l'ont contesté depuis dix ans, par ses tentatives d'auto-
réforme, par son éclatement présent autre un pôle russe et
un pôle chinois, de poser les questions les plus actuelles,
d'être le révélateur le plus évident en même temps que le
plus énigmatique de l'histoire mondiale. Le monde où nous
vivons, où nous réfléchissons, où nous agissons, a été mis
sur ses rails en octobre 1917 par les ouvriers et les bolché-
viks de Petrograd.
Des innombrables questions que fait surgir le sort de
la Révolution russe, deux forment les pôles qui permettent
d'organiser toutes les autres. La première : quelle est la
société produite par la dégénérescence de la révolution
(quelle est la nature et le dynamique de ce régime, qu'est-
ce que la bureaucratie russe, son rapport avec le capitu-
lisme et le proletariat, sa place historique, ses problèmes
actuels) a été discutée à plusieurs reprises dans cette revue
(1) et le sera encore (2).
La deuxième : comment une révolution ouvrière peut-
elle donner naissance à une bureaucratie, et comment cela
s'est-il produit en Russie, nous l'avons examinée sous sa
forme théorique (3), mais nous ne l'avons que peu abordée
sous l'angle de l'histoire concrète. C'est qu'il y a, en effet,
une difficulté presqu'insurmontable à étudier de près cette
période obscure entre toutes, d'octobre 1917 à mars 1921,
où s'est joué le sort de la révolution. Le problème qui nous
intéresse au premier chef, est en effet celui-ci : dans quelle
mesure les ouvriers russes ont-ils, essayé de prendre sur
eux la direction de la société, la gestion de la production,
la régulation de l'économie, l'orientation de la politique ?
Quelle a été leur conscience des problèmes, leur activité
(1) Voir, entre autres, P. Chaulieu, Les rapports de production
en Russie (n° 2); L'exploitation des paysans sous le capitalisme
bureaucratique (nº 4) ; Claude Lefort, Le totalitarisme sous Staline
(nº 15).
(2) Nous publierons, dans nos prochains numéros, des articles sur
l'économie et la société russe après l'industrialisation.
(3) V., outre les textes cités dans la note 1, l'éditorial du n° 1
et P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme (n° 17).
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autonome ? Quelle a été leur attitude face au Parti
bolchévik, face à la bureaucratie naissante ? Or, ce ne
sont pas les ouvriers qui écrivent l'histoire, ce sont
toujours les autres. Et ces autres, quels qu'ils soient,
n'existent historiquement que parce que les masses sont
passives, ou actives simplement pour les soutenir, et
c'est ce qu'ils affirmeront en toute occasion ; la plupart
du temps, ils n'auront même pas d'yeux pour voir
et des oreilles pour entendre les gestes et les paroles qui
traduisent cette activité autonome. Dans le meilleur des
cas, ils la porteront aux nues pour autant et aussi long-
temps qu'elle coincide miraculeusement avec leur propre
ligne, pour la condamner radicalement et lui imputer les
mobiles les plus infâmes dès qu'elle s'en écarte (ainsi
Trotsky décrit en termes grandioses les ouvriers anonymes