SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X•
Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19
Comité de Rédaction :
Ph. GUILLAUME
F. LABORDE
D. MOTHE
Gérant : P. ROUSSEAU
3 N.F.
10 N.F.
Le numéro
Abonnement un an (4 numéros)
Abonnement de soutien
Abonnement étranger
20 N.F.
15 N.F.
Volumes déjà parus (I, nos 1-6, 608 pages ; II, nºs 7-12,
464 pages ; III, nos 13-18, 472 pages : 5 N.F. le volume.
IV, nos 19-24, 1 112 pages : 10 N.F. le volume.
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure..
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
1,00 N.F.
0.50 N.F.
La révolte
des
colonisés
La révolte des peuples colonisés s'étend et s'approfondit.
Les colonisateurs s'efforcent de ne pas perdre la face :
« Nous avons amené ces pays barbares à la civilisation ;
nous les faisons entrer maintenant dans notre univers de
nations sages et cultivées ». Les esclaves d'hier devraient
être les valets reconnaissants d'aujourd'hui. Mais les bons
nègres, les bons sauvages se font rares. Lumumba répond
au roi des belges : nous n'oublierons jamais que vous nous
pendiez haut et court il n'y a pas si longtemps. En pleine
Assemblée Générale, le délégué du Mali rejette avec indi-
gnation le parrainage de la France pour entrer à l'O.N.U.
L'accession des peuples colonisés à l'indépendance
politique est le résultat d'une lutte longue et sanglante,
d'une mobilisation formidable des masses contre les nations
« sages et cultivées » qui les exploitaient. Et toute la diffé-
rence entre hier et aujourd'hui c'est que les serviteurs ne
sont plus battus partout, qu'ils frappent à leur tour et que
les maîtres reculent sous les coups. L'initiative est passée
du côté des masses colonisées.
Les impérialismes essayent de se retirer en bon ordre,
de conserver par d'autres moyens que la domination
directe leurs positions économiques et stratégiques. Mais
les privilèges des belges sont attaqués au Congo, les intérêts
de la France remis en cause dans la Communauté. En
Algérie, des paysans illettrés, des étudiants de vingt ans,
des ex-manæuvres de Billancourt tiennent tête depuis six
ans à une armée de 500.000 hommes. Au cour de l'Améri-
que, à deux cents kilomètres des Etats-Unis, la domination
yankee sur le peuple cubain est mise en pièces. Au moment
même où les investissements nord-américains sont natio-
nalisés à Cuba, avec l'approbation enthousiaste de millions
de travailleurs et de paysans pauvres d'Amérique Latine,
Fidel Castro harangue les noirs d'Harlem. L'inquiétude des
occidentaux tourne à l'affolement. Eisenhower lâche son
golf et se précipite à l'O.N.U., où les délégations des « sau-
vages » sont noyées de fleurs et d'invitations, étouffées de
caresses par les Deux Grands.
Mais, comme chacun sait, l'O.N.U. n'est qu'un haut-
parleur, et les discours ne changent rien aux faits. La
division politique de l'Occident, les divergences d'intérêts
entre les puissances coloniales et les nations ne possédant
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pas de colonies, d'une part, l'autonomie dont jouissent les
sociétés et les trusts qui ont dominé jusqu'ici les économies
des territoires, sous-développés d'autre part, interdisent aux
occidentaux non seulement d'adopter un plan de recon-
version, mais même une attitude commune. On l'a bien vu
au Congo.
C'est que le problème dépasse la simple reconnaissance
de l'indépendance nationale aux colonies. Ce qui est en
question, ce sont les conditions de vie, l'avenir même des
populations de toutes les régions sous-développées du
monde. Ce n'est ni un simple problème d'institutions poli-
tiques ni une question d'organisation économique pouvant
être résolue par des mesures techniques. Dans le bouillon-
nement qui agite le « tiers monde », ce qui est contesté
c'est la structure sociale de ces territoires, ce qui est mis
en cause par les peuples ce sont les anciens rapports de
« sous-développé » à « industrialisé », car de ces structures
et de ces rapports dépend leur propre sort.
ne
La situation actuelle de ces régions où vit la moitié
de la population mondiale, sans compter la Chine
découle pas simplement de leur « état arriéré ». En péné-
trant depuis plus d'un siècle dans les sociétés pré-capita-
listes d'Asie, d'Afrique et d'Amérique, l'impérialisme a
conservé et détruit à la fois. Il s'est partout allié aux
couches dominantes indigènes : grands propriétaires ter
riens, ou bien chefs religieux et militaires, fonctionnaires
locaux, dont il a maintenu les fonctions et les privilèges ;
il a souvent laissé intacte la structure sociale des campa-
gnes ; mais il a rendu les paysans tributaires du marché
mondial pour leurs ventes et achats ; ailleurs, il a impo
la monoculture et a lié les cultivateurs aux grandes compa-
gnies exploitant directement le sol ou commercialisant ses
produits ; il a ruiné l'artisanat indigène par la concurrence
des marchandises importées de la métropole ; en même
temps, les capitaux étaient investis dans l'exploitation des
minerais et autres matières premières pour l'industrie
métropolitaine, ainsi que dans l'infrastructure ports,
chemins de fer, routes, -- nécessaire pour l'acheminement
des marchandises et des matières. L'impérialisme a relié
les économies arriérées au capitalisme mondial, mais en
limitant leur développement à des secteurs bien précis, en
réduisant ces régions au rôle de sources de matières pre-
mières et de marchés pour l'industrie des nations avancées.
Le travail des populations indigènes a été approprié
directement ou indirectement par la classe dirigeante
des puissances colonisatrices et leurs conditions de vie
déterminées par cet état de dépendance.
Rien n'empêchait la France d'industrialiser l'Algérie,
qu'elle occupe depuis 1830. Elle ne l'a pas fait. Rien
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n'empêchait les Etats-Unis d'industrialiser Cuba, qu'ils ont
dominé de 1898 à 1958. Ils ont préféré en faire un immense
champ de canne à sucre et un marché pour leur camelote.
Certes, l'éveil progressiſ des populations colonisées, son
accélération depuis la fin de la dernière guerre, montraient
bien l'impossibilité de perpétuer les anciens rapports, ren-
daient évidente aux colonisateurs la nécessité de modifier
leur politique. Mais la réponse des impérialismes au mou-
vement l'emancipation a été typique de leur propre nature,
car elle se fondait sur la violence, la paperasserie et la
corruprion. Alors que des armes et des avions étaient
fournis à Tchang-Kai-Chek, que les corps expéditionnaires
débarquaient en Indochine, en Indonésie, que les parachu-
listes s'envolaient pour le Kenya, des centaines d'organis-
mes, des dizaines de milliers de fonctionnaires s'affairaient
déjà autour des « sous-développés ». Des commissions
nationales et internationales se penchaient sur leur sort,
élaboraient des statistiques, des études régionales, des
rapports particuliers ; les parlements votaient des aumônes,
les gouvernements envoyaient des spécialistes. Au fond, les
impérialismes n'arrivaient pas à croire à la révolte de leurs
« pauvres ». Ils se disaient qu'il suffirait d'augmenter les
aumônes et que, au pire, en leur faisant cadeau de quelques
jouets de civilisé - un gouvernement, un parlement, un
drapeau, des titres ronflants et des Cadillac pour les
« évolués » ils se tiendraient encore tranquilles pour un
bout de temps.
Aujourd'hui ce sont des masses innombrables de
« pauvres » qui s'ébranlent, bousculent les prévisions,
rejettent les aumônes, réclament les richesses de leurs pays.
Les dirigeants occidentaux reculent, menacent, promet-
tent, se contredisent, mais ne changent quelque chose que
contraints et forcés.
Il suffit de considérer, par exemple, le caractère à la
fois dérisoire et conservateur du Plan Eisenhower pour le
développement de l'Amérique Latine présenté à la récente
conférence de Costa-Rica pour constater la résistance des
U.S.A. à modifier leur orientation traditionnelle. Or, le Plan
Eisenhower que les gouvernements américains favora-
bles aux U.S.A. ont été forcés eux-mêmes de critiquer
prétendait être la réponse de Washington à la révolution
cubaine !
La « stérilité » des cerveaux impérialistes dans ce
domaine, leur incapacité à trouver de nouvelles solutions,
confirmé tout simplement que les facteurs qui ont modelé
les rapports entre nations industrialisées et pays arriérés
par le passé restent toujours aussi forts. Pour les grandes
puissances, en effet, promouvoir l'industrialisation concer-
tée de ces pays' voudrait dire non seulement investir à perte
dans l'immédiat, mais se créer des concurrents pour plus
tard et, de toutes façons, mettre en danger leurs sources
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de matières premières et de minerais. Une politique de
développement équilibré entraînerait inévitablement et
ne pourrait être appliquée qu'à cette condition --- un boule-
versement de la structure sociale des campagnes par les
besoins en main-d'œuvre de la nouvelle industrie et par la
nécessité de créer un marché intérieur pour ses produits,
une transformation de la production agricole elle-même,
qui devrait être liée à la croissance industrielle. Elle forti-
fierait la bourgeoisie indigène et son appareil d'Etat, qui
ne tarderaient pas à mettre la main sur les matières pre-
mières, à en disposer en priorité pour les besoins nationaux
et à les fournir aux acheteurs étrangers à des conditions
sensiblement différentes de celles dont ils jouissent actuel-
lement. Une telle politique signifierait tout bonnement
l'écroulement du système actuel d'exploitation des écono-
mies coloniales et semi-coloniales par les capitalistes étran-
gers. Enfin, en provoquant des bouleversements sociaux
considérables, l'industrialisation décuplerait la pression de
la population travailleuse, rendant ainsi encore plus diffi-
cile l'aménagement de nouveaux rapports entre le capital
étranger et la bourgeoisie nationale.
En reliant les pays arriérés au marché mondial, l'impé-
rialisme a imposé à une partie de la population des condi-
tions de vie et de travail nouvelles, souvent pires que les
anciennes, détruit l'économie de subsistance, fait dis paraître
les anciens cadres de la vie sociale et familiale sans les
remplacer par un cadre semblable à celui des métropoles
industrielles, dont l'avance sur les régions arriérées s'accen-
tue sans cesse, créé des déséquilibres et des contrastes
explosifs, et n'a offert aucune solution.
Sa propre veuvre se retourne maintenant contre lui.
Alors que les paysans pauvres réclament la terre, ou des
crédits, ou la suppression des usuriers et de la commer-
cialisation par les compagnies étrangères, que les travail-
leurs revendiquent des meilleurs salaires, une autre vie,
que tous exigent la fin des privilèges des colonisateurs, la
bourgeoisie indigène rêve de plus grands profits, d'industrie
moderne, d'efficacité, de pouvoir. Mais surtout, dans tous
ces pays, que ce soit brusquement, dans l'agitation qui
accompagne l'indépendance, ou peu à peu, au fil des crises
succédant aux « pronunciamentos », des groupes sociaux
se dégagent ici directement liés à la bourgeoisie, là en
conflit avec cette même bourgeoisie, trop faible ou trop
corrompue qui veulent assumer avec des nouvelles
méthodes les tâches de modernisation, de développement
national.
Cadres de l'armée, intellectuels, techniciens, fonction-
naires, ils voient dans l'appareil d'Etat le seul organisme
capable de prendre les mesures propres à promo'ivoir ce
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développement et d'exercer le contrôle total de toutes les
activités qu'un tel effort réclame.
Les obstacles sont évidents. Pour réaliser les inves-
tissements indispensables, il faut disposer de capital
c'est-à-dire de travail accumulé. Ce capital, c'est les nations
déjà industrialisées qui le possèdent. Il est difficile de
s'attaquer aux intérêts des sociétés étrangères alors qu'on
doit demander des prêts à leurs gouvernements. D'autre
part, l' « aide », fort limitée, que ces gouvernements se sont
montrés jusqu'ici disposés à accorder vise ouvertement des
buls dont aucun ne correspond aux besoins des territoires
sous-développés. L'une des plus fortes motivations de cette
« aide » est le conflit entre le Bloc occidental et le Bloc
russe. Les crédits sont concédés en priorité aux zones les
plus chaudes de la guerre froide. En 1957, par exemple, la
moitié de l'aide des Etats-Unis à l'étranger est allée à
Formose, à la Corée du Sud et au Sud-Vietnam. L' « aide >>
occidentale est d'ailleurs presque toujours assortie de condi-
tions imposant au bénéficiaire un effort militaire incom-
patible avec son développement. Les crédits constituent, en
outre, une sorte de compensation accordée en échange du
maintien des entreprises et des investissements du pays
donateur. Ils tendent justement à conserver aux pays sous-
développés leur caractère de fournisseurs de matières pre-
mières et de marchés et à les maintenir dans l'orbite des
int périalismes. Dans ce sens, ils sont donc essentiellement
conservateurs, toute réforme sociale importante, toute
modification profonde des structures pouvant provoquer
un déséquilibre dangereux pour l'impérialisme.
Il reste évidemment l'autre voie : celle des crédits
russes. Parce qu'elle n'a rien à y perdre et tout à gagner,
l'URSS se fait le défenseur et le guide des peuples colonisés
et sous-développés. N'ayant ni intérêts ni investissements
dans ces territoires qui se trouvaient jusqu'à présent
dans la zone d'influence des occidentaux elle peut se
contenter d'une seule condition en échange de ses roubles :
la neutralité. Cependant, la manière dont elle a coupé les
crédits à la Yougoslavie après la rupture de 1948, peut déjà
donner une idée de son intransigeance. Il n'en reste pas
moins quc les conditions qu'elle offre sont meilleures et
que, si le pays sous-développé sait offrir une résistance
suffisante, elle renonce à lui imposer des conditions poli-
liques supplémentaires.
D'autre part, le système que le Bloc russe propose en
modele aux pays sous-développés : réforme agraire et
coopération agricole, étatisation de l'industrie et du com-
merce, planification, répond à la préoccupation des diri-
geants indigènes, car il permet l « quto-création » de
capital par l'exploitation intensive du travail et l'investis-
sement d'Etat. C'est la méthode appliquée en Chine, en
Indochine. Elle exige aussi l'aide d'une nation industrielle,
5
au moins au départ, aide que l'URSS se déclare prête à
apporter. Mais elle réclame encore l'existence d'un parti
politique capable soit de contrôler totalement l'Etat, soit
en particulier pour les pays nouvellement arrivés à
l'indépendance de faire surgir de lui-même les cadres
du nouvel Etat, capable également, du moins au début, de
faire accepter aux masses ses objectifs politico-économi-
ques.
Or, si des groupes dirigeants s'orientent peu à peu
dans ce sens dans un certain nombre de pays arriérés, les
conditions pour l'avènement d'un régime de ce type ne sont
pas données partout. Les liens qui attachent les économies
de ces pays aux puissances occidentales sont souvent encore
trop forts et les partisans d'une telle orientation trop faibles
pour l'imposer ; de plus, la plupart de dirigeants actuels,
plutôt que de dépendre entièrement de l'Est, préfèrent se
livrer à un jeu de balance entre les deux camps, obtenir
des crédits de l'un et de l'autre. C'est la politique d'un
Nasser, des neutres en général.
Il est vrai qu'elle ne résoud pas grand chose et que,
en Egypte comme aux Indes ou en Indonésie, les grands
problèmes demeurent : les structures rétrogrades se main-
tiennent dans les campagnes alors que la croissance de
l'industrie est faible, partielle et chaotique.
En revanche, l'exemple chinois est là pour prouver
l'efficacité de la méthode étatiste, planificatrice.
La position des occidentaux face aux pays sous-déve-
loppés apparait comme conservatrice, celle de l'URSS et
de la Chine comme dynamique , en tant que 'telle, sa force
d'attraction est considérable.
Mais si la voie russe ou chinoise
permet de
trancher les liens avec les occidentaux et de transformer
profondément les structures sociales, ce n'est que pour
ouvrir un processus d'industrialisation basé sur l'exploita-
tion de la force de travail. Ce système peut satisfaire une
partie des cadres indigènes actuels, de l' « élite » qui
cherche à consolider son pouvoir au travers du développe-
ment national. Il échappe complètement au contrôle de la
population travailleuse, dont on exige pourtant une somme
plus grande de travail, et ne réalise ses aspirations que
dans leur partie « négative »: destruction des structures
sociales rétrogrades. C'est pourquoi l'instauration d'un tel
régime ne peut avoir lieu que si le mouvement d'émanci-
pation des paysans pauvres et des salariés des villes a é
capté par les cadres « progressistes » de l'ancienne société
ou par une bureaucratie politique née au cours de la
lutte elle-même. L'industrialisation signifie alors l'extension
et le renforcement de la couche sociale de « spécialistes en
direction », qui procède à l'accumulation de capital par
ALBANIA
6
SOUS
l'exploitation des travailleurs et gère le pays en fonction
de ses intérols particuliers.
C'est ce qui est arrivé en Chine. Les vieilles classes
dominantes ont été liquidées, mais des nouvelles couches
formors en partie par des anciens fonctionnaires, offi-
riors, pailrons, Techniciens, en partie par des organisateurs
Nllryis de la masse -- ont monopolisé la gestion, étendu et
forlifir leurs privilèges, se sont constituées en classe diri-
grande. Les ouvriers des nouvelles usines, les salariés des
novelles crploitations agricoles n'ont pas tardé à s'en
pererpoir. L'adhésion des masses à l'œuvre de liquidation
vir la société ancienne n'a nullement empêché l'antago-
nisme des classes de renaître une forme plus
À moderne », dans le nouveau régime.
Le mouvement révolutionnaire des paysans et des
ouvriers (*/ bien parvenu i détruire les vieux cadres
NOC/111.1', mintis, cms los conditions d'une économie sous-
depelopper, il alle « récupéré » par la bureaucratie nais-
sanilo od i'll (bouli qu'a jeter des centaines de millions
l'hommes dans le bagne d'une industrialisation inhumaine.
Le développement forcé de l'économie arriérée ou
coloniale que la bureaucratie s'efforce de présenter
comme la construction du socialisme pour conserver
l'appui des masses --- peut apparaître pour un temps comme
la seule solution possible, surtout aux yeux des « élites »
indigènes. En réalité, il ne fait que créer les conditions
pour un rebondissement de la lutte des classes.
Cependant, le développement des régions arriérées,
même sous une forme « bureaucratique », n'est pas le
premier objectif, le but fondamental de la politique de
l'URSS dans ce domaine.
Les besoins de ces pays, les aspirations de leurs
populations, tout comme les rapports entre l'URS, déjà
industrialisée, et la Chine, en voie d'industrialisation, sont
envisagés par la bureaucratie russe dans le cadre de sa
stratégie mondiale, qui vise exclusivement, comme celle
de toute classe dirigeante, à affermir sa domination, à
justifier ses fonctions et ses privilèges.
Déterminée par les nécessités de la classe qui dirige
la société russe, l'attitude de l'URSS dépend directement
des fluctuations du conflit qui l'oppose aux occidentaux.
C'est pourquoi elle exploite aussi bien les mouvements
populaires que les haines nationales, les revendications des
paysans colonisés que les appétits des bourgeois indigènes.
* Progressisle », et même aventuriste, elle peut être, s'il
le faul, ouvertement contre-révolutionnaire.
Le refus de Moscou d'aider Mao-Tsé-Toung en 1945,
la remise des territoires que les russes occupaient alors
dans le Nord de la Chine aux armées de Tchang-Kai-Chek,
seul gouvernement reconnu par eux à l'époque, au moment
7
même où l'URSS se partageait avec les Etats-Unis et l'An-
gleterre les zones d'influence dans le monde, constituent
un des exemples les plus typiques de la politique réaction-
naire de la bureaucratie russe.
Mais l'attitude de l'URSS devant la lutte des algériens
est aussi significative à cet égard.
Non seulement pendant six ans elle n'a pratiquement
rien fait pour aider l’A.L.N., mais encore c'est sur ordre
de Moscou que les Thorez et Cie ont systématiquement
freiné en France toute action efficace contre la guerre
d'Algérie, ont saboté les mouvements de 1956, ont mené la
misérable politique des pétitions chez M. le Maire. C'est
que, dans le cadre de leur conflit avec les américains, les
dirigeants du Kremlin caressaient l'espoir de détacher la
France du camp atlantique, ou du moins de la neutraliser.
On se souvient encore de leur mansuétude vis-à-vis de de
Gaulle quand il est monté au pouvoir. N'était-ce pas
l'homme du R.P.F., le nationaliste qui, tout comme Thorez
lui-même, avait mené campagne en 1953-54 contre le projet
d'armée européenne, la C.E.D. ? Il fallait donc le ménager,
il fallait ménager la bourgeoisie française, flatter son
nationalisme, les algériens pouvaient bien crever. Aujour-
d'hui Khrouchtchev embrasse Krim Belkacem, fait des
promesses au G.P.R.A. C'est que les velléités d'indépen-
dance de de Gaulle se sont révélées vaines et que la bour-
geoisie française est toujours aussi átlantique. D'autre part,
au moment où la Chine se fait le champion des algériens,
I'URSS ne peut plus biaiser longtemps si elle veut conserver
la première place.
La politique « progressiste » de l'URSS face aux pays
coloniaux et simi-coloniaux est donc essentiellement une
arme dans sa lutte avec les occidentaux pour l'hégémonie
mondiale.
Si elle offre à ces pays son propre régime comme
modèle, c'est surtout aux classes dirigeantes
bureaucraties naissantes qu'elle s'adresse en leur propo-
sant le meilleur système pour affermir leur domination sur
les masses. Et elle n'hésite pas une seconde à venir en aide
aux régimes les plus férocement anti-prolétariens du
« tiers monde » pourvu qu'ils se déclarent neutres. Elle
construit des barrages et fournit des capitaux à Nasser,
l'homme de la bourgeoisie égyptienne, le bourreau des
ouvriers d'Alexandrie, le tortionnaire de militants commu-
nistes qui pourrissent dans ses prisons ; elle envoie des
roubles, des techniciens, des machines à Nehru, le bon
apôtre qui fait mitrailler les manifestations ouvrières, qui
emprisonne les grévistes et laisse mourir de faim les pay-
sans ; elle fait des sourires au Sultan du Maroc, tire des
coups de chapeau à l'Empereur d'Ethiopie, flatte des
princes orientaux, des arrivistes africains, des généraux
sud-américains...
ou
aux
8
Le haut-parleur onusien diffuse ces temps-ci une
donnante cacophonie pleine de bruit et de fureur. Mais
derrière les discours démagogiques, les déclarations hypo-
crilex, les empoignades, les coups de soulier, se précise
l'image d'un monde instable, fragile, ébranlé par le vaste
combut des peuples opprimés, déchiré par l'âpre compéti-
lioni des deux Blocs.
Point de rencontre d'intérêts irréductiblement opposés,
l'Organisation des Nations Unies n'est que l'expression
parlementaire de ces conflits et, comme tout parlement qui
se respecte, elle est impuissante à les résoudre.
Cette impuissance ne découle pas simplement de
Iquilibre de forces des deux Blocs, elle provient, plus
profondiment, de la nature même de la société moderne,
incapable de trouver des solutions aux problèmes des hom-
ms, l'ouvrir la voie de l'affranchissement des peuples et
otron individus. Fondée sur la division en classes l'une
monopolisant le pouvoir, la gestion, l'autre étant réduite
(111 role de simple exécutant c'est son essence qui cons-
titue la source de tous les conflits, de toutes les contradic-
tions sans cesse renaissantes, des luttes des classes comme
des rivalités impérialistes.
Depuis quinze ans, la propagande officielle s'efforce
pourtant de répandre l'idée d'une société en marche vers
le progrès, où les gens, munis d'un nombre croissant de
voitures, de postes de télévision et d'appareils ménagers,
jouissant d'un « haut niveau de vie » ou alléchés
par
la
promesse de ce niveau - ne seraient plus que des citoyens
satisfaits et dociles. Il y a quinze ans, les populations
d'Europe sortaient d'un affreux cauchemar : l'hécatombe
de 1939-45. Il fallait qu'elles oublient. Après la courte et
décevante période des « libérations », les générations qui
avaient traversé la guerre n'ont plus pensé qu'à... vivre, tout
simplement. Malgré la sourde inquiétude due aux arme-
ments atomiques, malgré les effets « déconcertants » du
« haut niveau de vie » : rythme accéléré du travail, asser-
vissement total du travailleur aux machines, mécanisation
croissante de la vie, les gens ont bien voulu oublier. La
production montait, l' « américanisation » de l'Europe
(allait bon train...
Tout comme les régimes capitalistes de l'Ouest avaient
surmonté la crise de 1944-45, les régimes bureaucratiques
de l'Est parvenaient à triompher de la leur, plus tardive,
mais plus violente. La scission de la Yougoslávie, les révoltes
ouvrières d'Allemagne Orientale et de Hongrie, les événe-
ments de Pologne, la pression des travailleurs en URSS
même, n'arrivaient pas à renverser le pouvoir de la bureau-
cratie, un moment ébranlé. Alliant la répression aux
concessions, celle-ci triomphait provisoirement. Elle reven-
diquait alors ouvertement le modèle occidental du bonheur:
9
le haut niveau de vie, et les moyens occidentaux d'y
arriver.
La coexistence fleurissait, la concurrence pacifique
entre les nations allait se substituer à la guerre froide.
Cependant, la lutte des masses colonisées s'étendait
et s'approfondissait. Alors que le capitalisme occidental
marchait déjà vers les records de production, il avait dû
subir ses premières défaites en Asie : l'Inde n'avait fait
qu'accéder à l'indépendance nationale, la Chine, elle,
expulsait les impérialismes de son sol, l'Indochine se
révoltait, l’Indonésie était en feu... Mais après l'Asie, c'était
l'Afrique, l'Amérique même.
Aujourd'hui, parce que le tissu des impérialismes
craque de tous côtés, les plans des grandes puissances sont
bouleversés. Leurs efforts pour canaliser, contrôler les
mouvements d'émancipation n'aboutissent pas et la poussée
des peuples colonisés, renforce directement ou indirecte-
ment les contradictions et l'anarchie des régimes d'exploi-
tation dans les pays avancés.
Dirigé contre le même système qui asservit les travail-
leurs des grandes nations industrielles, le mouvement des
peuples colonisés et semi-colonisés rejoint historiquement
la lutte du prolétariat. Mais cette convergence ne s'est pas
manifestée jusqu'ici par une solidarité réelle.
Après 1945, la bureaucratisation et l'affaiblissement
du mouvement ouvrier dans les pays avancés a permis au
capitalisme de renforcer sa pression matérielle et idéologi-
que sur les travailleurs. Le patriotisme le plus plat avait
été prêché par les organisations « ouvrières » depuis des
années. Exacerbé pendant le deuxième conflit mondial, il
a été un des plus puissants moyens de stabilisation des
régimes bourgeois au cours des premières années de paix.
Or, s'il est vrai que le patriotisme ne décroit que dans la
mesure où la lutte des classes ronge le mythe de la commu-
nauté nationale, il est encore plus vrai que son contraire
l'internationalisme - ne peut pas surgir spontanément
dans la classe ouvrière. L'internationalisme suppose un
degré de conscience politique qui n'est pas automatiquement
donné par l'expérience quotidienne du travailleur dans
l'entreprise. Il a toujours été le produit des organisations
ouvrières révolutionnaires. La dégénérescence des partis et
syndicats traditionnels et la disparition simultanée du
sentiment internationaliste devaient rendre la solidarité
entre les travailleurs des pays avancés et les masses colo-
nisées extrêmement difficile, et d'autant plus difficile que
le mouvement anti-impérialiste avait et ne pouvait ne
un caractère fortement « national ».
Mais à mesure qu'il découvre son contenu social, et
qu'une fois la nation constituée les oppositions des classes
se précisent et éclatent, le mouvement anti-impérialiste
pas avoir
10 .-
devient plus proche du mouvement ouvrier des métropoles
industrielles.
A leur tour, dans ces métropoles, les travailleurs font
jour après jour l'expérience de la « belle vie » du capita-
lisme moderne. Les méthodes de production nouvelles, les
modes de vie nouveaux accumulent des tensions formida-
bles qui déjà explosent ici et là -- dans les maillons les plus
faibles de la chaîne déroutant les calculs des gouver-
nements, les prévisions des professionnels de la politique.
Des nouvelles générations de travailleurs, d'intellectuels
salariés, commencent à se débarrasser du fatras désigné
encore comme « politique de gauche ».
En dépit des fluctuations de la lutte des classes, du
poids énorme des idéologies et des forces conservatrices,
les conditions d'une solidarité réelle entre le mouvement
des colonisés et la lutte du prolétariat se renforcent sans
cesse.
La conjonction des deux mouvements offre la véritable
issue aux peuples colonisés, car seul le proletariat industriel
est capable de les délivrer à la fois de la maladie du sous-
développement et des travaux forcés de l'industrialisation
bureaucratique en créant avec eux une société où l'appareil
de production des pays avancés au lieu d'être source
d'oppression sera instrument de libération.
Mais encore, la conjonction des deux mouvements, en
incorporant à la résistance de classe des travailleurs indus-
triels la force explosive des contradictions coloniales, pourra
seule engendrer la puissance nécessaire pour détruire la
société d'exploitation inévitable prologue à la construc-
tion du socialisme.
11
Le vide congolais
Le monde entier décide des affaires du Congo. A
Moscou l'on s'occupe d'intégrer la crise qui sévit à Léopold-
ville dans le plan général d'encerclement du Secrétaire
général des Nations Unies et d'exploiter au maximum les
contradictions et les erreurs de la politique américaine. A
New-York l'on décide que le Congo est devenu le champ
de bataille de l'Est et de l'Ouest : c'est à Léopoldville, dit-
on, que triomphera ou se brisera l'offensive communiste en
Afrique. Pour les nations nouvelles, celles dont le prestige
international et dont l'existence même on tant que forces
capables de peser sur l'évolution du monde passent inévi-
tablement par l'ONU, les événements du Congo se déroulent
selon deux critères : ils servent ou ils desservent les Nations
Unies. Que dix personnes se rassemblent à Léopoldville et
crient un slogan, les téléscripteurs réperculeront sur l'heure
cet événement considérable dans les salles de rédaction de
Paris, de Rome et de Tokyo. Quelques heures encore, et
l'homme de la rue ouvrant son journal lira que ce fait
renforce ou ne renforce pas la position de Hammarskjoeld,
trouble les russes ou leur convient, embarrasse ou non
Eisenhower.
Le monde entier regarde le Congo. Et pourtant c'est
une illusion : le monde regarde son nombril et il se trouve
que, par hasard, par la stupidité de quelques administra-
teurs coloniaux belges, par les ambitions de quelques
politiciens noirs, le Congo est aujourd'hui ce nombril.
lire la presse, occidentale ou communiste, tout se passe
comme si Lumumba était un être de fiction : c'est Khrou-
chtchev en noir. Tchombé, c'est Baudouin, Kasavubu c'est
Hammarskjoeld. Léopoldville est une projection fantasti-
que du palais des Nations Unies. Qu’un nom nouveau se
manifeste, une hésitation se produira : Mobutu, se deman-
dera-t-on pendant quelque temps avec angoisse, c'est qui ?
Les russes, les américains, Sékou Touré ? Ne serait-ce
plutôt personne ? Une aberration, un non-être qui retour-
nera bientôt à son néant faute d'avoir trouvé un être de
poids (de préférence un blanc) en qui s'incarner ?
Bien sûr, il est vrai que le Congo a rejoint Berlin et
quelques autres cités et nations au rang des lieux où passe
la frontière de la guerre froide, et où, nous assure-t-on, se
joue le sort du monde. Et puisque Lumumba et Tchombé
12
et tous les congolais avec eux sont devenus à la fois l'enjeu
et les pions de la lutte des blocs, il est fondé de chercher
derrière chacun de leurs gestes l'influence de l'une ou
l'autre des puissances. Mais il est faux, mille fois faux, de
s'arrêter là. Car 'si nous voulons que les événements du
Congo nous servent en nous apprenant quelque chose, la
condition essentielle est que nous acceptions une bonne
fois pour toutes de mettre entre parenthèses, ces puis-
sances qui ont jusqu'ici orienté le cours de l'histoire :
l’Europe, les USA et, depuis 1917 au moins, l'URSS.
Que cette mise entre parenthèses nous répugnions à
la faire, c'est ce que chaque jour nous apprend. Nous
affirmons que l'initiative appartient désormais à l'Afrique,
mais du même souffle nous attribuons tout ce qui s'y passe
à l'effet plus ou moins protracté des agissements de l'une
de ces puissances : dans les gestes des noirs nous ne pou-
vons nous empêcher de déceler l'intention d'un blanc.
A cet égard les réactions suscitées en Occident par les
premières manifestations de ce qui a été appelé l' « anar-
chic » congolaise, furent caractérisques. L'on se hâta de
trouver une explication qui permit de relier ces événements
non à l'état réel du Congo mais à ceux qui ne s'y trouvaient
déjà plus : les Belges. Pour les racistes, l'anarchie qui se
produisait maintenant était la preuve que seuls les Belges
étaient aptes à diriger ce pays. Le présent rendait un
hommage au passé, ce fut donc du passé que l'on parla,
c'est-à-dire des Belges. L'on rappela leur æuvre de « civi-
lisation », on alla chercher les chiffres de la production
industrielle, on cita le nombre des chômeurs, le nombre
d'hôpitaux, de kilomètres de voies ferrées. A gauche c'était
encore des Belges qu'il s'agissait, ils étaient toujours
responsables de ce qui se passait, mais directement cette
fois, et non indirectement, par leur absence, comme dans
le cas précédent. Les Belges, disait-on, ont systématique-
ment saboté l'Indépendance en divisant les partis nationa-
listes, en poussant à la sécession de certaines provinces,
en encourageant le tribalisme. Bien plus : en refusant de
former, du temps même de leur domination, une élite noire
capable de gérer le pays, ils ont rendu par avance impos-
sible l'exercice réel d'une indépendance formellement
reconnue. Par ce moyen, expliquait-on, les Belges étaient
assurés de voir la domination des compagnies minières et
des colons survivre à l'abandon d'une forme démodée
d'exploitation, l'Empire colonial.
Il ne s'agit pas de nier les évidences. Effectivement les
belges, croyant à l'éternité de leur domination, se sont
opposés à ce que se constitue une « élite » congolaise, au
sens où élite signifie une couche d'individus rompus aux
formes modernes de l'administration et ayant reçu une
certaine éducation dans des écoles ou universités blanches.
Il n'est pas moins vrai qu'un sabotage de l'indépendance
13
!
ait été effectivement organisé par cerlains éléments de
l'administration et de l'armée belges.
Mais ici un peu de logique est nécessaire. Si nous
croyons réellement, comme nous affectons de le croire, que
les noirs ne sont pas « de grands enfants », alors il faut
faire aux congolais l'honneur de les créditer de leurs
propres actes. Si nous pensons sincèrement que les noirs
détiennent autant que nous, et peut-être plus, la capacité
de gérer la société, il faut mesurer leurs actes i celle capa-
cité. Bref, si les congolais sont autre chose que ce que les
belges prétendent, ils sont responsables de leur propre sort,
et lorsqu'il s'agit du Congo c'est des congolais qu'il importe
de parler, et non des belges, des russes ou des américains.
Si c'est dans cet esprit qu'on veut aborder les événe-
ments du Congo, il est nécessaire de rappeler brièvement
les circonstances qui permirent d'arracher aux belges la
reconnaissance de l'indépendance du Congo et donc d'abord
la révolte de Léopoldville, en février 1959 (1). La révolte
de Léopoldville établit au grand jour deux faits : le premier
était que le degré de tension entre blancs et noirs avait
rejoint un niveau inconnu jusqu'alors dans les rapports
belgo-congolais, et ceci non du fait des belges, mais bien
de celui des congolais qui se refusaient désormais de consi-
dérer que ces rapports fussent « naturels » et éternels,
ainsi qu'on le leur répétait pourtant sans cesse. Le second
fait que révélait la révolte était celui-ci : les noirs possé-
daient d'ores et déjà des formes d'organisation aptes à
entretenir d'une manière continue l'agitation anti-belge. A
Léopoldville cette forme d'organisation s'appelait l'Abako,
une association tribale sans objectifs politiques apparents,
mais qui était, peut-être justement parce qu'elle était au
départ tribale et non politique, le support le plus approprié
pour la naissance et la diffusion des thèmes nationalistes.
Les événements qui suivirent la révolte de Léopoldville
ne démentirent pas ces faits. Des révoltes éclataient d'un
bout à l'autre du Congo, accompagnées d'une frénésie
d'auto-organisation et d'une floraison de partis politiques
nationalistes, auxquels s'ajoutèrent les associations triba-
les de toute espèce, fraîchement politisées. Tentant, dans
un premier temps, de reprendre la situation en main par
le moyen d'une évolution contrôlée et gidée, les belges
durent constater rapidement qu'une telle entreprise était
vouée à l'échec et décidèrent, dans une panique générale,
d'accorder aux noirs tout ce qu'ils demandaient. La déco-
lonisation, qui ressembla à vrai dire davantage à
débandade aveugle qu'aux opérations du même type entre-
prises avec un certain succès par les anglais, fut ainsi
déclenchée non parce qu'on avait l'intention et les moyens
Q
(1) V. dans le N° 26 de cette revue, « La révolte de Léopold-
ville ».
14
de mener les noirs à une indépendance adaptée aux besoins
des compagnies industrielles et minières, mais en réalité
parce qu'on n'avait rien à opposer à ces deux atouts
majeurs dont disposaient les congolais : un objectif précis
cil des organisations de masse pour l'atteindre.
Au lendemain de la reconnaissance de l'indépendance,
les instruments formels du pouvoir restèrent vacants et si
dans la réalité des faits les fonctionnaires belges se mon-
traient peu enclins à se mettre au service d'un ouverne-
ment noir, il n'en est pas moins évident qu'ils cessaient
d'exercer le pouvoir, et devaient se résigner de tenter d'en
obstruer le fonctionnement. Avec la reconnaissance de
l'indépendance ce fut donc non seulement les instruments
formels du pouvoir qui échappèrent aux belges, mais aussi
sa réalité.
Qui recueillit le pouvoir ? Personne. Depuis six mois,
il n'y : plus, au Congo ni pouvoir, ni instruments du pou-
voir, ni dirigeants. Bien plus : en tant qu'unité politique
le Congo a, momentanément du moins, cessé d'exister.
Ce bilan de six mois d'indépendance ira de soi pour
certains. Mais si l'on veut bien réfléchir les choses vont
autrement. En un an de temps, une révolte organisée par
les noirs africains les plus :« incultes » (après ceux de
l'Angola portugais) parvient à mettre en miettes la plus
solide, la plus écrasante et peut-être la plus sanglante
domination coloniale qu'il y ait au monde. Mais les mêmes
noirs s'avèrent incapables de la moindre initiative dans
une société dont ils viennent de chasser les maîtres et qui
pour la première fois leur appartient en propre. De toute
évidence ceci n'est pas și facile à comprendre et demande
quelques explications.
Le fait important est pourtant celui-là. Depuis le jour
de la reconnaissance de l'indépendance à l'exception des
jours qui suivirent le soulèvement de l'armée, les masses
noires se sont repliées sur elles-mêmes, abandonnant les
hommes et les organisations en qui, quelques semaines plus
tôt, elles se reconnaissaient. Où est aujourd'hui le Mouve-
ment national congolais ? Que représente l'Abako ? 150
personnes, ou moins ? A quel nombre se comptent les
partisans du Lumumba, de Kasavubu, d'Iléo ?
S'agit-il d'une désaffection des masses par rapport à
ces organisations et à ces hommes ? Si oui où sont les
hommes nouveaux qu'elles chercheraient à leur opposer ?
La vérité est qu'il n'y a pas eu à proprement parler scission
entre les masses et les organisations d'hier : il ne s'est rien
passé. Les organisations se sont installées dans l'illusion
du pouvoir, les masses ont regardé les belges amener le
drapeau, puis sont reparties à leurs occupations habi-
tuelles.
Que dans ces occupations habituelles, l'une d'elles,
l'activité de gagner sa vie, soit devenue rapidement un motif
15
de conflits entre les masses et les leaders, ceci est vrai. Le
départ de nombreux industriels et artisans belges, s'ajou-
tant à l'exode de la plus forte partie de la population
blanche après les premières révolles de soldats, cut pour
effet un accroissement dramatique du chômage dans les
principaux centres et notamment à Léopoleville. Se joignant
aux soldats et aux inoccupés et chomeurs d'avant l'indé-
pendance, les nouveaux chômeurs grossirent le rang de
ceux que tout éloignait des leaders : leurs intérêts immé-
diats, comme leur comportement, l'uisque leurs ressources
avaient disparu, le pillage des quartiers blancs ne pouvait
manquer de se produire. Puisque li ou l'on travaillait
encore, les salaires n'avaient pas change depuis la procla-
mation de l'indépendance, il fut inévitable que des grèves
se produisent. Le pillage des quartiers blancs, comme la
grève, allaient à l'encontre de la politique de Lumumba.
S'ensuivit-il un conflit ? Il faut être deux pour se quereller,
et ici, en toute rigueur, il manquait l'un des combattants :
le prolétariat congolais. Pendant toute la période de la
lutte contre les belges et surtout au cours de l'année 1959,
les ouvriers ont joué un rôle essentiel, soil on participant
aux journées de manifestations et de révolle, soil i travers
les grèves qui se sont succédées sans arrel depuis les événe-
ments de Léopoldville jusqu'à l'indépendance. Mais si leurs
actes furent marqués par la classe à laquelle ils apparte-
naient, il n'en reste pas moins que c'est comme une caté-
gorie de la population dans son ensemble que les ouvriers
ont participé aux événements de 59, et non comme une
classe sociale dotée d'une conscience propre et d'objectifs
spécifiques. C'est ce qui explique que malgré la fréquence
et l'ampleur des grèves, il ne se soit pas dégagé de regrou-
pements ou d'organisations se proposant d'assembler les
ouvriers sur la base de leur appartenance de classe.
C'est pourquoi, lorsque vint le reflux de l'activité poli-
tique des masses, les ouvriers ne se distinguèrent pas plus
du restant de la population qu'auparavant. Et les heurts qui
se produisirent à Léopoldville entre la police obéissant à
Lumumba et les grévistes, ne furent rien d'autre que le
signe de l'isolement grandissant de Lumumba et de l'écart
énorme entre les préoccupations d'une minorité de politi-
ciens et celles de la population dans son ensemble.
Il serait donc erroné d'expliquer la passivité actuelle
des masses congolaises en termes d'une désaffection due
aux conflits de deux classes : le proletariat et la nouvelle
couche dirigeante, ne serait-ce que parce que ni l'une ni
l'autre de ces « classes » (surtout la seconde) n'a atteint
une consistance suffisante pour entrer en conflit avec qui
que ce soit en son nom propre. Il serait également erroné
d'attendre du prolétariat une relance de l'activité politique
des masses, car à ce qui vient d'être dit s'ajoute la perspec-
tive d'un marasme économique durable sous le poids
16
duquel on ne voit pas, comment les ouvriers congolais,
roduits à un chômage sans perspectives, trouveraient la
force et les moyens de modifier leur situation.
Absente de la scène politique dans ses catégories
urbaines et ouvrières, la population y fut pourtant un
moment présente à travers son représentant de la brousse:
la force publique. C'est d'elle, la fraction la moins évoluée
de la population noire, la seule dont les colons fussent
absolument sûrs, que vint l'initiative de l'unique interven-
tion politique qui se soit produite au Congo depuis l'inde-
pendance.
La force publique était le dernier refuge des colons.
Habitués à exercer sans murmurer les actes répressifs qui
leur étaient commandés, les soldats noirs représentaient
le seul espoir sérieux de reconquête qui restât aux ultras.
L'étendue de l'erreur commise par ceux-ci s'explique. La
force publique élait ainsi conçue et organisée que son
identification lotale et sans hésitation à la cause des colons
était un chèque en blanc sur le pillage, le viol, le meurtre
des populations : le soldat congolais était un gangster en
uniforme. Mais c'était aussi, derrière l'uniforme, un congo-
lais. L'on comprend alors que c'est justement parce qu'ils
croyaient à la fidélité de l'armée, que les belges refusèrent
de « décoloniser » et d'en africaniser les cadres et créèrent
ainsi eux-mêmes les conditions de la révolte. Croyant la
maison sûre, ils s'y replièrent : elle explosa sous leurs
pieds.
Les soldats se révoltèrent pour acquérir leur propre
indépendance au sein de l'armée, en chasser les belges et
assurer la promotion à leur place de congolais, jusqu'au
grade de général y compris. Ils le firent en recourant aux
pratiques que les blancs avaient encouragé et autorisées,
mais dont ils subirent maintenant eux-mêmes les effets :
le pillage, le viol, la brutalité nue.
La cause initiale de la révolte fut donc le retard pris
par l'armée par rapport au reste de la société : par là,
l'intervention des soldats s'apparente ainsi plus aux événe-
ments de 59 qu'à ceux de 60. Néanmoins, il sembla un
instant que de ce retard pouvait naître dans l'armée une
conscience plus aiguë des problèmes qui se posaient
ailleurs et dont la population se détournait. En effet, une
fois atteint l'objectif de la décolonisation de l'armée et de
l'africanisation des cadres, les soldats ne rentrent pas
dans leurs casernes. Chassés de la force publique, les belges
reviennent aussitôt sous la forme de parachutistes, l'ennemi
du soldat congolais, qui était auparavant le gradé devient
alors le parachutiste : c'était le même homme sous un
uniforme différent.
Mais lorsqu'à leur tour partent les parachutistes,
escortés aux aérodromes par les troupes de l'ONU, les
objectifs de l'armée commencent à s'obscurcir et sa cohé-
17
sion même est bientôt menacée. Elle semble accepter de se
rassembler autour de Lumumba et d'endosser sa tentative
de restaurer l'unité du Congo à travers la reconquête mili-
taire. Ses conflits avec l'ONU, qui voudrait bien la désarmer
et l'emprisonner dans ses casernes sont trop nombreux
pour qu'elle ne soit pas sensible aux critiques de Lumumba
à l'égard du Secrétaire général et des troupes internatio-
nales. Mais déjà l'armée retourne elle aussi à la passivité :
son unité est une fiction qui recouvre le réseau des riva-
lités tribales et des ambitions personnelles. En ce sens, le
colonel Mobutu est bien, comme il le dit, son représentant :
le nombre de ses partisans ne dépasse pas celui du premier
caporal venu, son autorité s'arrête à sa porte.
Ce n'est donc par l'armée qui permettra de nuancer une
appréciation concluant à l'affaissement général de l'activité
politique des masses. De celle-ci, qui représente l'élément
essentiel, mais en quelque sorte par défaut, de la situation
présente, il n'est pas possible de donner une explication en
termes d'action causale simple. Il est certain que l'orien-
tation générale de la politique de Lumumba devait rendre
les paroles de celui-ci rapidement incompréhensibles aux
masses. Il est certain également que la précipitation avec
laquelle les leaders congolais ont singé, parfois géniale-
ment, les moeurs politiques occidentales, a considérablement
contribué à les isoler du restant de la société et à les faire
apparaître comme des spécialistes lointains et sans rapport
avec le commun des mortels. Mais que le raisonnement
puisse être retourné, c'est ce qu'on voit sans peine. C'est
l'absence des masses qui oblige Lumumba à abandonner
l'agitation et la propagande au profit de manœuvres de
couloirs et de communiqués de presse. C'est elle encore qui
le prive de tout pouvoir réel et le force de s'accrocher aux
russes, à l'ONU, à n'importe qui, pourvu que cette adhésion
soit monnayable en termes de pouvoir à Lépoldville.
Le retrait des masses et l'accentuation des éléments
formalistes et même comiques dans la vie politique congo-
laise, ou ce qui en reste, vont de pair, s'expliquent l'un
par l'autre, et se renforcent réciproquement.
C'est pourquoi il faut replacer la politique de Lumumba
dans ce contexte. A l'époque où le pouvoir de Lumumba
n'est encore contesté par personne, tout est normal, trop
normal. Chacun est à sa place : Lumumba au gouverne-
ment, Kasavubu à la présidence, les députés et sénateurs
à leurs bancs. La machine politique, qui imite à perfection
les modèles occidentaux les plus récents, fonctionne sans
à-coups, ou plutôt avec les à-coups de rigueur. Mais à
regarder de près la scène, on s'aperçoit que tout est illu-
sion : la machine tourne à vide, les discours sont des
rivières de mots qui s'écoulent sans parvenir à prendre
prise sur la réalité. Les actes n'ont pas de poids. Serait-ce
qu'on s'oppose quelque part à l'autorité centrale ? C'est
18
L :
pire : on l'ignore simplement. Quoi qu'en fasse le repré-
sentant suprême, Lumumba, quoi qu'il dise, rien ne se
produit : le monde entier reproduit ses discours, mais à
Léopoldville 30 personnes ne se dérangeraient pas pour
l'écouler parler.
Moins on veut l'entendre cependant, plus il parle : la
parole est le seul acte qui lui soit encore possible, c'est la
compensation de son impuissance. Comme le camelot, il
s'efforce d'établir ce 'contact avec un public qui l'ignore à
travers la pure et simple quantité du débit. Parfois il y
parvient : les journaux ont rapporté les revirements extra-
ordinaires des gens dont il parvient à arrêter l'attention et
qu'il convainc.
Après la révolte de l'armée noire il semble qu'il ait
trouvé enfin les mots qui tirent les gens de leur passivi
et les rassemblent autour de lui. La population blanche
s'arını, les parachutistes belges tombent du ciel à leur
secours. Les coups de feu entre noirs et blancs sont de plus
en plus fréquents, et chacun d'eux signifie que les belges
sont encore là, prêts à restaurer leur domination, ils repor-
tent le Congo aux mois qui précédèrent l'indépendance.
Dès lors, puisque l'on est replongé dans une situation
qui rappelle celle de 1959, puisqu'il s'agit de nouveau de
chasser les belges, les gens se retrouvent pendant quelques
jours tels qu'ils étaient avant l'indépendance. Les rues se
peuplent de nouveau de manifestants qui se joignent aux
soldats pour surveiller les belges, tenter d'arrêter leur
exode, les désarmer, les brimer, parfois les battre : bref
renverser réellement le cours de l'oppression, et exercer à
l'encontre des blancs une terreur dont ceux-ci avaient
jusqu'ici seuls le monopole.
C'est dans ce climat que Lumumba retrouve pendant
quelques jours l'audience qu'il possédait autrefois. Ses
discours suivent les passions des masses, allant au devant
d'elles, leur désignant de nouveaux objectifs : des espions
belges, des parachutistes camouflés en troupes de l'ONU,
des complots contre sa personne. Grâce à l'armée, dont il
endosse les objectifs, grâce également à la terreur que les
populations exercent à l'encontre des belges, et parfois des
blancs tout court, il parvient à imposer à l'ONU l'expul-
sion des parachutistes. Cette victoire contient cependant
les germes de sa défaite.
Une seconde fois, constatant qu'elle a gagné une fois
de plus, la population retourne chez elle, laissant les politi-
ciens à leurs affaires. Arrêtées un instant par le retour des
belges, celles-ci ont de nouveau tout loisir de proliférer.
Contre Lumumba et son pouvoir central, le recours au
tribalisme paraît l'arme la plus efficace. Dans le tribalisme
on trouve en effet à la fois une base populaire, et une
justification à l'usage de l'extérieur : le droit des tribus à
disposer d'elles-mêmes doit embarrasser les partisans
19
internationaux de Lunfumba et servir d'alibi aux belges et
à leurs amis. En dehors du Congo, la sécession est la porte
ouverte à tous les espoirs : à Brazzaville, Foulbert Youlou
rêve de se tailler un empire sur mesure pour lui et son
ami Kasavubu, en Rhodésie les ultras et les compagnies
minières se préparent à annexer le Katanga, au Katanga
même l'Union minière, qui ne désire nullement être mangée
à la sauce anglaise, prépare sa propre accession à l'indé-
pendance et se félicite d'avoir trouvé un noir assez dégénéré
pour accepter de se prêter à cette manouvre, Moïse
Tchombé.
Contre ces manœuvres, quelles sont les armes de
Lumumba ? La population, jusque dans sa fraction la plus
avancée, celle de Léopoldville, est plus sensible aux
propagandes tribalistes qu'aux idées centralistes et natio-
nalistes. Dans la brousse les massacres de tribus rivales
ne tardent pas à se produire, L'armée a paru adhérer au
plan de Lumumba pour reconquérir le Katanga en séces-
sion, et le Kasaï. Mais l'expédition militaire, après une
victoire facile au Kasaï se perd dans la brousse, s'évapore.
La guerre et ses objectifs précis se diluent : la division
n'est plus entre nationalistes et belgophiles, Lumumbistes
ou Tchombistes, centralistes ou sécessionnistes, elle passe
maintenant à travers chacun des camps, le long des fron-
tières tribales.
Dans ces conditions, tout pousse Lumumba
l'ONU. C'est parce que les congolais s'avèrent momentané-
ment impuissants à résoudre leurs propres problèmes que
le seul recours est l'internationalisation. Mais c'est aussi
parce que cette internationalisation s'installe au Congo que
les affaires politiques deviennent définitivement incompré-
hensibles pour la population : avec l'ONU c'est en effet le
monde entier qui afflue vers le Congo, pour en faire le
champ de ses propres luttes.
Au départ l'ONU semble en effet désireuse de se
mettre réellement au service des intérêts nationalistes.
L'évacuation des troupes belges, qu'elle obtient tant bien
que mal, semble en être le gage. Mais lorsqu'il s'agit de
rétablir l'unité du pays et d'imposer à Tchombé l'autorité
centrale, le spectacle change. C'est qu'entre temps Lumumba
qui a multiplié les contacts avec les russes, acceptant l'aide
qu'ils lui proposent, parlant de leur réclamer des armes,
s'est attiré l'hostilité du camp occidental. Certes les améri-
cains ne veulent pas soutenir le colonialisme belge, mais il
leur apparaît trop clairement que les événements du Congo
ne sont pas propices à l'apparition des nationalistes modé-
rés dont ils souhaitent voir l'avènement en Afrique. Il leur
est essentiel d'autre part que la décolonisation de l'Afrique
se fasse sans mettre en pièces l'unité du camp occidental :
or ce qui se produit au Congo implique effectivement ce
risque.
vers
20
C'est pourquoi Hammarskjoeld, qui passera sans doute
dans l'histoire des Nations Unies comme le dernier Secré-
Inire général dont les américains aient pu user à leur gré,
(découvre à son tour le droit des tribus à disposer d'elles-
momes, derrière celui de l'Union minière à disposer du
Katanga. Et c'est pourquoi Lumumba est cette fois défini-
livement impuissant.
Mais Léopoldville est une ville peuplée de politiciens
impuissants : à ceux-ci l'ONU, venue pour restaurer l'ordre
et rétablir l'unité, offre chaque jour le spectacle de sa
propre impuissance, de son désordre et de sa division. Car
si le Congo est aujourd'hui l'échec des noirs à organiser
leur propre société, il est tout autant celui de l'ONU à
organiser cette société à leur place. En effet depuis qu'elle
a débarqué au Congo ses nuées de soldats et de spécialistes,
l'ONU n'a pas trouvé la moindre réponse aux problèmes :
le chômage, de l'avis des fonctionnaires internationaux
eux-mêmes n'a jamais été plus élevé, les industries étant
toujours au point mort ; le problème de la subsistance des
gens n'a pas dépassé le stade des dossiers et des rapports.
En fin de compte tout s'est passé comme s'il existait
une ligne précise au-delà de laquelle l'activité politique des
masses congolaises était incapable d'aller : cette ligne, c'est
celle qu'elles atteignirent le jour de la reconnaissance de
l'indépendance et du départ sinon de la totalité de la
population blanche, du moins des fonctionnaires coloniaux
et de l'appareil répressif. Depuis ce jour en effet les masses
n'ont pas fait le moindre pas en avant sur la voie de la
résolulion des problèmes qui se posaient au pays, et dont
les plus importants étaient et sont toujours : la constitu-
tion d'un appareil de gestion politique et économique ; la
création d'une nation congolaise réellement unifiée, unifiée
par la volonté des populations noires et non parce que le
hasard des rivalités impérialistes de l'Europe en a décidé
ainsi ; la lutte contre le tribalisme. A cet égard il est insuf-
fisant de dire seulement qu'aucun pas en avant n'a été fait :
car avec l'effondrement de l'activité politique des masses,
c'est un retour en arrière qui s'est produit, non pas comme
on le prétend vers la « sauvagerie » (concept d'ailleurs
dépourvu du moindre sens) mais vers des formes de vie
qui ne peuvent en aucun cas servir à résoudre les problè-
mes actuels du Congo.
L'évolution congolaise présente un cas-limite dans
l'histoire de la décolonisation. La domination impérialiste
dans les pays colonisés n'a été liquidée, en règle générale,
et ne pouvait l'être, que lorsqu'une force indigène de
« relève » suffisamment importante s'est présentée pour la
contester; force qui de ce fait même, était capable
d'assumer le pouvoir dans le nouvel Etat, ou l'est devenue
au cours de la lutte contre l'impérialisme. A des degrés
21
divers, aux Indes, en Tunisie, au Maroc une bourgeoisie
indigène s'était développée sous la domination étrangère,
qui a assuré un passage relativement pacifique à l'indé-
pendance. En Chine ou même en Indochine, cette force
aurait pu être le prolétariat à la tête de la révolte agraire ;
des facteurs que l'on a analysé ailleurs (2) l'ont rendu
incapable de jouer ce rôle et, au cours de la longue lutte
anti-impérialiste, une puissante bureaucratie s'est formée.
La constitution d'un nouvel appareil d'Etat, dominé par
elle, a progressé dans ce cas parallèlement à l'expulsion de
l'impérialisme, pour ainsi dire kilomètre carré par kilo-
mètre carré. En Algérie, un phénomène assez analogue se
déroule actuellement sous nos yeux. Ailleurs, -- au Ghana,
par exemple la lutte n'a pas pris un caractère militaire,
mais une pression politique formidable des masses prolon-
gée pendant des années a obligé l'impérialisme à se retirer,
c'est alors le parti politique de masse formé pendant cette
période qui joue le rôle d'appareil unificateur, en utilisant
les structures étatiques léguées par l'impérialisme.
Si la domination impérialiste n'a pas suffisamment
transformé le pays pour y créer des classes au sens mo-
derne bourgeoisie, prolétariat capables de diriger la
lutte pour l'indépendance et le nouvel Etat, une bureau-
cratie politique ou militaire tend à se former, qui remplit
ce rôle. Mais une telle bureaucratie ne peut pas se former
dans n'importe quelles conditions : elle apparaît lorsque
la lutte des masses contre la domination étrangère atteint
une certaine intensité et durée, sans être toutefois capable
de s'organiser et de se diriger elle-même. Ces conditions
ne se sont pas présentées au Congo. La situation générale
de l'Afrique
et du monde en 1959-1960 comme aussi
leur propre faiblesse, ont obligé les Belges, à peine la lutte
des masses commencée, de se retirer. Les tensions accumu-
lées pendant la période coloniale ont conduit à une explo-
sion, qui a déchiqueté l'appareil d'Etat (qui aurait pu, dans
d'autres circonstances, être le pivot d'une transition vers
une évolution « normale »). Ce couvercle une fois éclaté,
que resta-t-il ? Une société qui affronte les problèmes de
son passage à l'époque moderne ---- unité nationale, consti-
tution d'un appareil d'Etat sans que son degré de déve-
loppement y ait créé les forces sociales qui pourraient les
résoudre. Les masses, prêtes à se battre contre leurs tyrans
d'hier, n'en sont pas encore au point de cohésion et d'homo-
généité qui leur fasse poser le problème de la direction de
leur propre société. Alors les seuls liens unificateurs d'une
société pré-capitaliste reprennent leur force : solidarités
locales, loyautés tribales, etc.
(2) V., dans le N° 2 de cette revue, l'article de P. Brune sur
la Chine.
22
Dans ces conditions, il est impossible de conclure une
revue des points les plus saillants de la situation congo-
laise, par une analyse des perspectives. Car si dans le petit
monde des politiciens de Léopoldville et d'Elisabethville
« tout est possible » comme l'expliquait gaiement un des
commissaires-étudiants de Mobutu, par contre, en ce qui
concerne les masses, qui sont seules capables d'une relance
réelle des événements, il semble que tout soit impossible.
En l'absence de toute autre force et de toute autre classe
apte à prendre le relai des masses et d'imposer à la situa-
tion actuelle un dénouement qui lui soit favorable, le Congo
tout entier vit actuellement sans pouvoir dominer sa propre
histoire.
S. CHATEL.
23
1
Le gaullisme et l'Algérie
1. Au sens où la « politique » est une représentation, le
spectacle français n'a pas changé son programme depuis
un an. Le Président préside, les Français expédient leurs
affaires courantes.
Mais, par rapport aux problèmes que le pouvoir de de
Gaulle avait à résoudre, la situation française s'est sensi-
blement modifiée ; dans le bilan du régime les échecs qui
se sont accumulés en quelques mois pèsent de plus en plus
lourd.
Enfin, à un autre niveau, le plus important, celui où
est posée en permanence la question : qui fait l'histoire ?
un bouleversement profond des positions s'est opéré.
Comme tous les impérialismes occidentaux, plus même
qu'aucun autre, l'Etat français non seulement à reculé de
concessions en concessions devant l'immense soulèvement
des peuples sous tutelle ; mais il a complètement perdu
sur ce terrain le monopole de l'initiative.
La guerre d'Algérie est ce qui met en communication
ces trois niveaux, celui de la politique officielle, celui des
problèmes du capitalisme, celui de la lutte des classes. Mais
elle-même prend en chacun d'eux des significations diffé-
rentes. Elle est un élément stable du décor où se joue la
comédie politique. Mais elle est aussi l'échec le plus cuisant,
le moins facile à travestir, de la tâche la plus urgente que
la Ve République devait accomplir ; enfin elle ne demeure
pas ce qu'elle était déjà depuis six ans : le défi non relevé
qu'une poignée de fellahs jette à l'un des premiers capita-
lismes du monde ; elle devient maintenant un épisode, l'un
des derniers, l'un des plus sanglants, l'un des plus exem-
plaires, mais un épisode dans l'irréversible histoire de la
décolonisation.
2. Depuis des mois le tissu dans lequel l'impérialisme
avait enveloppé le monde s'éraille, usé ici, troué là. Le
contenu social des luttes menées par les étudiants coréens,
japonais ou turcs, d'une part, des révolutions cubaine ou
algérienne d'autre part n'est assurément pas identique, ni
par conséquent l'importance de la défaite que le capitalisme
occidental subit dans ces différents pays. Mais il y a par-
tout défaite. Et surtout la signification positive d'ensemble
de ces mouvements éclate ouvertement : ceux qui étaient
dans la politique mondiale, dans l'histoire de l'humanité
24
des objets, ces peuples qui n'existaient pas autrement que
par leur situation stratégique, leur sous-sol ou le pitto-
resque de leurs maîtres, conquièrent la subjectivité, disent
Nous, bouleversent les calculs de chancellerie, contraignent
les « Grands » à refaire, à défaire et à refaire encore leur
tactique à toute allure, suscitent une bataille formidable
pour le contrôle de l'ONU.
Or cette autonomie, c'était déjà depuis des années le
sens véritable de la lutte des algériens : victorieux dès qu'ils
eurent pris, avec les armes, leur sort entre leurs mains.
Dans le contexte actuel cette lutte revêt ainsi une signifi-
cation exemplaire : toute l'Asie, toute l'Afrique, toute
l'Amérique latine s'y reconnaissent, au-delà des divergences
idéologiques. En elle se ramasse et s'exaspére la poussée
que ces peuples exercent non seulement contre la domi-
nation occidentale, mais plus profondément contre la
monopolisation de l' « humanité » par l'Europe.
Avant, le combat des algériens demeurait relativement
isolé. De Gaulle s'était assuré une espèce de monopole sur
le règlement de la question ; d'un autre côté la détente
entre les deux blocs incitait Khrouchtchev à ménager Paris
pour tenter de briser l'unité atlantique ; enfin les pays
africains étaient encore trop peu nombreux et trop tribu-
taires de la France pour pouvoir soutenir le GPRA, qui ne
trouvait finalement d'ouverture que du côté de l'impuis-
sante Ligue Arabe. Tous ces éléments tendaient à main-
tenir, sinon l'Algérie, au moins le problème dans la sphère
de décision française.
Désormais l'Algérie n'est plus un problème français.
Déjà, dans les mots, Paris l'avait admis en acceptant le
principe de l'autodétermination. Mais au-delà des vocables,
et en dépit des intentions de de Gaulle, la réalité est venu
confirmer que le problème échappait au capitalisme fran-
çais : la rupture des pourparlers de Melun et le vide de la
conférence du 5 septembre témoignent de cette situation
nouvelle.
3. A partir de cette constatation, deux implications
doivent être soulignés. On a présenté la rupture des pour-
parlers uniquement comme le fait de l'Elysée, de son
intransigeance. Mais si les rapports ont été rompus, c'est
aussi que le GPRA n'a pas voulu capituler, que les algé-
riens n'étaient pas vaincus, que le degré de participation
des masses à la lutte demeurait toujours aussi élevé. Après
le 24 janvier et la tournée dite des « popotes », de Gaulle
entendait à coup sûr utiliser sa victoire sur les ultras pour
négocier, mais de manière à ne pas décupler les « inquié-
tudes » des militaires, qu'il avait pu constater sur le
terrain, c'est-à-dire en obtenant l'équivalent d'une reddi-
tion militaire de l’ALN. Cette stratégie devait trouver dans
la couche petite bourgeoise algérienne un partenaire
compréhensif. C'était un calcul deux fois faux :
25
a) la direction frontiste a opposé à cette tentative de
fractionnement une unité renforcée ; la preuve a été admi-
nistrée que non seulement la fraction petite bourgeoise
algérienne (les « libéraux ») n'a aucune force autonome,
aucun pouvoir de capter les masses, mais qu'au sein même
du Front les éléments issus de cette couche étaient absorbés
complètement et qu'ils ne formaient pas une tendance
politique réellement distincte. C'est là un fait extrêmement
important, puisqu'il signifie que le pouvoir dans l’Algérie
indépendante ne sera probablement pas détenu par la
bourgeoisie dans les formes « démocratiques » occiden-
tales. Il est du reste clair que celle perspective n'était
ouverte qu'autant que le capitalisme français pouvait par-
venir à un compromis avec le GPRA. On s'explique alors la
tentative désespérée faite par Bouirguiba pour relayer de
Gaulle et rendre vie à la fraction « libérale » du Front,
par exemple en formant un gouvernement unique où la
bourgeoisie tunisienne pourrait peser de tout son poids sur
la bureaucratie algérienne. Quel que soit le sort du projet,
il y a gros à parier que la mana'uvre échouera : le potentiel
révolutionnaire que représente le FLN dans les masses
nord-africaines est sans commune mesure avec le prestige
de Bourguiba.
b) les « inquiétudes » de l'armée ne sauraient être
apaisées à si bon comple. Il y a beau temps qu'elle n'est
plus un instrument destiné à sa fin officielle : désarmer des
rebelles. Serait-elle parvenue à une victoire militaire, ce
qui n'est
pas
le cas et n'a exactement aucun sens en l'occur-
rence, qu'elle n'en resterait pas moins une force sociale
gérant ou prétendant gérer les campagnes et les banlieues
algériennes. En particulier une reddition militaire de la
résistance ne saurait lui suffire si par la suite le Front
devait être reconnu par Paris comme une force politique
officielle et si le droit lui était consenti de postuler, par la
voie électorale, à la direction des affaires algériennes.
Plus la guerre dure, plus l’Algérie devient aux yeux
de l'armée le test de son propre rôle, la justification de son
existence. Décrocher les officiers de l’Algérie, ce n'est pas
du tout un simple problème stratégique de regroupement
de troupes, c'est un problème social de transfert de couche
gestionnaire, c'est-à-dire un problème gros d'une crise. On
sait que de Gaulle n'a pas eu jusqu'ici la force de trancher
ce problème ; mais on sait aussi que cette situation pèse
lourdement sur les actes et sur les perspectives du régime
en France.
4. A la persistance de la guerre, s'ajoutent en effet
les échecs que l'Etat gaulliste a rencontrés dans toutes les
directions. Assurément la croissance économique se pour-
suit ralentie seulement par le rétrécissement des débouchés
extérieurs et la menace de récession aux Etats-Unis : sur
ce plan la bourgeoisie française ne rencontre que des pro-
26
blèmes « techniques », en ce sens qu'elle a les moyens
de les résoudre ; on peut s'attendre du reste que les
syndicats appuieront des revendications de salaires, dont
la satisfaction permettrait somme toute de relancer les
secteurs productifs les plus touchés.
Mais les grandes tâches de « rationalisation » des
structures n'ont même pas été entamées ; elles n'existent
guère que sous forme de projet dans les cartons du Comité
Rueff-Armand. Ni dans la question agricole, ni dans la
question de la distribution, des mesures décisives n'ont été
prises. Le programme et les hommes existent, et si l'on
examine les propositions faites par le Comité déjà cité, on
se trouvera confirmé dans l'appréciation du gaullisme
comme expression de la tentative du grand capital à rationa-
liser sa domination sur la société. Mais ce qui freine cette
tentative, c'est l'impossibilité de mettre en place de
nouvelles structures politiques, correspondant à cette
rationalisation.
Laissons de côté la politique extérieure où l'échec est
général aussi bien en matière européenne qu'atlantique ou
mondiale. Sur le plan intérieur la possibilité du gaullisme
reposait sur la neutralité bienveillante de l'ensemble de la
population : en l'absence d'un parti fortement charpenté
qui lui eût permis de s'informer de l'opinion et d'agir sur
elle, le pouvoir de de Gaulle ne pouvait prendre appui que
sur un... climat. Mais ce climat lui-même n'existait dans
l'opinion que sous bénéfice d'inventaire. Or l'inventaire est
maintenant facile à faire : les jeunes continuent à partir
en Algérie, le pouvoir d'achat a baissé depuis 1958, la
marge entre les prix à la production et les prix à la consom-
mation est toujours aussi forte, on peut de moins en moins
s'exprimer.
De ce fait la rupture entre le pouvoir et le pays s'est
aggravée. La fonction du Parlement a été réduite à rien ;
le gouvernement lui-même a été littéralement doublé par
un système de commissions où siègent les conseillers per-
sonnels de de Gaulle ; aucun parti n'est venu combler le
désert qui s'étend entre l'Elysée et l'ensemble de la popu-
lation. Le seul moyen dont dispose l'Etat, c'est l'ensorcel-
lement : mais il n'agit plus que sur les vieilles bretonnes.
Ainsi à mesure que la solution des différents problèmes
posés au capitalisme français se fait attendre, en particu-
lier avec la prolongation de la guerre d'Algérie les diffé-
rentes tendances qu'il avait tenté de capter ou de neutra-
liser reprennent leur mouvement centrifuge. De cet
écartèlement, il est mille expressions politiques, qu'il serait
fastidieux de dénombrer. Les mêmes contradictions qui ont
miné la IVe République et que le gaullisme avait grippées
reprennent vie ; mais ce n'est pas encore le plus important.
5. Dans leur immense majority les travailleurs sont
restés passifs depuis le 13 mai : la solution de la guerre
27
d'Algérie leur semblait dépasser leurs propres forces. Les
actions que le prolétariat a menées ici ou là depuis le début
de cette année sont restées dans leur but comme par la
forme des luttes essentiellement revendicatives. Le seul
fait vraiment significatif dans ce pays depuis un an, c'est
qu'une fraction, encore infime, de la jeunesse, intellectuelle
surtout, mais aussi travailleuse, s'est mise à résoudre par
elle-même et pour elle-même la situation que lui crée la
guerre d'Algérie.
Pour elle-même parce que, pris à la lettre et dans ses
origines le refus que quelques appelés opposent au service
militaire ne peut pas constituer de soi une solution ni une
esquisse de solution à la guerre, ni une activité politique
exemplaire ; ce que le réfractaire refuse, c'est sa participa-
tion à la guerre. Mais il y aurait plus que de l'hypocrisie
à s'indigner d'un tel individualisme : si le PC et la gauche
non communiste n'avaient depuis six ans désespéré les
jeunes en n’opposant à l'envoi du contingent en Algérie
que des võux pieux et des votes de confiance à l'armée,
l'insoumission ne leur fut sans doute pas apparue comme
une solution.
Mais s'il est vrai que le courant du refus prend source
dans le croupissement des partis, dans la dégénérescence
des traditions prolétariennes de solidarité internationaliste
et d'anticolonialisme, il ne peut pas être réduit à une somme
d'actes de désespoir sporadiques. On ne comprendrait pas
que la publication de ces actes ait soulevé dans l'opinion
un intérêt nouveau pour la question de l'Algérie, de la
guerre et des institutions ; force est de constater qu'à partir
de ces décisions individuelles une assez large fraction de
la jeunesse s'est mise à considérer son rapport avec la
guerre d’Algérie autrement que comme une détestable
fatalité ; les futurs appelés s'interrogent, dans les discus-
sions des étudiants il n'est question que de ce problème.
La déclaration des intellectuels et le procès du réseau
Jeanson sont venus donner à cette attitude une nouvelle
publicité en même temps qu'un sens plus large : on voit
de paisibles romanciers ou d'intègres commis de l'Etat
reconnaître publiquement que somme toute le devoir mili-
taire n'est pas une obligation incontestable et qu'en se
battant contre l'armée française les algériens luttent pour
la liberté ; au procès du Cherche-Midi les inculpés et leurs
défenseurs font rouvrir le dossier de la torture, en appellent
à quelques témoins irrécusables par l'accusation elle-même,
déclarent et justifient leur solidarité pratique avec les
algériens. Les mesures de répression prises aussitôt par
le gouvernement font évidemment rebondir l'affaire : les
protestations se multiplient ainsi que les prises de position
jusque, dans des secteurs de l'opinion demeurés jusque là
silencieux.
Tout cela n'est certes pas la révolution. Tant que ce
28
niouvement n'atteindra pas les masses travailleuses, ne
serait-ce que sous la forme de la participation d'une mino-
rité d'employés et d'ouvriers, la contestation dont il est
porteur n'atteindra que les formes les plus apparentes de
l'oppression et de l'exploitation. Les travailleurs représen-
tent une force immense parce que dans leur condition est
inscrite une contestation totale de la société. Cette force
peut être réveillée par les initiatives des jeunes, par les
appels des intellectuels, à condition que les travailleurs
ne se contentent pas d'attendre des mots d'ordre venus d'en
haut, mais prennent à leur tour l'initiative de l'action.
Car c'est, on l'a dit, par elle-même qu'une fraction de
la jeunesse a tenté de résoudre son problème, et là est
l'important. Pendant des années les jeunes ont été condam-
nés à l'alternative suivante : ou bien faire joujou avec le
hochet que les partis leur offraient en guise de politique,
ou bien s'en désintéresser complètement, et de toute
manière ils finissaient par partir à la guerre, c'est-à-dire
que de toute manière, politique ou pas, leur sort ne se
trouvait pas modifié. Ils refusent maintenant cette alter-
native et cela s'avère être la politique la plus efficace, car,
à partir de là, tout commence à bouger, y compris les
organisations les plus respectueuses de la légalité.
Il y a évidemment une affinité profonde entre la déci-
sion de refuser concrètement la guerre, aussi minoritaire
et isolée soit-elle, et le grand mouvement de décolonisation
qui fait changer de mains l'initiative à l'échelle mondiale.
Dans les deux cas des pouvoirs établis, des traditions, des
valeurs et des conduites si enracinées qu'elles passaient
pour une nature
tout cela est contesté, réfuté par des
actes simples. Bien sûr quand ce sont les paysans, les
ouvriers et les intellectuels cubains ou algériens qui effec-
tuent ce renversement, c'est une révolution parce qu'à la
fin il n'y a plus d'autre pouvoir que celui qui émane de leur
force ; quand ce sont les étudiants coréens ou turcs, c'est
une révolte, qu'une bourgeoisie libérale ou l'armée peut
confisquer à son profit ; quand c'est un pour mille du
contingent français, c'est seulement un indice, l'écho de
ces révoltes, de ces révolutions dans un pays moderne
terrassé par la « bonne vie ». Mais ce rien statistique
bouleverse toutes les positions.
6. A partir de l'automne, la situation en France a
commencé à se modifier à un égard important : l'attitude
des gens face à la guerre d'Algérie. La conférence de presse
de de Gaulle le 5 septembre, où celui-ci est apparu complè-
tement hors de toute réalité ; le mouvement d'insoumis-
sion ; le procès de réseau Jeanson et les faits dont il a fourni
la confirmation judiciaire, pár témoignage sous serment
de hauts fonctionnaires sur les tortures en Algérie ; le
« Manifeste des 121 » et les sanctions prises contre ses
signataires tous ces événements ont joué le rôle de cata-
29
lyseurs d'un réveil de l'opinion qui se dessinait déjà depuis
le printemps.
Ce réveil est encore limité à une fraction relativement
petite de la population ; il est surtout vif chez les étudiants.
C'est ce qui explique que ce soit l’U.N.E.F. qui ait pris
l'initiative d'une manifestation publique « pour la paix
négociée en Algérie». Il est certain, en particulier, que dans
la classe ouvrière la volonté de s'opposer par des actes à
la continuation de la guerre reste encore faible. C'est la
raison pour laquelle les invraisemblables manquvres du
P.C., visant à saboter la manifestation, ont été couronnées
d'un relatif succès. Le nombre des manifestants du 27 octo-
bre était petit pour une ville comme Paris, et peu d'ouvriers
y ont participé. Mais le P.C. a enregistré une cuisante
défaite parmi les étudiants : à peine deux centaines d'étu-
diants communistes ont accepté de se désolidariser de leurs
camarades en se réunissant paisiblement à la Sorbonne,
pendant que les autres allaient se faire matraquer par la
police. Cela montre que la coupure entre le vieil appareil
bureaucratique de Thorez et la jeunesse va en s'approfon-
dissant.
Il n'empêche que la manifestation du 27 octobre a
marqué un réel pas en avant, à plusieurs titres. Compte
tenu des manæuvres de diversion du P.C. et de la C.G.T.,
compte tenu aussi de la prévision certaine de bagarres avec
la police, la réunion de 15.000 manifestants n'est nullement
négligeable ; et leur nombre rendait ridicules par compa-
raison les quelques centaines de contre-manifestants fas-
cistes. Une proportion importante des participants ont
montré que pour eux, manifester c'était manifester, et non
pas se disperser paisiblement après avoir entendu des
discours encourageants.
Le point le plus fort de la manifestation est qu'elle a
existé, autrement dit que pour la première fois depuis des
années, une fraction de la population et surtout de la jeu-
nesse montrait sa volonté de ne plus subir passivement le
sort que lui prépare le gouvernement. Son point le plus
faible, a été contenu politique. Les manifestants
criaient « Paix en Algérie », « A bas la guerre », « Arrêtez
les tortures », « Négociation ». Presque personne n'a
réclamé l'indépendance de l'Algérie ; personne n'a mis en
cause le régime responsable de la guerre.
7. Nul doute que ce début d'une activité de masse contre
la guerre d'Algérie n'ait joué un rôle dans le revirement
que le discours de de Gaulle du 4 novembre représente par
rapport à ses déclarations du 5 septembre. Il venait s'ajou-
ter à la multiplication et à l'accélération des signes d'une
détérioration irréversible de la situation de l'impérialisme
français. L'échec de Melun, loin d'affaiblir le F.L.N., avait
renforcé la volonté de lutte des algériens et détruit les
illusions qui pouvaient subsister sur de Gaulle. Les pro-
son
30
messes chinoises et russes d'assistance au F.L.N. menacent
de se matérialiser dans un délai rapproché. Cette perspec-
tive incite les autres Occidentaux, et singulièrement les
Américains, à renforcer leur pression sur le gouvernement
français pour obtenir une solution rapide du problème
algérien. Enfin le caractère chimérique de la tentative,
sérieuse ou pas, de de Gaulle, de susciter une « troisième
force » algérienne était démontré de façon éclatante ; à
peine réunies, les « commissions d'élus » (choisis, comme
on sait, par l'administration), commencent par réclamer
des négociations avec le F.L.N., et les députés musulmans
de l’U.N.R. font de même.
Le discours du 4 novembre traduit le nouveau recul
imposé par tous ces facteurs à l'impérialisme français,
mais crée en même temps une situation nouvelle. La nou-
velle ouverture en vue de négociations avec le F.L.N., quel-
ques semaines à peine après que l'idée d'un « nouveau
Melun » ait été catégoriquement rejetée, n'est pas le plus
important. Le plus important, c'est que l'impérialisme
français, par le truchement de de Gaulle, après l'autodéter-
mination et l'Algérie algérienne, reconnaît explicitement
que l’Algérie sera indépendante, et ne peut plus qu'expri-
mer le souhait et l'espoir que la future République Algé-
rienne maintiendra « des liens avec la France ». Les vais-
seaux sont désormais brûlés, il n'y a pas de retour en
arrière possible.
Le discours crée une nouvelle situation sur le plan
international : il se peut qu'il calme la prochaine discussion
de l’O.N.U., mais il est désormais reconnu officiellement
que l’Algérie n'est pas une affaire intérieure française. En
France même, il rend d'abord évidente aux yeux de tous
l'absurdité de la continuation de la guerre. Il constitue
d'autre part et surtout, une mise en demeure aux éléments
activistes de l'Armée de se soumettre ou de s'insurger
ouvertement.
Cela certes ne signifie pas que le discours du novem-
bre, ni même le référendum prévu pour le début de 1961,
résolvent le problème algérien. Pour parvenir à sortir de sa
situation actuelle, le gouvernement de Paris doit d'abord
s'imposer à l'Armée d'Algérie ; il doit ensuite composer
avec le F.L.N. On sait que ces deux exigences sont en
conflit.
Il ne s'agit pas ici de jouer au prophète. Mais d'ores
et déjà, certains points sont acquis :
a) Tout « bao-daïsme » est exclu en Algérie. Il n'y a
aucune fraction de la bourgeoisie ou des cadres musulmans
qui soient disposés, comme Bao-Daï en Indochine, à jouer
le rôle d'un gouvernement « indépendant » et à prendre
la responsabilité politique de la guerre contre le F.L.N. Les
députés musulmans gaullistes eux-mêmes réclament la
31
-
négociation. Cela montre qu'il n'y aura de : « République
Algérienne » qu'avec le F.L.N.
b) Un nouveau régime - résultant par exemple d'un
coup d'Etat de la fraction ultra de l'Armée qui essaie-
rait de revenir en arrière par rapport au gouvernement de
Gaulle rencontrerait non seulement une opposition immen-
se et probablement active en France même, mais aussi
l'hostilité totale du monde extérieur et aurait à faire face
presque certainement à une intervention russo-américaine
combinée pour arrêter la guerre. Le résultat de son avène-
ment serait sans doute d'accélérer l'indépendance de
l'Algérie. Cela montre qu'une tentative des ultras pour
s'emparer du pouvoir, et encore plus son succès, sont fort
improbables.
c) Le référendum projeté montre la situation parado-
xale où se trouve le capitalisme français. Avec son Armée
et son appareil d'Etat noyautés par des groupes qui s'oppo-
sent à la politique officielle et la sabotent ouvertement. il
est obligé contre ses propres instrument, d'en appeler « au
peuple ». Le gouvernement doit prouver à nouveau sa légi-
timité, après avoir ridiculisé le Parlement qui devait en
être la source. Cela montre que le problème d'un fonction-
nement normal des institutions politiques capitalistes n'a
pas été résolu avec la V° République.
8. Mais encore une fois, pour ceux qui s'opposent à la
guerre et reconnaissent dans la lutte du peuple algérien
pour son indépendance, une lutte juste et positive, la ques-
tion n'est pas de spéculer sur ce que peut ou ne peut pas
faire de Gaulle. Ce que de Gaulle « a fait » jusqu'ici, il
ne l'a fait que contraint par la résistance indomptable des
algériens ; et aussi, dans une mesure malheureusement
infiniment plus petite, par le commencement d'une oppo-
sition active à la guerre qui se dessine en France. La fin
rapide de la guerre, et encore plus, le contenu véritable
de l'indépendance algérienne, seront fonction du dévelop-
pement de cette opposition. Plus l'impérialisme français
sera faible chez lui, et moins il pourra tenter d'imposer à
travers la paix ses intérêts d'exploiteur au peuple algérien.
Il faut que l'opinion soit éclairée en France, non seule-
ment sur les tortures et les atrocités de la guerre
sur ses inconvénients
pour
les français mais surtout sur
le contenu réel de la lutte des algériens ; contenu politique,
mais aussi économique, social et humain. Il faut que l'oppo-
sition à la guerre se manifeste activement, dans les univer-
sités et dans les usines. Il faut que les masses imposent
la seule solution à la guerre : l'indépendance incondition-
nelle de l'Algérie.
Jean-François LYOTARD.
ou
32
Dix semaines en usine
« Qu'est-ce que j'ai bien pu venir foutre ici, il faut
être complètement cinglé ». C'est ce que je me répète depuis
une heure inlassablement. Il est sept heures et demie du
matin. Comme d'habitude, le matin, j'ai mal au cœur, la
tête vide et je n'arrive pas à coordonner mes mouvements.
Ma brosse est mauvaise, elle ne mord pas bien la gomme.
Je peine et le nombre de pièces de la caisse gauche est
ridiculement petit, alors que dans la droite il est innom-