SOCIALISME OU BARBARIE
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IV, nºs 19-24, 1112 pages ; V. nºs 25-30, 760 pages : 6 F.
le volume ; VI, nºs 31-36, 662 p., 9 F.). La collection complète
des nºs 1 à 36, 4 078 pages : 36 F. Numéros séparés : de 1 à
18, 0,75 F. le numéro : de 19 à 30, 1,50 F. le numéro, de 31 à
36, 2 F. le numéro.
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
Les grèves belges (Avril 1961), brochure
1,00 F.
0,50 F.
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SOCIALISME OU BARBARIE
Hiérarchie et gestion collective
1. La fonction disciplinaire.
2. La hiérarchisation des compétences.
3. L'organisation du travail.
4. Problèmes et perspectives d'une gestion collec-
tive.
;
Toute collectivité qui se constitue pour atteindre des
objectifs précis, et qui reconnaît la validité de certains cri-
tères d'efficacité et de rentabilité, comporte une structure
hiérarchique, vit et se développe en confiant à certains
hommes le soin d'élaborer les décisions fondamentales et
d'en contrôler l'exécution. Ceci est un fait : quel qu'ait été
le passé et quel que puisse être l'avenir, le présent est celui-là.
En ce qui concerne les organismes à fonction économi-
que, ceux qui produisent et commercialisent des biens ou des
services, l'existence de structures hiérarchiques est une évi-
dence. Mais les mêmes structures et le même type de fonc-
tionnement se rencontrent aussi bien en dehors de la vie
économique : la recherche scientifique n'est pas moins hiérar-
chisée, aujourd'hui, que ne l'est la production industrielle
ni dans la formation, ni dans la recreation, ni dans les soins
donnés aux corps ou aux âmes dans aucun de ces domaines
on ne rencontre des rapports qui romperaient avec le modèle
hiérarchique et permettraient aux hommes d'organiser autre-
ment leurs activités : le professeur a un supérieur, l'écri-
vain qui travaille à la télévision a un chef, l'interne est placé
sous le commandement d'un docteur situé au-dessus de lui
dans l'échelle hiérarchique ; quant au prêtre il appartient
à la plus vieille, à la plus solide, hiérarchie de l'histoire.
Le modèle hiérarchique semble posséder un tel pouvoir
d'attraction, que même les organisations qui se constituent
en dehors du travail y succombent. Les clubs de vacances, les
associations culturelles et sportives, les organismes d'assis-
met de bienfaisance, à peine se sont-ils formés qu'aussitôt
apparaissent des secrétaires et des présidents, des responsables
et des délégués à ceci et à celà - bref des hommes qui, grâce
i la fois aux statuts et à l'apathie des autres membres, acquiè-
.
1
rent de gré ou de force le monopole des décisions fonda-
mentales. Mais l'exemple le plus frappant de cette extension
à l'ensemble des activités sociales d'un type' de rapports
réservé, au départ, à un domaine particulier, est celui que
fournissent les organisations politiques et syndicales issues du
mouvement ouvrier. Car ici il s'agit de plus que d'une simple
extension : il s'est passé que le modèle hiérarchique a recon-
quis un domaine qui lui avait été arraché et que les rapports
caractéristiques de la société capitaliste, ceux en lesquels se
résumait son essence même, se sont imposés aux hommes qui
luttaient contre cette société et se sont introduits à l'intérieur
de leurs syndicats et de leurs partis. Si bien qu'en fin de
compte les organisations ouvrières sont devenues semblables
quant à leur structure aux organisations contre lesquelles
elles luttent ou disent lutter.
Il serait parfaitement inutile de continuer cette énumé-
ration des organismes à structure hiérarchique, car il devient
évident, dès que l'on regarde autour de soi, que la hiérarchie
apparaît aujourd'hui partout où se développe une activité à
la fois orientée, contrôlée du point de vue de son coût et de ses
résultats et s'efforçant de durer et de croître. Où, en effet,
voit-on apparaître des rapports qui ne doivent rien au modèle
hiérarchique ? D'une part, bien entendu, dans la vie privée :
mais ce qui caractérise la vie privée c'est que les rapports qui
s'y nouent, le rapport de l'homme et de la femme, du parent
et de l'enfant, sont simples et gratuits, en ce sens qu'ils se
constituent sans but, mais, pour ainsi dire, pré-existent à tout
but et à toute fin. Le second domaine où apparaissent des
rapports non-hiérarchiques est celui des groupes informels
qui se constituent en marge de l'organisation officielle des
collectivités : là les hommes paraissent libres de nouer les
rapports qui leur plaisent ou leur conviennent et n'en sont
pas les esclaves, puisqu'ils peuvent les dénouer à tout moment ;
ils n'ont pas d'autre rang ni d'autre statut que celui la
collectivité leur attribue ; ils n'ont de pouvoir que par délé-
gation spontanée et révocable.
Mais évoquer les groupes informels c'est du même coup
souligner à quel point les notions de hiérarchie et d'effica-
cité sont liées dans la société contemporaine. Car de deux
chose l’une : ou les groupes informels se constituent sans
but, sans finalité, sur la simple base, par exemple, de l'affi-
nité ou de l'amitié mais dans ce cas ils se forment en
marge des activités productives, qui sont par essence orientées
vers la réalisation d'un objectif définissable, et appartiennent
eux aussi au domaine de la gratuité ; ou ils ont un but et sont
réellement la réponse d'un certain nombre d'hommes qui
veulent faire quelque chose de précis et qui, refusant le
modèle hiérarchique, adoptent le mode d'organisation carac-
téristique des groupes informels. Ce dernier cas est le seul
que
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qui puisse nous intéresser en ce moment, le seul qui, sur son
propre terrain - le terrain des activités productives, orien-
tées, non-gratuites porte la contradiction à la hiérarchie
entendue en tant que mode d'organisation des rapports
humains, et propose une solution différente. Mais ce qui frappe
dans cette réponse (j'admets ici qu'on ait bien voulu I'entendre
et en comprendre toute l'importance, comme cette revue l'a
toujours fait) c'est son incapacité à se généraliser et à se
porter, ne serait-ce que momentanément, au niveau des pro-
blèmes que les organismes à structure hiérarchique ont à
résoudre quotidiennement. En effet le type de groupe infor-
mel le plus important, à la fois par le rôle qu'il joue dans
la société moderne et par la preuve qu'il apporte d'une volonté
d'autonomie. est inconstestablement celui qui se constitue
parmi les ouvriers au sein de la production, comme moyen
et effet de la lutte contre les cadences et les autres formes
de contrôle du travail : or si ces groupes informels ont effec-
tivement à leur actif d'innombrables grèves (les wild-cat
strikes des ouvriers américains et anglais ; l'existence de grèves
sauvages dans les pays de l'Est est également un fait établi),
il est néanmoins vrai que ces mouvements, aussi importants
qu'il aient pu être, n'ont jamais réussi à se structurer et n'ont
laissé derrière eux ni organisations permanentes ni objectifs
drables. D'autre part il est évident que les problèmes d'orga-
nisation rencontrés par des hommes qui, dans un atelier, se
défendent contre les conditions de travail imposés, n'ont rien
de commun avec ceux que ces mêmes hommes rencontre.
raient s'ils avaient à gérer l'usine dont cet atelier fait partie,
ou l'économie à laquelle cette usine appartient.
Il ne s'agit pas de nier la valeur des grèves sauvages et
du type d'organisation qu'on y découvre. Le recours par les
ouvriers des pays les plus avancés à des formes de lutte et
d'organisation qui ne doivent rien au modèle hiérarchique
et qui témoignent au contraire de la volonté de ces hommes
de prendre en main leurs propres affaires au lieu de laisser
ce soin aux diverses hiérarchies qui prétendent le faire,
l'Etat, l'Entreprise, le Syndicat, le Parti -- l'importance de
ce phénomène ne peut être surestimée. Mais on ne peut en
ignorer les limites, car elles sont tout aussi importantes : les
luttes informelles se constituent à l'intérieur de structures
formelles, elles ne peuvent aboutir à leur suppression et l'his-
toire de ces quinze dernières années montre qu'elles ne le
tentent pas.
Là où il y a un but, là où les hommes cessent de s'accor-
der un comportement gratuit, là où leurs actions se dévelop-
pent à travers le temps et l'espace et font appel à un savoir
organisé - là apparaît une hiérarchie, et la seule manifesta-
tion importante d'autonomie que l'on puisse rencontrer
aujourd'hui, celle des luttes informelles dans l'industrie, ne
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tout
fait que confirmer l'universalité de la solution hiérarchique
dans la société moderne. Tout se passe comme si les problèmes
rencontrés par les collectivités, la mise en oeuvre du savoir,
l'exploitation des ressources, l'organisation des rapports entre
les milliers, les dizaines de milliers et parfois les centaines
de milliers de personnes qui composent les collectivités d'au-
jourd'hui, la définition des liaisons avec l'extérieur
se passe comme si ces problèmes étaient si complexes, si
décourageants et si angoissants dans leur foisonnement in-
fini, que les hommes avaient renoncé à les résoudre autre-
ment qu'en s'en déchargeant sur une minorité de spécialistes :
les dirigeants, les cadres, les chefs, ceux qui ont à la fois les
connaissances et les
moyens, ceux dont le savoir permet
d'embrasser l'ensemble des problèmes et qui ont le pouvoir
de mettre en cuvre les solutions les meilleures.
De toute évidence la hiérarchie n'est pas la réponse libre
et spontanée de l'humanité à ses propres problèmes. Mais ce
qui est remarquable, c'est qu'il n'est pas possible de voir
dans la hiérarchie un mode de rapports qui s'imposerait mal-
gré eux aux travailleurs. Il n'y a pas d'un côté une structure
hiérarchique et de l'autre une majorité de travailleurs en
lutte contre cette structure. Car au fur et à mesure que les
autres modèles reculent devant le modèle hiérarchique, jus-
qu'au point où il semble qu'aucune activité ne puisse être
productive à moins d'être gouvernée par une hiérarchie
au fur et à mesure que se produit cette extension dans l'espace,
le modèle agit sur l'esprit, rend l'intérieur cohérent par rap-
port à l'extérieur, adapte le psychisme des hommes aux condi-
tions de vie dans les systèmes hiérarchisés.
L'expérience quotidienne de chacun confirme cette modi-
fication du psychisme sous l'effet d'un modèle hiérarchique
envahissant, omniprésent, totalitaire. Il est frappant, tout
d'abord, de constater que les gens admettent de plus en plus
largement l'existence d'une hiérarchie. Ils n'en sont pas néces-
sairement satisfaits, et ils ne sont pas, non plus, nécessaire-
ment persuadés de l'efficacité de la hiérarchie sous le com-
mandement de laquelle il travaillent : mais ils ne voient
d'autre solution aux problèmes qui se posent dans le tra-
vail que celui qui consiste à confier la responsabilité et le
pouvoir à une catégorie d'hommes plus compétents et mieux
payés. Parmi les employés cette opinion est si répandue qu'on
est justifié d'affirmer qu'elle est la seule existant à ce propos :
pour ma part, il ne m'est jamais arrivé d'en entendre d'autre.
Mais il est important de noter qu'une opinion analogue émane
de plus en plus fréquemment des ouvriers eux-mêmes, chez
lesquels elle tend à remplacer l'attitude égalitaire et anti-
hiérarchique d'autrefois.
Ce phénomène, qui représente pour les ouvriers un chan-
gement profond et pour les employés de bureau la consoli-
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au lieu
dation d'une attitude qui existait déjà, n'est pas superficiel et
ne peut-être mis, simplement, au compte de la contamination
par l'idéologie dominante : car il est lié aux modifications
non seulement des conditions de travail, mais du travail lui-
même. D'une part, en effet, la promotion a cessé d'être cette
mystification par laquelle, au prix de l'élévation de quelques
unn, on tentait autrefois de maintenir la majorité dans une
vie d'espoir perpétuel, de crainte et de soumission :
de diminuer, comme on aurait pu s'y attendre, la catégorie
de ceux qui exercent un commandement devient chaque jour
plus importante. Au fur et à mesure que les collectivités
deviennent plus complexes, le nombre d'hommes chargés de
dominer cette complexité croît ; mais plus il y a d'hommes
occupés à diriger, plus intensément se pose le problème de
la direction des dirigeants, de la hiérarchisation de la hiérar-
chie, du commandement des chefs : ainsi la hiérarchie se
développe et prolifère non seulement à sa base, au contact
avec la production, mais également à l'intérieur d'elle-même
et vers son sommet, car en même temps qu'elle étend son
contrôle elle doit consolider, pas à pas, sa propre unité. C'est
donc tout d'abord parce que la hiérarchie se développe et
s'unifie sans
cesse que la promotion devient une réalité,
offrant la possibilité soit d'accéder à la hiérarchie soit de
s'y élever, et devenant ainsi de plus en plus souvent l'hori-
zon et l'espoir des gens qui travaillent.
Mais il existe encore une autre raison à cette obsession de
promotion qui joue un rôle si important dans la psychologie
de l'homme moderne : c'est que de plus en plus souvent la
promotion s'accompagne d'une augmentation dans l'intérêt
du travail et dans sa valeur intrinsèque. Dans le passé la pro-
motion signifiait essentiellement l'accession à un poste dis-
ciplinaire, et il était normal, pour la grande majorité des
exécutants, de l'assimiler à un acte de trahison. Mais il est
clair qu'aujourd'hui la hiérarchie a moins de liens avec la
discipline qu'avec le savoir : y pénétrer, ou s'élever en son
sein, c'est se développer en tant qu'être humain, c'est penser
d'avantage, être plus responsable, plus autonome. Puisque
cela est le cas, il est inévitable que se répande une attitude
d'acceptation, ou tout au moins de passivité et de conformisme,
envers la hiérarchie en tant que mode d'organisation des
hommes.
Mais, cette adhésion a une signification ambiguë, comme
toute opinion exprimée par une catégorie sociale : dire que
l'on est favorable à quelque chose ne signifie pas que l'on
mourrait pour ce quelque chose, afficher une opinion ne veut
pas dire que l'esprit en soit infecté : pour en juger il faut
d'autres éléments. Or pour juger de la profondeur avec laquelle
la notion de hiérarchie agit sur l'esprit des hommes qui tra-
vaillent aujourd'hui, l'on dispose d'un symptôme infiniment
5
plus important et plus grave : l'irresponsabilité. Car l'irres-
ponsabilité n'est pas une simple opinion, et elle est plus
qu'une attitude : elle se confond avec la structure même de la
personnalité, elle introduit, à l'intérieur de l'homme, jusque
dans son domaine le plus privé, la privation de responsabi-
lité qui est le fondement même de la hiérarchie.
Un homme qui aurait contemplé le monde au début du
siècle, ou même entre les deux guerres mondiales, aurait vu
un univers dominé par les luttes et les souffrances, mais où
la responsabilité, en tant qu'attitude vis-à-vis de soi-même et
des collectivités auxquelles l'on appartenait, était un trait
dominant aussi bien des individus que des mouvements
sociaux. Mais aujourd'hui, s'il songe à la société dans laquelle
il vit, aux collectivités qu'il connaît, à lui-même, à son propre
comportement, à la manière dont il affronte ses problèmes
personnels nul être ne peut s'empêcher de remarquer en
lui et autour de lui, dans sa famille et dans son bureau ou
atelier, une énorme et stupéfiante irresponsabilité. Ce n'est
pas seulement la société dans laquelle ont vit qui paraît trop
vaste, trop complexe ; ce n'est pas seulement l'usine ou l'admi.
nistration dans laquelle on travaille qui semble lointaine, dif-
férente de soi, abstraite ;' ce n'est pas seulement le travail
qui fatigue et ennuie, tourne en dérision les efforts, décourage
l'initiative. Car maintenant c'est l'existence elle-même qui
semble basculer du côté des choses que l'on ne veut plus ou
que l'on ne peut plus contrôler : les hommes subissent leur
vie privée comme ils subissent leur travail, les problèmes de
leur famille deviennent aussi complexes que ceux de leur
usine, tout leur échappe --- même leurs enfants. Qui aurait
l'audace de demander à un homme de rendre compte de sa
vie ? Il vous reprocherait, si vous vous y risquiez, de tenter
de l'en rendre responsable.
Or, l'irresponsabilité est à la fois la condition et l'effet
de la hiérarchie en tant que système. La condition, puisque
l'essence même du système consiste à priver les hommes de
la responsabilité de leurs actes. Il s'agit, il est vrai, d'une
privation graduelle : elle est absolue, à la base, au niveau du
pur exécutant, puis s'atténue au fur et à mesure que l'on
considère des niveaux hiérarchiques plus élevés, jusqu'au
moment (plus théorique que réel) ou l'on atteint la responsa-
bilité totale. Quel que soit, cependant, le niveau (à l'exception
des derniers degrés, ceux des dirigeants à proprement parler)
un degré d'irresponsabilité persiste, et doit persister, puisque
chacun doit se reconnaître comme incapable, en droit ou
en fait, de résoudre une partie de ses propres problèmes
la solution de ces problèmes relevant du niveau hiérarchique
supérieur. Inversement l'irresponsabilité est un effet du sys-
tème, qui va au-delà de ce qui serait nécessaire à son bon
fonctionnement, s'étend de ce dont on n'est pas responsable à
6
-
ce qui engage la responsabilité de chacun : l'irresponsabilité
est un poison, on ne peut y goûter sans être atteint tout entier.
Dans la perspective d'une extension infinie de la hiérar-
chie et d'une aggravation de son effet sur le psychisme des
hommes que devient le socialisme, c'est-à-dire la revendi-
cation d'une humanité concrètement responsable d'elle-même ?
Il est évident que les deux perspectives s'excluent. Le socia-
lisme ne peut surgir que de la destruction par les exécutants
eux-mêmes de la distinction entre ceux qui décident et ceux
qui exécutent ; il ne peut se maintenir et durer que si partout,
à tout instant, cette destruction se répète. Entre la gestion par
la collectivité et la gestion par la hiérarchie il n'y a pas de
coexistence possible.
Tant que l'on en reste à ces premières constatations, tant
que l'on considère de l'extérieur la hiérarchie, à la fois en
tant que mode d'organisation et en tant que catégorie sociale,
le dilemme est insurmontable. Car ou la perspective d'une
société socialiste est réelle mais c'est alors la société pré-
sente qui est un fantôme, et ses réalités les plus criantes,
ses structures les plus pesantes et les plus désespérantes
deviennent une illusion. Ou, au contraire, c'est la socié
d'aujourd'hui, celle dans laquelle nous vivons, qui est réelle :
mais la perspective du socialisme devient alors un rêve.
Il faut aller plus loin, et regarder le fonctionnement
du système de gestion hiérarchique, les problèmes que ce
système est conçu pour résoudre, la manière dont il le fait et
le prix qu'il y met, les comportements qu'il fait apparaître,
les résistances et les concours qu'il suscite. Car en gérant les
affaires de la collectivité, la hiérarchie rencontre tous les pro-
blèmes de cette collectivité : dans une certaine mesure, elle
en est la conscience. Comment obtenir et maintenir l'adhé-
sion des hommes ? Comment assurer leur application, com-
ment susciter leur initiative et leur participation aux affaires
collectives ? Comment organiser, comment utiliser toutes les
compétences de manière productive, comment, jusqu'à quel
point, exercer un contrôle sur le travail de chacun ? Quel est
le but de la collectivité, que fait-elle, doit-elle continuer, quel
est son avenir ? Que signifie le travail, qu'est-ce que chaque
homme peut en attendre, quelle vie lui propose-t-on ? La
hiérarchie n'a pas d'autre fonction que de trouver des réponses
à ces problèmes. Mais, si c'est bien le cas, il apparaît que
la
gestion hiérarchique et la gestion collective sont deux réponses
à un seul et même problème, celui que posent les collectivités
modernes par leur gigantisme, par leur technicité, pár la
complexité presque terrifiante de leurs liaisons internes, par
l'adhésion qu'elles requièrent de leurs membres. Car qu'est-ce
que le socialisme sinon le fait pour les collectivités de devenir
pleinement responsables, de résoudre elles-mêmes leurs pro-
7
pres problèmes et de permettre ainsi à toute l'humanité et à
chaque homme de redevenir maître de sa vie ? Et quels sont
ces problèmes sinon ceux que la hiérarchie affronte et résoud
à sa manière aujourd'hui ?
Parce qu'il est impossible d'élaborer une conception de
gestion collective sans suivre pas à pas la hiérarchie dans sa
propre gestion, je tenterai tout d'abord, ici, de dégager les
fonctions de la hiérarchie, ce qu'elle fait et comment elle le
fait. Mon expérience en ce domaine est limitée à certains
aspects de l'industrie de construction mécanique, et les géné-
ralisations que je ferai émaneront toutes de cette expérience :
abordées soit avec un souci d'universalité soit avec le désir
d'y retrouver la trace d'expériences différentes, certaines affir-
mations paraîtront fausses, et le seront. Néanmoins l'unité de
la société contemporaine est telle qu'il ne doit pas être impos-
sible d'atteindre à certaines vérités à partir d'une expérience
limitée.
1. LA FONCTION DISCIPLINAIRE
Lorsque, le lundi matin, l'on revoit au bout de la rue la
silhouette des bâtiments dans lesquels l'on vit sa vie de tra-
vailleur, c'est toujours avec le même découragement, le même
ennui anticipé : même les hommes qui aiment leur travail et
qui, à travers ce qu'ils font pour gagner leur vie parviennent
à réaliser des aspirations surgies des recoins les plus secrets de
leur être, même ceux-là ont un mouvement de recul devant
ces lieux sans âme, ces gardiens statufiés, ces couloirs lugu-
bres, ces photographies artistiques accrochées aux murs, qui
paraissent témoigner à la fois de l'anonymat des salles et de
la médiocrité de ceux qui y vivent, ces sourires stupides et
ces gestes prétentieux dans lesquels l'on plonge sitôt franchie
la porte d'entrée, et qui, presqu'en même temps, réapparais-
sent sur votre propre visage et sur vos propres membres.
Les lundis matins sont ceux où chacun redécouvre cette
vérité banale : le travail est une obligation pénible. Mais ce
n'est pas seulement contre cette obligation que l'on éprouve
en soi un mouvement de révolte : le travail vous écoeure, mais
aussi les gens avec lesquels vous devez travailler, l'endroit, la
manière et les conditions. En franchissant le portail vous
vous jetez dans un monde que vous n'avez pas fait, parmi
des hommes auxquels vous lient les liens les plus étroits et
pour lesquels pourtant vous n'éprouvez aucun sentiment pro-
fond, ni affection, ni admiration, ni haine. Mais en allant au
travail, ce n'est pas seulement votre monde privé que vous
perdez : vous perdez vous-même. Celui qui, chez lui,
est un grand homme, devient maintenant le dernier des subor-
donnés ; la femme qui nourrit de son affection l'enfant ou le
mari ou la mère qui partage sa vie, laisse au vestiaire, avec
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son tricot, non pouvoir d'aimer et de rendre heureux ; des
hommes qui, pendant le week-end, pratiquent des sports dan-
gereux, nécessitant des décisions rapides et leur exécution
instantanée, redeviennent, une fois assis derrière leur bureau,
des êtres d'une exaspérante lenteur.
Travailler, c'est se transformer, devenir un personnage,
conuer d'être le soi-même de l'intimité ; c'est tomber d'un
monde privé dont on est (ou plutôt : dont on croit être) le
inuître, dans un univers qui vous domine et vous reforme à
Ha façon et selon sa convenance ; c'est n'être plus qu'une
fonction imposée, une somme d'actes entièrement connus, une
case sur un organigramme ; c'est n'être plus que ce que l'on fait.
Et si, au retour des week-ends ou, pire encore, des vacances,
cela devient si évident et même si douloureux pour certains
(à tel point que cette souffrance intérieure en arrive à s'exté-
rioriser par des symptômes reconnaissables : blancheur du
visage, enrouement de la voix, somnolence, etc.), c'est parce
que ces moments-là, mieux que d'autres, font ressortir le
contraste entre ce que l'on est et ce que l'on doit être, entre
la vie privée et la vie publique, entre un monde où la manière
de faire a autant d'importance que le faire, où le sentiment
pèse aussi lourd que l'acte et le rêve que la réalité, et un
autre monde, celui du travail, qui ne connaît que les choses
et les actes capables de produire ces choses.
A ces moments-là on éprouve une révolte impuissante et
infantile contre le sort qui vous arrache à vous-même et vous
jette dans un monde étranger, et cette révolte persiste
longtemps après que ce soit estompé le choc du retour, ou
ce choc, bien plus grave, que subissent ceux qui travaillent
pour la première fois et qui découvrent à quel point il est
désespérant de ne jamais accomplir un seul acte réellement
important et de devoir retrécir l'immense domaine de son
âme aux minuscules frontières d'une fonction et d'un poste.
Je crois même que la persistance, sous une forme intériorisée,
de cette révolte de chacun contre son propre travail, est l'une
des caractéristiques essentielles du travailleur moderne
particulièrement de l'employé de bureau. Il suffit d'analyser
son propre comportement au travail pour constater en soi
la présence de cette révolte souterraine. Comme le docteur
Folamour, dans le film de Stanley Kubrick, possède un bras
qui contrecarre systématiquement ses efforts et, à l'occasion,
tente d'étrangler le savant auquel il appartient, tout employé
porte en lui-même un saboteur acharné à détruire ce qu'il
construit, à ralentir ce qu'il veut presser, à perdre ce qu'il
voudrait retrouver. Selon les circonstances et les hommes, le
saboteur agit à découvert ou dans la clandestinité la plus
totale : tantôt il laisse s'entasser les papiers au fur et à mesure
qu'ils arrivent, tantôt les classe si ingénieusement qu'ils sont
à jamais introuvables ; tantôt il oublie les tâches urgentes qui
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l'indisposent et tantôt il les accumule en si grand nombre
qu'on passerait ses journées à seulement les compter. Le sabo-
teur agit au bon moment, le plus tard possible : il intervient
toujours après l'effort, après qu'on ait payé le prix. Par
exemple : le brouillon d'une note est achevé, mais quelque
chose retient l'auteur de le faire taper : trois mois plus
tard un autre brouillon, presque similaire, sera rédigé par le
même homme qui rédigera ainsi, au fil des mois, cinq
brouillons pour cette même note, presqu'indifférenciables les
uns des autres et dont n'importe lequel aurait pu être frappé
et mis en circulation. Trois hommes, formant un comité
chargé de la solution d'un problème spécifique, discutent
longuement de la répartition de leurs tâches : le lendemain
matin les décisions de la veille ont été oubliées. Un dessina-
teur, voulant provoquer la fabrication d'un nombre donné de
pièces, médite longuement et finit par exprimer sous la forme
d'une fraction la quantité à fabriquer, ajoutant ainsi au temps
qu'il a lui-même perdu celui de tous ceux qui, recevant sa
spécification, s'efforcent de recomposer le processus mental
qui a abouti à cette fraction. Un homme convoque si souvent
ses collaborateurs à des réunions où l'on devra faire le point
de la situation et prendre des décisions, qu'il n'y a plus ni
situation ni décisions mais seulement une réunion ininter-
rompue, coupée de courtes pauses. Un organisateur insiste
sur la nécessité, avant de commencer une étude, de définir
les besoins : mais la définition des besoins, la procédure et la
forme de cette définition, tous ces préalables ne semblent
foisonner et s'étirer à travers le temps que pour ensevelir
l'étude elle-même.
Le travail est une combinaison d'actes positifs cohé-
rents par rapport au résultat recherché et d'actes négatifs
qui n'ont d'autre fonction que de nuire aux premiers, les ren-
dre improductifs et inutiles. Les exemples de cet anéantisse-
ment permanent et inconscient de ses propres peuvres sont
innombrables : chaque homme qui travaille pourrait en citer
assez pour remplir, à lui seul, un livre entier. Je sais bien que
l'explication de ce phénomène ne peut être simple pas
plus qu'il ne peut être simple d'expliquer pourquoi un être
humain se détruit, jusqu'au suicide ou jusqu'à la folie. Mais
pour le moment il suffit de remarquer que cette autodestruc-
tion existe et qu'elle témoigne de l'ambiguïté de la signification
du travail. Les gens qui travaillent trouvent une valeur dans
ce qu'ils font et pourtant ils se sentent dominés et opprimés
par leur travail. Dans les bureaux, ceci est plus évident que
partout ailleurs. L'employé est entièrement livré à son travail :
il n'existe pour lui ni solidarité, ni lutte, et, au bureau,
l'amitié ou la camaraderie ne poussent que sur le sol du
bavardage ; si les journées de l'employé doivent avoir un sens,
ce sens ne peut venir que du travail. Ainsi chacun croit ou
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se force à croire que sa fonction est utile, que les gestes qu'il
accomplit sont nécessaires, qu'il est lui-même indispensable.
La passion de trouver une valeur dans son travail est telle
que l'employé la trouve autant dans la forme que dans le
fond, autant dans la manière de faire les choses que dans la
fonction elle-même. Et comme cette fonction est généralement
enfouie sous la croûte des routines et des manières de faire
qui se sont prises elles-mêmes comme but, ce sont en fin de
compte ces routines et ces manières de faire qu'on adore,
c'est en elles qu'on voit le sens et la valeur du travail. Mais
d'un autre côté les employés se sentent perdus dans un
univers trop grand, trop complexe, un univers où les questions
renvoient aux questions et qu'il semble impossible d'embrasser
d'un seul regard : l'homme qui travaille de ses mains trouve
le sens de ce qu'il fait au bout de ses gestes mais le travail
de l'employé n'a de sens que relié à tout le reste, et la rivière
de papier qui passe à travers son bureau ne trouve son bul
que bien plus loin, au-delà de son regard. Chacun, ainsi, se
sent sous la dépendance de l'ensemble : ce qu'il croyait lui
appartenir, les gestes et les routines de son travail, sa fonction
et sa justification - tout cela lui échappe et au lieu de surgir
de lui, s'impose à lui et le domine.
Le travail est à la fois ce qui permet aux hommes de
vivre et ce qui les crucifie : c'est parce qu'il a, dans la société
contemporaine, cette signification contradictoire qu'il s'accom-
pagne nécessairement de contrainte. D'abord, il est vrai, parce
que personne ne travaille pour son plaisir
sens étroit
du terme. Mais surtout et bien plus profondément parce qu'il
existe ce conflit au sein du travail, qui ne peut être contenu
à l'intérieur de certaines limites qu'au moyen de la contrainte.
Il n'y a pas de travail possible si les tendances à l'auto-
destruction, à l'annulation des efforts, à l'oubli, au gaspil-
lage de temps et d'énergie, ne sont pas tenues en échec, ou
tout au moins empêchées de produire leur plein effet.
La hiérarchie joue un rôle capital dans l'exercice de cette
contrainte ; elle a une fonction disciplinaire ; elle doit main-
tenir la collectivité au travail et réprimer les actes qui mettent
en question la finalité et la structure de la collectivité. Mais
pour comprendre de quelle manière se pose le problème de
la contrainte dans le travail moderne, il est indispensable de
regarder de plus près la fonction disciplinaire de la hiérar-
chie, et, pour commencer, voir en quoi elle diffère de la
fonction traditionnelle de surveillance et de répression.
Il est clair, en effet, que la discipline qui règne sur les
administrations et même sur certains ateliers d'aujourd'hui
ressemble peu à celle que l'on trouvait dans l'usine d'autrefois.
L'objectif, tout d'abord, diffère. Dans le passé - et encore
aujourd'hui dans certains lieux -- il s'agissait de contraindre
les êtres à se comporter en automates. La misère se chargeait
au
11
de conduire les hommes jusqu'à la porte des usines : les
gardiens, les surveillants et les contremaîtres prenaient alors
le relai et veillaient à ce qu'aucun homme, sitôt franchie la
porte, ne puisse être autre chose que ce qu'il fallait qu'il soit
l'appendice ou le rouage d'une machine. Se comporter en
homme, se redresser, regarder autour de soi, s'intéresser aux
choses, parler avec ses voisins, respirer librement voilà ce
qu'il fallait réprimer. La discipline était la conformité de
chaque homme à la machine qu'il servait, et être un homme
était commettre un acte d'indiscipline, et même de révolte.
que faire
Mais aujourd'hui, anéantir l'humanité des hommes ne peut
être le but d'aucune structure : impossible à imposer aux
travailleurs manuels, un tel anéantissement deviendrait une
absurdité si l'on tentait d'y soumettre les travailleurs intel-
lectuels, les techniciens, les dessinateurs, les calculateurs, les
ingénieurs. Il n'était pas absurde de viser à la suppression,
dans le travailleur manuel, de tout ce qui le rendait différent
de la machine qu'il servait, car la production n'avait
de l'humanité des exécutants, de leur pensée et de leur initia-
tive. Mais lorsqu'il s'agit non plus des exécutants mais de ceux
qui spécifient le travail à exécuter, il ne peut être question
d'une pareille suppression. L'exécutant n'apporte rien de nou-
veau : il permet à un objet d'exister, mais cet objet est déjà
entièrement défini : sa fonction, sa morphologie, sa matière,
les opérations nécessaires à son obtention, tout cela pré-existe
au geste de l'exécutant et le détermine. Mais il suffit de penser
à l'un de ceux qui préparent ce geste, par exemple l'agent de
méthodes chargé de définir les opérations de fabrication, pour
comprendre que la préparation ne peut se ramener simple-
ment à un travail d'exécution accompli dans d'autres condi-
tions. Aucun préparateur ne prépare le travail du prépara-
teur : est-ce à dire que chaque préparateur fait à sa guise,
que chaque dessinateur dessine ce qu'il lui plaît et que parmi
tous les calculs qui lui sont demandés le calculateur ne s'oc-
cupe que de ceux qui lui paraissent dignes de son attention ?
Non, évidemment. Chacun de ces hommes reçoit des spécifi-
cations qui définissent l'objet de son travail : le dessinateur
travaillera à partir de certaines contraintes fonctionnelles
qu'il n'est pas libre de modifier ; l'agent de méthodes établit
la gamme de fabrication d'une pièce dont la morphologie est
déjà définie par un plan. D'autre part, ce que chacune de ces
fonctions produit le calcul, le plan, la gamme est
partiellement déterminé par des normes ou des routines qui,
parmi une diversité de solutions possibles, excluent a priori
certaines. Mais il reste que le calcul, le plan et la gamme sont
des créations originales, que ce sont des produits de la pensée
qui ne préexistent pas à l'acte de leur production (autre chose
est de savoir si tous ces produits sont originaux et nécessaires).
12
comme
Dans ces conditions il serait absurde de régimenter les
bureaux comme on régimentait autrefois les ateliers et
on continue de le faire. Car il ne s'agit pas de
réprimer l'initiative, mais de l'encourager ; il ne s'agit
pas de priver les hommes de tout esprit de responsabilité,
mais de lutter contre l'affaiblissement de cet esprit. Autre-
fois il était essentiel, pour le bon fonctionnement de la
production, que chacun comprenne que le travail était une
activité bestiale, sans signification, sans joie. Aujourd'hui il
est essentiel au contraire, pour que les bureaux fonctionnent
de manière satisfaisante, pour que l'immense quantité de
spécifications que tout travail matériel exige aujourd'hui,
puisse être accumulée, que les hommes trouvent un sens et une
valeur à cette activité de spécification et qu'ils y attèlent toutes
leurs ressources intellectuelles.
Si cela est le cas, il est facile de comprendre qu'aucune
catégorie de gardiens ou de surveillants ne puisse satisfaire à
de pareilles exigences. On n'imagine pas un surveillant faisant
les cent pas entre les planches à dessin, attentif à ce qu'aucun
dessinateur ne lève le crayon du papier, ni un contremaître
chargé d'empêcher les calculateurs de regarder par la fenêtre
ou de s'absenter trop longtemps aux cabinets ! S'il s'agit moins
de réprimer que de stimuler, seule la hiérarchie est compé-
tente, car elle seule connaît les tâches à exécuter, elle seule
est capable de juger de leur exécution, ainsi que de la capa-
cité et de la valeur des exécutants.
C'est donc à la hiérarchie elle-même que revient aujour-
d'hui la fonction disciplinaire - c'est-à-dire à une catégorie
d'hommes hautement spécialisés et jouant, dans l'exécution
du travail, un rôle positif, défini par leurs compétences et ne
se limitant nullement à la surveillance. Ce changement a cer-
taines conséquences qu'il faut souligner. Tout d'abord le
lien entre les subordonnés et ceux qui les surveillent leurs
chefs est désormais marqué par ce double caractère du
chef, à la fois surveillant et homme compétent. Dans la mesure
où ils jouent un rôle réel dans la production du service dont
ils ont la charge, les cadres ne peuvent avoir, simultanément,
une attitude répressive envers les gens avec lesquels ils
travaillent. Il est certain qu'il existe encore des cas de cadres
se comportant avec leurs subordonnés comme le contremaître
avec ses ouvriers : au retour d'un déjeûner arrosé, générale-
ment en fin de semaine, ces hommes s'installent au milieu de
leurs possessions, le visage rouge et la parole épaisse et se
dépensent en invectives. Mais il s'agit de personnes générale-
ment âgées, reliques d'un passé en voie de disparition. De plus
leur marge d'invective se réduit de plus en plus : l'homme
qu'ils injuriaient hier, chaque vendredi à quinze heures
trente, accomplit aujourd'hui un stage de formation ; demain
il sera difficilement remplaçable, il faudra l'amadouer, non
13
l'injurier, lui fournir des motifs de s'appliquer, l'augmenter
et lui donner une promotion. Il leur faut également comp-
ter avec le changement d'esprit des subordonnés : dans un cas
auquel je pense un bureau d'une quinzaine de personnes est
arrivé, grâce à une coalition formée de certains éléments deve-
nus précieux et du reste du personnel, à empêcher les explo-
sions de colère auxquelles il était soumis de la part de ses deux
chefs directs. Mais si l'attitude des hommes chargés de la sur-
veillance change, cela est vrai également des subordonnés qui
subissent cette surveillance : on en vient facilement à haïr
un homme qui n'a d'autre fonction que de vous surveiller ;
cela est plus rare si l'homme qui vous surveille est en même
temps celui dont vous reconnaissez et utilisez les compéten-
ces ; et cela est presqu'impossible si la surveillance qu'il exerce
consiste essentiellement en une comparaison des résultats aux
objectifs, si elle ne fait qu'expliciter la surveillance à laquelle
toute collectivité se soumet. D'autres problèmes surgissent
alors, et d'autres comportements : car la surveillance qu'exerce
la hiérarchie n'est pas l'auto-surveillance de la collectivité.
puisqu'elle la remplace et la rend impossible ; elle s'impose
aux subordonnés ; elle les maintient dans l'irresponsabilité et
les frustre du pouvoir de se contrôler et de se corriger eux-
mêmes.
Ces nouveaux rapports entre ceux qui contrôlent et ceux
qui exécutent, entre hiérarchie et subordonnés, laissent moins
de possibilités à la lutte et à la contestation qui, dans l'an-
cienne structure,
étaient des caractères dominants. Les
employés d'un bureau ne luttent contre leur chef d'aucune
manière qui puisse être comparée avec le combat incessant
que mènent les ouvriers contre le contremaître, dans la majo-
rité des sections d'atelier. Le conflit entretenu par l'existence
même de la hiérarchie et par son contrôle extérieur ne provo-
que qu'exceptionnellement des situations de crise et de révolte
ouverte : il s'exprime à travers une tension dans les rapports,
un manque de confiance et d'estime, une absence de commu-
nication, il est un sentiment à peine objectivé plutôt que la
caractéristique d'un comportement. Mais, simultanément, ce
conflit si difficile à saisir parfois qu'on ne parvient pas à le
voir là-même ou il a atteint une grande intensité, ce conflit
presque tout entier intériorisé contient en lui un problème
fondamental, celui du contrôle des collectivités et de l'inté-
gration de leurs membres. Peut-on contrôler les
dehors, les intégrer de force ? Peut-on agir sur eux comme sur
une simple matière ? Existe-t-il une technique des relations
humaines ? Comment stimuler un homme, l'attacher à son
travail, lui faire découvrir la valeur et la signification de ce
qu'il fait ? Ce sont ces problèmes que soulèvent les rapports
quotidiens entre dirigeants et subordonnés, non seulement
pour l'observateur qui, comme nous en ce moment, cherche
gens du
14
la signification de ces rapports, mais également pour ceux qui
les vivent.
La hiérarchie ne peut se contenter à cet égard des notions
qui contiennent le présupposé de son existence à savoir
qu'il n'existe d'autre contrôle possible pour une collectivité
que celle exercée par une hiérarchie, et que l'auto-contrôle
est une absurdité. Car d'une part la hiérarchie est elle-même
hiérarchisée, soumise donc elle aussi aux mêmes rapports
supérieur-subordonné. Et d'autre part elle vit de trop près la
vie des subordonnés pour ne pas constater l'importance des
phénomènes d'auto-contrôle du groupe ou de l'équipe. Elle se
rend ainsi compte que, plutôt que de consister en un contrôle
paternaliste exercé de l'extérieur et refusé pour la même
raison, sa fonction doit évoluer autrement, et lui permettre
d'influencer les groupes, au lieu de viser à les dominer ; elle
laissera donc aux subordonnés la possibilité de se déterminer
et de se contrôler eux-mêmes, se contentant pour sa part de
fixer les objectifs et d'assurer le cadre général de l'action. Il
s'agit, il est vrai, toujours de contrôler, d'obtenir des hommes
un résultat fixé par avance et en dehors d'eux : mais il est
essentielle de constater de quelle manière cet objectif rencontre
la réalité, se heurte au phénomène fondamental de l'autono-
mie des hommes et élabore les concepts qui lui permettront
de poursuivre sa route.
La hiérarchie ne peut être saisie en flagrant délit de
contrainte. Cela s'explique par les remarques précédentes,
par son expérience de l'inutilité de la contrainte appliquée
aujourd'hui. Mais si la contrainte ne se montre jamais, si les
employés ne sont jamais « forcés à... », mais seulement « pous-
sés à » c'est qu'elle s'exerce d'une autre manière et par l'inter-
médiaire d'autres hommes. La contrainte, c'est le subordonné
lui-même qui l'exerce : il est à la fois surveillé et surveillant,
accusateur et accusé. La hiérarchie, quant à elle, ne fait que
créer et mettre en place le système que le subordonné lui-
même, comme la souris sur sa roue, fera alors fonctionner,
entretenant lui-même la surveillance de la prison dans laquelle
il est enfermé.
De quoi est fait ce système ? Tout d'abord de deux inci-
tations : la promotion et le salaire. Il est évident qu'aucun
subordonné désireux soit d'accomplir une carrière correcte,
soit simplement de continuer de gagner chaque année un peu
plus que l'année dernière (ne serait-ce que pour compenser
la hausse du coût de la vie) n'a intérêt à commettre des actes
d'indiscipline et à faire étalage de sa paresse ou de son manque
d'intérêt au travail.
Mais ces incitations ne résument pas le système. Car ce
qu'il y a de remarquable dans ce système à ce point de vue
c'est le nombre impressionnant de récompenses comparées aux
15
V
sanctions. Ainsi il est exclu, aujourd'hui, dans une organisa-
tion bureaucratique de quelqu'importance, qu'un homme soit
licencié. Le pire qui puisse arriver, au cas où un homme se
montre réellement inassimilable dans un certain poste, c'est
que les services du personnel déploient une activité fébrile
pour trouver le poste qui lui conviendra « vraiment », chacun,
depuis le chef de service de l'intéressé jusqu'au psychologue
d'entreprise se frappant la poitrine et se reprochant amère-
ment d'avoir fait, d'un employé pas plus mauvais qu'un autre,
un problème pour l'entreprise. Et d'autre part, quel est
l'homme qui, au cours de son existence d'employé, ne pro-
gresse pas, n'acquiert pas quelques privilèges, ne voit aug.
menter son salaire ? Il existe plus d'exceptions à cette règle
que le système ne veut bien l'admettre : mais l'essentiel est
que
la majorité n'y prête que peu d'attention et se comporte
de plus en plus comme si ces exceptions n'existaient pas.
Aucun système de contrainte ne peut fonctionner s'il
distribue à tous les mêmes récompenses : c'est pourtant ce
qui se produit ici. Personne n'est oublié, tout le monde
progresse comme une foule gravissant un escalier sans fin.
Tous montent, et ainsi rien ne change. Quelques-uns montent
un peu plus vite que les autres et vont légèrement plus loin' :
mais comme ceux qui restent collés au sol, il s'agit là d'excep-
tions qui frappent peu l'esprit. Et malgré cela les hommes
continuent de travailler, ils respectent l’horaire, tremblant
comme des enfants s'ils ont quelques minutes de retard ; ils
s'absentent rarement, ne cherchent même pas à exploiter les
possibilités offertes par les conventions collectives en matière
de maladie ; ils ne se battent pas, ne s'injurient pas, ne font
la cour aux collègues de l'autre sexe que dans une clandesti-
nité absolue ; ils travaillent, ils viennent au bureau pour
travailler, ils n'y cessent jamais, en apparence, de travailler.
L'employé est comme le croyant qui n'a pas besoin de
voir l'enfer pour trembler : la sanction devient inutile, à
partir du moment où chacun se sanctionne et se punit lui-
même. Personne n'arrive systématiquement en retard. Per-
sonne ne s'affiche avec une femme qui n'est pas la sienne.
Personne ne simule une maladie pour pouvoir partir en vacan-
ces. Personne dans le pire cauchemar ne rêverait qu'il puisse
être assez grossier pour ne pas serrer un minimum 'de cent
mains par jour, ou assez impoli pour devancer un collègue
dans le franchissement d'une porte. Ce raffinement ridicule
des moeurs dont les bureaux offrent l'image, ce faux attache-
ment à certaines règles, ces paroles pieuses tout cela est
une manifestation du conformisme qui pénètre jusqu'à la
moelle les organisations modernes. Et s'il peut exister un
système capable de contraindre les gens sans jamais les punir,
c'est d'abord parce qu'il exploite ce conformisme, l'entretient
et le développe.
16
au
1
Mais il existe aussi une seconde raison à l'efficacité para-
doxale de ce système de contrainte dans la joie qui agit sur
l'employé d'aujourd'hui, quelque soit son rang dans la hiérar-
chie de l'établissement : l'intérêt travail. Soit qu'on
éprouve vraiment un tel intérêt, soit qu'on s'abuse soi-même
en prétendant l'éprouver, il est de toutes façons impossible
de vivre en acceptant la passivité et l'ennui, l'absence de
signification dans ce que l'on fait. Or, manquer à la disci-
pline, c'est manquer d'une manière ou d'une autre à son
travail, et manquer à son travail c'est reconnaître que cela
même dont on chante publiquement les louanges, ce qui vous
tient rivé à votre place 8 ou 9 heures par jour, absorbe votre
meilleure énergie, gaspille vos années cela ne vous inté-
resse pas, ne vient pas de vous, mais s'impose à vous et vous
domine ; c'est se retrouver enfant sur les bancs de l'école,
nourrisson se débattant sur sa chaise. A 30, 40 ou 50 ans, un
homme ressent le besoin de vivre en paix avec lui-même : il
ne peut admettre que la plus grande partie de sa vie ait été
vouée, ou doive l'être, à l'absurdité et à l'inutilité. Il ne peut
vivre jour après jour et penser : je ne suis rien, je ne fais
rien, toutes mes actions sont dictées par la contrainte. A moins
de pourrir intérieurement il doit accrocher ses espoirs, et ses
longues rêveries, et le flux de son âme, à quelque réalisation
objective, il doit pouvoir sortir de lui-même, se projeter en
quelque chose et, s'assurer ainsi de ses forces et de sa valeur.
La discipline est devenue un automatisme, chaque homme
est son propre gendarme, chaque homme contrôle son appli-
cation au travail, sa conformité aux normes : le système est
parfait, il n'y a plus de conflits, les voix s'estompent et les
bureaux ressemblent à des cathédrales, tant les gestes sont
suaves, et les sentiments pieux. Mais chassée des gestes, chassée
de la pensée consciente, l'indiscipline réapparaît ailleurs. Sous
la discipline apparente, sous l'adhésion des individus aux fins
et aux méthodes, sous leur conscience, vit et prospère un
refus fondamental de tout cela, un refus si profond qu'il
semble concerner non ces tâches, mais toute tâche, non cette
discipline mais toute espèce de discipline et de règle, non cette
réalité, mais toute réalité. Il n'y a plus de révolte, plus de
cynisme, plus de mauvais esprit, leurs miasmes ont fui
devant les néons, les linoléums et la géométricité des tables
métalliques. Mais aujourd'hui il y a la paresse, l'ennui, la
lenteur d'esprit, les hésitations de la volonté, l'irresponsabi-
lité et la routine.
S. CHATEL.
(Suite et fin au prochain numéro).
17
Marxisme
et théorie révolutionnaire
II.
LA THEORIE MARXISTE DE L'HISTOIRE (suite)
On a vu (1) pourquoi ce qu'on a appelé la conception
matérialiste de l'histoire nous apparaît aujourd'hui intenable.
Brièvement parlant, parce que cette conception :
fait du développement de la technique le moteur de
l'histoire « en dernière analyse », et lui attribue une évolution
autonome et une signification close et bien définie,
essaie de soumettre l'ensemble de l'histoire à des caté-
gories qui n'ont un sens que pour la société capitaliste déve-
loppée et dont l'application à des formes précédentes de la
vie sociale pose plus de problèmes qu'elles n'en résoud,
est finalement basée sur le postulat caché d'une nature
humaine essentiellement inaltérable, dont la motivation prédo-
minante serait la motivation économique,
Ces considérations concernent le contenu de la concep-
tion matérialiste de l'histoire, qui est déterminisme
économique (dénomination souvent utilisée d'ailleurs par les
partisans de la conception). Mais la théorie est tout autant
inacceptable en tant qu'elle est déterminisme tout court,
c'est-à-dire en tant qu'elle prétend que l'on peut réduire l'his-
toire aux effets d'un système de forces elles-mêmes soumises
à des lois saisissables et définissables une fois pour toutes, à
partir desquelles ces effets peuvent être intégralement et
exhaustivement produits (et donc aussi déduits). Commė,
derrière cette conception, il y a inévitablement une thèse sur
ce que c'est que l'histoire, donc une thèse philosophique, nous
y reviendrons dans la troisième partie de ce texte.
un
DETERMINISME ECONOMIQUE ET LUTTE DE CLASSE.
Au déterminisme économique semble s'opposer un autre
aspect du marxisme : « l'histoire de l'humanité est l'histoire
de la lutte des classes ». Mais semble seulement. Car, dans la
mesure où l'on maintient les affirmations essentielles de la
(1) Dans la première partie de ce texte, publiée dans le n° 36 de
Socialisme ou Barbarie, p. 1 à 27.
18
ves >>
conception matérialiste de l'histoire, la lutte des classes n'est
pas en réalité un facteur à part. Elle n'est qu'un chaînon des
liaisons causales établies chaque fois sans ambiguïté par l'état
de l'infrastructure technico-économique. Ce que les classes
font, ce qu'elles ont à faire, leur est chaque fois nécessaire-
ment tracé par leur situation dans les rapports de production,
sur laquelle elles ne peuvent rien, car elle les précède causa-
lement aussi bien que logiquement. En fait, les classes ne sont
que l'instrument dans lequel s'incarne l'action des forces pro-
ductives. Si elles sont acteurs, elles le sont exactement au sens
où les acteurs au théâtre récitent un texte donné d'avance et
accomplissent des gestes prédéterminés, et où, qu'ils jouent
bien ou mal, ils ne peuvent empêcher que la tragédie s'ache-
mine vers
sa fin inexorable. Il faut une classe
pour
faire
fonctionner un système socio-économique d'après ses lois, et il
en faut une pour le renverser lorsque il sera devenu
« incompatible avec le développement des forces producti-
et que ses intérêts conduiront tout aussi inéluctable-
ment à instituer un nouveau système qu'elle fera fonctionner
à son tour. Elles sont les agents du processus historique, mais
les agents inconscients (l'expression revient maintes fois sous
la plume de Marx et d’Engels), elles sont agies plutôt qu'elles
n'agissent, dit Lukács. Ou plutôt, elles agissent en fonction de
leur conscience de classe et l'on sait que « ce n'est pas
la
conscience des hommes qui détermine leur être, mais leur être
social qui détermine leur conscience ». Ce n'est pas seulement
que la classe au pouvoir sera conservatrice, et la classe mon-
tante sera révolutionnaire. Ce conservatisme, cette révolution
seront prédéterminés dans leur contenu, dans tous leurs
détails « importants » (2) par la situation des classes corres-
pondantes dans la production.
Ce n'est pas par hasard que l'idée d'une politique plus ou
moins « intelligente » du capitalisme paraît toujours à un
marxiste comme une stupidité cachant une mystification.
Pour qu'on accepte même de parler d'une politique intel-
ligente ou non, il faut admettre que cette intelligence ou
(2) Rigoureusement parlant, il faut dire : dans tous leurs détails,
point. Un déterminisme n'a de sens que comme déterminisme inté-
gral, même le timbre de la voix du démagogue fasciste ou du tribun
ouvrier doivent découler des lois du système. Dans la mesure où cela
est impossible, le déterminisme se réfugie d'habitude derrière la
distinction entre « l'important » et le « secondaire ». Clemenceau a
ajouté, un certain style personnel à la politique de l'impérialisme
français, mais style ou pas style, cette politique aurait été de toute
façon « la même » dans ses aspects importants, dans son
On divise ainsi la réalité en une couche principale où passe
l'essentiel, où les connexions causales peuvent et doivent être établies
en avant et en arrière de l'événement considéré, et une couche secon-
daire, où ces connexions n'existent pas ou n'importent pas. Le déter-
minisme ne peut ainsi se réaliser qu'en divisant à nouveau le monde,
ce n'est qu'en idée qu'il vise un monde unitaire, dans son appli-
cation il est en fait obligé de postuler une partie « non-déterminée »
de la réalité.
essence.
se
19
son
absence peuvent faire une différence quant à l'évo-
lution réelle. Mais comment le pourraient-elles, puisque
cette évolution est déterminée par des facteurs d'un autre
ordre « objectifs » ? On ne dira même pas que cette politi-
que ne tombe pas du ciel, agit dans une situation donnée, ne
peut pas dépasser certaines limites tracées par le contexte
historique, ne peut trouver de résonnance dans la réalité
que si d'autres conditions sont présentes toutes choses
évidentes. Le marxiste parlera comme si cette intelligence ne
pouvait rien changer (hormis le style des discours, grandiose
chez Mirabeau, lamentable chez Laniel) et s'attachera tout
au plus à montrer que le « génie » de Napoléon comme la
« stupidité » de Kerensky étaient nécessairement « appelés »
et engendrés par la situation historique.
Ce n'est pas par hasard non plus que l'on résistera avec
acharnement à l'ideé que le capitalisme moderne a essayé de
s'adapter à l'évolution historique et à la lutte sociale, et s'est
modifié en conséquence. Ce serait admettre que l'histoire du
dernier siècle n'a pas été exclusivement déterminée par des
lois économiques, et que l'action de groupes et de classes socia-
les a pu modifier les conditions dans lesquelles ces lois agissent
et par là leur fonctionnement même.
C'est du reste sur cet exemple que l'on peut voir le plus
clairement que déterminisme économique, d'un côté, lutte
des classes de l'autre, proposent deux modes d'explication,
irréductibles l'un à l'autre, et que dans le marxisme il n'y a
pas véritablement « synthèse », mais écrasement du second au
profit du premier. Est-ce que dans l'évolution du capitalisme
l'essentiel c'est l'évolution technique et les effets du fonction-
nement des lois économiques qui régissent le système ? Ou
bien est-ce la lutte des classes et des groupes sociaux ? A
lire Le Capital, on voit que c'est la première réponse qui
est la bonne. Une fois ses conditions sociologiques établies, ce
qu'on peut appeler les « axiomes du système >> posés dans la
réalité historique (degré et type donné de développement
technique, existence de capital accumulé et de prolétaires
en nombre suffisant, etc.) et recevant une impulsion continue
d'un progrès technique autonome, le capitalisme évolue uni-
quement selon les effets des lois économiques qu'il comporte,
et que Marx a dégagées. La lutte des classes n'y intervient
nulle part (2 a). Qu'un marxisme plus nuancé et plus subtil,
(2 a) Elle n'intervient qu'aux limites - historiques et logiques
du système : le capitalisme ne naît pas organiquement par le simple
fonctionnement des lois économiques de la simple production mar-
chande, il faut l'accumulation primitive qui constitue une rupture
violente de l'ancien système ; il ne laissera pas non plus la place
au socialisme sans la révolution prolétarienne. Mais cela ne change
rien à ce que nous disons ici, car il vaut encore, pour ces interven-
tions actives de classes dans l'histoire, qu'elles sont prédéterminées,
elles n'introduisent rien qui soit en droit imprévisible.
20
ces
s'appuyant au besoin sur d'autres textes de Marx, refuse cette
vue unilatérale et affirme que la lutte des classes joue un rôle
important dans l'histoire du système, qu'elle peut altérer le
fonctionnement de l'économie, mais que simplement il ne faut
pas oublier que cette lutte se situe chaque fois dans un cadre
donné qui en trace les limites et en définit le sens
concessions ne servent à rien, la chèvre et le chou n'en seront
pas pour autant conciliés. Car ce dont il s'agit c'est que les
« lois >> économiques formulées par Marx n'ont à proprement
parler pas de sens en dehors de la lutte des classes, elles n'ont
aucun contenu précis : la « loi de la valeur », lorsqu'il faut
l'appliquer à la marchandise fondamentale, la force de travail,
ne signifie rien, elle est une formule vide dont le contenu ne
peut être fourni que par la lutte entre ouvriers et patrons,
qui détermine pour l'essentiel le niveau absolu et l'évolution
dans le temps du salaire. Et comme toutes les autres « lois »
présupposent une répartition donnée du produit social, l'en-
semble du système reste suspendu en l'air, complètement indé-
terminé (2 b). Et ce n'est pas là seulement une « lacune »
théorique « lacune » à vrai dire tellement centrale qu'elle
ruine immédiatement la théorie. C'est aussi un monde de
différence dans la pratique. Entre le capitalisme du Capital,
où les « lois économiques » conduisent à une stagnation du
salaire ouvrier, à un chômage croissant, à des crises de plus
en plus violentes et finalement à une quasi-impossibilité du
système à fonctionner ; et le capitalisme réel, où les salaires
croissent à la longue parallèlement à la production et où
l'expansion du système continue sans rencontrer aucune anti-
nomie économique insurmontable, il n'y a pas seulement
l'écart qui sépare l'imaginaire et le réel. Ce sont deux univers,
dont chacun comporte un autre destin, une autre philosophie,
une autre politique, une autre conception de la révolution.
Finalement, l'idée
que
l'action autonome des masses
puisse constituer l'élément central de la révolution socialiste,
admise ou non, restera toujours moins que secondaire pour
un marxiste conséquent car sans intérêt véritable et même,
sans statut théorique et philosophique. Le marxiste sait
doit aller l'histoire ; si l'action autonome des masses va dans
cette direction, elle ne lui apprend rien, si elle va ailleurs,
c'est une mauvaise autonomie ou plutôt, ce n'est plus une
autonomie du tout, puisque si les masses ne se dirigent pas
vers les buts corrects, c'est qu'elles restent encore sous l'in-
fluence du capitalisme. Lorsque la vérité est acquise, tout le
reste est erreur, mais l'erreur ne veut rien dire dans un univers
déterministe : l'erreur, c'est le produit de l'action de l'ennemi
de classe et du système d'exploitation.
(2 b) Voir dans le n° 31 de cette revue, « Le mouvement réyo-
lutionnaire sous le capitalisme moderne », pp. 69 à 81.
21
ce que
Pourtant, l'action d'une classe particulière, et la prise de
conscience par cette classe de ses intérêts et de sa situation,
paraît avoir un statut à part dans le marxisme : l'action et la
prise de conscience du proletariat. Mais cela n'est vrai que
dans un sens à la fois spécial et limité. Ce n'est pas vrai quant à
le prolétariat a à faire (2c) : il a à faire la révolution
socialiste, et l'on sait ce que la révolution socialiste a à faire
(sommairement parlant, à développer les forces productives
jusqu'à ce que l'abondance rende possible la société commu-
niste et une humanité libre). C'est vrai seulement pour ce qui
est de savoir s'il le fera ou non. Car, en même temps que l'idée
que le socialisme est ineluctable, existe chez Marx et les
grands marxistes (Lénine ou Trotsky par exemple) l'idée d'une
incapacité éventuelle de la société à dépasser sa crise, d'une
« destruction commune des deux classes en lutte », bref l'alter-
native historique socialisme ou barbarie. Mais cette idée repré-
sente la limite du système et d'une certaine façon la limite de
toute réflexion cohérente : il n'est pas absolument exclu que
l'histoire « échoue », donc se révèle absurde, mais dans ce cas
non seulement cette théorie, mais toute théorie s'effondre.
Par conséquent, le fait que le prolétariat fera ou ne fera pas
la révolution, même s'il est incertain, conditionne tout, et une
discussion quelconque n'est possible que sur l'hypothèse qu'il
la fera. Cette hypothèse admise, le sens dans lequel il la fera
est déterminé. La liberté concédée ainsi au prolétariat n'est
pas différente de la liberté à la folie que nous pouvons nous
reconnaître : liberté qui ne vaut, qui n'existe même, qu'à
condition de ne pas en user, car son usage l'abolirait en même
temps que toute cohérence du monde (3).
Mais si l'on élimine l'idée que les classes et leur action
sont des simples relais ; si l'on admet que la « prise de
conscience » et l'activité des classes et des groupes sociaux
(comme des individus) font surgir des éléments nouveaux,
non-prédéterminés et non-prédéterminables (ce qui ne veut
certes pas dire que l'une et l'autre soient indépendantes des
situations où elles se déroulent), alors on est obligé de sortir
du schéma marxiste classique et à envisager l'histoire d'une
(2 c) « Il ne s'agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même
le prolétariat entier se représente à un moment comme le but. Il
s'agit de ce qu'est le prolétariat et de ce que, conformément à son
être, il sera historiquement contraint de faire » dit Marx dans un
passage connu de La Sainte Famille.
(3) Cela vaut aussi et surtout, malgré les apparences, pour
Lukács. Lorsqu'il écrit, par exemple, « ...pour le prolétariat vaut
...que la transformation et la libération ne peuvent être que sa propre
action ...L'évolution économique objective ne peut que mettre entre
les mains du prolétariat la possibilité et la nécessité de transformer
la société. Mais cette transformation ne peut être que l'action libre
du prolétariat lui-même. « (Histoire et conscience de classe, p. 256
de la trad. française), il ne faut pas oublier que toute la dialectique
de l'histoire qu'il expose ne tient qu'à condition que le prolétariat
accomplira cette action libre.
22
pas de
manière essentiellement différente. Nous y reviendrons dans
la partie V de ce texte.
La conclusion qui importe, n'est pas que la conception
matérialiste de l'histoire est « fausse » dans son contenu. C'est
que le type de théorie que cette conception vise n'a
sens, qu'une telle théorie est impossible à établir et que du
reste on n'en a pas besoin. Dire que nous possédons enfin le
secret de l'histoire passée et présente (et même, jusqu'à un
certain point, à venir) n'est pas moins absurde que dire que
nous possédons enfin le secret de la nature. Il l'est même plus,
à cause précisément de ce qui fait de l'histoire une histoire,
et de la connaissance historique une connaissance historique.
>
SUJET ET OBJET DE LA CONNAISSANCE HISTORIQUE.
Lorsqu'on parle de l'histoire, qui parle ? C'est quelqu'un
d'une époque, d'une société, d'une classe donnée - bref, c'est
un être historique lui-même. Or cela même, qui fonde la possi-
bilité d'une connaissance historique (car seul un être histori-
que peut avoir une expérience de l'histoire et en parler),
interdit que cette connaissance puisse jamais acquérir le statąt
d'un savoir achevé et transparent - puisqu'elle est elle-même,
dans son essence, un phénomène historique qui demande à
être saisi et interprété comme tel.
Il ne faut pas confondre cette idée avec les affirmations
du scepticisme ou du relativisme naïf : ce que chacun dit n'est
jamais qu'une opinion, en parlant on se trahit soi-même plutôt
qu'on ne traduit quelque chose de réel. Il y a bel et bien autre
chose que la simple opinion (sans quoi ni discours, ni action,
ni société ne seraient jamais possibles), on peut contrôler ou
éliminer les préjugés, les préférences, les haines, appliquer
les règles de l' « objectivité scientifique ». Il n'y a pas que
des opinions qui se valent, et Marx par exemple est un grand
économiste, même lorsqu'il se trompe, tandis que François
Perroux n'est qu'un bavard, même lorsqu'il ne se trompe pas.
Mais toutes les épurations faites, toutes les règles appliquées
et tous les faits respectés, il reste que celui qui parle n'est
« conscience transcendantale », il est un être histo-
rique, et cela n'est pas un accident malheureux, c'est une
condition logique (une « condition transcendantale ») de la
connaissance historique. De même que seuls des êtres naturels
(aussi naturels) peuvent se poser le problème d'une science
de la nature, car seuls des êtres de chair peuvent avoir une
expérience de la nature (4), seuls des êtres historiques peuvent
pas une
(4) En termes de philosophie kantienne : la corporalité du sujet
est une condition transcendantale de la possibilité d'une science de
la nature, et, par voie de conséquence, tout ce que cette corporalité
implique.
23
-
se poser le problème de la connaissance de l'histoire, car eux
seuls peuvent avoir l'histoire comme objet d'expérience. Et,
de même qu'avoir une expérience de la nature n'est pas sortir
de l'Univers et le contempler, de même, avoir une expérience
de l'histoire ce n'est pas la considérer de l'extérieur comme
un objet achevé et posé en face car une telle histoire n'a
jamais été et ne sera jamais donnée à personne comme objet
d'enquête.
Avoir une expérience de l'histoire en tant qu'être histo-
rique c'est être dans et de l'histoire, comme aussi être dans et
de la société. Et, en laissant de côté d'autres aspects de cette
implication, cela signifie :
penser nécessairement l'histoire en fonction des caté-
gories de son époque et de sa société catégories qui sont
elles-mes un produit de l'évolution historique (5).
penser l'histoire en fonction d'une intention pratique
ou d'un projet projet qui fait lui-même partie de l'histoire.
Cela Marx non seulement le savait, il a été le premier à
le dire clairement. Lorsqu'il raillait ceux qui croyaient
« pouvoir sauter par-dessus leur époque » il dénonçait l'idée
qu'il puisse jamais y avoir un sujet théorique pur produisant
une connaissance pure de l'histoire, que l'on puisse jamais
déduire a priori les catégories valant pour tout matériel histo-
rique (autrement que comme abstractions plates et vides) (6).
Lorsqu'en même temps il dénonçait les penseurs bourgeois de
son époque, qui à la fois appliquaient naïvement aux périodes
précédentes des catégories qui n'ont un sens que relativement
au capitalisme et refusaient de relativiser historiquement ces
dernières (« pour eux, il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a
plus » disait-il dans une phrase qu'on croirait forgée à l'in-
tention des « marxistes ») et affirmait que sa propre théorie
correspondait au point de vue d'une classe, le prolétariat révo-
lutionnaire, il posait pour la première fois le problème de ce
qu'on a appelé depuis le socio-centrisme (le fait que chaque
société se pose comme le centre du monde et regarde toutes
les autres de son propre point de vue) et tentait d'y répondre.
Nous avons essayé de montrer (7) que Marx n'a
pas
fina-
lement surmonté ce socio-centrisme et que l'on trouve chez
lui ce paradoxe d’un penseur qui a pleinement conscience de
la relativité historique des catégories capitalistes et qui en
même temps les projette (ou les rétro-jette) sur l'ensemble de
l'histoire humaine. Qu'il soit bien compris qu'il ne s'agit pas
(5) V. la première partie de ce texte, nº 36 de cette revue, pp. 6-7
et 20-21.
(6) V. par exemple sa critique des abstractions des économistes
bourgeois, dans l'Introduction à une critique de l'économie politique
(publiée avec la Contribution à la critique de l'économie politique,
trad. Laura Lafargue, en particulier p. 308 et suiv.).
(7) Dans la première partie de ce texte, l. c., p. 21 à 25.
24
là d'une critique de Marx, mais d'une critique de la connais-
sance de l'histoire. Le paradoxe en question est constitutif de
toute tentative de penser l'histoire (8). Il est nécessaire, il est
inévitable que, perchés un siècle plus haut, nous puissions
relativiser plus fortement certaines catégories, dégager plus
clairement ce qui, dans une grande théorie, l'attache solide-
ment à son époque particulière et l'y enracine. Mais c'est parce
que elle est enracinée dans son époque, que la théorie est
grande. Prendre conscience du problème du socio-centrisme,
essayer d'en réduire tous les éléments saisissables est la pre-
mière démarche inévitable de toute pensée sérieuse. Croire
que l'enracinement n'est que du négatif, et qu'on devrait et
pourrait s'en débarrasser en fonction d'une épuration indéfinie
de la raison, c'est l'illusion d'un rationalisme naïf. Ce n'est
pas
seulement que cet enracinement est la condition de notre
savoir, que nous ne pouvons réfléchir sur l'histoire que parce
que, êtres historiques nous-mêmes, nous sommes pris dans une
société en mouvement, nous avons une expérience de la structu-
ration et de la lutte sociale. Il est condition positive, c'est notre
particularité qui nous ouvre l'accès à l'universel. C'est parce
que nous sommes attachés à une vision, à une structure caté-
goriale, à un projet donnés que nous pouvons dire quelque
chose de signifiant sur le passé. Ce n'est que lorsque le présent
est fortement présent, qu'il fait voir dans le passé autre chose
et plus que le passé ne voyait en lui-même. D'une certaine
façon, c'est parce que Marx projette quelque chose sur le
passé, qu'il y découvre quelque chose. C'est une chose de criti.
quer, comme nous l'avons fait, ces projections en tant qu'elles
se donnent comme vérités intégrales, exhaustives et systéma-
tiques. C'en est une autre, que d'oublier que, pour « arbi-
traire » qu'elle soit, la tentative de saisir les sociétés précéden-
tes sous les catégories capitalistes a été chez Marx d'une
fécondité immense même si elle a violé la « vérité propre »
à chacune de ces sociétés. Car en définitive, précisément, il
n'y a pas de telle « vérité propre » ni celle que dégage le
matérialisme historique, certes, mais pas davantage celle que
révélerait une tentative, combien utopique et combien socio-
centrique finalement, de « penser chaque société pour elle-
même et de son propre point de vue ». Ce qu'on peut appeler
la vérité de chaque société, c'est sa vérité dans l'histoire, pour
elle-même aussi mais pour toutes les autres également, car
le paradoxe de l'histoire consiste en ceci que chaque civili-
sation et chaque époque, du fait qu'elle est particulière et
dominée par ses propres obsessions, arrive à évoquer et à
dévoiler dans celles qui la précèdent ou l'entourent des signi-
(8). De penser sérieusement et profondément. Chez les auteurs
naïfs il n'y a pas de paradoxe, rien que la platitude simple de
projections ou d'un relativisme également non-critiques.
25
fications nouvelles. Jamais celles-ci ne peuvent épuiser ou
fixer leur objet, ne serait-ce que parce qu'elles deviennent tôt
ou tard elles-mêmes objet d'interprétation (nous essayons
aujourd'hui de comprendre comment et pourquoi la Renais-
sance, le XVIIe et le XVIIIe siècles ont vu de façon tellement
différente chacun l'antiquité classique) ; jamais non plus
elles ne se réduisent aux obsessions de l'époque qui les a
dégagées, car alors l'histoire ne serait que juxtaposition de
délires et nous ne pourrions même pas lire un livre du passé.
Ce paradoxe constitutif de toute pensée de l'histoire, le
marxisme essaie, on le sait, de le dépasser.
Ce dépassement résulte d'un double mouvement. Il y a
une dialectique de l'histoire, qui fait que les points de vue
successifs des diverses époques, classes, sociétés, entretiennent
entre eux un rapport défini (même s'il est très complexe). Ils
obéissent à un ordre, ils forment système qui se déploie dans
le temps, de sorte que ce qui vient après dépasse (supprime
en conservant) ce qui était avant. Le présent comprend le passé
(comme moment « surmonté ») et de ce fait il peut le com-
prendre mieux que ce passé ne se comprenait lui-même. Cette
dialectique est, dans son essence, la dialectique hegelienne ;
que ce qui était chez Hegel le mouvement du logos devienne
chez Marx le développement des forces productives et la suc-
cession de classes sociales qui en marque les étapes n'a pas, à
cet égard, de l'importance. Chez l'un et chez l'autre, Kant
« dépasse » Platon et la société bourgeoise est « supérieure »
à la société antique. Mais cela prend de l'importance à un
autre égard et c'est là le deuxième terme du mouvement.
Parce que précisément cette dialectique est la dialectique de
l'apparition successive des diverses classes dans l'histoire, elle
n'est plus nécessairement infinie en droit (9) ; or, l'analyse
historique montre qu'elle peut et doit s'achever avec l'appa-
rition de la « dernière classe », le prolétariat. Le marxisme est
donc une théorie privilégiée parce qu'elle représente « le point
de vue du prolétariat » et que le prolétariat est la dernière
classe non pas dernière en date simplement, car alors nous
resterions toujours attachés, à l'intérieur de la dialectique
historique, à un point de vue particulier destiné à être rela-
tivisé par la suite ; mais dernière absolument, en tant qu'il
doit réaliser la suppression des classes et le passage à la « vraie
histoire de l'humanité ». Le prolétariat est classe universelle,
c'est parce qu'il n'a pas d'intérêts particuliers à faire valoir
qu'il peut aussi bien réaliser la société sans classes qu'avoir
sur l'histoire passée un point de vue « yrai » (10).
(9) La nécessité d'une telle infinité, et la nécessité de son
contraire, est une des impossibilités de l'hégélianisme, et, en fait,
de toute dialectique prise comme système. On y reviendra plus loin.
(10) C'est Lukács, dans Histoire et conscience de classe, qui a
développé avec le plus de profondeur et de rigueur ce point de vue.
26
Nous ne pouvons pas, aujourd'hui, maintenir cette façon
de voir, pour de nombreuses raisons. Nous ne pouvons pas
nous donner d'avance une dialectique achevée ou sur le point
de s'achever de l'histoire, fut-elle qualifiée de « pré-histoire ».
Nous ne pouvons pas nous donner la solution avant le pro-
blème. Nous ne pouvons pas nous donner d'emblée une dialec-
tique quelle qu'elle soit, car une dialectique postule la ratio-
nalité du monde et de l'histoire, et cette rationalité est pro-
blème, tant théorique que pratique. Nous ne pouvons pas
penser l'histoire comme une unité, nous cachant les énormes
problèmes que cette expression cache dès qu'on lui donne un
sens autre que formel, ni comme unification dialectique pro-
gressive, car Platon ne se laisse pas résorber par Kant ni le
gothique par le rococo, et dire que la supériorité de la culture
espagnole sur celle des Aztèques a été prouvée par l'extermi. .
nation de ces derniers laisse un résidu d'insatisfaction aussi
bien chez l’Aztèque survivant que chez nous qui ne compre-
nons pas en quoi et pourquoi l'Amérique précolombienne cou-
vait elle-même sa suppression dialectique par sa rencontre
avec des cavaliers porteurs d'armes à feu. Nous ne pouvons
pas fonder la réponse finale aux problèmes ultimes de la
pensée et de la pratique sur l'exactitude de l'analyse par Marx
de la dynamique du capitalisme, maintenant que nous savons
que cette exactitude est illusoire, mais même si nous ne le
savions pas. Nous ne pouvons pas poser
d'emblée une théorie,
fut-ce la nôtre, comme « représentant le point de vue du prolé-
tariat >> car, l'histoire d'un siècle l'a montré, ce point de vue
du prolétariat, loin d'offrir la solution de tous les problèmes,
est lui-même un problème dont seul le prolétariat (disons,
pour éviter les arguties, l'humanité qui travaille) pourra
inventer ou ne pas inventer la solution. Nous ne pouvons en
tout cas poser le marxisme comme représentant ce point de
vue car il contient, profondément inbriqués à son essence,
des éléments capitalistes et que, non sans rapport avec cela,
il est aujourd'hui l'idéologie en acte de la bureaucratie par-
tout et celle du proletariat nulle part. Nous ne pouvons pas
penser que, le prolétariat fût-il la dernière classe et le
marxisme son représentant authentique, sa vision de l'histoire
est la vision qui clot définitivement toute discussion. La rela-
tivité du savoir historique n'est pas seulement fonction de sa
production par une classe, elle est aussi fonction de sa produc-
tion dans une culture, à une époque, et ceci ne se laisse pas
résorber par cela. La disparition des classes dans la société
future n'éliminera pas automatiquement toute différence quant
aux vues sur le passé qui pourront y exister, ne conférera
pas à celle-ci une coïncidence immédiate à leur objet, ne les
soustraira pas à une évolution historique. En 1919 Lukács,
alors Ministre de la Culture du gouvernement révolutionnaire
hongrois, disait dans un discours officiel, à mots couverts :
27
maintenant que le prolétariat est au pouvoir, nous n'avons
plus besoin de maintenir une vision unilatérale du passé (11).
En 1964, lorsque le prolétariat n'est au pouvoir nulle part,
nous avons encore moins la possibilité de le faire.
Bref, nous ne pouvons plus maintenir la philosophie
marxiste de l'histoire.
III.
LA PHILOSOPHIE MARXISTE DE L'HISTOIRE
La théorie marxiste de l'histoire se présente en premier
lieu comme une théorie scientifique, donc comme une géné-
ralisation démontrable ou contestable au niveau de l'enquête
empirique. Cela, elle l'est indiscutablement et comme telle, il
était inévitable qu'elle connaisse le sort de toute théorie scien-
tifique importante. Après avoir produit un bouleversement
énorme et irréversible dans notre manière de voir le monde his-
torique, elle est dépassée par la recherche qu'elle a elle-même
déclenchée, et doit prendre sa place dans l'histoire des théo-
ries, sans que cela mette en question l'acquis qu'elle lègue. On
peut dire, comme Che Guevara, qu'il n'est pas plus nécessaire
de dire aujourd'hui qu'on est marxiste, qu'il n'est besoin de
dire qu'on est pasteurien ou newtonien à condition de com-
prendre vraiment ce que cela veut dire : tout le monde est
« newtonien » au sens qu'il n'est pas question de revenir à la
manière de poser les problèmes ou aux catégories antérieures
à Newton ; mais personne n'est plus réellement « newtonien »,
car personne ne peut plus être partisan d'une théorie qui est
purement et simplement fausse (12).
Mais à la base de cette théorie de l'histoire, il y a une
philosophie de l'histoire, profondément et contradictoirement
tissée avec elle, et elle-même contradictoire comme on le verra.
Cette philosophie n'est ni ornement ni complément, elle est
nécessairement fondement. Elle est le fondement aussi bien
de la théorie de l'histoire passée, que de la conception poli-
tique, de la perspective et du programme révolutionnaires.
L'essentiel, c'est qu'elle est une philosophie rationaliste, et,
comme toutes les philosophies rationalistes, se donne d'avance
la solution de tous les problèmes qu'elle pose.
(11) V. « Le changement de fonction du matérialisme histo-
rique », dans Histoire et conscience de classe, en particulier pp. 258-9,
274-5, 282, 284-5.
(12) Bel et bien fausse, et non pas « approximation améliorée
par les théories ultérieures ». L'idée des « approximations succes-
sives », d'une accumulation additive des vérités scientifiques, est
un non-sens progressiste du xixe siècle, qui domine encore largement
la conscience des scientifiques.
28
en
ce
sens
LE RATIONALISME OBJECTIVISTE.
La philosophie de l'histoire marxiste est d'abord et surtout
un rationalisme objectiviste. On le voit déjà dans la théorie
marxiste de l'histoire appliquée à l'histoire passée. L'objet de.
la théorie de l'histoire, c'est un objet naturel et le modèle
qui lui est appliqué est un modèle analogue à celui des scien-
ces de la nature. Des forces agissant sur des points d'appli-
cation définis produisent des résultats prédéterminés selon
un grand schéma causal qui doit expliquer aussi bien la sta-
tique que la dynamique de l'histoire, la constitution et le
fonctionnement de chaque société autant que le déséquilibre
et le bouleversement qui doivent la conduire à une forme
nouvelle. L'histoire passée est donc rationnelle,
que tout s'y est déroulé selon des causes parfaitement adéqua-
tes et pénétrables par notre raison en son état de 1859. Le
réel est parfaitement explicable ; en principe, il est d'ores et
déjà expliqué. (on peut écrire des monographies sur les causes
économiques de la naissance de l'Islam au vile siècle, elles
vérifieront la théorie matérialiste de l'histoire et ne nous
apprendront rien sur elle). Le passé de l'humanité est confor-
me à la raison, en ce sens que tout y a une raison assignable
et que ces raisons forment système cohérent et exhaustif.
Mais l'histoire à venir est tout aussi rationnelle, car elle
réalisera la raison, et cette fois-ci dans un deuxième sens : le
sens non plus seulement du fait, mais de la valeur. L'histoire
à venir sera ce qu'elle doit être, elle verra naître une société
rationnelle qui incarnera les aspirations de l'humanité,
l'homme sera enfin humain (ce qui veut dire que son exis-
tence coïncidera avec son essence et son être effectif réalisera
son concept).
Enfin, l'histoire est rationnelle dans un troisième sens :
de la liaison du passé et de l'avenir, du fait qui deviendra
nécessairement valeur, de cet ensemble de lois quasi-naturelles
aveugles qui aveuglement ceuvrent à la production de l'état le
moins aveugle de tous : celui de l'humanité libre. Il y a donc
une raison immanente aux choses, qui fera surgir une société
miraculeusement conforme à notre raison.
L'hégélianisme, on le voit, n'est pas en réalité dépassé.
Tout ce qui est, et tout ce qui sera, réel, est et sera rationnel.
Qu’Hegel arrête cette réalité et cette rationalité au moment
où apparaît sa propre philosophie, tandis que Marx les pro-
longe indéfiniment, jusques et y compris l'humanité commu-
niste, n'infirme pas ce que nous disons, plutôt le renforce.
L'empire de la raison qui, dans le premier cas, embrassait
(par un postulat spéculatif nécessaire) ce qui est déjà donné,
s'étend maintenant aussi sur tout ce qui pourra jamais être
donné dans l'histoire. Que ce que l'on peut dire dès mainte-
nant sur ce qui sera devienne de plus en plus vague au fur
29
et à mesure que l'on s'éloigne du présent, cela relève des limi-
tations contingentes de notre connaissance et surtout de ce
qu'il s'agit de faire ce qui est à faire aujourd'hui et non pas
de « fournir des recettes pour les cuisines socialistes de l'ave-
nir ». Mais cet avenir est d'ores et déjà fixé dans son principe :
il sera liberté, comme le passé et le présent a été et est
nécessité.
Il y a donc une « ruse de la raison », comme disait le vieil
Hegel, il y a une raison au travail dans l'histoire, garantissant
que l'histoire passée est compréhensible, que l'histoire à venir
est souhaitable et que la nécessité apparemment aveugle des
faits est secrètement agencée pour accoucher du bien.
Le simple énoncé de cette idée suffit pour faire percevoir
la foule extraordinaire de problèmes qu'elle masque. Nous ne
pouvons en aborder, et brièvement, que quelques-uns.
LE DETERMINISME.
Dire que l'histoire passée est compréhensible, au sens de
la conception marxiste de l'histoire, veut dire qu'il existe un
déterminisme causal sans faille « importante » (13), et que
ce déterminisme est, au second degré si l'on peut dire, porteur
de significations qui s'enchaînent dans des totalités elles-
même signifiantes. Or ni l'une ni l'autre de ces idées ne peut
être acceptée sans plus.
Il est certain que nous ne pouvons pas penser l'histoire
sans la catégorie de la causalité, et même que, contrairement
à ce qu'ont affirmé des philosophes idéalistes, l'histoire est par
excellence le domaine où la causalité a pour nous un sens, puis-
qu'elle y prend au départ la forme de la motivation et que
donc nous pouvons comprendre un enchaînement « causal »,
ce que nous ne pouvons jamais dans le cas des phénomènes
naturels. Que le passage du courant électrique rende la lampe
incandescente, ou que la loi de la gravitation fasse que la lune
se trouve à tel moment tel endroit du ciel, sont et resteront
toujours pour nous des connexions extérieures, nécessaires,
prévisibles mais incompréhensibles. Mais que A marche sur
les pieds de B, que B l'injurie, et que A réponde par un
soufflet, nous comprenons la nécessité de l'enchaînement lors
même que nous pouvons le considérer comme contingent
(reprocher aux participants de s'être laissés « emporter » tan-
dis qu'ils « auraient pu » se contrôler tout en sachant, par
notre expérience, qu'à certains moments on ne peut pas ne
pas se laisser emporter). Plus généralement, que ce soit sous
la forme de la motivation, sous celle du moyen technique
indispensable, du résultat qui se réalise parce qu'on en a posé
intentionnellement les conditions, ou de l'effet inévitable
(13) V. plus haut, note 2.
30
même si non voulu de tel acte, nous pensons et nous faisons
constamment notre vie et celle des autres sous le mode de la
causalité.
Il y a du causal, dans la vie sociale et historique, parce
qu'il y a du « rationnel subjectif » : la disposition des troupes
carthaginoises à Cannes (et leur victoire) résulte d'un plan
rationnel d’Annibal. Il y en a aussi, parce qu'il y a du « ration-
nel objectif », parce que des relations causales naturelles et des
nécessités purement logiques sont constamment présentes dans
les relations historiques : sous certaines conditions techniques
et économiques, production d'acier et extraction de charbon se
trouvent entre elles dans une relation constante et quantifia-
ble (plus généralement, fonctionnelle). Et il y a aussi du
< causal brut », que nous constatons sans pouvoir le réduire à
des relations rationnelles subjectives ou objectives, des corré-
lations établies dont nous ignorons le fondement, des régula-
rités de comportement, individuelles ou sociales, qui restent
de purs faits.
L'existence de ces relations causales de divers ordres per-
met, au-delà de la simple compréhension des comportements
individuels ou de leur régularité, d'enserrer ceux-ci dans des
« lois », et de donner à ces lois des expressions abstraites d'où
le contenu « réel » des comportements individuels vécus a été
éliminé. Ces lois peuvent fonder des prévisions satisfaisantes
(qui se vérifient avec un degré de probabilité donné). Il y a
ainsi, par exemple, dans le fonctionnement économique du
capitalisme une foule extraordinaire de régularités observa-
bles et mesurables, que l'on peut appeler, en première approxi-
mation, des « lois », et qui font que sous un grand nombre