SOCIALISME OU BARBARIE
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IV, n°8 19-24, 1 112 pages ; V, n° 25-30, 684 pages : 6 F.
le volume). La collection complète des nºs 1 à 30, 3 304
pages, 20 F. Numéros séparés : de 1 à 18, 0,75 F. le
numéro : de 19 à 30, 1,50 F. le numéro.
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
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SOCIALISME OU BARBARIE
Recommencer la révolution
1.- LA FIN DU MARXISME CLASSIQUE.
1. Trois faits massifs se présentent aujourd'hui
devant les révolutionnaires qui maintiennent la prétention
d'agir en comprenant ce qu'ils font, c'est-à-dire en connais-
sance de cause :
Le fonctionnement du capitalisme s'est essentielle-
ment modifié relativement à la réalité d'avant 1939 et,
encore plus, relativement à l'analyse qu'en fournissait le
marxisme.
Le mouvement ouvrier, en tant que mouvement
organisé de classe contestant de façon explicite et perma,
nente la domination capitaliste, a disparu.
La domination coloniale ou semi-coloniale des pays
avancés sur les pays arriérés a été abolie, sans que cette
abolition se soit accompagnée nulle part d'une transcrois-
sance révolutionnaire du mouvement des masses, ni que
les fondements du capitalisme dans les pays dominants
en soient ébranlés.
2. - Pour ceux qui refusent de se mystifier eux-mêmes,
il est clair que ces constatations ruinent dans la pratique
le marxisme classique, en tant que système de pensée et
d'action, tel qu'il s'est formé, développé et conservé entre
1847 et 1939. Car elles signifient la réfutation ou le dépas-
sement de l'analyse du capitalisme par Marx dans sa pièce
maîtresse (l'analyse de l'économie), de celle de l'impéria-
lisine par Lénine, et de la conception de la révolution per-
manente dans les pays arriérés de Marx-Trotsky ; et la
faillite irréversible de la quasi totalité des formes tradi-
tionnelles d'organisation et d'action du mouvement ouvrier
(hormis celles des périodes révolutionnaires). Elles signi-
fient la ruine du marxisme classique en tant que système
de pensée concrète, ayant prise sur la réalité. En dehors
1
de quelques idées abstraites, rien de ce qui est essentiel
dans Le Capital ne se retrouve dans la réalité d'aujourd'hui.
Inversement, ce qui est essentiel dans cette réalité (l'évo-
lution et la crise du travail, la scission et l'opposition entre
l'organisation formelle et l'organisation réelle de la pro-
duction et des institutions, la bureaucratisation, la société
de consommation, l’apathie ouvrière, la nature des pays
de l'Est, l'évolution des pays arriérés et leurs rapports avec
les pays avancés, la crise de tous les aspects de la vie et
l'importance grandissante prise par des aspects considé-
rés autrefois comme périphériques, la tentative des hommes
de trouver une issue à cette crise) relève d'autres analyses,
pour lesquelles le meilleur de l'auvre de Marx peut servir
de source d'inspiration, mais devant lesquelles le marxisme
vulgaire et abâtardi, seul pratiqué aujourd'hui par ses.
prétendus « défenseurs » de tous les horizons, se pose
plutôt comme un écran. Ces constatations signifient aussi
la ruine du marxisme (léninisme - trotskisme - bordi-
guisme, etc...), classique en tant que programme d'action,
pour lequel ce qui était à faire à chaque moment par les
révolutionnaires était relié (du moins dans l'intention) de
façon cohérente à des actions réelles de la classe ouvrière
et à une conception théorique d'ensemble. Lorsque par exem-
ple une organisation marxiste soutenait ou guidait une grève
ouvrière pour les salaires, elle le faisait a) avec une proba-
bilité importante d'audience réelle parmi les ouvriers ;
b) comme seule organisation instituée se battant à leurs
côtés ; c) pensant que chaque victoire ouvrière en matière
de salaires était un coup porté à la structure objective de
l'édifice capitaliste. Aucune des actions décrites dans les
programmes classiques ne peut répondre aujourd'hui à ces
trois conditions.
3. Certes la société reste toujours profondément divi-
sée. Elle fonctionne contre l'immense majorité des travail-
leurs, ceux-ci s'opposent à elle par la moitié de chacun de
leurs gestes quotidiens, la crise actuelle de l'humanité ne
pourra être résolue que par une révolution socialiste. Mais
ces idées risquent de rester des abstractions vides, des
prétextes à litanies ou à un activisme spasmodique et
aveugle si l'on ne s'efforce pas de comprendre comment la
division de la société se concrétise à l'heure actuelle, com-
ment cette société fonctionne, quelles formes prend la
réaction et la lutte des travailleurs contre les couches
dominantes et leur système, quelle peut être dans ces
conditions une nouvelle activité révolutionnaire reliée à
l'existence et à la lutte concrète des hommes dans la société
et à une vue cohérente et lucide du monde. Pour cela, il ne
faut rien de moins qu’un renouveau théorique et pratique
radical. C'est cet effort de renouveau et les idées nouvelles
2
précises par lesquelles il s'est concrétisé à chaque étape qui
ont caractérisé le groupe Socialisme ou Barbarie dès le
départ et non la simple fidélité rigide à l'idée de lutte de
classe, du prolétariat comme force révolutionnaire ou de
révolution qui n'aurait pu que nous stériliser, comme elle
a stérilisé les trotskistes, les bordiguistes et la presque
totalité des communistes et des socialistes « de gauche ».
Dès notre premier numéro, nous affirmions en conclusion
d'une critique du conservatisme en matière de théorie :
« sans développement de la théorie révolutionnaire, pas
de développement de l'action révolutionnaire » (1) ; et, dix
ans plus tard, après avoir montré que les postulats de base
aussi bien que la structure logique de la théorie écono-
mique de Marx reflètent « des idées essentiellement bour-
geoises » et affirmé qu'une reconstruction totale de la
théorie révolutionnaire est nécessaire, nous concluions :
« Quel que soit le contenu de la théorie révolutionnaire ou
du programme, son rapport profond avec l'expérience et
les besoins du prolétariat, il y aura toujours la possibilité,
plus même : la certitude, qu'à un moment donné cette
théorie ou ce programme seront dépassés par l'histoire, et
il y aura toujours le risque que ceux qui les ont jusqu'alors
défendus tendent à en faire des absolus et veuillent leur
subordonner et leur asservir les créations de l'histoire
vivante » (2).
4. - Cette reconstruction théorique qui reste une tâche
permanente, n'a rien à voir avec un révisionnisme vague et
irresponsable. Nous n'avons jamais abandonné des positions
traditionnelles parce qu'elles étaient traditionnelles, en
disant simplement : elles sont périmées, les temps ont
changé. Nous avons chaque fois démontré pourquoi elles
étaient fausses ou dépassées, et défini ce par quoi il fallait
les remplacer (sauf dans les cas où il était et il demeure
impossible à un groupe de révolutionnaires de définir, en
l'absence d'une activité des masses, de nouvelles formes
pour remplacer celles que l'histoire elle-même a réfutées).
Mais cela n'a pas empêché que cette reconstruction, à cha-
cune de ses étapes cruciales, rencontre, même à l'intérieur
de Socialisme ou Barbarie, l'opposition acharnée des élé-
ments conservateurs représentant le type de militant qui n'a
pas perdu la nostalgie d'un âge d'or du mouvement ouvrier,
du reste parfaitement imaginaire comme tous les âges d'or,
et qui avance dans l'histoire à reculons, regrettant constam-
ment l'époque où, croit-il, théorie et programme étaient
(1) S. ou B., nº 1, p. 4 (soul. dans le texte).
(2) S. ou B., n° 27, p. 65-66, 80, 87.
3
indiscutés, établis une fois pour toutes et vérifiées constam-
ment par l'activité des masses (3).
5. - Il n'est pas possible de discuter dans le fond ce con-
servatisme, dont la caractéristique principale est de ne pas
discuter les problèmes qui comptent aujourd'hui, en niant
la plupart du temps qu'ils existent. C'est un courant négatif
et stérile. Cette stérilité n'est évidemment pas un trait per-
sonnel ou caractériel. C'est un phénomène objectif, la consé-
quence inéluctable du terrain où les conservateurs se placent
et de la conception qu'ils ont de la théorie révolutionnaire.
Un physicien contemporain qui se fixerait comme tâche de
défendre envers et contre tous la physique newtonienne,
se condamnerait à une stérilité totale et piquerait des crises
de nerfs chaque fois qu'il entendrait parler des monstruo-
sités que sont l'anti-matière, les particules qui sont aussi
des ondes, l'expansion de l'Univers ou l'effondrement de la
causalité, de la localité et de l'identité comme catégories
absolues. La position de celui qui voudrait aujourd'hui sim-
plement défendre le marxisme et trois ou quatre idées qu'il
lui emprunte est tout aussi désespérée. Car, sous cette
forme, la question du marxisme est réglée par les faits et
ne peut pas être discutée : en mettant pour l'instant de côté
la reconstruction théorique que nous avons effectuée, le
marxisme n'existe tout simplement plus historiquement en
tant que théorie vivante. Le marxisme n'était pas, ne pou-
vait pas et ne voulait pas être une théorie comme les
autres, dont la vérité est consignée dans des livres ; il
n'était pas un autre platonisme, un autre spinozisme, ou
un autre hegelianisme. Le marxisme ne pouvait vivre,
d'après son propre programme et son contenu le plus
profond, que comme une recherche théorique constamment
renouvelée qui éclaire la réalité changeante et comme une
pratique qui constamment transforme le monde en étant
transformée
par
lui (l'unité indissoluble des deux corres-
(3) Cette opposition est arrivée au paroxysme à propos du texte
Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (n°8 31,
32 et 33 de cette Revue) et des idées qui, développées à partir de ce
texte, sont formulées dans les pages qui suivent. Elle a finalement
abouti à une scission. Les camarades qui se sont séparés de nous,
parmi lesquels P. Brune, J.-F. Lyotard et R. Maille, se proposent de
continuer la publication du mensuel Pouvoir Ouvrier. Il eut été
certes conforme à la coutume et à la logique de discuter en public
les raisons de cette scission, et les thèses en présence. Malheureu-
sement, cela nous est impossible. "Cette opposition est restée sans
contenu définissable, positif ou même négatif ; à ce jour, on ignore
ce que ceux qui refusent nos idées veulent mettre à la place, et
tout autant ce à quoi ils s'opposent précisément. Nous ne pouvons
donc nous expliquer que sur nos propres positions et, pour le reste,
constater encore une fois la stérilité idéologique et politique du
conservatisme.
4
pondant au concept marxien de la praxis).' Où est ce
marxisme aujourd'hui ? Où a été publiée, depuis 1923 (paru-
tion de Histoire et conscience de classe đe Lukács) une
seule étude faisant avancer le marxisme ; depuis 1940
(mort de Trotsky) un seul texte défendant les idées tradi-
tionnelles à un niveau qui permette de les discuter sans
avoir honte de le faire ? Où y a-t-il eu, depuis la guerre
d'Espagne, une action effective d'un groupe marxiste
conforme à ses principes et reliée à une activité des masses ?
Tout simplement nulle part. Ce n'est pas un des moindres
paradoxes tragi-comiques auxquels sont condamnés aujour-
d'hui ses prétendus défenseurs que ce viol et cette mise à
mort du marxisme qu'ils effectuent du même mouvement
qu'ils font pour le défendre et de ce fait même. Car ils ne
peuvent le défendre qu'en passant sous silence ce qui lui
est arrivé depuis quarante ans : comme si l'histoire effec-
tive ne comptait pas ; .comme si la présence ou l'absence
dans l'histoire réelle d'une théorie et d'un programme
politique n'en affectaient en rien la vérité et la signification
qui résideraient ailleurs ; comme si ce n'était pas un des
principes indestructibles que Marx nous a enseignés qu'une
idéologie ne se juge pas sur les mots qu'elle emploie mais
sur ce qu'elle devient dans la réalité sociale. Ils ne peuvent
le défendre qu'en le transformant en son contraire, en
doctrine éternelle qu'aucun fait ne saurait jamais déranger
(oubliant que s'il pouvait en être ainsi, elle ne pourrait
pas non plus « déranger les faits » à son tour, c'est-à-dire
posséder une efficace historique). Amants désespérés dont
la maîtresse est prématurément morte, ils ne peuvent expri-
mer leur amour qu'en en violant le cadavre.
6. Cette attitude conservatrice prend de moins en
moins la forme ouverte d'une défense de l'orthodoxie mar-
xiste comme telle ; évidemment il est difficile de soutenir
ouvertement sans ridicule qu'il faut en rester aux vérités
révélées une fois pour toutes par Marx et Lénine. Elle prend
plutôt la forme suivante : face à la crise et à la disparition
du mouvement ouvrier on raisonne comme si elles n'affec-
taient que des organisations nommément désignées (P. C.,
S. F. I. O., C. G. T., etc.) ; face aux transformations du
capitalisme, on raisonne comme si elles ne représentaient
qu’une accumulation des mêmes caractéristiques, qui n'en
altérerait rien d'essentiel. On oublie ainsi, et on fait oublier,
que la crise du mouvement ouvrier n'est pas simplement
la dégénérescence des organisations social-démocrates et
bolcheviques, mais qu'elle embrasse pratiquement la tota-
lité des expressions traditionnelles de l'activité ouvrière ;
qu'elle n'est pas un squame sur le corps révolutionnaire
intact du proletariat ni une condamnation qui lui a été
5
infligée de l'extérieur, mais qu'elle traduit des problèmes
au coeur de la situation ouvrière, sur laquelle d'ailleurs elle
agit à son tour (4). On oublie, et on fait oublier, que l'accu-
mulation des « mêmes traits » de la société capitaliste
s'accompagne de changements qualitatifs, que la « prolé-
tarisation » dans la société contemporaine n'a nullement
le sens simple qu'on lui attribuait dans le marxisme clas-
sique, et que la bureaucratisation n'est pas un simple corro-
laire superficiel de la concentration du capital, mais
entraîne des modifications profondes dans la structure et
le fonctionnement de la société (5). Ainsi, on fait simple-
ment des interprétations « additionnelles » comme si la
conception de l'histoire et du monde unissant la théorie et
la pratique, que voulait être le marxisme classique, pouvait
subir des « additions », telle une masse de sacs de café
dont la nature n'est pas altérée si on en ajoute encore
quelques-uns. On ramène l'inconnu au connu, ce qui revient
à supprimer le nouveau et finalement à réduire l'histoire
à une immense tautologie. On pratique, dans le meilleur
des cas, la « réparation aux moindres frais », qui est un
moyen à la longue infaillible pour se ruiner idéologique-
ment, comme elle l'est pour se ruiner financièrement dans
la vie courante. Cette attitude, compréhensible psychologi-
quement, est impossible désormais. Dès que certaines limi-
tes sont atteintes, il apparaît clairement qu'elle ne peut
plus être prise au sérieux, pour mille et une raisons, dont
la première est qu'elle est intrinsèquement contradictoire
(les idées ne peuvent pas être restées intactes cependant
que la réalité changeait, ni une nouvelle réalité comprise
sans une révolution dans les idées) et la dernière qu'elle
est théologique (et, comme toute théologie, exprime essen-
tiellement une peur et une insécurité fondamentale face à
l'inconnu, que nous n'avons aucune raison de partager).
7.- En effet, le moment est venu de prendre clairement
conscience que la réalité contemporaine ne peut être saisie
au prix simplement d'une révision aux moindres frais, ni
même d'une révision tout court, du marxisme classique.
Elle exige, pour être comprise, un ensemble nouveau, où
les ruptures avec les idées classiques sont tout aussi impor-
tantes (et beaucoup plus significatives) que les liens de
parenté. Même à nos propres yeux, ce fait a pu être masqué
par le caractère graduel de l'élaboration théorique, et sans
doute aussi par le désir de maintenir le plus possible la
continuité historique. Il apparaît pourtant de façon écla-
(4) V. Prolétariat et Organisation, dans le n° 27 de cette revue,
p. 72-74.
(5) V. Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne,
n° 32 de cette revue, p. 101 et suiv.
6
tante lorsqu'on se retourne pour regarder le chemin par-
couru, et que l'on mesure la distance qui sépare les idées
qui nous paraissent essentielles aujourd'hui de celles du
marxisme classique. Quelques exemples suffiront pour le
montrer (6).
La division de la société était, pour le marxisme clas-
sique, celle entre capitalistes possédant les moyens de
production et prolétaires sans propriété. Elle doit être vue
aujourd'hui comme une division entre
entre dirigeants et
exécutants.
La société était vue comme dominée par la puissance
abstraite du capital impersonnel. Aujourd'hui, nous la
voyons comme dominée par une structure hiérarchique
bureaucratique.
La catégorie centrale pour comprendre les rapports
sociaux capitalistes était pour Marx, celle de la réifi-
caſion, résultant de la transformation de tous les rapports
humains en rapports de marché (7). Pour nous, le moment
structurant central de la société contemporaine n'est pas
le marché, mais l' « organisation > bureaucratique-hiérar-
chique. La catégorie essentielle pour la saisie des rapports
sociaux est celle de la scission entre les processus de direc-
tion et d'exécution des activités collectives.
La catégorie de la réification trouvait chez Marx son
prolongement naturel dans l'analyse de la force de travail
comme marchandise, au
littéral et exhausif du
terme. Marchandise, la force de travail avait une valeur
d'échange définie par des facteurs « objectifs » (coûts de
production et de reproduction de la force de travail), et une
valeur d'usage que son acquéreur pouvait extraire à sa
guise. L'ouvrier était vu comme un objet passif de l'éco-
nomie et de la production capitaliste. Pour nous, cette
abstraction est à moitié une mystification. La force de tra-
vail ne peut jamais devenir marchandise pure et simple
(malgré les efforts du capitalisme). Il n'y a pas de valeur
d'échange de la force de travail déterminée par des fac-
teurs « objectifs », le niveau des salaires est essentielle-
sens
(6) Les idées qui suivent ont été développées dans nombre de
textes publiés dans cette revue. V. notamment l’éditorial Socialisme
ou Barbarie (nº 1), Les rapports de production en Russie (n° 2), Sur
le programme socialiste (n° 10), L'expérience prolétarienne (nº 11),
La bureaucratie syndicale et les ouvriers (nº 13), Sur le contenu de
socialisme (nºs 17, 22 et 23), La révolution en Pologne et en Hongrie
(n° 20), L'usine et la gestion ouvrière (n° 22), Prolétariat et organi-
sation (n° 27 et 28), Les ouvriers et la culture (nº 30), Le mouvement
révolutionnaire sous le capitalisme moderne (nºs 31, 32 et 33).
(7) C'est dans une fidélité profonde à cet aspect, le plus impor-
tant, de la doctrine de Marx, que Lukacs consacre l'essentiel de
Histoire et conscience de la classe à une analyse de la réjfication.
7
)
ment déterminé par les luttes ouvrières formelles et infor-
melles. Il n'y a pas de valeur d'usage définie de la force de
travail, la productivité est l'enjeu d'une lutte incessante
dans la production, dont l'ouvrier est un sujet actif tout
autant que passif.
Pour Marx, la « contradiction » inhérente au capita-
lisme était que le développement des forces productives
devenait, au-delà d'un point, incompatible avec les formes
capitalistes de propriété et d'appropriation privée du pro-
duit et devait les faire éclater. Pour nous, la contradiction
inhérente au capitalisme se trouve dans le type de scission
entre direction et exécution que celui-ci réalise, et la néces-
sité qui en découle pour lui, de chercher simultanément
l'exclusion et la participation des individus par rapport à
leurs activités.
Pour la conception classique, le prolétariat subit son
histoire jusqu'au jour où il la fait exploser. Pour nous,
le prolétariat fait son histoire,
histoire, dans les conditions
données, et ses luttes transforment constamment la société
capitaliste en même temps qu'elles le transforment lui-
même.
Pour la conception classique, la culture capitaliste pro-
duit soit des mystifications pures et simples, que l'on
dénonce comme telles ; soit des vérités scientifiques et des
@uvres valables, et l'on dénonce leur appropriation exclu-
sive par les couches privilégiées. Pour nous, cette culture
participe, dans toutes ses manifestations, de la crise géné-
rale de la société et de la préparation d'une nouvelle forme
de vie humaine.
Pour Marx, la production restera toujours le « royau-
me de la nécessité », et de là découle l'attitude implicite
du mouvement marxiste, que le socialisme est essentielle-
ment le réarrangement des conséquences économiques et
sociales d'une infra-structure technique à la fois neutre et
inexorable. Pour nous, la production doit devenir le
domaine de la créativité des producteurs associés, et la
transformation consciente de la technologie pour la met-
tre au service de l'homme producteur doit être une tâche
centrale de la société post-révolutionnaire.
Pour Marx déjà, et beaucoup plus pour le mouvement
marxiste, le développement des forces productives était au
centre de tout, et son incompatibilité avec les formes capi-
talistes portait la condamnation historique de celles-ci. Il
en découla tout naturellement l'identification ultérieure du
socialisme avec la nationalisation et la planification de
l'économie. Pour nous, l'essence du socialisme c'est la domi-
nation des hommes sur tous les aspects de leur vie et en
premier lieu sur leur travail. Il en découle que le socialisme
8
.
est inconcevable en dehors de la gestion de la production
par les producteurs associés, et du pouvoir des conseils des
travailleurs.
Pour Marx, le « droit bourgeois » et donc l'inégalité
des salaires devrait prévaloir pendant la période de transi-
tion. Pour nous, une société révolutionnaire ne saurait sur-
vivre et se développer si elle n'instaure pas immédiatement
l'égalité absolue des salaires.
Enfin, et pour en rester au fondamental, le mouve-
ment traditionnel a toujours été dominé par les deux
conceptions du déterminisme économique et du rôle domi-
nant du parti. Pour nous, au centre de tout se place l'au-
tonomie des travailleurs, la capacité des masses de se diri-
ger elles-mêmes, sans laquelle toute idée de socialisme
devient immédiatement une mystification. Ceci entraîne une
nouvelle conception du processus révolutionnaire, comme
aussi de l'organisation et de la politique révolutionnaires.
Il n'est pas difficile de voir que ces idées vraies ou
fausses, peu importe pour le moment -- ne représentent
ni des « additions » ni des révisions partielles, mais les
éléments d'une reconstruction théorique d'ensemble.
8. - Mais il faut également comprendre que cette recons-
truction n'affecte pas seulement le contenu des idées, mais
le type même de la conception théorique. De même qu'il
est vain de rechercher actuellement un type d'organisation
qui pourrait être dans la nouvelle période le « substitut >
du syndicat, qui en reprendrait le rôle autrefois positif sans
les traits négatifs en somme de chercher à inventer un
type d'organisation qui serait un syndicat sans l'être tout
en l'étant de même il est illusoire de croire qu'il pourra
désormais exister un « autre marxisme » qui ne serait pas
le marxisme. La ruine du marxisme n'est pas seulement
la ruinę d'un certain nombre d'idées précises (ruine à
travers laquelle, faut-il le dire, subsistent nombre de décou-
vertes fondamentales et une manière d'envisager l'histoire
et la société que personne ne pourra plus ignorer). C'est
aussi la ruine d'un certain type de liaison entre les idées,
comme entre les idées et la réalité ou l'action. En bref, c'est
la ruine de la conception d'une théorie (et plus même, d'un
système théorico-pratique) fermée, qui a pu croire enclore
la vérité, rien que la vérité et toute la vérité de la période
historique en cours dans un certain nombre de schémas pré-
tendûment «scientifiques ». Avec cette ruine, c'est une phase
de l'histoire du mouvement ouvrier, et, il faut ajouter, de
l'histoire de l'humanité, qui s'achève. On peut l'appeler la
phase théologique, étant entendu qu'il peut y avoir et il y a
une théologie de la « science » qui n'est pas meilleure mais
plutôt pire que l'autre (pour autant qu'elle fournit à ses par-
9
tisans la fausse certitude que leur foi est « rationnelle »).
C'est la phase de la foi, soit en un Etre Suprême, soit à un
homme ou un groupe d'hommes « exceptionnels », soit à
une vérité impersonnelle établie une fois pour toutes et
consignée dans une doctrine. C'est la phase pendant laquelle
l'homme s'aliène à ses propres créations, imaginaires ou
réelles, théoriques ou pratiques. Il n'y aura jamais plus
de théorie complète qui nécessiterait simplement des
« mises à jour ». Il n'y en a d'ailleurs jamais eu en réalité,
car toutes les grandes découvertes théoriques ont viré du
côté de l'imaginaire dès qu'elles ont voulu se convertir en
système, le marxisme non moins que les autres. Il y a eu,
et il y en aura un processus théorique vivant, au sein duquel
émergent des moments de vérité destinés à être dépassés
(ne serait-ce que par leur intégration dans un autre ensem-
ble, dans lequel ils n'ont plus le même sens). Cela n'est
pas du scepticisme : il y a, à chaque instant et pour un
état donné de notre expérience, des vérités et des erreurs,
et il y a la nécessité d'effectuer toujours une totalisation
provisoire, toujours mouvante et ouverte, du vrai. Mais
l'idée d'une théorie complète et définitive n'est à l'époque
moderne qu’un phantasme de bureaucrate qui lui sert à
manipuler les opprimés, et pour ces derniers, elle ne peut
être que l'équivalent en termes modernes d'une foi essen-
tiellement irrationnelle. Nous devons donc, à chaque étape
de notre développement, affirmer les éléments dont nous
sommes certains, mais aussi reconnaître et pas du bout
des lèvres qu'à la frontière de notre réflexion et de notre
pratique se rencontrent nécessairement des problèmes dont
nous ne savons pas d'avance, dont nous ne saurons peut
être pas de sitôt, la solution, ni qu'elle ne nous obligera
pas à abandonner des positions sur lesquelles nous aurions
pu nous faire tuer la veille. Cette lucidité et ce courage
devant l'inconnu de la création perpétuellement renouvelée
dans laquelle nous avançons, chacun de nous est obligé,
qu'il le veuille ou non, qu'il le sache ou non, de les déployer
dans sa vie personnelle. La politique révolutionnaire ne
peut pas être le dernier refuge de la rigidité et du besoin
de sécurité névrotiques.
9. - Plus que jamais auparavant, le problème du destin
de la société humaine se pose en termes mondiaux. Le sort
des deux tiers de l'humanité qui vivent dans des pays non-
industrialisés ; les rapports de ces pays avec les pays
industrialisés ; plus profondément, la structure et le dyna-
mique d'une société mondiale qui émerge graduellement
ce sont là des questions qui non seulement tendent à
acquérir une importance centrale, mais qui se posent, sous
une forme ou sous une autre, jour après jour. Cependant,
pour nous qui vivons dans une société capitaliste moderne,
10
la première tâche est l'analyse de cette société, du sort du
mouvement ouvrier qui y est né, de l'orientation que les
révolutionnaires doivent s'y donner. Cette tâche est pre-
mière objectivement, puisque ce sont les formes de vie sous
le capitalisme moderne qui dominent en fait le monde et
modèlent l'évolution des autres pays. Cette tâche est aussi
première pour nous, car nous ne sommes rien si nous ne
pouvons pas nous définir, théoriquement et pratiquement,
par rapport à notre propre société. C'est à cette définition
qu’est consacré ce texte (8).
II.
LE CAPITALISME BUREAUCRATIQUE MODERNE,
comme
10.
Il n'y a aucune impossibilité pour le capitalisme,
« privé » ou totalement bureaucratique, de continuer à
développer les forces productives, ni aucune contradiction
économique insurmontable dans son fonctionnement. Plus
généralement, il n'y a pas de contradiction entre le déve-
loppement des forces productives et les formes économi-
ques capitalistes ou les rapports de production capitalistes.
Ce n'est pas relever une contradiction que constater que
sous un régime socialiste les forces productives pourraient
être développées infiniment plus vite. Et c'est un sophisme
de dire qu'il y a contradiction entre les formes capitalistes
et le développement des êtres humains ; car parler de
développement des êtres humains n'a de sens que pour
autant précisément qu'on les considère autrement que
« forces productives ». Le capitalisme est engagé
dans un mouvement d'expansion des forces productives, et
crée lui-même constamment les conditions de cette expan-
sion. Les crises économiques classiques de surproduction
correspondent à une phase historiquement dépassée d’inor-
ganisation de la classe capitaliste ; complètement ignorées
dans le capitalisme totalement bureaucratique (pays de
l'Est), elles n'ont qu'un équivalent mineur dans les fluctua-
tions économiques des pays industriels modernes que le
contrôle de l'économie par l'Etat peut maintenir et main-
tient effectivement dans des limites étroites.
11. - Il n'y a pas non plus d'impossibilité à long terme
de fonctionnement du capitalisme sous forme d'une armée
industrielle de réserve croissante ou de paupérisation
ouvrière absolue ou relative qui empêcherait le système
d'écouler sa production. Le « plein emploi » (au sens et dans
les limites capitalistes) et l'élévation de la consommation
(8) Plusieurs des idées qui sont résumées par la suite ont été
développées ou démontrées dans Le mouvement révolutionnaire sous
le capitalisme moderne, nºs 31, 32 et 33 de cette revue.
11
12.
de masse (consommation capitaliste dans sa forme et dans
son contenu) sont à la fois des conditions et des effets de
l'expansion de la production, que le capitalisme réalise
effectivement. L'élévation des salaires ouvriers réels, dans
les limites où elle a couramment et constamment lieu, non
seulement ne mine pas les fondements du capitalisme
comme système mais en est la condition de survie, et la
même chose sera de plus en plus vraie pour la réduction
de la durée du travail.
Tout cela n'empêche pas que l'économie capita-
liste soit pleine d'irrationalités et d'antinomies dans toutes
ses manifestations ; encore moins qu'elle entraîne un gas-
pillage immense relativement aux virtualités d'une produc-
tion socialiste. Mais ces irrationalités ne relèvent pas d'une
analyse de type de celle du Capital ; elles sont les irrationa-
lités de la gestion bureaucratique de l'économie, qui exis-
tent pures et sans mélange dans les pays de l'Est ou mélan-
gées à des résidus de la phase anarchique-privée du capita-
lisme dans les pays occidentaux. Elles expriment l'incapa-
cité d'une couche dominante séparée de gérer rationnelle-
ment un domaine quelconque dans une société d'aliénation,
non pas le fonctionnement autonome de « lois économi-
ques » indépendantes de l'action des individus, des groupes
et des classes. C'est aussi pourquoi elles sont des irratio-
nalités et jamais des impossibilités absolules, sauf au
moment où les couches dominées refusent de continuer de
faire fonctionner le système.
13. - L'évolution du travail et de son organisation sous
le capitalisme est dominée par les deux tendances profon-
dément reliées : la bureaucratisation d'un côté, la mécani-
sation-automatisation de l'autre, parade essentielle des
dirigeants à la lutte des exécutants contre leur exploitation
et leur aliénation. Mais ce fait ne conduit pas à une évolu-
tion simple, univoque et uniforme du travail quant à sa
structure, sa qualification, ses relations avec l'objet, la
machine ou quant aux rapports entre travailleurs. Si la
réduction de toutes les tâches à des tâches parcellaires a
été pendant longtemps et reste le phénomène central de la
production capitaliste, elle commence à rencontrer ses limi-
tes dans les secteurs les plus caractéristiques de la produc-
tion moderne, où il est impossible de diviser les tâches
au-delà d'un point sans rendre le travail impossible. De
même, la réduction des travaux à des travaux simples (la
destruction du travail qualifié) trouve ses limites dans la
production moderne et tend même à être renversée par la
qualification croissante qu'exigent les industries les plus
modernes. La mécanisation et l'automatisation conduisent
à une parcellarisation des tâches, mais les tâches suffisam-
12
ment parcellarisées et simplifiées sont à l'étape suivante
assumées par des ensembles « totalement » automatisés,
avec une restructuration de la main-d'œuvre entre d'un
côté un groupe de surveillants « passifs », isolés et non
qualifiés et d'un autre côté des spécialistes fortement
qualifiés et travaillant en équipes. Parallèlement continuent
à exister, et restent numériquement prépondérants, des
secteurs à structure traditionnelle où sont sédimentées tou-
tes les couches historiques de l'évolution précédante du
travail, et des secteurs complètement nouveaux (notam-
ment les bureaux) où les concepts et les distinctions tradi-
tionnels à cet égard perdent presque leur sens. Il faut donc
considérer comme des extrapolations hâtives et non-
vérifiées, aussi bien l'idée traditionnelle (Marx dans
le Capital) de la destruction pure et simple des qualifica-
tion par le capitalisme et la création d'une masse indiffé-
renciée d'ouvriers-automates servants des machines, que
l'idée plus récente (Romano et Ria Stone dans l'Ouvrier
américain) (9), de la prédominance croissante d'une caté-
gorie d'ouvriers universels travaillant sur des machines
universelles. Ces deux tendances existent en tant que ten-
dances partielles, en même temps qu'une troisième tendance
de prolifération de nouvelles catégories à la fois qualifiées
et spécialisées, mais il n'y a ni la possibilité ni le besoin
de décider arbitrairement qu'une seule parmi elles repré-
sente l'avenir.
14. - Il résulte de cela que le problème de l'unification
des travailleurs dans la lutte contre le système actuel, com-
me aussi celui de la gestion de l'entreprise par les travail-
leurs après la révolution, n'ont pas une solution garantie par
un processus automatique incorporé dans l'évolution techni-
que, mais restent des problèmes politiques au sens le plus
élevé : leur solution dépend d'une prise de conscience pro-
fonde de la totalité des problèmes de la société. Sous le
capitalisme, il y aura toujours un problème d'unification
des luttes de catégories différentes qui ne sont pas dans
des situations immédiatement identiques et ne le seront
jamais. Et pendant la révolution, comme après elle, la
gestion ouvrière ne sera ni la prise en charge par les tra-
vailleurs d'un processus de production matérialisé dans le
machinisme avec une logique objective étanche et indis-
cutable, ni le déploiement des aptitudes complètes d'une
collectivité de producteurs virtuellement universels tout
préparés par le capitalisme. Elle devra faire face à une
complexité et une différenciation interne extraordinaire des
couches de travailleurs ; elle aura à résoudre le problème
(9) Socialisme ou Barbarie, nºs 1 à 8.
13
comme
de l'intégration des individus, des catégories, et des activités
son problème fondamental. Dans aucun avenir
prévisible, le capitalisme ne produira de par son propre
fonctionnement une classe de travailleurs qui serait déjà
en soi un universel concret. L'unité effective de la classe des
travailleurs (autrement que comme concept sociologique)
ne peut être réalisée que par la lutte des travailleurs et
contre le capitalisme. Soit dit entre parenthèses, parler
aujourd'hui du prolétariat comme classe c'est faire de la
sociologie descriptive pure et simple pour autant que ce
qui réunit les travailleurs comme membres identiques d'un
groupe est simplement l'ensemble des traits communs pas-
sifs que leur impose le capitalisme, et non leur tentative
de se poser par leur activité, même fragmentaire, ou par
leur organisation, même minoritaire, comme une classe qui
s'unifie et s'oppose au reste de la société. Les deux problè-
mes mentionnés ne peuvent être résolus que par l'associa-
tion de toutes les catégories non-exploiteuses de l'entreprise,
ouvriers manuels aussi bien qu'intellectuels ou travailleurs
de bureau et techniciens. Toute tentative de réaliser la
gestion ouvrière en éliminant une catégorie essentielle à
la production moderne conduirait à l'effondrement de cette
production qui ne pourrait être redressée par la suite que
par la contrainte et une bureaucratisation nouvelle.
15. - L'évolution de la structuration sociale depuis un
siècle n'a pas été celle prévue par le marxisme classique,
et cela entraîne des conséquences importantes. Il y a eu,
bel et bien « prolétarisation » de la société au sens que les
anciennes classes « petites bourgeoises » ont pratiquement
disparu, que la population a été transformée dans son
immense majorité en population salariée et qu'elle a été
intégrée dans la division de travail capitaliste des entrepri-
ses. Mais cette « prolétarisation » se distingue essentielle-
ment de l'image classique d'une évolution de la société vers
deux pôles, un immense pôle d'ouvriers industriels et un
infime pôle de capitalistes. La société s'est transformée au
contraire en pyramide, ou plutôt en un ensemble complexe
de pyramides, au fur et à mesure qu'elle se bureaucratisait,
et ce en accord avec la logique profonde de la bureaucrati-
sation. La transformation de la quasi-totalité de la popu-
lation en population salariée ne signifie pas qu'il n'y a plus
que de purs et simples exécutants au bas de l'échelle. La
population absorbée par la structure capitaliste-bureaucra-
tique est venue peupler tous les étages de la pyramide
bureaucratique ; elle continuera de le faire et dans cette
pyramide on ne décèle aucune tendance vers la réduction
des étages intermédiaires, au contraire. Bien que le concept
soit difficile à délimiter clairement et impossible à faire
coïncider avec les catégories statistiques existantes, on peut
14
1
affirmer avec certitude que dans aucun pays industriel
moderne les « simples exécutants » (ouvriers manuels dans
l'industrie, et l'équivalent dans les autres branches : dacty-
los, vendeurs, etc...) ne dépassent 50 % de la population
u travail. D'autre part, la population n'a pas été absor-
bée par l'industrie. Sauf pour les pays qui n'ont pas
« achevé » leur industrialisation (Italie par exemple), le
pourcentage de population dans l'industrie a cessé de croi-
tre après avoir touché un plafond situé entre 30 et (rare-
ment) 50 % de la population active. Le reste est employé
dans les « services » (la part de l'agriculture déclinant
partout rapidement et étant d'ores et déjà négligeable en
Angleterre et aux Etats-Unis). Même si l'augmentation du
pourcentage employé dans les services devait cesser (en
fonction de la mécanisation et de l'automatisation qui
envahissent ce secteur à son tour), la tendance pourrait
être difficilement renversée, vu l'augmentation de plus en
plus rapide de la productivité dans l'industrie et la décrois-
sance rapide de la demande de main-d'oeuvre industrielle
qui en résulte. Le résultat combiné de ces deux faits est
que le prolétariat industriel au sens classique et stricte
(c'est-à-dire défini soit comme les ouvriers manuels, soit
comme les ouvriers payés à l'heure, catégories qui se recou-
vrent approximativement) est en train de décliner en
importance relative et parfois même absolue. Ainsi aux
Etats-Unis le pourcentage du prolétariat industriel
(« ouvriers de production et assimilés » et « ouvriers sans
qualification autres que ceux de l'agriculture et des mines »,
statistiques qui incluent les chômeurs d'après leur dernière
occupation), est descendu de 28 % en 1947 à 24 % en 1961,
son déclin s'étant d'ailleurs sensiblement accéléré depuis
1955.
16. - Ces constatations ne signifient nullement que le
prolétariat industriel a perdu son importance, ni qu'il ne
doive pas jouer un rôle central dans un processus révolu-
tionnaire, comme l'on confirmé aussi bien la révolution
hongroise (quoique sous des conditions qui n'étaient pas
celles du capitalisme moderne) que les grèves belges. Mais
elles montrent certainement que le mouvement révolution-
naire ne pourrait plus prétendre représenter les intérêts de
l'immense majorité de l'humanité contre une petite mino-
rité, s'il ne s'adressait pas à toutes les catégories de la
population salariée et travailleuse à l'exclusion de la petite
minorité de capitalistes et de bureaucrates dirigeants et
s'il n'essayait pas d'associer les couches d'exécutants sim-
ples avec les couches, presqu’aussi importantes numérique-
ment, intermédiaires de la pyramide.
17. - Outre les transformations de la nature de l'Etat
15
capitaliste et celles de la politique capitaliste que nous avons
analysées ailleurs (10), il faut comprendre ce que signifie
exactement la nouvelle forme de totalitarisme capitaliste,
et quels sont les modes de domination dans la société
actuelle. Dans le totalitarisme actuel, l'Etat, expression
centrale de la domination de la société par une minorité,
ou ses appendices, et finalement les couches. dirigeantes
s'emparent de toutes les sphères d'activité sociale et
essayent de les modeler explicitement d'après leurs intérêts
et leur optique. Mais cela n'implique nullement la pratique
continue de la violence ou de la contrainte directe, ni la sup-
pression des libertés et droits formels. La violence reste
bien entendu l'ultime garant du système, mais celui-ci n'a
pas besoin d'y recourir quotidiennement, précisément dans
la mesure où l'extension de son emprise dans presque tous
les domaines lui assure plus « économiquement » son auto-
rité, où son contrôle sur l'économie et l'expansion continue
de celle-ci lui permet d'apaiser la plupart du temps sans
conflit majeur les revendications économiques, dans la
mesure enfin où l'élévation du niveau de vie matériel et la
dégénérescence des organisations et des idées traditionnel-
les du mouvement ouvrier conditionnent constamment une
privatisation des individus qui, pour être contradictoire et
transitoire, n'en signifie pas moins que la domination du
système n'est explicitement contestée par personne dans la
société. L'idée traditionnelle que la démocratie bourgeoise
est un édifice vermoulu condamné à laisser la place au fas-
cisme en l'absence de révolution, est à rejeter : première-
ment cette « démocratie » même en tant que démocratie
bourgeoise a déjà effectivement disparu non par le règne
de la Gestapo, mais par la bureaucratisation de toutes les
institutions étatiques et politiques et l'apathie concomi-
tante de la population ; deuxièmement, cette nouvelle
pseudo-démocratie (pseudo au deuxième degré) est préci-
sément la forme adéquate de domination du capitalisme
moderne qui ne pourrait pas se passer de partis (y compris
socialistes et communistes) et de syndicats, désormais roua-
ges essentiels du système à tous points de vue. Cela est
confirmé aussi bien par l'évolution des cinq dernières
années en France où, malgré la décomposition de l'appareil
étatique et la crise algérienne, les chances d'une dictature
fasciste n'ont jamais été sérieuses, que par le krouchtche-
visme en Russie, qui exprime précisément la tentative de
la bureaucratie de passer à des nouveaux modes de domi-
nation, les anciens (totalitaires au sens traditionnel) étant
(10) V. dans le n° 22 de cette revue, Sur le contenu du socialisme
(p. 56-58), et, dans le n° 32, Le mouvement révolutionnaire sous le
capitalisme moderne (p. 94-99).
16
devenus incompatibles avec la société moderne (autre chose
si tout risque de casser pendant le passage). Avec le mono-
pole de la violence comme dernier recours, la domination
capitaliste repose actuellement sur la manipulation bureau-
cratique des gens, dans le travail, dans la consommation,
dans le reste de la vie.
18. - La société capitaliste moderne est donc essentiel-
lement une société bureaucratisée à structure hiérarchique
pyramidale. En elle ne s'opposent pas en deux étages bien
séparés une petite classe d'exploiteurs et une grande classe
de producteurs ; la division de la société est bien plus
complexe et stratifiée et aucun critère simple ne permet de
la résumer. Le concept traditionnel de classe correspondait
à la relation des individus et des groupes' sociaux avec la
propriété des moyens de production, et nous l'avons à juste
titre dépassé sous cette forme en insistant sur la situation
des individus et des groupes dans les rapports réels de pro-
duction et en introduisant les concepts de dirigeants et
d'exécutants. Ces concepts restent valables pour éclairer la
situation du capitalisme contemporain mais on ne peut pas
les appliquer de façon mécanique. Concrètement, ils ne
s'appliquent dans leur pureté qu'aux deux extrémités de la
pyramide et laissent donc en dehors toutes les couches
intermédiaires, c'est-à-dire presque la moitié de la popu-
lation, qui ont des tâches à la fois d'exécution (à l'égard des
supérieurs) et de direction (vers le « bas »). Certes, à l'in-
térieur de ces couches intermédiaires, on peut rencon-
trer à nouveau des cas presque « purs ». Il y a ainsi une
partie du réseau hiérarchique qui exerce essentiellement
des fonctions de contrainte et d'autorité, comme il y en a
une autre qui exerce essentiellement des fonctions techni-
ques et comprend ceux qu'on pourrait appeler des « exécu-
tants à statut » (par exemple, techniciens, ou scientifiques,
bien payés qui ne font que les études ou les recherches
qu'on leur demande). Mais la collectivisation de la produc-
tion fait que ces cas purs, de plus en plus rares, laissent en
dehors la grande majorité des couches intermédiaires. Si
le service du personnel d'une entreprise prend une exten-
sion considérable, il est clair que non seulement les dacty-
los mais aussi bon nombre d'employés plus haut placés de
ce service ne jouent aucun rôle personnel dans le système
de contrainte que leur service contribue à imposer à l'en-
treprise. Inversement, si un service d'études ou de recher-
ches se développe, une structure d'autorité s'y constitue
car bon nombre de gens y auront aussi comme fonction de
gérer le travail des autres. Plus généralement, il est impos-
sible pour la bureaucratie et c'est là encore une autre
expression de sa contradiction de séparer entièrement
les deux exigences, du « savoir » ou de l' « expertise tech-
17
nique », d'un côté , de la « capacité de gérer », de l'autre.
Il est vrai que la logique du système voudrait que ne parti-
cipent aux structures de direction que ceux qui sont capa-
bles de « manier des hommes », mais la logique de la
réalité exige que ceux qui s'occupent d'un travail y connais-
sent quelque chose -- et le système ne peut jamais décoller
entièrement de la réalité. C'est pourquoi les couches inter-
médiaires sont peuplées de gens qui combinent une quali-
fication professionnelle et l'exercice de fonctions de gestion,
et pour une partie desquels le problème de cette gestion
vue autrement que comme manipulation et comme con-
trainte se pose quotidiennement. L'ambiguité cesse, lors-
qu'on atteint la couche des vrais dirigeants ; ce sont ceux
dans l'intérêt desquels finalement tout fonctionne, qui pren-
nent les décisions importantes, qui relancent et impulsent
le fonctionnement du système qui autrement tendrait à
s'enliser dans sa propre inertie, qui prennent l'initiative
pour en colmater les brèches dans les moments de crise.
Cette définition n'est pas de la même nature que les critè-
res simples adoptés autrefois pour caractériser les classes.
Mais la question aujourd'hui n'est pas de se gargariser avec
le concept de classe : il s'agit de comprendre et de montrer
que la bureaucratisation ne diminue pas la division de la
société mais au contraire l'aggrave (en la compliquant),
que le système fonctionne dans l'intérêt de la petite mino-
rité qui est au sommet, que la hiérarchisation ne supprime
pas et ne pourra jamais supprimer la lutte des hommes
contre la minorité dominante et ses règles, que les travail-
leurs (qu'ils soient ouvriers, calculateurs ou ingénieurs)
ne pourront se ļibérer de l'oppression, de l'aliénation et de
l'exploitation, qu'en renversant ce système, en supprimant
la hiérarchie et en instaurant leur gestion collective et égali-
taire de la production. La révolution existera le jour où
l'immense majorité de travailleurs qui peuplent la pyra-
mide bureaucratique s'attaquera à celle-ci et à la petite
minorité qui la domine (et n'existera que ce jour-là). En
attendant, la seule différenciation qui a une importance
pratique véritable, c'est celle qui existe à presque tous les
niveaux de la pyramide sauf évidemment les sommets,
entre ceux qui acceptent le système et ceux qui, dans la
réalité quotidienne de la production, le combattent.
19. - La contradiction profonde de cette société a déjà
été définie ailleurs (11). Brièvement parlant, elle réside dans
le fait que le capitalisme (et cela arrive à son paroxysme
sous le capitalisme bureaucratique) est obligé d'essayer de
(11) V. dans le n° 23 de cette revue, Sur le contenu du socialisme
(p. 84 et suiv.), et, dans le n° 32, Le mouvement révolutionnaire sous
le capitalisme moderne (p. 84 et suiv.).
18
réaliser simultanément l'exclusion et la participation des
gens par rapport à leurs activités, que les hommes sont
astreints de faire fonctionner le système la moitié du temps
contre ses règles et donc en lutte contre lui. Cette contradic-
tion fondamentale apparaît constamment à la jonction du
processus de direction et du processus d'exécution qui est
précisément le moment social de la production par excel-
lecne ; et elle se retrouve, sous des formes indéfiniment
réfractées, à l'intérieur du processus de direction lui-même
où elle rend le fonctionnement de la bureaucratie irrationnel
à sa racine même. Si cette contradiction peut être analysée
avec une netteté particulière dans cette manifestation cen-
trale de l'activité humaine dans les sociétés occidentales
modernes qu'est le travail, elle se retrouve sous des formes
plus ou moins transposées dans toutes les sphères de l'acti-
vité sociale, qu'il s'agisse de la vie politique, de la vie
sexuelle et familiale (où les gens sont plus ou moins obligés
de se conformer à des normes qu'ils n'intériorisent plus) ou
de la vie culturelle.
20. - La crise de la production capitaliste qui n'est que
l'envers de cette contradiction a déjà été analysée dans
cette revue (12), de même que la crise des organisations et
des institutions politiques et autres. Ces analyses doivent
être complétées par une analyse de la crise des valeurs
et de la vie sociale comme telle, et finalement par
une analyse de la crise de la personnalité même de
l'homme moderne, résultat aussi bien des situations
contradictoires dans lesquelles il doit constamment se
se débattre dans
travail et dans vie privée,
que de l'effondrement des valeurs, au sens le plus profond
du terme, sans lesquelles aucune culture ne peut structurer
des personnalités qui lui soient adéquates (c'est-à-dire la
fassent fonctionner, serait-ce comme ses exploités). Cepen-
dant, notre analyse de la crise de la production n'a pas
montré que dans cette production il n'y aurait que de
l'aliénation ; au contraire, elle a fait voir qu'il n'y avait
production que dans la mesure où les producteurs luttaient
constamment contre cette aliénation. De même, notre ana-
lyse de la crise de la culture capitaliste au sens le plus
large, et de la personnalité humaine correspondante, partira
de ce fait évident d'ailleurs que la société n'est pas et ne
peut pas être simplement une « société sans culture ». En
même temps que les débris de la vieille culture s'y trouvent
les éléments positifs (quoique toujours ambivalents) créés
son
sa
(12) V. dans les nºs 1 à 8. Paul Romano et Ria Stone, L'ouvrier
américain ; dans le n° 22, D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière ;
dans le n° 20, R. Berthier, Une expérience d'organisation ouvrière ;
dans le n° 23, P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme.
19
par l'évolution historique et surtout l'effort permanent des
hommes de vivre leur vie en lui donnant un sens dans une
phase où rien n'est plus certain et en tout cas rien venant
de l'extérieur n'est accepté comme tel ; effort dans lequel
tend à se réaliser, pour la première fois dans l'histoire de
l'humanité, l'aspiration des hommes avec l'autonomie et qui
est, de ce fait, tout aussi important pour la préparation de
la révolution socialiste que le sont les manifestations anolo-
gues dans le domaine de la production.
21. - La contradiction fondamentale du capitalisme et
les multiples processus de conflit et d'irrationalité dans
lesquels elle se ramifie se traduisent et se traduiront, aussi
longtemps que cette société existera, par des « crises » de
natúre quelconque, des ruptures du fonctionnement régu-
lier du système. Ces crises peuvent ouvrir des périodes
révolutionnaires si les masses travailleuses sont suffisam-
ment combatives pour mettre en cause le système capitaliste
et suffisamment conscientes pour pouvoir l'abattre et orga-
niser sur ses ruines une nouvelle société. Le fonctionne-
ment même du capitalisme garantit donc qu'il y aura tou-
jours des « occasions révolutionnaires », mais ne garantit
pas leur issue, qui ne peut dépendre de rien d'autre que du
degré de conscience et d'autonomie des masses. Il n'y a
aucune dynamique « objective » qui garantisse le socialisme,
et dire qu'il puisse en exister une est contradiction dans les
termes. Toutes les dynamiques objectives que l'on peut
déceler dans la société contemporainė sont profondément
ambiguës, comme on l'a montré ailleurs (13). La seule
dynamique à laquelle on peut et on doit donner le sens
d'une progression dialectique vers la révolution, c'est la
dialectique historique de la lutte des groupes sociaux, du
prolétariat au sens strict du terme d'abord, des travail-
leurs salariés plus généralement aujourd'hui. Cette dialec-
tique signifie que les exploités par leur lutte transforment
la réalité et se transforment eux-mêmes, de façon que lors-
que cette lutte reprend, elle ne peut reprendre qu'à un
niveau supérieur. C'est cela la seule perspective révolution-
naire, et la recherche d'un autre type de perspective révo-
lutionnaire, même par ceux qui condamnent le mécanisme,
prouve que cette condamnation du mécanisme n'a pas été
comprise dans sa signification véritable. La maturation des
conditions du socialisme ne peut jamais être ni une matu-
ration objective (parce que aucun fait n'a de signification
en dehors d'une activité humaine, et vouloir lire la certi-
tude de la révolution dans les simples faits n'est pas moins
sous
le capitalisme
(13) V: Le mouvement révolutionnaire
moderne, nos 33, p. 77-78.
20
absurde que de vouloir la lire dans les astres), ni une matu-
ration subjective au sens psychologique (les travailleurs
d'aujourd'hui sont loin d'avoir explicitement présentes dans
leur esprit l'histoire et ses leçons, dont d'ailleurs la princi-
pale, comme disait Hegel, est qu'il n'y a pas de leçons de
I'histoire - car l'histoire est toujours neuve). Elle est une
maturation historique, c'est-à-dire l'accumulation des con-
ditions objectives d'une conscience adéquate, accumulation
qui est elle-même le produit de l'action des classes et des
groupes sociaux, mais qui ne peut recevoir son sens que
par sa reprise dans une nouvelle conscience et dans une
nouvelle activité, qui n'est pas gouvernée par des « lois »,
et qui tout en étant probable n'est jamais fatale.
22. - L'époque actuelle reste dans cette perspective. La
réalisation aussi bien du réformisme que du bureaucratisme
signifie que, si les travailleurs entreprennent des luttes
importantes, ils ne pourront le faire qu'en combattant le
réformisme et la bureaucratie. La bureaucratisation de la
société pose explicitement le problème social comme un
problème de gestion de la société : gestion par qui, pour
quels objectifs, avec quels moyens ? L'élévation du niveau
de la consommation tendra à en diminuer l'efficacité en
tant que substitut dans la vie des hommes, en tant que
mobile et en tant que justification de ce qu'on appelle déjà
aux Etats-Unis « la course de rats » (rat race). Pour autant
que le problème « économique » étroit voit son importance
diminuer, l'intérêt et les préoccupations des travailleurs
pourront se tourner vers les problèmes véritables de la vie
sous la société moderne : vers les conditions et l'organi-
sation du travail, vers le sens même du travail dans les
conditions actuelles, vers les autres aspects de l'organi-
sation sociale et de la vie des hommes. A ces points †14),
ia faut en ajouter un autre, tout aussi important. La crise
de la culture et des valeurs traditionnelles pose de plus en
plus aux individus le problème de l'orientation de leur vie
concrète, aussi bien dans le travail que dans toutes ses
autres manifestations (rapports avec la femme, avec les
enfants, avec d'autres groupes sociaux, avec la localité, avec
telle ou telle activité « désintéressée »), de ses modalités
mais aussi finalement de son sens. De moins en moins les
individus peuvent résoudre ces problèmes en se conformant
simplement à des idées et à des rôles traditionnels et héri-
tés et même lorsqu'ils se conforment, ils ne les intério-
risent plus, c'est-à-dire ne les acceptent plus comme incon-
testables et valables
parce que ces idées et ses rôles,
(14) Développés dans Le mouvement révolutionnaire sous le capi-
talisme moderne, n° 33, p. 79-81.
21
incompatibles aussi bien avec la réalité sociale actuelle
qu'avec les besoins des individus, s'effondrent de l'intérieur.
La bureaucratie dominante essaie de les remplacer par la
manipulation, la mystification et la propagande
mais
ses produits synthétiques ne résistent pas plus que les
autres à la mode de l'année suivante et ne peuvent fonder
que des conformismes fugitifs et extérieurs. Les individus
sont donc obligés, à un degré croissant, d'inventer des
réponses nouvelles à leurs problèmes ; ce faisant, non seu-
lement, ils manifestent leur tendance vers l'autonomie,
mais en même temps tendent à incarner cette autonomie
dans leur comportement et dans leurs rapports avec les
autres, de plus en plus réglés sur l'idée qu'un rapport entre
êtres humains ne peut être fondé que sur la reconnaissance
par chacun de la liberté et de la responsabilité de l'autre
dans la conduite de sa vie. Si l'on prend au sérieux le carac-
tère total de la révolution, si l'on comprend que la gestion
ouvrière ne signifie pas seulement un certain type de
machines, mais aussi un certain type d'hommes, alors il
faut reconnaître que cette tendance est tout aussi impor-
tante comme indice révolutionnaire que la tendance des
ouvriers à combattre la gestion bureaucratique de l'entre-
prise même si on n'en voit pas encore des manifestations
prenant une forme collective, ni comment elle pourrait
aboutir à des activités organisées.
III. LA FIN DU MOUVEMENT OUVRIER
TRADITIONNEL ET SON BILAN
23. - On ne peut ni agir, ni penser en révolutionnaire
aujourd'hui sans prendre
prendre profondément et totalement
conscience de ce fait : les transformations du capitalisme
et la dégénérescence du mouvement ouvrier organisé ont
comme résultat que les formes d'organisation, les formes
d'action, les préoccupations, les idées et le vocabulaire
même traditionnels n'ont plus aucune valeur, ou même
n'ont qu'une valeur négative. Comme l'a écrit Mothé, en
parlant de la réalité effective du mouvement parmi les
ouvriers, « ...même l’Empire romain en disparaissant a
laissé derrière lui des ruines, le mouvement ouvrier ne
laisse que des déchets » (15). Prendre conscience de ce fait,
signifie en finir radicalement avec l'idée qui consciemment
ou inconsciemment domine encore l'attitude de beaucoup :
que partis et syndicats actuels et tout ce qui va avec (idées,
revendications, etc...), représentent un simple écran entre
un prolétariat toujours inaltérablement révolutionnaire en
(15) Les ouvriers et la culture, nº 30 de cette revue, p. 37.
22
а
soi et ses objectifs de classe, ou un moule qui donne une
mauvaise forme aux activités ouvrières mais n'en modifie
pas la substance. La dégénérescence du mouvement ouvrier
n'a pas seulement consisté en l'apparition d'une couche
bureaucratique au sommet des organisations, mais en
affecté toutes les manifestations, et cette dégénérescence ne
procède ni du hasard, ni simplement de l'influence « exté-
rieure » du capitalisme, mais exprime tout aussi la réali
du prolétariat' pendant toute une phase historique, car
le prolétariat n'est pas et ne peut pas être étranger à ce
qui lui arrive, encore moins à ce qu'il fait (16). Parler
de fin du mouvement ouvrier traditionnel, signifie compren-
dre qu'une période historique s'achève et qu'elle entraîne
avec elle dans le néant du passé la quasi-totalité des formes
et des contenus qu'elle avait produits, la quasi-totalité des
formes et des contenus dans lesquels les travailleurs
avaient incarné la lutte pour leur libération. De même qu'il
n'y aura un renouveau de luttes contre la société capitaliste
que dans la mesure où les travailleurs feront table rase des
résidus de leur propre activité passée qui en encombrent
la renaissance, de même il ne pourra y avoir de renouveau
de l'activité des révolutionnaires que pour autant que les
cadavres seront proprement et définitivement enterrés.
24. --- Les formes traditionnelles d'organisation des
ouvriers étaient le syndicat et le parti. Qu'est-ce que le syn-
dicat aujourd'hui ? Un rouage de la société capitaliste,
indispensable à son « bon » fonctionnement aussi bien au
niveau de la production qu'au niveau de la répartition du
produit social. (Qu'il soit ambivalent à cet égard ne suffit
pas à le distinguer essentiellement d'autres institutions de
la société établie ; que ce caractère du syndicat n'interdit
pas que des militants révolutionnaires puissent en faire
partie, c'est également une autre affaire). Il en est ainsi
nécessairement, et poursuivre une restauration de la pure
originelle du syndicat c'est, sous prétexte de réalisme, vivre
dans un monde de rêve. Qu'est-ce que le parti politique
aujourd'hui (« ouvrier », s'entend) ? Un organe de direction
de la société capitaliste et d'encadrement des masses, qui,
lorsqu'il est « au pouvoir » ne diffère en rien des partis
bourgeois si ce n'est qu'il accélère l'évolution du capita-
lisme vers sa forme bureaucratique et lui donne parfois une
tournure plus ouvertement totalitaire ; qui, en tout cas,
organise aussi bien et mieux que ses rivaux la répression
des exploités et des masses coloniales. Il en est nécessaire-
ment ainsi, et aucune réforme des partis n'est possible ;
un abîme sépare ce que nous entendons par organisation
(16) V. Prolétariat et organisation, nº 27 de cette revue, p. 71-74.
23
révolutionnaire du parti traditionnel. Dans les deux cas,
notre critique (17) n'a fait qu'expliciter la critique à
laquelle l'histoire elle-même avait soumis ces deux institu-
tions ouvrières ; et comme cette dernière, elle n'a pas é
seulement une critique des événements, mais une critique
des contenus et des formes de l'action des hommes pen-
dant toute une période. Ce ne sont pas seulement ces partis
et ces syndicats qui sont morts en tant qu'institutions de
lutte des travailleurs c'est Le parti et Le syndicat. Non
seulement il est utopique de vouloir les réformer, les redres-
sr, en constituer des nouveaux qui échapperaient miracu-
leusement au sort des anciens ; il est faux de vouloir leur
trouver dans la nouvelle période, des équivalences strictes,
des remplaçants dans des « nouvelles » formes qui auraient
les mêmes fonctions.
25. - Les revendications traditionnelles « minimum >>
étaient d'abord des revendications économiques, qui non
seulement correspondaient aux intérêts ouvriers mais
étaient supposés miner le système capitaliste. On a déjà
montré (18), que l'augmentation régulière des salaires est
la condition de l'expansion du système capitaliste et fina-
lement de sa « santé », même si les capitalistes ne le
comprennent pas toujours (autre chose si la résistance des
capitalistes à ces augmentations peut, sous certaines cir-
constances, tout à fait exceptionnelles, devenir le point de
départ de conflits qui dépassent les problèmes économiques).
C'était ensuite des revendications politiques, lesquelles,
dans la grande tradition du mouvement ouvrier réel (et chez
Marx, Lénine et Trotsky sinon dans les sectes ultra-
gauches) consistaient à demander et à défendre les « droits
démocratiques » et leur extension, à utiliser le Parlement
et à demander la gestion des municipalités. La justification
de ces revendications était : a) que ces droits étaient néces-
saires au développement du mouvement ouvrier ; b) que
la bourgeoisie ne pouvait pas les accorder vraiment ou en
tolérer l'exercice à la longue, car elle « étouffait sous sa pro-
pre légalité ». Or, on a vu que le système s’accommode
très bien de sa pseudo-démocratie, et que les « droits » ne
signifient pas grand chose pour le mouvement ouvrier car
ils sont annulés par la propre bureaucratisation des orga-
nisations « ouvrières ». Il faut ajouter que presque dans
tous les cas ces « droits » sont réalisés dans les sociétés
occidentales modernes, et que leur mise en cause par les
(17) V. Prolétariat et organisation, nº 22 de cette revue, p. 63
à 74.
(18) V. Le mouvement révolutionnaire
le capitalisme
moderne, nº 31 dé cette revue, p. 72-73.
sous
24
couches dominantes, lorsqu'elle a lieu, ne suscite que très
rarement des réactions importantes de la population. Pour
ce qui est des revendications dites « transitoires » mises
en avant par Trotsky, nous avons suffisamment montré leur
caractère illusoire et faux pour qu'il soit nécessaire d'y
revenir. Enfin, il faut bien dire et répéter que le point cen-
tral des revendications traditionnelles maximum (et qui
este encore vivant dans la conscience de l'écrasante majo-
rité des gens) était la nationalisation et la planification de
l'économie, dont nous avons montré qu'elles étaient orga-
niquement le programme de la bureaucratie (l'expression
« gestion ouvrière » se trouve mentionnée une seule fois
en passant dans les Documents des IV Premiers Congrès
de l'I. C., sans aucune élaboration ou même définition, et
ne réapparaît plus).
26. - Les formes d'action traditionnelles (nous ne par-
lons
pas ici de l'isurrection armée, qui n'a pas lieu tous
les jours ni même tous les ans) étaient essentiellement la
grève et la manifestation de masse. Qu'en est-il de la grève,
aujourd'hui non pas de l'idée de la grève, mais de sa
réalité sociale effective ? Il y a essentiellement des grèves
de masse, contrôlées et encadrées par les syndicats dans
des affrontements dont le déroulement est réglé comme
une pièce de théâtre (quels que soient les sacrifices que de
telles grèves peuvent coûter à la masse des travailleurs);
ou bien, également contrôlées et encadrées, les grèves de
« démonstration » d'un quart d'heure, d'une heure, etc. Les
seuls cas où les grèves dépassent le caractère d'une procé-
dure institutionnalisée faisant partie du rituel de négocia-
tions syndicats-patronat, sont les grèves sauvages en Angle-
terre et aux Etats-Unis, parce que précisément elles mettent
en question cette procédure soit dans sa forme, soit dans son
contenu, et quelques cas de grèves limitées à une entre-
prise ou à un département où de ce fait même la base à
la possibilité de jouer un rôle plus actif. Quant à la mani-
festation de masse, mieux vaut ne pas en parler. Ce qu'il
faut comprendre dans ces deux cas, c'est que dans leur
réalité les formes d'action sont nécessairement et indisso-
ciablement liées aussi bien aux organisations qui les contrô-
lent qu'aux objectifs poursuivis. Il est vrai, par exemple,
que l'idée de la grande grève, « en soi », reste toujours
valable et qu'on peut imaginer un processus dans lequel
des « vrais » comités de grève élus (et non nommés par les
syndicats) mettent en avant les « vraies >> revendications
des travailleurs et restent sous le contrôle de ceux-ci, etc.
Mais c'est, par rapport à la réalité actuelle, une spéculation
creuse et gratuite ; sa réalisation au-delà du cadre de l'ate-
lier ou de l'entreprise exigerait à la fois une cassure très
25
profonde entre travailleurs et bureaucratie syndicale et la
capacité des masses de constituer des organes autonomes
et de formuler des revendications qui déchirent le contexte
réformiste actuel bref, signifierait l'entrée de la socié
dans une phase révolutionnaire. Les immenses difficultés
qu'ont rencontrées les grèves belges de 1960-1961 et leur
échec final illustrent dramatiquement cette problématique.
27. - Cette même usure historique irréversible affecte
aussi bien le vocabulaire traditionnel du mouvement
ouvrier, que ce qu'on peut appeler ses idées-forces. Si l'on
se réfère à l'usage social réel des mots et à leur signification
pour les hommes vivants et non pour les dictionnaires, un
communiste aujourd'hui c'est un membre du P. C. F.,
c'est tout ; le socialisme, c'est le régime qui existe en
U. R. S. S. et les pays similaires ; le prolétariat est un terme
que personne n'utilise en dehors des sectes d'extrême gau-
che etc. Les mots ont leur destin historique, et quelles
que soient les difficultés que cela nous crée (et que nous
ne résolvois qu'en apparence en écrivant « communiste »
entre guillemets), il faut comprendre que nous ne pouvons
pas jouer relativement à ce langage le rôle d'une Académie
française de la révolution, plus conservatrice que l'autre,
qui refuserait le sens vivant des mots dans l'usage social
et insisterait qu'étonner signifie « faire trembler par une
violente commotion » et non surprendre, et que le commu-
niste c'est le partisan d'une société où chacun donne selon
ses capacités et reçoit selon ses besoins, et non le partisan
de Maurice Thorez. Quant aux idées-forces du mouvement
ouvrier, personne en dehors des sectes ne sait plus, même
vaguement, ce que veut dire par exemple « révolution
sociale », ou bien pense tout au plus à l'idée d'une guerre
civile ; l' « abolition du salariat », en tête des programmes
syndicaux d'autrefois, ne signifie plus rien pour personne ;
les dernières manifestations d'internationalisme effectif
datent de la guerre d'Espagne (et pourtant ce ne sont pas
les occasions qui auront manqué, depuis) ; l'idée même
de l'unité de la classe ouvrière ou, plus généralement, des
travailleurs, en tant qu'ils ont des intérêts essentiellement
communs et radicalement opposés à ceux des couches
dominantes, ne se manifeste par rien dans la réalité (en
dehors des grèves de solidarité ou des boycottages des
entreprises en grève qui ont lieu en Angleterre). En arrière-
plan de tout cela, il y a l'effondrement des conceptions
théoriques et de l'idéologie traditionnelles, sur lequel nous
ne reviendrons pas ici.
28. - En même temps qu'à la faillite irréversible des
formes du mouvement traditionnel, on a assisté, on assiste
et on assistera, à la naissance, la renaissance ou la reprise
26
de formes nouvelles qui, au mieux de notre jugement
actuel, indiquent l'orientation du processus révolutionnaire
dans l'avenir et doivent nous guider dans notre action et
réflexion présente. Les Conseils des Travailleurs de Hongrie,
leurs revendications de gestion de la production, de sup-
pression des normes, etc. ; le mouvement des shop-
stewards en Angleterre, et les grèves sauvages en Angle-
terre et aux Etats-Unis ; les revendications concernant les
conditions de travail au sens le plus général et celles diri-
gées contre la hiérarchie, que des catégories de travailleurs
mettent en avant presque toujours contre les syndicats
dans plusieurs pays, doivent être les points certains et
positifs de départ dans notre effort de reconstruction d'un
mouvement révolutionnaire. L'analyse de ces mouvements
a été faite longuement dans la revue, et reste toujours
valable (même si elle doit être reprise et développée). Mais
ils ne pourront féconder vraiment notre réflexion et notre
action que si nous comprenons pleinement la rupture
qu'ils représentent, non pas certes relativement aux phases
culminantes des révolutions passées, mais relativement à
la réalité historique quotidienne et courante du mouvement
traditionnel ; si nous les prenons non pas comme des amen-
dements ou des ajouts aux formes passées, mais comme des
bases nouvelles à partir desquelles il faut réfléchir et agir,
en conjonction avec ce que nous enseigne notre analyse
et notre critique renouvelée de la société établie.
29. - Les conditions présentes permettent donc d’ap-
profondir et d'élargir aussi bien l'idée du socialisme que
ses bases dans la réalité sociale. Cela semble en opposition
totale avec la disparition de tout mouvement socialiste révo-
lutionnaire et de toute activité politique des travailleurs. Et
cette opposition n'est pas apparente, elle est réelle et forme
le problème central de notre époque. Le mouvement ouvrier
a été intégré dans la société officielle, ses institutions (par-
lis, syndicats) sont devenues les siennes. Plus, les travail-
leurs ont en fait abandonné toute activité politique ou
même syndicale. Cette privatisation de la classe ouvrière
et même de toutes les couches sociales est le résultat con-
joint de deux facteurs : la bureaucratisation des partis et
des syndicats en éloigne la masse des travailleurs ; l'élé-
vation du niveau de vie et la diffusion massive des nou-
veaux objets et modes de consommation leur fournit le
susbtitut et le simulacre de raisons de vivre. Cette phase
n'est ni superficielle ni accidentelle. Elle traduit un destin
possible de la société actuelle. Si le terme barbarie a un
sens aujourd'hui, ce n'est ni le fascisme, ni la misère ni le
retour à l'âge de pierre. C'est précisément ce « cauchemar
climatisé », la consommation pour la consommation dans
la vie privée, l'organisation pour l'organisation dans la
27
Il y
vie collective et leurs corollaires : privatisation, retrait et
apathie à l'égard des affaires communes, déshumanisation
des rapports sociaux. Ce processus est bien en cours dans
les pays industrialisés, mais il engendre ses propres con-
traires. Les institutions bureaucratisées sont abandonnées
par les hommes qui entrent finalement en opposition avec
elles. La course à des niveaux « toujours plus élevés » de
consommation, à des objets « nouveaux » se dénonce tôt
ou tard elle-même comme absurde. Ce qui peut permettre
une prise de conscience, une activité socialiste, et en der-
nière analyse une révolution, n'a pas disparu, mais au
contraire prolifère dans la société actuelle. Chaque travail-
leur peut observer, dans la gestion des grandes affaires de
la société, l'anarchie et l'incohérence qui caractérisent les
classes dominantes et leur système ; et il vit, dans son
existence quotidienne et en premier lieu dans son travail,
l'absurdité d'un système qui veut le réduire en automate
mais doit faire appel à son inventivité et à son initiative
pour corriger ses propres erreurs.
y a là la contradiction fondamentale que nous avons
analysée, et il y a l'usure et la crise de toutes les formes
d'organisation et de vie traditionnelles ; il y a l'aspiration
des hommes vers l'autonomie telle qu'elle se manifeste dans
leur existence concrète ; il y a la lutte informelle constante
des travailleurs contre la gestion bureaucratique de la
production, et il y a les mouvements et les revendications
justes que nous venons de mentionner dans le paragraphe
précédent. Les éléments de la solution socialiste continuent
donc d'être produits, même s'ils sont enfouis, déformés ou
mutilés par le fonctionnement de la société bureaueratique.
D'autre part, cette société n'arrive pas à rationaliser (de
son propre point de vue) son fonctionnement ; elle est
condamnée à produire des « crises » qui, pour acciden-
telles qu'elles puissent paraître chaque fois, n'en sont pas
moins inéluctables, et n'en posent pas moins objectivement
chaque fois devant l'humanité la totalité de ses problèmes.
Ces deux éléments sont nécessaires et suffisants pour fon-
der une perspective et un projet révolutionnaire. Il est
vain et mystificateur de chercher une autre perspective, au
sens d'une déduction de la révolution, d'une « démonstra-
tion » ou d'une description de la façon dont la conjonction
de ces deux éléments (la révolte consciente des masses et
l'impossibilité provisoire de fonctionnement du système
établi) se produira et produira la révolution. Il n'y a du
reste jamais eu de description de ce type dans le marxisme
classique, à l'exception du passage terminant le chapitre
sur « L'accumulation primitive » de Capital, passage qui
est théoriquement faux et auquel ne s'est conformé aucune
des révolutions historiques réelles, qui toutes ont eu lieu
3
28
à partir d'un « accident » imprévisible du système amor-
çant une explosion de l'activité des masses (explosion dont
par la suite les historiens, marxistes ou autres, qui n'ont
jamais rien pu prévoir, mais son toujours très sages après
l'événement, fournissent a posteriori des explications qui
n'expliquent rien du tout). Nous avons écrit depuis long-
temps qu'il ne s'agit pas de déduire la révolution, mais de
la faire. Et le seul facteur de conjonction entre ces deux
éléments dont nous, révolutionnaires, puissions parler c'est
notre activité, l'activité d'une organisation révolutionnaire.
Elle ne constitue pas, bien entendu, une « garantie » d'au-
cune sorte, mais elle est le seul facteur dépendant de nous
qui peut augmenter la probabilité pour que les innombra-
bles révoltes individuelles et collectives à tous les endroits
de la société se répondent les unes aux autres et s'unifient,
qu'elles acquièrent le même sens, qu'elles visent explici-
tement la reconstruction radicale de la société, et qu'elles
transforment finalement ce qui n'est jamais au départ
qu'une autre crise de système en crise révolutionnaire. En
ce sens, l'unification des deux éléments de la perspective
révolutionnaire ne peut avoir lieu que dans notre activité
et par le contenu concret de notre orientation.
IV. ELEMENTS D’UNE NOUVELLE ORIENTATION.
30. - En tant que mouvement organisé, le mouvement
révolutionnaire est à reconstruire totalement. Cette recons-
truction trouvera une base solide dans le développement de
l'expérience ouvrière, mais elle présuppose une rupture
radicale avec les organisations actuelles, leur idéologie,
leur mentalité, leurs méthodes, leurs actions. Tout ce qui
a existé et existe comme forme instituée du mouvement
ouvrier partis, syndicats, etc. est irrémédiablement
et irrévocablement fini, pourri, intégré dans la société d'ex-
ploitation. Il ne peut pas y avoir de solutions miraculeuses,
tout est à refaire au prix d'un long et patient travail. Tout
est à recommencer, mais à recommencer à partir de l'im-
mense expérience d'un siècle de luttes ouvrières, et avec
des travailleurs qui se trouvent plus près que jamais des
véritables solutions.
31. - Les équivoques créées sur le programme socia-
liste par les organisations « ouvrières » dégénérées, réfor-
mistes ou staliniennes, doivent être radicalement détruites.
L'idée que le socialisme coïncide avec la nationalisation
des moyens de pro