SOCIALISME OU BARBARIE
Le contenu social
de la lutte algérienne
Depuis un an le rapport des forces en présence en
Algérie s'est profondément transformé. D'une part le
capitalisme a reconstitué sa domination sur sa fraction
algérienne et sur l'appareil militaire que cette fraction
avait cherché à orienter selon ses intérêts propres. Mais
d'autre part ce succès ne lui a pas encore permis d'apporter
à la question algérienne une réponse conforme à ses intérêts
globaux, à commencer par la paix. La résistance ne s'est
pas décomposée, elle n'a pas capitulé. Elle est, plus que
jamais, l'interlocuteur dont on guette la réponse.
En attendant la guerre s'est poursuivie, mettant à jour
l'intensité du processus révolutionnaire dont elle est
l'expression. Après un bref inventaire des forces dont le
13 mai 1958 avait signifié la commune victoire, nous
voudrions nous attacher plus précisément au contenu
révolutionnaire de la crise algérienne, et en dégager d'ores
et déjà la signification sociale et historique.
1. --- REORGANISATION INTERNE DE L'IMPERIALISME
L'un des éléments qui occupaient précédemment le
devant de la scène algérienne a été refoulé et presque
éliminé comme force déterminante : les ultras. La masse
des associations, comités, groupements, mouvements qui
couvraient l'Algérie au milieu de 1958 et étendaient leurs
ramifications jusque dans la métropole s'est peu à peu
réduite : éclatements, dissolutions, exclusions sont
succédés dans le monde ultra pendant un an sans inter-
ruption. On compterait d'une main ce qu'il reste des
organisations qui ont mené la population algéroise à l'assaut
du gouvernement général.
se
- 1 -

Les rivalités personnelles, l'asphyxie de quelques leaders
par l'atmosphère spéciale du Parlement et des Cabinets
ministériels ont assurément favorisé la désorganisation de
l'opposition algéroise à Paris. Sans doute encore la dislo-
cation du bloc formé par certains chefs militaires et les
ultras a-t-elle porté à ceux-ci un coup décisif : perdu le
soutien de l'armée, ils étaient dépouillés de toute force réelle
aussi bien contre Paris que contre le FLN. Mais la raison
profonde de leur décrépitude n'est pas là. Elle est dans le
fait que la pression politique que les Européens d'Algérie
exerçaient sur leurs organisations a sensiblement décru. Il
faut chercher les raisons de cette baisse de l'activité poli-
tique dans l'Etat gaulliste lui-même. A mesure que de
Gaulle réorganisait le pouvoir et en interdisait l'accès à
l'ensemble de la population, il confinait dans l'inactivité et
l'attentisme non seulement les organisations politiques et
les « groupes de pression » de la métropole, mais encore la
seule fraction populaire qui se fût réellement montrée
combative dans la période précédente, à savoir les Européens
d'Algérie. Le problème algérien étant devenu' « l'affaire
personnelle du général », les foules du Forum se trouvaient
san's emploi ; elles se dépolitisèrent à leur tour (1).
De son côté l'armée, autre protagoniste du 13 mai, a
subi l'assaut du régime qu'elle a porté au pouvoir. Non
seulement de Gaulle cherchait à sectionner les liens qui
unissaient l'Etat-Major et les organisations ultras en reti-
rant les officiers des CSP, mais il procédait au limogeage
de tous les officiers supérieurs suspects d'ultra-gaullisme,
il envoyait les colonels totalitaires exercer leurs talents dans
les djebels, il rognait les griffes aux super-préfets militaires
en les flanquant de responsables civils, il déléguait à Alger
un homme à lui, muni de directives destinées à rendre à
l'administration civile la direction des affaires, bref tout
le personnel appartenant aux organes de gestion subissait
(1) Le processus était déjà en cours pendant l'hiver 58-59. Cf à
ce sujet l'article de P. Canjuers, « Naissance de la Cinquième Répu-
blique », dans le numéro 26 de cette revue, pp. 51. sq. Il faut encore
associer à cette dépolitisation le changement d'attitude du grand
colonat : depuis trois ou quatre ans les colons les plus riches et les
grosses sociétés ont racheté à bas prix les terres abandonnées par les
petits colons qui ne parvenaient pas à régler leurs dettes aux collec-
teurs du LN, ou laissées en friche à cause des opérations. Cette
concentration de la propriété à des fins spéculatives leur permet
maintenant d'envisager avec une certaine sérénité la perspective
d'une réforme agraire accompagnée d'indemnités. Au demeurant
certaines de ces terres ont déjà été rachetées à leurs récents acqué-
reurs par l'administration afin d'être redistribuées aux fellahs. Il est
probable qu'en revanche le commerce européen verrait le départ de
500 000 militaires d'un assez mauvais œil : c'est que l'armée constitue
un marché énorme par rapport aux capacités réelles de l'Algérie.
2
une véritable mutation. Il n'est pas jusqu'au plus obscur
capitaine de la zone opérationnelle la plus crottée qui ne
reçut de ses nouveaux supérieurs des directives concernant
les prisonniers, les otages, la recherche du renseignement,
les rapports avec la population algérienne.
Les remous que ces mesures provoquèrent dans l'armée,
le reflux de mécontentement qui vint battre les portes du
ministère de la Guerre, témoignèrent de la violence du
choc. Mais une fois les généraux et les colonels démissionnés
des CSP, et surtout une fois la capitulation de Salan
obtenue (non sans mal), l'essentiel de la résistance que de
Gaulle pouvait rencontrer dans l'armée se trouvait vaincu,
pour autant que cette résistance ne reposait sur aucune
base sociologique réelle. Le mot, en faveur à l'époque, selon
lequel de Gaulle n'était que le Néguib de Massu, exprimait
les obsessions exotiques des officiers d'Algérie, certainement
pas une réalité sociologique observable. Dans un pays sous-
développé comme l’Egypte l'armée constitue le seul
appareil organisé capable d'engager la lutte contre le gou-
vernement de l'oligarchie et ses alliés impérialistes : elle
est l'instrument de la prise du pouvoir par la bourgeoisie
locale, ou plutôt l'instrument par lequel l'embryon de
bourgeoisie qui étouffait dans la société coloniale peut se
développer en réorganisant cette société selon ses intérêts
propres. En Algérie Massu n'était qu'un officier impatient
de recevoir des ordres. Le rôle politique réel
lons dire : autre que celui qui résulte du carriérisme et de
l'ambition personnels d'une armée dans un pays où le
grand capital détient solidement le pouvoir social, est
nécessairement nul. Tout ce que nous venons de dire montre
qu'en dépit des intentions affichées par certains officiers,
la faction militaire d'Alger a été rapidement encadrée par
le personnel politique proche de la grande banque, et
ultérieurement décapitée. Les conditions d'une dictature
militaire totalitaire n'ont jamais existé à l'échelle de la
société globale, même si elles existaient ce qui est cer-
tain -- sur le plan de la réalité algérienne.
Ce qui, dans l'armée, résiste encore à de Gaulle, ce
n'est pas l'armée elle-même, c'est la société algérienne. Ce
qu'il est convenu d'appeler l'opposition des capitaines à la
politique algérienne de de Gaulle n'exprime pas un conflit
quelconque entre le sommet d'un appareil et son échelon
exécutif, mais la contradiction réelle entre la société algé-
rienne actuelle et les intentions du capitalisme français.
La gestion sociale totale à laquelle les officiers subalternes
sont employés bon gré mal gré par la nature même de la
guerre algérienne est apparemment inconciliable avec les
directives que ces officiers reçoivent du sommet. On l'a vu
lors du referendum et des élections en Algérie. Il apparais.
sait clairement que de Gaulle cherchait alors à dégager chez
nous vou-
3
les Algériens une couche petite bourgeoise et bourgeoise
politiquement intermédiaire, susceptible de faire contre-
poids au FLN. Mais il n'est pas moins évident que l'armée.
c'est-à-dire les officiers subalternes chargés d'effectuer
concrètement la pacification, était hors d'état de mener à
bien une telle politique ; l'eût-elle acceptée dans son
ensemble qu'elle n'aurait pu l'appliquer : que peut sifini-
fier pour un capitaine chargé de gérer un douar kabyle
l'ordre de « promouvoir les élites locales » ? Une bonne
partie de ces élites est dans les maquis, ce qui reste ou
bien se terre et doit être contraint à collaborer, ou bien
collabore ouvertement avec l'autorité militaire, et dans les
deux cas la réussite de cette politique exige la « protec-
tion » de l'armée contre les représailles de l'ALN, c'est-à-
dire la consolidation du pouvoir gestionnaire du capitaine.
Par conséquent une fois liquidées les résistances les plus
voyantes, mais les moins solides, à la reprise en main
d'Alger par Paris, le gouvernement de de Gaulle rencontre,
dans ce que l'on nomme les « capitaines », la matière même
du problème, l'objet du conflit en personne, c'est-à-dire la
question : comment gérer l'Algérie actuelle ? Le problème
de l'armée n'est plus alors celui d'un complot, c'est celui
d'une société (2).
De l'examen rapide des deux grandes forces naguère
coalisées en Algérie contre la IV° République, il ressort que
depuis un an la politique gaulliste a rassemblé certaines
conditions tactiques d'un règlement algérien, en ce sens
qu'elle a débarrassé l'impérialisme français de certaines
contradictions internes qui entravaient son approche du
problème. La dépolitisation des Européens et des militaires
signifient la réintégration du secteur algérien français dans
le giron de l'impérialisme. Il s'agissait là d'une condition
préalable à toute tentative sérieuse de résoudre le pro-
blème (3). Mais il est évident que le problème n'est pas
pour autant résolu ni dans sa forme ni dans son fond,
comme l' « opposition des capitaines » nous l'a fait pres-
sentir. Sa forme, c'est six à huit dizaines de milliers
(2) Les journalistes de gauche et d'ailleurs, en continuant de
s'interroger sur des complots tramés dans les sphères supérieures de
l'armée et dirigés contre de Gaulle, donnent la mesure de leur
compréhension du problème. C'est à croire que pour eux le 13 mai
n'a jamais eu d'autre sens qu'un putsch militaire. Espèrent-ils que
le régime actuel périra par ses propres armes ? Cela donnerait à penser
sur la confiance que la « gauche » a dans sa propre activité. De toute
manière ce serait omettre que ce régime signifie justement une
consolidation de l'Etat capitaliste, laquelle exclut désormais l'effica-
cité des complots en général.
(3) Cf Laborde, « La guerre « contre-révolutionnaire », la société
coloniale et de Gaulle », Socialisme ou Barbarie, n° 25, p. 27.
d'hommes qui ne désarment pas ; son fond, c'est que la
société algérienne continue à échapper à toute organisation,
c'est qu'elle vit dans une sorte de milieu institutionnel
fluide.
2.
PERSISTANCE DE LA SITUATION REVOLUTION-
NAIRE
Que la guerre continue, plus violente que jamais on en
a la preuve en ce que la moindre baisse des effectifs du
contingent suffit à ébranler le dispositif français et motive
la suppression des sursis. Si l'on appelle pacification l'en-
semble des opérations qui rendent possible la reconstitution
d'une société non-militaire, aucun progrès n'a été fait dans
la pacification. Il est toujours exclu à l'échelle de l'Algérie
que les activités sociales les plus simples puissent s'exercer
sans cette couveuse artificielle que forment les 500 000 mili-
taires français. Il ne suffit pas de pourchasser les bandes,
disait tel général, il faut rester. Ce n'est un secret pour
personne que la moindre localité algérienne ne pourrait
survivre durablement dans son organisation actuelle au
retrait des troupes françaises. Ce fait signifie que les insti.
tutions qui devraient en principe régler les rapports actuels
en Algérie ont perdu toute réalité sociale ; elles ne vivent
qu'à portée de mitraillette. Du point de vue sociologique,
et compte tenu de la nature de la guerre algérienne, le fait
que la guerre dure n'est rien d'autre que le fait du désa-
justement permanent de la réalité sociale aux modèles
d'organisation dont on prétend la coiffer. depuis cinq ans.
On sait qu'aucun des vêtements juridiques qui ont été
essayés sur la société algérienne, ni l'assimilation, ni la
« personnalité algérienne », ni l'intégration, ni la « place
de choix », n'a pu l'habiller ; de Gaulle en a implicitement
convenu en offrant le choix entre trois statuts. Mais cette
impossibilité formelle ne fait que révéler, sur le plan du
droit, une situation sociologique remarquable : si l'impé-
rialisme français n'a pas à ce jour réussi à doter cette
société d'une organisation autre que celle de la terreur,
c'est qu'aucune institution. ne peut actuellement répondre
de façon satisfaisante aux besoins des Algériens, c'est que
ceux-ci se conduisent d'une manière telle que l'ordre social
antérieur ne coïncide plus avec ces conduites d'une part
et que d'autre part celles-ci ne sont pas encore parvenues
à se stabiliser en un ensemble d'habitudes qui: formerait
un ordre nouveau. On peut résumer cette situation en
disant que la société algérienne est « déstructurée ».
Quand le CRUA a ouvert les hostilités, on aurait pu
croire que les activistes du MTLD poursuivaient par la
violence ce que Messali, voire Ferhat Abbas, avaient com-
5
mencé par la parole. Somme toute, « la guerre continuait
la politique par d'autres moyens ». Mais une telle descrip-
tion empruntée à la réflexion la plus classique sur la guerre,
si elle s'applique fort correctement aux conflits impéria-
listes du XXe siècle, n'est pas du tout conforme à la réalité
de toute guerre anticolonialiste. Quand un peuple colonisé
abandonne les armes de la critique pour la critique des
armes, il ne se contente pas de changer de stratégie. Il
détruit, lui-même et immédiatement, la société dans laquelle
il vivait en ce sens que sa rébellion anéantit les rapports
sociaux constitutifs de cette société. Ces rapports n'existent
qu'autant qu'ils sont tolérés par les hommes qui y vivent.
Dès l'instant où ceux-ci agissent collectivement en dehors
de ce cadre, produisent des conduites qui ne trouvent plus
place au sein des relations traditionnelles entre les indi-
vidus et entre les groupes, alors toute la structure de la
société est, de ce seul fait, désarticulée. Les modèles de
comportement propres aux différentes classes et catégories
sociales et qui permettaient à tous les individus de se
conduire de façon adaptée, c'est-à-dire de répondre à des
situations sociales-types, ces modèles deviennent immé-
diatement caducs parce que les situations correspondantes
ne se présentent plus.
Ainsi, au sein de la famille, les rapports entre jeunes
et vieux, hommes et femmes, enfants et parents se trouvent
profondément transformés. L'autorité que le père exerce
sur son fils ne résiste pas à l'activité politique de celui-ci,
à son départ pour le maquis ; le jeune homme prend
l'initiative, avec ou sans le consentement du père, et cela
suffit à prouver que la situation telle qu'elle est vécue par
le fils non seulement contredit son rapport traditionnel de
subordination à l'autorité paternelle, mais qu'elle en triom-
phe. S'agissant d'une famille encore très patriarcale, le fait
est déjà remarquable. Mais il l'est plus encore quand ce sont
les filles qui échappent à la tutelle de leurs parents. Sans
doute les bourgeoises mulsulmanes d'Alger avaient-elles
commencé à « s'émanciper » avant 1954 ; mais même dans
cette couche la plus perméable à l'influence de la civilisa-
tion capitaliste, si l'on consentait à montrer ses jambes, on
ne dévoilait pas encore son visage ; ce qui donne, somme
toute, une image assez fidèle de ce que « notre » civilisation
entend émanciper chez les femmes. Maintenant la partici-
pation des femmes à l'activité politique et militaire est
attestée par les condamnations de militantes frontistes,
dont Djemila Bouhired est devenue pour toute l'Algérie
comme l'incarnation.
Sur un autre plan, celui de la culture, les conduites
impliquées dans la guerre actuelle échappent complètement
aux traditions de l'Algérie coloniale. Aux alentours de 1950,
la scolarisation touchait à peine 7 % de la population
6
enfantine musulmane rurale ; cela faisait une proportion
d'analphabètes (en français) de 93 % pour la jeune paysan-
nerie. Les écoles coraniques leur inculquaient des notions
d'arabe littéral, qui est à peu près, pour l'usage qu'on peut
en faire, ce que le latin est au français. Les petits paysans
de cette époque sont actuellement dans les maquis. On
conçoit mal qu'ils puissent y assumer certaines tâches sans
savoir au moins lire, éventuellement écrire. En apprenant ces
techniques élémentaires, ils font, implicitement ou explicite-
ment, la critique aussi bien de la culture française, distribuée
au compte-gouttes, que de la culture musulmane, absolument
inutilisable pour leur vie réelle. En luttant contre l'oppres-
sion, ils reprennent possession des instruments les plus
sommaires de la pensée, desquels l'Algérie coloniale les
avait tenus éloignés pendant des générations. Le contenu
révolutionnaire de ce nouveau rapport avec la culture est
si évident que le commandement français a dû y répondre
en multipliant de son côté les écoles improvisées. Sans
doute la scolarisation des maquisards demeure-t-elle aussi
rudimentaire que celle des populations « protégées », et
limitée aux futurs cadres. Mais que ces cadres puissent être
puisés dans la masse paysanne est en soi un fait absolument
contradictoire avec les fonctions subalternes que la coloni-
sation réservait aux fellahs. De même que l'analphabétisme
exprimait simplement, sur le plan de la culture, la même
interdiction de toute initiative qui pesait sur le travail
rural, de même le développement de l'initiative et de la
responsabilité dans les maquis conduit inévitablement à
l'apprentissage du langage écrit.
S'agit-il des valeurs religieuses, économiques, sexuelles,
on pourrait montrer que dans toutes les catégories de
l'activité quotidienne, l'Algérie actuelle, en tant qu'elle est
activement engagée dans la guerre, brise les conduites dont
la tradition locale, l'Islam et la colonisation avaient, en se
combinant, forgé la « personnalité de base » algérienne.
On peut dire alors qu'une situation révolutionnaire
existe, en ce sens que les hommes ne vivent plus selon les
institutions formellement dominantes, et tel est bien le cas
en Algérie. Cela ne veut pas dire que la révolution soit faite:
celle-ci suppose que les hommes qui brisent ainsi avec les
rapports traditionnels aillent jusqu'au bout de leur critique,
détruisent encore la classe qui dominait la société par le
moyen de ces rapports, instituent enfin de nouveaux rap-
ports. Reste que la rupture durable et ouverte d'une classe
ou d'un ensemble de classes avec la structure de la société
revêt nécessairement une signification révolutionnaire.
En Algérie, non seulement cette situation existe mani-
festement mais elle revêt une intensité, et occupe une durée,
dont la combinaison peut nous mettre sur la voie du contenu
sociologique réel de la guerre d'Algérie.
7
On connait sa durée : nous entrons dans la sixième
année de guerre. Il y a cinq ans le sens révolutionnaire
de l'insurrection était tellement caché qu'on pouvait redou-
ter que les actions engagées dans la nuit du 1er novembre
fussent une simple flambée de caractère aventuriste, peut-
être provocateur, en tout cas sans avenir. Lors de cette
première phase, la faiblesse numérique des fellagas, le
caractère artificiel du déclenchement de l'opération,
l'impréparation politique apparente, et par-dessus tout le
terrorisme, semblaient effectivement indiquer que la lutte
n'était pas engagée sur le terrain social lui-même, et que
les groupes du CRUA, isolés d'une population apparemment
inerte, ne viendraient pas à bout des institutions qu'ils
avaient jugées irréformables et qu'ils cherchaient désormais
à détruire par la violence. Si l'on confronte l'état actuel
des rapports entre les unités de l'ALN et la population
avec ce qu'il était à la fin de 1954, on peut mesurer leur
resserrement à la densité du quadrillage que les militaires
lui opposent (4). L'adhésion de la population algérienne à
la cause du FLN n'est pas niable, ou bien il faut renoncer
à expliquer que 500 000 réguliers ne parviennent pas à
anéantir 60 à 80 000 rebelles (5). Cet échec de la répression
suppose en cinq ans un tel élargissement de la base sociale
de la rébellion que celle-ci a tout à fait perdu son caractère
initial et qu'elle s'est muée en activité révolutionnaire.
L'intensité de cette situation n'est pas moins notable
que sa durée. Partout et toujours la non-participation à
masses
(4) C'est ce que de Gaulle appelle « les contacts larges et profonds.
(de l'armée) avec la population », dont il' dit qu'ils n'avaient aupa-
ravant jamais été pris. Il en fait un succès de la pacification. Mais
replacés dans l'histoire réelle, ces « contacts » sont un échec : ils
témoignent d'une part de la sous-administration antérieure, c'est-à-
dire de l'extériorité de l'appareil étatique algérien par rapport aux
surtout rurales, et d'autre part de la nécessité actuelle
d'encadrer étroitement la population pour sauvegarder la fiction
d'une Algérie française.
(5) Depuis un an, si l'on en croit les communiqués de l'Etat-
Major, les troupes françaises éliminent 600 combattants pa: semaine,
ont détruit des centaines de caches, récupéré des milliers d'armes,
démantelé quantité de réseaux, obtenu des redditions massives, etc.,
et s'infligent à elles-mêmes le pire démenti, en trouvant chaque
semaine de nouveaux combattants à mettre hors de combat, de
nouvelles caches à détruire, etc. 600 fellagas perdus par semaine, cela
fait 30 000 par an, c'est-à-dire l'effectif de l'ALN reconnu officielle-
ment par Alger. Par conséquent ou bien les chiffres sont faux (et il
est certain à la fois que les 600 victimes ne sont pas toutes des soldats
et que l'ALN compte beaucoup plus de 30 000 hommes), ou bien
l'ALN est capable de réparer ses pertes aussi vite qu'elle les subit ;
ou bien enfin, ce qui est le plus probable, les deux hypothèses sont
exactes ensemble : l'effectif total est bien supérieur à 30 000, on
baptise fellaga tout algérien mort, la puissance de reconstitution des
unités ALN est intacte.
8
l'activité sociale constitue la forme élémentaire de résis-
tance à l'organisation de la société, de refus de ses modèles
de conduite. On l'observe dans toutes les sociétés de classe
chez les travailleurs : bien qu'ils soient confinés dans des
tâches d'exécution, ils sont constamment sollicités de parti-
ciper à l’organisation de ces tâches. Ils opposent à cette
sollicitation, qui en vient vite à employer la contrainte,
une attitude de repli, d'irresponsabilité qui met en ques-
tion la forme même des rapports de travail qui leur soni
imposés et vise finalement les règles d'une société fondée
sur elle. La duplicité, la paresse, la mauvaise volonté, le
penchant au vol, qui sont les moindres défauts dont on
entend les coloniaux accuser l'indigène, expriment à des
niveaux différents ce même et unique refus de participer
à sa propre exploitation. Corrélativement la haine que le
Français de souche voue à l'arabe traduit son impuissance
à le faire coopérer et son inquiétude à sentir les rapports
sociaux qu'il veut lui imposer constamment repoussés par
la « passivité » des Algériens. Le racisme naît de là. L'Algé-
rien ne s'est jamais montré « bon enfant », c'est-à-dire
coopératif, il n'a jamais émoussé totalement dans ses
conduites cette pointe dirigée contre l'exploitation, contre
la structure même de la société qu'on lui imposait, et son
repli sur soi n'était à cet égard pas moins redoutable que
les explosions de violence qui ont secoué l'histoire de
l'Algérie française. Les Européens n'ont jamais ignoré
qu'en dépit des apparences qu'ils voulaient lui donner, leur
société coloniale ne tenait pas debout.
Il est évident que si ces rapports n'avaient pas offert
avant le début de la rébellion une tension telle qu'elle
rendait la rupture constamment possible, la situation
révolutionnaire n'aurait pu naître de l'action terroriste.
Avant 1954 aucun mouvement politique contrôlé par des
Européens n'avait été en mesure d'apprécier correctement
cette tension, et même les dirigeants « centralistes » du
MTLD n'en soupçonnaient pas l'intensité puisqu'ils hési-
tèrent quelque temps avant de se rallier aux activistes.
C'est dire que ceux-ci, plus proches des masses paysannes
auprès desquelles beaucoup d'entre eux vivaient dans
l'illégalité, avaient mieux compris que quiconque le contenu
critique de l'attitude des fellahs (6).
Mais le repli sur soi, l'impénétrabilité du « monde
musulman » à la contrainte européenne ne constituait
qu'une prémisse de la situation révolutionnaire. Cette
(6) C'était vrai surtout des régions où cette tension était déjà
parvenue à la rupture brutale : ainsi les massacres de 45 dans le
Constantinois et la région de Sétif restaient présents dans toutes les
inémoires. Nous y revenons plus loin.
9
forme de résistance ne constitue pas encore une négation
dialectique de la société qu'elle vise, elle ne parvient pas
à surmonter les rapports sociaux auxquels elle s'oppose.
Elle n'est qu'un premier moment qui appelle son dépas-
sement en une lutte d'une nouvelle forme. L'organisation
qu'une telle lutte suppose ne peut naître, -- l'échec des
mouvements d'Abbas et de Messali le prouve, dans la
« légalité », dans un système institutionnel précisément
fondé sur l'anéantissement de toute initiative algérienne.
La carence de la bourgeoisie nationaliste est ici en cause :
nous y reviendrons plus loin. L'absence de forts noyaux
de proletariat industriel agit dans le même sens ; quant à
la paysannerie, elle ne trouve pas dans ses conditions de
travail ni dans son mode de vie matière à dépasser positi-
vement la forme de sa résistance. La société algérienne
était organisée, au sens le plus complet du mot, pour que
ses contradictions ne puissent aboutir.
De là les caractères de l'insurrection de 1954. La
poignée d'hommes qui engage la lutte armée introduit sans
transition la violence directe et ouverte là où apparemment
il n'y avait une semaine auparavant pas la moindre trace
de lutte. En réalité le mécanisme des contradictions se
trouve comme « dégrippé », les maquis offrent aux paysans,
aux ouvriers et aux intellectuels, le moyen d'exprimer
positivement leur refus de la société algérienne. Nous
reviendrons plus loin sur la signification sociale de la solu-
tion donnée par le CRUA aux contradictions de la société.
Mais il suffisait que le feu fut ouvert pour que démons-
tration soit faite que l'Algérie n'existait plus comme colonie
française. Une colonie, c'est une société. Quand les colo-
nisés prennent les armes, ils ne sont déjà plus colonisés,
et la société coloniale disparait comme telle.
Les signes de cette dislocation de la société, qui sont
autant de symptômes de la situation révolutionnaire, sont
innombrables. Les grèves successives qui touchaient les
ouvriers et les employés, les commerçants, les enseignants,
les étudiants, dans l'hiver 56-57, portaient au grand jour,
en lui donnant une assise et une solennité collective,
l'attitude de retrait que nous décrivions tout à l'heure. Que
ces grèves puissent être vaincues par la contrainte ne faisait
pas de doute. Mais que leur défaite ait exigé l'investisse-
ment d’Alger par une armée entière, en cela elles attei-
gnaient leur but, qui était de manifester que désormais le
minimum de coopération exigé pour que la société algé-
rienne existe et fonctionne ne pouvait être arraché aux
Algériens que par violence (7).
:
(7) Cf Laborde, « Nouvelle phase dans la question algérienne »,
Socialisme ou Barbarie, nº 21, p. 162.
10.
Mais le chemin de la violence n'en finit pas. A la
limite il faudrait au moins un soldat pour contrôler chaque
Algérien. Les conditions qui régnaient et règnent dans la
métropole interdisant cette solution totalitaire, des pans
entiers du territoire algérien venaient à échapper à la
répression, c'est-à-dire à l'administration de la violence.
Ces zones réputées interdites par le commandement fran-
çais étaient en réalité des zones interdites à ses troupes.
Les Aurès, les Kabylies, la presqu'île de Collo, l'Ouarsenis,
les régions frontières se détachaient de l'Algérie coloniale.
Sans doute ne pouvait-on imaginer sérieusement que ces
régions fussent inexpugnables. Des opérations récentes ont
montré que les compagnies de paras et de légionnaires
parvenaient à circuler dans les bastions rebelles, et même
à y installer des postes. Mais ici encore on peut douter que
le dessein réel de l'Etat-Major de la rébellion ait jamais é
de libérer de cette manière le territoire algérien. Mise à
part l'évidente commodité stratégique de ces zones pour la
concentration des unités ALN, leur équipement, leur entrai-
nement et leur mise au repos, la fonction fondamentale de
ces bases est ici aussi d'administrer la preuve que la France
n'est plus en état de gérer toute la société algérienne selon
les normes colonialistes.
Ainsi en va-t-il plus encore des zones où l'implantation
militaire autorise la fiction d'une Algérie inchangée. Par
elle seule la densité du quadrillage témoigne contre la
fonction qu'elle est censée assumer. Le déplacement, pour
ne pas dire la déportation, de centaines de milliers de
paysans en réalité des femmes, des vieillards et des
enfants, leur concentration dans des villages soumis à
la surveillance continuelle des troupes et à la délation
chronique des indicateurs, le nettoyage des régions déser-
tées et la destruction des villages abandonnés, l'ingérence
croissante des militaires dans la gestion de toutes les
affaires de la collectivité paysanne, fournissent surabon-
damment la preuve, non pas de la capacité des Français
à administrer l'Algérie, mais bien de leur incapacité. Ce
n'est pas administrer que d'opérer sur une population
comme sur du bétail. Sans doute ce genre de rapport est-il
impliqué dans toute société où les uns exécutent et les
autres dirigent. Encore ceux-ci tentent-ils par tous les
moyens de cacher aux travailleurs leur transformation en
simples objets, puisque c'est à la condition qu'ils acceptent
cette situation que celle-ci peut persister. Mais ici les exécu-
tants sont manifestement manipulés comme des choses ;
l'intensité des moyens mis en cuvre contre la situation
révolutionnaire qui écartèle la société algérienne témoigne
contradictoirement de l'intensité de cette situation.
Il y a, enfin, les unités ALN elles-mêmes. Leur nombre
est difficile à estimer, d'abord parce qu'on n'a, d'un côté
11
ni de l'autre, aucun intérêt à fournir des indications
exactes, ensuite parce que la qualité de combattant ne se
laisse pas aisément cerner quand il s'agit d'une guerre de
ce type (8). Mais un premier fait s'impose, c'est que
l’ALN n'a rencontré depuis cinq ans aucun problème de
recrutement, en dépit des prévisions hypocrites ou
inconscientes ? du commandement français. La base de
ce recrutement, c'est la paysannerie. Les fellahs algériens
souffrent d'un sous-emploi chroniquè ; le chômage partiel
atteignait il y a 10 ans la moitié de la population rurale
dans toute l'Afrique du Nord, et la proportion est certai-
nement plus élevée aujourd'hui pour la seule Algérie, où
quantité de terres sont perdues pour la culture du fait des
opérations. Admettrait-on un instant que le métier des
armes soit devenu pour les jeunes fellahs une profession
plus rémunératrice que le travail de la terre, on reconnaî-
trait encore ainsi, au prix d'une singulière ignorance des
sentiments réels du maquisard, le fait fondamental que
les institutions selon lesquelles le travail devrait s'effectuer,
c'est-à-dire les rapports de production, sont devenus abso-
lument incapables d'assurer la production. A supposer que
la seule misère gonfle les rangs des unités rebelles, celles-ci
y trouveraient une justification suffisante de leur caractère
révolutionnaire : l'abandon massif de la terre par les jeunes
paysans, c'est le refus de continuer à vivre comme vivaient
leurs parents, c'est la rupture avec l'Algérie coloniale.
Mais une interprétation aussi étroitement économiste
manque la signification essentielle que revêt la constance
des effectifs rebelles depuis des années. La lutte armée,
c'est une forme qualitativement autre que toutes celles que
nous venons de dire : celles-ci sont des résultats de celle-
là. Dans l'existence des maquis et dans leur permanence,
le rapport préexistant entre le problème algérien et les
exploités se trouve renversé : ce n'est plus le problème
qui se pose aux Algériens, ce sont les Algériens qui posent
le problème de leur exploitation, et ce simple fait modifie
totalement la donnée. Auparavant lorsque tel gouvernement,
<
(8) L'organisation rebelle distingue les inoudjahidines, combat-
tauts réguliers, et les moussebilines, partisans temporaires. On peut
concevoir des états intermédiaires. Alger chiffre les effectifs
rebelles à 30, parfois 40 000. Yazid parlait à Monrovia de 120 000
combattants. Si l'on retient le chiffre de 80 000 fellagas, on admet
un rapport de 1 à 6 entre maquisards réguliers et troupes de répres-
sion, qui nous paraît justifier l'absence de succès militaires de part
et d'autre. Un rapport supérieur donnerait un avantage sensible à la
rébellion : c'était le cas avant 56. Et inversement. Le rapport 1/6
était celui que les généraux allemands, en 1949, jugeaient nécessaire
pour mettre à égalité défenseurs et assaillants, 'selon leur expérience
du front russe. Cf Ph. Guillaume, « La guerre et notre époque »,
Socialisme ou Barbarie, nº 3, p. 11.
12
!
la « gauche » française elle-même, abordaient la question
algérienne, ils en acceptaient implicitement la position ;
il fallait résoudre ce problème pour les Algériens, ce qui
signifiait quelquefois : dans leur intérêt, et toujours : à
leur place (9). Quiconque a milité dans les organisations
« de gauche » en Algérie avant 1954 n'ignore pas que le
paternalisme, c'est-à-dire ces même rapports de dépen-
dance qu'elles cherchaient en principe à détruire, persistait
sous des formes à peine voilées entre militants européens
et militants algériens. Une telle façon de poser le problème
le rendait évidemment insoluble, puisque le contenu essen-
tiel du problème n'était rien d'autre que la forme universelle
des rapports sociaux en Algérie, à savoir la dépendance
elle-même.
La lutte armée a brisé le charme. Les Algériens, en se
battant, ne sollicitent plus des réformes, ne demandent
plus qu'on leur octroie des écoles, des hôpitaux, des usines,
ils contraignent l'impérialisme à lâcher son emprise, ils
passent à l'attaque, et c'est là le contenu littéralement
révolutionnaire de leur action. La société algérienne n'était
plus une société de dépendance du moment que les « sous-
hommes » qu'elle opprimait démontraient concrètement
qu'ils n'étaient pas des débiteurs, et qu'ils mouraient pour
cela. On ne peut pas comprendre l'angoisse des Européens
devant la résistance si on ne la replace pas sur l'horizon
de paternalisme rassurant dans lequel ils essayaient de
vivre. La critique radicale du mythe selon lequel les Algé-
riens étaient faits pour obéir, exécuter et éventuellement
être exécutés, cette critique explosait déjà au bout des
fusils de chasse des premiers maquis. Qu'on imagine la
stupeur des Français de souche ! Ce n'était même plus
leur monde en question, c'était, exactement, leur monde à
l'envers.
3.
LES CLASSES MOYENNES ET LE VIDE SOCIAL.
Mais s'il est vrai que la situation révolutionnaire, par
sa durée et par son intensité, exprime la destruction des
rapports sociaux fondamentaux en Algérie, on peut, de
cette même intensité et de cette même durée, tirer argu-
(9) J. Bauliu, dans son livre Face au nationalisme arabe, cite ce
commentaire d'un collaborateur du Monde : « Prétendre acheter un
mouvement nationaliste, passe encore ; mais espérer l'enlever au
rabais... » (pp. 125-6). Cela définit exactement le maximum de subti-
lité de la « gauche » et de la « bourgeoisie intelligente » dans la
question algérienne : mettre le prix. C'est d'ailleurs l'un des remèdes
préconisés par Baulin lui-même dans la question arabe, avec cette
différence qu'il le présente ouvertement comine la seule stratégie
cohérente du capitalisme.
13
ment pour montrer que la situation ne parvient pas à.
maturité. Un fait s'impose : personne n'est sorti victorieux
de cinq ans de combat, ni les forces de répression, ni l'ALN.
Sur le plan sociologique, ce fait signifie assurément, nous
l'avons dit, que l'armée de l'impérialisme n'est parvenue
à consolider sur la réalité algérienne aucune forme durable
de rapports sociaux ; mais la durée de la guerre implique
aussi que le Gouvernement Provisoire de la République
Algérienne n'a pas non plus fait surgir des cendres de
l'Algérie coloniale une société nouvelle conforme à ses
objectifs. En examinant la situation algérienne sous cet
angle, nous entendons parvenir au contenu de classe qu'ex-
prime ce double échec.
L'évolution de la stratégie et de la tactique de l’ALN
depuis 5 ans fournit à cet égard une première indication,
si l'on admet avec Trotski que « l'armée représente en
général une image de la société qu'elle sert » (10). Constitué
d'abord de guerillas centrées autour de quelques noyaux
politiques illégaux dans les régions traditionnellement les
plus hostiles à la colonisation, le réseau du CRUA s'est
peu à peu tissé entre ces foyers selon une trame corres-
pondant aux exigences du ravitaillement et aux possibilités
politiques et militaires de l'implantation. Plus le réseau se
resserrait, plus les groupes de combat s'enfouissaient
profondément dans la population algérienne, plus aussi les
problèmes de recrutement et de survie se trouvaient
simplifiés.
Ce processus, vérifiable pour les campagnes et pour les
villes, parvenait à son point culminant fin 56-début 57.
Alors l'emprise administrative du FLN sur les communes
rurales et les quartiers arabes des villes faisait de lui
comme un anti-Etat déjà présent en filigrane dans une
société algérienne encore provisoirement soumise à la
répression française. On pouvait à cette époque se demander
si le Front n'allait pas se transformer en appareil politico-
militaire immédiatement capable de passer après la victoire,
à la gestion de la société algérienne indépendante
. Les
combats, dont l'ALN avait le plus souvent l'initiative, pre-
naient de plus en plus la forme de batailies livrées selon
les règles de l'Ecole de guerre ; la structure de l'ALN se
hiérarchisait, des grades apparaissaient, les unités deve-
naient de plus en plus volumineuses, le commandement
distribuait des soldes. Le fait dominant de cette phase, à
savoir l'incorporation massive des couches bourgeoises et
petites-bourgeoises dans les rangs de la résistance, se
reflétait dans l'organisation et la tactique de l'ALN par
(10) Histoire de la Révolution Russe, t. I, p. 233.
14
se
l'importance croissante des cadres et la subordination
accrue des hommes de troupe. L'armée algérienne parais-
sait préfigurer l'organisation de la future société, où la
bourgeoisie ne manquerait pas de subordonner la
paysannerie.
Mais il eût été prématuré à l'époque de vouloir identi-
fier distinctement la nature sociale de la direction frontiste.
D'abord parce que ce processus de structuration croissante
restait à l'état de tendance et qu'il était contrarié par le fait
que les unités devaient l'essentiel de leur sécurité à l'appui
des ruraux, ce qui obligeait les cadres à conserver dans
leur idéologie les motifs permanents du mécontentement
rural, et dans leur commandement le respect pour les
éléments paysans dont ils se donnaient comme les repré-
sentants. Ensuite parce que cette structuration de l’ALN
et du Front lui-même pouvait s'interpréter aussi bien
comme expression de la montée au pouvoir de la bour-
geoisie algérienne que comme incorporation des éléments
issus de cette bourgeoisie dans un appareil politico-militaire
déjà solidement constitué. Il n'était pas encore possible, à
ce stade du développement de la révolution algérienne, de
préciser si le Front avait d'ores et déjà acquis la capacité
de dissoudre les éléments de la bourgeoisie qui se ralliaient
à lui, et de constituer avec ces éléments et ceux qui venaient
de l'Organisation Spéciale un embryon de bureaucratie ; ou
bien si au contraire la bourgeoisie algérienne avait un poids
spécifique suffisant pour imposer au Front la politique de
ses intérêts (11).
La suite des événements devait permettre de dissiper
cette ambiguïté. Pendant l'été 57, en même temps que
l'autorité de Paris sur la conduite de la guerre périclitait,
le bloc des ultras et des militaires constitué à Alger impo-
sait ses propres méthodes de lutte. Les forces de répression
étaient réorganisées, les effectifs militaires gonflés, les
réseaux policiers multipliés et leurs méthodes intensifiées,
on distribuait des armes à la population européenne et on
l'organisait dans des groupes d'autodéfense, tandis que la
forme prise par les combats dans les djebels défavorisait
désormais les unités ALN : à égalité de structure et de
tactique, leur équipement ne pouvait rivaliser avec celui
des troupes de choc iinpérialistes.
se
ou
au
(11) « Il est encore trop tôt », écrivait-on ici en 1957, « pour
savoir si une fois le conflit achevé l'appareil s'incorporera et
supprimera dans un Etat de type « démocratique » si
contraire il digérera l'Etat pour réaliser finalement un nouvel exem-
plaire de ces « régimnes forts » que produisent les jeunes nations
politiquement émancipées de la tutelle colonialiste. De toute façon
le problème est déjà posé dans les faits » (« Nouvelle phase, etc. »,
S. ou B., n° 21, p. 168).
15
En automne de la même année, le FLN perdait la
bataille d'Alger, et dans les principales villes son organi-
sation était traquée par les paras et la police. Le Front
reportait alors son effort sur la dissociation de ses unités,
désormais trop lourdes pour garder l'avantage dans des
combats ouverts avec des régiments d'élite bien entraînés
et puissamment équipées. Jusqu'au début de 58, les forces
de répression reprirent l'initiative, contraignant les unités
rebelles à se diviser, accélérant ainsi le processus de recons-
titution des guerillas. Le commandement français qui avait
politiquement les mains libres et qui savait avoir repris
l'initiative dans la conduite des opérations, cherchait à
détruire les bases rebelles. L'affaire de Sakhiet vint mettre
un point final à cette phase. En tant qu'incident diploma-
tique, le bombardement du village tunisien reportait l'atten-
tion du monde sur l'irresponsabilité de Paris dans les
affaires algériennes, et ouvrait la crise politique en France.
Les contradictions internes à l'impérialisme avaient alors
atteint leur point de rupture, et elles passèrent sur le devant
de la scène algérienne: Pendant toute cette crise les yeux
des militaires furent tournés beaucoup plus vers Paris que
vers le bled.
Le FLN, s'il fut ébranlé quelque peu sinon par les
« fraternisations » du 16 mai, au moins par la venue de de
Gaulle au pouvoir, put en revanche mettre à profit le répit
relatif que lui laissait le règlement des comptes entre Paris
et Alger pour remanier son organisation militaire et sa
stratégie. Les grosses formations furent résolument aban-
données, ainsi que le combat ouvert. Quant le contact
militaire redevint officiel, dans l'été 58, il apparut claire-
ment que les unités ALN avaient repris leur fluidité initiale
et la tactique de harcèlement et d'embuscade propre aux
guerillas. Au lieu de poursuivre, après Salan, un quadril-
lage militaire relativement stable qui immobilisait une
lourde fraction de ses forces, Challe se proposa de consti-
tuer des unités aussi mobiles que celles de son adversaire,
cependant qu'il assignait au quadrillage une fonction plus
administrative que militaire.
On put croire, à partir de l'automne 58, que la lassitude
des fellahs aidant, l'entrée dans la cinquième année de
guerre allait signifier l'effondrement de la résistance armée.
Les djebels n'étaient plus parcourus que par des groupes
de trois à dix hommes qui n'acceptaient le combat que dans
les conditions les plus favorables. Déjà Juin proclamait la
guerre « virtuellement terminée ». Outre qu'une guerre est
toujours virtuellement terminée, et avant même de com-
mencer, c'était faire un contre-sens complet sur la nature
du problème algérien et confondre l'analyse politique avec
une conférence d'Etat-Major. N'y revenons pas. Ce qui nous
importe ici, c'est la constatation suivante : il n'y a pas eu
7
16
depuis 1954 une stratification régulièrement croissante qui
eût transformé ce qui n'était initialement que des guerillas
dispersées en unités de plus en plus volumineuses, hiérar-
chisées, centralisées. Ou du moins ce processus a été arrêté
vers la fin de 1957, et s'est inversé.
Si l'on passe sur le plan politique, le sens de cette
situation était en ceci qu'elle tendait à restituer contradic-
toirement aux chefs des maquis un poids politique que leurs
succès antérieurs leur avaient fait perdre au sein de la
direction frontiste. Le repli de la résistance sur ses bases
strictement paysannes découvrait du même coup la compo-
sition réelle des forces sociales combinées dans le Front.
Tant que l’ALN avait accumulé les succès, le Front avait
exercé sur les éléments bourgeois une attraction dont le
ralliement de Ferhat Abbas avait été la consécration ; on
était alors tenté de considérer le FLN comme l'organe dont
la bourgeoisie locale allait se servir pour contrôler les
paysans d'une part et d'autre part entamer en bonne posture
une négociation avec l'impérialisme. On pouvait en ce sens
invoquer le précédent tunisien où les maquis avaient surtout
permis à Bourguiba d'ouvrir les pourparlers menant à
l'autonomie.
Mais quand les offres de de Gaulle en octobre 1958
furent repoussées, la preuve fut faite que la fraction bour-
geoise du GPRA n'avait pu imposer à l'ensemble de la
résistance une orientation bourguibiste. Les chefs paysans
et les anciens illégaux de l’OS encore vivants avaient po
comme condition préalable à tout pourparler la reconnais-
sance du GPRA comme gouvernement algérien, c'est-à-dire
la reconnaissance de leur propre présence dans toute phase
politique ultérieure. Le refus du GPRA de venir à Paris
se faire pardonner ses inconduites signifiait en réalité que
les éléments de l'appareil refusaient de rendre leur liberté
aux bourgeois libéraux pour mener à bien une négociation
dont en définitive ils ne pouvaient être que les perdants :
une fois les armes déposées ils étaient privés de toute
force sociale réelle, on les invitait gentiment à retourner
dans leurs familles pour y conter leurs exploits cependant
que cette même bourgeoisie dont l'impuissance avait motivé
le recours à la violence allait s'installer avec la bénédiction
de de Gaulle aux places de choix que celui-ci leur offrirait
dans une Algérie confédérée à la France. En repoussant
la manouvre gaulliste du drapeau blanc dans les maquis
et du tapis vert à Paris, par laquelle l'impérialisme cher-
chait à dissocier le Front et à y sélectionner ses interlocu-
teurs « naturels », le GPRA ne sauvegardait pas seulement
son unité, il offrait la preuve que la politique ultra pour-
suivie en fait en Algérie et particulièrement la tentative
d'écrasement militaire de l'ALN renforçaient la position
des cadres politico-militaires de la rébellion armée aux
- 17
dépens de sa façade bourgeoise-libérale. La seule force réelle-
ment déterminante demeurait la paysannerie en armes,
dont le contrôle, en dépit des tentatives des éléments bour-
geois pour recueillir les fruits de son combat, restait le
monopole de l'appareil, et celui-ci manifestait, à travers
le refus du GPRA, une indépendance, relative, mais certaine,
par rapport aux méthodes qu'eût employées une bourgeoisie
libérale et que Bourguiba préconisait.
Une telle interprétation trouve au demeurant sa confir-
mation dans la naissance même du Front. Non seulement
l'initiative de sa création n'était pas venue des représentants
politiques de la classe moyenne algérienne, non seulemeni
les essais de constitution d'un Front anticolonialiste étaient
demeurées infructueuses lors des années 50-52, mais ce
n'est qu'au prix de la destruction de l'Union Démocratique
du Manifeste Algérien et du Mouvement pour le Triomphe
des Libertés Démocratiques que le rassemblement des
forces nationalistes avait pu s'effectuer en novembre 54.
L'UDMA, expression traditionnelle de la bourgeoisie dési-
reuse de participer à la gestion de l'Algérie coloniale, avait
disparu de la scène politique bien avant qu'Abbas, son chef,
se fut rallié au Front ; quant au MTLD, ultérieurement
converti en Mouvement National Algérien, il ne devait une
survie plus longue qu'à son implantation chez les travail-
leurs algériens de la métropole, mais l'orientation de plus en
plus conciliatrice que lui donnait Messali, et le poids
qu'exerçaient sur ses militants les succès réels du Front
en Algérie finissaient par le décomposer. En Tunisie, puis-
qu'il faut en finir avec ce parallèle, les maquis constitués
à la suite des ratissages massifs de la fin 51 n'avaient pas
le moins du monde ébranlé le Néo-destour ; tout au
contraire ils avaient permis à cette organisation de la
bourgeoisie de consolider et d'étendre son implantation
dans les masses rurales, et jamais aucune force sociale
n'était venue s'interposer entre les chefs de bande et les
responsables destouriens.
Si l'on examine les rapports du Front avec les « pays
frères » du Maghreb, on y trouve une autre expression de
l'originalité sociale de la direction rebelle par rapport aux
gouvernements bourgeois nationaux. Les intérêts que la
bourgeoisie marocaine et tunisienne entend sauvegarder
tout en réglant son contentieux avec l'impérialisme la pré-
disposent à des méthodes conciliatrices. Sa perspective de
classe dirigeante et possédante rencontre dans la guerre
d’Algérie et dans l'intransigeance du GPRA un obstacle,
permanent à sa consolidation, non seulement dans ses
rapports diplomatiques avec la France, mais sur le plan
intérieur, par la pression constante que le FLN exerce sur
l'opinion des deux pays : l'implantation massive des réfu-
giés algériens, la présence d'importantes bases militaires
>
18
ALN permettent en fait aux agitateurs frontistes d'exercer
une active propagande dans les masses tunisiennes et
marocaines qui peuplent les régions frontières ; il est
possible que certaines zones soient directement adminis-
trées par les cadres du GPRA ; celui-ci étend son influence
sur la vie politique des pays voisins par le canal de frac-
tions politiques, comme l'ancienne équipe de l'Action dont
Bourguiba a dû se débarrasser, ou comme le PDI au Maroc;
la collaboration des unités ALN et des groupes de:l'Armée
de Libération marocaine dans le Sud échappe à coup sûr
au gouvernement chérifien. Si l'influence réelle que Tunis
et Rabat exercent sur le Front est beaucoup moins forte
que l'audience de celui-ci dans les couches populaires
tunisienne et marocaine, c'est bien parce que les deux bour-
geoisies maghrébines ne trouvent pas chez les dirigeants
frontistes des éléments libéraux capables de diffuser effica-
cement des directives « bourguibistes ».
On pourrait multiplier les signes qui depuis cinq ans
et au-delà révèlent la faiblesse relative du rôle joué par la
bourgeoisie algérienne dans le mouvement national. Nous
en rechercherons tout à l'heure les raisons. Mais il importe
d'en souligner immédiatement les implications, qui se
résument en ceci : si la situation révolutionnaire que l'on
voit se perpétuer depuis cinq ans n'a pas encore abouti
sous la forme qu'il paraissait raisonnable de lui prédire,
c'est-à-dire celle d'un partage du pouvoir et du profit entre
une couche dirigeante algérienne et l'impérialisme, c'est
d'abord parce que l'impérialisme n'était pas parvenu à
replacer sous son contrôle sa fraction algérienne, mais c'est
surtout parce que la réalité sociale algérienne ne pouvait
pas lui fournir, en guise d'interlocuteurs, les représentants
d'une classe dont les intérêts pussent à la fois servir de
pôle à toutes les classes algériennes et s'avérer immédia-
tement compatibles avec ceux de l'impérialisme. Il y a un
rapport absolument direct entre la durée et l'intensité de
la situation révolutionnaire et le fait qu'aucune catégorie
sociale capable de poser sa candidature à la direction de
la société algérienne ne préexistait au déclenchement de la
lutte. En d'autres termes les éléments de la bourgeoisic
étaient restés dans une position beaucoup trop latérale par
rapport à la structure même de la société pour pouvoir y
introduire des modifications susceptibles de mettre rapi-
dement fin à la crise.
Le schéma qu'offre l'Algérie est, du point de vue de la
question coloniale, aux antipodes du modèle traditionnel.
Ici la faiblesse politique de la bourgeoisie coloniale ne pro-
vient pas de la combinaison de ses intérêts avec ceux de
l'impérialisme sous la forme de participation aux profits
tirés du travail colonial ; tout au contraire la bourgeoisie
algérienne a été tenue systématiquement à l'écart des posi-
19
tions sociales où le partage de la plus-value est décidé. Sa
faiblesse politique résulte de sa faiblesse économique et
sociale. C'est ce qu'il convient d'expliquer.
Il a toujours existé en bordure des empires précapi-
talistes que Marx enveloppait sous le vocable de « despo-
tisme oriental » une frange de bourgeoisie mercantile dont
la fonction était de négocier au profit des bureaucra-
ties (12) qui y détenaient le pouvoir le surplus non
consommé du produit du travail paysan. On trouve cette
(12) Appliquer la notion de bureaucratie å la classe réellement
dominante des sociétés orientales, et plus particulièrement à celle
qui, sous le couvert de l'Empire ottoman, a dominé tout le monde
proche-oriental, du Danube au Golge Persisque, d'Aden jusqu'au
Magreb, pendant plus de trois siècles ne relève pas d'une bureau-
cratophobie généralisante dans sa forme, aiguë, mais permet de
résoudre les caractéristiques du développement du monde oriental
sans trafiquer l'histoire comme le font les historiens staliniens.
L'analyse montre en effet que les rapports de production prédomi-
nants dans ces sociétés sont de type servile, en ce que l'extraction
de la plus-value s'opère sous la forme manifeste des impôts en
travail (corvées) et en nature (prélèvements sur les produits du
travail), mais non de type féodal, puisque la classe qui s'approprie
la plus-value n'est pas constituée de seigneurs possédant de façon
privée les moyens de production. La forme de la propriété est toute
différente de ce qu'on voit dans le Moyen Age occidental : la terre
et les eaux, c'est-à-dire l'essentiel des moyens de production dans ces
régions à dominance steppique et dans les conditions de faible déve-
loppement des forces productives, sont propriété formelle du souve-
rain ; leur disposition, c'est-à-dire la réalité sociale de la propriété,
appartient en fait à ses fonctionnaires. Le rôle de cette classe dans
le processus productif apparait clairement sur l'exemple parfaitement
pur de l'Egypte ancienne : l'extension des cultures dans la vallée du
Nil exigeait l'utilisation à plein des crues périodiques ; mais l'endi-
guement, la construction de barrages rudimentaires, le creusement de
canaux et de bassins de réserve, la régulation des débits dans les
zones irriguées, la synchronisation dans la manœuvre des vannes, la
prévision des maxima de crue aux différents points de la vallée, cet
immense travail de prise de possession de toute l'Egypte fertile par
l'homme ne pouvait être accompli par des communautés paysannes
sporadiques. Une fois mises en valeur les zones qui pouvaient être
cultivées moyennant une irrigation locale, l'organisation en villages
dispersés ou même en fiefs séparés constituait un obstacle objectif
au développement des forces productives. Le gain de nouvelles terres
à la culture exigeait le contrôle de toute la vallée depuis Assouar
jusqu'au Delta, c'est-à-dire l'incorporation de tous les travailleurs
à un organisme centralisé capable de distribuer l'eau, la terre, et en
définitive la force de travail elle-même selon les exigences de la
production. L'Etat égyptien n'était que l'appareil coercitif dont la
classe bureaucratique avait besoin pour maintenir l'ensemble des
paysans sous sa domination. L'aliénation totale des ruraux à l'appa-
reil despotique, qui caractérise les rapports sociaux de l'Egypte
pendant des millénaires, prend source dans la monopolisation formi-
dable des moyens de production par les fonctionnaires, telle qu'elle
était impliquée par les conditions naturelles. On peut nommer ces
rapports de production « servage d'Etat », et la classe des fonction-
naires peut être dite bureaucratie, en ce sens qu'elle disposait en
commun des moyens de production, que, comme toute bureaucratie,
elle était formellement hiérarchisée depuis les surveillants de chantier
20
1
couche de marchands en Chine et aux Indes, dans l'Orient
musulman, et plus lointainement encore à Byzance et même
dans l’Egypte pharaonique. Sa présence n'est pas fortuite:
elle permettait à l'Etat de réaliser la plus-value présente
dans les produits arrachés à la paysannerie et dont il
détenait le monopole exclusif. A cette bourgeoisie mar-
chande se trouvait associée une petite bourgeoisie artisanale
spécialisée dans la production d'objets de luxe destinés au
marché des couches bureaucratiques. La petite bourgeoisie
des bazars et même la bourgeoisie mercantile demeuraient
inévitablement subordonnées à la bureaucratie puisque
celle-ci constituait en définitive leur seul débouché dans
la mesure où elle s'appropriait de façon exclusive la
richesse produite par les villageois. La prospérité de ces
classes n'était donc déterminée que par le degré de domi.
nation que les fonctionnaires impériaux parvenaient à
imposer aux travailleurs ruraux.
Dans l'Algérie musulmane, cette structure ne s'est
jamais présentée sous une forme pure. La société n'y a
jamais été réellement dominée par la bureaucratie otto-
mane. Celle-ci ne s'y est pas même implantée directement,
elle'a seulement officialisé au xvie siècle le pouvoir que des
corsaires venus de Tunisie avaient réussi à installer à Alger
et le long des côtes. Les administrateurs turcs « campent »
dans le pays, ils n'y constituent pas une classe qui détruit
les rapports sociaux préexistants, essentiellement tribaux,
et impose ses modèles propres d'organisation sociale ; la
portée réelle de leur pouvoir n'excède pas une journée de
marche de leurs janissaires, et leur gestion ressemble
singulièrement au pillage. Les marchands qui conimercia-
lisent le produit de l'impôt, ou de la razzia, comme on
voudra, ne forment pas une couche économiquement stable
et socialement distincte, assurant une fonction régulière
dans les rapports sociaux. Pendant des siècles la source
principale de ses revenus sera la course sur mer, que
les
pachas d'Alger encouragent activement. Les traits carac-
téristiques des couches dirigeantes algériennes à cette
époque sont donc d'une part le parasitisme non seulement
à l'égard des populations algériennes, mais aussi par
rapport au commerce méditerranéen, d'autre part la ten-
dance à la confusion complète entre bourgeoisie mercantile
et fonctionnaires algérois.
Quand les Français débarquent à Alger, la société
et les gardes-chiourme jusqu'au souverain, et que la plus-value était
distribuéc entre ses membres en fonction de la hiérarchie.
Sur la question de la bureaucratie orientale, voir le travail de
P. Brune sur la Chine, à paraître.
L'organisation de l'Empire ottoman est dans ses grandes lignes
assimilable à celle d'une bureaucratie fondée des rapports
serviles.
sur
21
algérienne rurale a conservé à peu près intacte la physio-
nomie précédente. Les tribus de cultivateurs et de nomades
qui peuplent l'intérieur échappent pratiquement au contrôle
de l'administration algéroise. Une partie des fonctionnaires
turcs a commencé à se détacher de la bureaucratie et à se
constituer en oligarchie féodale en s'appropriant à titre
privé les moyens de production et de défense; de leur côté
certains chefs familiaux ou tribaux se sont approprié
directement le patrimoine collectif ; cependant les rapports
dominants conservent la forme de la communauté libre
exploitant collectivement les terres et les troupeaux. Quant
à la bureaucratie algéroise, elle offre le spectacle d'une
décomposition totale ; elle est devenue une espèce d'orga-
nisme pillard opérant au Nord par la course sur mer, au
Sud par des raids de mercenaires sur les territoires des
lribus. La bourgeoisie marchande d'une part, arme les
navires corsaires et empoche le plus gros du produit des
rançons, d'autre part spécule activement sur les grains
volés aux paysans. Elle a ainsi rejoint les débris de la
bureaucratie pour former la pègre dorée qui tient Alger
dans la corruption et la terreur. La consolidation des Etats
européens après 1815 porte un coup décisif à la course
barbaresque et ruine Alger. C'est alors que les troupes de
Bourmont viennent prendre place des janissaires.
La classe petite bourgeoise d'artisans et de commer-
çants qui vivotait dans l'Algérie préimpérialiste allait se
trouver condamnée à végéter par la forme même que pre-
nait l'occupation française de l'Algérie. La nature sociale
des groupes favorables à l'occupation d'Alger en 1830
(essentiellement des compagnies commerciales) et la pers-
pective qu'elles imposèrent longtemps, avant que le capital
financier se mêle de spéculer sur les terres, montrent qu'il
ne s'agissait tout d'abord que de monopoliser les voies
commerciales de la Méditerranée occidentale en éliminant
les corsaires barbaresques. Mais à mesure que les terres
sont saisies et mises en exploitation, les compagnies instal-
lées à Alger accaparent les opérations de plus en plus
fructueuses portant sur l'exportation des produits. Les
petits commerçants musulmans et juifs qui disposent d'un
capital assez maigre se trouvent confinés au commerce
intérieur, nécessairement faible en raison de la misère
paysanne, ou a'u prêt à usure, recours inévitable du
paysan
criblé de dettes. Quant aux artisans algériens, ils ne trou-
vent plus de clientèle ni dans les familles paysannes
réduites au minimum biologique, ni dans la population
française qui préfère à leurs produits les objets importés
de la métropole. Les possibilités d'expansion de ce qui
restait des classes moyennes après la décomposition anté-
rieure de la bourgeoisie mercantile étaient donc réduites à
leur plus simple expression.
22
nom
Dans les autres pays musulmans, et en général dans
presque tous les pays qu'il s'est approprié, l'impérialisme
a utilisé une procédure beaucoup moins coûteuse, financiè-
rement et politiquement, que l'expropriation en
propre. S'appuyant sur la classe au pouvoir lors de sa
pénétration, généralement l'oligarchie agrarienne, il a tenté
de lui conserver les prérogatives d'une couche dirigeante,
un Etat, une monnaie, une langue nationale, se contentant
de doubler chaque département « indigène » d'un départe-
ment européen correspondant. Cette implantation offrait à
une partie des classes moyennes des pays colonisés, la
possibilité de trouver du travail dans l'appareil adminis-
tratif lui-même. La petite bourgeoisie rurale, artisanale et
commerçante, affaiblie de génération en génération par la
concentration croissante des richesses dans les mains de
l'impérialisme, pouvait envoyer ses fils à l'école et à l'Uni-
versité pour qu'ils deviennent officiers, professeurs, doua-
niers, postiers, cheminots, etc. Sans doute la perspective
d'un reclassement des chômeurs issus des classes moyennes
dans l'appareil étatique était-elle obstruée à court terme
parce que l'exploitation impérialiste d'une part et d'autre
part la population de ces classes s'accroissaient à un rythime
plus rapide que l'appareil administratif lui-même. Mais
précisément, en concentrant dans cet appareil les contra-
dictions issues du développement de l'impérialisme dans les
pays colonisés ce processus faisait de l'Etat lui-même le
point faible de la société coloniale. Car la crise qui attei-
gnait les classes moyennes et la paysannerie locales devait
atteindre nécessairement le personnel, issu de ces classes,
qui peuplait les bureaux, les casernes, les collèges, etc...
Il n'était pas dans l'intention de ' l'impérialisme d'offrir
indéfiniment, à la société qu'il était en train de détruire,
le remède d'un Etat-providence. La saturation de l'appareil
étatique portait à son comble la crise des classes moyennes:
compétition de plus en plus rude, corruption généralisée,
dégoût de plus en plus radical à l'égard de la classe diri-
geante associée à l'impérialisme. C'est alors que l'Etat offre,
par sa structure même, à ce profond mécontentement une
organisation qui favorise son expression et accélère sa
transformation en activité politique : de là le rôle détermi-
nant de l'armée dans les révolutions égyptienne, syrienne,
irakienne, etc.
En Algérie, rien de cela. L'appropriation directe des
terres et des échanges par l'impérialisme s'accompagnait
de l'occupation massive de tous les départements adminis-
tratifs par les Européens. L'origine sociale du personnel de
l'appareil étatique n'était pas, du reste, substantiellement
différente de son équivalent égyptien ou irakien : les
« petits blancs » qui y exercent les fonctions subalternes
sont pour une bonne parť les descendants d'anciens petits
23
colons expropriés par les sociétés. Mais la compétition pour
les postes de fonctionnaire était inégale : les chômeurs
musulmans étaient handicapés par l'usage du français
comme langue officielle, par tout un ensemble de conduites
étrangères à leurs habitudes culturelles, et finalement par
la barrière raciale. Le pourcentage des Algériens occupės
dans l'administration est resté remarquablement faible.
C'est ainsi que les classes moyennes algériennes furent
condamnées aux carrières libérales, principale issue à leur
asphyxie, ce qui explique l'importance relative des étudiants
algériens en droit, médecine, pharmacie, etc., et aussi à
l'émigration. Dans les deux cas, et a fortiori quand ils se
combinaient, elles demeuraient pulvérisées, et leur natio-
nalisme ne pouvait guère dépasser l'étape des déclarations
d'intention, à supposer qu'il existât.
C'est un fait incontesté que le nationalisme, dans les
pays colonisés, est la réponse que la population finit par
donner à la désocialisation profonde que l'impérialisme y
produit. On peut supposer que l'occupation directe, comme
ce fut le cas en Algérie, désocialise encore plus radicale-
ment que l'appropriation par « personnes interposées ».
Plus qu'ailleurs la population algérienne rencontrait, une
fois toutes ses institutions réduites à néant, le problème
de reconstruire une vie sociale nouvelle, un mode de
coopération qui prenne pour base l'état même où l'avait
placée le choc colonial, et qui ne pouvait donc plus être
emprunté à un modèle pré-impérialiste. Or la nation cons.
titue en général le type de réponse à ce problème : elle
offre un mode de coexistence et de solidarité d'une part,
et d'autre part elle épouse le cadre même que l'impérialisme
a donné au pays colonisé, elle rassemble, au-delà des
anciennes communautés villageoises, tribales ou religieuses,
des hommes qui ont tous été broyés ensemble, sinon identi-
quement, par le colonialisme.
Encore faut-il, pour que l'idéologie nationaliste puisse
se développer et se répandre comme solution à la situation
coloniale, que des classes sociales ayant une expérience ou
du moins une vision de l'ensemble de la société soumise à
l'oppression impérialiste soient capables de donner à tous
les mécontentements particuliers, à toutes les révoltes isolées,
une formulation universelle et des objectifs communs. Ce
rôle est en général assumé par les éléments expulsés des
anciennes classes moyennes et regroupés dans l'appareil
même dont l'impérialisme se sert pour maintenir sa tutelle
sur la société. En Algérie cette condition faisait défaut.
Pourrait-on comprendre autrement qu'Abbas eût pu déclarer
en 1936 : « Si j'avais découvert la nation algérienne, je
serais nationaliste et je n'en rougirais pas comme d'un
crime... Je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce
que cette patrie n'existe pas. Je ne l'ai pas découverte. J'ai
24
interrogé l'histoire, j'ai interrogé les vivants et les morts ;
j'ai visité les cimetières : personne ne m'en a parlé...
Personne d'ailleurs ne croit sérieusement à notre nationa-
lisme... » (13) ? Comprendrait-on que l'Etoile, fondée par
Messali sur le noyau le plus politisé des travailleurs algé-
riens émigrés en France, fût nord-africaine avant d'être
algérienne ?
Il n'est pas besoin d'insister davantage : quand les
, premiers coups de feu ont retenti dans les casbahs en
novembre 54, les hommes de l'OS n'avaient derrière eux
ni une classe moyenne encore insérée solidement dans les
rapports de production, ni un appareil d'Etat susceptible
d'être retourné contre l'impérialisme et les éléments colla-
borateurs. L'idéologie nationaliste qu'ils faisaient éclater
au grand jour, n'avait pour ainsi dire pas de support socio-
logique spécifique, et ce n'est pas seulement un vide
politique qu'il leur fallait combler, mais un vide social.
Politiquement d'abord, le Front n'était pas la transposition
pure et simple, dans l'univers de la violence, d'une organi-
sation nationaliste préexistante, il était au contraire le
moyen violent de faire exister cette organisation (14). Mais
socialement parlant, il n'y avait pas une classe travaillée
par le nationalisme qui prenait enfin les armes, mais ces
groupes armés cristallisaient sur eux-mêmes un nationa-
lisme que la situation de la bourgeoisie algérienne avait
empêché de parvenir à sa propre expression. Tout se passait
donc comme si les classes moyennes rendues incapables par
leur faible développement de véhiculer efficacement une
idée de nation qui puisse servir de réponse à la crise
de la société algérienne, étaient remplacées dans cette
fonction par un appareil appuyé directement sur les masses
paysannes. De là la forme prise par la lutte nationale-démo-
cratique en Algérie, de là l'intensité, la longueur du
processus révolutionnaire, de la durée de la guerre. Reste
à expliquer d'où provenait cet appareil, qui étaient ces
hommes, comment leur entreprise allait être la seule
réponse efficace à la situation algérienne.
(13) L'Entente, 23 février 1936 ; cité par C.-A. Julien, L'Afrique
du Nord en marche, p. 110.
(14). « L’union idéologique du Peuple Algérien autour du prin-
cipe de la Nation Algérienne a déjà été réalisée. L'union réelle,
l'union dans l'action continuera d'être notre objectif principal parce
que nous sommes persuadés que c'est le moyen efficace pour venir
à bout de l'impérialisme oppresseur ». Ces lignes tirées de l'éditorial
d'El Maghrib el Arabi, journal du MTLD en langue française, et
datées du 16 janvier 1948 reflétaient correctement cette situation.
L'organe ajoutait : « notre inquiétude est grande à la lumière de
certaines informations », faisant allusion à la difficulté de réaliser
l'unité d'action avec les éléments bourgeois.
25
4.
FORMATION DE L'EMBRYON BUREAUCRATIQUE.
On peut en un sens résumer tout ce qui vient d'être
dit tant sur le processus révolutionnaire lui-même que sur
son contenu de classe, de la manière suivante : la lutte
nationale algérienne ne pouvait se développer que sous la
forme de maquis. Ceux-ci contiennent en eux-mêmes et le
sens révolutionnaire de la lutte et sa signification sociale.
Son sens révolutionnaire, parce que les hommes qui se
rassemblent dans les maquis abandonnent consciemment
et presque géographiquement leur société traditionnelle
pour prendre les armes contre elle. Le maquis, c'est la
société voulue par eux, distinguée de la société dont ils ne
veulent plus et déjà présente en elle. Cette rupture avec la
vie quotidienne indique la profondeur de la crise sociale :
la société algérienne n'offrant aucune possibilité légale de
sa propre transformation, il faut se placer hors la loi pour
la modifier.
Mais la signification de classe des maquis est beaucoup
plus riche. Le support social du maquis, c'est par définition
la paysannerie. S'il est vrai que les cadres actuels du FLN
sont pour une bonne part des éléments issus des classes
moyennes, ce qui fait des maquis le point de jonction de
la bourgeoisie jacobine avec les paysans, il n'en allait pas
de même pour les initiateurs du mouvement. Le rôle joué
par les illégaux du MTLD exige quelque éclaircissement.
On pourra en tirer la preuve d'une réelle différence de
nature sociale entre les cadres du FLN et la bourgeoisie
proprement dite.
A la différence de l’UDMA, mouvement de notables, les
cadres politiques de l'ancien Parti Populaire Algérien,
devenu MTLD après son interdiction, étaient issus de la
paysannerie algérienne exilée dans les ateliers, les mines
et les chantiers de la métropole. Si l'Etoile nord-africaine
avait été fondée à Paris, ce n'était pas seulement parce
que la répression y était moins rude pour les Algériens
qu'en Algérie, c'était d'abord parce que la conscience de
leur activité et leur besoin de solidarité s'y faisaient plus
aigus au contact des métropolitains. Un sentiment national,
encore flou puisqu'il englobait tous les Maghrébins par
contraste avec les Européens, naissait de l'exil lui-même.
D'autre part les conditions du travail industriel et les
contacts étroits qu'ils entretenaient avec les organisations
ouvrières apprenaient à ces paysans chassés de leurs villa-
ges par l'oppression impérialiste les raisons de leur sort
et les formes d'organisation qu'il leur fallait constituer
pour le transformer.
On sait que les Algériens viennent travailler en France
pendant quelques années, et retournent en grand nombre
:
26
.
en Algérie. L'émigration algérienne a donc joué pendant
des années le rôle d'une école de cadres pour l'organisation
du mouvement nationaliste. Des milliers de paysans algė-
riens sont nés à la lutte de classes dans les usines de
Nanterre, dans les mines du Nord, sur les barrages. L'uni-
vers industriel métropolitain a rempli, par rapport au
développement des antagonistes de classe en Algérie, un
rôle parallèle à celui que jouait l'appareil d'Etat pour
l’Egypte ou l'Irak. Au Proche-Orient, on l'a dit, cet appareil
en rassemblant les débris des classes moyennes ruinées par
l'impérialisme a permis que ces éléments dispersés, indivi-
dualistes, prennent conscience de la communauté de leur
sort et lui cherchent, quand la crise a atteint les fonction-
naires eux-mêmes, une issue collective. En Algérie ce qui
restait de l'appareil local traditionnel fut anéanti, et celui
que reconstitua l'impérialisme fut pratiquement fermé aux
Algériens. De là deux conséquences fondamentales : la
crise que subirent les classes moyennes ne trouva pas
d'issue dans le fonctionnarisme, et leur poids spécifique
dans la société diminua en même temps que la population
augmentait ; d'autre part les paysans ne purent trouver
dans le maintien d'un Etat local la sauvegarde de certaines
institutions traditionnelles, ils reçurent de plein fouet le
choc colonial, l'impérialisme ne leur vola pas seulement
leurs terres et leurs moyens de vivre, il les dépouilla
encore de leurs manières et de leurs raisons de vivre. Ce
ne fut donc pas dans l'appareil étatique colonial lui-même
que les débris des classes disloquées par la colonisation
purent chercher refuge et s'organisèrent contre l'exploita-
tion, ce fut dans les usines de la métropole que les paysans
chassés par la famine affluèrent et qu'ils découvrirent les
moyens de transformer leur condition.
Dans ce qui sera les bastions de l'insurrection, Kaby-
lies, Aurès, Nementchas, Quarsenis, le contact des paysans
avec la colonisation était tout à fait épisodique. Il n'y a
pas de grandes propriétés européennes, les fellahs ne sont
pas des journaliers, mais des paysans libres. Ce sont au
contraire des zones où la paysannerie a été refoulée depuis
longtemps, pendant que la colonisation s'emparait des
riches terres des plaines côtières et des vallées. De sorte
que les villages kabyles, qui sont parfois à 60 kilomètres
de piste de toute route, vivaient d'une façon telle que le
rapport de leur propre misère avec la colonisation n'appa-
raissait pas immédiatement dans les conditions de leur
travail. Au contraire dans les terres riches, la paysannerie
a été essentiellement prolétarisée : les terres ont été acca-
parées, une partie des paysans a été employée comme force
de travail louée dans les exploitations européennes, le reste
est allé à la ville former la plebe sans travail qui peuple
les banlieues. Dans cette paysannerie qui est en contact
27
permanent avec la situation coloniale, certains éléments
d'une prise de conscience sociale et politique se trouvaient
sans doute rassemblés. Mais ils étaient constamment étouffés
par l'écrasante concurrence que l'étroitesse de l'emploi
faisait peser sur les travailleurs : ceux qui ont du travail
ne font rien qui puisse les en priver, ceux qui n'en ont
pas sont réduits par la misère à une vue sur les choses
absolument a-sociale et a-politique. Le lumpen-prolétariat
n'a jamais été une classe révolutionnaire.
En résumé dans les zones de refoulement comme dans
celles de l'occupation coloniale, les masses paysannes ne
pouvaient trouver, encore que pour des raisons diverses,
une issue sociale et politique à la situation que leur faisait
la colonisation. Dans les réduits montagnards, l'idée que le
malheur ne venait pas d'abord de la nature, mais des
conditions sociales qui résultaient d'une colonisation vieille
d'un siècle, cette idée ne pouvait être spontanée. Elle eût
impliqué une vue sur la paysannerie comme telle
que
chaque village ne pouvait avoir, elle supposait une mise en
perspective historique profondément étrangère à la répé-
tition cyclique du travail paysan. Dans le prolétariat agri-
cole, la menace permanente du débauchage entravait les
tentatives pour constituer des organisations de lutte. Enfin
dans les couches faméliques des bidonvilles, se développait,
à l'encontre de toute perspective de classe, cette attitude
spécifique de la misère, qui se manifeste par l'imprévoyance,
l'absentéisme, la démographie galopante, et qui exprime
en définitive l'essence même de la misère : l'absence de
futur. C'est pourquoi la paysannerie dans son ensemble
exprimait sa critique de la société dans des formes de résis-
tance élémentaire, de repli sur soi, de retour aux vieilles
superstitions, qui ne portaient aucune promesse de dépas-
sement positif de sa condition.
Transplanté dans l'usine française au contraire le
paysan kabyle prenait contact à vif avec des conditions
d'exploitation exposées crûment dans l'organisation même
des ateliers ; et le chôrneur des plaines et des bidonvilles
se trouvait brutalement réintégré dans une unité socio-
économique aussi structurée que son mode de vie en Algé-
rie avait été « amorphe ». A l'un l'expérience industrielle
apprenait à démasquer l'exploiteur derrière les prétendues
« nécessités » du travail à la chaîne, à l'autre elle rendait
la conscience d'appartenir à une collectivité. Et dans les
deux cas, cette expérience directe des antagonismes de classe
dans un pays industrialisé était en même temps l'expé-
rience de l'organisation capitaliste de l'exploitation et celle
de l'organisation ouvrière de la résistance à l'exploitation.
L'apprentissage des formes de lutte dans l'usine et au
dehors portait rapidement ses fruits, les contacts étroits
des ouvriers nord-africains avec la CGT et le PC avant 36
28
eurent pour résultat de transformer bon nombre de ces
paysans déracinés en inilitants actifs, héritiers des tradi-
tions prolétariennes, voire même déjà pervertis par les
formes bureaucratisées que l'Internationale communiste
imposait à l'organisation ouvrière de la lutte de classe.
On aurait pu penser qu'en partageant ainsi avec les
ouvriers français l'expérience industrielle et politique, la
plupart de ces travailleurs algériens s'incorporeraient fina-
lement au prolétariat métropolitain. Or même ceux qui
s'installèrent dans la métropole continuèrent à vivre à part,
et la proportion de ceux qui rentrent en Algérie a toujours
été élevée. Daniel Mothé a expliqué (15) pourquoi l'assimi-
lation ne se fait pas avec la classe ouvrière française. Les
raisons qu'il donne ne valent pas seulement pour la période
qu'il décrit, où la lutte armée est engagée en Algérie. Même
avant l'insurrection, les ouvriers algériens ne parviennent
pas à s'intégrer à la classe ouvrière française. Les rapports
qu'ils entretiennent entre eux demeurent empreints de leurs
traditions communautaires précapitalistes, et opposent une
résistance considérable à la pulvérisation, à l'atomisation
qu'entraîne la société capitaliste industrielle.
A cette différence sociale vint s'ajouter, lors du Front
Populaire, un divorce politique définitif. Avant 36, l'Etoile
est en contact étroit avec le PC. Pendant l'année 36, les
hommes de Messali se joignent à toutes les manifestations
de massę, participent aux grèves ; au mois d'août Messali
expose publiquement à Alger un programme dans lequel
l'objectif de l'indépendance est placé au premier rang. Mais
à la fin de l'année, le PC renverse complètement sa position
à l'égard du nationalisme algérien : dans les usines et les
bistrots de la banlieue, à la tribune des congrès, les stali-
niens accusent le mouvement messaliste de vouloir la
sécession et par conséquent de se rendre complices des
colons les plus réactionnaires, aggravant ainsi la différence
de civilisation, insinuant le chauvinisme et le racisme anti-
arabe jusque dans la conscience ouvrière, poussant enfin
le mouvement algérien à chercher appui du côté des orga-
nisations de droite, comme le PSF (qui soufflera à l'Etoile
son nouveau nom de Parti Populaire Algérien). En janvier
1937, l'isolement dans lequel la campagne stalinienne a
placé les Algériens permet à Blum de dissoudre l'Etoile,
sans provoquer de la part du PC que des commentaires
platoniques et rares.
Les Algériens prenaient ainsi, bien avant la classe
ouvrière française elle-même, la mesure du caractère
* prolétarien » du Front Populaire. Celui-ci n'étaii que la
Socialisme
(15) « Les ouvriers français et les Nord-Africains
ou Barbarie, n° 21, pp. 146 sq.
29
.:
coalition de la bourgeoisie radicale, du réformisme et du
stalinisme, portée par une puissante poussée des masses.
et destinée à la détourner de ses objectifs révolutionnaires.
Le cas de l’Algérie constituait un véritable test du contenu
politique réel de cette coalition ; les mesures prises par
le gouvernement et connues sous le nom de projel Blum-
Viollette, en proposant l'assimilation pure et simple des
« évolués » algériens à la bourgeoisie française, visaient
la consolidation de l'impérialisme en Algérie. C'est bien
ainsi que les ouvriers algériens l'entendirent ; leur démys-
tification à l'égard du stalinisme et du réformisme en
matière coloniale fut complète ; c'est à partir de cette date
que le mouvement algérien rompit toute unité d'action avec
les partis « ouvriers » français, et que les plus lucides de
ses militants commencèrent à comprendre qu'ils ne pou-
vaient compter que sur eux-mêmes pour mettre fin à
l’exploitation colonialiste en Algérie. Ils ne furent sûrement
pas étonnés que le gouvernement MRP-SFIO-PC ordonne
ou tolère en 45 le massacre du Constantinois, ni qu'en cette
occasion les militants du Parti Communiste Algérien pré-
lent, au moins individuellement, la main à la répression.
La différence culturelle d'une part et d'autre part la
rupture politique avec le stalinisme et le réformisme fran-
çais eurent pour résultat de placer le nationalisme au
premier plan de l'idéologie du PPA, et dé renvoyer la lutte
algérienne sur le terrain de l'Algérie elle-même. Mais par
rapport à la composition sociale de l'Algérie, où la masse
paysanne avait à affronter vingt-quatre heures sur vingt-
quatre le problème élémentaire de son minimum biologique,
et où les éléments libéraux, en raison de leur faiblesse,
demeuraient constamment tentés par l'assimilation et la
collaboration, la signification politique de l'expérience faite
par les ouvriers algériens de la métropole ne pouvait guère
être comprise que par eux-mêmes et par les éléments les
plus avances du prolétariat local : encore celui-ci demeu-
rait-il pour une bonne part placé dans des conditions de
travail quasi artisanales, condamné aux tâches les moins
qualifiées, et de toute manière peu enclin à risquer le
chômage que lui promettait le patronat au cas où il s'agite.
rait ; il était enfin numériquement débile.
Les militants retour de la métropole et la mince avant-
garde locale formaient ainsi un ferment politiquement
original dans une Algérie coloniale où il ne pouvait pas
agir, bien qu'il résultât indirectement de l'une de ses
contradictions majeures. Isolés de la grande masse pay-
sanne, dont ils étaient issus, par leur expérience ouvrière
et leur conscience politique, privés de tout développement
du côté prolétarien par la faiblesse de l'industrialisation,
conscients de l'impuissance des « évolués », ces hommes
ne pouvaient pas espérer obtenir dans leur pays une
- 30
audience telle qu'ils puissent engager ouvertement la lutte
politique contre l'administration coloniale. Bien au con-
traire leur isolement relatif permettait à celle-ci de les
arrêter, de les interner, de les déporter, de leur interdire
le séjour en Algérie avec la plus totale impunité. La pers-
pective d'un développement politique légal paraissait donc
complètement obstruée, et le projet de constituer à toutes
fins utiles une solide organisation clandestine au-dessous de
l'encadrement officiel du MTLD naquit à la fois de l'impasse
politique et du souci de ne pas laisser décimer par la
répression les militants les plus actifs. Ainsi le passage à
la clandestinité revêtait surtout, dans les années 46-50, le
sens d'une parade défensive ; mais le nombre croissant des
illégaux et la crise subie par l'impérialisme français à
partir des années 50 allait ouvrir aux cadres clandestins
une perspective' proprement offensive.
La violence de la répression qui s'abattait sur le MTLD
renforçait contradictoirement les éléments qui se consa-
craient à l'Organisation Spéciale, c'est-à-dire à la mise en
place d'un appareil armé, et en général les clandestins du
parti, aux dépens des politiques que l'orientation légaliste,
prise lors des tentatives de front commun avec l'UDMA,
avaient précédemment placés sur le devant de la scène
politique. En 54, l'échec de la politique d'unité avec Abbas
et de participation aux élections, voire aux administrations
communales, préconisée par les organes centraux du parti,
était manifeste, au moment où Tunisie et Maroc entamaient
ouvertement la lutte pour l'indépendance et où l'impéria-
lisme se voyait infliger sa plus cuisante défaite en Indo-
chine. Fortement inspirés par le précédent du Viet-Minh,
avec lequel certains d'entre eux avaient eu des contacts
directs, et dans lequel ils reconnaissaient une organisation
voisine de la leur, directement impulsés par la révolution
égyptienne, les hommes de l'Organisation Spéciale estimè-
rent que le moment'était venu de passer à l'attaque ouverte
fût-ce au prix d'une rupture avec Messali.
Leur jonction avec la paysannerie sur la base des
maquis devait s'avérer relativement aisée, et cela pour deux
raisons : dans les montagnes, beaucoup d'illégaux vivaient
depuis des années en contact étroit avec les paysans et les
avaient travaillés politiquement ; d'autre part la constitu-
tion même des maquis coïncidait avec l'une des formes
endémiques de la résistance paysanne à l'exploitation
coloniale.
Dans les couches rurales décomposées par l'impéria-
lisme, on observe toujours à l'état chronique ce qu'il est
convenu d'appeler le banditisme. Quand le fellah est écra
de dettes, quand il se sait promis à la prison, pour avoir
violé des dispositions légales auxquelles il ne comprend
rien et dont il éprouve seulement la brutale contrainte sous
31