SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X
C. C. P. : Paris 11987-19
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
R. MAILLE
CI. MONTAL
D. MOTHE
Gérant : J. GAUTRAT
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L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
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SOCIALISME OU BARBARIE
Prolétariat français
et nationalisme algérien
La campagne qui précéda les élections de janvier 1956
porta, pour la première fois, le problème algérien devant
l'opinion publique toute entière. Les slogans de paix lancés
par le Front républicain et le Parti Communiste répondaient
alors aux sentiments de la plus grande partie de la population,
et l'on se souvient de l'écho qu'ils rencontrèrent. Les promes-
ses ne furent pas tenues. Au pouvoir, Mollet leur fit le sort
que l'on sait : en guise de paix, il offrit la « pacification ».
De la droite la plus bête du monde, comme il dit si bien,
il fut le gérant, et pendant un temps le héros, au service
de ses intérêts, à l'image de sa bêtise, à la mesure aussi de
sa confusion. La SFIO n'était pas cependant si puissante qu'elle
pût, par sa seule défection, paralyser les forces sociales qui
s'opposaient à la guerre. On le vit bien quand les premiers
envois de troupes en Algérie se heurtèrent à un mouvement
énergique et spontané de protestation. Deux ans après, nous
devons nous en souvenir, sous peine de ne rien comprendre
à ce qui se passe aujourd'hui sous nos yeux : des troubles
dans les rues, dans les gares d'où partaient les trains mili-
taires, des arrêts de travail dans diverses usines, des manifes-
tations de rappelés dans les casernes ou dans les trains qui
les emportaient vers les ports d'embarquement révélèrent la
violence de l'opposition populaire une violence, il faut
le reconnaître, dont l'histoire offre peu d'exemples analogues.
Ces manifestations se seraient-elles amplifiées, il est impos-
sible d'imaginer que la guerre d'Algérie eût pu suivre son
cours. Elle le suivit pourtant grâce au concours que le PCF
apporta au gouvernement Mollet. Dans une période où celui-ci
s'interrogeait sur son pouvoir d'engager la population dans
la guerre, où des manifestations coordonnées, des grèves géné-
ralisées auraient pu interrompre la mobilisation et contrain-
dre la bourgeoisie à la paix, au moment décisif où tout était
encore possible, le PCF choisit la politique du front unique
avec le parti socialiste.
Le vote des pouvoirs spéciaux, l'argument proclamé dans
l'Humanité, et mille fois susurré à l'oreille du militant que
- 1
cu
en
serait plus grave que de rejeter la SFIO dans le camp
roite, l'affirmation traditionnelle, simpliste mais effi-
ue la population considérée dans son ensemble n'était
pas mûre pour des actions violentes, l'inertie de l'appareil
en réponse aux appels des militants, le respect soudain affiché
dans les entreprises pour les consultations les plus démocrati-
ques possibles des ouvriers et le refus simultané de prendre
l'initiative de les consulter, enfin l'active dérivation de l'éner-
gie populaire dans l'entreprise la plus vaine et la plus gra-
tuite de protestation (les campagnes de pétition), désarmèrent
peu à peu tous ceux qui attendaient qu'une organisation
puissante prît la tête du mouvement ou tout au moins mît
ses forces à son service.
Dans le même temps, loin d'éclairer la nature de la
Résistance algérienne, le sens révolutionnaire de la revendi-
cation de l'Indépendance et le rôle dirigeant du FLŇ, le PCF
se déclarait pour « l'existence et la permanence de liens poli-
tiques, économiques et culturels particuliers avec la France >>
et demandait l'ouverture de « négociations loyales entre le
gouvernement français et les représentants de tous les courants
du mouvement national, de toutes les couches sociales de la
population algérienne sans distinction d'origine » (1).
Il fallait donc, en présence de l'hostilité de la SFIO,
l'absence du soutien pratique et idéologique du PCF, que
les masses tirent d'elles-mêmes la force nécessaire pour com-
prendre et agir, qu'elles s'engagent indépendamment des syn-
dicats qui soutenaient la politique de l'un ou l'autre Parti
dans la voie d'une lutte autonome et qu'elles forgent des
organismes nouveaux susceptibles d'impulser cette lutte. Sans
doute la combativité populaire était elle insuffisante, la diffi-
culté des tâches excessive, le terrain même de la lutte défa-
vorable à une action qui n'aurait rien signifié de moins
qu'une transformation radicale de la situation du mouvement
ouvrier. Nous ne nous proposons ni de justifier, ni même,
pour l'instant, d'expliquer le cours qu'ont suivi les événe-
ments, mais seulement de rappeler comment s'est établie la
situation qui dure jusqu'à ce jour, dans laquelle la guerre.
se déploie sans rencontrer aucune résistance collective et
à la faveur d'une indifférence croissante de la classe ouvrière.
Le premier mouvement de résistance collective vaincu,
soit depuis l'été 56, la guerre d'Algérie soumet progressivement
la société entière à sa logique. Répétition du processus indo-
chinois, a-t-on dit. Mais l’Algérie n'était pas l'Indochine et
les effets de cette seconde guerre coloniale ne pouvaient que
dépasser considérablement ceux de la première, au point de
déclencher une crise sociale, économique et politique et de
faire peser une menace directe sur le régime.
(1) Déclaration du B.P. du P.C.F.. le 2 mars 1956.
Outre toutes les raisons, économiques, stratégiques et idéo-
logiques qui ont incité la bourgeoisie métropolitaine à s'oppo-
ser par la force aux revendications du peuple algérien, l'exis-
tence d'une population française de plus de 700.000 âmes
de l'autre côté de la Méditerranée a déterminé essentiellement
sa conduite. Sans doute l'influence des gros colons s'est-elle
exercée sur le gouvernement et le Parlement comme s'était
exercée celle des colons d'Indochine, mais elle a été d'une puis-
sance incomparable parce qu'elle s'est trouvée fondée sur
la cohésion de la société française d'Algérie, dont la com-
munauté d'intérêts et l'unité de comportement tranchaient
radicalement sur le morcellement social et politique de la
bourgeoisie, et plus largement, de la population métropoli-
taine.
La guerre ne pouvait avoir aux yeux des Français d'Algé-
rie la fonction qu'elle avait à ceux de la bourgeoisie métro-
politaine. Pour cette dernière, elle était un moyen. Recourir
à ce moyen en vue de défendre des intérêts économiques
précis, d'interdire une émancipation qui risquait d'entraîner
la désagrégation finale de l'empire colonial, de préserver
aussi une certaine image de la grandeur nationale, n'empêchait
pas qu'il fut confronté à d'autres exigences : maintenir l'ex-
pansion économique, la paix sociale, l'équilibre des finances,
la position internationale de la France. Il était donc possible,
en France, que découvrant l'échec de la pacification et le
coût démesuré de la guerre, la bourgeoisie finit par abandon-
ner la partie. Aux yeux des colons d’Algérie, en revanche
la guerre était une fin en soi, la condition permanente de
leur existence. Peu importaient ses conséquences économiques
financières ou diplomatiques; peu importait même, pourrait-
on dire, qu'elle parût interminable. Dût-elle durer cent ans,
elle se trouvait justifiée du fait qu'elle assurait la subsistance
d'une société autrement vouée à la dislocation.
Si l'on considère, brièvement ce qui s'est passé effective-
ment depuis deux ans, il faut convenir que la bourgeoisie
française d'Algérie a peu à peu imposé sa loi à la métropole
et qu'elle commence de lui imposer sa norme sociale. Ou,
pour le dire autrement, la guerre dans laquelle s'est engagé
le gouvernement Mollet soutenu à l'origine par la quasi-tota-
lité du Parlement s'est développée en fonction du milieu
social algérien et par un choc en retour tend à provoquer
un changement de régime en France.
Il est clair que la bourgeoisie française a tenté le plus
longtemps possible d'éluder les conséquences d'une véritable
guerre en Algérie. Ni sur le plan militaire, ni sur le plan
financier elle ne s'est résolue à employer les moyens qui
étaient à la mesure de l'entreprise. La guerre a d'abord été
financée exclusivement grâce à l'accroissement du produit
national; ensuite les réserves d'or et de devises ont été pro-
gressivement épuisées, tandis que la stagnation des salaires
réels se trouvait habilement masquée grâce aux manipulations
3
de l'indice des prix. Des impôts nouveaux importants étaient
en revanche constamment et obstinément refusés par la droite
la plus belliciste. Dans le même temps le gouvernement avait
pour principale activité de dissimuler la situation réelle à
l'opinion publique et de donner le change dans les rencontres
internationales pour éviter une condamnation de la guerre.
La persistance du conflit a ensuite rendu nécessaire une autre
politique, mais on ne peut dire que la gestion Gaillard ait
répondu à une perspective nouvelle de la bourgeoisie. Il était
inévitable, si l'on continuait la guerre, de s'attaquer directe-
ment aux salaires de la classe ouvrière; mais impossible de
faire mieux que de rogner insensiblement sur leur valeur
réelle (soit une baisse de 5 % entre juillet 57 et février 58,
selon les statistiques officielles) si l'on voulait préserver la
paix sociale. Inévitable de recourir au secours américain,
mais impossible de ne pas accepter des conditions aux termes
desquelles les dépenses budgétaires et donc les dépenses mili-
taires devaient être maintenues à un niveau fixe. Inévitable
de réduire les importations mais impossible de ne pas s'expo-
ser alors à un ralentissement de la production. Le gouverne-
ment, et la droite, ont en chaque occasion résisté aux mesures
de vraie austérité qu'aurait requises une économie de guerre
et cherché à entretenir le conflit aux moindres frais. Si la
situation présente un trait nouveau en 1958, c'est seulement
celui-ci : les représentants de la bourgeoisie sont de plus en
plus nombreux, dans toutes les formations politiques, à s'aper-
cevoir
que
la guerre est sans issue, et simultanément qu'il est
impossible d'y mettre un terme.
Cette évolution serait inintelligible si l'on 'négligeait les
transformations qui se sont opérées parallèlement en Algérie
même. A vouloir décrire la situation en termes purement
formels, on devrait observer qu'il y a là, d'une part, une
population menacée dans ses privilèges, d'autre part une
armée envoyée de la métropole pour assurer sa sécurité. La
population fait preuve d'une cohésion remarquable exprimant
par le truchement de ses représentants politiques et dans
le cadre de multiples organisations municipales, corporatives
ou professionnelles la volonté non équivoque de ne rien céder
de ses avantages. L'armée en présence d'une rébellion aux
multiples foyers, soutenue par l'immense majorité de la popu-
lation se comporte comme toute armée d'occupation dans des
circonstances analogues, usant de représailles collectives, ratis-
sant des régions entières, s'emparant d'otages, ouvrant des
camps de concentration, bref cherchant à décourager la résis-
tance de l'adversaire par la terreur. Mais en fait la distinc-
tion entre une population de colons et un appareil de répres-
sion militaire a perdu son sens. L'armée s'est fondue progres-
sivement dans la population. Celle-ci en raison de son nombre
(plus d'un million d'Européens) et en vertu de la communauté
d'intérêts qu'elle représente en face de la résistance algérienne
tend à composer une société qui si dépendante soit-elle,
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dans tous les domaines, de la métropole - possède une auto-
nomie certaine. Le comportement de l'armée, comme d'ailleurs
celui du gouvernement d'Alger (en principe simple déléga-
tion du gouvernement métropolitain) a été fondamentale-
ment déterminé par l'existence de cette société. Symétrique-
ment, l'indépendance de la colonie s'est considérablement
renforcée du fait qu'elle disposait pratiquement d'un appa-
reil militaire et policier de plus en plus puissant. Finale-
ment se sont conjugués des intérêts économiques détermi-
nants, un appareil militaro-policier, et une idéologie raciste,
nationaliste et totalitaire (encore est-il vrai que le nationa-
lisme est inspiré par la France d'Algérie bien plus que par
la France métropolitaine). En employant le terme dans un
sens délibérément inadéquat - car la société européenne
d'Algérie ne dispose évidemment pas, répétons-le, d'une
infrastructure qui lui permettrait de mener à son terme un
processus qu'elle a la seule faculté d'ébaucher, - nous dirons
qu'un fascisme s'est ébauché de l'autre côté de la Méditer-
ranée.
C'est en France seulement que cette tendance peut être
développée. Mais comment ne le serait-elle pas, aussi long-
temps, du moins, qu'un mouvement des masses ne vient pas
transformer la situation ? Tandis
que
les gouvernements
successifs s'agitaient à la fois pour assurer la poursuite de la
guerre et en dissimuler la portée, une métamorphose s'est
opérée en France même sous l'influence de la situation algé-
rienne. A peine est-il besoin d'en indiquer les signes. Sur
le plan parlementaire, les formations de droite commencent
de s'orienter vers la solution d'une dictature militaire, la
petite bourgeoisie lasse, cent fois bernée et naturellement
stupide accueille avec satisfaction cette perspective; les ban-
des de Biaggi et de Le Pen multiplient impunément les
coups de force; la terreur contre les nord-africains s'installe;
l'opinion libérale est progressivement muselée, ses meetings
interdits, ses journaux saisis; enfin la population métropoli-
taine s'accoutume à toutes les formes de la répression : ce
qui eût déclenché un scandale il y a encore quelques années
est devenu familier, la torture promue institution clandestine
du régime fonctionne quotidiennement avec la complicité de
tous.
A considérer la situation depuis l'été 56, il faut convenir
qu'aucune force sociale n'est venue en contrarier l'évolution.
Des intellectuels ont protesté, des militants chrétiens ont mené
une énergique campagne contre la torture, des journaux libé-
raux, France-Observateur ou l'Express, ont eu le mérite de
dénoncer semaine après semaine la fausse pacification et de
réclamer une négociation. La classe ouvrière n'est pas apparue
sur la scène politique.
En réalité il ne s'agit pas seulement d'une absence. Ima-
giner qu'à la suite des échecs du printemps 56, la classe
ouvrière se soit bornée a attendre une occasion favorable à
.
5
son intervention est absurde. Rien ne sert de le dissimuler :
le prolétariat a été lui-même contaminé par le climat de la
guerre coloniale. Il ne pouvait en être autrement : une fois
que le cycle de la guerre se développe, il entraîne, au moins
pour une période donnée, la société entière dans son méca-
nisme. Le phénomène n'est pas nouveau et il serait absurde
d'en conclure à la dégénérescence du mouvement ouvrier
ou à la disparition de l'internationalisme révolutionnaire.
Chaque fois qu'il est privé d'initiative politique et de la
perspective d'une lutte contre le capitalisme, le prolétariat
se trouve investi par l'idéologie bourgeoise.
Dans la situation actuelle cette idéologie s'exprime dans
la propagande incessante de la presse, de la radio et du ciné-
ma en vue d'une justification de la guerre. Jour après jour
la description des sévices commis par le FLN est complai-
samment diffusée, tandis que le terrorisme français est soi-
gneusement dissimulé. On répète de mille manières que la
perte de l'Algérie serait une catastrophe nationale dont le
prolétariat serait la première victime. On répand l'illusion
qu’un dénouement militaire est prochain, que des réformes
démocratiques sont en cours. On discrédite habilement le
nationalisme algérien en insinuant que le départ des Fran-
çais provoquerait l'entrée des Américains en Afrique du Nord.
Or cette propagande est d'autant plus efficace, qu'elle vient
recouper une méfiance populaire de plus en plus répandue
et absolument justifiée à l'endroit des questions proprement
politiques. Les ouvriers sentent justement que la lutte des
blocs à l'échelle mondiale est impliquée dans tous les événe-
ments contemporains, comme ils sentent non moins justement
que les rivalités entre grandes formations politiques ne con-
cernent pas leurs propres intérêts. Le sens de la lutte des
peuples coloniaux est ainsi enfoui sous des considérations
extrinsèques, comme le vrai visage de la politique est enfoui
sous les traits trompeurs de la politique mystificatrice du
monde officiel.
Pénétrés par l'idéologie bourgeoise, paralysés par le poids
de leurs propres problèmes, au moment même où ils pres-
sentent une mystification universelle, les ouvriers en viennent
dans certains cas à épouser inconsciemment des attitudes pro-
prement réactionnaires : une hostilité teintée de racisme se
fait jour à l'égard du nord-africain, responsable de toutes les
difficultés actuelles.
Dans un tel climat l'action de militants révolutionnaires
est devenue tout à fait abstraite, à ce point contre le courant,
qu'elle ne peut manquer d'apparaître comme une simple pro-
testation morale. Voici où nous en sommes; et le premier
devoir est sans doute de prendre la mesure exacte de cette
situation.
Encore faut-il s'apercevoir que le cycle qui se développe
depuis deux ans est en train de s'achever. Comment imaginer
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une nouvelle baisse du niveau de vie, un nouvau prêt améri.
cain, un nouveau Sakhiet, un autre Gaillard et le jeu perpé-
tuel du mensonge et de la ruse en regard d'une guerre tou-
jours plus. exigeante ?
Dans tous les domaines, les marges de manoeuvre de la
bourgeoisie française se sont considérablement rétrécies. Nous
l'avons déjà noté, l'expansion économique donne des signes
de fléchissement. Un effondrement financier n'a été évité en
décembre dernier que grâce à un prêt américain. Mais celui-ci,
dont une première tranche a seulement été versée pour l'ins-
tant, n'a été octroyé qu'à des conditions précises : le strict
maintien de l'équilibre budgétaire et le rétablissement de la
balance des comptes extérieurs. Il est clair que si les exporta-
tions continuent de stagner, ou même diminuent (comme la
récession économique qui se développe aux Etats-Unis peut
le provoquer), le gouvernement, une fois ses devises épuisées,
n'aura plus d'autre choix que de limiter les importations et
par conséquent de freiner la production. Il est non moins
clair que, sous l'action d'un facteur imprévu mais fort prévi-
sible, tel qu'une offensive assez sérieuse du FLN pour exiger
de nouveaux envois de troupe, ou 'un mouvement de revendi-
cations assez ample pour provoquer une hausse des salaires, de
nouvelles dépenses bouleverseraient la politique d'ensemble
du gouvernement. On n'imagine plus, d'autre part, le renou-
vellement d'un prêt américain. Depuis Sakhiet, la détérioration
de la situation diplomatique de la France s'est accélérée et
la procédure des « bons offices » anglo-américains a montré
la volonté des Occidentaux de s'intéresser directement à la
situation en Afrique du Nord.
Dans de telles conditions, la bourgeoisie se trouve con-
trainte de trouver une nouvelle voie, alors même qu'elle se
refuse à effectuer un choix. Tandis que la droite la plus
offensive s'oriente vers une solution de force, le parti socia-
liste ébauche timidement un tournant politique, conscient qu'il
risque d'être, dans un certain temps, menacé dans sa propre
existence; le PCF, sans changer d'orientation, semble prêt
à tolérer des manifestations de masse pour démontrer sa force.
Il n'est pas du tout dans intentions de prévoir
l'évolution de la situation politique en France; nous sommes
seulement convaincus qu'une nouvelle conjoncture s'esquisse
dans laquelle la guerre d'Algérie va apparaître aux yeux
des masses 'sous un jour nouveau, et passer au premier plan
de leurs préoccupations.
nos
:
Ce qui, hier encore, résonnait comme une protestation
abstraite, peut dans une période prochaine acquérir une
efficacité. Encore faut-il que ceux qui disposent de quelque
influence clarifient leur propre pensée et sachent ce qu'ils
ont à dire. Or, reconnaissons-le : il règne dans l'avant-garde
une confusion idéologique, il se manifeste une hétérogénéité
de positions et les signes d'un désarroi dont on aurait pu
7
penser qu'ils seraient l'attribut exclusif de la pensée bour-
geoise. Cette situation paradoxale tient sans doute, pour une
part, au caractère singulier de la lutte algérienne et de la
société dans laquelle elle se développe; nous sommes pourtant
convaincus qu'en dépit de cette singularité le problème est
susceptible d'être posé en termes rigoureux et de recevoir une
réponse communiste.
En tout premier lieu, il convient de rappeler qu'un com-
muniste (1) ne peut qu'être pour le soutien incondionnel
des mouvements d'émancipation des peuples coloniaux. Une
telle position est d'abord fondée sur la certitude que le prolé-
tariat ne saurait défendre les intérêts des classes qui l'exploi-
tent. Le colonialisme étant intimement lié au mécanisme de
l'exploitation capitaliste, le prolétariat ne peut que se désoli-
dariser de toute action · visant à maintenir la domination
impérialiste de son propre pays sur un peuple colonisé. Toute-
fois ce dernier argument est encore abstrait en ce sens qu'il
vaut indépendamment de toute référence à une situation his-
torique déterminée. Peu importe dans une telle perspective
le caractère particulier du mouvement d'émancipation :
l'occasion de celui-ci s'affirme ou se réaffirme un principe
dont la valeur est permanente, celui de l'opposition irréduc-
tible des classes. Or quelle que soit la portée théorique d'un
tel principe on peut douter qu'il ait en lui-même une quel-
conque efficacité. Il énonce la vérité de la position du pro-
létariat dans la société en termes très généraux, il est vérifié
chaque fois que la lutte des ouvriers conteste radicalement
l'ordre capitaliste, mais il n'introduit pas à la compréhension
des liens qui unissent ouvriers métropolitains et colonisés,
il n'établit aucune relation positive entre les actions des uns
et des autres.
L'idée d'un soutien inconditionnel à fournir au peuple
colonisé n'acquiert un contenu positif qu'avec la reconnais-
sance explicite de son droit à l'indépendance. Elle va ainsi
au-delà de ce que le leninisme définissait, d'autre part, comme
le défaitisme révolutionnaire. Cette dernière formule signifie
que les ouvriers doivent lutter contre leur propre bourgeoisie
engagée dans un conflit inter-impérialiste et, en précipitant
sa défaite, transformer celle-ci en révolution. Le défaitisme
révolutionnaire tel que les bolchéviks l'ont pratiqué implique
au fond une ignorance délibérée des fins et de la conduite
de « l'adversaire ». Qu'on appelle à la fraternisation avec le
prolétariat du camp « ennemi », qu'on lui suggère un com-
portement révolutionnaire symétrique du sien propre, bref
qu'on manifeste un internationalisme positif, n'empêchent
qu'en dernier ressort le défaitisme révolutionnaire est fondé
sur cette idée : le prolétariat doit se détourner de la guerre
(1) Nous employons ce terme dans son vrai sens et non pour dési.
gner un militant du P.C.F.
8
et considérer comme son affaire personnelle la destruction
du pouvoir bourgeois dans son pays, quelles qu'en soient les
conséquences.
Aux sociaux-démocrates qui soutenaient qu'une telle
stratégie exigeait que les divers proletariats engagés dans
le conflit agissent de concert, faute de quoi une révolution
unilatérale provoquerait la victoire de l'impérialisme ennemi,
les bolcheviks répondaient en substance que les ouvriers
n'avaient pas à s'embarrasser de ces considérations, la tâche
étant non de choisir entre tel ou tel camp impérialiste, mais
de se battre sur un terrain de classe dans le seul cadre pos-
sible, le cadre national.
Ce qui répond aux conditions de la guerre inter-impéria-
liste ne répond pas de toute évidence à celles de la guerre
menée contre un peuple colonisé. Dans ce dernier cas, la cause
de « l'adversaire » ne peut
manquer d'être considérée en
elle-même et jugée légitime. Il est donc très étonnant que des
militants d'avant-garde, confrontés au conflit algérien s'arrê-
tent en fait à une position voisine du défaitisme révolution-
naire. Soutiennent-ils la thèse de l'indépendance, ils se bor-
nent à expliquer que la désagrégation de sa puissance colo-
niale affaiblit l'impérialisme français, déchaîne des conflits
au sein de la bourgeoisie et crée une situation politique favo-
rable à la lutte prolétarienne. Thèse, au reste, très contes-
table, inspirée par la tradition plutôt que par l'observation
de la réalité. Peu importe qu'elle soit ou non exacte, il nous
suffit d'en dégager le sens : le communiste se situe alors en
regard du mouvement d'émancipation dans une perspective
analogue à celle du bourgeois libéral. L'un parle des intérêts
bien compris de la France, l'autre des intérêts bien compris
du proletariat; mais tous deux fondent la justification de
l'indépendance sur des considérations extrinsèques.
Si nous voulons restituer au soutien inconditionnel son
contenu positif, nous devons d'abord écarter résolument cette
attitude. Nous devons mettre au centre de notre argumentation
l'idée que la lutte des colonisés pour leur indépendance a
une valeur révolutionnaire, qu'elle est intrinsèquement juste.
Bref, nous devons concentrer notre attention et celle des
autres sur le phénomène de l'émancipation nationale; prendre
pour référence absolue le combat que mènent les algériens
opprimés pour s'affranchir de l'oppression et exclure toute
considération tactique, visant soit à subordonner le soutien
des travailleurs métropolitains aux avantages prétendus qu'ils
en retireraient, soit à escamoter de quelque manière que ce
soit la vérité d'un tel combat. Cette perspective est, en outre,
nous en sommes convaincus, la seule que les ouvriers puissent
adopter s'ils viennent à prendre position activement en face
du problème algérien : il n'y a pas de solidarité internatio-
naliste possible en dehors d'une pleine reconnaissance par les
exploités de la légitimité de la lutte d'autres exploités.
1
*
Encore faut-il comprendre les « résistances » que nous
signalions à l'égard d'un soutien véritablement positif. Sur
quoi sont-elles donc fondées ?
Sans doute doit-on en chercher l'origine dans la situation
privilégiée du prolétariat français par rapport au peuple
algérien, sans doute est-il également vrai que la différence
de culture et de meurs et par suite le comportement
même des travailleurs algériens dans la métropole - crée un
obstacle à la solidarité dans le cadre même de la production.
Mais à ces facteurs de situation se superposent des motifs
proprement idéologiques dont l'examen et la critique revêtent
aujourd'hui une grande importance.
En bref, ce qui est par beaucoup contesté c'est à la fois
les objectifs et les méthodes de la révolution algérienne. Et
les doutes qui naissent sur les fins et les moyens se renforcent
mutuellement: la revendication nationale paraît d'autant plus
suspecte que le terrorisme répugne, celui-ci d'autant plus
condamnable que le nationalisme décoit.
La suspicion qu'éveille la revendication de l'indépendance
nationale est fondée d'abord sur la considération de l'histoire
récente des luttes coloniales. Dans tous les cas où l'impéria-
lisme a dû céder et reconnaître son indépendance à un pays
qu'il dominait, s'est institué un système de classe qui tend à
se modeler soit sur le capitalisme de lype occidental, soit
sur le capitalisme de type bureaucratique. Cette expérience
engendre un scepticisme à l'endroit des mouvements d'éman-
cipation qui n'existait pas autrefois. De fait, les militants
révolutionnaires ont longtemps vécu dans l'illusion (dont la
mise en forme rationnelle se trouve dans la théorie trotskyste
de la Révolution permanente) que la bourgeoisie indigène
d'un pays colonisé était incapable de soutenir une lutte réso-
lue contre l'impérialisme et de satisfaire les revendications
nationales démocratiques auxquelles son destin était apparem-
ment lié. Les com mmunistes ne couraient donc aucun risque en
soutenant ces revendications qui avaient le mérite de mobi-
liser les classes exploitées, de leur faire faire l'expérience de
l'incapacité de leur bourgeoisie et de leur faire découvrir au
travers de la lutte des objectifs socialistes. Cette illusion ne
fut d'ailleurs pas l'apanage d'une petite minorité gauchiste
ou trotskyste; elle fut aussi partagée, bien que sous une
autre forme, par de nombreux militants du PC. Certes ces
derniers condamnaient le schéma trotskyste de la révolution
permanente, mais ils substituaient an prolétariat le Parti qui
seul à leurs yeux pouvait conduire à son terme la lutte pour
l'indépendance et, grâce à la position dirigeante ainsi acquise
dans la société, instituer progressivement un régime socialiste.
Le tableau qui s'offre aujourd'hui jette le trouble parmi
les uns et les autres : il faut reconnaître que dans plusieurs
cas la bourgeoisie indigène a tiré tout le bénéfice de la lutte
pour l'indépendance, par exemple en Inde, en Tunisie, au
Maroc, et d'autre part que là où le PC s'est trouvé à la tête
d'un mouvement victorieux s'est instituée une dictature bureau-
cratique, par exemple en Indochine.
Au scepticisme s'ajoute chez certains la prise de conscience
que le nationalisme exprime une tendance rétrograde dans
le monde actuel. A l'heure où les nations se trouvent de plus
en plus dépendantes les unes des autres, intégrées dans des
blocs qui se disputent la domination du monde, à l'heure
une révolution socialiste s'avère nécessairement internationale,
la revendication par un peuple de son indépendance paraît
une fiction.
Certes, rares sont ceux qui sur la base de telles consi-
dérations s'opposent à l'indépendance de l'Algérie, une telle
conclusion revenant pratiquement à soutenir la cause de l'im-
périalisme français. Mais entre ceux qui vont jusqu'à juger
le nationalisme algérien réactionnaire et ceux qui l'estiment
inévitable, tout en s'en désintéressant, la transition est insen-
sible. Admet-on le droit des Algériens à leur indépendance,
on ne fait que le concéder du bout des lèvres, au nom d'une
prétendue nécessité de l'histoire ; secrètement on demeure
convaincu que l'émancipation nationale est étrangère à l'idéo-
logie socialiste et, par suite, que la lutte des Algériens ne
concerne pas le mouvement ouvrier français.
Une telle attitude suppose en tout premier lieu une
méconnaissance radicale de la situation coloniale et des condi-
tions d'oppression en Algérie. Même si demain l'indépen-
dance doit permettre à une minorité autochtone d'exploiter
« en toute propriété » les masses algériennes, il n'en est pas
moins vrai que la lutte actuelle exprime aux yeux des masses
le refus de l'exploitation telle que l'exerce l'impérialisme
étranger, sous la forme la plus brutale, la plus élémentaire
et la plus compète : la plus brutale car l'oppression du
peuple algérien est incomparablement plus dure que celle qui
frappe la classe ouvrière dans quelque pays que ce soit; la
plus élémentaire parce que c'est au niveau biologique que
les besoins des individus se trouvent frustrés; la plus com-
plète enfin car c'est à la fois sur le plan économique, poli-
tique et culturel que les hommes font l'expérience de l'aliéna-
tion. La situation coloniale fait que l'émancipation nationale
a un contenu social immédiatement sensible, ou, pour mieux
dire, que toutes les revendications sociales distribution des
terres aux paysans dépossédés, hausse des salaires, assurance
de
moyens
de subsistance aux sans-travail, etc. impliquent
nécessairement une lutte nationale, l'exploitation se trouvant
essentiellement liée à la domination française. En d'autres
termes encore, la situation coloniale est totalitaire et la révolte
qu'elle suscite ne peut que confondre la diversité de ses objec-
tifs; on n'en peut conclure que les revendications sociales
sont effacées ou dissimulées, elles affectent bien plutôt toutes
les autres revendications en les radicalisant : le droit d'appren-
dre sa langue à l'école, et d'abord le droit de s'instruire et
celui de reconnaître son passé culturel, le droit de voter
11
librement et celui de s'exprimer ne sont pas aux yeux de
l’Algérien opprimé ce qu'ils paraissent être quand nous les
énonçons, de simples droits politiques et culturels; ils sont
autant de manières d'affirmer le refus de l'exploitation, de
manifester la volonté positive de prendre son sort entre ses
mains. En ce sens la lutte du colonisé en faveur de l'émanci-
pation est matérialiste comme l'est la lutte du proletariat
dans un pays industrialisé. Certes l'une et l'autre ne s'exercent
pas au même niveau, les besoins qu'il est impossible au colo-
nisé de satisfaire, le prolétariat ne les ressent plus pour la
plupart car il expérimente l'exploitation essentiellement dans
le cadre du travail industriel, au sein d'une situation nou-
uelle qui lui permet de forger l'image d'une société sans
classes; mais cela ne signifie pas que les besoins soient étran-
gers les uns aux autres ni même qu'on puisse les étaler sur
une échelle de sorte que les revendications des colonisés
apparaissent au prolétariat comme absolument dépassées. En
elles s'expriment une contestation radicale de l'exploitation,
un besoin d'humanisation de la société, bref une universalité
qui débordent les conditions particulières de la lutte, les rat-
tachent au mouvement socialiste, les rendent contemporaines
des revendications prolétariennes.
Au fond, tous ceux qui nient que le mouvement algérien
concerne directement la classe ouvrière française sont victimes
d'un évolutionnisme rudimentaire profondément étranger à
l'esprit du marxisme. Ils ne veulent voir dans la révolution
en pays colonial qu'une révolution bourgeoise en retard et
ne discernent pas que la domination impérialiste a créé un
problème national spécifique; ils jugent que la révolution
bourgeoise elle-me n'a jamais fait qu'instituer le pouvoir
d'une nouvelle classe dirigeante et mener l'humanité d'une
étape à une autre et ne comprennent pas que cette révolution
a engendré à chaque fois un mouvement des masses qui contes-
tait sinon dans ses objectifs au moins dans sa dynamique
toute oppression de classe. Ces erreurs conjuguées, ce sim-
plisme aveuglent : sous prétexte que des objectifs socialistes
ne sont pas formulés par les Algériens, le sens révolution.
naire de leur émancipation disparaît ; sous prétexte que
demain s'instaurera un capitalisme indigène, il est ignoré
qu'un bouleversement social d'une extraordinaire ampleur
s'effectue sous nos yeux, que les masses hier encore apparem-
ment écrasées, annihilées sous l'oppression, tentent de prendre
leur sort entre leurs mains, découvrent leur immense pouvoir
transforment leur vision du monde et se frayent une voie
historique nouvelle.
Reconnaître la validité de cette lutte c'est notre pre-
mière tâche. Il n'en découle nullement que nous devions
nous dissimuler et dissimuler aux autres d'une part ses consé-
quences probables dans un avenir prochain, d'autre part
qu'elle exprime déjà dans son développement actuel des aspi-
rations sociales et des intérêts divers.
19
En soutenant comme nous l'avons fait que l'oppression
coloniale crée un problème national spécifique, nous ne vou-
lions pas dire que celui-ci abolissait, même provisoirement,
tous les autres problèmes qui naissent de la différenciation
sociale de la population algérienne; nous voulions seulement
montrer que la lutte nationale est du point de vue des masses
opprimées une lutte sociale et en tant que telle qu'elle est
positive. Il n'en demeure pas moins que les intérêts des diver-
ses classes unies dans la lutte ne coïncident pas. En vain mas-
querait-on cette divergence en faisant observer que la société
algérienne est beaucoup moins différenciée que d'autres socié-
tés coloniales. Certes il est vrai qu'en regard d'une paysannerie
qui constitue l'immense majorité de la population et d'un
prolétariat concentré dans quelques grandes villes qui n'excède
sans doute pas quelques pour cent des travailleurs actifs, se
situe une bourgeoisie très mince, composée principalement
de commerçants et d'intellectuels et privée de toute fonction
dans l'appareil d'exploitation capitaliste. Mais le pouvoir de
cette couche ne vient pas seulement de son nombre et de ses
fonctions actuelles; sa culture, son expérience politique, le sou-
tien international dont elle jouit et bien sûr la conscience
qu'elle a de- sa supériorité sur la masse des fellahs, déter-
minent sa conduite et frayent la voie à son développement.
En outre, la guerre elle-même a engendré un nouveau type
de différenciation : un embryon de bureaucratie militaire
et politique dont les membres proviennent de diverses cou-
ches sociales s'est constitué qui ne peut manquer d'accuser
délibérément tous les traits qu'ils a d'abord acquis « naturel-
lement », dans les conditions particulières de la lutte clandes-
tine et de la guerre de maquis : soit la conscience de sa
fonction dirigeante, de ses privilèges hiérarchiques, d'une
autorité fondée sur l'obéissance aveugle des exécutants. De
quelle manière fusionneront ou ont déjà fusionné les
éléments bourgeois traditionnels et les nouveaux cadres, nous
l'ignorons, mais il est hautement vraisemblable que ces der-
niers constitueront l'élément moteur du nouveau régime; non
seulement ils détiennent la force, mais les exigences écono-
miques auxquelles doit faire face un pays sous-développé les
mettent en bien meilleure posture que les bourgeois libéraux
pour prendre des mesures radicales de nationalisation et de
planification. En tout cas, et c'est ce que nous voulons mon-
trer pour l'instant, la perspective de ces éléments, bourgeois
ou bureaucrates, est étrangère à celle des paysans et des
ouvriers exploités, alors que leur lutte est commune. On ne
saurait d'ailleurs conclure que l'antagonisme des classes se
manifestera rapidement avec éclat; pour se risquer à prévoir
il faudrait poursuivre l'analyse sociale et chercher à déter-
miner la physionomie singulière des classes exploitées au lieu
de se borner à parler d'elles de manière abstraite. A titre
d'indication, on dira seulement qu'il est insuffisant de parler
de « la classe paysanne », quand on inclut sous ce concept à
12
côté d'une masse de petits propriétaires une masse plus impor-
tante de sans-travail, d'origine paysanne certes, mais en dehors
du circuit de la production, totalement dépossédés, voués de
naissance au chômage. Comme il est insuffisant, d'autre part,
de ne considérer comme ouvriers que les quelques centaines
de milliers de travailleurs occupés actuellement dans des entre-
prises et sur des chantiers, puisque de nombreux algériens
viennent temporairement dans les usines métropolitaines et
que le nombre de ceux qui ont une expérience et une men-
talité de prolétaires est beaucoup plus élevé qu'il ne paraît
tout d'abord. Ces aspects tout à fait singuliers de la situation
des exploités ont apparemment une signification opposée ;
dans le premier cas, ils font craindre que le pouvoir nouveau
trouve un soutien facile dans une masse « lumpenisée », prête
à se battre avec acharnement pour obtenir un changement
quelconque, mais sans doute peu consciente des problèmes
posés par un nouvel ordre social. Dans le second cas, ils font
espérer qu'une perspective prolétarienne autonome se des-
sine beaucoup plus rapidement que dans d'autres pays sous-
développés.
Cependant les possibilités offertes par la situation objec-
tive sont une chose, la prise de position des éléments révo-
lutionnaires en est une autre. Dès maintenant, il est sûr que
doivent être dégagées les aspirations propres des couches
exploitées et mises en avant les solutions qui leur conviennent:
notamment la confiscation des terres des gros colons et leur
appropriation par les paysans algériens, selon des formules
qui répondent dans chaque cus particulier à leurs besoins,
doivent être au centre des revendications révolutionnaires.
Ces revendications ne pourront se propager et une perspective
autonome s'esquisser que si elles sont formulées au cours même
de la lutte d'émancipation et permettent une clarification idéo-
logique, voire des regroupements sur la base d'un programme
exprimant les intérêts des masses dépossédées.
Les remarques qui précèdent déterminent une attitude à
l'égard des organisations politiques qui dirigent la Résistance
algérienne. Nous avons suffisamment dit que nous embrassions
la cause des exploités en lutte et non celle d'un Ferhat
Abbas, celle d'Oulémas ou celle de bureaucrates politiques
pour exclure toute apologie des organisations en tant que telles.
Celles-ci sont hétérogènes, et par les intérêts sociaux qu'elles
représentent et par les tendances qu'elles comportent. Aucune
d'elles n'a défini un programme social précis.
Les tentatives qui ont été faites pour définir le MNA
comme le seul mouvement révolutionnaire ne reposent sur
aucun argument sérieux; elles se fondent essentiellement sur
l'influence longtemps prédominante de cette organisation sur
les travailleurs algériens de la métropole. Mais, outre que
cette influence s'est considérablement amenuisée, elle tenait
plus à une situation de fait ---- la présence de l'appareil MNA
en France qu'à des facteurs idéologiques. Aujourd'hui
les positions conciliatrices du MNA, sur la base de l'abandon
du préalable de l'Indépendance, font craindre qu'il soit prêt
à faire des concessions essentielles pour regagner artificielle-
ment un rôle dirigeant sur la scène politique. Les réserves
qu'inspire le MNA ne suffisent nullement à valider le FLN
dont il est impossible d'assumer les méthodes de guerre : le
terrorisme aveugle en Algérie, la liquidation implacable des
éléments oppositionnels, le contrôle absolu exercé par les
chefs sur la base militante. On doit donc distinguer les orga-
nisations des tendances ou des éléments révolutionnaires qui
existent en leur sein et avec lesquels seuls le prolétariat fran-
çais peut s'identifier.
Pourtant cette attitude critique n'est pas non plus entiè-
rement satisfaisante. Nous ne pouvons perdre de vue que nous
sommes en France et que nous devons dans toute la mesure
de nos moyens, qui sont d'ailleurs fort limités combattre
l'idéologie bourgeoise et l'inertie de l'opinion en face du pro-
blème algérien. Nous ne saurions non plus lorsque nous consi-
dérons la conduite de la guerre, oublier les conditions sociales
singulières dans lesquelles celle-ci a lieu. Ces deux réserves,
au reste, se conjuguent car, dans la réalité, l'efficacité de la
propagande officielle sur les horreurs du terrorisme FLN tient
a ce qu'elle vient recouper une incompréhension du véritable
caractère de la révolution algérienne.
Il devrait être clair qu'il est impossible de projeter sur la
guerre d'indépendance le schéma d'une révolution proléta-
rienne, qu'il est vain d'attendre d'une population aux 9/10
paysanne et dont une énorme masse se trouve « lumpenisée »
des méthodes de lutte analogues à celle d'un prolétariat
avancé. Ou bien il faut juger que les Algériens ne sont pas
des exploités assez propres, assez décents, assez policés pour
mériter d'être soutenus ; ou bien il faut, reconnaissant la
validité de leur cause d'exploités, accepter la lutte qu'ils
mènent avec les conséquences qu'elle implique.
En bref, il convient de distinguer (bien que cette dis-
tinction ne soit pas facile à opérer) les moyens délibérément
utilisés par un appareil politique en vue d'instaurer à la
faveur de la guerre un pouvoir incontrôlé sur les masses et
les moyens auxquels les masses elles-mêmes ont spontanément
recours en vue de se libérer d'une oppression séculaire. De
toutes manières, les ouvriers ne peuvent que dénoncer avec la
dernière véhémence la propagande bourgeoise qui, au moment
où elle feint l'indignation morale, couvre la répression exercée
par les parachutistes et les policiers « les plus civilisés du
monde ».
Finalement, à quoi servirait de le nier : il n'y a pas
entre les divers mouvements révolutionnaires une convergence
automatique. Le combat que déclenche un peuple colonisé
ne suscite que dans des circonstances exceptionnelles le sou-
tien de ceux qui devraient pourtant y reconnaître l'écho de
leurs propres aspirations. Et, de fait, un tel soutien implique
une action et non l'affirmation platonique d'un principe
internationaliste. Et cette action elle-même suppose à son
tour un certain rapport de forces entre les travailleurs et leur
propre adversaire de classe, qui est relativement indépendant
des conditions internationales. La capacité de se dégager de
l'idéologie bourgeoise et, en comprenant le sens de la solida-
rité internationaliste, de trouver des formes adéquates d'in-
tervention, n'est donc pas immédiatement donnée; elle est
le plus souvent acquise grâce à une avant-garde organisée
qui formule une conception universelle de la révolution.
Dans les circonstances présentes, la solidarité se fraye d'au-
tant plus difficilement la voie, qu'une telle avant-garde est
dispersée, et qu'au contraire les prétendues directions du
prolétariat paralysent de toutes les manières possibles les
initiatives de lutte et déforment systématiquement le sens
de la révolution algérienne.
Que le prolétariat français ne soit pas parvenu à apporter
un appui aux Algériens en lutte et qu'il ne réussisse pas non
plus à se frayer une voie propre en dehors des partis bureau-
cratiques, exprime en définitive une seule et même situation.
Celle-ci ne peut se transformer que sous tous les aspects à
la fois : en déclenchant une lutte en France, en ébranlant
le poids des appareils bureaucratiques, le prolétariat ne pour-
rait que reconnaître simultanément la vérité de la révolution
algérienne et lui apporter un soutien pratique.
Mise à nu des contradictions
algériennes
Le texte ci-dessous est une contribution à la dis-
cussion des problèmes posés par la situation algé-
rienne, discussion qui sera poursuivie dans les
prochains numéros de cette revue, en particulier
par un deuxième article de F. Laborde consacré
à l'analyse du contenu social et des contradictions
de la lutte nationale algérienne. Le lecteur peut
se référer également aux textes de F. Laborde
déjà publiés dans Socialisme ou Barbarie : « La
situation en Afrique du Nord » (N° 18), « La
bourgeoisie nord-africaine » (N° 20), «Nouvelle
phase dans la question algérienne » (N° 21), com-
me aussi au texte de D. Mothé, « Les ouvriers
français et les Nord-Africains » (N° 21).
Le massacre de Sakhiet a porté au grand jour le fait que
les multiples contradictions internes de la situation algérienne
ont subi un approfondissement considérable depuis l'été der-
nier.
D'une
part
les rapports de force au sein du FLN se sont
modifiés à la suite de la reconquête des villes par l'armée et
par la police françaises : le pont entre la résistance et les euro-
péens, qui passait il y a un an encore par la bourgeoisie
musulmane attentiste et les « libéraux » français à Alger, ce
pont a été coupé. Par conséquent l'appareil politico-militaire
bourgeois du Front a fait porter tout son effort sur la conso-
lidation de l'armée paysanne. Dans cette phase, toute ouverture
de type bourguibiste devient impossible, à la fois parce que le
gouvernement français, grisé par ses « succès », n'en veut pas,
et parce que la jeune paysannerie qui vient gonfler les rangs
de l'ALN constitue une force politique profondément intran-
sigeante. Sakhiet est, en ce premier sens, la manifestation expli-
cite de l'échec du bourguibisme, tant en Algérie qu'en Tunisie,
donc la victoire d'une ligne politique caractéristique d'une
couche sociale qu'il conviendra d'analyser avec soin parce
qu'elle révèle des modifications dans les rapports de force
internes aux mouvements nationalistes maghrébins, et annonce
du même coup la structure de classe de ces jeunes nations.
D'autre part du côté français, la reconquête des villes
algériennes a parachevé la fusion de l'armée avec la société
coloniale en même temps que la subordination du gouverne-
ment d'Alger à celle-ci. L'effort militaire, mais surtout le
paroxysme dans la répression, que cette reconquête supposait,
exigeaient le muselage de l'opposition en France. Ce muselage
est facilité par le fait que cette opposition est de pure forme
puisque les organisations d'où elle pouvait venir, SFIO et PC
essentiellement, participent directement ou indirectement à la
répression en Algérie. Mais il faut ajouter, pour être exact,
que la classe ouvrière française ne s'est pas battue contre la
guerre d'Algérie depuis deux ans. On se trouve là devant
un fait massif, irréfutable en tant que réalité, et qui oblige
la pensée révolutionnaire à reprendre à zéro son analyse de la
question coloniale si elle veut pouvoir en .exprimer et en
modifier la réalité.
Nous voulons dans ce premier article, mettre d'abord
l'accent sur ce fait, au risque de scandaliser les hommes « de
gauche » pour qui la solidarité agissante des prolétariats et
des peuples coloniaux ou le schéma de la révolution perma-
nente demeurent des tabous. Lorsque des concepts ou des
schémas sont démentis par la réalité historique depuis 40 ans,
la tâche des révolutionnaires est de les détruire sans rémis-
sion et de les remplacer par d'autres qui rendent une lutte
efficace possible. C'est dans cette perspective, c'est-à-dire dans
le dessein d'apporter une première contribution à la révision
complète de la question coloniale, que nous soulignerons ici
ce qui nous paraît être la clé de la situation créée actuelle-
ment par la guerre d'Algérie, à savoir l'enfouissement des
antagonismes de classe dans la société coloniale.
Cette interprétation ne signifie pas qu'il convient d'aban-
donner le concept de classe sous prétexte qu'il n'y aurait pas
de classes en Algérie, comme le disaient naguère les Messalistes,
ni davantage de soutenir inconditionnellement le FLN en tant
que tel ; mais il faut montrer comment et pourquoi une direc-
tion bourgeoise (FLN) est capable de mobiliser avec succès
toutes les classes algériennes dans la lutte pour l'indépendance,
c'est-à-dire montrer que la signification de cet objectif est
capable de masquer transitoirement les objectifs de classe
dans la conscience des travailleurs algériens, et pourquoi cette
idéologie nationaliste a pu acquérir une telle puissance. Car
s'il est vrai qu'elle ne fait que masquer les antagonismes réels,
que nous chercherons à découvrir par la suite, et qui s'expri-
ment d'ores et déjà dans les rapports de force actuels au sein
du FLN, on n'est pas quitte avec le mouvement national-colo-
nial pour l'avoir décomposé en ses éléments simples : l'idéolo-
gie qui l'anime, même si en dernière analyse elle est compo-
site, est vécue comme une réponse unanime à une situation
ressentie de manière unanime par tous les Algériens (de même
que, complémentairement, tous les Européens d’Algérie ressen-
tent unanimement leur situation et y répondent unanimement,
quels que soient les antagonismes internes qui les opposent
réellement).
Autrement dit, l'idéologie nationale (de même que l'idéo-
logie colonialiste qui est son pendant) n'est pas une simple
fiction qu'on pourrait s'estimer malin d'avoir dénoncée comme
une mystification fabriquée par la bourgeoisie nationaliste
algérienne pour les besoins de sa cause. Ce serait au contraire
de la supprimer comme réalité vécue effectivement, qui serait
fictif, et c'est ce que nous dirons en attaquant comme abstrait
un économisme ou un sociologisme qui se contenterait de
repousser l'indépendance avec un sourire : qu'il se mette donc
lui-même à l'épreuve de la réalité, et qu'il préconise donc le
mot d'ordre « classe contre classe » dans la situation algé-
rienne actuelle ! Il faut en finir avec un certain marxisme de
patronage : une idéologie n'a pas moins de réalité, même et
surtout si elle est fausse, que les rapports objectifs auxquels
ce marxisme veut la réduire. Nous voulons donner d'abord son
plein poids de réalité à l'idéologie nationale algérienne. Dans
un autre article, nous chercherons à montrer comment cette
réalité idéologique s'inscrit dans la dynamique contradictoire
de la société coloniale.
Approfondissement des contradictions en Algérie
L'Algérie n'est déjà plus « française » en ce sens d'abord
que la politique française en Algérie se définit désormais à
· Alger, non à Paris, en ce sens aussi qu'Alger détient moins
que jamais l'autorité sur l'Algérie réelle.
Examinons ce deuxième point d'abord : il est le moteur
de toute la dynamique. En automne 1957, après des mois de
répression féroce, le FLN se voyait contraint d'abandonner à
peu près complètement l'agitation urbaine : une grève comme
celle de la fin janvier 1957 était devenue impossible. Les cou-
ches qui participaient à l'action dans les villes, instituteurs,
commerçants, ouvriers et employés, avaient été décimées par la
police et l'armée : jetés dans les prisons et dans les camps,
torturés à mort, guillotinés, les hommes des réseaux avaient
pour la plupart disparu de la lutte politique. Les « libéraux >>
eux-mêmes, les sans-parti, européens en général, étaient con-
damnés au silence
par la menace ou par l'exil et se voyaient
contraints d'abandonner l'espoir qu'ils avaient pu nourrir
pendant le double jeu du Molletisme de servir d'intermé-
diaires entre la résistance et la répression. Leur disparition
du terrain politique coïncidait avec l'apparition de la droite
au pouvoir à Paris. Le FLN ne pouvait même plus se mani-
fester par cette forme de présence et de protestation politi-
ques qu'est le terrorisme. Ecrasé par un appareil policier et
militaire innombrable et qui jouissait du soutien actif de la
population européenne (1), isolé des quelques européens qui
voulaient garder le contact avec lui, convaincu que tout contact
était désormais voué à l'échec, le Front faisait alors porter tout
son effort sur les maquis.
85 % des Européens habitent les villes. En se tournant
vers les campagnes, le FLN rompait nécessairement avec les
Européens. La rupture entre les communautés, déjà profonde
et ancienne, s'aggravait davantage. Le guerillero, figure pay.
sanne par excellence, prenait le pas sur le clandestin des
médinas. La consolidation de l'Armée de Libération apparais-
sait au Comité de Coordination et d'Exécution comme la tâche
immédiate d'abord pour des raisons de propagande interne et
internationale (la session de l'ONU approchait), ensuite parce
que l'afflux considérable des recrues rendait urgente la forma-
tion des cadres politiques et militaires. Le gonflement des
effectifs depuis un an (2), connu alors même que les ultras
criaient victoire, montre que le recul du FLN dans les villes
ne signifiait pas qu'il avait perdu contact avec les masses
musulmanes. Au contraire le FLN avait poursuivi le travail
de pénétration politique et administrative que nous décrivions
précédemment (3) à tel point que les troupes de l'ALN per-
daient de plus en plus leur caractère initial de formations
irrégulières : la conscription lève désormais tous les jeunes
Algériens de 18 à 25 ans, les responsables locaux des Assem-
blées populaires les rassemblent et les confient à des respon-
sables militaires qui les escortent en Tunisie ou dans les
zones abandonnées par les troupes françaises, les jeunes recrues
y reçoivent, dans des camps d'entraînement, une formation
militaire et politique, puis un équipement complet, et partent
prendre la relève dans les secteurs de combat. Cette organisa-
tion, dont les effets sont indéniables, suppose évidemment la
participation active de la paysannerie algérienne tout entière.
La masse des combattants algériens est donc composée de
jeunes paysans qui doivent avoir une moyenne d'âge de vingt
ans ; cette composition sociale et démographique est évidem-
ment essentielle pour qui veut comprendre la combativité
des troupes ALN et la direction de leur combat. En tant que
paysans coloniaux tout d'abord ce sont des hommes qui n'ont
rien à perdre dans la lutte, puisqu'ils n'avaient rien avant de
l'entreprendre : 70 % des exploitations musulmanes étaient
jugées, en 1952, économiquement inviables; elles le sont deve-
(1) Dans les villes à forte majorité musulmane (Constantine, etc.),
le FLN n'a pas été abattu ; c'est la preuve du rôle joué par les Euro-
péens dans la répression.
(2) Estimations officielles : en février 1957, 20.000 fellagas ; en
février 1958, 35.000. Estimations de R. Uboldi (Temps modernes, décem.
bre 1957) : 100.000 réguliers et 300.000 partisans.
(3) «Nouvelle phase dans la question alagérienne », Socialisme ou
Barbarie, nº 21.
nues plus encor
ore du fait des combats et de la répression, qui
ont rendu inutilisables quantité de terres (comme en témoigne
le ralentissement très sensible des rentrées foncières, dans l'Est
algérien notamment). Et d'autre part ces paysans totalement
expropriés sont nés en 1938, ils avaient 7 ans, l'âge de raison,
quand la légion « nettoyait » le plateau de Sétif et la petite
Kabylie, 14 ans quand Messali fut déporté à Niort, 16 ans
quand le CRUA lança l'offensive la nuit du 1er novembre 1954.
Leur contact avec l'administration française n'est même pas
passé par le canal traditionnel de l'école, puisque 2 % seule-
ment de la population algérienne (117.000 enfants) étaient
scolarisés en 1950. Qu'est-ce alors que la France pour eux,
hormis le garde-champêtre, la police, la troupe ? « De la
France, ils ne connaissent qu'un seul visage, celui de l'« enne-
mi » à qui ils font face, qui tire, blesse et tue », écrit R. Uboldi.
Il va y avoir quatre ans qu'ils n'ont pas vu un Français sans
armes. Le sentiment de subir une occupation étrangère, la
conviction que les soldats français défendent un pouvoir
usurpé, la certitude enfin que ce pouvoir n'est déjà plus
en état d'administrer effectivement un peuple qui se rebelle
contre lui, cet agrégat d'idées-forces qui forme l'idéologie natio-
nale ne peut qu'accélérer chez ces jeunes paysans, et par con-
séquent dans la base même de l’ALN, le processus d'éloigne-
ment à l'égard de tout ce qui est français, qu'accroître leur
indifférence aux problèmes français, que décrocher de plus en
*plus la dynamique de leur lutte de la considération des rap-
ports de force en France.
Les positions intransigeantes prises par le FLN dans les
articles d'El Moujahid ou dans les déclarations de ses porte-
parole à Tunis ou à Washington, expriment à coup sûr cette
pression de la base combattante et de son idéologie sur l'en-
semble de l'appareil militaire et politique. Plusieurs journa-
listes en ont témoigné. Le commandant du 1 bataillon de la
Base Est confie à R. Uboldi : « Les moins de vingt ans sont
les plus intransigeants. Pour ma part je n'ai certes pas une
excessive sympathie pour l'ennemi que je combats. Mais je
connais un autre visage de la France : Voltaire, Montaigne,
les Droits de l'Homme, la Commune, Sartre, Camus, en un
mot ce qu'il y a de meilleur chez l'ennemi. » Visiblement la
tension entre les cadres et les soldats ALN exprime à la fois
une différence d'âge et un antagonisme de classe sociale. Or,
malgré la tendresse que les intellectuels algériens qui consti-
tuent une partie de l'armature politique et militaire du Front
ressentent pour la culture française, l'appareil frontiste s'est
vu contraint de manifester en termes très durs son méconten-
tement contre son partenaire politique « naturel », la « gauche »
française. Nous reviendrons sur ce point, mais il convenait de
noter tout de suite que cette rupture traduit certainement
une modification des rapports de force internes à la résistance
algérienne, laquelle résulte à son tour de la situation militaire
actuelle.
Par un processus inverse, mais complémentaire, les condi-
tions dans lesquelles la reprise en main des principales villes
d'Algérie s'est effectuée, ont aggravé la rupture entre le
gouvernement d'Alger et celui de Paris. La liquidation des
réseaux clandestins avait exigé l'utilisation de troupes de choc,
la participation active de la population européenne aux mili-
ces civiles, la suppression des dernières entraves juridiques aux
perquisitions, aux arrestations, aux détentions, aux interroga-
toires, aux condamnations, aux exécutions. L'occupation d'Al-
ger par les parachutistes pendant plusieurs mois et la déléga-
tion officielle des pleins pouvoirs à leur commandant cons-
tituait en fait une situation politique nouvelle : toutes les déci-
sions urgentes relevaient désormais de l'autorité militaire, qui
paraissait détenir de ce fait la souveraineté dans les villes.
En réalité la situation était tout autre ; de la collabo-
ration plus étroite entre les militaires et l'administration
civile et policière qu'elle entraînait, il devait résulter une
collusion originale des attitudes propres à chacune des deux
parties : la mentalité revancharde des vaincus de l'Indochine
et de Suez, la tradition colonialiste ultra du Gouvernement
général. Et l'ensemble exerçait sur la direction politique de
l’Algérie, Lacoste et son entourage immédiat, une pression de
plus en plus forte. Ce même esprit ultra dont nous verrons
qu'il n'est pas la propriété des seuls grands colons, et qui a
toujours corrodé les bonnes intentions des dépositaires du
pouvoir républicain à Alger au point qu'aucun n'a jamais rien
pu changer en Algérie tandis que l'Algérie les a tous changes,
parachève alors sa pénétration dans le ministère de l'Algérie.
Lacoste s'identifie totalement avec le Français d'Algérie : plé-
béianisme, coup de gueule, tricolorisme, chantage sécessio-
niste, poing sur la table, tartarinades. Il exige, il obtient. Mais
nul ne s'y trompe, ce n'est pas Lacoste qui a le pouvoir à
Alger, c'est Alger qui a le pouvoir sur Lacoste.
Or Alger, ce n'est même pas le commandement militaire.
C'est un commandement militaire assailli par une population
qu'il a délivrée du terrorisme. Assailli dans la rue, au point
qu'on a vu les parachutistes se tourner contre les Européens.
Assailli surtout par les porte-parole des Français d’Algérie, les
chefs de la milice, les directeurs de journaux, les maires, les
présidents d'associations d'anciens combattants, les présidents
des étudiants patriotes etc., toutes organisations qui ont des
représentants, des « amis », des débiteurs dans la totalité de
l'appareil administratif et répressif de l'Algérie. Et quelle est
la signification sociale de ces associations ? Elles représentent
la quasi-totalité des Européens d’Algérie, toutes classes con-
fondues.
C'est donc bien l’Algérie française qui gouverne Alger en
même temps que Paris, par le canal des organisations, de la
police et de l'administration, de l'armée et enfin du ministère.
Ce n'est pas Mollet qui a intercepté Ben Bella, mais ce n'est
même pas Lacoste ; ce n'est pas Gaillard qui a ordonné le
raid de Sakhiet, mais ce n'est pas non plus Lacoste, ni même
probablement Chaban-Delmas. Le pouvoir des ultras s'est
installé sans partage dans les villes algériennes ; c'est l'armée
qui l'a reconstitué, mais il a pénétré l'armée elle-même. Celle-
ci a beau être composée surtout de métropolitains, elle exprime
désormais la seule « Algérie française », elle en est le fidèle
reflet, et l'« Algérie française » se complaît en elle.
En fait il n'y a déjà plus d’Algérie française, en ce sens
que « la France » n'est plus présente sous aucune forme en
Algérie : dans les campagnes il y a une administration FLN ;
dans les villes il y a une administration ultra, nulle part Paris
n'est présent.
Approfondissement des contradictions en France
Mais par tous ses pores la France s'imbibe de l'Algérie.
L'opinion mondiale en a pris conscience brutalement au
niveau le plus accessible, après Sakhiet : le monde entier a su,
et Washington a su, que Gaillard couvrait après coup une
opération militaire et politique qu'il n'avait pas décidée et
qu'il tenait sans doute pour inopportune. Les motivations de
ce jeune Premier sont trop limpides pour mériter une longue
analyse : un vif goût du pouvoir, une ambition d'un autre
âge n'ont ici d'importance qu'autant qu'ils le contraignent à
épouser sans broncher la cause de sa majorité parlementaire.
Or sa majorité, c'est la droite, plus les socialistes. Ceux-ci,
par la voix de Mollet, qui s'y connaît, ont découvert que cette
droite est la plus bête du monde. Mais ils n'ont pas divorcé
pour autant, la bêtise n'étant pas un motif statutaire de divorce
à la SFIO, et toute droite ayant la gauche qui lui convient.
Après tout si la droite règne en France, c'est la faute aux
tomates du 6 février 1956 : derrière Duchet, ce sont les patrio-
tes d’Alger qui commencent à insinuer leur slogans, leurs
hommes, leurs organisations, leurs journaux, leurs raisons
et leur déraison dans la vie quotidienne de ce pays. L'atmo-
sphère algérienne commence d'oppresser la vie politique fran-
çaise : on voit surgir le béret mi-parachutiste mi-PSF, la
main gantée, le travesti guerrir, la cocarde abondante, le style
musclé et paradeur, le ton énervé (mais aussi l'amitié pour les
flics et la préférence pour les rues bourgeoises) des Français
de souche et des fascistes à l'état naissant.
Ces animaux grotesques nous viennent d'Alger qui est le
lieu au monde où la décomposition de l'empire colonial fran-
çais, incarnée par les troupes même qui y campent, est le
plus ressentie comme une affaire de vie ou de mort. Mais
d'Algérie reviennent aussi, point grotesques, plus inquiétants,
les hommes qui ont fait cette guerre, bon gré mal gré. Eux
aussi ont subi l'érosion puissante que la société coloniale,
quand elle atteint la limite de sa tension et quand ses contra-
dictions éclatées au grand jour la déchaînent, exerce impitoya-
blement sur tous les hommes qui y vivent. C'est bien, en effet,
dans la société algérienne elle-même que les jeunes venus de
toutes les classes sociales françaises vivent pendant leur séjour
en Algérie : l'armée où ils sont incorporés reflète, nous l'avons
dit, cette société, elle en prolonge en clair et jusqu'à l'absurde
la fonction fondamentale, laquelle est de supprimer l'huma-
nité du « crouille ». La décomposition des valeurs démocra-
tiques : respect de la personne, égalité, etc., est facilitée par le
fait d'abord que ces valeurs n'ont déjà pas grande assise
dans une société de classes où l'observation la plus fruste
les voit quotidiennement violées, ensuite par la campagne
que la presse bourgeoise mène depuis quatre ans bientôt pour
faire admettre cette guerre comme légitime, enfin et surtout
parce que, ne resteraient-ils que 20 mois en Algérie, la briè-
veté (toute relative !) de l'intervalle est largement compensée
par l'efficacité d'une vie militaire qui n'est elle-même qu'une
vie coloniale plus intensive. Inutile d'insister : qu’on lise les
témoignages des rappelés, le dossier Muller, «Une demi-
campagne », le texte de Mothé ici-même (4), on aura tous les
documents nécessaires, s'il en est besoin, pour analyser et
reconstituer la décomposition idéologique que produit la pres-
sion de la société algérienne sur les hommes du contingent.
Reste enfin que cette perméabilité à l'atmosphère colo-
nialiste, qui est la seule grande victoire remportée par la
droite chauvine dans sa guerre, n'est possible que grâce à
l'absence de combativité des ouvriers français sur la question
algérienne. Il s'agit là évidemment du fait fondamental à par-
tir duquel l'isolement du FLN, la reconquête des villes algé-
riennes par les ultras, le bombardement de Sakhiet, la multi-
plication en France des manifestations d'éléments fascisants,
l'aggravation de l'arbitraire policier du gouvernement sont pos-
sibles. Tout le monde sait bien que si le mouvement sponta.
né par lequel les rappelés commençaient il y a deux ans à
manifester leur refus de partir n'avait pas été combattu de
front par les partis et les organisations « de gauche », ou
condamné par leurs manoeuvres à dépérir, rien de tout cela
ne se fût passé. Mais depuis lors jamais les ouvriers n'ont ma-
nifesté directement, par des actions sans équivoque, leur soli-
darité avec la lutte des Algériens. Pourquoi ?
On peut invoquer des raisons manifestes : la SFIO et le
PC ont tout fait pour empêcher un éclaircissement du pro-
blème algérien à l'occasion de ces refus de partir, et pour
lasser la combativité des travailleurs. Les motifs de la SFIO
sont clairs et ne méritent pas qu'on s'y arrête. La ligne du
PC est plus sinueuse et nous y reviendrons plus loin. Mais
de toute façon, expliquer la passivité de la classe ouvrière
par le seul caractère dilatoire des manœuvres du PC et de la
(4) « Les ouvriers français et les Nord-Africains », Socialisme ou
Barbarie, nº 21.
CGT, c'est postuler justement ce qu'on veut expliquer, c'est
admetttre que les ouvriers français n'étaient pas réellement
prêts à combattre sur ce terrain (5). Ces mêmes ouvriers ont
manifesté par ailleurs et dans le même temps qu'ils étaient
en état de prendre en main leurs propres revendications
quand il s'agissait d'objectifs effectivement recherchés par
eux. Sans doute ces mouvements sont-ils demeurés sporadiques,
sans doute se sont-ils heurtés constamment au problème préala-
ble d'une organisation capable de briser le carcan syndical,
et sans doute ne l'ont-ils pas résolu encore. Il n'est pas ques-
tion de sous-estimer l'inhibition que les ouvriers ressentent
et qu'ils expriment quotidiennement devant l'énormité des
tâches qu'il leur faut affronter dès qu'ils cherchent à aller
plus loin et à aller ailleurs que là où les directions syndicales
prétendent les faire aller. De ce point de vue la lutte contre
la guerre d'Algérie devait rencontrer les mêmes difficultés
écrasantes, les mêmes manoeuvres de diversion, les mêmes
combines inter-syndicales que toutes les luttes revendicatives
rencontrent depuis des années. Mais il reste que, depuis deux
ans, on a vu des ateliers et des bureaux, des usines, des grou-
pes d’usines (Saint-Nazaire, etc.) et des secteurs entiers de
l'économie (banques) entrer dans des luttes tantôt violentes
et brèves, tantôt longues et résolues, pour les salaires et les
conditions de travail, mais on n'a jamais vu débrayer contre
la guerre d'Algérie. Il ne peut être question d'admettre une
absence généralisée de combativité; il faut constater que la
solidarité avec la lutte du peuple algérien n'est pas ressen-
tie assez intensément par les travailleurs français pour les
amener à exercer « leurs » organisations une pression
telle que celles-ci soient contraintes de s'engager résolument
dans la lutte contre la guerre. Il s'agit là du reste d'une cons-
tatation absolument générale qui dépasse les limites du pro-
blème algérien : quand c'était l'indépendance du Viet-Nam,
de la Tunisie, du Maroc qui était en question, la classe
ouvrière française n'a pas non plus lutté énergiquement pour
aider les peuples colonisés à rejeter le joug de l'impérialisme
français. Quand les Mau-Mau se sont soulevés contre la colo-
nisation britannique, les ouvriers anglais sont-ils intervenus
à leurs côtés dans la lutte ? Et les ouvriers hollandais ont-ils
soutenu le mouvement indonésien ? Il faut bien constater que
la solidarité des proletariats des vieilles nations capitalistes
avec le mouvement des jeunes nations colonisées ne se mani-
feste pas spontanément, parce que les ouvriers européens
n'ont pas une conscience vivante de la convergence des objec-
sur
(5) C'est ce que montre l'article de Mothé déjà cité. Sa conclusion
impute au PCF sans doute la responsabilité de la passivité ouvrière à
l'égard de la question algérienne, mais toute la première partie montre
que cette passivité repose sur un divorce beaucoup plus profond, qui
est proprement sociologique.
tifs de la lutte nationale coloniale et de la lutte de classes,
parce que le schéma classique de cette convergence demeure
abstrait pour eux, parce qu'enfin ce qui demeure concret pour
les ouvriers français, c'est le cousin ou le copain tué en Algérie,
c'est le fusil qu'on leur confie là-bas pour quelques mois
avec mission de défendre leur peau, ce sont les attentats dans
leurs quartiers truffés de Nord-Africains, c'est surtout la diffi-
culté de fraterniser dans l'usine même avec des travailleurs
séparés d'eux par toute une culture (6).
L’Algérie et la « gauche ».
La situation est actuellement telle que la guerre algé-
rienne est une guerre qui ne paraît pas concerner le prolé-
tariat français. Il s'ensuit que les quelques intellectuels qui
ressentent cette guerre comme leur affaire sont isolés dans
une indifférence générale, et qu'ils ne peuvent trouver dans
la dynamique d'une lutte ouvrière qui n'existe pas les ensei-
gnements, les directives de réflexion et finalement les concepts
qui leur permettraient de saisir exactement la signification his-
torique du combat algérien et plus généralement du mouve-
ment d'émancipation des pays coloniaux. La réflexion sur la
question algérienne, et les positions par où elle conclut,
sont frappées de stérilité du fait que ces théories sont éla-
borées en dehors de toute pratique. Bien entendu les diri-
geants et les intellectuels des organisations « de gauche »
ne sont pas en peine pour continuer d'appliquer au combat
FLN les appellations contrôlées de la tradition réformiste
ou révolutionnaire concernant la question coloniale, mais
il se trouve que ces appellations ne sont pas contrôlées par
la réalité depuis quarante ans.
Emue par les accusations d'« inaptitude à ce combat »
(anticolonialiste), d'« incapacité à dominer l'ensemble des
problèmes qui se posent à son pays », d'« opportunisme et de
chauvinisme » que le FLN porte contre la « gauche démocra-
tique et anticolonialiste » dans ses organes, cette gauche
adresse aux frontistes des appels pressants à leur réalisme
politique, s'enquiert anxieusement de leur sectarisme, les con-
jure de lui faciliter la tâche. De cette manière elle manifeste
sans doute son « sens politique », la conscience de sa
ponsabilité », finalement son réformisme à peine moins mol
que Mollet; et surtout elle vérifie l'appréciation même que le
Front porte sur elle et plus encore son impuissance à situer
correctement la résistance algérienne dans un schéma histo-
rique.
On le voit bien par la solution qu'elle ne cesse de pré-
coniser : quelque chose comme une négociation, le plus vite
< res-
(6) Voir l'article de Mothé cité.
possible. Et par le rôle qu'elle s'est réservé : peser sur les
deux parties, pour les amener à composition. Or il est bien
évident que ni cet objectif ni cette fonction n'ont le moindre
caractère révolutionnaire : la négociation tout de suite peut
avoir un sens dans les conditions où se trouvait la révolu-
tion russe à Brest-Litovsk par exemple, mais quel sens aurait
eu politiquement une table ronde des maquisards yougoslaves
et des généraux allemands en 1942 ? La situation du FLN
n'est sans doute pas la même, mais on ne voit pas qu'elle
justifie le défaitisme que lui suggère la gauche française. Tout
le monde convient qu'une défaite militaire pure et simple
de l'ALN est exclue. Et cette gauche lui offre une défaite
politique ! C'est qu'elle se place « au-dessus de la mêlée »,
qu'elle prétend incarner « l'intérêt général », qu'elle souhaite
mettre un terme au massacre. Nous ne doutons pas de l'excel-
lence de ses sentiments, mais enfin ils visent objectivement
à faire accepter à la résistance algérienne un compromis
parfaitement pourri avec Alger, c'est-à-dire avec les ultras,
dont elle sait qu'elle ne tardera pas à se repentir. Entendus
des maquis, il faut avouer que les appels des gauches à la
modération, leur « mettez-vous à notre place » doivent reten-
tir du bruit fêlé de la vieille marmite social-traître.
Et ce ne sont
pas
les
arguments que cette même « gauche »
tourne vers la bourgeoisie française qui peuvent convaincre
le FLN de l'authenticité de son zèle internationaliste; car
enfin que lui répète-t-elle à satiété ? Que la grandeur de la
France souffre de la poursuite de cette guerre, que
le
pres.
tige de la France à l'étranger s'effondre, que l'intérêt bien
compris de la France exige la négociation, qu'on ne peut
sauvegarder les légitimes intérêts de la France à Alger et au
Sahara en continuant de se battre, etc. Quoi de plus chauvin,
finalement, que cette rhétorique ? Ses compromis constants
avec les porte-paroles du capitalisme éclairé montrent à l'évi-
dence que dans les faits la gauche dépense un trésor de
compréhension à l'endroit des intérêts du capital français
tandis qu'elle n'est jamais parvenue à prendre comme seul
axe de référence légitime pour fonder sa position l'intérêt
du prolétariat colonial pour lui-même et en lui-même. La
crainte de la droite, de sa censure, etc., ne peut constituer
un alibi suffisant; la vérité est tout autre.
Le PCI pour sa part occupe dans la gauche une position
qui le délimite clairement et qui prend appui sur une appli-
cation massive de la théorie de la Révolution permanente
au problème algérien. Comme le PPA, issu de l'Etoile Nord-
africaine avait indiscutablement une base ouvrière en France
et paysanne en Algérie, comme d'autre part les dirigeants
MTLD qui se sont ralliés au FLN penchaient à la veille de
l'insurrection vers la participation aux municipalités algé.
riennes, le PCI conclut que le FLN est réformiste et le MNA,
issu des messalistes, révolutionnaire. Comme enfin le PCI a
appris dans la Révolution permanente qu'une bourgeoisie
coloniale est incapable de réaliser l'indépendance par ses
propres moyens, et qu'il faut qu'une révolution prolétarienne
vienne prolonger la révolution démocratique pour que les
objectifs bourgeois compatibles avec 'le socialisme puissent
être réalisés par surcroît, le PCI conclut qu'il est de bonne
politique de soutenir Messali, c'est-à-dire la révolution prolé-
tarienne. Le « sectarisme » du FLN et l'esprit conciliateur
des déclarations messalistes paraissent-ils contredire cette
interprétation, les trotskystes expliquent alors qu'en réali
l'intransigeance de l'objectif frontiste -- l'indépendance
n'a pas d'autre fin que d'interdire la présence du MNA à la
négociation future et que de briser ainsi dans l'oeuf les pos-
sibilités d'un développement révolutionnaire dans l'Algérie
de demain. Ainsi s'expliqueraient les meurtres perpétrés par
les frontistes sur les militants, messalistes. La bourgeoisie
algérienne profiterait du terrorisme, arme contraire à la
tradition ouvrière, pour détruire physiquement l'avant-garde
de son proletariat. Le PCI conclut donc paradoxalement que
la seule attitude révolutionnaire authentique consiste à lutter
pour « un cessez le feu, la convocation d'une conférence de
la table ronde regroupant des représentants de tous les cou-
rants politiques et religieux, de tous les groupes ethniques
de l’Algérie, l'organisation d'élections libres sous le contrôle
d'instances internationales ». (La Vérité, 6 février 1958).
On a là un exemple stupéfiant du degré de fausse abstrac-
tion auquel peut atteindre une réflexion politique quand
elle a sombré dans le dogmatisme. Tout d'abord le nerf même
de cette position est faux : le schéma de la Révolution per-
manente est absolument inapplicable à l'Afrique du Nord (7).
Il suppose en son fond un développement combiné de la
société coloniale tout autre que celui que l'on constate dans
les pays du Maghreb. « Dans la révolution russe, écrit Trotsky,
le proletariat industriel s'était emparé du terrain même qui
servit de base à la démocratie semi-prolétarienne des métiers
et des sans-culottes à la fin du XVIII° siècle... Le capital
étranger... rassembla autour de lui l'armée du proletariat
industriel, sans laisser à l'artisanat le temps de naître et de
se développer. Comme résultat de cet état de choses, au
moment de la révolution bourgeoise, un prolétariat industriel
d'un type social très élevé se trouva être la force principale
dans les villes » (Intervention au Congrès de Londres, 1907;
souligné par nous). Avant de généraliser le schéma, il convien-
drait donc de s'assurer que la pénétration capitaliste en AFN
et particulièrement en Algérie a pris les mêmes formes qu'en
Russie lors de la phase impérialiste et qu'elle y a produit les
mêmes effets : tout prouve le contraire.
6
.
(7) Voir « La Bourgeoisie Nord-Africaine », Socialisme ou Barbarie,
nº 20, p. 191 et suivantes.
Il est donc dérisoire de se représenter le MNA héritier
du MTLD et PPA, comme l'avant-garde révolutionnaire du
prolétariat algérien et Messali comme son Lénine. Que les
rédacteurs de la Vérité relisent donc le compte-rendu du II*
Congrès national du MTLD (avril 53), ils n'y trouveront pas
une ligne autorisant cette interprétation; mais ils trouveront
dans la résolution finale le principe : « la prospérité écono-
mique et la justice sociale », qui est déclaré réalisable notam-
ment par : « la création d'une économie véritablement natio-
nale, la réorganisation de l'agriculture dans l'intérêt des Algé-
riens, notamment réforme agraire..., la répartition équitable
du revenu national pour atteindre la justice sociale, la liberté
syndicale ». Cependant que ce même Congrès « assure Messali
de son indéfectible attachement à l'idéal qu'il représente ».
Décidément le MTLD n'était pas, et le MNA n'est pas, le
bolchévisme algérien, tout simplement parce qu'il ne peut pas
y avoir de bolchévisme algérien dans les conditions actuelles
du développement de l'industrie. Et ce n'est pas parce que
400.000 ouvriers nord-africains travaillent dans les ateliers et
sur les chantiers français qu'ils constituent une avant-garde
prolétarienne: ce serait oublier qu'ils sont ici des émigrés, qu'ils
ne s'intègrent pas, qu'ils ne peuvent pas s'intégrer à la classe
ouvrière française, qu'ils retournent toujours chez eux, trans-
formés sans doute
par la vie en usine, mais surtout confirmés
dans leur vocation algérienne. Enfin même si tout ce que
nous venons de dire était faux, il resterait que ces 400.000
travailleurs ne sont pas sur les lieux même de la lutte, alors
qu'une poussée révolutionnaire en direction du socialisme, si
elle doit s'exercer dans le mouvement même de la révolution
bourgeoise, exige que le prolétariat armé participe directe-
ment à la lutte et soit apte à vaincre sur place la contre-
offensive de la bourgeoisie nationale. Qu'est-ce que la révo-
lution permanente quand la classe ouvrière est séparée de sa
bourgeoisie par 1.350 km de terre et d'eau ?
Cela ne signifie pas, on l'a compris, que le FLN soit
davantage l'incarnation du prolétariat algérien. C'est un front
national, c'est-à-dire une < union sacrée » des paysans, des
ouvriers, des employés et des petits bourgeois, à direction
bourgeoise. Le CCE en est le Comité de Salut Public, toutes
choses égales d'ailleurs : il exerce sur l'ensemble des classes
algériennes une dictature énergique, qui n'hésite pas devant
la terreur. Nul besoin d'aller chercher, pour expliquer le
meurtre de Ahmed Bekhat, dirigeant syndicaliste messaliste,
par le Front, l'influence pernicieuse d'un stalinisme qui noyau-
terait la direction frontiste : l'hypothèse est digne tout au plus
de la pénétration de notre ministre de l'Algérie et de ses
compères modérés. Il n'y a aucune collusion du FLN et du
PC, pas plus français qu'algérien.
Au contraire la mollesse du PC sur la question algérienne
est désormais légendaire, à droite comme à gauche. La ligne
officielle justifiait cette attitude par les perspectives d'un
Front Populaire. Il est vraisemblable que la direction stall-
nienne a suffisamment perdu le sens de l'analyse politique
pour qu'on puisse la soupçonner d'avoir effectivement son
à déborder Mollet « par la base ». C'est en tout cas certain
qu'elle n'a jamais renoncé à vouloir noyauter l'Etat, comme
la SFIO le fait. On s'accorde en général à lui reconnaître
une autre intention encore : avant-poste de Moscou sur les
bords de la Méditerranée occidentale, il préfère aider l'impé-
rialisme français à se maintenir en Algérie tant bien que mal
(le pire étant le mieux, avec une limite : le maintien de la
présence française) que de le voir délogé par l'impérialisme
américain. Léon Feix écrivait déjà en septembre 1947 : « L'in-
dépendance de l'Algérie constituerait à la fois un leurre et
une consolidation des bases de l'impérialisme. » (8). Et ce
n'est évidemment pas par hasard qu'après Sakhiet, Moscou
n’a trouvé à soupirer auprès des Arabes que : « et dire que
c'est avec des armes américaines »... Bien entendu la ligne
théorique du PC sur la question algérienne s'est maintenant
incurvée vers l'indépendance, mais il n'y a pas longtemps, et
c'est sous la menace de la bourgeoisie progressiste française
qui risquait fort de le ridiculiser complètement en proposant
un Etat algérien pendant qu'il persistait à voir dans l'Union
française « la seule possibilité pour les peuples d'outre-mer
de marcher à la conquête de la liberté et de la démocratie >>
(Léon Feix, 1947). Dans la pratique, rien n'est changé, le
PC se contente simplement de relancer de temps à autre une
« campagne pour la paix en Algérie » par le truchement d'or-
ganisations éculées et dans la forme ultra progressiste de
signatures de pétitions.
Cette attitude n'est pas d'hier : en 1936 le PC attaquait
violemment les messalistes, il les dénonçait comme alliés des
colons fascistes; le Congrès musulman de janvier 1937 (il n'y
avait pas encore de PC algérien) à Alger expulsait de la salle
les membres de l'Etoile nord-africaine qui chantaient l'hymne
de l'indépendance, enfin il « laissait » dissoudre l'Etoile par
Blum sans commentaire. On reconnaîtra dans cette tactique
la conséquence nécessaire de l'unité d'action systématique avec
la social-démocratie et la bourgeoisie « de gauche »; il faut
y voir aussi l'expression de la politique stalinienne d'absorption
des peuples allogènes par les PC des métropoles. A cette
époque le PC pouvait espérer s'emparer du pouvoir à Paris :
il n'était pas question de laisser échapper Alger. Mais si l'on
remonte encore plus loin dans l'histoire des rapports du PC
et de l'Algérie on constate qu'au Congrès de l'Internationale
de 1921, c'est-à-dire bien avant que le stalinisme fût né, le
délégué du PCF pour l'Algérie prenait déjà position contre
tout nationalisme algérien. En 1922, après l'appel de Moscou
pour la libération de l'Algérie et de la Tunisie, la section
(8) Cité par C.-A. Julien, l'Afrique du Nord en marche, p. 133.
de Sidi Bel Abbès, la première à avoir adhéré à la III° Inter-
nationale attaqua à fond : « Le projet de soulèvement de la
masse musulmane algérienne (est) une folie dangereuse dont
les fédérations algériennes du PC qui ont avant tout le sens
marxiste des situations ne veulent pas se rendre responsables
devant le jugement de l'histoire communiste » (8). Lors du
soulèvement du 8 mai 1945, les hommes du PCA se retrou-
vèrent aux côtés des forces de l'ordre pour participer à la
répression. Marty n'eut pas de mal à reconnaître au Congrès
de mars 1946 que le PCA apparaissait aux algériens « comme
un parti non algérien »... Au delà des compromis constants
que le PCF a toujours recherché « à gauche », c'est-à-dire
du côté du réformisme et de la bourgeoisie progressiste, l'atti-
tude fondamentale des militants staliniens d'Algérie à l'égard
du mouvement national a toujours exprimé, dans sa grande
majorité et jusqu'en 1955, leur appartenance à une société
coloniale. Cette réactivité caractéristique et constante, jointe à
la tactique du PCF, n'a pas peu contribué à obscurcir l'appré-
ciation que « la gauche » métropolitaine pouvait porter sur
le nationalisme algérien.
Nation et classe en Algérie.
.
Il est vrai qu'en elle-même la lutte algérienne n'a pas
trouvé dans la formulation que lui donne le Front un contenu
de classe manifeste. Est-ce parce que la direction bourgeoise
qu'est le Front veut étouffer ce contenu ? Sans doute. Mais
c'est aussi parce qu'il le peut. Et s'il y parvient si aisément
que la gauche française y perd son marxisme, ou ce qui lui
en tient lieu. c'est que le propre de la société coloniale algé-
rienne réside en effet en ceci que les frontières de classe y
sont enfouies profondément sous les frontières nationales.
C'est d'une manière tout à fait abstraite c'est-à-dire exclusive-
ment économiste, que l'on peut parler d'un proletariat, d'une
classe moyenne, d'une bourgeoisie en Algérie. S'il y a une
paysannerie, c'est qu'elle est algérienne tout entière et exclu-
sivement, et c'est cette classe-là qui constitue évidemment la
base sociale du mouvement national, en même temps qu'elle
est l'expression la plus claire de l'expropriation radicale que
subissent les travailleurs algériens en tant qu'algériens. Nous
analyserons son mouvement historique et ses objectifs par
la suite. Mais ce n'est pas, par définition, au niveau de la
paysannerie que la soudure des classes en dépit des antago-
nismes nationaux peut se faire, puisqu'au contraire c'est dans
la classe paysanne, la seule classe exclusivement algérienne,
que la conscience nationale pouvait évidemment trouver son
terrain le plus favorable. Aucun Européen d'Algérie ne par-
tage le sort du , fellah, aucun ne subit l'exploitation de la
même manière que lui : la position dans les rapports de pro-
duction est ici spécifiquement algérienne. Là où commence le
problème, c'est quand, la position dans les rapports de pro-
duction étant apparemment la même pour des Algériens et
pour des Européens, les uns et les autres se regroupent non
sur la base de cette position, mais sur celle de leur nationalité
respective.
En réalité, si l'on excepte les serviteurs les plus notables
de l'administration française, les beni-oui-oui professionnels,