SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René Boulanger - Paris (vey
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Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU CI. MONTAL
D. MOTHE A. VEGA
Gérant : G. ROUSSEAU
Le numéro
200 fre
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600 frg
n
Volumes déjà parus (I, º$ 1-6, 608 pages; II, nºs 7-12,
464 pages ; III, n ºs 13-18, 472 pages): 500 fr. le vol.
Le présent numéro comportant un nonibre de pages
plus élevé que d'ordinaire, est vendu 250 francs.
+
SOCIALISME OU BARBARIE
Une expérience
d'organisation ouvrière
Le Conseil du Personnel des Assurances Générales-Vie
L'article que nous présentons a été écrit par un employé
d'une compagnie d'assurances. Cependant son véritable auteur
est bien plutót collectif. Outre qu'il contient en de nombreux
passages la relation presque textuelle de propos et de ré-
flexions d'employés, il a été relu et corrigé, parfois de manière
importante, par quelques-uns des camarades les plus actifs
qui ont participé à la création d'un Conseil du Personnel dans
cette compagnie. Les méthodes de travail qui ont présidé de
l'élaboration de ce texte, sont ainsi les mêmes que celles qui
inspirent chaque mois la rédaction de l'organe du Conseil, le
Bulletin employé.
Comme le verra le lecteur, ce texte ne veut pas seulement
relater une série d événements qui ont abouti à la victoire
d'une nouvelle forme d'organisation authentiquement démo-
cratique sur les syndicats traditionnels fortement établis dans
une compagnie d'Assurances. Il vise à décrire l'évolution des
conditions de travail, de la mentalité, des relations entre les
salariés et les cadres, les salariés et la direction, les salariés
et les syndicats et entre les travailleurs eux-mêmes, dans une
entreprise particulière. C'est que les événements ne prennent
tout leur sens que dans le cadre de cette évolution; et rare-
ment, nous semble-t-il, ont été exposés, d'une façon aussi
fouillée et avec autant de rigueur, les rapports qui existent
entre les luttes ouvrières et les conditions de travail et de vie
au sein de la production. En outre, par le fait que la Compa-
gnie d'Assurances considérée es: une entreprise extrêmement
importante et en plein développement technique, on peut con-
sidérer que l'analyse qui lui est appliquée éclaire d une façon
décisive les traits du milieu employé à notre époque, et elle
montre les immenses possibilités qui sont offertes dans ce
milieu, aujourd'hui en complet bouleversement, dans la lutte
contre l'exploitation. L'auteur ou les auteurs ont le mérite
de souligner tous les traits qui sont particuliers à la situation
de leur entreprise et au milieu employé et se gardent de tirer
des conclusions générales håtives. Surtout ils ne veulent pas
1
présenter l'organisation qu'ils ont suscitée, grâce à un long
travail de militants, comme une recette applicable dans n'im-
porte quelle autre entreprise ou secteur de production. Nul
doute cependant que les ouvriers et les employés qui liront ce
texte reconnaîtront pour l'essentiel les problèmes qui se po-
sent à eux dans leur propre cadre de travail et pourront réflé-
chir sur la solution exemplaire qui est ici apportée.
ses
5
Celui qui observe la classe ouvrière de l'extérieur peut
être tenté d'accorder une importance exclusive à
manifestations les plus apparentes - grèves, élections, prise
de position des syndicats et aussi de confondre la lutte du
prolétariat et celle de ses organisations traditionnelles. Sans
doute, certains grands mouvements, comme ceux d'août 1953
ou de Nantes-Saint-Nazaire de l'été 55, prouvent bien que
les
masses peuvent agir résolument en dehors de leurs syndicats
et même contre eux. Mais, même dans ce cas, on peut consi-
dérer
que les syndicats ont le dernier mot et que les ouvriers
ne parviennent finalement pas à s'organiser indépendamment
d'eux.
Celui qui vit dans une entreprise n'a pas le même opti-
que car il peut vérifier chaque jour, pour ainsi dire, qu'il existe
un immense antagonisme entre les travailleurs et les syndicats
qui se prétendent leurs représentants. Certes, le plus souvent,
les ouvriers et les employés continuent d'apporter leur bulletin
de vote aux organisations syndicales et, apparemment ils
tolèrent que celles-ci fixent avec le patronat leurs conditions
de travail sans les consulter. Mais ils sentent de plus en plus
que dans le monde capitaliste moderne les syndicats et leurs
représentants sont devenus des rouages d'un immense appa-
reil destiné à gérer leur force de travail. Presque tous les
travailleurs, même ceux qui donnent leur adhésion à la
C.G.T., la C.F.T.C. ou F.O., ont senti à un moment de leur
vie de salarié, que les représentants des syndicats, ceux qui
exercent une influence déterminante, n'appartiennent pas à
leur classe, en dépit des apparences, que dans la grande divi-
sion qui sépare la masse des exécutants des dirigeants, ils
font partie de ces derniers. Mais l'évolution des travailleurs
est lente; ils ont une certaine conscience du rôle réel des syn-
dicats mais ne parviennent pas à s'en composer une représen-
tation claire. Ils sentent la situation plutôt qu'ils ne la pensent.
Ils considèrent quelquefois les dirigeants syndicaux comme
des bureaucrates mais ils ne parlent jamais de bureaucratie,
ni de trahison. Ils accordent leur confiance ou ils la refusent;
ou bien encore ils donnent leur soutien sans leur confiance. Ils
commencent souvent à mettre en cause les personnes avant les
organisations elles-mêmes. C'est que dans la vie de tous les
jours le représentant du syndicat est d'abord un individu, un
militant qu'on considère comme bon ou comme mauvais et
2
ce n'est que
les luttes qui apprennent peu
à
peu que
l'individu
ne fait qu'appliquer les consignes d'une organisation.
A l'occasion d'une grève, par exemple, l'opposition aux
syndicats peut se cristalliser d'une façon spectaculaire, mais
en réalité c'est par une lente maturation que la prise de cons-
cience devient possible et que s'accumule l'énergie nécessaire
pour sortir des chemins tout tracés. Il y a un long chemine-
ment avant l'aboutissement; la conviction nouvelle se forme
au cours des années, à travers les doutes, les hésitations,
l'inertie des habitudes, le drame intime des ruptures avec les
choses auxquelles on a cru avec enthousiasme, avec les gens
en qui l'on avait une confiance totale. Et les difficultés sont
encore accrues du fait que parfois le militant du syndicat est
sincèrement convaincu que la politique de son organisation
s'identifie avec les intérêts de la classe ouvrière et qu'il juge
celui qui tourne le dos au syndicat comme un déserteur ou
comme un traître.
L'intérêt des faits que nous allons rapporter c'est
qu'ils montrent qu'en dépit de tous les obstacles qu'elle
peut rencontrer l'évolution des travailleurs peut se pré-
cipiter et aboutir à la formation d'organisations d'un type
nouveau. La création d'un Conseil du Personnel aux Assu-
rances Générales Vie, dans une entreprise solidement encadrée
par les syndicats traditionnels prouve que là où il existe un
noyau de militants lucides, patients, résolus, les salariés peu-
vent se regrouper sur un terrain pratique et prendre en main
leur propre défense.
Nous avons voulu replacer cette expérience dans le cadre
total de l'entreprise et, à cette fin, analyser sa structure et
l'évolution corrélative des conditions de travail d'une part, de
la mentalité et du comportement des employés de l'autre.
Détachée de ce cadre, la création du Conseil serait inintelli-
gible et en ce sens nous insisterons sur les traits bien parti-
culiers de l'entreprise. Mais cette analyse nous permet en
même temps de dégager des traits caractéristiques d'une évo-
lution sociale générale. Actuellement, les employés prennent
contact avec le progrès technique le plus avancé : les machines
électroniques. Un bouleversement inoui des conditions de
travail de ces milieux « rétrogrades » se produit. Il y a quinze
ans encore beaucoup d'employés étaient au stade du porte
plume et du grattoir ; ils affrontent maintenant la mécanisa-
tion avec un demi-siècle de retard et se trouvent devoir parcou-
le chemin
que
les ouvriers de l'industrie ont
mis près de 50 ans à parcourir. Tandis que les modes de tra-
vail archaïques cotoient la technique la plus moderne, les
hommes passent d'une mentalité traditionaliste à une vision
radicale de l'exploitation et des exigences de lutte; et souvent
cette vision ne les délivre pas de leur ancienne mentalité; par
exemple, ils continuent de raisonner selon des schémas con-
rir en peu
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servateurs alors qu'ils se conduisent comme le font les ouvriers
les plus avancés de la grande industrie.
Tous les contrastes qui sont aujourd'hui typiques de la
mentalité des employés, non seulement nous ne voulons pas
les dissimuler, mais nous souhaitons au contraire les mettre
en pleine lumière pour comprendre l'originalité du Conseil qui
a été créé.
Les employés n'ont pas constitué en effet cette organisa-
tion parce qu'ils se trouvaient convaincus de la justesse de la
ligne politique de quelques militants. Ils ont suivi ces mili-
tants parce que ceux-ci étaient indépendants de tout parti
politique et qu'ils cherchaient seulement un regroupement du
personnel dans l'entreprise sur une ligne de lutte contre
l'exploitation. Ils n'ont pas eu conscience de créer une orga-
nisation modèle, d'un caractère sans précédent; ils ont seule-
ment décidé qu'il leur fallait se défendre eux-mêmes et avoir
des délégués qu'ils contrôleraient à tout moment. Dans leur
esprit, ce qu'ils ont fait s'inscrit dans la lutte de chaque jour
et en somme ils n'ont eu d'autre souci que de « faire leurs
affaires eux-mêmes ». Ils n'ont pas voulu abattre les syn-
dicats en général, mais ils ont jugé que les directives des syn-
dicats tendaient à les transformer en masse de mancuvre et
ne leur permettaient pas de se défendre efficacement, que
décidément les syndicats ne s'occupaient pas d'eux. Enfin ils
ont compris qu'il existait un terrain sur lequel les exploités
pouvaient se rencontrer, quelle que soit leur situation propre
et leurs idées particulières et qui était celui de la lutte pratique
au coeur de la production. Cela ne signifie pas que des dis-
cussions qui impliquent des prises de position politiques soient
bannies dans le Conseil; ses membres ont, bien sûr, des opi-
nions politiques, qu'elles soient systématiques on non, et ils
ne manquent pas de les affirmer pour expliquer de leur point
de vue, ce qui se passe dans l'entreprise. Mais la règle d'or du
Conseil fixée dès le départ et maintenue avec une farouche
détermination est que les idées de chacun doivent pour deve-
nir les idées du Conseil être soumises à tous les employés et
être adoptées par eux. A chacun s'impose l'autorité de tous.
Les employés décident eux-mêmes et ne tolèrent plus les di-
rectives de partis ou de syndicats qui, au nom des intérêts
<< supérieurs » de la classe ouvrière, agissent en fait selon
leurs propres intérêts.
Vouloir porter un jugement théorique sur la nature du
Conseil n'est pas dans nos intentions. Certains considèreront
peut-être avec quelque dédain que la lutte se développe à un
niveau bien élémentaire, d'autres pourront affirmer au con-
traire que son mode d'organisation est révolutionnaire. Il
nous suffit de montrer qu'il s'agit d'une expérience neuve et
qui plonge très profondément ses racines dans l'évolution
sociale, qui par de nombreux aspects reflète une tendance
déterminante des exploités à prendre en main leur propre
ә
more
JIE
:]
4
défense dans la société capitaliste moderne. C'est aux emplo-
yés et aux ouvriers des autres entreprises à voir ce que peut
leur apporter cette expérience dans la lutte qu'ils mènent;
car si l'exploitation crée des conditions communes, il n'en est
pas moirs vrai que dans chaque secteur, dans chaque milieu
une situation particulière peut appeler des formes de lutte et
d'organisation originales.
A. SITUATION DE L'ENTREPRISE.
Il est difficile de donner une idée exacte de l'importance
d'une société d'assurances par rapports aux autres entreprises.
Il n'en sort aucune production au sens économique du terme.
Son but est simplement de drainer les capitaux de tous les
milieux au profit de l'Etat et des banques d'affaires. Le vo-
lume de ces capitaux ne peut donner d'ailleurs qu'une idée
toute relative de cette importance en raison des sous-évalua-
tions considérables de l'actif des sociétés d'assurance sur la
vie.
a) Effectifs.
L'entreprise est située dans le « quartier des Assurances »
(la surface délimitée par le boulevard Haussman, la Gare
Saint-Lazare, la rue Lafayette et la rue Drouot, concentre
pratiquement 90 % des sociétés et de 15 à 20.000 employés).
La société compte en France environ 1000 salariés (450 em-
ployés et 100 cadres au Siège social de Paris, 150 employés
de province dans 40 centres, 300 cadres et inspecteurs pour
le secteur commercial); en outre, elle emploie 2 à 300 agents
commerciaux de toute espèce. Parmi les employés du Siège,
il y a au moins 70 % de femmes; par contre, parmi les cadres,
le pourcentage est très faible (10 %).
b) Domaine d'activité.
Il comprend la France et les territoires d'Outre-mer,
ainsi que la Belgique où sont situées d'importantes succursales;
une certaine activité s'exerce en Argentine, en Egypte, en
Espagne et en Israel.
c) Capital social.
De 24 millions en 1946 il a été porté successivement à
125 millions (1947), 250 millions (1949), 500 millions (1950),
I milliard (1952) sans apport extérieur, par incorporation de
réserves.
d) Eléments financiers.
En 1955, l'actif évalué se montre à 31 milliards; le reve-
nu des « placements » à 2 milliards; les encaissements annuels
de primes à 6 à 7 milliards. Ces encaissements représentent
10 % de l'encaissement de toutes les sociétés d'assurances vie
5
et les réserves environ 15 %. La société se classe parmi les
3 premières « grosses » sociétés d'assurance vie.
Pour donner une idée de la sous-évaluation de l'actif,
il suffit de mentionner que les valeurs (titres, immeubles)
y sont portées obligatoirement (il s'agit d'une obligation
légale) pour la somme la plus faible prix d'achat au
cours actuel.
Il s'ensuit que les immeubles figurent, parfois, pour le
1/4 ou le 1/5 de leur valeur réelle (plus de 100 immeubles)
et que la vente d'un seul immeuble dégage un profit consi-
dérable.
De l'aveu de la société elle-même, alors que
les
1 engagements de la Compagnie » envers les assurés sont en
fin de 1955 de 781 millions, le seul bénéfice de la gestion
financière, abstraction faite de tout bénéfice de vente, atteint
719 millions. Fin 1955 également, l'ensemble des placements
atteignait 27,3 milliards, la plus-value boursière dépassait
7,5 milliards et une timide revalorisation des immeubles déga-
geait une « réserve spéciale » de 541 millions.
e) Administration et orientation.
Jusqu'en 1946, la société était contrôlée
par
le groupe
de
Rotschild. La nationalisation (avril 1946) a amené à la direc-
tion un Conseil d'Administration composé de trois représen-
tants de l'Etat (fonctionnaires des finances), trois « représen-
tants des assurés », trois techniciens, trois représentants du
personnel (des employés, des agents, des cadres). Pratique-
ment les « postes » sont partagés entre les différentes bureau-
craties patronales et syndicales. Le Président-Directeur
général est nommé par le Ministre des Finances ; il était
d'abord, ainsi que toute l'équipe de direction venue en 1940,
social-démocrate et vraisemblablement ayant des liens avec la
franc-maçonnerie ; depuis 1952, le Président-Directeur géné-
ral a des attaches politiques dans les milieux U.D.S.R. et
Radicaux. L'orientation financière semble se faire, de nou-
veau, en faveur des banques qui contrôlaient la société autre-
fois (dont Rotschild). La nationalisation n'a d'ailleurs pas
étatisé l'entreprise; elle reste une entreprise commerciale, en
concurrence avec un secteur privé important et les autres socié-
tés d'assurances nationalisées, et subit, de ce fait, comme une
entreprise privée, tout le poids des impératifs de gestion
capitaliste.
1ә
"
B.
EVOLUTION DE LA STRUCTURE
DE L'ENTREPRISE.
Il existe actuellement trois catégories d'assurances :
Grande Branche, Populaire et Groupe, dont la pratique cor-
respond à des situations économiques bien définies, et dont
6
l'introduction a amené des modifications corrélatives dans la
structure et les conditions de travail de l'entreprise.
Pour permettre de comprendre ces catégories, on peut
dire que la «Grande Branche » correspondrait à un habit sur
mesure,
la « Populaire :» au vêtement de confection, et le
( Groupe » au bleu de travail.
a) Avant 1930.
Avant la guerre de 1914, l'assurance s'adressait unique-
ment à la classe bourgeoise aisée à laquelle il fallait du « sur-
mesure »; la « Grande Branche » était la seule activité, et
l'entreprise était au stade artisanal. Chaque employé devait
avoir des connaissances un peu sur tout; il avait des contacts
avec le public; lors de son recrutement, on recherchait unique-
ment des garanties d'une certaine éducation pouvant cau-
tionner à la fois un niveau d'instruction, une facilité de
parole et une moralité « exemplaire ». La division du travail
était peu poussée : une seule organisation commerciale cons-
tituée par un réseau d'agents non salariés; une « division »
par grande catégorie d'opérations : souscriptions, recouvre-
ments, comptabilité, actuariat, inventaire, services annexes.
La classification des emplois reflétait cette situation.
b) L'évolution de 1930 i 1945.,
La transformation des conditions économiques au lende-
main de la guerre de 1914 conduit à une modification de la
clientèle des compagnies d'assurances sur la vie. La classe
bourgeoise à laquelle s'adressait l'assurance du type « Grande
Branche » s'est appauvrie; la crise de 1930 accentue encore
cette évolution. Pour « tenir », les compagnies d'assurances-
vie doivent suivre l'évolution de cette classe et trouver un
nouveau champ d'activité dans la classe ouvrière dont les
conditions matérielles se sont au contraire améliorées. Mais
alors qu'à une classe riche conviennent des capitaux et primes
importants et des clauses « sur mesure » (gros contrats), à une
classe pauvre conviennent de faibles capitaux et primes avec
des clauses standard (petits contrats). Pour que l'opération
soit rentable, il faut désormais qu'à un petit nombre de gros
contrats corresponde un grand nombre de « petits contrats ».
Comme l'assurance « Grande Branche » ne disparaît pas et ne
peut assimiler la « fabrication » et la vente du vêtement de
confection qu'est cette assurance dite « populaire », il faut
créer une nouvelle organisation capable de « sortir une
grosse masse de contrats.
Cette organisation se juxtapose à la précédente. Elle
comporte un réseau commercial fortement hiérarchisé de sala-
riés assujettis à des chiffres de production déterminés, elle se
base sur la division du travail et la mécanisation des deux
services les plus importants : un central dactylographique
pour la sortie des contrats et un central mécanographique
pour la sortie des quittances. Les tâches intermédiaires s’ali-
7
1
gnent sur ces deux services mécanisés. Pour les vieux em-
ployés, les artisans de la « grande branche », la « populaire »
est considérée, de 1930 à 1945, comme une colonie péniten-
tiaire; ils ont conscience d'une sous-qualification, d'une non-
utilisation des capacités que l'on exigeait d'eux et dont ils
tiraient une certaine fierté. La direction entretient d'ailleurs
cette division; une mutation à la populaire équivaut à une
dégradation. Les anciens désignent ces services par des
expressions qui se veulent péjoratives « le wagon postal »),
les « machines l'usine mais qui, en fait, traduisent
l'introduction de la mécanisation et de la rationalisation. La
Direction est moins difficile sur le recrutement. En 1939, un
directeur peut dire : « Je prends n'importe qui dans la rue et
j'en fais un employé au bout de huit jours ». Il ne s'agit plus
de connaissances, mais de la simple possibilité « physique >>
de faire un certain travail, toujours identique.
6
»), el
>>
.
1
t
c) Le sens de l'évolution actuelle.
Plus récemment, autour de 1939 et surtout à partir de
1945, s'introduit une modification qui reflète d'une manière
plus précise encore la transformation des structures sociales.
Dans la société entière, l'industrialisation conduit à centrer de
plus en plus la vie des individus sur leur entreprise, tant pour
le cadre supérieur que pour le manquvre. L'assurance va trou-
ver sa forme « industrielle parfaite » en relation avec cette
concentration des individus autour de la cellule sociale qu'est
l'entreprise. L'assurance « de groupe » s'adresse maintenant
à une collectivité ; il n'y a plus qu'une police collective qui
fixe quelques règles applicables à tous : plus de quittances de
primes, mais un seul état d'âge et de salaires, fourni par
l'entreprise, et directement exploitable par les machines.
Tout est calculé d'après les salaires et les machines peu-
vent assurer 90% du travail, le reste étant un simple travail
de préparation » qui doit suivre le rythme des machines.
Cela entraîne la création d'un service nouveau; cette technique
nouvelle ne peut être assimilée ni par la « grande branche »
ni par la « populaire ».
Cette évolution s'accentue après 1945 avec le développe-
ment de la « populaire » dont les méthodes et le champ d'ac-
tivité empiètent peu à peu sur les secteurs dévolus à la
« grande branche ». De 1947 à 1952, la structure de l'entre-
prise est complètement remaniée; la rationalisation s'introduit
peu à peu dans la totalité des services.
I
d) Le travail à la chaîne dans une entreprise
d'Assurance-Vie.
Dans la « populaire », la chaîne est maintenant parfaite;
en voici les articulations :
.
I.
2.
Examen des propositions.
Les propositions sont examinées, étiquetées, vérifiées par
un bureau où la division du travail est très poussée, chaque
employé effectuant une tâche très limitée (compostage, tari-
fication, vérification, enregistrement...). Par exemple, le même
employé peut avoir à composter à deux reprises plus de
1.500 propositions par jour ; le service peut passer jusqu'à
10.000 propositions par semaine de 40 heures; un rendement
est obligatoire durant les dix jours de pointe de chaque
mois (sans paiement de prime de rendement).
Frappe des contrats.
Les propositions ainsi traitées arrivent au central dacty-
lographique où chaque dactylo doit taper et relire 75 stencils
à alcool. C'est une tâche difficile, salissante (carbones spé-
ciaux) et entraînant une grande fatigue nerveuse (bruit et
cadence de travail). Une prime de rendement est attribuée; si
les employées jeunes peuvent assurer le rendement, à partir
d'un certain âge (entre 30 et 40 ans), beaucoup ne peuvent
suivre le rythme et manifestent des troubles nerveux (1); les
employées essaient de tenir en travaillant après l'horaire, ou
en évitant les absences, même en cas de grande fatigue ou de
maladie, pour conserver le bénéfice de leur prime de rende-
ment ; mais à partir d'un certain âge, variable suivant leur
résistance physique, elles doivent accepter leur mutation dans
un autre service avec une perte de salaire mensuel d'environ
5.000 francs. A ce moment, leur longue période de travail
standard leur a fait perdre toute qualification et souvent leurs
troubles nerveux sont devenus chroniques.
3. Tirage des documents.
Ce seul et unique cliché, frappé par des dactylos, sert
à tirer, à l'aide de machines Ormig, tous les documents affé
rents à une police : polices, fiches intérieures, dont celles ser-
vant à l'établissement des cartes perforées. Le cliché est éta-
bli de telle manière que ces fiches contiennent les renseigne-
ments codifiés permettant directement la transcription sur la
carte perforée. Il y a un bureau entier de ces machines, bureau
exclusivement féminin. C'est un travail très salissant (car-
bones et encres violettes) nécessitant le changement de vête-
ments (blouses bleues) et le nettoyage à l'alcool. Il n'y a pas
de cadence fixée, mais il y en a une indirecte puisqu'il faut
écouler la production des dactylos qui, elles, sont à la tâche.
4.
Tri des documents.
Le contrôle et la ventilation des pièces sont un travail
purement manuel. Des employées (bureau exclusivement fémi-
(1) Il est remarquable, d'autre part, qu'il règne un climat de ner.
vosité très particulier, dans ce bureau qu'on impute au mauvais
caractère des employés alors que la nature de leur travail en est évi-
demment responsable.
9
i
nin) trient les pièces sortant « en vrac » des machines Ormig;
certaines « vérifient » par lecture les polices, d'autre les met-
tent sous chemise avec compostage des numéros, d'autres
mettent sous enveloppes les polices destinées à l'assuré, d'au-
tres enfin regroupent les documents destinés au circuit inté-
rieur des pièces.
Comme pour le tirage aucune cadence n'est imposée, mais
en réalité c'est toujours la cadence des dactylos qui règle
le travail. C'est une besogne fastidieuse, monotone, notam-
ment en ce qui concerne la lecture des contrats (travaillant
une partie de l'année à la lumière de tubes luminescents, les
employées se plaignent de troubles visuels et de l'inadapta-
tion de l'éclairage à leur travail).
5.
Etablissement de la carte perforée.
Le document de base de l'entreprise est la carte perforée.
Il est plus utile pour beaucoup d'employés de savoir « lire »
une carte perforée que de savoir écrire en bon français ou
calculer rapidement, critères du « bon employé » d'autrefois.
La perforation des cartes se fait essentiellement dans
un bureau de «c perfos » d'après les fiches dont il a été ques-
tion. Une seule fiche de contrat sert à l'établissement de plu-
sieurs cartes perforées, les unes destinées au quittancement
(soit deux cartes une pour la prime, une pour l'adresse
soit une seule pour la « populaire »), d'autres destinées au
calcul des réserves, d'autres au commissionnement. Sur cer-
taines cartes, des données seules sont perforées, le reste de
la perforation étant effectuée mécaniquement après calcul par
des machines calculatrices, à partir des éléments perforés.
Les perfos sont assujetties à une cadence élevée et per-
çoivent une prime de rendement. Pour 9.000 perforations à
l'heure, elles touchent une prime de base de 1.300 francs par
mois (environ 5 % du salaire de base) augmentée de 600 francs
par 1.000 perforations horaires supplémentaires (1). Un abat-
tement d'un quart d'heure est accordé le matin et l'après-
midi. Si l'employée ne peut réaliser la cadence minimum
moyenne, elle est mutée ; en cas de maladie, la prime est
diminuée proportionnellement aux jours d'absence.
Il s'agit encore d'un bureau exclusivement féminin. Le
travail entraîne une fatigue nerveuse dont l'effet à long terme
est peu connu en raison de l'introduction récente du système
(10 ans), et de la jeunesse des éléments féminins recrutés à
l'époque. Comme pour les dactylos, le souci de conserver la
prime ou de l'accroître, fait que ces employées travaillent
souvent à la limite de leur résistance nerveuse.
(1) Certaines employées arrivent à réaliser 12 à 13.000 perforations
à l’H ure. Toutefois il difficile de préciser le rythme exact d'un tel
rendement, certaines perforations étant automatiques.
10
6. Le central mécanographique.
Les cartes servent à l'établissement de documents indi-
viduels (quittances de primes, feuilles de commissions et
d'états divers, bordereaux de commissions d'agences), de
documents comptables et statistiques.
Les machines principales sont les tabulatrices, mais des
travaux préparatoires sont nécessaires : contrôle et mise à
jour des fichiers, tri des cartes, reproduction, calcul, classe-
ment (de nouvelles cartes) dans les fichiers. La plupart de
ces travaux sont effectués par d'autres machines (calculatri-
ces, reproductrices, trieuses)
Les employés de ce service sont presque exclusivement
masculins, ils ont une certaine qualification professionnelle.
Pratiquement, il s'instaure une routine de travail qui rend
inutile cette qualification à quelques exceptions près. Le tra-
vail exige une cadence et une station debout continuelles, dans
une atmosphère de bruit. L'employé est le plus souvent le
servant d'une machine. Une prime dite de « planing » (prime
de rendement déguisée) est attribuée; la cadence de travail
est fixée non par des temps précis mais par l'obligation de
sortie de documents à des dates limites.
7. Le contrôle et l'envoi des documents.
Le contrôle, travail de pure mise en ordre, se fait dans
les vestiges d'anciens services qui préparent le regroupement
pour l'envoi dans les agences (« grande branche ») ou dans
des centres de gestion (« populaire ») ou directement à la
clientèle (« groupe »).
ou
e) Les chaînes annexes d'approvisionnement
de la chaîne principale.
Autour de cette chaîne centrale, épine dorsale de l'entre-
prise, dont chaque rouage doit fonctionner normalement au
risque de tout bloquer, les travaux d'« alimentation »
d'« évacuation » ne sont pas encore entièrement rationalisés.
Différentes raisons empêchent cette rationalisation totale,
qui est cependant possible puisqu'elle est réalisée dans quel-
ques entreprises pilotes.
a) Certaines règles légales obligent à des tâches qui
nécessitent le recours à des techniques périmées. Par exemple,
les règlements de capitaux à la suite d'un décès ne peuvent
être effectués sans la réunion obligatoire de pièces, ce qui
nécessite l'établissement manuel d'un dossier et de correspon-
dance. Jusqu'à une date récente, la législation imposait la
tenue de répertoires de polices qui ne pouvaient être que rédi-
gés à la main. Le décalage est tellement énorme entre la tech-
nique et les obligations légales, que certaines règles légales
ne sont plus observées, avec la tolérance du Ministère des
Finances, chargé de contrôler les sociétés d'assurances. On
+
11
-
pourrait écrire des pages sur ces nombreuses règles sur lesquel-
les butte la mécanisation.
6) Rationaliser tous les travaux signifierait imposer une
cadence, celle de la chaîne, à tous les employés, quelles que
soient leurs aptitudes physiques. Mais l'ancien système de
travail artisanal a laissé une séquelle de vieux employés pra-
tiquement « non récupérables » (ceux-là même que le patron
qualifie de « toquards », en évoquant le poids qu'ils consti-
tuent dans l'entreprise). Deux solutions peuvent résoudre le
problème : la mise à pied ou l'attente de l'élimination par les
départs en retraite. La nécessité de maintenir « un climat
social » dans l'entreprise empêche toute transformation radi-
cale. Les travaux de la chaîne sont assurés par un minimum
de jeunes, les travaux annexes, non rationalisés ou semi-
mécanisés, sont assurés par un maximum de vieux employés.
La transformation se fait progressivement.
On trouve donc dans les travaux annexes toute la gamme
des activités qui ont jalonné l'évolution du travail jusqu'à nos
jours et souvent les employés qui ont continué de les effec-
tuer pendant tout ce temps.
1° L'artisanat. Ce sont les services en voie de dispa-
rition : la comptabilité générale (obligation de tenue de
livres), le service "I groupe » ancienne gestion (types de
contrats encore en cours non-standard) ou maintenus en rai-
son d'obligations légales (règlements) ou en voie de transfor-
mation (établissement des contrats « grande branche » dont
la rationalisation est en cours).
2° La semi-mécanisation. Ce sont les services en cours
de transformation : inventaire (calcul des réserves), calculs
(une partie importante de ces calculs est faite maintenant
directement sur calculatrice électronique, ce qui entraîne une
réduction importante de personnel); services financiers et
comptables (comptes d'agents) dont la rationalisation a é
poussée aussi loin que possible.
3° La mécanisation. Ce sont les véritables chaînes
annexes soumises à une cadence directe ou indirecte : archi-
ves, courrier, central dactylographique (centralisation de la
frappe du courrier, usage de magnétophones), établissement
des documents de mutations de contrats (vestige d'un service
de quittancement n'effectuant plus que des travaux élémen-
taires).
4° Les bureaux de province. La chaîne ne peut fonc-
tionner régulièrement que si elle « exploite » des éléments
standard ou tout au moins ne présentant pas une grande
diversité. Par suite, ce qui « sort » de la chaîne correspond
également à un certain degré de standardisation. Mais la
concurrence commerciale, surtout dans l'assurance, contraint
l'entreprise à tenir compte d'une multitude de détails, dans
les clauses de contrats, dans l'encaissement des primes, etc.
Il est donc nécessaire qu'un travail préparatoire soit fait sur
12
les documents de base (standardisation, groupement) et qu'en
sens inverse une reconversion s'opère à la sortie de la chaîne
(répartition aux encaisseurs des quittances, paiements isolés,
etc.). Des services furent donc créés pour effacer les détails
pratiques à l'entrée et les reconstituer à la sortie. Ce rôle est
joué tantôt par les agences (« grande branche » mais surtout
par les centres de province (« populaire »); pour le groupe »,
la perfection du mécanisme et la suppression des éléments
particuliers rendent inutiles ces services de conversion et de
reconversion.
Les centres de province créés en 1954 ont, d'une part,
un rôle centralisateur avec mission d'établir tous les docu-
ments (propositions, états d'encaissements, états de transfor-
mation, encaissements) de sorte que le siège puisse les assi-
miler immédiatement sans attendre de renseignements; d'au-
tre part, un rôle décentralisateur de répartition : des états,
quittances, feuilles de commission, paiements arrivent en bloc
au siège.
Il est évident que leur rôle est capital car ils sont les
intermédiaires entre toute l'organisation commerciale et l'or-
ganisation rationalisée du siège. Tel est bien ce rôle que leur
assigne la Direction car l'organisation de ces bureaux de pro-
vince est très fortement contrôlée et réglementée; elle trouve
d'ailleurs d'autres avantages dans ces centres. Le travail en
province peut être moins payé qu'à Paris et la main-d'oeuvre
« plus souple », plus facile à exploiter (la rareté des emplois
opérant une plus forte pression sur le travailleur), peut être
plus adaptée à des pointes de travail périodiques que l'orga-
nisation rigide du siège ne pourrait tolérer.
L'importance de ce secteur peut être mesuré au fait que
les employés de province représentaient à peine 7 % de l'effec-
tif total du Siège en 1950 alors qu'ils représentent plus de
25 % de cet effectif actuellement,
f) La modification du recrutement des employés.
Les modifications des conditions de travail ont complè-
tement transformé le recrutement des enıployés.
Avant 1930, un emploi de bureau était une bonne « situa-
tion » pour la petite bourgeoisie. Depuis la mécanisation, la
plupart des emplois cessent d'être intéressants, car rémuné-
rations et conditions de travail se rapprochent de celles de
l'industrie.
Avant 1930, le recrutement se faisait par relations ;
l'origine sociale était une garantie de « bon esprit » et les con-
ditions de travail ne pouvaient qu'enraciner en chacun les
préjugés déjà bien établis.
Après le développement de la branche « populaire », de
1930 à 1939, le personnel nouveau était appelé à effectuer
des tâches divisées sous une discipline plus rigoureuse, à une
cadence plus élevée. Pendant cette période entrèrent dans l'en-
12
treprise des professionnels de l'industrie et du commerce sans
travail. Beaucoup espéraient ne rester que temporairement ;
certains sont encore employés, d'autres firent « carrière ».
Un peintre décorateur est maintenant archiviste après
avoir été garçon d'étage; un ancien souffleur de verre est
garçon jusqu'à sa retraite; un autre verrier est devenu chef
de service; des imprimeurs, des métallos, etc., rejoignirent
aussi l'assurance. Ainsi se justifie la réflexion déjà citée d'un
directeur en 1939 : « on peut prendre n'importe qui dans la
rue pour en faire un employé »).
Ces éléments nouveaux avaient un esprit tout à fait dif-
férent de celui des anciens; ce sont eux qui furent les plus
actifs en 1936; minoritaires, ils ne réussirent pas à entraîner
le personnel dans le mouvement de grève mais ils fondèrent
la section syndicale C.G.T. de l'entreprise.
La guerre, la rationalisation accentuée après 1945
devaient bouleverser à nouveau le recrutement ; il entra,
notamment dans l'après-guerre immédiat, beaucoup de jeunes
issus de tous milieux et surtout de milieux petits employés
et ouvriers. Cependant, les éléments « petits bourgeois >>
pourvus d'une certaine instruction se détournent maintenant
de ces travaux « abrutissants ». A l'intérieur même de l'entre-
prise, les vieux services sont désorganisés et de nouveaux sont
créés, entraînant des mutations fréquentes et un véritable
brassage des employés. Il devient de plus en plus clair qu'on
ne peut plus « faire carrière »; nombreux sont ceux qui
s'aperçoivent qu'ils ne sont que des pions que l'on déplace
à volonté pour les utiliser là où l'on a besoin d'eux.
La transformation des conditions de travail des vieux
employés, le contact des anciens et des nouveaux éléments
achèvent de modifier le comportement du personnel. A l'indi-
vidualisme tend à se substituer le sens de l'action collective
(première grève de douze jours en mars 1950); au débrouil-
lage individuel la solidarité; l'arrivisme tend à reculer et
les employés deviennent sensibles aux injustices sociales. Ils
tendent à se fondre dans la grande masse des travailleurs.
Un indice très significatif de cette évolution se retrouve
dans l'habillement : vers 1930, l'employé était le «prolétaire
en faux-col », les femmes devaient venir travailler en bas et
en chapeau ; la tenue était un attribut de l'employé. Aujour-
d'hui, dans tous les services de la chaîne, hommes et fem-
mes portent des blouses grises, bleues ou blanches, et même
certains portent des bleus de travail; les femmes changent de
tenue pour ne pas salir leurs vêtements.
8) Le rôle des cadres.
Les cadres d'avant 1930 étaient souvent des fils de
famille parfois issus de la noblesse que
leur
manque
cité avait empêché de caser dans la diplomatie, l'armée, les
finances ou les affaires. Ce qui importait, c'était que leurs
de capa-
14
« bonnes manières » et le vernis qu'avaient pu laisser leurs
études puissent inspirer le respect béat des inférieurs de la
petite bourgeoisie, tout heureux de côtoyer chaque jour
de
tels supérieurs. On retrouve encore aujourd'hui chez un cer-
tain nombre d'employés ce culte du cadre.
Du jour où le travail se transformait, le cadre n'était
plus le « supérieur » : il devait être ou bien un technocrate,
l'équivalent de l'ingénieur (technicien en mathématiques ou
en droit) ou bien celui qui commande et impose la discipline,
le « garde-chiourme ». La majorité des emplois de cadres
appartiennent à cette dernière catégorie et ne requièrent
aucune connaissance particulière; beaucoup de cadres sont
recrutés dans le rang en considération non de leurs capacités
mais de leurs aptitudes à « servir ». Le «garde-chiourme »
traditionnel tend d'ailleurs à être remplacé par un autre de
type plus habile. C'est que la cadence du travail rend inutile
la discipline stricte et que la division très poussée du travail
nécessite un fonctionnement sans heurts; on ne demande donc
plus au cadre qu'à être un surveilant de la vaste et complexe
machine, sachant mettre de l'huile dans un rouage et être
attentif à tout bruit du mécanisme pouvait révéler un défaut
de fonctionnement.
Il a un rôle de coordination mais on lui demande surtout
de maintenir un climat social favorable : ce sont plus cef-
taines qualités psychologiques qu'on requiert de lui que des
qualités professionnelles. L'appartenance à un groupe social
défini (syndicat « maison », francs-maçons, catholiques) est,
en général, la référence pour la promotion des cadres, l'indé-
pendance étant au contraire une contre-indication.
Les cadres tendent à remplir leurs fonctions ainsi dén-
nies en brisant la cohésion et la solidarité qui est la conse-
quence normale d'un travail rationalisé. Ils font preuve,
cet égard, d'une mentalité nouvelle, cherchant à s'immiscer
dans la vie privée de leurs subordonnés pour mieux les domi-
ner, ne reculant pas devant une certaine familiarité et visant
parfois à jouer le rôle de confident et de conseiller. Au reste,
cette attitude que favorise la présence constante du cadre
auprès de l'employé n'exclut pas le recours à des procédés
plus traditionnels (mouchardage, chantage, etc.); mais.ces
derniers sont de moins en moins efficaces et tendent à paraî-
tre périmés. Les cadres du type adjudant n'ont plus la core
dans l'entreprise car le fonctionnement régulier d'une chaîne
de travail ne peut souffrir les conflits et les tensions qu'ils ne
manquent pas d'amener.
h) La nationalisation.
La nationalisation de l'entreprise, réalisée en 1946, a
permis aux salariés de faire l'expérience de la bureaucratie;
tout employé sait qu'elle ne lui a rien apporté, qu'il n'a fait
que changer de maître et qu'une équipe de « petits copains >>
a remplacé les anciens administrateurs et directeurs.
à
Les Assurances Générales-Vie sont une des rares entre-
prises où il y ait eu, du jour au lendemain, un remplacement
quasi-complet de l'équipe dirigeante. Ceux qui arrivaient
pour prendre les places étaient des fonctionnaires de grade
moyen sans autre appui que le syndicat, le parti politique
ou peut-être la franc-maçonnerie. Ils n'avaient pas de base >>
définie. Dix ans après, les employés parlent encore de la
situation modeste des membres de la direction lors de leur
arrivée, de leurs démarches pour se concilier les responsables
syndicaux C.G.T. (et par contre-coup les employés) en accré-
ditant la légende « qu'ils n'étaient pas des gens différents
des employés ».
En bons bureaucrates, leur ligne de conduite était de se
constituer une base dans l'entreprise et des relations à l'extė-
rieur de l'entreprise. Une gestion sans histoire et une grande
souplesse vis-à-vis des gouvernements successifs devaient
leur permettre de conserver leur poste à travers les évolutions
politiques.
Après s'être appuyée sur la C.G.T. avant la scission de
1947, la Direction s'appuya sur F.O., puis sur la C.F.T.C.
quand le Président-Directeur général, mis à la retraite, fut
remplacé par un ancien Directeur des Finances qui se trouva
avoir la même appartenance politique que le bonze inamo-
vible de ce dernier syndicat. Tous les employés connaissent
le « bon syndicat » dont il faut faire partie si l'on veut espé-
rer une promotion rapide ou de petits avantages personnels.
La direction a ainsi nommé successivement agents de maîtrise
ou cadres des militants C.G.T., F.O. et C.F.T.C. dans
l'espoir qu'ils formeraient une base fidèle qui permettrait de
dominer plus facilement le personnel.
Sauf les vieux employés qui attribuent à la nouvelle
Direction les inconvénients de la rationalisation et qui disent
« c'était mieux autrefois », la plupart des employés traduisent
la réalité par des réflexions du genre : « la nationalisation
n'a rien changé ».
La Direction nouvelle, issue de la nationalisation, a pu
trouver en dix ans un cercle d'appuis politiques et a constitué
avec les directions analogues des autres sociétés, de la Sécu-
rité Sociale, des syndicats, de certains partis, une couche
bureaucratique consciente de sa position dominante, qui tend
à conserver le pouvoir qu'elle détient; elle a surtout des liens
dans les milieux politiques que l'extrême-droite appelle « de
gauche » (radicaux, U.D.S.R., S.F.I.O., P.C., M.R.P.) et
dans tous les syndicats, y compris la C.G.T. Cette couche
dirigeante montante qui a le regard tourné vers l'avenir peut
appartenir pratiquement à des organisations et des partis
différents qui en apparence luttent pour la prise totale du
pouvoir; mais, faute de mieux, les membres de cette couche
se partagent les postes disponibles et se serrent les coudes
pour se maintenir. Il y a plus de liens et d'affinités entre la
2
16
couche dirigeante des syndicats (C.G.T. comprise) qu'entre
ces mêmes dirigeants de syndicats et les employés, même
syndiqués.
Cette couche dirigeante s'est heurtée évidemment aux
vieilles couches traditionnelles plus ou moins rénovées. Ces
luttes traduisent des rivalités économiques et apparaissent
dans l'orientation financière de l'entreprise : changement de
relations avec tel groupe bancaire quand le Président-Direc-
teur général change; remplacement du jour au lendemain, au
Central mécanographique, des machines I.B.M. par des ma-
chines Bull, services rendus à tel groupe ou tel homme poli-
tique (appartements, prêts d'argent aux collectivités, à cer-
taines personnalités).
Cette lutte aboutit à la formation de clans sur le plan
de l'entreprise et se poursuit par des cheminements obscurs,
dont l'influence est surtout sensible parmi les cadres. Les
employés restent souvent étrangers à ces luttes de clans dont
is constatent seulement les effets : montée en flèche ou dis-
grâce d'un cadre (sans capacités particulières), orientation
nouvelle d'activité de l'entreprise, réforme des conditions de
travail; même s'ils ne trouvent pas d'explications précises,
ils se doutent que ce qui est présenté comme « l'intérêt de la
Compagnie » pour expliquer tout n'est en réalité que la consé-
quence
de luttes de clans.
i) Les syndicats et leur action.
1936 marque pratiquement le départ de l'activité syndi-
cale dans l'entreprise. Auparavant dominait le mythe du bon
patron, qu'on rencontre encore chez certains vieux travail-
leurs. Un grand nombre d'employés respectaient la hiérar-
chie; ils pensaient que seule leur soumission leur permettrait
d'obtenir certains avantages et ces avantages ils les inter-
prétaient comme le signe de la libéralité du patron non comme
un dû.
Les services qui connurent les premiers des conditions
de travail plus dures, et où entrèrent des éléments issus d'au-
tres milieux professionnels, posèrent d'emblée les relations
de travail en termes différents : la constitution de la section
C.G.T. de l'entreprise en fut la conséquence. Le patron, pour
y faire pièce, suscita d'abord la formation d'une section du
syndicat fasciste S.P.F. qui n'eut qu'une existence éphémère
parce que politiquement trop voyante, puis s'appuya sur la
C.F.T.C., notamment par l'intermédiaire des cadres moyens.
Des employés parlent encore des pressions exercées avant
1939 et après 1944 par les chefs des grandes divisions sur
leurs employés pour les forcer à adhérer à la C.F.T.C.; c'est
à ce même syndicat que la Direction remit en 1945, lors de
la création des Comités d'Entreprise, les auvres sociales,
sûre qu'elles seraient gérées dans son intérêt comme dans
celui de ce syndicat.
17
De fait, après la période de la guerre pendant laquelle
la plus grande confusion semble avoir régné, dans l'entre-
prise comme partout, ce syndicat a toujours joué et joue
encore le rôle de « courroie de transmission » entre Direction
et employés. L'origine sociale des vieux employés et d'une
partie des nouveaux, la survivance de services non rationa-
lisés, la position dominante de ce syndicat dans les ceuvres
sociales, son habileté consommée à appuyer une espèce de
paternalisme éclairé, tout cela lui assure une position de leader
parmi les syndicats traditionnels dans l'entreprise. C'est
d'ailleurs pratiquement un seul homme, le « délégué » (cumu-
lant les fonctions de délégué du personnel, de délégué au
comité d'entreprise et de secrétaire de ce comité ayant la
haute main sur toutes les « æuvres sociales » depuis la can-
tine jusqu'à l'arbre de Noël, la caisse de retraite et la maison
de repos) qui assure la fonction, nécessaire dans une entre-
prise moderne, de porte-parole de la Direction auprès des
salariés. Il ne fait aucun travail, possède un bureau avec télé-
phone, peut obtenir de tous services tous renseignements sur
les employés. Les cadres le respectent comme détenteur d'un
pouvoir de même nature que le leur; les employés ne veulent
pas se mettre mal avec lui parce qu'ils savent « qu'il a le bras
long ». Le Président blague ouvertement en public sur « ce
personnage qu'on paie à ne rien faire », mais en aparté déclare
« il est bien utile ». Ce délégué définit d'ailleurs sa fonction
comme d'essence supérieure : jamais un compte rendu écrit
ou oral au personnel, jamais de réunion du personnel, Aux
réunions avec la Direction où l'on marchande les intérêts du
personnel qui commence à « remuer », il lui est arrivé plu-
sieurs fois de déclarer « tout ce qui se dit ici devra rester
secret » et il pratique d'ailleurs obstinément quant à lui le
secret comme un attribut de sa fonction. Son action, il la
résume dans cette formule : « Nous faisons du social et du
familial ». Sa politique est celle du cas personnel, jamais
celle de l'action collective.
Seule la C.G.T., numériquement plus puissante que la
C.F.T.C. en 1946 dans l'entreprise, aurait pu faire pièce à
cette influence grâce à l'appui que la Direction nouvelle pou-
vait lui apporter dans le cadre de la nationalisation. Mais
les militants les plus marquants se contentèrent d'occuper
les places de cadres qu'on leur offrait, alors que le « délégué »
C.F.T.C. continuait à jouer avec beaucoup d'habileté et
d'expérience son rôle traditionnel, fort d'ailleurs de cette
espèce d'indépendance de façade opposée à la « compromis-
sion » des ex-militants C.G.T. (1)
(1) Il semble d'ailleurs que les syndicats se partagent les entreprises
en zones d'influences (postes aux Conseils d'Administration des
entreprises
nationales, délégués, Conseil National des Assurances, services sociaux
intercompagnies); ils peuvent ainsi se rendre des services en cas de dan-
ger les menaçant tous. Cette attitude n'est d'ailleurs pas exclusive
d'une
18
La scission de 1947 devait amener une section F.O.
forte de la quasi-totalité des adhérents de la C.G.T. et de
l'appui de la Direction, tandis que la section C.G.T. se trou-
vait réduite à des effectifs squelettiques (quelques employés
restés par « fidélité » autour des quelques membres du P.C.
de l'entreprise), et ne pouvait plus recueillir qu'une trentaine
de voix aux élections suivantes.
L'évolution déjà décrite des membres de la Direction de
1947 à maintenant, et le rôle dévolu à la section F.O., le
caractère anti-stalinien du nouveau syndicat, faisaient que
rien ne distinguait celui-ci de la C.F.T.C., sauf des ques-
tions de personnes. De fait, les délégués F.O. ex-C.G.T.,
collèrent très étroitement à la C.F.T.C., les réunions de sec-
tion furent souvent communes et les deux permanents se
partagèrent le « travail syndical ».
L'appartenance à l'un ou l'autre de ces deux syndicats
dépend alors de considérations politiques ou religieuses; si
l'on donne son adhésion à tel ou tel c'est parce qu'on espère
être épaulé pour grimper dans la hiérarchie, ou bien béné-
ficier de quelques avantages (logements, prêts, secours) ou
encore qu'on veut manifester sa reconnaissance pour un ser-
vice rendu (que le délégué a su monter en épingle) ou tout
simplement parce qu'on craint l'hostilité d'un cadre syndiqué.
Quant à ceux qui se contentent de voter pour un syndicat,
ils n'ont, pour la plupart, d'autre souci que de maintenir en
face du patron des organismes susceptibles de les défendre,
malgré tous les défauts qu'ils leur reconnaissent (le souci d'ef-
ficacité semble très fort chez les employés).
La C.G.T. connaît un nouvel essor à partir de 1950.
Jusque là, c'est-à-dire durant les trois années qui suivirent
la scission, elle fut coupée de la masse des salariés. La poli-
tique de la C.G.T. à l'échelle nationale, essentiellement axée
sur les actions politiques du P.C. (aussi timidement qu'elle
fût exprimée par les militants de l'entreprise) détournait vio-
lemment les employés de ce syndicat.
En 1950, la section C.G.T. fut ranimée par deux mili-
tants, indépendants de tout parti politique, soutenus par un
groupe d'employés, qui adoptèrent une politique de lutte à
l'égard de la direction. Ils réussirent à évincer les membres
du P.C. de la section et entreprirent un travail patient
d'explication, destiné à dresser les employés à la fois contre
le patron, les syndicats réformistes et la politique stalinienne
traditionnelle de la C.G.T. La remontée rapide de la section,
qui eut été plus rapide encore si la C.G.T. en tant que telle
n'inspirait la méfiance, fut, en outre, favorisée par les nom-
breuses contradictions que la rationalisation développait au
sein de l'entreprise.
internet
certaine compétition entre eux, dans la mesure où certaines normes sont
respectées.
19
Même lorsque la C.G.T.-Assurance, en 1954, réussit à
manæuvrer et à replacer à la tête de la section un membre
du P.C., la section maintint la nouvelle influence qu'elle avait
acquise.
Il faut d'ailleurs souligner que la Direction de la C.G.T.-
Assurance, même dans les périodes « dures », n'a jamais
rompu ses contacts avec la Direction de l'entreprise. Chacun
sait
que le Secrétaire général de la C.G.T.-Assurance tutoie
le Directeur général-adjoint et qu'il obtient, à l'occasion, cer-
taines concessions de détail par intervention personnelle (par
exemple, le réembauchage d'employés licenciés ou le maintien
d'employés menacés de licenciement), à titre d'échange de
bons services entre bureaucrates. On sait aussi
que
l'admi-
nistrateur C.G.T. obtint un appartement de la compagnie
dès sa nomination. Après 1954, sous le couvert de l'unité
d'action, la section C.G.T. s’aligna sur les autres syndicats
et les contacts purent s'établir à l'échelon des délégués de
l'entreprise (1).
C. - LES CONTRADICTIONS AU SEIN
DE L'ENTREPRISE.
Telles qu'elles viennent d'être décrites, les structures de
l'entreprise paraissent devoir permettre un fonctionnement
régulier. En réalité, comme dans toute entreprise capitaliste,
de multiples contradictions se font jour. C'est, d'une part,
que les employés sont des hommes que l'on ne peut conduire
comme des machines et, d'autre part, que l'intérêt qu'ils peu-
pent avoir pour l'entreprise est en contradiction avec le rôle
de purs exécutants dans lequel on les cantonne.
Comme tous les salariés, ils se trouvent dans l'obligation
d'exécuter leur travail de manière à ne pas encourir de repro-
ches; suivant leur intérêt élémentaire, ils arrivent à souhaiter
que l'entreprise marche bien. Ils peuvent d'ailleurs en tirer
une légitime fierté, jusqu'à dire que leur travail fait marcher
l'entreprise. En réalité, la bonne marche de celle-ci est liée
surtout à la vente des « produits » donc à la situation
économique et à l'habileté de la gestion de la Direction.
Les employés sentent qu'au-dede leur « bon travail
», l'es-
(1), Il apparaît que la position de la C. G.T. dans ce milieu
employé est adaptée à sa position minoritaire en face des réformistes et
à la mentalité particulière des employés. Il est certain que dans les mi-
lieux ouvriers elle manifeste un plus grand souci de s'adapter à la
comba-
tivité ouvrière et dissimule avec le plus grand soin les contacts qu'elle
peut avoir avec les patrons et les autres syndicats. Toutefois il y a une
unité d'attitude qui se révèle dans le fait qu'un bon membre du parti
doit savoir s'adapter au milieu dans lequel il se trouve et, tout en
ouvrant
uniquement pour le parti, garder une façade de « meilleur défenseur de
la classe ouvrière ». Ce ne sont que les travailleurs de chaque
entreprise
qui peuvent asquer, à l'aid d'exemples concrets, l'attitude réelle de
la C.G.T.
20
sentiel leur échappe et que d'une certaine manière ils n'ont
aucun intérêt à la bonne marche de l'entreprise qui les
emploie.
a) Coexistence de différents systèmes de travail.
L'impossibilité d'atteindre une rationalisation totale a des
causes très diverses : législation en retard sur les développe-
ments économiques, luttes de clans se cristallisant autour de
la lutte pour teile ou telle méthode de travail, obligation de
maintenir un « climat social » que des mesures draconiennes
briseraient obligation qui s'impose aussi bien aux bonzes
syndicaux qu'à la Direction).
Nous avons déjà noté, en ce sens, la coexistence de ser-
vices anciens et de services modernes. Par exemple, de chaque
côté d'un couloir, il y a deux services qui font exactement
le même travail : l'examen des propositions. L'un traite les
propositions « populaires » et est intégré dans la chaîne (nous
l'avons décrit); l'autre traite les affaires « grande branche >>
selon une répartition géographique des tâches, chaque em-
ployé effectuant la totalité des opérations qui sont divisées
dans l'autre bureau. Le rythme de travail est ici et là très
différent. Le service rationalisé passe trois à quatre fois plus
de propositions que l'autre. Le vieux service est coté « travail
qualifié », l'autre «« travail d'ordre »; la différence de salaire
de base est de 4 à 5.000 francs par mois (de 15 à 20 % du
salaire de base).
En outre, dans les vestiges de vieux services, il y a
encore des « planques » où l'on travaille « à la papa » et qui
sont souvent dénommées « services spécialisés »; des salaires
de base élevés leur sont réservés.
A cette injustice ressentie par ceux qui travaillent le
plus pour un moindre salaire, se juxtapose le drame de ceux
que l'on doit muter des vieux services vers les nouveaux par
suite de la marche inexorable de la rationalisation comman-
dée par la pression économique. C'est la source d'une double
contradiction :
1° Les employés des « vieux services » sont des anciens
qui peuvent difficilement s'adapter dans les nouveaux ser-
vices en raison de leur âge et du fait qu'ils ont acquis une
routine irréversible de travail; ils considèrent comme humi-
liant et dégradant d'être mutés à un poste beaucoup moins
intéressant que celui auquel ils étaient rattachés auparavant.
Le plus paradoxal est que ce sont précisément les employés
non évolués (et qui sont les plus sûrs soutiens de l'employeur)
qui sont les plus directement exposés à ces mutations. La
chute sera d'autant plus brutale que les cadres préoccupés de
rendement les mépriseront et les qualifieront de « déficients »,
de « toquards », de « pauvres types » qu'on garde par cha-
rité jusqu'à ce que la maladie ou la retraite en débarrase
l'entreprise.
21
2° Pour maintenir la stabilité du personnel, les em-
ployeurs ont toujours garanti le maintien des avantages
acquis; la politique du cas 'personnel pratiquée par la direc-
tion et les syndicats a toujours tendu à accroître ces avan-
tages quand l'employé donnait satisfaction. Quand l'employé
est muté dans un service rationalisé à bas salaire, il conserve
tous ses « avantages » (sauf les primes de rendement), de
sorte que se manifestent des différences de salaires allant
parfois du simple au double entre des employés effectuant
le même travail. Cette différence est d'autant plus ressentie
que, selon le langage des cadres, ce sont ceux « qui gagnent
le plus qui fournissent le moins de travail ». Un jeune avait
un jour calculé qu'il faisait dans sa journée deux fois plus
de travail qu'une ancienne employée dont le salaire était de
plus de 50 % supérieur au sien.
b) La disparité des systèmes de rémunération
et les impératifs de rationalisation.
Le système de rémunération dans son ensemble contient
d'ailleurs une contradiction beaucoup plus importante.
Le travail à la chaîne crée des tâches semblables; les em-
ployés des services rationalisés ont conscience que les paies
devraient être les mêmes. Mais patrons et syndicats, pour
pouvoir pratiquer la politique du cas personnel, et aussi par
une sorte de conservatisme bureaucratique, maintiennent et
même font proliférer une classification établie en 1936, renou-
velée en 1945 et 1954, qui ne compte pas moins de 110 caté-
gories d'emplois et qui est de l'aveu des syndicats très ina-
daptée.
Dans les services vitaux pour la cadence de la chaîne
(contrats et central mécanographique), l'octroi de primes de
rendement substantielles qui semble venir compenser l'inéga-
lité entre les salaires des services qui travaillent plus et ceux
des services qui travaillent moins, suscite une autre injustice
vis-à-vis des service: intermédiaires de la chaîne qui ont une
même cadence de triivail mais sans prime.
Il est difficile de décrire l'imbroglio que constitue ce sys-
tème de rémunérations qui évolue d'ailleurs vers une simpli-
fication sous les pressions économiques et selon une ligne défi-
nie
par le syndicat patronal : réintégration de l'ensemble des
avantages individuels dans les salaires (fixation d'une rému-
nération annuelle de base). Il semble aussi qu'une évolution
se dessine dans le sens d'une simplification des classifications
d'emplois (un employeur d'une entreprise-pilote en matière de
rationalisation proposant à ses employés trois catégories
d'emplois au lieu de 110).
Mais cette politique qui tend à résoudre une contradic-
tion en soulève une autre : pour une « saine » gestion écono-
mique et pour maintenir le « climat social », on tend à
égaliser les salaires sur des minima; mais les employés pen-
sent cette égalisation selon des maxima... D'où les réactions
22
aux
devant une opération chirurgicale où tout le monde se sen-
tirait lésé. Syndicats et patrons hésitent donc à remettre en
cause le statu-quo qui maintient des contradictions connues
pour une solution qui risquerait d'en soulever de plus graves
encore.
c) Qualification technique
et travaux d'ordre subalterne.
La nationalisation a entraîné l'application d'un pro-
gramme de formation technique des employés d'assurance :
une Ecole Nationale d'Assurances fut créée avec un cycle
élémentaire (C.A.P. pour les employés), un cycle normal pour
les cadres inférieurs et un cycle supérieur pour les cadres
supérieurs. La mystification du système consistait à faire
croire à la possibilité d'une promotion ouvrière du simpie
employé au directeur. En réalité, on avait voulu assurer la
formation de personnel pour certains postes « techniques ».
De fait, le cycle supérieur, où l'on entre sur recommanda-
tion, assure surtout la formation de ceux qui s'intégreront
dans la couche dirigeante. Les autres cycles ne conduisent
pratiquement à rien.
En effet, la rationalisation conduit résultats
suivants :
a) Les postes techniques d'assurance disparaissent; des
tâches élémentaires leur sont substituées. Par exemple : un
calculateur d'actuariat devait avoir une certaine qualifica-
tion; aujourd'hui, le travail de cet employé est entièrement
fait par une calculatrice électronique et l'employé réduit à
la confection des fiches.
b) Les techniques utilisées maintenant sont des techni-
ques générales qui n'ont rien à voir avec l'assurance : dactylos
habiles, opérateurs sur machines à cartes perforées.
c) Même ces derniers postes techniques tendent à s'avilir,
la machine accomplissant la partie la plus complexe du tra-
vail de l'employé, ou bien la routine de travail dégradant
la technicité de l'employé par utilisation d'une partie infime
de sa formation professionnelle (c'est le cas pour les dac-
tylos assurant la frappe des contrats ou pour les opérateurs
effectuant périodiquement le même travail).
Or, pendant ce temps :
a) Les jeunes qui sont embauchés ont tendance à avoir
un niveau d'instruction légèrement au-dessus de la moyenne
(autour du B.E.); si le poste requiert une certaine formation
technique, il est exigé souvent les diplômes techniques corres-
pondants.
b) Chaque année, des employés nantis du C.A.P., du
Brevet professionnel ou de diplômes leur donnant des con-
naissances techniques assez étendues rentrent dans l'entre-
prise. Tous ces employés qui ont cru à la promotion ouvrière
cherchent une récompense de leurs efforts et tombent d'autant
plus haut qu'ils se rendent compte de l'inanité de leur travail.
23
3
Leurs espoirs tournent en déception d'autant plus amère
qu'ils sont employés à des tâches élémentaires, qu'ils en savent
souvent plus long que les cadres qui les commandent et que
par leur attitude critique ils s'éloignent encore plus sûrement
de l'avenir qu'on leur avait promis. On ne donne pas de
place de cadre aux « mauvais esprits » même pleins d'intel-
ligence et de capacités.
d) Les nécessités économiques limitant l'accès
à la couche bureaucratique.
A cette dégradation de la qualification professionnelle,
issue directement de la rationalisation, répond la nécessité de
fermer la promotion vers le sommet. Pour bien gérer l'entre-
prise il est nécessaire de réduire les frais généraux; les cadres
coûtent cher, le travail au rendement permet d'accroître consi-
dérablement la quantité de travail fourni avec un encadre-
ment très différent.
Nous avons déjà évoqué l'attitude de la nouvelle direc-
tion lors de la nationalisation qui avait promu beaucoup de
cadres et d'agents de maîtrise pour se créer une base sociale.
Vers 1950, il y avait au siège social de la Société plus de
110 cadres et environ 250 agents de maîtrise pour à peine
600 employés. Or, pour que la rationalisation nécessaire soit
payante, il faut que l'on puisse en tirer toutes les consé-
quences. La direction avoue maintenant : « il y a 30 % de
cadres en trop » (en pensant 50 ou 60 %). Les licenciements
de cadres n'étant guère possibles, la réduction de leur effectif
s'effectue par non-remplacement des sortants et utilisation
des inutiles comme employés (avec une paie de cadre). Les
promesses de promotion restent lettre morte, et sont d'autant
moins oubliées que les nombreux cadres nommés il y a quel-
ques années sont toujours là pour rappeler l'origine de leur
ascension. Le blocage de l'avancement est un grief souvent
formulé par les employés et il témoigne d'une étape de leur
prise de conscience; apercevant l'inanité de leurs efforts indi-
viduels, constatant l'échec de leurs ambitions, ils découvrent
les conditions qui sont le lot commun des exploités et la soli-
darité.
Cette tendance est renforcée par le fait que la bureau-
cratie dirigeante de l'entreprise et d'ailleurs est considérable-
ment organisée depuis dix ans. Les membres de la Direction,
isolés en 1946 et cherchant des appuis dans l'entreprise, se
sont créé aussi bien dans le « monde de l'assurance » que
dans les milieux politiques, un réseau de relations et n'ont
plus guère à craindre des changements politiques. Ils n'ont
plus les mêmes raisons de maintenir une couche inférieure de
bureaucrates sur lesquels ils s'appuieraient puisqu'ils se sen-
tent intégrés dans une couche supérieure. Ils détruisent ainsi
24
d'autant plus le mythe que la nationalisation pouvait « appor-
ter quelque chose » et ils creusent d'autant plus le fossé entre
dirigeants et exécutants qu'ils avaient essayé de masquer lors
de leur arrivée.
D. -- LES EMPLOYES ET L'ENTREPRISE.
Les appréciations que l'on peut entendre dans le grand
public sur les milieux employés se réfèrent soit à une époque
où les « bureaux » étaient en marge de l'évolution indus-
trielle, soit à une catégorie bien particulière, celle des fonc-
tionnaires. Mais en réalité, l'industrialisation des bureaux
venant avec cinquante ans de retard sur les autres secteurs a
transformé complètement la mentalité de beaucoup d'em-
ployés, la plupart du temps à leur insu.
Pour apprécier ces transformations, il ne faut pas s'arrê-
ter aux aspects les plus apparents de la vie de l'entreprise,
comme si celle-ci se résumait essentiellement par l'activité
syndicale et les grèves. Il faut voir que l'entreprise est un
monde en évolution constante. Le renouvellement des salariés
se poursuit sans cesse parallèlement au progrès technique ;
des hommes provenant d'un milieu social déterminé viennent
rejoindre l'entreprise à telle ou telle étape et leur évolution
se développe à chaque fois selon un rythme propre. Certes,
la ligne générale de l'évolution est la même pour tous, mais
l'inégalité de développement des divers groupes ou individus
n'en demeure pas moins, alors même que ceux-ci font un
travail identique. Ainsi retrouve-t-on dans le présent, juxta-
posées, les différentes étapes parcourues successivement : côte
à côte travaillent l'employé type 1920, l'employé conscient
du fait de l'exploitation et des employés à tous les stades
intermédiaires d'évolution. Le brassage effectué par
les
tations nombreuses des dernières années accroît encore la
diversité ainsi constatée, de sorte que finalement le comporte-
ment collectif est à comprendre davantage comme une résul-
tante (les influences des éléments avancés et des éléments
moins évolués s'entrecroisant) que comme une véritable unité.
mu-
a) L'origine sociale et le recrutement.
En l'absence de statistiques précises, il n'est possible
de donner que des indications sur ce point. Si, autrefois,
les nouveaux venus étaient issus de milieux bourgeois tradi-
tionnels et bien pensants, le recrutement s'est ensuite considé-
rablement prolétarisé (milieux petits employés et ouvriers).
Beaucoup d'éléments nouveaux, jeunes, sont entrés dans l'en-
treprise à la fin de la guerre; ainsi s'explique le pourcentage
actuel assez fort d'adultes de
30
à
40 ans, l'autre
groupe,
le
25
plus important, étant formé de « vieux » de 50 à 65 ans (dont
certains dans la Compagnie depuis plus de 20 ans). Les très
jeunes (18 à 25 ans) sont assez peu nombreux car, en raison
de la rationalisation, les partants ne sont pas remplacés. Le
pourcentage de femmes est important, entre 60 et 70%. Géné-
ralement elles occupent des emplois « subalternes ».
Les raisons qui ont incité ces salariés à venir prendre
un emploi de bureau sont fort diverses : attrait d'un emploi
jugé supérieur à un emploi manuel, espoir d'un salaire supé-
rieur à celui d'autres professions pour une fatigue moindre,
déclassement social (maladie, échec dans des études ou dans
d'autres emplois); pour les femmes, nécessité de trouver un
salaire de complément; pour les jeunes filles, nécessité de
gagner un salaire permettant de sortir du milieu familial.
Mais
pour la plupart, il n'y a pas eu de choix, ils cherchaient
un emploi, ils sont venus là parce qu'ils ne trouvaient pas
autre chose et auraient été aussi bien travailler ailleurs; ils
sont restés parce que de « petits avantages » font pencher la
balance en faveur de l'entreprise (1).
Ce sont ces mêmes avantages qui assurent la stabilité
du personnel.
sont
(1) Il arrive d'entendre des réflexions du genre « On n'est pas mal
ici, il ne faut pas se plaindre », notamment chez ceux qui possèdent des
éléments de comparaison (emplois antérieurs, travail du conjoint dans
une autre entreprise).
De fait, les « petits avantages » ne sont pas négligeables ; ils sont
conçus, non dans l'intérêt des employés mais dans celui, bien compris, du
patron. La plupart des travaux du moins dans l'ancien système
faits de routines et supposent une « connaissance » plus ou moins étendue
des différents services et des circuits de pièces. L'intérêt de
l'employeur
est dans la stabilité, sinon de tout le personnel, du moins d'une
fraction
de celui-ci. D'où des avantages parfois assez substantiels, la plupart
condi.
tionnés par l'ancienneté:
prime d'ancienneté (1 % par année de présence avec plafond de 25 %,
mais acquise seulement après 3 ans de présence);
prime annuelle de « bonne gestion » (environ 1/2 mois de salaire
pour les basses catégories), acquise seulement après 4 années de
présence;
prime d'intéressement aux résultats, fonction des bénéfices acquis après
2 ans de présence;
augmentation de la durée des vacances avec l'ancienneté: 4 semaines
après 7 ans de présence.
26
b) L'arrivisme et la prise de conscience.
On peut dire sans beaucoup de chan