Socialisme ou Barbarie
Paraît tous les trois mois
9, rue de Savoie, Paris-Vle
C. C. P. : Paris 11987-19
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU CI. MONTAL
Ph. GUILLAUME D. MOTHE A. VEGA
Gérant : G. ROUSSEAU
LE NUMERO
150 francs
ABONNEMENT UN AN (4 numéros)
500 francs
SOCIALISME OU BARBARIE
Sur le contenu du socialisme
Ce texte ouvre une discussion sur les problèmes programma-
tiques qui sera poursuivie dans les prochains numéros de Socia-
cialisme ou Barbárie.
1. De la critique de la bureaucratie à l'idée de l'autonomie
du prolétariat
Les idées exposées dans ce texte seront peut-être comprises
plus aisément si on retrace le chemin qui nous y a conduits.
En effet, nous sommes partis de positions où se situe nécessai-
rement un militant ouvrier ou un marxiste à une étape donnée
de son développement, donc que tous ceux à qui nous nous
adressons ont partagé à un moment ou un autre ; et si les concep-
tions exposées ici ont une valeur quelconque, leur développement
ne peut pas être le fait du hasard et de traits personneis, mais
doit incarner une logique objective à l'auvre. Décrire ce déve-
loppement ne peut donc qu'accroître la clarté et faciliter le
contrôle du résultat final. (1)
Comme une foule de militants d'avant-garde, nous avons com-
mencé par constater que les grandes organisations « ouvrières »
traditionnelles n'ont plus une politique marxiste révolutionnaire
ou ne représentent plus les intérêts prolétariens. Le marxiste
arrive à cette conclusion en confrontant l'action de ces organi-
sations (« socialistes » réformistes ou « communistes » stali-
niennes) avec la théorie qui est la sienne. Il voit les partis dits
* socialistes » participer aux gouvernements bourgeois, exercer
activement la répression des grèves ou des mouvements des peu-
ples coloniaux, être champions de la défense de la patrie capita-
(1) Dans la mesure où cette introduction reprend brièvement
l'analyse de divers problèmes déjà traités dans cette revue, nous
nous sommes permis de renvoyer le lecteur aux textes correspondants
publiés dans Socialisme ou Barbarie.
1
liste, oublier même jusqu'à la référence à un régime socialiste.
Il voit les partis « communistes » staliniens appliquer tantôt
cette même politique opportuniste de collaboration avec la bour-
geoisie, tantôt une politique « extrémiste », un aventurisme vio-
lent sans rapport avec une stratégie révolutionnaire conséquente.
L'ouvrier conscient fait les mêmes constatations sur le plan de
son expérience de classe ; il voit les socialistes prodiguer leur
effort pour modérer les revendications de sa classe et pour
rendre impossible toute action efficace visant à les satisfaire,
pour substituer à la grève des palabres avec le patronat ou
l'Etat ; il voit les staliniens tantôt interdire rigoureusement les
grèves (comme de 1945 à 1947) et essayer de les réduire même
par la violence (2) ou les faire insidieusement avorter (3) ;
tantôt vouloir imposer à la cravache la grève aux ouvriers qui
n'en veulent pas parce qu'ils la perçoivent comme étrangère à
leurs intérêts (comme en 1951-1952, avec les grèves « anti-amé-
ricaines »). Hors de l'usine, il voit lui aussi les socialistes et
les communistes participer au gouvernement capitaliste, sans
qu'il s'ensuive une modification quelconque dans sa condition :
et il les voit s'associer, aussi bien en 1936 qu'en 1945, lorsque
sa classe veut agir et le régime est aux abois, pour arrêter le
mo!ivement et sauver ce régime, en proclamant qu'il faut
« savoir terminer une grève », qu'il faut « produire d'abord et
revendiquer ensuite ».
Aussi bien le marxiste que l'ouvrier conscient, constatant cette
opposition radicale entre l'attitude des organisations tradition-
nelles et une politique marxiste révolutionnaire exprimant les
intérêts immédiats et historiques du proletariat, pourront alors
penser que ces organisations « se trompent » ou qu'elles « trahis-
sent ». Mais, dans la mesure où ils réfléchissent, où ils appren-
nent, où ils constatent que réformistes et staliniens se comportent
de la même manière jour après jour, qu'ils se sont comportés
ainsi toujours et partout, autrefois, maintenant, ici et ailleurs,
ils voient que parler de « trahison » et d'« erreurs » n'a pas
de sens. Il ne pourrait s'agir d'« erreurs » que si ces partis
poursuivaient les buts de la révolution prolétarienne avec des
moyens inadéquats ; mais ces moyens, 'appliqués d'une façon
cohérente et systématique depuis plusieurs dizaines d'années,
montrent simplement que les buts de ces organisations ne sont
(2) La grève d'avril 1947 chez Renault, la première grande explo
sion ouvrière d'après-guerre en France, n'a pu avoir lieu qu'après une
lutte physique des ouvriers avec les responsables staliniens.
(3) Voir dans le n° 13 de Socialisme ou Barbarie (pp. 34 à 46), la
description détaillée de la manière dont les staliniens, en août 1953,
chez Renault, ont pu « couler » la grève, sans s'y opposer ouver-
tement.
2
pas les nôtres, qu'elles expriment des intérêts autres que ceux
du proletariat. Dire, du moment où l'on a compris cela, qu'elles
« trahissent » n'a pas de sens. Si un commerçant, pour me vendre
sa camelote, me raconte des histoires et essaie de me persuader
que mon intérêt est de l'acheter, je peux dire qu'il me trompe,
non pas qu'il me trahit. De même, le parti socialiste ou stalinien,
en essayant de persuader le proletariat qu'ils représentent ses
intérêts, le trompent, mais ne le trahissent pas : ils l'ont trahi
une fois pour toutes, il y a longtemps, et depuis, ce ne sont
pas des traîtres à la classe ouvrière, mais des serviteurs consé-
quents et fidèles d'autres intérêts, qu'il s'agit de déterminer.
D'ailleurs, cette politique n'apparaît pas simplement cons-
tante dans ses moyens et dans ses résultats. Elle est incarnée
dans la couche dirigeante de ces organisations ou syndicats ; le
militant s'aperçoit rapidement et à ses dépens que cette couche
est inamovible, qu'elle survit à tous les échecs et qu'elle se per-
pétue par cooptation. Que le régime intérieur de l'organisation
soit « démocratique », comme chez les réformistes, ou dictatorial,
comme chez les staliniens, la masse des militants ne peut absolu-
ment pas influer sur leur orientation, déterminée sans appel par
une bureaucratie dont la stabilité n'est jamais mise en question ;
car même lorsque le noyau dirigeant arrive à être remplacé,
il l'est au profit d'un autre non moins bureaucratique.
A ce moment, le marxiste et l'ouvrier conscient se rencontrent
presque fatalement avec le trotskisme (4). Le trotskisme offre
en effet une critique permanente, pas après pas, de la politique
réformiste et stalinienne, depuis un quart de siècle, montrant
que les défaites du mouvement ouvrier Allemagne 1923,
Chine 1925-1927, Angleterre 1926, Allemagne 1933, Autriche
1934, France 1936, Espagne 1936-1938, France et Italie 1945-47,
etc... sont dues à la politique des organisations tradition-
nelles, et que cette politique a été en rupture constante avec le
marxisme. En même temps, le trotskisme (5) offre une explica-
tion de la politique de ces partis à partir d'une analyse sociolo-
gique. Pour ce qui est du réformisme, il reprend l'interprétation
qu'en avait donnée Lénine : le réformisme des socialistes exprime
les intérêts d'une aristocratie ouvrière (que les sur-profits de l'im-
périalisme permettent à celui-ci de « corrompre » par des salaires
plus élevés) et d'une bureaucratie syndicale et politique. Pour
(4) Ou avec d'autres courants d'essence analogue (bordiguisme
par exemple).
(5) Chez ses représentants sérieux, qui se réduisent à peu près
à Léon Trotsky lui-même. Les trotskistes actuels, malmenés par la
réalité comme jamais courant idéologique ne le fut, en sont à un
degré tel de décomposition politique et organisationnelle qu'on ne
peut rien en dire de concis.
3
ce qui est du stalinisme, sa politique est au service de la bureau-
cratie russe, de cette couche parasitaire et privilégiée qui a usurpé
le pouvoir dans le premier Etat ouvrier grâce au caractère arrié
du pays et au recul de la révolution mondiale après 1923.
C'est sur ce problème de la bureaucratie stalinienne que nous
avons commencé, au sein même du trotskisme, notre travail
de critique. Pourquoi sur celui-là en particulier n'a pas besoin
de longues explications. Tandis que le problème du réformisme
paraissait réglé par l'histoire au moins sur le plan théorique,
le réformisme devenant de plus en plus un défenseur ouvert
du système capitaliste (6), sur le problème crucial entre tous,
celui du stalinisme qui est le problème contemporain par
excellence et qui pèse dans la pratique d'un poids beaucoup
plus grand que le premier
l'histoire de notre époque appor-
tait démenti après démenti à la conception trotskiste et aux
perspectives qui en découlaient. La politique stalinienne s'ex-
pliquait pour Trotsky par les intérêts de la bureaucratie russe,
produit de la dégénérescence de la révolution d'octobre. Cette
bureaucratie n'avait aucune « réalité propre », historiquement
parlant ; elle n'était qu'un « accident », le produit de l'équi-
libre constamment rompu des deux forces fondamentales de
la société moderne, le capitalisme et le prolétariat. Elle s'ap-
puyait en Russie même sur les « conquêtes d'octobre » qui
avaient donné des bases socialistes à l'économie du pays (natio-
nalisation, planification, monopole du commerce extérieur, etc...)
et sur le maintien du capitalisme dans le reste du monde ;
car la restauration de la propriété privée en Russie signifie-
rait le renversement de la bureaucratie au profit d'un retour
des capitalistes, tandis que l'extension mondiale de la révolu-
tion détruirait cet isolement de la Russie dont la bureaucra-
tie était le résultat à la fois économique et politique et déter-
minerait une nouvelle explosion révolutionnaire du proléta-
riat russe, qui chasserait les usurpateurs. De là le caractère néces-
sairement empirique de la politique stalinienne, obligée de lou-
voyer entre les deux adversaires et se donnant comme objec-
tif le maintien utopique du statu quo ; par là même, obligée de
saboter- tout mouvement prolétarien dès que celui-ci mettait en
danger le régime capitaliste et aussi de sur-compenser les résultats
de ce sabotage par une violence extrême chaque fois que la
réaction encouragée par la démoralisation du prolétariat ten-
tait d'instaurer une dictature et de préparer une croisade capi-
taliste contre « les restes des conquêtes d'octobre ». Ainsi, les
>
(6) En fin de compte, notre conception finale de la bureau-
cratie ouvrière amène aussi à réviser la conception iéniniste tradi-
tionnelle sur le réformisme. Mais nous ne pouvons pas nous étendre
ici sur cette question.
partis staliniens étaient condamnés à une alternance d'aventu-
risme « extrémiste » et d'opportunisme.
Mais ni ces partis, ni la bureaucratie russe ne pouvaient
rester ainsi indéfiniment suspendus en l'air ; en l'absence d'une
révolution, disait Trotsky, les partis staliniens seraient de plus
en plus assimilés aux partis réformistes et attachés à l'ordre
bourgeois, tandis que la bureaucratie russe serait renversée, avec
ou sans intervention militaire étrangère, au profit d'une restau-
ration du capitalisme.
Trotsky avait lié ce pronostic à l'issue de la deuxième
guerre mondiale, qui, comme on sait, y a apporté un démenti
éclatant. Les dirigeants trotskistes se sont donnés le ridicule
d'affirmer que sa réalisation était une affaire de temps. Mais
pour nous, ce qui est devenu tout de suite apparent déjà
pendant la guerre - c'est qu'il ne s'agissait pas et ne pouvait
pas s'agir d'une question de délais, mais du sens de l'évolution
historique, et que toute la construction de Trotsky était, dans
ses fondements, mythologique.
La bureaucratie russe a soutenu l'épreuve cruciale de la
guerre en montrant autant de solidité que n'importe quelle
autre classe dominante. Si le régime russe comportait des
contradictions, il présentait aussi une stabilité non moindre
que le régime américain ou allemand. Les partis staliniens ne
sont pas passés du côté de l'ordre bourgeois, mais ont continué
à suivre fidèlement (à part, certes, des défections individuelles
comme il y en a dans tous les partis) la politique russe : par-
tisans de la défense nationale dans les pays alliés de l’U.R.S.S.,
adversaire de cette défense dans les pays ennemis de l’U.R.S.S.
(y compris les tournants successifs du P.C. français en 1939,
1941 et 1947). Enfin, chose la plus importante et la plus extra-
ordinaire, la bureaucratie stalinienne étendait son pouvoir dans
d'autres pays ; soit en imposant son pouvoir à la faveur de
la présence de l'Armée russe, comme dans la plupart des pays
satellites d'Europe centrale et des Balkans, soit en dominant
entièrement un mouvement confus des masses, comme en Yougo-
slavie (ou plus tard en Chine et au Vietnam), elle instaurait
dans ces pays des régimes, en tous points analogues au régime
russe (compte tenu bien entendu des conditions locales), que de
toute évidence il était ridicule de qualifier d'états ouvriers dégé-
nérés (7)
On était donc dès ce moment obligés de chercher ce qui
donnait à la bureaucratie stalinienne, en Russie aussi bien qu'ail-
leurs, cette stabilité et ces possibilités d'expansion. Pour le
(7) Voir la « Lettre ouverte aux militants du P.C.I. », dans le n 1
de Socialisme ou Barbarie (pp. 90 à 101).
5
faire, il a fallu réprendre l'analyse du régime économique et
social de la Russie. Une fois débarrassés de l'optique trotskiste,
il était facile de voir en utilisant les catégories marxistes fonda-
mentales, que la société russe est une société divisée en classes,
parmi lesquelles les deux fondamentales sont la bureaucratie et
le prolétariat. La bureaucratie y joue le rôle de classe domi-
nante et exploiteuse au sens plein du terme. Ce n'est pas sim-
plement qu'elle est classe privilégiée, et que sa consommation
improductive absorbe une part du produit social comparable
(probablement supérieure) à celle qu'absorbe la consommation
improductive de la bourgeoisie dans les pays de capitalisme
privé. C'est qu'elle commande souverainement l'utilisation du
produit social total, d'abord en en déterminant la répartition
en salaires et plus value (en même temps qu'elle essaie d'impo-
ser aux ouvriers les salaires les plus bas possibles et d'en extraire
le plus de travail possible), ensuite en déterminant la répar-
tition de cette plus value entre sa propre consommation impro-
ductive et les investissements nouveaux, enfin en déterminant
la répartition de ces investissements entre les divers secteurs de
production.
Mais la bureaucratie ne peut commander l'utilisation du
produit social que parce qu'elle en commande la production.
C'est parce qu'elle gère la production au niveau de l'usine
qu'elle peut constamment obliger les ouvriers à produire davan-
tage pour le même salaire ; c'est parce qu'elle gère la produc-
tion au niveau de la société qu'elle peut décider la fabrication
de canons et de soieries plutôt que de logements et de coton-
nades. On constate donc que l'essence, le fondement de la
domination de la bureaucratie sur la société russe, c'est le fait
qu'elle domine au sein des rapports de production ; en même
temps, on constate que cette même fonction a été de tout
temps la base de la domination d'une classe sur la société.
Autrement dit, à tout instant l'essence actuelle des rapports
de classe dans la production, est la division antagonique des
participants à la production en deux catégories fixes et stables,
dirigeants et exécutants. Le reste concerne les mécanismes socio-
logiques et juridiques qui garantissent la stabilité de la couche
dirigeante ; tels sont la propriété féodale de la terre, la pro-
priété privée capitaliste ou cette étrange forme de propriété
privée non personnelle qui caractérise le capitalisme actuel ;
tels sont en Russie la dictature totalitaire de l'organisme qui
exprime les intérêts généraux de la bureaucratie, le parti « com-
muniste», et le fait que le recrutement des membres de la classe
6
dominante se fait par une cooptation étendue à l'échelle de la
société globale. (8)
Il en résulte que la nationalisation des moyens de produc-
tion et la planification ne résolvent nullement le problème du
caractère de classe de l'économie, ne signifient d'aucune façon
la suppression de l'exploitation ; elles entraînent certes la sup-
pression des anciennes classes dominantes, mais ne répondent
pas au problème fondamental : qui dirigera maintenant la pro-
duction, et comment ? Si une nouvelle couche d'individus s'em-
pare de cette direction, l' « ancien fatras » dont parlait Marx
réapparaîtra rapidement ; car cette couche utilisera sa position
dirigeante pour se créer des privilèges, et pour augmenter et
consolider ces privilèges, elle renforcera son monopole des fonc-
tions de direction, tendant à rendre sa domination plus totale
et plus difficile à mettre en question ; elle tendra à assurer la
transmission de ces privilèges à ses descendants, etc. (9)
Qu'il ne s'agit pas là d'un problème particulier à la Russie ou
aux années 1920, c'est facile de s'en apercevoir. Car le problème
est posé à l'ensemble de la société moderne, indépendamment
même de la révolution prolétarienne ; il n'est qu'une autre
expression du processus de concentration des forces productives.
Qu'est-ce qui crée, en effet, la possibilité objective d'une dégéné-
rescence bureaucratique de la révolution ? C'est le mouvement
inexorable de l'économie moderne, sous la pression de la tech-
nique, vers une concentration de plus en plus poussée du capital
et du pouvoir, l'incompatibilité du degré de développement
actuel des forces productives avec la propriété privée et le
marché comme mode d'intégration des entreprises. Ce mouve-
(8) Voir « Les rapports de production en Russie », dans le n° 2
de Socialisme ou Barbarie (pp. 1 à 66).
(9) Relativement à l'argumentation de Trotsky, pour qui la
bureaucratie n'est pas classe dominante puisque les privilèges bureau-
cratiques ne sont pas transmissibles héréditairement, il suffit de rap-
peler: 1° que la transmission héréditaire n'est nullement un élé-
ment nécessaire de la catégorie classe dominante ; 2° qu'eii fait, le
caractère héréditaire de membre de la bureaucratie (non pas certes,
de telle ou telle situation bureaucratique particulière) en Russie est
évident ; il suffit d'une mesure comme la non-gratuité de l'ensei-
gnement secondaire (établie en 1936) pour instaurer un mécanisme
sociologique inexorable assurant que seuls des fils de bureaucrates
pourront entrer dans la carrière bureaucratique. Qu'au surplus la
bureaucratie veuille essayer (par des bourses d'études ou des sélections
« au mérite absolu ») d'attirer à elle les talents qui naissent au sein
du prolétariat ou de la paysannerie, non seulement ne contredit mais ,
plutôt confirme son caractère de classe exploiteuse ; des mécanismes
analogues existent depuis toujours dans les pays capitalistes et leur
fonction sociale est de révigorer par du sang nouveau la couche
dominante, d'amender en partie les irrationalités résultant du carac-
tère héréditaire des fonctions dirigeantes et d'émasculer les ciasses
exploitées en en corrompant les éléments les plus doués.
ment se traduit par une foule de transformations structurelles
chez les pays capitalistes occidentaux, sur lesquelles nous ne pou-
vons nous étendre ici. Il suffit de rappeler qu'elles s'incarnent
socialement dans une nouvelle bureaucratie, bureaucratie écono-
mique aussi bien que bureaucratie du travail. Or, en faisant
table rase de la propriété privée, du marché, etc..., la révolution
peut si elle s'arrête à cela faciliter la voie de la concen-
tration bureaucratique totale On voit donc que, loin d'être privée
de réalité propre, la bureaucratie personnifie la dernière phase
du développement du capitalisme.
Il devenait dès lors évident que le programme de la révolu-
tion socialiste, et l'objectif du prolétariat ne pouvait plus être
simplement la suppression de la propriété privée, la nationali-
sation des moyens de production et la planification, mais la
gestion ouvrière de l'économie et du pouvoir. Faisant un retour
sur la dégénérescence de la révolution russe, nous constations
que le parti bolchévik avait sur le plan économique comme
programme non pas la gestion ouvrière, mais le contrôle ouvrier.
Ceci parce que le parti, qui ne pensait pas que la révolution
pouvait être immédiatement une révolution socialiste, ne se
posait même pas comme tâche l'expropriation des capitalistes,
considérait donc que ceux-ci garderaient la direction des entre-
prises ; dans ces conditions, le contrôle ouvrier aurait comme
fonction à la fois d'empêcher les capitalistes d'organiser le sabo-
tage de la production, de contrôler leurs profits et la disposition
du produit des entreprises, et de constituer une « école » de
direction pour les ouvriers. Mais cette monstruosité sociologique
d'un pays où le prolétariat exerce sa dictature par l'instrument
des Soviets et du parti bolchévik et où les capitalistes gardent
la propriété et la direction des entreprises, ne pouvait pas durer ;
là où les capitalistes n'ont pas pris la fuite, ils ont été expulsés
par les ouvriers qui se sont emparés en même temps de la gestion
des entreprises.
Cette première expérience de gestion ouvrière n'a duré que
peu ; nous ne pouvons pas entrer ici dans l'analyse de cette
période (fort obscure et sur laquelle peu de sources existent)
de la révolution russe, ni des facteurs qui ont déterminé le pas-
sage rapide du pouvoir dans les usines entre les mains d'une
nouvelle couche dirigeante : état arriéré du pays, faiblesse numé-
rique et culturelle du prolétariat, délabrement de l'appareil pro-
ductif, longue guerre civile d'une violence sans précédent, isole-
ment international de la révolution. Il y a un seul facteur dont
nous voulons souligner l'action pendant cette période : la poli-
tique systématique du parti bolchévik a été dans les faits
opposée à la gestion ouvrière et a tendu dès le départ à instaurer
8
un appareil propre de direction de la production, responsable
uniquement vis-à-vis du pouvoir central, c'est-à-dire en fin de
compte du Parti: Ceci au nom de l'efficacité et des nécessités
impérieuses de la guerre civile. Si cette politique était la plus
efficace même à court terme reste à voir ; en tout cas, à long
ternie, elle posait les fondements de la bureaucratie.
Si la direction de l'économie échappait ainsi au proletariat,
Lénine pensait que l'essentiel était que la direction de l'Etat lui
fût conservée, par le pouvoir soviétique ; que, d'un autre côté,
la classe ouvrière participant à la direction de l'économie par le
contrôle ouvrier, les syndicats, etc..., « apprendrait » graduelle-
ment à gérer. Cependant, une évolution impossible à retracer 'ici
mais ineluctable, a rapidement rendu inamovible la domina-
tion du parti bolchevik dans les Soviets. Dès ce moment, le
caractère prolétarien de tout le système était suspendu au carac-
tère proletarien du parti bolchévik. On pourrait facilement mon-
trer que dans ces conditions, le parti, minorité strictement cen-
tralisée et monopolisant l'exercice du pouvoir, ne pouvait même
plus garder un caractère prolétarien au sens fort de ce terme, et
devait forcément se séparer de la classe dont il était sorti. Mais
point n'est besoin d'aller jusque-là. En 1923, « le parti comptait
sur 350.000 membres : 50.000 ouvriers et 300.000 fonction-
naires. Ce n'était plus un parti ouvrier, mais un parti d'ouvriers
devenus fonctionnaires » (10). Réunissant l'« élite » du 'prolé-
tariat, le parti avait été amené à l'installer aux postes de com-
mande de l'économie et de l'Etat ; et de là, elle ne devait
rendre des comptes qu'au parti, c'est-à-dire à elle-même. L'« ap-
prentissage » de la gestion par la classe ouvrière signifiait sim-
plement qu'un certain nombre d'ouvriers, apprenant les tech-
niques de direction, sortaient du rang et passaient du côté de la
nouvelle bureaucratie. L'existence sociale des hommes déter-
minant leur conscience, les membres du parti allaient désormais
agir non pas d'après le programme bolchévik, mais en fonction
de leur situation concrète de dirigeants privilégiés de l'écono-
mie et de l'Etat. Le tour était joué, la révolution était morte, et
s'il y a quelque chose d'étonnant, c'est plutôt la lenteur subsé-
quente de la consolidation de la bureaucratie au pouvoir. (11)
Les conclusions qui résultent de cette brève analyse sont
claires : le programme de la révolution socialiste ne peut être
autre que la gestion ouvrière. Gestion ouvrière du pouvoir, c'est-
à-dire pouvoir des organismes autonomes des masses (Soviets
ou Conseils) ; gestion ouvrière de l'économie, c'est-à-dire direc-
tion de la production par les producteurs, organisés aussi dans
(10) Victor Serge, Destin d'une révolution (Paris 1937), p. 174.
(11) Voir l'éditorial du n° 1 de Socialisme ou Barbarie, pp. 27 et ss.
9
g
des organismes de type soviétique. L'objectif du prolétariat ne
peut pas être la nationalisation et la planification sans plus, parce
que cela signifie remettre la domination de la société à une
nouvelle couche de dominateurs et d'exploiteurs ; il ne peut
pas être réalisé en remettant le pouvoir à un parti, aussi révo-
lutionnaire et aussi prolétarien ce parti soit-il au départ, parce
que ce parti tendra fatalement à l'exercer pour son propre
compte et servira de noyau à la cristallisation d'une nouvelle
couche dominante. Le problème de la division de la société en
classes apparaît en effet à notre époque de plus en plus sous
sa forme la plus directe et la plus nue, dépouillé de tous les
masques juridiques, comme le problème de la division de la
société en dirigeants et exécutants. La révolution prolétarienne
ne réalise son programme historique que dans la mesure où eile
tend dès le départ à supprimer cette division, en résorbant toute
couche dirigeante particulière et en collectivisant, plus exacte-
ment en socialisant intégralement les fonctions de direction. Le
problème de la capacité historique du prolétariat de réaliser la
société sans classes n'est pas celui de sa capacité de renverser
physiquement les exploiteurs au pouvoir (qui ne fait pas de
doute), mais d'organiser positivement une gestion collective,
socialisée, de la production et du pouvoir. Il devient dès lors
évident que la réalisation du socialisme pour le compte du
prolétariat par un parti ou une bureaucratie quelconque est une
absurdité, une contradiction dans les termes, un cercle carré,
un oiseau Sous-marin ; le socialisme n'est rien d'autre que
l'activité gestionnaire consciente et perpétuelle des masses. Il
devient également évident que le socialisme ne peut pas être
« objectivement » inscrit, même pas à 50 %, dans une loi ou
une constitution quelconque, dans la nationalisation des moyens
de production ou la planification, ni même dans une « loi »
instaurant la gestion ouvrière : si la classe ouvrière ne peut pas
gérer, aucune loi ne peut faire qu'elle le puisse, et si elle gère, la
« loi » ne fera que constater cet état de fait
Ainsi, partis de la critique de la bureaucratie, nous sommes
parvenus à formuler une conception positive du contenu du socia-
lisme ; brièvement parlant, « le socialisme sous tous ses aspects
ne signifie pas autre chose que gestion ouvrière de la société ».
et « la classe ne peut se libérer qu'en réalisant son propre pou-
voir ». Le prolétariat ne peut réaliser la révolution socialiste que
s'il agit d'une façon autonome, c'est-à-dire s'il trouve en lui-
même à la fois la volonté et la conscience de la transformation
nécessaire de la société. Le socialisme ne peut être ni le résultat
fatal du développement historique, ni un viol de l'histoire par un
parti de surhommes, ni l'application d'un programme découlant
10
d'une théorie vraie en soi --- mais le déclenchement de l'activite
créatrice libre des masses oppriinées, déclenchement que le déve-
loppement historique rend possible, et que l'action d'un parti
basé sur cette théorie peut énormément faciliter.
Il est dès lors indispensable de développer sur tous les plans
les conséquences de cette idée.
II. --- L'idée de l'autonomie du prolélariat et ie marxisme.
Il faut dire tout de suite que cette conception n'a rien d'essen-
tiellement nouveau. Son contenu est le même que celui de la
célèbre formulation de Marx « l'émancipation des travailleurs
sera l'æuvre des travailleurs eux-mêmes » ; il a été également
exprimé par Trotsky lorsque celui-ci disait « le socialisme, à
l'opposé du capitalisme, s'édifie consciemment ». Il ne serait que
trop facile de multiplier les citations de ce genre.
Ce qu'il y a de nouveau, c'est de vouloir et de pouvoir
prendre cette idée totalement au sérieux, en tirer les implications
à la fois théoriques et pratiques. Ceci n'a pas pu être fait jus-
qu'ici, ni par nous, ni par les grands fondateurs du marxisme.
C'est que d'un côté, l'expérience historique nécessaire manquait ;
l'analyse qui précède montre l'importance énorme que la dégé-
nérescence de la révolution russe possède pour la clarification
du problème du pouvoir ouvrier. C'est, d'un autre côté et à un
niveau plus profond, que la théorie et la pratique révolution-
naires dans la société d'exploitation sont sujettes à une contra-
diction cruciale, résultant du fait qu'elles participent de cette
société qu'elles veulent abolir et se traduisant sous une infinité
d'aspect.
Un seul de ces aspects nous intéresse ici. Etre révolutionnaire,
signifie à la fois penser que seules les masses en lutte peuvent
résoudre le problème du socialisme et ne pas se croiser les bras
pour autant ; penser que le contenu essentiel de la révolution
sera donné par l'activité créatrice, originale et imprévisible des
masses, et agir soi-même à partir d'une analyse rationnelle du
présent et d'une perspective anticipant sur l'avenir (12). En fin
de compte : postuler que la révolution signifiera un bouleverse-
ment et un élargissement énorme de ce qu'est notre rationalité,
et utiliser cette même rationalité pour anticiper le contenu de
cette révolution.
Comment cette contradiction est relativement résolue et rela-
tivement posée à nouveau à chaque étape du mouvement ouvrier
jusqu'à la victoire finale de la révolution, ne peut pas nous
retenir ici ; c'est tout le problème de la dialectique concrète du
(12) Voir « La direction prolétarienne », dans le n° 10 de Socia-
lisme ou Barbarie, (pp. 10 et ss.).
11
du prolétariat, tendent non se
développement historique de l'action révolutionnaire du prolé-
tariat et de la théorie révolutionnaire. Il suffit en ce moment de
constater qu'il y a une difficulté intrinsèque au développement
d'une théorie et d'une pratique révolutionnaire dans la société
d'exploitation, et que, dans la mesure où il veut dépasser cette
difficulté, le théoricien - de même d'ailleurs que le militant
risque de retomber inconsciemment sur le terrain de la pensée
bourgeoise, plus généralement sur le terrain de ce type de pensée
qui procède d'une société aliénée et qui a dominé l'humanité
pendant des millénaires. C'est ainsi que, face aux problemes
que pose la situation historique nouvelle, le théoricien sera sou- .
vent amené à « réduire l'inconnu au connu », car c'est en ceci
que consiste l'activité théorique courante. Il peut ainsi soit ne
pas voir qu'il s'agit d'un type de problème nouveau, soit, inéme
s'il le voit, lui appliquer les types de solution hérités. Cependant,
les facteurs dont il vient de reconnaître ou même de découvrir
l'importance révolutionnaire, la technique moderne et l'activi
types de solution, mais à détruire les termes mêmes dans lesquels
se posaient antérieurement les problèmes. Les solutions de type
traditionnel que donnera dès lors le théoricien ne seront pas
simplement inadéquates ; dans la mesure où elles seront adop-
tées - ce qui implique que le proletariat reste lui aussi sous
l'emprise des idées reçues --- elles seront objectivement l'instru-
ment du maintien du prolétariat dans le cadre de l'exploitation,
bien que peut-être sous une autre forme.
Marx était bien conscient de ce problème : son refus du socia-
lisme « utopique » et sa phrase « un pas pratique en avant vaut
mieux qu'une douzaine de programmes » traduisaient précisément
sa méfiance des solutions « livresques » toujours écartées par
le développement vivant de l'histoire. Cependant, il reste dans
le marxisme une part importante (qui est allée en croissant
chez les marxistes des générations suivantes) d'héritage idéo-
logique bourgeois ou « traditionnel ». Dans cette mesure, il y
a une ambivalence du marxisme théorique, ambivalence qui a
joué un rôle historique important ; par son truchement, l'in-
fluence de la société d'exploitation a pu s'exercer de l'intérieur
sur le mouvement prolétarien. Le cas, analysé plus haut de
l'application par le parti bolchevik en Russie des solutions
efficaces traditionnelles au problème de la direction de la pro-
duction, en offre une illustration dramatique ; les solutions
traditionnelles ont été efficaces en ce sens qu'elles ont efficace-
ment ramené l'état traditionnel des choses et conduit à la res-
tauration de l'exploitation sous de nouvelles formes. Nous ren-
contrerons plus loin d'autres cas importants de survivance d'idées
bourgeoises dans le marxisme. Il est cependant utile d'en discu-
- 12
ter dès maintenant un exemple sur lequel ce que nous voulons
dire apparaitrå clairement.
Comment sera rémunéré le travail dans une économie socia-
liste ? On sait que Marx, dans la « Critique du programme de
Gotha », distinguant cette forme d'organisation de la société
après la révolution (« phase inférieure du communisme ») du
communisme lui-même (où régnerait le principe « de chacun
selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »), a parlé du
« droit bourgeois » qui prévaudrait pendant cette phase, enten-
dant par là une rémunération égale pour la même quantité et
qualité de travail - ce qui peut signifier une rémunération
inégale pour les différents individus (13).
Comment justifie-t-on ce principe ? On part des caracté-
ristiques fondamentales de l'économie socialiste : à savoir que,
d'un côté l'économie est encore une économie de pénurie, où il
est par conséquent essentiel que l'effort de production des mem-
bres de la société soit poussé au maximum ; d'un autre cô
que les hommes sont encore dominés par la mentalité « égoïste »
héritée de la société précédente et maintenue précisément par
cette pénurie. Il y a donc besoin d'un effort productif le plus
grand possible, en même temps que besoin de lutte contre la
tendance « naturelle » encore à ce stade de se dérober au travail,
On dira donc qu'il faut, si l'on veut éviter la pagaille et la
famine, proportionner la rémunération du travail à la qualité
et la quantité du travail fourni, mesurées par exemple par le
nombre de pièces fabriquées, les heures de présence, etc., ce qui
conduit naturellement à une rémunération nulle pour un travail
nul et règle du même coup le problème de l'obligation à tra-
vailler. On aboutit en somme à une sorte de « salaire au rende-
ment » (14), et, selon que l'on est plus ou moins astucieux on
conciliera plus ou moins bien cette conclusion avec la critique
acerbe de cette forme de salaire dans le cadre du capitalisme.
Ce faisant, on aura oublié purement et simplement que le
problème ne peut plus se poser dans ces termes : à la fois la
technique moderne et les formes d'association des ouvriers
qu'implique le socialisme le rendent caduque. Qu'il s'agisse du
travail sur une chaîne de montage ou de fabrication de pièces
sur des machines « individuelles », le rythme de travail du
travailleur individuel est dicté par le rythme de travail de
l'ensemble auquel il appartient automatiquement et « physi-
(13) Nous avons montré d'ailleurs que cette inégalité serait extrê-
mement limitée. Voir « Sur la dynamique du capitalisme », n" 13
de cette revue (pp. 66 à 69).
(14) Le terme n'est évidemment pas utilisé ici avec le sens tech-
nique précis qu'il a actuellement.
13
quement » dans le cas du travail à la chaîne, indirectement et
< socialement » dans la fabrication de pièces sur une machine,
mais toujours d'une manière qui s'impose à lui. Il n'y a plus
par conséquent de problème de rendement individuel (15). Il y
a un problème du rythme de travail d'un ensemble donné
d'ouvriers qui est en fin de compte l'ensemble d'une usine
et ce rythme ne peut être déterminé que par cet ensemble
d'ouvriers lui-même. Le problème de la rémunération arrive
donc à être un problème de gestion, car une fois établi un
salaire général, le taux de rémunération concret (rapport salaire-
rendement) sera déterminé à travers la détermination du rythme
de travail ; celle-ci à son tour nous conduit au cæur du pro-
blème de la gestion comme problème concernant sous une forme
concrète la totalité des producteurs (qui auront sous une forme
ou une autre à définir que tel rythme de production sur une
chaîne de nature donnée équivaut comme dépense de travail à
tel rythme de production sur une chaîne d'une autre nature,
et ceci entre les divers ateliers de la même usine comme aussi
entre les diverses usines, etc.). Rappelons, s'il le faut, que ceci
ne signifie nullement que le problème en devient nécessairement
plus facile dans sa solution, peut-être même le contraire ; mais
il est enfin correctement posé. Des erreurs dans sa solution
pourraient être fécondes pour le développement du socialisme,
leur élimination successive permettant d'arriver à la solution ;
tandis qu'aussi longtemps qu'on le pose sous la forme ciu
< salaire au rendement » ou du « droit bourgeois »; on reste
placé d'emblée sur le terrain d'une société d'exploitation (16).
Mais il importe d'analyser le mécanisme de l'erreur. Face
à un problème légué par l'ère bourgeoise on raisonne comnie
des bourgeois. En ceci d'abord, qu'on pose une règle universelle
et abstraite --- seule forme de solution des problèmes pour une
société aliénée --- en oubliant que la loi est comme un
homme ignorant et grossier qui répète toujours la même
chose » (17), et qu'une solution socialiste ne peut être socialiste
que si elle est une solution concrète impliquant la participation
permanente de l'ensemble organisé des travailleurs à sa déter-
mination ; qu'une société aliénée est obligée de recourir à des
règles universelles abstraites, parcequ'autrement elle ne pourrait
(15) Cf. les extraits de Tribune Ouvrière publiés dans ce numéro.
(16) Certes, le problème sous sa forme traditionnelle peut sub-
sister pour les « secteurs arriérés » ce qui ne veut pas dire qu'il y
faudra nécessairement lui donner une solution « arriérée », Mais,
quelle que soit la solution dans ce cas, ce que nous voulons dire
est que le développement historique tend à changer à la fois la forme
et le contenu du problème.
(17) Platon : Le Politique 294 b-c.
14
pas être stable, et parce qu'elle est incapable de prendre en
considération les cas concrets pour eux-mêmes, n'ayant ni les
institutions ni l'optique nécessaires pour cela, tandis qu'une
société socialiste qui crée précisément les organes qui peuvent
prendre en considération tous les cas concrets, ne peut avoir
comme loi que l'activité déterminante perpétuelle de ces
organes.
On raisonne encore comme des bourgeois en ceci qu'on
accepte l'idée bourgeoise (et reflétant justement la situation dans
la société bourgeoise) de l'intérêt individuel comme motif
suprême de l'acivité humaine. C'est ainsi que pour la mentalité
bourgeoise des « néo-socialistes » anglais, l'homme dans la
société socialiste continue à être, avant tout autre chose, un
« homme économique », la société devrait donc être réglementée
à partir de cette idée. Transposant ainsi à la fois les problèmes
du capitalisme et le comportement du bourgeois à la société
nouvelle, ils sont essentiellement préoccupés par le problème
des « incentives » (des gains incitant à travailler) et oublient
que déjà dans la société capitaliste ce qui fait travailler l'ou-
vrier ne sont pas les « incentives », mais le contrôle de son
travail par d'autres hommes et par les machines elles-mêmes.
L'idée de l'« homme économique » a été créée par la socié
bourgeoise à son image ; très exactement à l'image du bourgeois
et certainement pas à l'image de l'ouvrier. Les ouvriers n'agis-
sent comme des « hommes économiques » que là où ils sont
obligés de le faire, c'est-à-dire vis-à-vis des bourgeois (qui per-
çoivent ainsi la monnaie de leur pièce) mais certainement pas
entre eux (comme on peut le voir pendant les grèves, et aussi
dans leur attitude vis-à-vis de leurs familles ; autrement il y
a belle lurette qu'il n'y aurait plus d'ouvriers). Qu'on dise qu'ils
agissent ainsi envers ce qui leur « appartient » (famille, ,
classe, etc.) ce sera parfait, car nous disons précisément qu'ils
agiront ainsi : envers tout lorsque tout leur « appartiendra ».
Et prétendre que la famille est là, visible, tandis que le « tout »
est une abstraction serait encore un malentendu car le tout
ciont nous parlons est concret, commence avec les autres ouvriers
de l'atelier, de l'usine, etc.
C
III. La gestion ouvrière de la production.
Une société sans exploitation n'est concevable, on l'a vu,
que si la gestion de la production n'est plus localisée dans une
catégorie sociale, autrement dit si la division structurelle de la
société en dirigeants et exécutants est abolie. On a également
vu que la solution du problème ainsi posé ne peut être donnée
que par le prolétariat lui-même. Ce n'est pas seulement qu'au-
15
cune solution'n'aurait de valeur, ne pourrait même simplement
être réalisée, si elle n'était réinventée par les masses d'une
manière autonome ; ni que le problème posé l'est à une échelle
qui rend la coopération active de millions d'individus indispen-
sable à sa solution. C'est que par sa nature même, la solution
du problème de la gestion ouvrière ne peut tenir dans une for-
mule, ou, comme nous l'avons déjà dit, que la seule loi véritable
que connaisse la société socialiste est l'activité déterminante
perpétuelle des organismes gestionnaires des masses.
Les considérations qui suivent ne visent donc pas à « ré-
soudre ». théoriquement le problème de la gestion ouvrière
ce qui serait encore une fois une contradiction dans les termes
mais d'en clarifier les données. Nous visons seulement à dis-
siper des malentendus et des préjugés largement répandus, en
montrant comment le problème de la gestion ne se pose pas,
et comment il se pose.
Si l'on pense que la tâche essentielle de la révolution est une
tâche négative, l'abolition de la propriété privée qui peut
être effectivement réalisée par décret - on peut penser la
révolution comme centrée sur la « prise du pouvoir », donc
comme un moment (qui peut durer quelques jours et être à
la rigueur suivi de quelques mois ou années de guerre civile),
où les ouvriers, s'emparant du pouvoir, exproprient en droit et
en fait les propriétaires des usines. Et dans ce cas, on sera effec-
tivement amené à accorder une importance capitale à la « prise
du pouvoir » et à un organisme construit exclusivement en vue
de cette fin.
C'est ainsi, en fait, que les choses se passent pendant la
révolution bourgeoise. La société nouvelle est toute préparée
au sein de l'ancienne ; les manufactures concentrent patrons et
ouvriers, la redevance que payent les paysans aux propriétaires
fonciers est dénuée de toute fonction économique comme ces
propriétaires le sont de toute fonction sociale. Sur cette société
en fait bourgeoise ne subsiste qu'un squame féodal. Une Bastille
abattue, quelques têtes coupées, une nuit d'août, des élus (dont
beaucoup d'avocats) rédigeant des Constitutions. des lois et
des décrets et le tour est joué. La révolution est faite, une
période historique est close, une autre s'ouvre. Il est vrai qu'une
guerre civile peut suivre : la rédaction des nouveaux Codes
prendra quelques années, la structure de l'Administration comme
celle de l'Armée subiront des changements importants. Mais
l'essentiel de la révolution est fait avant la révolution.
C'est qu'en effet la révolution bourgeoise n'est que pure
négation pour ce qui est du domaine économique. Elle se base
sur ce qui est déjà là, elle se borne à élever à la légalité un
16
état de fait en supprimant une superstructure déjà irréelle en
elle-même. Ses constructions limitées n'affectent que cette super-
structure elle-même ; la base économique prend soin d'elle-
même. Que ce soit avant ou après la révolution bourgeoise, le
capitalisme, une fois établi dans un secteur de l'économie, se
propage par la propre force de ses lois sur le terrain de la
simple produetion marchande qu'il trouve devant lui.
Il n'y a aucun rapport entre ce processus et celui de la
révolution socialiste. Celle-ci n'est pas une simple négation de
certains aspects de l'ordre qui l'a précédée ; elle est essentielle-
ment positive. Elle doit construire son régime
non pas
construire des usines, mais construire des nouveaux rapports
de production, dont le développement du capitalisme ne fournit
que les présuppositions. On s'en apercevra mieux en relisant le
passage où Marx décrit la « Tendance historique de l'accumu-
lation capitaliste ». On nous excusera d'en citer un large extrait *:
... Dès que le mode de production capitaliste se suffit à
lui-même, la socialisation progressive du travail et la transfor-
mation consécutive de la terre et des autres moyens de pro-
duction en moyens de production communs, parce que sociale-
ment exploités, et par suite l'expropriation des propriétaires pri-
vés prennent une forme nouvelle. Cette expropriation s'opère par
le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même,
par la centralisation des capitaux, Chaque capitaliste en tue
beaucoup d'autres. Concurremment avec cette centralisation, ou
l'expropriation de beaucoup de capitalistes par quelques-uns, se
développent la forme coopérative sur une échelle de plus en plus
grande, du procès de travail, l'application raisonnée de la sience
à la technique, l'exploitation systématique du sol, la transforma-
tion des moyens particuliers de travail en moyens ne pouvant
être utilisés qu'en commun, l'économie de tous les moyens de pro-
duction par leur utilisation comme moyens de production d'un
travail social combiné, l'entrée de tous les peuples dans le
réseau du marché mondial, et par conséquent le caractère inter-
national du régime capitaliste. A mesure que diminue le nombre
des grands capitalistes, qui accaparent et monopolisent tous les
avantages de ce procès de transformation, on voit augmenter
la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégénérescence, l'exploi-
tation, mais également la révolte de la classe ouvrière qui gros-
sit sans cesse et qui a été dressée, unie, organisée par le méca-
nisme même du procès de production capitaliste. Le monopole
du capital devient l'entrave du mode de production qui s'est
développé avec lui et par lui. La centralisation des moyens de
production et la socialisation du travail arrivent à un point
où elles ne s'accommodent plus de leur enveloppe capitaliste et
17
Qu'e
une
ou
un
la font éclater. La dernière heure de la propriété privée capi-
taliste a sonné. Les expropriateurs sont expropriés à leur
tour. »(1)
'existe-t-il donc, en fait, de la nouvelle société, au moment
ou l' « enveloppe capitaliste éclate » ? Toutes les prémisses, il
est vrai ; une société formée presqu'entièrement de prolétaires,
ľ' « application rationnelle de la science dans l'industrie », et
aussi, étant donné le degré de concentration des entreprises sup-
posé dans ce passage, la séparation de la propriété et des fonc-
tions effectives de direction de la production. Mais où sont les
rapports de production socialiste déjà réalisés au sein de cette
société, comme les rapports de production bourgeois l'étaient
dans la société « féodale » ?
Car il est évident que ces nouveaux rapports ne peuvent
pas être simplement ceux réalisés dans la « socialisation du
processus du travail », la coopération de milliers d'individus
au sein des grandes unités industrielles ; ce sont là les rapports
de production typiques du capitalisme hautement développé.
La « socialisation du processus de travail » telle qu'elle a
lieu dans l'économie capitaliste est la prémisse du socialisme
en tant qu'elle supprime l'anarchie, l'isolement, la dispersion, etc.
Mais elle n'est nulement « préfiguration »
« embryon » de socialisme, en tant qu'elle est socialisation
antagonique, c'est-à-dire qu'elle reproduit et approfondit la
division de la masse des exécutants et d'une couche de dirigeants.
En même temps que les producteurs sont soumis à une discipline
collective, .que les conditions de production sont unifiées entre
secteurs et localités, que les tâches productives deviennent inter-
changeables, on observe à l'autre pôle non pas seulement un
nombre décroissant de capitalistes à rôle de plus en plus para-
sitaire, mais la constitution d'un appareil séparé de direction
de la production. Or, les rapports de production socialistes sont
ceux qui excluent l'existence séparée d'une couche fixe et stable.
de dirigeants de la production. On voit donc que le point de
départ de leur réalisation ne peut être que la destruction du
pouvoir de la bourgeoisie ou de la bureaucratie. La transfor-
mation capitaliste de la société s'achève avec la révolution bour-
geoise, la transformation socialiste commence avec la révolution
prolétarienne.
L'évolution moderne a d'elle-mêine supprimé des aspects
du problème de la gestion considérés autrefois comme déter-
minants. D'un côté, le travail de direction est devenu lui-même
un travail salarié, comme l'indiquait déjà Engels ; d'un autre
(1) Le Capital, tome IV (trad. Molitor), p. 273-4.
18
côté, il est devenu lui-même un travail collectif d'exécution (2) ;
les « tâches » d'organisation du travail qui autrefois incom-
baient au patron assisté de quelques ingénieurs, sont maintenant
exécutées par des bureaux groupant des centaines ou des mil-
liers de personnes, elles-mêmes exécutants salariés et parcellaires.
L'autre groupe de tâches traditionnelles de direction, en somme
l'intégration de l'entreprise dans l'ensemble de l'économie et
en particulier l' « étude » ou le « flair » du marché (nature,
qualité, prix des fabrications demandées, modifications de
l'échelle de production, etc.), s'était déjà transformé dans sa
nature avec les monopoles ; il s'est aussi transformé dans son
mode d'accomplissement, puisque l'essentiel y est désormais
exécuté par un appareil' collectif de prospection des marchés,
d'étude des goûts des consommateurs, de vente du produit, etc.
Ceci dans le cas du capitalisme de monopole. Lorsque la pro-
priété privée laisse la place à la propriété étatique, comme
dans le capitalisme bureaucratique, un appareil central de coor-
dination du fonctionnement des entreprises prend la place à la
fois du marché comme « régulateur » et des appareils propres
à chaque entreprise ; c'est la bureaucratie planificatrice centrale,
dont la « nécessité » économique découlerait, d'après ses défen-
seurs, précisément de ces fonctions de coordination.
Il est inutile de discuter ce sophisme (3) car -- et c'est là
ce qui nous intéresse - le problème de la coordination de
l'activité des entreprises et des secteurs productifs après la sup-
pression du marché, autrement dit le problème de la planifi-
cation, est virtuellement déjà supprimé par la technique
moderne. La méthode de Léontieff (4) mėme dans son état
actuel (5), enlève toute signification « politique » ou « écono-
mique » au problème de la coordination des divers secteurs ou
des diverses entreprises. Car elle permet, si le volume de pro-
duction désirée d'objets d'utilisation finale est fixé, d'en déter-
miner les conséquences pour l'ensemble des secteurs, des régions
et des entreprises, sous forme d'objectifs de production à réa-
(2) Voir l'article de Ph. Guillaume, Machinisme et Proleta-
riat, dans le n“ 7 de cette révue (en particulier pp. 59 et suiv.).
(3) Notons simplement en passant que les avocats de la bureau-
cratie démontrent, dans un premier mouvement, que l'on peut se
passer des patrons puisqu'on peut faire fonctionner l'économie d'après
un plan et, dans un deuxième mouvement, que le plan pour fonc-
tionner, a besoin de patrons d'un autre type.
(4) Nous avons exposé quelques concepts fondamentaux de cette
méthode dans l'article « Sur la dynamique du capitalisme », publié
dans le n° 12 de cette revue (pp. 17 et suiv.). Voir aussi Leontieff
and others, Studies in the structure of American economy, 1953.
(5) Restriction importante, car les applications pratiques de cette
méthode n'ont presque pas été développées jusqu'ici, pour des raisons
évidentes.
19
2
un
liser par telle unité dans tel laps de temps. Elle permet en
même temps un grand degré de souplesse, car elle rend possible,
si l'on veut moditier un plan en cours d'exécution, de tirer
immédiatement les implications pratiques de cette modification.
Combinée avec d'autres méthodes modernes (0) elle permet à
la fois de choisir, une fois les objectifs globaux fixés, les
méthodes optimum de réalisation, et de détinir celles-ci pour
toute l'économie dans les détails. Brièvement parlant, la tota-
lité de l' « activité planificatrice » de la bureaucratie russe par
exemple, pourrait dès maintenant ètre transférée à une machine
électronique.
Le problème ne se pose donc qu'aux deux extrémités de
l'activité économique : au niveau le plus particulier, savoir,
traduire l'objectif de production de telle usine en objectif de
production pour chaque groupe d'ouvriers des ateliers de cette
usine, et au niveau universel, savoir, fixer pour l'ensemble de
l'économie les objectifs de production des biens d'utilisation
finale.
Dans les deux cas, le problème n'existe que parce qu'il y a
et qu'il aura encore plus dans une société socialiste
développement technique (au sens large du terme). Il est en
effet clair qu'avec une technique stable le type de solution (sinon
les solutions elles-mêmes qui dans leur teneur précise varieront
par exemple s’il !" a accumulation) serait donné une fois pour
toutes, qu'il s'agisse de la répartition des tâches au sein d'un
atelier (parfaitement compatible avec l'interchangeabilité des
producteurs aux différents emplois) ou de la détermination des
produits d'utilisation finale. Ce sera la modification incessante
des combinaisons productives et des objectifs finaux qui créera
le terrain sur lequel devra s'exercer la gestion collective.
IV. L'aliénation dans la société capitaliste.
Par aliénation moment caractéristique de toute société de
classe mais qui apparaît dans une étendue et une profondeur
incomparablement plus grande dans la société capitaliste
nous entendons que les produits de l'activité de l'homme
qu'il s'agisse d'objets ou d'institutions
prennent face à lui
une existence sociale indépendante et, au lieu d'être dominés
par lui, le dominent. L'aliénation est donc ce qui s'oppose à la
créativité libre de l'homme dans le monde créé par l'homme ;
elle n'est pas un principe historique indépendant, ayant une
source propre. C'est l'objectivation de l'activité humaine, dans
la mesure où elle échappe à son auteur sans que son auteur
(6) Voir T. Koopmans, Activity analysis of production and allo-
cation, 1951.
20
de sol
puisse lui échapper. Toute aliénation est une objectivation hu-
maine, c'est-à-dire à sa source dans une activité humaine (il
n'y a pas de « forces secrètes » dans l'histoire, pas plus de ruse
de la 'raison que de lois économiques naturelles) ; mais toute
objectivation n'est pas nécessairement une aliénation (1) dans
la mesure où elle peut être consciemment reprise, affirmée à
nouveau ou détruite. Le socialisme sera la suppression de l'alié-
nation en tant qu'il permettra la reprise perpétuelle, consciente
et sans conflits violents, du donné social, en tant qu'il restau-
rera la domination des hommes sur les produits de leur activité.
La société capitaliste est une société aliénée en tant qu'elle est
dominée par ses propres créations, en tant que ses transforma-
tions ont lieu indépendamment de la volonté et de la conscience
des hommes (y compris de la classe dominante), d'après des
quasi-« lois » exprimant des structures objectives indépendantes
contrôle.
Ce qui nous intéresse ici n'est pas de décrire comment se
produit Talinénation sous forme d'aliénation de la société capi-
taliste ce qui impliquerait l'analyse de la naissance du capi-
talisme et de son fonctionnement mais de montrer les mani-
festations concrètes de cette aliénation dans les diverses sphères
d'activité sociale et leur unité intime.
Ce n'est que dans la mesure où l'on saisit le contenu du
socialisme comme l'autonomie du prolétariat, comme activi
créatrice libre se déterminant elle-même, comme gestion ouvrière
dans tous les domaines, que l'on peut saisir l'essence de l'aliéna-
tion de l'homme dans la société capitaliste. Ce n'est pas par
hasarı en effet que bourgeois « éclairés » et bureaucrates réfor-
mistes ou staliniens voulent réduire les maux du capitalisme à
des maux essentiellement écononiques, et, sur le plan écono-
mique, à l'exploitation sous la forme de la distribution inégale
du revenu national. Dans la mesure où leur critique du capita-
lisme sera étendue à d'autres domaines, elle prendra son point
de départ encore dans cette distribution inégale du revenu et
consistera essentiellement en variations sur le thème de la puis-
sance corruptrice de l'argent. S'agit-il de la famille et du pro-
blème sexuel, on parlera de la pauvreté poussant à la prostitu-
tion, de la jeune fille vendue au riche vieillard, des drames du
fover résultant de la misère. S'agit-ii de la culture, il sera ques-
(1) Tout produit de l'activité humaine (même une attitude pure-
ment intérieure) dès qu'il est posé « échappe à son auteur » et mène
une existence indépendante de lui. On ne peut pas faire qu'on n'ait
pas prononcé telle parole ; mais on peut cesser d'en être déterminé.
La vie passée de tout individu est son objectivation à ce jour ; mais
il ne lui est pas nécessairement et exhaustivement aliéné, son avenir
n'est pas définitivement dominé par son passé.
2
21
tion de la vénalité, des obstacles que rencontreront les talents
non nantis, de l'analphabétisme. Certes, tout cela est vrai, et
important. Mais cela ne concerne que la surface du problème ;
et ceux qui ne parlent que de cela regardent l'homme uniquement
comme consommateur et en prétendant le satisfaire sur ce plan,
ils tendent à le réduire à ses fonctions physiques de digestion
(directe ou sublimée). Mais pour l'honime il ne s'agit pas
d'« ingérer » purement et simplement mais de s'exprimer et de
créer, et non seulement dans le domaine économique, mais dans
la totalité des domaines.
· Le conflit de la société de classe ne se traduit pas simple-
ient dans le domaine de la distribution, comme exploitation et
limitation de la consommation ; ce n'est là qu'un aspect du
conflit, et non le plus important. Son aspect fondamental est la
limitation et en fin de compte la tentative de suppression du
rôle humain de l'homme dans le domaine de la production. C'est
le fait que l'homme est exproprié du commandement sur sa
propre activité, aussi bien indiyiduellement que collectivement.
Par son asservissement à la machine, et, à travers celle-ci, à une
volonté abstraite, étrangère et hostile l'homme est privé du véri-
table contenu de son activité humaine, la transformation cons-
ciente du monde naturel, la tendance profonde qui le porte à
se réaliser dans l'objet est constamment inhibée. La signification
véritable de cette situation n'est pas seulement qu'elle est vécue
comme un malheur absolu, comme une mutilation permanente
par les producteurs ; c'est qu'elle crée un conflit perpétuel au
niveau le plus profond de la production, qui explose à la moindre
occasion ; c'est aussi qu'elle conditionne un gaspillage immetise
à comparaison duquel celui des crises de surproduction est
vraisemblablement négligeable à la fois par l'opposition posi-
tive des producteurs à un système qu'ils refusent et par le
manque à gagner résultant de la neutralisation de l'inventivité
et de la créativité des millions d'individus. Au delà de ces
aspects, il faut se demander daris quelle mesure le développe-
ment ultérieur de la production capitaliste serait même « tech-
niquement possible, si le producteur immédiat continuait à
être maintenu dans l'état parcellaire qui est actuellement le sien.
Mais l'alienation dans la société capitaliste n'est pas sim-
plement économique ; elle ne se manifeste pas seulement à pro-
pos de la production de la vie matérielle, mais affecte fondamen-
talement aussi bien la fonction sexuelle que la fonction culturelle
de l'homme.
Il n'y a en effet de société que dans la mesure où il y a orga-
nisation de la production et de la reproduction de la vie des
individus et de l'espèce donc organisation des rapports écono-
22
miques et sexuels et que dans la mesure où cette organisation
cesse d'être simplement instinctive et devient consciente - donc
contient le moment de la culture. (2)
Si donc une organisation sociale est antagonique, elle tendra
à l'être aussi bien sur le plan productif que sur le plan sexuel
et sur le plan culturel. Il est faux de penser que le conflit dans
le domaine de la production « crée » ou « détermine » un conflit
secondaire et dérivé sur les autres plans ; les structures de domi-
nation de classe s'imposent d'emblée sur les trois plans à la fois
et sont impossibles et inconcevables en dehors de cette simulta-
néité, de cette équivalence. L'exploitation par exemple, ne peut
être garantie que si les producteurs sont expropriés de la gestion
de la production : mais cette expropriation à la fois présuppose
que les producteurs tendent à être séparés des capacités de gestion
- donc de la culture - et reproduit cette séparation à une
échelle élargie. De même, une société où les rapports interhu-
mains fondamentaux soni des rapports de domination présuppose
à la fois et entraîne une organisation aliénatoire des rapports
sexuels, à savoir une organisation créant chez les individus des
inhibitions fondamentales, tendant à leur faire accepter l'auto-
rité, etc... (3)
Il y a en effet de toute évidence une équivalence dialectique
entre les structures sociales et les structures « psychologiques
des individus. Dès ses premiers pas dans la vie l'individu est
soumis à une pression constante visant à lui imposer une atti-
(2) Comme disait Marx, ir l'abeille, par la structure de ses
cellules de cire, fait honte à plus d'un architecte. Mais ce qui, de
prime abord, établit une différence entre le plus piètre architecte
et l'abeille la plus adroite, c'est que l'architecte construit la cellule
dans sa tête avant de la réaliser dans la cire ». (Le Capital, trad.
Molitor, t. II, p. 4). Technique et conscience vont évidemment de
pair : un instrument est une signification matérialisée et opérante,
ou encore une médiation entre une intention réfléchie et un but
encore idéal.
Ce qui est dit dans ce texte de Marx de la fabrication des cel-
lules des abeilles, peut être dit tout aussi bien de leur organisation
« sociale ». Comme la technique représente une rationalisation des
rapports avec le inonde naturel, l'organisation sociale représente une
rationalisation des rapports entre individus du groupe. Mais l'orga-
nisation de la ruche est une rationalisation inconsciente, celle d'une
tribu est consciente ; le primitif peut la décrire, et il peut la nier
(en la transgressant). Rationalisation dans ce contexte ne signifie
évidemment pas « notre » rationalisation. A une étape et dans un
contexte donné, aussi bien la magie que le cannibalisme représentent
des rationalisations (sans guillemets).
(3) Voir sur la relation profonde entre la structure de classe de
la société et la réglementation patriarcale des rapports sexuels les
travaux de W. Reich, The Sexual revolution (1945), Character
analysis (1948) et La fonction de l'orgasme (trad. française 1952).
En particulier dans le dernier, l'analyse de la structure névrotique
de l'individu fasciste (pp. 186-199).
23
tude donnée vis-à-vis du travail, du sexe, les idées, à le frustrer
des objets naturels de son activité et à l'inhiber en lui faisant
intérioriser et valoriser cette frustration. La société de classe
ne peut exister que dans la mesure où elle réussit à imposer
cette acceptation à un degré important. C'est pourquoi le conflit
n'y est pas un conflit purement extérieur, mais il est transposé au
cæur des individus eux-mêmes. La structure sociale antagonique
correspond à une structure antagonique chez les individus, cha-
cune se reproduisant perpétuellement par le moyen de l'autre.
Le but de ces considérations n'est pas seulement de souligner
le moment d'identité de l'essence des rapports de domination,
qu'ils se situent dans l'usine capitaliste, dans la famille patriar-
cale ou dans la pédagogie autoritaire et la culture « aristocra-
tique ». C'est d'indiquer que la révolution socialiste devra néces-
sairement embrasser l'ensemble des domaines, et ceci non pas
dans un avenir imprévisible et « par surcroît », mais dès le
départ. Certes, elle doit commencer d'une certaine façon, qui
ne peut être autre que la destruction du pouvoir des exploiteurs
par le pouvoir des masses armées et l'instauration de la gestion
ouvrière de la production. Mais elle devra aussitôt s'attaquer
á la reconstruction des autres activités sociales, sous peine de
mort. Nous essaierons de le montrer sur l'exemple des rapports
du prolétariat au pouvoir avec la culture.
La structure antagonique des rapports culturels dans la
société actuelle s'exprime aussi (mais nullement exclusivement)
par la division radicale entre le travail manuel et le travail
intellectuel, ce qui a comme résultat que l'immense majorité
de l'humanité est totalement séparée de la culture comme acti-
vité et ne participe qu'à une infime partie de ses résultats. D'un
autre côté, la division de la société en dirigeants et exécutants
devient de plus en plus homologue à la division du travail
manuel et intellectuel (tous les travaux de direction étant des
travaux intellectuels, et tous les travaux manuels étant des
travaux d'exécution (4)). La gestion ouvrière n'est donc possi-
ble que si cette dernière division tend dès le départ à être
dépassée, en particulier pour ce qui est du travail intellectuel
relatif à la production. Cela implique à son tour l'appropriation
de la culture par le prolétariat. Non pas certes comme culture
toute faite, comme assimilation des « résultats » de la culture
historique; cette assimilation, au-delà d'un point, est à la fois
(4) Entre les deux se situe la catégorie dse travaux intellectueis
d'exécution, dont l'importance va croissant. Nous en parlerons plus
loin.
24
impossible dans l'immédiat et superflue (pour ce qui intéresse
ici). Mais comme appropriation de l'activité et comme récupé-
ration de la fonction culturelle, comme changement radical du
rapport des masses des producteurs au travail intellectuel. Ce
n'est qu'au fur et à mesure de ce changement que la gestion
ouvrière deviendra irréversible.
Pierre CHAULIEU.
(La fin au prochain numéro).
25
1
Le problème du journal
ouvrier
4
Ce texte, ouvre une discussion sur le problème du journal
ouvrier, qui se poursuivra aux prochains numéros de Socialisme
ou Barbarie. Il s'appuie sur l'expérience de Tribune Ouvrière,
publiée depuis plus d'un an par un groupe d'ouvriers úe la
Régie Renault, dont on a publié des extraits dans le nuniéro
précédent de cette Revue; et dont on trouvera de nouveaux,
extraits dans ce numéro-ci.
Le développement de la culture et celui du rôle des partis poli-
tiques sont à l'origine de l'énorme expansion de la presse qui
caractérise notre siècle. La division du travail d'autre part a fait
du journalisme une branche industrielle particulière, avec ses
lois propres. Ceci particulièrement dans le capitalisme « libéral »,
où la presse doit être en général une industrie rentable.
Bien que les régimes totalitaires suppriment cette autonomie
apparente, et lient le journal étroitement au régime, il n'en est
pas moins vrai que le journal du parti communiste dans une
démocratie populaire doit obéir aux mêmes règles fondamentales
que le journal libéral dans une démocratie occidentale: informer,
influer sur l'idéologie des lecteurs --et avant tout : être lu. C'est
ainsi que même dans les pays totalitaires le journal doit faire
des concessions aux lecteurs; comme elles ne peuvent pas étre
faites sur le plan politique ou idéologique, le rôle du journaliste
est de trouver justement le moyen d'intéresser le lecteur par la
bande. Nous ne ferons pas ici le procès du journalisme et l'ana-
lyse des contradictions dans lesquelles il se développe.
Face à la presse officielle s'est dressée la presse des orga-
nisations révolutionnaires; celle-ci, en particulier pendant les
26: -
périodes de crise révolutionnaire de la société, se trouvait favo-
risée par le fait que son contenu politique correspondait aux
intérêts de ses lecteurs ouvriers. Mais, bien que leur contenu
politique soit complètement différent, les journaux révolution-
naires ont toujours ceci de commun avec les journaux bourgeois,
leur séparation de la classe ouvrière; le journal est dans les deux
cas un organisme à part, avec son personnel attitré, sa hiérar-
chie de rédacteurs, dont les uns ont pour tâche la propagande.
sortes de journaux; conclure, sous prétexte que tous deux font
les autres l'information, etc.
Nous avons donc d'un côté le journal bourgeois ou stalinien,
de l'autre le journal révolutionnaire, qui diffusent chacun leur
idéologie propre. Notre but ici n'est pas d'amalgamer ces deux
sortes de journaux ; conclure sous prétexte que tous deux font
de la propagande et de la politique, qu'ils ont la même idéologie,
serait une stupidité que l'on ne retrouve que dans les courants
syndicalistes et anarchistes.
Mais si nous avons parlé de ces journaux et que nous leur
avons découvert un caractère commun, c'est bien pour leur oppo-
ser un autre type de journal, que nous appellerons le journal
ouvrier.
Hl ne s'agit pas d'une idée nouvelle, produit d'une élabora-
tion intellectuelle ; de tels journaux ont déjà existé dans l'his-
toire du mouvement ouvrier (journaux ouvriers du xixe siècle).
Et, comme nous essaierons de le montrer par la suite, cette idée.
fait partie de la conception fondamentale du socialisme, de la
capacité de la classe ouvrière de détruire le capitalisme et de
gérer elle-même une société socialiste.
Ce journal ouvrier sera un journal qui n'aura pas un appa-
reil autonome ; c'est-à-dire que ses rédacteurs, ses diffuseurs, ses
lecteurs seront un ensemble assez large d'ouvriers. Non seule-
ment l'appareil du journal ne sera pas séparé de ses lecteurs, mais
aussi le contenu du journal sera déterminé par cet ensemble de
rédacteurs, diffuseurs, lecteurs ouvriers. Le journal n'aura pas
comme objectif de diffuser une conception politique déterminée
dans la classe ouvrière, mais partira des expériences concrètes
des ouvriers, individuelles ou collectives, pour répondre aux pro-
blèmes qui préoccupent ceux-ci.
Quels sont ces problèmes ?
Ce sont d'abord les problèmes de l'exploitation, qui se posent
tous les jours, au sein de la production - et nous n'entendoris pas
seulement par là les problèmes de revendications, mais tous les
aspects de l'aliénation des ouvriers dans le cadre de la production
capitaliste. Ce sont ensuite tous les problèmes que le cadre social
du capitalisme pose aux ouvriers. Mais la classe n'est pas seule-
27
ment maintenue à son rôle d'exploitée par les lois économiques du
capitalisme, mais aussi par l'idéologie de cette société. Les préoc-
cupations des ouvriers sont déviées de leurs véritables objectifs
par les idéologies dominantes : soit que les courants bourgeois ou
staliniens déforment des problèmes qui préoccupent les ouvriers
(par exemple le problème des salaires relié à la productivité par
les patrons, ou au réarmement allemand par les staliniens), soit
qu'ils introduisent dans la classe des préoccupations qui lui sont
au fond étrangères (loi électorale). Enfin, l'existence même de
ces idéologies et leur diffusion au sein de la classe quvrière pose
un problème en elle-même. Quels sont ces courants idéologiques,
dans quel sens influencent-ils les ouvriers, dans quel sens les
ouvriers réagissent-ils ? Répondre à ces problèmes est le but que
le journal doit se proposer. Il est donc aussi absurde de dire au
départ que le journal ouvrier ne parlera que de la situation poli-
tique internationale, que de dire que le journal ne parlera que
des rapports entre les ouvriers et la maîtrise. Donc, le journal
doit être en une certaine mesuré « empirique » ; il doit suivre
le courant des préoccupations des ouvriers. Seules, les organisa-
tions bureaucratiques ou bourgeoises peuvent avoir peur de ce
courant ; les révolutionnaires n'ont rien à perdre dans ce dia-
logue, its ont tout à gagner car seule la classe ouvrière peut
apporter les moyens et les formes de lutte contre la société capi-
taliste.
Si nous sommes amenés à parler aujourd'hui de ce problème,
c'est qu'il existe deux expériences de journal de ce genre, l'une
aux Etats-Unis avec le journal Correspondance, l'autre en
France, chez Renault, avec la Tribune Ouvrière. Nous exami-
nerons le problème à la lumière de l'expérience de Tribune
Ouvrière, à la fois sur le plan théorique et sur le plan pratique,
et nous essaierons de tirer les leçons de cette expérience, aussi
minime soit-elle.
Nous resterons ainsi fidèles à cette préoccupation fonda-
mentale qui est la liaison entre l'organisation révolutionnaire
et la classe ouvrière, entre la théorie et l'expérience pratique
des, ouvriers. Ces deux éléments devront nécessairement se
rejoindre, et leur jonction ne sera pas seulement une assimila-
tion de l'idéologie révolutionnaire par la classe ouvrière, mais
aussi une assimilation de l'expérience ouvrière par les militants
révolutionnaires. Dans cet article, nous essaierons de mettre face
à face notre conception théorique fondamentale et la dynarnique
de l'effort des ouvriers qui participent à ce journal. Nous serons
toujours guidés par ces deux éléments, et dans les conclusions
nous essaierons de joindre ces deux éléments, le plus abstrait et
28
le plus concret, pour formuler des conclusions précises sur le
développement du journal ouvrier.
LES DEUX PROCESSUS DE POLITISATION.
La politique, dans la société capitaliste, est devenue une
profession spécialisée, une sorte de science qui nécessite des
études; l'initiation y cst ardue et décourage beaucoup d'ou-
vriers qui finissent souvent par classer tout ce qu'ils ne compren-
nent pas dans la « politique ». Il existe ainsi dans la classe
ouvrière une division entre ceux qui font de la politique et
ceux qui n'en font pas.
Pour les militants socialistes ou staliniens ou trotskistes, il
s'agit de « politiser l'ouvrier », c'est-à-dire de l'initier sous une
forme vulgarisée et simplifiée aux mystères de cette science.
L'initiation vise à persuader que le parti en question défend
Touvrier et qu'à son tour l'ouvrier doit défendre le parti.
Pour les staliniens. cette politisation consistera à initier les
ouvriers au mécanisme de la politique de la bourgeoisie aussi
bien sur le plan intérieur (signification des partis bourgeois) que
sur le plan extérieur (signification des accords internationaux).
Pour les trotskistes, l'initiation des ouvriers à la politique est
beaucoup plus complexe et difficile : elle exige une interpréta-
tion cie l'histoire du mouvement ouvrier (dégénérescence de la
Révolution russe et de la Troisième Internationale), une expli-
cation meme tronquée des théories marxistes sur l'économie
et la politique, etc...
Aussi bien les tentatives d'initiation des ouvriers à la poli-
tique bourgeoise que la tentative de les initier aux problèmes
abstraits reposent sur une conception particulière du rôle des
organismes et des mouvements de masse. Pour le stalinisme et le
trotskisme, les organismes et les mouvements de masse ne sont
que des réservoirs dans lesquels le parti puise ses militants
ouvriers, et sur lesquels le parti essaie d'imprimer sa propre
orientation, au moyen du noyautage et de maneuvres diver-
ses. On tend à substituer à la politique des organismes de
masse la politique du parti, à l'initiative des ouvriers l'initia-
tive du parti : il s'agit de substituer aux problèmes qui nais-
sent dans la production ou dans la vie publique des ouvriers
les problèmes politiques généraux qui préoccupent le parti.
C'est ainsi qu'on explique aux ouvriers que les bas salaires
sont dus aux accords de Paris, ou qu'ils sont dus à la dégéné-
rescence de la révolution russe --- ce qui représente, à des degrés
divers, une absurdité et une mystification.
29
Dans les deux conceptions, nous retrouvons la même idée :
les problèmes politiques généraux qui préoccupent le parti.
aucun intérêt, le seul intérêt réside dans la politique du gou-
vernement français ou la politique de la bureaucratie russe.
Indépendamment de son contenu mystificateur, cette concep-
tion repose sur une erreur théorique fondamentale ; elle mécon-
naît l'existence de deux processus de politisation, un qui est
propre aux militants, un autre qui est propre à la classe ouvrière.
Si la forination du militant révolutionnaire est une for-
mation presque exclusivement intellectuelle, surtout dans les
périodes comme celles que nous avons vécues où l'absence
de mouvements ouvriers a déraciné les minorités révolutionnai-
res de la classe, la formation politique des ouvriers est au
contraire, presque exclusivement pratique. C'est au cours de ses
différentes luttes que la classe ouvrière assimile, d'une façon
plus ou moins durable, une certaine expérience politique et crée
ses propres méthodes de lutte. (1)
S'il est évident que ces deux pôles, l'expérience immédiate
des ouvriers et l'expérience théorique des militants révolution-
naires doivent se rejoindre, la question controversée est de
situer leur point de rencontre. La conception stalinienne ne
considère qu'un aspect des rapports de l'organisation et de la
classe, celui suivant lequel le parti donne l'idéologie révolution-
naire à la classe ouvrière. L'autre aspect, passé sous silence,
c'est que l'idéologie que donne l'organisation d'avant-garde à
la classe ouvrière, elle la puise elle-même dans cette classe. Là,
il n'existe pas seulement un courant unique, allant de l'orga-
nisation à la classe et de la classe à l'organisation. Dans ce
sens, si la classe ouvrière a besoin de l'organisation révolution-
naire pour théoriser son expérience, l'organisation a besoin de
la classe pour y puiser cette expérience. Ce processus d'osmose
a une importance déterminante.
Quand on dit que l'organisation puise dans la classe ouvrière,
on ne veut pas dire qu'elle y puise seulement la méthode de se
faire comprendre, la façon d'inculquer ses théories au proléta-
riat, mais aussi les éléments essentiels pour l'élaboration de
cette théorie. Pour schématiser, l'organisation révolutionnaire
n'a rien à voir avec l'Eglise qui inculque un dogme en utili-
sant tous les modes d'expression, en argot aux ouvriers, en
(1) Il est bien évident que ces deux processus sont réduits ici à
un schéma, mais qu'en réalité ils n'existent ni l'un ni l'autre à l'état
pur. Dans la formation des militants évolutionnaires il y a toujours
une part d'expérience pratique, et dans la formation des ouvriers
d'avant-garde il existe une part de formation intellectuelle.
30
musique aux artistes. Ce n'est pas le problème de trouver un
langage accessible à la classe, mais de dégager les idées qui
s'élaborent au sein de celle-ci.
Ainsi on est amené à reconnaître la liaison profonde entre
les réactions élémentaires et spontanées des masses et l'instau-
ration d'une société socialiste ; mais alors, le rôle de l'orga-
nisation révolutionnaire n'est plus de soutenir ces réactions
par tactique et uniquement pour s'attacher les masses, ou bien
de les transposer sur le terrain de la politique bourgeoise. Ce
sont ces aspirations élémentaires et profondes qui doivent nous
servir de guide.
Il n'y a pas en effet deux problèmes séparés, dont l'un serait
la lutte contre le système capitaliste culminant dans la prise
du pouvoir, et l'autre la réalisation du socialisme et la gestion
de la société par les ouvriers ; et le rôle de l'organisation révo-
lutionnaire n'est pas de « conquérir » les organismes de masse,
mais de les aider à devenir la charpente de la société.
En effet, le socialisme n'est réalisable que si les ouvriers
sont capables de gérer cette société. La capacité de gestion doit
être au maximunt développée au sein même de la société capi-
taliste. Cependant, cette gestion ne peut se faire dans la pro-
duction capitaliste, mais seulement dans la lutte contre la
gestion capitaliste ;-autrement dit, il n'est pas question que
les ouvriers puissent gérer quoi que ce soit aussi longtemps que
le capitalisme subsiste, sauf précisément leurs propres organes
destinés à lutter contre ce capitalisrne. Et les méthodes par les-
quelles se fait cet apprentissage à la gestion doivent être dès le
départ imprégnées du but à réaliser. Comment développer cette
capacité gestionnaire de la classe ouvrière ? C'est à cette ques-
tion que doit répondre le journal ouvrier, non seulement dans
son contenu, mais aussi dans sa conception même, et dans son
mode de fonctionnement ; c'est-à-dire qu'il doit être géré lui-
même par les ouvriers.
LA NATURE DU JOURNAL OUVRIER.
Le journal ouvrier doit donc être à la fois l'expression de
l'expérience des ouvriers (et dans ce sens, nous le verrons, il
ne peut être écrit que par les ouvriers eux-mêmes) et le moyen
d'aider à la théorisation de cette expérience (et par là d'aider
à ce processus de politisation de la classe ouvrière). Mais le
journal ne doit pas se séparer de cette expérience, car autre-
ment il échappe obligatoirement au contrôle de la classe ouvrière.
Dans cette définition, le journal ouvrier n'est ni un jour-
nal politique, ni un journal syndical, ni un document.
31
a) Ce n'est pas un journal politique ; cela veut dire qu'il
n'est pas l'expression d'une organisation politique, qu'il ne
colporte pas l'idéologie de cette organisation politique au sein
des masses. Il ne suppose pas un accord préalable entre diffé-
rentes tendances politiques sur un programme. Le principe qui
le fonde et suffit à le délimiter de toute autre entreprise, c'est
que « la classe ouvrière est capable elle-même de résoudre les
problèmes de son émancipation ».
Cela ne veut pas du tout dire que le journal ne traitera pas
de politique. Il peut traiter de questions politiques. Mais les
conceptions politiques qui sortiront de ce journal ne seront que
les conclusions des expériences faites ; elles ne seront jamais
posées comme les pensées ou les postulats impliquant l'accep-
tation préalable d'une idéologie quelconque.
b) Mais ce ne sera pas non plus un journal syndical qui ne
s'occupe que des questions économiques.
Nous avons déjà eu l'occasion de montrer que cette sépa-
ration entre questions économiques et politiques ne correspon-
dait aujourd'hui à rien de réel, que tout syndicalisme aussi
pur soit-il, est politique. Le journal ne sera pas un journal syn-
dical dans le sens où les problèmes traités dépasseront le
.cadre du syndicalisme.
c) Ce ne sera pas un document. Le journal ouvrier ne peut
pas être un magazine qui se contenterait de retracer de façon
anecdotique la vie de l'ouvrier en usine. Ce qui se passe en
usine, l'ouvrier le sait ; la description de son lieu de travail
et de ses raports avec la direction n'ont d'intérêt que pour
les gens étrangers, à l'usine. Et ce n'est pas le cas du journal,
La description d'un événement dans l'usine ou ailleurs n'a
d'intérêt que si on peut extraire de cet événement des consi-
dérations qui intéressent l'expérience ouvrière en général.
Le journal ne sera ni un journal politique ni un journal syn-
dical, ni un documentaire sur la vie des ouvriers, mais il sera
tout.cela à la fois. Nous ne disons pas que le journal ouvrier
doit être un journal dont une partie sera réservée à la politi-
que, l'autre à l'économique, l'autre à la description.
Le journal aura un sens plus universel dans la mesure où
il condensera le politique, l'économique, le social. C'est en ceci
qu'il atteindra le sens plus profond de la politique.
Dans les journaux traditionnels une partie est réservée aux
problèmes politiques qui sont les problèmes politiques de la
bourgeoisie des différents pays : l'évolution des rapports entre
les classes dominantes des différents pays, les rapports entre les
différents partis politiques, etc.
Une autre partie est réservée aux problèmes économiques
32
et consiste à poser des revendications de telle ou telle catégo-
rie professionnelle ou de tel ou tel syndicat.
Un effort constant est fait par ailleurs pour relier entre eux
ces secteurs. Par exemple, la campagne menée par la C.G.T.
contre le réarmement allemand est liée directement avec toutes
sortes de revendications minimum des ouvriers. Ce qui revient
à peu près à cela : pour l'augmentation de vos salaires, luttez
contre le réarmement allemand.
Il y a donc deux pôles, l'un politique, l'autre économique et
il s'agit pour les journaux des partis de tracer un chemin qui
aille d'un pôle à l'autre. C'est dans ce sens qu'aujourd'hui le
syndicat est un organisme politique et que le parti politique
est un organisme syndical. Il s'agit d'aller d'une revendication
qui rallie l'accord des ouvriers, qui est comprise par tous, à une
politique générale qui ne peut être très bien comprise par per-
sonne. Par exemple, le fait que les syndicats défendent un pro-
gramme revendicatif tel que « 40 heures. payées 48, 3 semaines
de congés payés » fera peut-être que les ouvriers accepteront
la politique de ces syndicats, non pas pour elle-même, mais pour
la revendication. Les municipalités communistes s'occupent des
vieux travailleurs, des sinistrés, des cuvres sociales, etc... pour
donner crédit à leur politique générale et le fait que sur ce
plan les communistes sont imbattables vient de leur situation
d'opposition aux gouvernements.
Une minorité qui est encore plus détachée de l'appareil
d'Etat bourgeois que ne le sont les staliniens, qui n'a donc rien
à perdre, peut sur ce plan rivaliser et dépasser les organisations
communistes.
C'est ce que font le plus souvent les organisations trotskis-
tes et anarchistes qui surenchérissent sur les revendications
posées par les organisations syndicales aussi bien que sur les
moyens de lutte.
Ainsi apparaît toute une échelle hiérarchique des luttes
politiques ou révendicatives. Le Syndicat Chrétien ou F. 0.
demandent dix francs d'augmentation, en proposant un jour
de grève. La C.G.T. demandera vingt francs et deux jours de
grève ; les trotskistes et les anarchistes demandent 1.000 francs
d'augmentation et grève illimitée.
Le chemin qui conduit de la simple revendication économi
que à la revendication ou l'action politique est tortueux. Les
uns lieront les revendications à la question du réarmement
allemand, pour d'autres, les revendications seront liées à la
destruction du système capitaliste et à la prise du pouvoir poli-
tique par la classe ouvrière.
Pour les uns comme pour les autres, il existe deux problè-
33
un
mes. L'un est celui de la revendication immédiate des ouvriers,
celui de l'action spontanée des ouvriers, de la lutte de classe à
l'état le plus élémentaire ; l'autre est celui de la prise du pouvoir
politique. La liaison entre ces deux problèmes peut se résu-
mer ainsi : « si vous nous aider à prendre le pouvoir politi-
que, vous n'aurez plus à lutter pour vos revendications immé-
diates : nous vous les accorderons. »
Cette propagande tend à proposer une sorte de marché à la
classe ouvrière pour lui montrer que dans toute l'affaire elle a
plus à gagner à voter pour tel parti, et mettre ce parti au pou-
voir ou à faire la Révolution qu'à revendiquer 10 francs d'aug-
mentation de l'heure tous les six mois.
En fait, cette politique consiste soit à montrer que la classe
ouvriere se trompe de route quand elle revendique ou se défend
ainsi, soit qu'elle n'en demande pas assez et qu'en demandant
plus elle pourra arriver peu à peu à provoquer des crises et à
précipiter les contradictions du régime et s'opposera ainsi de
plus en plus au système lui-même.
Mais pour toutes ces organisations la lutte des ouvriers est
considérée comme accessoire, comme secondaire, comme
moyen pour arriver au but final.
Le journal ouvrier part d'une autre conception. Cette concep-
tion est que la lutte de classe la plus élémentaire contient en
elle-même des éléments fondamentaux pour la destruction du
système capitaliste et pour l'institution du socialisme. Et ce
sont ces éléments que le journal doit chercher et développer.
Pour elle, il y a une liaison profonde entre les conceptions révo-
lutionnaires du socialisme et la lutte ouvrière de tous les jours.
Nous ne voulons pas dire du tout que toute lutte de classe
pose dans son ensemble le problème fondamental de la destruc-
tion du système capitaliste et de l'instauration du socialisme.
Toute lutte de classe porte l'empreinte des influences de l'idéo-
logie bourgeoise ou stalinienne; et c'est d'abord de ces influen-
ces que le journál doit dégager la lutte de classe. Mais ceci ne
peut se faire en augmentant l'ampleur de la lutte comme le font
les trotskistes ou anarchistes, mais en découvrant les véritables
objecifs de cette lutte. Ainsi par exemple, pour la grève du
28 avril 1954, les trotskistes et les anarchistes lancèrent l'idée
de grève illimitée + sans se préoccuper de la revendication
elle-même. Au contraire, nous dégageâmes le sens faux de la
revendication, qui était hiérarchisée. Cela avait une signification
politique plus profonde que de surenchérir sur un mouvement
qui né reposait que sur un objectif de tactique et dont la base
était fausse dès le départ.
34
Cependant, le journal ne peut aborder tous les problèmes
fondamentaux ni apporter une conclusion automatique à tous les
problèmes. L'expérience de la classe ouvrière est souvent une ex-
périence particulière: le rôle du journal sera de partir de ces
expériences particulières pour en tirer des conclusions géné-
rales ---- cela ne veut pas dire que les conclusions générales
soient toujours possibles.
Le journal devra aussi combattre les conceptions bourgeoises
et staliniennes. Pour ce faire, il sera parfois obligé de discuter
de façon générale et abstraite, mais essaiera de relier le plus
possible ces problèmes à l'expérience vivante des ouvriers.
Tout ce que nous venons de dire sur le contenu du jour-
nai correspond à une certaine orientation idéologique. Cela est
indéniable et il serait hypocrite de vouloir présenter le journal
ouvrier comme un journal n'obéissant à aucune ligne de conduite
guidé simplement par « ce que veulent et pensent les ouvriers ».
Un journal qui n'aurait pas de ligne directrice serait auto-
matiquement un journal contradictoire qui, tôt ou tard, tom-
berait sous l'influence des éléments politiques les plus habiles.
Le journal a une ligne. C'est la discussion et la confrontation
des ouvriers, mais ce sont seuls des militants révolutionnaires
qui ont compris l'énorme signification de cette discussion et de
cette participation des ouvriers aux problèmes politiques, éco-
nomiques et sociaux, qui peuvent empêcher l'étouffement de cette
discussion par des politiciens habiles.
Le rôle des militants révolutionnaires dans le journal ne se
limite pas à cela. Le militant révolutionnaire n'est pas un spec-
tateur qui voit s'affronter des ouvriers dans une discussion ou
qui récolte comme un collectionneur, les réflexions de la classe
ouvrière. Il est un défenseur de cette discussion, mais aussi un
participant. Le militant révolutionnaire cherchera à approfon-
dir et à développer la discussion qui deviendra un dialogue entre
les ouvriers et l'organisation révolutionnaire. Le militant révo-
lutionnaire essaiera de faire triompher son idéologie mais à la
différence des politiciens bourgeois et staliniens il ne se servira
que de l'expérience ouvrière, c'est-à-dire qu'il luttera sur le ter-
rain des ouvriers, sur le terrain des questions concrètes. Dans ce
sens, son dialogue avec les ouvriers sera un dialogue réel et non
un monologue.
Ainsi sera donc évité le danger que le journal ne soit qu'une
confrontation des partis politiques et qu'il ne puisse sortir de
l'orniere traditionnelle de ces partis. Le rôle du militant révo-
lutionnaire est d'aider la classe ouvrière à sortir de cette ornière
et c'est cela qui sera la ligne directrice du journal.
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Dans ce sens, la séparation entre articles politiques et « arti-
cles qui intéressent les ouvriers » doit disparaitre. Dans les jour-
naux bourgeois ou staliniens, il est de coutume pour faire ava-
ler l'article politique de le délayer avec des faits divers, des
choses qui se passent dans la société de tous les jours.
Ainsi, les deux choses sont séparées; les aspects concrets de
la vie et les aspects abstraits, les choses : « du peuple » et les
choses « des politiciens » ou des « initiés ». Ces choses qui
se passent tous les jours et dont les ouvriers peuvent se rendre
compte sont considérées comme les ragots, les potins dont la
presse à grand tirage fait son succès.
Le reproche aux journaux à grand tirage est non pas qu'ils
traitent de cette vie quotidienne mais qu'ils la déforment et
qu'ils la traitent accidentellement, dans le sens de leur morale et
en fonction de leur idéologie. Mais dans la mesure où ce
sont les préoccupations idéologiques des couches exploiteuses qui
donnent une interprétation aux faits réels, il s'ensuit que les
faits eux-mêmes subissent une altération,
La réalité devient elle aussi par ce fait irréelle, surtout
pendant les périodes où le prolétariat tend à se détacher des
idéologies dominantes.
Ainsi on représente des hommes abstraits avec des senti-
ments imaginaires. Le prolétariat idéal tel qu'il devrait être
pour un bureaucrate communiste ou pour un bourgeois. Ainsi
le Superman communiste a plus de parenté avec un person-
nage de l'Histoire Sainte qu'avec le lecteur ouvrier qu'il est
censé représenter.
Le journal ouvrier ne contiendra pas ces deux éléments
séparés - le théorique d'une part et la réalité de l'autre,
non pas pour fiatter ou pour avoir une plus grande clientèle
mais parce que les problèmes de la vie courante sont des pro-
blèmes essentiels que la classe ouvrière et son avant-garde doivent
résoudre, et parce que vouloir limiter les préoccupations des
ouvriers aux aspects < politiques » de la lutte est l'héritage d'une
fausse conception qui ne voit dans le prolétariat qu'une force
susceptible seulement d'appuyer le parti politique.
! Le but final, la solution de tous les problèmes est incontesta-
blement la suppression de la société capitaliste et son rempla-
cement par une société socialiste.
Le but final est une solution abstraite dans le sens où il
correspond à une notion purement intellectuelle. Ce but final
est le schéma, la charpente que le militant révolutionnaire a
assimilé. Mais cette notion reste abstraite jusqu'au jour où l'ex-
périence de la classe ouvrière l'amène à concrétiser ce schéma,
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à recouvrir cette charpente de tout un réseau d'actions prati-
ques. Mais avant cette période le fossé qui sépare l'action réelle
des ouvriers et le but final ne peut être comblé par un saut de la
situation actuelle à une solution abstraite. Ainsi, nous avons
critiqué cette façon de traiter artificiellement tout problème en
concluant chaque article par la nécessité de faire la révolution
socialiste. Le journal pour rester sur un plan concret ne peut
donc franchir ce fossé artificiellement. Si toutefois nous vou-
lons donner une conclusion, une perspective qui soit assimilable,
qui paraisse concrète, nous risquons de tomber dans certains
pièges. La simple constatation du rôle positif de la bureau-
cratie d'une usine ou de l'Etat, par exemple, peut entraîner la
conclusion qu'il suffit de supprimer les parasites dans le cadre
même de la société pour résoudre les problèmes.
C'est là qu'apparaît le rôle essentiel du militant révolution-
naire, qui, s'il ne peut donner une conclusion concrète à ce
problème peut montrer que toute solution de réforme de cette
société est impossible. Dans ce sens, le journal devient le cadre
d'un véritable dialogue qui peut se continuer à travers plu-
sieurs numéros.
Même si la solution de tous les problèmes se trouve réunie
dans la destruction du système capitaliste, il existe des actions,
des possibilités de défense ou de lutte contre la société capita-
liste ; ces luttes arrivent à développer la conscience des ouvriers,
à faire progresser leur expérience. Les militants devront enri-
chir toutes ces luttes de leur propre expérience de théoriciens,
sans pour cela dire qu'ils peuvent obligatoirement donner une
solution à tous les problèmes.
LE JOURNAL OUVRIER DANS LA PERIODE ACTUELLE.
Si nous posons aujourd'hui le problème d'un journal ouvrier
ce n'est pas uniquement parce que ce journal ouvrier découle
de nos conceptions théoriques fondamentales, mais aussi et sur-
tout parce que ce journal apparaît d'une façon concrete comme
réalisable. Il.correspond à la forme d'activité la plus adéquate
dans la période actuelle, la forme d'activité qui peut être le
trait d'union entre les militants révolutionnaires et l'avant-
garde ouvrière. Il est nécessaire ici de définir plus précisément
cette période.
Dans la période qui suivit la Libération, le prolétariat adop-
tait la politique des partis staliniens. Les problèmes que se
posaient les ouvriers se trouvaient résolus par les partis. Dans
la mesure où les solutions proposées par les partis n'étaient que
de fausses solutions, l'adhésion des ouvriers à ces forces politi-
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ques ne pouvait étre de longue durée. C'est ce qui s'avère aujour-
d'hui de plus en plus nettement. Ainsi, nous pouvons dire qu'un
journal ouvrier dans cette période était impossible dans le sens
où le prolétariat mettait encore tous ses espoirs dans les forces
politiques qu'il suivait. Si aujourd'hui, le rapport entre les
ouvriers et « leurs » partis a changé, il n'a pas changé dans
le sens où les organisations trotskistes l'espéraient. Les ouvriers
n'ont pas changé de politique. Ils n'ont pas modifié leurs idées
sur la Russie pour progressivement se constituer en fraction ou
parti plus à gauche que les staliniens, pour enfin se raprocher
des positions trots istes, puis trotskistes de gauche. C'est en gros