les « événements ». Partout où leur suprématie est contestée, les
bourgeois n'osent pas appeler les choses par leur nom. Finalement
j'utilise un « train de prestige » que le gouvernement fait circuler
à l'aide de quelques jaunes, toujours sur le même itinéraire, faute
il'aiguilleurs (des grévistes citeront le cas d'un train de marchandises
complètement vide qui fit six fois l'aller et retour entre Namur et
Charleroi).
Tout le long du trajet, des trains immobilisés, des usines désertes.
Parfois, des bureaux éclairés. Le directeur est à son poste. Sur la
voie, un militaire tous les 100 mètres. Près des ponts et des aiguil-,
lages, ils sont plus nombreux.
A Bruxelles, l'aspect change. La circulation est presque normale,
les tramways circulent, les magasins sont ouverts. Une certaine
fièvre est pourtant sensible. La police ou l'armée garde les édifices
publics et les armureries. Pourtant le service d'ordre reste très faible.
Toutes les forces sont concentrées dans la « zone neutre », c'est-à-dire
le Palais Royal et le Parlement. Le Gouvernement a organisé là une
véritable forteresse. La circulation y est contrôlée. Des chars sont en
position.
Une réunion à la Maison du Peuple.
Je me rends aussitôt à la Maison du Peuple, guidé par des petits
groupes de grévistes qui vont aux nouvelles. En approchant, les
grcupes se font plus nombreux, on s'interpelle, les discussions s'ani-
ment. Tous posent la même question, et les bourgeois qui regardent
de leurs fenêtres aussi : « Le mouvement reprendra-t-il, après la
cassure de Noël et du Nouvel An ? ». Chacun est décidé, mais chacun
s'inquiète de l'attitude des autres, et surtout de l'attitude des diri-
geants syndicaux. Car la lutte est commencée depuis deux semaines,
et chacun sent que les jours suivants seront décisifs.
Lorsque j'arrive, la rituelle réunion d'information touche à sa
fin. La salle est houleuse. Il y a environ 1 200 grévistes. Au bureau,
Brohon, qui vient d'annoncer une concentration dans Bruxelles pour
le lendemain, mardi 3 janvier à 10 heures, parle de la nécessité de
manifester dans la dignité, d'éviter les provocations qui se « retour-
nent contre nous », et dénonce les « irresponsables ». La salle scande
violemment : « Marche sur Bruxelles », « Grève générale ». Les
« commissaires » au brassard rouge, tentent de ramener le silence.
Finalement, Brohon entonne l’Internationale, reprise par les commis-
saires puis peu à peu par la salle. Un commissaire qui me voyait
prendre des notes s'approche ; je le questionne. Il m'explique que la
grève générale n'a jamais été décrétée à Bruxelles, où les grèves sont
tournantes. Les traminots tel jour, les grands magasins tel autre, etc...
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« Pour ne pas essouffler les gars, et puis ça gêne le gouvernement,
vous comprenez ».
« Tu parles si je comprends ».
Ma réponse a l'air de le vexer. Je le plaque.
En sortant, les commentaires vont bon train : « C'est pas comme
ça qu'on obtiendra quelque chose », « la dignité, je l'emmerde ». Mais
même les plus combatifs et les plus conscients se raccrochent à la
manifestation du lendemain que chacun voudrait décisive. Pendant
toute la durée de la grève, cette attitude a persisté : « Demain, çu
pètera ; demain, il faudra bien qu'ils fassent quelque chose ». Chacun
espère une relance politique et ne voit d'autre moyen pour rompre