SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les trois mois
42, rue René-Boulanger, PARIS-X.
Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19
Comité de Rédaction :
Ph. GUILLAUME
F. LABORDE
D. MOTHE
Gérant : P. ROUSSEAU
3 N.F.
Le numéro
Abonnement un an (4 numéros)
Abonnement de soutien
10 N.F.
20 N.F.
Abonnement étranger
15 N.F
Volumes déjà parus (I, nº$ 1-6, 608 pages ; II, nºs 7-12,
464 pages ; III, nºs 13-18, 472 pages ; 5 N.F. le volume.
IV, nºs 19-24, 1 112 pages ; V, nºs 25-30, 648 pages : 10 N.F.
le volume.).
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure..
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
1,00 N.F.
0,50 N.F..
sa
La signification des grèves belges
La vague de grèves qui, du 20 décembre au 18 janvier, a
couvert la Belgique et étonné le monde est sans doute, après
les événements de Pologne et de Hongrie en 1956, l'événement
le plus marquant du mouvement ouvrier depuis la guerre.
Pour la première fois depuis de longues années, le proletariat
d'un pays industrialisé et riche descend par centaines de
milliers dans un combat qui le met directement aux prises
avec le gouvernement capitaliste. Comme toujours dans ces
cas, la classe ouvrière rassemble immédiatement autour d'elle
tout ce qui n'est pas pourri dans la population -- c'est-à-dire
l'immense majorité. Les petits commerçants de Wallonie
participent aux manifestations ; les femmes, plus combatives
encore que les hommes, renforcent les piquets de grève ;
comme à Budapest, la jeunesse presqu'entière se mobilise
contre l'Etat et des garçons de quinze ou dix-sept ans forcent
les cordons qu'opposent aux manifestants Alics et dirigeants
syndicaux ; les barrières entre les ouvriers et les intellectuels
qui se rangent de leur côté fondent au feu de bois des piquets
de grève. Le soldat de métier qui monte la garde sur un pont
dit : « Je ne tirerai jamais sur pareil à moi », et les curés
déclarent que la cause des ouvriers est juste. Dans toute la
Wallonie, le signe d'une situation révolutionnaire est présent
pendant trente jours dans l'extraordinaire unification de la
population, la solidarité totale entre ceux qui luttent, l'aboli-
tion des distances entre les individus, les professions et les
âges.
Le signe d'une situation révolutionnaire on le trouve aussi
dans l'origine du mouvement. Depuis de longs mois, le Gouver-
nement prépare la cuiller destinée à vider l'océan de la
pagaille capitaliste ; depuis de longs mois, la bureaucratie
syndicale et politique bavarde et brandit des menaces symbo-
liques de grève d'une ou de vingt-quatre heures. Mais lorsque
la Loi unique vient devant le Parlement, les ouvriers sans plus
attendre des ordres, prennent l'affaire entre leurs mains et
déclenchent la grève. C'est parmi les plus exploités que le
mouvement a, encore une fois, trouvé son origine : les ouvriers
communaux. Et l'extension de la grève dans la sidérurgie est
marquée, dans plusieurs cas, par de violentes bagarres entre
les ouvriers et les délégués syndicaux.
1
ne
Mais si l'on peut discerner facilement dans les événements
de Belgique le caractère des grands mouvements prolétariens,
il importe d'en reconnaître les limites, qui furent aussi les
conditions de l'échec final. Les ouvriers ont commencé par
élire, dans plusieurs endroits, des Comités de grève formés
de travailleurs du rang ayant joué un rôle dans le déclenche-
ment du mouvement. Mais dès que les syndicats ont ratifié
le mouvement auquel ils ne pouvaient plus s'opposer, ils ont
pu facilement imposer partout leurs Comités de grève, en fait
20mmés par les sommets. Nulle part, par la suite, on
discerne une tentative des travailleurs de former leur propre
direction autonome. Tout en se méfiant de la bureaucratie
syndicale et politique, la méprisant, parfois la huant, le prolé-
tariat belge ne parvient pas en fait à se dégager de son emprise,
à s'affirmer comme direction de soi-même et de la société, à
créer un embryon quelconque de nouvelles institutions
comme l'ont été en d'autres circonstances les Comités de grève
vraiment représentatifs, les Comités d'usine, les Conseils
ouvriers ou les Soviets. Malgré certaines difficultés, la bureau-
cratie syndicale parvient à conserver d'un bout à l'autre le
contrôle du mouvement.
On retrouve ce manque d'autonomie du prolétariat lors-
qu'on regarde les objectifs du mouvement. La disproportion
entre l'ampleur et l'acharnement de la lutte ouvrière, d'un
côté, et le but formulé et apparent de cette lutte le retrait
de la Loi unique -- de l'autre côté, est telle qu'on serait tenté
de dire que le mouvement n'avait pas d'objectif, en tout cas
pas d'objectif méritant qu'on en parle. Que la bureaucratie
n'ait ni pu ni voulu donner au mouvement d'autres buts, cela
se comprend trop facilement ; quels pourraient-ils être ? Pour
la bureaucratie, l'immense lutte populaire n'était qu'une
immense cause d'embarras, car, avec les proportions qu'elle a
prises, elle n'était pas utilisable. Elle aurait pu tout au plus
être utilisée pour forcer la formation d'un gouvernement à
participation socialiste ; il est devenu rapidement clair que
la bourgeoisie n'en voulait à aucun prix. Pour l'y obliger, la
bureaucratie aurait dû radicaliser la lutte, chercher les com-
bats de rue, s'attaquer à l'appareil d'Etat -- bref, faire ce
qu'une bureaucratie réformiste a toujours été organiquement
incapable de faire. D'un bout à l'autre de la lutte, la bureau-
cratie a été prise dans cette contradiction insurmontable.
Radicaliser le mouvement, c'était se tourner contre cet appa-
reil d'Etat qu'elle a dirigé hier, qu'elle se prépare à diriger
à nouveau demain, dont elle fait de toute façon partie. S'oppo-
ser de front aux travailleurs c'était se couper définitivement
d'eux, démolir le fondement de sa propre existence, sans
grande chance de maîtriser les événements. De là sa tactique
exclusivement dilatoire, l'attente de l'usure de la grève, son
refus de l'ordre de grève générale, son refus de la marche sur
Bruxelles, sa menace d'abandon de l'outil destinée à calmer
2
>
les grévistes et jamais réalisée. Tout autant et pour les mêmes
raisons, la bureaucratie était-elle incapable d'assigner au mou-
vement un objectif réel quelconque.
On serait tenté de dire que le mouvement n'avait pas
(l'objectif et ce serait faux. Six cent mille salariés en grève,
plus d'un million de personnes si l'on compte tous ceux qui
ont participé au mouvement, n'ont pas lutté pendant trente
jours, consenti des sacrifices énormes, sans vouloir quelque
chose d'autre et de plus important que le retrait d'une réforme
budgétaire à tout prendre plus bénigne que les mesures prises
par de Gaulle et Pinay en décembre 1958. Ce que les travail-
leurs en lutte voulaient, transparaît dans le choix qu'ils font
de leurs ennemis, des immeubles qu'ils attaquent, dans les
slogans qui sortent de la foule « Les banquiers doivent
payer »
dans ceux qu'elle reprend le plus volontiers
« Les usines aux ouvriers ». Les travailleurs voulaient lutter
contre le régime capitaliste. Mais cette volonté ils n'ont pas
pu la formuler explicitement, ni lui donner la forme d'objec-
tifs déterminés, d'un programme au sens le plus large de ce
terme. Le proletariat belge n'a pas pu se donner une perspec-
tive positive, et, pour cette raison, même le côté « négatif »,
purement défensif de sa lutte, n'a pas pu aboutir.
On se trouve donc devant une contradiction frappante
entre la combativité de la classe ouvrière, sa solidarité, sa
conscience de son opposition en tant que classe à la classe
et à l'Etat capitalistes, sa méfiance de la bureaucratie, d'un
côté ; et, d'un autre côté, la difficulté pour l'instant insurmon-
table qu'elle rencontre pour se dégager de l'emprise de cette
bureaucratie, assumer positivement la direction de ses affaires,
créer ses propres institutions, formuler explicitement ses
objectifs. Quelle est l'origine de cette contradiction, et com-
ment pourra-t-elle être surmontée ?
Disons tout de suite que les grèves belges traduisent d'une
façon typique la situation du prolétariat dans une société
capitaliste moderne. Tout d'abord, elles relèguent à leur juste
place ---- le Musée des monstruosités théoriques --- les concep-
tions qui proclamaient la disparition du proletariat, la fin de
la lutte des classes, etc. Dans un pays fortement industrialisé,
i niveau de vie supérieur à la moyenne européenne, le prolé-
larial n'est battu comme classe contre les capitalistes ; et il
x’CH batu contre le régime, non pas pour sa modernisation.
Tout autant, elles montrent le caractère caduc d'un certain
nombre de schémas: d’un pseudo-marxisme conservateur. Ce
ne sont pas les « mécanismes inexorables de l'économie capi-
laliste », mais la lentative d'Eyskens d'éliminer la pagaille
d'un secteur de l'économie capitaliste, qui a déclenché les
luttes et failli mettre par terre la bourgeoisie belge.
Mais ce que l'on constate surtout, c'est que dès qu'il lui
faut passer au plan de l'action politique qui vise l'ensemble
de la société , le prolétariat rencontre des difficultés pour
3
l'instant insurmontables. L'emprise de la bureaucratie, l'habi-
ture de confier la gestion de ses affaires aux « responsables »,
le désapprentissage des affaires de la société sont devenus
tels
que dans un pays de vieille tradition de luttes ouvrières,
l'idée qu'un réseau de Comités de grève, indépendant des
syndicats et responsable devant les travailleurs, aurait dû se
constituer aussitôt, ne se fait pas jour, même pas parmi les
militants les plus à gauche ; l'idée que cette énorme latte peut
être le point de départ d'un combat pour la transformation
socialiste de la société, encore moins.
Il serait complètement superficiel d'attribuer ce phéno-
mène à des conditions locales et, par tant, « accidentelles ».
Dans tous les pays modernes, la même difficulté est virtuelle:
ment présente, résultat d'un demi-siècle de bureaucratisation
du mouvement ouvrier et de la société en général.
Comment cette situation peut-elle être surmontée ? La
classe ouvrière belge ---. et avec elle, les éléments les plus
conscients du prolétariat européen vient de faire une expé-
rience cruciale de la bureaucratie, et c'est là sans doute la
première condition d'un changement de l'attitude ouvrière
contemporaine face au problème général de la société.
Mais à elle toute seule cette expérience peut rester totale-
ment insuffisante et conduire simplement à la démoralisa-
tion, qui n'a jamais rien appris à personne -- si un travail
n'est pas fait pour en dégager, avec les ouvriers belges et pour
eux, les leçons, pour les formuler clairement, pour tracer une
perspective positive de lutte pour la transformation de la
société. Ce travail, seule une organisation révolutionnaire peut
le faire ; une organisation qui ne vise pas à se substituer à
la classe, ni à la diriger, mais à être un des instruments que
celle-ci utilise pour sa libération. Déjà lors des grèves une
telle organisation, si elle avait existé, aurait pu jouer un rôle
capital : des idées comme l'élection des Comités de grève, leur
fédération sur le plan national, des objectifs de caractère
socialiste auraient pu être présentés à la classe ouvrière et
défendues devant celle-ci, et cela aurait pu modifier radicale.
ment l'allure et l'évolution des luttes.
Nous sommes heureux de pouvoir annoncer aujourd'hui
que des camarades belges, avec la coopération de notre orga-
nisation Pouvoir Ouvrier de France, travaillent depuis les
événements à la constitution d'une organisation révolution-
naire en Belgique.
0
Paul CARDAN.
..4
Témoignages et reportages
le déroulement des grèves
sur le
A
La grève vue par ceux qui l'ont faite
Les textes qui suivent proviennent de cama-
rades, ouvriers et intellectuels, de La Louvière, de
Liége, de Mons, de Charleroi et de Bruxelles qui
ont tous participé activement aux grèves d'un bout
à l'autre et dont certains ont joué un rôle impor-
tant dans leur déclenchement.
Lettre de A., de La Louvière.
Depuis deux ans, des signes de mécontentement se manifestaient
de plus en plus dans la classe ouvrière, surtout en Wallonie où le
inarasme économique prend de plus en plus d'ampleur. Déjà, les
grèves du Borinage en 1958 avaient ravivé la colère des Wallons.
Cependant, le mouvement s'était localisé dans la région boraine.
Début 60, un événement avait retenu l'attention des observateurs:
la grève générale du 29 janvier lancée par la F.G.T.B. Sans être un
succès total, elle avait montré la combativité de centaines de milliers
de travailleurs.
Le mythe de l'ouvrier embourgeoisé avait tremblé.
Le milieu de l'année est marqué par l'indépendance du Congo
ou le paternalisme suranné de la bourgeoisie a fait son temps. Peu
v peu sera dévoilée la manière criminelle dont elle libère une colonie:
ps im senl médecin noir, des évêques... Les « pauvres colons » sont
irrwillis avec indifférence.
En IVallonie, les usines attendues ne viennent pas ; le chômage
11t sit resorbe pas. On parle de plus en plus de fraude fiscale : dix
milliards (ili moins par an. Le gouvernement propose un remède : la
Tot illiqan. Iin document où tout le monde se perd. On arrive à
comprendre qu'on va relever le pays" sur le dos des travailleurs, qu'on
Tourhorn 1111.1 roils acquis, qu’on instaurera une nouvelle réglemen-
dation virr li chomage, etc. .
1
Lellre ile B., de Liège.
Depuis l'automne, l'agitation menée contre la loi unique avait
pris une ampleur tripussant les prévisions syndicales. Peu avant les
iménements, le journal « La Wallonie » présenta les principaux
vilégués syndicaux de la région (au même titre qu'elle eût présenté
Brigitte Bardol ou la dernière frasque de La Callas). Les articles se
Terminaient invariablement par l'apologie du syndicat et la promesse
d'aller jusqu'an bont. ».
5
en
ses
Le 10 décembre, à La Louvière, par A.
Le 10 décembre, Renard et Collard viennent parler à La Lou-
vière.
RENARD : Il égratigne constamment les parlementaires
narguant Collard assis à sa gauche., Renard rit, rit. C'est extrêmement
gênant. On dirait qu'il parle uniquement pour Collard ; qu'ils sont là
tous deux pour vider une querelle à laquelle personne ne comprend
goutte.
Renard aime les métallurgistes, « » métallurgistes, comme
il dit. Il aime les wallons aussi. Pas un mot de la Flandre. Il est
venu nous dire ce qu'il aime ; il s'en excuse. Il rit toujours, et il
aime toujours les métallurgistes et les wallons. Soit.
Loi unique, enfin. Veillée d'armes, camarades, mais... il ne faut
pas se presser. Nous avons tout le temps. Il faut s'organiser.
COLLARD : Ton de confidences. Comme Renard. Il ne faut plus
faire de la démagogie, dit-il, 'parlons entre nous, vous écoutez avec
trop de sérieux. (C'est nouveau, ça)... On écoute. La situation est
catastrophique. Nous sommes contre la loi unique. Nous avons un
programme : les réformes de structure.
Jusque là : parfait. Analyse abjective, pro-jet. Entre les deux, la
volonté des travailleurs.
Mais il manque quelque chose au schéma : les moyens d'action.
Serait-ce un détail ?
On écoute très attentivement les modalités de ce saut historique.
La tension monte, monte. Plus vite, Collard. Nous sommes d'accord
avec vous : dites-nous ce qu'on va faire. Réponse vague, molle. La
volonté reste suspendue quelque part au plafond dans les banderolles.
Une Internationale soupirée. Un type, au fond, chante très fort,
crie presque. Ça fait un peu mal.
Après cette réunion, les ouvriers ne sont pas satisfaits. L'atti-
tude du parti, des syndicats n'est pas nette. Que veulent-ils ? Tâter
le terrain ? Laisser passer la loi unique : tactique électoraliste. Les
travailleurs s'énervent, s'impatientent.
1
Le 12 décembre, à La Louvière, par A.
Deux jours plus tard, les délégués syndicaux de la fédération
du Centre se réunissent. Le ton change.
Une salle comble. Un orateur parle de la loi unique. On ne
comprend rien. Des délégués somnolent.
« Oui, chers camarades, voilà le gouvernement que nous avons.
Ces hommes qui prétendent nous diriger ne font que
le
sang », etc., etc.
Les délégués attendent visiblement la fin. L'orateur est applaudi
brièvement.
Un membre du bureau bondit à la tribune, s'excuse de ne pas
respecter la procédure tant il est emporté par la passion....
« Camarades, c'est des actes qu'il nous faut. Des paroles, on
sucer
en
a marre ».
Le second a pris la parole pour ridiculiser le premier. Il continue
en patois, la main à la hanche. On l'applaudit.
Le président veut conclure. Remous dans la salle. Des tòpes
rigolent tout haut.
« Camarades, je pense qu'on peut lever la séance », dit le
président. (Un délégué s'esclaffe). « Le bureau propose donc à chaque
secteur de défendre, d'organiser des grèves partielles, des
meetings »...
« Des grèves d'une heure, couille ! » crie un délégué.
Le président semble étonné. Une lame de protestations, blaie
l'estrade. Un type se lève dans la salle, demande la parole. Il monte
à la tribune :
« Camarades, jamais dans le mouvement ouvrier, on n'a vu
se
6
les capitalistes se foutre de nous comnie aujourd'hui. C'est notre
peau qu'ils veulent. Des grèves d'une heure, non ! C'est la grève
générale qu'on veut ! Et s'il le faut, on montera à Bruxelles ».
Applaudissements frénétiques.
Le 14 décembre, à Liége, par B.
Finalement, on se met d'accord.
Le 14 décembre, la veille du mariage du roi, une manifestation
réunit près de 50.000 participants en plein cæur de Liége. Surpris de
la réussite de cette « journée d'action », le camarade Renard haussa
le ton et harangua les ouvriers qui désiraient, tous, la grève générale.
« Grève générale au finish ? D'accord, décréta Renard, je prends la
paternité du mouvement (sic). Mais nos camarades flamands ne sont
pas prêts. Il leur faudra un certain temps. Laissez-les donc se mettre
dans le bain ». Tel était le langage le 14 décembre. Pas un mot sur
le fédéralisme. Rien que les critiques habituelles contre la loi unique,
critiques qui, à elles seules, ne pouvaient sérieusement alimenter
un îmouvement aussi général. Un ouvrier des ACEC (filiale de Herstal)
tenta bien d'obtenir un durcissement de Renard, mais il fut rapide-
ment « canalisé » dans la manifestation. Dès cet après-midi, il était
évident qu'on n'échapperait pas à la grève générale. En bon manager
syndicaliste, Renard. l'avait compris et c'est pourquoi, au comité
national FGTB du 16 décembre, il « présenta » une motion en ce sens.
Celle-ci fut rejetée à une faible majorité (pas plus de 16.000 mandats
sur 800.000 environ !). Rien n'est plus faux que dire que la majorité
contre la grève se trouvait exclusivement en pays flamand. Les régio-
nales de Gand et d'Anvers, des sections du Rupel et d'ailleurs, avaient
voté avec les mandataires wallons.
A Liége, le 15 décembre, par un ouvrier de Cockerill-Ougrée.
Les syndicats ont d'abord appelé à une manifestation nationale
pour le 15 décembre. C'était le jour du mariage royal et jour de
congé officiel. Sous la pression de la masse, la manifestation a é
ramenée au 14 décembre. L'après-midi 50.000 ouvriers se sont réunis
à la place Saint-Lambert à Liége. Plusieurs pancartes réclament une
grève générale.
Renard a pris la parole et a conclu avec la phrase ambiguë :
« Considérez-vous comme mobilisés sur un pied de guerre...
et
attendez les instructions de vos dirigeants ». La réunion s'était
déroulée dans le bruit et l'agitation. Un membre des JGS était monté
sùr l'estrade et avait tenté de prendre la parole. Il en avait été
empêché par les membres du parti. Le député socialiste Simon Paque
lui avait arraché le micro des mains et s'était adressé à la foule en
ces termes : « Restez prêts à agir. La manifestation est terminée ».
Liége, 20 décembre, par C.
Le mardi 20 décembre des employés communaux partent en grève.
Les ouvriers décident de les épauler malgré l'opposition de la
FGTB. Le 20, les ouvriers de Cockerill-Ougrée abandonnent le travail,
un délégué syndical qui avait voulu s'opposer à leur mouvement est
hospitalisé. Ils se rendent en groupe à l'Espérance de Seraing et
obligent les ouvriers de cette usine à débrayer malgré l'opposition
des délégués syndicaux. Puis ils obligent les tramways de Liége-
Seraing à rentrer au dépôt. Le même phénomène, se passe à Jemappe
et à Flémalle 3. grosses usines métallurgiques : l’Espérance de
Jemappe, Les tubes de la Meuse et Fhénix Works sont en grève encore
une fois malgré l'opposition des syndicats. Des comités de grève
organisés par les ouvriers eux-mêmes se forment.
7
Dans l'usine de Cockerill-Ougrée, le 20 décembre, par F.
Les choses sont allées très vite. Des centaines d'ouvriers ont
quitté les ateliers centraux. Ils sont allés d'atelier en atelier deman-
dant aux gars d'arrêter le travail. 3.000 hommes se sont rassemblés
dans la nouvelle usine d'acier Thomas autour d'un matériel très cher.
C'était dangereux mais c'était là où il y avait le plus de place. Il y
a eu des bagarres avec les délégués syndicaux. Ils voulaient que les
hommes reprennent le travail jusqu'à l'arrivée des instructions
officielles. On nous promettait des meetings pour le jour suivant.
Pourquoi pas maintenant, avaient demandé les hommes. Nombreux
sont restés sur les lieux pour empêcher ceux, de nuit de venir tra'.
vailler. La moitié de l'usine a seulement travaillé cette nuit. Le
mercredi tout était arrêté. Ce n'est que le jeudi que le syndicat
nous appelait officiellement à faire grève.
Le mardi 20 décembre, dans la région du Centre, par D., de
La Louvière.
Le mardi 20 décembre, la lutte a débuté, les services publics, ont
tenu parole. Les premiers rassemblements s'organisent. D'imposants
cortèges parcourent les rues des grosses communes. Les ports d'Anvers
et de Bruxelles sont bloqués.
Dans la région du Centre, les seuls services publics étaient en
grève, mais la tension était forte partout dans les entreprises privées.
La presse de l'opposition signale « que les mots d'ordre ne sont
que partiellement suivis », Précisons que les ouvriers ne répondaient
à aucun mot d'ordre, ils avaient compris l'importance de l'enjeu. Le
peuple se fachait !
Le mardi 20 décembre, par B., de Liége.
C'est le mardi 20 décembre que la loi unique vint en discussion
à la Chambre. Malgré le vote négatif du 16 décembre (1), les militants
de base des secteurs publics déclenchèrent le mouvement ce jour
même. Le rôle de pointe des secteurs publics s'explique si on sait
que les dispositions prévues par la loi unique prévoyaient avant tout
đes mesures d'austérité concernant les retenues sur les traitements
de' ces agents, surtout en matière de pensions. Il ne signifie pas que
ces agents eurent, à priori, le rôle le plus combattif car, par la suite,
certains secteurs de l'enseignement, notamment à Liége-ville, votèrent
la reprise du travail dès le 11 janvier. Ce qui est remarquable, par
contre, c'est que les ouvriers du secteur privé se joignirent, dès le
lendemain 21 décembre, dans toute la région, à ce mouvement local,
uniquement lancé par les secteurs d'employés communaux, provin-
ciaux, enseignants, etc. En trois jours, la paralysie fut complète dans
le bassin liégeois. Elle l'était également au port d'Anvers et dans
les secteurs publics de Gand. On retiendra aussi que le secteur des
cheminots joua un rôle déterminant dans le déclenchement de la
grève. C'est du Namurois (des ateliers et remises de Salzinnes et
Ronet) que partit le mouvement, dès le 20 décembre. Le 21, à 16 h.,
aucun train ne circulait dans la partie sud du pays. Peut-on imaginer.
plus confondante combativité de la classe ouvrière ?
Le 22 et 23 décembre, à La Louvière, par D.
Le 22 décembre la grève se généralisait. Les métallos débrayaient
en Wallonie, les mineurs suivaient et le préavis était déposé chez
Gazelco. La colère des travailleurs leur avait fait choisir d'instinct
l'arme la plus efficace, l'arme qu'ils paient du prix même de leurs
sacrifices, mais l'arme décisive des grands combats prolétariens. Les
travailleurs se battent pour leur pain, pour leur place dans la société,
contre cette loi de malheur née de la conspiration de la réaction poli-
(1) Au Comité National de la FGTB.
i 8
lique et de la haute finance. Des travailleurs chrétiens tournent le
dos à leurs dirigeants.
Notre région du Centre affichait un beau tableau de combat :
grève totale dans les services publics, communaux et enseignants. Les
chemincts de la gare de formation de Haine-Saint-Pierre commen-
caientà débrayer ! Le trafic ferroviaire s'éteignait progressivement
dans la région du Centre. Dès ce jeudi 22, naissent les premiers
incidents : les forces de l'ordre entraient en action. Le Gouvernement
avait compris toute l'importance des manifestations, de la volonté
des travailleurs.
A partir du 23 décembre la grève gagne le pays tout entier ; un
vieux militant aimant les formules stratégiques nous disait, jeudi
après-midi, dans le vocabulaire des pionniers de nos luttes ouvrières:
« On se bat sur tous les fronts, sur le front politique, sur le front
syndical, au Parlement et dans les Centres industriels ». Bien que
ce langage puisse paraître anachronique aux jeunes générations, il
correspondait tout de même à la réalité.
Dans le Centre, la grève était totale en métallurgie et en side-
rurgie, les mineurs désertent les charbonnages. L'on peut d'ailleurs
dire que toute la Wallonie avait croisé les bras.
Le jeudi 22 décembre, à Liége, par C.
Le jeudi matin, environ 200 ouvriers sont massés place Saint-
Paul en face de la maison syndicale. Ils huent les chefs syndicalistes,
ils réclament la reconnaissance de la grève, ils jettent des pierres
dans les carreaux et tentent d'entrer de force dans le bâtiment. Quatre
bonzes du syndicat essayent successivement mais en vain de les
calmer. Finalement c'est un ouvrier de Cockerill qui ramène le calme
mais à 10 heures la grève est reconnue par la FGTB.
La grève à Mons, par E.
A Mons aucune action concertée sérieuse avant le 23 décembre.
A cette date un piquet fort de 150 hommes de toute tendance politique
ou syndicale des syndiqués chrétiens seront dans le mouvement
du début à la fin va faire fermer les bureaux du tri postal à la
gare. Celle-ci est fermée depuis la veille et gardée par la gendarmerie.
Les piquets font fermer la banque nationale, les bureaux des contri-
butions et la poste centrale. Dès ce jour la vie est paralysée, les seuls
transports étant les voitures particulières piquets en déplacement
pour la plupart. La SNCB essaye de faire rpuler quelques trains de
prestige mais ceux-ci mettent six heures pour joindre Bruxelles å
Soignies (47 km.). Les voies sont coupées ou obstruées à Mons et
vers le Borinage. Les piquets contrôlent toutes les issues de la gare
ainsi que l’Arsenal. Le 25 la gendarmerie est remplacée par l'armée.
Depuis tous les trains de prestige ont disparu, on ne les verra rouler
que lorsque le syndicat des cheminots aura décidé la reprise
soit
le 18 janvier après que l'armée ait quitté les lieux et balayé les
locaux, conditions posées pour la reprise du travail par le syndicat
et accordées par la direction de la SNCB.
Le manque réel d'organisation au départ a eu des répercussions
durant les deux tiers de la grève. Les bonnes volontés et l'énthou-
siasme ont été tels que certains piquets montaient la garde 24 heures
sur 24 ; il y avait énormément de non syndiqués des classes moyennes.
On a vu des commerçants participer aux piquets. Les piquets se
formaient au gré des sympathies et les discussions la nuit auprès
des feux réunissaient manuels et intellectuels dans un merveilleux
coude-à-coude. Les femmes divisées en équipes se chargaient de
préparer nuit et jour casse-croûte, café et potage. Le feu sacré était
tel que lorsque la répression se fit plus dure un piquet d'une ving-
taine d'hommes arrêté et conduit à la prison était remplacé par un
piquet plus important dans la demi-heure. A ce régime les prisons
furent bientôt pleines et les arrestations massives beaucoup moins
nombreuses.
9
Commentaires, par A.
Beaucoup partent en grève sans attendre les mots d'ordre. Bien
vite, on se rend compte que quelque chose ne tourne pas rond en
Flandre. A part Anvers et Gand où les travailleurs se battent dans
des conditions difficiles, le reste du Nord ne bouge pas. Le bureau
national de la FGTB s'est réuni à Bruxelles : le mot d'ordre de grève
générale a été rejeté. Par qui ? Par les Flamands. Une fédération
wallone a voté aussi contre la grève générale. Les travailleurs wallons
apprendront cette décision de la FGTB comme une insulte. Flamand
signifie désormais droite, Haute Finance, Eglise. Pourquoi les travail-
leurs flamands n'ont-ils pas déclenché seuls le mouvement ? D'abord,
il est coutume de dire que les flamands sont cinquante ans en arrière
au point de vue prise de conscience. En Flandre, les socialistes sont
minoritaires, la majorité des flamands étant inscrits à la Centrale
chrétienne (CSC). Mais tout en étant minoritaires en Flandre, au sein
de la FGTB ils sont majoritaires, étant donné que les flamands sont
beaucoup plus nombreux que les wallons. Etant donné que le mot
d'ordre de grève générale n'est pas encore
il ne viendra
jamais les régionales, ne pouvant résister à la pression de la base
en Wallonie, ont lancé le mot d'ordre : « feu vert ». Chacun se
débrouille.
Gand et Anvers tiennent bon. Le 24 décembre, « La Gauche >>
écrit : « l'absence d'une propagande systématique en faveur des
réformes de structure en Flandre, la passivité impardonnable de
certains dirigeants syndicaux et crétinisme parlementaire de
certains autres ; le poids majeur de la CSC dans les régions fiamandes
et son rôle plus ouvertement diviseur sinon traître dans ces régions ;
tout cela fait que de nombreux secteurs y débrayent plus lentement
qu'en Wallonie. Mais ils débrayent ! »
venu
Commentaires, par B.
La première mancuvre des dirigeants syndicaux, dépassés par
une grève dont ils n'avaient ni l'idée, ni la direction, fut la tempo-
risation à l'échelon national. Pendant que le 23, toute la région
liégeoise organisait (?) des comités de grève dont' étaient radicalement
exclus ceux-là mêmes qui avaient été à l'origine du mouvement
(notamment à l’Espérance-Longdoz et aux ACEC), les responsables
nationaux ne décrétèrent pas la grève générale, sauf ceux de la CGSP
(centrale des services publics), forcés et contraints par l'allure du
mouvement, tant en Flandre qu'en Wallonie. Dès ce 23 décembre, il
était évident que la grève devait être gagnée le plus rapidement
possible sans quoi elle risquait de s'enliser dans les « tactiques
syndicales ». Alors qu'en 1950, l'abandon de l'outil avait été décidé
dans les trois jours, en 1961, sa simple menace ne sera utilisée par
Renard qu'au 15e jour de la grève, le 3 janvier, à Ivoz-Ramet, comme
une diversion à un autre mot d'ordre également dépassé, la marche
sur Bruxelles. Celle-ci demeurait possible au soir du 23 décembre et
même entre Noël et le Nouvel An. Après les incidents de Bruxelles
du 30. décembre devant la SABENA, la marche sur Bruxelles devenait
une folie pour la simple raison que les forces de répression jusque-
concentrées en Flandre et dans la capitale furent dirigées vers les
provinces wallonnes. Si l'abandon de l'outil avait été effectif dès le
23 décembre, si des occupations d’usines et de gares avaient été
rendues possibles entre Noël et le Nouvel An, le gouvernement eût
été contraint de disperser les « forces de l'ordre », rendant du même
coup possible la marche sur Bruxelles. En réalité, concentrées dans
la capitale et en Flandre, d'abord, les forces de la répression n'eurent
pratiquement pas à intervenir ailleurs avant le Nouvel An. C'est ce
qui rèndit vulnérables les manifestations ultérieures en Wallonie, d
fait qu'on avait laissé le gouvernement prendre les dispositions les
plus dures en Flandre et à Bruxelles. Si la direction syndicale avait
10
déclenché en Wallonie une série d'occupations d'usines, de points
stratégiques, la coupure du courant électrique, tant pour les besoins
vitaux que pour les autres, etc., l'issue de la grève eût été toute
différente, tant en Flandre qu'en Wallonie.
La grève à Liége pendant la dernière semaine de décembre,
par
C.
A partir du 22 décembre la grève devient générale dans tout le
secteur privé et les services publics de Wallonie. Les magasins
d'alimentation peuvent seuls ouvrir de 10 h. à 13 h. Les autres sont
fermés. Le port d'Anvers est en grève ainsi que les services publics
de Gand.
Dans chaque Maison du peuple socialiste un comité. de grève
organisé par la FGTB fonctionne. Il distribue le travail à une cen-
taine de grévistes : sabotage la nuit, piquets de grève le jour. Ces
hommes mangent et dorment à la Maison du peuple. Le comité de
grève organisé à Flémalle par les ouvriers n'a pas été reconnu par
les syndicalistes. Ces derniers recherchent même activement les mem-
bres afin de les exclure du syndicat (ils ne les cnt pas encore décou-
verts). Les femmes préparent les repas et distribuent des colis aux
enfants de grévistes. Elles organisent un piquet de grève tournant,
tous les matins, devant la grande poste de Liége.
Le mouvement de grève est à son apogée le 26 décembre bien
que M. Eyskens a mis le Parlement en vacances jusqu'au 3 janvier.
Les miliciens ont été rappelés d'Allemagne et occupent les édifices
publics (gare, poste, télégraphe, etc.). Ils gardent les ponts, les voies
ferrées, les dépôts d'armes et d'essence. Chaque jour des manifesta-
tions et des meetings se déroulent dans le calme.
Mais dès les premiers jours de janvier; les grévistes se montrent
mécontents : on se promène pour rien (manifestations), on ne fait
rien, on piétine. Les magasins du centre de Liége ont rouvert leurs
portes, beaucoup arborent une affiche : « Loi unique non, mais
liberté d'abord ».
La grève dans le Centre pendant la dernière semaine de
décembre, par D.
Les piquets de grève s'organisent. Face à la gare d'Haine Saint-
Pierre, les grévistes ont installé un brasero, et se chauffent philo-
sophiquement.
A Haine Saint-Pierre toujours, des cheminots grévistes ont été
appréhendés par la gendarmerie et conduits dans un local de la gare
où ils ont subi un interrogatoire et un contrôle d'identité.
Il me parait honnête de rapporter les propos tenus par une reli-
gieuse des écoles libres de Morlanwelz, à qui la portée de la loi
unique avait été expliquée. Elle déclara :: « Nous sommes aussi contre
la loi unique ».
A La Louvière, le carrefour du Drapeau Blanc fut obstrué pendant
de longues heures par des files de trams et d'autobus bloqués. Ceux-ci
rallièrent d'ailleurs le dépôt : ils ne transportaient personne. A Joli-
mont, des pavés ont été lancés contre des trams qui circulaient
encore, et des grévistes avaient entrepris de dépaver la chaussée aux
abords d'un aiguillage.
A partir de ce 22 décembre, les centrales de la FGTB lancent leurs
mots d'ordre. Les secteurs sont mandatés pour arrêter les modalités
d'exécution.
Nous participons tous à des piquets de grève ; une certaine presse
de droite prétendit que nous n'étions plus tenus en mains par nos
dirigeants. Cette allégation a pu, un instant, paraître réelle et
certaine.
Les travailleurs en lutte avaient pris la direction du mouvement.
11
Aucun d'entre eux n'était décidé à se laisser faire. Des femmes et des
jeunes gens participent à la vie de cette grève dont la croissance
implacable accable le Gouvernement. Vendredi 23 décembre, vers
6 heures du matin, on a dépavé à La Louvière. M. Eyskens fut pendu
au pont de Houssu, à Haine Saint-Pierre, en effigie, bien entendu.
Dans le début de l'après-midi, l'agitation a continué à Binche, qui
étuit sillonnée par des piquets de grève, femmes en tête, qui chan-
taient « l'Internationale ». Des renforts de gendarmerie sont arrivés
à La Louvière. Partout, les gendarmes se présentent en ordre de
bataille, fusil à bout de bras.
Cette grève est populaire. Sa croissance le démontre. Les travail-
leurs savent pourquoi ils se battent. Certains prétendent que le
mouvement est politique. C'est faux ! Il a été déclenché par les
ouvriers. Il est l'expression de l'indignation légitime des travailleurs
en lutte pour la défense de leurs droits et de leur liberté au travail.
Sa répercussion politique ? elle existe. Les parlementaires de la classe
ouvrière affirment leur solidarité avec les grévistes en intervenant
aux Chambres.
Entourée par ses dirigeants, mais soulevée par une vague de
fond plus lointaine, la classe ouvrière a cessé le travail. Que demande
le monde du travail ? Simplement sa juste place dans la nation, il
ne veut pas être traité en inférieur, il veut être considéré.
Mgr l'an Roey vient au secours du Gouvernement. Il s'est mani-
festé politiquenient, car sur le plan religieux, il nous était apparu,
cette semaine encore, bénissant l'union de Baudouin Jor et de Mlle de
Mora. Il condamnait les grèves qu'il qualifiait de désordonnées et
déraisonnables. Aux yeux de ce prélat, à qui la communauté paie
plusieurs centaines de milliers de francs par an, la protestation de
la classe ouvrière contre le sort indigne que lui prépare la loi unique,
constitue un acte indigne et condamnable. L'Eglise belge se rangeait
du côté des possédants, contre la majorité de ses propres ouailles.
Qu'il mé soit pourtant permis de citer l'attitude de ce curé de
La Louvière, devant l'entrée du Lycée Royal, bloquée par un piquet
de grève. Ce curé nous dit : « L'Eglise ne se résigne pas à là condition
prolétarienne qu'elle tient pour la honte de ce siècle. La classe
ouvrière attend que l'on s'occupe d'elle. Je suis pour les ouvriers qui
revendiquent leur juste cause ».
Dès le lundi 26 décembre, les assemblées offraient à leurs parti-
cipants un climat de fraternité qui ne fut jamais pris en défaut. Des
ouvriers assistaient aux réunions des communaux, où ils intervenaient
d'ailleurs fréquemment. La classe ouvrière du Centre était décidée à
faire entendre sa voix à Bruxelles. Bientôt, les assemblées de secteurs
devinrent des assemblées de grévistes, tous secteurs compris. Jamais
discussions et interventions ne furent plus judicieuses. L'ouvrier
avec son bon sens apportait une note fraiche dans le mouvement. Les
objectifs : le retrait pur et simple de la loi de malheur et le respect
des travailleurs.
Les piquets de grève étaient formés d'ouvriers, d'employés et
d'enseignants. Le rôle de ces piquets ? Sûrement pas empêcher le
travail, celui-ci avait cessé partout depuis longtemps. Les grévistes
voulaient participer activement au mouvement qu'ils avaient déclen-
ché. C'était leur grève ! Les piquets de grève vivaient 24 heures sur 24.
Jamais autre part, je crois, on ne pourra retrouver ce commun élan
de solidarité, de chaude fraternité. Les heures s'écoulaient dans des
discussions apportant chaque fois une note nouvelle dans l'examen
des grands problèmes du moment. L'ouvrier était conscient de sa
force ; l'optimisme le plus complet planait au-dessus de ces têtes
réunies peut-être pour la première fois. La gravité de la situation
n'excluait pas la bonne humeur. Les piquets de grève étaient ravi-
taillés par les habitants de l'endroit, des boissons chaudes étaient
servies toute la nuit, des collations étaient préparées autour d'un
brasero. Les parties de cartes allaient bon train.
12
Le 27 décembre à Liége, par B.
Entre Noël et le Nouvel An, la FGTB de Liége (et des autres
bussins wallons) se borne à prêcher la discipline, le calme et « la
lignité ». Le mardi 27 décembre, à Seraing, Renard ne se montra pas.
C'est son adjoint Schugens qui déclara, pour que nul n'en ignore, que
« les travailleurs wallons ne voulaient pas être des fellaghas » (sic) ;
Le lendemain, les étudiants socialistes, devant la gare des Guillemins,
manifestaient avec les cheminots, en répliquant fort justement :
« Nous voulons être les fellaghas d'Alger-sur-Meuse »...
Commentaire de B. sur le fédéralisme wallon.
A aucun moment, entre Noël et le Nouvel An, le fédéralisme ne
fut le thème des discours durant les manifestations en Wallonie.
Bien mieux : au soir du 30 décembre, après les incidents de la
SABENA, à Bruxelles, l'affiche de la FGTB, c'q wallon sur fond jaune,
disparut de la circulation, certains responsables estimant qu'il s'agis-
sait d'un mot d'ordre dépassé et, en fait, il l'avait toujours été...
Pourquoi, dès lors, à la reprise du débat de la loi unique, le 3 janvier,
y eût-il la réunion des députés socialistes wallons, fait unique dans
les annales parlementaires ? Simplement parce que la FGTB réservait
au parti le soin de prendre la responsabilité d'une diversion poli-
tique. Les députés socialistes s'étaient opposés bruyamment à tout
ajournement du débat, le 23 décembre, au soir, on fut ainsi surpris
doublement par une opposition « légale » qui, le 3 janvier ne fit rien
pour porter la question de la loi unique dans la rue. Au contraire
ils cherchaient la voie de garage où loger désespérément la ténaci
des travailleurs. Cette voie fut le fédéralisme. Violents, phraseurs
révolutionnaires, le 23 décembre ; les socialistes redevinrent, dès le
3 janvier, l'opposition « respectueuse » de Sa Majesté Eyskens, dé
responsable de la mort d'un gréviste, d'arrestations sans nombre, etc.
Au soir du 3 janvier, le fédéralisme était devenu un moyen d'enterrer
la grève.
Commentaires sur les Comités de grève, par D., de La Louvière:
Le mouvement des grèves était coordonné par des comités de
grève locaux. Peut-on dire que les membres ont été chcisis par les
ouvriers ? Prétendrons-nous qu'ils ont été nommés par les organisa-
tions syndicales ? L'installation des comités de grève ne fut pas le
résultat d'une élection. Personnellement, je crois qu'il eût été
difficile
d'agir autrement. Ayant pris l'habitude de nous réunir tous ensemble,
il était normal que l'on retrouve à la table du bureau les délégués
syndicaux de toutes les corporations. Ce fut en quelque sorte l'instal-
lation de membres ayant reçu l'investiture avant que la grève ne soit
déclenchée.
La volonté des travailleurs était cristallisée autour de leurs repré-
sentants. Ceux-ci ont-ils fait l'objet de critiques ? Oui.
Lesquelles ? Les ouvriers réclamaient la marche sur Bruxelles.
Les comités de grève n'ont jamais pu leur offrir cette manifestation.
Ncus porterons au crédit des comités de grève, l'organisation
de manifestations journalières, de réunions animées où chacun pouvait
faire le point de la situation, dresser l'éventail des nouvelles du pays.
Déclenchement de la grève à « L'Espérance » : récit d'un
métallo liégeois.
Je travaille dans une des grandes entreprises de sidérurgie du
bassin sereinsien : « L'Espérance » qui est un peu moins importante
que Cockeril-Ougrée mais groupe tout de même 10 000 ouvriers en
3 usines.
La grève ne fut pas déclenchée par le syndicat, mais contre lui
par quelques militants traduisant les aspirations de la totalité des
13
vuvriers. En fait, nous avions commencé depuis plusieurs mois un
travail d'explication et de critique du réformisme des chefs syndicaux
FGTB. Les employés communaux groupés dans la CGSP avaient
déclenché leur grève le mardi 20 décembre. D'autre part, un arrêt de
travail de 24 heures dans la métallurgie était étudié par les syndi-
cats pour le début janvier. Dès que les communaux furent en grève,
l'agitation fut extrême dans notre boite. Des réunions spontanées
se produisaient, tout le monde parlait de s'arrêter, c'était une véri-
table anarchie. On était gonflé à bloc, personne n'aurait pu nous
arrêter. Nous avons ainsi pu organiser une Assemblée Générale de
l'usine le mercredi matin, nous c'est-à-dire quelques copains JGS et
communistes qui peuvent se compter sur les doigts d'une seule main.
Cette assemblée a voté la grève malgré l'opposition des délégués
syndicaux. Ces délégués ont même essayé à la fin de l'assemblée
générale de rester avec quelques types pour faire une contre-réunion
condamnant la grève mais la chose s'est sue et nous les avons pour-
suivis dans l'usine pour leur casser la gueule. Je crois qu'il y en a
un qui est encore à l'hôpital car les gars étaient mauvais. Un comité
de grève dont je fis partie fut élu au cours de cette assemblée. Nous
étions donc 3 camarades (2 communistes et moi) pour diriger la grève
dans cette usine. C'est le jeudi, à 10 'heures, donc 2 jours après le
début de notre mouvement, que la FGTB reconnut la grève. Une
réunion eut lieu avec les délégués des syndicats. Le mouvement
entrait dans sa phase officielle. Le jour suivant (vendredi 23) des
bonzes de la FGTB descendirent à l'usine et organisèrent un grand
meeting au cours duquel ils firent élire le comité de grève officiel.
Notre action des jours précédents fut tout simplement ignorée. Quel-
ques copains firent bien des prises de parole en notre faveur mais
nous ne sommes pas très orateurs et les chefs syndicaux se tirèrent
très bien de l'affaire. Au surplus, il faut dire que peu d'ouvriers se
levèrent pour nous soutenir. Après cette réunion, nous n'étions plus
rien. Nous sommes donc allés nous intégrer dans les piquets de grève
qui sont organisés sur une base locale par les Maisons du Peuple
de chaque commune. Ces Maisons du Peuple sont chapeautées par la
Grande Maison du Peuple de Liége. C'est là que des comités régionaux
organisent la grève (tour de roulement pour les piquets, organisation
des concentrations, etc.).
De A., de La Louvière.
Dans la région du Centre, les comités de grève firent leur appa-
rition vers les 24 et 25 décembre, scit quatre ou cinq jours après
le 20 décembre, au moment où la région était complètement para-
lysée. Un peu partout, des groupes de délégués syndicaux s'instituè-
rent en comités de grève. Les grévistes, dès le début, se méfièrent.
Certes, ils reconnaissaient la nécessité de coordonner l'action des
piquets de grève, de centraliser les renseignements, de prendre des
mesures d'intérêt général (faire respecter les restrictions de courant,
surveiller les heures de fermeture des magasins, etc.) en un mot la
nécessité d'assurer la bonne marche de la grève, mais ils doutaient
des hommes qui en prenaient la responsabilité. L'avant-garde des
grévistes, connaissant la culbute de la FGTB, craignait une emprise
de la bureaucratie sur le mouvement, sous quelque forme que ce
soit. Ce comité se faisait auprès de la base l'interprète des décisions
d'une FGTB dont l'efficacité devenait de plus en plus problématique.
En plus, les destinées de la grève étaient près d'être plongées dans
les ténèbres quand ce comité déclarait : « Il y a parmi nous des
espions. Nous ne pouvons pas tout vous dire ». Quoi qu'il en soit,
les grévistes entérinèrent la création de ce comité. L'avant-garde
n'avait pas pris les devants en prévoyant l'élection de délégués de la
base. Le sentiment général fut : « Soit. Nous vous faisons confiance
quelques jours. Mais nous vous tenons à l'ail ». Les membres de ces
comités de grève n'étaient pas des jaunes déclarés mais, la plupart
du temps, des délégués dévoués, courageux, soumis très souvent
14
corps et âme aux directives nationales. « Attendez, soyez patients,
on va nous donner des ordres..., » En fait, ce groupe d'hommes. « de
bonne volonté » constituait une inestimable couverture pour les
instances supérieures sur le compte desquelles la base ne se faisait
guère d'illusions. Il est à regretter que les ouvriers, dont certains
ont tout de même une expérience ou tout au moins une connaissance
des grèves de l'entre-deux guerres, n'aient pas eu le réflexe d'élire
des hommes à eux. Disons tout de même que dans certaines localités,
le genre d'élection
tacite a eu lieu : les grévistes ont envoyé sur
l'estrade des éléments, manuels et intellectuels, qui leur semblaient
les plus aptes à défendre la grève. Et c'est évidemment ces comités,
où la base était représentée, qui se sont montrés les plus lucides,
les plus dynamiques. Mais, soit composés de délégués syndicaux
« surveillés » par la base, soit composés de délégués élus par la base,
res comités n'ont jamais existé qu'à l'échelle locale. Il faut tirer de
cette expérience la règle suivante : « Des centaines de comités locaux,
si efficaces soient-ils, ne remplacent jamais un comité régional » (1).
La bureaucratie syndicale a corporatisé la grève, témoignant d'un
souci aigu du compartimentage. Malgré les demandes répétées de la
base, il n'y a jamais eu d'assemblées de grévistes en tant que tels.
On n'assista qu'à des assemblées de grévistes par secteurs gardés
jalousement os. Evidemment, il est impossible de réunir dans une
salle tous les grévistes. Là aussi le problème des délégués élus et
révocables était à poser, délégués dont le rôle eût consisté à défendre
dans des assemblées élargies les motions votées dans les réunions
locales ou dans les différents secteurs. Le problème des délégués de
la base n'a touché les ouvriers une minorité qu'au cours de la
grève. Comme dès lors, il devenait extrêmement difficile, quoi qu'on
dise, de déloger quelque membre de comités arbitrairement
instaurés, l'avant-garde s'est limitée à exercer une pression constante,
å informer, à prévenir les grévistes de toute manæuvre.
Voici le motif généralement invoqué par les comités pour empê-
cher toute réunion de grévistes : « Il y a des problèmes techniques
propres à chaque secteur, et qui n'intéressent pas les autres secteurs ».
A cela on pouvait répondre que des assemblées techniques n'empê-
chent nullement des assemblées de délégués -grévistes pour tracer des
perspectives politiques. On peut dire que ces comités de grève ont fait
l'objet d'une constante préoccupation, car les grévistes se rendaient
compte que le problème en son entier cristallisait les chances d'une
véritable action lancée et menée à son terme par la base.
Question. Là où les délégués de la base ont existé, par quel
biais les grévistes les ont-ils imposés ?
Réponse. Question de procédure importante. Comme la majo-
rité des travailleurs n'osent pas encore se déclarer ouvertement contre
les responsables syndicaux, il fallait trouver un prétexte (2). (Signa-
lons tout de même que, vu la « nonchalance » de la FGTB à lancer
le mot d'ordre de grève générale, des grévistes, dans certaines loca-
lités, ne mâchèrent plus leurs mots et n'hésitèrent plus à déboulonner
les délégués incapables ou hésitants). Le prétexte fut simple : le
personnel syndical est insuffisant quantitativement (lisons qualita-
tivement) ; il faut l'aider, donc envoyons des hommes qui, au cours
de la grève, se sont révélés les plus décidés, non à organiser un
comité de soupe populaire, mais à imposer une ligne politique-gréviste
par delà la tête des délégués syndicaux.
ces
(1) Signalons toutefois que pour pallier ce manque de coordi-
nation à l'échelle régionale, les grévistes ont senti le besoin d'envoyer
des estafettes d'assemblée en assemblée pour prendre la température
des localités voisines.
(2) Dans certaines régions, à Charleroi, à La Louvière, par
exemple, des responsables syndicaux ont été hués publiquement, mais
néanmoins, cette démystification, très significative pour l'avenir, n'a
pas abouti dans l'immédiat à une direction totale du mouvement par
les grévistes.
15
La grève vue par un militant anglais
(Extraits du “ Journal de Grève", publié dans la brochure
Belgium-The General Strike, éditée par nos camarades anglais
du groupe Agitator for Worker's Power).
annonce
Bruxelles, mercredi 28 décembre.
11 heures du matin. C'est le septième jour de la lutte.
А un kiosque j'achète Le Peuple, organe officiel du PSB. Il
une grande manifestation pour ce matin. A la Maison du
Peuple on m'indique l'endroit où se trouve les manifestants. Au
bout d'une heure, je les rattrape alors qu'ils sont sur le point de se
disperser. Encore deux ou trois mille personnes occupent un carre-
four. Un tram a été encerclé et son pare-brise cassé. La foule entoure
un autre tram. Des placards proclament « NON à la Loi Unique ».
« Pourquoi est-ce toujours nous qui payons ? ». « Eyskens, démis-
sion », chante la foule sur l'air des lampions. D'autres clament
« Eyskens, au poteau ». Il y a un tas de jeunes ici.
La foule se met à défiler dans une des grandes rues commer-
ciales, chantant l’Internationale. La police, de façon hésitante, place
un cordon d'une trentaine d'hommes devant la foule. Ils ne font
qu'une seule rangée. Tranquillement, la foule fait le tour du cordon,
ou même le traverse, et continue son chemin tout en chantant, riant,
criant. J'aperçois les banderolles des JGS. Ils ont été très intéressés
d'apprendre que des gens en Grande-Bretagne suivaient leur lutte de
si près. On fraternise en quelques minutes. « C'est une chose, l'un
d'entre eux me dit, que ni vos dirigeants ni les nôtres ne pourront
jamais comprendre ».
9 heures du soir. Avec le piquet devant la Poste Centrale et centre
de tri. Des postiers étaient allés aux JGS demander du renfort. Une
douzaine de camarades viennent immédiatement, d'autres nous rejoi-
gnent ensuite.
La majorité des 2000 postiers sont en grève depuis une semaine.
Les jaunes travaillent, protégés par des paras à mitraillette et des
gendarmes. Tout le courrier de Bruxelles passe maintenant par cette
poste. Une seule entrée est utilisée et elle est bien gardée. Les équipes
se relaient jour et nuit car les autorités sont conscientes de la néces-
sité de maintenir né fut-ce qu'un personnel très réduit. Des camions
transportent les jaunes. Ils sont copieusement sifflés. Le piquet fort,
de 50 hommes ne peut apprccher l'entrée du dépôt à moins de
80 mètres, aussi tout contact verbal ou physique avec les jaunes est
impossible. Il y a donc peu à faire, mais les gars du piquet sont aussi
conscients que leurs dirigeants de la nécessité de maintenir un piquet
important. On me répète à chaque instant que c'est un des points-clé
de la grève à Bruxelles.
Il fait très froid. Nous arpentons le trottoir entre les passages
des camions de jaunes. Un petit nombre seulement sont des postiers.
Les autres des militants des autres syndicats, du PSB ou des JGS.
Un jeune postier me dit qu'il y avait les premiers jours un
immense piquet formé de postiers. « Mais il y avait trop de troupes.
Nous envoyons maintenant un piquet symbolique. Nous savons qui
travaille ».
Je le questionne au sujet de l'organisation des ouvriers des
postes. 50 % appartiennent à la Centrale Générale des Services
Publics, affiliée à la FGTB. 30 % à la Confédération Chrétienne
Syndicale. Les autres ne sont pas syndiqués ou appartiennent à des
syndicats neutres.
16
en
Il me dit qu'à la FGTB à laquelle il appartient, il n'existe pas
ide réunions régulières des ouvriers de sa branche. De temps en temps,
und il faut rendre compte de décisions importantes, les dirigeants
syndicaux convoquent les hommes à des meetings. A ces meetings
assistent 80 % des ouvriers. « Les dirigeants nous confient leurs
décisions. Ils prennent la température du meeting. S'il y a une grosse
opposition, on modifie un peu les choses ». Je lui demande s'il n'y
(1 jamais de réunion de tous les ouvriers d'un secteur indépendamment
de leur affiliation syndicale. Non, dit-il. Il est d'accord que ce serait
une bonne chose. « Nous sommes très divisés, c'est ce qui nous
(1ffaiblit ». Il a été aux JGS mais ne s'occupe maintenant que d'affai-
res syndicales. Il est intéressé par les shop-stewarts anglais.
Il y a des élections annuelles pour déterminer la répartition des
délégués entre les divers syndicats s'occupant des ouvriers des postes.
Dans un certain bureau, l'élection peut montrer que la FGTB aura
trois délégués, les chrétiens deux, et les autres un. Ils ne sont pas
révocables. « On les voit trop rarement ».
A ce moment des gendarmes passent sur le trottoir. Ils sont
salués par l’Internationale.
10 h. 30 du soir. Assemblée générale aux JGS. Environ 40 cama-
rades assis sur des caisses ou des chaises défoncées. Un tiers de filles.
Personne ne semble avoir plus de trente ans. Sur les murs des affi-
ches au sujet de la révolution algérienne, de leurs propres activités,
et un portrait de Lénine. Ils ont déjà discuté de ce qu'ils allaient
faire le lendemain. Certains slogans ont été décidés : « Eyskens au
poteau » « Grève jusqu'au bout » « Aux banquiers de payer »
« Les soldats avec nous » « Les usines aux ouvriers ». Deux
camarades ont été chargés de contacter les Jeunesses Communistes
vue d'une action commune jeudi prochain.
Les Jeunesses Communistes ont accepté tous les slogans sauf le
dernier « Les usines aux ouvriers ». La délégation a alors décidé de
retirer le slogan « offensant ». Mais l'assemblée proteste à l'annonce
de cette nouvelle. « Mandat dépassé » entend-t-on de toute part. Un
vote défie l'action des délégués et soutient le slogan incriminé. Les
délégués sont chargés de contacter les J.C. et de leur dire : « nous
marcherons séparément s'il le faut, mais nous passerons les slogans
que nous voulons ».
Les pancartes sont faites. Le lendemain le slogan « Les usines
qux ouvriers » sera repris plusieurs fois par la foule. Les journaux
auront des photos des camarades avec cette pancarte. La Télé l'aura
montré. Le message aura été porté à des dizaines de milliers de
maisons ouvrières.
Aujourd'hui, grève s'est encore étendue. 35 000 métallurgistes
de la vallée de la Senne ont quitté le travail. La grève s'est étendue
à Peugeot, Raguneau, Métallurgia, Rateau, Acomal et Triumph. Elle
a gagné Ypres, Courtrai et Alost ; l'ameublement à Malines et le
textile et la chaussure à Termonde.
Il y a eu des manifestations massives à Bruges et à Gand où 1 000
personnes étaient dans la rue. Il y a eu des bagarres avec la police. A
Naniur les flics ont dit aux grévistes : « Vous pouvez avoir un autre
Grace-Berleur si vous le voulez ».
A Charleroi, nous raconte un camarade, les grévistes ont formé
des queues devant les bureaux de poste où quelques jaunes travail-
lent, protégés par la police. Tout usager est envoyé au bout de la
queue où il perd patience et s'en va. Un par un les grévistes entrent
pour acheter des timbres à dix centimes en tendant des billets de
banque et réclamant de la monnaie, disant au jaune : « Dépêchez-
vous, vous êtes là pour ça ».
Bruxelles, jeudi 29 décembre.
10 heures du matin. Il y a déjà une foule énorme devant la
Maison du Peuple. Voici les travailleurs de Bruxelles par milliers :
ceux de la métallurgie du faubourg « rouge » de Forest, les chemi-
17.
nots, les traminots, les employés des postes, les employés muni-
cipaux, ceux des bureaux, les vendeuses, les ronds de cuir, des jeunes,
des vieux, des vétérans, et des gens qui participent à ce genre de
choses pour la première fois, tous unis dans la lutte contre les
récentes décisions du gouvernement, tous bien résolus à dire : « Non,
ça' va pas toujours être sur notre dos qu'ils vont résoudre leurs
problèmes ». C'est un spectacle impressionnant. La foule envahit la
rue, se répand dans toutes les rues avoisinantes, les vendeurs de
journaux distribuent Le Peuple (journal du parti socialiste), La
Wallonie (journal des syndicats liégeois), Le Drapeau rouge (journal
du parti communiste), et La Gauche (journal de gauche du parti
socialiste). Ils en vendent beaucoup. Les gens sont de bonne humeur.
Ils achètent tous les journaux qu'ils peuvent, car ils sont avides
de nouvelles. Ils sont heureux du spectacle de leur propre nombre.
On fixe des haut-parleurs sur le rebord des fenêtres de la Maison
du Peuple. Les dirigeants des syndicats et des partis haranguent la
foule, assurent qu'ils se battront jusqu'au bout, qu'ils ne feront pas
de compromis, que la loi unique ne sera pas amendée, mais rejetée
en bloc, que le mouvement s'étend et que le gouvernement est force-
ment impressionné par la force numérique et la discipline des milliers
de grévistes. La foule est heureuse d'entendre tout cela. Des contin-
gents de quelques grandes villes comme Gand, Anvers, Liége, défilent
dans les rues et sont bruyamment applaudis. Finalement la procession
déploie des banderolles dénonçant la loi unique en français et en
flamand.
Lentement les manifestants progressent jusqu'à la « zone neu-
tre » du Parlement et où il est interdit de pénétrer. La zone est
entourée par des barbelés et pleine de gardes à cheval, de troupes
avec des jeeps, de détachements de gendarmerie, de pompes d'in-
cendie... Une petite délégation de l'Action Commune est autorisée à
pénétrer et est reçue par le Premier Ministre. Le défilé se poursuit
à travers les rues augmentant sans cesse de volume.
En passant devant les grosses banques le slogan « Les banquiers
doivent payer » est repris par les manifestants. Les fenêtres de certai-
nes banques sont bombardées avec des boulons dont les manifestants
semblent abondamment pourvus. Les flics qui bordent le trottoir
semblent complètement désemparés. A un moment ils tentent d'entourer
quelqu'un qui veut jeter une grosse brique. Un grondement de colère
de la foule les repousse. Certains projectiles ratent leur but mais
retombent sur le trottoir. Rendus confiants par leur nombre, les gens
vont les récupérer aux pieds même des flics. Le rapport des forces
n'est plus ce qu'il était hier devant la Poste.
La presse socialiste commente ainsi : « après dix jours de grève
très dure, les manifestants de jeudi n'ont pas montré d'hostilité à
l'égard des commerçants du Centre. Si des fenêtres ont été saccagées
dans quelques entreprises représentant le grand capital, c'est que
les ouvriers se rendent bien compte d'où vient l'agression menaçant
leurs conquêtes sociales ». Quel aveu de la part du porte-parole du
parti social-démocrate !
Marchant à trente de front, occupant toute la largeur du bou-
levard, la procession s'étend à perte de 'vue. L'Internationale ést
reprise à tout instant. Il y a maintenant beaucoup de jeunes dans
les tout premiers rangs. Ils chantent de tout leur cour. Je ne puis
m'empêcher de songer que voilà la réponse à ceux qui disent que la
jeunesse est dépolitisée, que le prolétariat n'existe plus, qu'il s'est
désintégré avec l'abondance capitaliste ou a été intégré dans la struc-
ture capitaliste. Le 'slogan « les usines aux ouvriers » est repris à
chaque instant rencontrant un écho de plus en plus grand. Toutefois
le plus populaire est sans aucun doute « Eyskens au poteau ».
Après une heure de marche nous atteignons la place Fontainas
où un grand meeting devait avoir lieu. C'est ici que la dispersion
est décidée. La tête du mouvement est prise alors par les JGS et par
un petit nombre de militants de Liége et d'Anvers. Ils en ont discuté
18
pendant les deux dernières heures. Que faire ? encore défiler ? d'autres
llecours ? quoi encore ? comment pouvons-nous intervenir ? que
cle'sire vraiment la foule ? est-ce une foule unique ou divisée ? A
1110ins d'un kilomètre après le service d'ordre se trouve la Poste
lientrale et les deux ou trois cents jaunes qui y travaillent sous
protection.
Un mot d'ordre jaillit : « A l'action. A l'action. Assez de dis-
cours ». La foule ignore l'ordre de dispersion venant du haut-parleur,
mais le cordon du service d'ordre est là. Trois cents, quatre cents,
rinq cents personnes ont maintenant brisé le barrage. Les officiels
idés des syndicalistes et des parlementaires réussissent à le rétablir.
Une vingtaine de camarades du groupe de tête coupé du reste sont
envoyés derrière le cordon. A nouveau les slogans reprennent, la foule
se jette à travers la barrière. Le flot ne peut plus être contenu. Des
milliers de personnes tournent le dos à la place Fontainas et se préci-
pitent vers la Poste.
Le lendemain la presse socialiste décrira l'incident ainsi : « Les
manifestants ayant atteint la place Fontainas ne s'arrêtèrent pas
comme prévu mais filèrent vers le Midi qui était gardé par d'impor-
tantes forces de police ». En fait la pression de la foule avait été si
grande que le journal était forcé d'assumer la responsabilité des
événements : ce n'était pas le fait d'agitateurs excités. La mer
humaine qui avait surpris les militants de l'Action Commune était la
manifestation d'une authentique explosion de colère, qui quoique
pouvant prendre parfois des formes violentes, n'en est pas moins
légitime quant à ses motifs ».
La procession avance vers la Poste. Un tram est repéré dans une
rue latérale par quelques manifestants qui le prennent en chasse. Le
chauffeur accélère et échappe de justesse. Les camarades en tête
s'arrêtent, les rangs se reforment. Une foule peut fire preuve de
beaucoup de discipline quand elle s'est fixée des objectifs de son
choix. La procession regroupée avance. Il est évident que la police
se trouve aussi surprise que les dirigeants syndicaux. Seuls une tren-
taine de gendarmes à cheval et une douzaine à pied sont devant la
Poste. Ils sont hués. Les chevaux se cabrent et désarçonnent deux de
leurs cavaliers tandis que la foule jette des boulons dans les rangs de
la
police. Comme les gendarmes ne tentent pas d'intervenir la foule les
abandonne. A la Poste toutes les fenêtres du rez-de-chaussée sorit
brisées et certaines du premier aussi. Les pierres pleuvent sur
l'immeuble pour à peu près dix minutes. Sous le regard impuissant
d'une cinquantaine de flics terrorisés, les manifestants s'emparent de
boîtes à ordures et les vident dans les bureaux où travaillent les
jaunes. Un de ces camions qui servent à' amener les jaunes au travail
est renversé.
Finalement les renforts de police apparaissent. Mais ce n'est que
sous la menace des sabres et des revolvers chargés que la rue est
évacuée. La foule se retire vers la place Fontainas où Gedhof, délégué
syndical de la Sabena, leur parle. Il annonce que 65 % du personnel
de la Sabena est en grève, mais que M. Dieu, le directeur a décidé que
les sanctions les plus sévères seraient prises contre les grévistes.
« M. Dieu se croit toujours au Congo ; pendant des années il a com-
mandé des noirs ; il pense pouvoir faire pareil avec nous ».
Liége, jeudi 29 décembre.
La grève est ici bien plus étendue qu'à Bruxelles. Tous les trans-
ports publics sont arrêtés depuis plusieurs jours. Plusieurs grands
magasins sont fermés. D'autres obéissent à la requête de la FGTB
et n'ouvrent que de dix heures du matin à une heure de l'après-midi.
Des groupes d'environ une douzaine de policiers parcourent les rues.
Des groupes de grévistes se rassemblent pour discuter. Beaucoup de
gens se sont groupés devant les bureaux du journal local de la FGTB
la Wallonie. Plusieurs lisent le dernier numéro qui est placardé.
19
D'autres contemplent la vitrine du local brisée il y a quelques nuits
par des voyous d'extrême-droite.
La Wallonie a joué un rôle important dans la grève. Elle a été
le porte-parole de la partie la plus militante de l'appareil syndical,
Elle a soutenu la grève en décrivant avec amp'es détails les princi-
pales concentrations des grévistes et elle a donné la totalité des
déclarations des leaders de la FGTB et du PSB. Elle a essayé de
coordonner la lutte, d'en haut, en annonçant les concentrations et les
endroits où l'on pouvait trouver les journaux socialistes.
Le 24 décembre ce journal a publié un appel spécial aux troupes
qui leur demandait de fraterniser avec les grévistes ; de ne pas être
des briseurs de grève ; de ne pas être traîtres à leur propre classe. Cet
appel, le plus dramatique des documents, dans la grande lutte de la
classe laborieuse belge, mécontente le gouvernement. Le soir même,
sur ordre de Bruxelles, les officiers de la justice accompagnés d'un
juge et d'un Procureur du Roi, avaient la vile besogne de déchirer
les affiches et de forcer les serrures des vitrines d'affichage. Au petit
matin de Noël les bureaux du journal, les locaux syndicaux, les librai-
ries, les maisons des dirigeants et des militants syndicaux furent
perquisitionnées et partout le journal fut saisi.
Dans son numéro suivant, le journal annonça hardiment : « La
Wallonie n'a pas l'intention de se taire. Elle continuera comme aupa-
ravant de combattre pour la bonne cause. Et on ne l'empêchera pas.
de faire son devoir même si elle est menacée de saisie ».
L'article interdit fut repris par deux autres journaux socialistes,
le Monde du Travail et le Feuple qui furent saisis à leur tour. Des
groupes de jeunes socialistes et de jeunes syndicalistes placardèrent
les murs de la ville d'affiches reproduisant l'appel.
Je sens qu'à cet état de la lutte, la Maison du Peuple va devenir
un point crucial. Le rez-de-chaussée est un énorme restaurant coc pé-
ratif où le café est servi gratuitement aux grévistes à toute heure du
jour et de la nuit. Au-dessus, des groupes de camarades syndicalistes
et socialistes sont en réunion permanente, dans les bureaux. Un
énorme drapeau rouge pend aux fenêtres du premier étage.
Je leur explique ce que je viens de faire. Plusieurs camarades
acceptent gentiment de me conduire à divers endroits. Tandis que
j'attends je discute avec plusieurs personnes. D'abord avec un boueux.
« Nous avons arrêté le travail le premier jour. C'est même un peu
nous qui avons commencé tout. Mais ils ne purent le supporter. La
saleté leur fait peur. Nous avons été réquisitionnés le quatrième jour.
Un gendarme, armé, à vélomoteur, est venu nous chercher à domicile
avec l'ordre de réquisition. Le lendemain nous devions nous rendre
à notre dépôt habituel. Et j'avais dit à ma femme de ne pas ouvrir
la porte ! Le flic entru et jeta le papier sur la table. S'il ne vient .
pas on le mettra au bloc. Ils ont fait une loi en 1789 qui leur permet
de le faire. Nous en avons discuté entre nous, nous ne voulons pas
être en tôle des jours comme cela. Mauvais pour la santé, qu'on
pensait, la tôle. On pouvait pas faire grand chose derrière des
barreaux. Alors on est allé travailler le lendemain... en portant ça :
et il me montra des affiches qu'ils avaient mis par-dessus leurs bleus
« réquisitionnés de force », « Solidarité avec les grévistes », « Non à
la loi unique ».
Un cheminot me raconte les événements de ce matin devant la
gare des Guillemins. De très bonne heure un camion des postes conduit
par des jaunes apportait des tas de journaux de droite de Bruxelles.
Le camion devait être déchargé à la gare dans un dépôt postal, gar
militairement. Il avait été repéré par le piquet des cheminots avant
de pouvoir atteindre le dépôt. Son contenu fit un énorme feu de joie
qui servit aux piquets pour se chauffer.
Le congrès régional FGTB de Liége-Huy-Waremme, le 22 décembre
lança un appel pour l'arrêt total et immédiat du travail dans tous,
20
los secteurs de production et de distribution des entreprises publiques
il privées. Il assura que la section locale du FGTB resterait unie
110squ'ù la victoire finale.
8 heures du matin. Plus de cent femmes font le piquet à l'entrée
ili la Poste Centrale à Liége. Elles font les cent pas sur le trottoir
devant l'entrée par laquelle les « jaunes » pourraient passer. Trois
policiers se tiennent devant la porte. Ils ont l'air gêné d'être au
milieu de ces femmes. Le piquet semble efficace : peu de jaunes osent
fronter la froide ironie de ces femmes résolues.
Le premier jour il y avait eu trente femmes d'arrêtées sur les
soixante du piquet. Cela avait fait toute une histoire à cause de la
léputé Fontaine-Borguet qui se trouvait parmi elles. Elles furent donc
relâchées immédiatement et reprirent leur place au piquet. Le lende-
main il y avait 100 femmes, maintenant plus de 130. Je pense à
l'autres piquets de grève où des femmes ont été arrêtées et qui ne
jouissaient pas de l'immunité parlementaire !...
Midi trente. Plusieurs centaines de gens se regroupent sur la
place Saint-Paul du quartier général du FGTB. Là, ils sont rejoints
par un millier de grévistes qui déambulaient sans but à travers la
ville. On se retrouve environ 2000 à attendre qu'il se passe quelque
chose. Mais il ne se passe riėn. On ressent péniblement l'absence de
directives. Brusquement, un groupe de jeunes travailleurs se met à
scander : « A l'action ! A l'action » La foule reprend ce slogan.
Une trentaine de jeunes se précipitent vers la porte du FGTB en
criant : « on va les secouer ». Un officiel de troisième ordre montre
Te bout de son nez et improvise un discours sur la discipline. Puis
arrive un dirigeant plus important qui se met à parler brillamment :
« on doit être unis dans l'action. Allons tous à la gare ! » La foule
réagit avec enthousiasme, mais leur conception d'une marche sur la
gare est manifestement différente de celle des dirigeants. Ils se met-
tent à crier : « les paras à l'usine ». La température monte. Le cortège
(Lvance d'un kilomètre environ. Il est alors dépassé par une camion-
nette officielle du syndicat munie d'un haut-parleur. Le cortège
s'arrête. Des pancartes et des calicots sont distribués aux manifes-
tants : « non à la Loi », « Eyskens, démission », « la Wallcnie en
al assez ». Les haut-parleurs diffusent les slogans des dirigeants et
la foule les reprend de façon mitigée. Le cortège atteint la place de
la gare, en fait deux fois le, tour, à bonne distance des gendarmes
alignés sur le trottoir, et se disperse.
3 heures de l'après-midi. Un jeune camarade a accepté de me
conduire à Seraing, la grande banlieue industrielle de Liége. C'est le
terrain de prédilection de Renard, le cæur de la grève. C'est là que
vivent les milliers de métallos et de mécaniciens qui travaillent dans
le complexe industriel de Cokerill-Ougrée. J'appris plus tard que
beaucoup d’usines dans ce secteur avaient été fermées par les patrons
ețix-mêmes, dès qu'ils avaient compris que la grève serait générale.
Les cheminées fument quand même : par un accord mutuel, les
équipes de sécurité ont été maintenues.
La menace d'abandonner l'outil était l'atout de Renard, le sommet
de sa stratégie. Un certain nombre d'ouvriers n'étaient pas d'accord :
« On peut bien gagner la grève et hériter d'un désert. Cockerill-Ougrée
emploie plus de 25 000 hommes. Si on éteint les hauts-fourneaux des
milliers d'entre nous seront sans travail pendant des mois ».
La grève à Seraing est totale. Seules les épiceries sont ouvertes
et seulement à certains moments permis par les syndicats. Tout est
extraordinairement calme ; pas un policier, pas un piquet en
Pas de femmes ou d'enfants dans les rues. çà et là des groupes
d'hommes aux carrefours, ne faisant rien.
Nous arrivons à la Maison du Peuple où il y a quand même une
certaine activité. Mon ami et moi semmes conduits dans un petit
bureau où nous rencontrons trois membres du comité de grève, tous
les trois officiels du syndicat. Les comités élus sont exceptionnels.
vue.
21
Ils nous regardent curieusement. « Oui la grève est solide.
N'avais-je pas lu les journaux ? Tout est en ordre à Seraing. Qu'est-ce
que j'espérais ? » Est-ce que les méthodes actuelles de combat seraient
suffisantes pour faire capituler le gouvernement ? « Il faudra que
nous y réfléchissions. A chaque jour ses tâches cependant ». Ūne
marche sur Bruxelles ? « Oui, mais il faudrait une décision natio-
nale »
5 heures de l'après-midi. Nous retournons par une autre route,
le long de la rivière, et nous entrons à Liége par les faubourgs
surpeuplés d'Outre-Meuse. Comme nous atteignons le quai sur la
rivière Ourthe, une vision inoubliable s'offrit à notre regard. A
300 mètres de là, un pont traverse la rivière. Un cortège traverse le
pont, trois énormes drapeaux rouges en tête ; on entend les accents
de l'Internationale. Nous rejoignons rapidement le cortège qui est
complètement différent de ceux que nous avons vus jusqu'ici ; il est
entièrement composé de jeunes gens. Il s'est formé spontanément
aussitôt que la nouvelle s'est répandue qu'un jeune peintre avait été
tué le matin dans une manifestation à Bruxelles. A la tête du cortège
une grande pancarte : « Eyskens assassin. A Bruxelles aujourd'hui
un mort, dix blessés ». En vingt minutes le cortège est doublé de
grosseur. Tout le monde chantait l'Internationale avec passion.
Un très jeune homme harangua alors la foule : « Voilà leur vrai
visage, voici ce qui nous attend. Qu'est-ce qu'on peut faire ? Au parti
et au syndicat ils se contentent de bavarder, le gouvernement tempo-
rise. Le temps ne joue pas en notre faveur. On devrait faire quelque
chose d'autre ». Les autres sont d'accord. L'idée d'une marche sur
Bruxelles est accueillie avec enthousiasme. Mais qui l'organisera ?
Les partis ? Les syndicats ? Mais ils ne veulent pas d'une telle
marche ; ou bien ils veulent s'en servir comme une soupape de sécu-
rité. Qu'est-ce qu'on peut faire alors ? « On peut répandre l'idée de
cette marche. On doit nous-mêmes contacter les gens dans d'autres
villes. Personne ne le fera pour nous ». D'autres crateurs parlent sur
le même ton. Le cortège retourne en ville et dépose une protestation
à l'Hôtel de Ville (la seule chose qu'il puisse faire actuellement) et
se disperse. Une pluie dense se met à tomber.
8 heures du soir. Dans la voiture d'un camarade du PSB de Liége
nous visitons plusieurs Maisons du Peuple aux environs de Liége.
Elles ressemblent beaucoup aux Workingmen's clubs en Angleterre.
Ce sont les quartiers généraux de la grève. C'est ici que les grévistes
se présentent tous les jours ou tous les deux jours selon la région ou
selon leur occupation. C'est ici que les allocations de grève sont
versées. Bien qu'elles varient avec les régions, elles sont en moyenne
de trois mille francs français par semaine. Les fonds de solidarité
qui arrivent de plus en plus de tout le pays et de la nourriture
gratuite sont distribués ici aux familles dans le besoin. Les « Popu-
laires » sont aussi des centres de distribution pour les journaux de
la classe travailleuse. C'est ici que l'on établit la rotation des
piquets
et d'autres décisions locales importantes. Avant la grève les Maisons
du Peuple avaient svrtout une fonction récréative. Plusieurs proje-
taient régulièrement des films « socialistes ».
Non loin de là, nous passons sur un pont qui enjambe la ligne
Bruxelles-Liége. Un soldat est assis seul sur le parapet, une
mitraillette
d'un côté et un thermos de l'autre. Il converse avec trois cheminots
qui viennent de lui apporter de la soupe fumante. Quand ils l'ont
quitté je vais le voir et lui dit qui je suis. Il a l'air sympathique. Il
me dit qu'il discute avec les gens d'ici tous les soirs. Il a été rappelé
d'Allemagne il y a 3 jours. Non, il n'est pas un conscrit, il a fait son
service puis s'est rengagé. Son père est maçon à Namur. Que pense-
t-il de la grève ? Il n'y a pas moyen de faire autrement ! A-t-il.
entendu parler de l'appel dans le numéro saisi de la Wallonie ? Bien
sûr ! Alors ? Il me regarde droit dans les yeux' : « Je ne tirerai
jamais sur pareil à moi ! » (en français dans le texte, N. du Tr.).
22
ali
Liége, vendredi 30 décembre.
6 heures du matin. Avec le piquet de grève, à l'extérieur de la
yure de Vuillemins. C'est un des endroits importants : il y a
moins 80 hommes qui font le piquet. Ils sont de bonne humeur : les
(vénements d'hier matin ont réchauffé les cæurs.
Il ne se passe rien de très important : il est trop tôt pour que
« Messieurs les Gendarmes » fassent une apparition.
Le piquet est composé d'éléments divers : des postiers, des
cheminots, des mécaniciens, des employés de bureau, et même un
mineur ; c'est à lui que j'adresse la parole : il travaille dans un petit
puits à Milmott. Ce puits emploie 450 hommes de fond, 150 à la
surface. Ils se sont mis en grève mercredi 21 décembre, dès qu'ils ont
appris que les employés municipaux de Liége avaient débrayé.
« Rien n'aurait pu nous arrêter. Cela faisait des semaines que l'on
s'agitait contre la Loi Unique. Tous les hommes étaient prêts pour
l'action. Les chefs syndicalistes temporisaient... Puis ce fut comme
une grande vague, en quelques heures tous les mineurs avaient quit
leur travail. La décision officielle ne vint que 24 heures plus tard ! »
D'autres piquets nous firent le même récit : solidarité spontanée
et massive à la base, puis décision officielle qui ne fait que ratifier
le fait établi. Néanmoins une fois que la machine bureaucratique se
fut mise en marche, cela donna une impulsion plus grande à la lutte.
1
Liége, samedi 31 décembre.
10 heures du inatin. Théo Degace, le député communiste de Liége,
tient un meeting en plein air sur la place de la République française.
Il y a environ 600 auditeurs. Il y a trop peu de contact, dit-il, entre
les organisations officielles et les grévistes. Il avertit la foule de se
méfier des agitateurs et des provocateurs. Pour lui, la tâche principale
est d'empêcher que la Loi Unique soit votée à la session du Parlement
du 3 janvier. Un tract officiel du parti communiste est distribué
pendant le meeting. Il se termine ainsi : « Si, malgré la volonté
populaire, la majorité réactionnaire du Parlement devait continuer
à supporter la Loi Unique, la lutte continuerait. Que le gouvernement
n'ait aucun doute là-dessus ! Un Parlement qui s'oppose de manière si
flagrante à l'opinion publique devrait être dissous sans délai ! Les
grévistes sont forts. Surtout pas d'actes irresponsables qui pourraient
nous affaiblir ».
La foule écoute sans grand enthousiasme. Les étiquettes sont
différentes mais les remèdes sont les mêmes.
10 heures du matin. Une manifestation de deuil pour la mort
d'un peintre à Bruxelles a été arrangée à la hâte par l'Action Com-
mune. On manifestera en silence. Pas de banderolles. Seuls des
drapeaux rouges bordés de noir seront autorisés. « C'est le ciel qui
leur envoie cette occasion » me dit un jeune employé de banque,
«Ça leur permettra de contenir le mouvement un peu plus longtemps.
Sans l'excuse d’un défilé en silence il y aurait eu vraiment de la
bagarre aujourd'hui ».
Le cortège commence à 6 000 environ. Pendant la première demi-
heure on ne crie ni ne chante. Les gens se racontent leurs expériences
et commentent les événements des dernières journées.
Le cortège a maintenant traversé le fleuve. Les premiers inci-
dents se produisent alors que nous passons devant un grand magasin
qui n'a pas obéi à l'ordre de la FGTB de fermer. Un groupe de mani-
festants entrent, l'air, menaçant. Le service d'ordre intervient à la
hâte. C'est eux qui vont parler au directeur. Les manifestants sortent,
mécontents, inais attendant dehors. Après quelques minutes, les volets
sont baissés. Le directeur a décidé de participer au deuil !
Un peu plus loin nous passons une pancarte de « l'Union de la
Classe - Moyenne » qui dit « LIBERTE D'ABORD ». Ce qui doit signi-
fier la liberté pour les jaunes de travailler et pour le Gouvernement
d'utiliser tous les moyens de briser la grève. Le propriétaire de la
23
1
boutique reçoit l'ordre de retirer cette pancarte. Après avoir regardé.
la foule il obéit. Plus loin des boutiquiers essayent de protester. Pas
pour longtemps ! Si les pancartes ne disparaissent pas, ce sont les
vitrines qui volent en éclats. L'atmosphère change petit à petit. Les
manifestants recherchent maintenant des pancartes hostiles et des
magasins ouverts. Quelques membres du service d'ordre et notamment
les étudiants socialistes déplorent ce changement. « Camarades, sou-
venez-vous que c'est une manifestation en silence. Suivez les mots".
d'ordre ».
1 heure de l'après-midi. Je suis avec un groupe de camarades du
journal La Gauche. Ils ne se font aucune illusion au sujet des diri-
geants des partis et des syndicats. Mais ils continuent de croire que
des solutions peuvent être apportées au sein des présentes organi-
sations. L'idée qu'ils devraient s'unir et tirer un tract leur semble
du sectarisme.
Ernest Mandel, éditeur de La Gauche, écrit dans une édition
spéciale du 24 décembre : « Les ouvriers craignent qu'à la chute du
présent gouvernement le Parti Socialiste n’entre dans une coalition
« afin d'éviter que le pays ne devienne ingouvernable ». L'immense
majorité des grévistes ne tolérera un tel renversement des alliances
(parlementaires) que si :
a) le nouveau gouvernement abandonne la Loi Unique. C'est-à-dire
non seulement les mesures d'austérité, mais aussi l'augmentation des
impôts indirects.
b) que le nouveau programme ministériel retienne l'essentiel des
« réformes de structure ». Si ces deux conditions ne sont pas remplies,
on doit s'opposer absolument à toute participation socialiste à un
gouvernement dont le but serait de terminer la grève ».
Mandel croit que de tels objectifs peuvent être atteints même avec
des députés bourgeois. Sous le titre « Moments décisifs » il écrit :
« Une nouvelle majorité parlementaire réalisée sur le retrait de la
Loi Unique et le vote d'une réforme fiscalé et des « réformes de
structure » pourrait bien émerger. Il suffirait que les Chrétiens-
Démocrates écoutent les voix de leurs électeurs et, sous la pression
de la grève, se rangent aux opinions de ceux qu'ils représentent ».
3 heures de l'après-midi. Nous revenons à Bruxelles dans une
petite Citroën. D'autres souvenirs affluent à ma mémoire : la sympa-
thie à l'égard des grévistes de la part des petits boutiquiers et des
bistrots ; les fermiers fournissant des légumes gratis aux Maisons du
Peuple ; des hommes, des femmes, des enfants, n'ayant pas dormi
depuis plusieurs jours, aux piquets, comme agents de liaison, parti-
cipant à des meetings, des marches, des manifestations, tous bien
décidés à exprimer leur volonté, sentant bien pour une fois que ce
qu'ils font, ce qu'ils pensent a vraiment de l'importance, tous tirés
de l'anonymat de leur vie de tous les jours et confrontés l'image
de leur nombre, de leur cohésion, de leur force...
La solidarité fut immense dans cette grève. Au début de la grève
le ministre de l'Intérieur avait demandé à tous les bourgmestres de
signaler tous les fonctionnaires absents de leur travail. Les 62 bourg-
mestres socialistes ont décidé de ne tenir aucun compte des ordres
du ministre et proclamé leur entière solidarité avec les grévistes à
Liége. Il en fut de même à Verviers, Nivelles, Charleroi, Namur et
dans le Borinage.
Le pouvoir est sans force, l'initiative est aux mains de la classe
travailleuse. Je me rappelle une conversation avec deux camarades
à Liége. « Les dirigeants nous disent de faire ceci, cela. Nous ne
savons plus. C'est à nous, les ouvriers, de décider. C'est nous qui nous
faisons descendre, c'esť nous qu'on fout en taule. Nous ne serons pas
roulés si c'est nous qui décidons comment il faut lutter ».
Martin GRAINGER.
24:
La grève
vue par des militants français
Plusieurs de nos camarades ont été en Belgique, tout au long
ile la grève. On trouvera ici la relation de ce qu'ils ont vu et entendu
lit-bas.
Bruxelles, lundi 2 janvier.
10 heures du matin. Le personnel de l'aéroport se réduit à une
dizaine de personnes visibles. On plonge dans une ville morte. Partout
des grands panneaux :
« En raison des événements, les trains vers
Bruxelles sont supprimés ». Je note le mot. En Algérie aussi on parle
les « événements ». Partout où leur suprématie est contestée, les
bourgeois n'osent pas appeler les choses par leur nom. Finalement
j'utilise un « train de prestige » que le gouvernement fait circuler
à l'aide de quelques jaunes, toujours sur le même itinéraire, faute
il'aiguilleurs (des grévistes citeront le cas d'un train de marchandises
complètement vide qui fit six fois l'aller et retour entre Namur et
Charleroi).
Tout le long du trajet, des trains immobilisés, des usines désertes.
Parfois, des bureaux éclairés. Le directeur est à son poste. Sur la
voie, un militaire tous les 100 mètres. Près des ponts et des aiguil-,
lages, ils sont plus nombreux.
A Bruxelles, l'aspect change. La circulation est presque normale,
les tramways circulent, les magasins sont ouverts. Une certaine
fièvre est pourtant sensible. La police ou l'armée garde les édifices
publics et les armureries. Pourtant le service d'ordre reste très faible.
Toutes les forces sont concentrées dans la « zone neutre », c'est-à-dire
le Palais Royal et le Parlement. Le Gouvernement a organisé là une
véritable forteresse. La circulation y est contrôlée. Des chars sont en
position.
Une réunion à la Maison du Peuple.
Je me rends aussitôt à la Maison du Peuple, guidé par des petits
groupes de grévistes qui vont aux nouvelles. En approchant, les
grcupes se font plus nombreux, on s'interpelle, les discussions s'ani-
ment. Tous posent la même question, et les bourgeois qui regardent
de leurs fenêtres aussi : « Le mouvement reprendra-t-il, après la
cassure de Noël et du Nouvel An ? ». Chacun est décidé, mais chacun
s'inquiète de l'attitude des autres, et surtout de l'attitude des diri-
geants syndicaux. Car la lutte est commencée depuis deux semaines,
et chacun sent que les jours suivants seront décisifs.
Lorsque j'arrive, la rituelle réunion d'information touche à sa
fin. La salle est houleuse. Il y a environ 1 200 grévistes. Au bureau,
Brohon, qui vient d'annoncer une concentration dans Bruxelles pour
le lendemain, mardi 3 janvier à 10 heures, parle de la nécessité de
manifester dans la dignité, d'éviter les provocations qui se « retour-
nent contre nous », et dénonce les « irresponsables ». La salle scande
violemment : « Marche sur Bruxelles », « Grève générale ». Les
« commissaires » au brassard rouge, tentent de ramener le silence.
Finalement, Brohon entonne l’Internationale, reprise par les commis-
saires puis peu à peu par la salle. Un commissaire qui me voyait
prendre des notes s'approche ; je le questionne. Il m'explique que la
grève générale n'a jamais été décrétée à Bruxelles, où les grèves sont
tournantes. Les traminots tel jour, les grands magasins tel autre, etc...
25
« Pour ne pas essouffler les gars, et puis ça gêne le gouvernement,
vous comprenez ».
« Tu parles si je comprends ».
Ma réponse a l'air de le vexer. Je le plaque.
En sortant, les commentaires vont bon train : « C'est pas comme
ça qu'on obtiendra quelque chose », « la dignité, je l'emmerde ». Mais
même les plus combatifs et les plus conscients se raccrochent à la
manifestation du lendemain que chacun voudrait décisive. Pendant
toute la durée de la grève, cette attitude a persisté : « Demain, çu
pètera ; demain, il faudra bien qu'ils fassent quelque chose ». Chacun
espère une relance politique et ne voit d'autre moyen pour rompre
l'immobilisme des organisaticns que des manifestations violentes.
Beaucoup espèrent que les grévistes du Borinage viendront à Bruxelles
malgré les dirigeants.
Chez les Jeunes Gardes Socialistes (3).
Au local des Jeunes Gurdes Socialistes, l'attitude est la même,
mais l'ambiance est toute différente. Elle regroupe dans une certaine
confusion idéologique des éléments très combatifs. Sur le Congo,
l’Algérie, ils sont les seuls en Belgique, avec l'équipe du journal La
Gauche, à avoir pris des positions révolutionnaires.
Depuis le début des grèves, ils déploient une activité extraordi-
naire, au point que le Parti Socialiste a fait planer la menace de
provoquer leur dissolution.
L'accueil est méfiant, on cruint les indicateurs. Heureusement
j'ai de quoi prouver qui je suis. Aussitôt rassurés, les jeunes Gardes
font preuve d'un sens de la solidarité internationale vraiment extra-
ordinaire. Malgré leur activité débordante, ils feront leur possible
pour m'aider. Pendant tout mon séjour je serai admis, et je me
considérerai, comme l'un des leurs.
Tout en peignant un calicot pour la manifestation du lendemain,
nous discutons de la situation. Les répercussions en France et en
Europe, la signification de cette lutte pour le mouvement ouvrier, Ce
qui est possible, ce qui ne l'est pas. Tous font une critique extrême-
ment violenté de l'attitude des parlementaires socialistes et des bonzes
syndicaux : « Ce sont des cons, des lâches, ils ne comprennent rien,
ils défendent leur fromage ». « La grève bouscule leurs habitudes
autant que celles des bourgeois ». « Ils ne font pas confiance aux
ouvriers ».
Je suis stupéfait de la violence des critiques, d'autant plus que
pour la plupart, cette prise de conscience est très récente. Elle s'est
faite, à la faveur des multiples conflits qui sont nés au cours de la
lutle. Pourquoi se faisait-on traiter de provocateurs dans les concen-
trations, par les commissaires ? Pourquoi ceux-ci lançaient-ils le
lamentable « Eyskens boîten » (4) pour couvrir les slogans des JGS :
« Marche sur Bruxelles. Grève générale. Les usines aux ouvriers » ?
Pourquoi était-il soudain si difficile d'obtenir du papier pour les
tracts ? Peu à peu, la prise de conscience s'approfondit. Certains font
état de la rage des ouvriers qui ne comprennent pas que 15 jours
après le déclenchement de la lutte, la grève générale ne soit même
pas décidée à Bruxelles, et qu'on leur ordonne de reprendre le
travail, de le quitter, de le reprendre encore... Peu à peu on se rend
compte que ce n'est pas seulement une question de personnes ou de
tactique, mais que les objectifs ne sont pas les mêmes : « le travail
quotidien d'un bureaucrate politique ou syndical, n'a aucun rapport
avec les tâches à remplir en période de lutte ».
Tous se rendaient compte d'une part, que pour obtenir la victoire,
(3) Jeunes Gardes Socialistes : organisation de jeunes du Parti
Socialiste Belge, très à gauche et en opposition avec la direction du
PSB.
(4) « A bas Eysken's ».
26
il fallait absolument que la lutte soit organisée, et d'autre part, que
la bureaucratie politique et syndicale était incapable de jouer ce rôle,
qu'en fait elle « gaspillait la combativité des ouvriers ». Personne
ne comprend par exemple pourquoi les dirigeants s'opposent à la
« Marche sur Bruxelles ». On m'explique que cette « marche » est tra-
ditionnelle dans le mouvement ouvrier belge. En 1950 elle a provoq
ra chute de Léopold. Mais surtout, à Anvers, à Gand, à Bruges et dans
bien d'autres endroits, les ouvriers flamands sont aussi combatifs
que les ouvriers wallons, mais sont écrasés par une société paysanne
of cléricalisée. De plus, contrairement aux régiments wallons, les régi-
ments flamands obéissent inconditionnellement
gouvernement.
Seule la solidarité de travailleurs wallons et flamands peut assurer
la victoire.
Mais comment organiser cette solidarité ? Comment faire pour
que les wallons, qui ressentent aussi ce besoin, brisent l'opposition
des leaders ? Faute de moyens, les JGS espèrent que des incidents
violents à Bruxelles le lendemain obligeront les bureaucrates à agii
all
Dans le Borinage.
Le soir même, je profite de la voiture d'un gréviste pour aller à
Mons. Là-bas tout est calme. La grève est totale. Les grévistes frater-
nisent avec la police, et avec les quelques militaires du contingent qui
sont là, les autres n'osent pas bouger, de peur de provoquer des
incidents.
Vers Charleroi, pour empêcher les mouvements de troupes, des
arbres coupés sur la route, des barrages de pavés, des clous, et même
une grue de 70 tonnes, couchée sur la chaussée. Dans la grande salle
de café, qui est aussi le local syndical, une cinquantaine de grévistes.
Les conversations sont animées. Dans la salle, derrière, on fait des
paquets de sandwiches pour les piquets, ainsi que de la soupe et du
café. Continuellement, des voitures partent ravitailler les piquets, ou
pour les relayer. Tous ceux qui sont présents participent à l'orga-
nisation. Je suis tout de suite invité à une table. Ils sont contents
qu’un camarade français s'intéresse au mouvement. « Quelles sont
les répercussions en France » ? On voudrait bien que les syndicats
français empêchent réellement la livraison d'électricité à la Belgique.
Ils savent que tout dépend de la situation à Bruxelles et en Flandre,
mais ils sont décidés à tenir jusqu'au bout. « La Loi Unique, c'est
important, mais les causes sont beaucoup plus profondes ». « On en
a marre, tu comprends ». « Ils se foutent de nous » ! « Même si on
n'obtenait rien, on leur a quand même montré qu'on les emmerde »,
« ils ont la frousse ». Un vieux cheminot : « J'ai jamais connu une
ambiance comme ça, on n'a jamais été aussi heureux ». Ils sont tous
très fiers que le mouvement soit de la base. « Le syndicat, y croyait
pas qu'on en serait capable, mais ça peut durer encore un mois, on
leur en
a bouché un coin ». Tous ont les yeux tournés vers les
Flandres : « T'as vu à Anvers et à Gand ». A cette date, aucun orgueil
wallon, au contraire, on admire les camarades flamands qui sont
dans des conditions plus difficiles. On regrette presque que la situa-
tion soit si calme ici. Je leur parle de la « marche sur Bruxelles ».
« Ah ! Si en la fait, ça pétera ! mais il faut attendre que les
syndicats la décident, on peut pas l'organiser comme ça ».
Mais leur victoire est si totale en Wallonie qu'ils sont presque
sûrs du succès. « Bien sûr, si le gouvernement gagnait en Flandre, le
fédéralisme serait la seule solution ». « Il faudrait lui faire payer
cher ». Cinq jours plus tard, après l'échec politique des concentrations
de Bruxelles, mardi et mercredi, malgré le nombre des participants,
et après les tentatives de compromis des parlementaires socialistes,
on assistera au réveil d'un « nationalisme wallon » encouragé par
l'appareil syndical. Des mensonges purs et simples et des arguments
racistes commencent même à circuler.
Une dernière question : l'abandon de l'outil. « ça c'est grave,
27
tu comprends ». « Ça radicaliserait la lutte ». Tous y sont favorables,
« pourvu qu'on soit prêt à aller jusqu'au bout ».
Mais en dehors de l'élément psychologique, on ne voit pas ce que
ça rapporterait de plus. La Marche sur Bruxelles leur semble plus
efficace. Mais on commence à parler de nids de mitrailleuses et de
barrages de l'armée sur la route de Bruxelles. En réalité, les seuls
barrages sont des barrages de grévistes, comme je le verrai le len-
demain.
Les concentrations du 3 et 4 janvier à Bruxelles.
La lutte est commencée depuis 15 jours. Toute la Belgique a les
yeux tournés vers Bruxelles. Ces journées seront décisives. Tout est
encore possible, mais si le mouvement ne s'amplifie pas à Bruxelles
et en Flandre, si les organisations qui ont très vite repris le contrôle
du mouvement se figent dans l'immobilisme, l'échec final est inévi-
table, le séparatisme wallon ne peut constituer qu'une satisfaction
d'amour-propre, et un moyen pour l'appareil syndical de sauver les
meubles.
Mardi 3 janvier.
10 heures. Plus de dix mille personnes devant la Maison du
Peuple. Je viens de rentrer de Mons avec des Borains qui voulaient
se battre à Bruxelles, Tout le monde est décidé et anxieux : « Va-t-il
enfin se passer quelque chose ». Les commissaires sont très nombreux,
3 rangs en tête, et tout le long du cortège, en serre-file. Pour la
ne fois les grévistes vont défiler pendant des heures dans Bruxelles.
La police reste passive. Les gendarmes surveillent de loin. Souvent
les slogans des JGS (Marche sur Bruxelles grève générale les
usines aux ouvriers) couvrent les slogans officiels (Loi Unique Non !
Eyskens boîten). Devant les banques la foule scande : « les banquiers
doivent payer » ! Les vitrines volent en éclats. Les commissaires se
précipitent pour maîtriser les « provocateurs », mais la foule prend
leur défense et la pluie de boulons redouble. Pourtant une vitre de
plus ou de moins, tout le monde s'en fout. Tous attendent le meeting
qui doit clôturer le défilé. Or, arrivés place Rodgers, les commissaires
et les calicots, en tête, se dispersent dans 4 ou 5 directions
différentes,
suivis par des groupes compacts. La concentration est disloquée.
Quand la foule s'en rend compte, il est trop tard, malgré les efforts
des JGS et des étudiants qui s'assoient par terre. Finalement, les
groupes de manifestants sont dispersés. Quand les gendarmes à cheval
font leur apparition, il reste à peine 1 000 manifestants. Les incidents
violents qui suivront ne font que traduire la rage d'avoir été une
fois de plus trahis. La foule attaque les gendarmes et les bloque
dans une rue adjacente aux cris d' « Assassins ! » et en lançant des
boulons et des billes pour arrêter les charges de cavalerie. 3 fois, les
gendarmes nous chargent sabre au clair. D'un camion un gendarme
nous menace de son revolver. Un incident mortel est possible, mais
pourquoi ? De loin, cette combativité sans objectif peut paraître