport de
forces qui leur est au départ défavorable.
(8) Les progrès techniques ne font qu'aggraver la chose, ainsi que nous
l'avons déjà noté. Les gros bombardiers modernes russes comme améri-
cains sont dotés d'un viseur électronique, qui, à lui seul, coate ce que
coûtait un chasseur bombardier. Ils n'en demeurent pas moins vulnérables
dans la défense, bien que plus efficaces dans l'attaque. Par contre leur
perte, et partant leur remplacement, représente sur le plan productif une
charge d'autant plus lourde.
31
L'impasse à laquelle avait abouti la stratégie américaine était
véritablement tragique. C'est dans ces conditions que fut déci-
dée la fabrication de la bombe H, alors qu'une partie des
savants nucléaires américains s'y opposaient avec toute la fer-
meté gratuite dont ils disposaient. Ils ne purent l'empêcher,
mais ainsi se trouvait ouverte la grande crise des savants amé-
ricains, qui n'est pas près de se clore.
En fait, en agissant ainsi, on ne faisait que reposer le pro-
blème sous un angle nouveau. Et cet angle nouveau semble se
situer à un niveau tel que, plus que jamais, il dépasse les som-
mités pensantes des classes dominantes. Des faits récents le
prouvent déjà partiellement. Le nouveau monopole américain
H dura ce que durent les roses. Bien mieux, les Russes mirent
au point une bombe H transportable par avion avant les Amé-
ricains (la première bombe H américaine était grande comme
un immeuble). En réponse, les efforts de ces derniers devin-
rent frénétiques. Les récentes expériences du Pacifique d'ai).
leurs pleinement couronnées de succès - en font foi. Par ur
coup tragique du destin, les pêcheurs japonais ont de nou-
veau joué le rôle de cobayes.
Cette évolution éclaire la politique américaine d'un jour
nouveau. Celle-ci reflète les contradictions immenses que ren-
contre de nos jours la détermination d'une stratégie cohérente.
On a parlé récemment, et à nouveau lors des événements d'In-
dochine, du problème de la généralisation de la guerre en
Asie. Ce dilemme ne pose pas uniquement le risque d'une
guerre universelle. Il pose celui, plus grave encore au point
de vue des classes dominantes, de la détermination d'une stra-
tégie cohérente dans laquelle les cercles dirigeants puissent
avoir une confiance suffisante. Ce n'est pas d'aujourd'hui que
dans leur propagande ces messieurs disent que dans une guerre
moderne il ne peut y avoir de vainqueur, Hitler le disait en
1939 (9). En parlant ainsi, ils jouent sur les mots. Au vrai, il
leur suffit pour déclencher le massacre qu'ils aient confiance
dans leur capacité de battre l'adversaire éventuel. Pour cela il
leur faut une stratégie dans laquelle ils aient confiance et qui
leur paraît supérieure à celle supposée de l'adversaire. On peut
être sûr que le camp interventionniste américain, dit clan Rad-
(9) Il s'agit ici de vainqueur en définitive, c'est-à-dire sur le plan
écono-
mico-social, et en cela ils ont partiellement raison, bien qu'au point de
vue
étroit d'une classe dirigeante cela n'ait pas grand sens. Avec la bombe H
la seule chose que craignent véritablement les seigneurs modernes c'est
d'empoisonner la terre. L'autre aspect de la question c'est la peur de la
révolution des masses elles-mêmes. C'est ce que Hitler exprimait en
disant
que le grand vainqueur risquait d'être « Trotsky ». Mais de nos jours ces
Messieurs n'y croient plus beaucoup.
35
1
ford, est en même temps celui qui croit posséder une doctrine
de guerre qui soit positive.
Nous sommes arrivés au terme de la deuxième erreur qui
se trouve à l'origine matérielle de la conception obscurantiste
de la guerre apocalyptique. L'exposé a pu sembler long, mais
rien n'est plus difficile que de combattre des erreurs collecti-
ves, collectivement véhiculées par tous les moyens modernes
de transmission et de diffusion. Que peut-on conclure provi-
soirement grâce au recul que confère l'analyse?
Premièrement, que la guerre purement terroriste ne s'est
encore pas imposée dans l'histoire comme la doctrine idéale,
mais qu'au contraire la terreur ne s'y manifeste que comme
un phénomène aberrant ; que ce phénomène aberrant lui-
même découle de la conjonction des conditions modernes in-
dustrielles et du « facteur tactique constant », conjonction qui
conduit à un allongement du conflit et à la limite à une véri-
table impasse stratégique ; que donc la terreur constitue bien
un des pôles idéaux de la guerre, mais que ce pôle est celui
que l'on peut qualifier
peut qualifier au point de vue de l'efficacité de pôle
négatif et non justement, comme on tend à le faire croire, de
pôle positif, lequel ne peut être, suivant la formule de Clau-
sewitz, que la mise hors de combat de l'adversaire, et non
l'annihilation de ses populations non combattantes.
Deuxièmement, que l'impasse stratégique croissante pousse
irrésistiblement à la recherche de la surpuissance comme solu-
tion, que tant que celle-ci n'est pas atteinte tout reste équi-
voque dans la guerre, que jusqu'à ce moment, toute théorie
de la guerre reste grevée d'une lourde hypothèque qui fausse
le raisonnement. Or, justement avec la bombe II, la surpuis-
sance véritable (10), celle qui ne peut être dépassée dans son
le raisonnement. Or, justement avec la bombe H, la surpuis-
essence qualitative, pour la première fois est atteinte dans
l'histoire de l'humanité.
QUELLES SOLUTIONS PRATIQUES LA BOMBE H
APPORTE-T-ELLE AUX PROBLEMES STRATEGIQUES
DE NOTRE EPOQUE ?
Arrivés à ce stade du raisonnement nous allons commencer
par examiner ce que la bombe H, grâce à un emploi limité et
(10) On peut trouver de meilleures armes, plus précises, plus efficaces
au point de vue stratégique, on ne peut plus accéder à une puissance de