que la paysannerie n'est pas une classe révolutionnaire,
en ce sens que les conditions de son travail et de sa vie ne
lui fournissent pas l'expérience fondamentale de l'exploi-
tation et de l'aliénation débarrassées des formes tradition-
nelles de la propriété, de l'individualisme, de la commu-
nauté villageoise, de la religion, et ne la poussent pas à
donner une réponse totale à cette contestation totale que
subit le prolétaire. Mais dans le cas de l'Algérie, ce n'est
même pas de cela qu'il s'agit : on ne peut pas dire que le
mouvement paysan a manqué le problème de la société ;
il ne l'a pas posé, il n'a pas existé comme alternative,
même balbutiante, à ce qui existait du moins une fois
l'indépendance conquise.
Si l'unité des paysans n'a pas survécu à la lutte, fût-
ce sous les espèces d'une bureaucratie, c'est que la victoire
n'a pas été acquise sur le terrain. Le pouvoir n'a pas pu
être concrétisé aux yeux des paysans comme l'incarnation
de la nouvelle société en marche, comme une force dotée
d'une existence physique, en train de se constituer, de se
consolider, de s'étendre en même temps que la guerilla
repousse l'adversaire, descend des montagnes, approche
des villes. Il n'y a pas eu sur le terrain, au milieu des
masses rurales, puisant en elles et exprimant leurs aspi-
rations, une anti-capitale, la capitale de l'Algérie anti-
coloniale, posant et résolvant à mesure que son autorité
s'étendait aux limites du pays tous les problèmes que
l'insurrection avait fait se lever. L'unité politique du mou-
vement est restée extérieure à la multiplicité sociale du
pays. La population rurale n'a pas pu cristalliser ses
besoins, effectuer sa conversion, sa révolution positive.
autour d'un Etat en marche au milieu d'elle.
Cette conception d'une armée paysanne, d'un pouvoir
maintenu au contact des campagnes à la fois par les besoins
de la guerre et par ceux de la révolution, aidant les masses
à faire celle-ci en faisant celle-là, cette conception existait
bien dans l'ALN. Fanon avait essayé de la théoriser (16),
d'une manière confuse, sans lui donner sa véritable dimen-
sion qui est stratégique autant que politique. C'est de cette
théorisation qu'on trouve des traces dans le programme de
Tripoli. Mais l'idée existait seulement comme une nostalgie,
(16) Les damnés de la terre, Paris 1961.
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parce que l'ALN n'était pas cet Etat en marche, mais d'une
part des guerillas traquées sur le terrain et de l'autre des
bataillons immobilisés en exil. Les paysans ne virent jamais
se former le pouvoir, ils ne virent pas la terre changer de
mains, ils ne furent pas appelés à se constituer en coopé-
ratives pour assumer la gestion des exploitations, de l'eau,
des semences, sous la protection des combattants. Ils ne
se mirent pas, sous la conduite d'officiers révolutionnaires,
à reconstruire les villages, à réparer les routes et les ponts,
à rétablir les communications, à rebâtir les écoles. Ils ne
purent pas empoigner leur pays. Celui-ci resta l'enjeu des
adversaires, l'objet d'une destruction redoublée, une