SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X
Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19
Comité de Rédaction :
Ph. GUILLAUME
F. LABORDE D. MOTHE
Gérant : P. ROUSSEAU
Le numéro
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Abonnement étranger
3 N.F.
10 N.F.
20 N.F.
1.3 XI.
Volumes déjà parus (I, nºs 1-6, 608 pages ; 11, 11" 7-12,
+64 pages ; III, nº 13-18, 472 pages : 5 V.F. le volume.
IV, nos 19-24, 1112 pages : 10 N.F. le volume.
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure.. 1,00 N.F.
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
0,50 N.F.
Les ouvriers et la culture
Le texte de D. Mothé publié ci-dessous
ne prétend pas apporter une « réponse >
au problème de la culture, de sa relation
avec les travailleurs, de son avenir dans
une société socialiste. Mais, décrivant la
critique de fait que le proletariat exerce
de la culture contemporaine - qu'il lui
soit hostile, qu'il l'ignore ou qu'il tente d'y
participer pour des raisons « mauvaises >>
du point de vue de ceite culture elle-même,
---- il offre le seul point de départ possible
pour une discussion du problème, à la-
quelle nous comptons consacrer plusieurs
textes dans les numéros à venir de Socia-
lisme ou Barbarie.
SITUATION CULTURELLE DU TRAVAILLEUR.
La technique, la connaissance d'un métier, la connais-
sance en général ont eu dans toutes les sociétés un objectif
social. On apprenait et l'enseignement avait pour but de
servir la communauté, aussi bien la famille que le clan ou
la tribu. Aujourd'hui la technique et les connaissances
qu'on apprend à la majorité de la population ne servent
pas la société ; ce sont des connaissances artificielles.
Prenons des exemples : l'Africain qui construit une
pirogue a appris la technique de creuser les arbres. Il a
consacré une grande partie de sa vie à l'apprendre. Il a
d'autre part consacré une autre partie importante de sa
vie à confectionner d'autres objets domestiques. Son exis-
tence est liée à ses connaissances. Il a appris tout ce qui
lui était vital, tout ce qui lui servait à vivre. Son existence
et ses connaissances, sa vie quotidienne, ses gestes et sa
vie intellectuelle sont intimement liés et se confondent.
Passons à l'OS sur sa machine. Il a appris ce qu'il fait
10 heures par jour en une heure de temps. En supposant
qu'il reste OS toute sa vie, il n'aura plus rien à apprendre
dans son existence de travailleur, c'est-à-dire la majeure
partie de son temps. Il aura beau avoir la TV, aller au
cinéma, avoir une automobile, manger à sa faim, il aura
-
1
une vie infiniment inférieure à celle de cet Africain qui
fabriquait sa pirogue. Il travaillera comme un automate,
fera des gestes machinalement ; sa vie intellectuelle, s'il
se fait violence pour en avoir une, devra se porter sur des
connaissances complètement extérieures à sa vie, à son
travail. Il devra apprendre des choses qui ne lui serviront
pas pendant la période de temps qu'il donne à la société.
Une première constatation en découle : dans le premier
cas, l'expérience quotidienne que fait l'Africain a une valeur
intellectuelle et éducative ; dans le deuxième cas, l'expé-
rience quotidienne de l'OS est la négation de l'intelligence;
non seulement elle n'a aucun effet éducatif, elle a au
contraire des effets démoralisants. Un vieil Africain aura
appris toute sa vie, aura pu enrichir sa technique, ses
connaissances ; l'OS à l'âge de la retraite aura pendant
toute sa vie de travailleur appris seulement pendant quel-
ques heures la technique de son travail.
La société capitaliste puise dans cette réserve inutilisée
d'intelligence. Chaque fois que la technique de la produc-
tion change, et elle change de plus en plus souvent, chaque
fois que les chaînes sont transformées, les machines modi-
fiées, les fabrications bouleversées, alors on prend l'OS,
on l'adapte à un autre travail, à une autre technique. Ce
dernier devra pendant toute sa vie d'ouvrier attendre que
les bouleversements techniques viennent le sortir de son
travail d'automate pour le remplacer par un autre travail
d'automate. A l'OS on ne demande de penser que pour
s'adapter à un travail où il ne devra plus réfléchir.
Si les ouvriers se contentaient de cet état, il est évident
que notre société serait une société d'arriérés mentaux. S'il
n'en est pas ainsi, c'est tout simplement parce que les
hommes réagissent et que leur constitution s'oppose à cela.
Que se passe-t-il donc ?
Eh bien l'OS, 10 heures sur 10 fait marcher son intei-
ligence pour autre chose que son travail, réfléchit, comment
il va pouvoir passer au mieux son temps, essaie d'avoir
du temps libre pour communiquer avec ses camarades. Il
essaie de briser la monotonie, joue, fail des farces, lutte
contre la maîtrise, imagine ce qu'il fera quand il sera sorti
de l'usine, etc.
Dans l'atelier ce besoin perce à toutes les occasions.
Les travailleurs essaieront pour un oui ou pour un non de
faire fonctionner leur intelligence, d'apprendre, de connaî-
tre de nouvelles techniques, de s'approprier de nouvelles
connaissances. Les discussions les plus hétéroclites auront
lieu, on parlera sport, politique, voiture, jardinage, n'im-
porle quoi pourvu que l'échange permette de combler ce
grand trou que la société capitaliste ne peut combler.
Mais surtout, la vie intellectuelle du travailleur com-
mencera ou tendra à se manifester dès qu'il aura pointé
son carton et qu'il franchira les portes de l'atelier. Il
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essaiera de faire fonctionner son cerveau, mais souvent un
autre obstacle se dressera devant lui : la fatigue physique
qu'il a accumulée dans la journée.
Alors en désespoir de cause il attendra le samedi et le
dimanche et essaiera enfin pendant ces deux jours d'être
un individu complet. Sorti de son travail il essaie souvent
de se replonger dans un monde totalement différent, il
essaie d'imiter la vie de l'Africain qui construit sa pirogue.
Ce même ouvrier à qui l'on explique tous les jours la
supériorité de sa civilisation n'aspire qu'à une chose, c'est
d'imiter le mode de vie de ceux qu'on lui présente comme
des primitifs ou des sauvages.
Mais cette vie sera artificielle et même avec l'aide de
son imagination il ne pourra être satisfait. Le pêcheur
n'attrapera plus des poissons pour se nourrir, le chasseur
chassera en essayant de tuer plus de gibier que son voisin,
mais pas pour se défendre contre les bêtes sauvages.
L'amateur de montagne marchera, escaladera non plus
pour se déplacer d'un endroit à un autre mais pour éprouver
sa force et son intelligence. Le bricoleur fabriquera ses
objets personnels plus souvent pour exercer une activité
créatrice que pour consommer ces objets eux-mêmes.
Combien de bricoleurs passent leur temps à confec-
tionner des objets qu'on trouve sur le marché à des prix
ridicules ! Ceux qui achètent des voitures plus pour les
réparer que pour se faire transporter...
Tout cela, ce sont des activités humaines, des activités
de remplacement. Bien qu'elles soient considérées souvent
en dehors des activités culturelles proprement dites, elles
font partie des loisirs et sont des activités qui ont un carac-
tère de substitution certainement plus grand que les acti-
vités culturelles.
Ces activités de substitution se transforment chez
certains en des activités complémentaires. Puisque le tra-
vail empêche toute activité intellectuelle, bien des loisirs
devront combler cette lacune. Les loisirs seront consacrés
presque uniquement à faire fonctionner son cerveau, à
apprendre, à étudier. C'est cela que la société appelle la
culture et les loisirs.
La technique dans la production consistera à chercher
les meilleures façons de se débrouiller, de se ménager
certaines habitudes, un certain confort. Pour la plupart on
s'installe dans la production comme dans son ménage, de
façon à y vivre le mieux possible. Une fois installé l'ouvrier
n'apprend plus rien, il végète, il produit sans y penser. Cette
situation, il essaie de la changer dans ses loisirs.
Pour beaucoup de jeunes qui font du sport ou qui se
livrent à des activités culturelles, une partie des loisirs
consiste à apprendre quelque chose. On fait dans les loisirs
ce qu'on ne peut pas faire dans le travail, on apprend, on
.
:
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se perfectionne, on étudie la technique du sport et de la
culture.
La vie de ces ouvriers se trouve ainsi partagée en deux
parties bien distinctes. Dans une partie du temps on tra-
vaille, dans l'autre on se réalise ou on essaie de le faire.
Si on regarde avec un peu de recul, cette société nous
apparait comme une communauté de fous. On y voit des
gens qui passent la plus grande partie de leur temps enfer-
més dans des usines à se lamenter et qui, dès qu'ils sont
sortis de l'usine commencent à faire des choses qui peuvent
paraître sans beaucoup plus d'intérêt et pour lesquelles
ils se passionnent.
A première vue pousser une lime avec les mains ou
pousser un ballon avec les pieds sont deux activités qui
n'ont pas en soi beaucoup de différence. Dans la société
actuelle ces deux activités sont considérées par ceux qui
les pratiquent comme essentiellement différentes. Pousser
un ballon du pied sous la pluie sans que cela rapporte un
centime est considéré par les footballeurs comme la chose
la plus agréable qu'ils font dans leur vie.
Celui qui marche pendant des heures sous un froid
glacial dans la neige et qui risque sa vie pour atteindre le
sommet d'une montagne considère que son sort est infini-
ment plus enviable que lorsqu'il se trouve dans son bureau
bien chauffé à aligner machinalement des chiffres.
Celui qui fait du judo ou de la boxe a plus de satis-
faction à recevoir des coups et à risquer une blessure qu
être à sa machine à faire des pièces. On pourrait multiplier
les exemples. Tout ce que nous voyons tous les jours; toute
notre activité pourrait dans ce sens paraître absurde et
démentielle au premier ethnologue papou qui débarquerait
dans cette société capitaliste.
Donc à première vue, ce n'est pas parce que le travail
est plus dur physiquement ou intellectuellement que le
sport ou la culture qu'il est honni par les travailleurs. C'est
plutôt le contraire. Le travail est physiquement et intellec-
tuellement une activité beaucoup plus facile, beaucoup
moins pénible que la technique du football ou celle des
échecs. La différence entre les activités productives et les
activités de loisir est en général de cet ordre. La technique
du travail est beaucoup plus facile que celle des loisirs et
pourtant le travail est incontestablement plus inhumain,
plus atrophiant, plus honni que n'importe quelle activité
culturelle et sportive.
Apprendre la sidérurgie est un jeu d'enfant à côté de
l'histoire de l'art. Pourtant des foules de gens et de travail-
leurs s'intéressent à cette dernière bien qu'elle ne leur
rapporte rien et qu'elle les fatigue dans la mesure où ils
sont obligés d'apprendre des choses en dehors de leurs
heures de travail, c'est-à-dire sur leurs heures de sommei!
et de repos.
Mais ces mêmes travailleurs qui ont une activité
culturelle ou sportive seront certainement choqués si vous
leur dites qu'il pourrait exister une société dans laquelle le
Travail ne serait pas une contrainte « S'il n'y a pas de chef
personne ne travaillera > disent-ils. Le même individu qui
dit cette phrase s'épuise dans des activités extra-produc-
tives bien qu'il n'y soit contraint par personne.
Les individus apprennent seulement pendant une par-
lie de leur vie. Les écoliers, les étudiants, les apprentis
apprennent à temps plein ; mais lorsqu'ils sont intégrés
dans la production ils apprennent entre 1 à 5 pour cent de
leur lemps de travail. Un ouvrier à la chaîne apprend 0,01
pour cent, un technicien ou un chercheur apprend 10 pour
cent de son temps.
Quand cet ouvrier pratique le football il apprend à
60 pour cent de son temps pendant l'entraînement. Celui
qui se passionne de théâtre apprend dans la même propor-
tion, celui qui conduit sa voiture, qui répare son poste de
télévision, celui qui fait du ski, celui qui campe, celui qui
pêche, celui qui chasse, qui joue au bridge, qui collectionne
des timbres, le colombophile, le peintre du dimanche, le
bricoleur, le passionné d'art lyrique, celui qui jardine.
TOUS, apprennent infiniment plus de choses dans la tech-
nique du sport, du jeu ou de la culture qu'ils n'apprennent
en travaillant.
C'est parce qu'ils deviennent à la fois des individus qui
font fonctionner leur cerveau cl des individus actifs qu'ils
préfèrent s'adonner à ces occupations et y dépenser leur
temps et leur argent.
Les historiens qui décriront la société capitaliste mon-
treront aux hommes des générations futures que cette société
avait créé un « jour de supplice » pour les travailleurs. Ils
décriront le lundi avec toute la tristesse qu'à ce jour pour
tous ceux qui ont pris pendant un ou deux jours l'habitude
d'être d'autres individus et que l'on oblige à retomber dans
la production.
Peut-être certains iront-ils jusqu'à affirmer que la
société capitaliste était devenue si barbare et si inhumaine
pour les travailleurs qu'elle avait fini par inventer les week-
end pendant lesquels les travailleurs pouvaient faire autre
chose que produire et même avoir l'illusion qu'ils n'étaient
plus dans la même société et qu'ils ne faisaient plus partie
de ce monde.
La société avait créé, diront-ils, le lundi pour humilier
et pour faire souffrir les millions de travailleurs. Mais
aucun historien ne pourra décrire l'atrocité de ces milliers
de lundi qui déchirent les travailleurs et les emplissent de
tristesse, de ce jour qu'ils ne supportent qu'à cause du
samedi et du dimanche.
Ils devront aussi décrire comment tous les jours de
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travail auront miné les travailleurs jusqu'à écraser certains
sous leur activité routinière et leur faire dire le lundi « je
me suis emmerdé dimanche ».
Il n'est pas rare d'entendre dire que le monde dominé
par l'argent a réussi à déformer les individus à tel point
que ces derniers n'agissent qu'en fonction du gain.
Souvent on prend l'épicier, le paysan, les classes
moyennes pour montrer que toute leur vie est orientée vers
une seule chose : « gagner de l'argent », accumuler des
richesses. Toute l'activité de ces couches sociales est domi-
née par cet objectif. La littérature, de Balzac à Zola, el
même la littérature moderne n'ont pas cessé de montrer
cet aspect.
La société industrielle a modifié cette orientation pour
une couche de plus en plus grande de la population : pour
les travailleurs.
Il est difficile aujourd'hui de comparer l'activité intel-
lectuelle d'un ouvrier et celle d'un paysan ou de monsieur
Grandet. Le paysan qui essaie d'accumuler des richesses a
une certaine latitude personnelle. Il peut réfléchir à ses
marchés, combiner ses achats, modifier ses cultures, etc.
Le prolétaire pour gagner de l'argent doit attendre 10 heu-
res dans l'usine, doit attendre une semaine ou une quin-
zaine pour être payé ; son activité intellectuelle ne peut
pour ainsi dire pas l'aider à gagner plus. Il doit attendre.
Si son activité intellectuelle est liée à celle de l'argent, i!
faudra qu'il essaie de crever le plafond des normes, qu'il
essaie de fayoter pour avoir une place meilleure, mais ces
activités ne favorisent pas les meilleurs. Crever les normes
ou fayoter ne demande pas une activité cérébrale particu-
lière.
Le paysan qui a réussi un bon marché, qui a rusé pour
s'enrichir, peut y trouver une satisfaction et se dire que la
richesse est liée à son intelligence, à ses maneuvres, à ses
astuces.
Tandis que l'ouvrier ne pourra absolument pas tirer
de satisfaction de ce genre. Pour gagner plus l'ouvrier
devra s'opposer à la communauté des autres ouvriers, se
faire traiter de « salope », avoir des inimitiés, se fatiguer
un peu plus, s'aplatir, s'humilier un peu plus et c'est tout.
Voilà l'activité qui peut le conduire, en tant qu'individu, á
une augmentation de salaire.
Donc si l'activité des travailleurs était fonction de
l'argent on aurait dans la société une multitude d'individus
s'entre-déchirant, se combattant, et n'arrivant même pas
à obtenir ce qu'ils veulent puisque seule une infime mino-
rité pourrait bénéficier de la promotion.
Si les travailleurs veulent gagner plus d'argent ils
doivent se poser des problèmes infiniment plus compliqués
que celui du paysan. Ils doivent s'organiser et lutter collec-
tivement. Toute leur activité intellectuelle sera une activité
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sociale. Tandis que l'activité intellectuelle du paysan qui
· réussit à vendre sa vache plus cher que celle de son voisin,
reste une activité intellectuelle personnelle. Mais la seule
activité intellectuelle sociale qui rapproche l'ouvrier mo-
derne de l'Africain est une activité qui s'oppose à la société
capitaliste et qui tend à rapprocher les travailleurs entre
eux.
La course vers la richesse, ou plutôt le désir des tra-
vailleurs de s'approprier plus de richesse, suppose une
activité qui en elle-même est une activité positive, est une
activité intellectuelle très élevée. Pour s'en convaincre il
suffit d'assister à une grève pour voir aussitôt les travail-
leurs se réaliser, modifier totalement leur comportement,
devenir des hommes heureux.
« L'amour du gain » est donc lié tellement aux pro-
blèmes sociaux pour les travailleurs que cet objectif en lui-
me suppose une activité totalement différente de celle
des autres couches de la société. Cet objectif en entraine
automatiquement un autre : l'objectif de l'organisation. Si
les travailleurs discutent salaires ce n'est plus en évaluani
ce qu'ils devraient gagner, mais c'est en cherchant com-
ment s'y prendre pour gagner plus, comment s'organiser,
comment lutter.
SOLUTION : LA CONSOMMATION DE LUXE.
T..., contremaitre, a une auto, une Dauphine. Tous les
midis il vient la regarder. Il essaie d'entraîner un collègue
et pendant 15 à 20 minutes il parle de sa voiture.
Que dit-il ? Il parle. Il est inépuisable. Il admire, il
aime la voiture. Une grande partie de sa vie et de ses loisirs
sont destinés à sa voiture, une partie de ses loisirs sont
destinés à s'occuper de sa voiture. Il est sûr de lui. J'ai dit
qu'il est contremaître. Quand on le rencontre, nous ouvriers,
on sait à son regard qu'il est chef ; et pourtant il s'apitoie,
il n'est plus qu'un enfant devant sa Dauphine que des O.S.
ont fabriquée.
Sa voiture c'est sa médaille, c'est son galon de contre-
maitre ; il pense que c'est grâce à sa voiture que dans la
rue et le dimanche on peut juger qu'il est contremaître et
c'est là qu'il se trompe. La médaille de contremaitre,
l'ouvrier qui est sous ses ordres s'est privé pour l'acheter
aussi et le dimanche si, dans les rues de Paris, les Dau-
phines du contremaître et de l'O.S. s'arrêtent côte à côte au
même feu rouge, celui qui en jouira le plus ne sera pas le
contremaître. Il se sentira frustré et certainement pensera
que le monde est injuste.
Le frère de mon copain a une voiture. Le dimanche,
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lui, sa femme et sa fille dans la Dauphine vont manger
dans un restaurant situé à 100 ou 150 km. de Paris.
Le lundi il demande à son frère :
Où as-tu été ?
Moi j'ai été à Orléans, à Dreux... Nous avons été au
restaurant.
Il a été, lui, où vont les bourgeois. Pendant une journée
il a imité son chef, il a franchi la barrière. Son frère me dit
qu'il s'est emmerdé à les imiter. Il s'est transformé pendant
un dimanche en bourgeois et le lundi il est aussi triste que
nous.
Les loisirs c'est changer sa condition ; ne plus être un
subalterne, être mêlé aux cadres, vivre comme dans des
films ou les romans. Souvent, c'est s'ennuyer.
Son frère me dit :
- j'achète une tente pour sortir avec ma femme et
mes gosses, Pendant deux ans mes frères me regardent, un
peu méprisants. Puis ils se décident. Ils achètent un maté-
riel de camping supérieur au mien. La tente est plus grande,
le matériel plus confortable, tout est mieur. Ils vont camper
et ils s'emmerdent...
J'achète un frigidaire. Plusieurs mois après, mon
frère en achète un plus grand, mais comme il est plus mal
logé que moi il est obligé de le mettre dans sa chambre. Il
est satisfait d'avoir un frigidaire plus grand que le mien,
mais pour rentrer dans sa chambre on est obligé de faire
des acrobaties. Le frigidaire de mon frère l'empêche de
mettre son pantalon.
Tous après le travail se lancent dans les loisirs. Chacun
essaie de trouver après son travail ce qui lui manque,
chacun essaie de se réaliser et c'est la cohue, la bousculade;
la plupart retombent dans les mêmes contradictions.
Beaucoup utilisent leurs loisirs et leur temps de libre
non pas pour se détendre, mais souvent pour prendre une
revanche sur leur condition sociale.
Le monde est un monde hiérarchisé et concurrentiel ;
eh bien, le dimanche on se fabrique un personnage artifi-
ciel mais bien situé sur l'échelle hiérarchique, un person-
nage qui n'est plus un subalterne.
La condition sociale s'évalue pour les autres par les
biens de consommation ou le mode d'existence.
Combien d'ouvriers préféreront attendre pour ache-
ter des marchandises d'avoir suffisamment d'argent pour
acheter les marchandises de meilleure qualité. La qualité
des biens de consommation c'est le symbole de la richesse.
Combien ne disent-ils pas qu'ils préfèrent rester chez
eux plutôt que d'aller en vacances et se conduire comme
des gens pauvres. Combien vous diront la joie qu'ils ont
eu à se mélanger aux autres couches de la société, d'avoir
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été dans un grand restaurant, le grand hôtel, et de s'être
confondus avec les bourgeois. Certains même poussent la
joie jusqu'à faire scandale pour prendre leur revanche.
Le choix des loisirs et de la culture ne peut être com-
pris que dans cette optique. Pour la société actuelle, les
loisirs et la culture sont le complément donné aux gens
pour se libérer, pour se défouler ; c'est la thérapeutique,
mais comme tout médicament il est artificiel et il n'est pas
curatif. Les morphinomanes de la culture et des loisirs
retombent très vite dans les contradictions du monde qu'ils
veulent fuir.
Ch. a une voiture. Il vit à l'hôtel, il est P1 mais à voir
sa voiture on le croirait au moins chef d'atelier. Il s'est
· acheté une « Vedette » avec laquelle il vient à son travail.
Cette voiture lui impose pas mal de servitudes sans
parler des dépenses qu'elle entraine ; il est obligé le matin
de se lever plus tôt que s'il venait par le métro pour pouvoir
garer sa voiture près de l'usine. Lui qui pointait au dernier
moment, arrive maintenant trente minutes avant l'heure à
l'atelier. Puis le soir il prend sa voiture et doit faire des
acrobaties pour se sortir des embouteillages.
Le dimanche il ne va pas loin. En vacances il va dans
son village d'origine et ne se déplace presque pas. Pourquoi
a-t-il une voiture ?
C'est une chose que l'on comprend dès qu'il vous
emmène en voiture. Tous les soirs il juge à haute voix les
autres conducteurs. Il les engueule s'il pense qu'ils font
des fautes. Il minute son temps et devient intarrissable sur
le sujet circulation. A l'atelier il ne manque pas de signaler
si une voiture l'a doublé à droite, si un conducteur n'a pas
respecté la priorité.
Il parle beaucoup voiture avec d'autres. Lui si calme,
se passionne, se transforme grâce à sa Vedette. La voiture
lui sert beaucoup plus pour meubler ses conversations, pour
l'occuper que pour le transporter. Il a acquis un objet et
s'en sert comme les femmes se servent des bijoux. Sa voiture
est un joyau et comme tel c'est un symbole, c'est le symbole
de la richesse. Ce symbole le satisfait. Mêlé au flot des
voitures dans les rues de Paris, qui pourrait croire que Ch.
est P1? Là Ch. devient un automobiliste, son matricule
Renault s'est changé en numéro minéralogique.
Au volant il se réalise vraiment. Toute la journée il a
les manivelles à la main, mais il n'apprend plus rien dans
son travail. Il ne peut que suivre la routine, il ne détermine
presque rien. Dans sa voiture c'est différent, il est devenu
un homme qui commande son moteur, qui, par une légère
pression du pied peut faire augmenter la vitesse, s'arrêter,
éviter un passant, occasionner un accident. Pour ces deux
raisons Ch. est satisfait 1/2 heure par jour : 1/4 d'heure
pour venir, 1/4 d'heure pour retourner chez lui.
Ch. dépense du temps, de l'argent pour cette sensation
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journalière, pour se croire un autre homme 1/2 heure par
jour plus le samedi et le dimanche. Pour le moment Ch.
est convaincu qu'il n'y a qu'une Vedette qui puisse lui
procurer ce sentiment de ne plus être un matricule. Sa
Vedette remplit en grande partie ses besoins culturels et
ses occupations. Il se documente sur la voiture et apprend
empiriquement à conduire et à se conduire avec elle. Il
apprend, il comprend, il est actif, il bricole aussi sa voiture,
son attitude n'est pas passive. Il préférera comprendre et
arranger son embrayage que d'aller voir « Les Caprices de
Marianne > au TNP. Il en tirera infiniment plus de joie.
L'acquisition de nouvelles richesses peut être une sorte
d'activité parallèle à l'activité productive des travailleurs.
Mais cette course à de nouvelles richesses n'a pas de limite.
Dire aujourd'hui que le prolétariat n'a plus l'esprit
de classe parce qu'il jouit d'une voiture ou d'une TV est
une absurdité. Croire qu'il puisse exister un niveau de
richesse qui paralyse ou satisfasse les individus n'a pas
de sens. Tout d'abord parce que cette course aux richesses
n'a pas de limite, elle est relative. La course aux richesses
est pour ainsi dire la seule morale de la société. On travaille
pour un salaire, on s'élève dans la hiérarchie sociale par
un plus grand salaire. Tout dans la société est caractéri
par l'argent et par les richesses. Le symbole de la réussite
et de la considération c'est l'acquisition des richesses de
la société.
Ceux qui auront une 4 CV voudront obtenir une Dau-
phine, puis une Versailles, puis une Jaguar, etc.
Les travailleurs sont prêts à se battre non pas pour
manger mais pour obtenir les richesses dont jouit la bour-
geoisie, et penser qu'il existe une limite à ces richesses
au-delà de laquelle les travailleurs sont satisfaits tandis
que la bourgeoisie n'a pas de limite dans la convoitise n'a
pas de sens.
L'idéal que la société donne aux individus c'est la
« tranquillité ». Ce qui importe c'est de se tailler une place
dans la vie où on ne s'emmerde pas trop : « être pénard ».
Etre pénard, qu'est-ce que ça veut dire ? Acquérir tout le
confort nécessaire pour satisfaire ses besoins ; avoir un
frigidaire, une automobile, un bel appartement, la TV. Etre
pénard c'est aussi avoir un travail régulier avec l'assu-
rance d'être payé à chaque quinzaine. L'idéal que nous offre
la société c'est celui-là et ceux qui parviennent à acquérir
peu à peu ces deux choses devraient se sentir pleinement
satisfaits.
Un ouvrier P3 dont la femme travaille et qui habite la
région parisienne peut acquérir cela. Quand il rouspétera
et se battra « pour le beefsteack > on lui dira : « De quoi
vous plaignez-vous ? Vous n'êtes pas malheureux ». Cette
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partie des travailleurs qui se balade en voiture, qui utilise
le confort que la société produit est une partie seulement
de la classe ouvrière. Ce sont les ouvriers qualifiés les mieux
payés et ceux qui vivent dans les zones favorisées. Dans
les villes industrielles du Nord ou de l'Est ou les petites
villes du Midi de la France même les ouvriers plus qualifiés
doivent souvent vivre comme vivait leur arrière-grand-père.
Cette différence de condition de la classe ouvrière fait
justement donner à certains ouvriers les plus favorisés ce
sentiment de réussite. Un travailleur qui transformera au
cours de quelques années son mode d'existence aura l'im-
pression d'avoir fail quelque chose, d'avoir vaincu des
forces qui s'opposaient à son bien-être. Il pourra avoir
d'autant plus ce sentiment si ce n'est qu'une partie des
Iravailleurs qui réussit à se payer la voiture, le logement
el la TV. Il parlira à la conquête de ces richesses avec
peut-être le même sentiment qu'un bourgeois du xixe siècle
qui se taillait une place dans la société concurrentielle.
Mais notre ouvrier une fois atteint le frigidaire et la
Dauphine n'aura plus qu'à favoriser ses enfants s'il en a,
leur procurer le confort qu'il a dû acquérir lui-même et
enfin attendre patiemment la retraite. Mais la génération
de ses enfants n'aura certainement pas les mêmes problè-
mes à résoudre et en arrivant à l'âge de raison la voiture
et le frigidaire leur seront des objets aussi familiers que
l'est aujourd'hui le fourneau à gaz.
Revenons à ce ménage d'ouvrier favorisé.
Celui-ci peut sentir très rapidement la superficialité de
celle conquête des richesses ; cela peut très vite le lasser,
ou bien, il peut n'y trouver qu'un goût très restreint. Mais
il peut y trouver aussi une satisfaction et cette satisfaction
ne sera pas qu'il jouisse tous les soirs en s'installant au
volant de sa voiture, ce sera le fait qu'il a acquis cette
voiture par son travail et son intelligence. La voiture
deviendra un objet plus personnel dans la mesure où le
nombre d'ouvriers possesseurs de voiture est limité. Il
comparera sa condition à celle des travailleurs plus défa-
vorisés. Il pourra invoquer une quantité d'arguments
prouvant que sa situation dépend de lui. Il se situera donc
dans cette hiérarchie sociale et regardera les richesses qu'il
a acquises comme les symboles de son poste, de sa place
dans l'échelle hiérarchique, il jouira de sa voiture par
rapport à ce qu'elle représente dans la société et non par
rapport aux services qu'elle lui rend. Quel est l'individu
qui pourrait s'enorgueillir aujourd'hui d'avoir un appareil
photo ? de jouir de cet appareil photo ? L'appareil est
considéré comme un objet utile pour faire des photos, on
s'en sert pour cette fin et on le laisse dans un coin quand
on ne veut pas faire de photos.
Mais avoir un appareil de marque est différent, on le
montre aux amis, on le porte partout, on ne s'en sert pas
- 11
seulement pour faire des photos mais pour l'exhiber, pour
le montrer comme une marque de richesse, une marque de
réussite, parce que l'appareil est un objet rare et on se
personnalise en l'acquérant.
Les taudis, les ouvriers mal payés, les quartiers Nord-
Africains, les manœuvres, les balayeurs, en un mot le
prolétariat surexploité, la plus basse catégorie de travail-
leurs avec son mode d'existence et sa misère, tout cela
donne souvent, il faut le dire, un sentiment de supériori
à certains travailleurs qui sont sortis de cette couche.
Cette hiérarchie au sein du prolétariat même est un
facteur de stabilité. Pas mal d'ouvriers appartenant aux
couches les plus favorisées trouvent une satisfaction dans
leur existence, -- non pas dans la voiture ou la machine à
laver -, mais dans le fait que derrière eux il y a toute une
catégorie de travailleurs qui ne peuvent pas jouir de ces
richesses et qu'eux-mêmes ils ont dû attendre et peut-être
lutter pour les acquérir.
L'acquisition de richesses, la consommation de luxe
si elles constituent un idéal pour les travailleurs sont
appelées à être un idéal toujours insatisfait. Seule une
petite catégorie peut avoir un statut privilégié et se juger
par rapport à ceux qui ne sont pas favorisés.
LES ACTIVITES CULTURELLES.
Ernest a plus de 40 ans, c'est un ouvrier cultivé.
Il y a une chose qui singularise Ernest vis-a-vis des
autres, c'est son érudition. Ernest a collectionné son savoir
avec autant de minutie qu'il en met à fabriquer ses pièces.
Il a rangé soigneusement tout son savoir, et sa mémoire
qui n'est pas mauvaise lui sert à repêcher ses connaissances
chaque fois que l'occasion se présente.
Quand dans nos discussions nous nous heurtons aux
limites de notre culture il y a toujours l'un d'entre nous
qui propose d'aller demander à Ernest.
Ernest répond avec beaucoup de bienveillance aux
questions avec les dates et les chiffres à l'appui et avec,
par-dessus le marché, deux ou trois anecdotes se rappor-
tant à la question.
La spécialité d'Ernest est la marine. Pour tout ce qui
concerne les bateaux Ernest est imbattable.
Quel est le nom de l'avant du bateau ?
Ernest répond : « La partie avant d'un bateau... > II
emploie des formules précises qui ressemblent à celles du
dictionnaire et se met aussitôt à donner les différents
aspects du problème. Puis quand l'explication est terminée
il ajoute immanquablement : « à ne pas confondre avec... »
et suit une explication détaillée sur la chose qu'il ne faut
pas confondre et qui est différente d'une troisième qu'il
énumère sans se faire prier.
12
Ernest n'a jamais été marin, il a toujours été ouvrier;
il est P2 chez Renault et y restera jusqu'à sa mort. La
culture d'Ernest l'aide à rêver et à penser à autre chose
depant sa machine. Il aimerait utiliser ses connaissances et
puisqu'il ne peut le faire il n'a plus que la ressource
d'être considéré comme le petit Larousse par les autres.
C'est une maigre compensation pour toutes les choses qu'il
at assimilées. Il en a conscience et avec les ans il s'aigrit
de plus en plus.
Ses connaissances l'aident à philosopher, chose qu'il
fait volontiers. Il dit souvent :
Tu crois que c'est passionnant ce que je fais ?
Et il fait suivre cette remarque d'une réflexion pessi-
mixte sur la condition de l'homme. Sa remarque n'est jamais
faite sur un ton larmoyant, mais un ton gouailleur, cynique
ou futaliste.
D. est très pris par la culture. Il a vu beaucoup de
pièces de théâtre. Il a lu beaucoup de choses, aussi bien
dans le Larousse que dans les livres qui lui sont tombés
sous la main. Depuis que son fils est en 6° au lycée il se
passionne de toutes les matières. Il a assisté à un nombre
impressionnant de conférences, aussi bien sur l'art que sur
l'astronomie, en passant par la géographie et la technique.
D. est un passionné de culture, rien que ce mot allume son
regard. Et pourtant malgré tout le mal qu'il se donne, D.
ne se souvient pas de beaucoup de choses et ce n'est vrai-
ment pas de sa faute. Il mélange la distance de la Lune au
Soleil avec celle de la Terre a Mars. Il ne se souvient plus
comment s'appelait le frère de Louis VI et se perd dans
toutes les reines qui se sont appelées Anne ou Marguerite
ou Marie. Il y a Anne d'Autriche, Marguerite de Navarre,
Marie de Médicis, ce que tout le monde sait, mais le nom
de leur mari s'est perdu au cours d'une conférence sur
l'exploration des volcans.
D. est passionné de connaissances mais doit être
tellement déçu de ne pas pouvoir tout emmagasiner, telle-
ment triste de perdre des connaissances au fur et à mesure
qu'il en enregistre. Toute la culture semble faite pour des
surhommes et il n'y a pas de surhomme, et puisque D. est
ambitieur, il en est pour ses frais.
LA CULTURE SPECIALISEE
La connaissance est à la portée de tous ; il suffit de
pousser quelques portes, de sacrifier une partie des loisirs
pour entrer dans ce monde particulier. La culture se pré-
sente comme une quantité de cases séparées représentant
chacune une spécialité. Il y a des facilités pour chacune
de ces matières : des clubs, des livres, des conférences, des
13
cours par correspondance, etc. Ainsi n'importe qui peut
s'intéresser à n'importe quoi.
Cette constatation est le grand cheval de bataille de
toutes les propagandes. Ce sont ces cercles culturels qui
servent à évaluer la civilisation d'un pays ou les mérites
d'un régime. On montrera les ouvriers de Stalingrad en
train de monter une pièce de théâtre ou un sexagénaire
américain suivant des cours à l'Université.
Dans les pays modernes la culture est à la portée de
n'importe quelle main et comme toute société moderne
prétend que la hiérarchie sociale est basée sur la connais-
sance, on peut en conclure que les plus érudits, ceux qui
seront les plus cultivés, seront les plus riches intellectuel-
lement et financièrement.
Malheureusement la réalité est différente. Chaque
branche de la connaissance est hérissée de barrières qui
font que ces branches ne communiquent pas entre elles.
Mais ce n'est pas le plus grave. L'autre caractéristique
de ces spécialités de la connaissance c'est qu'elles s'entou-
rent elles-mêmes de barrières qui les font s'isoler de plus
en plus non seulement des autres connaissances mais aussi
du monde réel. Le monde de la connaissance est un monde
à part ; c'est une société où la spécialité est devenue la
valeur la plus essentielle et ou tout le reste découle de cette
valeur.
Pour les spécialistes de l'Art, c'est une société où les
valeurs essentielles sont celles de l'Art, où toute la petite
société repose sur l'Art. Donc cette société s'oppose et se
moque de l'autre société réelle où tout repose sur l'Argent.
Ils se moqueront des gens qui sont préoccupés par l'argent,
mais se lèveront tôt le matin et courront pointer leur
carton pour gagner de l'argent. Quand ils ont gagné de
l'argent, alors ils se replongent dans l'autre société.
Ceux qui font du théâtre ou sont amateurs de théâtre
ont construit un monde où tout est centré sur le théâtre ;
c'est la société Théâtre. Le théâtre est comme la vache des
Hindous : objet adoré, adulé, le langage est le langage du
théâtre. Il y a des expressions en argot ou jargon de
théâtre. Mais la société Théâtre est trop petite, c'est un
monde qu'ils voudraient étendre, et les initiés du théâtre,
comme ils savent qu'ils excellent dans la matière, vou-
draient bien voir agrandir leur monde. Parce que dans la
société Théâtre, ils savent qu'ils ont des chances de briller,
de se réaliser, d'avoir une meilleure place que dans la
société capitaliste. De plus les gens du théâtre veulent une
société Théâtre très large pour agrandir leur champ, pour
pouvoir communiquer continuellement avec les initiés du
théâtre.
Dès que la société Théâtre veut s'agrandir, on passe
au prosélytisme, on fait de la prapagande pour le théâtre.
14
Robert Planchon vient à la sortie des usines Renault
pour faire de la propagande pour le théâtre populaire. Il
harangue les ouvriers et leur dit que le théâtre qu'il fait
n'est pas comme les autres ; c'est un théâtre à la portée
de tous.
« Avant il n'y avait que les bourgeois qui pouvaient
aller au bord de la mer; aujourd'hui les travailleurs ont
conquis les plages. Eh bien pour le théâtre c'est pareil, il
faut que les travailleurs accaparent des spectacles qui sont
restrix trop longtemps le privilège des bourgeois ».
Il affirme ensuite que son théâtre est différent des
autrex : n'importe qui peut comprendre.
Autour de la place il y a de grands panneaux sur
lexquels sont collés des photos du théâtre de Robert Plan-
chon. Ce sont des scènes de « Henri IVde Shakespeare et
des scènes d'une pièce de Marivaux.
Quelques ouvriers regardent ces images, d'autres sont
sceptiques. La troupe Robert Planchon distribue un journal
qui a pour « objectif de diffuser la culture ». En gros titre:
Y a-t-il un scandale Marivaux ? ». J'attends les réflexions
ou les réactions des 0.S. qui flânent. Il n'y a aucune réfle-
xion. Tout le monde se tait. Personne n'ose émettre une
opinion sur cette question de Marivaux.
Et puis, qui peut bien être Marivaux ?
Les amateurs de théâtre sont allés trop loin, ils se
sont fermés du reste de la société. Le monde du théâtre pour
être compris doit initier les gens non pas au théâtre mais
au langage du théâtre, aux problèmes que les amateurs de
théâtre ont soulevés. Les amateurs de théâtre doivent
apprendre aux gens à s'initier à la vie de leur societė
Théâtre, à respecter les tabous, à être conformistes, dans
cette société Théâtre.
On peut prendre n'importe quelle branche de la cul-
ture ; chaque fois on retombe dans les mêmes ornières.
Chaque branche culturelle tend à s'éloigner de la
société, à former une autre société, mais elle tend aussi à
englober l'autre société dans son propre monde et c'est là
qu'elle échoue ; elle tend à se populariser et c'est justement
cela qu'elle ne peut pas faire car elle s'est coupée de la
société véritable. Une culture populaire ?
Un théâtre populaire ne peut pas être un théâtre qui
met en scène des amoureux du xviu siècle ou des guerriers
de l'époque élizabéthaine.
Un théâtre populaire ne pourrait être qu'un théâtre
qui mettrait en scène des problèmes du peuple.
Une culture populaire ce n'est pas la vulgarisation de
toutes les connaissances qui existent. Une culture popu-
laire c'est la connaissance de choses qui ont un rapport
direct avec la vie du peuple. Et s'il n'y a pas de culture
populaire c'est que toute la culture en général ne tend pas
à s'attacher aux problèmes réels de la société.
15
Au contraire elle tend à s'en éloigner pour se protéger,
pour créer un monde factice et pour revenir, toute harna-
chée de son armure et de son bouclier se présenter au
peuple et dire :
« Venez à moi, venez dans mon enceinte ».
Et pourquoi dans cette enceinte plutôt que dans une
autre ? Pourquoi consacrer son temps au monde du théâtre
plutôt qu'à celui de la musique, de l'art, de l'alpinisme, de
la colombophilie, de la religion ou de la pêche ? Pourquoi ?
LA CULTURE ECARTELEE
OU LA CULTURE QUI A GRAVI LES ECHELONS DE LA
SOCIETE.
La société dans laquelle nous vivons est une société
figée. Les fils de bourgeois font des études ou prennent la
suite de leurs parents. Ils ont 90 chances sur 100 de devenir
bourgeois. Les places dans la société leur sont réservées
dès leur naissance. Ils peuvent prolonger leurs études et se
cultiver.
La classe ouvrière a elle aussi sa place réservée dans
la société. Un fils d'ouvrier a 99 chances sur 100 de rester
ouvrier. Il n'y a en France que 3 pour 100 d'étudiants qui
sont fils d'ouvriers.
Le cloisonnement de la société entre bourgeois et
prolétaires n'est pas une invention de marxistes attardés;
et pourtant n'importe quel juriste vous dira qu'un ouvrier
peut très bien devenir professeur, que rien ne l'en empêche,
qu'il peut obtenir des bourses... Et si vous demandez à ce
juriste les raisons pour lesquelles les fils d'ouvriers restent
presque toujours des ouvriers, il vous répondra sans doute
que c'est par atavisme, ou bien que les ouvriers n'aiment
pas se cultiver, qu'ils aiment mieux travailler de leurs
mains, que la culture et les études les rebutent.
Mais si vous lui demandez pourquoi les études les
rebutent alors il vous dira peut-être que c'est parce que la
culture rebute les ouvriers que les ouvriers n'aiment pas
la culture, et il accusera les ouvriers et jamais la culture.
Pourtant la culture et les études n'ennuient pas uniquement
les ouvriers, elles ennuient beaucoup de personnes, certai-
nement pas plus les ouvriers que les autres.
Essayons de nous placer dans la situation de ce fils
d'ouvrier qui va au lycée et dont les parents sont prêts
à faire des sacrifices financiers pour qu'il devienne un
cadre.
Il rentre du lycée après avoir appris le latin et la
littérature française. Il doit analyser les sentiments de
Chimène et apprendre des poèmes où les mots français qu'il
étudie sont pour lui des mots étrangers dont personne ne
16
se sert chez lui ; personne ne se sert de ce langage dans
la rue et chez ses amis d'enfance.
On se sert de ce langage dans les livres et un peu au
lycée où le professeur soigne tellement son vocabulaire qu'il
fait rire les élèves. Mais ce langage est sérieux car c'est lui
qui permet de passer les examens et de devenir un cadre,
un chef. C'est le langage des élites.
Pourtant malheur à lui s'il essaie de s'exprimer dans
la langue de Corneille chez ses parents, il se fera ridicu-
liser : son père qui travaille sur une chaine se demandera
si son fils n'est pas devenu fou. Voilà comment la culture
apparaltra à ce fils d'ouvrier. Il y aura d'un côté ce qu'il
upprend au lycée et de l'autre ce qu'il apprend dans la vie,
ce qu'il apprend chez lui ; d'un côté les histoires qu'il
onlend raconter par sa mère qui fait le marché, les histoires
quo rapporte son père et de l'autre les histoires de son
professeur. Entre elles aucun lien, aucune parenté n'appa-
ratt, plutôt un conflit.
considérera soit ses parents, soit ses professeurs
comme des imbéciles; il considérera soit les histoires réelles
de ses parents, soit les tragédies du lycée comme ayant
de l'intérêt. Il pourra difficilement concilier les deux.
Et s'il concilie ces deux mondes contradictoires ce ne
sera la preuve que d'un manque de sensibilité et d'intel-
ligence, la marque précise de l'aliénation.
Le fils d'ouvrier déjà en 68 se heurtera aux contradic-
tions de la lutte de classes, il se heurtera à la culture comme
à une chose étrangère et mystérieuse.
Plus ses études se prolongeront, plus le fils d'ouvrier
sera entouré de gens étrangers à son milieu. Beaucoup de
gosses de sa condition auront abandonné soit par manque
de moyens, soit par dégoût de la culture. Il se trouvera
de plus en plus isolé au milieu d'un monde étranger par
ses manières, ses façons de vivre, ses plaisanteries ; un
monde souvent hostile. Il pourra difficilement s'adapter à
cę milieu, faire comme les autres, recevoir ses camarades
chez lui, être reçu chez eux. Les différences sociales créeront
des conflits de plus en plus grands. Il n'en restera que
3 fils d'ouvriers pour 100 élèves au moment d'aller à
l'Université.
La forme de l'enseignement, la culture ont déjà été
des barrières pour l'ouvrier, parmi les grandes barrières
qui l'ont contraint à rester ouvrier.
Cette barrière de la culture va se dresser en face de
lui pendant toute sa vie d'ouvrier. Elle sera inséparable
de la notion de classe. Pour lui la culture sera celle des
bourgeois.
Au lycée, à l'Université il y a les examens où le succès
est basé sur les connaissances, et les examens sont des
portes pour des situations données. Une fois l'Université
-
17
ou l'école professionnelle abandonnée, la promotion obéit
à d'autres critères. On passe du monde scolaire au monde
industriel et de la société fictive à la société réelle. L'ou-
vrier même en travaillant peut suivre des cours du soir, il
peut passer des essais professionnels pour gravir des éche-
lons hiérarchiques. Mais là il ne s'agit pas seulement
d'examen. La promotion obéit à un grand nombre de lois
totalement indépendantes de la connaissance.
1°) La loi de l'offre et de la demande :
Pour passer d'un échelon professionnel à un autre, il
faut que la branche dans laquelle on travaille ait besoin
de cette catégorie ou manque de main-d'oeuvre. Si la
demande de main-d'ouvre est plus grande que l'offre alors
le P1 fera le travail du P2 toul en restant P1.
2) La loi de la concurrence :
S'il y a plus de demandes que d'offres la loi de la
concurrence interviendra. On sélectionnera non seulement
ceux qui savent le mieux travailler, mais aussi ceux qui
ont fait preuve de plus d'assiduité, ceux dont le compor-
tement est jugé docile, les moins revendicatifs, etc. Le
fayotage, le piston, seront les éléments principaux qui
interviendront dans cette sélection.
Est-il besoin d'ajouter qu'un ouvrier au maximum de
sa catégorie a, comme l'on dit, son bâton de maréchal,
c'est-à-dire qu'il a atteint les plus hauts cimes de la pro-
motion. Un OS2 restera OS2, un P1 pourra devenir P2,
peut-être P3 et c'est tout.
On voit toutes les difficultés qui s'opposent aux
ouvriers pour changer de coefficient hiérarchique à l'inté-
rieur d'une même catégorie.
Evidemment, ces difficultés sont décuplées s'il s'agit
de changer de catégorie, pour qu'un OS devienne qualifié
ou pour qu'un ouvrier qualifié passe dans la maîtrise ou
devienne technicien.
Pour qu'un OS devienne qualifié il lui faut apprendre
le métier et pour apprendre le métier il faut qu'il le
pratique. Ou bien son chef consent à lui faire faire un
travail au-dessus de sa qualification en le payant comme
un OS pendant plusieurs mois pour qu'il s'initie au métier,
ce qui est considéré comme une grande faveur, ou bien
ses rapports avec la maîtrise sont mauvais pour des raisons
extra-professionnelles et alors il restera toute sa vie OS.
Pour qu'un professionnel passe dans la maîtrise ou
dans les bureaux techniques la chose sera encore plus
compliquée. Il faudra que l'ouvrier suive des cours du soir
après 9 heures de travail, suive des cours théoriques, les
mathématiques, la législation sociale, etc., toute une série
de matières dont il ne se sert pas et dont il ne voit pas
l'utilité immédiate. Résoudre des problèmes d'algèbre en
gagnant sa vie et tout en résolvant tous les problèmes qu'un
ouvrier adulte doit résoudre dans sa vie, est un véritable
18
tour de force. C'est un prodige si on arrive à trouver de
l'intérêt pour ce genre d'études abstraites.
Au bout de 3 années de cours du soir il y a des
examens, il y a des « commissions »... et là encore les lois
concurrentielles jouent plus que jamais. On se trouve non
seulement devant toute une catégorie d'ouvriers qui veulent
quitter les manivelles mais aussi devant une catégorie
encore plus grande d'étudiants possesseurs de diplômes et
qui veulent se caser dans les places les mieux payées.
La sélection doit donc tenir compte d'un tas d'autres
considérations qui n'ont rien à voir avec les connaissances
abstraites ou concrètes, mais uniquement avec les rapports
sociaux.
Les barrières de classe sont des barrières qui séparent
les ouvriers des cadres et ces barrières ne recoupent pas
les barrières de la connaissance. Des fils de directeurs, des
gens pistonnés, des fayots réussissent d'emblée à franchir
ces barrières.
Pendant 3 années des ouvriers d'un atelier, dont cer-
tains adultes, suivaient les cours du soir. Tout le monde
les considérait comme des originaux.
Un jour comme je questionnais l'un d'eux sur les
raisons de leurs études il me dit qu'il étudiait les maths
pour trois raisons :
- la première c'est qu'il était utile de faire fonction-
ner son cerveau. Il trouvait nécessaire de faire de
la gymnastique cérébrale comme de la culture
physique, car dans son travail de tous les jours il
n'utilisait pas cette partie de son anatomie.
la deuxième c'est que dans l'avenir il avait peur
que les ouvriers soient réduits de plus en plus à
des fonctions d'OS et qu'il espérait, si cela se pro-
duisait, que ses connaissances lui permettraient de
rester qualifié.
- la troisième raison c'est qu'il voulait montrer à son
chef d'équipe qu'il en savait plus long que lui.
Pas un ne pensait que les études qu'il faisait lui per-
mettraient de quitter les manivelles, chose qu'ils souhai-
laient pourtant tous très ardemment.
La culture, la connaissance depuis l'enfance jusqu'a
la vie productive de l'ouvrier sont des matières qui ont
trois caractéristiques essentielles :
1°) ce sont des matières abstraites sans lien avec
la réalité.
.. 2) ce sont des matières qui n'ouvrent pas les
barrières de classe.
3') ce sont des marchandises de luxe.
- 19
COMMENT SE PRESENTE LA CULTURE DANS LA
SOCIETE.
La culture dans la société est orientée dans certaines
directions. Jamais société n'a consommé autant de livres,
autant de spectacles télévision et cinéma - n'a lu
autant de journaux, ou de revues, ou de romans, n'a écouté
autant de musique et de chansons.
La culture populaire aujourd'hui c'est cette culture qui
est consommée journellement en grande quantité par les
ouvriers et les employés, qui est vendue à bas prix, et qui
est favorisée et propagée aussi bien par les patrons et les
sectes religieuses que les organisations ouvrières.
Plus le travail devienl parcellaire, plus il devient abru-
tissant et sans intérêt, plus les travailleurs consomment
ces marchandises qui les divertissent. Plus cette culture les
éloigne de leur travail, plus ils la consomment. Plus les
spectacles font rire, plus les romans impressionnent, plus
les films procurent des émotions, plus ils sont populaires.
La monotomie du travail a trouvé son antidote : c'est le
spectacle, la lecture et le disque.
Toute une partie de la population est occupée à dis-
Iraire l'autre partie qui produit des objets de consomma-
tion. L'industrie du spectacle, du cinéma, du livre occupe
des millions de personnes. La société moderne a créé une
industrie nouvelle, l'industrie de distraction, qui fabrique
« l'art » à la demande, qui produit chaque jour à la chaîne
de quoi faire rêver des millions de travailleurs de l'indus-
trie, des millions de paysans et de bourgeois.
Si une partie des travailleurs consomme cet art, cette
culture pour se distraire, une autre partie essaie de cher-
cher dans la culture la substance qui pourra combler le
vide intellectuel de leur occupation. Ils essaient de com-
prendre leur société, d'avoir une vision générale du monde;
ils essaient de trouver une explication universelle des
choses qu'ils font, des choses qu'ils voient, des événements
qui se produisent.
Recherche de distraction,
Acquisition de connaissances techniques capables
de faire gravir les échelons hiérarchiques de la
société,
Recherche de connaissances universelles,
ce sont les trois choses souvent mêlées que les travailleurs
essaient de trouver dans la culture.
Les trouvent-ils ?
Les marchandises, la culture qu'ils trouvent sur le
marché et à l'aide de quoi ils essaient de satisfaire leur
besoin, leur servent-elles à cet effet ? En fonction de quoi
produit-on cette culture ? Est-ce la loi de l'offre et la
demande qui guide la production littéraire, musicale,
technique...?
20
Tout d'abord la production culturelle est une industrie
qui est entre les mains de la bourgeoisie, d'industriels qui
produisent une marchandise bien particulière puisqu'elle
est destinée à forger la conscience des travailleurs. C'est
une marchandise produite par les capitalistes et qui est
faile non pas réellement à la mesure du marché, mais aussi
à la mesure de la société. C'est une marchandise morale ;
c'est une marchandise qui doit non seulement être vendue
mais remplir son objectif éducatif, c'est-à-dire faire de ceux
qui la consomment des citoyens soumis à cette société.
Des industriels qui produiraient une littérature des-
tinée à inculquer aux prolélaires l'idée de leur propre
destruction est un illogisme qui pourrait être réalisé dans
des sociétés en décomposition mais qui est exclu dans des
sociétés policées et dictatoriales. De toute façon, pour éviter
que des industriels à courte vue propagent des idées subver-
sives l'Etat établit une censure supplémentaire, et la
censure la plus efficace en fin de comple est souvent la
censure de la société elle-même dans son ensemble.
Pour qu'un livre ne soit pas lu, il suffit qu'un éditeur
refuse de l'éditer, il suffit que les critiques se taisent. Il
suffit que la mécanique de l'industrie de la culture ne
fonctionne pas ou fonctionne mal. Il suffit aussi que l'ou-
vrage se heurte aux habitudes prises par les consommateurs
de culture qui eux-mêmes ont été déformés par tout ce
qu'ils consomment.
Les fervents de lecture ne sont qu'une partie de la
société ; les gens qui lisent ne sont qu'une minorité du
prolétariat et la culture pour arriver à eux doit passer par
le crible et par l'acceptation des gens qui lisent, par la
partie cultivée. Un roman par exemple n'est popularisé,
mis en feuilleton qu'après cette épreuve et cette grille ne
laisse se propager qu'une partie bien particulière de la
culture.
Les travailleurs trouvent sur le marché une marchan-
dise sélectionnée. Ils trouvent des connaissances suscepti-
bles de leur donner un rang dans la société, des connais-
sances qui les distraient de leur travail, et c'est avec ce
qu'ils trouvent, ce qu'ils achètent, qu'ils se forment une
idée universelle du monde. C'est avec ces images déjà
faussées par la société qu'ils doivent reconstruire comme
un puzzle le vrai visage de leur monde.
C'est avec ces images qu'ils doivent réussir à s'évader
de la réalité, c'est avec ces images qu'ils doivent tenter de
se frayer une place de choix dans la société.
LA CULTURE FAITE POUR SE DISTRAIRE OU LA
CULTURE QUI NE SERT A RIEN.
C'est la culture la plus répandue. La population y
participe en la jugeant. L'appréciation du roman, du film,
21 -
du spectacle de télé est sa seule façon de participer à cette
culture.
Le chant : le spectateur n'a pas chanté, il a vu et
entendu le chanteur sur une scène, un chanteur célèbre
dont les journaux parlent régulièrement. Il critique le
chanteur, mais même cette critique il l'a trouvée toute faite
dans son journal quotidien. Il y a des spécialistes qui criti-
quent, comme il y a des spécialistes qui chantent. Il y a
des spécialistes qui critiquent les critiques, les critiques
qui se critiquent entre eux. La participation du spectateur
ne sera souvent qu'un choix. Il aimera tel chanteur plutôt
que tel autre, parce qu'il préfère tel critique à tel autre,
et cela même, non pas à cause de sa valeur en tant que
critique mais en fonction de la nature du journal qui criti-
que. Ainsi parfois il suffit qu'un chanteur ait certaines
sympathies pour un parti et ce chanteur sera jugé non pas
en fonction de son chant ou de la nature des choses qu'il
chante ou de sa voix, mais en fonction de ses sympathies
politiques.
Les chanteurs font ainsi leur publicité en chantant
gratuitement pour telle fête populaire ou telle oeuvre. Ces
actes sont sûrement plus importants pour eux que de
cultiver leur voix ou leur technique.
Combien de fois n'a-t-on pas entendu ce genre de
phrase : « Il chante bien, mais je ne l'aime pas ». Une
autre fois au sujet de Picasso, un militant communiste
disait « qu'il peignait bien mais qu'il ne l'aimait pas ».
La critique, c'est-à-dire la participation, subit déjà une
déformation.
Il y a les modes, il y a ce que dit le journal d'art, il y a
ce que disent les snobs, il y a ce que disent les bien
pensants.
Le jugement et la critique se font en fonction de tout
cela.
Quel est l'individu assez courageux sans être snob qui
osera dire qu'il ne comprend pas le théâtre classique ou
qu'il y trouve les personnages ridicules ! Pour cela il faudra
qu'il affronte toutes les idées conventionnelles, les milliers
de mots, les centaines de critiques littéraires et presque
tous les fondements de sa propre civilisation.
Se cultiver signifie apprendre un certain nombre de
choses qui ne servent pratiquement à rien, si ce n'est à se
revaloriser vis-à-vis des autres, c'est-à-dire pouvoir affirmer
et démontrer son savoir et par cela se faire remarquer, être
considéré ou même meubler ses conversations avec ses
semblables. C'est cette culture-là qui est admise et déve-
loppée par les journaux et les livres, que ce soit dans le
domaine littéraire, cinématographique, théâtral, philoso-
phique ou historique.
Ces sujets sont considérés comme des sujets de l'élite.
La bourgeoisie en fait sa consommation courante et jour-
22
nalière, aussi la classe moyenne, les employés et même une
partie de la classe ouvrière essaient de s'approprier cette
culture pour goûter les joies de la conversation. Là c'est
un peu comme le prolétaire qui essaie de s'approprier le
luxe des bourgeois, de lui voler ses sujets favoris et de s'en
servir. Mais si le luxe et le confort matériel offrent une
certaine jouissance, il n'en est pas de même obligatoirement
pour la culture.
Autrefois la bourgeoisie singeait les nobles, les imitant,
essayant de s'asseoir à leur table en s'initiant à leur
conversation, à leur langage. Aujourd'hui on peut dire qu'il
en est un peu de même pour une partie du prolétariat qui
essaie de s'initier à la culture. Mais là apparaît cependant
une contradiction. Si pour les bourgeois la culture a été un
signe de distinction, actuellement par contre dans la mesure
où cette culture se vulgarise, se propage dans les couches
inférieures de la société, cette culture n'a plus la valeur
distinctive qu'elle avait autrefois. Par exemple, parler de
l'existentialisme dans un salon n'a d'intérêt, même si le
sujet par lui-même est lassant, que si dans cette discussion
chacun peut prouver qu'il fait bien partie de l'élite c'est-à-
dire qu'il est capable de dire quelque chose à ce sujet. Dès
que le problème de l'existentialisme est propagé et que les
midinettes en font un de leurs passe-temps favoris, à ce
moment il devient inopportun pour la bourgeoisie de conti-
nuer dans cette voie. Les sujets doivent être changés. Il est
à remarquer qu'il en est de même pour les mots. La culture
s'entoure de remparts pour qu'elle puisse garder de plus
en plus son caractère de culture privée. Cette propriété
privée est entourée d'une foule d'obstacles et l'un des plus
importants est celui du langage. Les mots ont leur mode
comme les vêtements. Les inots connaissent une vogue et
ne sont vraiment appréciés que lorsqu'ils ne dépassent pas
un certain cercle. Dès qu'ils sont popularisés ils sont rejetés
par les promoteurs de la culture qui en emploient d'autres.
La culture est devenue ainsi une marchandise qui est créée
par des spécialistes (écrivains, philosophes) et qui est
consommée « neuve » par la bourgeoisie et les cercles
d'intellectuels, et par la suite appropriée par les plus basses
conches de la société qui s'en servent comme d'une mar-
chandise déjà utilisée. La vogue de la culture est à quelque
chose près comme la vogue des automobiles. Les premiers
modèles sont consommés par les riches, et les vieux modèles
et les voitures d'occasion par le prolétariat.
On voit donc que, comme pour la bourgeoisie, la culture
est une marque de distinction pour le proletariat. Mais cet
aspect de la culture s'il est le seul pour la bourgeoisie
n'est pas le seul pour le prolétariat, car cette culture ne
peut absolument pas le satisfaire.
Dès que les idées sont propagées et connues par les
basses couches de la population, la bourgeoisie ne peut
23
NE
plus y trouver sa justification de classe dominante. Pour
le proletariat par contre l'appropriation de cette culture est
à la fois façon de manifester son égalité vis-à-vis des petits
bourgeois et souci de se différencier des autres couches de
la société. C'est là le caractère positif de la culture -- dont
l'appropriation est la manifestation de son égalité intellec-
tuelle avec la bourgeoisie - mais aussi négatif dans la
mesure où cette culture abstraite ne peut pas être popu-
larisée à l'extrême et tend à différencier le prolétaire de
sa propre classe. C'est surtout le cas des employés qui
trouvent souvent dans la culture le dernier moyen de se
différencier des ouvriers, la nature de leur travail leur
permettant de moins en moins de le faire.
Le fait qu'un ouvrier aujourd'hui puisse se permettre
de discuter et de juger le dernier film ou le dernier livre
paru, tend à lui prouver que son intelligence n'est pas
inférieure à celle du bourgeois. Il a puisé les idées souvent
dans le même arsenal. La culture que propagent les intel-
lectuels s'est ouverte à tous. Les critiques littéraires et
cinématographiques écrivent dans des journaux qui peu-
vent être achetés par tout le monde. Et souvent, si cette
culture tend à devenir abstraite et incompréhensible pour
éliminer une grande partie de la population, cette élimina-
tion ne se fait pas obligatoirement au détriment de prolé-
tariat, elle se fait aussi au détriment des bourgeois, ce qui
fait que cette partie de la culture au lieu d'être réservée
aux bourgeois, arrive à n'être absorbée que par des spécia-
listes, que par des intellectuels de profession : par exemple
les amateurs de cinéma créent un jargon qui est connu
uniquement par des amateurs de cinéma, bourgeois ou
ouvriers.
Pour le bourgeois il y a sa vie, ses occupations et la
culture. Pour le prolétaire il y a sa vie, ses occupations
et la culture. Pour l'un comme pour l'autre il n'y a aucun
lien entre les trois choses.
Pour aucun des deux la culture ne sert à déterminer
sa vie ou ses occupations. Pour les uns la culture sert à se
justifier, pour les autres à nier leur infériorité et à se
justifier du même coup pour refuser leur condition de
prolétaire. C'est souvent l'unique satisfaction que leur
donne la culture.
En quoi la vision du Cid peut-elle influencer la vie ou
les occupations du bourgeois ou du prolétaire ? Si ce n'est
que souvent pour l'un comme pour l'autre la vision de
cette pièce le remplit d'ennui. En quoi Rodrigue ou Faust
peuvent-ils enseigner quoi que ce soit à l'ouvrier ou au
bourgeois ?
Mais l'influence de toutes les conventions pèse aussi
bien sur le bourgeois que sur le prolétaire. La structure
de la société tend à conserver à la culture son caractère
abstrait pour satisfaire le bourgeois et le justifier. Mais
24
elle impose aussi au prolétariat ce genre de culture dont
il ne se sert que comme réaction contre sa classe domi-
nante.
Les comités d'entreprise abondent dans ce sens en
vulgarisant la culture, en la propageant, en la popularisant;
ils lendent à hisser la classe ouvrière à ce niveau culturel
car pour les chefs ouvriers cette culture ne peut en rien
les gêner. Les organisations ouvrières hissent la classe
ouvrière à la connaissance des délices de la bourgeoisie,
elles la hissent aussi à son niveau de bêtise. Il n'y a pas
de propagation d'une culture différente de celle utilisée
par la bourgeoisie.
Et les comités d'entreprise, et le TNP font jouer pour
les ouvriers Le Cid et Britannicus, enseignent le dimanche
aux ouvriers que dans tel château Mme de Pompadour
séduisait Louis XV, ou font admirer le chapeau que portait
Napoléon à Sainte-Hélène.
Cette culture ne sert à rien dans la société si ce n'est
à tranquilliser l'ouvrier qui peut le lundi à son travail
s'enorgueillir d'en savoir autant que son patron.
L'ouvrier peut se mettre dans la peau du personnage
de la pièce de théâtre qu'il voil, il peul se mettre un
moment dans le rôle de Julien Sorel, il peut être Britan-
nicus, mais cette forme d'identification n'a qu'un but :
c'est le faire s'évader de sa condition.
Britannicus ne l'aide pas à résoudre ses propres pro-
blèmes, il ne peut même pas faire de Britannicus ou de
Julien Sorel un sujet de conversation dans son milieu car
ce sont des personnages étrangers qui vivent dans un autre
monde.
Cette culture veut être le produit de remplacement que
ta bourgeoisie offre à l'ouvrier, mais elle ne peut pas l'être.
En dépouillant son travail des problèmes culturels, elle lui
a donné en échange des ersatz de vie culturelle. Elle le
mystifie doublement :
-- la première fois en le spoliant de son activité
créatrice dans son travail,
la deuxième fois en lui imposant des problèmes
culturels étrangers, en le mettant pendant la durée
d'un spectacle dans le personnage d'un bourgeois,
d'un noble ou d'un général. Le lendemain matin
cette même bourgeoisie le dépouillera encore une
fois de ce personnage et le mettra en face de la
réalité de sa condition prolétarienne.
La culture est devenue une marque de standing social,
mais malgré tout même cet aspect aliéné de la culture
contient un aspect positif qui est l'abolition du tabou
culturel.
De moins en moins les ouvriers essaient d'orienter
leurs recherches sur le plan professionnel car ils n'y trou-
25
vent pas de débouchés. Du fait que de plus en plus le
travail est divisé, que l'ouvrier a un travail qui lui demande
de moins en moins de connaissances professionnelles, ses
préoccupations professionnelles disparaissent.
L'ouvrier n'a pas l'esprit préoccupé par un travail qu'il
fait par routine, souvent machinalement. L'ouvrier est
libéré de toutes les préoccupations professionnelles et il
peut utiliser son activité cérébrale à d'autres problèmes.
Tout d'abord parce que, aussi abruti par le travail soit-
il, son rôle de manuel ne peut le satisfaire en rien. Ensuite
parce qu'en dehors de l'usine ou en dehors de ses rapports
avec les pièces qu'il produit, une quantité de problèmes
culturels se posent.
L'introduction de la politique à l'usine, les luttes syn-
dicales, la politique au travers du poste de radio ou de
télé, les documentaires cinématographiques lui ouvrent la
voie à des connaissances hétéroclites, mais qui dépassent
son univers professionnel. Il en est de même des sports
et des rapports sociax des sportifs ainsi que de la critique
du sport et de son aspect mercantile.
L'ouvrier vit au milieu des problèmes de l'humanité,
il ne vit plus seulement au milieu des problèmes profes-
sionnels.
La culture qui autrefois était réservée aux classes
dominantes se vulgarise. On alimente les cerveaux ouvriers
comme leur estomac, et le commerce de la culture fait de
la concurrence au cassoulet.
Stendhal, Sartre, Peter Cheney, Victor Hugo, indiffé-
remment, sont vendus en livres de poche ; les bibliothèques
d'usine distribuent la plus mauvaise littérature qu'on puisse
imaginer, mais la plus mauvaise littérature réelle sort
l'ouvrier de ses propres problèmes, lui montre qu'un autre
monde existe, lui fait entrevoir malgré tout l'autre côté de
la barricade, arrive à lui montrer la pauvreté morale de
ceux qui le dirigent, détruit le prestige de ceux qui le
commandent.
L'ouvrier du xx° siècle n'a plus de respect pour ses
exploiteurs. Il les connait dans l'usine, dans les livres, les
côtoie au cinéma, à la plage, il les imite dans leurs plaisirs,
dans leurs loisirs, il essaie d'envoyer ses enfants faire du
ski, ii fera de la montagne comme eux. Plus rien n'est
labou, le quartier de la Madeleine lui appartient ; il fait
la queue avec les fils de son patron au cinéma des Champs-
Elysées. Il s'habille comme lui même s'il doit faire des
heures supplémentaires pour payer son costume. La société
le contraint à rester ouvrier mais lui donne comme change
le plaisir de singer son patron, et le sociologue de gauche
qui voit l'ouvrier sur les grands boulevards se demande
inquiet : « le prolétariat existe-t-il ? » ou encore : « le
socialisme est-il réalisé ? ».
Oui le prolétariat n'a jamais été aussi prolétariat, mais
26
en aliénant ce prolétariat, en le frustrant de toute créati-
vité humaine, la société a fait se déverser ses appétits
intellectuels hors de sa profession, dans tous les domaines
de la vie. La vie culturelle de la société se trouve subite-
ment envahie par ce prolétariat, par ces midinettes qui
apprennent la musique ou le tennis, par l'OS qui dévore
les films des plus stupides aux meilleurs. On l'empêche à
l'usine d'avoir la moindre petite idée sur son travail, il y
cherche pourtant des idées pour se défendre contre l'enva-
hissement de la technique des autres, et, hors de l'usine,
pour se réaliser en tant qu'homme.
La société n'a plus qu'une chose à faire : sélectionner
la culture, lui vendre une culture qui lui cache les problè-
mnes universels du monde, qui lui dissimule encore davan-
tage sa situation d'aliéné.
Les marchands sont là, ils veillent ; les fabricants de
science et de littérature fabriquent ce qu'on veut leur
acheter, vendent ce qu'on leur demande de vendre.
L'Académie française, la recherche scientifique, les
trusts de l'Eglise, les monopoles politiques fabriquent la
culture. Mais comme la société capitaliste n'est pas un
régime de castes, qu'il n'y a pas de livres sacrés, les lectures
de monsieur de Gaulle peuvent être celles de la midinette
du 14.
Celle culture s'infiltre dans tous les pores de la société,
elle subit sa division sociale, elle s'intègre dans la hiérar-
chie et elle apparaît enfin métamorphosée, défigurée, sem-
blable à l'image monstrueuse du monde qu'elle vient de
traverser.
Nous avons vu au départ comment elle était une cul-
ture de classe ; nous allons voir maintenant comment elle
tente de résister à son envahissement par le prolétariat et
ce que devient cette culture qui veut résister à son écarte-
lement.
On retrouve au sein de la classe ouvrière deux attitudes
envers la culture comine l'on trouve deux attitudes en face
de la société. Certains ont une attitude conservatrice, ils
acceptent la culture comme ils acceptent la société. Ils
essaient de s'infiltrer dans cette culture, de l'acquérir
comme ils cherchent à s'infiltrer dans la hiérarchie sociale.
Ils essaient d'apprendre pour accaparer des choses qui
leur échappent et qui les écrasent.
Une grande partie de la classe ouvrière a une attitude
hostile devant la culture comme devant la société. Ils vous
disent qu'ils ont perdu l'espoir de changer de condition.
Ils sont ouvriers et savent qu'ils le resteront. Ils en tirent
une hostilité envers le monde qui les a confinés une fois
pour toutes dans une condition subalterne. Ils se sentent
enfermés dans une caste et ne l'acceptent pas car il est
indéniable que tous les ouvriers ont un idéal commun dans
toute leur vie : ne plus être ouvriers.
27
La culture ne se présente pas à eux comme une prodi-
galité de la société, comme un moyen de se distraire. La
culture se présente comme l'ennui.
Pour une grande partie de la classe ouvrière, son
hostilité à la culture part du fait qu'elle a conscience de
sa situation et qu'elle place la culture dans son véritable
contexte.
Il ne s'agit pas ici de faire l'apologie de ceux qui refu-
sent de lire ou de ceux qui s'entourent d'un scepticisme à
toute épreuve. Mais de cette constatation nous devons tirer
autre chose que ce qu'en tirent les militants de la gauche.
En effet, nous l'avons vu, pour les organisations ouvrières
et les partis de gauche, il s'agit de persuader la classe
ouvrière d'absorber cette culture et les militants se trans-
forment en apôtres diffusant cette culture qui est étrangère
aux ouvriers.
La conclusion n'est pas d'avoir une attitude anti-cultu-
relle et d'approuver l'ignorance. Nous devons partir d'une
première constatation, c'est que les ouvriers qui se passion-
nent de culture ne sont pas les ouvriers les plus conscients,
les plus ouverts, les ouvriers les plus intelligents, en un
mot ce qu'on appelle l'élite de la classe ouvrière. La quan-
lité de connaissances n'est pas une démarcation. Person-
nellement, je suis tenté de dire le contraire, qu'une très
faible proportion de ces ouvriers arrivent à avoir conscience
de leur propre situation. La culture est souvent pour eux
un élément supplémentaire d'aliénation.
L'autre constatation est que les ouvriers incultes,
c'est-à-dire ceux qui se refusent à lire ou qui lisent très
peu, les ouvriers qui ont des lectures faciles : Le Parisien,
France-Soir, Confidences, ne sont pas les éléments les plus
rétrogrades de la classe ouvrière.
L'initiation à cette culture que l'on trouve dans la
société n'est pas un passage obligatoire vers l'émancipation
des travailleurs ; bien souvent c'est le contraire qui se
produit.
Il y a deux ans R. est revenu du régiment écaure
comme beaucoup, et il nous a parlé de ce qu'il avait vu.
Hostile à la guerre d'Algérie, hostile an militarisme, hostile
à la patrie, hostile à tout le monde, hostile aur ouvriers
qui n'avaient rien fait contre la guerre. R. est revenu avec
cet état d'esprit.
Aujourd'hui R. en plus de son travail s'occupe de
culture populaire. Il est passionné de théâtre, va au TNP,
le dimanche il sort avec Loisirs et Culture, il est accompa-
gnateur, c'est lui qui explique aux autres ouvriers ce qu'ils
voient et ce qu'ils doivent savoir. R. est passionné de litté-
rature, il connaît des tas de tirades par cour. Corneille et
Victor Hugo n'ont pas de secret pour lui.
R. se cultive de plus en plus, il lit sans arrêt, va de
plus en plus au TNP.
28
Aujourd'hui R. est de plus en plus hostile à son monde,
å son milieu.
Quand R. parle de théâtre ses camarades le regardent
comme un marsien. Quand il récite un poème on est
étonné. R. communique de moins en moins avec son monde.
La vie de R. commence à la sortie de l'usine, toute sa vie
intellectuelle se fait à l'extérieur de l'usine, se fait en dehors
de ses camarades de travail. Pour R. l'usine est une cala-
mité et R. devicnt de plus en plus hostile à son milieu.
Sortir de l'usine est pour lui une obsession, il souffre
certainement plus que les autres de faire ses 9 heures. La
culture qu'il absorbe à dose massive lui permet de rêver
devant sa machine et de penser qu'un jour il quittera les
manivelles et l'usine. Il sait qu'il connait plus de choses
que ses camarades.
Il a hésité : soit continuer l'armée, soit rentrer dans
la vie civile comme Os. Il aurait préféré faire sa carrière
dans l'armée, mais des circonstances extérieures l'en ont
empêché, il est devenu civil.
Mais ce qu'il voulait c'est surtout gravir les échelons
de la société, ne plus rester OS, il refusait de laisser inuti-
lisées ses possibilités intellectuelles. L'activité culturelle des
syndicats et du parti communiste répondait à la fois à cette
passion et à son besoin de lutter contre le statut actuel de
la société, contre l'injustice et l'impossibilité de gravir les
échelons de la société.
D'autre part il a l'impression profonde d'appartenir à
une catégorie différente d'individus sélectionnés par la
connaissance. Il aurait voulu être acteur de théâtre, il a
réussi à ne plus être OS.
Aujourd'hui R. est toujours révolté contre sa condi-
tion. Il pense qu'il pourrait être autre chose qu'ouvrier.
Il y a une liaison entre sa culture et le refus de sa
condition mais il y a aussi une liaison entre sa culture et
le mépris de sa classe.
R. a passé son dimanche à expliquer les beautés et les
mystères des châteaux à d'autres ouvriers. Il l'a fait san
etre rétribué. Passer son dimanche à faire le professeur lui
plait beaucoup. Pour cela il apprend l'archéologie et l'his-
toire dans des manuels et il transmet ensuite ses connais-
sances en essayant de ne pas se tromper. Il est heureux si
on s'intéresse ou si l'on pose une question, mais malheu-
reusement les choses qu'il enseigne ne passionnent pas
d'une façon égale les autres ouvriers.
Un jour il s'est lancé dans une grande explication sur
l'histoire du château. Il était si passionné qu'il avait oublié
son auditoire et quand il s'est retourné il s'est aperçu qu'il
n'y avait plus personne pour l'écouter.
Un autre jour à la fin d'un voyage, aphone, il a
demandé aux gens de son car ce qu'ils pensaient de la
journée :
- 29
Ça vous a plu?
Oui très bien, on a très bien mangé.
R. a une rancour contre les gens qui se passionnent
plus de gastronomie que d'histoire de France. R. est triste
de s'apercevoir qu'il ne peut pas accomplir son rôle de
colporteur de la culture.
R. voudrait être un acteur.
M. est un révolté. Il n'a jamais lu que des romans
policiers. Les seuls livres sérieux qu'il a lu sont le Mani-
feste Communiste et L'Etat et la Révolution. Il a refusé de
lire autre chose. Fils de déporté il a été à l'UJRF, s'est
battu contre la police dans les manifestations. Sa réaction
contre la culture est la même que celle qu'il a contre la
société. Tout ce que dit le gouvernement ou la maitrise est
accueilli par lui avec méfiance et hostilité, il cherche systé-
matiquement les mauvaises raisons. Il a de ce fait acquis
beaucoup de sens critique. La culture a sur lui le même
effet. Il refuse systématiquement d'assister à toutes les
représentations théâtrales, il refuse de lire. Le cinéma de
quartier et les romans faciles lui paraissent suffisants. Il
se moque de tout ce qui est incompréhensible et tout ce
qui est incompréhensible est pour lui ennemi. C'est une
façon de tromper les gens. Quand on emploie un mot qui
lui est étranger, il interrompt et exige une explication. Il n'a
aucune honte de son ignorance. Cette ignorance fait partie
de sa condition et la connaissance abstraite des choses est
pour lui la mystification du réel.
M, est un ouvrier combatif et intelligent. Il ne connai-
tra jamais Racine, Corneille, il n'ira jamais au TNP, ne lira
jamais Sartre, n'écoutera jamais Mozart et pourtant M. est
un ouvrier qui a une vision universelle du monde, un
ouvrier qui, malgré son ignorance, a une vue générale des
choses bien plus pertinente que la plupart des fervents de
culture.
Il n'est pas aussi écrasé par elle. Sa connaissance des
choses, il la puisée dans les rapports avec ses camarades
à l'usine, dans la lutte politique et dans les grèves. Son
ignorance et la réticence devant la culture sont pour lui
des moyens de défense.
Si quelques ouvriers passent par l'initiation et la
connaissance de la culture pour arriver à comprendre leur
situation d'exploités et réagir contre elle, la majorité au
contraire, manifestent leur condition d'exploités en s'oppo-
sant à la culture existante.
LA CULTURE POPULAIRE.
Les organismes de culture populaire prétendent élever
le travailleur et lui donner des armes pour sa vie quoti-
dienne.
- 30
Elever le travailleur c'est lui montrer et lui apprendre
des choses qui dans la société sont destinées à cet effet.
Tout cela suppose au départ que l'élévation humaine ne
peut se faire ni dans le travail ni dans les activités sociales
des individus.
Il fut un temps dans le mouvement ouvrier où la
culture populaire était faite par les syndicats ou les orga-
nisations politiques. Cette culture était éminemment poli-
tique et sociale, elle tenait à élever le travailleur en lui
faisant comprendre sa situation, la place qu'il occupait
dans la société et le faisait participer à la lutte pour son
émancipation.
La bourgeoisie accablait de son mépris cette culture
politique, elle niait la politique comme activité culturelle.
Aujourd'hui la politique des organisations ouvrières
s'est changée en technique, en tactique et en stratégie ; tout
le contenu profond de la politique a disparu et ne peut plus
prétendre à conserver son rang de connaissance univer-
selle.
Ces organisations essaient pourtant de monopoliser
toutes les activités des travailleurs et de prendre en charge
le travailleur en dehors de son travail.
Puisqu'il ne va plus à la Bourse du Travail, puisqu'il
va de moins en moins dans les cellules politiques, puisqu'il
va de plus en plus au spectacle, les militants des organi-
sations politiques ont eux aussi été au spectacle, mais
comme organisateurs.
Les organisations politiques ont créé des organisations
culturelles et de loisirs, ou noyauté celles qui existaient.
C'était surtout les organisations catholiques et reli-
gieuses qui détenaient depuis longtemps ces bastions en
les opposant aux politiciens des mouvements ouvriers.
Autrefois les organisations culturelles catholiques diffé-
raient des organisations syndicales ou politiques en ceci :
elles enseignaient outre la morale religieuse ce que toute
organisation culturelle, qu'elle soit de droite ou de gauche,
enseigne aujourd'hui. La culture c'est aujourd'hui aussi
bien ce qu'enseigne le curé ou l'organisation culturelle
dirigée par le patron paternaliste que celle qu'enseigne le
militant communiste. Tout s'est nivelé ; il n'existe qu'un
enseignement culturel : celui de la bourgeoisie.
La tâche qui consiste à élever les hommes, c'est quoi
en fin de compte ?
C'est le travail qui consiste à choisir pour le compte
des travailleurs leur spectacle, leurs livres et leurs occupa-
tions.
Pour ce qui est du choix des spectacles et des livres
la chose est compliquée au départ. Le choix fait par un
communiste est différent du choix fait par un catholique,
et l'organisation culturelle risque vite de tourner en que-
relle politique pure et simple. Dans ce cas les communistes
31
ne recruteraient que leurs adhérents et les catholiques que
les leurs. Le but des organisations culturelles est différent,
elles veulent grouper le plus possible de travailleurs et
pour cela ne pas rebuter ceux qui désertent les organi-
sations politiques et syndicales. Le camouflage doit se faire
de façon à recruter le plus possible.
Autrefois la culture ouvrière dans les Bourses du
Travail attirait les ouvriers les plus dynamiques parce que
cette culture leur apprenait des choses qui avaient un
rapport avec leur vie de prolétaire.
Aujourd'hui les organisations culturelles pour attirer
les travailleurs leur proposent une culture qui n'a aucun
rapport avec leurs préoccupations, qui ne les élèvera pas
du tout, mais qui, le plus souvent, les noiera dans les
aspects complexes de l'Histoire de l'Art, qui les écrasera
encore plus dans cette culture parcellaire.
La culture de ces organisations n'élèvera pas l'homme
en lui faisant comprendre ce qu'il est -- un homme exploité
- en lui faisant comprendre sa propre vie et son sens ;
en lui donnant la possibilité de participer à une activité
créatrice. Ce qu'on donnera au travailleur ce sera une
culture sans issue. La vie de Michel-Ange, la peinture des
Flamands, les amours de Mozart, sont des connaissances
qu'il accepte mais qui ne le concernent pas, et qui restent
pour lui extérieures et mortes.
Les organisations culturelles l'auront peut-être fait
vibrer à la vue d'un tableau, l'auront fait vibrer à l'Histoire
de son pays. Il aura vibré le dimanche et retournera à son
travail où il ne pourra plus vibrer et où il acceptera son
rôle d'aliéné en attendant le dimanche suivant, où l'orga-
nisation culturelle le fera vibrer de nouveau sur Napoléon
et Joséphine ou sur les catacombes. La culture populaire
a trouvé ainsi sa véritable place dans la société capitaliste.
Les organisations politiques et syndicales peuvent gérer
et organiser cette culture dans les comités d'entreprise et
ailleurs, tout cela à une condition, c'est que cette culture
soit la « bonne » culture, c'est-à-dire une culture qui aliène
davantage le travailleur au lieu de l'élever et de l'aider à
se libérer.
Les organisations culturelles et des loisirs ont non
seulement à se concurrencer entre elles, mais elles doivent
rivaliser aussi avec d'autres organisations purement com-
merciales qui s'assignent le même but qu'elles. Les diver-
gences qui séparent ces organismes se réduisent en fin de
compte à très peu de chose, c'est-à-dire à la démagogie
pure et simple. Cette démagogie des organisations de gau-
che consiste à persuader les ouvriers que la culture et les
loisirs qu'ils leur distribuent sont arrachés à la bourgeoisie,
et que tel musée visité est à mettre au palmarès des
victoires ouvrières.
Visiter la cathédrale de Chartres est présenté aux
-
32
ouvriers comme un premier pas vers l'émancipation totale.
Voir le salon de Marie-Antoinette est la parcelle de culture
que l'on arrache à cette bourgeoisie conservatrice et rétro-
grade qui a tendance à garder ses secrets et ses trésors
culturels pour sa propre consommation personnelle.
De cette idée découle pour ces organisations toute une
série de conséquences logiques. En effet puisque la classe
ouvrière doit conquérir la culture qui est détenue par la
bourgeoisie elle doit le faire avec tout l'acharnement d'une
bataille. La culture doit donc être accaparée, avec avidité,
pendant le peu de loisirs des ouvriers. Ils doivent profiter
de ces loisirs pour ingurgiter la culture. Ils doivent profiter
de la ville qu'ils traversent pour visiter le plus de musées.
Ils doivent profiter de la ville où ils habitent pour y voir.
le plus de spectacles. Ils doivent profiter des heures de
voyage pour admirer le paysage, connaitre ses couches
géologiques et son histoire, enfin le soir, après une journée
bien remplie de culture, savourer la détente culturelle par
des jeux culturels et des chants qui glorifient cette époque
révolue, et enfin, hélas, aller dormir.
Ces organisations pour diffuser la culture emploien!
les mêmes méthodes que les patrons pour faire produire
les ouvriers.
Le stakhanovisme culturel succède au stakhanovisme
productif et l'ouvrier qui veut se cultiver par l'intermédiaire
de ces organismes voit sa vie prise entre les cadences de
la production et celles de la culture.
Le tourisme moderne a créé des obligations nouvelles;
il a créé une technique touristique qui a elle-même créé un
enseignement particulier. Il faut apprendre à bien se servir
d'une carte et d'un guide, puis, lorsqu'on sait se servir
d'un guide, si l'on veut profiter de la région, il faut l'étudier.
Toute cette technique est longue et fastidieuse et les
organisations de loisirs ont créé des spécialistes qui font ce
travail ; ce sont les accompagnateurs.
Ainsi le travailleur qui se promènera en collectivi
le dimanche, n'aura pas à perdre son temps à étudier ces
choses, il aura le spécialiste de la culture qui lui débitera
tout le savoir nécessaire à l'oreille. Il suffisait d'un pas,
il est franchi; la bureaucratisation des loisirs est accom-
plie.
Bien sûr là aussi tout dépend de la couleur de cette
bureaucratie. Si le technicien de la culture est un catho-
lique, il insistera plus sur les scènes religieuses de l'église
que l'on visite, tandis que le communiste préférera montrer
où est né Robespierre.
De toute façon il faudra malgré tout que les techni-
ciens de la culture usent de prudence pour passer leur
marchandise car les objets à cultiver risquent de réagir
par un abandon pur et simple de ces organisations et
refuser tout simplement de se « faire cultiver ».
33
Voilà ce qu'on présente aux ouvriers comme l'une de
leurs conquêtes. Voilà comment la vision de la Joconde
est rattachée aux conquêtes sociales de 1936. Voilà com-
ment les organisations ouvrières essaient de justifier leur
rôle culturel dans la société. Elles n'osent pas avouer
qu'elles sont là pour continuer le travail que faisaient avant
elles les organisations conservatrices, elles ajoutent à cette
culture l'étiquette de populaire.
Bien avant eux Hitler organisait « la force par la
joie ».
La culture propagée par les nazis n'avait rien qui la
différenciait de celle faite par Tourisme et Travail. Le rôle
de ces organismes est de prendre en charge l'ouvrier après
son travail et, à des prix modiques, lui inculquer le chau-
vinisme, l'histoire des grands hommes qui ont exploité ses
ancètres ou qui les ont fait mourir sur les champs de
bataille. Ils lui inculqueront les notions de beauté qui sont
les notions cataloguées comme telles par toute la société.
Ils lui donneront une culture artistique qui ne sera qu'une
connaissance des artistes et de leurs auvres, de l'art que
faisaient les artisans du Moyen Age ou les aristocrates du
xviir siècle. C'est cette culture qui prétendra élever le tra-
vailleur. Entre cette culture et son travail il y aura toujours
un grand vide. Il apprendra comme il travaillera, sans
comprendre, sans savoir pourquoi.
Beaucoup iront là parce que c'est le seul moyen de
voyager pour pas cher, le seul moyen de voir des spectacles
à bon marché.
Pour d'autres ce sera pour combler le vide et l'ennui
de leur vie ou pour meubler leurs conversations ou pour
accumuler les signes extérieurs de richesse intellectuelle.
Pour d'autres, enfin, l'horreur de ces loisirs populaires
ne fera que les enfermer encore plus dans leur vie indivi-
duelle. Ils préféreront le vide familial à ces montagnes de
culture sans intérêt, ils n'auront de la collectivité que deux
images bien peu alléchantes :
-- l'usine où l'on fabrique des objets,
l'organisation des loisirs où l'on transmet la culture
et la joie.
Dans les deux cas ils ne seront que des objets passifs.
LA RECHERCHE DE CONNAISSANCE UNIVERSELLE.
Il existe une autre forme de culture qui semble beau-
coup plus utile, c'est la culture sociale, la culture politique.
Une culture qui a un rapport direct avec la vie de tous
les jours pour l'ouvrier puisque elle tend à l'émanciper de
sa condition. Voyons ce qu'il en est.
Il n'y a pas de culture prolétarienne qui se différencie
de la culture bourgeoise par la nature des sujets. La
« culture > actuellement transmise aux ouvriers par les
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organisations ouvrières a, tout d'abord, rompu totalement
avec l'histoire du mouvement ouvrier. La littérature stali-
nienne ou réformiste est devenue nationaliste, chauvine.
Les sujets de cette littérature sont les mêmes que ceux des
journaux bourgeois. On vante le patriotisme de la classe
ouvrière. Toutes les révoltes, les révolutions sont montrées
sous un jour nationaliste. Les traditions du mouvement
ouvrier ont été complètement effacées. Une infime minorité
d'ouvriers savent ce que le 1" Mai signifie ; pourtant les
histoires du 1" Mai remplissent tous les ans les colonnes
des journaux. Mais l'histoire d'un fait dans la mesure où
il n'est pas relié à la réalité perd toute sa signification. On
a beau écrire des tas d'histoires sur le 1 Mai, comment
ce fait peut-il être compris si par ailleurs on s'oppose à
toute notion d'internationalisme prolélarien et à toute
notion de lutte de classe ?
Les traditions du mouvement ouvrier ne sont plus
vivantes dans la classe ouvrière parisienne et chez les
jeunes dans toute la France. Bien mieux : l'histoire des dix
dernières années a été tellement déformée par la littérature
que les ouvriers qui ont participé à des événements arrivent
parfois même à dénaturer les faits qu'ils ont vécus.
Les journaux syndicaux et politiques ont deux parties,
l'une théorique et ennuyeuse, l'autre vivante destinée à
amener les lecteurs à assimiler la partie ennuyeuse, mais
qui ne diffère pas de la partie analogue des autres jour-
naux. Ce sont les conseils culinaires, les conseils juridiques,
le coin du bricoleur et les bandes dessinées. Même en
faisant des concessions, ces parties des journaux sont
moins bien faites que celles de France-Soir, et les parties
< sérieuses » n'apportent rien d'original à la culture
ouvrière, si ce n'est un dogmatisme pour certains; pour les
jeunes, cette littérature est synonyme d'ennui.
La disparition du mouvement ouvrier en tant que tel,
c'est-à-dire la disparition de l'idéologie des syndicats et