Socialisme ou Barbarie
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, Paris-X
C. C. P. : Paris 11987-19
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
Ph. GUILLAUME
CI. MONTAL
D. MOTHE
A. VEGA
Gérant : G. ROUSSEAU
Le numéro
150 francs
500 francs
Abonnement un an (4 numéros)
Volumes déjà parus (I, nº 1-6, 608 pages; II, n° 7-12,
464 pages; III, nºs 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume.
SOCIALISME
OU: BARBARIE
L'essentiel de ce numéro de Socialisme ou Barbarie est consacré
aux grèves qui ont marqué l'été 1955 en France, aux Etats-Unis et
en Angleterre.
Le texte de J. Simon « Les grèves' de l'été 1955 » donne une des-
cription globale des luttes ouvrières de l'été dernier en France. Les
trois textes qui suivent sont des comptes rendus, par des témoins
directs ou des participants, des répercussions de ces luttes sur deux
usines de la nétallurgie parisienne et sur une petite boîte « arriérée ».
C'est sur des témoignages directs publiés dans des journaux
ouvriers de Détroit; que s'appuie également la description des
grèves américaines de l'automobile, qui forme l'essentiel de l'article
publié sous ce titre. Le texte sur la grève des dockers anglais résulte
aussi pour une bonne partie d'informations provenant de camarades
d'Angleterre.
L'existence de traits communs à ces luttes est incontestable ; leur
grande portée l'est tout autant. Les interprétations peuvent diverger.
Celle que soutient Pierre Chaulieu dans son texte « Les 014vriers face
à la bureaucratie » peut soulever des contestations, mais de ce fait
même servir de point de départ à une discussion, qui par ailleurs se
confond, à un certain niveau, avec la discussion générale sur le
problème de l'organisation du prolétariat qui se poursuit dans
Socialisme ou Barbarie depuis déjà plusieurs numéros.
Les grèves de l'été 1955
Début juillet 1955, rien ne laissait prévoir l'éclatement de
luttes ouvrières dépassant largement le cadre revendicatif tradi-
tionnel et s'apparentant sinon par leur empleur du moins par leur
caractère au mouvement d'août 1953. De fait, ce mouvement que
nous avons considéré comme un véritable réveil de la classe ou-
vrière, semblait n'avoir pas eu de répercussions décisives sur les
rapports de cette classe, tant avec le patronat qu'avec les organisa-
tions syndicales. On pouvait toutefois supposer que le rôle joué par
les syndicats en cette occasion donnerait conscience à l'avant-garde
des limitations d'une action menée dans le cadre syndical et sans
perspectives propres.
Le soutien du gouvernement Mendès-France par les syndicats
réformistes et l'appui apporté à ce ministère par les staliniens, lors-
qu'il fit la paix en Indochine, avaient pu, en influençant une partie
du prolétariat, amener un certain relâchement de la pression ou-
vrière. Mais le véritable caractère de cette politique, rapidement
apparent, la chute de ce gouvernement et le retour à un gouverne-
ment ouvertement de droite, avaient libéré de toutes les mystifica-
tions, orientant la classe vers l'action revendicative. De fait, dès
la fin de 1954, et pendant le premier semestre de 1955, il apparais-
sait une tendance à une combativité accrue du prolétariat fran-
çais (des statistiques de la C.G.T. donnaient 65 mouvements reven-
dicatifs en janvier, 108 en février, 233 en mars).
Cette tendance correspondait à une situation particulière des
rapports tant avec le patronat qu'avec les syndicats : du côté patro-
nal, maintien des conditions économiques favorables au prix de
quelques concessions de détail destinées à masquer la surexploi-
tation ; côté syndical, soutien appa par les staliniens de
cette combativité en vue de son utilisation à des fins politiques.
- 2
LA POSITION DU PATRONAT ET DU GOUVERNEMENT
Depuis trois ans le patronat avait réussi à obtenir une stabi-
lisation des prix, une augmentation considérable de rendement
pour des salaires réels sensiblement inférieurs à ceux de 1938.
Cette position avantageuse lui procurait en général des marges
de profit très importantes. Il n'était pas non plus en situation défa-
vorable sur le plan de la concurrence internationale, bien qu'il eut
souvent proclamé que les salaires élevés servis aux ouvriers fran-
çais le mettaient dans une position désavantageuse, face à des concur-
rents étrangers ; les écarts pouvant exister dans ce domaine, sur-
tout en raison de récents réajustements dans certains pays,
ne
jouaient pas d'une manière aussi radicale et les industriels français,
tout en étant soumis aux nécessités de la concurrence internatio-
nale, étaient néanmoins assurés, notamment dans la métallurgie,
d'une certaine permanence de leurs débouchés.
L'augmentation de la production industrielle -- 10 % en
moyenne, de 1953 à 1954, rythme qui s'est encore accéléré en 1955
avait été obtenue par un accroissement de la productivité et
par la concentration, avec élimination de certaines entreprises mar-
ginales ; sans doute pouvait-on enregistrer selon les secteurs des
écarts de profitabilité très importants - par exemple entre le tex-
tile et la sidérurgie - mais le patronat essayait de faire face à
cette situation en maintenant des salaires plus bas dans les indus-
Iries dont le taux de profit était le plus faible.
Le but du patronat était évidemment la continuation de cette
prospérité et éventuellement, son accroissement. La politique gou-
vernementale était tout entière orientée dans ce sens ; d'une part
clle visait à justifier le maintien des salaires à un niveau bas et
l'augmentation de la productivité par les nécessités de la concur-
rence internationale et de l'équilibre du commerce extérieur. D'au-
tre part elle cherchait à réduire la pression ouvrière par quelques
concessions visant plus particulièrement les salaires les plus bas.
Sur le plan pratique, cette politique patronale et gouverne-
mentale s'était traduite :
a) Par les « rendez-vous » d’octobre, puis d'avril, où l'on annon-
çait à grands renforts de publicité, l'élévation des salaires
réels et les pourcentages de salariés touchés par ces mesures
(20 % des salariés auraient profité du rendez-vous d'avril
et la masse des salaires aurait augmenté de 3,1 % d'avril
à juillet) ;
b) Par le refus systématique de discussion des salaires sur
un plan général et le renvoi à des discussions paritaires sur
le plan local ou sur celui des entreprises ; cette politique
annoncée comme un retour à la « liberté » visant certaine-
ment à diviser l'action de la classe ouvrière et à tenir compte
des grands écarts relevés dans la profitabilité des entre-
prises :
3
c) Par la mise en place corrélative d'une procédure de média.
tion, destinée à faire croire qu'il pouvait exister un arbitre
impartial capable de décider des questions de salaires dans
les conditions particulières à chaque entreprise.
Cette tactique permettait d'empêcher tout mouvement reven-
dicatif général, de diviser la classe ouvrière sur un plan géogra.
phique, de la diviser sur le plan des entreprises : ceci étant d'au-
tant plus évident que dans certaines professions les agents de mai-
trise et les cadres se voyaient accorder des augmentations de salai-
res par la seule ouverture de l'éventail hiérarchique. La discussion
sur le plan des entreprises ou sur le plan local, au nom des condi-
tions particulières propres à chaque profession ou à chaque entre-
prise, replaçait les luttes ouvrières dans le cadre plus strict ouyriers-
patrons et facilitait la résistante des patrons et l'adaptation des
salaires aux taux de profitabilité.
En fait, le patronat avait, en cas de poussée ouvrière, d'im-
portantes marges de manoeuvre. Le rapport au Conseil économique
de juillet 1955 pouvait préciser : « en matière de salaires, tout
laisse prévoir si l'on s'en tient aux précédents que, d'une part la
dernière augmentation du salaire minimum social n'a pas encore
fait sentir tous ses effets et que, d'autre part, il est possible que
des discussions d'accords de salaire et de conventions collectives,
entraînent une amélioration des taux de rémunération » (1).
LA POSITION DES SYNDICATS
Il est évident que le patronat ne céderait sur ses marges que
sous la contrainte. La discussion sur le plan des entreprises lui
donnait toute garantie d'adaptation et de limitation des conces-
sions qu'il pourrait être amené à faire.
Les syndicats forcés de suivre cette nouvelle forme de discus-
sion devaient modifier en conséquence leur tactique : au lieu d'ac-
cords au sommet entre gouvernement, syndicats patronaux et direc-
tions syndicales, l'action devait être décentralisée, d'où une modifi.
cation du caractère des luttes ; d'une part elles pouvaient prendre
l'aspect plus positif et plus concret des conflits directs ouvriers-
patrons, d'autre part devant tenir compte des conditions économi-
ques propres à l'entreprise ou la profession, elles permettaient le
chantage des patrons et les manquvres des réformistes.
Les staliniens et la C.G.T. s'accomodaient fort bien de cette
nouvelle tactique. Au 304 congrès de la C.G.T., Frachon exposait
que « ce qui compte, c'est l'action de la classe ouvrière pour imposer
ses revendications immédiates... ce qui appartient à l'action, c'est
d'avoir en permanence un programme revendicatif pour chaque
cas précis. Ouvrir la perspective à la classe ouvrière, c'est lui mon-
(1) Journal Officiel, Avis du Conseil économique, 1955, n° 16, p. 485, 2e
col.
- 4 -
trer où elle est, et comment son action, son unité peuvent hâter le
rassemblement de toutes les forces démocratiques » (2). Cela fait
écho aux thèses du parti sur la paupérisation, cheval de bataille
pour la constitution du front unique.
Comme d'habitude, ces proclamations ne sont en réalité qu'une
façade destinée à la classe ouvrière et s'adaptant plus ou moins à
la combativité de celle-ci, pour parvenir aux fins propres du syn-
dicat et du parti. Car, en même temps, depuis fin 1954, la C.G.T.
participe aux discussions avec les patrons et signe des conventions
collectives qui n'apportent pas d'avantages substantiels aux sala-
riés, de nombreux accords de salaires (notamment en province),
qui ne débordent pas la marge de sécurité patronale et qui entéri-
nent les écarts de salaires entre les différentes professions ou les
différentes régions. Avant le congrès de la C.G.T. on introduit par
le biais d'une soi-disant discussion démocratique des aperçus sur
un programme économique qui pourrait éventuellement constituer
la plateforme minimum en vue d'un regroupement syndical et
politique de front unique, but provisoire du parti et de la C.G.T.
Mais au total, la ligne des staliniens, sinueuse et contradic-
toire, reflète les contradictions de la situation politique actuelle
du P.C.
D'une part, la nouvelle politique russe depuis la mort de Sta-
line, pousse les partis staliniens à rechercher la collaboration avec
les socialistes et une fraction de la bourgeoisie, d'où la reprise insis-
tante des thèmes du « Front Populaire ». Mais, à l'opposé de 1935, il
n'existe actuellement ni une poussée de la base vers une formation
de ce genre, ni des impératifs internationaux imposant à la S.F.I.O.
et à des fractions de la bourgeoisie française d'accepter les stali.
niens dans une coalition. Les staliniens font ainsi des efforts pour
tranquilliser les réformistes et le patronat, mais les résultats de ces
efforts
ne peuvent être que très maigres, sinon nuls. D'un autre
côté, le P.C. et la C.G.T. doivent essayer de reconquérir auprès
de la classe ouvrière une influence compromise dans la période
1947-1952 ; ainsi Servin, secrétaire d'organisation du P.C., souli-
gnait « la nécessité de renforcer les liens du parti avec les masses »
et de « changer le style de notre travail » (3). Le même Servin,
dans un article intitulé Renforcer le Parti, rappelait que « la lutte
idéalogique et politique du parti, son combat pour l'organisation
des rangs ouvriers, pour le front unique, est donc plus nécessaire
que jamais... Le souci de renforcer le parti à travers toutes les
luttes doit animer l'ensemble des militants » (4). De ce point de
vue, l'abandon des thèmes d'action de politique extérieure axés
sur la défense de la Russie (lutte contre le réarmement de l'Alle-
(2) L'Humanité, 15-6-55, p. 5. Benoît Frachon répond à Le Brun et à
Rouzeaud.
(3) France Nouvelle, 26 juin 1955.
(4) L'Humanité, 15-4-55 : < Renforcer le parti », par Marcel Servin:
magne, rencontre des Quatre Grands), met le P.C. dans l'obliga-
tion de retrouver d'autres thèmes sur le plan intérieur, d'où les
litanies sur la paupérisation et le soutien apparent des revendica-
tions ouvrières. Mais, même dans cette voie, le P.C. ne peut trop
s'avancer, non seulement pour ne pas couper à nouveau tous les
ponts avec les réformistes, mais surtout parce qu'il est moins que
jamais sûr de pouvoir garder sous son contrôle des mouvements
ouvriers amples s'ils venaient à se manifester ; les événements de
cet été ont dû d'ailleurs lui fournir un sujet d’utiles réflexions en
ce sens.
Au total donc, la politique actuelle du P.C. est forcée d'être une
sorte de temporisation, un dosage qui devrait être habile mais no
peut pas l'être toujours de soutien des luttes, ceci pour conserver
l'influence sur le prolétariat -- de contrôle et de freinage de ces
luttes, cela dans le souci de renouer le dialogue avec les réformistes
et le patronat.
La C.G.T. adapte immédiatement sa tactique à la politique
gouvernementale renvoyant les reve
vendications sur le plan des entre-
prises. Elle n'en dénonce pas les dangers, mais au contraire, souligne
que les revendications doivent être discutées dans ce cadre précis
pour que les luttes ne prennent pas un caractère trop violent. On
remet en honneur les grèves tournantes, les débrayages limités en
les proclamant les formes les meilleures de luttes ouvrières, malg
les résultats désastreux qu'ils produisirent depuis trois ans.
LES CONDITIONS PARTICULIERES
DU PROLETARIAT DE PROVINCE
Reporter les luttes sur le plan local, présentait donc des avan-
tages et des risques tant pour le patronat que pour les syndicats. Mais
chacun pensait pouvoir faire face aisément aux risques, le patronat
avec sa marge de sécurité, les syndicats par un encadrement de
l'agitation poursuivie en se servant des facteurs divers de mécon-
tentement de la classe ouvrière.
Cependant, ce système comportant d'une part une pression
continue du patronat sur la classe ouvrière, et d'autre part, une
politique de temporisation des syndicats, devait bien présenter un
point de rupture là où le prolétariat supportait les conditions d'ex-
ploitation les plus dures, et où l'influence des syndicats était la
plus faible.
Le proletariat des zones industrielles secondaires est, en géné.
ral, soumis à des conditions de travail plus dures que celui des
grandes villes. Les abattements de zone font que les salaires sont
inférieurs de 20 à 30 % à ceux de la région parisienne pour un
coût de la vie sensiblement équivalent ; à cette cause légale de
diminution s'ajoute celle tenant à la puissance d'un patronat de
combat disposant de moyens de pression sur les salariés inexistants
dans les grands centres industriels (menace de chomâge, logements
6
ouvriers de fonction, intrusion dans la vie privée). L'influence
apparente des syndicats y est en général plus faible et le prolé-
tariat y est peut-être moins usé par des grèves politiques. Il s'agit
souvent de vieux centres industriels régionaux, à population assez
sédentaire ; et les traditions ouvrières de lutte, ne le cèdent pas
à celles de Paris. Ces zones industrielles secondaires sont actuelle-
ment les plus touchées par la tendance à la concentration. Il en
résulte des mesures radicales de rationalisation des entreprises, des
fermetures d'usines ; les licenciements qui en résultent les diffi-
cultés pour trouver un nouvel emploi constituent des problèmes
quasi insolubles pour les syndicats et permettent aux patrons de
durcir leurs positions et d'aggraver les conditions de travail.
Il n'apparaît pas, dès lors, extraordinaire que la plupart des
mouvements revendicatifs dans le premier semestre de 1955, se
situent en province ; en juin, en dehors des mouvements sporadi-
ques dans la région parisienne (Citroën), trois conflits caractéris-
tiques sont déclenchés : en Lorraine (fonderie Sidelor à Homé-
court), à Saint-Nazaire (Chantiers de construction navale de Pen-
hoët) et à Albi (métallurgie du Saut-du-Tarn).
A
LES LUTTES DE SAINT-NAZAIRE ET DE NANTES
A Paris les grèves tournantes de la C.G.T. dans la métal-
lurgie, sans grande ampleur d'ailleurs, cessent dès la reprise des
pourparlers. A Homécourt, la combativité ouvrière se manifeste de
manière significative dans une occupation de la propriété du direc-
tour de l'usine et par des bagarres avec les C.R.S.; mais après qua-
torze jours de grève le conflit se termine par la conciliation et
10 francs d'augmentation de salaires. Au Saut-du-Tarn la grève
durera bien deux mois, avec des incidents violents également carac-
téristiques, mais elle présente un caractère trop restreint (usine de
1.700 ouvriers) pour avoir un grand retentissement. Par contre,
les événements de Saint-Nazaire et de Nantes marquent autant qu'en
août 1953 une étape des luttes ouvrières tant par leur signification
propre que par leur répercussion sur l'ensemble du proletariat
français.
La situation dans la région industrielle de Nantes-Saint-Nazaire.
Sans doute retrouve-t-on dans cette région industrielle secon-
daire de l'estuaire de la Loire les conditions propres au prolétariat
de province, mais d'autres conditions locales peuvent contribuer à
l'explication des luttes qui s'y sont déroulées.
Sans accorder aux traditions locales l'importance que certains
ont cru devoir relever, il est certain que la région de Nantes possède
un passé de luttes ouvrières. Si la presse bourgeoise a insisté sur
des faits comme la fondation de bourses du travail ou la signature
de la première convention collective, il a beaucoup moins été rappelé
qu'en août 1953, la lutte ouvrière prit un caractère qu'elle n'avait
- 7
pas ailleurs : la grève était totale et le comité intersyndical, appuyé
sur l'unanimité ouvrière contrôlait en fait la ville et gérait lep
services publics.
Après août 1953, et jusqu'à maintenant, cet intersyndicala
continué de fonctionner, jouant un certain rôle de cohésion; les
ouvriers en lutte pouvaient trouver en lui l'organe nécessaire pour
guider la lutte et mener les discussions avec les patrons; alors
*pu’habituellement le manque de contact et le manque de liens
entre les différentes organisations ne peut que freiner le déclen-
chement d'une action, il est évident que la présence de l'inter-
sýndical non seulement levait ces obstacles mais devenait un facteur
positif.
Cependant, partout ailleurs, tous les comités d'action constitués
en 1953 avaient disparu dès la fin de la lutte en dépit des efforts
des staliniens, car il ne s'étaient formés qu'en vue d'une action
déterminée et que la base ne voyait aucun intérêt dans leur main-
tien et dans leur exploitation à des fins différentes de celles pour
lesquelles ils étaient nés.
Si l'intersyndical a pu continuer à jouer un rôle à Nantes, c'est
qu'il existait, à coup sûr, une tendance de la base forçant au main-
tien de cet organisme. Il ne pouvait être que le reflet d'une una-
nimité très différente d'une simple unité syndicale qui n'aurait pu
donner de vie réelle à un tel organisme.
Lors des évènements de Nantes, on a fait ressortir, en liaison
avec les fortes traditions locales déjà notées, le maintien à Nantes
de tendances anarcho-syndicalistes. Ce fait semble être dû plus
particulièrement à l'action de quelques militants ouvriers qui au
sein des sections syndicales locales et toujours en opposition avec
les directions nationales menaient la lutte en s'appuyant directe-
ment sur la combativité de la classe ouvrière. C'est cette combati-
vité qui créait les conditions favorables à l'action d'une avant-
garde de militants conscients, ceux-ci apportant les leçons de leur
expérience.
II est possible aussi que les tendances de ce prolétariat de pro-
vince aient été stimulées par les conditions matérielles précaires
que les ouvriers de la région ont connues au lendemain de la guerre
et par les lenteurs de la reconstruction de cette zone très sinistrée.
Mais la combativité ouvrière s'explique beaucoup plus vrai-
semblablement par les conditions de travail imposées par les patrons
de cette région, par l'énorme déséquilibre tenant au maintien de
salaires très bas et l'augmentation de la productivité par la concen-
tration et la rationalisation des entreprises.
La systématisation de ces opérations du côté patronal semble
prouver qu'il n'y a pas eu de fautes des patrons comme il a été
prétendu, mais la volonté déterminée de réaliser une opération au
meilleur compte possible, peut-être même de faire un test valable
pour la classe ouvrière tout entière. La combativité ouvrière répon-
dait à la combativité patronale.
Fin mai 1955, la Société des Chantiers et Ateliers de Saint
Nazaire (Penhoët) et la Société des Ateliers et Chantiers de la
Loire annoncent leur fusion; cette mesure concerne l'ensemble des
chantiers de l'embouchure de la Loire et des chantiers de la basse-
Seine, soit 70 % de la construction navale française. Parallèlement et
antérieurement à cette concentration se poursuit une rationalisation
du travail par l'introduction de nouvelles méthodes de travail dans
les fonderies, chez les soudeurs notamment; il en résulte un boule-
versement des normes de travail et de la classification des emplois.
D'autres entreprises de la métallurgie nantaise sont touchées par
des mesures identiques : en février, J.-J. Carnaud à la Basse-Indre
prévoit le licenciement progressif de 600 ouvriers par la reconver-
sion de l'usine pour la fabrication de fer blanc laminé.
Face aux résistances ouvrières, les patrons 'usent de leurs moyens
de pression habituels : réduction de l'horaire à 40 heures; menaces
de licenciements, et même de fermeture d'usine; les patrons de la
construction navale, prétendent qu'ils ne peuvent soutenir la concur-
rence internationale; pourtant ils sont subventionnés par l'Etat et la
construction navale est en plein essor; le pport au Conseil Econo-
mique de juillet 1955 note : « les longs délais de fabrication de cette
industrie assurent une certaine permanence à cette activité ». (5)
Une preuve de la pression patronale est donnée dans le fait, connu
sculement au cours des grèves, que les salaires déjà très bas, n'ont
pas été relevés lors du rendez-vous d'avril.
Les discussions de salaires engagés depuis de longs mois traî-
naient sans résultat. Les syndicats, pour appuyer leurs négociations,
ne trouvaient à proposer que des formes sporadiques d'action :
grèves tournantes, débrayages limités, pétitions, meetings isolés,
etc.; habituellement, cette petite guerre use la combativité du pro-
létariat. Il devait en être tout autrement à Saint-Nazaire.
Les luttes de Saint-Nazaire.
Aux Chantiers de Penhoët, la mise en oeuvre de nouveaux pro-
cédés de soudure entraînait une diminution de salaire par le jeu du
boni d'environ 10 francs par heure. Le lundi 20 juin, les soudeurs
envahissent le bâtiment de la direction du chantier pour forcer
celle-ci à recevoir une délégation ; le mardi 21, à 10 h. 30, ils
parcourent le chantier, font débrayer tous les ateliers, entraînent
à nouveau tous les ouvriers à la direction; celle-ci refusant de les
recevoir, ils commencent à passer par les fenêtres bureaux, maté-
riel, plans, tables à dessin et à brûler le tout dans la cour de l'usine;
le drapeau rouge est hissé sur les bâtiments. Les dirigeants syndi-
caux, surpris par le déclenchement de cette action, n'en connais-
sent les détails qu'au cours d'une réunion des délégués de l'usine
au début de l'après-midi; au cours d'un meeting qui suit et qui
(5) Journal Officiel, Avis et rapports du Conseil économique, 1955, n°
16,
p. 473.
9
groupe 4 à 5.000 ouvriers, ces mêmes dirigeants désapprouvent le
< excès commis » : ils essaient, contre la volonté des ouvriers, d
limiter le conflit à l'usine et d'empêcher son extension à l'ensembl
de la métallurgie nazairienne pour un soutien collectif des soudeur
La seule consigne donnée est l'occupation des chantiers, tout
temporaire d'ailleurs puisqu'ils sont évacués le soir même, aloi
que le Préfet masse des C.R.S. pour « protéger les patrons ». L
mercredi, alors que les délégués discutent en commission paritaire
l'action propre des soudeurs devient l'action de tous pour les sala
res. Les ouvriers de toutes les entreprises métallurgiques de Saint
Nazaire sont en grève et attaquent les C.R.S. qui, eux, occupen
les chantiers; de violentes bagarres se déroulent alors. Dans l'après
midi, sur l'intervention des délégués et du maire socialiste, les C.R.S
sont retirés et leur départ salué par l'« Internationale ». Le jeud:
arguant de cette « victoire », de 5 francs d'augmentation horaire e
de 5 jours fériés payés les syndicats poussent les ouvriers à rentre
pendant que les discussions se poursuivent. Le lundi 27, pou
appuyer ces mêmes discussions, ils entraînent à nouveau les métallo
de Saint-Nazaire dans la tactique habituelle des grèves tournantes
mais, fait significatif de la combativité et de l'unanimité des tra
vailleurs, aucun syndicat ou même les trois ensemble ne peut prer
dre l'initiative de signer avec les patrons sur les bases d'une aug
mentation horaire de 7 à 17 francs, dernières propositions patronale
qui sont rejetées le 28 par un meeting des ouvriers.
Peut-être pour des raisons différentes, patrons et syndicat
avaient-il misé sur les vacances pour que tout « rentre dans l'or
dre ». Les directions, notamment des Chantiers de la Loire, d
Saint-Denis, de la S.N.C.A.S.O., des Chantiers de Penhoët, avaien
cru bon d'adresser pendant le congé des lettres individuelles indi
quant ce que les ouvriers auraient touché s'ils avaient accepté le
augmentations proposées et indiquant que la semaine de travai
était ramenée à 40 heures; ceci était une manoeuvre pour faire cesse
les grèves tournantes car les patrons espéraient que les ouvrier
céderaient devant la menace d'une rémunération hebdomadair
réduite à 33 heures par des grèves d'une heure par jour.
Les dirigeants syndicaux, n'avaient trouvé comme réplique
qu'une nouvelle forme de grève tournante pour le 14 août à 1
reprise : un débrayage d'une heure par atelier et par jour à tour d
rôle, les seuls grévistes devant se réunir en groupe devant la direc
tion. Mais là encore la base déborde les syndicats; à Penhoët, ai
lieu des seuls soudeurs qui devaient débrayer en premier, ce son
tous les ouvriers qui sont devant la direction vers 10 heures. Le
lettres sont entassées dans la cour pour un feu de joie qui se com
munique à la baraque du gardien; les ouvriers attaquent la direc
tion et, à l'arrivée des C.R.S., se retranchent dans les chantiers
De nombreux contingents de gardes mobiles sont amenés el
hâte; les patrons déclarent, une fois de plus, aux délégués, qu'il
sont à la limite des concessions et qu'ils ne peuvent proposer davan
vo
10
tage. Au début de l'après-midi, les ouvriers qui se sont introduits en
force dans les chantiers, attaquent les C.R.S. La lutte durera jus-
qu'au soir, avec parfois le caractère d'une véritable bataille. Le
bâtiment du syndicat patronal est incendié. Les ouvriers utilisent
des frondes, des tuyaux chargés de grenaille d'acier qu'ils branchent
sur les canalisations d'air comprimé. La lutte ne cesse qu'à la nuit
avec l'occupation des chantiers par les C.R.S.
Déjà la presse notait que « le dialogue n'avait plus de sens si
les mandataires se faisaient plus ou moins volontairement désa-
vouer » et « que l'unanimité dépassait largement la traditionnelle
unité syndicale, car ce sont les troupes qui contraignent les chefs à
aller toujours plus loin » (6). Le recours à la procédure de média-
tion à Paris apparait comme la bouée de sauvetage tant pour les
syndicats que pour les patrons dans un mouvement qui prend une
telle ampleur et surtout une telle orientation. Le mercredi 3 août,
tous les syndicats, unis dans un dernier effort, parviennent, en
faisant miroiter l'avantage de la nouvelle procédure de médiation
à faire voter à main levée la reprise du travail. En échange de cette
médiation et du retrait des forces de police, les délégués se sont
engagés à renoncer à toute 'action pendant les quinze jours que
durera la négociation; et celle-ci par précaution se déroulera à
Paris, « en terrain neutre ». La nécessité, autant que le souci d'un
apaisement a amené les uns et les autres à rechercher un accord
rar l'entremise d'un « conciliateur ».
Peu de précisions ont été données sur la manière dont se sont
déroulés les pourparlers. Ce qui est certain c'est qu'ils furent labo-
rieux; la volonté d'arriver à un accord acceptable s'expliquant par le
désir mutuel des patrons et des syndicats d'éviter le retour d'évè-
nements semblables à ceux des le' et 2 août. Et si l'accord apportait
une augmentation d'un taux inhabituel de 22 %, le patronat décla-
rait que « cela était compensé et au delà par le rétablissement
d'un climat social sans lequel il n'y a pas d'industrie possible » (7).
Pourtant cette concession ne rallie pas l'unanimité des ouvriers;
81 % d'entre eux voteront le 17 août la ratification de l'accord.
Les répercussions de Saint-Nazaire.
Si des manifestations de solidarité avaient eu lieu à Nantes,
distante de 60 km., dès le 23 juin, où se poursuivaient également
des discussions de salaires, elles restaient plutôt platoniques; les
minoritaires n'avaient pu réussir à étendre à Nantes le mouvement
pas plus au début de juillet qu'au début d'août en raison de l'oppo-
sition des bureaucraties syndicales.
Pourtant, les conditions de travail étaient identiques et les
pourparlers de salaires s'éternisaient, les patrons proposant 3 %
ajoutés aux 3% accordés au début de l'année. Dès que sont connus
(6) Le Monde, 3-8-55.
(7) Le Monde, 9-8-55.
- 11
les résultats de Saint-Nazaire, l'agitation gagne la métallurgie de
Nantes. Le mercredi 17 août, au retour des vacances, alors que
les
discussions se poursuivent au siège de la Fédération patronale, les
ouvriers, sans avoir été appelés à manifester par les syndicats, se
massent dans la rue dès 10 heures, devant l'immeuble où siège la
commission paritaire; les patrons offrent alors 10 à 15 francs d'aug.
mentation horaire, les syndicats demandent 25 %, taux voisin de
celui acquis à Saint-Nazaire. A 12 heures, les patrons veulent se
retirer et proposent le recours à la procédure de médiation; l'hosti-
lité des milliers d'ouvriers massés dans la rue les oblige à poursui-
vre les discussions; à 14 heures, les patrons offrent 20 francs, refu-
sés par les ouvriers au cri de « Nous voulons 40 francs ». Ceux-ci
envahissent alors l'immeuble patronal et commencent à passer le
mobilier et les papiers par les fenêtres; à 15 heures, les patrons
offrent les mêmes salaires qu'à Saint-Nazaire; les ouvriers refusent;
à 15 h. 15, 33 francs, toujours refusés. Un ouvrier ouvre alors la porte
de la salle des séances, demande calmement : « Lequel que j'étran-
gle », et tous envahissent la salle ;à 15 h. 30, devant l'ampleur de la
manifestation, les patrons cèdent les 40 francs et sortent de la salle
des séances en file indienne entre une haie d'ouvriers qui les inju-
rient; ils trouvent leurs voitures' avec les pneus à plat et doivent
repartir à pied.
Dans la soirée, les patrons dénoncent l'accord dans ces termes
« C'est dans ce climat de contrainte et de violence que la signature
du syndicat patronal a été arrachée, le Directeur départemental du
Travail ayant estimé, à ce moment, qu'il fallait à tout prix éviter le
pire.
« En conséquence, la délégation patronale déclare solennelle-
ment que
le document revêtu de cette signature se trouve frappé de
la nullité prévue par les articles 11ll et suivants du Code Civil » (8).
Il a même été avancé que l'Inspecteur du Travail serait à l'origine
de toute la mise en scène destinée à mystifier les ouvriers.
Le jeudi 18, les usines sont fermées. Au début de l'après-midi,
après un meeting, les délégués discutent à la Préfecture de la reprise
des pourparlers et du retrait des C.R.S. amenés à grand renfort dans
la nuit. Plus de 10.000 ouvriers sont massés devant la Préfecture que
protègent les C.R.S. Dans la ville, les ouvriers du bâtiment, « passant
outre aux consignes des dirigeants » (9), attaquent les policiers
des bagarres éclatent. C'est alors qu'une bombe fabriquée par lee
ouvriers (grenaille, acide sulfurique et plastic) est lancée sur un
groupe
de C.R.S. qui stationne près de la Préfecture : 27 sont bles
sés dont 11 sérieusement. Les bagarres s'étendent et durent jusque
tard dans la soirée; des groupes d'ouvriers tentent même d'élever
des barricades en abattant des arbres et en arrachant les pavés ;
l'immeuble de la fédération patronale est de nouveau saccagé.
(8) Le Monde, 19-8-55,
(9) Le Monde, 20-8-55.
12
1
Le vendredi 19, un meeting réunit à 10 heures les ouvriers pour
information par les délégués syndicaux et renvoi a un autre meeting
à 15 heures; mais déjà un groupe d'ouvriers a attaqué l'immeuble
du journal local qui avait publié avec une légende injurieuse pour
les ouvriers une photo représentant des C.R.S. blessés en compagnie
du Préfet. Des journaux saisis sont brûlés dans la rue, jusqu'à ce
que le directeur du journal accepte de publier un rectificatif.
Le meeting de l'après-midi s'achève à 17 h. 30, et réunit plus
de 15.000 métallos auxquels se sont joints de nombreux travailleurs
d'entreprises publiques et privées de la ville. Les dirigeants syndi-
caux sont en désaccord sur le but à donner à la manifestation dans
la ville, qui doit suivre. Un minoritaire propose d'aller à la préfec-
ture, mais se heurte à l'opposition des autres; c'est alors que d'un
groupe d'ouvriers vient le mot d'ordre d'aller à la prison, manifes-
tation de solidarité envers les emprisonnés de la veiſle, mot d'ordre
repris par tous, et forcément par les dirigeants; les ouvriers avan-
cent au coude-à-coude mais au lieu de se borner à manifester, ils
attaquent la prison. Une grille est enfoncée, le portail est près de
l'être, un gardien lance alors des grenades lacrymogènes alors que
les C.R.S. essaient de dégager la place devant la prison. D'autres
inanifestants attaquent au même moment le Palais de Justice. De
nombreux accrochages très brefs et très violents se produisent dans
les rues de la ville, les groupes d'ouvriers attaquant constamment
les C.R.S. Au cours de ces accrochages un officier de C.R.S. tire déli-
bérément au pistolet. un ouvrier est tué d'une balle dans la gorge.
Les ouvriers, réflexe immédiat de lutte, attaquent alors une armu.
rerie de la ville, défoncent les vitrines et s'emparent des armes. La
lutte se poursuit avec le même caractère très tard dans la soirée.
A ce moment, les bagarres durent depuis trois jours et dirigeants
syndicaux autant que « forces de l'ordre » sont débordés; le Gou-
vernement a dû amener 20 compagnies de C.R.S. (4.600 hommes et
2.400 gardes) et la ville est surveillée par hélicoptère; la combati-
vité des ouvriers est au plus haut point et des témoignages attestent
que les C.R.S. ont peur; bien que ceux-ci paraissent tenir la ville
une extension du conflit pourrait amener le renversement de la
situation au profit des ouvriers qui, comme en 1953, au moment de
la grève générale, pourraient contrôler la ville sans que la police
puisse intervenir.
Au lieu de proposer cette extension, au lieu d'exploiter cette
situation en décrétant la grève générale dans la région de Nantes,
les dirigeants syndicaux veulent un apaisement : avec le maire, les
parlementaires, le super-préfet de Rennes, la journée du samedi 20
se passe à chercher « désespérément un armistice » (10).
Le décalage est évident entre les bureaucraties syndicales et le
prolétariat de Nantes : sur le plan local il se manifeste par un
conflit des minorités d'avant-garde qui ont impulsé la lutte au cours
(10) Le Monde, 21/22-8-55.
- 13 -
de ces trois jours et les bonzes syndicaux de toutes tendances. Les
minoritaires de l'union locale F.O. publient une motion déclarani
« avec force que les seuls responsables du sang versé sont M. Rix
Préfet de la Loire-Inférieure et les forces de police utilisées contre
les ouvriers, et condamnent de la façon la plus formelle ceux qui
dans une certaine presse tentent de rejeter une partie de la respon
sabilité des évènements sur la classe ouvrière qui n'a fait qu'user de
son droit de légitime défense » (11). La signature de cette motion
a été refusée par les unions locales C.G.T. et C.F.T.C. Par contre
le Bureau Confédéral F.0. déclare que les ouvriers « doivent déjoue
les provocations qui déjà se font jour et ne pas s'associer à des violen
ces inutiles qui revêtent un caractère de provocation » (12). Les même:
unions locales C.G.T. et C.F.T.C. stigmatisent dans leurs communi
qués « les provocateurs dont l'attitude est incompatible avec l'ac
tion conséquente que mènent les travailleurs dans l'unité pour une
solution favorable de leurs revendications ». Cette position fait
évidemment écho à l'attitude de la fédération communiste de la
Loire-Inférieure exprimée dans « L'Humanité » qui ne voit dans la
combativité ouvrière que « l'action de quelques groupuscules trots
kystes » (Fajon), dans l'attaque de la prison que le fait d'un
« groupe d'éléments incontrôlés », dans celle d'une armurerie « les
agissements de certains groupes provocateurs » que le préfet exploite
pour mettre la ville en état de siège (13).
Les directions syndicales ne veulent pas de l'extension du con
flit; pour les syndicats réformistes, cela est dans la ligne habituelle
et l'union locale F.O. est rapidement désavouée par les bonzes natio
naux; « L'Humanité » peut se lancer dans des descriptions grandi
diloquentes de certains faits soigneusement choisis (14). Deux faits
essentiels se dégagent de l'attitude du P.C. et de la C.G.T. :
1° Aucun appel réel à la solidarité, soit par entrée dans la lutte
soit par soutien financier n'est lancé dans les usines; bien
sûr la Fédération des Métaux invite le 19 août « les sections
syndicales à appeler les métallurgistes à exiger dans l'unité
le retrait immédiat des forces policières à Nantes ». Mai:
cela ne se traduit dans la pratique que par quelques envoi:
de télégrammes;
2° Les faits les plus significatifs de l'attitude offensive de la
classe ouvrière sont systématiquement passés sous silence
(bombe du 19) ou déformés (attaque de la prison et de
l'armurerie).
La tactique des syndicats est de temporiser, de localiser le con
flit. Il faudra du temps pour user la combativité des ouvriers de
Nantes, pour les diviser, mais dans l'immédiat il faut à tout prix
(11) Le Libertaire, 8-9-55.
(12) Déclaration du 22-8 publié dans Force Ouvrière, 25-8-55.
(13) L'Humanité, 20-8-55, p. 5.
(14) Par exemple les obsèques de l'ouvrier tué. Humanité-Dimanche, 28-8-
55
14
éviter
que le mouvement de Nantes ne fasse école : toute attitude
révolutionnaire et toute vélléité d'action autonome de la classe
ouvrière doivent être brisées car elles tendent à déborder le cadre
syndical et échapper au contrôle de la C.G.T. et des staliniens.
Le point de rupture du mouvement intervient par l'action des
syndicats le lundi 22 août. Dans la journée du dimanche 21, de
laborieuses négociations se poursuivent à Rennes entre le super-
préfet, les patrons et les délégués syndicaux, à Rennes et non à
Nantes. A une heure du matin un protocole d'accord est signé; les
délégués doivent soumettre aux ouvriers un projet dans lequel, en
contrepartie de la levée du lok-out et du retrait des forces de
police, ils devront « assurer une situation normale à l'intérieur des
usines, dans le cadre de la légalité » (15).
L'accord du 17 août doit être soumis à l'examen du tribunal
qui décidera de la validité. Les délégués syndicaux n'ont pas osé
s'engager pour les ouvriers qui les suivent déjà bien difficilement.
Aussi le référendum qu'ils vont organiser va être un chef-d'oeuvre
de mystification syndicale. Le vote a lieu par usine et non en com-
mun; cela facilite le travail des délégués syndicaux et gêne au
contraire celui des minoritaires; de plus, Nantes étant très étendu,
et les ouvriers devant se rendre aux portes de leur usine, un
nombre important d'entre eux ne pourront prendre part au vote.
Peu de précisions ont été données sur les explications qui précédè-
rent ce vote; il apparaît toutefois que les délégués syndicaux expo-
sèrent simplement comme un facteur le retrait des C.R.S. mais pas-
sèrent sous silence le fait que la reprise du travail aux conditions
anciennes constituait un renoncement à l'accord du 17 août. Bien
entendu, la division par usine gênait considérablement le travail
d'explication qui aurait pu être donné par les minoritaires au cours
d'une assemblée générale des grévistes. Comme le note « L'Huma-
nité » du 23 août « les explications ont été courtes ». Le même
journal poursuit : « à l'appel de leurs délégués les métallos se sépa-
rent en groupes, par atelier, par service, c'est l'heure du vote »,
* les bureau de vote sont en plein air, sur les trottoirs, chacun vient
* chercher un bout de papier, se met en quête d'un crayon ou d'un
« stylo. Il n'y a qu'un mot à écrire, OUI (sic) pour la ratification
« du protocole ou non et à glisser son bulletin dans l'urne sous
* l'oeil vigilant des copains d'atelier.
« Urnes en bois et boîtes en carton sont scellées avec les
« moyens de bord : quelquefois avec des bouts de papier gommé
< portant les signatures des membres du bureau. Des petits groupes
« les emportent en vélo, en moto au lieu de dépouillement central.
« Un peu avant 11 heures, le total est connu : votants 6.875.
« QUI : 5.378 ; Non : 1.400 ; nuls : 97. Pourcentage pour la ratifi-
<cation du protocole : 78% » (16)
(15) Le Monde, 23-8-55.
(16) L'Humanité, 23-8-55.
- 15 -
« L'Humanité » oublie un seul chiffre, celui des abstentions :
6.815.
Le nombre élevé des abstentions ne peut s'expliquer uniquement
comme cela a été fait par un nombre important de grévistes non
actifs qui se seraient désintéressés du vote; les faits relatés montrent
plutôt que les syndicats ont précipité le vote (qui n'a duré en
pratique que de 10 heures à 11 heures pour près de 7.000 ouvriers)
et qu'un nombre important d'ouvriers n'ont pu être touchés. Le
3 octobre, après cinquante jours de grève, 11.541 ouvriers sur 13.500
participeront à un vote identique; ce dernier chiffre confirme la
manoeuvre des syndicats lors du vote du 22 août.
Et les membres du comité d'action vont signer le protocole ;
le lendemain, la rentrée s'effectue normalement. Le premier épisode
des luttes de Nantes est terminé : les syndicats et les patrons ont
gagné la première manche sur les ouvriers. La phase spontanée du
mouvement est terminée.
Les autres répercussions de Saint-Nazaire.
Mais ces efforts des syndicats ne peuvent empêcher ni une mon-
tée revendicative, ni, qu'à l'image de Nantes et Saint-Nazaire, les
luttes prennent le même caractère offentif. Au 1er septembre, huit
jours après Nantes, la grève touche surtout l'Ouest, les chantiers de
construction navals et quelques centres de province. A Albi, dès le
21 août, des incidents typiques se produisent : à minuit, des ouvriers
qui attendent le résultat de pourparlers se barricadent dans la cour
de la Préfecture du Tarn dès qu'ils ont connaissance de la rupture
des négociations et n'en sont délogés que cinq heures plus tard
par les C.R.S. A Cholet, le 30 août, les ouvriers font toute la nuit
le siège du Palais de Justice où patrons et délégués sont réunis en
commission paritaire et obligent les patrons à discuter pendant
18 heures. Au Mans, les ouvriers envahissent la Chambre de Com-
merce où siège la commission paritaire et arrosent la délégation
patronale avec une lance à incendie. Des mouvements ont éclaté à
Rouen, Le Havre, Lorient, Toulon, La Rochelle, généralement dans
la construction navale; à Saint-Etienne dans la métallurgie, à Bel-
fort (usine Alsthom de constructions électriques).
LA SPONTANEITE DANS LA LUTTE
ET LE DEPASSEMENT DES SYNDICATS
Cette spontanéité ne fait aucun doute dans le déclenchement de
l'action, tant à Nantes qu'à Saint-Nazaire. Dans ce dernier port,
depuis le début de l'année, les syndicats ne soutenaient que des
grèves tournantes et même lors de la reprise fin juillet, la seule
réponse syndicale aux lettres de provocation patronales était encore
des débrayages d'une heure. C'est spontanément qu'à l'instigation
16 -
des soudeurs les ouvriers recourent à la forme la plus positive d'ac
tion, la grève illimitée. De même à Nantes, personne n'avait ordon
aux ouvriers de venir « soutenir » les discussions à la commission
paritaire, et pourtant à 10 heures du matin tous les métallos étaient
dans la rue.
Ce dépassement des organisations syndicales se retrouve aussi
tout au cours de la lutte : la masse des ouvriers contrôle étroitement
l'activité des délégués;, ceux-ci ne peuvent plus traiter séparément
mais doivent en référer constamment à l'ensemble des ouvriers.
Dans les manifestations le dépassement est évident, ce sont les
ouvriers qui pratiquement décident des objectifs (par exemple la
prison de Nantes), qui ont recours à la violence; les conseils de
modération des délégués ne sont pas écoutés.
Unification des revendications.
S'il apparaît qu'à l'origine du mouvement de Saint-Nazaire, il
y a une question de normes des soudeurs, en réalité les revendi-
cations s'unifient rapidement sur la question des salaires. La dété-
rioration continue de la condition de la classe ouvrière fait
que
celle-
ci se préoccupe avant tout de sa situation matérielle : c'est le
véritable élément moteur des luttes.
Le fait brutal des luttes à Saint-Nazaire, qui frappe la classe
cuvrière est que la lutte violente apporte une augmentation massive
de salaire; les autres questions secondaires passent inaperçues et
d'ailleurs ne sont réglées qu’ultérieurement. A Nantes cette position
a un caractère plus marqué : la revendication devient uniforme et
de 40 francs pour tous, mot d'ordre repris ensuite dans différents
secteurs de province.
Réclamer une grosse augmentation de salaire, non hiérarchisée,
c'est se situer en dehors du plan économique de l'entreprise, en
dehors de toute discussion sur son influence sur la vie de l'entre-
prise, ou sur les différentes catégories hiérarchiques. C'est un fait
brutal qui n'appelle qu’un oui ou un non et qui se relie à la notion
élémentaire de l'exploitation. Il entraîne comme conséquence l'una-
nimité de la classe ouvrière et le recours à des formes violentes de
luttes puisque les rapports salariés-patrons se trouvent dépouillés
de toute mystification et ramenés aux rapports de force, à ce qu'ils
sont réellement.
L'unanimité des ouvriers.
Evidemment les staliniens insistent sur le caractère « unitaire »
du mouvement. Mais il y a loin de l'unité réclamée par les direc.
tions syndicales et une unanimité dans la lutte venant de la base,
manifestation puissante d'une conscience collective de classe, pour
des objectifs de classe, en dehors de toute direction extérieure.
Nous avons déjà souligné le rôle que cette véritable unité
17
ouvrière avait pu jouer dans le maintien de l'intersyndical à Nantes
après août 1953. Le prolétariat de cette région trouvait sans doute
dans ses conditions particulières les raisons économiques fonda-
mentales de son unité dans la lutte contre les patrons pour la seule
revendication élémentaire d'une augmentation de salaires; l'action
des minorités, les traditions ouvrières, les faibles influences syndi.
cales faisaient le reste.
Et la revendication unique de salaire, dépassant les divisions
de catégories professionnelles, des différentes corporations, des
employés et des ouvriers cimentait définitivement cette unité dans
la lutte qui trouva son expression originale dans la combativité de
tous, ouvriers et employés de tous ordres.
La combativité ouvrière.
C'est cette action autonome de la classe consciente de sa force
unie, totalement dégagée des préoccupations réformistes, brisant le
cadre syndical traditionnel qui donna à la lutte ce caractère de vio-
lence offensive, toute nouvelle dans les luttes intervenues depuis
la Libération.
Dès l'origine des luttes, étroitement associée au dépassement des
syndicats et à l'éclatement du cadre syndical, la violence se mani.
feste, passant, dans la mesure où les buts du moment ne sont pas
atteints, d'un stade déterminé de lutte au stade supérieur.
A Saint-Nazaire, comme à Nantes, les ouvriers sont toujours
présents pour soutenir l'action des délégués en discussion avec les
patrons; si les discussions durent trop longtemps (seulement quel-
ques heures) le siège des fédérations patronales ou des directions
est envahi, le mobilier va à la rue; si les patrons ne cèdent toujours
pas, la salle des séances est envahie, les patrons plus ou moins mal-
menés; s'ils refusent de discuter et appellent les forces de l'ordre,
les ouvriers attaquent les C.R.S. Le rapport de force ouvriers-
patrons se transpose en rapport de force classe ouvrière-Etat.
Les C.R.S. attaquent : les ouvriers qui d'abord utilisaient les
projectiles habituels aux bagarres de rues et d'usine (pierres, pavés,
boulons, bouteilles, etc.) perfectionnent naturellement leurs armes
et les adaptent aux conditions présentes de la lutte, pour accroître
leur efficacité. A Saint-Nazaire, des tubes remplis de grenaille sont
branchés sur les canalisations d'air comprimé sous 6 kg. de pression;
à Nantes, les groupes les plus combattifs se sont coiffés de casques
de motocyclistes; ils utilisent des gourdins garnis à l'extrémité de
fil barbelé qui déchire la main des C.R.S. qui essaient de les arra-
cher; ils lancent à l'aide de lance-pierres des « débouchures »,
chutes de métal aux bords très coupants; à l'extrême, ils utilisent
la bombe du 19.
Lorsque les C.R.S. tirent, la riposte est immédiate : il faut d'au.
tres armes puisque les conditions de lutte sont modifiées : une armu.
rerie est dévalisée.
18.
est pas
On peut chercher à trouver une signification à cette violence
consciente de la classe ouvrière. Bien qu'elle puisse apparaître
comme la manifestation d'une sorte de force élémentaire, elle n'en
moins la mesure du niveau de combativité des ouvriers, d'une
conscience extrême de leur force et d'une volonté inébranlable de
mener l'action jusqu'au bout pour obtenir la satisfaction des reven-
dications. Elle ne se réfère pas à un but politique et si elle se trans-
pose du plan patronat au plan Etat, c'est uniquement en raison des
nécessités de la lutte. Tous les bâtiments officiels attaqués abritaient
des délégations patronales et l'attaque de la prison est plus une mani.
festation de solidarité qu'une opération politique à valeur de sym-
bole. Si spectaculaire et démonstrative qu'elle puisse paraître, cette
violence n'est qu'une des manifestations de l'action autonome de la
cíusse pour des revendications de salaire.
Il semble d'ailleurs que ces facteurs positifs ne purent se déve.
lopper dans le cadre des conditions particulières de la lutte que
par l'action au sein même du syndicat, de la minorité des militants
ouvriers d'avant-garde dont nous avons déjà souligné le rôle dans le
maintien des traditions ouvrières.
Il est évident que sans le soutien général des ouvriers unanimes,
cette avant-garde n'aurait pu agir; mais il est non moins évident que
les actes les plus marquants sont dûs à l'action de groupes d'ouvriers
les plus combatifs guidés par cette avant-garde. Il y a une influence
réciproque des actions de l'avant-garde et de la classe, l'avant-garde
ne pouvant agir, sous peine d'être isolée, qu'avec le soutien et dans le
sens de la classe, les ouvriers les plus actifs étant guidés par l'avant-
garde plus à même de juger des problèmes de l'action.
Un fait non moins significatif est l'entrée dans la lutte d'élé-
ments jeunes; la génération de guerre était souvent considérée,
notamment par les bureaucraties syndicales, comme peu formée
politiquement et héritière d'une certaine facilité venant des priva-
tions et des conditions de vie au lendemain de la guerre. Il semble
qu'ils furent à Nantes à l'avant-garde de la lutte, non seulement de
la lutte physique violente avec les C.R.S., mais aussi dans l'ensemble
du mouvement. Il y a là un facteur non négligeable pour l'appré-
ciation des luttes futures, car ces éléments n'ont pas l'attachement de
leurs aînés pour les formes d'organisation syndicale et leur
conscience de classe se développe en dehors de l'influence de la vie
politique et des luttes de la période d'entre-deux-guerres.
Les aspects négatifs de la lutte.
A partir du moment où la lutte prenait plus d'ampleur et
ces caractères généraux tendaient à se préciser, une offensive des
bureaucraties syndicales devait tenter de contrecarrer l'action auto-
nome de la classe ouvrière et de neutraliser les militants d'avant-
garde; le but des syndicats était de reprendre le contrôle du mou-
vement.
19
Il est difficile par manque d'information de se faire une opinion
exacte des limites actuelles de la tendance de la classe ouvrière à
l'autonomie et des réactions des ouvriers aux tentatives de main.
mise des bureaucraties syndicales sur le mouvement.
A prime abord il peut apparaître que cette mainmise a pû
se faire sans grande difficulté et sans résistance de la base. Ce qui
peut frapper c'est le fait que les ouvriers, en même temps qu'ils
dépassent les syndicats sur le plan de l'action continuent à utiliser les
organisations syndicales et le cadre légal des institutions pour
obtenir satisfaction dans leurs revendications de salaires. A aucun
moment, semble-t-il, il n'y a eu de tentative de constituer un comité
de grève indépendant des syndicats ou de comité de lutte sur la base
des usines. Tout en exerçant un contrôle étroit sur les délégués, en les
dépassant, en les écartant au besoin, la masse des ouvriers ne pense
pas que les rapports avec les patrons ou les autorités puissent se
faire autrement que par l'utilisation du cadre syndical.
De même au cours des bagarres, s'il peut apparaître que des
groupes d'ouvriers se sont constitués autour de certains éléments
d'avant-garde, il n'apparaît pas que ces groupes aient pû avoir une
action autonome en dehors de cette forme de lutte violente; même
sur ce plan certaines limites ont pu se préciser : l'attaque de la pri-
son est, en elle-même, au point de vue de la stratégie de la ville une
erreur grossière, car le lieu ne se prêtait en aucune manière à
un combat de rue, la prison étant située dans un cul de sac; au
cours de l'action un groupe de 200 ouvriers voulait attaquer un
groupe de C.R.S. supérieur en nombre; un militant d'avant-garde
essaie de les en dissuader en leur montrant leur infériorité; mais
les ouvriers menacent le militant, attaquent quand même les C.R.S.
et sont battus.
En dehors de la lutte violente, il semble également que les
bureaucraties syndicales aient pu, malgré le contrôle étroit des
cuvriers, opérer certaines mancuvres en toute sécurité pour parve-
nir à faire accepter des solutions bâtardes sans qu'aucune critique
collective vienne soutenir les efforts de la minorité d'avant-garde.
En effet, dès l'origine des mouvements, les syndicats cherchent à
imposer leurs solutions. A Saint-Nazaire ,ils obtiennent la fin de la
grève par la procédure de conciliation. A Nantes, ils s'opposent à la
généralisation du mouvement; aucune grève n'est déclenchée dans
cette première phase, les cheminots, les services municipaux ne
débrayèrent pas; les représentants syndicaux recherchent systéma-
tiquement une solution dans le cadre institutionnel, leur attitude
peut même dans certains cas apparaître plus directement en contra.
diction avec l'action autonome de la classe : ce sont les dirigeants
syndicaux qui avouent au Préfet « on a bien du mal à les calmer »,
lequel Préfet leur délivre d'ailleurs dans sa lettre de démission un
satisfecit de bonne conduite assez significatif (17). Incontestable.
.
(17) Le Monde, 26-6-55, p. 5.
- 20
ment, l'acceptation des syndicats comme moyen de discussion, sinon
comme organisation de classe pour la direction de la lutte, témoigne
d'un certain degré de confiance en ceux-ci, et constitue une limite
aux tendances autonomes de la classe.
Il est possible que les ouvriers de Nantes aient eu conscience
d'une situation objective rendant impossible dans le stade présent
des luttes une extension de leur mouvement sur le plan national ou
bien d'un transfert de la lutte du plan ouvriers-patrons au plan
ouvriers-Etat ; cela les a conduit à se laisser apparemment mancu.
vrer par les syndicats pour terminer un mouvement qui dans l'esprit
des ouvriers eux-mêmes, gardait, malgré sa forme violente qui le
situait en dehors du cadre syndical, des buts strictement revendi-
catifs. Que faire en effet dans une ville de province au moment où
les syndicats ramenaient le conflit sur le plan ouvriers-patrons, et
où toutes les manifestations restaient désespérément identiques à
elles-mêmes sans autre perspective que de faire céder les patrons
dans des négociations.
Il est clair en tout cas que, tout au cours de la lutte, les ten-
dances autonomes de la classe et l'action de l'avant-garde d'une
part, et les bureaucraties syndicales d'autre part, s'opposent d'une
manière très mouvante, les premières tendant constamment à dé-
passer le cadre syndical, les secondes tendant à reprendre en mains
Je mouvement et à détruire tous les effets d'une action autonome.
L'aspect le plus essentiel de la violence telle qu'on peut l'obser-
ver à Nantes est qu'elle semblera l'expression d'une autonomie qui
nanque sur le terrain des formes d'organisation. Dans la mesure où
les ouvriers de Nantes continuent à faire l'expérience du rôle réel
des organisations syndicales, ils peuvent prendre conscience, avec
l'aide des explications de l'avant-garde, de l'opposition irréductible
entre ces tendances autonomes et l'utilisation du cadre syndical: ceci
ne peut amener qu'un appronfondissement de la conscience de la
classe ouvrière et un élargissement de ces tendances qui n'ont pu,
jusqu'ici, se manifester que sur le plan de la violence.
LE MOUVEMENT DE SAINT-NAZAIRE ET DE NANTES
ET LE PROLETARIAT FRANÇAIS
Comme en août 1953, il est évident que l'explosion de Nantes
allait avoir de profondes répercussions dans la classe ouvrière tout
entière : il apparaissait possible d'arracher aux patrons par une
lutte violente, des augmentations substantielles de salaires. Les luttes
n'ont pourtant, à aucun moment, pris un caractère généralisé ; il
est certain que les bureaucrates staliniens et réformistes ont tout
fait pour les en empêcher. Pour nous, cependant, ce n'est pas cette
aititude des bureaucrates qui va de soi qui doit être analysée,
mais l'attitude des ouvriers dans le reste du pays.
La perspective immédiate actuelle des ouvriers n'est pas dans
un bouleversement de la société, mais dans la préservation des droits
21
acquis et dans la conquête par tous moyens de lutte appropriés
d'une partie du profit prélevé par les patrons sur leur travail. Sur ces
questions matérielles immédiates, la classe ouvrière se montre intrai.
table, agissant au moment voulu, dépassant les syndicats, mais avec
en vue un objectif précis ; il n'y a à aucun moment dépassement du
cadre revendicatif. En août 1953, quand le gouvernement Laniel
avait prétendu rogner aux cheminots et aux postiers quelques avan.
tages de retraite, il s'était trouvé, ainsi que les syndicats, devant un
véritable raz de marée ; mais la C.G.T. avait pu exploiter le mou-
vement et les grévistes eux-mêmes n'avaient pas cherché à porter la
lutte sur un autre terrain. En août 1955, le mouvement éclate là où
le prolétariat est le plus exploité, la combativité des ouvriers est à
la mesure de leur exploitation, mais ils ne posent qu'une revendi.
cation locale de salaire et rien d'autre. Pour les ouvriers de Nantes
et de Saint-Nazaire, il s'agit de rétablir l'équilibre des salaires, de
rattraper ceux de la région parisienne.
La situation objective du prolétariat français n'est pas telle
qu'une extension spontanée de la lutte à l'ensemble du pays s'impose
aux ouvriers ; pour eux, il n'y avait pas de problème de générali.
sation. Sans doute le mouvement suscite un grand intérêt et les
leçons serviront à l'occasion. Mais dans les grands centres industriels
et les services publics. la situation matérielle n'était pas telle qu'une
action localisée si violente fut-elle, puisse se répandre comme une
traînée de poudre et entraîner la grève générale. Dans ces centres,
seuls quelques entreprises, quelques ateliers profiteront de la lutte
pour satisfaire des revendications là où les ouvriers sont le plus
exploités ou bien là où un conflit particulier existe à ce moment. Il
n'y aura pas d'extension de la lutte, pas de solidarité de lutte. Seu-
lcment des actions isolées, très diverses quant à leurs buts et à
leurs caractères.
Dans les centres industriels secondaires de province, les réper-
cussions seront beaucoup plus nrofondes : le prolétariat soumis à
des conditions de travail semblables à celles de Nantes et de Saint-
Nazaire, va réagir de manière similaire : dans tout l'Ouest, dans les
ports, dans le centre , dans l'Est, des grèves se déclenchent pour
rétablir l'équilibre des salaires souvent avec le même caractère vio-
lent et la même volonté de lutte. Mais aussi avec les mêmes limites :
l'utilisation, pour parvenir à des accords, des syndicats comme orga.
nismes de discussion avec un contrôle plus ou moins étroit à la base.
LES GREVES DE NANTES ET LE PATRONAT
Un cliché rebattu par les staliniens et souvent repris par les
ouvriers est que les patrons sont solidement unis et n'ont « qu'un seul
syndicat >> alors que les ouvriers sont divisés. Les résultats de Saint-
Nazaire pourraient montrer si besoin était, une faille singulière dans
ce front uni des patrons. Car il était hors de doute que s'ils lâchaient
en une seule fois 22 % d'augmentation à 15.000 métallurgistes après
22
/
quelques jours de lutte violente, le patronat devrait supporter un
assaut ouvrier peu de temps après.
Toutes les explications ont été données - du côté patronal
pour le lâchage de Saint-Nazaire, depuis des erreurs de calcul jus-
qu'aux « grandes maladresses » des chefs d'entreprises qui « portent
une terrible responsabilité » (18). Comme l'exprimait un patron de la
Loire, « Si leurs (les patrons de Saint-Nazaire) marges bénéficiaires
leur permettaient d'accorder une telle majoration, ils auraient dû
depuis longtemps soit aménager leurs barêmes de salaires, en veil.
lant simplement à ne pas créer de perturbations dans leur région,
soit abaisser leur prix de vente. Si, au contraire, leurs marges ne
le leur permettaient pas, ils avaient le devoir de ne pas céder .Mais
s'ils ont cédé n'est-ce point parce qu'ils appartiennent à des entre-
prises protégées qui attendent une aide de l'état pour payer cette
capitulation ? » (18).
Cette polémique illustre les incohérences du capitalisme fran-
çais, conséquence des écarts énormes dans la profitabilité des entre-
prises. Le Conseil National du Patronat francais attend le 12 sep-
tembre pour préciser ses positions, après des démarches au gouver-
nement et des délibérations du Comité directeur. C'est pour affir-
mer que les prix de revient sont sans élasticité, que « les entreprises
ont atteint l'extrême limite de leurs possibilités » (19). Cela fait
écho aux déclarations gouvernementales sur la nécessité de main.
tenir les prix. Ce durcissement patronal ne se précise qu'un mois
anrès le déclenchement des grèves et jusqu'alors les patrons ont mar-
ché en ordre dispersé, les uns cédant jusqu'à 20 %, d'autres moins,
d'autres recourant au lock-out. A Nantes même, les patrons sont en
désaccord et le syndicat patronal se disloque plus ou moins sans que
cela puisse apparaître comme une manoeuvre concertée pour briser
l'unité ouvrière.
L'effet de surprise passé, la politique du gros patronat et du
gouvernement se précise : essayer de maintenir la politique de stabi.
lité profitable aux patrons, marquer l'arrêt à Nantes et dans les
secteurs semblables, lâcher la marge de sécurité dans les secteurs
les plus importants, marge que l'on rattranera sur les prix.
Le 23 septembre, la Vie Française définit en trois point la
tactique gouvernement-patrons : (20).
10 « Gagner du temps à Nantes. Un certain nombre de patrons locaux
seraient prêts à céder. On les encourage à la résistance. Pour-
quoi ?... L'affaire ne nourra se terminer que par une concession
importante, vraisemblablement 15 % d'augmentation générale.
Cette concession faite aujourd'hui, servirait de jurisprudence
(18) Tettre ouverte de M. Violet, président du Comité d'Entente des
Industriels, Commercants et Artisans de la Loire et, membre du C. ..,
à M. Villiers, président du C.N.P.F. Le Monde, 11/12-9-55.
(1.9 Le Monde, 14-9-55.
(20) La Vie Française, 23-9-55, p. 1.
23
pour le règlement des autres conflits. Faite plus tard, au mo-
ment de la marée descendante des grèves, elle passera inaperçue.
2° Limiter les concessions dans les autres secteurs dans un éventail
de 5 à 8 % des salaires actuels. Il semble que l'on y soit parvenu
dans les mines... Un effort analogue a été fait dans la S.N.C.F...
Une discussion sur les mêmes bases se déroule à l'E.D.F... Bien
entendu, on espère que les aménagements intervenus dans l'in.
dustrie privée se tiendront dans cette limite.
3º Limiter les répercussions de ces majorations de salaires sur les
prix à la consommation. Pour le secteur public, on s'en remet
au budget de l'Etat du soin d'éponger la hausse... Dans les
secteurs en difficulté... il faut s'attendre à ce que s'accentue le
mouvement de concentration des entreprises... Des majorations
de salaires de 5 à 8 % se traduiront par une hausse des prix
industriels de 5% environ ».
En même temps, on voit apparaître, sous forme d'accords à la
Régie Renault, un prototype d'une nouvelle forme d'intégration des
syndicats dans l'entreprise suivant les modèles courants aux U.S.A.
Outre une augmentation immédiate de 3 %, ce qui porte à 7 % le
total des majorations de salaires accordées en 1955, il est prévu une
augmentation garantie de 4 % au cours de chacune des années 1956
et 1957 ; de plus, il est accordé un congé annuel de trois semaines,
le paiement des jours fériés, le versement d'indemnisations complé-
mentaires en cas d'arrêt de travail. En contre partie, les syndicats
(F.O., Indépendants et Cadres), signataires de l'accord, s'engagent
K pendant une durée de deux ans, à compter du 1er janvier 1956 >>
à épuiser tous les moyens de conciliation avant de recourir à une
grève ». Ce nouveau type de contrat entre syndicats et patrons qui
comporte des engagements tant de la part des patrons que de la
part des syndicats, est cité comme un modèle à imiter par les entre-
prises soucieuses du maintien d'un certain « climat social » (21).
LES SYNDICATS DEVANT LA POUSSEE OUVRIERE
Les syndicats devaient tenir compte d'une poussée ouvrière très
marquée en province, mais beaucoup plus diffuse dans les gros
centres industriels et la région parisienne, d'un certain désarroi
patronal et de la faiblesse relative du gouvernement aux prises avec
les émeutes en Afrique du Nord, situation très favorable sinon à
une généralisation de la lutte, du moins à une offensive, en vue
d'une amélioration appréciable des conditions de travail et notam-
ment des salaires.
Le problème n'est pas évidemment d'épiloguer sur la « trahison
des syndicats » qui a aucun moment n'ont lancé d'appel à la généra.
(21) Cf. Les Echos, 9-9-55 : « Il faut prévenir la crise sociale S, Le
Monde,
1-10-55 (déclaration de P. Dreyfus, président de la Régie Renault), Le
Monde,
17-9-55, p. 5.
24
lisation de la grève ; en fait, c'est la leur rôle et, si aucun mouve-
ment d'ensemble ne s'est dessiné c'est que le prolétariat au fond
u'en voulait pas. En août 1953, il y eut la grève générale des che-
mins de fer et des P.T.T., en dépit des efforts des syndicats qui,
n'ayant pu ni empêcher le mouvement, ni le contrôler, s'employè-
rent à le briser. Certes, on peut dire dans l'abstrait que les centrales
syndicales auraient pu soutenir l'action de la classe dans les mou-
vements de type Nantes-Saint-Nazaire, c'est à dire dans les centres
và la question des abattements de zône et de la surexploitation
jouaient un rôle décisif, et organiser dans les grands centres indus-
triels - touchés seulement par des conflits limités à quelques entre-
prises sinon une solidarité de lutte, au moins une solidarité pécu-
niaire que jamais les travailleurs ne refusent à leurs camarades en
lutte. Mais, tracer pour les syndicats de telles perspectives reste
gratuit, car la nature même de ces organisations fait qu'elles n'uti-
lisent la combattivité de la classe ouvrière que pour leurs fins pro-
pres. Le rôle du syndicat actuel n'est pas d'impulser des mouve-
ments à tendance radicale, mais de maintenir le prolétariat dans le
cadre de l'exploitation en en aménageant, si possible, les conditions.
Dès que les ouvriers tentent de sortir, ne serait-ce que partielle-
ment, du cadre établi
comme à Nantes
tous les impératifs de
la stratégie et de la tactique syndicale, s'effacent devant celui-ci :
les faire rentrer dans l'ordre.
Pour les syndicats réformistes, ce rôle apparaît au grand jour :
là où un mouvement éclate en dehors du cadre syndical, ils tendent
à le briser, là où il n'y a qu'une faible combattivité, ils discutent
avec les patrons de manière à empêcher toute action ; comme ils
s'appuient en gros sur la fraction des salariés dominée par les idées
bourgeoises et réformistes, ils peuvent jouer ce rôle directement
sans avoir à perdre une façade de défenseur de la classe ouvrière.
Et la bureaucratie confédérale F.O. peut se permettre de déclarer,
en tablant sur le désir des salariés de maintenir leurs avantages
actuels, que « l'augmentation généralisée et uniforme de l'ensemble
des salaires dans un cadre interprofessionnel ne peut que conduire
à une nouvelle inflation » (22).
Pour la C.G.T., le but est le même fondamentalement mais les
moyens utilisés pour y parvenir sont différents dans la période
actuelle, à cause de son isolement et de son souci de garder une
base ouvrière ; il lui est nécessaire de rentrer dans le circuit d'une
discussion avec les syndicats réformistes et les patrons, mais il lui
faut tenir compte des conditions différentes de son influence et de
la combativité ouvrière. Dans les mouvements du type Nantes, elle
va s'associer aux syndicats réformistes pour user le mouvement,
pour promener les ouvriers, selon l'expression d'un délégué de Nan-
tes, car elle est sûre que les syndicats réformistes ne feront pas
bande à part sous menace d'être désavoués par la base ; dans ce cas
(22) Communiqué du Bureau Confédéral Force Ouvrière....
man
25
elle participe directement aux discussions se félicitant de « l'unité
syndicale »; ce faisant, la C.G.T. se trouve commettre un abus de
confiance vis-à-vis des ouvriers unanimes dans la lutte.
Les staliniens, forts de la combativité ouvrière qui oblige les
bureaucrates syndicaux de toutes tendances à rester unis dans les
négociations avec les patrons, détournent cette volonté de la base
à leurs fins propres :
Pour imposer aux patrons et aux syndicats réformistes leur parti-
cipation aux discussions ;
Pour s'en servir comme thème de propagande envers les mêmes
syndicats réformistes et les salariés, en vue de la constitution
de l'unité d'action et du front unique ;
Pour agir en même temps que les syndicats réformistes comme
direction du mouvement, en vue de briser toutes les manifes-
tations autonomes de la classe et d'éviter notamment le recours
à la violence ; à ce stade, la C.G.T. montre bien son idendité
fondamentale avec les autres organisations.
Dans les autres secteurs, là où des mouvements n'
n'éclatent pas
spontanément, ou la combativité n'affecte que certaines usines, ou
certains ateliers, la C.G.T. va tenter de susciter une agitation se
référant aux luttes de province, mais en ayant soin de leur donner
un tout autre caractère.
Forcée de donner des mots d'ordre valables pour tout le pro-
létariat, la C.G.T. développe plus clairement son plan. Le but de
l'opération est de « remplacer cette politique condamnée par le
pays » par une « autre politique, grâce à l'unité ouvrière et à l'union
autour de la classe ouvrière de toutes les forces populaires natio-
nales du pays ». Par quels moyens ? Par « des négociations fran-
ches et loyales » répond Frachon; « nos différends avec les patrons
sc règlent par des espèces d'armistices qu'on appelle conventions
collectives, accords de salaires, accords sur les conditions de travail,
ou sur la durée du travail. Nos syndicats en ont passé et en passent
de ces accords. Nous en avons même passé de célèbres avec les orga-
nisations centrales patronales, Matignon le 7 juin 1936, par exemple.
Est-ce que nous sommes prêts d'en passer de nouveaux ? Bien sûr :
le programme d'action élaboré et voté au récent congrès de la C.G.T.,
contient toute une série de revendications que nous avons bien
l'intention de faire reconnaître soit par la signature des patrons,
soit par des lois... Nous relevons le défi de M. Villiers. Nous lui
proposons des négociations à l'échelle nationale, en vue de régler
par voie contractuelle, entre le C.N.P.F. et les centrales ouvrières,
une augmentation de tous les salaires... la fixation, toujours contrac-
tuelle, du salaire-minimum garanti à 145 francs... la suppression des
abattements de zone >> (23). Les staliniens ont la nostalgie de
Matignon.
(23) L'Humanité, 22-6-55 : « Négociations franches et loyales » de Benoît
Frachon.
26 -
La tactique à suivre est celle qui a été définie dès le début
de l'année avant les grèves et qui tend à permettre à la C.G.T., à
la faveur d'une prise en mains de toutes les revendications, même
les plus infimes, de regagner la confiance ouvrière et d'amener un
rapprochement avec les syndicats réformistes : d'une part avoir l'air
de coller aux réalités sociales, mais . en même temps les inscrire
dans les perspectives propres de l'organisation.
Les grandes lignes de cette politique sont définies fin juillet
dans un communiqué de la C.G.T. : « Le bureau confédéral appelle
les organisations et les travailleurs à poursuivre leur action, à pré-
senter leurs revendications dans chaque entreprise et à agir dans
une unité sans cesse renforcée en tenant compte des conditions
propres à chaque entreprise » (24).
Qu'est-ce que cela signifie ? Les consignes données à Saint-
Nazaire et Nantes sont particulièrement instructives sur l'utilisa-
tion
par
la C.G.T. des mouvements ouvriers. Tout d'abord, comme
nous l'avons relevé, il n'est jamais question de Nantes comme exem-
ple à imiter et comme lutte à soutenir solidairement. On demande
aux ouvriers de « s'inspirer de l'exemple de Saint-Nazaire » et
* sans calquer Saint-Nazaire » d'appliquer « les enseignements de
la lutte à la situation particulière de chacune des usines où ils
travaillent » (25).
Saint-Nazaire a révélé, par l'action des soudeurs, une tendance
autonome de la classe : la forme qu'a prise l'action au départ va
être érigée en méthode d'action et cette méthode va être présentée
comme un gage de succès ; mais le cadre de cette action doit rester
localisé : pas de débordement hors du cadre de l’usine; la « métho-
de » elle-même, qui a fait ses preuves à Saint-Nazaire, va être une
caricature très habile, une « démocratie à l'usine » : les militants
de l'organisation gardent le contrôle de la base, leur action dans la
défense des cas particuliers leur regagne la confiance de cette base.
En réalité, les « recommandations » prônent le respect des « for-
mes démocratiques » (« il faut voir un par un chaque employé, cha-
que agent de maîtrise, quelle que soit leur appartenance syndi-
cale ou aux inorganisés et recueillir d'eux leurs aspirations, leurs
revendications, leurs critiques », phrase d'un tract diffusé par la
C.G.T. dans les milieux employés), le « chemin qui conduit au suc-
cès » est soigneusement fixé par tous : il 'faut uniformiser l'action
pour que l'organisation, le syndicat et le parti, en tirent tous les
fruits. Là où il y a une poussée de la base, les méthodes préconisées
(porte à porte syndical, votes par usines, etc...), seront un cadre
pour prévenir tout mouvement de masse ; ailleurs, on morigène les
«camarades responsables » de certaines régions non touchées par
l'agitation qui « pourraient réfléchir à ces questions ». (25)
(24) Communiqué du Bureau Confédéral C.G.T., L'Humanité, 28-7-55.
(25) L'Humanité, 19-9-55 : « Pourquoi et comment luttent les métallur-
gistes », de J. Breteau, secrétaire général de la Fédération des Métaux
C.G.T.
27
partout l'unité et l'action se réalisent, se renforcent et se déve-
Un examen superficiel peut laisser apparaître une contradic-
tion dans l'action de la C.G.T. qui divise et localise des mouve-
ments du type Nantes et essaie de promouvoir une certaine agita-
tion dans les secteurs où les travailleurs ne ressentent pas la néces
sité d'une généralisation de la grève. Si l'on considère le but « que
4
loppent, pour devenir un vaste mouvement populaire » afin d'as-
surer « le renforcement de la C.G.T. » et « la réalisation de l'unité
d'action », on s'aperçoit au contraire que tout est dans la voie
tracée antérieurement par les staliniens : utiliser les actions loca-
lísées, briser leur combativité propre, mais, s'en servir pour tenter
un pseudo-mouvement populaire bien contrôlé pour renforcer les
organisations (26).
L'USURE DE LA LUTTE A NANTES
1
Nantes restait, après les accords de Saint-Nazaire, le point
d'arrêt voulu par le patronat et le gouvernement, il avait aussi
cette signification en sens inverse pour la classe ouvrière et, théo-
riquement, les syndicats auraient dû mobiliser toute la classe ou-
vrière pour un soutien matériel de cette lutte qui devenait celle
de la classe tout entière.
En réalité, non seulement comme l'indiquait Hébert, secré-
taire de la fédération F.0. de la Loire : « les fédérations d'indus
trie, dont la fonction essentielle devrait être de coordonner l'action
revendicative, n'on pas voulu ou su jouer leur rôle » (27). Mais
la lutte à Nantes n'a jamais été présentée comme ayant une valeur
exemplaire pour la classe ouvrière mais a toujours été ramenée
au niveau de toutes les autres luttes. Revendication uniforme de
40 francs et dépassement des organisations, étaient évidemment pas-
sés sous silence, Saint-Nazaire étant cité comme seul modèle dont
la classe ouvrière devait « s'inspirer » et non pas imiter.
Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, qu'aucun appel à la
solidarité n'ait été lancé en faveur des travailleurs de Nantes. Un
tel appel aurait rendu populaire la forme de lutte de Nantes, ce
qu'il fallait éviter à tout prix ; ce n'est que le 24 septembre, que
« le bureau confédéral de la C.G.T. verse 100.000 francs aux mé.
tallurgistes nantais en lutte ». Ultérieurement, on ne parle que de
solidarité locale pour annoncer le 3 octobre, qu'il a été collecté
7.500.000 francs (500 francs par travailleur pour près de deux mois
de lutte), et pour faire ressortir le rôle d'organisations para-stali-
niennes comme l'Union des Femmes Françaises. (28).
(26) L'Humanité, 31-8-55, 17-9-55, 19-9-55.
(27) Le Monde, 20-9-55.
(28) L'Humanité, 24-9-55, 4-10-55.
-28
hier, celui de la chaudronnerie des Chantiers de la Loire, compren.
Au lendemain du référendum du 22 août, il y a une reprise
générale du travail ; les négociations avec les patrons continuent
à Ancenis, en présence du super-préfet. Officiellement, les syndicats
sont toujours à l'accord du 17 août ; les patrons eux, proposent
des augmentations différentes : dans la construction navale, les mê-
mes salaires qu'à Saint-Nazaire, diminués de 5 %, dans les autres
entreprises métallurgiques une augmentation horaire de 10 à 15 frs;
il est difficile de dire si, dès cette époque, les patrons et les syn-
dicats ouvriers se sont mis d'accord sur l'augmentation de salaires
et qu'ils ne dévoilent pas cet accord en raison de la combativité
ouvrière ; mais les syndicats ouvriers semblent avoir connu, dès
cette époque, les ultimes conditions patronales d'une augmentation
moyenne de 15 % et avoir étudié en conséquence le moyen d'user
la combativité ouvrière pour faire accepter finalement cette aug-
mentation.
Evidemment, il n'est pas question de sembler traiter à ces
conditions, à ce moment ; les minoritaires agissent dans les entre-
prises pour montrer que « l'arrêt des manifestations de masse a été
une erreur », et dès le 25 août, des débrayages recommencent à se
produire. En même temps, des débrayages ont lieu dans d'autres
corporations (bâtiments, tramways) ; il est relevé une situation
confuse ; les meetings se succèdent aux meetings avec des rapports,
des entretiens avec les patrons ; toutefois, la police a été retirée de
la ville pour éviter à tout prix des incidents.
Pendant une période de huit à dix jours, les syndicats profi-
tent de cette accalmie pour encadrer le mouvement en vue de le
contrôler et de le diviser. Lorsque les patrons décrètent le lock-out
dans la métallurgie nantaise le 9 septembre, l'Humanité peut poser
la question : « Comme il y a trois semaines ? Oui, dans une cer-
taine mesure ; non dans une autre », et après avoir souligné qu'une
manifstation s'est déroulée « sans aucun incident », elle ajoute :
« C'est que depuis le 23 août, date à laquelle reprit le travail,
après cinq jours du l' lock-out, il ne s'est pas écoulé une seule
journée sans action ouvrière unie au sein des entreprises. A l'exem-
ple du comité d'action (C.G.T. - C.F.T.C. - F.O. - Indépendants),
qui dirige la lutte sans défaillance sur le plan local, des comités
l'unité d'action ont été élus dans les usines et dans les différents
services de chaque entreprise. Un des derniers constitués a été avant-
nant 16 membres C.G.T. - F.O. - C.F.T.C. - inorganisés » (29)
En d'autres termes, le mouvement a été « organisé » par les
bureaucraties syndicales : dans chaque usine, ou dans les grandes
entreprises dans chaque département, un comité d'action de compo-
sition purement syndicale contrôle l'action ouvrière. Avant chaque
meeting groupant tous les ouvriers ont lieu « des meetings de protes-
tation devant les portes des usines », toute vélléité d'action auto-
(29) L'Humanité, 10-9-55.
29
nome peut être ainsi brisée et l'action de l'avant-garde peut être
ainsi plus aisément contre-carrée ; dans le meeting général seul un
orateur parle, cela permet encore d'empêcher les minoritaires de
s'exprimer.
La tactique patronale reflète directement au début de septem-
bre la position gouvernementale qui est de gagner du temps ; sans
doute une certaine incohérence apparaît dans la politique patro-
nale, certaines entreprises paraissant se désolidariser du syndicat
patronal local. Les patrons proposent le 3 septembre la médiation
qui est d'abord rejetée par les organisations syndicales, puis acceptée
à titre officieux ; le 8 septembre, ils font en commission paritaire
de nouvelles propositions toujours différenciées selon les entre-
prises. La délégation ouvrière fait alors une première concession
en indiquant qu'elle accepterait une augmentation uniforme en
attendant que soit statué sur la validité de l'accord du 17 août ;
la combativité ouvrière empêche évidemment les délégués syndi.
caux de faire d'autres concessions aux patrons.
Dans ces conditons, le patronat passe à un autre stade, le lock-
out est décrété le 9 septembre par l'ensemble de la métallurgie
nantaise ; mais ainsi que le fait ressortir l'Humanité, cette épreuve
de force patronale n'entraîne pas de réaction violente, car les
syndicats commencent à avoir bien en mains le mouvement.
Il peut y ayoir des manifestations chaque jour, les ouvriers ne
recourent plus à aucune violence, ils chantent des paroles plus ou
moins menaçantes sur l'air de Frères Jacques ou de la Carmagnole,
et au lieu d'attaquer la police ou les bâtiments publics, ils se
contentent de pendre les patrons en effigie. La grève générale peut
être lancée par les syndicats en réponse au lock-out pour le samedi
12 septembre, alors qu'elle n'avait pas été décrétée au moment du
premier lock-out ; tout se passe dans le calme.
La seule perspective offerte à cette grève générale, limitée
à 24 heures, est une démarche auprès d'Edgar Faure, chef du gou-
vernement, et ultérieurement des démarches à la préfecture et à
l'Hôtel de Ville, pour tenter la reprise des négociations ; les délé-
gués promènent les ouvriers et se contentent de violences verbales
dans les comptes rendus qu'ils leur font.
Les patrons peuvent se permettre un nouveau raidissement ; le
médiateur officieux remet un rapport dont les conclusions sont
nioins favorables aux ouvriers que les conditions patronales précé-
dentes; dans le bâtiment, à la S.N.C.A.S.O., dans d'autres entre-
prises métallurgistes, il est procédé à des licenciements individuels.
A mesure que le patronat prend des mesures pour briser la
grève, le terrain des discussions s'éloigne de plus en plus de la
revendication originaire de 40 francs et de la question de validité
de l'accord du 17 août ; en ne restant pas sur le terrain de la
lutte mais en cherchant uniquement la reprise des négociations,
les syndicats favorisent évidemment les patrons, car il faut d'abord
discuter du rapport des licenciements avant de reprendre les dis-
- 30
cussions réelles sur les salaires ; cela donne d'ailleurs aux délégués
l'occasion de victoires faciles quand ils peuvent annoncer le 20 sep-
tembre, la reprise des pourparlers et l'annulation des licencie-
ments ; mais à ce moment, la grève dure depuis plus d'un mois
et les patrons et syndicats pensent que les ouvriers seront plus
dociles.
Pendant toute cette période, deux incidents seulement se pro-
duisent, l'un le 13 septembre aux Chantiers de la Loire, où une
brève bagarre oppose un groupe d'ouvriers aux C.R.S., l'autre le
19 septembre, où la police qui essaie de dégager deux camions amé.
ricains bloqués par la foule des manifestants, est violemment prise
à partie, ce qui est le point de départ de bagarres qui durent toute
la soirée ; ces incidents sont dénoncés le lendemain à un meeting
comme « des manœuvres de provocation qui veulent discréditer le
mouvement ouvrier » (30), et sont un prétexte pour réclamer des
ouvriers la discipline la plus stricte; en d'autres temps, les stali-
niens auraient monté en épingle un incident tirant son origine de
la présence de troupes américaines et montré les ouvriers de Nantes
comme des héros ; au lieu de cela, l'Humanité expédie l'incident
en quinze lignes le présentant comme une < provocation poli-
cière » (31).
Bientôt, la presse bourgeoise commence à souligner que « la
population nantaise, dans son ensemble, estime que le conflit a trop
duré, qu'il faut en sortir, et que les manifestations, justifiées ou
non, doivent faire place à la conciliation ». (32)
C'est ce moment que choisit précisément le syndicat patronal,
pour faire ses propositions définitives d'augmentation différenciée
suivant les entreprises, desquelles il ressort un taux moyen d'aug-
mentation d'environ 15 %. Peu à peu, partant de ces proposi-
tions, les syndicats orientent les ouvriers vers un référendum, les
réunions succèdent toujours ' aux réunions, les meetings aux mee-
tings, sans résultat positif. Une nouvelle fois, les pourparlers sem-
blent être rompus le 28 septembre, et le lendemain, alors que les
délégués syndicaux sont à Paris pour « renouer les pourparlers »,
de nouvelles bagarres ont lieu à Nantes : d'importants groupes de
métallurgistes (environ deux à trois mille), tentent d'occuper le
centre de la ville et de bloquer les ponts ; ils sont alors pris à
partie par les C.R.S. et des bagarres se déroulent jusqu'à 23 heures,
Les patrons maintenant toujours leurs positions, les syndicats
se sentent assez forts cette fois, pour faire voter les ouvriers en
deux temps : un premier référendum à lieu le 3 octobre, et les
ouvriers doivent indiquer s'ils acceptent de voter sur les proposi-
tions patronales ; sur 13.700 métallos, 10.657 participent au vote,
5.716 suivent les syndicats et 4.825 sont contre. Le 4 octobre, un
(30) Le Monde, 21-9-55.
(31) L'Humanité, 20-9-55.
(32) Le Monde, 24-9-55.
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X
deuxième référendum, cette fois sur les propositions patronales
elles-mêmes, donne des résultats sensiblement identiques : il y a
3.500 abstentions, 10.825 votants, 5.482 oui, 4.644 non.
En même temps, le 3 octobre, les ouvriers du bâtiment ont
accepté par 1.042 voix contre 1.027, des propositions patronales
accordant des augmentations similaires à celles offertes dans la
métallurgie.
Le vote dans la métallurgie a lieu, comme celui du 22 août,
par usine, ce qui permet évidemment aux centrales syndicales
d'exploiter au maximum la situation; celles-ci affirment d'ailleurs
très sérieusement que l'unité du mouvement est sauvegardée, puis-
que le dépouillement des suffrages a lieu sur le plan local.
Le noyau d'environ quatre à cinq mille ouvriers qui étaient
hustiles à la reprise du travail et voulaient poursuivre le mouve-
ment représente sans aucun doute la fraction des ouvriers influen-
cés par les éléments les plus conscients, par les minoritaires dont
l'action était déjà apparue au début du mouvement ; lors du mee-
ting qui précède la reprise du travail, les représentants du comité
d'action s'étaient fait prendre particulièrement à partie, notam-
ment le délégué cégétiste », les ouvriers présents à ce meeting
étaient « en majorité ceux qui s'étaient prononcés pour la conti-
nuation de la lutte, il s'agissait aussi d'éléments non syndiqués
qui manifestaient leur mécontentement » (33). « Chose curieuse,
dans ce conflit, ce sont les inorganisés qui ont été souvent les plus
revendicatifs » (33). Cette simple phrase, glissée presque au hasard
de la rédaction d'un article, nous paraît contenir toute l'essence du
mouvement de Nantes.
Des faits non moins significatifs, destinés à faire durer le mou-
vement de Nantes, apparaissent dans les renvois successifs du juge-
nient sur la validité de l'accord signé le 17 août. Le tribunal devait
se prononcer le 1°' septembre, mais renvoie son jugement au 20 sep-
tembre : c'est précisément à cette date que le médiateur officieux
a été désigné. Le 19 septembre, intervient un incident pour le moins
curieux. Mo Leouyer, avoué, qui devait se présenter devant le tri-
bunal civil au nom de la fédération F.O. de la Loire-Inférieure (aux
mains de minoritaires) est atteint d'une balle dans le ventre, alors
qu'il regardait de son balcon les luttes qui se déroulaient dans la rue,
entre les ouvriers et les C.R.S.; son état très grave, l'empêche
évidemment de se présenter à l'audience du lendemain et le tri-
bunal « estimant qu'il n'avait pas les éléments nécessaires pour se
prononcer, a décidé la comparution des parties pour le jeudi 22
à 14 heures, en chambre du Conseil, pour complément d'informa-
tion ». Le 22 septembre, les dépositions ont lieu à huit clos pen-
dant six heures, mais le tribunal renvoie son jugement au 27 sep-
tembre : manifestement les ouvriers ne sont pas « mûrs » pour
entendre dire que l'accord du 17 août n'est pas valable.
(33) Le Monde, 6-10-55.
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Le 27 septembre, le tribunal entend les plaidoiries et les conclu-
sions du Ministère public ; les avocats des syndicats insistent sur
le fait qu'il n'y a pas eu de violence caractérisée ; le tribunal
ordonne à nouveau un complément d'information et demande l'au-
dition du directeur départemental du travail ; évidemment à cette
date un jugement empêcherait l'accord qui est prêt de se réaliser,
d'intervenir, puisque cinq jours plus tard les ouvriers devaient
accepter les propositions patronales ; le renvoi du jugement dont
on ne reparlera plus par la suite, a simplement pour but d'éviter
de troubler l'« apaisement » qui a été obtenu non sans mal.
LES GREVES DU TYPE NANTES
ch
Dès la fin d'août et le début de septembre, alors que la situa-
tion à Nantes est encore indécise, toute une succession de mouve-
ments éclatent avec des caractéristiques semblables, dans les régions
où les conditions de travail sont analogues.
Fin août, trois zones, bien distinctes sont touchées par ces
grèves :
a) La région de Nantes : métallurgie et radio-électricité à Cholet,
métallurgie au Mans, métallurgie et ardoisiers à Angers, chan-
tiers navals, métallurgie et bâtiments à Lorient. L'influence
directe de Nantes amènera les mêmes formes d'action : grève
illimitée, manifestation de rue, violences et bagarres et les
mêmes répliques patronales (lock-out) ; les revendications sont
les mêmes. Nantes restant le point vital, les résultats seront
aussi des demi-mesures après usure de la combativité ouvrière,
à la suite de plus d'un mois de grève. On retrouve les mêmes
tendances autonomes dans l'action, le contrôle sur les syndicats
et les mêmes limitations ;