SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X•
Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19
Comité de Rédaction :
Ph. GUILLAUME
D. MOTHE
F. LABORDE
R. MAILLE
Gérant : P. ROUSSEAU
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Le numéro
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L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
100 francs
50 francs
SOCIALISME O U
BARBARIE
Avec
ou sans de Gaulle
Depuis la Commune de Paris la politique intérieure
française a été caractérisée, malgré les apparences dues aux
crises gouvernementales répétées, par une grande stabilité
politique. Deux guerres, la grande crise de 1929, le raz de
marée des grèves de 1936, enfin le bouleversement profond
de l'équilibre des forces du monde moderne n'avaient pas
suffi à ébranler les structures traditionnelles de la société
française. Le régime Pétain n'a été qu'un court intermède qui
ne reposait sur rien d'autre que l'occupation étrangère.
Dans cette mesure on ne peut pas dire que l'arrivée de
de Gaulle au pouvoir soit un événement négligeable dans la
vie politique intérieure française. Il est même aisé de carac-
tériser sa signification. C'est la domination sans frein du grand
capital. Sur le plan des chiffres seuls, c'est une ponction
de mille milliards sur le pouvoir d'achat des masses sala-
riées, soit de la valeur du cinquième du budget ou de 5%
du produit national total de la France. Le « relèvement de la
France » c'est cela et rien d'autre.
Autant dire que le relèvement de la France c'est tout
simplement l'abaissement de la majorité des individus qui
vivent effectivement de leur travail dans ce pays. Mais cela
est encore plus vrai que ne pourront jamais l'indiquer des
chiffres. Il faudrait y ajouter les pertes d'heures de travail
qui sont devenues la règle, mais encore et surtout les déclas-
sements généralisés et l'aggravation des conditions de travail.
Plus prosaïquement encore, c'est la misère qui s'installe et
qui s'étend. Dans le Nord industriel de la France, des payes
de 9 à 12 000 francs par quinzaine sont chose courante.
Dans la région parisienne elle-même, nous connaissons
des H.L.M. dont les locataires prioritaires, après avoir payé
leur loyer et une première mise de fonds à crédit, ne peuvent
même pas s'acheter quatre bouts de bois pour faire un som-
mier et nourrissent leurs enfants avec des bols de café au
lait. Et cela faute de moyens, car avec une paye
de
quarante
ou quarante-cinq mille francs par mois, il leur faut assurer
des traites qui s'élèvent jusqu'à plus de vingt mille francs
pour avoir droit à ce H.L.M, tant convoité.
1
A une
Oui, ce régime c'est la misère au profit exclusif du grand
capital. de ses investissements, de sa stabilité monétaire, de
sa concurrence sur le marché européen.
Et pourtant, à un autre point de vue, le régime de Gaulle
n'est qu'un accident historique de petite envergure. Car ce
régime qui se dit nouveau n'a rien changé aux relations
profondes qui existent entre les hommes, ni dans leur travail,
ni dans leur famille, ni dans les rapports qu'entretiennent
entre eux les gens en dehors de leur vie familiale et profes-
sionnelle. Et c'est cela qui importe le plus à nos yeux. A ce
titre, le précédent régime était aussi exécrable que l'actuel.
Celui dont nous sommes aujourd'hui gratifiés n'est sous
cet angle que son digne successeur.
nuance près
cependant. Celle de tous les régimes autoritaires : il tente
d'éliminer les petites compensations, les petites révoltes, les
petites libertés qui rendent la République si belle sous l'Em-
pire. En un mot, il instaure le conformisme obligatoire et
généralisé.
Mais, comme toujours, cette tentative va à l'encontre
de son but : une plus grande stabilité sociale. Elle ne peut
qu'accélérer la prise de conscience de toutes les couches de
la population de ce qu'il y a depuis toujours de profondé-
ment insatisfaisant dans leur mode d'existence. C'est le destin
de la bourgeoisie autoritaire que d'écoper pour les saloperies
de la bourgeoisie « démocratique ». En effet, dans une société,
dans une civilisation qui fait le malheur des hommes qui
y vivent, les maigres compensations de la licence jouent
véritablement le rôle d'oripeaux de la démocratie servant
à masquer la misère des conditions réelles d'existence.
Une telle civilisation repose d'ailleurs entièrement sur
des compensations de cet ordre et il faut une méconnaissance
profonde de la réalité des choses pour s'attaquer à cette
licence au fond superficielle qui est, dans ces sociétés-là, l'un
des piliers de l'ordre établi.
Une méconnaissance profonde, c'est bien le terme qui
convient. Où trouve-t-on non pas une description correcte
de la vie réelle, mais seulement son reflet pas trop déformé ?
Certes pas chez les sociologues, certes pas dans la presse.
Dans la littérature ? Même pas. Au cinéma ou à la télévi-
sion? A peine, et avec de telles déformations ! Et pourtant,
tout le monde sait ce que c'est que la vie réelle, absolument
tout le monde. Mais nulle part et jamais elle n'est reconnue
comme telle, officialisée, consignée, dans le papier des écrits
ou la pellicule des films, confirmée dans les études dites
sérieuses. Au contraire, c'est ce qui n'est pas la vie que l'on
trouve tous les jours dans le journal, dans les livres, sur
le grand ou le petit écran, qui ne donnent tous que l'image
fausse d'une sorte de vie parallèle où les acteurs seraient bien
nous-mêmes, mais où les comédies et les tragédies seraient
celles d'un autre monde, double artificiel du nôtre.
2
{
Tout est pourri, transformé, falsifié dans ces images d'un
univers conventionnel qui n'existe pas, les petites choses
comme les grandes. Et dans tout ce fatras, ce sont les études
sérieuses qui sont les plus absurdes alors que les modes
d'expression mineurs effleurent parfois la vérité.
Nous commencerons par parler des « compensations ».
Elles sont une excellente introduction à la découverte de ce
que l'on compense. On a augmenté en décembre le vin, le
tabac, le pain, les transports par chemin de fer ; peut-être,
bientôt, les transports parisiens. Les économistes dis-
tingués calculent aussitôt quelle est la pondération de ces
articles dans le budget type et disent que l'influence sur la
hausse totale de la vie est minime. Les « économistes » du
bistrot du matin voient les choses tout à fait autrement. Le
pire c'est évidemment le pain. Trois francs ce n'est rien, mais
le pain c'est sacré, comme quelque chose qui devrait être
gratuit au même titre que l'air qu'on respire. Et puis on ne
va pas rogner sur le pain, et c'est donc le reste qui pâtira.
Ensuite viennent les transports : payer plus pour aller au
bagne ! Cela c'est proprement intolérable. Les transports sont
et ont toujours été la bête noire. Le matin c'est l'avant-goût
amer du travail, le soir c'est la substance même du loisir et
du repos qui est dévorée dans une cohue et un énervement
indescriptibles. Gratuits, les transports seraient encore haïs ;
au prix où ils sont cela frise l'envie de meurtre, et là aussi
pas question de rogner. L'alcool et le tabac c'est autre chose.
C'est de la compensation directe, presque la seule souvent.
C'est le bistrot où l'on se donne mutuellement du courage,
où l'on plaisante aux dépens des chefs, où l'on se livre. C'est
aussi là où l'on dépense le « luxe », la gratte, et parfois même
un peu plus. Le tabac c'est ce que l'on s'offre réciproquement,
encore plus que le verre, c'est ce que l'on ne compte pas.
Tout cela pèse d'un poids qu'il faudrait affecter d'un drôle de
« coefficient de pondération ». Que messieurs les économistes
pondèrent donc leur chemise blanche bien propre ou le
salon de thé de leurs femmes !
Malheureusement l'essentiel de la compensation porte
sur cette mince petite fraction de la vie sociale qui n'est ni
le travail, ni la famille. Pour être précieuse elle n'en est
pas moins bien fugitive. Le principal c'est le travail. Le
travail ! Parlons-en !
Tout d'abord l'essentiel du travail dans cette société ce
n'est
pas le travail lui-même, mais les relations qui se nouent
dans le travail et à propos de lui. Dans un
est arrivé au point où le travail comme tel ne compte plus.
Le travail, avant tout, ce sont des ordres que l'on exécute
et l'ordre compte plus que l'exécution. On ne vous demande
pas de bien faire votre travail, mais de bien exécuter l'ordre
que
l'on vous a donné. Or l'ordre, bien plus encore que le
style, c'est l'homme. Si le chef hiérarchique direct est tatillon,
sens
on
en
3 -
ce sera
un ordre. tatillon, s'il est pressé, ce
sera celui de
faire vite, s'il est hésitant, ce sera un ordre contradictoire.
La chose se complique encore du fait qu'en réalité un ordre
d'exécution n'est que le dernier terme d'une cascade d'ordres,
qui court du haut en bas de la hiérarchie. En général l'ordre,
au départ, en haut de l'échelle, n'est rien d'autre qu'une
banalité bien sentie, juste ou fausse peu importe, mais que
quiconque placé dans les mêmes conditions aurait été capable
de donner. A ce niveau, c'est quelque chose de très général,
qui ne demande pas plus de réflexion ou d'initiative que n'en
exige dix ou vingt fois par jour un bon travail de tourneur
ou de fraiseur. Seulement cet ordre de départ est entouré de
l'auréole de celui qui l'a envoyé : Monsieur le Directeur
Général, par exemple. Il est devenu plus sacré, de ce fait,
qu'un commandement du Seigneur. Malheureusement, sous la
forme vague et générale où il est proféré, il n'avance pas à
grand-chose. Il est comme ces prophéties à able ou
à triple
sens, que chacun peut interpréter à sa manière. Et c'est juste-
ment ce que fait la ribambelle des sous-chefs qui le trans-
mettent jusqu'en bas de l'échelle. Chacun y imprime le sceau
de son rang. Plus le rang est élevé, moins la précision est
grande. Et tout le long de cette échelle, chacun est à la tor-
ture, car non seulement il faut, à chaque étape, préciser un
peu, mais encore tenir compte des vagues et impératives
recommandations faites par celui qui vous l'a transmis, ainsi
que de ses manies ou de ses craintes. Aussi chacun se venge-
t-il sur celui qui est en dessous de lui... jusqu'au moment
où il n'y a plus personne qui est en dessous et où il faut
passer à l'exécution pure et simple.
C'est à ce niveau que se concentrent toutes les contra-
dictions, toutes les bévues, tous les rêves absurdes d'ambitions
non réalisées qui ont jalonné cette dégringolade. C'est à ce
niveau que le seul maçon se trouve au pied du mur. Tout
se conjugue et s'accumule : le tatillon, le pressé, le contra-
dictoire. Et pourtant, bon ou mauvais, il faut que le travail
sorte au bout de cette chaîne rocambolesque. Cela ne se fait
pas sans heurt, cris et grincements de dents. Dans les bureaux
et les administrations le résultat de tout cela varie entre le
dantesque et le branquignole. A l'usine cela s'arrange quel.
quefois un peu mieux, au moins lorsque les ouvriers se con-
tentent de faire à leur manière leur boulot, sans tenir compte
des ordres reçus. Mais la sacro-sainte rationalisation apporte
de plus en plus des entraves à cette solution trop simple. Les
choses alors tournent au vinaigre : « Si vous êtes si fort,
prenez vous-mêmes les outils. » Non seulement il faut sortir
le travail, mais encore il faut le faire en respectant des rites
absurdes. Parfois aussi l'ouvrier réagit par l'ironie silencieuse :
on pourrait si facilement faire deux fois plus vite et grâce à
ces messieurs on fait deux fois plus lentement. Alors il. laisse
faire et rigole doucement.
4
<
Cependant, pour l'ensemble, c'est moins drôle, au bureau
comme à l'usine. D'abord c'est toujours la même chose et
l'absurdité répétée n'est plus drôle ; ensuite cela dure huit
ou dix heures ; enfin il y a le rendement, le fameux rende-
ment et cela c'est terrible. D'abord parce que c'est tuant,
ensuite et peut-être encore plus parce que cette notion de
rendement n'a aucun sens lorsqu'elle est appliquée à des hom-
mes et des femmes pensants et raisonnables qui n'ont jamais
été consultés sur ce qu'on leur fait faire. Le rendement, c'est
transformer en vite et bien fait les imbécilités des autres. En
bonne logique c'est aux donneurs d'ordres qu'il devrait s'ap-
pliquer et non aux exécutants !
Personne, dans la population saine et normale, n'est
dupe. Tous les jours, à la maison, au café, dans le métro,
chacun entend des réflexions qui ne laissent aucun doute sur
ce que signifie le travail professionnel pour les hommes et
les femmes dans cette société : un mélange de bagne et de
torture morale. Et pourtant toute la société officielle, les
livres « sérieux », la presse, le cinéma, les discours ignorent
délibérément la nature réelle de ce qui fait plus des trois
quarts de la vie éveillée des êtres humains qui peuplent les
« grandes nations modernes ». De Gaulle disait sans rire aux
Lyonnais : « Ce qu'il faut à la France c'est des gens durs
au travail comme vous. » Durs au travail ! Il aurait dû dire :
« résistants à l'absurdité dans laquelle vous vivez » ou encore :
« possédant une grande souplesse qui vous permet d'exécuter
les ordres qu'on vous donne sans bousiller le travail »,
« suffisamment patients pour entretenir avec votre
travail et aux dépens de votre consommation toute une ribam-
belle de chefs et de chefaillons qui gagnent de deux à dix
ou vingt fois plus que vous et qui de plus vous rendent la
journée de travail insupportable ».
Tout le monde travaille et dans le langage gaulliste « La
France du Travail », c'est aussi bien les uns que les autres,
les
dirigeants et les
les exécutants. C'est aussi Monsieur le
Directeur général, Monsieur l'Ingénieur en chef, Monsieur le
chef de service (et Dieu sait s'il y en a), Monsieur le chef
d'atelier et tous les Messieurs leurs sous-fifres. Et tous ces
gens-là ont de grosses voitures, de beaux appartements, des
domestiques, des chemises blanches, des coktails avec discours
à chacune de leurs nominations, des ronds de jambe, des
maîtresses qui s'emmerdent avec eux et les trompent avec
des jeunesses, des réceptions mensuelles avec petits fours, et
aussi, croient-ils, de l'éducation et de la culture. Certes la
vie est chère et les petits grades n'ont pas tout cela, certes
à grade égal ils se sentent plus gênés aujourd'hui qu'en 1900.
Il est encore plus vrai que ce qu'ils ont ne vaut rien, est mina-
ble et sans intérêt, même souvent à leurs propres yeux. Tout ce
que l'on voudra. Il n'en reste pas moins que de la promotion
ouvrière à la réussite sociale (la « grosse situation ») cette
ou
encore
:
5
vie est celle que l'on propose à l'ambition de la jeunesse et
aux veilles de la maturité.
Est-ce caricatural ? Ce qui est caricatural c'est les dis-
cours officiels sur le Travail et la Grandeur de la France... ou
du Guatemala.
**
**
:
De toute manière, tous ces gens peuvent vivre ainsi parce
qu'ils ont des loisirs et ils ont des loisirs parce qu'ils ont
des moyens. C'est dire que le but d'une journée de travail,
c'est la vie hors du travail. Dans les faits c'est la vie familiale.
Parlons donc de la vie familiale dans notre société. Pas de la
leur, évidemment, ils n'en ont à vrai dire pas.
La vie de travail de travail réel a peu de sens en
dehors de la vie privée, de la vie de famille. En vérité l'une
et l'autre s'épaulent et se justifient mutuellement.
La vie privée c'est d'abord et avant tout l'univers des
sentiments, en un mot l'amour sous toutes ses formes
sexuel, sentimental, filial, paternel ou maternel. C'est le lieu
de l'intimité. A ce titre, la vie privée échappe à la vie sociale
proprement dite, qu'elle soit vie de travail ou vie de loisirs.
Plus exactement, dans l'organisation sociale actuelle, elle est
censée y échapper. En fait il n'en est rien et c'est là que
commence le vice profond.
Tout d'abord personne ne s'évade du travail et les ouvriers
moins
que
les autres.
Une journée de travail se vit deux fois : sur le tas et à
la maison où le travailleur, quel qu'il soit, raconte sa journée.
C'est pour lui bien souvent une nécessité, car c'est un soula-
gement, la seule manière de trouver quelqu'un qui partage
ses difficultés et ses peines, voire quelquefois ses joies ou ses
satisfactions. Il n'en reste pas moins que la vie de travail
pénètre profondément dans la vie privée, l'envahit et finit
par l'annihiler. D'autant plus que, chez l'ouvrier au moins,
la nécessité de se lever très tôt (entre quatre et six heures
du matin) limite strictement les veilles, qui se prolongent
rarement au-delà de dix heures du soir.
Mais il est un autre aspect de la vie familiale qui en
fait quelque chose de bien différent de cette évasion dans
l'intimité qu'elle est censée être. Elle a un cadre et un sup-
port matériel qui en font à la fois une unité économique et
une unité de travail. Les locaux sont, pour la plupart du temps
exigus et mal conçus. Les enfants, au lieu de s'y sentir à
l'aise, y étouffent et par là même deviennent une gêne pour
les parents. Enfin et surtout l'économie familiale se présente
comme une économie fermée, qui produit tout et consomme
tout elle-même. Les appareils ménagers modernes, loin d'atté-
nuer ce caractère n'ont fait que le renforcer. Toute la propa-
gande, toute la publicité, tous les journaux et tous les heb-
· 6
domadaires populaires tendent à offrir comme idéal familial
une sorte d'unité économique parfaite et parfaitement indé-
pendante où tout ce qui se consomme, y compris les distrac-
tions, se fabrique sur place. Non seulement il faudrait pour
réaliser cet idéal des cuisinières, des machines à laver, à faire
la vaisselle, à éplucher les légumes, à les couper, des cireuses,
des machines coudre et à repasser, mais aussi des télévisions,
des électrophones et des magnétophones.
Or, cette évolution, qui va entièrement à rebours de ce
qu'avaient imaginé les socialistes utopiques du xixe siècle, a
des conséquences d'une gravité et d'une importance que l'on
ne saurait sous-estimer. Toutes ces acquisitions mécaniques
sont assurées par l'auto-investissement individuel. Ce fait
transforme chaque famille en véritable petite entreprise privée
qui doit trouver ses fonds elle-même.
Or, elle ne peut les trouver qu'en dehors d'elle-même,
dans le travail extérieur. Il en résulte un véritable esclavage,
d'un nouveau genre, du travail, qui ne sert plus à assurer
un minimum de temps libre et de loisirs, mais bien à assurer
les investissements de l'entreprise « famille ».
La seconde conséquence est aussi grave. Suivant leur
taille, suivant leurs moyens, les diverses familles, loin de s'en-
traider, se livrent à une concurrence effrénée, implicite ou
explicite, dans cette chasse au confort, et en fin de compte
l'élévation du statut social se mesure à l'acquisition de ces
commodités.
On voit ainsi les familles finir par fonctionner comme de
véritables entreprises et le calcul du budget devenir une fonc-
tion vitale.
L'envahissement de la vie privée par le travail, la trans-
formation de la famille en unité économique, enfin l'imbri.
cation intime de ces deux formes d'activité finissent
par
enle-
ver tout sens à la vie privée elle-même.
Tout là-dedans est évidemment basé sur l'atomisation de
la vie sociale qui caractérise les sociétés capitalistes, et la
dissolution de toutes les collectivités naturelles d'autrefois.
Mais maintenant tout renforce cette atomisation. Les lieux
publics n'existent même plus, à part quelques terrains de
sports, et les cafés ne sont plus que des machines à sous
accompagnées d'un comptoir. Dans des immeubles immenses,
des centaines de familles cohabitent et c'est tout juste si l'on
se salue dans l'escalier.
**
Oui, le capitalisme a bien réalisé son rêve, mais devenu
réalité ce rêve est un cauchemar. On ne vit plus que pour
produire et la famille elle-même est avant tout une unité
économique. Mais le plus extraordinaire, le plus effarant, le
plus absurde, c'est que toutes ces formes de production ne
7
représentent qu'un immense gaspillage social, le plus formi.
dable gaspillage que l'humanité ait jamais vu du travail des
hommes.
Gaspillage à l'usine, gaspillage dans les bureaux, gas-
pillage dans la famille. Le capitalisme c'est le gaspillage.
Effectuer le travail collectivement, sans hiérarchie, sans
bureaucratie, ce serait le diminuer de moitié avec un rende-
ment double. Donner du temps aux hommes et aux femmes
pour vivre simplement, ce serait leur donner le moyen de
reconstituer des collectivités naturelles correspondant aux
conditions modernes de vie. Reconstituer ces collectivités, ce
serait supprimer le gaspillage effroyable de l'économie fami-
liale fermée, ce serait redonner un sens aux contacts sociaux
et, en fin de compte, retrouver l'intimité privée qui n'existe
plus.
Plus simplement, si les hommes étaient enfin égaux dans
le travail, ils se verraient au lieu de se fuir. S'ils se voyaient
ils partageraient, ils collectiviseraient, au sein de petites col.
lectivités naturelles, leurs moyens matériels familiaux de tra-
vail ou de distraction, les rendant ainsi faciles et bon marché.
Alors, mais alors seulement, libérée, cette partie de la vie
privée qui échappe à la vie sociale, retrouverait son sens et
sa réalité.
Le socialisme a pour ambition et raison d'être de libérer
l'homme de ses chaînes les plus intimes. Il entend bouleverser
de fond en comble les relations qui prévalent entre les hom-
mes et les femmes, qui prévalent dans la famille, dans le
travail, dans tout ce qui touche la vie sociale en général. Il
entend donner un sens à la continuité de l'espèce humaine
elle-même. C'est dans ce sens qu'il ne peut qu'être intransi-
geant, qu'il ne peut que refuser les aménagements partiels,
les réformettes et les revendications pleurnichardes de la
gauche traditionnelle. En l'absence de ces exigences totales,
le socialisme ne peut être ni révolutionnaire ni prolétarien,
car ce qui fait la condition ouvrière c'est avant toute chose
son esclavage. Et fondamentalement rien n'a changé à ce
point de vue depuis un siècle. L'usine, c'est l'armée. Quand
ce n'est pas le bagne. Et de nos jours, bien plus qu'à l'épo-
que de Marx, la vie c'est la vie productive. On veut faire
croire qu'on produit pour consommer. Rien n'est plus faux.
La consommation c'est la carotte qu'on met devant le museau
de l'âne pour le faire travailler, parce que ce qui compte c'est
le travail de l'âne et rien d'autre.
Mais « avec de Gaulle » ces choses qui étaient aussi vala-
bles « sans de Gaulle » tendront à devenir le fonds commun
de la conscience politique de la population travailleuse. Tout
d'abord parce que ce régime a le ridicule de prétendre
8
apporter des solutions idéales à la crise de la société fran-
çaise. Il proclame bien haut qu'il n'est pas un régime comme
les autres et il ne sera pas très difficile de vérifier qu'il est
seulement un régime un peu plus mauvais que les autres.
Mais surtout, par sa structure, son autoritarisme, ses préten-
tions au définitif, il bouche l'horizon à toutes les fausses solu
tions, à toutes les illusions sur lesquelles ont vécu les tra-
vailleurs depuis 1945. Dans cette mesure, le vrai problème,
celui de la crise, non de la société française, mais de la
société d'exploitation, passera ineluctablement au premier
plan.
C'est à accélérer cette prise de conscience que doivent
cuvrer tous les révolutionnaires.
PH. GUILLAUME.
>
Un algérien raconte sa vie
Le texte qu'on va lire nous a été communiqué par un corres-
pondant belge. Lorsque nous l'avons reçu, nous avons tout de
suite saisi son importance exceptionnelle comme témoignage vécu
et nous avons décidé de le publier tel quel, sans en changer
le
caractère de confession parlée, au style souvent argotique. Seuls
les sous-titres sont de nous.
Importance exceptionnelle. Mais à quel titre ? Les événements
qui sont relatés sont tous antérieurs à 1954. Le niveau social
et professionnel de l'Arabe qui parle ici n'est pas très caractéristique
de celui de la majorité de ses compatriotes. Le contenu de classe
de ses réactions, de type nettement prolétarien, ne l'est pas non
plus.
Et malgré tout c'est véritablement l'ensemble du problème
algérien qui est posé au travers de cette confession. Seulement,
il est posé d'une manière inhabituelle, peu conforme à l'idée que
l'on s'en fait jusqu'au sein de la « gauche » elle-même. Nous
laisserons aux lecteurs le soin d'en juger par eux-mêmes. Il n'est
cependant pas inutile de dégager les idées principales que nous a
suggérées ce texte.
Tout d'abord, la politique dite de l'intégration n'a qu'un
contenu réel : l'assimilation forcée, avec un statut obligatoirement
inférieur. Et ce n'est rien d'autre que la continuation, sous un
autre nom, de la politique qui a été suivie depuis 130 ans en
Algérie. C'est la francisation forcée au même titre, mais en pire,
que la germanisation de l'Alsace-Lorraine après la guerre de
1870. Avec cette nuance de taille, qu'il s'agit d'une francisation
avec un statut inférieur. Il est clair que l'auteur, qui est pourtant
algérien, qui est pour l'indépendance de son pays, ne sait pour
ainsi dire pas s'il n'est pas Français en même temps. Tout ce qu'il
sait, c'est que dans la mesure où il est Français, il n'est pas et ne
sera jamais un français comme les autres.
La deuxième constatation qui se dégage, c'est que la véri-
table racine du mal ne doit pas être cherchée en Algérie, chez
les ultras, dans l'armée des colonels, mais bien en Métropole, dans
la population française et jusqu'au sein de la classe ouvrière. Le
racisme a profondément pénétré toutes les couches de la popu-
lation. L'attitude de la très grande majorité des ouvriers français
- seraient-ils communistes vis-à-vis des algériens est purement
et simplement raciste.
10
1
La responsabilité de la « gauche » française et plus particu-
lièrement des soi-disant communistes est ici écrasante. C'est eux
qui ont injecté depuis plus de vingt ans le patriotisme dans la
classe ouvrière. C'est eux qui ont fait de l'anti-bochisme pendant
toute la guerre. C'est eux qui font sans arrêt de la surenchère
nationaliste sur la grandeur de la France.
Le résultat c'est « qu'une bique c'est une bique » et que
des
jeunes soldats qui reviennent d'Algérie vous disent : « Ces types-
là, c'est pas des hommes, c'est des sauvages. » Oui, c'est là où
se trouve la racine du mal. Aujourd'hui ce sont les bons Français
qui se prennent pour la race des seigneurs.
Mais c'est là aussi que se trouve la solution. Dans la rue, au
café, à l'usine, les ouvriers conscients et les militants parce que
ce n'est que par eux que ça peut commencer doivent non seule-
ment traiter les Arabes comme leurs égaux, mais encore les défen-
dre activement, interdire les moindres manifestations de racisme,
mettre en quarantaine les nationalistes de tout crin. Une telle
action doit d'ailleurs dépasser la seule défense des peuples colo-
niaux. L'internationalisme est un tout qui ne peut se débiter en
tranches. Aujourd'hui, pour les membres du parti communiste
l'anti-américanisme a pris la place de l'anti-bochisme. Il faut le
combattre impitoyablement au même titre. A entendre beaucoup
de ces ouvriers qui se disent communistes il n'y a que les Fran-
çais - et évidemment les Russes quand même qui valent quel-
que chose. Dans ces conditions, il est tout à fait normal que
l'AL-
gérien soit pour eux tout simplement une sorte de Français de se-
conde zone.
La réalité c'est qu'Ahmed a une conscience de classe dont eux
sont entièrement dépourvus. La vérité c'est qu'un Arabe exploité
doublement, comme ils le sont tous, peut donner bien des leçons
de politique prolétarienne à beaucoup d'ouvriers français, même
s'ils sont des militants pourris de bonne conscience. La vérité c'est
que derrière ce qu'on appelle le « nationalisme arabe » il y a plus
de vraie révolte de l'exploité contre son exploiteur de classe que
dans le soi-disant socialisme de beaucoup d'ouvriers français. Le
colonialisme c'est avant tout l'exploitation et il serait bien superfi-
ciel de ne voir dans les révoltes qu'il engendre que des réactions
nationalistes de pays arriéré. Fondamentalement, la lutte contre
l'exploitation sous toutes ses formes est une seule et même grande
lutte.
CHAPITRE I
L'ENFANCE
Je suis né à Alger, à la Casbah, et après la mort de mon père,
c'est-à-dire en 1922, ma mère et ses enfants étaient montés à Saint-
Eugène habiter avec mon grand-père. J'étais gosse à ce moment
là, j'étais un petit bébé, mais lorsque j'ai grandi je me suis aperçu
que j'étais dans une famille bourgeoise, car j'appartiens à une
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famille de la bourgeoisie arabe. Donc je m'amusais, j'étais gosse,
j'étais comme tous les gosses, quoi ; et puis, quand j'ai obtenu
l'âge d'à peu près huit-neuf ans, j'ai commencé à m'apercevoir
que ma mère avait pas mal de souffrances avec sa famille parce
que nous étions orphelins. Et puis, comme c'était une famille
bourgeoise qui ne voulait pas venir en aide à ma mère ils lui
défendaient même de travailler pour ne pas salir la famille
alors automatiquement ma mère était obligée de faire de la men-
dicité envers sa mère et son père, ses sæurs, pour arriver à nous
nourrir.
Pourquoi ta mère était-elle de la branche pauvre de la
famille ?
Toute ma famille, de père et de mère, c'étaient des bour-
geois. C'étaient même des gens très riches. Il y avait même mon
grand-père qui était d'une richesse inimaginable, et à l'heure
actuelle il y a même des terrains qui lui appartiennent à Alger et
c'est mon cousin qui les gère. Du côté de ma mère, alors là c'est
de la famille de la grande bourgeoisie aussi, parce que mon grand-
père maternel c'est un Arabe descendant de l'Arabie Séoudite, et
ma grand-mère, elle, était d'origine turque. Or il y a des lois chez
nous, par exemple, si le père meurt avant la mort de son père,
comme ça nous est arrivé mon père est mort avant son père
tout l'héritage est perdu. Si mes oncles avaient voulu nous faire
admettre dans l'héritage, on serait rentré dans l'héritage, mais
comme mes oncles n'ont pas voulu ça a fait qu'on était d'origine
pauvre,
de
par
la mort de mon père.
Trois jours d'école arabe
Ma mère m'a mis à l'école et j'ai été à l'école et je ne faisais
pas cas. Mais après ma mère a essayé, quand j'avais, je me rap-
pelle, à peu près dix ans, de me mettre dans une école arabe, qui
était d'ailleurs dans une petite pièce où on était à peu près une
quinzaine de gosses. Alors là, on était dans cette pièce durant les
trois mois de vacances de l'école française ou on aurait dû y
être, car ça a été pendant trois ou quatre jours, et puis d'un seul
coup il n'y avait plus de maître, il n'y avait plus de professeur
arabe. Par la suite je me suis renseigné et je me suis rendu compte
que l'instruction arabe était défendue pour nous. C'est des petites
choses qui m'ont frappé et c'est de là que j'ai commencé à me
réveiller, quoi.
La coupe de cheveux
Parmi mes camarades j'avais de la famille, c'était le grand
trust du tabac d'Algérie, qui habitait à Saint-Eugène. C'est aussi
des parents à ma grand-mère. Je m'amusais avec ces enfants de
cette famille, mais quand je rentrais chez eux, par exemple, je
n'avais
pas
le droit de rentrer dans leurs appartements, parce.
qu'ils n'admettaient pas qu'on rentre. On pouvait jouer, mais dans
la cour. Alors, en moi-même, dans ma tête, je me disais « pour-
quoi cette injustice ? » Il y a eu comme ça pas mal de trucs qui se
12
-
mon
sont passés. Un jour c'était la veille d'une fête arabe
oncle avait dit à ma mère « je vais amener Ahmed au bain », et
il m'avait amené au bain. J'étais gosse, quoi, mais j'aimais être
comme tous les enfants que je voyais : ils avaient tous les cheveux
coupés à la raie et tout ce qui s'ensuit. Véridique. Je suis donc
parti au bain avec mon oncle. Mais avant d'aller au bain ils nous
a emmenés chez le coiffeur. J'étais avec mon cousin. Mon cousin,
lui, a eu droit à se faire couper les cheveux à la raie et moi, il
fallait qu'on me les coupe à l'officier. Quand j'ai vu cette injus-
tice, ça me bouillonnait. Alors je me suis sauvé, une fois que mes
cheveux ont été coupés. Mon oncle était au bain. Il était à peu
près sept heures du soir. Je me rappellerai toujours, je suis monté
à pied d'Alger à Saint-Eugène. J'avais onze ans à peu près et
quand je suis rentré à la maison, ma mère m'a demandé « pour-
quoi tu t'es sauvé ? » Il y avait mon oncle qui était là aussi et qui
m'attendait pour me foutre la fessée. Et il y avait mon grand-père
aussi, qui criait. Finalement mon grand-père, pour cette fois, a
jugé que, vraiment, il y avait une injustice envers moi. Enfin, j'ai
quand même reçu la fessée parce que je m'étais sauvé. J'avais
suivi les rails du tramway jusqu'à Saint-Eugène. Je m'étais ta
trois kilomètres et demi.
Et alors là, j'ai compris qu'il fallait vraiment que je me dé-
brouille pour avoir ce que je voulais. Parce que si je voulais avoir
un jouet ou quelque chose comme tous les autres gosses, il fallait
que je me débrouille. Je suis arrivé à aller faire les courses chez
les voisins. J'allais par exemple chez les gens pour leur demander
s'ils voulaient que je leur fasse les courses. Aussi en sortant de
l'école je m'arrangeais pour aller faire des courses, pour gagner
un peu d'argent, quoi, et pouvoir me payer des jouets.
Les deux familles
Il y a aussi un fait duquel je me souviens, ça m'avait alors
vraiment frappé. Je me suis vu maintes et maintes fois dormir le
soir sans avoir mangé à ma faim et j'ai vu que ma mère suppliait
sa mère pour nous donner un plat consistant, pour qu'on puisse
manger. On était cinq enfants, alors tu te rends compte ! Oui,
ma mère se disputait avec ma grand-mère. Parce qu'ils ne man-
geaient pas ensemble : ma tante et mon oncle faisaient leur cui-
sine à part. Ma grand-mère avec mon grand-père faisaient leur
cuisine, à part et ma mère faisait sa cuisine à part. Et pourtant on
habitait ensemble dans une grande villa. Souvent ma mère n'avait
pas de quoi faire la cuisine. Ma mère, quand elle voyait qu'elle
ne pouvait rien nous donner à manger, elle demandait à sa mère.
Et sa mère lui disait « ah ! encore avec ces orphelins, encore
avec ces orphelins !». J'ai vu ma mère se disputer avec sa mère,
avec sa seur, avec mon oncle, deux fois par semaine, question
pour nous nourrir, parce qu'elle n'arrivait pas à nous nourrir.
Nous, on était gosses. On aimait bien manger, mais on mangeait
ce qu'on avait.
Aussi ma mère avait essayé de travailler ; c'était une fois qu'il
y avait eu une grande dispute à la maison, parce qu'elle n'arrivait
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pas à bout de nous élever. D'ailleurs il y avait tout le temps des
disputes avec mon oncle. Parce que c'était la bourgeoisie, quoi.
Alors ils avaient trouvé la solution de lui faire laver des serviettes
de coiffeur, à la maison. Et c'était mon frère qui allait les cher-
cher, ces serviettes, pour pas qu'elle se fasse remarquer, pour pas
qu'on sache qu'elle faisait du travail, parce que ça aurait porté
préjudice au respect de cette famille, qu'à l'heure actuelle j'en ai
à cœur.
A l'école française
Quand j'allais à l'école avec mon cousin, ma cousine, tout ça,
et bien des fois c'était pas tous les jours ma mère me don-
nait un bout de pain. Un bout de pain de la veille, quoi, qui
n'était pas frais. Et mon cousin, lui, il avait toujours son petit pain
et un bout de chocolat avec lui. Il avait un petit pain tout frais.
Alors moi, pour essayer d'avoir comme eux, je jouais aux dés à
l'école, je faisais un peu le voyou, je profitais sur les gosses des
bourgeois. Par exemple, quand je voyais un gosse qui appartenait
à une famille bien aisée, comme on avait des bancs où on était
trois, il ne fallait pas qu'il trempe dans l'encrier, et s'il fallait
qu'il
trempe dans l'encrier, il fallait qu'il me donne une bille. Je ramas-
sais les billes et je les revendais.
- Mais ces gosses là, c'étaient des petits Français ou des
Arabes ?
- Ah ! là on était mélangés, il y avait des Français et des
Arabes. Moi, tous ceux qui venaient c'était bon, du moment qu'il
fallait que je me paye des petits pains, il fallait que je me dé-
brouille.
Donc j'ai appris tout gosse qu'il fallait que je me débrouille
dans la vie. J'essayais de me débrouiller par tous les moyens pour
avoir une vie au moins comme les autres. Par exemple, mon
oncle, quand il achetait des jouets à son fils, mon cousin, il avait
le même âge que moi je voyais qu'il avait des toupies qui
étaient toutes neuves. Et moi, je n'avais rien du tout. Je me rap-
pelle aussi quand il y avait une période de yoyo. Mon cousin, il
avait des yoyos. Moi il fallait que je me débrouille à avoir un
yoyo. Comment j'ai fait ? Eh bien ! j'ai pris une bobine de fil, je
l'ai coupée en deux, j'ai mis un bout de bois entre et j'ai rejoint
les deux parties plates. Et j'ai fait un yoyo. Voilà avec quoi je
m'amusais.
Cinéma
Par exemple pour aller au cinéma. Il y avait madame V.
c'était le seul cinéma qu'il y avait - elle était gentille cette
femme. C'était une sage-femme et vraiment elle était gentille parce
qu'elle aimait les enfants malheureux. Mais elle ne donnait rien
pour rien. Pour aller au cinéma, eh bien, il fallait par exemple
que j'aille avant la séance balayer toute la salle du cinéma. En-
suite, j'avais le droit de rentrer et de m'asseoir pour voir les films
de Tom Mix, de Ménard, tout ça. Madame V., sur ses vieux jours,
avait adopté des enfants elle ne les avait pas adoptés, elle a
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pris des enfants qui étaient orphelins, en principe, Il y en avait
même un, une fois, qui avait essayé de la tuer. Il l'avait même
cambriolée. Mais quand elle me voyait, elle m'aimait bien, parce
qu'elle voyait que j'étais débrouillard, que je me démerdais. Si
j'avais envie de faire quelque chose, elle savait qu'il fallait que
je travaille pour avoir cette chose. J'allais donc faire des courses,
j'allais lui faire un tas de choses. Elle avait une petite voiture et
quand elle voulait aller se promener, elle m'emmenait avec elle.
J'étais bien considéré avec elle.
Pas de certificat d'études
A l'école, je n'avais personne pour m'aider. Ma mère, elle,
ne savait ni lire ni écrire en français. Elle ne pouvait pas me don-
ner des leçons, après le soir. Tandis que mon cousin, lui, il restait
au cours de six heures. Moi à quatre heures et demie je sortais de
l'école et j'allais dans la rue, j'allais m'amuser avec les gosses,
ceux qui ne restaient pas jusqu'à six heures. Quand je rentrais à
la maison personne cherchait à savoir si j'avais bien ou mal tra-
vaillé, personne ne disait rien.
En classe je n'étais pas très bien placé. J'étais 24€ ou 25€. Je
le dis franchement, je n'apprenais pas, et j'avais personne pour me
pousser. J'étais comme tous les gosses, quoi. Si on n'est pas der-
rière eux à les pousser... Même à l'heure actuelle, si on prend un
gosse et qu'on l'envoie à l'école et quand il rentre on ne fait pas
attention à lui, eh bien ! il n'apprendra rien du tout. Moi, c'est
ce qui m'est arrivé, j'avais personne derrière moi pour me pous-
ser à apprendre. D'ailleurs c'est pour ça si je n'ai pas eu le certi-
ficat d'études. Quand j'ai quitté à l'âge de douze ans parce
qu'à l'âge de douze ans ils ne nous acceptaient plus à l'école
eh bien, j'étais encore en troisième classe. De la troisième, il fal.
lait passer en deuxième et de la deuxième il fallait passer en pre-
mière, et là, un an après, on passait le certificat. Donc, j'avais du
retard.
Premier patron
Plus tard, lorsque j'ai obtenu l'âge de douze ans, ça a é
mon plus grand calvaire. Ma mère a essayé de me placer chez un
artisan. Lorsque je suis rentré, je n'arrivais pas à l'établi. Lorsque
j'arrivais chez lui, la première chose que le patron me donnait à
faire c'était de trier les pointes, les clous. Alors là j'en bavais,
parce que tous les jours il fallait trier les clous.
Quand j'ai commencé à travailler chez ce patron, Monsieur
Antoine, j'avais quatre francs par jour. Ma mère était très heu-
reuse de voir que je pouvais lui rapporter quatre francs par jour.
Et à la première paye, je me rappelle, ma mère m'a dit : « Tu es
gentil, tu es mignon, tu vois tu commences à pouvoir te débrouil-
ler. Il faut bien apprendre ton métier, bien écouter ton patron. »
Mais malheureusement je ne savais pas ce qui m'attendait, car
pendant deux ans je suis resté à quatre francs par jour et pendant
ces deux ans je commençais à me débrouiller, parce que, naturel-
lement, mon patron il fallait que ça lui rapporte. Et quand on
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allait chez les clients travailler, il y avait les outils qui pesaient
des fois une vingtaine de kilos ; j'avais à peu près quatorze ans
et il fallait que je les porte sur mon dos. Ça m'est arrivé des fois
de m'arrêter en cours de route, car vraiment c'était trop lourd ;
le patron lui-même me donnait un coup de main pour les remet-
tre sur mon épaule, j'étais tout courbé. Quand on arrivait chez
le client, on faisait le travail, naturellement, et tout ce qui s'en
suit, mais j'étais là comme arpète, comme on dit.
Et puis, voilà qu'un jour, j'avais un copain qui était rentré
travailler dans un autre atelier, chez un autre artisan donc, Mon-
sieur Tellier, et que le copain il était nommé Pierre, et voilà qu
peine rentré il avait six francs par jour. Quand le copain m'a dit :
« tu vois, moi, je gagne six francs par jour », ça m'avait mis la
puce à l'oreille. Je me disais : il faudrait que je demande de l'aug.
mentation à mon tour, moi ça fait deux ans que je suis chez lui.
Je lui ai demandé de l'augmentation et mon patron m'a dit
« d'accord, je te donnerai de l'augmentation, mais attends un
peu » et il a ajouté : « tu sais, pour cela, il faut que tu travailles
plus que ça ». Je lui ai répondu : « oui, je travaille comme d'ha-
bitude, quoi ». Au bout d'un mois il m'a donné l'augmentation.
Mais alors là, il me fallait aller chez lui faire les courses, le di.
manche matin. Donc je n'avais pour ainsi dire que le dimanche
après-midi de libre, parce que le samedi je travaillais jusqu'à
six heures. Mais enfin, j'étais content parce que j'avais deux francs
de plus par jour, ça me mettait un peu de sous dans la poche,
parce qu'alors là, quand j'avais mes six francs, cela me faisait six
fois six, trente-six. Trente-six francs que je gagnais par semaine.
donnais trente francs à ma mère, et les six francs je les gardais
pour moi, pour essayer de me payer des outils. Des outils pour
apprendre le métier, quoi. Comme j'avais besoin d'outils j'étais
obligé de faire ça.
Et j'ai travaillé comme ça pendant longtemps chez lui. Et un
an après j'ai eu le culot de lui redemander de l'augmentation.
Mais ça n'allait plus quand je lui ai demandé de l'augmentation,
et après il me faisait toutes sortes de misères pour essayer de me
convaincre que je ne méritais pas l'augmentation. Et je patientais,
je patientais. Finalement, il m'a donné encore une augmentation,
donc ça me faisait huit francs par jour. Il m'avait encore aug-
menté de deux francs, mais ensuite il m'en a fait baver, parce que
j'allais de Bab-el-Oued pour lui apporter du bois, il y avait à peu
près dans les quatre cents kilos dans la voiture à bras. Une ou
deux fois par mois, je trimballais cette charrette pendant trois
kilomètres et demi. Et il m'envoyait à une heure de l'après-midi,
là où le soleil tapait vraiment fort. Les routes étaient goudron-
nées. J'ai vu à maintes reprises que les roues s'enfonçaient dans
le goudron et il fallait que je pousse, car il ne fallait pas que
j'arrive vers quatre heures à l'atelier, parce qu'il m'engueulait en
disant « tu traînes, tu t'es amusé en cours de route », alors je
suais à grosses gouttes et il fallait que je porte le bois.
Ça a duré comme ça pendant un bout de temps et puis un beau
jour, toujours chez lui, j'avais loupé un boulot. Et ce jour là il
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m'avait donné un coup de cale à poncer c'est classique. Je me
rappellerai toujours, un coup de cale à poncer avec le papier de
verre, ça m'avait défiguré la figure. J'avais sur la joue une grosse
éraflure... et j'avais gros au cour. Mais je ne savais pas à qui me
plaindre. J'étais là, je l'ai reçue, et j'étais là et je me morfondais.
Et c'est de là que vraiment je l'ai pris en dégoût, ce patron, et
j'ai essayé de faire tout pour nuire à son travail. Lui aussi c'est
de là qu'il s'acharnait. Alors moi je m'acharnais, et finalement
j'ai été obligé de céder, de m'incliner, parce que je ne connaissais
pas d'autre coin pour aller demander du travail. Et j'étais là, et
j'ai tenu, j'ai travaillé chez lui. On était trois ouvriers, deux
ouvriers plus moi. J'étais le petit apprenti dégrossi, comme on dit.
Conseils de colonel
Pendant que je travaillais chez lui, j'essayais aussi de travail-
ler au dehors. Je faisais un petit travail à droite, un petit travail
à gauche, pour essayer de gagner un peu plus d'argent, étant
donné que j'étais déjà apprenti dégrossi, quoi. Mais il faut que
je te dise que c'était moi qui avais la clef de l'atelier. J'arrivais
le premier le matin et je travaillais, et si le patron partait c'était
moi qui fermais l'atelier le soir. Alors je travaillais plus long-
temps pour moi.
Et voilà qu'un jour, je me rappellerai toujours, j'avais fait
une table pour un client. Et ce jour là il y avait le Colonel Pitard
qui était lå en train de regarder c'était un grand ami du patron
et quand j'étais en train de travailler, le colonel Pitard a dit
une chose qui m'a vraiment vexé. Il a dit : « Pourquoi vous le
laissez travailler ici ? C'est comme ça qu'on apprend à travailler.
Il faut lui défendre d'entreprendre du travail au dehors, parce
que lorsqu'il saura se débrouiller, il partira et puis il vous laissera
tomber. » Après ça, le patron m'a enlevé la clef. Ça a fait que je
ne pouvais plus travailler pour moi.
Il a cru m'avoir, me posséder comme ça. Mais d'un autre côté,
moi, je me suis débrouillé chez moi, puisqu'on habitait dans une
belle villa cette villa qui appartenait à ma grand' mère j'ai
commencé à travailler pour moi. Je bricolais pour les gens.
Ainsi, pendant un certain temps, j'ai fait cette vie là. Je tra-
vaillais chez mon patron, j'allais voir les clients, encaisser les fac-
tures et tout ce qui s'ensuit.
Les espadrilles
Quand je rentrais chez ces clients, spécialement quand c'était
l'hiver, car j'avais des espadrilles surtout en hiver, quand je ren-
trais dans ces maisons de riches Algériens, pour pas salir la maison
on me faisait enlever mes espadrilles devant la porte. Pour pas
salir la maison, ça fait que je rentrais chez eux... mais j'étais pieds
nus. C'est des trucs comme ça qui se sont passés et ça me révolu-
tionnait.
Première découverte du P. C.
C'est à cette époque que j'ai entendu, que j'ai vu qu'un mou-
vement s'était créé à Saint-Eugène. Un soir comme ça, je m'amu-
17
des
sais et je me promenais et j'ai vu des gens dans une salle de café
qui discutaient. Je suis rentré là dedans et j'ai demandé qu'est-ce
que c'était. On m'a dit « tais-toi, il faut écouter ». Je me suis tu
et j'ai écouté. C'était le parti communiste qui se formait. Je me
suis renseigné, j'ai demandé qu'est-ce que c'est que le parti com-
muniste. On m'a dit que le parti communiste est le parti qui dé-
fend les ouvriers. Alors j'ai essayé d'avoir contact avec des gens
comme ça, et malheureusement je n'ai trouvé personne. Ainsi
,
tout gosse, je me suis renseigné et on m'a dit « c'est la faucille
et le marteau ». Alors qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai pris mon rabot
et j'ai sculpté dessus la faucille et le marteau. Ah ! mais c'était
formidable, parce que quand j'ai fait ça, j'ai fait ça sur tous les
outils. Le patron n'a rien vu, mais quand je me présentais chez
les clients pour travailler, ils voyaient la faucille et le marteau
et tout le monde criait. Il y avait même le colonel Pitard qui, un
jour, m'avait dit « il faut effacer ça, parce que moi le drapeau
rouge je lui chie dessus. » Moi ça m'avait vexé et puis j'ai vu
comme ils étaient injustes envers moi, alors je me suis dit ce parti
défend les ouvriers, alors moi le drapeau bleu-blanc-rouge...
C'est de là que mon patron est venu pour me foutre
coups. Mais j'avais pris un marteau et je lui ai dit : « Si vous
approchez, je vous le jette à travers la figure ». Le patron, quand
il a vu ça, a dit « bon, allez arrête, ça suffit », et puis ça c'est
arrêté comme ça. Mais après, le patron me faisait des vacheries de
plus en plus belles. Il me faisait rester jusqu'à sept heures et demie
du soir à l'atelier pendant qu'il faisait ses écritures. Il avait un
chat et il fallait que je nettoie la caisse du chat. Il me faisait faire
toutes sortes de dégueulasseries. Alors là j'étais écouré.
Idées de meurtre
Jusqu'au jour où j'ai voulu le tuer. Le coup de la cale à pon-
cer qu'il m'avait lancée à travers la figure, je ne pouvais pas le
blairer. Il venait encore de m'engueuler, parce que les engueulades
j'en avais pris l'habitude, tous les jours c'était des engueulades :
« sale con, imbécile, tordu, petit con », et des mots, des mots
que vraiment ça me faisait pas plaisir. Mais ça n'est pas venu tout
de uite cette
nvie de le tuer. a fallu qu'il m'en fasse en
d'autres. Un jour il m'avait dit : « écoute, je vais te punir, je vais
te donner une casquette, je te la mettrai sur la tête, il y aura le nom
de la maison dessus, et tu iras circuler en plein Alger avec ça. Ça
fera de la propagande pour la maison. » Je lui ai répondu que
jamais je ne le ferai et que le jour où il me le ferait faire, je fou-
trais le camp de chez lui. Il m'a dit « eh bien, on verra », mais
quand il a vu que j'étais vraiment décidé à foutre le camp s'il me
faisait ça, eh bien, il ne l'a pas fait.
Alors quand j'ai vu ça, je lui ai demandé de l'augmentation.
Parce que cela faisait déjà plus de quatre ans que je travaillais
chez lui et je me débrouillais vraiment bien dans le métier. Et je
voyais que j'avais des copains qui, à mon âge, gagnaient beaucoup
plus que moi, et ils étaient heureux, ils avaient tout ce qu'il fal.
lait, alors que moi, le dimanche, si je voulais aller me taper un
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cinéma, il fallait que je fasse des courses après mon boulot. Pour
essayer de me faire des sous, pour sortir le dimanche et aussi pour
m'habiller, parce que ma mère n'avait pas
les
moyens
de m'ha-
biller. Je me suis vu même descendre à la mer pour attraper des
pieuvres -ce que chez nous on appelle des poulpes et essayer
d'aller les vendre, pour me faire des sous, quoi.
Donc, un jour j'avais essayé de tuer mon patron. J'avais fait
le geste, quoi. Il était là, il était en train de travailler et il était
baissé - je venais de recevoir une engueulade, il venait vraiment
de m'incendier il était accroupi là devant son établi, et j'avais
pris le marteau et j'allais lui foutre un coup sur le crâne. Je ne
sais même pas ce qui m'a retenu de lui faire ce coup là.
Oui, maintenant je m'en souviens, c'est parce que ce jour là
il m'avait traité de voleur. Je lui ai dit : « Pourquoi je suis un
voleur ? » Il m'a dit : « Oui, tu es un voleur, tu m'as volé un bout
de bois » « Je ne sors pas d'ici, je ne peux pas vous voler de
bout de bois ». De plus, à l'époque, j'avais remarqué que, devant
le vestiaire, il mettait des pièces de vingt sous et de quarante sous,
bien cachées, mais naturellement quand je faisais le nettoyage je
voyais ces pièces. Mais je n'avais pas la réaction de les prendre
pour les lui donner et je les laissais toujours à la même place. Jus-
qu'à ce jour où je lui ai dit : « Monsieur, il y a de l'argent ici,
alors vous le prenez ou vous le prenez pas ? » Alors il m'a dit que
c'était pour moi. J'ai voulu les prendre et j'ai dit : « C'est pour
moi ? » Il a dit oui et je les ai prises. Alors il m'a traité de voleur
et m'a dit « pourquoi tu les as prises ? » Je lui ai répondu « mais
c'est vous qui venez de me dire de les prendre. » Alors, naturel-
lement, il a insisté pour m'engueuler. Sûrement il devait être saoul
ce jour-là, il avait dû boire un petit coup de trop... parce que ça
lui arrivait souvent. Eh bien, c'est pour cette chose là que j'avais
voulu le tuer, j'étais acharné après lui.
La peur du gendarme
Lorsque j'ai fait ce geste, il ne s'en est pas aperçu, j'étais juste
derrière lui, je tenais le marteau levé et j'allais lui foutre un coup
sur le crâne. Et quand j'ai vu ça, j'ai retiré ma main, parce que
je me suis dit qu'est-ce que je vais faire là, ils vont m'emmener en
prison. Parce qu'à Saint-Eugène déjà, quand j'étais gosse, à l'école,
ils m'ont emmené une fois en prison parce que je m'étais foutu
du maître. Et ils m'ont gardé en prison toute une après-midi. Je
me suis dit, comme j'ai déjà été en prison toute une après-midi,
si je vais le tuer, ils me couperont la tête. Je n'ai donc rien fait,
mais j'étais mauvais et ça me bouillonnait en moi-même, mais
j'étais obligé de supporter ça, parce que quand je pensais qu'il
fallait que je rapporte ma paye à ma mère et je voyais que, malgré
que je travaillais, des fois elle arrivait tout juste à nous nourrir...
Parce que la viande on n'en mangeait pas beaucoup chez moi. La
viande on en mangeait une fois par semaine. Autrement tous les
jours c'était les pommes de terre avec la sauce piquante. On ne
mangeait que ça, des pommes de terre ou des haricots et c'est
19 -
tout. Je n'ai jamais vu ma mère me donner une tartine de pain
beurré, parce qu'elle n'avait pas de beurre.
Tartines de pain beurré
Pour les tartines de pain beurré, là il y avait une famille que
j'allais voir. C'était une famille juive que je connaissais vraiment
bien. Eux, ils avaient pitié de moi, car, quand je m'amusais avec
leurs gosses je rentrais chez eux, ils donnaient le goûter de quatre
heures et demie. C'était à l'époque où j'allais encore à l'école.
Quand on sortait, on allait s'amuser avec les gosses, des fois avec
mes cousins, des fois avec la famille Gourion. Mais j'aimais beau-
coup m'amuser avec la famille Gourion, parce que sur le coup de
quatre heures, j'avais droit à une tartine de pain beurré. Ça me
faisait du bien parce que je me disais « hé ! c'est pas toujours
qu'on mange ça ». Des fois il m'arrivait que le fils me dise « non,
ma mère m'appelle » et moi il ne fallait pas que je rentre. Parce
que, tu vois, je cherchais à en prendre et je voulais aller tous les
jours chez eux.
Les quatre frères
J'avais quatre frères. Il y en avait qui travaillaient. L'aîné,
on n'en parle pas, parce qu'il avait plutôt le genre voyou. Lui, il
ne travaillait pas tellement et quand il travaillait, il ne donnait
aucun sou à ma mère. Lui, c'était le garçon qui n'avait pas de père
pour l'élever et qui avait pris une route de débauche, quoi. Mais
à côté de ça, j'ai mon autre frère, et lui il travaillait vraiment dur
pour essayer de venir en aide à ma mère. J'avais un troisième frère
qui travaillait aussi à Saint-Eugène, mais lui il ne gagnait pas
beaucoup sa vie, ce qu'il gagnait ce n'était pas énorme. Enfin,
j'avais un quatrième frère qui travaillait aussi. Mais lui, il travail-
lait dans ma famille comme épicier. Mais seulement, alors là, on
l'exploitait, vraiment on l'exploitait. C'était dans la famille de
ma mère. Et c'est bien simple, ma mère ne touchait jamais sa paye.
Quand elle avait envie d'aller acheter, elle achetait toujours
à crédit. Mais la paye de mes deux frères et la mienne n'arrivait
pas
à
payer toutes les fins de mois tout ce qu'elle avait acheté.
Mon troisième frère, ce qu'il gagnait c'était pour l'habillement,
pour nous habiller tous. Mais c'était minime. Mon frère aîné, il
ne fallait pas compter sur sa paye, lui il était nul. Tout ce qu'il
gagnait, c'était pour lui, c'était un vrai voyou.
Ahmed donne son compte
Comme je te l'ai dit, je gagnais huit francs par jour à cette
époque là. Mais je lui avais demandé de l'augmentation. Il venait
de foutre un ouvrier en l'air, parce que moi j'étais arrivé à une
classe supérieure à celle d'apprenti dégrossi. Je commençais à me
débrouiller, quoi. Comme il avait supprimé un ouvrier je lui avais
donc demandé de l'augmentation. Il m'avait dit : « Oui, je vais
te donner de l'augmentation, parce que je suis content, vraiment
content de toi. Tu fais du bon boulot. » Mais il avait ajouté « pas
tout de suite. » Il fallait d'abord aller travailler à Alger chez un
20
client très pressé. Je me rappellerai toujours, c'était un dimanche,
car il était pressé. Chez ce client, j'avais vraiment fait du travail
bien. J'étais content aussi de le faire, parce que je voyais que cela
m'encourageait à faire du boulot pour devenir un ouvrier, pour
savoir travailler. Oui, pour pouvoir, le jour que je quitterais de
chez lui - car j'avais toujours l'espoir de le quitter, il me faisait
trop de misères - pour pouvoir ce jour là me défendre.
Donc, on avait travaillé tout le dimanche. Avant, on avait
travaillé toute la semaine, parce que lui, à cette époque, en 1936,
il ne connaissait pas la loi de quarante heures. Elle existait, mais
lui ne l'admettait pas. Je rentrais le matin à sept heures et demie
et je partais le soir à sept heures et demie. Pour manger, je prenais
une heure. Je me rappelle, quand la loi avait été votée. J'avais lu
sur le journal : l'ouvrier travaille quarante heures par semaine et
son patron ne doit pas le faire travailler plus de quarante heures.
Alors je lui ai dit. Il a répondu : « la semaine de quarante heures
ça n'existe pas chez moi, chez moi c'est le travail, il n'y a rien à
faire, je ne te la donne pas ». Alors, comme je n'étais pas bien
au courant de ces trucs là...
Donc, on avait travaillé le dimanche. Une fois la semaine
d'après finie, ça faisait déjà quinze jours de travail sans arrêt. Et
le deuxième dimanche j'étais fatigué. Je l'avoue, j'étais fatigué.
Je n'ai pas été au travail, et puis je voyais que l'augmentation que
je lui avais demandée, il ne me la donnait pas. Donc je suis venu
le lundi. Il m'attendait à l'atelier et dès que je suis rentré il a
commencé à m'engueuler : « Petit con, pourquoi tu n'es pas venu
hier ? » J'avais beau lui expliquer que j'étais vraiment fatigué,
que je ne pouvais pas travailler parce que j'étais vraiment fatigué.
Il m'a dit : « Oui, tu es fatigué, mais pour aller te promener
tu n'es pas fatigué. » J'ai dit : « Je n'ai pas été me promener,
je suis resté à la maison, j'étais fatigué. » Puis, j'ai ajouté : « Dites
donc, Monsieur Antoine, vous m'avez promis de l'augmentation,
mais vous aussi vous n'avez pas tenu votre promesse. Hier je ne
suis pas venu . travailler, mais dimanche dernier je suis venu
travailler. » Alors il me dit : « Eh bien, l'augmentation, tu l'auras
peau de mes couilles. » Ah ! là ça m'a révolutionné. J'ai
quitté le même jour. J'ai dit : « Puisque c'est comme ça, je ne
travaille plus chez vous, c'est fini. »
Chômage
Je suis parti. Je n'ai pas travaillé le lundi. Et puis je me
cachais de ma mère et je me faisais du mauvais sang. Mais le
patron m'a dit : « Si tu ne veux plus travailler, c'est pas la peine
de venir. Tant pis, tant pis pour toi. »
Je suis donc parti et j'ai commencé à chercher du boulot. Mal-
heureusement il n'y avait pas de travail. J'ai cherché du travail
partout, mais le samedi je n'en avais pas trouvé. Quand est
arrivé le samedi pour ramener ma paye à ma mère, elle m'a dit :
« Eh bien ! la paye ? » Et je lui ai dit je lui ai menti « le
patron ne m'a pas payé cette semaine. » Je partais le matin et je
rentrais à midi pour manger. Je rentrais pour ne pas que ma mère
sur la
an
21
s'aperçoive de quoi que ce soit. Malheureusement je suis resté
comme ça pendant un mois. La deuxième semaine, quand ma
mère a vu que je n'apportais pas les deux semaines de paye, elle
est partie voir mon patron pour lui demander des sous, parce
qu'elle n'en avait pas. Le patron lui a dit : « Il ne travaille plus
chez moi, c'est lui qui a foutu le camp. »
Ma mère est revenue et le soir, quand je suis rentré à la maison,
je me rappellerai toujours, elle a commencé à crier après moi :
« Tu as quitté ta place, et qui va te nourrir ? on ne peut pas te
nourrir. » Je lui ai dit : « Oui, j'ai quitté, parce que j'ai demandé
au patron de l'augmentation et il n'a pas voulu mé la donner.
Et puis il m'a fait travailler le dimanche et quand je n'ai pas été
travailler l'autre dimanche, parce que j'étais fatigué et que je
suis resté à la maison, il m'a traité de tous les noms et il m'a
dit que c'était pas vrai, qu'il ne me donnerait pas de l'augmen-
tation, et quand il m'a dit ça je suis parti. Je ne veux plus tra-
vailler chez lui. » Ma mère a jugé que vraiment j'ai eu raison. Et
puis elle m'a dit : « Oui, mais il faut te débrouiller, parce qu'il
n'y a rien à faire, on ne peut pas rester comme ça. »
Deuxième patron...
Ça a duré un mois, et puis, au bout d'un mois, j'ai trouvé
une place. Le patron m'a dit, je me rappellerai toujours : « Ecoute,
j'en ai tellement eu, mais je vais te prendre à l'essai ». Je suis
rentré, j'ai travaillé à l'essai une semaine. Ça m'a fait du bien,
parce que je voyais que l'on faisait la semaine de quarante heures.
Ah ! ici on faisait la semaine de quarante heures et là-bas on ne
la faisait pas ? En moi-même, je me disais : alors, lui c'est pas
comme l'autre ? En moi-même, je me disais : mais je suis mieux
ici, et puis d'ailleurs le boulot il est moins crevant que là-bas,
il n'est pas aussi acharné sur moi que là-bas, puisque ici il y a
des machines, tandis que là-bas il n'y avait pas les machines pour
travailler, il fallait que je porte le bois chez un type qui avait
des machines, et j'étais tout le temps avec la charrette à bras.
Puis, quand est arrivé le vendredi, je vois qu'il vient. Il me
dit : « Bon, combien tu gagnais chez ton patron ? » Je lui dit :
« Ecoutez, je vous dis franchement, je gagnais huit francs par
jour. » Il me dit : « Huit francs par jour ? » Je dis : « Oui, huit
francs par jour ; maintenant, si je fais l'affaire, vous pouvez me
donner le même prix, ou si vous voulez me donner un peu plus
d'augmentation, parce que je suis parti de chez lui parce qu'il ne
voulait pas me donner d'augmentation. » D'un seul coup je vois
qu'il m'avait donné cent et quelques francs. Je lui dis : « Mais
c'est pas le compte. » Il me dit : « Si. » J'ai fait mon compte et
j'ai vu que j'étais payé à raison de trente-deux francs par jour.
Je peux pas dire ce que ça m'a fait comme sensation, j'avais
envie, franchement j'avais envie de l'embrasser, tellement j'étais
heureux. Enfin, je lui demande : « Je gagne 32 francs ? » Il me
dit : « Oui, tu es capable, tu sais travailler, je te donne ce que
tu mérites. Tu mérites 32 francs par jour, je te donne 32 francs
par jour. » Alors là, le boulot je ne regardais pas, je ne perdais
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pas une seconde, j'activais, et puis tout ce qu'il me disait je le
faisais.
...Qui est un bon communiste
Et puis après je me suis aperçu qu'il y avait une grève
générale. Le jour de cette grève générale, je m'amène le matin
pour travailler et voilà qu'il me dit : « Je te paye les journées,
mais tu ne travailleras pas. » « Pourquoi ? » Il me dit : « Parce
qu'il y a la grève générale, il faut suivre le règlement, moi je ne
travaille pas aujourd'hui, et toi il ne faut pas que tu travailles
aujourd'hui. » Après, j'ai vu vraiment que c'était un communiste.
Je suis tombé chez lui, c'était un communiste. Quand j'ai vu que
c'était un communiste, c'est là que j'ai essayé de faire comme
tous les ouvriers, de faire une solidarité ouvrière, j'ai essayé de
participer au P.C. Et puis je me suis renseigné, j'ai activé, j'allais
aux manifestations, quand il y avait une manifestation j'y allais.
Vraiment, je m'accordais avec ce patron, je m'accordais énormé-
ment avec lui. Je me rappelle, j'allais aux manifestations, j'étais
le premier à manifester. Et par exemple à la Colonne Varonne,
quand on donnait des fêtes communistes, j'y allais.
Au bal
J'y allais, mais je ne savais pas danser.
Alors ce que je trouvais de bizarre c'est que là j'ai appris à
danser et quand je dansais là, on était en somme tous des ouvriers :
je dansais et les filles ne refusaient pas. Et puis, un beau jour,
j'ai été danser à Saint-Eugène, parce que, à Saint-Eugène, là-bas,
on donnait des bals vraiment bien. J'arrive donc au bal, je demande
à danser. J'étais habillé convenablement, quoi, et personne ne
voulait danser avec moi, aucune fille ne voulait danser avec moi.
Alors c'est quoi ? Je leur plais pas ? Et je me suis rendu compte
que ce n'était pas ça. C'est que j'étais Algérien, j'étais Arabe. Et en
plus de ça, j'étais dans un coin bourgeois. Alors j'ai dit : « ça va,
j'ai compris, je ne fréquente plus Saint-Eugène. »
Les filles, elles étaient françaises ou algériennes ?
C'était des filles françaises, oui. Il y avait aussi de Arabes
qui allaient danser là-dedans, comme par exemple la famille N.,
que je connaissais d'ailleurs. C'était des Arabes, mais des Arabes
corrompus, qui faisaient la même vie que les familles françaises,
les familles françaises bourgeoises, quoi. C'était des Arabes, mais
corrompus. Alors, eux, dansaient, eux avaient tout ce qu'ils vou-
laient. Mais quand il s'agissait d'un ouvrier arabe, par exemple
comme moi, alors tintin, des clous, rien du tout. Ils savaient qui
j'étais, que j'étais un ouvrier et tout ce qui s'ensuit et ils ne
voulaient pas admettre ça. D'ailleurs je me le demandais à maintes
et maintes reprises, je regardais même si ma chemise était propre,
pour voir si ce n'était pas pour ça. Et puis après je me suis aperçu
que ce n'était pas pour ça, non, que c'était le coin bourgeois
et qu'il fallait pas compter dessus pour danser.
23
Encore sur le P. C.
- Tu m'as dit que ton deuxième patron était du P.C., qu'il
était communiste.
Ah ! il était communiste, oh là ! De la manière qu'il
m'avait payé, que je gagnais huit francs et qu'il m'avait donné
trente-deux francs et qu'il me disait : « Tu vois, tu fais mon
affaire. » Et puis quand il y eut la grève qu'il m'avait dit qu'il ne
faut pas travailler et qu'il me payerait les journées...
C'était en quelle année cette grève générale ?
C'était en 37, en fin 37. Donc j'ai travaillé chez lui jus-
qu'en 39. Il me donnait, par exemple, un travail et il me disait :
« Voilà, tu as deux jours pour le faire, si tu le fais en un jour
et demi, eh bien, tu gagnes une demi-journée. » Alors moi j'acti-
vais, ça fait que dans la semaine j'arrivais à me faire une journée
en plus. J'étais vraiment heureux. Quand il a été appelé pour
faire sa période de 21 jours, c'est moi qui dirigeais l'atelier.
J'étais tout seul. Sa pauvre mère venait et elle me disait : « Tout
va bien ? » Je lui disais : « Oui, tout va bien, je fais tout le tra-
vail. » Quand il est revenu de sa période, on a continué à tra-
vailler pendant un bout de temps et puis il y a eu la déclaration
de
guerre. Il a été mobilisé, et puis sa mère a fermé son atelier.
C'était fermé pour cause de mobilisation.
Est-ce que ce n'est pas pendant cette période que tu as
connu le P.C. par ce type-là ? Et qu'est-ce que tu as fait ?
Oui, c'est pendant cette période. Avec lui, quand il y
avait une réunion ou quoi, il me disait : « Tiens, il y a telle ou telle
réunion » et j'y allais. Et quand il y avait une petite manifestation,
j'y allais. Mais après, quand il y a eu la guerre, on n'a plus
entendu parler du P.C.
Quel était le
genre d'activité que tu avais à ce moment-là ?
Je participais pour porter certains journaux, pour faire
acte de présence quand il y avait quelque chose, quoi. J'aimais ça.
Mais tu discutais, tu participais aux discussions ?
Ah ! non, je ne participais pas aux discussions.
Tu avais ta carte du P.C. ?
Non, je n'avais pas ma carte du P.C., mais j'allais quand
même dans le P.C. Je participais, mais c'est-à-dire volontairement,
mais personne ne m'a demandé si je voulais vraiment m'inscrire.
Ça fait que je ne me suis pas inscrit. Mais j'allais dans les réu-
nions, j'écoutais ce qu'on disait, j'allais dans les manifestations.
S'il y avait quelque chose d'organisé, j'y allais. Mais personne
ne m'a rien demandé, ne m'a dit : « Bon, tu te fais inscrire »
ou quoi.
Tu n'as jamais parlé dans les réunions ?
Oh ! non, je n'ai jamais parlé dans les réunions.
Composition du P. C.
Comment c'était le P.C. à cette époque-là ?
Il y avait pas mal de Français, il y avait des Espagnols
qui venaient de la guerre d'Espagne et une petite minorité d'Algé-
riens, car il n'y avait pas beaucoup d'Arabes. Et à cette époque-là,
24
ils n'avaient pas cette tendance à la cordialité ouvrière. Ils étaient
là et personne ne leur demandait rien du tout. Et puis ceux qui
faisaient partie du P.C., ils n'allaient pas chercher à contacter des
ouvriers, par exemple ceux qui travaillaient dans les terres. Ou,
par exemple, quand ils allaient dans les cafés maures, ils ne
cherchaient pas
à avoir de contact avec les ouvriers. Ils avaient
un petit groupe à eux, ils essayaient d'avoir un groupe, mais ils
n'essayaient pas de se développer plus, jusqu'à un point où on n'a
plus entendu parler d'eux. Et je me suis rendu compte qu'ils
avaient été coupés littéralement par la bourgeoisie, par les fascis-
tes. Parce qu'il y avait plus de fascistes que de communistes en
Algérie, à Alger il y avait beaucoup plus de fascistes. D'ailleurs,
dans les ateliers il n'y avait pas de syndicats. Moi, jusqu'à l'heure
actuelle, je n'ai jamais connu de syndicat à Alger. Pourtant, à un
moment, j'ai travaillé comme ouvrier dans l'administration. Là,
j'étais parmi les ouvriers. Eh bien ! je n'ai jamais entendu un
ouvrier dire : « Tiens, il y a une réunion » ou dire qu'il y a un
syndicat pour les ouvriers. Quand on avait envie de demander
quelque chose, il fallait quelqu'un pour le demander, mais ce
quelqu'un là n'existait pas. Si on avait du culot on demandait,
sinon on ne demandait pas. Non, je n'ai jamais connu ça à Alger.
A cette époque, au début tu as cru que le P.C. était un
truc qui pouvait servir ?
- Ah ! au début j'ai cru que c'était un truc qui pouvait
servir. J'y ai été volontiers du fait de ce que j'ai passé, de ce que
j'ai enduré avec mon premier patron. Si on m'avait demandé
d'aller tuer même, je l'aurais fait; pourquoi ? parce que j'étais
écouré. Seulement je n'arrivais à toucher personne. Il n'y avait
personne, quoi. Je me méfiais aussi parce que j'étais de Saint-
Eugène. Je me disais, quand je discutais avec quelqu'un : qui sait
s'il ne va pas me vendre, celui-là. Ça fait que je n'avais pas
confiance. Quand j'étais chez ce patron, Robert, il y avait bien un
groupe d'ouvriers qui avaient la cordialité d'être des ouvriers
unis, mais ils ne pensaient pas à ces trucs-là, ils pensaient plutôt
à jouer aux cartes, à faire la belotte et tout ce qui s'ensuit. Ils
n'avaient pas la tendance de vouloir agir. A mon idée, ils se
voyaient vraiment dominés par les fascistes qu'il y avait -bas à
Alger. D'ailleurs, on en subit les conséquences à l'heure actuelle.
Les fascistes
Mais pourquoi ? Ça a pris vraiment un gros développe-
ment à cette époque-là les fascistes ?
Oh ! oui, ça a été terrible les fascistes là-bas. Moi je me
rappelle, quand j'étais à Saint-Eugène c'était tous des fascistės,
tous des fascistes en général. Je me rappelle, encore gosse, j'avais
des copains, la famille Emilio, c'était des copains, mais seulement
c'était des fascistes. Ils n'avaient pas peur de crier : Vive de La
Roque. C'étaient des italiens. Quand ils sont venus à Saint-Eugène
ils tenaient un café. Ils criaient « vive de La Roque » et toute la
clique. Je leur disais : « Pourquoi vous criez vive de La Roque,
il n'est pas avec les ouvriers de La Roque ? » Alors ils m'ont dit :
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« Oui, mais nous on est des fascistes et les communistes tu vas
voir comment qu'on va les harceler. »
Mais il y avait bien quand même des ouvriers à Saint-
Eugène ?
Il
у avait des ouvriers, mais c'était des prolos bourgeois.
C'était des ouvriers, mais ils avaient tous tendance à être fascistes.
Sur 100 personnes, on en trouvait 95 qui avaient tendance à
être fascistes. Moi je sais qu'à Saint-Eugène c'était renommé,
aussi bien du côté des Arabes que du côté des Français. Les deux
parties c'était la même chose.
Est-ce qu'ils se cassaient la gueule avec les communistes ?
Non, ils ne se cassaient pas la gueule avec les commu-
nistes. Ils vivaient séparément. Mais à Bab-el-Oued, par exemple,
il y avait une tendance plus forte des communistes. Parce que, à
Bab-el-Oued, il у
avait des salles où j'allais d'ailleurs
organisait quelque chose et c'était marqué avec la faucille et le
marteau. On rentrait, il y avait des bals qui étaient organisés
où on
par le P.C.
Par contre, du côté du champ de maneuvres, vers le haut,
c'était un quartier bourgeois, c'était la rue Michelet, la rue d'Isly,
il ne fallait pas y aller. Pour Bab-el-Oued c'était différent, c'était
tous des ouvriers qui y habitaient, c'était une masse d'ouvriers.
Et c'était mélangé. Il y avait aussi bien des Arabes qui habitaient
-dedans, il y avait des Espagnols, des Italiens, des Grecs. Il y
avait toutes les races qui habitaient là-dedans. Là, ça avait ten-
dance à être communiste.
Je ne me souviens plus du nom des rues, mais, par exemple,
il y avait en face du Cinéma Bijou une salle où il y avait des
organisations. C'est là-dedans que j'allais. Je regardais, j'écoutais
ce qu'on disait, qu'il fallait faire ceci, qu'il fallait faire cela. Mais
on ne m'a jamais rien demandé, alors je ne savais pas à qui
m'adresser avoir une carte.
pour
Entre le P. C. et le nationalisme
A cette époque-là, est-ce que tu connaissais le mouvement
proprement nationaliste arabe ?
- Je le connaissais, seulement je n'y participais pas. Je me
mêlais un peu de ça, mais je n'étais pas fort attiré là-dessus, parce
qu'il y avait des traîtres parmi nous, des donneurs qu'on appelle ça.
Il y avait des Arabes avec qui on discutait, et puis finalement ils
vous tiraient dans le dos, ils allaient tout de suite le répéter à la
police. D'ailleurs, après, j'ai eu des copains chez eux, mais ça
a été beaucoup plus tard.
- Donc, à cette époque-là, tu étais avec les communistes.
- A cette époque-là j'étais avec les communistes, je voulais
activer là-dedans, j'essayais de tout mon mieux pour venir en aide
à l'ouvrier. Mais je n'ai jamais trouvé une main qu'on me tendait
pour me dire : « Allez, viens carrément. »
Est-ce que tu as été déçu à cette époque-là ?
Non, je n'étais pas déçu à ce moment-là. Je n'ai jamais
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été déçu à cette époque-là du P.C. Le jour où j'ai été déçu, c'est
quand je suis venu en France. Pas avant.
CHAPITRE II
tra-
PENDANT LA GUERRE
Quand mon patron a été mobilisé je suis donc parti. J'ai
trouvé de l'embauche pour cinq mois. Ce patron-là a été correct.
Il m'a dit : « Je te prends pour faire ce travail-là, mais après... »
Ensuite j'ai travaillé chez un autre patron. Mais je n'ai pas
vaillé longtemps. Seulement deux mois. Au bout de deux mois
je me suis aperçu qu'il m'avait arnaqué, quoi. Il m'avait changé
mon outillage et il a dit qu'il l'avait vendu. Je ne le crois pas. Ce
n'était pas un type à vendre des outils. Seulement j'avais de bons
outils et il me les avait changés. Il avait pris les bons et puis
il m'a dit qu'il les avait vendus. Alors je lui ai dit : « Non, vous
allez me redonner mes outils. » Il m'a dit : « Non, je les ai vendus,
c'est trop tard. J'ai pris une crise de colère et j'ai voulu le taper.
On s'est chicané et j'ai pris mon compte. J'ai ramassé les mauvais
outils qu'il m'avait donnés et je suis parti carrément de chez lui.
La lettre de recommandation
C'est alors que j'ai reçu une lettre pour aller travailler comme
ouvrier dans l'administration. C'était une lettre qui ne m'était
pas adressée à moi. Elle était adressée à un type qui avait tra-
vaillé chez mon premier patron. Comme c'était un gars qui avait
été élevé chez les Pères Blancs, lui, il avait la possibilité de tra-
vailler dans l'administration. Quand j'ai reçu cette lettre, je me
suis dit « c'est pour moi, il n'y a pas à tortiller ». Et ça a marché.
Je me suis présenté et j'ai été embauché aussitôt. Alors quand
j'étais à l'administration, c'était bien.
Réformé
La guerre était déjà commencée ?
Oui, la guerre était déjà commencée. Parce que je n'ai
pas fait mon service militaire. Je n'ai même pas voulu y aller
quand on m'a appelé pour passer mon conseil de révision. C'était
la guerre et je voyais tous les types...
Est-ce qu'ils prenaient tous les Algériens ?
Ah ! oui, ils prenaient tous les Algériens. Mais j'ai été,
le jour de mon conseil, le seul qui a été réformé. Enfin, je n'ai pas
été réformé au premier coup. J'ai été exempté pour passer l'année
d'après. Parce que je me suis drogué. J'ai manqué de mourir
tellement je me suis esquinté pour pas servir pour la France.
Parce que j'ai dit : moi, servir pour la France ça ne m'intéresse
pas, parce que l'intérêt qu'on a envers elle, eh bien, on n'a
aucun intérêt. Et je n'ai pas voulu, je me suis drogué. Alors c'est
là qu'ils m'ont exempté de service et je suis repassé l'année
d'après. C'est là que j'ai attrapé une chaude-pisse, oui, je me suis
présenté même avec une chaude-pisse. Et puis je me suis drog
-
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avec du kif, j'ai fumé deux cigarettes à jeun, que j'avais trempées
dans l'huile. Le matin j'ai fumé ça et je me suis présenté. Je peux
pas dire exactement ce que ça m'a fait. Mais quand on m'a appelé,
je dormais par terre. On est venu, on m'a réveillé, on m'a porté.
J'avais une chaude-lance, ça coulait, j'étais plutôt rachitique, tout
pâle... C'était la deuxième fois, alors ils m'ont réformé définiti-
vement. Ils m'ont dit : « Toi tu n'es pas bon pour le service. »
Alors je suis parti, je suis monté à la maison. Il y avait mon
frère qui m'attendait et qui m'a soigné.
C'était le moyen. Il y avait beaucoup d’Algériens qui faisaient
des combines comme ça, pour éviter de servir la France, quoi.
Parce qu'ils étaient écæurés de la vie qu'on menait là-bas. Parce
que si on prend 80 % des Français qui vivent là-bas, c'est des
types qui en veulent aux arabes.
Italiens d'Alger
Justement, on y reviendra sur ce que j'ai vu. C'est vraiment
inimaginable, ce que j'ai vu. Ce qui m'est arrivé, même à moi
personnellement, quand j'étais à Alger avec les Français. Avec
les Français, enfin j'appelle ça des Français avec la plume, parce
que quand ils arrivaient ici ils savaient à peine parler le français.
Surtout dans les milieux populaires. C'était encore pire dans
les milieux populaires. Si tu vas du côté de la Pêcherie, alors là
c'est tous des Italiens. Mais c'est des Italiens à double face. C'est
pas pour dire du mal des Italiens, parce que j'ai eu des amis
italiens en France que c'était des vrais champions. Mais les
Italiens qu'il y avait là-bas, c'était des tourne-casaque. Pendant
la guerre ils tiraillaient carrément contre les Français. Ils mar-
chaient avant tout avec Mussolini. Tous ils marchaient avec
Mussolini. Quand ils parlaient de Mussolini, ils en avaient plein
la gueule. Et puis après, quand ils ont vu qu'il était dans la
merde, ils ont dit : moi je suis contre ci, et moi je suis contre ça.
Mais moi, je les ai vu de mes propres yeux. Je me suis même
pris plusieurs fois avec certains Italiens et je leur ai dit : « Vous
êtes des faux-jetons. »
Rapports avec les camarades de travail
Pour revenir à mon travail dans l'administration, il faut que
je te dise que j'étais chef. Oui, j'étais chef dans mon métier. Je
faisais tout le travail et même pour recevoir la marchandise je
faisais un bon. On m'apportait la marchandise que je voulais.
On était payé au mois. A cette époque j'avais 45 francs par jour.
Un beau jour mon chef direct
, mon directeur pour ainsi
dire il était gentil ce chef-là il me dit : « Méfie-toi, Ahmed,
on veut te foutre à la porte, on veut te faire des vacheries pour
prendre ta place. Tu n'as qu'à ouvrir les yeux. » Alors je me
suis renseigné. Il y avait un type, un Espagnol, qui était rentré
-dedans. Il était de mon métier et il voulait avoir ma place.
Comme il était bien avec les autres ouvriers qu'il y avait là, le
chef des machines et tout ça, il essayait de s'introduire pour
prendre ma place.
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-
Un jour j'ai fait un petit pari sur un travail qu'on devait
faire. J'ai dit à l'Espagnol et à un de ses copains : « Je vais vous
prendre tous les deux. Vous allez faire le travail et moi, tout seul,
je ferai le même que vous. » Il y avait mon chef qui était là devant
nous. On a commencé à le faire. Celui qui perdait devait payer
six bouteilles de bière. Alors moi j'ai activé, j'ai fini mon boulot,
tandis que eux, malgré qu'ils étaient deux, ils n'avaient pas fini.
Finalement j'ai dit au manæuvre : « Va chercher six bouteilles
de bière à leur santé ». Alors mon chef il est parti. Il a vu que
vraiment j'étais plus capable. Sans me vanter.
Un autre jour je me suis vraiment mis en pétard. Vers la fin
du mois ou le premier, en général on était payé. Mais deux jours
avant environ, on demandait quand on allait être payé, parce qu'il
fallait aller à la mairie pour toucher l'argent. Donc, un jour
j'envoie le maneuvre pour aller demander à M. Garnier quand
c'est la paye. M. Garnier demande : « C'est qui, qui t'envoie ? »
Il dit : « C'est Ahmed. » « Eh bien ! tu diras à Ahmed qu'il
est toujours pressé pour la paye et qu'il peut attendre. » Quand le
manæuvre me dit : « Il ne sait pas quel jour on est payé », je
lui réponds : « Eh bien ! va dire à M. Garnier que je ne travaille
plus. >>
Je me suis assis et je n'ai plus voulu travailler. Mon chef qui
était monté parce qu'il était toujours en train de regarder ce
qu'on faisait
me dit : « Pourquoi tu ne travailles pas ? » Je lui
réponds : « Moi je ne travaille pas. Si on ne me donne pas la
paye, moi, je ne travaille pas. M. Garnier dit qu'il ne sait pas
quel jour on sera payé, alors moi je n'ai pas envie de travailler
pour bouffer des briques. » Aussitôt mon chef a téléphoné et le
lendemain on a eu notre paye. Après, les ouvriers commençaient
à m'estimer parce qu'ils voyaient que moi l'administration j'en
avais rien à foutre.
Défense des ouvriers juifs
La plupart des ouvriers, c'était des Français ?
Ah ! c'était des Français et il y avait des Juifs. Mais
alors là, pour les Juifs qui travaillaient là-dedans, ils étaient mal-
heureux. Je ne sais pas si en France c'était la même chose, mais
en Algérie (c'était le régime Pétain) je voyais comme ils étaient
vraiment malheureux. Ces Juifs-là, c'était des ouvriers. Primo, ils
n'étaient pas titulaires. Ils travaillaient dans l'administration de-
puis X temps, mais ils n'étaient pas titulaires. Ils étaient payés
à la journée. C'est-à-dire qu'ils touchaient tous les mois comme
nous, mais ils étaient payés à la journée.
C'était donc sous Pétain. Quand il y avait du travail pressé,
on les faisait appeler pour travailler et aussitôt que c'était fini,
on leur disait : reposez-vous. Aussi, un jour, j'en ai attrapé un et
je lui ai dit : « Pourquoi tu acceptes ces conditions ? » Il me dit :
« Moi, je peux pas la ramener étant donné qu'on est sous le régime
de Pétain ». Je lui ai répondu : « Je vais m'en charger » et j'ai
gueulé. On avait à l'époque un gros monsieur d'origine de Saint-
Eugène qui travaillait aussi dans la boîte. Il m'appelle et me dit :
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« Pourquoi tu prends la défense de Cohen ? » Je réponds : « Je
prends sa défense parce que c'est un ouvrier comme moi. Il n'y a
pas de raison qu'on ne le fasse travailler que quand on a besoin
de lui. Je dis que moi, si j'étais à sa place, je ne travaillerais abso-
lument pas. J'irais vendre des poivrons au marché. Je ne travaille-
rais pas pour eux. » Alors on s'est disputé. Je lui ai dit : « Ce n'est
pas comme vous. Vous êtes le fils d'un sénateur. J'ai bien connu
votre père. Comment qu'il est riche, votre père ? Est-ce que vous
pouvez me le citer, vous ? Quand il est venu en Algérie, il avait
des espadrilles trouées. >> Textuellement, je lui ai dit. Alors il
me dit : « Tu veux que je te fasse arrêter ? » « Arrêter, je n'en
ai rien à foutre de vous ! » Je lui ai mis les points sur les i à ce
type-là. A côté de cela, son frère c'était un champion, c'était
un type vraiment intéressant.
Quand je travaillais chez Antoine, j'allais travailler chez son
père. Eh bien, jamais on m'a dit j'étais gosse voilà dix sous
pour toi de pourboire. On me faisait faire des corvées et tout ce
qui s'ensuit, mais jamais il n'y a eu un pourboire chez eux. C'est
tout juste si on ne me disait pas « allez, va-t-en » et c'est tout.
A côté de ça, son autre fils, chez qui j'ai travaillé aussi, il était
vraiment gentil, ainsi que sa femme. Parce que quand, par exemple,
j'avais fini un travail et que j'allais encaisser une facture, j'avais
toujours mon petit pourboire.
« Félicitations »
Donc, je commençais à être bien vu par les gars, parce qu'ils
voyaient que je ne me laissais pas faire.
D'ailleurs, un jour j'avais fait un travail et le maire d'Alger
était venu. C'était avant Chevalier. Chevalier, lui, c'était un ancien
pâtissier. Il avait une pâtisserie rue Bab-Azoun je les connais
bien tous ces cocos-là ! Donc le maire vient et demande qui
avait fait ce travail. C'était la première fois qu'ils avaient du
travail fait comme ça. On lui dit : « C'est Ahmed. » Alors il me
fait appeler pour me féliciter.
Le chef des machines monte et me dit : « Dis donc, tu devrais
t'habiller, parce qu'il y a le Maire qui veut te féliciter. » Je lui
réponds : « Moi, je me présente comme ça, j'en ai rien à foutre.
C'est pas parce que c'est le Maire que je vais m'incliner devant lui.
Je descends comme ça en habit de travail, je ne m'habille pas. »
Et je suis descend:1. Il y avait le Maire. Je les vois toujours devant
moi, ces bandes de cloches-là. Il y avait toute la smala, toute la
commission qu'on l'appelait, tous ses boys, quoi. Alors il me dit :
« C'est vous qui avez fait ce travail ? » Je dis « oui » et il me dit :
« Je tiens à vous féliciter. » Sur ce, je lui réponds : « A force
d'entendre des félicitations les poches sont pleines et elles débor-
dent. » Il dit : « Qu'est-ce que ça signifie ? » Je réponds : « C'est
qu'on est mal payé. Vous avez des ouvriers ici qui sont pères de
famille et qui gagnent 40 francs par jour et moi qui suis céliba-
taire j'en gagne 45. Je ne vois pas pourquoi des félicitations.
Je m'en fous des félicitations, ce qui compte c'est le bifteck. »
Alors, sur ça, aussitôt que le mois est arrivé, on a eu cent sous
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veux pas
d'augmentation par ouvrier et par jour. Alors là, les ouvriers ils
m'ont appelé et ils m'ont payé le coup. Et quand il y avait une
histoire, ils me disaient : « Allez, Ahmed, présente-toi. >>
Démission
Mais je me rappelais que tous les ouvriers avaient voulu me
mettre à la porte pour prendre ma place, comme je te l'ai déjà
dit. Donc, je leur ai dit : « C'est pas pour vous que j'ai fait ça,
parce que vous êtes tous des dégueulasses. Si je l'ai fait c'est pour
l'humanisme. Je vais vous dire franchement, je n'y tiens pas
beaucoup à rester dans l'administration et moi, des dégueulasses
comme ça, je n'en veux pas. » Et ça s'est arrêté comme ça.
Mais un jour j'ai eu une discussion avec le chef conservateur
de la mairie. Il m'avait demandé de faire un travail qui n'appar-
tenait pas à mon administration. Je lui ai répondu : « Non, je ne
le fais pas. Je ne suis pas payé pour faire votre travail. Je fais le
travail de mon administration, je ne fais pas le travail de la mai-
rie. » On s'est engueulé et sur ce je lui ai dit : « Vous savez pas
?
Je vais vous donner ma démission. Il y en a beaucoup qui veulent
prendre ma place, alors moi je ne veux pas rester là-dedans. Je ne
m'incliner devant vous tous. Je suis libre, j'ai voulu avoir
ma liberté, je ne suis pas un type à être commandé par vous et
je ne veux pas être un lèche-cul. » Et j'ai donné ma démission.
Je suis parti de l'administration.
« Travail arabe »
Alors j'ai essayé de me mettre à mon compte, de travailler
pour moi. Je me débrouillais. Automatiquement, j'essayais d'avoir
des relations, c'est-à-dire parmi les Français. Parce que générale-
ment, pour des Arabes comme moi, c'était du sale boulot : faire
des bricoles, réparer des portes, faire des vieux trucs, quoi. Et cela
parce qu'ils n'avaient pas la possibilité de faire des belles choses.
Alors il fallait faire du « travail arabe », comme disent les
Français là-bas. Quand ils voient un Arabe travailler, ils disent
« tu fais du travail arabe ». Mais moi je ne voulais pas.
D'après ce que tu m'avais dit, c'est parce qu'ils n'avaient
pas une bonne formation.
Oui, les types n'avaient pas une bonne formation. Il
avait une école d'apprentissage dans l'ancien deuxième arrondis-
sement et le type qui éduquait les petits enfants arabes il n'y
avait pas d'enfants français là-dedans et il leur fallait un profes-
seur arabe
il ne savait pas tellement travailler parce qu'on ne
lui avait jamais bien appris.
Les Arabes, ils n'étaient bons que pour faire les maneuvres
ou toutes sortes de corvées, ou alors travailler comme dockers.
Comme docker, il faut voir comment ça se passait. J'ai un
copain qui travaillait comme docker. Il était obligé, parce qu'il
n'avait
pas
de métier. Vous n'avez pas vu ça. Voilà comment ça
se passait.
Ils arrivent le matin quand il y a un bateau à décharger.
Alors le type qui dirigeait pour décharger le bateau jetait des
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jetons. Il jetait des jetons par terre. Celui qui arrivait à ramasser
un jeton avait sa journée assurée. Il fallait se bagarrer pour ça.
Quand il y avait des jeunes, d'accord, ils y arrivaient toujours,
mais quand il y avait des vieux ils crevaient de faim parce qu'ils
n'y arrivaient pas. Ou alors c'était qu'il y avait deux ou trois ba-
teaux ; là il y avait du travail pour tout le monde. Mais quand
il n'y avait qu'un seul bateau...
C'est pourquoi les Arabes, même ceux qui ont un métier, ne
sont pas très bons, ils ne sont pas assez fignolés. Parce qu'on ne
leur a pas appris un métier à fond. D'ailleurs, quand on voit un
Arabe qui cherche à se débrouiller pour avoir un métier, on cher-
che tout de suite à l'éliminer. Comme moi, quand j'étais chez
Antoine, avec ce colonel Pitard qui avait déconseillé à mon patron
de me laisser travailler pour moi. Même qu'il avait dit « c'est
comme ça qu'on apprend à travailler. »
Chez les colons
Donc, j'essayais d'avoir des relations par les Français que je
connaissais et puis j'essayais gentiment, pour avoir du travail,
quoi. Et comme ça j'ai travaillé. Naturellement en faisant des prix,
parce que si je comptais plus cher qu'il fallait, je n'avais pas de
travail. Donc j'arrivais à me débrouiller.
C'est à cette époque que j'ai connu un nommé Albert
Gros. Je lui faisais des travaux, parce qu'il voyait que je ne lui
comptais pas cher et il me demandait toujours. J'ai fait pas mal de
travaux pour lui et un beau jour il me dit qu'il y a un travail à
faire à Bouzarea, à peu près à 12 kilomètres d’Alger.
J'ai accepté et il m'a présenté à un colon. Et ça m'intéressait
de voir le comportement de ce colon envers les Arabes. Je voyais
qu'il y avait des manæuvres, des types qui travaillaient la terre,
quoi. Donc j'ai fait sa connaissance et puis, comme je me débrouil-
lais : je savais danser, je buvais parce que chez nous c'est un
péché de boire, alors moi je buvais en douce - j'aimais la belle
vie, quoi si on appelle ça la belle vie alors j'étais bien avec
lui. Et une fois par semaine, ce colon là tuait un mouton. Il avait
une maîtresse et Albert il amenait une maîtresse aussi et puis ils
faisaient la foiridingue. Alors moi j'étais là, parmi eux.
Défense des ouvriers agricoles
Je suis resté plus d'un mois là-haut et j'ai vu pas mal de
trucs, que vraiment ça me touchait. Il y avait des ouvriers arabes
qui travaillaient la terre et qui gagnaient 20 F par jour. Je voyais
que le colon, le matin, arrivait avec de gros pains de trois kilos.
Îi les partageait en deux et il appelait celui qui dirigeait il y
en avait un qui lui faisait ses courses, etc. et lui faisait faire
la distribution aux autres ouvriers : un kilo et demi chacun, puis-
qu'un pain faisait trois kilos. Alors je lui ai dit « mais qu'est-ce
qu'ils mangent avec ça ? ». Il me dit « t'en fais pas pour eux,
il y a des oignons dans les champs ». Alors moi, ça m'avait vexé,
ça m'avait touché. Je me disais « quoi ? du pain et des oignons,
et ils travaillent du matin jusqu'au soir ». Et lui, une fois par
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semaine, il tuait le mouton. Il y avait de la viande à gogo et des
fois il y avait de la viande qui se pourrissait plutôt que de leur
donner.
Alors moi j'ai fait un petit truc à moi. Je me suis dit je vais
faire un petit plat, une cassouella, comme on dit chez nous. J'ai
fait la cuisine moi-même, en cachette quoi, dans un endroit éloigné
et je les ai invités à manger.
Ils sont venus. Et j'ai essayé de leur faire la morale. Je leur
ai dit : « Pourquoi vous travaillez chez lui ? Il ne vous paye pas
bien. Pourquoi vous foutez pas le camp de chez lui ? 20 F par
jour, et il vous donne un pain, et vous mangez des oignons ! ».
Ils m'ont dit « partout c'est pareil ». Quand ils m'ont dit ça, j'ai
dit : « Eh bien ! il ne faut pas travailler, il faut aller ailleurs,
cher-
cher un autre coin, chercher une autre place, où vous poserez vos
conditions. Il faut pas vous laisser faire comme ça. » Et je les ai
tellement bien entrepris, qu'ils ont marché.
Echec et conséquences
Mais c'est qu'après, ils étaient tous contre moi. C'est parce
que tous ces colons ils se donnent tous le mot. Ils ont tous le
même tarif. Et quand il y en a un qui fout le camp, il est immé.
diatement signalé chez les autres et il ne trouve pas de boulot,
Alors ils sont obligés de s'incliner. Donc le patron, ce colon là,
il dit « c'est marrant, comment ça se fait qu'ils sont tous partis
d'un coup ? » Et il me ragardait. Je lui dis « j'en sais rien, moi,
comment ça se fait. » Il dit « t'en fais pas, ils vont revenir, parce
qu'ils ne trouveront pas de boulot ailleurs. » Et en effet, ils sont
tous revenus. Ils étaient cinq ou six à peu près. Ils sont tous reve-
nus, mais plus personne ne voulait me parler. Ils étaient tous
contre moi, parce qu'ils avaient vu que ce n'était pas la bonne
solution. Alors moi, quand j'ai vu ça, je suis reparti à Alger, j'ai
abandonné. Et à Alger j'ai continué à travailler
Naissance du sentiment nationaliste
Maintenant il faut que je revienne bien en arrière. J'avais
des copains qui avaient tendance à être du P.P.A. Ils me disaient
« tu vois l'injustice, le colonialisme, etc. » Et moi je le voyais.
très bien.
Une fois, j'étais à Alger, en 1939 à peu près. Je voyais l'in-
justice. Je me suis disputé avec un Français, ou un Espagnol ou un
Italien, je ne me rappelle pas très bien de quelle origine il était.
J'étais à Bab-el-Oued. Juste avant d'arriver au lycée. Je me suis
bagarré avec lui. Oh, c'est pas pour dire que je me suis bagarré.
C'était à cause d'un petit gosse. Il avait bousculé sa sæur. Et l'au-
tre l'avait traité de sale race. Alors moi je lui ai dit « pourquoi
tu le traites de sale race ? ». Et il me dit « tu réponds pour lui ? ».
Je lui dis « oui, je réponds pour lui. » Et on s'est bagarré. A ce
moment là le flic est venu et il nous a ramassé tous les deux. Il
nous a montés au commissariat de la rue Brusse. On rentre dans
le commissariat et moi on me fout en tôle. Quand j'ai vu que lui
on lui disait « allez, tu peux foutre le camp » et que moi on me
pour moi.
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disait « toi, tu vas rester là », j'ai dit : « Pourquoi vous le laissez
partir ? il avait tort, il l'avait traité de sale race; pourquoi il
l'avait traité de sale race ? » Alors on me dit : « Ne cherche pas
à comprendre, tu vas passer la nuit ici. » Et moi je dis : « Pour
quoi je vais passer la nuit ici ? Si je passe la nuit, il doit passer la
nuit aussi. » Sur ce, ils m'ont poussé en prison. Je suis resté là
depuis l'après-midi jusqu'au lendemain matin, j'ai passé la nuit
au poste. Alors là ça a commencé à me révolutionner quand j'ai
vu ça.
a
Les petits cireurs d'Alger
Il y a eu un autre cas. C'est un jour où j'étais dans le tramway
à Saint-Eugène. Il y avait un petit cireur. Tu sais comment c'est.
Il y a le tramway et il y a le tampon. J'étais tout seul dans le
wagon. C'était un moment creux. Il y avait juste un bonhomme,
un monsieur, bien habillé, quoi, un Français. On voyait que
c'était un européen. Le petit gosse, naturellement, trichait pour
ne pas payer. Automatiquement il s'asseoit sur le tampon et fait
toute la ligne 'comme ça. C'était un système démerde, un système
pour faire le parcours. Il avait un petit béret sur la tête. J'étais
dans le tramway et puis le receveur était loin. Et voilà que le
Français le regarde et d'un seul coup quand le tramway avait
pris un bon élan, il était à mi-chemin il lui a pris son béret
au petit gosse et il lui a jeté so