mourrait pour ce quelque chose, afficher une opinion ne veut
pas dire que l'esprit en soit infecté : pour en juger il faut
d'autres éléments. Or pour juger de la profondeur avec laquelle
la notion de hiérarchie agit sur l'esprit des hommes qui tra-
vaillent aujourd'hui, l'on dispose d'un symptôme infiniment
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plus important et plus grave : l'irresponsabilité. Car l'irres-
ponsabilité n'est pas une simple opinion, et elle est plus
qu'une attitude : elle se confond avec la structure même de la
personnalité, elle introduit, à l'intérieur de l'homme, jusque
dans son domaine le plus privé, la privation de responsabi-
lité qui est le fondement même de la hiérarchie.
Un homme qui aurait contemplé le monde au début du
siècle, ou même entre les deux guerres mondiales, aurait vu
un univers dominé par les luttes et les souffrances, mais où
la responsabilité, en tant qu'attitude vis-à-vis de soi-même et
des collectivités auxquelles l'on appartenait, était un trait
dominant aussi bien des individus que des mouvements
sociaux. Mais aujourd'hui, s'il songe à la société dans laquelle
il vit, aux collectivités qu'il connaît, à lui-même, à son propre
comportement, à la manière dont il affronte ses problèmes
personnels nul être ne peut s'empêcher de remarquer en
lui et autour de lui, dans sa famille et dans son bureau ou
atelier, une énorme et stupéfiante irresponsabilité. Ce n'est
pas seulement la société dans laquelle ont vit qui paraît trop
vaste, trop complexe ; ce n'est pas seulement l'usine ou l'admi.
nistration dans laquelle on travaille qui semble lointaine, dif-
férente de soi, abstraite ;' ce n'est pas seulement le travail
qui fatigue et ennuie, tourne en dérision les efforts, décourage
l'initiative. Car maintenant c'est l'existence elle-même qui
semble basculer du côté des choses que l'on ne veut plus ou
que l'on ne peut plus contrôler : les hommes subissent leur
vie privée comme ils subissent leur travail, les problèmes de
leur famille deviennent aussi complexes que ceux de leur
usine, tout leur échappe --- même leurs enfants. Qui aurait
l'audace de demander à un homme de rendre compte de sa
vie ? Il vous reprocherait, si vous vous y risquiez, de tenter
de l'en rendre responsable.
Or, l'irresponsabilité est à la fois la condition et l'effet
de la hiérarchie en tant que système. La condition, puisque
l'essence même du système consiste à priver les hommes de
la responsabilité de leurs actes. Il s'agit, il est vrai, d'une
privation graduelle : elle est absolue, à la base, au niveau du
pur exécutant, puis s'atténue au fur et à mesure que l'on
considère des niveaux hiérarchiques plus élevés, jusqu'au
moment (plus théorique que réel) ou l'on atteint la responsa-
bilité totale. Quel que soit, cependant, le niveau (à l'exception
des derniers degrés, ceux des dirigeants à proprement parler)
un degré d'irresponsabilité persiste, et doit persister, puisque
chacun doit se reconnaître comme incapable, en droit ou
en fait, de résoudre une partie de ses propres problèmes
la solution de ces problèmes relevant du niveau hiérarchique
supérieur. Inversement l'irresponsabilité est un effet du sys-
tème, qui va au-delà de ce qui serait nécessaire à son bon