SOCIALISME OU BARBARIE
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Volumes déjà parus (I, nº 1-6, 608 pages ; II, n° 7-12,
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L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
Les grèves belges (Avril 1961), brochure
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SOCIALISME O U' BARBARIE
Marxisme
et théorie révolutionnaire
. 1.- La situation historique du
marxisme et la notion d'orthodoxie.
II. La théorie marxiste de
l'histoire.
III. -- La philosophie marxiste de
l'histoire.
Les deux éléments du
marxisme et leur destin historique.
V. -- Bilan provisoire.
VI. Le statut d'une théorie
révolutionnaire.
IV.
1.
LA SITUATION HISTORIQUE DU MARXISME
ET LA NOTION D'ORTHODOXIE
1. ir celui que préoccupe la question de la société, la ren-
contre avec le marxisme est immédiate et inévitable. Parler
même de rencontre dans ce cas est abusif, pour autant que
ce mot dénote un événement contingent et extérieur. Cessant
d'être une théorie particulière ou un programme politique
professé par quelques-uns, le marxisme a imprégné le lan-
gage, les idées et la réalité au point qu'il est devenu partie
de l'atmosphère que l'on respire en venant au monde social,
du paysage historique qui fixe le cadre de nos allées et
venues.
Mais, pour cette raison même, parler du marxisme est
devenu une des entreprises les plus difficiles qui soient.
D'abord, nous sommes impliqués de mille façons dans ce dont
il s'agit. Et ce marxisme, en se « réalisant », est devenu insai-
sissable. De quel marxisme, en effet, faudrait-il parler ? De
celui de Krouchtchev, de Mao Tsé-toung, de Togliatti, de
Thorez ? De celui de Castro, des yougoslaves, des révision-
1
nistes polonais ? Ou bien des trotskistes (et là encore, la géo-
graphie reprend ses droits : trotskistes français et anglais, des
Etats-Unis et d'Amérique latine se déchirent et se dénoncent
réciproquement), des bordiguistes, de tel groupe d'extrême-
gauche qui accuse tous les autres de trahir l'esprit du « véri-
table » marxisme, qu'il serait seul à posséder ? Il n'y a pas
seulement l'abîme qui sépare les marxismes officiels et les
marxismes d'opposition. Il y a l'énorme multiplicité des
variantes, dont chacune se pose comme excluant toutes les
autres.
Aucun critère simple ne permet de réduire d'emblée cette
complexité. Il n'y a évidemment pas d'épreuve des faits qui
parle pour elle-même, puisqu'aussi bien le gouvernant que le
prisonnier politique se trouvent dans des situations sociales
particulières, qui ne confèrent comme telles aucun privilège
à leurs vues et rendent au contraire indispensable une double
interprétation de ce qu'ils disent. La consécration du pouvoir
ne peut pas valoir à nos yeux davantage que l'auréole de
l'opposition irréductible, et c'est le marxisme lui-même qui
nous interdit d'oublier la suspicion qui pèse aussi bien sur
les pouvoirs institués que sur les oppositions qui restent indé-
finiment en marge du réel historique.
La solution ne peut pas être non plus un pur et simple
« retour à Marx », qui prétendrait ne voir dans l'évolution
historique des idées et des pratiques depuis quatre-vingt ans
qu'une couche de scories dissimulant le corps resplendissant
d'une doctrine intacte. Ce n'est pas seulement que la doctrine
de Marx elle-même, comme on le sait et comme nous essaie-
rons encore de le montrer, est loin de posséder la simplicité
systématique et la cohérence que certains veulent lui attribuer.
Ni qu'un tel retour a forcément un caractère académique
puisqu'il ne pourrait aboutir, au mieux, qu'à rétablir correc-
tement le contenu théorique d'une doctrine du passé, comme
on aurait pu le faire pour Descartes ou saint Thomas d'Aquin,
et laisserait entièrement dans l'ombre le problème qui compte
avant tout, à savoir l'importance et la signification du marxis-
me pour nous et l'histoire contemporaine. Le retour à Marx
est impossible parce que, sous prétexte de fidélité à Marx, et
pour réaliser cette fidélité, il commence par violer des prin-
cipes essentiels posés par Marx lui-même.
Marx a été, en effet, le premier à montrer que la signi-
fication d'une théorie ne peut pas être comprise indépen-
damment de la pratique historique et sociale à laquelle elle
correspond, en laquelle elle se prolonge ou qu'elle sert à
recouvrir. Qui oserait prétendre aujourd'hui que le vrai et
le seul sens du christianisme est celui que restitue une lecture
épurée des Evangiles, et que la réalité sociale et la pratique
historique deux fois millénaire des Eglises et de la chrétienté
2
ne peuvent rien nous apprendre d'essentiel sur son compte ?
La « fidélité à Marx » qui met entre parenthèses le sort histo-
rique du marxisme n'est pas moins risible. Elle est même
pire, car pour un chrétien la révélation de l'Evangile a un
fondement transcendant et une vérité interporelle, qu'aucune
théorie ne saurait posséder aux yeux d'un marxiste. Vouloir
retrouver le sens du marxisme exclusivement dans ce que
Marx a écrit, n passant sous silence ce que la doctrine est
devenue dans l'histoire, c'est prétendre, en contradiction
directe avec les idées centrales de cette doctrine, que l'histoire
réelle ne compte pas, que la vérité d'une théorie est toujours
et exclusivement « au-delà », et finalement remplacer la révo-
lution
par
la révélation et la réflexion sur les faits par l'exé-
gèse des textes.
Cela serait déjà suffisamment grave. Mais il y a plus, car
l'exigence d'être confronté à la réalité historique (1) est expli-
citement inscrite dans l'œuvre de Marx et nouée à son sens
le plus profond. Le marxisme de Marx ne voulait et ne
pouvait pas être une théorie comme les autres, négligeant son
enracinement et sa résonnance historique. Il ne s'agissait plus
« d'interpréter, mais de transformer le monde » (2), et le sens
plein de la théorie est, d'après la théorie elle-même, celui qui
transparaît dans la pratique qui s'en inspire. Ceux qui disent,
à la limite, croyant « disculper » la théorie marxiste : aucune
des pratiques historiques qui se réclament du marxisme ne
s'en inspire « vraiment », ceux-là même, en disant cela,
« condamnent » le marxisme comme « simple théorie » et por-
tent sur lui un jugement irrévocable. Ce serait même, litté-
ralement, le Jugement dernier --- car Marx faisait entièrement
sienne la grande idée de Hegel : Weltgeschichte ist Weltge.
richt (3).
En fait, si la pratique inspirée du marxisme a été effecti-
vement révolutionnaire pendant certaines phases de l'histoire
moderne, elle a aussi été tout le contraire pendant d'autres
périodes. Et si ces deux phénomènes ont besoin d'interpré-
tation (nous y reviendrons), il reste qu'ils indiquent de façon
indubitable l'ambivalence essentielle qui était celle du mar-
xisme. Il reste aussi, et c'est encore plus important, qu'en
(1) Par réalité historique nous n'entendons pas évidemment des
événements et des faits particuliers et séparés du reste, mais les
tendances dominantes de l'évolution, après toutes les interprétations
nécessaires.
(2) Marx, Onzième thèse sur Feuerbach.
(3) « L'histoire universelle est le Jugement dernier ». Malgré sa
résonnance théologique, c'est l'idée la plus radicalement athée de
Hegel : il n'y a pas de transcendance, pas de recours contre ce qui se
passe ici, nous sommes définitivement ce que nous devenons, ce que
nous serons devenus.
1
3
histoire et en politique, le présent pèse infiniment plus que
le passé. Or ce « présent », c'est que depuis quarante ans le
marxisme est devenu une idéologie au sens même que Marx
donnait à ce terme : un ensemble d'idées qui se rapporte à
une réalité non pas pour l'éclairer et la transformer, mais
pour la voiler et la justifier dans l'imaginaire, qui permet aux
gens de dire une chose et d'en faire une autre, de paraître
autres qu'ils ne sont.
Idéologie, le marxisme l'est d'abord devenu en tant que
dogme officiel des pouvoirs institués dans les pays dits par
antiphrase « socialistes ». Invoqué par des gouvernements qui
visiblement n'incarnent pas le pouvoir du prolétariat et ne
sont pas plus « contrôlés » par celui-ci que n'importe quel
gouvernement bourgeois ; représenté par des chefs géniaux
que leurs successeurs traitent de fous criminels sans autre
explication ; fondant aussi bien la politique de Tito que celle
des albanais, celle de Khrouchtchev que celle de Mao, le
marxisme y est devenu le « complément solennel de justifi-
cation » dont parlait Marx, qui permet à la fois d'enseigner
obligatoirement aux étudiants «L'Etat et la Révolution » et
de maintenir l'appareil d'Etat le plus oppressif et le plus
rigide qu'on ait connu, qui aide la bureaucratie à se voiler
derrière la propriété collective des moyens de production.
Idéologie, le marxisme l'est devenu tout autant en tant
que doctrine des multiples sectes que la dégénérescence du
mouvement marxiste officiel a fait proliférer. Le mot secte
pour nous n'est pas un qualificatif, il a un sens sociologique et
historique précis. Un groupe peu nombreux n'est pas nécessai-
rement une secte, Marx et Engels ne formaient pas une secte,
même aux moments où ils ont été le plus isolés. Une secte
est un groupement qui érige en absolu un seul côté, aspect ou
phase du mouvement dont il est issu, en fait la vérité de la
doctrine et la vérité tout court, lui subordonne tout le reste
et, pour maintenir sa « fidélité » à cet aspect, accepte de se
séparer radicalement du monde et vit désormais dans «son »
monde à part. L'invocation du marxisme par les sectes leur
permet de se penser et de se présenter comme autre chose que
ce qu'elles sont réellement, c'est-à-dire comme le futur parti
révolutionnaire de ce prolétariat dans lequel elles ne parvien-
nent pas à s'enraciner.
Idéologie, enfin, le marxisme l'est aussi devenu dans un
tout autre sens : que depuis de décennies il n'est plus, même
en tant que simple théorie, une théorie vivante, que l'on cher-
chera en vain dans la littérature des quarante dernières années
même des applications fécondes de la théorie, encore moins
des tentatives d'extension et d'approfondissement.
Il se peut que ce que nous disons là fasse crier au scan-
dale ceux qui, faisant profession de « défendre Marx », ense-
4
velissent chaque jour un peu plus son cadavre sous les épaisses
couches de leurs mensonges ou de leur imbécillité. Nous n'en
avons cure. Il est clair qu'en analysant le destin historique du
marxisme, nous n'en « imputons » pas, en un sens moral quel.
conque, la responsabilité à Marx. C'est le marxisme lui-même
dans le meilleur de son esprit, dans sa dénonciation impi-
toyable des phrases creuses et des idéologies, dans son exigence
d'auto-critique permanente, qui nous oblige de nous pencher
sur son sort réel.
Et finalement, la question dépasse de loin le marxisme.
Car, de même que la dégénérescence de la révolution russe pose
le problème : est-ce le destin de toute révolution socialiste qui
est indiqué par cette dégénérescence, de même il faut se deman-
der : est-ce le sort de toute théorie révolutionnaire qui est
indiqué par le destin du marxisme ? C'est la question qui nous
retiendra longuement à la fin de ce texte.
Il n'est donc pas possible d'essayer de maintenir ou
retrouver une « orthodoxie » quelconque ni sous la forme
risible et risiblement conjuguée que lui donnent à la fois les
pontifes staliniens et les ermites sectaires, d'une doctrine pré-
tendument intacte et « amendée », « améliorée » ou « mise à
jour » par les uns et les autres à leur convenance sur tel point
spécifique ; ni sous la forme dramatique et ultimatiste que lui
donnait Trotsky en 1940 (4), disant à peu près : nous savons
que le marxisme est une théorie imparfaite, liée à une époque
historique donnée, et que l'élaboration théorique devrait conti-
nuer mais, la révolution étant à l'ordre du jour, cette tâche
peut et doit attendre. Concevable le jour même de l'insurrec-
tion armée, où il est du reste inutile, cet argument au bout
d'un quart de siècle ne peut que couvrir l'inertie et la stéri-
lité qui ont effectivement caractérisé le mouvement trotskiste
depuis la mort de son fondateur.
Il n'est guère possible, non plus, d'essayer de maintenir
une orthodoxie comme le faisait Lukács en 1919 en la limitant
à une méthode marxiste, qui serait séparable du contenu et
pour ainsi dire indifférente quant à celui-ci (5). Bien que
marquant déjà un progrès relativement aux diverses variétés
de crétinisme « orthodoxe », cette position est intenable, pour
une raison que Lukács, pourtant nourri de dialectique,
oubliait : c'est que, à moins de prendre le terme dans son
acception la plus superficielle, la méthode ne peut pas être
ainsi séparée du contenu, et singulièrement pas lorsqu'il s'agit
de théorie historique et sociale. La méthode, au sens philoso-
(4) Dans In Defence of Marxism.
(5). « Qu'est-ce que le marxismé orthodoxe ? », dans Histoire et
conscience de classe, trad. K. Axelos et J. Bois, Editions de Minuit,
Paris 1960, p. 18. G. Wright' Mills aussi semblait adopter ce point
de vue. V. The Marxists (Laurel, éd., 1962), pp. 98 et 129.
5
phique, n'est que l'ensemble opérant des catégories. Une dis-
tinction rigide entre méthode et contenu n'appartient qu'aux
formes les plus naïves de l'idéalisme transcendental ou criti-
cisme qui à ses premiers pas, sépare et oppose une matière
ou un contenu infinis et indéfinis à des catégories que l'éternel
flux du matériel ne peut affecter, qui sont la forme sans
laquelle ce matériel ne pourrait être saisi. Mais cette distinc-
tion rigide est déjà dépassée dans les phases plus avancées,
plus dialectisées de la pensée criticiste. Car immédiatement
apparaît le problème : comment savoir quelle catégorie cor-
respond à tel matériel ? Si le matériel porte en lui-même le
« signe distinctif » permettant de le subsumer sous telle caté-
gorie, il n'est donc pas simple matériel informe ; et s'il est
vraiment informe, alors l'application de telle ou telle catégorie
devient indifférente, et la distinction du vrai et faux s'écroule.
C'est précisément cette antinomie qui a mené, à plusieurs
reprises dans l'histoire de la philosophie, d'une pensée criti-
ciste à une pensée de type dialectique (6).
C'est ainsi que la question se pose au niveau logique. Et,
au niveau historique-génétique, c'est-à-dire lorsqu'on consi-
dère le processus de développement de la connaissance tel
qu'il se déroule comme histoire, c'est, le plus souvent, le
« déploiement du matériel » qui a conduit à une révision ou un
éclatement des catégories. La révolution proprement philoso-
phique produite dans la physique moderne par la relativité
et les quanta n'en est qu'un exemple frappant parmi d'au-
tres (7).
Mais l'impossibilité d'établir une distinction rigide entre
méthode et contenu, entre catégorie et matériel apparaît
encore plus clairement lorsqu'on considère non plus la connais-
sance de la nature, mais la connaissance de l'histoire. Car
dans ce cas il n'y a pas simplement le fait qu'une exploration
plus poussée du matériel déjà donné ou l'apparition d'un
nouveau matériel peut conduire à une modification des caté-
gories, c'est-à-dire de la méthode. Il y a surtout, et beaucoup
plus profondément, cet autre fait, mis précisément en lumière
(6) Le cas classique de ce passage est évidemment celui de Kant
à Hegel, par l'intermédiaire de Fichte et Schelling. Mais la problé-
matique est la même dans les cuvres tardives de Platon, ou chez
les néo-kantiens, de Rickert à Lask.
(7).Il ne faut pas évidemment renverser simplement les positions.
Ni logiquement, ni historiquement les catégories physiques ne sont
un simple résultat (encore moins un « reflet ») du matériel. Une
révolution dans le domaine des catégories peut conduire à saisir un
matériel jusqu'alors indéfini (comme avec Galilée). Encore plus,
l'avance dans l'expérimentation peut « forcer » un nouveau matériel
à apparaître. Il y a finalement un double rapport, mais il n'y a certai-
nement pas indépendance des catégories relativement au contenu.
6
par Marx et par Lukács lui-même (8): les catégories en
fonction desquelles nous pensons l'histoire sont, pour une
part essentielle, des produits réels du dévelopement histo-
rique. Ces catégories ne peuvent devenir clairement et effi-
cacement des formes de connaissance de l'histoire
que
lors-
qu'elles ont été incarnées ou réalisées dans des formes de
vie sociale effective.
Pour ne citer que l'exemple le plus simple : si dans
l'Antiquité les catégories dominantes sous lesquelles sont saisis
les rapports sociaux et l'histoire sont des catégories essentiel-
lement politiques (le pouvoir dans la cité, les rapports entre
cités, la relation entre la force et le droit, etc.), si l'écono
mique ne reçoit qu'une attention marginale, ce n'est ni parce
que l'intelligence ou la réflexion étaient moins « avancées »,
ni parce que le matériel économique était absent, ou ignoré.
C'est que, dans la réalité du monde antique, l'économie ne
s'était pas encore constituée comme moment séparé, « auto-
nome » comme disait Marx, « pour soi », de l'activité humaine.
Une véritable analyse de l'économie elle-même et de son
importance pour la société n'a pu avoir lieu qu'à partir du
XVIIe et encore plus du XVIIIe siècle, c'est-à-dire avec la nais-
sance du capitalisme, qui a en effet érigé l'économie en moment
dominant de la vie sociale. Et l'importance centrale accordée
par Marx et les marxistés à l'économique traduit également
cette réalité historique.
Il est donc clair qu'il ne peut pas y avoir de « méthode »,
en histoire, qui resterait inaffectée par le développement
historique réel. Cela pour des raisons autrement plus profon-
des que le « progrès de la connaissance », les nouvelles
découvertes », etc., raisons qui concernent directement la
structure même de la connaisance historique, et tout d'abord
la structure de son objet, c'est-à-dire le mode d'être de l'his-
toire. L'objet de la connaissance historique étant un objet par
lui-même signifiant ou constitué par des significations, le déve-
loppement du monde historique est ipso facto le déploiement
d'un monde de significations. Il ne peut donc pas y avoir de
coupure entre matériel et catégorie, entre fait et sens. Et ce
monde de significations étant celui dans lequel vit le « sujet »
de la connaissance historique, il est aussi celui en fonction
duquel nécessairement il saisit, pour commencer, l'ensemble
du matériel historique.
Certes, ces constatations sont aussi à relativiser. Elles ne
peuvent pas impliquer qu'à tout instant toute catégorie et
toute méthode sont remises en question, dépassées ou ruinées
par l'évolution de l'histoire réelle au moment même où l'on
(8) « Le changement de fonction historique du matérialisme
historique », 1. C., en particulier p. 266 et s.
7
pense. Autrement dit, c'est chaque fois une question concrète
de savoir si la transformation historique a atteint le point où
les anciennes catégories et l'ancienne méthode doivent être
reconsidérées. Mais il devient alors apparent que cela ne peut
pas être fait indépendamment d'une discussion sur le contenu,
n'est même rien d'autre qu'une discussion sur le contenu qui,
le cas échéant, en utilisant l'ancienne méthode pour commen-
cer, montre au contact du matériel la nécessité de la dépasser.
Dire : être marxiste, c'est être fidèle à la méthode de
Marx qui reste vraie, c'est dire : rien, dans le contenu de
l'histoire des cent dernières années, n'autorise ni n'engage à
mettre en question les catégories de Marx, tout peut être
compris par sa méthode. C'est donc prendre position sur le
contenu, avoir une théorie définie là-dessus, et en même temps
refuser de le dire.
En fait, c'est précisément l'élaboration du contenu qui
nous oblige à reconsidérer la méthode et donc le système
marxiste. Si nous avons été amenés à poser, graduellement et
pour finir brutalement, la question du marxisme, c'est que
nous avons été obligés de constater, pas seulement et pas telle-
ment que telle théorie particulière de Marx, telle idée précise
du marxisme traditionnel étaient « fausses », mais
que
l'his-
toire que nous vivons ne pouvait plus être saisie à l'aide des
catégories marxistes telles quelles ou « amendées », « élar-
- gies », etc. Il nous est apparu que cette histoire ne peut être
ni comprise, ni transformée avec cette méthode. Le re-examen
du marxisme que nous avons entrepris n'a pas lieu dans le
vide, nous ne parlons pas en nous situant n'importe où et
nulle' part. Partis du marxisme révolutionnaire, nous sommes
arrivés au point où il fallait choisir entre rester marxistes et
rester révolutionnaires ; entre la fidélité à une doctrine qui
n'anime plus depuis longtemps ni une réflexion ni une action,
et la fidélité au projet d'une transformation radicale de la
société, qui exige d'abord que l'on comprenne ce que l'on
veut transformer, et que l'on identifie ce qui, dans la société,
conteste vraiment cette société et est en lutte contre sa forme
présente. La méthode n'est pas séparable du contenu, et leur
unité, c'est-à-dire la théorie, n'est pas à son tour séparable
des exigences d'une action révolutionnaire qui, l'exemple des
grands partis aussi bien que des sectes le montre, ne peut plus
être éclairée et guidée par les schémas traditionnels.
ll.
- LA THEORIE MARXISTE DE L'HISTOIRE
Nous pouvons donc, nous devons même, commencer notre
examen, en considérant ce qu'il est advenu du contenu le plus
concret de la théorie marxiste, à savoir, de l'analyse écono-
mique du capitalisme. Loin d'en représenter une contingente
8
et accidentelle application empirique à un phénomène histo-
rique particulier, cette analyse constitue la pointe où doit se
concentrer toute la substance de la théorie, où la théorie
montre enfin qu'elle est capable non pas de produire quelques
idées générales mais de faire coïncider sa propre dialectique
avec la dialectique du réel historique, et, finalement, de faire
sortir de ce mouvement du réel lui-même à la fois les fonde-
ments de l'action révolutionnaire et son orientation. Ce n'est
pas pour rien que Marx a consacré l'essentiel de sa vie à
cette analyse (ni que le mouvement marxiste par la suite a
accordé toujours une importance capitale à l'économie), et
ceux des « marxistes » sophistiqués d'aujourd'hui qui ne veu-
lent entendre parler que des manuscrits de jeunesse de Marx
font preuve non seulement de superficialité, mais surtout d'une
arrogance exorbitante, car leur attitude revient à dire : à
partir de trente ans, Marx ne savait plus ce qu'il faisait.
On sait que pour Marx l'économie capitaliste est sujette
à des contradictions insurmontables qui se manifestent aussi
bien par les crises périodiques de surproduction, que par
le's
tendances à long terme dont le travail ébranle de plus en plus
profondément le système : l'augmentation du taux d'exploi-
tation (donc la misère accrue, absolue ou relative, du prolé-
tariat) ; l'élévation de la composition organique du capital
(donc l'accroissement de l'armée industrielle de réserve, c'est-
à-dire du chômage permanent) ; la baisse du taux de profit
(donc le ralentissement de l'accumulation et de l'expansion
de la production). Ce qui s'exprime par là en dernière analyse,
c'est la contradiction du capitalisme telle que la voit Marx :
l'incompatibilité entre le développement des forces produc-
tives et les « rapports de production » ou « formes de pro-
priété » capitalistes (9).
Or, l'expérience des vingt dernières années fait penser que
les crises périodiques de surproduction n'ont rien d'inévitable
sous le capitalisme moderne (sauf sous la forme extrêmement
atténuée de « récessions >> mineures et passagères). Et l'expé-
rience des cent dernières années ne montre, dans les pays
capitalistes développés, ni paupérisation (absolue ou relative)
du proletariat, ni augmentation séculaire du chômage, ni
baisse du taux de profit, encore moins un ralentissement du
développement des forces productives dont le rythme s'est au
contraire accéléré dans des proportions inimaginables
auparavant.
(9) Une citation entre mille : « Le monopole du capital devient
l'entrave du mode de production qui s'est développé avec lui et par
lui. La centralisation des moyens de production et la socialisation
du travail arrivent à un point où elles ne s'accommodent plus de leur
enveloppe capitaliste et la font éclater ». Le Capital (éd. Costes),
tome IV, p. 274.
9
Bien entendu, cette expérience ne « démontre » rien par
elle-même. Mais elle oblige à revenir sur la théorie économi-
que de Marx pour voir si la contradiction entre la théorie et
les faits est simplement apparente ou passagère, si une modi-
fication convenable de la théorie ne permettrait pas de rendre
compte des faits sans en abandonner l'essentiel, ou si finalement
c'est la substance même de la théorie qui est en cause.
Si l'on effectue ce retour, on est amené à constater que
la théorie économique de Marx n'est tenable ni dans ses
prémisses, ni dans sa méthode, ni dans sa structure (10). Briè-
vement parlant, la théorie comme telle, « ignore » l'action des
classes sociales. Elle « ignore » l'effet des luttes ouvrières sur
la répartition du produit social et par là nécessairement,
sur la totalité des aspects du fonctionnement de l'économie,
notamment sur l'élargissement constant du marché de biens
de consommation. Elle « ignore » l'effet de l'organisation
graduelle de la classe capitaliste, en vue précisément de domi-
ner les tendances « spontanées » de l'économie. Cela dérive
de sa prémisse fondamentale : que dans l'économie capitaliste
les hommes, prolétaires ou capitalistes, sont effectivement et
intégralement transformés en choses, réifiés ; qu'ils y sont sou-
mis à l'action de lois économiques qui ne diffèrent en rien des
lois naturelles sauf en ce qu'elles utilisent les actions « cons-
cientes » des hommes comme l'instrument inconscient de leur
réalisation.
Or, cette prémisse est une abstraction qui ne correspond,
pour ainsi dire, qu'à une moitié de la réalité, et comme telle
elle est finalement fausse. Tendance essentielle du capitalisme,
la réification ne peut jamais se réaliser intégralement. Si elle
le faisait, si le système réussissait effectivement à transformer
les hommes en choses mues uniquement par les « forces »
économiques, il s'effondrerait non pas à long terme, mais ins-
tantanément. La lutte des hommes contre la réification est,
tout autant que la tendance à la réification, la condition du
fonctionnement du capitalisme. Une usine dans laquelle les
ouvriers seraient effectivement et intégralement des simples
rouages des machines exécutant aveuglément les ordres de la
direction s'arrêterait dans un quart d'heure. Le capitalisme
ne peut fonctionner qu'en mettant constamment à contribu-
tion l'activité proprement humaine de ses assujettis qu'il
essaie en même temps de réduire et de déshumaniser le plus
possible. Il ne peut fonctionner que pour autant que sa ten-
dance profonde, qui est effectivement la réification, n'est pas
réalisée, que ses normes sont constamment combattues dans
(10) Sur la critique de la théorie économique de Marx, v.: « Le
mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », dans le
n° 31 de cette revue, pp. 68 à 81.
10
leur application. L'analyse montre que c'est là que réside la
contradiction dernière du capitalisme (11), et non pas dans
les incompatibilités en quelque sorte mécaniques que présen-
terait la gravitation économique des molécules humaines dans
le système. Ces incompatibilités, pour autant qu'elles dépas-
sent des phénomènes particuliers et localisés, sont finalement
imaginaires.
Il découle de cette réconsidération une série de conclu-
sions, dont seules les plus importantes nous retiendront ici.
Tout d'abord, on ne peut plus maintenir l'importance
centrale accordée par Marx (et tout le mouvement marxiste)
à l'économie comme telle. Le terme économie est pris ici dans
le sens relativement précis que lui confère le contenu même
du Capital : le système de relations abstraites et quantifiables
qui, à partir d'un certain type d'appropriation des ressources
productives (que cette appropriation soit garantie juridique-
ment comme propriété ou traduise simplement un pouvoir de
disposition de facto) détermine la formation, l'échange, et la
répartition des valeurs. On ne peut pas ériger ces relations
en système autonome, dont le fonctionnement serait régi par
des lois propres, indépendantes des autres relations sociales.
On ne le peut pas dans le cas du capitalisme, et, vu préci-
sément que c'est sous le capitalisme que l'économie a tendu le
plus à « s'autonomiser » comme sphère d'activité sociale, on
soupçonne que l'on le peut encore moins pour les sociétés
antérieures. Même sous le capitalisme, l'économie reste une
abstraction ; la société n'est pas transformée en société écono-
mique au point que l'on puisse regarder les autres relations
sociales comme secondaires.
Ensuite, si la catégorie de la réification est à reconsidérer,
cela signifie que toute la philosophie de l'histoire sous-jacente
à l'analyse du Capital est à reconsidérer. Nous aborderons
cette question plus loin.
Enfin, il devient clair que la conception même que Marx
se faisait de la dynamique sociale et historique la plus géné-
rale est mise en question sur le terrain même où elle avait été
élaborée le plus concrètement. Si le Capital prend une telle
importance dans l'œuvre de Marx et dans l'idéologie des
marxistes, c'est parce qu'il doit démontrer scientifiquement sur
le cas précis qui intéresse avant tout, celui de la société capi-
taliste, la vérité théorique et pratique d'une conception géné-
rale de la dynamique de l'histoire, à savoir que « à un certain
stade de leur développement, les forces productives de la
société entrent en contradiction avec les rapports de produc-
(11) V. « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme
moderne », dans le n° 32 de cette revue, pp. 84 à 94.
11
tion existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique,
avec les rapports de propriété à l'intérieur lesquels elles
s'étaient mues jusqu'alors ». (12)
En effet, le Capital, parcouru d'un bout à l'autre par cette
intuition essentielle : que rien ne peut désormais arrêter le
développement de la technique, et celui, concomitant, de la
productivité du travail, vise à montrer que les rapports de
production capitalistes, qui étaient au départ l'expression la
plus adéquate et l'instrument le plus efficace du développe-
ment des forces productives, deviennent, «à un certain stade »,
le frein de ce développement et doivent de ce fait éclater.
Autant les hymnes adressés à la bourgeoisie dans sa phase
progressive glorifient le développement des forces productives
dont elle a été l'instrument historique (13), autant la condam-
nation portée contre elle, chez Marx aussi bien que chez les
marxistes ultérieurs, s'appuie sur l'idée que ce développement
est désormais empêché par le mode capitaliste de production.
« Les forces puissantes de production, ce facteur décisif du
mouvement historique, étouffaient dans les superstructures
sociales arriérées (propriété privée, Etat national), dans les-
quelles l'évolution antérieure les avait enfermées. Grandies
par le capitalisme, les forces de production se heurtaient à
tous les murs de l'Etat national et bourgeois, exigeant leur
émancipation par l'organisation universelle de l'économie
socialiste », écrivait Trotsky en 1919 (14) et, en 1936, il
fondait son Programme Transitoire sur cette constatation :
« Les forces productives de l'humanité ont cessé de se déve-
lopper... » --- parce que, entre temps, les rapports capitalistes
étaient devenus, de frein relatif, frein provisoirement absolu.
à leur développement.
Nous savons aujourd'hui qu'il n'en est rien, et que depuis
vingt-cinq ans, les forces productives ont connu un dévelop-
pement qui laisse loin derrière tout ce qu'on aurait pu ima-
giner autrefois. Ce développement a été certes conditionné
par des modifications dans l'organisation du capitalisme, et
il en a entraîné d'autres mais il n'a pas mis en question la
(12) K. Marx, Contribution à la critique de l'économie politique,
Préface (trad. Laura Lafargue, éd. Giard, Paris 1928), p. 5.
(13) V. par exemple la première partie (« Bourgeois et prolétai-
res »), du Manifeste. Communiste.
(14) L. Trotsky, Terrorisme et Communisme (éd. 10-18, Paris
1963), p. 41. Il faut rappeler que jusqu'à très récemment, et encore
maintenant, staliniens, trotskistes et « ultra-gauches » les plus purs
étaient pratiquement d'accord pour nier, camoufler ou minimiser sous
tous les prétextes la continuation du développement de la production
depuis 1945. Encore maintenant, la réponse naturelle d'un
« mar-
xiste » c'est : « Ah, mais c'est dû à la production d'armements ».
12
substance des rapports capitalistes de production. Ce qui
paraissait à Marx et aux marxistes comme une « contradic-
tion » qui devait faire éclater le système, a été « résolu » à
l'intérieur du système.
C'est que d'abord, il ne s'est jamais agi d'une contradic-
tion. Parler de « contradiction » entre les forces de production
et les rapports de production est pire qu'un abus de langage,
c'est une phraséologie qui prête une apparence dialectique à
ce qui n'est qu'un modèle de pensée mécanique. Lorsqu'un
gaz chauffé dans un récipient exerce sur les parois une pression
croissante qui peut finalement les faire éclater, il n'y a aucun
sens à dire qu'il a « contradiction » entre la pression du gaz
et la rigidité des parois pas plus qu'il n'y a « contradiction >
entre deux forces de sens opposé s'appliquant au même point.
De même, dans le cas de la société, on pourrait tout au plus
parler d'une tension, d'une opposition ou d'un conflit entre
les forces productives (la production effective ou la capaci
de production de la société), dont le développement exige à
chaque étape un certain type d'organisation des rapports
sociaux, et ces types d'organisation qui tôt ou tard « restent en
árrière » des forces productives et cessent de leur être adéquats.
Lorsque la tension devient trop forte, le conflit trop aigü,
une révolution balaye la vieille organisation sociale et ouvre
la voie à une nouvelle étape de développement des forces
productives.
Mais ce schéma mécanique n'est pas tenable, même au
niveau empirique le plus simple. Il représente une extrapo.
lation abusive à l'ensemble de l'histoire d'un processus qui
ne s'est réalisé que pendant une seule phase de cette histoire,
la phase de la révolution bourgoise. Il décrit à peu près fidè-
lement ce qui s'est passé lors du passage de la société féodale,
plus exactement : des sociétés bâtardes d'Europe occidentale
de 1650 à 1850 (où une bourgeoisie déjà bien développée et
économiquement dominante se heurtait à la monarchie absolue
et à des résidus féodaux dans la propriété agraire et les
structures juridiques et politiques), à la société capitaliste.
Mais il ne correspond ni à l'effondrement de la société antique
et à l'apparition ultérieure du monde féodal, - ni à la nais-
sance de la bourgeoisie qui émerge précisément hors des
rapports féodaux et en marge de ceux-ci ni à la constitution
de la bureaucratie comme couche dominante aujourd'hui dans
les pays arriérés qui s'industrialisent ni enfin à l'évolution
historique des peuples non européens. Dans aucun de ces cas
on ne peut parler d'un développement des forces productives
incarné par une classe sociale grandissant dans le système
social donné, développement qui serait « à un certain stade »
devenu incompatible avec le maintien de ce système et aurait
ainsi conduit à une révolution donnant le pouvoir à la classe
« montante ».
13
ou
Ici encore, au-delà de la < confirmation > du
« démenti > apporté par les faits à la théorie, c'est sur la
signification de la théorie, sur son contenu le plus profond,
sur les catégories qui sont les siennes et le type de rapport
qu'elle vise à établir avec la réalité, que nous devons réfléchir.
C'est une chose, de reconnaître l'importance fondamentale
de l'enseignement de Marx concernant la relation profonde
qui unit la production et le reste de la vie d'une société.
Personne, depuis Marx, ne peut plus penser l'histoire en
« oubliant » que toute société doit assurer la production des
conditions matérielles de sa vie, et que tous les aspects de la
vie sociale sont profondément reliés au travail, au mode
d'organisation de cette production et à la division sociale qui
lui correspond
C'est une autre chose, que de réduire la production,
l'activité humaine médiatisée par des instruments et des
objets, le travail, aux « forces productives », c'est-à-dire fina-
lement à la technique (15), d'attribuer à celle-ci un dévelop-
pement « en dernière analyse » autonome, et de construire
une mécanique des systèmes sociaux basée sur une opposition
éternelle et éternellement la même entre une technique ou des
forces productives qui posséderaient une activité propre, et
le reste des relations sociales et de la vie humaine, la « super-
structure », doté tout aussi arbitrairement d'une passivité et
d'une inertie essentielle.
En fait, il n'y a ni autonomie de la technique, ni ten-
dance immanente de la technique vers un développement auto-
nome. Pendant les 99,5 % de sa durée c'est-à-dire pendant
sa totalité sauf les cinq derniers siècles l'histoire connue ou
présumée de l'humanité s'est déroulée sur la base de ce qui
nous apparaît aujourd'hui comme une stagnation et qui était
vécu
par les hommes de l'époque comme une stabilité allant
de soi de la technique ; des civilisations et des empires se
sont fondés et se sont écroulés, des millénaires durant, sur les
mêmes « infrastructures » techniques.
Pendant l'antiquité grecque, le fait que la technique
appliquée à la production est restée certainement en-deçà des
possibilités qu'offrait le développement scientifique déjà
atteint ne peut pas être séparée des conditions sociales et cultu-
relles du monde grec, et probablement d'une attitude des
Grecs à l'égard de la nature, du travail, du savoir. Comme
(15) « ...Il importe de distinguer toujours entre le bouleverse-
ment matériel des conditions de production économiques
qu'on doit
constater fidèlement à l'aide des sciences physiques et naturelles
et les formes juridiques, politiques... » K. Marx, préface à la Contri-
bution à la critique de l'économie politique, 1. c., p. 6 (souligné par
nous).
14
inversement, on ne peut séparer l'énorme développement
technique des temps modernes d'un changement radical
même s'il s'est produit graduellement dans ces attitudes.
L'idée que la nature n'est que domaine à exploiter par les
hommes, par exemple, est tout ce qu'on veut sauf évidente
du point de vue de toute l'humanité antérieure et encore
aujourd'hui des peuples non industrialisés. Faire du savoir
scientifique essentiellement un moyen de développement
technique, lui donner un caractère à prédominance instrumen-
tale, correspond aussi à une attitude nouvelle. L'apparition de
ces attitudes est inséparable de la naissance de la bourgeoisie
qui a lieu au départ sur la base des anciennes techniques.
Ce n'est qu'à partir du plein épanouissement de la bourgeoisie
que l'on peut observer, en apparence, une sorte de dynamique
autonome de l'évolution technologique. Mais en apparence
seulement. Car, non seulement cette évolution est fonction du
développement philosophique et scientifique déclenché (ou
accéléré) par la Renaissance, dont les liens profonds avec
toute la culture et la société bourgeoise sont incontestables ;
mais elle est de plus en plus influencée par la constitution
du prolétariat et la lutte des classes au sein du capitalisme,
qui conduit à une sélection des techniques appliquées dans
la production parmi toutes les techniques possibles (16).
Enfin, dans la phase présente du capitalisme la recherche
technologique est planifiée, orientée et dirigée explicitement
vers les buts que se proposent les couches dominantes de la
société. Quel sens y a-t-il de parler d'évolution autonome de
la technique, lorsque le gouvernement des Etats-Unis décide
de consacrer un milliard de dollars à la recherche de carbu-
rants de fusée et un million de dollars à la recherche des
causes du cancer ?
Concernant des phases révolues de l'histoire, où les hom-
mes pour ainsi dire tombaient par hasard sur telle invention
ou méthode, et où la base de la production (comme de la
guerre ou des autres activités sociales) était une sorte de
pénurie technologique, l'idée d'une relative autonomie de la
technique peut garder un sens encore qu'il soit faux que
cette technique ait été « déterminante », en un sens exclusif,
de la structure et de l'évolution de la société, comme le
prouve l'immense variété des cultures, archaïques et histori-
ques (asiatiques, par exemple) construites « sur la même base
technique ». Même pour ces phases, le problème du rapport
entre le type de la technique et le type de la société et de la
culture reste entier. Mais dans les sociétés contemporaines,
l'élargissement continu de la gamme de possibilités techniques
(16) V. « Sur le contenu du socialisme », dans le n° 22 de cette
revue, pp. 14 à 21.
15
>>
ou
et l'action permanente de la société sur ses méthodes de
travail, de communication, de guerre, etc., réfute définiti-
vement l'idée de l'autonomie du facteur technique et rend
absolument explicite la relation réciproque, le renvoi circu-
laire ininterrompu des méthodes de production à l'organi-
sation sociale et au contenu total de la culture.
Ce que nous venons de dire montre qu'il n'y a pas, et
qu'il n'y a jamais eu, d'inertie en soi du reste de la vie sociale,
ni de privilège de passivité des « super-structures ». Les super-
structures ne sont qu'un tissu de rapports sociaux, ni plus ni
moins « réels », ni plus ni moins « inertes » que les autres
tout autant « conditionnés
par
l'infra-structure que
celle-ci
par eux, si le mot « conditionner » peut être utilisé pour
désigner le mode de co-existence des divers moments
aspects des activités sociales.
La fameuse phrase sur le « retard de la conscience sur la
vie » n'est qu'une phrase. Elle représente une constatation
empirique valable pour la moitié droite des phénomènes, et
fausse pour leur moitié gauche. Dans la bouche et l'incons-
cient des marxistes elle est devenue une phrase théologique,
et comme telle elle n'a aucun sens. Il n'y a ni vie ni réalité
sociale sans conscience, et dire que la conscience retarde sur
la réalité c'est dire que la tête d'un homme qui marche est
constamment en retard sur l'homme lui-même. Même si l'on
prend « conscience » en un sens étroit (de conscience explicite,
de « pensée de », de théorisation du donné) la phrase reste
encore aussi souvent fausse que vraie, car il peut y avoir tout
autant un « retard » de la conscience sur la réalité qu'un
« retard » de la réalité sur la conscience,
car, autrement
dit, il y a tout autant correspondance que distance entre ce
que
les hommes font ou vivent et ce que les hommes pensent.
Et ce qu'ils pensent, n'est pas seulement élaboration pénible
de ce qui est déjà là et marche haletante sur ses traces. Il
est aussi relativisation de ce qui est donné, mise à distance,
projection. L'histoire est tout autant création consciente que
répétition inconsciente. Ce que Marx a appelé la super-
structure n'a pas été davantage un reflet passif et attardé d'une
« matérialité » sociale (par ailleurs indéfinissable), que la
perception et la connaissance humaines ne sont des « reflets »
imprécis et brouillés d'un monde extérieur parfaitement
formé, coloré et odorant en soi.
Il est certain que la conscience humaine comme agent
transformateur et créateur dans l'histoire est essentiellement
une conscience pratique, une raison opérante - active, beau-
coup plus qu'une réflexion théorique, à laquelle la pratique
serait annexée comme le corollaire d'un raisonnement, et dont
elle ne ferait que matérialiser les conséquences. Mais cette
pratique n'est pas exclusivement une modification du monde
16
matériel, elle est tout autant et encore plus modification des
conduites des hommes et de leurs rapports. Le Sermon sur
la Montagne, le Manifeste Communiste appartiennent à la
pratique historique tout autant qu'une invention technique
et y pèsent, quant à leurs effets réels sur l'histoire, d'un poids
infiniment plus lourd.
La confusion idéologique actuelle et l'oubli de vérités
élémentaires sont tels que ce que nous disons ici paraîtra sans
doute à beaucoup de « marxistes » comme de l'idéalisme. Mais
l'idéalisme, et de l'espèce la plus crue et la plus naïve, se
trouve en fait dans cette tentative de réduire l'ensemble de la
réalité historique aux effets de l'action d'un seul facteur, qui
est nécessairement abstrait du reste et donc abstrait purement.
et simplement -- et qui, au surplus, est de l'ordre d'une idée.
Ce sont en effet les idées qui font avancer l'histoire dans la
conception dite « matérialiste historique » --- seulement au
lieu d'être des idées philosophiques, politiques, religieuses,
etc., ce sont des idées techniques. Il est vrai que, pour devenir
opérantes, ces idées doivent s' « incarner » dans des instru-
ments et des méthodes de travail. Mais cette incarnation est
déterminée par elles ; un instrument nouveau est nouveau en
tant qu'il réalise une nouvelle façon de concevoir les relations
de l'activité productive avec ses moyens et son objet. Les
idées techniques restent donc une espèce de premier moteur,
et alors des deux choses l'une : ou bien on s'en tient là, et
cette conception « scientifique » apparaît comme faisant
reposer toute l'histoire sur un mystère, le mystère de l'évo-
lution autonome et inexplicable d'une catégorie particulière
d'idées. Ou bien on replonge la technique dans le tout social,
et il ne peut être question de la privilégier a priori ni même
a posteriori. La tentative d'Engels (17) de sortir de ce dilemme
en expliquant que, les superstructures réagissent certes sur les
infrastructures, mais cette dernière reste déterminante « en
dernière analyse » n'a guère de sens. Dans une explication
causale il n'y a pas de dernière analyse, chaque chaînon ren-
voie inéluctablement à un autre. Ou bien la concession
d'Engels reste verbale, et l'on demeure avec un facteur qui
détermine l'histoire sans être déterminé par elle ; ou bien
elle est réelle, et elle ruine la prétention d'avoir localisé
l'explication ultime des phénomènes historiques dans un
facteur spécifique.
Le caractère proprement idéaliste de la conception apparaît
de façon encore plus profonde, lorsque l'on considère un
autre aspect des catégories d’infrastructure et de superstruc-
ture dans leur utilisation par Marx. Ce n'est pas seulement
que l'infrastructure a un poids déterminant, en fait qu'elle
(17) Lettre à Joseph Bloch du 21 septembre 1890.
17
seule a du poids, puisque c'est elle qui entraîne le mouvement
de l'histoire. C'est qu'elle possède une vérité, dont le reste
est privé. La conscience peut être, et est en fait la plupart du
temps, une
« fausse conscience »; elle est mystifiée, son
contenu est « idéologique ». Les superstructures sont toujours
ambiguës : elles expriment la « situation réelle » autant
qu'elles la masquent, leur fonction est essentiellement double.
La constitution de la République bourgeoise, par exemple, ou
le droit civil ont un sens explicite ou apparent : celui que
porte leur texte, et un sens latent ou réel : celui
que
dévoile
l'analyse marxiste, montrant derrière l'égalité des citoyens la
division de la société en classes, derrière la « souveraineté du
peuple » le pouvoir de fait de la bourgeoisie. Celui qui vou-
drait comprendre le droit actuel en s'en tenant à sa signifi-
cation explicite, manifeste, serait en plein crétinisme juridi-
que. Le droit comme la politique, la religion, etc., ne peut
acquérir son plein et son vrai sens qu'en fonction d'un renvoi
au reste des phénomènes sociaux d'une époque. Mais cette
ambiguïté, ce caractère tronqué de toute signification parti-
culière dans le monde historique cesserait dès que nous abor-
derions 1 « infrastructure ». Là les choses peuvent être
comprises en elles-mêmes, un fait technique signifie immédia-
tement et pleinement, il n'a aucune ambiguïté, il est ce qu'il
« dit », et il dit ce qu'il est. Il dit même tout le reste : le
moulin à eau dit la société féodale, le moulin à vapeur dit la
société capitaliste. Nous avons donc des choses qui sont des
significations achevées en soi, et qui en même temps sont des
significations pleinement et immédiatement (18) pénétrables
par nous. Les faits techniques ne sont pas seulement des idées
« en arrière » (des significations qui ont été incarnées), ils
sont aussi des idées « en avant » (il signifient activement tout
ce qui « résulte » d'eux, confèrent un sens déterminé à tout ce
qui les entoure).
Que l'histoire soit le domaine où les significations « s'in-
carnent » et où les choses signifient, cela ne fait pas l'ombre
d'un doute. Mais aucune de ces significations n'est jamais
achevée et close en elle-même, elles renvoient toujours à autre
chose ; et aucune chose, aucun fait historique ne peut nous
livrer un sens qui serait de soi inscrit sur eux. Aucun fait
technique n'a un sens assignable s'il est isolé de la société
où il se produit, et aucun n'impose un sens univoque et
inéluctable aux activités humaines qu'il soustend, même les
plus proches. A quelques kilomètres l'une de l'autre, dans
la même jungle, avec les mêmes armes et instruments, deux
tribus primitives développent des structures sociales et des
une
(18) Immédiatement non pas au sens chronologique, mais logi-
que :
médiation,
besoin de passer par
autre
signification.
sans
sans
18
en
cultures aussi différentes que possible. Est-ce Dieu qui l'a
voulu ainsi, est-ce une « âme » singulière de la tribu qui est
cause ? Non pas, un examen de l'histoire totale de
chacune d'elles, de ses rapports avec d'autres, etc., permettrait
de comprendre comment des évolutions différentes se sont
produites (bien qu'elle ne permettrait pas de « tout compren-
dre », encore moins d'isoler « une cause » de cette évolution).
L'industrie automobile anglaise travaille sur la même « base
technique » que l'industrie automobile française, avec les
mêmes types de machines et les mêmes méthodes pour pro-
duire les mêmes objets. Les « rapports de production » sont
les mêmes, ici et là : des firmes capitalistes qui produisent
pour le marché et embauchent, pour ce faire, des prolétaires.
Mais la situation dans les usines diffère du tout au tout : en
Angleterre, grèves sauvages fréquentes, guérilla permanente
des ouvriers contre la direction, institution d'un type de
représentation ouvrière, les shop stewards, aussi démocrati-
que, aussi efficace, aussi combattive que c'est possible sous les
conditions capitalistes. En France, apathie et asservissement
des ouvriers, transformation intégrale des « délégués » ouvriers
en tampons entre la direction et les travailleurs. Et les « rap-
ports de production » réels, c'est-à-dire précisément le deg
de contrôle effectif qu'assure à la direction son « achat de
la force de travail », diffèrent de ce fait sensiblement. Seule
une analyse de l'ensemble de chacune des sociétés considérées,
de leur histoire précédente, etc... peut permettre de compren-
dre, jusqu'à un certain point, comment des situations aussi
différentes ont pu émerger.
Nous nous sommes jusqu'ici situés, pour l'essentiel, au
niveau du contenu de la « conception matérialiste de l'his-
toire », essayant de voir dans quelle mesure les propositions
précises de cette conception pouvaient être tenues pour vraies
ou même avaient un sens. Notre conclusion est, visiblement,
que ce contenu n'est pas tenable, que la conception marxiste
de l'histoire n'en offre pas l'explication qu'elle voudrait offrir.
Mais le problème n'est pas épuisé par ces considérations.
Si la conception marxiste n'offre pas l'explication cherchée
de l'histoire, il y en a peut-être une autre qui l'offrirait, et la
construction d'une nouvelle conception, « meilleure », ne
serait-elle pas la tâche la plus urgente ?
Cette question est beaucoup plus importante que l'autre,
car, après tout, qu’une théorie scientifique se révèle insuffi-
sante ou erronée, c'est la loi même du progrès de la connais-
sance. La condition de ce progrès est cependant de compren-
dre pourquoi une théorie s'est révélée insuffisante ou fausse.
Or, déjà les considérations qui précèdent permettent de
voir que ce qui est en cause dans l'échec de la conception
matérialiste de l'histoire est, beaucoup plus que la perti-
19
nence d'une idée quelconque appartenant au contenu de la
théorie, le type même de la théorie, et ce qu'elle vise. Derrière
la tentative d'ériger les forces productives en facteur autonome
et déterminant de l'évolution historique, il y a l'idée de
condenser dans un schéma simple les « forces » dont l'action
a dominé cette évolution. Et la simplicité du schéma vient de
ce que les mêmes forces agissant sur les mêmes objets doivent
produire les mêmes enchaînements d'effets.
Mais dans quelle mesure peut-on catégoriser l'histoire de
cette façon ? Dans quelle mesure le matériel historique se
prête-t-il à ce traitement ?
L'idée, par exemple, que dans toutes les sociétés le déve-
loppement des forces productives a « déterminé » les rapports
de production et par suite les rapports juridiques, politiques,
religieux, etc., presuppose que dans toutes les sociétés la même
articulation des activités humaines existe, que la technique,
l'économie, le droit, la politique, la religion, etc., sont toujours
et nécessairement séparées ou séparables, sans quoi cette affir-
mation est privée de sens. Mais c'est là extrapoler à l'ensemble
de l'histoire l'articulation et la structuration propres à notre
société, et qui n'ont pas forcément un sens hors d'elle. Or,
cette articulation, cette structuration sont précisément des
produits du développement historique. Marx disait déjà, que
« l'individu est un produit social » voulant dire
par
pas que l'existence de l'individu présuppose celle de la société,
ou que la société détermine ce que l'individu sera, mais que
la catégorie d'individu comme personne librement détachable
de sa famille, de sa tribu ou de sa cité n'a rien de naturel et
n'apparaît qu'à une certaine étape de l'histoire. De même, les
divers aspects ou secteurs de l'activité sociale ne s' « autono-
misent », comme disait encore Marx, que dans un certain type
de société et en fonction d'un degré de développement histo-
rique. Mais s'il en est ainsi, il est impossible de donner une
fois pour toutes un modèle de relations ou de « détermina-
tions » valable pour toute société. Les points d'attache de ces
relations sont fluents, le mouvement de l'histoire reconstitue
et redéploie d'une façon chaque fois différente les structures
sociales (et pas nécessairement dans le sens d'une différen-
ciation toujours croissante : à cet égard au moins, le domaine
féodal représente une involution, une recondensation de
moments qui étaient nettement séparés dans le monde gréco-
romain). Bref, il n'y a pas dans l'histoire, encore moins qu'il
n'y a dans la nature ou dans la vie, de substances séparées et
fixes agissant de l'extérieur les unes sur les autres. On ne peut
pas dire qu'en général « l'économie détermine l'idéologie »,
ni que « l'idéologie détermine l'économie », ni enfin que
« économie et idéologie se déterminent réciproquement » pour
la simple raison qu'économie et idéologie, en tant que sphères
là non
20
séparées qui pourraient agir ou ne pas agir l'une sur l'autre
sont elles-mêmes des produits d'une étape donnée (et en fait,
très récente) du développement historique (19).
De même, la théorie marxiste de l'histoire, et toute théo-
rie générale et simple du même type, est nécessairement
amenée à postuler que les motivations fondamentales des hom-
mes sont et ont toujours été les mêmes dans toutes les sociétés.
Les « forces », productives ou autres, ne peuvent agir dans
l'histoire qu'à travers les actions des hommes et dire que les
mêmes forces jouent partout le rôle déterminant signifie
qu'elles correspondent à des mobiles constants partout et tou-
jours. Ainsi la théorie qui fait du « développement des forces
productives » le moteur de l'histoire présuppose implicitement
un type invariable de motivation fondamentale des hommes,
en gros la motivation économique : de tout temps, les sociétés
humaines auraient visé (consciemment ou inconsciemment,
peu importe) d'abord et avant tout l'accroissement de leur
production et de leur consommation. Mais cette idée n'est pas
simplement fausse matériellement ; elle oublie que les types
de motivation (et les valeurs correspondantes qui polarisent
et orientent la vie des hommes) sont des créations sociales,
que chaque culture institue des valeurs qui lui sont propres
et dresse les individus en fonction d'elles. Ces dressages sont
pratiquement tout-puissants (20) car il n'y a pas de « nature
humaine » qui pourrait leur offrir une résistance, car, autre-
ment dit, l'homme ne naît pas en portant en lui le sens défini
de sa vie. Le maximum de consommation, de puissance ou de
sainteté ne sont pas des objectifs innés à l'enfant, c'est la
culture dans laquelle il grandira qui lui apprendra qu'il en a
« besoin ». Et il est inadmissible de mêler à l'examen de l'his-
toire (21) le « besoin » biologique ou l' « instinct » de conser-
vation. Le « besoin » biologique ou l' « instinct de
vation est le présupposé abstrait et universel de toute société
humaine, et de toute espèce vivante en général, et il ne peut
rien dire sur aucune en particulier. Il est absurde de vouloir
fonder sur la permanence d'un « instinct » de conservation,
par définition partout le même, l'histoire, par définition tou-
jours différente, comme il serait absurde de vouloir expliquer
par la constance de la libido l'infinie variété de types d'orga-
nisation familiale, de névroses ou de perversions sexuelles que
5
conser-
(19) Cela est clairement vu par Lukács dans « Le changement de
la fonction historique du matérialisme historique », l. c.
(20) Aucune culture ne peut évidemment dresser les individus
à marcher sur la tête ou à jeûner éternellement. Mais à l'intérieur de
ces limites, on rencontre dans l'histoire tous les types de dressage
que l'on peut imaginer.
(21) Comme le fait Sartre, dans la Critique de la raison dialec-
tique, p. ex. p. 166 et suiv.
21
l'on rencontre dans les sociétés humaines. Lorsque donc une
théorie postule que le développement des forces productives
a été déterminant partout, elle ne veut pas dire que les hom-
mes ont toujours eu besoin de se nourrir (auquel cas ils
seraient restés des singes). Elle veut dire au contraire que
les hommes sont allés toujours au-delà des « besoins » biolo-
giques, qu'ils se sont formé des « besoins » d'une autre nature,
et en cela, c'est effectivement une théorie qui parle de
l'histoire des hommes. Mais elle dit en même temps que ces
autres « besoins » ont été, partout et toujours et de façon pré-
dominante, des besoins économiques. Et en cela, elle ne parle
pas de l'histoire en général, elle ne parle que de l'histoire du
capitalisme. Dire, en effet, que les hommes ont toujours cher-
ché le développement le plus grand possible des forces produc-
tives, et qu'ils n'ont rencontré comme obstacle que l'état de la
technique ; ou que les sociétés ont toujours été « objective-
ment » dominées par cette tendance, et agencées en fonction
d'elle c'est extrapoler abusivement à l'ensemble de l'histoire
les motivations et les valeurs, le mouvement et l'agencement
de la société actuelle --- plus exactement, de la moitié capita-
liste de la société actuelle. L'idée que le sens de la vie consis-
terait dans l'accumulation et la conservation des richesses
serait de la folie pour les Indiens Kwakiutl, qui amassent les
richesses pour pouvoir les détruire ; l'idée de rechercher le
pouvoir et le commandement serait de la folie pour les Indiens
Zuni, chez qui, pour faire de quelqu'un un chef de la tribu,
il faut le battre jusqu'à ce qu'il accepte (22). Des « marxis-
tes » myopes ricanent lorsqu'on leur cite ces exemples qu'ils
considèrent comme des curiosités ethnologiques. Mais s'il y a
une curiosité ethnologique dans l'affaire, ce sont précisément
ces « révolutionnaires » qui ont érigé la mentalité capitaliste
en contenu éternel d'une nature humaine partout la même et
qui tout en bavardant interminablement sur la question colo-
niale et le problème des pays arriérés oublient dans leurs
raisonnements les deux tiers de la population du globe. Car un
des obstacles majeurs qu'a rencontrées et que rencontre tou-
jours la pénétration du capitalisme c'est l'absence des moti-
vations économiques et de la mentalité de type capitalistes
chez les peuples des pays arriérés. Le cas est classique, et
toujours actuel, des africains qui, ouvriers pour un temps,
quittent le travail dès qu'ils ont réuni la somme qu'ils avaient
en vue, et partent à leur village reprendre ce qui est à leurs
yeux la seule vie normale. Lorsqu'il a réussi à constituer chez
ces peuples une classe d'ouvriers salariés, le capitalisme n'a
pas seulement dû, comme Marx le montrait déjà, les réduire
(22) V. Ruth Benedict, Patterns of Culture (la traduction de ce
livre en français, sous le titre Echantillons de civilisation est abomi-
nable, mais des bribes de sens surnagent dans la catastrophe).
22
à la misère en détruisant systématiquement les bases maté-
rielles de leur existence indépendante. Il a dû en même temps
détruire impitoyablement les valeurs et les significations de
leur culture et de leur vie c'est-à-dire en faire effectivement
cet ensemble d'un appareil digestif affamé et de muscles prêts
à un travail privé de sens, qui est l'image capitaliste de
l'homme (23).
Il est faux de prétendre que les catégories technico-
économiques ont toujours été déterminantes
puisqu'elles
n'étaient pas là, ni comme catégories réalisées dans la vie de
la société, ni comme pôles et valeurs. Et il est faux de préten-
dre qu'elles étaient toujours là, mais enfouis sous des appa-
rences mystificatrices politiques, religieuses ou autres, et
que le capitalisme, en démystifiant ou en désenchantant le
monde, nous a permis de voir les « vraies » significations des
actes des hommes, qui échappaient à leurs auteurs. Bien sûr,
le technique ou l'économique « étaient toujours là » d'une
certaine façon, puisque toute société doit produire sa vie et
organiser socialement cette production. Mais c'est cette « cer-
taine façon » qui fait toute la différence. Car comment préten-
dre que le mode d'intégration de l'économique à d'autres
rapports sociaux (les rapports d'autorité et d'allégeance, par
exemple, dans la société féodale) n'influe pas sur la nature
des rapports économiques dans la société considérée, d'abord,
et, en même temps, sur la façon d'agir des uns sur les autres ?
Il est certain par exemple que, une fois le capitalisme cons-
titué, la répartition des ressources productives entre couches
sociales et entre capitalistes est essentiellement le résultat du
jeu de l'économie et constamment modifiée par celui-ci. Mais
une affirmation analogue n'aurait aucun sens dans le cas d'une
économie féodale (ou « asiatique »). Admettons aussi que l'on
peut, dans une société capitaliste de « laissez faire », traiter
l'Etat (et les rapports politiques) comme une « superstruc-
ture » dont la dépendance à l'égard de l'économie est à sens
unique. Mais quel est le sens de cette idée, lorsque l'Etat est
propriétaire et possesseur effectif des moyens de production,
et qu'il est peuplé par une hiérarchie de bureaucrates dont
le rapport avec la production et l'exploitation est nécessai-
rement médiatisé par leur rapport avec l'Etat et subordon
à celui-ci comme c'était le cas de ces curiosités ethnologi-
ques qu'ont représenté pendant des millénaires les monarchies
asiatiques, et comme c'est aujourd'hui le cas de ces curiosités
sociologiques que sont l’U. R: S. S., la Chine, et les autres
pays « socialistes » ? Quel sens cela a-t-il de dire qu'aujour-
(23) V. Margaret Mead et al., Cultural Patterns and Technical
Change, U. N. E. S. C. O., 1953.
23
ou
un
d'hui en U. R. S. S., la « vraie » bureaucratie sont les direc-
teurs d'usine, et que la bureaucratie du Parti, de l'Armée, de
l'Etat, etc., est secondaire ?
Comment prétendre aussi que la façon, tellement diffé-
rente d'une société et d'une époque à l'autre, de vivre ces
rapports n'a pas d'importance ? Comment prétendre que les
significations, les motivations, les valeurs créées par chaque
culture n'ont ni fonction ni action autre que de voiler une
psychologie économique qui aurait toujours été là ? Ce n'est
pas là seulement le paradoxal postulat d'une nature humaine
inaltérable. C'est la non moins paradoxale tentative de traiter
la vie des hommes, telle qu'elle est effectivement vécue par
eux (consciemment aussi bien qu'insconsciemment), comme
une simple illusion au regard des forces « réelles » (économi-
ques) qui la gouvernent. C'est l'invention d'un autre incons-
cient derrière l'inconscient, d'un inconscient de l'inconscient,
qui serait, lui, à la fois « objectif » (puisque totalement indé-
pendant de l'histoire des sujets et de leur action) et « ration-
nel » (puisque constamment orienté vers une fin définissable
et même mesurable, la fin économique). Mais, si l'on ne veut
pas croire à la magie, l'action des individus, motivée cons-
ciemment inconsciemment, est visiblement relais
indispensable de toute action de « forces » ou de « lois » dans
l'histoire. Il faudrait donc constituer une « psychanalyse
économique », qui révélerait comme cause des actions humai-
nes leur « vrai » sens latent (économique), et dans laquelle
la « pulsion économique » prendrait la place de la libido.
Qu'un sens économique latent puisse souvent être dévoilé
dans des actes qui apparemment n'en possèdent pas, c'est
certain. Mais cela ne signifie ni qu'il est le seul, ni qu'il est
premier, ni surtout que son contenu soit toujours et partout
la maximisation de la « satisfaction économique » au sens
capitaliste-occidental. Que la « pulsion économique » si
l'on veut, le « principe du plaisir » tourné vers la consom-
mation ou l'appropriation prenne telle ou telle direction,
se fixe sur tel objectif et s'instrumente dans telle conduite,
cela dépend de l'ensemble des facteurs en jeu. Cela dépend
tout particulièrement de son rapport avec la pulsion sexuelle
(la manière dont celle-ci se « spécifie » dans la société consi-
dérée) et avec le monde de significations et de valeurs créé
la culture où vit l'individu (24). Il serait finalement
moins faux de dire que l'homo economicus est un produit
de la culture capitaliste, que de dire que la culture capitaliste
est une création de l'homo economicus. Mais il ne faut dire
ni l'un ni l'autre. Il y a chaque fois homologie et correspon-
(24) V. Margaret Mead; Male and Female et Sex and Temperament
in Three Primitive Societies.
24
-
dance profonde entre la structure de la personnalité et le
contenu de la culture, et il n'y a pas de sens à pré-déterminer
l'une par l'autre.
Lorsque donc, comme pour la culture du maïs chez
certaines tribus indiennes du Mexique ou pour la culture du
riz dans des villages indonésiens, le travail agricole est vécu
non seulement comme un moyen d'assurer la nourriture, mais
à la fois comme moment du culte d'un dieu, comme fête, et
comme danse, et lorsqu'un théoricien vient prétendre que tout
ce qui entoure les gestes proprement productifs dans ces
occasions n'est que mystification, illusion et ruse de la raison,
il faut affirmer avec force que ce théoricien-là est une incar-
nation beaucoup plus poussée du capitalisme que n'importe
quel patron. Car non seulement iſ reste lamentablement
prisonnier des catégories spécifiques du capitalisme, mais il
veut leur soumettre tout le reste de l'histoire de l'humanité,
et prétend en somme que tout ce que les hommes ont fait et
voulaient faire n'était qu'une ébauche imparfaite du factory
system. Rien ne permet de prétendre que la carcasse de gestes
constituant le travail productif au sens étroit est plus « vraie »
ou plus « réelle » que l'ensemble des significations dans lequel
ces gestes ont été tissés par les hommes qui les accomplis-
saient. Rien, sinon le postulat que la vraie nature de l'homme
est d'être un animal productif-économique, postulat totale-
ment arbitraire et qui signifierait, s'il était vrai, que le socia:
lisme est impossible à jamais.
Si, pour avoir une théorie de l'histoire, il faut exclure de
l'histoire à peu près tout, sauf ce qui s'est passé pendant quel-
ques siècles sur une mince bande de terre entourant l'Atlan.
tique Nord, le prix à payer est vraiment trop élevé et il vaut
mieux garder l'histoire et refuser la théorie. Mais nous ne
sommes pas réduits à ce dilemmé. Nous n'avons pas besoin,
en tant que révolutionnaires, de réduire l'histoire précédente
de l'humanité à des schémas simples. Nous avons besoin tout
d'abord de comprendre et d'interpréter notre propre société.
Et cela, nous ne pouvons le faire qu'en la relativisant, en
montrant qu'aucune des formes de l'aliénation sociale présente
n'est fatale pour l'humanité, puisqu'elles n'ont pas toujours
été là non pas en la transformant en absolu et en projet-
tant inconsciemment sur le passé des schémas et des catégo-
ries qui expriment précisément les aspects les plus profonds
de la réalité capitaliste contre laquelle nous luttons.
Paul CARDAN.
(La fin au prochain numéro)
25
Les jeunes et le yé-
« Je haïs les vieux » (Halliday, Paris-Match, sept. 63).
« Place aux jeunes » (Constellation, sep. 63).
UN PHENOMENE NOUVEAU.
L'apparition du courant culturel qui s'est développé
autour du twist et de ses sous-produits a pris et prend de jour
en jour une importance considérable en tant que phénomène
social.
Les jeunes « fans » du twist, les yé-yé sont différents des
quelques îlots de blousons noirs qui se referment sur eux-
mêmes en refusant notre société. Ces îlots restent en dehors
du monde, ils expriment leur fureur en vase clos. Ce n'est
qu'épisodiquement qu'ils apparaissent dans le cadre social
en y déchaînant leur violence. Le twist, au contraire, ou
plutôt le comportement qui l'accompagne, le yé-yé, apparaît
à l'immense majorité des jeunes comme possibilité de déchaî-
nement quotidien.
Dans et par le yé-yé tous les problèmes de la jeunesse
actuelle sont posés. Mais on ne peut comprendre la nais-
sance de ce phénomène qu'en se reportant quelques années en
arrière.
LES ORIGINES.
Le jazz a pénétré en Europe pendant la première guerre
mondiale et cette création des esclaves noirs n'a pas tardé à
« contaminer » toute la musique populaire. Celle-ci, sous l'in-
fluence du jazz, devint surtout plus rythmée. Cependant, si
la musique de variété européenne s'est ainsi imprégnée des
harmonies et des rythmes du jazz, le jazz en tant que culture
vivante n'a jamais vraiment pénétré l'Europe (I). Il n'em-
che que sous la pression de la culture « Coca Cola », les formes
abatardies du jazz ont marqué et marquent encore le grand
public (ressuscées du style New-Orléans des années 25 avec
(1) Le bop, jazz qui exprime la réussite de la création en équipe
reste presque inconnu, alors qu'il fut créé voici plus de vingt ans.
Actuellement seuls quelques groupes de jazzmen continuent de vivre
le jazz, mais ils ne sont écoutés que par des minorités d’amateurs
ou de snobs.
26
encore
Armstrong, Bechet etc.). Aussi les musiques de variétés ont-
elles tenté d'entrer dans la famille du jazz. On assista alors à
une dégénérescence au second degré, le jazz abâtardi étant
lui-même copié. Longtemps le jeune public français s'est
contenté de cette culture morte deux fois. Les variétés mélan-
gées de folklore américain et de ressuscées de jazz connaissent
un grand succès : ce sont Presley, Paul Anka (50
millions de disques) et les imitateurs français du rock-and-
roll américain, Vince Taylor, Halliday, les chausettes noires.
Quand apparaît le twist, ce contingent de chanteur de
rock crée des twists français, sans attendre la venue des
twists américains. Le fait que ces jeunes chanteurs étaient
prêts à épouser cette nouvelle forme de variétés leur permet
de prendre de vitesse l'industrie du disque américaine. Le
public français ne connaît en effet les variétés américaines
que plusieurs mois après l'apparition d'une mode.
Mais avec le twist apparaît aussi le yé-yé. Le twist n'est
pas la simple continuation des formes précédentes de variétés.
C'est assurément ce qu'il est au départ. Mais, massivement,
les jeunes en font leur chose ; ils ressuscitent ces variétés
mort-nées en leur injectant leur propre vie et transforment
cette simple vague nouvelle en un raz-de-marée. Le yé-
devient l'hymne de la jeunesse.
LE YÉ-YÉ.
Les gesticulations twistées ne sont pas malgré les appa-
rences l'expression superficielle d'une violence gratuite, un
besoin de valoriser le fait d'être jeune, un point c'est tout.
Le yé-yé c'est la violence extériorisée rituellement. Et pour
la première fois dans le monde moderne un mouvement musi-
cal de jeunes va prendre une telle importance. Devant le
-yé se sont écroulées les barrières de classe, les différences
de culture, de langues, le yé-yé est devenu l'internationale
de la jeunesse. Il est la tentative de briser un instant dans
une sorte de cérémonie, toute forme d'oppression, de faire, le
temps d'un éclair, un Hiroshima de valeur. L'attitude de
jeunes qui écoutent et dansent ces formes musicales est révé-
latrice. Ce n'est plus la musique que l'on écoute bouche bée,
mais ils ressentent cette musique comme leur et participent
à cette forme musicale en dansant, mais aussi en hurlant, en
pleurant, en tapant des pieds, en entrant en transes.
Un instant, plus rien n'existe que ce yé-yé, cette forme à
laquelle ils sacrifient leurs jeunes énergies (2) ; ils ne ressentent
plus rien que cette flamme qui leur brûle les ailes.
(2) Le terme « jeune » désigne aujourd'hui les très jeunes. Pour
la première fois, les très jeunes ont les mêmes chansons et les
mêmes danses que la majorité des gens.
27
On peut difficilement définir le yé-yé sans se rapporter.
au « swing » dans le jazz authentique. Le « swing » c'est le
rythme, « ce qui balance », comme disent les jazzmen. Tous
les êtres humains swinguent. Ainsi la marche, les battements
de coeur suivent un rythme. Quand un homme qui marche
entend un tambour, son pas suit le rythme du tambour. Ce
phénomène inconscient donne une idée de ce qu'est le swing
en tant que donnée universelle. Ainsi les publics africains ou
asiatiques n'ont pas été étonnés par les conceptions rythmi-
ques des musiciens de jazz. Ce que ces gens goûtaient, c'était
le swing (le beat) même quand l'aspect purement musical
leur échappait.
Le yé-yé du twist fait appel à ces pulsions humaines
élémentaires.
Le jazz n'est pas une musique écrite. Les musiciens de
jazz apprennent cette musique non en lisant des notes, mais
en écoutant des maîtres la jouer , en la sentant ; c'est ce qui
permet au jazz d'acquérir tant de subtilités mélodiques et
rythmiques. Alors que les musiques de variétés se servent de
notations, d'intervalles rytmiques bien déterminés, ce qui
retire toute spontanéité à une musique déjà sans grande
valeur, dans le twist on peut dire que le « yé-yé » est presque
un mode embryonnaire d'improvisation, de participation.
LA JEUNESSE, GROUPE A PART DANS LA SOCIETE.
On ne peut se contenter de voir dans ces formes d'expres-
sion le désir d'affirmation de soi. De même ces expressions
contiennent plus que la valorisation de ce qui bouge, de ce
qui est nouveau. On trouve dans ces déchaînements une
forme de solidarité, la solidarité contre l'adulte, celui qui sait,
celui qui est fier d'avoir réussi. En effet, la jeunesse actuelle
est un groupe à part dans la société et ceci pas tant parce que
les jeunes gesticulent et n'ont pas encore acquis de position
stable dans la société, mais bien plus en raison de la crise
de la communication en général et plus précisément de la
communication entre les adultes et les jeunes. Les adultes,
dans la majorité des cas se trouvent à court de réponses toutes
faites devant leurs problèmes d'hommes, de travailleurs. Dans
la mesure où la plupart des adultes n'ont plus de valeurs fixes,
ils cessent d'être un code de valeurs vivant pour les jeunes.
Les adultes, tout en se rendant compte plus ou moins confu-
sément de l'inanité des anciennes structures morales, fami-
liales etc... les perpétuent cependant sans y croire. Mais pour
les enfants la coupure avec l'ordre ancien est encore plus
tranchée. Ils ne peuvent se contenter et le pourront de
moins en moins de succéder au père. Ils ont à vivre dans
un monde complètement différent du sien. Demain sera autre,
28
c'est la seule certitude qu'ils aient, et demain ils n'auront sous
les yeux aucun modèle pour vivre. Les jeunes savent qu'ils
ont à se forger dans un bouleversement constant. Dans ces
conditions, les adultes abdiquent, au moins en fait, toute pré-
tention à les aider et toute communication entre eux est
impossible. Dans ces conditions, également, toute manifesta-
tion autonome des jeunes prend l'aspect d’un défi. Les acti-
vités spécifiques des jeunes traduisent à la fois la recherche
d'une identité et un effort collectif de libération.
Ainsi pour le twist. Si cette danse, à l'origine individua-
liste puisqu'on peut la danser seul, est devenue collective,
c'est parcequ'elle devait être vécue comme un déchaînement
et qu’un déchaînement ne peut être que collectif. Mais la
collectivité des twisteurs n'est pas celle d'une rencontre acci-
dentelle, elle reflète l'unité de la condition des jeunes dans
la société. Dans leurs déchaînements, les jeunes expriment
leurs désirs d'être un moment autre chose qu’un rationnel
instrument à produire de l'obéissance. Ces jeunes, en effet,
travailleurs et lycéens sentent peser sur eux tous les interdits,
toutes les pressions de cette société. Jeunes travailleurs, ils
sont doublement exploités et aliénés, en tant que travailleurs
et en tant que jeunes. Plus mal payés, on leur donne encore
le sale boulot. Elèves, ce sont les différentes formes de lycées
avec la diffusion d'un enseignement sans rapport avec leur
vie concrète. C'est le poids des cimetières culturels à ingur-
giter. L'univers de la dictature des cultures mortes sur ces
jeunes énergies.
Ces jeunes, les élèves surtout, ressentent en plus le poids
de leur famille ; famille qui fait pression sur leur vie pour
tenter de conserver des cadres, auxquels la majorité des parents
ne croient plus. Or ces jeunes maintenant qu'ils acquièrent un
rôle de consommateur, ont la possibilité de réaliser un cer-
tain nombre de désirs, mais sur un plan très limité car la société
actuelle n'offre à ces jeunes que des moyens ridicules pour
satisfaire leurs aspirations.
CE QUE LEUR PROPOSENT LES ADULTES.
L'attitude de la majorité des gens envers les jeunes est
la méfiance, la peur ou même la hargne. C'est bien souvent
du manichéisme vulgaire. Les jeunes, c'est le mal, ou ce n'est
pas sérieux, ce qui permet de se considérer comme le déten-
teur du bien, du sérieux. Les éducateurs de tout acabit cher.
chent à comprendre ce qui peut bien se passer dans la jeu-
nesse. Mais le plus souvent ils écoutent les adultes davantage
que les jeunes. Ainsi beaucoup d'entre eux croient que le
conflit entre les yé-yé et les parents est un conflit d'onoma-
topées. Ecoutons le puant Coquatrix, fabricant d'idoles, pro-
29
priétaire du temple Olympia : « Le yé-yé ne signifie pas
plus que notre vieux tralalaire ».
D'autres cherchent à tout faire rentrer dans l'ordre en
donnant aux jeunes les moyens de s'amuser gentiment. Il
existe des détachements de police spécialisés dans l'amuse-
ment des jeunes. Ils veulent canaliser cette violence qu'ils
considèrent mécaniquement comme une perte d'énergie, « qu'il
faudrait utiliser ». Certains, non-violents, ne voient dans l'atti-
tude des jeunes qu’une revendication économique. Ils pro-
posent de lutter contre ces formes de violence « en donnant
aux jeunes des locaux ». Ces braves gens sont catastrophés de
voir les jeunes twister dans les locaux qu'on leur donne.
D'autres leur proposent de construire des routes ou de prome-
ner des vieillards... Mais il est évident que cette reconversion
d'énergie ne tente pas et ne peut heureusement pas tenter
la jeunesse.
Le yé-yé et la danse sont pour eux le seul moyen de ren-
contre. Dans les maisons de jeunes ils sont brimés par des
règlements absurdes. Les lieux où l'on danse sont pour eux
les seuls îlots où ils peuvent rencontrer d'autres jeunes, une
fois sortis de leur travail.
LA POLITIQUE
Ce que recherchent les jeunes, c'est un style de vie, un
moyen de vivre leur révolte. Leurs désirs ils veulent les réali-
ser dès maintenant ; la révolution pour leurs petits enfants
ne les intéresse pas. Or, qu'offrent les partis de gauche à ceux
qui prennent conscience que la réalisation de ces désirs ne va
pas sans un renversement de la société établie ? Des indica-
tions sur le nombre de tonnes d'acier ou de blé produits en
U.R.S.S., sur le dévouement des travailleurs dans le paradis
socialiste, la recherche de rustines pour rénover la démocratie
sont loin de leur offrir un style de vie. La pédagogie de masse,
la morale conservatrice des staliniens, la lutte des cliques
d'agonisants P.S.U. ne sont pas pour les jeunes des centres
d'intérêt. Aux jeunes étudiants intéressés par le marxisme on
offre des exposés plats, ennuyeux. On leur sert une doctrine
toute faite, présentée de manière plus ou moins pédagogique.
Clarté se transforme en Elle assaisonné de pseudo-dialectique.
Quand le jeune connaît par cour ce système présenté comme
un système achevé, on lui demande d'obéir à ceux qui savent,
aux aînés, au Parti qui possède la science révolutionnaire.
Alors que le jeune qui rentrait dans un parti voulait créer
se créant, on lui demande encore d'obéir aux rebutants
leaders des patronages marxistes.
en
30
Aussi, si la culture « capitaliste » se désagrège continuel--
lement, la culture « prolétarienne » telle qu'elle existait encore
vers 1936 a disparu. Qui prône encore sincèrement les valeurs
prolétariennes ? Qui sait encore en quoi elles ont pu con-
sister ? Pour les jeunes, les jeunes ouvriers les premiers, le
langage de la politique prolétarienne n'est plus qu'un jargon
incompréhensible et ridicule. (Voir l'article de D. Mothé :
les jeunes générations ouvrières, Socialisme ou Barbarie,
No 33).
La désaffection des jeunes se faisant de plus en plus sentir
en France, les organisations de jeunesse à la recherche d'un
public autre que les fils de militants adultes se sont trans-
formées en immenses kermesses de twist. Les Eglises de Rome
et de Moscou ont fait le même virage. L'écroulement des tra-
ditions laisse les jeunes devant un terre brûlée.
Disparues les possibilités d'embrigadement politique
le parti communiste ayant perdu son rôle de soupape de
sécurité par où les jeunes évacuaient leur trop plein d'énergie
pendant leurs quelques années de non-conformisme dispa-
rues les formes qui ont attiré un moment les aspirations et la
vigueur des jeunes (A.J., organisations sportives ou religieuses),
la jeunesse actuelle ne rencontre aucune valeur pour combler
le vide laissé par l'écroulement patriotique, religieux et poli-
tique. Cette jeunesse éprouve des désirs flous, vagues, elle est
en crise sans avoir aucune conscience du sens de celle-ci.
LES REVUES.
Les revues spécialisées qui sont apparues ces temps der-
niers ont reçu un accueil favorable de la part des jeunes.
Ceux-ci qui lisent peu
étaient dégoûtés de la presse
de leurs parents. Ils ont acceptés des journaux qui semblaient
faits pour eux.
La première revue, modèle du genre, « Salut les copains »
(un million d'exemplaires) créée par des animateurs d'émis-
sions de jazz sur Europe 1, a fait fortune. Elle a copié
« Elle » ; après les premiers numéros faussement héroïques
on trouve maintenant le sublîme refrain : consommez. L'im-
portance économique de ces jeunes qui ont maintenant des
électrophones, des transistors, des disques, est en effet consi-
dérable. Une page de publicité dans « Salut les copains »
coûte 3.000 F. Le marché des teen-agers est un marché énorme.
Les économistes l'ont compris qui consacrent de volumineuses
et ennuyeuses études à ce marché (voir les journées d'études
de H.E.C.). Le jeune vit dans un monde d'objets manufac-
turés, de prostitution manufacturée. Entre la consommation
offerte et le jeune, il y a le mur de l'argent qu'il n'a pas.
31-
nécesaire pour
tes;
Aussi un effort d'adaptation était-il nécesaire
ajuster la consommation proposée aux jeunes aux moyens
dont ils disposent. Ils peuvent souvent acheter 50 disques à
10 F., mais très rarement un objet à 500. F. C'est ce qu'a par-
faitement compris « Salut les copains », puis d'autres publi-
cations qui l'ont copié : « Bonjour les amis ». (200.000 ex.)
pâle imitation, « Age tendre » couplé revue-émission de T.V.
nationale, qui remplit 70 pages avec la vie des vedet-
« Jeunesse-Cinéma » elle, remplace les stars par
les idoles (120.000 ex.). « Music-Hall » est plus originale
(100.000 ex.) : ancienne revue qui s'est mise à faire du copain
tardivement, elle essaye d'acquérir un public en faisant de
l'érotisme de week-end. Ce qui provoque un délicieux cour-
rier de parents qui comprennent leur rôle. Ainsi cette lettre
publiée par le « Monde » du 10 septembre 1963 : « Je ne
suis pas un père-la-pudeur, mais j'ai une fille de seize ans,
et j'imagine sans effroi que vers ses dix-huit ans, ou vingt
ans, elle connaisse la vie et ses embûches. Mais à seize ans !
je me demande si les créateurs de la chanson « donne tes
seize ans » ont réfléchi jusqu'à s'interroger sur les suites des
actes que bon nombre de jeunes filles seront portées à com-
mettre après l'audition répétée de chansons de cet ordre ? ».
Aznavour, qui perdait son public, demande en effet de don-
ner ses seize ans.
Les marchands de papier viennent d'accoucher d'un nou-
veau-né qui semble fort bien portant : « Twenty » qui tire
à 150.000 ex. Plus luxueux que les autres publications on y
parle de tout ce qui est dans le vent. « Twenty » est une
sorte de « Planète » pour les teen-agers.
Avec « Rallye-Jeunesse » et « Hello >> - catholiques
(500.000 ex.) et « Nous les garçons et les filles »
munistes (250.000 ex.) nous quittons les marchands de soupe
pour les marchands de sauce politique. Forcés de faire du
copain, ils proclament que Thorez ou Jésus-Christ sont les
meilleurs copains du monde. Ils veulent faire croire à leurs
lecteurs que ceux-ci comprennent le monde dans lequel ils
vivent. Alors que les enquêtes de « Salut les copains » sur
la politique étaient très superficielles, ils n'hésitent pas à
dénoncer, en plusieurs pages le scandale du tennis, sport de
riche, etc... mais ils ne dévoilent jamais vraiment leur appar-
tenance à leurs églises sinon sous une forme camouflée : on
remplace Halliday par Gagarine qui fait plus «
l'Histoire ».
Les revues servent aussi à consolider la popularité des
chanteurs, ces chanteurs, comme le dit Coquatrix, inventés
par les jeunes, mais imposés par les vieux. Etant donné l'ac-
célération de la consommation de vedettes, celles-ci étant
d'ailleurs assez semblables le public a un intense besoin
com-
sens de
32
de renouvellement. Alors qu'il y a quelque temps les vedettes
duraient une vie, le public en consomme maintenant plusieurs
par an. Une banalité ressemblant tristement à une autre,
on est forcé de changer souvent l'emballage-idole. Mais lancer
une vedette revient cher aux maisons de disques. Par cette
presse elles parviennent à imposer les produits nouveaux, à
consolider leurs marchés.
Mais pour toutes ces revues, la difficulté vient de ce que
ces jeunes chanteurs n'ont pas d'histoire. Ils n'ont pas tra-
vaillé pendant des lustres pour percer. On a percé pour eux.
Aussi, comme il ne leur est encore rien arrivé, il faut leur
inventer des vies prestigieuses : Halliday ne peut pas être le
fils d'un employé des P.T.T. et d'une dactylo. D'autre part,
le cinéma permet aux idoles de durer le temps de leur amor-
tissement. Il faut dire d'ailleurs que dans son film « l'idole
des jeunes », Halliday s'est laissé rouler : il chante la gloire
des vieilles badernes qui tirent d'affaire les jeunots.
Mais cette presse crée aussi ceci a une importance consi-
dérable une mythologie permettant de proposer des
modes de comportements aux jeunes. En effet, en créant
et en décrivant des idoles on propose des valeurs. La dispa-
rition amorcée en France de la famille patriarcale auto-
ritaire détruit l'autorité