L'Algérie évacuée
Les lignes qui suivent n'ont pas pour objet de définir
une politique révolutionnaire en Algérie. La question du
sort de ce pays ne se pose plus et ne se pose pas encore
de cette inanière. Plus, parce que l'élan qui animait les
masses au cours de la lutte nationale est maintenant brisé :
il n'y a pas eu de révolution. Pas encore, parce que les
problèmes qui assaillent les travailleurs et que la politique
de la direction actuelle est incapable de résoudre, finiront
par amener à maturité les conditions d'une nouvelle inter-
vention des masses : la révolution reste à faire.
La tâche qui s'impose présentement est celle-ci :
reprendre la lecture des événements qui ont marqué les
premiers mois de l'indépendance, débrouiller leur sens,
chasser les nuées de toutes sortes dans lesquelles la ques-
tion algérienne reste enveloppée, aider le noyau révolution-
naire à voir clairement les possibilités que leur offrira et
les limites que leur opposera la crise à venir.
Le tableau qu'offre l'Algérie après l'indépendance est,
on le verra, remarquable par un fait : la vie politique est
devenue étrangère à la population des villes et des campa-
gnes. Cette attitude prend d'autant plus de relief que
pendant les années de la lutte de libération la participation
des paysans, des ouvriers, des étudiants, des femmes, des
jeunes non seulement ne s'était jamais démentie, mais
s'était étendue jusqu'à produire les manifestations de
décembre 1960, et approfondie jusqu'à bouleverser les
rapports sociaux traditionnels. L'indépendance a cassé
cette immense effervescence. La politique a reflué dans les
appareils ou ce qu'il en restait. Pendant que les factions
luttaient pour le pouvoir, le fantôme du chômage et de
la famine hantait déjà le peuple des campagnes et des
villes.
Mais les questions les plus pressantes de la vie quoti-
dienne ne furent pas posées lors des batailles que les cliques
se livrèrent autour du pouvoir. Les dirigeants ignorèrent
les problèmes des masses et les masses ne comprirent pas
les problèmes des dirigeants. Ce fut seulement quand la
question du travail et du pain se posa de manière urgente,
avec les labours et la fin des congés, que la connexion fut
1
rétablie entre les préoccupations des uns et des autres. Du
même coup commença d'être révélée, aux yeux des travail-
leurs comme aux siens propres, l'incohérence de la poli-
tique suivie par la direction benbelliste. La véritable
question algérienne émergeait ; mais elle trouvait les
masses impréparées, méfiantes (1).
I.
L'INDEPENDANCE DESENCHANTEE.
On attendait une révolution ; on eut un pays en panne.
Dans le vide politique qui s'établit avec l'indépendance, la
direction FLN explosait en morceaux. La joie d'une guerre
finie, l'effervescence d'une libération s'étiolèrent. Les
masses s'immobilisèrent. Quand elles intervinrent, ce fut
pour faire comprendre aux dirigeants qu'elles avaient assez
de leurs disputes.
Voilà la situation de l'été 1962 : le peuple des villes et
des campagnes voulait être dirigé. Il n'y avait pas de diri-
geant, parce qu'il n'y avait pas de direction.
L'appareil colonial se dissipe.
Ce que depuis plus de sept ans les paysans appelaient
d'un nom : « la France », avait disparu, sous toutes ses
formes visibles. Les fermes européennes désertées, les
rideaux baissés sur les boutiques françaises, les patrons
partis, les soldats consignés, les enseignants en vacances,
les casseroles muettes et les bastions OAS abandonnés.
C'était la grande séparation, après cent trente ans de concu-
binage. Les Français qui étaient encore là ne donnaient
pas d'ordre ; ils attendaient, parfois collaboraient. Plus
de maître à haïr pour ce peuple esclave.
Si la décolonisation faisait un tel choc, c'est que les
deux adversaires qui pendant les derniers mois avaient
occupé le devant de la scène l'évacuaient de conserve. Le
gouvernement rapatriait pêle-mêle soldats du contingent,
fonctionnaires suspects ou loyaux, légionnaires et para-
chutistes. L'OAS embarquait ses colonels et ses millions
sur des barques de pêche et des avions de tourisme. A
peine éveillé du songe raciste, le petit peuple européen
faisait des queues de trois jours aux ports et aux aérodro-
mes. Paris avait hâte de soustraire ses unités au climat
de la guerre coloniale et d'insuffler aux cadres des raisons
d'être moins archaïques que « casser du bicot » ou du chef
d'Etat. Quant aux pieds-noirs, leur présence avait telle-
ment pris, au moins dans certaines villes, la forme du
(1) Le lecteur aura une meilleure compréhension de notre point
de vue en se reportant à deux articles qui ont été publiés dans les
numéros 29 et 32 de cette revue : « Le contenu social de la lutte
algérienne » (1959) et « En Algérie, une vague nouvelle » (prin-
temps. 61).
2
.
racket, du meurtre crapuleux, du lock-out, du refus de
soigner et de ravitailler, du bouclage des arabes en ghettos,
qu'ils pouvaient craindre le pire quand leurs victimes
deviendraient leurs compatriotes.
Il n'était pas question que l'appareil colonial puisse,
comme on l'avait vu ailleurs, participer à la construction
du nouveau régime et que la passation des pouvoirs s'opère
sans discontinuité. L'essai de coopération tenté par les
fractions les plus conciliantes de la bourgeoisie européenne
et de la direction nationaliste en les personnes de Cheval-
lier et de Farès, resta sans suite immédiate. L'Exécutif
provisoire fut en quelques jours réduit à rien : il n'avait
dû son peu de pouvoir qu'à la coopération réticente de
quelques fonctionnaires français.
À cet égard, l'indépendance signifiait en apparence
l'échec de la bourgeoisie européenne, la seule qui existât
dans le pays. Complètement disqualifiée par son incapacité
à établir un compromis avec les nationalistes, elle se trou-
vait contrainte à présent d'évacuer l'administration locale,
après l'avoir pendant des décades soustraite à tout autre
influence que la sienne. Elle ne pouvait patronner le
nouveau pouvoir. Cependant le sabotage systématique de
l'indépendance lui laissait des cartes : la destruction des
bâtiments publics et de l'équipement administratif, le
retrait des techniciens, la fermeture des entreprises
devaient mettre le nouveau régime à genoux. S'il voulait
rendre vie au pays, alors qu'il garantisse l'ordre et la
sécurité ; autrement dit : que les travailleurs se remettent
au travail. La bourgeoisie pied-noir, vaincue en tant que
soutien de l'OAS, ne l'était pas comme maîtresse de l'écono-
mie algérienne. Simplement son passé politique un peu
chargé la contraignait à passer la main quelque temps.
Elle se mit en congé.
L'appareil national se décompose.
On pouvait espérer ou craindre que la coquille que
l'administration française venait d'abandonner serait le
lendemain occupée sans changement par l'appareil natio-
naliste. La vacance du pouvoir montra au contraire que le
FLN n'avait pu construire pendant la lutte de libération
qu’un embryon d'Etat, et qu'aucune force organisée à
l'échelle du pays n'était en mesure de l'administrer au pied
levé. Ainsi se manifesta de nouveau la crise de l’Algérie
coloniale : l'absence d'une classe dirigeante, la pusillani-
mité politique des leaders nationalistes, la mesquinerie
des objectifs offerts aux masses et acceptés par elles alors
même que l'intensité de leurs actions et leur initiative
n'avaient cessé de croître pendant 7 ans tous les traits
d'un pays étouffé dans son développement.
Etouffé d'abord par la répression impitoyable que
3
l'organisation politico-administrative et l'ALN avaient eu à
subir pendant des années. Sur le plan militaire, les unités
réduites à des proportions squelettiques ressemblaient plus
à des groupes de guerilleros qu'à des forinations régulières.
Dans les régions abandonnées par les troupes françaises,
les maquis s'étaient dispersés ; dans les autres où au
contraire la concentration adverse était d'autant plus
importante, le combat était devenu trop inégal.
Pourtant pendant des années, avec une énergie exem-
plaire les masses n'avaient pas cessé de susciter en leur
sein les militants et les combattants dont la résistance
intérieure avait besoin. En 61-62 les maquisards n'étaient
peut-être pas beaucoup plus nombreux ni mieux équipés
que ceux de 55-56 ; mais entre temps le mouvement avait
conquis l'Algérie entière, les journées de décembre 1960
avaient fourni la preuve que l'action insurrectionnelle de
la minorité se muait en mouvement des masses. Aux
maquis perdant de leur importance, n'affluait plus la
jeunesse la plus combattive : des tâches d'organisation
l'occupaient dans les villes et les villages.
Mais l'élan révolutionnaire qui s'exprimait dans cette
mutation ne fut pas accumulé. D'abord la répression
s'abattit encore plus lourdement. Les campagnes furent
balayées par les commandos de chasse, les villes passées
au peigne fin par la police et l'armée. Dans l'émigration
en France, qui fournissait au mouvement nombre de ses
cadres les plus formés, il y eut au cours des années 60-61
une véritable hecatombe. Le rythme de renouvellement des
responsables s'éleva. Il est difficile de consolider une orga-
nisation si les permanents disparaissent au bout de quel-
ques mois. L'appareil FLN devint aussi de plus en plus
extérieur aux masses algériennes.
D'autre part la direction nationaliste avait réagi à
l'effervescence de la population urbaine à la fin de 60, non
en lui proposant un programme politique et social et des
objectifs intermédiaires capables de l'orienter pratique-
ment, mais en l'invitant à se calmer. L'accession de Ben
Khedda à la présidence du GPRA, en même temps qu'elle
résultait de compromis entre les fractions du CNRA, mon-
trait que le Front comptait plus sur la modération et le
talent diplomatique des chefs que sur l'agitation des masses
pour arracher l'indépendance. La politique reprenait ses
droits, la guerilla et les manifestations ne servaient que
d'arguments d'appoint dans la négociation. La crainte
d'être débordée devint alors le souci majeur de la direction
en exil. L'encadrement reçut mission d'obtenir calme et
discipline. Quand les Algériens manifestèrent en 1961, ce
fut enserrés dans un service d'ordre qui faisait la chaîne.
Le seul rôle dévolu aux militants fut de contenir, non
d'expliquer et de former,
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Avec les négociations vinrent la trêve, le retour des
paysans dégroupés et exilés. Les villages étaient dévastés,
les terres hors d'état, les troupeaux décimés. Le problème
d'avant la guerre, celui du travail, se posait, plus accablant
encore, avant que la guerre fut finie : tout manquait sauf
les bouches à nourrir. Dans les villes, la situation créée
par les sabotages des ultras et la complicité des militaires
était intenable : les vivres, les médicaments, les moyens de
travail restaient sous la garde de l'OAS. Tenaillée par la
faim, accablée par la misère, la population reflua. Elle se
laissa convaincre que rien ne pouvait être fait, sous peine
de tout perdre, avant le départ des Français. C'est à peine
si des tendances à aller plus loin, à rouvrir et à remettre
en route des entreprises abandonnées se manifestérent ici
et là dans les villes ; au nom du respect des accords
d'Evian, elles furent vite réprimées. Quant aux paysans,
pour la plupart analphabétes, sans tradition politique, ils
tachèrent de se remettre au travail sans plus attendre,
avec ou sans l'aide de l'ALN locale. Dans l'ensemble la
consigne de respecter les biens des Européens fut appli-
quée.
Cependant les rapports entre la population et l'orga-
nisation s'étaient transformés. Les combattants, les mili-
tants n'incarnaient plus la protection et l'espoir dont le
peuple des villes et des campagnes avait eu besoin pour
résister. Ils n'étaient plus d'aucun secours en face du
problème de la faim et du travail. Dans les grandes villes
surtout, les travailleurs et les jeunes avaient conscience
qu'ils avaient arraché eux-mêmes la victoire à l'impéria-
lisme avec leurs cris, leurs drapeaux et leur masse désar-
mée, bien plus que l'ALN avec ses fusils. De surcroît la
dégénérescence politique des cellules FLN et des sections
de l'ALN se précipitait sous l'afflux des résistants de la
dernière heure et des sans-travail. En quelques semaines
ce qui avait incarné l'insurrection d'un peuple devenait le
dépotoir d'une crise. La discipline et l'idéalisme révolution-
raire faisaient place à la morgue fracassière et au privilège.
En même temps que leur importance diminuait dans la
population, les chefs locaux étaient l'objet de sollicitations
contraires émanant des fractions qui en quête du pouvoir
glanaient un semblant de représentativité auprès de la
résistance intérieure. Ils gagnèrent par en haut un supplé-
ment de l'autorité qui par en bas venait à leur manquer.
Ce regain, qu'ils devaient à la conjoncture au sommet,
acheva de séparer les responsables et les civils. En quelques
jours l'Algérie se couvrait de « baronies » autonomes et
concurrentes, qui n'étaient plus que la lettre abandonnée
par l'esprit de la révolution,
La base s'imagina encore pouvoir en appeler au som-
met des abus des cadres intermédiaires. Mais quand le
conflit éclata à la tête entre Ben Khedda et l'Etat-Major de
5
l’ALN, il devint clair pour tous que l'appareil construit
pour lutter contre l'oppression française n'avait ni homo-
généité doctrinale ni unité organique et qu'il ne pourrait
jouer le rôle que la population attendait de lui : celui d'un
guide dans la construction de la société nouvelle. Sous le
terme pudique de « reconversion de l'organisation » dont
on l'affublait dans les milieux dirigeants, le problème qui
attendait sa solution au sortir de la guerre était celui, non
seulement de la forme de l'Etat futur, mais de la nature
sociale de l'Algérie indépendante. Le fait que ce problème
ait été laissé en suspens pendant la lutte de libération
motive largement le reflux des masses dans l'expectative,
la sclérose galopante des appareils locaux, enfin la décom-
position de la direction nationaliste elle-même.
Beaucoup de mots avaient été dits ici et là au sujet
de la « révolution », destinés à flatter tantôt les paysans
spoliés et tantôt les propriétaires, tantôt le capitalisme et
tantôt les travailleurs, tantôt la tradition islamique et
tantôt la culture moderne de sorte que cette révolution
était bourrée d'espoirs contraires. Mais cet éclectisme
idéologique (2) exprimait fidèlement l'inconsistance sociale
du mouvement national. La signification historique d'un tel
mouvement coïncide en général avec les intérêts de la
bourgeoisie locale. En Algérie la colonisation directe avait
bloqué le développement économique et l'expression poli-
tique de cette classe, au point qu'elle n'avait pu ni colla-
borer avec l'administration et la bourgeoisie françaises, ni
prendre la tête de la lutte de libération en lui indiquant
des objectifs conformes à ses intérêts. Rejetée de la voie
conciliatrice, elle s'était ralliée à l'insurrection. Dans les
bureaux de Tunis les sages dirigeants de l'UDMA ou les
Centralistes du MTLD côtoyèrent les plébéiens imbus de
populisme qui venaient de la paysannerie ou de la petite
bourgeoisie pauvre, les ouvriers transfuges du PCA, les
Ulemas. L'indépendance était le plus grand dénominateur
commun aux classes et aux tendances qui composaient cet
amalgame parce que le paysan exproprié par les colons
et les sociétés françaises, l'ouvrier exploité par un patron
français. le boutiquier ruiné par les entreprises commer-
ciales françaises, l'intellectuel brimé par l'Université et la
culture françaises pouvaient s'y retrouver.
Le poids de la colonisation avait comprimé la confi-
guration de classe de l’Algérie jusqu'à la rendre mécon-
naissable. Le bloc où fusionnaient des classes néanmoins
antagoniques ne pouvait donner expression à leurs intérêts
respectifs. Il !ui était interdit sous peine d'éclater de
prendre en considération les problèmes réels de l'Algérie
(2) Dont on aura une image frappante en lisant La révolution
algérienne par les textes, i Paris 1961 (documents présentés par
A. Mandouze).
- 6
et d'y répondre. L'appareil lui-même ne put développer ni
sa doctrine ni son organisation indépendamment des classes
dont il était composé : les conditions d'un développement
bureaucratique' n'existaient pas. Le PCA avait été trop lié,
par sa composition comme par ses positions, à la présence
française pour pouvoir marquer de l'empreinte stalinienne
le mouvement nationaliste. La politique mondiale du
Khroutchevisme ne s'y prêtait pas davantage. Enfin même
si elle n'avait pu revendiquer en son nom propre l'indé-
pendance du pays à cause de son faible développement, la
bourgeoisie algérienne n'avait pas été pour autant éliminée
de la scène après une expérience malheureuse. Le FLN ne
se dressait pas contre un Tchang Kaï Chek algérien, qui
n'existait pas. Il affrontait directement l'impérialisme. De
cette situation résultaient des conditions qui favorisaient
les éléments bourgeois du Front : une victoire militaire
était impossible ; un accord de compromis avec Paris était
inévitable ; la modération de politiciens comme Farès ou
Abbas serait de nature à rassurer les intérêts français en
Algérie. En somme le compromis entre le nationalisme et
l'impérialisme pouvait encore donner naissance à une
authentique bourgeoisie nationale : elle recevrait d'une
main l'héritage patriotique et de l'autre les capitaux. Pour
des raisons politiques évidentes, l'opération ne pourrait
s'effectuer ni à brève échéance ni ouvertement. Il convenait
de retarder le moment où seraient pris les engagements
irréversibles touchant la nature de la société après l'indé-
pendance. En attendant, l'opportunisme s'imposait (3).
Ainsi pendant des années aucun programme plus
précis que celui de la Soummam ne fut élaboré, et le com-
promis d'Evian fut discuté sans autre principe que l'unité
nationale et l'intégrité du territoire. Paris obtint toute
satisfaction sur le seul point qui fût essentiel pour lui :
le sort du capital investi en Algérie.
Les masses dans l'expectative.
L'indépendance ne donna pas le signal d'une nouvelle
activité des masses. Ayant sacrifié leur dernier mouton au
drapeau vert et blac, celles-ci restèrent au contraire dans
l'expectative. Mais au cours de la crise leur refus d'inter-
venir changea de sens. Les dirigeants qui rentraient d'exil
furent d'abord partout acclamés avec la même ferveur, sans
distinction de tendances. Quand ils en vinrent aux coups,
(3) « On peut dire grossièrement qu'à partir d'août 1956, le
FLN a cessé d'être un organisme unitaire, et est devenu une coalition,
un « Front » précisément ; les anciens du MTLD et de l'UDMA, les
Ulémas pénètrent alors dans les organismes dirigeants sans vraiment
renoncer à leur individualité. C'est à partir de 1956 que le « Front »
actuel, ce magma, se constitue » (Interview de M. Boudiaf, Le Monde,
2 novembre 1962)..
- 7
on vit même les villageois s'asseoir par familles entières
entre les « lignes », opposant leur pacifique présence à la
guerre des cliques. La volonté d'union résistait aux ruptures
du sommet. Saturée de violence, la population refusait de
s'engager dans une lutte dont elle ne comprenait pas le
sens. Cette naïveté non dépourvue de grandeur en imposa.
En haut on se mit à craindre que la base perde confiance.
Mais la crise se prolongeant, la perspective d'une remise en
marche de l'économie s'éloignant, le chômage, l'insécurité,
la faim s'aggravant, cette patience se fit impatiente. Dans
beaucoup de régions les cadres réussirent ce tour de force
de faire détester leur domination autant que celle des
troupes de répression. Quand elle devint l'instrument avec
lequel les tard-venus à l’ANP se firent attribuer apparte-
ments, voitures et autres privilèges, la mitraillette du
djoundi se déconsidéra. On voulait la paix, du pain, du
travail. Entre les conflits qui opposaient les dirigeants les
uns aux autres et ces objectifs simples, on ne voyait aucun
rapport ; on apercevait très bien en revanche la relation
de ces luttes avec le carriérisme et le favoritisme.
Les bons sentiments et les mauvais furent flattés en
vrac par toutes les cliques, en vue de se constituer des
appuis. Aux postes abandonnés par les Français, chacun
des groupes plaçait ses créatures, sans souci de la compé-
tence. Une immense gabegie envahissait les rouages de ce
qui restait de l'Etat. Les opportunistes se faufilaient aux
commandes. Les accusations de complicité avec l'impéria-
lisme ,de contre-révolution, d'ambition, volaient en tous
sens par-dessus la tête des Algériens, qui n'en revenaient
pas. Les violences verbales, et parfois plus, privées de tout
substrat politique, après avoir étonné, exaspérèrent. « S'ils
sont ce qu'ils disent, qu'ils s'en aillent tous ». A Alger la
minorité la plus consciente finit par manifester, à la barbe
de toutes les autorités contraires, aux cris de « Il y en a
marre » (Baraket). L'enthousiasme de la libération tombait.
Aux meetings bondés et bruyants des premiers jours,
succédèrent des réunions apprêtées ; on dénombrait les
assistants pour savoir si l'on faisait mieux que l'adversaire.
La population devenait une clientèle, la politique une mise
en scène. Quand la troupe se fût enfin mise d'accord sur
la manière de consulter le public, celui-ci, à qui par dérision
on mit entre les mains des banderolles portant l'inscription
« Vive le peuple ! », était trop occupé à survivre pour
s'honorer qu'on le consulte. Il désigna les représentants
qu'on lui désignait. Abbas en proclamant la République
démocratique et populaire versa la larme d'une ambition
longtemps frustrée. Il y avait deux millions de chômeurs.
C'est « dans l'indifférence totale des masses, lesquelles
avaient des préoccupations d'un autre ordre » (4) que la
(4) Interview de M. Boudiaf, Le Monde, 7 septembre 1962.
8
question du pouvoir fut tranchée. Le fait essentiel, celui
qui domine tous les événements survenus en Algérie depuis
l'indépendance est celui-là. A l'effervescence qui soulevait
toutes les couches populaires pendant les dernières années
de la lutte de libération, succède la léthargie. Les actions
autonomes se comptent : ce sont quelques occupations de
biens vacants, quelques manifestations dont la spontanéité
est difficile à dégager des intérêts des cliques ; de surcroit
elles ont toujours un caractère limité : refus d'intervenir
dans les conflits du sommet, protestations contre le chô-
mage, l'absence d'épuration, l'abandon des anciens résis-
tants, des victimes de la répression.
L'épuisement qui résulte des années de guerre et de
répression, l'éclatement de l'organisation nationaliste,
l'effondrement économique sont autant de motifs qui
paraissent faire assez comprendre le reflux des masses. Ils
restent pourtant circonstanciels, certains d'entre eux, la
désagrégation des organismes de lutte en particulier, doi-
vent même plutôt être tenus pour des signes de ce reflux
que pour leurs conditions.
Le caractère composite de ce qu'on a nommé les
masses est un élément moins conjoncturel. Il y a les
paysans, les ouvriers, la classe moyenne, à travers lesquels
passent le conflit des générations, l'adhésion plus ou moins
forte à la culture traditionnelle, la nature des besoins, la
langue. L'écrasante majorité du peuple algérien est pay-
sanne. Mais qu'est-ce que cette paysannerie ?
Le paysan sans terre saisonnier ou occasionnel, ou le
fellah (propriétaire) moyen ? L'ouvrier agricole ou le fer-
mier ? Quelle communauté d'intérêts rassemble le petit
fermier des plaines côtières et le salarié des grands domai-
nes du Sétifois ? De quelle exploitation commune les
cueilleurs de raisin à la journée et le petit polyculteur
kabyle peuvent-ils partager l'expérience ? La géographie et
l'histoire passée, la colonisation enfin ont pulvérisé la
société rurale algérenne en des secteurs entre lesquels tout,
depuis les pratiques culturales jusqu'aux institutions et
même à la langue, diffère. Sur cet habit d'arlequin qu'est
le bled, se plaquent encore les antagonismes de classe,
plus ou moins différenciés selon l'importance de la péné-
tration capitaliste à la campagne (elle domine dans les
plaines de colonisation), la persistance d'une féodalité
algérienne (comme dans les hautes plaines du Constanti-
nois ou de l'Oranais), la survivance de communautés tri-
bales ou villageoises (en Kabylie dans les Aurès (5).
(5) Voir R. Gendarme, L'économie de l'Algérie, Paris 1959,
pp. 189-237 ; P. Bourdieu, Sociologie de l'Algérie, Paris 1958, passim.
Dans la 1re édition de son livre, ce dernier soulignait surtout les
différences culturelles antérieures à la colonisation, notamment la
négligence pour les tâches agricoles que les régions arabophones
auraient hérité de leurs ancêtres nomades. Il écrivait par exemple
-
9
Contrairement à ce qui s'est produit dans beaucoup
de pays d'Afrique noire, la colonisation n'a pas partout
laissé intactes les communautés traditionnelles, dont au
demeurant les structures et les institutions sont loin d'être
homogènes dans tout l'espace algérien. Mais d'un autre
côté le capitalisme agraire n'a pas, comme à Cuba, soumis
tous les travailleurs ruraux à une exploitation uniforme et
créé un proletariat agricole auquel les conditions de vie
et de travail donneraient une unité et dont le poids social
serait déterminant.
La dispersion des paysans, de la société tout entière
avait trouvé sa riposte dans la lutte de libération. Le
sentiment national, nourri d'humiliations et de colère,
avait poussé chaque algérien à construire, non seulement
pour les autres, mais pour lui-même, pour chacune de ses
conduites quotidiennes, un modèle de la société, un modèle
de l'homme algérien qui s'opposait à celui de la colonisa-
tion. La répression a échoué parce qu'il y avait dans la
conscience du peuple une alternative à la répression :
l'indépendance. L'effervescence, la participation à la lutte,
les manifestations, la pression jamais démentie que toutes
les couches sociales exercèrent contre l'oppression française
furent les signes que cette image d'elles-mêmes ne pouvait
plus être arrachée de l'esprit et de la vie des masses.
C'était là leur unité. Tout ce qu'il pouvait y avoir d'inven-
tion, de courage dans les individus, d'institutions utilisa-
bles dans les communautés traditionnelles et dans la société
coloniale elle-même, fut mise au service de cette image.
L'insurrection, qui ne pouvait remporter aucune victoire
militaire, avait eu ce succès mille fois plus décisif de
permettre à tous les individus de s'accepter, comme jeune
ou comme vieux, comme homme ou comme femme, comme
paysan ou comme ouvrier, comme kabyle ou comme arabe.
Par la brèche que la lutte armée avait ouverte dans le mur
du ghetto où la colonisation l'enfermait, toute l'Algérie
s'évadait. A l'image du bicot, l'insurrection opposait celle
du djounoud, que la population répercutait, complétait,
enrichissait, sublimait sans fin. La lutte agissait comme
une thérapeutique, elle délivrait l’Algérien de l'image de
lui-même que le Français avait introduite dans sa vie. Il
y eut beaucoup de signes que ce que les. Algériens cher-
chaient à détruire, c'était moins les Français eux-mêmes,
que les bicots que les Français avaient fait d'eux. L'indé-
pendance poursuivie consistait à se délivrer du cauchemar
(p. 77) : « Ce type d'économie (des pays. arabophones), où le faire-
valoir direct est rare et dédaigné, ou ceux qui possèdent quelque
fortune délaissent le travail pour goûter les raffinements de la vic
de société, où par suite les tâches agricoles supposent toujours la
coopération de deux personnages, le propriétaire et le khammės,
diffère profondément de celui que l'on observe dans les pays
berhères ».
.. 10
colonial. Elle ne pouvait pas être plus intense que pendant
la lutte alors que les masses brisaient et piétinaient leur
propre caricature.
Quand l'autre indépendance, politique, fut obtenue, le
ciment qui tenait ensemble tous les morceaux de la société
se désagrége.. Ce qui unifiait toutes les vies se perd comme
un oued dans le sable. Il n'y a plus de bicot à tuer ; il y
a des Algériens à faire vivre. Chaque catégorie regagne sa
place dans la société, chaque individu essaie de réintégrer
son alvéole sociale. Le problème de faire vivre les Algériens
est conçu et résolu en termes d'individu ou de petite collec-
tivité, village, famille, quartier. Aucune conscience n'arrive
à embrasser la société tout entière, à poser la question que
la société est pour elle-même. Le chômeur veut du travail,
la femme du pain pour son fils, le combattant l'honneur
d'avoir combattu, l’étudiant des livres et des professeurs,
l'ouvrier son salaire, le paysan des semences, le commer-
çant la reprise. Personne, aucun groupe politique, aucune
classe sociale ne parvient à construire et à propager une
nouvelle image de l’Algérie que l’Algérie pourrait vouloir
comine elle a voulu l'indépendance. Il était sans doute
vain d'attendre que les paysans puissent prendre l'initia-
tive d'un tel rebondissement, nous y reviendrons plus loin.
Pour sa part la bourgeoisie n'a pas la consistance écono-
mique, sociale, politique, idéologique nécessaire pour
empoigner le problème social dans son ensemble et lui
imposer ses solutions avec l'assentiment ou l'acceptation
de larges couches populaires. Le proletariat, même s'il est
relativement important dans ce pays sous-développé, n'est
pas parvenu à prendre conscience de l'exploitation comme
du fait fondamental pour lui-même et pour la société tout
entière, ni à isoler les objectifs qui lui sont propres de
ceux des autres classes.
Cette incapacité des ouvriers à construire une organi-
sation politique et une idéologie autonomes est une autre
face de l'effervescence . qui a marqué les années de la
guerre. Elle est le signe que le problème posé dans l'Algérie
coloniale n'était pas celui du socialisme défini comme
mouvement vers la société sans classe. Si toutes les couches
sociales, toutes les catégories économiques, toutes les
communautés de langue et de culture ont pu être mêlées.
dans le creuset de la lutte de libération, c'est justement que
l'alternative n'était pas : prolétaire ou libre, mais on la
dit : bicot ou algérien. L'ouvrier algérien a participé à la
guerre, il lui a payé le tribut qui lui revenait comme partie
de l'Algérie insurgée, il n'a jamais eu conscience que sa
classe portait avec elle la réponse à tous les problèmes de
la société après l'indépendance. Et sans doute n'avait-il
pas tort : le problème du développement dans le monde
de 1962 n'est pas le problème du socialisme. L'absence ou
la fragilité de la conscience prolétarienne peut bien être
- 11
imputée au terrorisme que la direction frontiste dirige dès
56 contre le MNA et l’USTA, brisant la communauté
ouvrière émigrée, ou plus loin encore, en 1936, à la rupture
du PCF avec l'organisation messaliste. Tous ces faits illus-
trent la faiblesse politique et idéologique du prolétariat
algérien plutôt qu'ils ne l'expliquent. La vérité est que
les Algériens pouvaient résoudre le problème qu'ils se
posaient : être des Algériens, mais les travailleurs ne
parvenaient pas à poser celui qu'ils ne pouvaient résoudre :
mettre fin à l'exploitation.
Les masses quittèrent la scène en même temps que
la « politique » y entrait. Un groupe d'hommes, emprun-
tant à la passion de l'indépendance un peu de sa force
récente, essaya d'édifier pour les Algériens à leur inten-
tion, mais à leur place -- les buts et les moyens capables
de les rassembler de nouveau. Mais quand il manque les
masses à la construction de la société, ce qui s'édifie péni-
blement est seulement un simulacre d'Etai.
II.
EDIFICATION DE L'ETAT.
et que
Un programme, une armée.
En sortant de prison, Ben Bella avait jeté sur la table
de Tripoli un projet de programme. Son préambule cons-
tatait que « la portée révolutionnaire de la lutte nationale
est perçue et ressentie dans sa nouveauté et son originalité
par les masses populaires plus que par les cadres et les
organismes dirigeants »
« le FLN ignore les
profondes potentialités révolutionnaires du peuple des
campagnes » (6). Il dénonçait « l'indigence idéologique du
FLN », il critiquait l'apparition, dans l'appareil frontiste,
d'une double tendance : à constituer « des féodalités poli-
tiques, des chefferies et des clientèles partisanes » ; à
développer un esprit « petit bourgeois », caractérisé par
« les habitudes faciles venues des anciens partis à clien-
tèle urbaine, la fuite devant la réalité en l'absence de toute
(6) Le programme de Tripoli a été édité par le PCI, avec une
préface datée du 22 septembre 1962 et un commentaire de M. Pablo'
« Impressions et problèmes de la révolution algérienne ». Une autre
édition du programme a été publiée presque en même temps par
la « tendance révolutionnaire du PCF >, avec une préface signée
Le Communiste et datée du 1er octobre 1962. Le texte même est iden-
tique dans les deux éditions. Le contenu de la préface de l'édition
PCI tient dans cette phrase : « La Révolution algérienne dispose dès
maintenant d'un programme, celui adopté unanimement à Tripoli,
qui, s'il est appliqué, fera de l'Algérie une société appartenant aux
inasses paysannes et ouvrières algériennes, et de l'Etat algérien un
Etat ouvrier construisant une société socialiste ». Le contenu de la
préface du Communiste tient dans celle-ci : « Le Bureau Politique
du FLN et l'Etat-major de l’ALN (..) représentent, qu'on le veuille
ou non, les forces les plus révolutionnaires et aussi les plus consé-
quentes, les plus stables dans leur volonté anti-colonialiste ».
12 -
formation révolutionnaire, la recherche individualiste des
situations stables, du profit et des satisfactions dérisoires
d'amour-propre, les préjugés que beaucoup nourrissent à
l'égard des paysans et des militants obscurs ». Il imputait
enfin la carence idéologique du Front national au « déca-
lage qui s'est produit entre la direction et les masses »,
consécutif à l'exil de celle-là.
C'était dire que le FLN, coupé des masses, sans doc-
trine, alourdi par les opportunistes, menacé de dislocation,
était incapable de remplir son rôle dans l'Algérie indépen-
dante. Pour redresser cette situation, Ben Bella en appelait
aux militants de base contre les « barons » et les oppor-
tunistes, aux paysans contre les messieurs. L'orientation
populiste s'affirmait dans la suite : « La bourgeoisie elle-
.même devra subordonner ses intérêts à la nécessité de la
révolution (...) La culture algérienne combattra le cosmo-
politisme culturel et l'imprégnation occidentale (...) L'Islam
doit être débarrassé de toutes les excroissances et supersti-
tions qui l'ont étouffé et altéré (...) Dans le contexte algé-
rien, la révolution démocratique et populaire est d'abord
une révolution agraire ». Le programme économique et
social posait en principe que « les terres (sont) à ceux qui
les travaillent », annonçait la redistribution gratuite des
terres que la réduction des propriétés à leurs dimensions
optima dégagerait, l'annulation des dettes des paysans, la
formation de coopératives de producteurs ruraux, la cons-
titution de fermes d'Etat. Le problème de l'industrialisation
était posé en fonction des besoins de l'agriculture : à court
terme « perfectionnement de l'artisanat et installation de
petites industries locales ou régionales pour exploiter sur
place les matières premières de caractère agricole »; à
plus longue échéance « implantation des industries de base
nécessaires à une agriculture moderne ».
Le CNRA adopta unanimement ce programme. Cela ne
coûtait pas cher, et personne n'avait envie, en faisant
opposition, de paraître défendre les « féodaux » et les
« petits bourgeois » qu'il mettait en accusation. Mais quand
il fallut organiser l'instrument politique chargé de l'appli-
quer, le conflit éclata. En déposant son projet, Ben Bella
se désignait comme candidat à la direction politique du
parti et de l'Etat, il exigeait qu'on en finisse avec la coali-
tion sans principe et l'esprit de « front », dont Ben Khedda
était l'incarnation. Le nationalisme était au bout de son
rouleau. Les masses attendaient autre chose. Très préci-
sément : le contenu de la « révolution ». Il était grand
temps qu'à l'idéologie de compromis ou plutôt au néant
idéologique succède la définition des tâches de l'Algérie
indépendante et des instruments d'exécution de ces tâches.
Le mouvement centrifuge qui avait commencé à se dessiner
dans le pays exigeait que la direction politique réduise
sans délai les hobereaux politiques et militaires et établisse
13
un pouvoir fortement centralisé qui maintiendrait la
cohésion nationale. Il fallait aussi stériliser les germes
d'esprit « petit bourgeois » qui s'étaient logés dans les
habitudes des militants eux-mêmes, depuis que le cessez-
le-feu avait détendu les énergies, reconstruire une nouvelle
discipline à la place de celle des maquis et des réseaux
désormais sans emploi. Pour montrer enfin qu'on tenait
les accords d'Evian non pour le carcan que l'impérialisme
avait passé au cou du futur gouvernement algérien, mais
pour le point de départ de négociations ultérieures qu'une
réforme agraire sérieuse rendrait inévitables, il importait
d'écarter l'équipe dirigeante qui avait négocié le compromis
avec Paris et s'était engagée à le faire respecter.
La seule arme dont Ben Bella pouvait disposer pour
mettre à exécution ce programme, était l'ALN des fron-
tières. Il était allé s'assurer de cette force décisi.ve et de
son Etat-Major dès sa libération. Il avait trouvé l'outil
de ses rêves : une troupe disciplinée, équipée et entraînée
comme une armée de métier, des soldats sans emploi qui
brûlaient de montrer leur valeur, des cadres survoltés par
la lecture de Fanon et résolus à stopper un développement
national-bourgeois (7), Boumedienne, pratiquement maître
du chemin d'Alger, eut des réticences à épouser une cause
qui lui paraissait suspecte. Sa destitution par le GPRA, à
la veille de l'indépendance, le poussa dans le parti benbel-
liste sans désarmer sa méfiance.
A Tripoli les signataires d'Evian tentèrent de faire
opposition à l'ascension de Ben Bella et regagnèrent Tunis
sans accepter l'autorité de la nouvelle direction, le Bureau
Politique. Le seul atout des Benkheddistes était la repré-
sentativité que le gouvernement provisoire avait acquise
aux yeux de l'opinion internationale et même algérienne
en conduisant à bien les négociations pour le cessez-le-feu
et l'autodétermination. Quelle que soit son indiscipline
comme militant, le président de ce gouvernement était
intouchable jusqu'au 1° juillet. Il entendit le rester après,
en distituant l'Etat-Major et en précipitant la rentrée du
GPRA à Alger. Le jeu était clair : mettre l'armée française
entre l'ALN et le pouvoir, placer les « populistes » dans
l'illégalité, se faire plébisciter sur le tas.
(7) « Les régimes cubain et chinois sont justement ceux auxquels
nous portons le plus grand intérêt (...) Conquérir le drapeau, c'est
certes une victoire, mais le drapeau sans que le colonialisme se
perpétue, car il serait alors le signe d'une défaite (...) Notre rôle
sera
donc de réaliser une véritable indépendance, et de faire en sorte
qu'elle ait pour le peuple un sens précis : la fin de la misère (...)
Nous n'accepterons pas qu'en Algérie comme partout ailleurs se crée
cette nouvelle classe qui a beau jeu d'appeler le peuple à un régime
d'austérité, alors qu'elle-même vit dans une aisance toujours plus
grande. Si certains croient pouvoir « exploiter » l'indépendance,
qu'ils se détrompent ». Interview des officiers de l'ALN à Ghardi-
maou, Le Monde, 3 mai 1962.
14
En revanche le contenu politique de la tendance restait
obscur. Elle exprimait bien sûr les intérêts de l'équipe du
compromis d'Evian. En tant que telle, on pouvait supposer
qu'elle chercherait une réponse aux problèmes de l'Algérie
indépendante dans le sens d'une coopération étroite avec
Paris et avec la bourgeoisie pied-noir. Cependant on trouvait
aux côtés de Ben Khedda des hommes classés « à gauche »
comme Boudiaf, tandis que des conciliateurs notoires
comme Abbas et Francis passaient dans l'opposition. La
vérité est qu'en l'absence d'une forte pression des masses,
dans le vide idéologique et la carence organisationnelle, la
lutte pour le pouvoir fait pour un moment feu de tout
bois. On le vit bientôt.
Les acclamations des foules qu'on savait prêtes à
accueillir pareillement l'adversaire dès qu'il se présenterait,
ne pouvaient tenir lieu de moyen politique. Il fallait que
la fraction trouve un soutien plus substantiel dans le pays,
qu'elle capte ce qu'il y avait de force organisée dans
l'Algérie intérieure. On sollicita donc les willayas. On flatta
l'esprit de la résistance intérieure, on présenta Boume-
dienne comme un officier putschiste, sa collusion avec.
Ben Bella comme un complot contre le peuple, on détourna
la lassitude que les Algériens éprouvaient à l'endroit du
militarisme en général contre celui que l'on prêtait à l'Etat-
Major des frontières, on fit comprendre aux officiers des
willayas qu'il y allait de leur carrière. Les combattants
kabyles, les seuls qui eussent remporté une sorte de
victoire militaire sur le terrain, acceptaient mal d'être
placés sous la tutelle de l'armée extérieure : Krim les
entraîna dans l'opposition à l'Etat-Major. On chercha
même des appuis du côté de la Fédération de France, de
l'UGTA, dont les traditions ouvrières, la teinture marxiste,
l'esprit prolétarien faisaient mauvais ménage avec le popu-
lisme. Ce qui restait de l'administration française inclinait
enfin à préférer les négociateurs d'Evian à des dirigeants
politiques ou militaires qu'on pouvait soupçonner de vouloir
reconsidérer le compromis.
L'opposition à Ben Bella n'avait, on le voit, aucune
unité. Les forces qu'elle cherchait à associer ne pouvaient
que se contrarier : masses populaires et cliques des
willayas, travailleurs algériens et représentants de l'impé-
rialisme. Leur coalition aggrava la confusion. On ne savait
plus où était le peuple, où les travailleurs, où les concilia-
teurs et où les enragés...
Le parti adverse, qui s'étendait d’Abbas à Boume-
dienne, était à peine moins hétéroclite, mais il avait un
semblant de programme et, surtout, l'armée régulière. En
deux épisodes, marqués l'un par le grignotage des positions
périphériques du GPRA dans le pays et la disparition de
ce dernier comme tête politique, l'autre par l'affrontement
des troupes de Boumedienne et des willayas les plus
15
rétives, le Bureau Politique finit par émerger à Alger comme
le noyau du nouveau pouvoir. Il chercha à se légitimer
au plus vite aux yeux de l'opposition et de l'opinion exté-
rieure en faisant élire une Chambre qui l'élut à son tour:
Khider entreprit de constituer aussitôt les cellules du Parti
dont la tâche devait être d'encadrer et de pousser les masses
dans la voie définie par le programme de Tripoli ; les
délégations spéciales que l'Exécutif provisoire avait instal-
lées en province furent dissoutes ; on fit élire par la popu-
lation des Comités de vigilance, que contrôlaient les
hommes du Bureau Politique, en attendant leur transfor-
mation en cellules du Parti. Le retour à l'ordre et à la
sécurité donna l'occasion au Bureau Politique de réprimer
en même temps que les droits communs relâchés par
l'amnistie et les profiteurs, les cadres les plus turbulents
des willayas naguère hostiles et les travailleurs qui s'étaient,
ici ou là, emparés des moyens de travailler.
L'Etat et les bourgeois.
A la fin de l'été 1962, un appareil politique et étatique
commence donc à se cristalliser. Quelle est sa signification ?
L'Etat de Ben Bella est suspendu dans le vide, il cherche
son assise sociale. Il ne peut la trouver ni dans une bour-
geoisie dotée de traditions politiques et de compétence
économique, technique, sociale, ni dans une bureaucratie
capable de suppléer par la cohésion idéologique, la disci-
pline de parti, la ferveur, à sa propre incompétence de
classe dirigeante. C'est pour cette raison que la recons-
truction de la société a commencé à l'envers, par la cons-
truction de l'Etat à partir de son sommet. La tâche que
rencontre à présent cet Etat est de créer ses
« cadres »,
c'est-à-dire la classe dirigeante sur laquelle il s'appuiera
et dont il sera l'expression.
La bureaucratie politico-militaire qui a conduit la
guerre de libération s'est éparpillée, on a dit comment et
pourquoi, le lendemain de l'indépendance. La seule bour-
geoisie au sens strict, décisif, c'est-à-dire disposant des
moyens de production, qui est européenne, est politique-
ment éliminée, en même temps que l'aile la plus droitière du
mouvement nationaliste. L'offensive lancée dès mars 1962
sur le terrain politique par Chevallier et Farès a échoué :
elle heurtait de front le sentiment nationaliste. La fraction
du GPRA signataire des accords d'Evian pouvait se prêter
à une deuxième et plus habile tentative de réintégration
de la bourgeoisie pied-noir à la nation algérienne. Mais
cette fois l'offensive, au demeurant pas très élaborée, en
raison du désarroi de la colonie française et de sa méfiance
quant à l'avenir du Ben Kheddisme, n'a pas le temps de
se développer : les benbellistes contre-attaquent et l'empor-
tent. Est-ce la fin de toute perspective bourgeoise ?
16
La bourgeoisie européenne avait commencé à se retirer
d’Algérie avant le 1er juillet, et même avant la signature
des accords d'Evian. Pendant l'été le mouvement de retraite
s'accentue. Il signifie sa disparition comme force politique.
Mais les biens dont elle dispose ne sont pas purement et
simplement abandonnés. Pendant les dernières années de
la guerre, des fermiers ou des gérants algériens profitant
de l'éloignement des propriétaires et de l'absence de
contrôle empochent les revenus fonciers ; des terres, des
immeubles, de petites entreprises sont rachetées par la
faible classe moyenne algérienne. La spéculation lui permet
d'arrondir son magot assez rapidement. Le volume des
transactions monte en flèche quand les négociations finales
sont engagées et qu'il devient évident que Paris est résolu
à recono aître l'indépendance. A partir de mars, l'affolement
des pieds-noirs donne occasion aux paysans et aux com-
merçants les plus riches de se faire céder dans des condi-
tions avantageuses, en pleine propriété, en gérance ou en
location, des exploitations et des entreprises européennes.
On spécule sur n'importe quoi ; la crise économique qui
double la crise politique s'y prête. Quand à l'automne il
faudra mettre les terres en labour, on s'apercevra que le
transfert des exploitations agricoles à des Algériens a
revêtu une certaine importance ; de même pour les loge-
ments. Pendant qu'on se bat pour le pouvoir politique, la
bourgeoisie algérienne s'engraisse.
Les administrateurs installés par l'Exécutif provisoire
ont protégé cette opération en même temps qu'ils y ont
pris leur part. Les préfets, les sous-préfets, les chefs de
cabinet, les inspecteurs, les membres des délégations
spéciales, venus de l'administration française ou
de
l'appareil FLN se sont fait payer leur complaisance. La
disparition de tout contrôle central en même temps que
l'inactivité des masses rendaient la chose aisée. A l'enri-
chissement des notables et des hommes d'affaires faisait
pendant la corruption des fonctionnaires d'autorité. On
sabota l'épuration, on favorisa l'invasion des administra-
tions par les petits copains. La nouvelle bourgeoisie proli-
férait dans le giron de l'Etat.
Elle n'avait aucune force sociale réelle, aucune idéo-
logie, aucune perspective politique ; elle n'était rien de
plus que l'association des détrousseurs et des affameurs
de l’Algérie naissante. Mais elle pouvait trouver alliance
du côté de son protecteur naturel, le capitalisme français.
L'ordonnance prise par l'Exécutif provisoire le 24 août 1962
prévoyait la réquisition par les préfets des entreprises
abandonnées, la nomination par la même autorité d'admi-
nistrateurs-gérants « choisis parmi les hommes de l'art »
qui devaient prendre la place et les fonctions des patrons
absents, enfin la restitution des entreprises et des bénéfices
aux propriétaires dès que ceux-ci manifesteraient le désir
17
de reprendre leur activité. Mesures à double entrée : les
Européens se voyaient conserver tous leurs droits, ce que
le capitalisme français ne pouvait observer que d'un bon
cil ; en attendant, l'usufruit passait sous contrôle des
préfets et des « hommes de l'art » algériens, c'est-à-dire
de la nouvelle bourgeoisie. C'était l'espoir d'une collabo-
ration économique des nouveaux riches avec l'impérialisme.
Ainsi ce dernier trouvait dans les milieux de la spécula-
tion de l'administration une nouvelle tête de pont dans le
pays. La vénalité, introduite jusque dans les instruments
du pouvoir, n'est pas un piètre allié quand il s'agit seule-
ment de désarmer celui-ci.
Quand Ben Bella s'installe à Alger, l'embryon d'Etat
dont il prend la direction est le point de cristallisation des
parasites : c'est une situation classique dans les nouveaux
pays indépendants. Il n'a pas le choix : il lui faut gouverner
avec cet appareil pourri ou renoncer. Des compromis sont
inévitables avec les éléments de la moyenne et de la petite
bourgeoisie que l'exode des Européens a enrichis en quel-
ques mois et avec leurs protecteurs en place dans les
administrations. La question la plus urgente, celle des
terres et des biens évacués par la bourgeoisie pied-noir et
repris par les nouveaux riches, va rester pendante quelque
temps. Les acquéreurs parviendront-ils à faire légitimer
les transactions du printemps et de l'été, ou bien le gouver-
nement va-t-il se retourner contre eux ? A travers cette
question, qui domine la fin de l'été (août-septembre 1962),
c'est celle du contenu social du nouvel Etat qui est posée.
La bourgeoisie peut trouver en tout cas dans le pro-
gramme de Tripoli de quoi apaiser certaines de ses inquié-
tudes. Il y est dit que la terre, mais non pas les moyens ,
de production, doit appartenir à ceux qui la travaillent :
cela élimine suffisamment la perspective d'une collectivi-
sation des entreprises industrielles, et n'exclut pas la
moyenne propriété rurale, exploitée en faire valoir direct.
Le silence dont ce programme entoure les problèmes
ouvriers, la prudence des références au prolétariat sont
également rassurants. Aucune déclaration de Ben Bella
ne vient les contredire. Même à la journaliste de l'Unita
objectant que l'avant-garde révolutionnaire ne peut être
que le prolétariat industriel, le président de la République
démocratique et populaire refuse les quelques phrases dont
elle était prête à se contenter : après tout, dit-il, « dans les
pays hautement industrialisés de puissantes masses ouvriè-
res n'ont pu imposer des transformations révolutionnai-
res » (8). L'activité du Bureau Politique à l'endroit des
travailleurs ne parle pas moins que ses silences : il repousse
brutalement les offres de l'UGTA, il déconsidère publique-
ment la Fédération de France, composée essentiellement
(8) L'Unita, 13 août 1962.
18
de prolétaires, il décourage sans oser les briser
les
tentatives faites par certains dirigeants locaux du syndicat
des ouvriers agricoles pour organiser la gestion des entre-
prises abandonnées (9), il refuse les crédits au comité des
travailleurs qui avait pris en main une entreprise de
métallurgie à Alger (10). Au contraire le pouvoir ne cesse
de prier les propriétaires de rouvrir les entreprises et les
domaines, il retarde l'application du décret pris par
l'Exécutif sur sa demande qui fixe au 8 octobre le délai
au-delà duquel la réquisition de ces biens pourra être
prononcée ; à Arzew, Ben Bella enchante les représentants
des groupes financiers et des firmes industrielles venus
de France, de Grande-Bretagne et des Etats-Unis : « On ne
bâtit rien sur la haine, leur déclare-t-il crûment. La
condition de notre développement est le rétablissement de
la sécurité. J'y insiste. Tournons la page et donnons-nous
la main. Dans deux ou trois semaines l’Algérie sera une
oasis de paix » (11).
Tout cela n'empêche nullement le même Ben Bella de
répondre tout net à l'Unita que « la perspective politique
pour l'Algérie » est « le socialisme ». Il est vrai qu'il
corrige aussitôt : « un socialisme algérien ». Cette nouvelle
variété du socialisme présente l'originalité de tenir la classe
ouvrière pour incapable de transformer radicalement la
société, de n'inscrire aucune revendication des travailleurs
à son programme et de chercher son assise sociale auprès
de la petite bourgeoisie et de la paysannerie.
Plus qu'aux coups qui défoncèrent à maintes reprises
les rideaux de leurs boutiques, les artisans et les petits
commerçants doivent assurément la sollicitude dont le
programme de Tripoli les entoure au fait qu'ils représen-
tent une force de stabilisation sociale, et à leur argent. Si
le ministère du commerce a été confié à un mozabite,
Mohamed Khobzi, c'est que la communauté à laquelle il
appartient et qui contrôle l'essentiel des transanctions
intérieures portant sur le détail, avait abrité ses capitaux
en Allemagne. Le nouvel Etat en avait grand besoin pour
soulager les difficultés de paiement qui paralysaient le
commerce et acculaient l'administration.
L'Etat et les paysans.
Cependant la base que revendique pour lui-même le
nouveau pouvoir est ailleurs : « La population paysanne
(9) « Comment 2 300 fellahs de Boufarik ont jeté les bases de
la réforme agraire », Alger Républicain, 17 et 24 octobre 1962. D'après
ce reportage, l'idée d'un comité de gestion des fermes vacantes date
de juin, soit d'avant l'indépendance.
(10) Selon une information, donnée, sous réserve, par notre
correspondant à Alger.
(11) Déclaration de Ben Bella à Arzew le 15 septembre 1962.
í
19
est la force décisive sur laquelle nous nous appuyons ....) Les
paysans pauvres sont sans aucun doute l'élément de base
de la transformation révolutionnaire. La masse révolution-
naire est fondentalement paysanne » (12). Et pour étayer la
théorie de la révolution par les campagnes, Ben Bella va
chercher des antécédents célèbres : « La révolution cubaine
s'est formée sur des bases de départ de cette nature : une
masse paysanne en armes pour l'indépendance et la réforme
agraire »... ou inattendus : « La Russie tsariste aussi était
un pays agricole » (13).
Le poids des paysans dans la lutte de libération a été
immense. Non seulement ils sont la grande masse du peuple
algérien, mais leurs problèmes ont incarné et incarnent
tout le problème social de ce pays : la terre, le pain, le
travail, une nouvelle culture. Dans d'autres « pays dépen-
dants », en Afrique, au Proche-Orient, la domination du
capitalisme s'est combinée avec les structures précapita-
listes elle ne les a. pas détruites ; la féodalité locale a
coopéré avec les compagnies européennes ; l'investissement
est resté étroitement limité aux besoins des sociétés capi-
talistes et aux opérations spéculatives de l'aristocratie
foncière ; à l'intérieur les paysans continuent, plus acca-
blés qu'auparavant, à retourner la terre avec leurs outils
millénaires. La culture traditionnelle n'est pas secouée de
fond en comble ; le paysan n'est pas dépouillé de ses
raisons de vivre ; il n'a pas besoin de s'insurger pour
retrouver ou pour trouver une nouvelle ssise sociale, une
image acceptable de lui-même, des rapports sociaux signi-
ficatifs. Le monde rural n'est pas travaillé par un ferment
révolutionnaire, parce que le capitalisme n'y a rien dépo
de nouveau.
En Algérie la colonisation directe a retiré aux paysans
3 millions d'hectares de terres et de forêts en cent ans.
Un secteur capitaliste rural, moderne, mécanisé, à faible
coefficient d’emploi, a laissé la plupart des cultivateurs
expropriés sans travail. L'explosion démographique a
multiplié le chômage. La destruction de l'artisanat et du
petit commerce villageois, l'obligation faite aux paysans
d'acheter les quelques biens de consommation indispensa-
bles à des prix de monopole ont achevé de ruiner l'économie
de subsistance. L'insignifiance du développement industriel
et de la formation technique, le peuplement européen
interdisent aux chômeurs ruraux de s'employer dans le
secteur non agricole. En même temps que l'impérialisme
dépouille les paysans des anciens moyens de vivre, il leur
refuse les nouveaux. L'invasion européenne combine dans
sa forme et ses implications le modèle de la conquête du
continent américain du XVIe au XVIII° siècle et celui de
(12) et (13) L'Unita, 13 août 1962.
20
se
l'impérialisme des années 1880. Le travailleur est chassé
de sa terre, mais on lui interdit de devenir un salarié.
Les paysans sont mis à la longue dans l'alternative
de s'insurger ou de succomber. L'alternative n'est pas
économique ; il serait superficiel de passer la révolte de
1954 au compte d'une mauvaise récolte. La guerre qui
commence alors n'est pas une jacquerie. Peu à peu les
paysans étendent non seulement l'importance du maquis,
mais son sens. Le combat est une reconquête de la terre
natale. Le djebel redevient le terroir. Le sol et l'homme
conspirent. En se voulant Algérien, le paysan reprend
possession du pays, de lui-même. Cette reconquête se met
à l'échelle de la spoliation subie : les institutions tradition-
nelles, la communauté de famille, de village, de langue
sont versées au creuset de la lutte, elles en sont un instru-
ment ou une dimension, mais pas plus, parce qu'elles ne
peuvent, à elles seules, apporter une riposte commensurable
à l'agression française ; celle-ci a créé la nation en creux,
en négatif. Il ne s'agit pas de restaurer la civilisation dans
son état précapitaliste, mais d'instaurer des rapports
matériels et sociaux acceptables par tous. Ceux-ci sont
symbolisés en vrac. par le thème de l’Algérie indépen-
dante (14).
Le contenu politique du mouvement paysan ne
précise pourtant pas davantage. Non seulement la question
de la société, de son organisation, de l'Etat, la question
préalable, essentielle, du rapport entre les masses et cette
organisation n'est pas posée explicitement ; mais même le
contenu réel de la reconquête du pays par les paysans,
c'est-à-dire d'abord la question de l'appropriation des
terres par les masses rurales, ne parvient pas à émerger
comme un problème que ces masses auront ou ont à
résoudre. C'est là le grand paradoxe de la révolution algé-
rienne : une société rurale profondément désintéressée se
dresse contre sa propre crise et cependant ne produit pas
les idées ni les actes capables de la surmonter. Que des
paysans congolais retournent à leurs communautés tribales
une fois les Belges chassés a un sens puisque ces commu-
nautés avaient conservé le leur ; que des fellahs sans terre,
sans travail, secoués dans leur vie et leurs raisons de vivre
par une expropriation d'eux-mêmes centenaire, s'arrêtent
quand leurs expropriateurs s'en vont, et attendent d'un
pouvoir inexistant la solution de leur problème, cela est
inexplicable à première vue, et le monde entier, à com-
mencer par les Algériens eux-mêmes, a pu en rester
stupéfait.
Pour comprendre cet arrêt, on peut invoquer la diver-
sité des situations régionales, et les limites qu'elles impo-
(14) C'est ce contenu que Fanon développe, avec une certaine
intempérance, dans L'An 1 de la Révolution algérienne, Paris 1959.
21
sent à la conscience sociale. Pour la couche des paysans
pauvres qui travaillent les pentes du pays kabyle ou
chaouia, il n'y a ni dans les esprits ni dans les faits la
perspective de transformation agraire profonde : attachés
par tradition à la petite propriété familiale, serrés autour
de leurs greniers, on n'entrevoit pas ce qu'ils gagneraient
à une redistribution des terres alors qu'aucune terre nou-
velle ne peut plus être conquise sur la montagne. Sans doute
les cultures d'oliviers et de figuiers peuvent-elles être
améliorées, les sols restaurés par des banquettes et des
plantations, l'élevage rationalisé ; mais que pourraient des
coopératives populaires sans le secours d'agronomes et de
moniteurs ruraux ? Le paysan archaïque ne peut pas tirer
de lui-même les fins et les moyens d'une agriculture de
profit. De toute façon l'issue de la crise paysanne dans ces
gions consiste dans l'installation d'industries de trans-
formation (textiles, alimentation) qui peuvent utiliser
l'équipement hydro-électrique local et qui offrent beaucoup
d'emploi relativement au capital investi. Mais là encore
le sort des paysans ne leur appartient pas.
Si l'on se tourne vers la population des ouvriers, des
khammès et des métayers qui cultivent les terres à céréales,
la révolution ağraire paraît pouvoir prendre un tout autre
sens. La limitation des propriétés, la constitution de
coopératives de production et de vente dotées de l'outillage
nécessaire, l'introduction de nouvelles cultures alternées
avec les céréales permettent d'espérer un rendement à
l'hectare bien meilleur et d'accroître l'emploi. Mais l'obs-
tacle que la paysannerie rencontre sur cette voie, c'est sa
propre attitude à l'égard de la terre et du travail. Si par
exemple le khamessat a pu se maintenir, alors qu'il ne
donne au paysan que le 1/5• du produit, c'est qu'en prati-
que le propriétaire est tenu d'assurer bon an mal an, la
subsistance du travailleur et de sa famille. Dans une écono-
mie rurale que la disette guette en permanence et où la
circulation monétaire est extrêmement faible, le paysan
criblé de dettes peut préférer une rétribution en nature,
misérable mais assurée, à un salaire problématique et
difficile à échanger (15). Les valeurs traditionnelles pèsent
dans le même sens : la capacité de dominer la nature n'y
tient aucune place, et pas davantage l'attrait de la crois-
sance économique. Les rapports sociaux ne relèvent pas
d'une logique de l'intérêt, qui nait seulement avec le
mercantilisme, mais d'une éthique gouvernée par les droits
et les devoirs traditionnels.
Les institutions, les conditions géographiques et histo-
riques font obstacle, on le voit, à un mouvement paysan
(15) P. Bourdieu signale (ouv. cité, pp. 78-9) que les ouvriers
agricoles réclament parfois les avantages du khamessat : paiement en
nature, avances.
22
qui fasse plus que revendiquer l'indépendance, qui cherche
à la réaliser en réorganisant pratiquement les rapports du
fellah et de la terre Tout cela est assurément vrai, mais
l'était déjà pendant la lutte de libération. Pourquoi les
motifs de la désunion et de la défaite peuvent-ils être
invoqués maintenant, alors que la guerilla les avait sur-
montés ? Pourquoi l'unité paysanne réalisée dans la lutte
pour l'indépendance ne s'est-elle pas prolongée dans la
lutte pour la terre et pour la société nouvelle ? Il est vrai
que la paysannerie n'est pas une classe révolutionnaire,
en ce sens que les conditions de son travail et de sa vie ne
lui fournissent pas l'expérience fondamentale de l'exploi-
tation et de l'aliénation débarrassées des formes tradition-
nelles de la propriété, de l'individualisme, de la commu-
nauté villageoise, de la religion, et ne la poussent pas à
donner une réponse totale à cette contestation totale que
subit le prolétaire. Mais dans le cas de l'Algérie, ce n'est
même pas de cela qu'il s'agit : on ne peut pas dire que le
mouvement paysan a manqué le problème de la société ;
il ne l'a pas posé, il n'a pas existé comme alternative,
même balbutiante, à ce qui existait du moins une fois
l'indépendance conquise.
Si l'unité des paysans n'a pas survécu à la lutte, fût-
ce sous les espèces d'une bureaucratie, c'est que la victoire
n'a pas été acquise sur le terrain. Le pouvoir n'a pas pu
être concrétisé aux yeux des paysans comme l'incarnation
de la nouvelle société en marche, comme une force dotée
d'une existence physique, en train de se constituer, de se
consolider, de s'étendre en même temps que la guerilla
repousse l'adversaire, descend des montagnes, approche
des villes. Il n'y a pas eu sur le terrain, au milieu des
masses rurales, puisant en elles et exprimant leurs aspi-
rations, une anti-capitale, la capitale de l'Algérie anti-
coloniale, posant et résolvant à mesure que son autorité
s'étendait aux limites du pays tous les problèmes que
l'insurrection avait fait se lever. L'unité politique du mou-
vement est restée extérieure à la multiplicité sociale du
pays. La population rurale n'a pas pu cristalliser ses
besoins, effectuer sa conversion, sa révolution positive.
autour d'un Etat en marche au milieu d'elle.
Cette conception d'une armée paysanne, d'un pouvoir
maintenu au contact des campagnes à la fois par les besoins
de la guerre et par ceux de la révolution, aidant les masses
à faire celle-ci en faisant celle-là, cette conception existait
bien dans l'ALN. Fanon avait essayé de la théoriser (16),
d'une manière confuse, sans lui donner sa véritable dimen-
sion qui est stratégique autant que politique. C'est de cette
théorisation qu'on trouve des traces dans le programme de
Tripoli. Mais l'idée existait seulement comme une nostalgie,
(16) Les damnés de la terre, Paris 1961.
23
parce que l'ALN n'était pas cet Etat en marche, mais d'une
part des guerillas traquées sur le terrain et de l'autre des
bataillons immobilisés en exil. Les paysans ne virent jamais
se former le pouvoir, ils ne virent pas la terre changer de
mains, ils ne furent pas appelés à se constituer en coopé-
ratives pour assumer la gestion des exploitations, de l'eau,
des semences, sous la protection des combattants. Ils ne
se mirent pas, sous la conduite d'officiers révolutionnaires,
à reconstruire les villages, à réparer les routes et les ponts,
à rétablir les communications, à rebâtir les écoles. Ils ne
purent pas empoigner leur pays. Celui-ci resta l'enjeu des
adversaires, l'objet d'une destruction redoublée, une
matière indécise, offrant ses chemins, ses abris, ses crêtes
et ses nuits tantôt à l'un et tantôt à l'autre.
Or il fallait une alternative concrète au pouvoir des
Français pour que les paysans puissent aller plus loin que
la résistance nationale. Dans les dernières années de la
guerre, cette alternative avait encore moins de consistance
qu'en 1956-57. La bataille pour le terrain avait été gagnée
par les troupes de répression à partir de 1958. Les regrou-
pements, qui touchaient près de 2 millions de paysans,
signifiaient pour ceux-ci, sans ambiguité et même si les
centres offraient à la propagande nationaliste un véritable
bouillon de culture, qu'il n'y avait pas un pouvoir algérien
capable de tenir tête sur place aux troupes françaises.
L'Etat-major était à l'étranger. La guerre révolutionnaire
était perdue. Le fait qu'à partir de la fin de 1960 le mouve-
ment national gagne les villes et y éclate dans des mani-
festations de masse revêt sans doute une immense impor-.
tance politique. Des couches nouvelles reconnaissent à leur
tour l'Algérien libre comme la seule image acceptable de
leur avenir. La jeunesse des villes entre dans la révolution.
Mais en même temps la révolution abandonne le bled, et
seule la guerre y reste. Il est vrai que de toute manière
le sort des campagnes ne se décide pas dans les campagnes,
que même s'ils le voulaient, les paysans algériens ne
pouvaient fabriquer les ateliers textiles ou les usines
alimentaires, inventer les agronomes, produire l'outillage
agricole et sortir de leur crâne les semences toutes choses
sans lesquelles il n'y a pas de révolution agraire ,
qu'enfin l'extension du mouvement aux couches urbaines,
parce qu'elle signifiait que les travailleurs et les jeunes
posaient à leur tour collectivement les problèmes de la
société, marquait une étape indispensable dans la consoli-
dation de la révolution et permettait d'envisager qu'une
réponse efficace soit donnée à la crise rurale. Mais ce
mouvement urbain qui élargissait le contenu de la lutte à
la totalité des institutions de la société coloniale cachait (17)
(17) Et nous a caché à nous-mêmes. Voir Socialisme ou Barbarie,
n° 32, pp. 62-72.
24
la défaite du mouvement paysan en tant que
constitution
d'un pouvoir logé dans les masses rurales. La ville n'a pas
fait écho à la campagne, elle l'a relayée quand celle-ci fut
exsangue. La transmutation de la lutte armée en lutte
politique fut paradoxalement une victoire stratégique et
elle fut une défaite politique : militairement la situation
qui se présentait à l'Etat-major français dans les villes à
la fin de 1960 était pire que celle qui y régnait à la veille
de la bataille d'Alger ; il lui fallait tout recommencer ;
mais politiquement du point de vue de la direction FLN
la cassure de la société entre villes et campagnes n'était
pas réparée. Les paysans redevinrent l'objet du souci de
l’Algérie, le principal thème de sa crise. La répression
avait pasé trop lourd pour qu'ils en deviennent une compo-
sante active.
Quand Ben Bella prend le pouvoir la « révolution par
la paysannerie » ne peut plus être la révolution de la
paysannerie. L'invoquer ne peut plus rien vouloir dire,
sinon que
l'Etat édifié loin des paysans loin de la
population tout entière va s'occuper de réformer le
régime des terres. De ce qu'il pouvait y avoir d'expression
authentique de la lutte et des aspirations paysannes dans
les descriptions de Fanon, il ne reste plus dans la politique
de Ben Bella que les thèmes les plus grinçants. Sous pré-
texte que « l'Europe fait eau de toute part » (18), on veut
rebâtir une culture islamique expurgée. Sous prétexte que
le prolétariat des pays développés n'a pas fait la révolution,
entend débrider les capacités communistes de la
paysannerie primitive et centrer la stratégie révolutionnaire
sur une Internationale du Tiers Monde. Sous prétexte que
les ouvriers des pays sous-développés sont priviligiés par
rapport aux paysans, voire embourgeoisés, on cherche à
tenir en
en laisse leurs organisations. Replacées dans le
contexte de la situation politique algérienne à la fin de
l'été 1962, ces demi-vérités il est vrai que la culture
occidentale n'en est plus une, que le mouvement ouvrier
révolutionnaire est inexistant dans les pays développés,
qu'auprès du misérable revenu du paysan algérien, le
salaire du traminot d'Alger ou du métallurgiste de Sochaux
relève d'un autre monde et peut faire figure de privilège
ces demi-vérités servent tout au plus de couverture
idéologique à l'impuissance du gouvernement, si ce n'est
à l'offensive bourgeoise qui prend corps à l'abri de son
appareil.
Ben Bella a beau se présenter comme un leader paysan,
la relation de son gouvernement avec les masses rurales
est formelle, plébiscitaire. Cet Etat ne peut exprimer les
aspirations paysannes, qui se sont tues. Il tente plutôt de
on
(18) J.-P. Şartre, « Préface » à Les damnés de la terre; Paris
1961, p. 24.
25
-
les dicter. A l'entrée de l'automne, la question du contenu
politique, de l'assise sociale du nouveau pouvoir n'a pas
reçu de réponse. En revanche celle de la composition
sociale des administrations se résout peu à peu. Les nou-
veaux riches y prolifèrent. Simultanément l'offensive des -
accapareurs se poursuit en direction des terres et des
immeubles, vieilles passions des pays sous-développés. Dans
ces conditions la réalisation des objectifs agraires définis
par le programme de Tripoli devient problématique :
comment un appareil appuyé sur les paysans enrichis et
les nouveaux bourgeois pourrait-il imposer la inise en
coopératives ou en fermes d'Etat des terres ? Même un
programme restreint, comme le projet de donner aux
collectifs paysans les terres laissées vacantes par les Euro-
péens, devient irréalisable si ces terres ont été accaparées
par des Algériens et si ceux-ci bénéficient de la protection
des autorités locales. En quelques mois la crise qui secouait
toute la société est réduite aux dimensions du problème
des biens vacants. A cela se mesure la perte d'énergie des
masses. Encore ce dernier problème se combine-t-il avec
celui de l'aide française.
Celle-ci constitue un test qui doit permettre au nou-
veau gouvernement de dégager son orientation et de révéler
sa signification sociale. L'usage qui en sera fait peut en
effet témoigner de l'intention et de la capacité du pouvoir
algérien de mettre fin au processus qui disloque la socié
et qui est à l'origine de la crise. Tel quel il est à sa nais-
sance, l'Etat de Ben Bella peut encore trouver sa raison
d'être s'il parvient à imposer à la société et à lui-même
les mesures nécessaires à la résorption du chômage.
Or celui-ci, considéré comme l'expression la plus
visible et la plus tragique de la crise, n'est pas un fait
quelconque, mais le résultat de la domination du capita-
lisme 'français sur le pays.
.
Processus de dislocation.
La colonisation française a entraîné l'ensemble de la
société algérienne dans un processus contradictoire. D'une
part l'appropriation des terres et leur mise en exploitation
aux fins du profit crée au milieu de l'économie tradition-
nelle un secteur capitaliste agraire. En même temps la
force de travail « affranchie » des rapports de production
antérieurs se trouve libre pour le salariat ; le capital investi
dans l'agriculture recueille une plus-value telle qu'elle
permet un taux d'accumulation normal. Ainsi, les condi-
tions du passage de l'économie et de la société algériennes
à l'étape des rapports de production capitalistes se trouvent
remplies. Mais la subordination du secteur capitaliste au
système métropolitain lui interdit de poursuivre son déve-
loppement dans le sens d'une liquidation complète des
26
rapports antérieurs et de la consolidation d'un capitalisme
algérien. En retour le caractère embryonnaire, à peu près
exclusivement agraire, du capitalisme algérien le contraint
à fonctionner comme un simple appendice économique de
l'impérialisme français.
Dans les pays occidentaux le complément organique
à l'introduction des rapports capitalistes à la campagne,
c'est-à-dire à l'appropriation des terres par les landlords:
et à la prolétarisation des paysans, fut le développement
de la manufacture. Les fermiers, métayers et francs-tenan-
ciers, chassés des champs affluèrent vers les villes où le
capital accumulé pouvait en achetant leur force de travail
leur fournir un emploi. Il ne s'agit évidemment pas
d'embellir à plaisir le tableau du développement du capi-
talisme dans ces pays : il supposait au contraire non seule-
ment que les paysans fussent réduits à la famine, mais
aussi que les nouveaux prolétaires industriels fussent
soumis sans défense aux conditions de travail et de salaire
que leur dictaient les employeurs. Cependant l'ensemble
du processus revêtait un sens, celui de la destruction des
rapports précapitalistes et de la constitution de nouveaux
rapports ; le capital s'emparait de la société tout entière.
On retrouve en Algérie une structure sociale qui
témoigne du fait que dans ses grandes lignes l'introduction
des, rapports capitalistes dans le pays a suivi le même
cheminement : expulsion des travailleurs ruraux, consti-
tution des grandes propriétés, « libération » d'une masse
considérable de force de travail. Le passage au salariat
comme forme dominante des rapports de production sem-
blait devoir suivre. De fait on compte plus de 500 000
ouvriers agricoles, 400 000 travailleurs émigrés en France
et 200 à 250 000 salariés algériens dans l'industrie, le
commerce et les services publics en Algérie. Au total plus
d'un million de travailleurs, totalement dépossédés des
moyens de production, c'est-à-dire prolétarisés ou proléta-
risables. C'est une proportion importante de la population
active, pour un pays colonial.
Cependant l'évolution vers une structure sociale pleine-
ment capitaliste n'a pas eu lieu. Le capitaliste algérien
expédie presque la moitié de ses profits hors du pays, place
spéculativement ou consomme improductivement l'autre
moitié et fait financer les 3/5° de l'investissement total
par l'Etat métropolitain. En 1953 on estimait (19) que
40 % de l'épargne privée sortait annuellement d'Algérie ;
la moitié seulement se réinvestissait sur place. L'Etat
finançait 60 % des 121 milliards investis cette année-là.
Le financement public crée peu d'emplois parce qu'il porte
(19) Rapport du groupe d'études des relations financières entre
la métropole et l'Algérie (rapport Maspétiol), Alger 1953, pp. 154-6
et 191.
27
sur l'infrastructure : sur 48 milliards d'investissement net
en 1953, 22 étaient consacrés à l'hydraulique, à la Défense
et restauration des sols, à Electricité et Gaz d'Algérie, aux
Chemins de fer algériens, aux PTT et au réseau - routier.
Quant à l'investissement social et administratif (26 mil-
liards la même année), s'il crée des emplois, il n'augmente
nullement les capacités productives. L'investissement
économique de source privée concerne essentiellement le
commerce et la construction. Les rares tentatives faites
pour créer sur place des industries de transformation ont
rencontré l'hostilité ouverte des firmes françaises inté-
ressées.
D'autre part la présence d'un peuplement européen
achevait d'obturer les possibilités d'emploi offertes aux
Algériens sans travail. La concentration des propriétés
terriennes chassait les petits colons vers les villes. Sa men-
talité occidentale, sa culture européenne, sa qualification
supérieure firent préférer cette main-d'ouvre à celle des
paysans illettrés. Dans le bâtiment, sur les docks, dans
les mines, ceux-ci n'obtinrent que les tâches les plus
ingrales. Encore les salariés algériens non agricoles ne
sont-ils que 22 % de la population active algérienne.
Enfin même quand elle a lieu, la prolétarisation dans
un pays colonial n'est jamais complète. Beaucoup de
travailleurs classés « ouvriers agricoles » sont seulement.
on l'a dit, des salariés temporaires qui trouvent à s'embau-
cher à la journée ou pour une campagne, dans les périodes
de pointe des activités agricoles. Quant aux « véritables >
salariés, estimés à 170 000 ouvriers permanents, ils subis-
sent la règle du « salaire colonial », selon laquelle le revenu
monétaire n'est en principe qu'un « complément »
ressources de la famille paysanne : par exemple ils ne
bénéficient ni des allocations familiales ni de la Sécuri
sociale. L'imbrication du secteur salarié et du secteur
traditionnel, par l'intermédiaire de la famille ou du village,
interdit de délimiter clairement la partie de la population
active intégrée à la circulation du capital. Cette situation
apparaît crûment dans le cas des travailleurs émigrés en
France dont les salaires font vivre des villages entiers en
Kabylie.
aux
L' « aide » capitaliste.
Sous prétexte d'aider l'Algérie indépendante à se cons-
truire, les accords d'Evian lui font une double obligation :
respecter les intérêts du capitalisme tel qu'il était présent
dans le pays avant le 1er juillet 1962 (20), observer le
(20) Articles. 12 et 13 de la Déclaration de principes relative à
la coopération économique et financière, Journal officiel, n° 62-43,
mars 1962,
28
rythme de croissance prévu par les experts français dans
les dernières années de la colonisation (21). Les deux
contraintes sont habilement combinées. Le capital investi,
dans l'agriculture notamment, sert de caution au capital
à investir : si vous prenez les terres de propriété française,
vous les indemniserez sur le montant de notre aide (22).
En retour les taux de croissance prévus par le plan de
développement (23) dont les accords stipulent la reconduc-
tion adinettent pour hypothèse une situation agraire prati-
quement inchangée (24) : la propriété terrienne étant ce
qu'elle est, voici ce que nous pouvons faire pour créer des
emplois. L'impérialisme consent à aider le pays, mais sur
la base de sa structure coloniale : tel est le sens des
accords.
C'est évidemment un non-sens. La première question
posée en Algérie est celle du travail. La seule réponse serait
le transfert massif de la moitié inemployée de la population
rurale active dans les secteurs secondaire et tertiaire.
Ceux-ci doivent donc absorber non seulement le chômage
urbain, mais encore le sous-emploi dans l'agriculture. Or
les perspectives décennales prévoient que les journées de
travail effectuées à la campagne passent de 150 millions en
début de période (1959) à 177 millions à la fin (1968) pour
une population rurale active inchangée de 2 693 000 per-
sonnes. A raison de 265 journées de travail par an par
emploi complet, cette prévision donne en fin de période du
travail à temps plein pour 668 000 personnes seulement.
Plus de 2 millions de travailleurs agricoles resteraient
ainsi inemployés (25). Le plan de Constantine aboutit au
me résultat (26). La création d'emplois dans les secteurs
non-agricoles est ainsi conçue que la question du chômage
paysan reste pendante.
A s'en tenir aux secteurs secondaire et tertiaire. sur
lesquels porte l'essentiel des prévisions d'investissement,
on retrouve néanmoins la même attitude. Le manque de
main-d'œuvre qualifiée est l'un des « goulots » d'étrangle-
(21) Articles 1 et 3 de la même Déclaration.
(22) C'est-à-dire : vous ne serez pas aidés du tout, l'indemni-
sation des terres expropriées épuisant le montant de l'aide.
(23) Le plan de Constantine (4 octobre 1958), dont le modèle
avait été établi, pour l'essentiel, par le ministère de l'Algérie en mars
1958, dans le rapport intitulé : Perspectives décennales de dévelop.
pement économique de l'Algérie, Alger.
(24) Contrairement aux Perspectives, le plan de Constantine
prévoyait cependant la distribution de 250 000 ha de terres nouvelles
aux « musulmans » ; il s'agissait de stabiliser la situation dans les
campagnes en formant une petite bourgeoisie rurale. Voir à ce sujet,
A. Gorz, « Gaullisme et néo-colonialisme », Les Temps Modernes,
n° 179, mars 1961.
(25). Gendarme, ouv. cité, pp. 290-291.
(26) Gorz, ouv. cité, pp. 1157.
29
ment » connus des spécialistes du sous-développement. En
1955-56 l'enseignement technique et la formation profes-
sionnelle des adultes procédait à la qualification de
6 700 à 6 800 travailleurs, depuis l'OS jusqu'au cadre
technique. Selon le modèle employé par les Perspectives
décennales, il en aurait fallu 20 000 en 1959 pour en avoir
55 000 en 1970 (27), chiffre exigé par le développement des
secteurs non-agricoles. Pourtant les Perspectives ne pré-
voient rien pour le financement de ce programme techni-
que : implicitement le travail qualifié reste le monopole
des immigrés européens.
Il y aurait ainsi défaut d'emploi à la campagne et
défaut de qualification à la ville. Cette situation exprime
au point de vue du travail la dislocation de la société
algérienne : surpopulation rurale résultant du vol des
terres, sous-emploi urbain résultant du peuplement euro-
péen. En n'envisageant aucune modification à cet état de
choses, les accords d'Evian perpétuent le mal dont souffre
le pays. Quant aux investissements, l'examen de leur source
et de leur ventilation vérifie pleinement cette appréciation.
Pour assurer une croissance moyenne annuelle de 5 %
du revenu moyen pendant 10 ans, compte tenu d'une
progression démographique de 2,5 % par an il faut
investir environ 5 000 milliards pour la période (28), dont
4 000 d'immobilisations nouvelles. Les Perspectives décen-
nales prévoient qu'environ une moitié du financement est
supportée par des fonds algériens, l'autre par des fonds
« d'origine extérieure ». La quasi-totalité des capitaux
algériens proviendrait de l'épargne privée ; les fonds exté-
rieurs seraient dans leur majeure partie publics et semi-
publics. 16 % du total irait au secteur primaire, 51 % au
secondaire, 19 % au tertiaire, 14 % au logement. Les fonds
publics essentiellement extérieurs financeraient surtout les
investissements dans l'agriculture, l'infrastructure et le
logement, les fonds privés d'origine extérieure étant entiè-
fement consacrés au secteur pétrolier ; quant aux capitaux
privés algériens, ils se répartiraient surtout entre trois
grands postes : l'agriculture, le logement et le commerce.
L'investissement en industries de transformations diverses
ne représente pas 7 % du total des investissements
prévus (29). En fin de période les opérations courantes
doivent laisser un solde déficitaire annuel de 164 milliards
qui résulte de l'accroissement des importations consécutif
au développement de la production. Ce solde est à peu près
entièrement couvert par des emprunts du Trésor algérien
(27) Gendarme, ouv. cité, pp. 305-310.
(28) En anciens francs. Le plan de Constantine projetait pareil-
lement un investissement de 2000 milliards pour 5 ans.
(29) Les chiffres du plan de Constantine sont sensiblement les
mêmes ramenés à une période de 5 ans.
30
au Trésor français (150 milliards). Le mouvement des.
capitaux privés ne doit laisser pour sa part un solde béné-
ficiaire que de 10 milliards.
C'est l'ensemble de ces dispositions qui est dans ses
grandes lignes reconduit par l'article 10 de la Déclaration
de principes relative à la coopération économique et finan-
cière. Il signifie ceci : 1° l'épargne privée d'origine algé-
rienne continue à se porter sur les secteurs qui ont tradi-
tionnellement sa préférence, comme c'est le cas dans tous
les pays sous-développés : terres, logement, commerce ;
elle ne contribue en rien au bouleversement de la structure
coloniale ; 2° les capitaux privés extérieurs se consacrent
à l'exploitation du sous-sol saharien et ne laissent au pays
qu'un faible bénéfice (30) ; 3° l'industrialisation est essen-
tiellement à charge de l'Etat français ; comme précédem-
ment elle consiste plus en aménagements infrastruc-
turels et en logements qu'en installations industrielles
proprement dites. Pour l'essentiel l'investissement capita-
liste obéit donc aux mêmes lignes de force que par le passé.
Les seules modifications consistent d'une part dans l'ac-
croissement quantitatif de l'aide, d'autre part dans l'élar-
gissement de l'épargne privée d'origine locale, c'est-à-dire
dans la Perspective de la constitution d'une bourgeoisie
algérienne, dont on n'envisage pas pourtant que les inves-
tissements puissent être autres que spéculatifs. Il faut
ajouter que par l'article 3 de la Déclaration économique,
l'impérialisme conserve droit de regard sur la « pleine
efficacité de l'aide et son affectation aux objets pour
lesquels elle a été consentie ».
On ne s'étonnera pas que dans ces conditions la ques-
tion de l'emploi ne doive pas davantage être résolue à la
ville que dans les campagnes. Les Perspectives décennales
prévoient que les emplois complets non agricoles seront
plus que doublés. Cependant, compte tenu de la croissance
démographique, il restera 140 000 sous-employés en fin de
période (contre 200 000 évalués au début) et cela bien que
l'émigration de la population active doive plus que doubler
dans le même temps.
Les chiffres que nous avons rappelés ne sont intéres-
sants qu'autant qu'ils révèlent, si besoin en était, l'attitude
prise par l'impérialisme en face du problème du dévelop-
pement de l'Algérie... Certains paragraphes des accords
d'Evian ont beau réserver au gouvernement algérien une
certaine marge de mancuvre, admettre des acommodements
sur tel aspect de l'aide financière, prévoir des accords à
(30) Toutefois le § 2 du préambule de la Déclaration de prin-
cipes sur la coopération pour la mise en valeur des richesses du
sous-sol du Sahara fait succéder l'Algérie à la France comme puis-
sance concédante. Dans le même sens, le § 4 de la même décla-
ration limite les droits du concessionnaire en fonction des « besoins
de la consommation intérieure algérienne et du raffinage sur place ».
31
débattre ultérieurement pour certains transferts de compé-
tence, -- l'orientation prise par la « coopération > restera
au mieux ce qu'elle est définie dans le filigranne des
Perspectives décennales : une contribution tardive de l'im-
périalisme à la formation sans secousse d'une bourgeoisie
algérienne. Encore faut-il ajouter que depuis 1958, la
situation s'est encore aggravée : de nouvelles destructions
ont suivi l'intensification des opérations militaires ; l'OAS
a saboté une partie de l'infrastructure sociale, adminis-
trative et culturelle ; le départ des 4/5° de la population
française a privé le pays de ses cadres techniques et de
ses travailleurs qualifiés ; la réduction des effectifs mili-
taires stationnés dans le pays a ralenti les entrées des
capitaux destinées à financer les dépenses administratives
et privées.
Sans doute des investissements nouveaux ont-ils été
effectués, conformément au plan de Constantine. Mais
l'extrême réserve des bailleurs de fonds privés, tant
algériens qu'extérieurs, les ont maintenus très au-dessous
des prévisions. Une bonne partie des sommes a été consa-
crée aux dépenses courantes d'administrations métropoli-
taines, notamment militaires, en Algérie : elles ne sont
évidemment pas créatrices de valeur ni d'emploi. Au total
le plan a été un échec, parce qu'il était un paradoxe poli-
tique : le capitalisme ne pouvait s'engager dans la cons-
truction d'une Algérie bourgeoise tant qu'il n'avait pas
obtenu des dirigeants nationalistes des garanties touchant
les biens investis et les transferts de capitaux et de béné-
fices. Le compromis d'Evian était destiné à placer le futur
gouvernement algérien devant le fait accompli : on accor-
dait à la bourgeoisie locale potentielle une assistance
financière, des satisfactions d'amour-propre, quelques
avantages économiques et des garanties contre une éven-
tuelle poussée des masses, en échange de quoi elle concédait
aux pétroliers, aux militaires, aux colons, aux sociétés de
toutes sortes des avantages économiques et politiques. Tel
est le substrat sur lequel s'est appuyée à la fin de l'été et
au début de l'automne 1962, l'ébauche de l'offensive
bourgeoise.
III.
UNE SOCIETE ABSENTE A ELLE-MEME.
Remous en surface.
Mais l'Etat benbelliste n'est pas encore un Etat bour-
geois de même qu'il n'a pu être un Etat paysan. Les événe-
ments de l'automne le montrent. L'époque des labours
venus, l'hiver approchant, la question des terres, du travail
et de la faim se trouve posée avant que le gouvernement
ait pris aucune mesure d'ensemble à ce sujet. Dans le
Constantinois et certaines régions de l'Oranie, des exploi-
32
tations sont occupées, des comités de gestion élus dans
les villages. Le travail et le produit sont répartis entre les
fellahs sans emploi. Sur le plateau du Sétifois, on va même
jusqu'à réquisitionner, en présence du propriétaire, les
terres que les paysans jugent insuffisamment travaillées.
La campagne des labours annoncée par le gouverne-
ment a déclenché le mouvement. Officiellement elle se
réduisait à solliciter des colons européens et des riches
fermiers algériens l'usage de leur matériel agricole, une
fois faits leurs propres labours. Le 8 octobre, les ministres
et les autorités régionales sont réunies à la Préfecture
d'Oran pour lancer l'opération dans la région. Le président
du Bureau national des biens vacants exprime la position
des milieux dirigeants en ces termes : « Aucune entreprise
ne sera relancée sans étude préétablie. De toute façon le
· retour éventuel des propriétaires reste envisagé, car le
droit de propriété reste intact, et la réglementation à l'étude
précisera dans quelles conditions l'entreprise pourra
continuer son activité ». A la même réunion le directeur
de l'Agriculture et des Forêts précise que cette campagne
signifie, en ce qui concerne le matériel, « une mobilisation
amiable des tracteurs sous-employés » (31). Le bon sens
paysan fait subir, içi ou là, quelques entorses à ces dispo-
sitions : on met les tracteurs en service sans attendre la
permission des propriétaires et s'ils refusent, il arrive
qu'on brûle leurs machines.
Ce mouvement ne doit cependant pas abuser : ses
revendications restent élémentaires. Les paysans veulent
du travail et du pain. Ils mettent la charrue dans les terres
abandonnées, celles des grands plateaux céréalicoles de
l'Est et de l'Ouest, celles des régions où se concentrait la
colonisation intensive, comme à Boufarik. Encore n'est-ce
pas général. En tout cas les comités de gestion s'éten-
dent pas au-delà. Et même dans ces régions, leurs initia-