SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, Paris-
C. C. P. : Paris 11987-19
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
R. MAILLE
CI. MONTAL
D. MOTHE
Gérant : J. GAUTRAT
Le numéro
200 francs
Abonnement un an (4 numéros)
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Abonnement de soutien
1.200 francs
Volumes déjà parus (I, nº 1-6, 608 pages; II, nºs 7-12,
464 pages; III, nº 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume.
SOCIALISME
OU BARBARIE
Sur le contenu du Socialisme
a été
Une première partie de ce texte
publiée dans le N° 17 de Socialisme ou Barbarie,
PP. 1 à 22. Les pages qui suivent représentent une
nouvelle rédaction de l'ensemble et leur compré-
hension ne présuppose pas la lecture de la partie
déjà publiée.
Ce texte ouvre une discussion sur les ques-
tions de programme. Les positions qui s'y trou-
vent exprimées n'expriment pas nécessairement
le point de vue de l'ensemble du groupe Socia-
lisme ou Barbarie.
L'évolution de la société moderne et du mouvement ouvrier
depuis un siècle, et en particulier depuis 1917, impose une révi-
sion radicale des idées sur lesquelles ce mouvement a vécu
jusqu'ici. Quarante années se sont écoulées depuis le jour où une
révolution prolétarienne s'emparait du pouvoir en Russie. De cette
Tévolution, finalement, ce n'est pas le socialisme qui a surgi, mais
une société d'exploitation monstrueuse et d'oppression totalitaire
des travailleurs ne différant en rien des pires formes du capita-
lisme, sauf que la bureaucratie a pris la place des patrons privés,
et le « plan la place du « marché libre ». Il y a dix ans, nous
étions rares à défendre ces idées. Depuis, les travailleurs hongrois
les ont fait éclater à la face du monde.
L'immense expérience de la révolution russe et de sa dégéné-
rescence, les Conseils ouvriers hongrois, leur activité et leur
programme sont les matériaux premiers de cette révision. Ils sont
loin d'être les seuls. L'analyse de l'évolution du capitalisme et
des luttes ouvrières dans les autres pays depuis un siècle, et sin-
gulièrement à l'époque présente, montre que partout les mêmes
problèmes fondamentaux se posent dans des termes étonnam-
ment similaires, appelant partout la même réponse. Cette réponse
est le socialisme, le socialisme, qui est l'antithèse rigoureuse du
1
.
.
capitalisme bureaucratique instauré en Russie, en Chine et ail-
leurs. L'expérience du capitalisme bureaucratique permet de voir
ce que le socialisme n'est pas et ne peut pas être. L'analyse des
révolutions prolétariennes, mais aussi des luites quotidiennes et
do la vie quotidienne du prolétariat permet de dire ce que le socia-
Usme peut et doit être. Nous pouvons et nous devons aujourd'hui,
basés sur l'expérience d'un siècle, définir le contenu positif du
socialisme d'une manière incomparablement plus précise que
n'avaient pu le faire les révolutionnaires d'autrefois. Dans l'im-
mense désarroi actuel, des gens se considérant comme partisans
du socialisme, sont prêts à affirmer qu'ils « ne savent pas ce qu'il
faut entendre par ce terme ». Nous prétendons montrer que, pour
la première fois, on peut savoir ce que signifie concrètement le
socialisme.
L'analyse que nous allons entreprendre n'aboutit pas seule-
ment à la révision des idées qui ont généralement cours sur le
socialisme, et dont beaucoup remontent à Lénine et quelques-unes
à Marx. Elle aboutit également à une révision des idées générale-
ment répandues sur le capitalisme, son fonctionnement et la
racine de sa crise, idées dont certaines viennent, avec ou sans
déformation, de Marx lui-même. En fait, les deux analyses vont
ensemble et exigent l'une l'autre.
Cette révision, bien entendu, ne commence pas aujourd'hui.
Plusieurs courants ou révolutionnaires isolés en ont fourni des élé-
ments depuis longtemps. Dès le premier numéro de Socialisme ou
Barbarie, nous nous efforçions de reprendre cette tâche de façon
systématique. Les idées centrales se trouvent déjà formulées dans
l'éditorial du numéro 1 de cette revue : que la division essentielle
des sociétés contemporaines est la division en dirigeants et exé-
cutants, que le développement propre du proletariat le conduit à
la conscience socialiste, qu'inversement le socialisme ne peut
être que le produit de l'action autonome du proletariat, que la
société socialiste se définit par la suppression de toute couche
séparée de dirigeants et par conséquent par le pouvoir des orga-
nismes de masse et la gestion ouvrière de la production. Mais nous
sommes nous-mêmes restés, d'un certain point de vue, en deçà
de leur contenu.
Ce fait ne mériterait pas d'être mentionné, s'il ne traduisait
pas lui aussi, à son niveau, l'action des facteurs qui ont déterminé
l'évolution du marxisme lui-même depuis un siècle : la pression
énorme de l'idéologie de la société d'exploitation, le poids de la
mentalité traditionnelle, la difficulté de se débarrasser des modes
de pensée hérités.
En un sens, la révision dont nous parlons ne consiste qu'à
expliciter et à préciser ce qu'était l'intention véritable du marxisme
à son départ et qui a toujours été le contenu le plus profond des
luttes prolétariennes que ce soit à leurs moments culminants ou
dans l'anonymat de la vie quotidienne de l'usine. En un autre
ons, olle conduit à éliminer les scories accumulées pendant un
Hoclo autour de l'idéologie révolutionnaire, à briser les verres
déformants à travers lesquels nous avons tous été habitués à
1
2
MN
regarder la vie et l'action du proletariat. Le socialisme vise à
donner un sens à la vie et au travail des hommes, à permettre
à leur liberté, à leur créativité, à leur positivité, de se déployer,
à créer des liens organiques entre l'individu et son groupe, entre
le groupe et la société, à réconcilier l'homme avec lui-même et
avec la nature. Il rejoint ainsi les fins essentielles du proletariat
dans ses luttes contre l'aliénation capitaliste non pas des aspi-
rations se perdant dans un venir indéterminé, mais le contenu des
tendances qui existent et se manifestent dès aujourd'hui, que ce
soit dans les luttes révolutionnaires ou dans la vie quotidienne.
Comprendre cela, c'est comprendre que pour l'ouvrier le problème
final de l'histoire c'est un problème quotidien ; c'est, du même
coup, comprendre que le socialisme n'est pas la « nationalisation »,
la « planification », ou même l'augmentation du niveau de vie ---
et que la crise du capitalisme n'est pas l' « anarchie du marché »,
la surproduction ou la baisse du taux de profit. C'est, enfin, voir
d'une façon entièrement nouvelle, les tâches de la théorie et de la
fonction d'une organisation révolutionnaire.
Poussées à leurs conséquences, saisies dans toute leur force,
ces idées transforment la vision de la société et du monde, modi-
fient la conception aussi bien de la théorie que de la pratique
révolutionnaire.
4
:
La première partie de ce texte est consacrée à la définition
positive du socialisme. La partie suivante (1) s'occupe de l'analyse
du capitalisme et de sa crise. Cet ordre, qui peut paraître peu
logique, se justifie par le fait que les révolutions polonaise et
hongroise ont fait de la question de la définition positive de l'or-
ganisation socialiste de la société une question pratique immé-
diate. Mais il découle également d'une autre considération. Le
contonu même de nos idées nous amène à soutenir qu'on ne peut
finalement rien comprendre au sens profond du capitalisme et
de sa crise sans partir de l'idée la plus totale du socialisme. Car
tout ce que nous avons à dire peut se réduire en fin de compte
à ceci : le socialisme, c'est l'autonomie, la direction consciente
par les hommes eux-mêmes de leur vie ; le capitalisme privé
ou bureaucratique c'est la négation de cette autonomie, et sa
crise résulte de ce qu'il crée nécessairement la tendance des hom-
mes vers l'autonomie en même temps qu'il est obligé de la sup-
primer.
-
LA RACINE DE LA CRISE DU CAPITALISME
L'organisation capitaliste de la vie sociale - et nous parlons
aussi bien du capitalisme privé de l'Ouest que du capitalisme
bureaucratique de l'Est crée une crise perpétuellement renou-
velée dans toutes les sphères de l'activité humaine. Cette crise
apparaît avec la plus grande intensité dans le domaine de la
VAN
(1) Elle sera publiée dans le prochain numéro de cette revue.
3
production (2). Mais la situation, quant à l'essentiel, est la même
dans tous les domaines qu'il s'agisse de la famille, de l'éduca-
tion, de la poliuque, des rappports internationaux ou de la cul-
ture. Parioui, la struciure capitaliste consiste à organiser la vie
des hommes du denors, en l'absence des intéressés et à l'encon-
tre de leurs tenaances et de leurs intérêts. Ce n'est là qu'une autre
maniere ae aire que la société capitaliste est divisée entre une
mince couche de airigeants, qui ont pour fonction de décider de
la vie de tout le monde, et la grande majorité des hommes, réduits
à exécuter les décisions des airigeants et, de ce fait, à subir leur
propre vie comme quelque chose d'étranger à eux-mêmes.
Cere organisauon est proronaément irrationnelle et contra-
dictoire, et le renouvellement perpétuel de ses crises, sous une
forme ou une auire, est absolument inévitable. Il est proiondé-
ment irrationnel de préienare organiser les hommes, qu'il s'agisse
de proauction ou ae vie politique, comme s'ils étaient des objets,
en ignorant délibérément ce qu'eux-mêmes pensent et veulent
quant à leur propre organisation. Dans les faits, le capitalisme
est obligé de s'appuyer sur la faculté d'auto-organisation des
groupes humains, sur la créativité individuelle et collective des
proaucieurs, sans laquelle il ne pourrait pas subsister un jour.
Mais toute son organisation officielle à la fois ignore et essaie de
supprimer le plus possible ces facultés d'auto-organisation et de
creation. Il n'en résulle pas seulement un gaspillage immense, un
énorme manque à gagner; le système suscite obligaioirement la
réaction, la lutte ce ceux à qui il prétend s'imposer. Longtemps
avant qu'il ne soit question de révolution ou de conscience politi-
que, ceux-ci n'accepient pas, dans la vie quotidienne de l'usine,
d'èire traités en objets. L'organisation capitaliste ne peut pas se
faire seulement en l'absence des intéressés, elle est obligée en
meme temps de se faire à l'encontre des intéressés. Son résultat
n'est pas seulement le gaspillage, c'est le contlit perpétuel.
Si mille individus ont un potentiel donné de capacités d'orga-
nisation, le capitalisme consiste à en prendre à peu près au
hasard une cinquantaine, à leur confier les tâches de direction
et à décider que les autres sont des cailloux. C'est déjà là, méta-
phoriquement parlant, une perte d'énergie sociale à 95 %. Mais
ceci n'est qu'un aspect de la question. Comme les neuf cent cin-
quante restants ne sont pas des cailloux, et que le capitalisme
est simultanément obligé de s'appuyer sur leurs facultés humaines
et de les développer pour pouvoir fonctionnner, ils réagissent à
cette organisation qu'on leur impose, ils luttent contre elle. Leurs
facultés d'organisation, qu'ils ne peuvent exercer pour un système
qui les rejette et qu'ils rejettent, ils les déploient contre ce sys-
tème. Le conflit s'installe ainsi en permanence au coeur de la vie
sociale. Il devient, en même temps, la source d'un nouveau gas-
pillage : car les activités de la petite minorité de dirigeants, ont
(2) La production, l'atelier de l'usine
et le « marché ».
non pas l' « économie >>
dès ce moment pour objet esssentiel non pas tant d'organiser
l'activité des exécutants, mais de riposter à la lutte des exécutants
contre l'organisation qui leur est imposée. La fonction essentielle
de l'appareil de direction cesse d'être l'organisation et devient la
coercition sous ses multiples formes. Le temps total passé au sein
de l'appareil de direction d'une grande usine moderne à organiser
la production est moins important que le temps dépensé, directe-
ment ou indirectement, à mater la résistance des exploités
qu'il s'agisse de surveillance, de contrôle des pièces, de calcul de
primes, de « relations humaines », d'entrevues avec les délégués
ou les syndicats, ou finalement de la préoccupation permanente
visant que tout soit mesurable, vérifiable, contrôlable pour
déjouer à l'avance la parade que pourraient inventer les tra-
vailleurs contre une nouvelle méthode d'exploitation. La même
chose vaut, avec les transpositions nécessaires, pour l'organisa-
tion d'ensemble de la vie sociale et pour les activités essentielles
de l'Etat moderne..
Mais l'irrationalité et la contradiction du capitalisme n'appa-
raît pas seulement dans le domaine de l'organisation, de la forme
de la vie sociale. Elle apparaît encore plus dans le fond, dans le
contenu de cettte vie. Plus que tout autre régime social, le capi-
talisme a mis le travail au centre des activités humaines et plus
que tout autre régime il tend à faire de ce travail une activité
proprement absurde. Absurde non pas du point de vue des philo-
sophes ou des moralistes mais du point de vue de ceux qui
l'accomplissent. Ce n'est pas seulement « l'organisation humaine »
de la production, c'est la nature, le contenu, les méthodes, les ins-
truments et les objets de la production capitaliste qui sont en
cause. Les deux aspects sont bien entendu inséparables mais il
est d'autant plus important de mettre en lumière le second. Par la
nature du travail dans l'usine capitaliste et quelle que soit la
source finale de l'organisation, l'activité du travailleur, au lieu
d'être l'expression organique de ses facultés humaines, devient
un processus étranger et hostile qui domine son sujet. A cette
activité, dont les principes qui la règlent, les modalités qui la
concrétisent, les objectifs qu'elle sert lui sont ou doivent lui être
étrangers, le prolétaire n'est relié en thorie que par ce fil ténu et
incassable la nécessité de gagner sa vie. Son propre travail,
sa propre journée qui va commencer, se dressent désormais
devant lui comme des ennemis. De ce fait, le travail signifie
à la fois une mutilation continue, un gaspillage constamment
renouvelé de force créatrice et un conflit incessant entre le tra-
vailleur et son activité, entre ce qu'il tendrait à faire et ce qu'il
est obligé de faire.
De ce point de vue aussi, le capitalisme n'arrive à survivre que
dans la mesure où la réalité ne se plie pas à ses méthodes et à
son esprit. Ce n'est que dans la mesure où l'organisation « offi-
cielle » de la production et de la société est constamment
5
contrecarrée, corrigée, complétée par l'auto-organisation effective
des travailleurs que le système parvient à fonctionner. Ce n'est
que dans la mesure où l'attitude effective des travailleurs face au
travail est différente de celle qu'ils devraient avoir d'après le
contenu et la nature du travail sous le capitalisme que le proces-
sus de travail parvient à être efficace. Les travailleurs arrivent à
s'approprier les principes généraux régissant leur travail -aux-
quels d'après l'esprit du système ils ne devraient pas avoir accès
et que le système essaie par tous les moyens de leur rendre obs-
curs. Les travailleurs concrétisent constamment ces principes
d'après les conditions spécifiques dans lesquelles ils se trouvent
--- tandis que cette concrétisation devrait être faite uniquement par
l'appareil de direction, dont c'est là la fonction présumée.
Toute société d'exploitation vit parce que ceux qu'elle exploite
la font vivre. Mais les esclaves ou les serfs font vivre les mai-
tres et les seigneurs en conformité avec les normes de la société
des maîtres et des seigneurs. Le prolétariat fait vivre le capita-
lisme à l'encontre des normes du capitalisme. C'est en cela que se
trouve l'origine de la crise historique du capitalisme, c'est en cela
que le capitalisme est une société grosse d'une perspective révo-
lutionnaire. L'esclavage ou le servage fonctionnent pour autant
que les exploités ne luttent pas contre le système. Mais le capita-
lisme n'arrive à fonctionner que pour autant que les exploités lut-
tent contre le fonctionnement qu'il tend à imposer. L'aboutisse-
ment final de cette lutte, l'élimination complète des normes, des
méthodes, des formes d'organisation capitalistes et la libération
totale des forces de création et d'organisation des masses, c'est le
socialisme.
LES PRINCIPES DE LA SOCIETE SOCIALISTE
La société socialiste c'est l'organisation par les hommes
eux-mêmes de tous les aspects de leurs activités sociales ; son
instauration entraîne donc la suppression immédiate de la divi-
sion de la société en une classe de dirigeants et une classe
d'exécutants.
Le contenu de l'organisation socialiste de la société est
tout d'abord la gestion ouvrière. Cette gestion, la classe ouvrière
l'a revendiquée et a lutté pour la réaliser aux moments de son
action historique : en Russie en 1917-18, en Espagne en 1936,
en Hongrie en 1956.
La forme de la gestion ouvrière, l'institution capable de la
réaliser, c'est le Conseil des travailleurs de l'entreprise. La ges-
tion ouvrière signifie le pouvoir des Conseils d'entreprise et
finalement, à l'échelle de la société entière, l'Assemblée cen-
trale et le Gouvernement des Conseils. Le Conseil d'usine ou
d'entreprise, assemblée de représentants élus par les travailleurs,
révocables à tout instant, rendant compte régulièrement devant
ceux-ci de leurs activités et unissant les fonctions de délibération,
6
de decision et d'exécution, est une création historique de la classe
ouvrière qui a surgi, de nouveau, chaque fois que le problème
du pouvoir dans la société moderne s'est trouvé posé. Comités de
fabrique en Russie en 1917, Conseils d'entreprise en Allemagne
en 1919, Conseils ouvriers en Hongrie en 1956 ont exprimé, au
nom près, le même mode d'organisation original et typique de la
classe ouvrière,
Définir concrètement l'organisation socialiste de la société,
n'est rien d'autre que tirer les conséquences de ces deux idées,
gestion ouvrière et Gouvernement des Conseils, elles-mêmes
créations organiques de la lutte du prolétariat. Mais cette défi-
nition ne peut se faire qu'en essayant de décrire les grandes lignes
du fonctionnement et des institutions de cette société.
Il ne s'agit pas, ici, de donner des « statuts » à la société
socialiste. Il est bien entendu que les statuts comme tels ne
signifient rien. Les meilleurs statuts ne valent que pour autant
que les hommes sont constamment prêts à défendre ce qu'ils
contiennent de sain, à suppléer à ce qu'il y manque, à changer
ce qu'ils contiennent d'inadéquat ou de dépassé. De ce point
de vue, tout fétichisme de la forme « soviétique » ou de la
forme « Conseil » est évidemment à condamner. Les règles de
l'éligibilité et de la révocabilité à tout instant ne suffisent abso-
lument pas en elles-mêmes à « garantir » que le Conseil restera
l'expression des travailleurs. Il le restera aussi longtemps que
les travailleurs seront prêts à faire tout ce qu'il faut pour qu'il
le reste. La réalisation du socialisme n'est pas une affaire de
changement de législation; elle dépend de l'action autonome de
la classe ouvrière, de la capacité de la classe à trouver en elle-
même la conscience des buts et des moyens, la solidarité et la
détermination nécessaires.
Mais cette action autonome ne reste pas et ne peut pas
rester informe. Elle s'incarne nécessairement dans des formes
d'action et d'organisation, dans des méthodes de fonctionnement
et dans des institutions, qui peuvent la servir et l'exprimer de
façon adéquate. Autant que le fétichisme « statutaire », il faut
condamner le fétichisme « anarchiste » ou « spontanéiste » qui,
sous prétexte que finalement la conscience du proletariat décide
de tout, se désintéresse des formes d'organisation concrètes que
cette conscience doit utiliser si elle veut être socialement effi-
cace, Le Conseil n'est pas une institution miraculeuse; il ne peut
pas être l'expression des travailleurs, si les travailleurs ne sont
pas décidés à s'exprimer par son moyen. Mais il est une forme
d'organisation adéquate : toute sa structure est agencée pour
permettre à cette volonté d'expression de se faire jour, si elle
existe. Le Parlement, par contre, qu'il s'appelle « Assemblée
nationale » ou « Soviet suprême » (1) est par définition un type
(1) Le « Soviet Supreme » actuel, bien entendu.
7
d'Institution qui ne saurait être socialiste : il est fondé sur la
separation radicale entre la masse « consultée » de temps en
temps, et ceux qui, censés la « représenter », restent incontrô-
lables et en fait inamovibles. Le Conseil est fait pour repré-
senter les travailleurs, et il peut cesser de remplir cette fonction;
lo Parlement est fait pour ne pas représenter les masses, et cette
fonction-là, il ne cesse jamais de la remplir.
La question de l'existence d'institutions adéquates est donc
essentielle pour la société socialiste. Elle l'est d'autant plus,
que cette société ne peut s'instaurer que par une révolution,
c'est-à-dire par une crise sociale au cours de laquelle la
conscience et l'activité des masses parviennent à une tension
extrême. C'est dans cet état que les masses arrivent à faire table
rase de la classe dominante, de ses forces armées et de ses orga-
nisations, et à dépasser en elles-mêmes le lourd héritage de siè-
cles de servitude. Cet état n'est pas un paroxysme, mais au
contraire une préfiguration du degré d'activité et de conscience
des hommes dans une société libre. Le << reflux de l'activité
révolutionnaire » n'a rien de fatal. Il est cependant toujours
possible, face à l'énormité des tâches à accomplir. Et tout ce qui
accumule les obstacles, déjà innombrables, devant l'activité
révolutionnaire des masses, favorise ce reflux. Il est donc essen-
tiel que la société révolutionnaire se donne, dès ses premiers
jours, le réseau d'institutions et de méthodes de fonctionnement
qui permettent et favorisent le déploiement de l'activité des
masses, et qu'elle supprime parallèlement tout ce qui l'inhibe
ou le contrecarre. Il est essentiel qu'elle se donne, à chaque pas,
des formes stables d'organisation qui deviennent les modes
normaux d'expression de la volonté des masses, aussi bien dans
les « grandes affaires » que dans la vie courante qui est, en
vérité, la première grande affaire.
La définition de la société socialiste que nous visons com-
porte donc nécessairement une certaine description des insti-
tutions et du fonctionnement de cette société. Cette description
n'est pas « utopique » (2), car elle n'est que l'élaboration et
l'extrapolation des créations historiques de la classe ouvrière, et
en particulier de l'idée de la gestion ouvrière.
Le principe qui nous guide dans cette élaboration est
celui-ci : la gestion ouvrière n'est possible que si l'attitude des
individus face à l'organisation sociale change radicalement. Cela,
(2) Au risque de renforcer l'aspect « utopique » de ce texte, nous
avons utilisé partout, en parlant de la société socialiste le futur, pour
éviter l'emploi du conditionnel, ennuyeux à la longue. Il va de soi
que cette manière de parler n'affecte en rien l'examen des problè-
mes, et le lecteur remplacera facilement : < La société socialiste
sera... » par : « L'auteur pense que la société socialiste sera... >>
Quant au fond : nous avons délibérément réduit au minimum
les références à l'histoire ou à la littérature. Mais les idées énoncées
dans les pages qui suivent ne sont que les formulations théoriques
8
à son tour, n'est possible que si les institutions qui incarnent
cette organisation sociale acquièrent pour les individus un sens,
si elles font partie de leur vie réelle. De même que le travail ne
prendra un sens pour les individus que dans la mesure où ils le
comprendront et le domineront, de même les institutions de la
société socialiste devront être compréhensibles et contrôlables (3).
La société actuelle est une jungle obscure, un encombre-
ment de machineries et d'appareils dont personne, ou presque,
ne comprend le fonctionnement, que personne ne domine en
fait et auxquels finalement personne ne s'intéresse. La société
socialiste ne pourra exister que si elle amène un changement
radical de cette situation, si elle introduit une simplification
extrême de l'organisation sociale. Le socialisme, c'est la transpa-
rence de l'organisation de la société pour les membres de la
société.
Dire que le fonctionnement et les institutions de la société
socialiste doivent être compréhensibles, signifie que la socié
doit disposer du maximum d'information. Ce maximum d'infor-
mation n'équivaut nullement à l'accumulation matérielle des
données. Le problème ne consiste absolument pas à munir cha-
que habitant d'une Bibliothèque nationale portative. Le maximum
d'information dépend au contraire tout d'abord d'une réduction
des données à l'essentiel, afin qu'elles deviennent maniables par
tous. Cette réduction sera possible du fait que le socialisme
signifiera immédiatement une simplification énorme des pro-
blèmes, et la disparition pure et simple des quatre cinquièmes
des réglementations actuelles, devenues sans objet. Elle sera,
d'autre part, facilitée par l'effort systématique vers la connais-
sance de la réalité sociale et sa diffusion, comme aussi vers la
présentation simplifiée et adéquate des données. Nous donne-
rons des exemples des immenses possibilités existant dans ces
domaines plus loin, à propos du fonctionnement de l'économie
socialiste.
Pour que
le fonctionnement et les institutions de la socié
socialiste puissent être dominés par les hommes, au lieu de les
de l'expérience d'un siècle de luttes ouvrières : expérience positive
ou expérience négative, conclusions directes ou conclusions indirectes,
réponses effectivement données aux problèmes qui ont été posés ou
réponses à des problèmes qui n'auraient pas manqué de l'être si
telle ou telle révolution s'était développée. Il n'y a pas une phrase de
ce texte qui ne se relie ainsi aux questions qu'implicitement ou expli-
citement les luttes ouvrières ont déjà rencontrées. Cela devrait clore
la discussion sur l' « utopisme »,
Une élaboration analogue des problèmes d'une société socialiste
est donnée par Anton Pannekoek dans le premier chapitre de son
livre The Worker's Councils (Melbourne, 1950). Sur la plupart des
points fondamentaux, notre point de vue est extrêmement proche
du sien.
(3) Bakounine déjà formulait le problème du socialisme comme
étant d' « intégrer les individus dans des structures qu'ils compren-
nent et qu'ils puissent contrôler ».
..
9
dominer, il faut réaliser, pour la première fois dans l'histoire, la
démocratie. Démocratie signifie étymologiquement, la domina-
Hon des masses. Mais nous ne prenons pas le mot « domination »
on ton sens formel. La domination réelle ne peut pas être
confondue avec le vote; le vote, même libre, peut être, et est
le plus souvent, la farce de la démocratie. La démocratie n'est
pas le vote sur des questions secondaires, ni la désignation de
personnes qui décideront elles-mêmes, en dehors de tout
contrôle effectif, des questions essentielles. La démocratie ne
consiste pas non plus à appeler les hommes à se prononcer sur
des questions incompréhensibles ou qui n'ont aucun sens pour
eux. La domination réelle, c'est le pouvoir de décider soi-même
des questions essentielles et de décider en connaissance de cause.
Dans ces quatre mots : en connaissance de cause, se trouve tout
le problème de la démocratie (4). Il n'y a aucun sens à appeler
les gens à se prononcer sur des questions, s'ils ne peuvent le
faire en connaissance de cause. Ce point a été souligné depuis
longtemps par les critiques réactionnaires ou fascistes de la
« démocratie » bourgeoise, et on le retrouve parfois dans l'argu-
mentation privée des staliniens les plus cyniques (5). Il est évi-
dent que la « démocratie » bourgeoise est une comédie, ne
serait-ce que pour cette raison, que personne dans la société
capitaliste ne peut se prononcer en connaissance de cause, et
moins que tout autre les masses, à qui l'on cache systématique-
ment les réalités économiques et politiques et le sens des ques-
tions posées. La conclusion qui en découle n'est pas de confier
le pouvoir à une couche de bureaucrates incompétents et incon-
trôlables, mais de transformer la réalité sociale, de façon que
les données essentielles et les problèmes fondamentaux soient
saisissables par le individus, et que ceux-ci puissent en décider
en connaissance de cause.
Décider signifie décider soi-même ; décider de qui doit
décider n'est déjà plus tout à fait décider. Finalement, la seule
forme totale de la démocratie est la démocratie directe. Et le
Conseil des travailleurs de l'entreprise n'est et ne doit être que
l'instance qui remplace l'Assemblée générale de l'entreprise
dans les intervalles de ses sessions (5 a).
(4) L'expression se trouve chez Engels, Anti-Dühring, (éd. Costes),
T. III, p. 52.
(5) On a ainsi pu lire, il y a quelques années, sous la plume d'un
« philosophe » à peu près ceci : Comment oserait-on discuter les
décisions de Staline, puisqu'on ignore les éléments sur lesquels il
était le seul à pouvoir les fonder ? (Sartre, Les Communistes et la
Paix.)
(5 a) Lénine ne perd pas une occasion, dans L'Etat et la Révolu-
tion, de défendre l'idée de la démocratie directe, contre les réformistes
de son époque, qui l'appelaient avec mépris « démocratie primitive ».
10
La réalisation la plus large de la démocratie directe signifie
que toute l'organisation économique, politique, etc., de la société
devra s'articuler sur des cellules de base qui soient des collec-
tivités concrètes, des unités sociales organiques. La démocratie
directe n'implique pas simplement la présence physique des
citoyens dans le même lieu lorsque des décisions doivent être
prises ; elle implique aussi que ces citoyens forment organique-
ment une communauté, qu'ils vivent dans le même milieu, qu'ils
ont la connaissance quotidienne et familière des sujets à traiter,
des problèmes à résoudre. Ce n'est qu'au sein d'une telle unité
que la participation politique de l'individu devient totale, à
condition que l'individu sente et sache que sa participation aura
un effet, autrement dit que la vie concrète de la communauté
est dans une large mesure déterminée par la communauté elle-
même, et non pas par des instances inconnues ou hors d'atteinte
qui décident pour elle. Par conséquent, le maximum d'autonomie,
d'auto-administration, doit exister pour les cellules sociales.
Ces cellules, la vie sociale moderne les a déjà créées et
continue à les créer : ce sont essentiellement les entreprises
« moyennes » ou « grandes » de l'industrie, des transports, de
commerce, de banque, d'assurances, des administrations publi-
ques, où les hommes, par centaines, par milliers ou par dizaines
de milliers, passent l'essentiel de leur vie attelés à une tâche
commune, où ils rencontrent la société sous sa forme concrète.
L'entreprise n'est pas simplement une unité de production, elle
est devenue l'unité primaire de vie sociale de la grande majorité
des individus (6). Au lieu de se baser sur des unités territoriales
que le développement économique a rendu complètement arti-
ficielles -- sauf lorsque précisément il a maintenu ou leur a
conféré à nouveau une unité de production, comme le village à
un bout, la ville d'une seule entreprise ou d'une seule indus-
trie, à l'autre bout la structure politique du socialisme s'arti-
culera sur les collectivités de travailleurs unifiées par un travail
commun. La collectivité de l'entreprise sera le terrain fécond de
la démocratie directe, comme le furent en leur temps et pour
des raisons analogues la cité antique, ou les communautés démo-
cratiques des fermiers libres aux Etats-Unis de XIXe siècle.
Cette démocratie directe indique toute l'étendue de la
décentralisation que la société socialiste sera capable de réaliser.
Mais, en même temps, il faudra qu'elle résolve le problème de
l'intégration de ces unités de base dans la société totale, qu'elle
réalise la centralisation sans laquelle la vie d'une nation moderne
s'effondrerait aussitôt.
(6) V. sur cet aspect de l'entreprise Paul Romano, L'ouvrier amé-
ricain, dans le n° 5-6 de cette revue, pp. 129-132, et R. Berthier ;
Une expérience d'organisation ouvrière, dans le n° 20 de cette revue,
pp. 29-31.
11 -
Ce n'est pas la centralisation comme telle qui conduit dans
la société moderne à l'aliénation politique, à l'expropriation du
pouvoir au profit de quelques-uns. C'est la constitution d'appa-
reils séparés et incontrôlables, ayant la centralisation comme
tache exclusive et spécifique. La bureaucratie et son pouvoir sont
inseparables de la centralisation, aussi longtemps que la centra-
lisation est conçue comme la fonction indépendante d'un appareil
Indépendant. Mais dans la société socialiste, il n'y aura pas de
conflit entre l'autonomie des organismes de base et la centra-
lisation, dans la mesure où les deux fonctions découleront des
memes organes, où il n'y aura pas d'appareil séparé chargé de
reunifier la société après l'avoir fragmentée et il faut rappeler
que c'est cette tâche absurde qui forme la « fonction » de la
bureaucratie.
La monstrueuse centralisation caractéristique des sociétés
modernes d'exploitation, et la liaison intime de cette centrali-
sation avec le totalitarisme de la bureaucratie dans une société
de classe amène aujourd'hui, chez beaucoup, une réaction
violente, explicable et saine, mais qui reste dans la confusion,
passe de l'autre côté de la barrière et par-là même renforce
l'ennemi qu'elle veut abattre. La centralisation, voilà l'ennemi,
c'est le cri que poussent, en France aussi bien qu'en Pologne
ou en Hongrie, beaucoup de révolutionnaires honnêtes revenus du
Stalinisme. Mais cette idée, déjà ambiguë, devient catastro-
phique sans ambiguïté lorsqu'elle conduit, comme c'est souvent
le cas, à demander formellement soit la fragmentation des instan-
ces du pouvoir, soit purement et simplement l'extension des
pouvoirs d'organismes locaux ou d'entreprise, en négligeant ce
qui se passe au niveau du pouvoir central. Lorsque des militants
polonais, par exemple, pensent trouver la voie de la suppression
de la bureaucratie dans une vie sociale organisée et dirigée par
« plusieurs centres » l'administration d'Etat, une Assemblée
parlementaire, les Conseils d'usine, les syndicats, les partis poli-
tiques comment ne pas voir que ce « polycentrisme » est
équivalent à l'absence de centre réel, et que, comme la socié
moderne ne peut pas s'en passer, cette < Constitution »
pourra jamais exister que sur le papier, et ne servira qu'à cacher
le véritable centre réel se formant à nouveau au sein de la
bureaucratie étatique et politique d'autant plus redoutable
et incontrôlable ? Comment ne pas voir que, si l'on morcelle
les organes accomplissant un processus vital, on crée par là même
dix fois plus impérieusement le besoin d'un autre organe réuni-
fiant les morceaux dispersés ? De même, si on s'axe uniquement
ou même essentiellement sur l'extension des pouvoirs des
Conseils au niveau de l'entreprise particulière, comment ne pas
voir qu'on livre par-là même ces Conseils à la bureaucratie cen-
trale, qui seule « sait » et « peut » faire fonctionner l'écono-
mie dans son ensemble (et l'économie moderne n'existe que
comme ensemble) ? Ne pas vouloir affronter le problème du
pouvoir central, revient en fait à laisser à la bureaucratie
celle-là ou une autre le soin de le résoudre.
ne
12
La société socialiste devra donc de toute évidence donner
une réponse socialiste au problème de la centralisation, et cette
réponse ne peut être que la prise en mains de ce pouvoir par la
Fédération des Conseils, l'institution d'une Assemblée centrale
des Conseils et d'un Gouvernement des Conseils. Nous verrons
plus loin que cette Assemblée et ce Gouvernement ne signifient
pas une délégation du pouvoir des masses, mais une expression
de ce pouvoir. Il nous faut seulement ici exposer le principe
essentiel de leurs rapports avec les Conseils et les communautés
sociales, car ce principe affecte de plusieurs façons le fonction-
nement de toutes les institutions de la société socialiste.
Dans une société où la population est expropriée du pouvoir
politique au profit d'une instance centralisatrice, le rapport
essentiel entre cette instance et les instances inférieures qu'elle
contrôle (ou finalement la population) peut être résumé comme
suit : les communication qui vont de la base au sommet trans-
mettent uniquement des informations, les communications qui
vont du sommet à la base transmettent essentiellement des déci-
sions (et subsidiairement, le minimum d'informations nécessaires
à l'intelligence et à la bonne exécution des décisions du sommet)
En cela s'exprime non seulement le monopole du pouvoir exercé
par le sommet
monopole de décision mais aussi le monopole
des conditions du pouvoir, puisque le sommet est le seul à possé-
der la « totalité » des informations nécessaires pour juger et
décider et que pour toute autre instance ou individu l'accès à
des informations autres que celles concernant son secteur ne
peut être qu'un accident que le système tend à empêcher, ou
qu'il évite de toute façon à favoriser).
Dire que dans la société socialiste le pouvoir central ne sera
pas une délégation, mais une expression du pouvoir des masses,
signifie une transformation radicale de cet état de choses. Des
courants dans les deux sens seront instaurés entre la « base >>
et le « sommet ». Une des tâches essentielles de l'instance
centrale sera de retransmettre les informations recueillies à
l'ensemble des organismes de base. Le Gouvernement des Conseils
aura parmi ses fonctions principales d'être un collecteur et diffu-
seur d'information. D'autre part, dans tous les domaines essen-
tiels les décisions seront prises par la base et remonteront vers
le sommet, chargé d'en assurer ou d'en suivre l'exécution. Un
double courant d'informations et de décisions sera ainsi instauré,
et cela ne concernera pas seulement les rapports entre le Gouver-
nement et les Conseils, mais sera le modèle de toutes les rela-
tions entre les institution, de n'importe quel type, et les parti-
cipants (7).
(7) Encore une fois, on n'essaie pas ici de définir des statuts à
toute épreuve. Il est clair que collecter et diffuser des informations,
par exemple, n'est pas une fonction neutre. Toutes les informations
ne peuvent être diffusées ce serait le plus sûr moyen de les ren-
dre incompréhensibles ou inintéressantes le rôle du Gouverne-
ment est donc de toute évidence un rôle politique, même à cet égard.
-
13
LE SOCIALISME, C'EST LA TRANSFORMATION DU TRAVAIL
RMA
Le socialisme ne peut s'instaurer que par l'action autonome de
la classe ouvrière, il n'est rien d'autre que cette action autonome.
La société socialiste n'est rien d'autre que l'organisation de cette
autonomie, qui à la fois la présuppose et la développe.
Mais cette autonomie est la domination consciente des
hommes sur leurs activités et leurs produits, il est clair qu'elle
ne peut pas être seulement une autonomie politique. L'autonomie
sur le plan politique n'est qu'un aspect, une expression dérivée de
ce qui forme le contenu propre et le problème essentiel du socia-
lisme : l'instauration de la domination des hommes sur leur activi
première, qui est le travail. Nous disons bien : instauration et non
pas : restauration. Jamais en effet un tel état n'a existé dans l'his-
toire, et de ce point de vue toutes les comparaisons avec des situa-
tions historiques passées celle de l'artisan ou du paysan libre,
par exemple pour fécondes qu'elles soient à certains égards,
n'ont qu'une portée limitée et risquent d'aboutir à des utopies à
rebours,
Que l'autonomie ne peut pas ce confiner au domaine politi-
que, se voit immédiatement. On ne peut concevoir une société
d'esclavage hebdomadaire dans la production interrompu par des
Dimanches d'activité politique libre (1). L'idée que la production et
l'économie socialistes pourraient être dirigées à quelque niveau que
ce soit par des « techniciens » supervisés par des Soviets, des
Conseils ou autres organismes incarnant le pouvoir politique de la
classe ouvrière, est un non-sens. Le pouvoir effectif dans une telle
société reviendrait rapidement aux dirigeants de la production. Les
Soviets ou Conseils dépériraient tôt ou tard dans l'apathie de la
population, qui ne nourrirait plus de son intérêt et de son activité
des institutions qui auraient cessé d'être déterminantes dans le
déroulement de sa vie essentielle.
L'autonomie ne signifie donc rien si elle n'est pas gestion
ouvrière, c'est-à-dire détermination par les travailleurs organisés
de la production, à l'échelle aussi bien de l'entreprise particu-
lière que de l'industrie et de l'économie dans son ensemble.
Mais, à son tour, cette gestion ouvrière ne peut pas rester extérieure
au travail lui-même, elle ne peut pas rester séparée des activités
productives. La gestion ouvrière ne signifie absolument pas le rem-
placement de l'appareil bureaucratique qui dirige actuellement la
C'est pourquoi aussi nous l'appelons Gouvernement et non « Service
Central de Presse ». Mais ce qui est important, c'est que sa fonction
explicite est d'informer, qu'il en a la responsabilité. La fonction
explicite du Gouvernement actuel est de cacher la réalité à la popu-
lation.
(1) C'est pourtant à cela que revient la définition de Lénine :
« Le socialisme, c'est les Soviets plus l'électrification, >>
14
production par un Conseil des travaillleurs aussi démocratique,
révocable, etc., que soit celui-ci. Elle signifie que pour l'ensemble
des travaillleurs, des rapports nouveaux s'instaurent avec le tra-
vail et à propos du travail. Elle signifie que le contenu même
du travail commence à se transformer aussitôt.
Actuellement l'objet, les moyens, les modalités, le rythme du
travail sont déterminés en dehors des travailleurs par l'appareil
bureaucratique de direction. Cet appareil ne peut diriger que par
le moyen de règles universelles abstraites, fixées « une fois pour
toutes » et dont la révision péricdique inévitable signifie chaque
fois une « crise » dans l'organisation de la production. Ces règles
comprennent aussi bien les normes de production proprement dites
que les spécifications techniques, les taux de salaire et les primes
comme l'organisation productive à l'atelier. L'appareil bureau-
cratique de direction une fois supprimé, ce type de réglemen-
tation de la production ne pourra plus subsister, ni pour la forme
ni pour le fond.
En accord avec les aspirations les plus profondes des ouvriers,
les « normes » de production dans leur signification actuelle
seront abolies et une égalité complète en matière de salaire sera
instituée. Cela signifie la suppression de la contrainte économique
sauf sous la forme la plus générale du « qui ne travaille pas,
ne mange pas » -- comme de la discipline imposée extérieure-
ment, par un appareil spécifique de coercition productive. La
discipline de travail sera la discipline imposée par le groupe de
travaillleurs à ses membres individuels, par l'atelier aux groupes
qui le composent, par l'Assemblée de l'entreprise aux ateliers.
L'intégration des activités particulières en un tout se fera essen-
tiellement par la coopération des divers groupes d'ouvriers ou
ateliers, elle sera l'objet d'une activité coordinatrice permanente
des travailleurs. L'universalité essentielle de la production
moderne se dégagera de l'expérience concrète du travail et sera
formulée par des conférences de producteurs.
Donc la gestion ouvrière n'est ni la « supervision
d'un
appa-
reil bureaucratique de direction de l'entreprise par des représen-
tants des ouvriers, ni le remplacement de cet appareil par un
autre analogue formé par des individus d'origine ouvrière. C'est
la suppression de l'appareil de direction séparé, la restitution de
ses fonctions à la communauté des travailleurs. Le Conseil d'en-
treprise n'est pas un nouvel appareil de direction ; il n'est qu'une
des instances de coordination, une « permanence » et le lieu régu-
lateur des contacts de l'entreprise avec l'extérieur.
Cela déjà signifie que la nature, le contenu du travail com-
mence à être transformé aussitôt. Le travail actuellement est dans
son essence une activité d'exécution séparée, la direction de leur
activité étant soustraite aux exécutants. La gestion ouvrière signi-
fie la réunification des fonctions de direction et d'exécution.
Mais même cela n'est pas suffisant ou plutôt conduit et
conduira immédiatement plus loin. La restitution des fonctions de
direction aux travailleurs les amènera nécessairement à s'attaquer
à ce qui est actuellement le noyau de l'aliénation, c'est-à-dire à la
15
structure technologique du travail, de ses objets, de ses instru-
ments et de ses modalités, qui font qu'obligatoirement le travail
domine les producteurs au lieu d'être dominé par eux. Les tra-
vailleurs ne pouront évidemment pas résoudre ce problème du
jour au lendemain, sa solution sera la tâche de cette période his-
torique que nous désignons par socialisme. Mais le socialisme,
c'est d'abord et avant tout la solution de ce problème. Entre le capi-
talisme et le communisme il n'y a pas trente-six périodes et
« sociétés de transition », comme on a voulu le faire croire, il n'y
en a qu'une : la société socialiste. Et cette société n'est caractérisée
en premier lieu ni par la liberté politique, ni par l'expansion des
forces productives, ni par la satisfaction croissante des besoins
de consommation, mais par la transformation de la nature et du
contenu du travail, ce qui signifie : la transformation consciente
de la technologie héritée de façon à subordonner pour la pre-
mière fois dans l'histoire cette technologie aux besoins de l'homme
non pas seulement en tant que consommateur, mais en tant que
producteur. La révolution socialiste signifiera le début de cette
transformation, et sa réalisation marquera l'entrée de l'humanité
dans l'ère communiste. Tout le reste la politique, la consom-
mation, etc. ce sont des conséquences, des conditions, des
implications, des presuppositions qu'il faut voir dans leur unité
systématique, mais qui précisément ne peuvent acquérir cette
unité, ne peuvent prendre leur sens, qu'en étant organisées autour
de ce centre qu'est la transformation du travail lui-même. La liberté
des hommes sera une illusion ou une mystification si elle n'est
pas liberté dans leur activité fondamentale l'activité produc-
tive. Et cette liberté n'est pas un cadeau de la nature, ni ne surgira
d'elle-même, par surcroît, d'autres développements : les hommes
auront à la créer consciemment. En dernière analyse, c'est cela
le contenu du socialisme.
Les conséquences qui en découlent pour ce qui est des tâches
immédiates d'une révolution socialiste sont capitales. Les travail-
leurs s'attaqueront au problème de la transformation de la nature
du travail à la fois par ses deux bouts. D'un côté, il y a le besoin
d'accorder au développement des capacités et des facultés pro-
prement humaines des producteurs l'importance primordiale.
Cela implique, en tout premier lieu, la démolition graduelle
pierre par pierre de ce qui subsiste de l'édifice de la division du
travail. D'un autre côté, il y a le besoin d'une réorientation de
l'ensemble du développement technique et de son application à
la production.
Ce ne sont là que deux aspects de la même chose, qui est le
rapport des hommes à la technique. Considérons le deuxième
aspect, le plus tangible, celui du développement technique comme
tel.
On peut poser, en première approximation, que toute la tech-
nologie capitaliste, toute l'appplication actuelle de la technique
à la production, est viciée à la base, en ce que non seulement
ellle est inapte à aider l'homme à dominer son travail, mais que
son but premier est exactement le contraire. On pense et on dit
16
d'habitude que la technologie capitaliste vise à développer la
production pour le profit, ou la production pour la production, et
indépendamment des besoins des hommes les hommes étant
conçus dans ce contexte comme les consommateurs potentiels des
produits. Il s'agirait donc d'adapter la production aux besoins réels
de consommation de la société, aussi bien quant à son volume
que quant à la nature des objets produits.
Ce problème existe, bien entendu. Mais le problème profond
est ailleurs. Le capitalisme n'utilise pas une technologie qui serait
en elle même neuire à des fins capitalistes. Le capitalisme a créé
une technologie capitaliste, qui n'est nullement neutre. Le sens
réel de cette technologie n'est même pas de développer la pro-
duction pour la production; c'est en premier lieu de se subordon.
ner et de dominer les producteurs. La technologie capitaliste est
essentiellement caractérisée par la tentative d'éliminer le rôle
humain de l'homme dans la production et à la limite, d'élimi-
ner l'homme tout court. Qu'ici, comme partout ailleurs, le capi-
talisme n'arrive pas à réaliser sa tendance profonde
venait, il s'écroulerait aussitôt n'affecte pas ce que nous disons.
Au contraire, cela éclaire un autre aspect de sa contradiction et
de sa crise.
s'il y par-
Le capitalisme ne peut pas compter sur la coopération volon-
taire des producteurs ; au contraire, il doit faire face à leur hosti-
lité, au mieux à leur indifférence quant à la production. Il faut donc
que la machine impose son rythme de travail; si cela n'est pas
réalisable, il faut qu'elle puisse permettre de mesurer le travail
effectué; dans tout processus productif, le travail doit être mesu-
rable, définissable, contrôlable de l'extérieur autrement ce pro-
cessus n'a pas de sens pour le capitalisme. Il faut en même
temps, aussi longtemps que l'on ne peut pas se débarrasser com-
plètement du producteur, que celui-ci soit remplaçable à l'extrême
donc qu'il soit réduit à sa plus simple expression, celle de la
force de travail non qualifiée. Il n'y a ni complot, ni plan conscient
derrière tout cela. Il y a simplement un processus de « sélection
naturelle » des inventions appliquées dans l'industrie qui fait que
celles qui correspondent au besoin fondamental du capitalisme
d'avoir affaire à un travail mesurable, contrôlable, remplaçable
sont préférées aux autres et sont seules ou en majorité appli-
qués. Il n'y a pas de physique ou de chimie capitalistes : il n'y
a même pas de technique, au sens général du terme, capitaliste;
mais il y a bel et bien une technologie capitaliste, en entendant
par ce terme, dans le « spectre » des techniques possibles d'une
époque (déterminé par le développement de la science), la
< bande » des procédés effectivement appliqués. A partir du
moment, en effet, où le développement de la science et de la
technique permet un choix entre plusieurs procédés possibles,
une société choisira infailliblement les procédés qui ont pour elle
un sens, qui sont « rationnels » dans le cadre de sa logique de
classe. Mais la « rationalité » d'une société d'exploitation n'est
-17
pas la rationalité d'une société socialiste (3). La modification
consciente de la technologie sera la tâche centrale d'une société
de travailleurs libres. D'une façon correspondante, l'analyse de
l'aliénation et de la crise de la société capitaliste doit partir de ce
noyau de tous les rapports sociaux qui est le rapport de produc-
tion concret, le rapport de travail, conçu sous ses trois aspects
indissociables : rapport des travailleurs avec les moyens et les
objets de la production, rapport des travailleurs entre eux, rap-
port des travailleurs avec l'appareil de direction de la production.
C'est Marx, comme on sait, qui a le premier accompli ce pas
historique de dépasser la surface des phénomènes du capitalisme
le marché, la concurrence, la répartition et de s'attaquer
à l'analyse de la sphère centrale des rapports sociaux, les rapports
de production concrets dans l'usine capitaliste. Le Volume I du
« Capital » attend encore sa continuation. La caractéristique la
plus saisissante de la dégénérescence du mouvement marxiste
est sans doute le fait que ce point de vue, le plus profond de tous,
a été rapidement abandonné, même par les meilleurs, au profit
d'analyses des grands phénomènes, analyses qui de ce fait
se trouvaient soit complètement faussées, soit limitées à des aspects
partiels et par là même conduisant à une optique catastrophique-
ment faussse (4). Il est frappant de voir Rosa Luxembourg consa-
crer deux importants volumes à l'« Accumulation du Capital »
en ignorant totalement ce que le processus d'accumulation signi-
fie dans les rapports de production concrets, en ne se préoccu-
pant que de la possibilité d'un équilibre global entre production
et consommation et en pensant découvrir à la fin un processus
automatique d'effondrement du capitalisme (ce qui, faut-il le dire,
est faux concrètement et absurde a priori). Il est tout autant frap-
(3) Le fait qu'on choisit parmi plusieurs procédés techniquement
possibles et que l'on aboutit ainsi à une technologie effectivement
appliquée dans la production concrétisant la technique (comme
savoir-faire général d'une époque) est analysé par les économistes
académiques. Cf. par exemple Joan Robinson, The accumulation of
capital, (Londres 1956), pp. 101-178. Mais évidemment le choix est
toujours présente dans ces analyses comme découlant de critères de
< rentabilité » et essentiellement des prix relatifs du capital et du
travail ». Ce point de vue abstrait n'a que très peu de prise sur la
réalité de l'évolution industrielle, Marx, par contre, souligne le conte-
nu social du machinisme, sa fonction d'asservissement des exploités.
(4) Cela a été le grand mérite du groupe américain qui publie
« Correspondance » de reprendre l'analyse de la crise de la société
du point de vue de la production et de l'appliquer aux conditions de
notre époque. V. leurs textes traduits et publiés dans Socialisme ou
Barbarie : L'ouvrier américain, de Paul Romano (nºs 1 à 5-6) et
La reconstruction de la société, de Ria Stone (nºs 7 et 8).
En France, c'est Ph, Guillaume qui a repris ce point de vue (voir
son article Machinisme et Proletariat dans le n° 7 de cette revue).
Plusieurs idées de ce texte-ci lui sont dues, directement ou indirec-
tement.
- 18
pant de voir Lénine, dans « L'Impérialisme », partir de la consta-
tation fondamentale et juste que le processus de la concentration
du capital est parvenu au stade de la domination des monopoles
et négliger la transformation des rapports de production dans
l'usine que signifie cette concentration, passer à côté du phéno-
mène fondamental de la constitution d'un appareil énorme de
direction de la production, qui désormais incarne l'exploitation,
et voir la conséquence primordiale de la concentration dans la
transformation des capitalistes en rentiers « tondeurs de coupons ».
Le mouvement ouvrier paye encore les conséquences de cette
manière de voir et, d'un certain point de vue, pour autant que
les idées jouent un rôle dans l'histoire Khroutchev est au pou-
voir en Russie en fonction de l'idée que l'exploitation ne peut être
que la « tonte de coupons »,
Mais il faut remonter plus loin. Il faut remonter à Marx lui-
même. Si Marx a mis en lumière, de façon incomparable, l'alié-
nation du producteur dans le processus de production capitaliste,
l'asservissement de l'homme à l'univers mécanique créé par lui,
son analyse est parfois incomplète, lorsqu'elle ne voit dans cette
activité que l'alienation. Dans « Le Capital » -- par opposition à
ses manuscrits de jeunesse -- il n'apparaît guère que le prolé-
tariat est et ne peut qu'être porteur positif de la production
capitaliste qui est obligée de s'appuyer sur lui comme tel et de le
développer comme tel en même temps qu'elle essaie de le réduire
à un rôle purement mécanique et à la limite de l'expulser de la
production. De ce fait même, cette analyse ne voit pas que la crise
première du capitalisme est cette crise dans la production, décou-
lant de l'existence simultanée de deux tendances contradictoires
dont aucune ne saurait disparaître sans que le capitalisme s'ef-
fondre. On y montre le capitalisme comme « le despotisme dans
l'atelier et l'anarchie dans la société » - au lieu de le voir comme
le despotisme et l'anarchie à la fois dans l'atelier et dans la société.
On est ainsi amené à chercher la raison de la crise du capitalisme
non pas dans la production sauf en tant qu'elle développe
l'oppression, la misère, la dégénérescence, mais aussi la
révolte »; le nombre et la discipline du proletariat mais dans
la surproduction et la baisse du taux du profit. On ne peut donc
pas voir que, aussi longtemps que ce type de travail subsiste, cette
crise même subsistera et tout ce qu'elle entraîne, quel que soit
le régime non seulement de propriété, mais même de l'Etat et
finalement même de gestion de la production.
C'est ainsi que Marx arrive, dans certains passages du « Capi-
tal » à ne voir dans la production moderne que le fait que le pro-
ducteur est estropié et réduit à un « fragment d'homme » ce qui
est vrai tout autant que le contraire et, ce qui est encore plus
grave, à relier cet aspect à la production moderne et finalement à
la production comme telle, au lieu de le relier à la technologie
capitaliste. C'est la nature de la production moderne comme telle,
c'est une étape de la technique à laquelle on ne peut rien, - c'est
le fameux « règne de la nécessité » qui serait le fondement de cet
état de choses. C'est ainsi que la prise en mains de la société par
19
les producteurs - le socialisme - arrive parfois à signifier pour
Marx seulement une gestion politique et économique extérieure
laissant intacte cette structure du travail et en réformant simple-
ment les aspects les plus « inhumains ». Cette idée s'exprime clai-
rement dans le passage connu du Volume III du « Capital », où
Marx dit, en parlant de la société socialiste :
« Le règne de la liberté ne commence en effet que lorsqu'il
n'existe plus d'obligation de travail imposée par la misère ou les
buts extérieurs; il se trouve donc par la nature des choses en
dehors de la sphère de la production matérielle proprement dite...
Dans cet état de choses, la liberté consiste uniquement en ceci :
l'homme social, les producteurs associés, règlent de façon ration-
nelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur
contrôle collectif, au lieu de se laisser aveuglément dominer par
éux; et ils accomplissent ces échanges avec le moins d'efforts
possible, et dans les conditions les plus dignes et les plus adéqua-
tes à leur nature humaine. Mais la nécessité n'en subsiste pas
moins. Et le règne de la liberté ne peut s'édifier que sur ce règne
de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condi-
tion fondamentale. » (5).
S'il est vrai que « le règne de la liberté ne commence que
lorsqu'il n'existe plus d'obligation de travail imposée par la misère
ou les buts extérieurs », il est étonnant de lire sous la plume de
celui qui a écrit que « l'industrie est le livre ouvert des facultés
humaines », que « donc » la liberté se trouve en dehors du travail.
La conclusion vraie que Marx lui-même a tirée en d'autres
endroits est que le règne de la liberté commence lorsque le
travail devient activité libre aussi bien dans ses motivations que
dans son contenu. Dans cette conception, par contre, la liberté est
ce qui n'est pas travail, ce qui entoure le travail soit le temps
libre » (réduction de la journée de travail), soit la « réglementation
rationnelle » et le « contrôle collectif » des échanges avec la
nature, minimisant les efforts et préservant la dignité humaine.
Dans cette perspective, effectivement la réduction de la journée
de travail devient la « condition fondamentale
puisque finale-
ment l'homme ne serait libre que dans ses loisirs.
La réduction de la journée de travail est en vérité impor-
tante, non pas pour cette raison, mais pour permettre aux
hommes de réaliser un équilibre entre leurs divers types d'acti-
vité. Et l' « idéal » à la limite, le communisme, n'est pas la
réduction de la durée de travail à zéro, mais la libre détermination
par chacun de la nature et de la durée de son travail. La société
socialiste pourra et devra réaliser la réduction de la journée de
travail, mais ce ne sera pas là sa préoccupation fondamentale.
Son souci premier, ce sera de s'attaquer au « règne de la néces-
sité » comme tel, de transformer la nature même du travail. Le
problème n'est pas de laisser un « temps libre » -- qui risquerait
(5) Le Capital, tr. Monter, T, XIV, PP. 114-116:
M
20
de n'être qu'un temps vide aux individus, pour qu'ils
puissent le remplir à leur guise de « poésie » ou de sculpture sur
bois. Le problème est de faire de tout le temps un temps de liberté,
et de permettre à la liberté concrète de s'incarner dans l'activité
créatrice. Le problème est de mettre la poésie dans le travail (6).
La production n'est pas le négatif qu'il s'agit de limiter le plus
possible pour que l'homme puisse se réaliser dans les « loisirs ».
L'instauration de l'autonomie, c'est aussi c'est en premier lieu
l'instauration de l'autonomie dans le travail.
Sous-jacente à l'idée que la liberté se trouve «
en dehors
de la sphère de la production matérielle proprement dite se
trouve une double erreur. D'un côté, que la nature même de la
technique et de la production moderne rend inéluctable la domina-
tion du processus de production sur le producteur au cours du
travail. D'un autre côté, que la technique et en particulier la tech-
nique moderne, suit un développement autonome, devant lequel il
n'y a qu'à s'incliner, et qui posséderait par surcroît cette double
propriété : d'une part, réduire constamment le rôle humain de
l'homme dans la production, d'autre part, augmenter constamment
son rendement. De ces deux propriétés inexplicablement combi-
nées, résulterait une dialectique miraculeuse du progrès tech-
nique : asservi de plus en plus au cours du travail, l'homme serait
désormais en mesure de réduire énormément la durée du travail,
si seulement il parvenait à organiser rationnellement la société.
Or, pour les raisons indiquées plus haut, il n'y a pas de déve-
loppement autonome de la technique appliquée à la production,
de la technologie. De l'ensemble des technologies que rend pos-
sibles le développement scientifique et technique de l'époque, la
société capitaliste réalise celle qui correspond à sa structure de
classe, qui permet au capital de mieux lutter contre le travail. On
tend à considérer généralement que l'application de telle ou telle
autre invention à la production dépend de sa « rentabilité » écono-
mique. Mais il n'y a pas de « rentabilité » économique neutre, la
lutte de classe dans l'usine est le facteur principal qui détermine
la rentabilité. Une invention donnée sera préférée par la direction
de l'usine à une autre, toutes conditions égales d'ailleurs, si elle
augmente l'indépendance du cours de la production par rapport
aux producteurs. L'asservissement croissant de l'homme découle
essentiellement de ce processus, non pas d'une malédiction inhé-
rente à une phase donnée du développement technologique. Il n'y
a pas non plus de magie dialectique de l'asservissement et du
rendement : le rendement augmente en fonction de l'énorme essor
scientifique et technique qui est à la base de la production
moderne, et malgré, non pas à cause de cet asservissement. L'asser-
vissement signifie simplement un gaspillage immense, du fait
que les hommes ne contribuent à la production que pour une frac-
tion infinitésimale de leurs facultés totales. (Ceci n'implique aucune
161 Poési'e signiite très exactement création,
21
idée a priori sur ces facultés. Aussi basse que soit l'appréciation
qu'en font M. Dreyfus ou M. Khroutchev, ils seraient obligés d'ad-
mettre que leur organisation de la production n'en met à contri-
bution qu'une partie infime.)
La société socialiste n'aura donc à subir aucune sorte de
malédiction technique. Ayant supprimé les rapports capitalistes-
bureaucratiques, elle s'attaquera simultanément à la structure
technologique de la production qui en est à la fois le support
et le produit éternellement renouvelé.
LA GESTION OUVRIERE DE L'ENTREPRISE
La capacité des ouvriers d'un atelier ou d'un département
d'organiser eux-mêmes leur travail ne fait guère de doute. Les
sociologues d'industrie bourgeois eux-mêmes non seulement le
reconnaissent, mais sont obligés de constater que les « groupes
élémentaires » d'ouvriers accomplissent d'autant mieux leur
tâche, que la direction les laisse en paix et n'essaye pas de les
<< diriger » (7).
Mais comment le travail de tous ces « groupes élémentaires »
ou bien des ateliers et des départements sera-t-il coor-
donné ? Les théoriciens bourgeois, après avoir constaté que
l'appareil de direction actuel, formellement chargé de cette coor-
dination, est en fait peu capable de la réaliser véritablement,
parce qu'il est sans prise sur les producteurs et déchiré par des
conflits internes, en un mot, après l'avoir détruit par leurs criti-
ques, n'ont rien à mette à la place. Et, comme au-delà de
l'organisation « élémentaire » de la production, il faut bien une
organisation « secondaire », ils en reviennent finalement au même
appareil bureaucratique de direction, qu'ils exhortent de « com-
prendre », de s'« améliorer », de « faire confiance aux gens »,
etc (8). On peut en dire autant, à un autre niveau, des diri-
(7) Le texte de D, Mothé, « L'usine et la gestion ouvrière », qu'on
lira plus loin, est déjà une réponse de fait - venant de l'usine même
aux problèmes concrets de gestion ouvrière de l'atelier et d'organi-
sation du travail. En renvoyant à ce texte, nous n'envisageons ici
que les problèmes de l'usine dans son ensemble.
(8) Voir exemple, dans l'excellente synthèse de la « sociologie
industrielle » que fait J.A.C. Brown (The Social Psychology of Indus-
try, Penguin Books, 1954) la contradiction totale entre l'analyse
dévastatrice qu'il donne de la production capitaliste et les seules
conclusions qu'il en tire - exhortations morales adressées à la direc-
tion pour qu'elle « comprenne », « s'améliore », « se démocratise », etc.
Qu'on ne dise pas qu'un « sociologue industriel » n'a pas à pren-
dre position, qu'il décrit des faits et ne pose pas des normes : consell-
ler l'appareil de direction de « s'améliorer », c'est prendre position
et une position dont on a démontré précédemment soi-même
qu'elle est entièrement utopique.
22
-
-
geants russes « déstalinisés » et « démocratisés » (9). C'est que
les uns et les autres ne peuvent pas reconnaître la capacité
gestionnaire des ouvriers au-delà d'un cadre très restreint. Ils
ne peuvent pas voir dans la masse des travailleurs d'une entreprise
un sujet actif de gestion et d'organisation. Pour eux, au-delà des
dix, quinze ou vingt individus commence la foule, hydre aux
mille têtes qui ne peut pas agir collectivement ou alors seule-
ment dans l'hystérie et le délire - et que seul un appareil de
direction et de coercition, conçu à cette fin, peut maîtriser et
« organiser ».
Ce point de vue ne peut pas nous préoccuper. En réalité,
on sait que les défauts et les incohérences de l'appareil bureau-
cratique de direction sont tels que même aujourd'hui les ouvriers
individuels ou les « groupes élémentaires » d'ouvriers sont obli-
gés de prendre à leur charge une bonne partie des tâches de
coordination (10). Et l'expérience historique prouve que la classe
ouvrière est parfaitement à même de résoudre le problème de la
gestion des entreprises. En Espagne, en 1936-37, les ouvriers
n'ont éprouvé aucune difficulté à faire marcher les usines. A
Budapest, en 1956, d'après les récits, des réfugiés hongrois, les
grandes boulangeries (employant des centaines d'ouvriers) ont
fonctionné pendant les jours de l'insurrection et après, sous la
direction des ouvriers, comme jamais auparavant. Ces exemples
pourraient être facilement multipliés.
La manière positive de discuter ce problème n'est pas de
supputer dans l'abstrait les capacités gestionnaires des ouvriers
mais d'examiner les fonctions réelles de l'appareil de direction
actuel, celles qui gardent un sens dans une entreprise socialiste
et la façon dont ces dernières pourront être accomplies,
Ces fonctions sont actuellement de quatre types :
Des fonctions de coercition.
Des « services généraux » de toute sorte, non direc-
tement reliés à la fabrication.
Des fonctions « techniques ».
Des fonctions de « direction au sommet », au sens strict
du terme.
La première partie des fonctions de l'appareil de direction
actuel concerne les tâches de coercition des travailleurs. Ces
fonctions et les postes correspondants par exemple la sur-
veillance, les contremaîtres, une partie des « services du per-
sonnel », etc. - seront purement et simplement supprimés.
Chaque groupe d'ouvriers est parfaitement capable de se disci-
pliner lui-même, comme aussi de conférer l'autorité nécessaire,
-
(9) Voir les textes du XX° Congrès du P.C.U.S. analysés par
Claude Lefort, Le totalitarisme sans Staline, nº 19 de cette revue, en
particulier pp. 59-62.
(10) Voir le texte de D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière,
publié plus loin,
23
-
si une tâche particulière exige un commandement individuel, à
quelqu'un choisi en son sein.
Une deuxième partie comporte l'accomplissement de tâches
qui, en elles-mêmes, ne sont nullement des tâches de direction,
mais des tâches d'exécution indispensables au fonctionnement
de l'entreprise et séparées de la fabrication directe. C'est le cas
de la majeure partie des « bureaux » actuels. Rentrent ici l'ap-
pareil comptable, les services commerciaux et les services géné-
raux de l'entreprise. Au sein de ces services, le développement
moderne de la production a rendu le travail tout autant divisé,
parcellaire et socialisé que dans la fabrication directe. Les neuf
dixièmes du personnel qui s'y trouvent n'accomplissent et n'accom-
pliront, leur vie durant, que des tâches d'exécution parcellaires.
Des réformes importantes devront être réalisées dans ces ser-
vices. Tout d'abord, la structure capitaliste de l'entreprise y
entraîne en général un gonflement démesuré de l'emploi (11) et
il est probable que la transformation socialiste entraînera des
grandes économies de travail dans ces secteurs. Ensuite, certains
parmi ces services verront non seulement leur importance se
réduire, mais leur fonction se transformer. Les services commer-
ciaux actuels, par exemple, qui sont en train de connaître un
développement vertigineux, deviendront dans une économie
socialiste planifiée des services d'approvisionnement et de livrai-
son, chargés essentiellement de tâches de comptabilité-matière
d'un côté, de transports extérieurs de l'autre, en liaison avec les
services homologues des usines-fournisseurs et des magasins de
vente aux consommateurs. Ces transformations, et d'autres ana-
logues, effectuées, ces services ne seront plus que des « ate-
liers » comme les autres, organisant eux-mêmes leur travail
propre, en contact et coordination avec les autres ateliers. Ils
ne peuvent tirer aucune prérogative particulière de la nature de
leur travail. Aucune n'en découle en fait d'ailleurs aujourd'hui,
et ce n'est qu'en fonction d'autres facteurs la division entre
travail manuel et « intellectuel », la hiérarchie beaucoup plus
poussée dans les bureaux que les individus à la tête de ces
services accèdent parfois au sommet de la véritable « direction »
de l'entreprise.
En troisième lieu, il y a l'appareil « technique » proprement
(11) Voir, sur le gonflement extrême des services « improductifs >>
dans l'usine actuelle G. Vivier, La vie en usine, dans le n° 12 de cette
revue, pp. 39-41. Vivier estime que, pour l'entreprise qu'il décrit,
« sans réorganisation rationnelle des services, 30 % des employ's sont
en surnombre » (les mots soulignés le sont dans l'original).
-
24
dit de l'usine, des ingénieurs aux dessinateurs. De celui-là aussi
il est vrai que l'évolution moderne l'a transformé en un appareil
collectif, au sein duquel le travail est divisé et socialisé et qui
ne comprend pour les neuf dixièmes que des exécutants parcel-
laires. Mais, ceci posé quant à sa structure interne, il est certair
qu'il accomplit quant au reste de l'usine quant aux services
de fabrication une fonction de direction. C'est cet appareil
technique collectif qui détermine ou est censé déterminer, une
fois les objectifs et l'échelle de production définis, les moyens
et les modalités de la production, décide des transformations
nécessaires de l'outillage, fixe la séquence et les modalités de
chaque opération, etc. En théorie, les services de fabrication
ne sont que des simples exécutants des consignes données par
le service technique de l'usine, et une séparation complète
existe entre ceux qui formulent ces consignes et ceux qui sont
chargés de les exécuter dans les conditions concrètes de la
production de masse.
Cette situation repose, jusqu'à un certain point, sur un fait
réel : la spécialisation et la compétence scientifique et technique
réservées à une minorité. Mais il n'en découle nullement que la
meilleure manière d'utiliser cette compétence serait de lui
laisser la décision quant à la marche réelle de l'ensemble de la
production. Cette compétence est, par définition, limitée à un
secteur ou un aspect précis du processus de fabrication; sorti de
ce secteur, le technicien n'est pas plus en mesure de prendre
responsablement une décision que n'importe qui d'autre. Même
au sein de ce secteur, d'ailleurs, son point de vue est fatalement
partiel. D'un côté, il ignore et tend à négliger les autres secteurs,
qui nécessairement influencent le sien. D'un autre côté, et sur-
tout, il est séparé du processus réel de production.
Cette séparation des techniciens et du processus effectif
de production est actuellement une des principales sources de
gaspillage et de conflits dans l'usine capitaliste. Elle ne peut
être supprimée que si une coopération profonde s'instaure entre
les services « techniques » et les services << productifs » de
l'usine. Cette coopération reposera sur la détermination collec-
tive, en commun, par les ouvriers chargés de la réalisation d'un
processus de fabrication et les techniciens, des moyens et des
modalités de cette réalisation. Cette coopération pourra-t-elle
s'effectuer sans conflits ? Il n'y a aucune raison intrinsèque pour
que des conflits insurmontables surgissent. Les ouvriers n'ont
pas d'intérêt à contester les réponses que le technicien, comme
technicien, donne aux problèmes techniques qui se posent, et,
s'il y a contestation, elle peut se résoudre rapidement dans l'ex-
périence : le domaine de la production permet des vérifications
presque immédiates de ce qui est avancé par les uns ou par les
autres. Que pour telle pièce ou tel outil (dans un état donné
des connaissances et dans des conditions données de production),
telle composition de métal soit la plus indiquée, par exemple, ne
peut pas être et ne sera pas objet de controverse. Mais les
réponses ainsi fournies de façon définitive par la techniquen
25
1
définissent qu'un cadre général ou une partie seulement des
- éléments déterminant le processus concret de production. Au
sein de ce cadre, il existe une multitude de façons d'organiser
ce processus, et le choix ne peut se faire qu'en fonction, d'une
part, de considérations d' « économie » en général économie
de travail, de matières premières, d'énergie, d'outillage -- d'au-
tre part, et surtout, de considérations relatives au sort des hom-
mes dans le processus de production. Pour ces dernières, seuls
les hommes sont par définition compétents, la compétence du
technicien, comme tel, est absolument nulle (12). Par consé-
quent, l'organisation réelle du processus de production ne peut
qu'appartenir à ceux qui l'accomplissent, après prise en consi-
dération des éléments techniques fournis par les techniciens
compétents. En fait, un va-et-vient permanent sera évidemment
instauré, ne serait-ce que parce que les producteurs envisageront
de nouvelles manières d'organiser la fabrication qui poseront
des problèmes techniques, pour lesquels les techniciens devront
fournir les éléments certains ou probables d'appréciation, avant
qu'une décision en connaissance de cause ne puisse être prise.
Mais la décision, dans ces cas comme dans les autres, appar-
tiendra aux producteurs (y compris les techniciens), de l'ate-
lier, si elle n'affecte que l'atelier, de l'entreprise, si elle affecte
toute l'entreprise.
Les raisons d'un conflit possible entre travailleurs et tech-
niciens ne sont donc nullement techniques; si un tel conflit
surgissait, il serait un conflit nettement social et politique. Il ne
pourrait découler que de l'éventuelle tendance des techniciens
à assumer un monopole effectif de direction, à constituer à
nouveau un appareil bureaucratique dirigeant. Quelle est la force
et l'évolution probable de cette tendance?
Nous ne pouvons pas entrer ici dans un examen, même
sommaire, de cette question. Qu'il suffise de rappeler que ce
ne sont pas les techniciens qui forment la majorité ou même
une part essentielle de l'appareil supérieur de direction de la
production, de l'économie ou de la société actuelles et cela
dévoile en même temps le caractère mystificateur des arguments
tendant à prouver que la classe ouvrière serait incapable de
gérer la production, parce qu'elle ne disposerait pas des « capa-
cités techniques nécessaires ». Dans leur grande majorité, les
techniciens n'occupent que des positions subalternes et n'ac-
complissent que des tâches d'exécution parcellaires. Ceux parmi
les techniciens qui arrivent au sommet, n'y sont pas en tant que
(12) Autrement dit, ce que nous contestons fondamentalement, c'est
qu'il puisse y avoir une technique capable d'organiser les hommes
extérieure aux hommes eux-mêmes (c'est finalement aussi absurde
que l'idée d'une psychanalyse à laquelle le psychanalysé resterait
extérieur, et qui ne serait qu'une « technique » de l'analyste). Il y
a simplement des techniques de l'oppression et de la coercition, et
des techniques de l' « intéressement personnel » qui d'ailleurs
restent toujours finalement inefficaces.
-
26
-
techniciens, mais en tant que « dirigeants » et « organisateurs ».
Le capitalisme actuel est un capitalisme bureaucratique, il n'est
pas et ne sera jamais un capitalisme technocratique. La techno-
cratie est une généralisation vide de sociologues superficiels ou
une rêverie de techniciens éprouvant durement leur impuis-
sance devant le régime actuel et son absurdité. Les techniciens
ne constituent pas une classe à part; du point de vue formel ils
ne sont rien de plus qu'une catégorie de travailleurs salariés et
l'évolution du capitalisme moderne, en les transformant de plus
en plus en exécutants parcellaires et remplaçables, comme en
réduisant leur pénurie relative, tend à les rapprocher du prolé-
tariat. A ce rapprochement s'oppose leur place dans la hiérarchie
des revenus et des « positions sociales », comme aussi ce qu'il
leur reste de perspective de « percée » individuelle. Mais cette
perspective se ferme au fur et à mesure que la profession se mas-
sifie d'un côté, se bureaucratise de l'autre. Parallèlement, une
révolte se développe devant les irrationalités du système capi-
taliste et bureaucratique et contre l'impossibilité où se trouve le
technicien parcellaire et fonctionnarisé de donner libre cours à
ses facultés d'invention et de travail. A une fraction de techni-
ciens déjà arrivés ou arrivistes, qui se placent résolument du
côté de l'exploitation, s'oppose ainsi une minorité croissante de
techniciens révoltés, prêts à collaborer au renversement du sys-
tème. Au milieu se trouve la grande majorité des techniciens
subissant dans l'apathie leur sort d'employés privilégiés, dont le
conservatisme présent signifie précisément qu'ils ne risqueraient
pas un conflit avec le pouvoir réel, quel qu'il soit, et que l'évo-
lution ne peut que tendre à radicaliser. Il est donc extrêmement
probable que le pouvoir ouvrier dans l'usine, après avoir éliminé
un petit nombre de techniciens-bureaucrates, sera activement
appuyé par une fraction substantielle des autres et pourra sans
conflit majeur intégrer le reste dans le réseau de coopération
de l'usine.
Reste la véritable « direction » de l'entreprise, qui en fait
occupe actuellement très peu de personnes (les gens qu'un Prési-
dent-Directeur Général « consulte » avant de prendre une déci-
sion se comptent en général sur les doigts dans les entreprises
les plus importantes). Les tâches de cette direction sont de deux
ordres : d'un côté, prendre des décisions, en fonctions de fluc-
tuations du marché ou des perspectives à long terme, relative-
ment aux investissements, aux stocks, à l'échelle de fabrica-
tion etc ; d'un autre côté, assurer la coordination des divers
services de l'entreprise et, en particulier, des diverses fractions
de l'appareil bureaucratique.
Une partie de ces tâches disparaîtra dans une économie pla-
nifiée : ainsi toutes les décisions reliées actuellement aux fluc-
tuations du marché (échelle des fabrications, niveau des inves-
tissements, etc). D'autres seront vraisemblablement réduites
27
considérablement : ainsi la coordination entre les divers secteurs
de l'entreprise se présentera sans doute de façon beaucoup plus
simple si les producteurs organisent eux-mêmes leur travail et si
les divers groupes, ateliers ou départements, peuvent se mettre
directement en contact les uns avec les autres. D'autres, en
revanche, seront beaucoup plus poussées : ce sera le cas, en
premier lieu, pour ce qui est de l'élaboration active des possi-
bilités, des objets et des moyens de production future, autrement
dit, des propositions concernant la place de l'entreprise dans le
développement d'ensemble de l'économie. L'ensemble de ces
tâches de direction sera à la charge de deux organes :
a) Un Conseil des délégués d'atelier et de bureau, élus et
révocables à tout instant. Dans une entreprise de cinq à dix
mille travailleurs, ce Conseil pourrait comprendre trente
cinquante membres. Les délégués ne sortiront pas de la pro-
duction. Ils se réuniront en séance plénière aussi souvent que
cela s'avérera, nécessaire à la lumière de l'expérience (probable-
ment une ou deux demi-journées par semaine). Ils rendront
compte à leur camarades d'atelier ou de bureau de cette séance,
dont ils auront vraisemblablement discuté déjà auparavant les
sujets avec eux. Ils assureront une permanence centrale formée
d'un ou plusieurs délégués à tour de rôle. Ils auront, parmi leurs
tâches principales, à assurer les liaisons avec le « monde exté-
rieur ».
b) L'Assemblée Générale de tous les travailleurs de l'usine,
ouvriers, employés et techniciens, instance suprême de décision
pour tous les problèmes concernant l'entreprise dans son ensem-
ble ou résultant de divergences ou de conflits entre secteurs.
Cette Assemblée Générale sera la restauration de la démocratie
directe, dans le cadre naturel du monde moderne, l'entreprise
comme unité sociale de base. Elle devra ratifier toutes les déci-
sions du Conseil autres que de simple routine. Elle pourra évoquer
toutes les décisions prises en Conseil des délégués, les ratifier
ou les infirmer ; elle décidera elle-même des questions qui
doivent lui être soumises directement. Eile aura une périodicité
fixe -- une ou deux journées par mois, par exemple et pourra
être convoquée à tout instant si un nombre donné de travailleurs,
d'ateliers ou de délégués le demandent.
Quel sera le contenu effectif de la gestion ouvrière de l'en-
treprise, les tâches permanentes qu'elle aura à accomplir ?
On peut voir plus clair dans ce problème en considérant
schématiquement la gestion ouvrière sous deux aspects, l'aspect
statique et l'aspect dynamique.
Sous aspect statique, nous entendons qu'un objectif donné
de production est fixé à l'entreprise par le plan pour une période
donnée (nous verrons plus loin comment se fait la détermination
de cet objectif) et qu'en même temps sont fixés les moyens au
sens le plus général, dont disposera l'entreprise pour la réalisation
de cet objectif. Le plan définira, par exemple, comme objectif de
- 28
.
production pour telle usine d'automobiles, la production annuelle
de tel nombre de voitures de tel type, et lui allouera à cette fin
les quantités de matières premières, énergie, outillage, etc. néces--
saires en même temps qu'il définira la quantité d'heures de
travail (autrement dit, la durée du travail étant fixée, le nombre
de travailleurs) correspondant à cette production.
Sous cet angle, la gestion de l'entreprise par les travailleurs
signifie que ce sont ces derniers qui ont la charge et la respon-
sabilité de réaliser l'objectif qui leur est assigné avec les moyens
mis à leur disposition. La tâche des travailleurs de l'entreprise
est donc homologue aux tâches « positives » de l'appareil de
direction actuel, qui aura été supprimé : l'organisation du travail
de chaque atelier ou département par les travailleurs eux-mes;
la coordination du travail des ateliers en rapport productif immé
diat par les contacts directs entre intéressés (s'il s'agit de pro-
blèmes limités ou de la routine de la production), par réunions
de délégués, ou par assemblées communes de deux ou plusieurs
ateliers ou départements (s'il s'agit de problèmes plus impor-
tants) ; la coordination des travaux de l'ensemble de l'usine,
par le Conseil d'entreprise et l'Assemblée Générale ; la liaison
avec le reste de l'économie, assurée par le Conseil.
Dans ces conditions l'autonomie, par rapport à la production,
signifie la détermination des modalités de réalisation de certains
objectifs donnés à l'aide de moyens généralement définis. Entre
ces objectifs et les moyens dont il est nécessaire qu'ils soient
finis par le plan (parce qu'ils découlent de la production
d'autres entreprises), il y a un « jeu » important, un processus
de concrétisation qui ne peut être effectué que par les travail-
leurs de l'entreprise : objectifs et moyens ne déterminent pas
automatiquement et exhaustivement les modalités de travail,
d'autant plus que la définition des moyens par le plan reste for-
cément générale et ne peut ni ne doit descendre jusqu'à tous
les « détails » importants. Cette concrétisation, cette détermi-
nation des modalités de réalisation de l'objectif de l'entreprise
à l'aide des moyens fournis est le premier domaine