J'ai dit plus haut que c'est cette histoire de fous que l'ouvrier
vivrait à longueur d’années s'il n'y avait pas le « démerdage ». En
effet, pour l'ouvrier, ce ne peut être autre chose. Lorsqu'il se trouve
devant un travail à exécuter où sont imposées des conditions incom-
patibles, il peut soumettre le problème à une autorité supérieure.
En adınettant qu'il s'agisse d'un jeune chef qui veuille faire du
zèle, il ira discuter l'affaire dans les bureaux des méthodes ; cela,
il pourra le faire deux ou trois fois, mais on lui fera vite comprendre
qu'il est un empêcheur de danser en rond et que s'il veut faire des
ennuis, on peut lui en faire aussi, il devra plier ou sauter, Le
débrouillage, pour lui, est simple ; il dira à l'ouvrier : les autres
le font bien, si tu ne peux pas y arriver, cherche-toi un autre emploi.
Mais l'ouvrier est dans la situation de Charlie Chaplin dans « Le
Dictateur »: quand il doit désamorcer la bombe, il n'y a personne
derrière lui à qui transmettre l'ordre, il doit le faire lui-même. C'est
pourquoi beaucoup de décisions sont prises en fait par l'ouvrier, non
seulement en dehors de l'organisation officielle mais contre elle. Les
petites combines sont souvent connues du chef d'équipe, qui ferme
les yeux, mais le jour où il y a un ennui (les décisions prises par
l'ouvrier, si elles résolvent le problème immédiat créent quelquefois
un autre problème à un stade plus avance de l'usinage ou au mon-
tage, car il n'a pas une connaissance générale du problème à résoudre)
l'ouvrier est le seul responsable devant la direction.
Pour l'individu isolé, il ne s'agit que d'un débrouillage, qui lui
est d'ailleurs imposé, nous l'avons vu, par l'organisation du travail
dans l'entreprise. Ce débrouillage fait partie de l'exercice même du
(1) Ces réflexions, textuelles, sont loin d'être exceptionnelles ;
elles dénotent au contraire un état d'esprit général.
(2) V. « Socialisme ou Barbarie », n° 17, p. 29.
121
tel que
métier, et tout en sachant que le copain à côté de lui agit de la
même façon et que cela se répète dans toutes les branches de la
production, il n'en tire pas la conclusion que c'est grâce à ces initia-
tives ouvrières, non seulement imprévues mais encore interdites et
en fin de compte niées par la directioni, que le produit peut être livré.
Et il ne peut itirer cette conclusion du fait même de la division du
travail, car il résoud un problème qui est une infime partie du
produit fini, lequel représente à ses yeux le résultat concret d'une
décision supérieure et il ne peut admettre qu'il soit seulement le
résultat d'une suite de hasards. De là naît un complexe d'infériorité
de l'ouvrier devant le rôle technique de la direction de l'usine, qui
subsiste même quand il la critique.
Un journal ouvrier ne peut donc pas naître spontanément, mais
seulement du travail d'un groupe de militants politiques le considé-
rant non comme un hut en soi mais comme une forme de travail
politique. Ce qui ne veut pas dire que n'importe quel groupe de
militants politiques puisse promouvoir un journal ouvrier, du moins
le définit. D. "Mothé dans l'article sur le journal ouvrier
(S. ou B., n° 17), car, en le faisant, on reconnaît implicitement
l'absolue nécessité de l'initiative ouvrière dans la lutte de classe.
Toutes les organisations, politiques ou syndicales, d'extrême-
droite, du centre ou d'extrême-gauche, qu'elles utilisent le mécon-
tentement en vue de faire pression sur les autorités ou qu'elles