SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X
C. C. P. : Paris 11987-19
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
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100 francs
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
50 francs
1
SOCIALISME
OU. BARBARIE
La crise de la
république bourgeoise
Un mois après le 13 mai, personne ne peut vraiment dire
qu'il ait été atteint dans sa chair, ni que sa condition ait vrai.
ment changé ; toute tension ou presque a disparu de l'atmo-
sphère, la vie, en somme, se poursuit comme avant. Pourtant
chacun également a conscience que de graves événements se
sont produits et pas seulement de vaines agitations super-
ficielles ; chacun s'accorde à reconnaître que la IV° Républi-
que est morte. Pour essayer de comprendre quand exacte-
ment elle est morte, comment et pourquoi, il faut évidemment
remonter jusqu'assez loin dans le temps. A la lumière des
événements d'aujourd'hui, s'éclaire un long processus qui
commence à la Libération et qui s'il fut d'abord lent et incer-
tain s’est accéléré brutalement depuis la guerre d’Algérie.
SITUATION AVANT LE 13 MAI
Ce processus revêt trois aspects qu'en termes très schéma.
tiques nous nous bornerons ici à indiquer.
Le premier, sensible à tous, évident, c'est la décomposi-
tion de l'Etat, c'est-à-dire de l'instrument par lequel la classe
dominante dans un pays capitaliste fait prévaloir ses intérêts
généraux non seulement sur ceux de la classe exploitée, mais
aussi sur les intérêts particuliers de ses différentes sections
ou de couches qui lui sont liées.
Le second aspect qui est à la fois cause et conséquence
du premier, c'est le désintérêt de catégories de plus en plus
larges de la population à l'égard du régime de la République.
La conscience se fait de plus en plus vive que ce régime est
incapable d'intégrer la population dans une collectivité natio-
nale vivante fût-elle axée sur l'exploitation. La politique
de la République exprime à chaque instant une somme inco-
hérente d'intérêts particuliers mais dans cette somme per-
1
3
SOCIALISME OU BARBARIE
sonne
ne
se reconnaît, chacun proteste et se détourne si
bien que l'Etat se trouve privé de tout support réel ; ce qui
ne fait qu'accroître l'incohérence de ses activités et renforce
d'autant les raisons qu'a chacun de ne plus se sentir concerné.
La politique de la Ivº République est prise dans un engre-
nage qui conduit, d'une part, l'Etat à n'être plus un instru-
ment efficace entre les mains de la classe dominante, et
d'autre part, la population et notamment la classe ouvrière,
à n'être plus dupe de la mystification qui lui présente cet
Etat comme
son émanation plus ou moins directe. Il y a
là la prémisse fondamentale d'une prise de conscience de
classe. D'autant que pour le prolétariat cette critique du ré-
gime s'accompagne d'une expérience de plus en plus poussée,
sinon de la véritable nature, du moins de l'incapacité totale
de ses organes politiques ou syndicaux.
Cependant, et c'est le troisième aspect de ce processus,
tandis que l'Etat se décompose et que la population se replie
sur elle-même, certaines couches plus ou moins parasitaires
ou arriérées de la bourgeoisie se cristallisent pour la défense
de leurs intérêts particuliers ; et depuis le début de la guerre
d'Algérie surtout, autour des milieux coloniaux tendent à se
regrouper et à s'organiser les éléments les plus réactionnaires
de la société.
Ces différents facteurs se trouvent concrétisés dans la
période qui précède immédiatement le 13 mai et qui recou-
vre à peu près la durée de la crise parlementaire ouverte par
la chute de Gaillard.
Le développement de la guerre d'Algérie a fini par poser
devant le Parlement et en termes tels qu'il n'est plus possible
de s'y dérober, l'ensemble des problèmes de la société fran-
çaise que la bourgeoisie esquivait depuis la Libération :
Le bombardement de Sakhiet d'abord, puis la conférence
de Tanger qui aboutit à la création d'un front maghrébin
enferment le gouvernement dans l'alternative d'une guerre
à outrance étendue à toute l'Afrique du Nord ou d'une négo-
ciation avec le F.L.N.
L'évolution même de cette guerre aboutit à une impasse
qui exige si on veut la poursuivre la fin de la « politique des
petits paquets » dénoncée par Clostermann, c'est-à-dire le rap-
pel de plusieurs classes, l'extension des crédits militaires, etc.
Il n'est pas davantage possible de continuer à financer
cette guerre
surtout si on veut l'intensifier
par
le défi.
cit budgétaire. La condition du prêt américain est justement
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LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
que ce déficit soit maintenu au plafond de 600 milliards ;
or, la seule continuation de la guerre coûte déjà un supplé-
ment de 80 milliards.
Enfin l'exigence toujours plus sensible d'une rationali-
sation de l'économie française par la suppression des secteurs
marginaux, etc., s'impose tout-à-coup avec une actualité vio-
lente : le déséquilibre des importations et des exportations,
l'épuisement des devises prévu pour septembre, les réper-
cussions de la récession américaine et la pénurie de main-
d'œuvre dans certains secteurs ouvrent la perspective d'une
crise économique et d'une indispensable politique autoritaire
d'austérité.
Or, tous ces problèmes qu'on ne peut plus éluder requiè-
rent pour leur solution une paix prochaine en Algérie. Ainsi
on ne peut plus continuer comme avant. Sur le plan parle-
mentaire lui-même il n'y a plus de majorité pour la politique
de Gaillard : l'affaire de Sakhiet a brisé le front socialistes-
radicaux-M.R.P.-indépendants. Le successeur de Gaillard ne
peut pas faire la même politique que lui alors que Gaillard
avait fait la politique de Bourgès-Maunoury qui avait fait
la politique de Mollet... Mais, et cette filiation de ministères
gigognes le montre déjà, il n'y a pas non plus la possibilité
de faire aucune autre politique dans le cadre du régime.
Soustelle, Duchet, Bidault, Morice et consorts peuvent bien
faire tomber les gouvernements après les avoir pénétrés de
leur influence et les avoir fait pourrir de l'intérieur, ils sont
incapables de gouverner eux-mêmes. Le rapport des forces au
sein du Parlement ne laisse aucune chance à leur « politique
de xénophobie et d'intransigeance oppressive » (Le Figaro).
Ce qui signifie d'autre part que la pression de plus en plus
forte des ultras d’Algérie pour la guerre à outrance ne peut
pas trouver un plan d'application effectif dans le cadre du
régime parlementaire.
Mais même si les politiciens bourgeois parvenaient à for-
muler une politique cohérente et à s'y résoudre, ils ne dis-
poseraient plus pour l'appliquer d'un appareil d'Etat qui leur
obéisse. La crise qui vient de s'écouler a dissipé après coup
toutes les illusions que l'on pouvait avoir au sujet de la
prétendue solidité de l'appareil d'Etat français et de son
« indéfectible attachement à la République >> ainsi que l'affir-
mait une pétition des C.R.S. à Coty quelques jours après le
13 mai. Mais dès avant la crise, de nombreux indices exis-
taient. La manifestation de la police le 13 mars a montré com-
bien profondément ce corps est gangrené par l'antiparlemen-
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SOCIALISME OU BARBARIE
tarisme, le gaullisme, l'idéologie fasciste. L'armée, jusque dans
ses sommets les plus intégrés au « système » n'a pas caché que
ses veux vont à un pouvoir fort qui lui donnerait les moyens
de mener efficacement « sa » guerre ; Ely est entré en con-
flit avec Chaban-Delmas et a menacé de démissionner.
C'est en Algérie que la décomposition du pouvoir légal
a atteint son degré limite. Déjà lors de l'enlèvement de Ben
Bella, puis plus récemment, avec le bombardement de Sakhiet,
il est apparu que le ministre résidant n'est plus qu'un fan-
toche chargé de ratifier les actes d'un gouvernement occulte,
en grande partie aux mains des militaires. Mais les civils
eux aussi se sont montrés de plus en plus indépendants, sans
pour autant
se faire sanctionner. Bien au contraire : les
dirigeants des manifestations interdites sont reçus par le pré-
fet et félicités de l'ordre et de la dignité dans lesquels les
manifestations se sont déroulées; quant aux ministre rési-
dant, membre du gouvernement de la République, il se fait
le conseilleur des colons et les invite à frapper au bon moment,
à ne descendre dans la rue que lorsque la situation sera
vraiment mûre. En fait, dès lors existe à Alger un nouveau
pouvoir mixte, à la fois civil et militaire, d'orientation tota-
litaire et réactionnaire qui s'installera au grand jour dans
la soirée du 13 mai.
Ainsi à la veille du 13 mai une constatation s'impose :
la bourgeoisie française ne peut plus faire prévaloir son
intérêt général de classe dominante dans la forme actuelle
de son pouvoir. La IV° République est donc condamnée à ses
propres yeux. Elle est condamnée aussi et depuis longtemps
aux yeux des couches arriérées de cette bourgeoisie qui
ne peuvent pas davantage dans ce cadre faire triompher leurs
intérêts particuliers. Le prolétariat ne se sent pas concerné
non plus par ce régime; il a montré, au moment du départ
des rappelés par exemple, que la « nation » n'avait plus
aucun sens pour lui ; et il sait bien que la République n'est
que le régime politique le plus commode pour ses exploi-
teurs. Cessant ainsi d'être soutenue par personne, la Républi-
que, coque vide, va s'effondrer au premier choc, celui que
lui portent les colons d’Alger.
LES EVENEMENTS D'ALGER
Les déclarations de Pflimlin avant le débat d'investiture
du 13 mai reflètent, bien timidement, l'intention des cou-
ches conscientes de la bourgeoisie métropolitaine de sortir
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LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
des différentes impasses fondamentales dans lesquelles elle
se trouve enfermée et pour cela d'en finir avec la guerre
d’Algérie. Le mot « pourparlers » est prononcé alors pour
la première fois depuis le Front Républicain, même s'il est
assorti de la condition : « A partir d'une situation de force »
qui laisse prévoir dans l'immédiat, à l'intention d'Alger,
une intensification de la guerre. Mais une profonde diffé-
rence d'objectifs se fait jour clairement entre la bourgeoisie
française et sa fraction d’Alger. Pour la première la guerre
n'est plus un moyen suffisant de régler le problème algérien;
ce sera une monnaie d'appoint dans la négociation avec le
F.L.N. Pour les colons d’Alger au contraire, la guerre jusqu'à
la victoire totale sur l'ennemi est la condition unique de leur
survie car seule elle permettrait le maintien de ses privilèges
de couche exploiteuse. Une épreuve de force va donc écla-
ter.
La riposte d'Alger à Pflimlin c'est la menace d'un nou-
veau 6 février. Mais alors qu'en 1956 Alger s'était contentée
d'exiger - et d'obtenir
- que le gouvernement s'engage
dans la politique de guerre contre la volonté clairement
exprimée de la majorité métropolitaine qui avait porté au
pouvoir le Front Républicain, Alger, le 13 mai, va beau-
coup plus loin et cherche à imposer à la France une nou-
velle forme de pouvoir. C'est pourquoi le mouvement du
13 mai est beaucoup plus qu'une manifestation couronnée
de succès dans l'immédiat. C'est pourquoi aussi on ne peut en
rendre compte en termes de « complot » comme se sont éver-
tué à le faire les gens de gauche. Même s'il est évident que
ce mouvement à été organisé par les réseaux gaullistes, les
groupements d'intérêts coloniaux, l’U.S.R.A.F., les anciens
combattants, etc., il est non moins évident qu'on ne peut
l'expliquer sans faire intervenir les forces les plus profondes
de la société algérienne.
Ces forces, que F. Laborde analyse par ailleurs, présen-
tent des facteurs de cohésion considérables. Le premier c'est
que dans la société blanche d'Algérie l'exploitation des mu-
sulmans et la guerre contre eux ont fondu toutes les classes
en une seule communauté groupée autour de ses privilèges
que fonde la race. Le second tient au milieu exceptionnel
qui est celui d'Alger: cette ville est le point où la conjonc-
tion des civils blancs et des « troupes spéciales », où leur
imbrication a été la plus complète. De la bataille d’Alger
date une solidarité profonde, une sorte de symbiose qui a
conféré aux
« troupes spéciales >> une teneur sociale, une
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SOCIALISME OU BARBARIE
orientation politique qu'elles n'avaient pas par elles-mêmes
et aux « petits blancs » une confiance illimitée en eux-mêmes
et une force matérielle effective.
Le mouvement du 13 mai présente un premier carac-
tère original qui le différencie nettement des précédentes
manifestations des masses européennes à Alger et dans d'au-
tres villes : il est absolument dépourvu de racisme. Aucune
scène de lynchage (de « ratonnade ») ou de
pogrom comme
il s'en était produit au cours de la bataille d'Alger par exem-
ple ou à Philippeville ou ailleurs encore. Le 13 mai les
Européens d’Alger n'ont pas dirigé leur colère contre les
Musulmans, bien qu'au départ, le prétexte de la manifesta-
tion soit une cérémonie au monument aux Morts en l'hon-
neur des trois soldats français prisonniers exécutés par le
F.L.N. Tous les actes qui ont suivi sont dirigés contre la
métropole et son « système ». C'est là le sens de la prise
du Gouvernement Général dont pourtant on ne peut pas dire
que la politique de ceux qui y furent ministres ait été bien
dure aux Européens ! Mais le Gouvernement Général était
un instrument du système, de ses politiciens pourris et divi-
sés entre eux-mêmes par les partis. Dans l'esprit des colons
c'est la métropole et son régime, ce n'est plus la rébellion
qui est rendue directement responsable de la menace d'évic-
tion qui pèse sur eux. La rébellion, elle, n'est plus mena-
çante à Alger. La bataille menée à la fin de l'automne der-
nier par Massu et ses paras associés à la population blanche
a été gagnée et cette victoire a montré ou paru montrer
qu'en consentant l'effort nécessaire on pouvait venir rapide-
ment à bout des rebelles. La menace ne vient plus d'une
force adverse que l'on peut vaincre, croit-on, mais d'une
métropole qui manque de ténacité, d'« idéal », qui n'étant
pas sur place ne connaît pas la réalité et prend le F.L.N.
pour plus fort qu'il n'est, qui envisage des pourparlers avec
lui sans l'avoir auparavant désarmé, et en fin de compte se
prépare à « brader l'Algérie française ».
Aussi le 13 mai les Algérois posent-ils nettement le
problème du pouvoir et ici intervient un second caractère
profondément original de ce mouvement. Il est le seul exem-
ple d'un mouvement fasciste de masse englobant l'ensemble
d'une population et prend par là même un aspect qui en
fait le pendant réactionnaire d'une révolution prolétarienne.
Le mode de regroupement autour du comité de salut public
résout en effet à la fois les deux problèmes que pose la
constitution d'un parti de masse : la direction et le recrute-
!
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LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
clair que
ment. Pendant plusieurs jours on a vu ce phénomène unique,
que seules peuvent expliquer les conditions uniques qui sont
celles d'Alger, d'une direction politique à objectifs et idéo-
logie profondément réactionnaires soumise au contrôle de sa
base réunie quotidiennement en une sorte d'assemblée géné-
rale sur le Forum.
Aussi n'est-il pas étonnant que l'on puisse observer dans
ce mouvement d'Alger certains des traits que Trotsky déga-
geait dans son analyse de la Révolution Permanente, et en
particulier le phénomène du débordement par les masses des
cadres qu'elles-mêmes se donnent mais qui tendent aussitôt
à les endiguer. L'armée a joué ici ce rôle de cadre et il est
dès le départ une certaine tension a existé non
seulement entre la foule et Salan qui a commencé par se
faire conspuer mais plus généralement entre elle et les offi-
ciers qui n'étaient sans doute pas aussi prêts qu'ils voulaient
bien le dire à brûler leurs vaisseaux et qui surtout, restent
des hommes d'ordre qui ne tiennent pas à laisser se déchaîner
des forces sur lesquelles leur pouvoir ne pourrait avoir de
prise. Ils ont cherché à officialiser la « révolution d'Alger ».
Ces chefs militaires ont laissé éclater leur inquiétude
devant l'insurrection, leur désarroi même à certains moments.
Massu le lendemain du jour où il a adressé au Président
de la République le fameux télégramme « moi, général
Massu » explique en termes plus qu'embarrassés comment
il a été porté à la tête du mouvement par la foule et « un
grand jeune homme à lunettes ». Puis c'est de nouveau la
confiance, l'outrecuidance même. Salan se livre à la même
valse hésitation entre Alger et Paris. C'est que ces hommes
se sentent plus ou moins confusément dans une impasse; ils
ne voient pas d'issue politique à leur tentative. Et de fait
il n'y en a pas : le mouvement d’Alger est né dans les condi-
tions très particulières qui sont celles de l'Algérie et par
là même il lui est interdit de se propager sur un terrain pro-
fondément différent comme est celui de la métropole. L'armée
n'aurait aucune prise sur la société française, au moins dans
son état actuel. Elle ne trouverait aucune force sociale encore
cristallisée qui lui permettrait d'avoir cette prise. Le mouve-
ment du 13 mai est ainsi suspendu au-dessus du vide.
Le mythe de de Gaulle est venu lui donner une perspec-
tive et une issue possible. Cependant il est clair que ce mythe
a été injecté de l'extérieur par quelques hommes politiques
métropolitains tels que Delbecque ou Neuwirth puis surtout
SOCIALISME OU BARBARIE
Soustelle, et que pour tous ceux qui l'ont reçu et adopté
il n'a pas du tout la même teneur ni le même poids.
Pour la clique de Sérigny, ex-pétainistes et lecteurs assi-
dus de. Rivarol, ce ralliement à de Gaulle n'a guère qu'une
signification tactique; elle voit surtout en lui un nom utile
à la propagande et une force utilisable pour faire triompher
sa politique de guerre.
Pour l'armée il est difficile de savoir au juste ce qu'il
représente. Disons seulement qu'on ne voit pas sur quoi
de sérieux se fonde la légende de l'armée gaulliste. Il est
probable que le ralliement à de Gaulle n'est qu'une manifes-
tation de plus chez les chefs militaires de leur absence totale
de perspective politique et de leur détresse devant l'explosion
de forces sociales qu'ils n'arrivent qu'imparfaitement à contrô-
ler.
La déclaration de de Gaulle le 15 mai cautionne impli-
citement le « coup d’Alger ». Il répond à l'espoir que les
gens d’Alger ont mis en lui; son crédit auprès d'eux s'en
accroît d'autant. Enfin l'arrivée de Soustelle établit un lien
politique vivant entre Alger et de Gaulle, entre Alger et la
métropole.
Pour préciser et rendre plus manifeste cette issue poli-
tique l'armée et les gaullistes organisent des démonstrations de
fraternité franco-musulmane. Ils prétendent ainsi montrer que
l'intégration est immédiatement applicable et administrer à la
métropole et au monde la preuve que du mouvement du
13 mai sort directement la fin de la guerre d'Algérie. Que
ces fameuses démonstrations aient été « spontanées » ou réa-
lisées sous la contrainte n'a par conséquent pas grand intérêt.
De fait, elles ont eu ce résultat d'avoir converti, au
moins verbalement, les Européens d’Alger à l'intégration,
en commençant probablement par les « petits blancs » pour
qui cette solution peut apparaître illusoirement comme un
moyen de rester en Algérie - et d'inciter la métropole à
accentuer la politique de guerre, condition nécessaire à la
réalisation de cette intégration.
Pour renforcer l'effet de ces manifestations Alger se livre
à une intense propagande dont il ressort en particulier, pen-
dant plusieurs jours, qu'il n'y a plus de guerre d'Algérie.
Cette propagande va jusqu'à la suspension des exécutions
de rebelles et à la libération de détenus politiques. Un mal-
entendu de quatre ans s'est par miracle dissipé. Ce miracle
c'est le simple appel à de Gaulle qui l'a accompli et l'espoir
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
ses
d'un renouveau qu'on veut lui faire incarner. Le F.L.N. lui.
même semble prêt à se rallier à de Gaulle... Et réellement,
certaines déclarations de nationalistes algériens tels que
Ferrhat Abbas et Amrouche peuvent accréditer cette mysti-
fication.
Cependant en Algérie le mouvement s'étend sous
deux formes. Des mouvements de la population européenne
appuyée et encadrée par les paras installent dans les princi-
pales villes des C.S.P., chassant les préfets et les administra-
teurs civils récalcitrants et remplaçant les rouages du système
par un nouveau mode d'administration qui ne fait que conti-
nuer celui qui a permis la victoire d'Alger et dans lequel
une confusion totale est instaurée entre le politique, l'admi-
nistratif, le judiciaire et le policier tandis qu'une nouvelle
division du travail est définie d'une façon on ne peut plus
claire par Massu : les civils, en liaison avec la population
connaissent les gens qui répandent des idées fausses, ils en
donnent le nom aux militaires qui se chargent du reste... Le
second aspect du mouvement et son corollaire indispensable
ce sont les démonstrations de fraternité franco-musulmane
qui ont lieu dans toutes les villes.
La généralisation du mouvement d'Algérie est couronnée
par la création du C.S.P. d’Algérie et du Sahara qui coordon-
ne et institutionalise le mouvement du 13 mai. Il se propose
évidemment de promouvoir la venue de de Gaulle au pou-
voir et cela par une extension du mouvement à la métropole.
C'est l'amorce de ce processus que constitue la prise du pou-
voir en Corse par des C.S.P. le samedi 24 mai.
Cependant, au fur et à mesure que le mouvement se
propage et vieillit, la mystification dont il essayait de s'entou-
rer se dissipe et les contradictions éclatent au grand jour.
Très vite devant les exigences de la réalisation, le conte-
nu du programme d'intégration que consentent à conserver
les colons fond comme neige au soleil. Au C.S.P. de l'Algérie
et du Sahara, les Musulmans ne sont représentés que par 13
membres sur 72. On recommence à parler d'aménagements
du droit de vote et les élections municipales promises par
de Gaulle pour juillet sont ajournées sine die. Soustelle
lui-même, dans une interview au Times le 11 juin parle de
faire représenter les Musulmans dans une assemblée des pro-
vinces du type du Sénat américain. Quant aux communiqués
sur la guerre ils reprennent bientôt et on s'aperçoit après
coup que les opérations n'ont jamais cessé. Le F.L.N. clarifie
sa position.
9
SOCIALISME: OU BARBARIE
D'ailleurs le dynamisme du mouvement d'Alger retombe.
La population ne peut vivre indéfiniment en état de mobili-
sation permanente; elle abandonne le Forum et par là même
rompt ou du moins relâche le lien qui l'unissait au C.S.P.
et qui faisait de lui un organisme représentatif. De nouveau
la politique revient aux politiciens, civils et militaires, et les
divergences s'accusent : ainsi, il semble que pour les mili-
taires il faille avoir une attitude dure avec la Tunisie comme
le montre l'incident de Remada, tandis que Soustelle souhaite
négocier avec Bourguiba et s'entendre avec lui contre le
F.L.N. Mais surtout les divergences se manifestent à propos
de l'intégration, comme on l'a vu, et à propos de l'attitude
à tenir envers de Gaulle; les colons, par exemple, ne sont
prêts à l'appuyer qu'autant qu'il accepte d'aller dans leur
sens.
PENDANT CE TEMPS, A PARIS...
Tandis qu'à Alger, les hommes, organisés et conscients
de leurs objectifs, prennent en main leur propre sort, créent
les organes originaux de leur pouvoir et en somme créent
véritablement l'histoire, à Paris les professionnels de la poli-
tique, les spécialistes des décisions générales, les faiseurs
patentés d'histoire, étalent grotesquement leur vacuité et leur
incohérence, se répandent en faux-semblants, accélèrent leur
agitation en raison directe de la légèreté et de l'inconsistance
plus grande de leurs gestes; bref, en une véritable apothéose,
fusent dans le bluff, la mystification et le sordide purs. A l'in-
verse de bien des journaux de gauche, nous pensons qu'il
faut opposer non pas la vanité des gens d'Alger à on ne sait
quel sérieux soudain retrouvé de Paris, mais bien le sérieux
des gens d'Alger à la vanité d'un gouvernement de Paris
qui n'exprime plus d'autre réalité dans la société que soi-
même et dont le rôle n'est, en somme, que de mourir en
bonne et due forme. Par un comble d'ironie, le sort a choisi
pour jouer le rôle du plus minable des capitulards liquida-
teurs un homme de belle allure, aux traits empreints de
noblesse, de ténacité et d'expérience comme un Auguste de
Comédie Française et doué d'une « belle voix pleine » dans
laquelle le chroniqueur du Monde semble découvrir le plus
éclatant des mérites politiques.
Devant l'ultimatum d'Alger exigeant la création en France
d'un nouveau type de pouvoir, calqué sur celui que la société
algéroise vient de se donner, la bourgeoisie nationale ne peut
pas purement et simplement capituler. C'eût été reconnaître,
10
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
dans un moment décisif, à la couche parasitaire d'Alger, le
droit de trancher selon ses intérêts les questions d'intérêt
général du pays. Plimlin est donc investi massivement; mais
il est évident qu'en tant que pouvoir il ne pourra rien faire
sinon essayer, dans la mesure infime de ses moyens,
de geler les événements et surtout d'incarner le régime pour
servir à la bourgeoisie française de monnaie d'échange avec
de Gaulle. Cette monnaie est certes purement fictive, mais
dans la détresse où se trouve la bourgeoisie l'acceptation
par de Gaulle de se plier à ces formes, si vides soient-elles,
doit servir à la bourgeoisie de test pour savoir si de Gaulle
est par elle utilisable. La situation de Pflimlin dans ces condi-
tions est paradoxale. Jamais sous la IV° République un
gouvernement n'a disposé d'un appareil légal qui lui donne
les pouvoirs prévus par la loi sur l'état d'urgence; jamais
président du Conseil n'a été investi par une majorité aussi
massive. Pourtant jamais pouvoir n'a été aussi démuni de
moyens de se faire obéir, puisqu'il ne dispose plus de la
direction de la guerre, ni de la police, et bien faiblement
de l'administration ainsi que le montrent les événements de
Corse. Qu'il multiplie les fanfaronnades républicaines, qu'il
arrête des militants d'extrême-droite, qu'il menace d'établir
les responsabilités du coup d’Alger, que son compère Jules
Moch, ministre dur, concentre des policiers et des C.R.S., que
les parlementaires montent la garde jour et nuit dans l'hémi-
cycle, etc... ou qu'il précipite les capitulations, passant de
l'affirmation audacieuse qu'à Alger « il s'est trouvé des chefs
militaires pour prendre une attitude d'insurrection contre la
loi républicaine », à la délégation des pouvoirs de la Répu-
blique à Salan et au vote de félicitations à l'armée, expédiant
presque tout de suite des vivres, des médicaments et des
troupes à l'Algérie qui en réclame, tout cela a la même teneur,
tout cela sonne le creux, l'inutile, le gratuit, puisqu'il ne dis-
pose plus d'aucun instrument capable d'appliquer une poli-
tique quelconque, qu'elle soit de lutte ou de capitulation.
Privé de toutes les réalités du pouvoir, PAimlin songe
que le moment est venu de réformer ce pouvoir. Il « entend
démontrer que la lourde machinerie parlementaire et consti-
tutionnelle peut parfaitement fonctionner et même être amen-
dée ». La difficulté est évidemment de faire sortir un pouvoir
fort du cadavre d'un pouvoir faible sans rien lui ajouter de
vivant. Pflimlin espère-t-il vraiment réaliser ce miracle ou
se contente-t-il une fois de plus de faire semblant ? Toujours
est-il que par ce jeu et ce ton Pflimlin et la plupart des
parlementaires ont voulu paraître faire du gaullisme sans
11
SOCIALISME OU BARBARIE
de Gaulle : or il semble que de larges secteurs de la bour-
geoisie aient pris pendant un temps pour argent comptant
le langage de Pflimlin, croyant peut-être avoir affaire à un
gouvernement républicain décidé à aller jusqu'au bout dans
la lutte contre la rébellion d’Alger et son extension en
France. En cela Pflimlin ne fait que suivre la logique de
son impuissance qui le pousse à boursouffler sans cesse davan-
tage les apparences du pouvoir; et les bourgeois, la logique
de leur peur qui les porte à chercher un abri contre les
parachutistes derrière tout ce qui pourrait ressembler à une
protection même si ce n'est qu'un camouflage.
Toujours est-il également que l'orientation tangible don-
née par Pflimlin à la politique du gouvernement républicain
et qui se concrétise par l'aggravation de 80 milliards des
dépenses militaires et par la prolongation officielle jusqu'à
27 mois du service militaire rendent encore plus impensable
que jamais l'intervention des masses ouvrières populaires en
sa faveur, sans pour autant désarmer le moins du monde les
ultras d'Alger.
Pendant que ce gouvernement existe pour la seule raison
qu'il faut que la bourgeoisie nationale puisse tenter de faire
croire à Alger et à elle-même qu'elle ne s'est pas inclinée
devant l'ultimatum, cette même bourgeoisie éprouve de Gaulle,
essaye de le faire se déclarer pour savoir s'il est prêt à renier
le mouvement du 13 mai et à se donner ouvertement pour
l'homme chargé de faire respecter les intérêts généraux de la
classe dominante menacée, ou s'il choisit de se faire porter
au pouvoir par la fraction la plus réactionnaire de la socié
française et pour elle. Mais de Gaulle lui, sait bien que s'il
renie le mouvement d’Alger, il renie la seule force sociale
massive qui le pousse, se condamne à n'être qu'un homme
seul et à ce moment perd tout caractère d'interlocuteur vala-
ble pour la bourgeoisie. Aussi, le 15 mai, dans sa première
déclaration approuve-t-il tacitement le coup d’Alger sans se
déclarer solidaire de ses objectifs. La bourgeoisie proteste
dans sa presse et l'accuse de n'être que l'homme des factieux.
Cependant, il maintient cette attitude, lors de sa confé-
rence de presse du 19 mai, en la nuançant et en la clarifiant
de manière à dissiper les inquiétudes à propos de la procé-
dure qu'il emploierait pour accéder au pouvoir. Il explique
que « les pouvoirs de la République, ce ne peut être que
ceux qu'elle-même aura délégués », parle d'investiture, assure
qu'il n'a aucune envie de jouer les dictateurs, et rappelle
qu'il a déjà une fois restauré la République. De plus il énonce
plus complètement sa position : les événements d’Algérie
$
12
L.4 CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
sont l'effet de la décomposition de l'Etat et du régime des
partis; l'armée a eu raison de canaliser le mouvement; le
régime des partis est incapable de régler le problème de
« l'association de la France avec les peuples de l'Afrique » :
il faut donc changer le régime. Bien que de Gaulle ne précise
pas quelle solution il envisage au problème algérien ni à
celui des rapports généraux entre la France et ses ex-colonies,
il est évident que, régler le problème de l'association de la
France avec les peuples d'Afrique ne peut pas signifier faire
guerre contre ces peuples ni donc continuer jusqu'à la
victoire la guerre d'Algérie.
La conférence de presse du 19 mai est donc propre à
rassurer la bourgeoisie métropolitaine sur deux points : d'une
part de Gaulle ne cherchera pas à prendre le pouvoir par la
force; il accepte de se soumettre à la légalité républicaine
et au système. D'autre part, et ce point donne sa significa-
tion profonde au premier, il ne se présente pas comme
l'homme des colons et des généraux; le gouvernement qu'il
propose n'est pas celui qu'exigeait Alger, c'est-à-dire un gou-
vernement capable d'imposer la guerre totale à la popula-
tion française. Il prétend au contraire, à long terme au moins,
régler définitivement le problème algérien et par conséquent
en finir avec cette guerre.
En fait dès le lundi 19 mai, les bases d'un retour de
de Gaulle au pouvoir sont posées. La bourgeoisie, de plus
ou moins bon gré va y adhérer. Mais elle hésite, ses parle-
mentaires se font prier. Elle paraît vouloir évaluer la portée
réelle du mouvement d’Alger : si décidément il ne peut s'éten-
dre plus loin, ce ne vaut peut-être pas la peine de se jeter
dans l'« aventure » de Gaulle.
Ces hésitations, ces longueurs montrent combien la bour-
geoisie est affolée. Treize ans de lâcheté, assortie de cruautés,
ne l'ont pas préparée à prendre un engagement historique.
Si finalement elle choisit de Gaulle ce n'est pas délibéré-
ment, sereinement. C'est un pari qu'elle fait. Elle mise sur
le milieu de de Gaulle qui est celui du grand capital financier
(dont les représentants auront une part décisive dans le gou-
vernement); elle mise sur les paroles de de Gaulle, ses pro-
messes de respecter les règles légales, etc., et surtout sur les
intentions qu'on lui prête, et qui ne font que refléter les
intérêts bien compris de ce grand capital précisément, de
résoudre les problèmes coloniaux... Elle mise sur la critique
que de Gaulle a toujours faite du système des partis et sur
l'espoir que lui saura effectuer la réforme essentielle des insti-
tutions. Peut-être enfin, grâce à lui, pourra-t-elle non seule-
13
SOCIALISME OU BARBARIE
ment se tirer du mauvais pas où elle se trouve mais même
effectuer cette opération de rationalisation générale du régime
et de la société française qui est en dernière analyse la condi-
tion de sa survie en tant que classe dirigeante.
En somme, objectivement, il s'agit de se servir de la
force des colons et de celles qui peuvent se cristalliser parmi
les couches arriérées de la société française pour réaliser
des objectifs qui sont étrangers et même hostiles à ces cou-
ches. Mais cette tentative porte en elle-même d'énormes con-
tradictions : car de Gaulle ne peut pas s'appuyer franche-
ment sur ces couches s'il veut les supprimer en tant que
couches parasitaires; ou bien, s'il s'appuie sur elles, il se
condamne à ne pas résoudre les problèmes fondamentaux de
la France et de plus il risque de plonger le pays dans une
période de luttes sociales intenses dont le patronat ne veut
à aucun prix.
Cependant que de Gaulle envahit peu à peu toute la
scène, PAimlin continue à faire semblant d'exister, encouragé
par les partis « ouvriers » et notamment le P.C. qui voit en
lui sa dernière chance. Cela ne peut pas durer. Le samedi
24 mai le mouvement des C.S.P. s'étend à la Corse sans que
le gouvernement puisse rien faire de plus que d'expédier
-bas cent trente C.R.S. qui participent à l'occupation de
la préfecture aux côtés des paras. La menace pèse mainte-
nant sur la métropole même, de la constitution d'un parti
fasciste de masse groupé autour des C.S.P. Le processus du
recours à de Gaulle subit une nette accélération. Le mardi
27 mai il annonce qu'il a « entamé le processus régulier
nécessaire à la formation d'un gouvernement républicain ».
Mais à cause de l'attitude de certains parlementaires, les
socialistes notamment, qui se prennent à leur propre jeu
de « Conventionnels » et ne veulent pas comprendre que le
moment est venu de se mettre en vacances, plusieurs jours sont
encore nécessaires pour fabriquer une majorité favorable à
l'investiture de de Gaulle.
L'ATTITUDE DES ORGANISATIONS
PENDANT LA CRISE
Ce rôle joué par la S.F.I.O. dans le développement de la
crise, ce retard de dernière minute apporté au scénario de
l'accession au pouvoir de de Gaulle n'ont pas besoin de longs
commentaires. Lassée de faire au gouvernement le jeu de la
droite rétrograde et de porter la responsabilité des capitu-
lations successives de la bourgeoisie métropolitaine devant
14
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
les exigences des colons, la S.F.1.0. avait décidé de ne plus
partager le pouvoir et de faire une cure d'opposition. Mais
devant la menace d'un coup d'état de de Gaulle, appuyé
sur les sections dures de l'armée, la masse des cadres du parti
socialiste ne pouvait qu'opérer une volte-face, précipiter Mol-
let, Moch, etc., au gouvernement, s'accrocher désespérément
au régime républicain et à l'appareil administratif dont elle
avait colonisé des sections entières : industries nationalisées,
administrations des T.O.M., etc. D'où le dernier sursaut,
l'appui de la grève de la C.G.T. le mardi 27, la manifestation
de la Nation à la République le 28, la motion du groupe par,
lementaire contre de Gaulle et le vote hostile de la majorité
de ce groupe le jour de l'investiture. Mais ne retrouvant
après leur retour précipité qu'un pouvoir en complète dislo-
cation, les socialistes ne pouvaient pour finir que capituler
devant de Gaulle, dont le retour avait été comploté par leur
propre secrétaire général Guy Mollet, et accepter la solution
confuse et précipitée imposée par les événements eux-mêmes
plus que décidée consciemment, de la bourgeoisie française
dont ils n'ont jamais été que les fidèles serviteurs.
La série des votes-suicides du P.C. pose, elle, un pro-
blème. La nuit du 13 mai, Pflimlin rassure Alger sur ses
intentions, parle de « tragique méprise », promet que pas une
seconde il n'oubliera que l'ennemi est à l'extrême-gauche :
l'extrême-gauche ne s'oppose pas à son investiture. Plimlin
présentant la loi sur l'état d'urgence assure qu'il s'en servira
pour frapper autant l'extrême-droite que l'extrême-gauche.
Le groupe communiste vote pour, après que Duclos a rappelé
à Pflimlin qu'on ne lutte pas contre les ennemis de la liberté
en baillonnant les amis de la liberté. Puis ce sont les votes
pour la reconduction des pouvoirs spéciaux, immédiatement
transmis au « fasciste Salan » et sur la réforme constitution-
nelle, « vêtement taillé sur mesure pour de Gaulle » comme
disait Mendès-France, l'hommage voté à l'armée au coude-à-
coude avec Morice, Duchet, Dides, et Tixier-Vignancourt,
l'acceptation tacite des décrets sur la prolongation du service
militaire à 27 mois et sur l'augmentation de 80 milliards
des dépenses de guerre.
A cette attitude au Parlement correspond le sabotage sys-
tématique de toute offensive sérieuse des masses dans le pays
et l'abandon de la cause de l'indépendance algérienne, ce
vieux cauchemar qui téléscopait le rêve de la réconciliation
entre la bureaucratie stalinienne et la bourgeoisie. Le seul
mot d'ordre autorisé c'est : « Défense de la République » On
appelle les masses à se tenir prêtes, mais comme seule action
15
SOCIALISME OU BARBARIE
on propose la vigilance ou le débrayage de deux heures.
On rassemble nuit après nuit les militants dans les sections,
on les met en faction aux points stratégiques : mairies, admi-
nistrations, P.T.T.; on fait courir les bruits les plus alarmistes
possible : un soir ce sont les étudiants de l’U.E.C. qui atten-
dent une colonne blindée en marche sur Paris, un autre soir
on attend d'une minute à l'autre une descente de paras.
N'importe quoi est bon pourvu qu'on occupe les militants,
qu'on les crève, qu'on les empêche de réfléchir. Le P.C. et
la C.G.T. ont tellement peur que la mobilisation ouvrière
même dirigée et encadrée par les staliniens effraye la bour-
geoisie, la précipite du côté d’Alger que c'est seulement lors-
que de Gaulle aura déjà commencé à préparer directement
sa venue au pouvoir et que les dirigeants S.F.I.O., M.R.P.
et radicaux sentant que l'opération est réussie auront décidé
qu'une manifestation de républicanisme à l'usage de la base
est profitable, qu'ils oseront appeler leurs propres adhérents
à descendre dans la rue : mais à la condition de crier« Vive
la République », de chanter la Marseillaise et de respecter
la police. Dimanche enfin, à l'heure où de Gaulle est déjà
investi, on livre les militants, préalablement fractionnés et
dispersés aux quatre coins de Paris, aux matraques de la
police, dans un dernier baroud d'honneur.
La politique du P.C. du 13 mai au 1" juin est en fait
la cristallisation des contradictions générales auxquelles sont
soumis l'ensemble des partis staliniens occidentaux depuis
trente ans et plus dramatiquement encore depuis la Libéra-
tion. La bureaucratie ne cherche pas seulement à se main-
tenir à la tête du proletariat, elle a encore des intérêts histo-
riques, liés à la concentration du capital et à la fusion du
capital et de l'Etat et exigeant donc le renversement du capi-
talisme tel qu'il existe, particulièrement en France. Mais
d'autre part cette bureaucratie n'est qu'une section de la
bureaucratie au pouvoir en Union Soviétique et doit à chaque
instant soumettre son intérêt particulier à l'intérêt général
de la bureaucratie russe : or cet intérêt exige d'une part la
« paix sociale », d'autre part le relâchement de l'Alliance
Atlantique. De Gaulle satisfait précisément à ces deux condi-
tions. De plus empêché de faire sa propre révolution bureau-
cratique et donc privé de la possibilité de mobiliser les masses
autour de mots d'ordre révolutionnaires, le P.C. ne peut que
s'intégrer à l'appareil économique et politique de la bourgeoi-
sie, alors que cette intégration est rendue impossible par la
division du monde en deux blocs et la conscience qu'a la
hourgeoisie d'une opposition irréductible de ses intérêts pro-
16
LÀ CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
fonds à ceux de la bureaucratie. La seule chose qui puisse
pousser la bourgeoisie à oublier cette opposition et à prendre
au sérieux le réformisme du P.C. c'est un coup de force
d'éléments marginaux du capitalisme qui tentent d'imposer
leurs intérêts au reste de la société, bourgeoisie et prolétariat
confondus : c'est devant une telle situation que le P.C. croyait
se trouver le soir du 13 mai.
La suite des votes par lesquels le PC s'est rendu à une
politique qu'il n'avait cessé de combattre depuis des années
(guerre d'Algérie, régime présidentiel, etc.), son sabotage
systématique de toute velléité d'action de sa part, l'abandon
de toute référence à la guerre d'Algérie et à l'indépendance
algérienne, son exaltation devant le retour au ministère de
l'Intérieur d'un des socialistes qu'il avait le plus villipendé,
tout cela s'ordonne dans la tentative frénétique de s'intégrer à
la majorité gouvernementale et d'être accepté comme le repré-
sentant loyal et sans arrière-pensée du prolétariat dans l'union
qacrée devant le fascisme.
En fait la bourgeoisie a refusé le marchandage que lui
proposait le PC. Ceci pour plusieurs raisons : d'abord parce
que le PC a été incapable de mobiliser les masses pour défen-
dre une république que celles-ci identifient à la guerre et
à l'exploitation capitaliste ; deuxièmement parce que la bour-
geoisie a rapidement vu la possibilité à travers de Gaulle,
d'arriver à composition avec Alger tout en évitant l'exten-
sion du mouvement du 13 mai à la France, alors qu'elle a
toujours refusé de prendre au sérieux le réformisme du PC.
Pour le PC le « chapitre 13 mai » est terminé : les vieux
slogans sont de nouveaux bons, l'« indépendance algérienne »
est ressorti du placard où on l'avait rangé de peur qu'il n'effraie
la bourgeoisie. Pour la bureaucratie, l'Histoire est une notion
abstraite, une horloge dont elle peut tourner les aiguilles.
Mais l'Histoire reprend ses droits : aujourd'hui tout est chan-
gé. Les questions auxquelles le PC a été incapable de trouver
une réponse dans la situation précédente se reposent aujour-
d’hui dans une situation où le PC a encore moins de chances
qu'autrefois de pouvoir les résoudre. Le PC ne peut de toute
évidence s'intégrer dans le cadre de l'état gaulliste, comme
songent à le faire les cadres des syndicats réformistes, ni fu-
sionner avec ce grand parti ouvrier réformiste dont il est plus
que jamais question dans les milieux de gauche. A l'autre
extrême il y a l'isolement et le « gauchisme ». Mais quoi
qu'il fasse le PC devra tenir compte du dégoût, que la crise
précédente a encore décuplé, qu'inspirent au prolétariat ses
combinaisons politiques. En même temps qu'il a jugé la Répu-
17
SOCIALISME OU BARBARIE
blique bourgeoise, le prolétariat a dit clairement ce qu'il
pensait du PC.
DE GAULLE AU POUVOIR :
EPILOGUE D'UNE CRISE ?
La composition du ministère, l'investiture, le renouvelle-
ment des pouvoirs spéciaux pour l'Algérie, les pleins pouvoirs
pour six mois, la réforme de la procédure de révision consti-
tutionnelle, tout cela est expédié par de Gaulle en quelques
jours ; mais aussi bien, il n'y a eu pour cela qu'à faire fonc-
tionner la machine à voter parlementaire. Mais déjà bien des
partisans du général pour lesquels il signifiait la rupture avec
le système, éprouvent une amère déception à retrouver autour
de leur grand homme tous les politiciens abhorrés, et jusqu'à
Thomas, éternel ministre des P.T.T.
Cependant la première épreuve véritable du nouveau
gouvernement se présente lorsque de Gaulle, après avoir ren-
voyé les parlementaires dans leurs foyers part à Alger affron-
ter les foules et leurs CSP. Alors commencent à éclater les
contradictions de ce pouvoir, et la profonde équivoque sur
laquelle il repose. A Alger de Gaulle s'efforce de rallier
à lui l'armée. Pour cela il se rallie lui-même au mythe de
l'intégration et s'interdit ainsi de s'engager sur la voie qui
mène à la solution du problème colonial et, quant à l'Algérie,
s'enferme dans la perspective de la guerre. De Gaulle ne par-
vient pas pour autant et malgré des trésors d’imagination
dépensée à l'invention de phrases creuses, à imposer son
autorité de chef de l'Etat. Les paras enferment ses ministres
pour les empêcher de paraître avec lui au balcon officiel.
Les CSP expriment, et Salan transmet, leur désapprobation
du projet d'élections municipales au collège unique qui
sont l'alpha et l'oméga de la politique de de Gaulle, sa seule
chance, aussi infime soit-elle, de rallier à l'intégration une
fraction des musulmans. Les officiers malgré de vives pres-
sions refusent de quitter les CSP.
De Gaulle a beau capituler devant les colons et le noyau
dur des officiers paras, il ne capitulera, à leur gré, jamais
assez : 'en s'entourant d'hommes du système, en se soumettant
à une parodie de légalité républicaine, en s'opposant à l'ex-
tension du mouvement du 13 mai à la France, à la fascisation
de la société métropolitaine, et à l'épreuve de force avec le
mouvement ouvrier, de Gaulle risque de se condamner défi-
nitivement à leurs yeux. Déjà Poujade comprend que « de
Gaulle se fout de notre gueule », met l'UDCA au service du
18
LA CRISE DE LA RÉPUBLIQUE BOURGEOISE
mouvement du 13 mai, et invite Massu à prendre le pouvoir
à Paris même.
De l'autre côté, par son incapacité à faire rentrer Alger
dans l'ordre national bourgeois, de Gaulle commence à se
disqualifier aux yeux de la bourgeoisie. Cette impuissance
qu'il hérite du régime tient à l'absence d'une force sociale
capable d'appuyer à la fois ses objectifs et ses moyens. Cette
force, il s'est donné lui-même un délai fort court pour la
créer il faut en effet qu'il soit à même de l'utiliser d'une
façon décisive lors du référendum d'octobre et des élections
qui suivront. Ainsi, s'il se borne à continuer sur sa lancée, de
Gaulle risque soit d'être dépassé par un véritable homme fort,
porté, lui, par une force sociale effective fasciste soit
de rendre l'impasse du régime français encore plus tragique
et dans les deux cas il a de fortes chances de déboucher sur
la guerre civile.
:
S. CHATEL.P. CANJUERS.
19
La guerre
“contre-révolutionnaire”,
la société coloniale et de Gaulle
Le totalitarisme militaire qui s'est découvert lors du coup
d'Alger est le produit direct de la guerre « contre-révolution-
naire » (1) en société coloniale. Il n'est pas question d'en
faire ici la théorie. On veut seulement
1° L'identifier comme totalitarisme authentique, à la dif-
férence des mouvements que le PC ou la gauche dénoncent
comme « fascistes » à tout propos et hors de propos.
2° Situer sa position et définir son importance dans les
récents événements d'Algérie.
Quelles ont été les forces en présence dans le coup d’Al-
ger ? Quelle est la dynamique de leur développement ?
1° Deux composantes de la situation algérienne n'ont
pratiquement joué aucun rôle :
Le FLN n'est pas intervenu comme élément directe-
ment engagé dans la lutte : il ne tient plus Alger depuis un
an ; mais en un sens toute l'affaire a été organisée à son
intention, non moins qu'à celle de Paris ;
- Le « pouvoir républicain » n'existait déjà plus à Alger
ni dans les villes, reprises en main par l'armée. Il en a été
chassé il
у un an, en même temps que le FLN : pour
détruire les réseaux frontistes, il a fallu détruire la légalité.
Le plein pouvoir militaire s'est établi sur cette double des-
truction. L'occupation matérielle du ministère de l'Algérie
et des préfectures a donc été symbole plus qu'initiative « ré-
volutionnaire ». Sur ce plan, le coup d’Alger n'apporte aucun
élément neuf ; il porte au jour un processus latent entamé
depuis un an, par lequel les militaires en sont venus à déte-
nir la totalité des pouvoirs.
a
(1) Nous prenons cette expression dans le sens que lui donne le bré.
viaire de Massu : Contre-révolution, stratégie et tactique.
20
LA SOCIÉTÉ COLONIALE ET DE GAULLE
/
2° Mais que signifie le « pouvoir militaire »? On dira
que l'armée est un instrument, qu'elle n'est pas une force
sociale. A travers l'armée, qui détient réellement le pouvoir
à Alger ? Au service de quelle force sociale est-elle placée ?
C'est à cet égard que le coup d’Alger révèle un fait nouveau :
la présence d'un embryon d'organisation authentiquement
totalitaire dans l'armée. Nous disions dans un précédent arti-
cle que l'armée « exprime désormais la seule « Algérie fran-
çaise », elle en est le fidèle reflet » (2). Cette appréciation
doit être corrigée : le rapport de militaires à ultras n'est
pas de simple subordination. Les ultras n'ont une réalité
politique qu'autant que l'armée contient le FLN. Il y aurait
donc un partage du pouvoir entre militaires et ultras, c'est-
à-dire une situation politique instable, dont l'issue signifierait
sûrement la subordination d'un groupe à l'autre.
Mais cette appréciation de l'armée et de sa postiion dans
la société coloniale algérienne est encore trop sommaire. D'une
part l'armée n'est plus un simple instrument, que celui qui
s'en empare peut manier à sa guise. Le processus qui l'a por-
tée au pouvoir dans la société algérienne échappe dans une
large mesure au contrôle, non seulement de la bourgeoisie
française, qui ne peut plus qu'enregistrer ce processus en
donnant à Salan des pleins pouvoirs qu'il a déjà, mais même
à celui des ultras, qui n'ont pas été peu surpris par la grande
exhibition de « fraternisation » mise en scène
par
l'armée
sur le Forum le 16 mai. Et d'autre part l'armée française
en Algérie ne constitue pas actuellement une force politique
homogène : tous les militaires ne visent pas le même objectif.
Ce sont ces deux aspects que nous voulons nous borner
à éclairer, parce qu'ils permettent de comprendre ce qui s'est
passé à Alger ainsi que les perspectives actuelles.
3° Tout d'abord l'armée tend à se constituer en force
autonome. Elle n'est pas une force sociale, c'est vrai. Mais
elle est un appareil organisé, et cet appareil peut dans cer-
taines conditions exercer le pouvoir, sinon pour son propre
compte, au moins avec une certaine indépendance à l'égard
de la classe pour le compte de qui elle l'exerce en dernière
analyse. En Algérie, ces conditions ont été les suivantes : l’im-
puissance de la bourgeoisie française et de son personnel
politique traditionnel en face du FLN les a conduits à repor-
ter leur pouvoir sur le commandement militaire ; complémen-
(2) Socialisme ou Barbarie, nº 24, p. 23.
21
-
SOCIALISME OU BARBARIE
tairement, ce report d'autorité a été rendu nécessaire par la
nature de la guerre que conduisait le Front.
Le commandement militaire, surtout à l'échelon exécu-
tif, a fini par identifier la nature de cette guerre : dans
sa stratégie comme dans sa tactique, elle n'est pas différente
de celle du Viet-Minh dans les débuts de la guerre d'Indo-
chine. Tactique de harcèlement, d'embuscade, d'engagement
limité aux situations favorables, d'évanouissement devant les
« bouclages » ; stratégie politico-militaire de mise en place
d'un appareil de gestion de la société, ici clandestin, là ma-
nifeste, et pouvant passer d'un état à l'autre selon la situa-
tion militaire : « L'armée est dans le peuple comme un pois-
son dans l'eau. »
Les officiers parachutistes connaissent le principe de
Mao tse toung pour l'avoir éprouvé au Viet Nam, non moins
que les ci-devant sous-officiers français devenus colonels algé-
riens. A offensive « révolutionnaire », disent-ils, riposte « con-
tre-révolutionnaire ». L'objectif devient alors pour eux, non
de vaincre l’ALN, tâche qu'ils savent interminable parce
qu'ils ont compris qu'il n'y a pas de victoire purement mili-
taire dans ce type de combat et que l'armée de libération
renaît de ses cendres ; mais de vaincre le peuple algérien
lui-même. Deux solutions sont offertes : exterminer ce peuple,
mais ce n'est politiquement pas possible à une grande échelle,
et surtout c'est contradictoire : une société algérienne sans
algériens, c'est comme une société bourgeoise sans ouvriers ;
ou bien rallier ce peuple, par tous les moyens.
L'armée s'engage alors dans une lutte politique, qui est
la véritable partie jouée au-dessous des bulletins d'Etat-Major.
Il lui faut mettre au rancart le mythe de la « rébellion » et du
même coup celui de la légalité : il n'est pas question qu'elle
demeure une force de police mise à la disposition des préfets
pour mater la révolte de quelques hors-la-loi contre le gou-
vernement de la France ; elle comprend que ses avions et
ses mitrailleuses ne sont pas des armes décisives contre l'appa-
reil frontiste ; il lui faut les registres d'état civil, le cadastre,
les dossiers de police, le contrôle des transports, la surveillance
et l'entretien des routes, des voies ferrées, le contact perma-
nent avec les Algériens, bref tous les moyens de la gestion
administrative ; il lui faut encore donner à cette adminis-
tration une autorité réelle, s'installer dans les mechtas, vivre
avec les villageois, faire l'école, soigner, aller chercher la
semence et la répartir, protéger la récolte, organiser les mar-
chés et la poste, régler les dissensions locales. Le « quadril-
22
LA SOCIÉTÉ COLONIALE ET DE GAULLE
COLON
:
lage » militaire devient ainsi une sorte de gestion sociale
complète, qui apparaît en clair dans les villes avec le décou-
page en secteurs de quartiers, sous-secteurs d'ilôts et d'im-
meubles, avec les sections administratives urbaines, dans cer-
taines campagnes avec les sections administratives spéciales.
Pour effectuer cette implantation, tous les moyens sont utili-
sés dénonciation par
les indicateurs recrutés chez les fron-
tistes qui ont capitulé sous la torture, chez les maquereaux
et les prostituées des casbahs, paternalisme des anciens offi-
ciers des Affaires indigènes, esprit missionnaire de certains
jeunes officiers de Saint-Cyr, etc. Ainsi l'armée s'assigne des
tâches de plus en plus semblables, dans leur forme, à celles
qu'accomplit le Front, encore que contraires dans leur objet.
Elle devient de plus en plus un organisme de gestion de la
société elle-même. Sa pratique tend vers le totalitarisme.
C'est cette expérience qui se cristallise dans le noyau des
officiers parachutistes. Ils ont une pratique directe et an-
cienne de cette guerre beaucoup plus sociale que militaire ;
ils ne cachent pas leur admiration pour leur adversaire ; ils
veulent se modeler sur lui. « Nous avons au secteur d’Alger-
Sahel, disait Godard le 22 mai, une organisation des Euro-
péens et une autre des Musulmans. Elles ont été d'ailleurs
calquées sur l'organisation du FLN. La première est le dis-
positif de protection urbaine, la seconde le dispositif d'or-
ganisation des populations musulmanes » (3). C'est alors que
ces officiers rencontrent la contradiction qui les force à choi-
sir : ou bien discipline envers la classe qui les emploie, la
bourgeoisie, ou bien subversion totalitaire. Et c'est là que
l'armée se divise.
4° Car l'armée ne constitue pas une force politique homo-
gène. Pour les officiers parachutistes, il est évident que la
poursuite victorieuse de la guerre algérienne exige que la
nation française tout entière soit mobilisée. Mobilisée mili-
tairement sans doute, parce que les effectifs actuellement
engagés ne sont pas encore assez nombreux pour
réaliser avec
succès la gestion totale de la société algérienne que ce noyau
totalitariste se propose ; mais mobilisée économiquement,
parce que les officiers et leurs conseillers civils savent bien
que l'appareil militaire écrasant qu'ils réclament pour pour-
suivre la guerre entraînera à brève échéance une crise éco-
nomique et qu'il faut auparavant museler les ouvriers fran-
(3) Le Monde, 30 mai 1958.
23
SOCIALISME OU BARBARIE
çais ; mais enfin mobilisée idéologiquement, parce que l'appa-
reil militaire ne peut rien sans une participation active de
toutes les classes de la nation à la guerre. Cette mobilisation
a été effectuée sans difficulté dans la société européenne
d'Algérie ; parce que celle-ci conçoit ses rapports avec les
Algériens sous une forme quasi-totalitaire ; mais la base
sociale de l'armée est en France ; il faut donc mobiliser la
France.
Ces perspectives sont authentiquement totalitaires si l'on
entend par totalitaire une structure politique telle qu'un appa-
reil politico-militaire fortement hiérarchisé et centralisé acca-
pare le pouvoir social essentiel : celui de décider de la répar-
tition du produit social, par conséquent de gérer toute la
société. Il n'y a aucun doute que le noyau militaire dont
nous parlons se propose clairement un tel objectif.
Mais il est non moins certain qu'une fraction, plus im-
portante actuellement, hésite devant l'issue de la subversion
totalitaire, et se cantonne dans le gaullisme. Elle choisit
ainsi la discipline envers la classe dirigeante, à la condition
toutefois que cette classe se discipline elle-même. Ses con-
victions gaullistes sont antipartis et antiparlementaires, mais
elles ne sont pas totalitaires ; de Gaulle représente pour elle
une discipline imposée à toutes les fractions de la classe
bourgeoise et aux travailleurs, et si cette aile de l'armée sou-
tient de Gaulle, ce n'est pas pour qu'il impose à la bourgeoisie
un appareil totalitaire, c'est au contraire pour qu'il lui rende
sa puissance et pour que celle-ci, à travers lui, donne à l'armée
des ordres clairs et les moyens de l'exécuter ; c'est aussi
parce qu'il lui paraît le seul homme capable de mettre un
terme au conflit algérien dans des conditions « honorables >>
pour l'armée, c'est-à-dire autres que celles de Dien Bien Phu
ou de Port-Saïd.
Il y a donc au sein de l'armée, en Algérie même et sans
parler de l'armée stationnée en France, deux forces politi-
ques substantiellement divergentes ; elles se sont rassemblées
transitoirement sur une plate-forme gaulliste, mais cette plate-
forme était pour le noyau parachutiste un programme mini-
mum, tandis que l'aile authentiquement gaulliste en faisait
toute sa doctrine.
5° L'initiative de l'occupation du G.G. et de la formation
du Comité de Salut Public, le 13 mai, n'est pas venue de
l'armée, mais des leaders des groupes et des réseaux qui se
sont constitués au sein de la population européenne d’Algérie
depuis trois ans, et qui se sont multipliés depuis un an avec
24
LA SOCIÉTÉ COLONIALE ET DE GAULLE
l'appui du commandement militaire, parce qu'ils servaient
son projet de reprise en main de la société tout entière :
groupe Union et fraternité française (poujadiste), groupe
et réseau Union nationale pour l'Algérie française (grande
colonisation), groupe Combattants de l'Union Française
(Biaggi), groupe Union générale des étudiants (Lagaillarde)
et Association générale des élèves des lycées et collèges d’Al-
gérie (Rouzeau), etc. Il faut y ajouter certaines associations
professionnelles (Chambre de commerce, Chambre d'agricul-
ture, certains syndicats) les amicales provinciales (Corses, etc.),
les associations d'anciens combattants. Toutes les catégories
d'âge et toutes les classes sociales sont ainsi pratiquement
saisies dans le tissu de ces organisations. Cette politisation
intense prend appui sur l'angoisse des « petits blancs », l'énor-
me majorité des Européens en Algérie, mais elle prend ses
directives à l'Echo d'Alger, organe des colons. Son objectif
est fort simple : destruction totale du FLN, retour au statu
quo, conservation intégrale de la société coloniale.
Le 13 mai a été « fait » par ces groupes, avertis par
Lacoste qu'un « Dien Bien Phu diplomatique » se préparait à
Paris. Lagaillarde a pris le GG, les hommes de Trinquier,
rappelés de la frontière tunisienne, l'ont laissé faire. Le
Comité du 13 mai a donc été constitué à partir de deux forces :
le noyau militaire totalitariste et les organisations colonia-
listes. Dès sa naissance, le Comité était donc hétérogène
politiquement. Il est, en effet, impossible d'identifier les
objectifs totalitaires des officiers parachutistes et les objectifs
colonialistes des organisations algéroises. Celles-ci étaient spon-
tanément portées à une guerre de liquidation de tous les
Algériens qui ne se décideraient pas à rester des « bougnou-
tandis que ceux-là étaient résolus à user de la force
sociale que leur donnait le noyautage des couches algériennes
urbaines et suburbaines, pour freiner le processus d'écartèle-
ment des deux communautés et pour les réintégrer sous son
autorité. Le conflit portait donc sur la politique algérienne
proprement dite, c'est-à-dire sur l'attitude à l'égard de la
société coloniale : les organisations algéroises voulaient une
guerre répressive classique, les officiers recherchaient une
victoire de type « contre-révolutionnaire », ce qui impliquait
l« intégration » des Algériens. Mais l'accord se faisait provi-
soirement contre Pflimlin ; cependant que le gros de l'armée
demeurait dans l'expectative et commençait à mancuvrer avec
son opportunisme traditionnel entre Paris, les ultras et les
paras.
les »,
25
SOCIALISME OU BARBARIE
:
6° Dès le lendemain 14 mai, une nouvelle force entrąit
dans le Comité, qui allait étouffer ses contradictions sans
pour autant les résoudre, et lui offrir des perspectives de
développement politique du côté de la métropole. C'était l'aile
gaulliste de l'Union pour le salut et le renouveau de l'Algérie
française, représentée par Delbecque et Neuwirth. L'USRAF,
qui est essentiellement un appareil issu de l'ancienne police
secrète de la France Libre et des groupes de choc RPF ras-
semble des gaullistes « purs » (Soustelle) et des hommes de
la bourgeoisie vichyste (Morice, Sérigny). Son implantation
en Algérie n'était pas très ancienne, mais elle s'était consoli-
dée à partir du jour où Soustelle avait consenti à travailler
avec les capitaux de Sérigny et des colons. D'autre part elle
avait rapidement pénétré parmi les cadres militaires gaullistes
grace aux complicités de ministres comme Chaban-Delmas.
Delbecque et Neuwirth allaient donc offrir aux trois forces
en présence, officiers paras, ultras et armée, un même objec-
tif : la prise du pouvoir par de Gaulle.
Mais les ultras ne sont pas gaullistes le moins du monde :
ils savent de Gaulle hostile au statu quo algérien et ne sont
pas loin de le tenir pour un dangereux bradeur... Pour faire
sauter leur résistance, Delbecque prend alors appui sur l'appa-
reil militaire qui mobilise la casbah, et place les ultras devant
le « miracle » accompli : les Algériens veulent être intégrés
à la France gaulliste ! C'est le 16 mai.
Stupéfaction générale, et particulièrement des français
d’Algérie, qui sans rien comprendre à la mascarade sentent
cependant que le retour au statu quo est provisoirement
compromis. Les ultras encaissent le coup, en se réservant
de saboter l'intégration que les gaullistes veulent leur impo-
ser. Cependant ceux-ci marquent des points : le 17, Soustelle
arrive à Alger, le 19 de Gaulle soutient publiquement le
mouvement, le 22, Salan crie Vive de Gaulle sur le Forum, le
24 la Corse se réveille gaulliste sans le savoir, le 29 le Par-
lement capitule.
Il s'agit d'une victoire des gaullistes civils et militaires,
ouvrant la perspective d'un « Etat fort » et bourgeois. Mais
ni les visées totalitaires des colonels paras, ni les visées colo-
nialistes des organisations algéroises ne peuvent y trouver
satisfaction. Pour les premiers, de Gaulle est une étape, un
Neguib dont Massu serait le Nasser, comme ils l'ont dit ;
pour les seconds, de Gaulle est un otage, comme ses prédéces-
seurs à Matignon. Et cela d'autant plus que de Gaulle vient
26
LA SOCIÉTÉ COLONIALE ET DE GAULLE
1
au pouvoir par des voies centristes, après un début de mobi-
lisation des travailleurs.
7° Les forces en présence à Alger restent affrontées . :
une armée qui est actuellement encore gaulliste en majorité ;
un noyau totalitaire, qui n'a pas la capacité d'étendre la
« fraternisation » au-delà des couches algériennes isolées de
tout contact avec le FLN, mais qui cherche à organiser en
France la mobilisation de toutes les classes sous le drapeau
tricolore ; des organisations ultras, qui contraintes de ne pas
se couper de l'armée, ont avalé le projet d'intégration comme
une couleuvre, mais sont prêtes à soutenir les officiers paras
dans leur programme totalitaire pour couper court à ce qu'ils
croient être la politique algérienne de de Gaulle. Enfin, le
FLN dont le potentiel politico-militaire est intact, sa force,
la paysannerie, n'ayant pas été atteinte sérieusement par la
stratégie « contre-révolutionnaire », et dont le potentiel diplo-
matique sera bientôt reconstitué par l'impuissance même de
de Gaulle.
Le seul problème immédiat quant aux rapports de ces
différentes forces est donc celui-ci : l'armée restera-t-elle gaul-
liste ? De Gaulle arrachera-t-il d'elle le noyau totalitaire et
l'obligera-t-il à faire plier les organisations colonialistes ? Ou
bien au contraire l'expérience totalitaire qu'elle fait en Algé-
rie continuera-t-elle de se transformer en conscience et en
organisation ? La réponse à cette question réside finalement
dans la lutte de classes en France.
François LABORDE.
27
Le pouvoir de de Gaulle
Ce fut donc le 13 mai. A vrai dire, l'événement, on l'atten-
dait depuis trop longtemps pour qu'il surprît. Mais on avait
pris l'habitude d'attendre sans croire absolument qu'il pût se
produire quelque chose de décisif, tant ce régime avait,
depuis des années mis d'astuce à durer. Souffreteux depuis
sa naissance, voué à des crises périodiques, il avait si souvent
fait annoncer sa mort qu'on s'était accoutumé à le voir
vivre, jour après jour, se tirer d'une épreuve, l'une après
l'autre et simuler l'éternité. On attendait aussi sans prévoir.
La guerre d'Algérie paraissait avoir accumulé des effets assez
explosifs pour qu'une déflagration fasse trembler notre société.
Mais on s'interrogeait : serait-ce un nouveau Sakhiet, dix
fois plus grave que le précédent, une insurrection arabe dans
les villes, un Dien Bien Phu dans l’Aurès ou bien la sécession
des colons ? L'événement, ce fut donc le coup de force ultra-
para. Il dépassa l'attente et l'imagination, faisant mesurer
soudain, à l'étalon des faits, ce qu'était devenu la 4€ Républi.
que : le royaume des apparences.
De ce retour à la vérité, on ne peut simplement se réjouir
On ne se réjouit pas de la menace d'un conflit ,quand celui-ci
s'engagerait de telle manière qu'on aurait toutes les chances
d'être la victime. On ne se réjouit pas du pire, dans le seul
espoir qu'il porte un changement, trop instruit qu'on est par
l'expérience historique, de ce que le pire n'est pas toujours
sûr. Mais cette prudence avouée, il faut reconnaître, au lieu de
gémir, comme certains, sur la mort du régime, que nous
somme passé, dans l'espace de 15 jours d'une histoire de
rêve à la réalité. Qui voulait ne pas voir est mis en demeure
de voir.
Mais voir, qu'est-ce donc, en ces lendemains de naufrage ?
C'est d'abord prendre la mesure du vide.
Sur l'emplacement de ce qu'on appelait sérieusement, il
y a deux mois encore, les institutions de la bourgeoisie et les
institutions du prolétariat, rien n'est demeuré debout. Non
pas que le Parlement soit supprimé. Il n'est qu'en congé. Ni
que les partis soient dissous, ils sont en veilleuse. Ni que les
28
.
LE POUVOIR DE DE GAULLE
syndicats soient brisés, ils continuent de publier et de multi-
plier leurs motions habituelles. Les institutions se sont défai-
tes sans que les paras eussent à intervenir. Elles se sont seu-
lement avérées vaines. Vains, un parlement et un gouverne-
ment qui étaient censés détenir tous les pouvoirs mais dont
l'autorité fit rire le premier capitaine ou le premier flic venu;
des partis dont les manœuvres, les alliances, les conflits parais-
saient déterminer le cours des choses et qui s'évanouirent
au premier grondement de voix de l'homme providentiel ;
des organisations « ouvrières », des syndicats, qui groupaient
des millions de travailleurs et ne surent faire mieux que de
balbutier des appels à la vigilance.
Beaucoup sentent déjà, s'ils ne l'expriment pas encore,
qu'il est impossible de continuer de discuter, comme par le
passé, de l'efficacité des moyens politiques traditionnels, de
continuer de prétendre que les intérêts des travailleurs dépen-
dent du succès de la campagne du P.C. en faveur de l'alliance
socialiste, de la résistance qu'opposera la minorité du P.S. à
Mollet, et Mollet à la séduction de Pinay, des accords que
passeront ou ne passeront pas les centrales syndicales rivales.
Etre mis en demeure, par l'événement, de voir le vide,
c'est être simultanément confronté à une nouvelle représenta-
tion de la politique, à la recherche d'un nouveau fondement
de l'action, c'est-à-dire de moyens d'organisation qui expri-
ment directement les intérêts et la volonté des travailleurs, au
lieu d’en marquer seulement l'incidence dans le jeu des
forces politiques bourgeoises.
Si hier cette recherche n'était encore que l'affaire de
quelques-uns, les événements qui se sont déroulés tendent et
tendront à en faire demain l'affaire d'un grand nombre.
LA CRISE DU REGIME
Encore devons-nous, en tout premier lieu, tenter de
comprendre le sens de la situation nouvelle créée par l'avène-
ment du gaullisme. La critique radicale de l'ancien régime
et du rôle qu’ont exercé, dans son cadre, les grandes orga-
nisations « ouvrières » ne nous dispense pas, au contraire nous
impose d'analyser, dans leur singularité, les traits de la crise
et de l'évolution qui se dessine.
Que le régime parlementaire s'effondre, sans que ce soit
le résultat d'une guerre civile, ni même de grandes luttes
sociales, que les syndicats et les partis de gauche soient impuis-
sants à mobiliser la classe ouvrière et ne fassent pratique-
29
SOCIALISME OU BARBARIE
.
ment rien en ce sens, bien qu'ils n'aient connu aucune défaite
spectaculaire et continuent de bénéficier, apparemment, du
soutien d'importantes masses de travailleurs, que le proléta-
riat lui-même exprime son indifférence, son mépris vis-à-vis
du régime, mais qu'en dépit de sa force immense, il ne fasse
rien pour traduire en acte sa critique, tout ceci confère à la
situation présente un caractère singulier, absolument original,
et qu'on ne saurait expliquer par des références classiques
à des précédents historiques.
Plutôt que de parler sommairement, comme le font cer-
tains, de l'avènement du fascisme, il convient d'abord de
s'interroger sur le sens de la crise.
Assurément, une première explication souvent formulée
se propose : la guerre d’Algérie est la cause de la crise. De
fait, la bourgeoisie française a été incapable de régler sur
de nouvelles bases ses rapports avec les peuples qu'elle domi-
nait autrefois. Après avoir perdu l'Indochine, au terme d'une
guerre longue et coûteuse, puis consenti à l'indépendance du
Maroc et de la Tunisie, sous la menace d'une guerre générale
en Afrique du Nord, sans en tirer le bénéfice que lui aurait :
procuré des méthodes libérales, la bourgeoisie s'est obstinée
à maintenir intacts ses privilèges en Algérie. La masse des
Français présents en Algérie, son homogénéité face à la mena-
ce arabe, l'évolution de l'armée marquée par ses précédents
échecs, le style de la guerre qui confère à cette armée le
rôle d'une police et d'une administration ont engendré une
situation d'un type nouveau. En bref, les organisations de
masse, l'appareil militaro-policier, l'idéologie raciste et natio-
naliste ont composé en profondeur jusqu'à constituer une nou-
velle structure sociale, jusqu'à donner naissance à un nouvel
Etat. Dans le même temps, en métropole, l'Etat se décom-
posait.
Mais cette explication de la crise est partielle. Elle n'of-
fre que sa cause prochaine et ne révèle qu'un aspect de
l'évolution sociale. On ne peut dire, sans plus, que pou-
voir politique s'est désagrégé parce que la guerre a déplacé
son centre réel de France en Algérie. S'il en a été ainsi, c'est,
qu'en fait, la bourgeoisie métropolitaine n'a pas réussi à
déterminer une politique propre, pas plus une politique de
guerre qu'une politique de paix. Les gouvernements succes-
sifs, les partis de droite et de gauche qui les ont soutenus ont
été incapables de choisir entre les exigences de la guerre,
qui appelait un effort militaire et financier considérable et
celles de l'équilibre social. Leurs hésitations ne faisaient que
le
30
LE POUVOIR DE DE GAULLE
ressources
refléter le désarroi de la bourgeoisie française, elle-même
déchirée entre des options contradictoires. A la fois celle-ci
cède au chantage exercé par les colons d’Alger et, à sa
manière, refuse la logique de la guerre, dont les effets pour-
raient être un conflit généralisé en Afrique du Nord, un iso-
lement international de la France, et un bouleversement de
l'économie nationale. Tandis que les gouvernements font des
acrobaties pour trouver des
sans décréter des
impôts massifs ni attaquer de front les salaires ouvriers, le
patronat continue de viser l'expansion économique et la paix
sociale.
Le transfert du pouvoir de France en Algérie ne peut
être compris que si l'on embrasse du regard la situation dans
son ensemble. D'une part la colonie française d’Algérie se
trouve cimentée par la défense de ses privilèges au point de se
donner de nouvelles institutions, d'autre part la bourgeoisie
métropolitaine divisée, élude les décisions qu'elle aurait à
prendre, résiste à toute politique et prive le pouvoir de toute
base réelle.
Or, aussitôt qu'on considère cette crise, en métropole, on
doit convenir qu'elle est considérablement aggravée par le
conflit algérien, mais qu'elle n'en est pas simplement l'effet.
L'incapacité de la bourgeoisie française à se donner un pou-
voir qui exprime ses intérêts généraux est ancienne; elle est
déjà manifeste entre les deux guerres ; comme
on l'a sou-
vent dit, elle est chronique. Elle n'a fait que s'étendre depuis
dix ans, jusqu'à ce que sous le poids de difficultés d'un type
nouveau (créées par l'émancipation des peuples colonisés)
l'Etat se désagrège.
Pourquoi donc la décomposition du pouvoir s'est-elle
accélérée depuis les lendemains de la Libération ? On ne peut
ignorer cette question sans s'interdire de comprendre le véri-
table sens de la crise. Or la réponse il faut la chercher
d'abord dans les transformations qu'a connues la société fran-
çaise. La première série de ces transformations intéresse la
vie de l'Etat. Celui-ci a vu son rôle et ses activités s'étendre
considérablement; il dirige un immense secteur de la pro-
duction, il intervient sans cesse dans la vie économique géné-
rale, il détermine par son comportement celui de toutes les
entreprises privées. La seconde série de transformations con-
cerne l'expansion économique, le nouvel essor de l'industria-
lisation et la rationalisation des secteurs de production et
de distribution qui l'accompagne. Cette expansion ne se tra-
duit pas seulement en termes quantitatifs, elle provoque un
31
SOCIALISME OU BARBARIE
changement dans les formes de l'exploitation, du même ordre
que ceux qu'on peut observer dans toutes les grandes nations
industrielles modernes. En bref, la lutte pour l'intensification
et la normalisation du travail devient déterminante. Le patro-
nat accepte progressivement l'idée de faire des concessions
de salaire pour obtenir des travailleurs une indispensable
coopération. La standardisation et la qualité des produits
imposent de plus en plus la stabilisation de l'emploi et des
modes de négociation susceptibles de prévenir les conflits
sociaux.
Ces deux processus sont de toute évidence convergents,
ils requièrent l'un et l'autre une modification du pouvoir
politique, une nouvelle relation entre les facteurs politiques,
économiques et sociaux de la puissance capitaliste. En d'au-
tres termes, ils appellent une organisation d'un type anglo-
saxon, où l'unification des forces politiques (le régime du
bi-partisme) et l'intégration de la bureaucratie d'Etat, de
la bureaucratie politique et de la bureaucratie syndicale,
beaucoup plus poussées que dans le modèle français, répon-
dent effectivement aux exigences d'une société moderne.
Une telle tendance s'est effectivement manifestée depuis
la Libération. Elle s'est incarnée, un moment, dans le tripar-
tisme ; elle est repérable, bien qu'elle apparaisse sous des
aspects très différents, aussi bien dans l'entreprise du R.P.F.
que dans celle du mendessisme. Elle a déterminé l'évolution
de certains partis politiques : le P.S. et le M.R.P. s'intègrent
à l'appareil d'Etat, ils se partagent un nombre important de
postes-clé non seulement dans les ministères mais dans les
grandes administrations et les entreprises nationalisées, ils
tendent à contrôler, par l'intermédiaire de centrales syndi-
cales à leur service, de larges secteurs de la force de travail;
ils se bureaucratisent, forgeant des appareils tout-puissants qui
assurent coûte que coûte la discipline interne.
Cependant cette évolution n'a fait que s'amorcer. Loin
de se développer, le processus d'unification politique s'est
inversé. Après l'échec du tripartisme, on a vu la résurrection
du parti radical et des formations de la droite traditionnelle,
puis l'émergence du poujadisme et la scission radicale. Avec
l'émiettement des forces politiques s'est donc de nouveau
épanoui le modèle du multipartisme propre à l'avant-guerre,
en dépit de inadéquation aux exigences de la société con-
temporaine. La décomposition du pouvoir paraît ainsi résul-
ter d'une contradiction entre une évolution progressive dans
32
LE POUVOIR DE DE GAULLE
l'ordre des structures et une évolution régressive dans celui
des superstructures.
Mais cette observation est encore superficielle. Il faut
d'abord remarquer que les transformations partielles du
modèle politique traditionnel accentuent elles-
mêmes la para-
lysie du régime. La structuration croissante de quelques grands
partis engendre des conduites monolithiques et une inertie
du système. Leur participation à la gestion de l'Etat, à tous
ses niveaux, installe cette inertie en son coeur. Enfin et sur-
tout le pouvoir se morcelle à un niveau plus profond que
celui des partis; cet effritement, inconnu dans le passé, nous
met en présence d'un phénomène qu'on ne saurait situer
à partir des catégories traditionnelles de structure et de super-
structure. L'extension des activités de l'Etat, la multiplica-
tion des zones de son intervention provoquent, en effet, une
organisation parallèle des groupes d'intérêt dont le sort dé-
pend, à quelque degré, de ses décisions. Formidable réseau
qui comprend des centaines d'associations, tend à couvrir
tous les domaines de l'activité économique et sociale et se
'modèle spontanément sur le réseau étatique. A chaque dépar-
tement d'un ministère, à chaque commission du Parlement
répond un ou plusieurs groupements qui possèdent leur appa-
reil, leur bureau d'études, leur office de propagande, leur
presse et des ressources financières importantes, quelquefois
considérables. La méconnaissance du véritable rôle de ces
organismes vient de ce qu'on est souvent abusé par des ima-
ges populaires anciennes : comme si la pression des groupes
privés sur un gouvernement prenait nécessairement la forme
d'une intervention d'agents secrets du capital auprès de minis-
tres ou de hauts fonctionnaires. Cette imagerie ne présente
qu'un aspect mineur de la réalité. Le rôle des puissances
occultes qui alimentait la critique « policière » d'une presse
d'extrême-gauche, avant la guerre, est infiniment moins impor-
tant que celui des nouvelles puissances organisées, et tout
à fait visibles, qui interviennent à tous les niveaux de la vie
de l'Etat pour déterminer ses décisions.
Que représentent ces groupements ? Tantôt des organis-
mes tentaculaires, qui fédèrent un grand nombre d'associa-
tions, et prétendent contrôler de très vastes champs d'intérêts
- telles la Confédération générale des petites et moyennes
entreprises, la fédération nationale des syndicats d'exploi-
tants agricoles, le comité d'action et de liaison des classes
moyennes tantôt des associations professionnelles plus ou
moins larges, mais d'autant plus efficaces que leurs intérêts
33
2
SOCIALISME OU BARBARIE.
sont clairement délimités tels les groupes de betteraviers,
de bouilleurs de cru, de planteurs de blé, de viticulteurs, etc.,
tantôt des coalitions comme celles qu'on a désignées sous
le nom de lobby de l'alcool ou de lobby de la route, tantôt
des associations de défense d'un statut social qui, lorsqu'il
s'agit de défense d'un statut de colon menacé, se multiplient
et se constituent en lobby-lobby indochinois, lobby algérien
qui couvre une dizaine d'organismes particuliers.
Ces groupements luttent avec des moyens divers pour
imposer leurs revendications qui reflètent, par définition, des
intérêts particuliers, ils exercent une pression constante sur
les centres de décision pour faire prévaloir leur propre pers-
pective sur les questions économiques qui les concernent.
Mais les termes de revendication ou de pression traduisent
mal leur action et leur puissance. Ils laissent entendre qu'il y
a une distance nette entre le Pouvoir et les groupes, comme
si ceux-ci n'étaient que les clients de celui-là. En fait cette
distance n'existe pas; les groupes ont leurs représentants dans
toutes les formations politiques, ils contrôlent souvent les dé-
putés, dont l'élection dépend de leur soutien, notamment de
l'attitude de leur presse. Par le canal des partis, et en parti-
culier des commissions parlementaires qui présentent une
zone d'action idéale, ils disposent d'une information constante
sur toutes les activités et tous les projets de l'Etat. C'est
l'étendue de cette information qui donne la mesure exacte
de leur participation au pouvoir.
En face des groupements, l'Etat n'a pas de secret. A peine
a-t-il un corps propre. Il tisse sa toile au jour le jour dans
l'inextricable enchevêtrement des cellules parasitaires qui
pompent sa substance et paralysent son essor. Au moment
même où son champ d'action se trouve immensément agrandi,
la prolifération des organisations privées crée dans son espace
un encombrement tel qu'aucune action neuve n'est plus pos-
sible. Cette incapacité se manifeste notamment par l'échec
de toute tentative de réformer la fiscalité et de contrôler
efficacement les prix. Le résultat en est que l'expansion éco-
nomique finit par être freinée par une crise financière et
l'inflation.
Ainsi a-t-on pu parler d'un retour à la féodalité ou bien
d'une résurrection du corporatisme, s'effectuant parallèlement
à la concentration économique et à l'étatisation. En réalité
ces deux processsus sont liés. Ce qui est déterminant et
qui ne doit pas dissimuler l'évocation d'une lointaine his-
toire c'est que la prolifération de groupements privés de
1
.
34
LE POUVOIR DE DE GAULLE
tout genre signifie une structuration sociale d'un type nou-
veau qui vient répondre à la rationalisation du capitalisme
et de l'Etat moderne. Il s'agit d'une réponse de défense. En
d'autres termes nous sommes en présence d'un phénomène
de contre-structure. En effet, le foyer d'où tirent leur origine
un très grand nombre de groupements privés réside dans
des couches sociales spontanément rebelles à toute organisa-
tion : le petit commerce, la petite industrie, l'artisanat, l'agri-
culture. En France, les couches dites moyennes, en raison
de leur importance numérique, ont toujours pesé de manière
décisive dans les élections; mais leur dispersion, leur mode
de travail, leur mentalité ne les prédisposaient pas à jouer
un rôle social actif. Elles ne s'organisent qu'à partir du mo-
ment où la rationalisation des secteurs les plus dynamiques
de la société leur suggère les cadres structurels de leur action
et les provoque à les constituer sous peine de périr.
Sans doute en de nombreux cas, les organisations privées
sont-elles souvent manoeuvrées en fait par les représentants
des grosses entreprises, alors même que les petits bourgeois
sont mis en avant. Mais l'essentiel est qu'elles tirent leur effi-
cacité de la participation en masse de ces derniers.
Le régime du multipartisme et le régime des groupe-
ments privés n'ont pas seulement des effets similaires, ils se
renforcent l'un l'autre. L'action des groupements est d'autant
plus efficace qu'elle joue sur un clavier étendu et bénéficie
de la concurrence que se livrent les partis, se disputant la
faveur de leurs clients. La multiplication des partis est ainsi
sans cesse confirmée par le jeu des groupements. Réciproque-
ment ceux-ci sont encouragés à agir et à se multiplier en
raison du jeu des partis. L'Etat se désintègre sous l'effet de
ce double processus.
Comment expliquer ce phénomène ? Il serait probable-
ment vain de lui chercher une cause unique. Assurément, et
nous l'avons déjà évoqué, le rôle que jouent en France des
couches moyennes qui tirent leur revenu d'un mode de pro-
duction archaïque est déterminant. Luttant pour la défense
de leurs intérêts ces couches s'opposent vigoureusement à
toutes les mesures susceptibles d'accélérer l'évolution sociale.
Mais cette cause n'est efficace que dans la seule mesure
où le régime politique lui permet de jouer sans restriction
aucune. Les facteurs qui ont favorisé le maintient de ce
régime doivent donc être pris aussi en considération. L'un
de ces facteurs, le plus difficile à apprécier, concerne la men-
talité de la bourgeoisie française. Sa propension à se détermi-
-
35
SOCIALISME OU BARBARIE
ner en fonction de critères idéologiques fait naître des lignes de
clivage qui ne recoupent pas toujours les frontières d'intérêt.
Par exemple se classer à droite ou à gauche est quelquefois
obéir à une tradition plutôt que choisir en regard de la
situation présente. L'opposition entre les partisans de l'ensei-
gnement confessionnel et les défenseurs de la laïcité illustre
encore mieux cette relative importance de l'idéologie.
Un autre facteur intéresse le comportement de certains
secteurs du grand capitalisme dont l'attitude malthusienne,
favorisée par la situation de l'impérialisme français d'avant-
guerre, a résisté aux transformations survenues depuis la Libé-
ration et encourage délibérément les tendances régressives des
couches les plus arriérées.
Enfin, et ce facteur est sans doute essentiel, la situation
faite au P.C. altère fondamentalement le fonctionnement du
régime politique. Son exclusion du jeu parlementaire, alors
que sa politique est, en fait, réformiste et que le nombre de
ceux qui lui apportent leurs suffrages lui confère une force
déterminante provoque une paralysie du système. La droit
traditionnelle se trouve ainsi artificiellement revalorisée, les
formations dites de gauche et de centre gauche condamnées
à des alliances avec l'aile conservatrice; plus profondément,
l'Etat se trouve privé du soutien de couches sociales qui sont
parmi les plus favorables à son intervention. Ce dernier fac-
teur montre que la situation française ne peut être analysée
en soi, abstraction faite des rapports existants à l'échelle
internationale, soit de l'antagonisme URSS-USA.
Les conséquences du morcellement du pouvoir sont clai-
res : l'Etat se trouve incapable d'affronter aucun problème
qui intéresse la vie nationale dans son ensemble, de prendre
des décisions qui bouleversent le statu quo des partis et des
groupements. La question posée par la guerre d'Algérie, com-
me toutes celles qui appellent une réorganisation des rapports
de la France et des pays autrefois colonisés, s'avère insurmon-
table. L'échec longtemps dissimulé de l'Etat, impuissant à
promouvoir une réforme fiscale, se transforme en effondre-
ment. Le problème de l'existence de l'Etat et de sa nature se
trouve alors posé.
LE GAULLISME: SES DEUX FACES
L'avènement du gaullisme ne se laisse comprendre que
restitué dans le cadre de la crise de l'Etat. En un sens, il
est évident qu'il est la conséquence d'événements bien déter-
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LE POUVOIR DE DE GAULLE
minés, qu'il s'insère dans une conjoncture particulière. De
Gaulle incarne la dictature réclamée par le mouvement de
masse d’Alger et par l'Armée. Le fascisme dont les prémisses
ont été posées de l'autre côté de la Méditerranée cherche
confusément son aboutissement dans la métropole en la per-
sonne de de Gaulle. Encore est-il vrai que l'appel à celui-ci
implique une faiblesse de la part de ceux qui parlaient dans
le même temps de conquérir Paris, l'arme à la main. L'hom-
me, par son passé, par ses déclarations antérieures, n'est
jamais apparu comme un héros fasciste pas même comme
un champion de l'anti-communisme.
Quoiqu'il en soit, le mouvement d'Alger ne découvre
qu'une face du gaullisme. Son autre face ne s'éclaire qu'à
la lumière de la situation de la bourgeoisie métropolitaine.
A ses yeux, ou du moins aux yeux de ses éléments les plus
conscients et les plus dynamiques, il répond à la nécessité
de créer un pouvoir fort, susceptible d'imposer silence aux
fractions rivales et de faire prévaloir l'intérêt général des
couches dirigeantes. Le régime parlementaire, dans la forme
qu'il a prise depuis quelques années, s'avérant incapable de
résoudre aucun des problèmes essentiels posés par l'essor du
capitalisme, la solution de Gaulle est apparue inévitable.
Pour le dire en d'autres termes, de Gaulle se présente
comme seul capable de promouvoir une réforme sociale, du
type de celle que préconisait le mendessisme; car seuls des
moyens autoritaires et le soutien de la droite la rendent
aujourd'hui possible. Position paradoxale, certes. Mais si la
nature du gaullisme est ambiguë, c'est qu'elle exprime une
ambiguïté objective. La crise joue à deux niveaux : celui
d'Alger, et celui de la France. Elle est crise de conjoncture
et crise de structure. A vouloir ne considérer que les événe-
ments d'Alger, l'insurrection de l'Armée et des colons, et leurs
prolongements en France, on risque de faire de l'avènement
du gaullisme la première étape d'un processus qui mènerait
nécessairement à l'instauration du fascisme. Mais si important
que soit le coup de force d'Alger il n'indique qu’un aspect
de la situation. Aussitôt qu'on tourne son regard vers la
société métropolitaine le tableau se modifie. En France les
conditions qui suscitent le pouvoir gaulliste ne composent
nullement une situation pré-fasciste.
Ce n'est pas qu'on veuille juger d'une situation sociale
en termes purement économiques ; en réalité, les rapports de
production sont des rapports de classe, l'état de ces rapports
façonne le comportement et la mentalité des couches sociales
37
SOCIALISME OU BARBARIE
antagonistes. Or, nous l'avons dit, les objectifs fondamentaux
du patronat, depuis des années, sont l'expansion économique
et la paix sociale. Ceux-ci n'ont pas varié. Ils demeurent
d'autant plus déterminants que la concurrence étrangère et
l'échéance prochaine du marché commun feraient d'une
récession économique en France un désastre.
Mais le terme d'objectif abuse encore car il évoque une
politique consciente, dont l'accomplissement dépendrait de
conditions de fait. La politique patronale s'inscrit dans ces
conditions et détermine elle-même la réalité. L'expansion éco-
nomique signifie le plein emploi ; la paix sociale signifie des
salaires « acceptables » (et, de fait, la baisse du niveau de vie
a été jusqu'à maintenant assez réduite pour empêcher des
conflits sociaux). Comment mieux dire que les facteurs de
trouble (le chômage, la paupérisation de larges couches de
travailleurs) qui sont à l'origine de tout mouvement fasciste,
font dans le présent absolument défaut ?
Assurément, de nombreux éléments petits bourgeois et
paysans, se sentent menacés par l'essor de la rationalisation
et défendent avec acharnement leurs privilèges. Leurs ressenti-
ments les conduisent à se cristalliser autour des forces poli-
tiques les plus réactionnaires. Mais, dans le présent, ces cou-
ches ne sont pas évincées du processus de production et de
distribution et ruinées; elles ont été et restent artificielle-
ment préservées. Leur perspective n'est nullement celle de
la guerre civile. Elles applaudissent Poujade dans les meetings
mais ne sont pas prêtes à fournir des troupes de choc.
Ou bien l'on ne sait pas ce que l'on dit quand on parle
de fascisme, ou bien il faut, au moins, évoquer une dictature
fondée sur un mouvement de masse, une exploitation force-
née de la classe ouvrière, une réorganisation de la production
en liaison avec une politique de guerre. Nous venons d'indi-
quer que la situation présente n'offre ni le premier ni le
second trait du fascisme. Que se dessine le troisième n'est
pas moins improbable. Une idéologie nationaliste et belliciste
n'a pu se développer dans certains pays entre les deux guer-
res, que parce qu'elle répondait à une situation internationale
déterminée, dans laquelle le partage du monde semblait pos-
sible. Aujourd'hui les rêves de grandeurs de l'Armée fran-
çaise ne peuvent faire que le monopole de la puissance ne
soit définitivement entre les mains de l'URSS et des USA.
La France est vouée à jouer les satellites ou les comparses,
de toute manière réduite à un rôle marginal.
Dans un tel contexte, la fonction du gaullisme ne saurait
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LE POUVOIR DE DE GAULLE
excéder les possibilités qui lui sont tracées dans la réalité.
Appelé à masquer temporairement les antagonismes qui ont