L'introduction de la politique à l'usine, les luttes syn-
dicales, la politique au travers du poste de radio ou de
télé, les documentaires cinématographiques lui ouvrent la
voie à des connaissances hétéroclites, mais qui dépassent
son univers professionnel. Il en est de même des sports
et des rapports sociaụx des sportifs ainsi que de la critique
du sport et de son aspect mercantile.
L'ouvrier vit au milieu des problèmes de l'humanité,
il ne vit plus seulement au milieu des problèmes profes-
sionnels.
La culture qui autrefois était réservée aux classes
dominantes se vulgarise. On alimente les cerveaux ouvriers
comme leur estomac, et le commerce de la culture fait de
la concurrence au cassoulet.
Stendhal, Sartre, Peter Cheney, Victor Hugo, indiffé-
remment, sont vendus en livres de poche ; les bibliothèques
d'usine distribuent la plus mauvaise littérature qu'on puisse
imaginer, mais la plus mauvaise littérature réelle sort
l'ouvrier de ses propres problèmes, lui montre qu'un autre
monde existe, lui fait entrevoir malgré tout l'autre côté de
la barricade, arrive à lui montrer la pauvreté morale de
ceux qui le dirigent, détruit le prestige de ceux qui le
commandent.
L'ouvrier du xx° siècle n'a plus de respect pour ses
exploiteurs. Il les connait dans l'usine, dans les livres, les
côtoie au cinéma, à la plage, il les imite dans leurs plaisirs,
dans leurs loisirs, il essaie d'envoyer ses enfants faire du
ski, ii fera de la montagne comme eux. Plus rien n'est
labou, le quartier de la Madeleine lui appartient ; il fait
la queue avec les fils de son patron au cinéma des Champs-
Elysées. Il s'habille comme lui même s'il doit faire des
heures supplémentaires pour payer son costume. La société
le contraint à rester ouvrier mais lui donne comme change
le plaisir de singer son patron, et le sociologue de gauche
qui voit l'ouvrier sur les grands boulevards se demande
inquiet : « le prolétariat existe-t-il ? » ou encore : « le
socialisme est-il réalisé ? ».
Oui le prolétariat n'a jamais été aussi prolétariat, mais
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en aliénant ce prolétariat, en le frustrant de toute créati-
vité humaine, la société a fait se déverser ses appétits
intellectuels hors de sa profession, dans tous les domaines
de la vie. La vie culturelle de la société se trouve subite-
ment envahie par ce prolétariat, par ces midinettes qui
apprennent la musique ou le tennis, par l'OS qui dévore
les films des plus stupides aux meilleurs. On l'empêche à
l'usine d'avoir la moindre petite idée sur son travail, il y
cherche pourtant des idées pour se défendre contre l'enva-
hissement de la technique des autres, et, hors de l'usine,
pour se réaliser en tant qu'homme.
La société n'a plus qu'une chose à faire : sélectionner
la culture, lui vendre une culture qui lui cache les problè-
mnes universels du monde, qui lui dissimule encore davan-
tage sa situation d'aliéné.