SOCIALISME OU BARBARIE
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D. MOTHE
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Gérant : P. ROUSSEAU
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464 pages ; III, nºs 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume.
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L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
100 francs
50 francs
SOCIALISME OU BARBARIE
La rationalisation
se fait sur le dos des ouvriers
Comment peut-on qualifier la situation actuelle en Europe
et en France en particulier ? Tout simplement par un mé-
lange de récession partielle et de rationalisation. Les licencie-
ments de la Galileo à Florence, ceux de Fives-Lille et de Cail
à Denain, la fermeture des puits dans le Borinage belge,
pour ne citer que les noms dont les journaux ont fait leurs
colonnes à la une, ont tous cette double origine. Ces phéno-
mènes ont été évidemment amplifiés par l'ouverture du Mar-
ché Commun, sans pour cela que l'on puisse, comme le font
les staliniens, lui attribuer un rôle prédominant quelconque.
Le Marché Commun en a pour quinze ans pour porter la
totalité de ses effets et la première étape de mise en marche
de cinq années ne prévoit que des modifications très limitées.
Il n'en demeure pas moins vrai que les partenaires de cette
« union » économique aiguisent dès aujourd'hui leurs armes
en prévision des luttes de panier à crabes dont cette com-
munauté est grosse.
Mélange de récession et de rationalisation, disions-nous.
Mais quel phénomène l'emporte dans ce mélange ? Fort pro-
bablement la rationalisation, mais le véritable problème ne
réside pas là. Toute l'histoire de capitalisme en effet prouve
que les récessions ou même les crises s'accompagnent d'un
mouvement à la fois de concentration des entreprises et de
rationalisation (modernisation et amélioration des méthodes
de travail). Il n'existe pas d'exemple de crises du capitalisme
qui n'ait profité à quelqu'un et ce quelqu'un a toujours été
les entreprises les plus puissantes et les plus fortes, ou à
quelque chose, et ce quelque chose a toujours été la moder-
nisation des techniques et des méthodes.
1
Cela signifie que toutes les analyses plus ou moins détail-
lées qui sont faites en ce domaine sont purement et simple-
ment oiseuses. L'Amérique vient de passer l'année dernière
au travers d'une récession assez prononcée. Au bas du creux
il y a eu près de 7 millions de chômeurs. Aujourd'hui on
constate une reprise certaine des affaires. Pourtant il demeure
4 millions et demi de chômeurs. Pourquoi ? Parce que la
crise a été « mise à profit > par les capitalistes pour concentrer
encore plus l'industrie, « rationaliser », mécaniser et automa-
tiser, en un mot pour faire plus de travail avec moins d'ou-
vriers.
On touche ici à un problème beaucoup plus général, réel.
lement indépendant des fluctuations de la conjoncture éco-
nomique, comme on dit, et qui ne trouve son explication réelle
que dans l'existence du régime d'exploitation.
L'économie capitaliste a des hauts et des bas. C'est indé-
niable. Mais il est tout aussi indéniable que pour les ouvriers
sauf des périodes extrêmement brèves d'équilibre, qui, par
définition, ne peuvent qu'être exceptionnelles - il n'y a que
des « bas ».
Qu'est-ce que c'est que les « hauts » pour le capitalisme ?
Les périodes de « boom » où la production est à son maximum,
où il faut produire le plus possible et où plus l'on produit
plus l'on gagne, car tout se vend et cher. Que se passe-t-il dans
ce cas-là pour le prolétaire ? On a besoin de lui, et à cause
de cela il est délivré de la hantise du chômage. Mais on a
tellement besoin de lui qu'il ne travaille jamais assez. La
semaine de 40 heures, devient 50, 54 ou 60 heures. Dans de
telles périodes on trouve toujours un parti ou un syndicat
pour déclarer qu'il « faut retrousser les manches », « tra-
vailler d'abord, revendiquer ensuite » ou que « la grève est
Parme des trusts ». Durant ces périodes aussi, le salaire au
rendement, la hiérarchie des salaires, la promotion ouvrière,
la multiplication des postes de cadres deviennent les piliers
de la morale prévalente. En même temps l'embauche devient
facile, on prend les jeunes comme les vieux et les tests de
sélection et d'orientation professionnels ne sont plus que des
formalités aimables. Il est vrai qu'en même temps s'instaure
généralement une situation que l'on qualifie d'inflationniste
et qui se caractérise par le fait que si l'on trouve facilement
du travail ; il faut travailler de plus en plus pour consommer
la même chose ou un peu plus. On rentre alors dans ce cercle
infernal que les ouvriers connaissent bien. Travailler encore
et toujours plus, s'essouffler à courir après « l'élévation du
niveau de vie », au mieux acheter à crédit la maison, la télé
ou la machine à laver, ...courir en un mot après le travail.
C'est durant ces périodes que le capitalisme se découvre
bonne conscience. Il est pour le plein emploi. Il prouve, statis-
2
tiques en main, que le niveau de vie de la classe ouvrière
augmente. Tout le monde, à l'entendre, se qualifie, tout le
monde est promu et d'ailleurs le développement du capita-
lisme cela signifie le développement des classes moyennes,
des « tertiaires » et le proletariat « automatisé » troque ses
bleus pour des blouses.
Alors, tous les imbéciles, tous les sociologues, tous les
intellectuels de gauche applaudissent et approuvent. Ils décou-
vrent que les prolétaires « n'ont plus de casquette ». Mais ils
oublient que la « prospérité » se fabrique sur le dos des tra-
vailleurs, sur la sueur des travailleurs, sur la vie des travail-
leurs. Ils oublient qu'à la « belle époque » des 54 ou 60
heures les gars de Cail qui n'habitaient pas à Denain se levaient
à 3 heures du matin pour être de retour à la maison à 9
heures du soir. Ils oublient que les heures supplémentaires
c'est à proprement parler le pain moderne du travailleur et
qu'alors, pour un ouvrier, le travail, le transport et le som-
meil indispensables, représentent plus de 95 % de l'existence,
Enfin ils oublient le travail lui-même, son abrutissement, sa
monotonie, son absurdité, toutes choses que précisément on
ne peut combattre, dans le cadre de l'exploitation, que par
moins de travail, alors que ces périodes sont caractérisées par
plus de travail.
Et pourtant cela ne dure pas et bientôt cet enfer prend
aux yeux des ouvriers une coloration de paradis. En effet,
la conjoncture change et le « haut » devient un « bas ». La
production stagne, la mévente s'instaure, la concurrence
nationale et internationale s'aiguise. Alors tout change. Le
travail trop rare devient trop abondant et 3 millions de chô-
meurs américains c'est devenu ' « un volant normal de l'éco-
nomie ».
Pour les prolétaires, pour les travailleurs cela change
aussi. D'abord il y en a trop pour la production. Ensuite et
surtout on découvre tout à coup que tous ces gars ne foutent
pas grand-chose, qu'ils sont en surnuméraire, que leurs fonc-
tions ne sont pas indispensables, voire inutiles, qu'ils sont
payés au-dessus de leur qualification et que d'ailleurs toutes
ces qualifications c'est bien artificiel, que les vieux c'est usé,
que l'on est trop souvent malade et que les malades et les
vieux ça ne donne pas de rendement, enfin que l'assurance
chômage c'est justement fait pour pouvoir foutre les gens à
la porte.
A ce changement d'optique correspond un changement
de « morale », pour autant que la morale ait jamais eu quel-
que rapport avec l'exploitation. A la place de « plein emploi »,
« promotion », « élévation du niveau de vie », les mots clefs
deviennent « concentration », « rationalisation », « efficacité »,
« prix de revient ».
3
Mais qu'est-ce qu'il y a derrière les mots de cette nou-
velle morale ? Prenons l'exemple concret de Denain, où nous
avons été faire un bref voyage (1). Partons du niveau le plus
haut de la hiérarchie sociale pour aboutir au plus bas. La
situation à l'entreprise de Cail est celle-ci : 350 licenciés,
200 déclassés, puis « reclassement » éventuel des licenciés, soit
à l'usine, soit à l'extérieur. Nouveau régime pour ceux qui
restent. Voici quelques exemples :
plusieurs ingénieurs déclassés ;
un grand nombre de contremaîtres renvoyés à la produc-
tion ;
beaucoup de contremaîtres licenciés ; à certains on pro-
pose de les reprendre comme ouvriers ;
à des employés de bureau licenciés on propose de les
reprendre... comme manoeuvres à la fonderie ;
trois jeunes gens (de retour d'Algérie) d'origine ouvrière
qui, après avoir obtenu leur C.A.P. de tourneur avaient
fait des études de dessinateurs industriels, sont renvoyés
du bureau de dessin au tour ;
on propose à d'anciens P1, P2 ou même P3 d'être repris
comme manoeuvres, à un jeune, père de 4 enfants, soudeur
Pi, on propose une place de manoeuvre à l'atelier de déca-
page ;
les vieux manoeuvres, qui ont trente à trente-cinq ans de
maison, sont purement et simplement licenciés ; on les
dirige sur d'autres entreprises où personne ne veut d'eux.
Pour les ouvriers qui restent, la situation et les conditions
de travail se détériorent gravement. Aux laminoirs la semaine
passe de 48 heures et plus à 40 heures, faites en 4 équipes
au lieu de 3. Résultat : premièrement, les ouvriers arrivent
à perdre de 30 à 50 % de leur salaire antérieur et, deuxième-
ment, les nouveaux horaires introduits pour réaliser les qua-
tre équipes imposent aux ouvriers une existence absurde et
incohérente et souvent impossible pour ce qui est des trans-
ports.
Si nous nous sommes étendus sur ces exemples concrets
c'est pour essayer d'en dégager la signification générale. Ce
qui est « rationalisation » à un bout, pour les patrons, se
traduit à l'autre bout, pour les ouvriers et les employés, par
quelque chose de déraisonnable, d'incohérent et d'absurde.
Mais il y a plus. La nouvelle morale de la rationalisa-
tion se traduit dans les faits par le déclassement systématique
(1) V. à la fin de ce numéro : Vingt-quatre heures à Denain, dans
Extraits de la presse ouvrière.
.
<
et par là même détruit les fondements de l'ancienne morale
bourgeoise sur laquelle on avait vécu depuis la Libération.
Et cette destruction va extrêmement loin.
La bourgeoisie opposait aux pays de l'Est, aux démocra-
ties populaires, l'élévation du niveau de vie, la stabilité et
la progression des hiérarchies catégorielles et sociales, la
liberté de choix des emplois, le maintien des avantages acquis.
Maintenant, au nom de la nouvelle « rationalité », on jus-
tifie le déclassement généralisé des emplois, la fluidité de la
main-d'oeuvre et les transferts de population, la réduction
brutale des divers niveaux de vie et l'écrasement des hiérar.
chies autrefois sacro-saintes. Or, un tel changement d'orien-
tation a des répercussions énormes. Tout le fonctionnement
du crédit, qui avait pris en France une extension foudroyante
après la guerre, reposait sur la certitude d'une élévation gra-
duelle du niveau de vie, sur la stabilité et même l'accroisse-
ment des hiérarchies, sur l'assurance des heures supplé-
mentaires, sur le plein emploi, même au prix d'un certain
sur-emploi. Toutes ces « valeurs » étaient justement celles
du capitalisme occidental.
Le cas du lamineur qualifié de chez Cail, non licencié,
qui avait acheté une maison suivant les modalités du plan
Courant et acquis une télé à crédit et qui a volontairement
donné sa démission parce que la réduction des heures de
travail aux laminoirs diminuait sa paye de près de 50 % et
ne lui laissait plus pour vivre, une fois ses traites payées, que
700 F par quinzaine, est caractéristique. Connaissant bien la
région, travailleur et débrouillard il compte trouver une place
de manoeuvre dans les travaux saisonniers de printemps (de
caractère industriel), comportant 50 ou 60 heures de travail,
pour faire face à ses engagements antérieurs. C'est-à-dire, se
déclasser professionnellement pour éviter de se déclasser socia-
lement.
Il est inutile de souligner que de telles solutions ne sont
qu'individuelles. Dans la plupart des cas la dégradation profes-
sionnelle se traduit par une dégradation sociale, par un véri-
table « déclassement » qui sape les bases mêmes de la pré-
tendue supériorité du capitalisme occidental.
Dans le cas du Borinage belge, le contraste entre la
« rationalité » capitaliste et la raison humaine est encore plus
frappant. Ici, on condamne brutalement toute une région qui
à des traditions industrielles, historiques, économiques et
sociales qui remontent à plus d'un siècle et demi. Autant dire
qu'un pays comme la Belgique, dans son ensemble, est un
pays « irrationnel ». Il repose tout entier sur les charbon-
nages et la sidérurgie. Or, le charbon belge est l'un des plus
chers du monde, les puits y sont les plus profonds et les veines
les plus étroites. Au point de vue de la « rationalité », la Bel-
5
gique elle-même est un non sens. Pourtant les exportations
d'acier de l'Europe dans le reste du monde (en fait l'Europe
est la seule zone exportatrice importante de ce produit de
base) sont assurées pour les deux-tiers par l'Union belgo-
luxembourgeoise. Où est dans ce cas la rationalité ? Certai.
nement pas dans le calcul des prix de revient comparés des
mines.belges, où le charbon se trouve à 1 300 m de profondeur,
et des mines américaines à ciel ouvert qui ignorent même
ce qu'est un mineur de fond.
La rationalisation devient ici le comble de l'absurdité.
On ne ferme plus une entreprise, on ferme une région entière
et il n'est pas étonnant dans ces conditions que toute la popu-
lation, y compris les ingénieurs et les commerçants, aient
suivi dans leur mouvement les mineurs de fond qui ont spon-
tanément engagé la lutte.
Comment les ouvriers ont lutté
Face à cette situation quelle a été la réaction des
ouvriers ? En Italie, à Florence, les licenciements (environ
1 000 ouvriers et employés) de la Galileo ont donné lieu à des
luttes assez vastes et amples, entraînant les secteurs périphé-
riques de la population et étendant ses répercussions jus-
qu'aux organismes administratifs municipaux. La hiérarchie
catholique, elle-même, a cru bon de s'émouvoir.
Pourtant le « reclassement » de tous ces ouvriers était
pratiquement assuré. Seulement, comme, en fait, il s'agissait
là aussi d'un déclassement (certains ouvriers se sont, vu pro-
poser des travaux de terrassement dans la construction de
routes) les salariés ont refusé purement et simplement
d'accepter passivement cette solution. A cela s'ajoutait la
situation particulière des travailleurs italiens. En Italie, en
effet, vu le chômage chronique, chaque travailleur employé
fait vivre deux ou trois de ses parents qui sont en chômage
ou qui n'ont qu'un travail partiel ou saisonnier. Dans ces con-
ditions, le déclassement c'est le plus souvent la destruction
pure et simple du pénible équilibre familial auquel on était
précédemment parvenu. A cette lumière tout s'explique, depuis
l'acharnement des ouvriers jusqu'à l'émotion... de l'épiscopat.
En Belgique les choses ont été beaucoup plus loin. Ce qui
vient d'être dit plus haut l'explique aussi. Cependant, dans
le cas du Borinage belge est intervenu un autre élément
infiniment important : l'embryon d'une solution ouvrière.
Non seulement les mineurs belges et leurs camarades
d'autres corporations ont engagé la lutte spontanément,
non seulement ils ont conféré à cette lutte une détermination
farouche en pertubant gravement la vie de la région (barrages
de routes et de voies de chemin de fer, voire barricades),
6
mais encore, dans l'action, ils ont fait naître des formes élé-
mentaires et temporaires d'organisation autonome des ouvriers,
qui sont d'ailleurs les seules à avoir mené à bien toutes les
actions tant soit peu efficaces.
De ceci nous ne donnerons que deux exemples, tirés d'un
reportage d'un journal socialiste de gauche belge, intitu
« La Gauche » (et qui d'ailleurs bavarde sur les nationali-
sations comme « solution » à la crise, au même titre que tous
les autres bureaucrates).
Première scène : des gars dépavent la rue. La police inter-
vient. Il n'y a pas de heurts violents. On se retire pour boire
le
coup.
Voici
ce que rapporte l'interviewer :
« Chez qui
sommes-nous ? Qui donc a donné la consigne de dépaver ?
Le doyen de la petite assemblée nous explique ; « Les chefs
on ne les voit pas ». Comme nous lui faisons remarquer que
tout de même l'Action Commune a donné l'ordre de grève
pour lundi, il nous rétorque : « Une grève comme celle-ci, ça
se prépare. Il n'y a pas que l'arrêt de travail, il y a toutes les
autres démonstrations du mécontentement ouvrier. Je me
souviens : 1932, 1936... Alors, que voulez-vous, ce soir nous
nous sommes réunis à quelques-uns : la tactique est simple,
on travaille par petits groupes, il y a beaucoup de portes
amies qui resteront ouvertes toute la nuit... alors les gen-
darmes peuvent courir. » Comme nous lui demandons s'il
exerce une quelconque fonction politique ou syndicale, le
brave homme nous répond : « Mais non, je suis syndiqué
sans plus... mais si tout le monde met la main un peu à la
pâte, si chacun fait son petit travail dans son quartier, dans
sa rue, alors Monsieur le journaliste, nous pouvons être les
plus forts, n'est-ce pas ? »
Le second exemple concerne les mineurs italiens, qui
ont joué un grand rôle dans la grève. Notre journaliste
« ouvrier » est introduit dans une réunion de mineurs ita-
liens, « sorte de phalanstère » où une trentaine d'ouvriers
discutent avec une animation « propre aux gens du sud ».
Traduite en français, la décision prise par l'assemblée est la
suivante : la lutte continuera pour la libération des grévistes
arrêtés. A la fin de la réunion, nous conte ce journaliste, il
demande si tout cela se déroule dans le cadre d'une organi-
sation syndicale ou politique. La réponse est que ces mineurs
sont affiliés aux deux centrales (solcialiste et chrétienne),
mais qu'ils se regroupent spontanément à la base. « D'ailleurs,
lui dit-on, s'il y a beaucoup de mineurs italiens à la C.S.C.
(centrale chrétienne) c'est uniquement parce que cette organi-
sation a constitué des services particuliers au bénéfice des
italiens. »
Cette situation que nous venons de décrire ne souffre
qu'une seule et unique explication : toutes les actions réelles
7
cela (
sommes
et efficaces ont été le fait de l'organisation élémentaire et
autonome des ouvriers. Pour le reste, on sait d'ores et déjà
que le parti socialiste belge et les syndicats ont noyé le mou-
vement quasi insurrectionnel des mineurs et de leurs cama-
rades dans le marais de la nationalisation. Et,
en gros
réussi (sauf que la nationalisation n'aura même pas lieu)...
car les mineurs belges n'ont pas fait comme leurs camarades
anglais ou français l'expérience depuis quelque quinze ans
des beautés de la nationalisation. En fait il n'est même pas
vrai
que
cela ait mordu, tout juste peut-on dire que la grève
a été noyée. « France-Soir » du 25 février rapporte en effet
que de nombreux mineurs du Borinage ont réagi à l'accord
gouvernement-syndicats en disant : « Nous nous
battus pour rien. » Le puits d'où était parti le mouvement
a continué à faire grève deux jours après l'ordre de reprise
des syndicats.
Les raisons proprement politiques de cet échec sont évi-
dentes : luttes sordides de tendances entre les socialistes ei
les démocrates chrétiens au pouvoir. Mais ce n'est pas ici notre
objet et l'on se reportera utilement à ce sujet à la lettre que
nous envoie un de nos lecteurs belges.
En France, plus particulièrement à Fives-Lille et Cail à
Denain, le tableau des réactions ouvrières est tout différent.
Disons tout de suite que les cris de victoire qu'ont pous
non seulement les staliniens mais l’U.G.S. et toute la gauche
à la suite des réactions ouvrières et syndicales (et il est ici le
plus souvent difficile de distinguer les unes des autres) sont
tout à fait déplacés. La vérité c'est qu'il n'y a pas eu de
luttes véritables face aux licenciements opérés à la suite de
la fusion Fives-Cail. On n'a assisté qu'à un combat d'arrière-
garde d'ouvriers acculés au mur et lâchés par leurs organisa-
tions. Il était d'ailleurs difficile qu'il en soit autrement en
France après le 13 mai et le 1er juin.
Certes, à Fives, les ouvriers ont occupé l'usine, certes à
Denain (ce qui n'a pas été dit) ils ont cassé la gueule an
patron. Mais tout est rapidement rentré dans l « ordre ». Il
n'y a eu aucune tentative sérieuse d'organisation, même des
plus élémentaires, des ouvriers à la base, et c'est la raison
pour laquelle il n'y a eu aucune action réellement efficace.
On a fait confiance pleine et entière aux syndicats et les
syndicats n'ont évidemment rien fait, car sous la V° Répu-
blique les syndicats c'est encore bien moins que sous la IV“,
Il faut dire, à la décharge des ouvriers, que le tournant
vers la rationalisation en France est à la fois neuf, incom-
préhensible et inattendu. Les ouvriers que nous avons inter-
rogés n'arrivaient pas à croire que ce qui leur arrivait était
vrai, durable et sérieux. C'était un peu pour- eux un acci-
dent.
1
8
Il faut aussi dire, à la décharge des ouvriers, qu'ils
s'étaient battus dans cette région avec une détermination
farouche en 1953 et qu'au moment le plus élevé de leur lutte
la C.G.T. leur avait donné l'ordre de reprise du travail. Dans
un sens ils ne s'en sont jamais relevés et chez Cail où, avant
53, on comptait 80 % des ouvriers de l'usine syndiqués à la
C.G.T., aujourd'hui il n'y en a plus que 30 %, les autres s'étant
retirés purement et simplement de l'activité syndicale.
.
Une véritable riposte est-elle possible ?
Face à cette situation, quelle peut être la réponse
ouvrière ? Par quels moyens et pour quels objectifs engager
la lutte ? En dépit de leur manque total de préparation
pour une lutte de ce genre, l'essentiel de cette réponse se
trouve déjà dans les actions déclenchées spontanément par
les travailleurs. Les mineurs du Borinage, les métallos de
Denain, les ouvriers des chantiers navals de Malte, les tra-
vailleurs de Florence, tous refusent, purement et simplement,
les licenciements. Il ne veulent pas l'aumône d'une quel-
conque allocation de chômage, ils refusent de devenir des
mendiants hors de la production alors que c'est grâce à eux
que cette production a augmenté dans les années précédentes,
alors que dans l'appareil productif qu'ils ont aidé à dévelop-
per d'autres ouvriers devraient continuer à travailler en fai-
sant des semaines de 48 heures et davantage. Qu'est-ce que
cela signifie ? Qu'ils n'acceptent plus la fable que les
crises et le chômage sont une fatalité ; ils estiment qu'il n'y
a pas de fatalité et qu'une société hautement industrialisée,
possédant les moyens techniques actuels, doit être au moins
capable de fournir aux gens des conditions « normales » de
vie, donc du travail. Par là même ils refusent de faire les
frais de la « réorganisation » capitaliste, car ils estiment
que, les capitalistes dirigeant les affaires, c'est à eux de se
débrouiller pour que ces affaires marchent sans que les condi.
tions de vie des ouvriers soient aggravées. Les luttes actuelles
des ouvriers ne visent plus, comme cela avait été souvent le
cas lors des crises économiques de l'avant-guerre, à augmen-
ter les allocations de chômage ou, simplement, à obtenir des
secours, elles visent à empêcher ce chômage lui-même. Cette
exigence se situe donc à un niveau plus élevé. Et les tra-
vailleurs ont parfaitement raison. Aussi, toute organisation
ouvrière digne de ce nom ne peut que reprendre cette reven-
dication des ouvriers et les aider dans leur lutte.
Cette lutte a deux aspects : elle vise à la fois à mainte-
nir l'emploi, par le refus pur et simple des licenciements, et
à diminuer les heures de travail pour le même salaire. L'un
ou l'autre de ces aspects peut dominer selon les cas. Par
9
1
exemple : dans le cadre d'une entreprise, s'il s'agit de licen-
ciements partiels, le refus des licenciements peut être accom-
pagné de la proposition de réduire les heures de travail, de
partager le travail qui existe entre tous, avec le même salaire.
S'il s'agit d'une fermeture de l'entreprise, on doit exiger un
reclassement simultané, avec les mêmes conditions de travail,
de qualification professionnelle, de salaire, de logement (sans
exclure que, dans certaines conditions locales, le maintien
de l'entreprise puisse être exigé). Reclassement simultané,
cela peut signifier concrètement refuser une fermeture com-
plète, exiger l'étalement des licenciements et la réembauche,
au fur et à mesure, des licenciés. La même position peut
être valable pour toute une région, comme dans le cas du
Borinage.
L'élément fondamental d'une telle lutte c'est l'appel
à la solidarité des travailleurs, de la même entreprise, de
la même ville, de la même région, sans distinction de caté-
gories professionnelles. Il s'agit donc d'informer la popula.
tion travailleuse de chaque situation d'entreprise ou locale,
de montrer aux travailleurs non touchés par les licenciements
en quoi leurs intérêts sont solidaires de ceux des licenciés,
ce que, comme le prouve le Borinage, ils sont tout à fait
prêts à comprendre. Et il s'agit de traduire cette solida-
rité en actes : de la grève dans l'entreprise à la grève géné-
rale de toute une région, de l'occupation de l'usine, aux
manifestations de rue, à l'interruption de toute la vie écono-
mique d'une ville ou d'une région, la solidarité et l'action
ouvrières peuvent montrer leur puissance, leur détermina-
tion et faire reculer le patronat.
Il s'agit aussi de formuler des objectifs clairs, de poser
des conditions précises au patronat ou au gouvernement :
réduction des heures de travail à tel niveau, avec le même
salaire, calendrier de réembauche, indemnités de reclassc-
ment (au cas d'un transfert de localité), etc.
Il s'agit encore, et c'est cela la condition même de toute
chance de succès, de ne pas cesser la lutte quand les négo-
ciations s'engagent, mais au contraire de l'intensifier alors
par tous les moyens. Des négociations sous la pression des
ouvriers en grève et dans la rue sont toute autre chose que
des parlottes se terminant par des vagues promesses, comme
l'a bien montré le mouvemennt de Nantes en 1955. La lutte ne
peut donc cesser qu'après avoir obtenu l'accord formel des
patrons et du Gouvernement et un commencement d'appli.
cation, sous réserve de recommencer immédiatement à la
moindre infraction du patronat à cet accord.
Au cours des négociations, la position des travailleurs
ne peut être que la suivante, la seule qui fait leur force : poser
leurs conditions et déclarer nettement que les conséquences
10
de ces conditions pour l'économie capitaliste cela ne regarde
que les capitalistes. Les travailleurs n'ont pas à donner des
conseils aux patrons sur la façon de diriger leurs affaires,
ils n'ont pas à proposer des mesures pour une « meilleure
gestion de l'entreprise » ou de « l'économie »; cela est une
absurdité, car la « meilleure gestion » pour les capitalistes
est celle qui permet de renforcer l'exploitation des ouvriers,
et les mesures de « réorganisation » qui provoquent les licen-
ciements font partie justement de cette « meilleure gestion ».
Donc, tout ce que proposeront les ouvriers pour protéger leurs
conditions de vie et de travail ira forcément, dans 99 % des cas,
contre cette « meilleure gestion » et ne sera accepté par les
capitalistes que sous la menace, par la force. Pour les ouvriers,
la seule « bonne gestion » ce serait leur propre gestion des
entreprises. La lutte autour des licenciements pourrait per:
mettre à beaucoup de travailleurs de se rendre compte de
cette nécessité. Il est vrai que la gestion ouvrière n'apparaît
pas actuellement aux travailleurs comme un objectif réa-
lisable. Dans ces conditions, seule la position « nous ne vou-
lons pas de licenciements, débrouillez-vous ! » peut donner
de la force aux actions ouvrières.
Mais imposer de telles mesures, mener une lutte de ce
genre, cela nécessite une organisation, une conception d'ensem.
ble de la façon de lutter. Nous avons vu que les travailleurs
tendent d'eux-mêmes à agir dans ce sens, mais il apparaît
aussi, comme le prouvent les récents mouvements, que
la
spon-
tanéité ne suffit pas. L'action ouvrière est canalisée par les
centrales syndicales et progressivement réduite à un mou.
vement symbolique. La bureaucratie syndicale s'emploie
immédiatement à faire cesser le mouvement contre de vagues
promesses gouvernementales, qui ne sont que des promesses.
Les syndicats substituent l' « action » légaliste, les démarches
auprès de Messieurs les Ministres, les conférences avec des
soi-disant techniciens, à l'action et la vigilance des ouvriers,
à l'immobilisation de l'économie par la grève ; la ferme
détermination des ouvriers nous ne voulons pas de licen-
ciements, arrangez-vous ! est remplacée au sommet par
des considérations larmoyantes sur la situation difficile de
l'économie nationale, les « besoins du pays », et sur ce qui
pourrait être fait « si nous avions un bon Gouvernement »
(celui du parti qui prédomine dans le syndicat).
Il est démontré une fois de plus que les centrales syndi-
cales actuelles sont incapables d'organiser et de mener à la
victoire de tels mouvements. L'organisation des mouvements
par les ouvriers eux-mêmes, apparaît donc comme la condi-
tion essentielle de l'efficacité et du succès. Comités de grève
ou d'action élus
par
des assemblées d'atelier, de bureau,
d'équipe, de puits assemblées de délégués de ces comités
11
et élection d'un conseil central de grève ou d'action, seul
désigné pour mener les discussions avec le patronat et le
Gouvernement révocabilité des délégués à tout instant par
les assemblées qui les ont élus décisions importantes sou-
mises à la discussion et au vote de la base telles sont les
lignes générales d'une organisation du mouvement par les
travailleurs eux-mêmes, seule capable d'assurer leur partici-
pation maximum, et donc l'efficacité maximum du mouve-
ment, de refléter toujours leur volonté, et de maintenir ainsi
intacts ses objectifs.
Une telle forme d'organisation ne ferait que renouer
avec des tentatives qui ont eu lieu dans les périodes les plus
offensives de la classe ouvrière comme, par exemple, en
1936.
Certes, il n'y a aujourd'hui en France ni comités, ni
assemblées, ni délégués de ce genre. Mais il y a des luttes
et elles échouent. Il ne s'agit pas de simplement enregis-
trer les échecs. Il s'agit d'essayer d'éviter leur renouvelle-
ment en se faisant les défenseurs convaincus et inlassables
de cette idée simple que l'organisation des luttes par les
ouvriers eux-mes est la seule voie pour aller de l'avant. Et
ce sentiment est maintenant partagé par un nombre croissant
d'ouvriers.
12
Sociologie-fiction
pour gauche-fiction
Lors du 13 mai puis lors du referendum et des élections,
les partis de gauche, c'est-à-dire surtout le P.C., ont manifesté leur
impuissance à regrouper derrière eux la classe ouvrière ; le P.C.
n'a même pas réussi à jouer le rôle dans lequel il s'était de plus
en plus cantonné, celui d'une agence électorale efficace. Une large
fraction de la classe ouvrière ne le suivait plus, et même votait
pour le représentant du grand capital.
Devant cette situation nouvelle qui mettait en cause toutes
les conceptions théoriques de la gauche, sa ligne politique et
sa stratégie dans la mesure, infime, où elle a jamais eu l'une
et l'autre elle se devait de chercher à se définir sur de nou-
velles bases. Un certain nombre d'intellectuels nouveaux-venus,
d'une nouvelle espèce des sociologues - se sont alors présentés
avec des réponses toutes neuves. Leur succès est foudroyant.
Pendant 14 ans, la classe ouvrière française a suivi en gros
« ses » organisations politiques et syndicales, ne fût-ce que sur le
plan électoral. Il n'y avait donc pas de question à se poser ; on la
reconnaissait facilement; on pouvait aisément l'étiqueter: la
classe ouvrière c'est le P.C., c'est la C.G.T., c'est, en partie, le
P. S., etc. La fonction de l'intellectuel de gauche c'était d'accepter
cette identification de la classe ouvrière à « ses » organisations
et, au besoin, de l'expliquer ; c'était en somme de se laisser pousser
par le vent dominant, de ramper devant le plus fort. Du jour où
cette identification se manifeste fausse, de façon éclatante même
pour ces aveugles volontaires, c'est le cataclysme, c'est le tour-
billon des questions qui cingle l'intellectuel de gauche en détresse :
« la classe ouvrière existe-t-elle ? le socialisme existe-t-il ? » etc.
Ils ne savent plus à quelle « force objective » se vouer. Les vieux
surtout ; toutes les assises de leur « pensée » se sont effondrées.
Mais voici que de jeunes savants qui ont étudié « objectivement »,
« scientifiquement » les réalités sociales actuelles se présentent et
profèrent leur Révélation : « L'ère du néo-capitalisme s'est ou-
verte ; il a engendré une néo-classe ouvrière ; le règne de la lutte
· 13
un
des classes a pris fin, celui de leur intégration commence; la
mission de la néo-gauche c'est de pousser dans ce sens jusqu'au
socialisme... ».
Ainsi, grâce à eux, la gauche va pouvoir repartir du bon pied :
elle sait maintenant de nouveau d'où souffle le vent. Et l'histoire
des Sciences Humaines retiendra que quelques mois après le 13 mai
1958, comme par miracle, la sociologie industrielle française a
été entièrement renouvelée ainsi que les perspectives du mouve-
ment ouvrier.
En fait, tout ce bavardage ne fait que masquer, sous
mélange de découvertes de réalités déjà vieilles et d'élucu-
brations fantaisistes, mais sur de vieux schémas réactionnaires,
une capitulation de plus de la très sénile gauche française qui-
ne sortira jamais de sa très vieille ornière : le réformisme.
A vrai dire il ne s'agit pas d'une idéologie constituée, mais
d'un courant plus ou moins ramifié qui tend de plus en plus à
servir d'idéologie à la gauche, sans qu'elle l'ait reconnu explici-
tement comme telle, puisque la mode qui prévaut encore dans
ce milieu est celle de « l'échange des expériences » -- ou plutôt
des désenchantements et des confusions. On peut facilement en
dégager quelques orientations caractéristiques et quelques postu-
lats fondamentaux que le mérite de S. Mallet est d'avoir
exposés
à la fois de la façon la plus nette et la plus vigoureuse si l'on
ose dire et de la façon la plus gauchiste. C'est pourquoi nous
nous référons surtout à la série
impressionnante des articles
qu'il a publiés depuis quelques mois.
LES REVELATIONS DES NEO-SOCIOLOGUES
Depuis la négation pure et simple de la classe ouvrière jus-
qu'à la constatation qu'elle a subi de nombreuses transformations,
depuis Crozier, Collinet, etc., jusqu'à Mallet en passant par Tou-
raine, les révélations des sociologues industriels français sur la
classe ouvrière ont en commun une certaine conception de la
notion même de classe et de rapports de production. Notion parti-
culièrement nette chez Mallet qui emploie le plus volontiers le
jargon marxiste.
Pour lui, cf. Arguments, n°* 12-13, p. 15-16) « la notion
de classe sociale appartient de toute évidence au domaine des
réalités théoriques »; la division de la société en capitalistes et
prolétaires telle que la présente le Capital « est le type même de
l'abstraction nécessaire à la démonstration ». Les rapports de
production sont conçus tantôt, sur le plan de l'entreprise, comme
des rapports « techniques » et sur le plan de la société globale,
comme des rapports « juridiques ». Enfin « la transformation de
la notion marxiste d'une classe sociale jouant un rôle déterminé
dans la production en une « catégorie magique » possédant en
propre une idéologie, une conscience collective, se traduisant par
14
une communauté d'intérêt, de sentiments affectifs et de mode de
vie, n'a fait que refléter l'intrusion des structures religieuses dans
la pensée du mouvement socialiste ».
Cette façon même de concevoir la réalité qu'il prétend étudier
situe le sociologue hors de la société, dans le paradis de l'objecti-
vité scientifique et nie tout rapport dialectique entre l'histoire
et celui qui la pense. Au contraire Marx concevait sa propre
réflexion à la fois comme le fruit, sur le plan de la pensée systé-
matique, de la lutte des classes, et comme un moment de cette
lutte des classes ; il fondait sa conception des classes non pas sur
une méthodologie abstraite qui lui fournissait cette notion comme
un outil rationnel commode, mais sur le fait même de la lutte
des hommes dans la société et particulièrement dans la production.
La division des classes n'était donc pas pour lui « une abstraction
nécessaire à la démonstration », les rapports de production n'é-
taient pas spécifiquement juridiques ou techniques : c'était pour
lui des réalisations vivantes, sociales, engageant totalement les
hommes dans une lutte sur tous les plans. C'est le fait premier
de la lutte qui éclaire toutes les réalités sociales et historiques.
Pour nos savants au contraire, il s'agit d'analyser ces réalités
comme des phénomènes physiques bruts où on pourra découvrir
éventuellement la présence ou l'absence de luttes, la couleur bleue,
la tendance au socialisme, etc. En somme une telle attitude revient
purement et simplement à nier la lutte des classes et à adopter
sur la société le point de vue qu'ont toujours essayé d'imposer
les exploiteurs. Cette attitude condamne nos sociologues à ne
découvrir que les aspects les plus mineurs, les plus superficiels
de la réalité sociale.
Parachutés de leur ciel objectif dans la jungle infernale du
concret, notre commando de sociologues se met en quête de
l'Ouvrier Moderne et leur première constatation c'est que contrai-
rement à ce qu'ils ont appris dans les meilleurs livres, il n'est
plus reconnaissable par ses habits d'ouvrier, sa maison d'ouvrier,
son parler d'ouvrier, sa consommation d'ouvrier, etc... « L'ouvrier
cesse de se sentir tel lorsqu'il sort de l'usine » (Mallet, Argu-
ments). Il est fondu dans la population.
Tout d'abord, pour avoir fait cette constatation, il faut croire
que ces savants ne se sont pas promenés dans les régions indus-
trielles du Nord, par exemple, ni même dans certaines banlieues
parisiennes ; car ils en auraient trouvé de ces « ghettos ouvriers »
dont ils célèbrent la disparition. De plus, lorsqu'ils parlent de la
participation ouvrière à la consommation, de son accession à un
niveau de vie parfois presque bourgeois, etc., ils oublient un peu
vite la véritable misère matérielle dans laquelle vivent encore
de très larges catégories d'ouvriers. Qu'ils partagent cette misère
avec nombre de petits employés n'y change rien.
15
Certes, il est vrai que l'évolution du capitalisme va dans
le sens d'une élévation du niveau de vie
moyen
des travailleurs.
C'est ce que cette Revue explique depuis 10 ans. Ce fait n'est une
découverte que pour ceux qui refusaient de voir la réalité de ce
qui se passait en France, et à plus forte raison dans les pays capi-
talistes plus évolués, tels que les Etats-Unis ou l'Angleterre ;
pour ceux qui restaient obnubilés par les rabachages staliniens
sur la paupérisation, relative ou absolue, de la classe ouvrière.
Mais il faut bien voir de quoi il est question et ne pas
bavarder là-dessus dans l'abstrait.
Tout d'abord, à l'échelle du monde, le capitalisme se révèle
incapable d'organiser « harmonieusement » l'économie. Il parvient
à prévoir la trajectoire d'un spoutnik à des milliers de kilomètres
de la terre, mais ne peut empêcher une famine de tuer des cen-
taines de millions de gens aux Indes.
Si l'on se place, maintenant, à l'intérieur des limites,
relativement étroites encore, des pays industriels évolués, trois
remarques s'imposent. En premier lieu, l'élévation du niveau de
vie des travailleurs s'est accompagnée d'un accroissement beaucoup
plus important de la productivité du travail, c'est-à-dire de la
quantité de produits fournis par un ouvrier en un temps donné.
Cela signifie que la part du produit social qui est distribuée aux
ouvriers a diminué. Cela signifie aussi, concrètement, que le travail
est devenu encore plus abrutissant que par le passé sauf dans
certains secteurs.
En second lieu, cette augmentation du revenu des ouvriers
n'a jamais été obtenue que par leur lutte, plus ou moins violente,
ou par la menace de lutte.
Enfin, il faut distinguer les périodes d'expansion et les
périodes de ralentissement ou de « récession » de l'activité écono-
mique. Dans les premières, l'augmentation des salaires relative-
ment facile à obtenir s'accompagne, en Europe surtout, d'un
allongement considérable de la durée du travail : les semaines de
50 ou 60 heures sont courantes.
Dans les périodes de « récession », qui prennent essentielle-
ment le sens de périodes de réorganisation du capitalisme, comme
la période actuelle, le chômage sévit massivement et même dans
les secteurs qu'il n'atteint pas, la suppression des heures supplé-
inentaires entraîne une grave baisse du salaire.
Cependant, dans le raisonnement qui prétend montrer que
grâce au développement de la consommation, l'ouvrier voit réelle-
ment progresser sa condition, le vice essentiel est ailleurs. Il est
dans l'acceptation de la consommation comme critère valable
de la réussite d'une société. Or, comme le capitalisme moderne,
pour pouvoir développer la consommation toujours davantage,
développe dans la même mesure les besoins, l'insatisfaction des
hommes reste la même. Leur vie ne prend plus d'autre signification
que celle d'une course à la consommation, au nom de laquelle on
16
justifie la frustration de plus en plus radicale de toute activité
créatrice, de toute initiative humaine véritable. C'est dire que,
de
plus en plus, cette signification cesse d'apparaître aux hommes
comme valable ; et là est une des tares les plus fondamentales
de la société moderne.
Du même coup, rester obsédé par ce progrès de la consomma-
tion conduit à laisser dans l'ombre les conflits dans d'autres domai-
nes de la vie sociale, la famille, la jeunesse, la culture, etc., pour
les-
quels la société ne propose aucune solution et qui deviennent
toujours plus obsédants, comme on peut s'en rendre compte à
travers le cinéma américain par exemple.
Enfin, il est absurde de choisir comme critère de l'ouvrier
son niveau de consommation ou son mode de vie, en tant que tel.
Tenter de ravaler l'ouvrier au niveau d'un « être économique »,
à la fois consommateur de biens et vendeur de la force de travail,
a toujours défini l'attitude essentielle du bourgeois vis-à-vis de
l'homme qu'il exploite. Le seul critère mais avec ce mot nous
empruntons le vocabulaire des sociologues - ou plutôt le seul fon-
dement réel de la condition sociale de l'ouvrier c'est le rôle qu'il
joue dans la production, ce sont les rapports que la production lui
impose d'entretenir avec les autres hommes. Et c'est seulement à
partir de là que s'éclairent les autres aspects de la vie sociale de
l'ouvrier, sa consommation, etc. Mais cela nos sociologues l'igno-
<
rent.
La « sociologie » qu'ils pratiquent consiste à diviser le réel en
autant de parties qu'il est nécessaire pour que chacune d'elle soit
dépourvue de toute signification et qu'il ne soit plus possible, à
partir de ces parties, de concevoir le tout. Ainsi, on commence par
étudier une catégorie de réalité que l'on baptise strictement socio-
logique ; par exemple: la ration alimentaire de l'ouvrier, son
costume, son comportement sexuel, etc. Sorte de botanique à quoi
la vieille école française a essayé de réduire la sociologie sous
prétexte de la constituer comme science. Inutile d'insister sur la
totale insignifiance de ces faits si on ne les relie pas à des notions
plus profondes. C'est pourtant par là que se croient tenus de
commencer les sociologues industriels français, au nom de l'objec-
tivité universitaire ; alors qu'à la rigueur on pourrait concevoir
qu'ils terminent par là. Ensuite, même lorsqu'ils en viennent
à des niveaux plus profonds, ils parviennent à échapper à toute
compréhension synthétique, c'est-à-dire à toute compréhension
tout court. Voici par exemple, Mallet discutant Touraine : il lui
reproche d'avoir confondu « la condition ouvrière, notion socio-
logique » et « le fait de l'existence autonome de cette classe,
notion économique et politique », ce qui l'amène à « sous-estimer
les rapports de classe à l'entreprise et à surestimer les rapports
sociaux quotidiens hors de l'entreprise » (Arguments, n°8 12-13,
p. 20). Ces arguties, ces distinctions subtiles entre ces différents
ordres de faits sociaux ne font qu'embrouiller et égarer l'analyse.
17
Mallet aura beau proposer les dosages les plus délicats entre ces
diverses catégories de réalité, il n'expliquera rien du tout. Car ce
qui est à la racine de la condition ouvrière c'est que l'ouvrier n'est
pas le maître de son travail, de son activité créatrice de valeur.
Que ce fait se répercute sur tous les plans de la vie sociale sur
le plan de la forme de la propriété, sur le plan du salaire ou du
marché de l'emploi, etc. ne diversifie en rien la réalité. La
logique toute puissante de l'exploitation veut que l'ouvrier,
exécutant dépossédé de son travail, soit dépossédé du fruit de
son travail, ne puisse intervenir que par la lutte dans la distri-
bution du produit social et dans la détermination de son contenu,
soit écrasé, nié, en tant qu'homme exerçant une activité humaine
par toutes les valeurs de la société et cela aussi bien en dehors
qu'à l'intérieur de l'entreprise. Pour comprendre cela, il n'y a
qu'une seule méthode : partir de l'expérience que les ouvriers
font à tout instant de la société ; et cette expérience étant celle
d'une lutte, on ne peut se l'approprier qu'en participant à cette
lutte.
L'OUVRIER « INTÉGRÉ A L'ENTREPRISE »
L'intégration de l'ouvrier à l'entreprise, telle est la décou-
verte sensationnelle de la sociologie industrielle ces derniers
temps. Cette nouvelle situation de l'ouvrier représente indistinc-
tement, dans l'esprit de nos sociologues, à la fois la tendance du
capitalisme moderne et la situation idéale de l'ouvrier.
Qu'est-ce que l'intégration de l'ouvrier à l'entreprise ?
A vrai dire personne n'est très clair là-dessus. On n'en parle
que par allusions et toujours entre guillemets. Mais quand on a
la chance de trouver quelques précisions, on s'aperçoit que ça se
ramène à quelques procédés bien simples du patronat pour mysti-
fier les ouvriers. Ce qui « intègre l'ouvrier à l'entreprise » c'est
« sa spécialisation-maison », « la garantie de l'emploi », « l'ouver-
ture des postes supérieurs » et « les avantages sociaux : retraite,
logement, intéressement à la productivité (!), etc. »; intervient
aussi « l'introduction du salaire social » (Mallet, Arguments).
Une première chose, déjà assez effarante à elle seule, c'est
de prendre au sérieux ces procédés. N'importe quel ouvrier sait,
par exemple, que les postes supérieurs, loin d'être accessibles
aux éléments de la classe ouvrière « les plus dynamiques, les
plus intelligents, les plus cultivés » (Mallet, Arguments), le sont
seulement aux « fayots », à ceux qui ont la cote d'amour de la
maîtrise et ont donné des gages au patron (1). Pour ce qui est de
la retraite, les ouvriers ne se font guère d'illusions sur le nombre
(1) Cf. D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière, « Soc. ou Bar. » N° 22.
Article repris, en partie, dans « Journal d'un ouvrier », ed. de Minuit.
18
*
d'années où ils en profiteront alors qu'ils ont cotisé toute leur vie,
si du moins, ils n'en perdent pas le bénéfice en changeant d'entre-
prise selon une clause courante. Quant au logement, c'est un
vieux procédé utilisé par les patrons depuis toujours. Enfin, on ne
voit guère ce que vient faire dans tout cela le « salaire social >>
sécurité sociale, etc. qui ne dépend en rien de l'entreprise.
Surtout, il est regrettable pour la thèse soutenue par ces
judicieux réalistes, qu'ils aient choisi, pour célébrer tous ces
« avantages » et leur efficacité pour « intégrer les travailleurs à
l'entreprise », justement le moment où la « rationalisation » d'un
grand nombre d'entreprises montre crûment qu'ils ne sont que du
vent, que la « promotion ouvrière », la sécurité de l'emploi, la
qualification, etc., sont autant de foutaises dont se moque bien
le patron qui doit réorganiser son usine s'il veut maintenir ses
profits, et qui se sent assez fort pour le faire sur le dos des
ouvriers. Il est vraiment « intégré », l'ouvrier que l'on jette au
rebut comme une machine, quand on n'a plus besoin de lui !
De sorte que ces fameuses mesures apparaissent bien comme
ce qu'elles sont : une série de moyens de chantage entre les mains
du patron, utilisables en période d'expansion, pour obtenir tou-
jours plus de travail et de docilité d'un ouvrier sur qui on ne
peut plus (et ce ne serait d'ailleurs pas utile pour le patron) peser
uniquement par la misère et la terreur, comme au siècle dernier.
Cependant, une chose encore plus effarante, c'est la conclu-
sion que nos sociologues se croient autorisés à tirer de ces formes
nouvelles de l'exploitation. Et ici apparaît encore plus clairement
leur vue absolument réactionnaire de la classe ouvrière.
Cette conclusion, c'est d'abord que les efforts du patron
atteignent automatiquement leurs objectifs. Du moment que les
ouvriers sont mis dans telle situation « objective », il est impen-
sable qu'ils ne se laissent pas entièrement dominer par elle. Mais
surtout, on considère que les ouvriers n'ont rien de mieux à
attendre que leur « intégration à l'entreprise ». Ainsi messieurs
les sociologues ne peuvent pas imaginer que l'ouvrier se conçoive
autrement que comme son patron le veut. Or, qu'ils demandent à
un ouvrier d'une usine moderne si l'organisation de la produc-
tion dans son usine tend à l' « intégrer » : d'abord il ne compren-
dra pas ce qu'ils veulent dire, ensuite ce qu'il expliquera, c'est
comment cette organisation suscite un conflit permanent à tous
les niveaux.
Car en bavardant sur cette fameuse « intégration », dont nous
avons vu à quoi elle se ramenait pratiquement, nos rêveurs érudits
ne voient pas comme toujours, le fait essentiel, qui touche non
seulement la France, mais encore plus les pays capitalistes plus
évolués : la lutte des ouvriers contre les conditions de travail et
à la limite, contre toute l'organisation capitaliste de la production,
sur le plan du processus concret de production lui-même. A la
base de l'analyse de ces savants objectifs, on retrouve cette vieille
19
idée, qu'ils partagent - en fait d'objectivité aussi bien avec
les économistes bourgeois qu'avec les staliniens, que l'ouvrier ne
se ressent comme exploité et n'est effectivement exploité que sur
le plan économique : sur le marché du travail, en tant que
consommateur.
La même idée, au fond, est exprimée par Mallet lorsqu'il dit
que « l'aliénation essentielle » c'est que « l'ouvrier producteur
n'est pas le maître de son produit » (Arguments, n° 12-13, p. 20),
ou lorsqu'il prétend que « la fameuse conscience de classe » est
« liée à la forme juridique des rapports de production » (Temps
Modernes, n°153-154, p. 778). En effet, tout cela revient à dire
que seule la propriété formelle de l'entreprise est à changer par
l'étatisation, par exemple, et laisse entièrement de côté la néces-
sité de modifier le rapport même de l'homme à son travail, si l'on
veut que ce changement de propriété ait un sens. Ce raisonnement
est celui qui est au fond de toutes les justifications de la bureau-
cratie : on remplace le pouvoir réel, direct, des ouvriers sur le
processus de production par le pouvoir de leurs représentants
formels, Syndicats, Parti ou Etat. On écarte ainsi ce qui fait à la
fois le fondement et le contenu essentiel du pouvoir ouvrier : la
domination directe et complète des travailleurs sur leur travail et
d'une façon générale, des hommes sur leur activité, c'est-à-dire la
gestion ouvrière, l'organisation du travail par les ouvriers, la déter-
mination des objectifs de la production par l'ensemble de la popu-
lation, etc. Négativement, sur le plan de la critique du capitalisme,
cela signifie que « l'aliénation essentielle » pour l'ouvrier, c'est
d'être dépossédé de son travail, d'être nié en tant que sujet de
la production, pour être ravalé au rang d'objet que l'on vend, que
l'on achète et qui n'a évidemment aucun droit sur la valeur
qu'il produit.
Aussi, même si le capitalisme élève le niveau de vie des
travailleurs - et il ne l'a jamais fait que sous leur pression plus
ou moins violente même s'il l'élevait encore beaucoup plus ;
même s'il parvenait à assurer la stabilité de l'emploi
et les
récents événements, tant en Amérique qu'en Europe, montrent
qu'on en est encore bien loin
ou à compenser véritablement
la perte de salaires des chômeurs, l'essentiel c'est que les ouvriers,
pris individuellement ou en tant que classe, ne sont pas les maîtres
de leur travail et qu'ils se révoltent sans cesse contre cette frustra-
tion. C'est cette frustration qui est à la racine de toutes les autres
et c'est cette révolte qui apparaît de façon de plus en plus nue
comme le facteur essentiel de la crise du capitalisme telle que
l'exprime, par exemple, le conflit permanent autour des normes
et de la productivité.
C'est aussi cette lutte des ouvriers contre les cadences, contre
la maîtrise, contre l'organisation capitaliste de l'usine qui permet
20
de concevoir la gestion ouvrière de la production et qui porte en
germe la conscience qu'à travers la révolution, l'instauration d'un
pouvoir des travailleurs est possible (2).
Certes, Mallet parle aussi de revendications gestionnaires
et il en fait même la forme moderne de la revendication. L'inté-
gration à l'entreprise, en accroissant la responsabilité de l'ouvrier,
va lui permettre de limiter cette aliénation essentielle dont nous
parlions plus haut ; elle va lui donner une certaine possibilité de
ressaisir le fruit de son travail, dont il était dépossédé, ou au
moins de contrôler l'usage qui en est fait. « La politique d'inté-
gration... accroit son intérêt pour les problèmes de gestion, les
questions purement économiques et financières de la production >>
(Arguments, p. 20). Et ailleurs, Mallet donne un exemple de
ce phénomène observé à la Caltex. Là, les « ouvriers » ont accepté
de ne pas appeler grève un arrêt de travail pour ne pas faire
baisser la cote en Bourse de leur entreprise ; ils ont renoncé à
certaines de leurs revendications pour ne pas défavoriser leur
firme par rapport à une rivale américaine... Voilà en quoi con-
siste pour Mallet la revendication gestionnaire de la classe ou-
vrière. On croit rêver... En fait on commence à comprendre lors-
qu'on s'aperçoit que ce qu'il nomme « les travailleurs de l'entre-
prise », ce sont les syndicats. Que la tendance des syndicats
inodernes soit de s'intégrer dans l'appareil capitaliste d'exploi-
tation, c'est ce que nous répétons depuis des années dans cette
revue.
Mais, tout d'abord, lorsque l'on parle d'intégration des syndi-
cats à l'entreprise, sachons de quoi il est question. Le cas que cite
Mallet pour la Caltex, s'il montre jusqu'où peuvent aller les
syndicats dans la collaboration avec les patrons, ne manifeste en
rien de prétendues préoccupations gestionnaires. D'une façon
générale les syndicats ne cherchent pas à s'immiscer dans la
gestion strictement capitaliste de l'entreprise : écoulement des
produits, achat de matériel, investissements, etc. Leur mode
d'intégration à l'entreprise est tout différent : c'est de devenir un
rouage indispensable dans l'appareil de direction des travailleurs,
c'est d'être le seul organe permettant une prise des dirigeants de
l'usine sur les dirigés, les ouvriers. Ce rôle évidemment déborde
le cadre de l'entreprise et tend à s'étendre à la société dans son
ensemble. Mais pour comprendre ce rôle, il faut le relier à un
phénomène que nos sociologues ignorent totalement et qui est
la bureaucratisation de la société. Nous disons qu'ils l'ignorent
totalement; parce que même lorsqu'ils parlent de bureaucratie,
ils n'y voient qu'un phénomène technique ou, à la rigueur, socio-
(2) Cf. P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme, « Soc. ou Bar.. »
N" 23.
21
logique (3) et non pas un phénomène social fondamental, qui en
gros consiste en ceci : les fonctions de direction et de gestion de
toutes les activités sociales et principalement de la production,
tendent à être détenues non plus par des individus isolés, mais
par des appareils collectifs ; par suite, la division essentielle de
la société devient celle qui sépare les dirigeants et les exécutants
et le conflit essentiel, celui qui les oppose (4).
Ainsi, que les syndicats s'intègrent à l'entreprise, cela signifie
qu'ils s'intègrent à l'appareil d'exploitation. Et la conséquence
principale en est que les syndicats se coupent de plus en plus
radicalement de la classe qu'ils sont censé représenter : cela non
plus, Mallet et Touraine ne le voient pas.
LA CLASSE OUVRIERE « ATOMISEE »
C'est cet aveuglement qui permet à Mallet d'expliquer la
«« parcellisation » des luttes ouvrières récentes par cette politique
d'intégration.
Celle-ci entraîne évidemment, selon lui, un particularisme des
revendications qui empêche la généralisation des luttes : « L'échec
répété des multiples tentatives (sic) de généralisation des mouve-
ments au cours de ces dernières années, notamment dans la métal-
largie parisienne ou dans la sidérurgie de l'Est illustre cette
parcellisation de la lutte ouvrière. La lutte des classes enfermée
dans le cadre étroit de l'entreprise prend évidemment un carac-
tère réformiste » (Mallet, Arguments, p. 18). Quand la contre-
vérité devient si énorme on ne sait plus comment y répondre ;
car ce qui est présenté comme « de multiples tentatives de généra-
lisation », c'est tout simplement les efforts frénétiques des syndi-
cats pendant cette période pour endiguer les mouvements, les
diviser, paralyser les quelques tentatives d'extension, venues de
militants isolés, sous le poids énorme de tout leur appareil (5).
Et quant à la nature même des revendications, si elles ont
été particulières, si elles ont été parfois dans le sens de « l'inté-
gration à l'entreprise », c'est parce qu'elles ont exprimé surtout
(3) Voici la définition de la bureaucratie par A. Touraine (Argu-
ments, nºs 12-13, p. 10-11) : « J'appelle bureaucratie un système d'orga-
nisation où les statuts et les rôles, les droits et les devoirs, les
condi-
tions d'accès à un poste, les contrôles et les sanctions sont définies
d'une manière fixe, impersonnelle et où les différents emplois sont
définis par leur situation dans une ligne hiérarchique et donc par une
certaine délégation d'autorité. Ces deux caractéristiques en supposent
une troisième : c'est que les décisions fondamentales ne sont pas
prises à l'intérieur de l'organisation bureaucratique qui n'est qu'un
système de transmission et d'exécution. »
(4) Cf. en particulier « Socialisme ou Barbarie » dans « Soc. ou Bar. »
No 1.
(5) Cf. en particulier, sur les grèves de 1953 et de 1955, « Soc. ou
Bar, », Nos 13 et 18.
22
les intérêts des syndicats qui ont toujours défendu les catégories
professionnelles et la hiérarchie. On l'a bien vu lorsque des mou-
vements d'une certaine ampleur ont éclaté en dehors des syndicats
sinon contre eux comme à Nantes ou à Saint-Nazaire. La revendi-
cation qui était alors celle des ouvriers eux-mêmes et non des
bureaucrates, c'était « 40 fr. pour tous ». Est-il besoin de souli-
gner qu'une telle revendication, anti-hiérarchique, n'est en rien
réformiste, mais qu'elle est dirigée au contraire contre toute
l'organisation de l'usine basée sur la hiérarchie et que de plus
elle n'est en rien particulariste (6). Ici encore, par conséquent,
nos avisés chercheurs sont passé à côté du fait fondamental qui
apparaît dans les luttes ouvrières en France dans les dernières
années : l'expérience sans cesse approfondie par les ouvriers que
les intérêts des syndicats ne sont pas les leurs, et qu'ils doivent
mener leurs luttes eux-mêmes.
D'ailleurs, ce fait n'est pas particulier à la France. Il apparaît
souvent de façon beaucoup plus évidente dans les luttes en
Angleterre ou aux Etats-Unis. Le mouvement des shop-stewards
en Angleterre, qui s'est développé à l'intérieur des syndicats mais
le plus souvent échappe entièrement à leur contrôle quand il
n'entre pas en conflit avec eux, et, aux Etats-Unis, les grandes
vagues de « grèves sauvages » -- c'est-à-dire déclenchées malgré
les syndicats - en témoignent (7).
En revanche, ce qui est surtout propre à la France, c'est que
cette expérience que les ouvriers font tous les jours surtout
dans les entreprises les plus concentrées de la véritable nature
de « leurs » organisations syndicales, et, sur un plan un peu
différent, du P.C., constitue l'origine réelle de la crise de la
conscience et de la combativité ouvrière. A l'étape actuelle, elle
provoque le découragement de nombreux travailleurs qui n'ont
pas encore dépassé cette expérience en tirant, sur le plan pratique,
la conclusion qu'ils doivent s'organiser eux-mêmes pour la défense
de leurs objectifs propres.
Un dernier phénomène important sert à Mallet et à ses
collègues pour réfuter le « schéma marxiste » : c'est le dévelop-
pement de ce qu'ils aiment appeler à la suite de Colin Clark le
« secteur tertiaire ». Nous n'insisterons pas sur le caractère entiè-
rement fictif d'une notion qui sert à définir aussi bien la mécano-
graphe d'une grande administration que M. Dreyfus, président-
directeur de la R.N.U.R., aussi bien le coiffeur du coin que le
grand avocat. En fait, Mallet ne l'utilise que pour désigner « les
couches sociales vivant de la distribution sociale ou commer-
ciale ». Ce qu'il importait de voir c'est que s'est développé, tant
.
(6) Cf. « Soc. ou Bar » N° 18.
(7) Cf. sur les shop-stewards, P. Chaulieu, Les grèves de l'auto-
mation en Angleterre, Soc. ou Bar », Nº 19.
23
au niveau de l'entreprise par la socialisation de l'appareil de
direction, qu'au niveau de la société par l'accroissement du rôle
de l'Etat dans toute la vie sociale, une couche sociale dont la
détermination essentielle est d'être des exécutants au même titre
que les ouvriers et dans des conditions qui se rapprochent de
plus en plus des leurs. Ce qui importait donc, c'est de voir que la
dynamique de cette couche sociale tend à l'assimiler à la classe
ouvrière, ce que manifeste déjà son comportement à de nombreux
égards et en particulier dans la lutte revendicative (8).
Or, ce que voient surtout nos infaillibles analystes, c'est que
le rapprochement entre le mode d'existence social de ces couches
et celui de la classe ouvrière contribue encore à dissoudre la
classe ouvrière dans la société comme dans l'entreprise, au même
titre que l'accession à la consommation, l'embourgeoisement du
style de vie, l'intégration à l'entreprise, etc. De plus, elles servent
d'écran entre l'ouvrier et le patron, si bien que la haine de classe
perd avec son aspect « charnel », comme dit Mallet, le plus clair
de sa virulence. Alors qu'il semblerait plus logique de dire que
cette socialisation de la direction, en soumettant l'ouvrier à l'arbi-
traire d'un appareil anonyme, est beaucoup plus propre que par
le passé à susciter en lui la conscience que son sort ne changera
que s'il transforme radicalement toute l'organisation de l'usine et
non s'il change tel ou tel dirigeant.
De ces « faits », sur lesquels ils sont d'accord, au dosage près,
Mallet, Touraine, etc., tirent des conclusions qu'ils prétendent
différentes mais qui sont profondément semblables. Pour les uns
la classe ouvrière n'existe plus, pour les autres c'est seulement la
classe ouvrière « globale » qui a disparu... Ce que l'on a mainte-
nant, c'est une multiplicité de « groupes sociaux, sans lien réel
les uns avec les autres, ouvriers à statut des entreprises nationa-
lisées, O.S. « intégrés » de la grande industrie de transformation,
spécialistes privilégiés des unités économiques d'avant-garde, tech-
niciens des bureaux d'étude et des appareils commerciaux, paysans
industrialisés des usines déconcentrées, et, enfin, au bas de l'échelle,
l'immense masse des travailleurs immigrés, parqués dans les tra-
vaux les plus sales et les moins rémunérateurs, réserve de main-
d'æuvre subissant seule le chômage endémique, véritable lumpen-
prolétariat sans droits ni devoirs, abandonnés de tous, à com-
mencer par le mouvement ouvrier lui-même. Ces êtres concrets,
aussi diversifiés dans leur vie matérielle, leur fonction dans l'appa-
reil économique, leurs rapports matériels avec le processus techno-
logique, leurs aspirations immédiates et leurs rêves lointains,
étroitement conditionnés par les structures socio-économiques
(8) Cf. en particulier, R. Berthier, Une expérience d'organisation
ouvrière : le Conseil du Personnel des A.-G.-Vie, Soc. ou Bar. »,
N° 20.
<<
24
1
dans lesquelles ils exerçaient leurs activités pouvaient-ils se retrou-
ver sur la base de la fameuse « conscience de classe » directement
liée à la forme juridique des rapports de production (sic) ? »
(Mallet, Temps Modernes, nºs 153-154, p. 778). Or, on a vu ce
qui sert de preuve à Mallet pour enterrer la fameuse « conscience
de classe » : c'est l'absence de luttes généralisées dans la dernière
période...
Ainsi, nos pénétrants détecteurs des réalités nouvelles, croient
pouvoir juger de la classe ouvrière d'après le visage que présentent
d'elle ceux qui l'exploitent et ceux qui la mystifient. Parce qu'ils
voient que le capitalisme moderne, comme l'ancien d'ailleurs,
mais par des procédés souvent plus massifs, essaie de diviser les
quvriers et d'en attirer à lui une partie, ils concluent que la
classe ouvrière est forcément divisée et que tous ses membres ne
songent qu'à devenir des jaunes. Ils oublient d'abord de tenir
compte des masses énormes de travailleurs dont la condition n'a
pour ainsi dire pas changé depuis un siècle - même en Amérique.
Et surtout, ils oublient de voir que, loin de diviser les ouvriers,
les conditions modernes de l'exploitation tendenț au contraire à
les unir, et à grossir leurs rangs d'une masse énorme de travail.
leurs qui étaient autrefois séparés d'eux par la nature de leur
travail, par leurs conditions de vie et leur mentalité. Si la société
moderne « intègre » quelque chose, c'est la classe immense des
exécutants, dont l'exploitation ne fait que s'intensifier, et dont
l'existence est aliénée à des niveaux de plus en plus profonds,
soumise sous tous ses aspects de plus en plus étroitement à l'em-
prise totalitaire de la société capitaliste. Plus que jamais, la
société moderne crée ainsi ses propres fossoyeurs et clarifie à leurs
yeux l'image de la société nouvelle qu'ils devront construire pour
conquérir leur émancipation.
LES SOCIOLOGUES, THEORICIENS DE LA GAUCHE
Après avoir montré comment la classe ouvrière française est
en train de se muer en une néo-classe ouvrière, avec autant de
modes d'existence qu'il y a d'entreprises modernes, et comment le
conflit entre ouvriers et patrons tend à se résorber par l'intégra-
tion à l'entreprise, et en tous cas ne constitue plus le conflit
central de la société, Mallet pose en ces termes le choix fonda-
mental à partir duquel il va tenter de définir les positions d'une
« gauche » nouvelle : « l'option posée aux marxistes
par
l'évo-
lution interne du capitalisme était et reste encore la suivante :
Le capitalisme est-il fondamentalement incapable de nou-
velles transformations ? Est-il incapable de surmonter ses contra-
dictions économiques ? En un mot, est-il impuissant à se déve-
lopper, fut-ce inharmonieusement ?
Ou doit-il encore traverser de nouvelles étapes qui, inévi-
tablement, le rapprochent de cette socialisation de fait de la
25
production et de la consommation vers laquelle tend de par sa
dynamique interne le développement sans cesse accru des forces
productives ? » (Temps Modernes, nºs 153-154, p. 792-793).
Mais ce choix, présenté ici sur le plan idéologique s'inscrit
dans la réalité même comme un choix politique entre les éléments
de capitalisme moderne qui eux, font progresser les forces pro-
ductives, etc. et les éléments arriérés, stagnants, etc. Toute
l'analyse du gaullisme par Mallet revient à présenter ce régime
comme une tentative de reprise en main directe de l'Etat par les
premiers pour essayer d'éliminer les seconds. Pour Mallet, cette
alternative est la seule alternative de la société et par suite il
caractérise le gaullisme comme « progressif », en tant qu'il va
véritablement dans le sens des intérêts du grand capital.
C'est encore à partir de la même option qu'il interprète l'atti-
tude de la classe ouvrière lors du referendum. Selon lui, ce sont
justement les représentants des couches ouvrières modernes qui
ont abandonné le P.C. lors du vote ; cela signifierait le reniement,
et du P.C. et des alliances contre nature avec la petite bourgeoisie,
et du « poujadisme ouvrier » et « le ralliement... au système capi-
taliste dans la mesure où celui-ci fait peau neuve ». En effet, les
ouvriers, conscients de « l'inéluctabilité de certains changements
sociaux » auraient appuyé le grand capital pour qu'il réalise cette
tâche en tenant compte d'eux. Ceci serait « le premier signe de
l'américanisation de la classe ouvrière française » (9). Cette expli-
cation de l'abandon du P.C. par une importante fraction de la
classe ouvrière illustre le rejet complet de la notion de cons-
cience de classe par Mallet, car le calcul qu'il prête aux ouvriers
n'est même pas celui d'une conscience de classe, aliénée ; il obéit
à une logique qui se situe absolument en dehors des problèmes
réels que peuvent se poser les ouvriers et de leur expérience. Or,
selon nous, on ne peut pas expliquer l'attitude du prolétariat face
à l'instauration du régime gaulliste si on ne la relie pas à l'expé-
rience que les ouvriers ont faite des institutions démocratiques
bourgeoises et surtout de la nature et du rôle du P.C., à travers la
IVe République et à travers des événements tels que la révolution
hongroise.
(9) Un des mythes et une des mystifications les plus virulents
parmi la gauche française, ont trait à l'ouvrier américain, dépourvu de
conscience de classe et intégré au capitalisme. Il est significatif de
les
rencontrer chez un sociologue ! Que Mallet prenne seulement la peine
de se documenter ailleurs que chez les staliniens ; qu'il lise par
exemple
le témoignage de P. Romano, ouvrier de l'automobile, publié dans les
six premiers numéros de S. ou B qu'il se demande un peu s'ils sont vrai-
ment « ralliés »,'ces millions d'ouvriers qui entrent sans arrêt en lutte
avec l'énorme appareil patronal et syndical, à propos de tout et de
rien, simplement parce que cela leur est imposé par un système au-
quel ils contestent le droit de les diriger. Qu'il aille s'enquérir même
auprès des patrons américains et de leurs sociologues de ce qu'ils
pensent de ce « ralliement ».
26
Mais pour Mallet le problème de la bureaucratie n'existe pas,
tant au niveau de la société qu'au niveau des organisations. Aussi,
pour lui, si le P.C. n'est plus efficace, c'est seulement qu'il est
démodé, qu'il s'accroche à des notions périmées (il est amusant de
voir reprocher au P.C. de se fonder sur la « conscience de classe >>>
et à des tactiques réactionnaires, telles que l'alliance avec la petite
bourgeoisie. Jamais il ne conteste le droit du P.C. à représenter
les intérêts des ouvriers. Si en effet, selon Mallet, le P.C. avait su
comprendre les réalités nouvelles, il aurait évidemment opté pour
le capitalisme moderne, progressif : « En fin de compte il dépen-
dait du mouvement ouvrier et de ses partis traditionnels que
l'adaptation de l'Etat aux formes nouvelles de l'économie capita-
liste se déroule dans un cadre démocratique, garantissant l'in-
fluence de la classe ouvrière organisée dans les nouvelles struc-
tures économiques et politiques et faisant avancer l'évolution ulté-
rieure de l'organisme social vers le socialisme ». Et plus loin : « A
ce moment là, ces solutions conformes aux nécessités du grand
capital, seraient apparues comme imposées par les forces popu-
laires ». (Mallet, Temps Modernes, n° 153-154, p. 790 et 794).
Ainsi, à travers cette critique de l'attitude des organisations
de gauche face au gaullisme, on voit apparaître la définition de ce
que pour Mallet devrait être la ligne politique d'une gauche réno-
vée et moderne. En fin de compte, cette ligne, c'est, comme nous
allons le voir, l'appui au gaullisme, mais par la gauche ; c'est ce
qu'il appelle l'opposition nécessaire.
A la base de cette nouvelle théorie de la gauche, il y a un
certain nombre de conceptions fondamentales sur l'évolution de
la société moderne, sur le socialisme et sur la politique ; mais mal-
heureusement elles sont surtout implicites.
Nous avons déjà dit que pour les gens de gauche, une des
grandes nouveautés qu'ils découvrent dans Mallet, c'est que le
capitalisme continue à développer les forces productives, et que
le capitalisme moderne parvient à dépasser un certain nombre
de ses contradictions économiques en favorisant, par le crédit, par
exemple, la consommation des travailleurs, en créant des orga-
nismes planificateurs, etc. Ils y apprennent aussi que le capita-
lisme améliore les conditions de travail grâce au progrès tech-
nique, et qu'il rationalise l'organisation de la production.
Pour toutes ces raisons le néo-capitalisme est présenté comme
progressif, comme menant objectivement au socialisme.
Le socialisme pour Mallet c'est la forme de société qui permet
le plus large développement des forces productives, c'est-à-dire
celle où les contradictions du capitalisme sont éliminées
pour lui ce sont celles qui tiennent à la concurrence
grâce à la
concentration totale de l'économie et à la planification complète
qu'elle permet. Cependant, il ne considère apparemment pas les
pays de l'Est comme ayant vraiment atteint le socialisme ; car, s'il
et
27
est vrai que la concentration et la planification y sont réalisées,
les forces productives ne sont pas encore assez développées pour
« rendre possible » « un socialisme gestionnaire, démocratique »
(Mallet, Temps Modernes, nºs 153-154, p. 796). Si bien que
Khrouchtchev et Gaitskell sont considérés comme « différentes
fractions du socialisme contemporain ». Ce que Mallet entend par
gestion, nous l'avons vu, c'est la gestion par les syndicats, qui
n'a rien à voir avec le pouvoir effectif des travailleurs sur la pro-
duction et sur toute la vie sociale.
Cette conception de l'évolution objective du capitalisme
moderne et du socialisme comme son aboutissement repose sur un
certain nombre de postulats qui ne tiennent absolument pas si on
les examine de près et si on les confronte à la réalité.
Le premier, c'est que le développement des forces productives
est un bien en soi. Cela ne peut avoir un sens que si l'on définit
qui gère la production. Dans une société d'exploitation ce dévelop-
pement ne fait qu'augmenter le pouvoir de la classe dominante
et s'il entraîne des transformations dans la société, qui créent des
conditions pour l'établissement du socialisme, ce n'est absolument
pas par sa vertu propre mais uniquement du fait de la lutte de
classe du prolétariat. Mais même dans une société socialiste, on
ne peut considérer ce développement des forces productives
comme un « bien », que parce qu'il répond aux besoins et au
choix des hommes. Sinon, on pose également le progrès de la
consommation comme une valeur et on retombe dans les contra-
dictions que nous avons indiquées plus haut (10).
Le second postulat, c'est qu'il n'existe qu'une seule rationa-
lité de l'économie et de la technique. C'est oublier que « l'histoire
de toute société jusqu'à nos jours n'est que l'histoire des luttes de
classes » et que la notion de rapports de production n'est pas une
notion abstraite mais qu'elle s'applique avant tout aux rapports
entre l'ouvrier et son patron
à
propos
du
processus concret de
production. L'organisation de l'usine est « capitaliste » dans une
société capitaliste car elle est faite pour permettre au patron de
contrôler la production, c'est-à-dire de dominer les hommes qui
produisent ; c'est cela le critère de la rationalité capitaliste. Il en
est de même pour la technique, non pas que les inventions en
elles-mêmes soient capitalistes, mais ce qui l'est c'est le choix et
l'utilisation que l'on en fait (11).
Enfin, un dernier postulat, qui découle aussi du premier, c'est
que la planification asşure le fonctionnement « harmonieux » de
l'économie. En effet, si l'on admet qu'il n'y a qu'une seule ratio-
nalité de l'économie, la planification exprime cette rationalité et
(10) Voir plus haut, p. 16.
(11) Cf. P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme, « Soc. ou Bar. »;
N" 22.
28
on ne voit pas qui pourrait s'y opposer, sinon sur la base d'inté-
rêts particuliers mais jamais au nom d'une autre rationalité, puis-
qu'il n'en existe pas, a-t-on admis. Or, c'est justement parce qu'il
existe une autre rationalité, celle des ouvriers, opposée à celle des
dirigeants (bourgeois ou bureaucrates) que les ouvriers sabotent
le plan et que celui-ci ne parvient absolument pas, qu'il soit par-
tiel ou global, à diriger « harmonieusement » l'économie. Et cet
échec ce sont les économistes bourgeois, et plus encore des écono-
mistes des pays de l'Est tels que le Polonais O. Lange qui
l'ont dénoncé (12). Mais pour le sociologue Mallet, le réel n'existe
pas, surtout hors de France.
Dans ces conditions, « nul ne niera que les traditionnelles
césures entre réformisme et révolution ne soient à réexaminer >>
Temps Modernes, n° 150-151, p. 488). En effet, aucune opposition
entre ce « socialisme » et ce que tend à réaliser le grand capital mo-
derne ; il suffit de forcer celui-ci à aller jusqu'au bout de son
intérêt bien compris par exemple « réduire ses prix de revient
en s'attaquant aux prébendes du circuit de distribution », ou bien,
« engager ouvertement la lutte contre les ultras d’Algérie et leurs
alliés métropolitains » (Temps Modernes, nos 150-151, p. 486).
Ainsi, pour tout problème, il existe une solution de droite et une
solution de gauche. Pour le grand capital, la solution de gauche
est à la fois celle qui le fait aller le plus loin dans son propre sens
et --- dialectique celle qui crée les conditions du socialisme, donc
de sa disparition en tant que grand capital. Par exemple, c'est en
ces termes que se pose « la confrontation permanente des solu.
tions étatiques et des intérêts privés des grands groupes oligar-
chiques (Temps Modernes, n° 153-154, p. 798).
Dans cet esprit, Mallet propose un certain nombre de points
pouvant servir de base à un programme de la gauche (cf. Temps
Modernes, n°8 150-151, p. 489-492). En politique extérieure, il
préconise de se diriger vers un « neutralisme positif », de faire
valoir, au sein de l'O.T.A.N. des objectifs pacifiques, etc. Bref :
« une politique nationale indépendante ».
Dans le domaine colonial, il se fait le théoricien du néo-
colonialisme, sans le mot : développer « une industrie de trans-
formation des matières premières dans les territoires d'outre-mer >>
grâce à des prêts financiers d'Etat et des sociétés mixtes. Dans le
domaine économique, enfin, la gauche devra réclamer qu'on mette
au point avec la participation des syndicats, un plan économique
d'ensemble et d'autre part que l'on amorce la réorganisation du
circuit de distribution par « la taxation des marges bénéficiaires
de tout le secteur commercial, la création de marchés-gares », etc.
Et pour conclure, il constate avec ravissement que « de telles
(12) Cf. P. Chaulieu, La révolte prolétarienne contre la bureaucratie,
* Soc. ou Bar. », Nº 20.
29
mesures n'entravent pas dans l'immédiat les activités du grand
capital » ! Et elles ont parfaitement leur place à l'intérieur du
régime gaulliste. D'ailleurs, il le reconnaît : « refuser le régime
est une absurdité » (Temps Modernes, nºs 153-154, p. 796). Mais
sur quel plan se battre ? Le Parlement gaulliste est un « coquille
vide ». En revanche, « se tenir à l'écart des rouages politico-éco-
nomiques de l'Etat moderne signifierait pour le mouvement ou-
vrier abandonner toute perspective révolutionnaire (!) et même,
en fait, toute politique sérieusement revendicative » (ibid. p. 798).
Et dans un article paru dans France-Observa'eur, Mallet préco.
nisait la conquête des municipalités par la gauche.
Adopter ainsi une attitude « critique et contructive » (ibid.)
face au gaullisme et prétendre mobiliser les masses sur cette base
apparaît à la fois comme bien vain et bien odieux, au moment
où les masses, précisément, commencent à ressentir dans leur chair
ce que signifie pour elles le gaullisme : la « rationalisation » de
l'économie par l'intensification de l'exploitation, les licenciements
et le déclassement, « l'assainissement des finances publiques » par
l'accroissement des impôts... le renforcement de l'Etat, c'est-à-dire,
pour elles, sa plus grande efficacité comme instrument de répres-
sion entre les mains du capitalisme, fût-il moderne. Ce que la
nature et la dynamique du régime de Gaulle font apparaître, c'est
que les seuls « progrès » que puisse accomplir le capitalisme, ce
sont des progrès dans l'efficacité de son système d'exploitation. A
ces progrès-là la classe ouvrière ne peut répondre que par des
« progrès » dans la lutte contre le capitalisme et pour ses objec-
tifs propres, le socialisme.
Mais non pas le socialisme aboutissetrent inéluctable de l'évo-
lution objective, telle que savent la révéler un brain-trust de socio-
logues, et auquel doit se rallier la classe ouvrière si elle veut être
d'accord avec cette « objectivité ». Le programme socialiste est
constitué par les formulations théoriques de l'expérience d'un
siècle de luttes ouvrières (13) ; et de même, la réfutation du
programme « de gauche » proposé par Mallet aussi bien pour
ce qui est du socialisme que des objectifs à court terme ce sont
les luttes ouvrières qui la font. Les ouvriers ne se sont jamais
battus pour la concentration du capital, ni pour la rationalisation
du système d'exploitation dans les entreprises ; au contraire,
contre ce grand capital moderne, « progressif » et « rationnel »,
des millions d'ouvriers se battent tous les jours, en France, aux
U.S.A., en Angleterre... parfois individuellement, devant leurs
machines, parfois massivement; contre la planification bureau-
cratique, les ouvriers hongrois, polonais ou allemands ont lutté
ouvertement.
(13) P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme,
N° 22, note de la page 8.
a Soc. ou Bar. »,
30
Ne correspondant à aucune aspiration réelle des ouvriers,
entièrement coupé de l'expérience pratique et théorique qu'ils ont
faite, le programme de Mallet est un programme-fiction.
Incapable de voir les problèmes réels qui se posent aux
ouvriers et ce que peuvent être des solutions ouvrières à ces pro-
blèmes, Mallet s'est autorisé de ses critères « objectifs » pour
s'ériger en juge des luttes. Aussi a-t-il pris ses précautions en qua-
lifiant à l'avance une éventuelle opposition ouvrière aux mesures
« progressives » que pourrait prendre le gaullisme, de « pouja-
disme ouvrier » !
La place qu'occupent les idées de Mallet se situe sur deux
plans, dont la séparation à elle seule est significative de la crise
de la pensée de gauche en France.
D'un côté elles participent de cette science-fiction qu'est la
sociologie industrielle française et qui tient à la situation du
sociologue dans la société de ce pays. Cette situation, on prétend
que c'est celle de l'objectivité parce que, le plus souvent, on fait
partie de l'Université qui, comme chacun sait, en France a réussi
à maintenir dans une large mesure son « indépendance », c'est-
à-dire son isolement par rapport au monde réel. Par suite le socio-
logue plane au-dessus de la mêlée sociale, il étudie sereinement
les faits sociaux, sans que son jugement puisse être déformé par
aucun des intérêts particuliers qui sont en jeu dans la société.
Seulement, il pourrait étudier la société de l'extérieur pendant des
années, il ne verrait rien. Aussi, est-il obligé d'y entrer. Pour cela,
un seul moyen : quémander auprès d'un patron l'autorisation
d'enquêter dans son usine. Cependant, est-il pour autant entré
dans la société ? Outre qu'il excite la méfiance du patron, et,
encore plus, celle des ouvriers, il ne pourrait vraiment comprendre
les aspects essentiels de la lutte qui constitue le mode d'existence
fondamental dans l'usine qu'en y participant, d'un côté ou de
l'autre. Ce qu'il voit, ce sont les aspects superficiels, ou surtout,
officiels de l'usine : costume, menu, qualification professionnelle
des ouvriers, statistique des salaires, etc. Il n'existe dans la société
que deux objectivités : celle du patron et celle de l'ouvrier. Les
sociologues industriels américains, eux, ont délibérément adopté
l'objectivité des patrons. Ils sont employés, payés par tel patron
pour étudier et résoudre tel problème qui se pose à lui. Aussi,
d'emblée, sont-ils forcés de reconnaître le fait le plus profond,
la lutte des classes. C'est pourquoi, même si leurs conclusions sont
le plus souvent « réactionnaires », ils sont arrivés à reconnaître
un certain nombre de réalités, et à comprendre infiniment plus
en profondeur que leurs collègues français, la société dans laquelle
ils vivent (14), bien qu'ils n'aient pas derrière eux quatre siècles
(14) Nous pensons en particulier à Elton Mayo.
31
aux trans-
de rationalisme « cartésien ». Ce que les Français dénoncent, du
reste, comme de « l'empirisme » !
Mais en fait, l'objectivité des sociologues français n'est faite
que d'une série de postulats hérités principalement, comme c'est
le cas chez Mallet, d'une tradition politique de gauche, profondé-
ment imprégnée de stalinisme.
C'est sur ce plan là que les idées de Mallet trouvent un mode
d'existence réel, car elles représentent la première tentative depuis
assez longtemps, de rajeunissement du réformisme, par son adap-
tation - sur un plan complètement mystificateur
formations du capitalisme. Il faut dire cependant, que ce réfor-
misme reste sur le plan de l'idéologie, et que cette idéologie est
tellement distante des problèmes réels qui se posent aux masses
sous le gaullisme, qu'elle n'a aucune chance de les mobiliser. Or,
les grands partis réformistes actuels (Parti travailliste, social-de-
mocratie allemande, etc.) sont nés dans le passé d'un mou-
vement profond des masses, même si, aujourd'hui, ils font une
politique qui ne correspond en rien ni aux objectifs que ce mou-
vement avait au départ, ni aux aspirations actuelles des masses.
Mais il n'est pas impossible que ces idées animent un certain
nombre d'organisations politiques telles que l’U.G.S. — ou
syndicales telles que le Mouvement syndical uni et démocra-
tique et par suite jouent un certain rôle dans des milieux de
bureaucrates de ces organisations ou d'intellectuels. Ce rôle a
évidemment la même limite que celui qu'elles peuvent jouer. Car
bien que nouvelles, elles participent du type même d'organisations
dont la classe ouvrière a fait l'expérience au cours de la période
précédente et dont elle se détache de plus en plus.
P. CANJUERS.
32
:
Les classes sociales et M. Touraine
La domination du stalinisme sur le mouvement ouvrier inter-
national pendant trente ans a fait que les intellectuels « de gau-
che » en France ont vécu sur une double identification. Le mar-
xisme ou l'idéologie révolutionnaire, c'était Garaudy, Thorez et
Staline. Le prolétariat, c'était Staline, Thorez et Garaudy. Attirés
ou repoussés par le P. C., ils n'ont jamais mis en question cette
identité. De sorte que, lorsque la bureaucratie stalinienne se
lézarde, à leurs yeux c'est déjà le prolétariat lui-même qui se
dissout. Lorsque les ouvriers cessent de suivre les mots d'ordre du
P. C., ils se posent gravement la question : la classe ouvrière
existe-t-elle ? Lorsqu'ils parviennent, péniblement, à découvrir
que Garaudy et Cie ne sont que des perroquets incapables même
de changer de mensonge, ils y voient un signe de la nécessité
d'abandonner ou dépasser l'idéologie révolutionnaire.
Ce qu'ils font alors ? Le schéma s'est répété dix fois. Ils « dé-
passent un marxisme imaginaire, sans même soupçonner ce qui
est à dépasser dans le véritable marxisme. Ils le « réfutent », en
lui opposant des faits connus depuis longtemps et qu'il fallait de
solides aillères pour pouvoir négliger, et en restant toujours aveu.
gles devant ce qui est vraiment nouveau à notre époque. Ils fabri-
quent un horrible mélange, la négation des idées fausses qu'ils
avaient acceptées pendant des années les conduisant à en prendre
le contrepied pur et simple, également faux. Ils restent finalement
prisonniers de la même méthodologie, des mêmes postulats, des
mêmes mystifications profondes qu'auparavant. Ils continuent à
vivre sur la même « philosophie » stalinienne inconsciente, sauf
qu'ils prétendent modifier le matériel empirique auquel elle doit
s'appliquer.
La dernière fournée d'intellectuels qui se sont penchés sur le
marxisme et le prolétariat et dont le plus représentatif est Alain
Touraine (1) n'a pas échappé à ce schéma. Il y a une idéologie
(1) V. le N° 12-13 d' « Arguments » et les articles de Touraine, Mallet,
Collinet et Crozier. On lira dans le même N° d' « Arguments » la ré-
ponse de D. Mothé aux sociologues, qui montre d'une façon éclatante
que ceux-ci restent incapables de voir où se situe le problème social
pour un ouvrier. - Les citations de Touraine faites plus bas se rap-
portent à ce même N° d' « Arguments ».
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stalinienne qui consiste à dire : le capitalisme et l'exploitation se
définissent essentiellement par la propriété privée, par l'« argent >>
des patrons et des trusts. L'exploitation des travailleurs c'est la
paupérisation, c'est leur misère en tant que consommateurs. C'est
elle qui fonde leur conscience de classe et doit les conduire à
appuyer l'action du P. C., visant à renverser le capitalisme et à
établir le socialisme défini comme nationalisation des moyens
de
production etc. Il importe peu que cette dernière conclusion soit
de moins en moins mise en avant par les Staliniens ; elle reste
l'élément principal de la force d'attration du P. C.
C'est par le
moyen de ces idées que les Staliniens essaient
d'escamoter le fond du problème social : que le socialisme n'est
pas un simple changement du régime de propriété, mais un bou-
leversement radical de toute l'organisation sociale, et en premier
lieu la suppression de la domination exercée sur les travailleurs
par une couche particulière dirigeant la production, l'instauration
de la gestion ouvrière ; que le niveau de vie est un aspect finale-
ment secondaire de la situation du travailleur car, comme le disait
Marx, « que les salaires soient élevés ou bas, la vie dans l'usine
est une agonie perpétuelle pour l'ouvrier ».
Or ces idées staliennes, qui fournissent la justification de toute
bureaucratie dirigeante, Touraine les partage intégralement. Il
polémique contre ce qu'il appelle « le modèle sociologique qui
domine encore la pensée de gauche » mais en le lisant il est impos-
sible de s'y méprendre ; ce qu'il reproche à cette « pensée de
gauche » ce sont des prémisses matérielles incorrectes, absolument
pas sa philosophie. Pour lui aussi, la paupérisation est un pro-
blème essentiel et il reproche aux Staliniens de ne pas voir qu'il
est en train d'être résolu. Pour lui aussi, la conscience de classe
du proletariat est une conscience << de non-propriété » et il en
déduit qu'elle tend à disparaître en même temps que la propriété.
Pour lui aussi, le socialisme serait essentiellement la nationalisa-
tion, etc. ce qui l'amène à penser qu'il ne réglerait pas les
« autres problèmes ». Il n'est donc pas étonnant qu'appliquant
la même philosophie à des « faits » différents, Touraine ne par-
vienne pour conclure qu'à une autre variante de la politique
bureaucratique, aussi vieille que les « faits nouveaux » censés la
fonder : un réformisme, dont le contenu reste d'ailleurs parfaite-
ment indéfini. Quant au vrai problème, la situation du travailleur
dans son travail, Touraine dont la spécialité professionnelle est
la sociologie du travail, ne parvient même pas à le poser en termes
corrects.
Sans pouvoir aborder ici la totalité des problèmes que Tou-
raine effleure et « résoud » en huit pages, nous essaierons de mon-
trer, sur quelques exemples importants, en quoi consistent sa mé-
thode, ses postulats et ses conclusions.
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UNE DECOUVERTE QUI DATE D'UN SIECLE
L'évolution industrielle moderne, l'organisation du travail et
la production en série ont fait disparaître, dit Touraine, l'« auto-
nomie professionnelle » que possédaient les ouvriers qualifiés
d'autrefois. Cette disparition a un caractère positif : « l'apparition
des grandes organisations mécanisées dans l'industrie a donc créé
une condition indispensable à l'apparition d'une conscience de
classe véritable, à la constitution d'un mouvement ouvrier positi-
vement révolutionnaire » (p. 9). Touraine oppose cette consta-
tation au « modèle sociologique » qui « domine encore la pensée
politique de gauche » (p. 8).
De quelle gauche s'agit-il ? Pour le marxisme, en tout cas,
depuis toujours c'est la perte de l'autonomie professionnelle et des
qualifications de métier qui a été considérée comme la condition
du développement d'une conscience révolutionnaire chez le pro-
létariat (2). Avec un siècle de retard, Touraine ne fait que « dé-
couvrir » une idée fondamentale de Marx en se donnant l'air de
le dépasser. Ignore-t-il donc que l'analyse de la situation du pro-
létariat, dans le premier livre du Capital, ne s'occupe nullement,
de la qualification et de l'« autonomie professionnelle » de l'ou-
vrier, sauf pour montrer qu'elles sont inéluctablement détruites
par le capitalisme, et qu'elle est au contraire centrée sur l'ouvrier
parcellaire ?
Cette attitude cavalière face à l'histoire des idées s'accom-
gne d'une attitude tout autant cavalière à l'égard de l'histoire
réelle. Par le passé, dit Touraine, en fonction de l'autonomie pro-
fessionnelle « la pensée et l'action ouvrières inclinaient davantage
à défendre une classe contre une autre qu'à prendre en charge
les problèmes de la société » (p. 9). Ce sont les transformations
de l'industrie qui feraient que « désormais le mouvement ouvrier
ne repose plus sur la défense d'une partie de la société contre une
autre, mais sur la volonté de contrôler l'ensemble de l'organisa-
tion sociale » (p. 9).
Cette séparation est une contre-vérité totale. Il
y a eu,
il
ya
et il y aura aussi longtemps que le capitalisme existe des actions
ouvrières visant simplement à défendre les intérêts des travail-
leurs, ou même de telle catégorie particulière ; à la limite, lors-
qu'une catégorie défend « ses » intérêts en les opposant à ceux des
autres, ces actions coincident avec les côtés rétrogrades du mou-
(2) « ...les artisans du moyen-âge s'intéressaient encore à leur travail
spécial et à l'habileté professionnelle, et cet intérêt pouvait aller
jusqu'à un certain goût artistique borné. Mais c'est également pour
cela que tout artisan du moyen-âge s'absorbait complètement dans son
travail, y était doucement assujetti et lui était subordonné bien plus
que l'ouvrier moderne à qui son travail est indifférent ». K. Marx,
L'idéologie allemande », p. 206 de l'éd. Costes (Tome VI des « @u-
vres Philosophiques »).
35
vement ouvrier. Mais le mouvement ouvrier est devenu révolu-
tionnaire dès qu'il a manifesté la volonté de prendre en charge
les intérêts de la société entière - c'est-à-dire depuis fort long.
temps. Car cette volonté n'a rien à voir avec l'« apparition des
grandes organisations mécanisées »; elle s'exprime nettement avec
les premières actions d'envergure du prolétariat, qu'il s'agisse de
la Commune ou de 1848, ou de la constitution des partis politi-
ques et mêmes des syndicats au xixe siècle. L'objectif, hautement
proclamé par les premiers syndicats ouvriers, de l'« abolition du
salariat » vise-t-il la « défense d'une partie de la société contre
une autre » ou bien plutôt l'abolition de toutes les parties et la
réorganisation radicale de la société ? Que les entreprises soient
primitives, mécanisées ou automatisées, les travailleurs s'aperçoi-
vent tôt ou tard qu'ils ne peuvent pas changer leur condition en
agissant seulement pour se défendre ou seulement dans le cadre
de l'entreprise, mais en s'attaquant à l'organisation totale de la
société. Les transformations modernes, techniques et organisation-
nelles, de l'industrie ont une énorme importance à de nombreux
points de vue ; mais ce ne sont pas elles qui ont c