SOCIALISME OU BARBARIE
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L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
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SOCIALISME OU BARBARIE
L'homme révolutionné
et l'homme révolutionnaire
(L'homme marxien, l'homme freudien et la
révolution du XX° siècle)
L'ANTHROPOLOGIE RESTREINTE DE MARX
Marx approfondit la politique philosophée du 18e siècle,
la politique révolutionnée par la révolution française, lors-
qu'il fonde une politique pour que le genre humain trouve
(retrouve ?) la vérité de sa nature. Aussi pose-t-il à la base
de sa conception l'homme générique. Celui-ci accomplit son
histoire comme recherche productrice de son propre être
mais à travers perte de substance (aliénation) et déchirement
(exploitation). Marx conçoit une politique anthropologique
qui puisse supprimer l'exploitation et réduise l'aliénation.
C'est la politique révolutionnaire du prolétariat industriel
dans la société capitaliste. Je ne reviens pas sur des thèmes
archiconnus.
A) Le principe anthropologique.
De sa critique de la philosophie, Marx fait sortir un
homme générique armé de pied en cap. C'est un Prométhée,
bâtard de l’Esprit du Monde hégélien et du bipède proprié-
taire-jouisseur-du-monde de l'humanisme bourgeois. Il porte
au poing le feu du forgeron, mais sa flamme est toute tournée
vers les ténèbres extérieures. Il souffre d'une imbécillité qui
le fait secréter rêves, mythes, institutions, dans lesquels il
aliène sa substance. Marx annonce qu'il réduira son imbécil-
lité en prenant possession de la nature.
L'homme générique de Marx n'est pas simple. Il embrasse
de multiples dimensions anthropologiques. Mais son noyau,
auquel tout le reste s'ordonne, est simple par insuffisance.
.
(N. D. L. R.) Les idées de ce texte ne sont pas nécessairement
celles de Socialisme ou Barbarie.
1
1. Ce qui manque au regard de Marx sur l'homme, c'est
l'étonnement sur la condition humaine. « Quelle chimère est-
ce donc que l'homme ! Quelle méchanceté ! Quel chaos !
Quel sujet de contradictions ! Juge de toutes choses, imbécile
ver de terre dépositaire du vrai, amas d'incertitudes, monstre
incompréhensible ». L'interrogation de Pascal soumet au cen-
tre de la pensée la difficulté du problème humain. La pensée
n'a pas cessé de se briser sur cette interrogation. Il est si
terrible de penser vraiment l'homme que Pascal tombe lui
aussi d'une vertigineuse chute d'Icare, vers le gouffre céleste.
Certes l'interrogation de Pascal est historiquement et idéologi-
quement déterminée. Il y a une idéologie dans le caractère
exclamatif, pathétique, interrogatif, suspensif de la phrase.
Mais toute pensée forte attaque aussitôt la surface historique
où elle est née et atteint le tuf humain. La phrase de Pascal
ouvre le problème de l'homme dans sa multidimensionnalité et
son étrangeté, plus largement et intensivement que ne l'a fait
encore nulle anthropologie. Elle doit être la question première
de toute recherche, non seulement anthropologique, mais poli-
tique. La politique qui se fonde sur un homme amputé, sché-
matisé, idéologisé sera une politique amputée, schématisée,
idéologisée, qui réalisera une œuvre étrangère aux fins qu'elle
se proposait.
2. Tout s'articule, chez l'homme de Marx, autour du
noyau producteur. L'homme producteur ne considère que
comme satellites dérivés ou aliénés l'homme jouisseur-
consommateur, l'homme ludique, l'homme imaginaire, l'hom-
me mythologique. L'aliénation, où se situent rêves et mythes,
est conçue comme déperdition ; le rêve est conçu coinme disso-
lution seulement, jamais comme revitalisation du réel ; l'alié-
nation est toujours dérive ; dérivation à sens unique, jamais
échange, participation. L'affirmation d'un pouvoir, l'aména-
gement d'une technique, semblent toujours plus vrais, authen-
tiques, « réels » à l'homme marxien qu'une extase ou
adoration.
Il manque à l'homme générique de Marx un second noyau
le noyau de la psyche - qui vienne s'accoler au noyau de
l'homo faber. C'est en la psyche que confluent pour s'ordonner
et se désordonner, les puissances affectives et la puissance
mentale. Mais Marx ne cherche rien de radical ni de cardinal
dans le gouffre psycho-affectif. Et sont absentes de l'homme
générique : l'angoisse (concept cardinal qui traversera la pen-
sée moderne de Kirkegaard à Freud et Heidegger), la volon
de puissance (toujours implicite dans la vision historique de
Marx, jamais émergée), la poésie, la folie, le mystère.
L'amour et la haine, l'imaginaire et l'inconscience sont
pour « l'homme générique », des données, non des problèmes
ou des catégories structurales. Marx ne les ignore pas, mais il ne
une
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cherche pas à élucider l'expérience de l'amour ni à élucider
l'expérience du rêve.
L'homme de Marx n'est pas simple. Sa dualité s'exprime
à travers la dialectique qui le pousse à acquérir sa liberté par
le chemin de la servitude, à chercher son unité à travers la
division du travail, à marcher vers la plénitude par la voie
du déchirement. Etre dialectique, l'homme de Marx porte la
contradiction en lui. Mais cette contradiction semble plus
logique qu’existentielle. Mais la dualité, voire la multiplicité,
voire encore la multidimensionnalité ne sont pas conçues
comme structures nucléaires de l'être humain. La dualité de
la conscience et de l'inconscience est posée comme devant se
résorber dans les progrès de la conscience - la désaliénation,
et non comme duplicité fondamentale. Le « je est un autre »
pourrait être admis comme formulation poétique de l'alié-
nation, non comme structure de la personne. En un mot
l'homme dialectique de Marx ne se regarde jamais au miroir,
ne s'inquiète jamais de son ombre ; ne plonge pas aux profon-
deurs de l'homo duplex (et multiplex).
Marx dit admirablement le rapport dialectique de
l'homme avec la nature, la continuité-discontinuité entre l'his-
toire naturelle et l'histoire humaine. Mais si l'homme est
posé à la fois comme héritier et maître de la nature, comme
être biologique et être culturel, le rapport anthropo-cosmo-
logique n'est pas posé comme osmose ; l'affectivité étant cons-
tamment sous-estimée, c'est le rapport poétique de l'homme
avec le cosmos qui est négligé.
L'homme générique de Marx se meut dans le concret, le
réel. C'est l'homme réel, concret. Mais ce concret et ce réel
sont singulièrement étroits. La géniale critique de Marx a omis
de critiquer la notion même du réel. Le réel pratique de
Marx est celui de l'optique bourgeoise ; la science moderne en
a fait un île entre microcosme et macrocosme, le surréalisme
en a fait une banlieue. Marx ne se meut que dans un réel
restreint. C'est pourquoi chez lui l'homme imaginaire est un
dérivé-dégradé de l'homme réel, mais ne s'inscrit pas dans la
réalité de l'homme.
3
3. --- L'homme générique de Marx est à mi-chemin entre
un homme philosophique et l'homme empirique des sciences
de l'homme. D'où sa richesse potentielle, car il maintient la
communication entre recherche particulière et pensée géné-
rale sur l'homme. D'où aussi sa pauvreté relative : il garde
quelque chose de l'abstraction philosophique et il n'est pas
assez enrichi par les alluvions des sciences humaines.
Ainsi, l'homme de Marx, qui ouvre la voie à l'anthropo-
logie générale, demeure à demi-abstrait, demi-concret, à demi-
engagé dans sa gangue philosophique. Et surtout, il lui man.
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un
que
deuxième noyau
ou plutôt un deuxième pôle
nucléaire...
Il y a chez Marx des avancées géniales dans la voie d'une
anthropologie totale -- notamment la thèse du fétichisme -
mais que l'appareil mononucléaire ne permet pas d'exploiter.
B) La dialectique de l'histoire.
Marx arrête trop tôt son prodigieux effort anthropolo-
gique. La fulgurante thèse sur Feuerbach qui répudie la
compréhension du monde au profit de la transformation
constitue comme le « pleur de joie » de Marx, Marx dès lors
cesse son effort pour comprendre l'homme dans le monde,
selon un mouvement quasi-pascalien où la « praxis » rem-
placera le Dieu d'Abraham.
L'entreprise transformatrice révolutionnaire - s'ap-
puiera sur une notion atrophiée de l'homme, privilégiant
tout ce qui concerne la production.
La clé de la dialectique se situera dans les processus de
production et la clef de la libération de l'homme se trouvera
dans l'appropriation collective des moyens de production.
Mais en fait, implicitement, le génie de Marx pose un pro-
blème plus vaste, une contradiction dramatique.
D'une part, la solution socialiste suppose qu'il suffirait
de briser l'infrastructure de la société capitaliste pour que
se libère, une « bonté » de l'homme, qui ferait progresser
l'histoire par le bon côté.
Mais d'autre part, Marx remarque constamment que le
progrès historique s'est effectué par le « mauvais côté », c'est-
à-dire à travers l'exploitation et l'aliénation. La vision
marxienne de l'histoire est pessimiste dans son optimisme (du
progrès, du développement) puisque rien n'a pu encore
contester la prédominance du mauvais côté du progrès.
Aussi le problème des aptitudes de l'homme à la
« bonté », c'est-à-dire à faire progresser l'histoire du bon côté,
est le problème qui crie silencieusement dans toute l'oeuvre
de Marx.
Le problème des aptitudes à la bonté renvoie au pro-
blème psycho-affectif classiquement dit de la « nature
humaine », celui-là même qu'omet la recherche anthropolo-
gique de Marx, mais que pose - implicitement sa dialec-
tique de l'histoire. Peut-être, inconsciemment, Marx n'a-t-il
osé pénétrer dans la profondeur anthropologique de l'exploi.
tation de l'homme par l'homme (ce que Hegel tenta, mais
dans un sens seulement, à travers le rapport maître-esclave de
la Phénoménologie de l'Esprit), de crainte de trouver un os
irréductible ?
Implicitement, l'homme est bon-mauvais chez Marx.
Implicitement le lien entre le bon et le mauvais côté de l'his-
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cours nouveau
toire, si variable soit-il, est indissoluble. Implicitement, et
même explicitement le chemin de l'aliénation et celui de la
désaliénation ne sauraient être dissociés. Comment dès lors
espérer un
ce que Marx appellera la fin
de la préhistoire humaine ?
Certes, on pourrait ainsi lever la contradiction : l'exploi-
tation est la donnée cardinale de l'histoire humaine, mais
parce que cette histoire a été dominée
été dominée par la pénurie
et la rareté, par le sous-développement économique (pour
prendre les mauvais mots à la mode qui permettent la
rapide communication des idées approximatives) ; le déve-
loppement des forces productives, provoqué par le capita-
lisme et le provoquant, provoquant par conséquence dialec-
tique le socialisme, permettra d'abolir l'exploitation en abolis-
sant sa cause profonde : le faible développement des forces
productives.
Cette réponse confond la cause et la condition de l'exploi-
tation. La condition de l'exploitation a peut-être été le sous-
développement, ou la rareté, mais la cause tient ailleurs. Il
faut se demander pourquoi la rareté ou le sous-développement
ont provoqué l'exploitation plutôt que la solidarité, pourquoi
les formes autoritaires, aliénantes, dominatrices, ont presque
toujours prévalu sur les formes coopératrices, libertaires,
égalitaires d'organisation sociale, lesquelles seraient les répon-
ses logiques, rationnelles au dénuement beaucoup plus qu'à
l'abondance. Pour Marx, il semble logique, « normal » qu'un
groupe ne cherche qu'à exploiter un autre. Cette constatation
à la Rochefoucauld, Marx ne peut la submerger que par une
espérance titanesque. Marx reste inconsciemment conscient
de la difficulté du problème de l'exploitation, puisqu'il n'en
voit de solution que dans une conjoncture historique-sociolo-
gique particulièrement favorable (développement et crise du
capitalisme) dominée par le rôle démiurgique d'une classe
exceptionnellement douée de « bonté » historique : le prolé-
tariat industriel. Il ne faut pas qu'il y ait faille dans l'en-
chainement et l'interdépendance entre le développement capi-
taliste, la radicalisation de la lutte des classes, l'aliénation
extrême du travail, le développement du prolétariat industriel
comme classe majoritaire consciente du processus historique,
porteuse de la revendication universelle du genre humain,
vouée à révolutionner la société, apte à gérer collectivement
et démocratiquement les forces productrices... Ce qui signifie
que la solution au problème de l'humanité est extrêmement
hasardeuse ; il suffirait pour la compromettre en toute ortho-
doxie marxiste, soit que le développement capitaliste modifie
son cours, soit que le progrès technique modifie la structure
industrielle et la situation de la classe ouvrière, soit que le
prolétariat n'ait pas le privilège, bien que victime de la pire
exploitation, de la conscience lucide, soit qu'il cesse d'être
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1
victime de la pire exploitation, soit qu'il soit inapte à conqué-
rir le pouvoir, soit que l'appropriation collective des moyens
de production puisse donner lieu à une nouvelle exploitation,
soit que cette appropriation collective ne soit pas l'élément-clé
de la révolution...
D'où, immanquablement, la grande question. Le proléta-
riat fait-il le poids historique pour faire basculer du « bon
côté » le développement humain ? Est-il à ce point différent
par la conscience et l'efficience de toutes les autres classes
opprimées ayant existé ? Marx a-t-il chargé le prolétariat
d'une espérance pratique ou d'un rêve messianique ?
L'incertitude sur la conjoncture et l'incertitude sur le
fond, celà bien des marxistes l'ont obscurément ressenti, qui,
à la fin de la première guerre mondiale et lors de la grande
crise de 29-36, ont tenté la révolution comme chance fantas-
tique exceptionnelle, qu'il fallait forcer à tout prix ! Tandis
que d'autres, travaillés dans le secret par la même incerti-
tude, faisaient désormais confiance à l'Etat incarnation du
prolétariat, et non plus à la dialectique propre au monde
capitaliste.
Et, peut-être, la fragile et prodigieuse espérance née de
la dialectique marxienne a-t-elle déjà très tôt chaviré au
profit d'une foi messianique dans le prolétariat, qui s'est elle-
même cristallisée fétichisée dans la foi religieuse dans
le Parti.
Si l'on supprime dans Marx l'espérance dans la mission
du prolétariat, on revient à l'optimisme-pessimisme dialecti-
que, et au cheminement historique progressif qui s'effectue
par le mauvais côté : le cours actuel du monde occidental,
celui du monde de l'Est, fourniraient deux illustrations anti-
thétiques de ce progrès s'effectuant par le mauvais côté
l'exploitation de l'homme par l'homme, l'aliénation.
Sans l'espérance messianique, le marxisme serait, comme
le freudisme, un diagnostic passionné ; ce serait un optimisme
tragique ; un pessimisme seulement compensé, mais profon-
dément compensé, par l'idée du progrès.
Or, l'histoire n'a pas correctement rempli le schéma révo-
lutionnaire fixé par Marx. La classe ouvrière dans les pays
occidentaux s'est laissée ou diviser, ou embourgeoiser, ou
dominer ou mythifier (y compris par le stalinisme). Les
classes ouvrières les plus concentrées, les plus nombreuses se
sont inscrites dans la société des grands pays capitalistes, cette
insertion transformant la société, mais ne la révolutionnant
pas. En U.R.S.S. et dans les démocraties populaires, les classes
ouvrières ont dû subir le travail disciplinaire. La collectivi-
sation des moyens de production a été une étatisation qui n'a
pas empêché la domination de l'homme sur l'homme. Nulle
part le prolétariat n'a pu remplir sa mission « historique ».
Pour croire qu'il remplit cette mission, il faut transférer l'es-
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sence du prolétariat hors du prolétariat réel, sur le parti. Il
faut confier au Parti la mission du proletariat. Il faut voir
dans le parti la conscience désaliénée, le pouvoir capable
d'opérer la révolution authentique. La foi dans le parti consa-
cre, pour mieux la dissimuler, la mort de la foi dans la classe
ouvrière. L'homme aliéné dans le parti prétend être l'homme
désaliéné.
Toutes les transformations, déformations, réformations du
marxisme, toutes ses incarnations, social-démocrates, stali-
niennes, trotskystes, font douter que la réalisation du marxis-
me dans l'histoire soit effectivement la réalisation de l'histoire
dans le marxisme. Le triomphe institutionnel et idéologique
du marxisme a été son effondrement humain. Le marxisme
a vaincu par son mauvais côté.
La lacune anthropologique du marxisme a été colmatée
par l'espérance messianique. L'excès de la promesse venait
de l'insuffisance de la théorie... Puis la dogmatisme a coagulé,
durci l'espérance messianique : ainsi les fois deviennent
églises...
La crise du marxisme victorieux et flétri est d'autant
plus féconde qu'elle nous amène à redécouvrir l'homme mysti-
que, magique, religieux, messianique au coeur même de la
citadelle qui prétendait lutter au nom et avec les armes de
la raison, de la science, etc... Elle sera d'autant plus féconde
qu'elle amène à une reconsidération de l'homme, une nouvelle
découverte de l'homme non seulement les évidences que le
« marxisme-leninisme » avait occulté, mais la profondeur des
racines du problème anthropologique. Celà, à condition de
ne pas occulter à son tour le noyau marxien...
L'HOMME FREUDIEN
Il faut à la fois remédier à l'insuffisance marxienne et
renverser la suffisance marxiste. On recourra d'abord à Freud,
complément explosif à Marx, car le couple Marx-Freud fait
exploser à la fois marxisme dogmatique et psychanalyse dog-
matique (d'où la quasi impossibilité des synthèses au niveau
marxisme-freudisme, bien qu'il y ait une extraordinaire
complémentarité Marx-Freud).
Unir Freud à Marx c'est conjoindre au noyau de l'homo
faber le noyau de l'anima. L'âme est ici la notion protoplas-
mique colloïdale, où communiquent la nature affective de la
vie et la nature psychique de l'homme ; c'est la plaque tour-
nante du complexe psycho-affectif. L'âme n'est donc pas une
donnée ultime mais un complexe en mouvement, difficile à
définir.
Les deux noyaux constituent
une bipolarité
autour de laquelle s'ordonne le phénomène humain. Ils fon-
dent deux infrastructures, l'une produisant l'outil, l'autre
comme
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secrétant le rêve. Ces deux infrastructures dépendent mutuel-
lement l'une de l'autre, se trouvent souvent en communication
étrange, mais on ne saurait les réduire l'une à l'autre.
Le fantastique jaillissement de barbarie au cœur de la
civilisation occidentale qu'ont constitué deux guerres, les
fascismes et le stalinisme, nous oblige à regarder la tête et
le coeur de l'homme.
Pour Freud comme pour Marx, mais plus explicitement,
l'homme est fondamentalement et dialectiquement bon-mau-
vais. Fondamentalement car l'homme est le sujet d'un conflit
radical, et que ce conflit est le foyer de ses progressions comme
de ses régressions, mieux, d'un perpétuel mouvement progres-
sif-régressif. Dialectiquement, le bon peut naître du mauvais,
le mauvais du bon. La nature du bon-mauvais est instable,
car le moi est instable, formé génétiquement et travaillé cons-
tamment, non seulement par l'antagonisme d'Eros et Thana-
tos, mais aussi par la lutte permanente entre la pulsion et la
répression, le Soi et le Surmoi. Les dérivations sublimées des
conflits (l'art, la culture, la civilisation), sont en principe
« bonnes », mais comportent leur poison et leur insuffisance ;
les régressions névrotiques et pyschotiques sont en principe
« mauvaises », mais les mécanismes qui se bloquent dans la
névrose ne sont-ils pas ceux qui entretiennent la « santé » de
la vie normale ? Le plus remarquable, dans l'axe de l'anthro-
pologie freudienne, est que l'homme (mauvais-bon) est consti-
tutionnellement névrosé-sain. L'homme vit une situation
névrotique permanente qui est la condition de sa santé. Dès
l'origine, la conscience de la mort lui est un traumatisme qui
le suit toute sa vie, et cristallise la religion comme « névrose
obsessionnelle de l'humanité» ; dès l'origine le rapport avec
le monde et avec autrui l'amène à doubler son rapport pra-
tique (l'outil, le travail) d'un rapport magique (le rite, le
fétiche, la possession) ; dès l'origine la répression fondamen-
tale --- le tabou - qui établit la règle sociale, le stabilise et
le détraque à la fois, et refoule une part torrentueuse de lui-
même dans l'imaginaire. Ainsi l'homme social est inadapté à
sort biologique d'être mortel ; l'homme biologique est
inadapté à son sort social d'être réprimé. Cette double inadap-
tation projette l'homme dans les délires, mais en même temps
le catapulte dans le devenir.
Les permanents déchirements à l'intérieur des groupes,
les guerres entre les groupes, les déchaînements de foi, de
ferveur, de haine, les destructions et exterminations qui cons-
tituent comme le tissu shakespearien de l'histoire humaine
nous montrent que sous un certain angle l'histoire est patho-
logie en devenir. Ceci ne doit pas nous masquer le logos qui
cherche à s'ébaucher dans l'histoire, mais le Logos ne doit
pas nous masquer l'Hybris. A vrai dire, l'histoire est folle raison-
nable (dans l'excès des ruses de la raison il y a folie, mais
.
son
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dans toute folie, il y a quelque raison), névrotique-saine. L'his-
toire, à la différence de la névrose qui est blocage, fixation, et
répétition, est aussi changement et déséquilibre. C'est par cette
histoire pleine de bruit et de fureur que l'homme échappe
finalement à la vraie folie, qui est verrouillage sans recours.
Le devenir est le déséquilibre équilibrant, l'équilibre-déséqui-
libre. La santé affective, mentale, morale, (énergie, volonté,
amour, curiosité), naît du déséquilibre (le changement, les
ruptures, les aventures, les paroxysmes). Les grandes névroses
obsessionnelles collectives (les idolâtries nationales, religieu-
ses, les boucs émissaires) procurent la santé individuelle.
J'ai déjà traité ce thème de la structure saine-névrotique
de l'existence et de l'histoire (1), et il faudra que j'y revienne
plus loin, que j'aille plus loin. Ce qu'il faut voir, et ici Marx
et Freud sont d'accord, mais Marx ne veut voir que dérivation,
aliénation, état historique, alors que pour Freud c'est aussi
état anthropologique, ce qu'il faut voir c'est l'homme
moderne entouré de totems, idoles invisibles mais pesant de
toute leur intimidation, qui se nomment Etat, Nation,
Famille ou qu'il appelle Valeurs, c'est qu'il a toujours besoin
de cérémonies et de rites, c'est que sa substance psycho-
affective vit toujours sauvagement de la substance d'autrui,
que les âmes se dévorent et s'enlacent comme des pieuvres,
que notre modernité plonge dans l'archaïsme fondamental.
L'homme est toujours cet être qui s'agite, trépigne, danse
quand on frappe sur un tambour, qui frémit, s'exalte quand
sonne le clairon ; que les ombres épouvantent ou irritent ;
qui croit voir l'éternel dans ce qui passe, qui met l'essence
dans l'apparence ; qui commerce avec l'invisible et l'inexis-
tant ; ses colères, ses peurs, ses amours, sont hors de propor-
tion avec leur objet, ou sont dénués d'objet. S'il obéissait à
ses rêves ou seulement les laissait percevoir, il aurait honte
et on aurait peur. Il se bat toute son existence contre sa
son malheur ou son bonheur dépendent de
drames d'enfance minuscules qu'il aura vécu comme cataclys-
mes. Il ne sait pas encore aimer vraiment, mais l'amour gicle-
rait de partout s'il se libérait, comme giclerait de partout la
haine. Il lui faut un long, constant, terrible effort pour perce-
voir exactement ce qu'il voit et concevoir ce qu'il ressent.
Le problème de l'homme, le problème des rapports
humains, est ainsi un problème anthropologique général qui
nous renvoie à la structure conflictuelle, névrotique-saine de
l'homme. L'aliénation n'a pas sa racine dans un état donné
des forces productives, mais renaît potentiellement, perpé-
tuellement, sous des formes, nouvelles ou non, de cette structure.
Dans ce sens, l'exploitation de l'homme par l'homme, où Marx
(1) L'Homme et la mort, Corréa, 1951.
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avait situé la clé et la clef du problème des rapports humains,
ne correspond pas seulement à des conditions historiques don-
nées. Elle correspond aussi aux structures névrotiques de
l'existence, aux rapports névrotiques d'homme à homme, ce
qu'indiquait déjà la perspicace psychanalyse faite par Hegel
du rapport maître-esclave, où le maître est acharné à se faire
reconnaître comme sujet-dieu, où la névrose du maître est
posée comme possibilité de l'espèce humaine. N'est-ce pas cette
névrose du maître que Marx offre à l'espèce humaine, en lui
proposant de régner sur une Nature esclavagisée, objectivée... ?
Marx a cru que l'homme pouvait trancher gordiennement
le rapport maître-esclave, celui de l'exploitation de l'homme
par l'homme, au niveau de la propriété de la production, alors
qu'il s'agit d'un des noeuds du problème multidimensionnel
de l'être humain. Il n'a pas entrepris de démêler, de dénouer
le noeud gordien, mais il a tranché en-dessous, ignorant,
oubliant, ce que Fourrier et Proudhon avaient senti dans leur
infantile génie, que les rapports humains doivent être traités
dans leur double infrastructure... On peut même désormais
penser que la solution marxienne, ignorant la bipolarité du
problème humain, risque d'accroître le déséquilibre, en per-
mettant des développements cancérigènes, autour précisément
des moyens de production. Nous avons pu découvrir avec une
stupeur qui témoigne de notre simplicité d'esprit, qu'il
pouvait y avoir pire que le chancre capitaliste sur la produc-
tion industrielle.
Marx espère que la solution gordienne apportée au pro-
blème de l'exploitation va permettre à l'homme de domesti-
quer l'histoire, mais peut-être contribue-t-elle de façon inédite
à son dérèglement ?...
Comment, dès lors, envisager une révolution anthropo-
logique ? Alors que Marx dépasse son pessimisme par le mes.
sianisme (la grande espérance des grands pessimistes) Freud
reste muet, parce qu'une telle révolution supposerait une
transformation structurelle et multidimensionnelle dont il ne
croit pas tenir les clefs (cf. Malaise dans la Civilisation) préci-
sément parce qu'il en a localisé les clés. Freud est même très
pessimiste sur la civilisation, ce minimum humain policé, dont
il connaît la fragilité extrême. Il ne prône même pas la libé-
ration sexuelle, qui sera le thème de quelques épigones dissi-
dents. Il craint au contraire la liberté des pulsions ; il sait
que la civilisation est nécessairement répressive, qu'elle dérive
d'une répression. Il connaît les forces terribles enchaînées par
le sur-moi et il ne tient pas à ce qu'elles se déchaînent. Il
est, dans un sens, du côté de la répression. S'il avait à formu-
ler une politique, elle serait double : « libérer et enchaîner ».
Et pourtant ce n'est pas un esprit timide (bien qu'il ait vécu
et senti, nous dit Sperber, en petit bourgeois). C'est le plus
irrespectueux des penseurs de ce siècle. Le freudisme, c'est une
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prudence. Dévoilant le problème humain dans son ampleur
et sa profondeur, il n'apporte aucun enchantement qui puisse
faire oublier la découverte. Le freudisme se déclare impuis-
sant à fournir une praxis révolutionnaire. Il ne s'en dégagera
finalement qu'une pratique « réformiste » de l'adaptation
individuelle à la vie sociale. La psychanalyse institutionna-
lisée, racornie, oubliera, perdra la dimension anthropologi-
que de Freud (exception faite de grands penseurs, dissidents
ou orthodoxes, de Jung, Rank à Lacan) et ne visera qu'à
adapter l'homme à la vie sociale, à le guérir de ce qui l'em-
pêche d'accomplir les actes de la vie quotidienne dits nor-
maux, dans une civilisation donnée.
Mais quiconque veut aborder à nouveau le grand pro-
blème politique doit se tremper dans le pessimisme calme de
Freud comme dans le pessimisme-optimisme de Marx. C'est
parce qu'il plonge plus à fond que Marx dans le tuf anthro-
pologique que Freud ne voit pas de réponse. Mais n'a-t-il pas
négligé la science, la technique, "l'homme producteur ? A
Freud, il manque l'homo faber. A Marx la psyche. Ces deux
noyaux de l'homme attendent encore de se rejoindre, pour
qu'on puisse fonder une politique qui ne soit pas mutilée de
naissance.
Celle-ci sera-t-elle révolutionnaire ? Si l'on arrache au
marxisme sa sécrétion messianique, on découvre un grand
silence de Marx sur le problème de la révolution qui rejoint
celui de Freud. Il faut reprendre ce problème, dans sa double
dimension, la double polarité, la double infrastructure, et
le confronter au monde actuel ; en évitant, cette fois, que de
l'excès de pessimisme, naisse inconsciemment, irrésistiblement,
le contre-courant le salut messianique. C'est du nihilisme que
naît la foi frénétique...
LA REVOLUTION.
La conception d'une politique de l'homme, qui émerge
avec Rousseau et Marx, devient révolutionnaire dès qu'elle
accentue sa progressivité, sa radicalité ou sa religiosité (je
veux dire la religion de l'homme).
A) La crise de la révolution.
Mais l'espérance révolutionnaire profonde, celle de chan-
ger les rapports humains (j'essaierai de voir plus loin ce que
peut signifier cette formule) n'est-elle pas découragée par la
réflexion anthropologique ? Ne faut-il pas méditer à nouveau
sur le pourrissement des révolutions, leur corruption par le
pouvoir, le détournement des fins proclamées par des forces
inconscientes? Ne faut-il pas ajouter, à la liste des révolu-
tions qui ont cru changer le sort de l'humanité, la révolution
11
d'origine marxiste et d'intention communiste ? La faillite
humaine du communisme stalinien, la faillite par embour-
geoisement du social-démocratisme posent la question du
socialisme comme révolution anthropologique. Le marxisme a
porté l'une des plus ardentes espérances de toute l'histoire de
l'humanité, la plus grande espérance profane, terrestre... Cette
espérance, faut-il l'abandonner ? Et n'avaient-ils pas déjà en
fait abandonné l'espérance, ceux qui l'avaient transformée en
foi inconditionnelle ?...
Certes, nous assistons à des révolutions de développement,
qui renversent des tyrannies, s'efforcent vers l'avenir (qui
connaissent aussi, par rapport à leur idée-mère, leur idée-
force, sclérose, ou déviation, ou putréfaction, ou régression)...
Elles tendent par l'idée, elles pré-tendent vers et se prétendent
la révolution. Mais la révolution, celle de l'homme, et non
celle des systèmes, celle que Marx et Lénine ont voulu réaliser
à travers la révolution des systèmes, elle est en crise. Elle est
balayée à l'Ouest par l'évolution, dénaturée à l'Est par la
régression, engluée dans l'archaïsme du Tiers-Monde.
B) La crise révolutionnaire.
La révolution est en crise dans le monde. Mais au même
moment, c'est le monde qui est en crise révolutionnaire. Au
moment où il faut sonner le glas de la révolution, il faut
sonner le glas du conservatisme et de l'évolutionnisme. Car
si nous ne vivons pas la révolution annoncée par les révo-
lutionnaires nous vivons la plus fantastique révolution de
l'histoire de l'homme. Nous ne vivons pas la révolution de
civilisation, nous vivons la révolution sauvage provoquée,
conduite, accélérée par les développements de la science.
Sauvage parce que dépourvue d'idées-guides et de régulateurs,
échappant à tout contrôle, à commencer par celui des savants,
qui contrôlent aussi peu la cause, le mouvement que l'exploi-
tation de leurs découvertes (quel extraordinaire paradoxe
que les hommes en théorie porteurs de la science soient en
fait les médiums des forces occultes qui les ont élus pour se
déverser en torrent dans le monde !).
La révolution scientifique, qui se répercute en révolution
technique, puis de proche en proche perturbe, modifie,
transforme tout le corps social, est une révolution déchaînée.
Cette révolution d'abord orientée sur le milieu naturel,
s'est rapprochée en cercles concentriques de l'être humain,
l'enveloppant, le ceinturant, pénétrant brusquement dans son
âme par le flux des mass media, s'apprêtant à pénétrer dans
les arcanes génétiques, le Saint des Saints où précisément
repose le pouvoir de transformer, biologiquement l'homme...
L'homme d'ores et déjà est potentiellement transmutable
-- chimiquement, génétiquement et celà au moment
12
s'annonce la possible transmutation de ses rapports avec le
cosmos. Nous devinons les possibilités de révolutions inouïes,
inimaginables aux esprits les plus révolutionnaires des décen-
nies précédentes, -mais qui ne portent nullement la certitude
du monde meilleur, c'est-à-dire de l'homme meilleur.
La planète est livrée à une révolution déchaînée. Désin-
tégration ? Nouvelle genèse ? Métamorphose ?
En même temps qu'elle vit cette révolution, la planète
appelle une révolution du simple fait qu'elle appelle son
unité ; l'unité planétaire est l'exigence rationnelle minima
d'un monde rétréci et interdépendant. Mais l'unité planétaire
ne saurait se réaliser qu'au prix d'une transformation géné-
rale des structures (mentales, nationales, sociales, économi-
ques) existantes, c'est-à-dire, pratiquement, une révolution
générale.
Ce monde est impossible et la révolution y est impos-
sible. Cette contradiction appelle un cataclysme général, ou
une solution générale, mais peut-être aussi la contradiction
générale continuera-t-elle, cahin-caha...
Pas éternellement, car le développement de l'espèce
humaine qu'il faudra bien de moins en moins envisager
comme seulement économique sera tôt ou tard, par un bord
ou par l'autre, de plus en plus lié à la fois comme cause et
effet à l'idée de révolution. C'est du reste pourquoi les grands
penseurs planétaires de l'époque, comme Perroux, Berque,
débouchent non seulement sur une anthropolitique, mais sur
une vision révolutionnaire... (Ce qui a vieilli dans Marx, ce
n'est pas l'idée de révolution comme le croient les esprits
badernes, c'est l'étroitesse d'où l'erreur du schéma révolu-
tionnaire. La révolution marxiste est morte. Aussi bien de son
échec (à l'Ouest) que dans son triomphe (à l'Est). Cela ne
liquide pas le problème révolutionnaire. Au contraire cela le
met d'autant plus à l'ordre du jour).
Le monde vit dans une révolution et appelle une révo-
lution. Mais il y a un gouffre entre la révolution folle que
nous vivons et la folle espérance révolutionnaire. Comment
faire ? L'anthropolitique ne peut éviter la révolution comme
problème et réalité cruciales. Mais elle ne peut plus consi-
dérer qu'il y ait des solutions pré-élaborées...
C) Que serait la révolution ?
Il faut repartir à la recherche, interroger à nouveau
l'appel révolutionnaire, le reconnaître, le confronter à l'an-
thropologie générale et aux processus du XXe siècle...
On ne peut partir que du désabusement. Le désabuse-
ment n'est pas le désespoir. C'est la mise à mort de l'idée
d'un salut sur terre, de la révolution devenue foi et dogme.
La renaissance de l'espoir se fait sur la mort de l'idée d'homme
13
comme
total désaliéné, sur l'abandon du rêve d'abolir la contradiction
dans l'être.
La prémisse cosmo-logique est celle-ci : le principe de
synthèse n'éteint nullement le principe d'antagonisme. La
synthèse absolue serait la mort. Il ne saurait y avoir dans le
cosmos une possibilité d'unité annulatrice des antagonismes ;
sur le plan anthropologique, cela signifie qu'il ne saurait
exister un salut, un havre historique où les conflits essentiels
seraient résolus. La limitation et l'aliénation sont constitutives
de la vie humaine.
Mais cette même dialectique qui nous interdit le salut
nous introduit à l'espoir. Il n'est nullement interdit de conce-
voir une nouvelle étape dans l'humanisation de l'homme ; ni
de la
concevoir
une étape d'importance capitale.
L'ambition d'un progrès décisif peut être à nouveau formulée
aujourd'hui. Ce progrès peut prendre la forme d'une mue.
Ane certes celui qui croit que l'homme a déjà changé là où
règnent les fonctionnaires-prêtres obèses. Mais âne aussi celui
qui ignore que le problème de la mue de l'homme a déjà
germé et ne cesse de croître.
Mais quel serait le progrès ? Comment le définir ?
C'est négativement qu'a été formulée et avec quelle
force - la revendication révolutionnaire : extirper l'exploi-
tation de l'homme par l'homme, et plus largement, résorber
« l'aliénation » humaine...
Mais l'on voit que le problème de l'exploitation est lié
à celui de l'inégalité, de la hiérarchie, de l'autorité, de la
volonté de puissance, de la force, de la ruse... Ici, le problème
est beaucoup plus profond que ne l'avait perçu Marx. Freud
dit « l'obstacle le plus grand rencontré par la civilisation (est)
l'agressivité constitutionnelle contre autrui » (Malaise dans
la civilisation) ; il met le doigt sur l'une des difficultés, et
sur la nature quasi-biologique générique de la difficulté.
Au plus profond de l'homme naissent la propriété, la hiérar-
chie, la domination, l'exploitation, le sacrifice d'autrui (bouc
émissaire)... Bien sûr, la nature et la nature humaine - les
mêmes -- pratiquent l'entr'aide, la solidarité, la coopération,
mais dans une dialectique intimement mêlée à l'agression, au
rapt, au meurtre. L'éducation, le prêche, la loi, la prohi-
bition, l'incitation, la restructuration (de la société) peuvent
permettre provisoirement, dans un cadre donné, et dans une
limite donnée, la suprématie du « meilleur » sur le « pire >>
de l'homme. Mais toutes ces réformes sont impuissantes à
vraiment révolutionner les rapports humains ; la moindre
scène de ménage est déjà en elle-même aussi potentiellement
sanglante que la bataille d'Eylau...
L'abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme à
vrai dire, supposerait, non tant la réalisation de l'homme
14
générique que la modification générique de l'homme. Il s'agit
moins d'hominiser davantage que de surhomininiser ; il s'agit
de résoudre le problème de carences constitutives, d'un désé-
quilibre constitutionnel, de reviser le problème de l'auto-
régulation de l'homme. Autrement dit, la révolution comme
suppression des vices fondamentaux dans les rapports humains,
impliquerait une réforme de l'être humain. Est-elle conce-
vable, est-elle possible, est-elle souhaitable ? Gigantesques
questions qui jaillisent en même temps, mais qui jaillissent,
car la possibilité concrète de la modification générique de
l'homme se dessine aux horizons de notre siècle. La grenouille
qui gigote entre les pinces d’un vieil homme moustachu nous
annonce que le changement génétique de l'homme sera possi-
ble. Ici, nous sommes renvoyés à l'âme, au moteur effectif de
la révolution que nous vivons : la science.
Peut-on définir positivement l'ambition de la révolution,
au-delà de l'abolition de l'exploitation ?
La révolution est libératoire, mais sa fin n'est pas la
liberté. La liberté absolue se confond avec la désintégration
de tout lien social, avec le crime, comme l'avait dit Hegel,
avec le coup de revolver tiré au hasard dans la rue, comme
l'avait vu Breton. C'est la négativité absolue qui n'aurait plus
rien à nier, donc se nierait en tant que négativité...
Est-ce l'individu ? Obscurément nous sommes poussés à
réaliser la royauté de l'homme-individu, à l'affranchir de
toutes contraintes que ne nécessite pas absolument le lien
social, à le libérer même de l'esclavage du phylum - l'espèce
biologique dite humaine. N'est-ce pas dès l'origine que l'honi-
me nie mythiquement la loi phylétique de la mort en posant
la survie ou la renaissance ? Ne peut-on envisager (je l'ai
envisagé, souhaité dans mon livre l'Homme
et
la
mort) que la science permette effectivement à l'homme d'at-
teindre l'immortalité ? Autre hypothèse dans le même sens
anti-phylétique : ne peut-on supposer que la fin de l'homme
serait de se dépasser en un être non biologique, qu'ébauchent
actuellement les machines cybernétiques, qu'ont déjà rêvé les
science-fictions ?
Mais peut-être l'individualisme n'est-il qu'une des pola-
rités, qu'un des tropismes de l'humanité, qu'exagèrent cer-
taines conditions historiques et une certaine civilisation, la
nôtre...
L'homme c'est une totalité individu-société-espèce, tota-
lité contradictoire et une. L'aspiration profonde de la révolu-
tion serait sans doute de développer à la fois l'individua-
lisme, la participation sociale et la participation biolo-
gique (1).
Edgar MORIN.
(1) Ce texte est extrait d'un ouvrage à paraître : Introduction à
une politique de l'homme (aux éditions du Seuil).
15
Marxisme
et théorie révolutionnaire
V. BILAN PROVISOIRE (*)
LOGIQUE DU PROJET REVOLUTIONNAIRE.
La révolution socialiste vise la transformation de la
société par l'action autonome des hommes, et l'instauration
d'une société organisée en vue de l'autonomie de tous. C'est
un projet. Ce n'est pas un théorème, la conclusion d'une
démonstration indiquant ce qui doit inéluctablement arriver ;
l'idée même d'une telle démonstration est absurde. Mais ce
n'est pas non plus une utopie, un acte de foi, un pari
arbitraire.
Le projet révolutionnaire trouve ses racines et ses points
d'appui dans la réalité historique effective, dans la crise de
la société établie et sa contestation par la grande majorité
des hommes qui y vivent. Cette crise n'est pas celle que le
marxisme avait cru discerner, la « contradiction entre le déve-
loppement des forces productives et le maintien des rapports
de production capitalistes ». Elle consiste en ceci, que l'orga-
nisation sociale ne peut réaliser les fins qu'elle se propose qu'en
mettant en avant des moyens qui les contredisent, en faisant
naître des exigences qu'elle ne peut satisfaire, en posant des
critères qu'elle est incapable d'appliquer, des normes qu'elle
est obligée de violer. Elle demande aux hommes, comme pro-
ducteurs ou comme citoyens, de rester passifs, de se cantonner
à l'exécution de la tâche qu'elle leur impose ; lorsqu'elle
constate que cette passivité est son cancer, elle sollicite l'ini-
tiative et la participation, pour découvrir aussitôt qu'elle ne
peut les supporter davantage, qu'elles mettent en question
l'essence même de l'ordre existant. Elle doit vivre sur une
double réalité, diviser un officiel et un réel qui s'opposent
irréductiblement. Elle ne souffre pas simplement d'une opposi-
tion entre des classes qui resteraient extérieures l'une à l'au-
tre ; elle est conflictuelle en soi, le oui et le non coexistent
comme intentions de faire dans le noyau de son être, dans
* Les parties précédentes de ce texte ont été publiées dans les
nº36 (pp. 1 à 25), 37 (pp. 18 à 53) et 38 (pp. 43 à 86) de cette revue.
16
les valeurs qu'elle proclame et qu'elle nie, dans son mode
d'organiser et de désorganiser, dans la socialisation extrême
et l'atomisation extrême de la société qu'elle crée. De même,
la contestation dont nous parlons n'est pas simplement la lutte
des travailleurs contre l'exploitation, ni leur mobilisation
politique contre le régime. Manifeste dans les grands conflits
ouverts et les révolutions qui jalonnent l'histoire du capita-
lisme, elle est constamment présente, d'une façon implicite et
latente, dans leur travail, dans leur vie quotidienne, dans
leur mode d'existence.
On nous dit parfois : vous inventez une crise de la
société, vous baptisez crise un état qui a toujours été là. Vous
voulez coûte que coûte découvrir une nouveauté radicale dans
la nature ou l'intensité des conflits sociaux actuels, car cela
Genl vous permettrait de prétendre qu'un état radicalement
nouveau se prépare. Vous nommez contestation de l'essence
des rapports sociaux quelque chose qui a toujours existé, du
fait des intérêts différents et opposés des groupes et des clas-
ses. Toutes les sociétés, du moins les sociétés historiques, ont
été divisées et cela ne les a conduites qu’à produire d'autres
sociétés, également divisées.
Nous disons en effet qu'une analyse précise montre que
les éléments profonds de la crise de la société contemporaine
sont spécifiques et qualitativement uniques. Il y a, sans doute,
des pseudo-marxistes naïfs qui, encore aujourd'hui, ne savent
qu'invoquer la lutte des classes et se gargarisent avec, oubliant
que la lutte des classes dure depuis des millénaires et qu'elle
ne pourrait nullement fournir, en elle-même, un point d'appui
au projet socialiste. Mais il y a aussi des sociologues pseudo-
objectifs et tout autant naïfs qui, ayant appris qu'il
faut se méfier des projections égocentriques et « épocho-
centriques » et refuser notre tendance à privilégier notre
époque comme quelque chose d'absolument à part, en restent
là, aplatissent la réalité historique, et enterrent sous une
montagne de méthodologie en papier le problème central de
la réflexion historique, à savoir la spécificité de chaque société
en tant que spécificité de sens et de dynamique de ce sens,
le fait incontestable, même si mystérieux, sans lequel il n'y
aurait pas d'histoire, que certaines sociétés introduisent des
dimensions inexistantes auparavant, du nouveau qualitatif,
dans un sens autre que descriptif. Il n'y a pas d'intérêt à
discuter ces arguments pseudo-philosophiques. Celui qui ne
peut pas voir qu'entre le monde grec et le monde égypto-
assyro-babylonien ou même entre le monde médiéval et le
monde de la Renaissance il y a, quelles que soient les conti-
nuités et les causations évidentes, une autre différence, un
autre type, degré et sens de différence qu'entre deux arbres
ou même deux individus humains de la même époque
celui-là est infirme d'un sens essentiel pour la compréhension
17
bref, que
de la chose historique, et ferait mieux de s'occuper d'entomo-
logie ou de botanique.
C'est une telle différence que l'analyse montre entre la
société contemporaine et celles qui l'ont précédée, prises
globalement. Et cela, c'est précisément tout d'abord l'abou-
tissement d'une description sociologique rigoureuse qui res.
pecte son objet et le fait vraiment parler, au lieu de l'écraser
sous une métaphysique à bon marché affirmant que tout
revient toujours au même. Que l'on considère le problème du
travail : c'est une chose que l'esclave ou le serf s'opposé à
son exploitation, c'est-à-dire refuse un effort supplémentaire
ou demande une plus grande part du produit, combatte les
ordres du maître ou du seigneur sur le plan pour ainsi dire
de la « quantité ». C'est une chose radicalement différente,
que l'ouvrier soit obligé de combattre les ordres de la direc-
tion pour pouvoir les appliquer, que non plus la quantité seule
du travail ou du produit, mais aussi son contenu et la façon
de le faire soient l'objet d'une lutte incessante --
le processus du travail ne fasse plus surgir un conflit exté-
rieur au travail lui-même, mais doive s'appuyer sur une
contradiction interne, l'exigeance simultanée d'exclusion et de
participation à l'organisation et à la direction du travail.
Que l'on considère le problème de la famille et de la
structure de la personnalité. C'est une chose, que l'organisa-
tion familiale ait toujours contenu un principe répressif, que
les individus aient toujours été obligés d'intérioriser un conflit
entre leurs pulsions et les exigences de l'organisation sociale
donnée, que chaque culture, archaïque ou historique, ait pré-
senté, dans sa « personnalité de base », une teinte « névro-
tique » particulière. C'est une chose radicalement différente,
qu'il n'y ait plus de principe discernable à la base de l'orga-
nisation ou plutôt de la désorganisation familiale actuelle,
ni de structure intégrée de la personnalité de l'homme
contemporain. Il est certes stupide de penser que les Floren-
tins, les Romains, les Spartiates, les Mundugumor ou les
Kwakiutl étaient « sains », et que nos contemporains sont
« névrosés ». Mais il n'est guère plus intelligent d'oublier que
le type de personnalité du Spartiate, ou du Mundugumor,
quelles qu'aient pu être ses composantes « névrotiques »,
était fonctionnellement adéquat à sa société, que l'individu
lui-même se sentait adapté à elle, qu'il pouvait la faire fonc-
tionner d'après ses exigences et former une nouvelle géné-
ration qui fasse de même ; tandis que les ou la « névrose >>
des hommes d'aujourd'hui se présentent essentiellement, du
point de vue sociologique, comme des phénomènes d'inadap-
tation, non seulement vécus subjectivement comme un mal-
heur, mais surtout entravant le fonctionnement social des
individus, les empêchant de s'insérer adéquatement aux exi-
gences de la vie telle qu'elle est, et se reproduisant comme
18
une
ce
inadaptation amplifiée à la deuxième génération. La « névro-
se » du Spartiate était ce qui lui permettait de s'intégrer à sa
société la « névrose » de l'homme moderne 'est ce qui
l'en empêche. Il est superficiel de rappeler, par exemple, que
l'homosexualité a existé dans toutes les sociétés humaines
et d'oublier qu'elle a été chaque fois quelque chose de socia-
lement défini : une déviance marginale tolérée, ou méprisée,
ou sanctionnée ; coutume valorisée, institutionalisée,
possédant une fonction sociale positive ; un vice largement
répandu ; et qu'elle est aujourd'hui --- quoi au fait ? Ou de
dire que les sociétés ont pu s'accommoder d'une immense
variété de différents rôles de la femme
pour
oublier et faire
oublier
que la société actuelle est la première où il n'y ait
pour
la femme aucun rôle défini et par voie de conséquence
directe et immédiate, pour l'homme non plus.
Que l'on considère, enfin, la questions des valeurs de la
société. Explicite ou implicite, il y a eu dans toute société
un système de valeurs, ou deux, qui se combattaient mais
étaient présents. Aucune coercition matérielle n'a jamais pu
être durablement c'est-à-dire socialement - efficace, sans
« complément de justification » ; aucune répression psy-
chique n'a jamais joué de rôle social sans ce prolongement au
grand jour, un sur-moi exclusivement inconscient n'est pas
concevable. La société a toujours supposé des règles de con-
duite, et les sanctions à ces règles n'étaient ni seulement
inconscientes, ni seulement matérielles - juridiques, mais
toujours aussi des sanctions sociales informelles, et des « sanc-
tions >> méta-sociales (métaphysiques, religieuses, etc. - bref,
imaginaires, mais cela n'en diminue en rien l'importance).
Dans les cas, rarissimes, où ces règles étaient ouvertement
transgressées, elles ne l'étaient que par une petite minorité
(au XVIIIsiècle français par exemple, par une partie de
l'aristocratie). Actuellement, les règles et leurs sanctions sont
presqu'exclusivement juridiques et les formations inconscien-
tes ne composent plus des règles, au sens sociologique, soit
que, comme certains psychanalystes l'ont dit, le sur-moi subisse
un affaiblissement considérable (1), soit que la composante
(et donc la fonction proprement sociale) du sur-moi s'effrite
dans la pulvérisation et le mélange des situations et des
* types de personnalité » qui croissent dans la société moderne.
Au-delà des sanctions juridiques, ces règles ne trouvent, la
plupart du temps, aucun prolongement de justification dans
la conscience des gens. Mais le plus important n'est pas l'affais-
sement des sanctions entourant les règles-interdits : c'est
la disparition presque totale de règles et de valeurs positives.
(1) V.,. par exemple, Allen Wheelis, The Quest for Identity,
London (Victor Gollancz), 1959, en particulier pp. 97 à 138. C'est
également le sens des analyses de David Riesman dans The Lonely
Crowd (Yale University Press), 1950.
19
La vie d'une société ne peut se fonder seulement sur un réseau
d'interdits, d'injonctions négatives. Les individus ont toujours
reçu de la société où ils vivaient des injonctions positives, des
orientations, la représentation de fins valorisées à la fois
formulées universellement et « incarnées » dans ce qui était,
pour chaque époque, son « Idéal collectif du Moi ». Il n'existe,
à cet égard, dans la société contemporaine, que des résidus de
phases antérieures chaque jour mités davantage et réduits à
des abstractions sans rapport avec la vie (la « moralité » ou
une attitude « humanitaire »), ou bien des pseudo-valeurs
plates dont la réalisation constitue en même temps une auto-
dénonciation (la consommation comme fin en soi, ou la mode
et le « nouveau »).
On nous dit : même en admettant qu'il y a cette crise
de la société contemporaine, vous ne pouvez pas poser légiti-
mement le projet d'une nouvelle société ; car d'où pouvez-
vous en tirer un contenu quelconque, sinon de votre tête, de
vos idées, de vos désirs ---- bref, de votre arbitraire subjectif ?
Nous répondons : si vous entendez par là que nous ne
pouvons pas « démontrer » la nécessité ou l'excellence du socia-
lisme, comme on « démontre » le théorème de Pythagore ; ou
que nous ne pouvons pas vous montrer le socialisme en train
de croître dans la société établie, comme on peut montrer
un poulain en train de grossir le ventre d'une jument, vous
avez sans doute raison, mais aussi bien vous faites semblant
d'ignorer qu'on n'a jamais à faire avec ce genre d'évidences
dans aucune activité réelle, ni individuelle, ni collective, et
que vous-mêmes vous laissez de côté ces exigences dès que
vous entreprenez quelque chose. Mais si vous voulez dire que
le projet révolutionnaire ne traduit que l'arbitraire subjectif
de quelques individus, c'est que vous avez d'abord choisi
d'oublier, au mépris des principes que vous invoquez par
ailleurs, l'histoire des derniers cent cinquante ans, et que le
problème d'une autre organisation de la société a été constam-
ment posé, non pas par des réformateurs ou des idéologues,
mais
par
des mouvements collectifs immenses, qui ont changé
la face du monde, même s'ils ont échoué par rapport à leurs
intentions originaires. C'est ensuite parce que vous ne voyez
pas que cette crise dont nous avons parlé n'est pas simple-
ment « crise en soi », cette société conflictuelle n'est pas une
poutre qui pourrit avec le temps, une machine qui se rouille
ou s'use ; la crise est crise du fait même qu'elle est en même
temps contestation, elle résulte d'une contestation et la nour-
rit constamment. Le conflit dans le travail, la destructuration
de la personnalité, l'effondrement des normes et des valeurs
ne sont pas et ne peuvent pas être vécus par les hommes
comme des simples faits ou des calamités extérieures, elles
font aussitôt surgir des réponses et des intentions, et celles-ci,
20
ou
en même temps qu'elles finissent par constituer la crise comme
véritable crise, vont au-delà de la simple crise. Il est certes
faux et mythologique de vouloir trouver, dans le « négatif »
du capitalisme, un « positif » qui se constitue symétriquement
millimètre pour millimètre, soit selon le style objectiviste de
certaines formulations de Marx (lorsque par exemple le
« négatif » de l'aliénation est vu comme se déposant et sédi-
mentant dans l'infrastructure matérielle d'une technologie et
d'un capital accumulé qui contiennent, avec leur corrolaire
humain inévitable, le prolétariat, les conditions nécessaires et
suffisantes du socialisme), soit selon le style subjectiviste de
quelques marxistes (qui voient la société socialiste pour ainsi
dire d'ores et déjà constituée dans la communauté ouvrière
de l'usine et dans le nouveau type de rapports humains qui
s'y font jour). Aussi bien le développement des forces pro-
ductives que l'évolution des attitudes humaines dans la société
capitaliste présentent des significations qui ne sont pas sim-
ples, qui ne sont même pas simplement contradictoires au
sens d'une dialectique naïve qui procéderait par juxtaposition
des contraires des significations que l'on peut appeler, à
défaut d'un autre terme, ambiguës. Mais l'ambigü au sens
que nous entendons ici, ce n'est
pas
l'indéterminé l'indé-
fini, le n'importe quoi. L'ambigü n'est ambigü que par la
composition de plusieurs significations susceptibles d'être
précisées, et dont aucune ne l'emporte pour l'instant. Dans
la crise et dans la contestation des formes de vie sociale par
les hommes contemporains, il y a des faits lourds de sens
l'usure de l'autorité, l'épuisement graduel des motivations
économiques, l'atténuation de l'emprise de l'imaginaire, la
non-acceptation de règles simplement héritées ou reçues,
qu'on ne peut organiser qu'autour de l'une ou l'autre de
ces deux significations centrales : ou bien d'une sorte de
décomposition progressive du contenu de la vie historique, de
l'émergeance graduelle d'une société qui serait à la limite
extériorité des hommes les uns aux autres et de chacun à soi,
désert surpeuplé, foule solitaire, non plus même cauchemar
mais anesthésie climatisée ; ou bien, nous aidant surtout de
ce qui apparaît dans le travail des hommes comme tendance
vers la coopération, l'auto-gestion collective des activités et la
responsabilité, nous interprétons l'ensemble de ces phénomè-
comme le surgissement dans la société de la possibilité
et de la demande d'autonomie.
On dira encore : ce n'est là qu'une lecture que vous
faites ; vous convenez qu'elle n'est pas la seule possible. Au
nom de quoi la faites-vous, au nom de quoi prétendez-vous
que l'avenir que vous visez est possible et cohérent, au nom
de quoi, surtout, choississez-vous ?
Notre lecture n'est pas arbitraire, d'une certaine façon
elle n'est que l'interprétation du discours que la société con-
nes
21
avons
temporaine tient sur elle-même, la seule perspective dans
laquelle deviennent compréhensibles la crise de l'entreprise
aussi bien que de la politique, l'apparition de la psychanalyse
aussi bien que de la psychosociologie, etc. Et nous
essayé de montrer qu'aussi longtemps que nous pouvons voir,
l'idée d'une société socialiste ne présente aucune impossibilité
ou incohérence (2). Mais notre lecture est aussi, effectivement,
fonction d'un choix : une interprétation de ce type et à cette
échelle n'est possible, en dernier ressort, qu'en relation à un
projet. Nous affirmons quelque chose qui ne s'impose pas
« naturellement » ou géométriquement, nous préférons un
avenir à un autre et même à tout autre.
Ce choix est-il arbitraire ? Si l'on veut, au sens où tout
choix l'est. Mais, de tous les choix historiques, il nous semble
le moins arbitraire qui ait jamais pu exister.
Pourquoi préférons-nous un avenir socialiste à tout autre ?
Nous déchiffrons, ou croyons déchiffrer, dans l'histoire effec-
tive une signification, la possibilité et la demande d'au-
tonomie. Mais cette signification ne prend tout son poids
qu'en fonction d'autres considérations. Cette simple donnée
« de fait » ne suffit pas, ne pourrait pas comme telle s'im-
poser à nous. Nous n'approuvons pas ce que l'histoire contem-
poraine nous offre, simplement parce qu'il « est » ou qu'il
« tend à être ». Arriverions-nous à la conclusion que la ten-
dance la plus probable, ou même certaine, de l'histoire
contemporaine est l'instauration universelle de camps de
concentration, nous n'en conclurions pas que nous avons à
l'appuyer. Si nous affirmons la tendance de la société contem-
poraine vers l'autonomie, si nous voulons travailler à sa réali-
sation, c'est que nous affirmons l'autonomie comme mode
d'être de l'homme, que nous la valorisons, nous y reconnais-
sons notre aspiration essentielle et une aspiration qui dépasse
les singularités de notre constitution personnelle, la seule qui
soit publiquement défendable dans la lucidité et la cohérence.
Il y a donc ici un double rapport. Les raisons pour les-
quelles nous visons l'autonomie sont et ne sont pas de l'épo-
que. Elles ne le sont pas, car nous affirmerions la valeur de
l'autonomie quelles que soient les circonstances, et plus profon-
dément, car nous pensons que la visée de l'autonomie tend
inéluctablement à émerger là où il y a homme et histoire,
que, au même titre que la conscience, la visée d'autonomie
c'est le destin de l'homme, que, présente dès l'origine, elle
constitue l'histoire plutôt qu'elle n'est constituée par elle.
Mais ces raisons sont également de l'époque, de mille
façons si visibles qu'il serait oiseux de les dire. Non seule-
(2) V. la partie précédente de ce texte, S. ou B., nº 38, pp. 66 à 80.
V. aussi, dans le no 22 de S. ou B., P. Chaulieu, Sur le contenu du
socialisme.
22
ment parce que les enchaînements par lesquels nous et d'au-
tres parvenons à cette visée et à sa concrétisation le sont.
Mais parce que le contenu que nous pouvons lui donner, la
façon dont nous pensons qu'elle peut s'incarner, ne sont possi-
bles qu'aujourd'hui et présupposent toute l'histoire précé-
dante, et de plus de façons encore que nous ne soupçonnons.
Tout particulièrement, la dimension sociale explicite que nous
pouvons donner aujourd'hui à cette visée, la possibilité d'une
autre forme de société, le passage d'une éthique à une poli-
tique de l'autonomie (qui, sans supprimer l'éthique, la
en la dépassant), sont clairement liés à la phase
concrète de l'histoire que nous vivons.
conserve
nous
On peut enfin demander : et pourquoi donc pensez-vous
que cette possibilité apparaît juste maintenant ? Nous disons :
si votre pourquoi est un pourquoi concret, nous avons déjà
répondu à votre question. Le pourquoi, se trouve dans tous
ces enchaînements historiques particuliers qui ont conduit
l'humanité où elle est maintenant, qui ont fait notamment de
la société capitaliste et de sa phase actuelle cette époque sin-
gulièrement singulière que nous essayions de définir plus haut.
Mais si votre pourquoi est un pourquoi métaphysique, s'il
revient à demander : quelle est la place exacte de la phase
actuelle dans une dialectique totale de l'histoire universelle,
pourquoi la possibilité du socialisme émergerait-elle en ce
moment précis dans le plan de la Création, quel est le rap-
port élaboré de ce constituant originaire de l'histoire qu'est
l'autonomie avec les figures successives qu'il assume dans le
temps -- nous refusons de répondre ; car, même si la question
avait un
sens, elle serait purement spéculative et
considérons absurde de suspendre tout faire et non-faire, en
attendant que quelqu'un élabore rigoureusement cette dialec-
tique totale, ou découvre au fond d'une vieille armoire le plan
de la Création. Nous n'allons pas tomber dans l'hébétude par
dépit de ne pas posséder le savoir absolu. Mais nous refusons
la légitimité de la question, nous refusons qu'il y ait un sens
à penser en termes de dialectique totale, de plan de Création,
d'élucidation exhausitive du rapport entre ce qui se fonde
avec le temps et ce qui se fonde dans le temps. L'histoire a
fait naître un projet, ce projet nous le faisons nôtre car nous
y reconnaissons nos aspirations les plus profondes, et nous pen-
sons que sa réalisation est possible. Nous sommes ici, à cet
endroit précis de l'espace et du temps, parmi ces hommes-ci,
dans cet horizon. Savoir que cet horizon n'est pas le seul
possible ne l'empêche pas d'être le nôtre, celui qui donne
figure à notre paysage d'existence. Le reste, l'histoire totale,
de partout et de nulle part, c'est le fait d'une pensée sans
horizon, qui n'est qu'un autre nom de la non-pensée.
23
SENS DE L'AUTONOMIE
L’INDIVIDU
Si l'autonomie est au centre des objectifs et des voies
du projet révolutionnaire, il est nécessaire de préciser et
d'élucider ce terme. Nous tenterons cette élucidation d'abord
là où elle paraît le plus facile : à propos de l'individu, pour
passer ensuite au plan qui intéresse surtout ici, le plan collec-
tif. Nous essayons de comprendre ce qu'est un individu auto-
nome, et ce qu'est une société autonome ou non aliénée.
Freud proposait comme maxime de la psychanalyse «
était ça, Je dois advenir » (Wo Es war, Ich soll werden) (3).
Je est ici, en première approximation, le conscient en général.
Le ça, à proprement parler origine et lieu des pulsions (« ins-
tincts »), doit être pris dans ce contexte comme représentant
l'inconscient au sens le plus large. Je, conscience et volonté,
dois prendre la place des forces obscures qui, « en moi »,
dominent, agissent pour moi -- « m'agissent >> comme disait
G. Groddec (4). Ces forces ne sont pas simplement ne
sont pas tellement, nous y reviendrons plus loin - les pures
pulsions, libido ou pulsion de mort ; c'est leur interminable,
fantasmatique et fantastique alchimie, c'est aussi et surtout
les forces de formation et de répression inconscientes, le Sur-
moi et le Moi inconscient. Une interprétation de la phrase
devient aussitôt nécessaire. Je dois prendre la place de Ça
cela ne peut signifier ni la suppression des pulsions, ni l'éli-
mination ou la résorption de l'inconscient. Il s'agit de prendre
leur place en tant qu'instance de décision. L'autonomie, ce
serait la domination du conscient sur l'inconscient. Sans pré-
judice de la nouvelle dimension en profondeur révélée par
Freud (5), c'est le programme de la réflexion philosophique
sur l'individu depuis vingt-cinq siècles, le présupposé à la
fois et l'aboutissement de l'éthique telle que l'ont vue Platon
ou les stoïciens, Spinoza ou Kant. (Il est d'une immense
(3) Le passage où se trouve cette phrase, à la fin de la 3e
(21° dans la numérotation consécutive adoptée par Freud) des
« leçons » de la Nouvelle série de leçons d'introduction à la psycha-
nalyse, est ainsi : « Leur objet (des efforts thérapeutiques de la
psychanalyse) est de renforcer le Je, de le rendre plus indépendant
du Sur-moi, d'élargir son champ de vision et d'étendre son organisa-
tion de telle façon qu'il puisse s'emparer de nouvelles régions du
Ça. Où était ça, Je dois advenir. C'est un travail de récupération,
comme l'assèchement de la Zuyder Zee. » Jacques Lacan rend le
Wo es war, soll Ich werden par « Là où fut ça, il me faut advenir »
(L'Instance de la lettre dans l'inconscient, in La Psychanalyse, nº 3,
Paris, P. U. F., 1957, p. 76); et ajoute, sur la « fin que propose à
l'homme la découverte de Freud » : « Cette fin est de réintégration
et d'accord, je dirai de réconciliation (Versöhnung) ».
(4) Dans Das Buch vom Es (1923), trad. française sous le titre
Au fond de l'homme, Cela, Paris (Gallimard), 1963.
(5) Il serait plus équitable de dire : de l'explicitation et de
l'exploration de la dimension profonde de la psyché, que ni Héra-
clite ni Platon certes n'ignoraient, comme une lecture même superfi-
cielle du Banquet permet de le voir.
24
importance en soi, mais non pour cette discussion, que Freud
propose une voie efficace pour atteindre ce qui était res
pour les philosophes un « idéal » accessible en fonction d'un
savoir abstrait) (5 a). Si à l'autonomie, la législation ou régu-
lation par Boi-même, on oppose l'hétéronomie, la législation ou
la régulation par un autre, l'autonomie, c'est ma loi, opposée
à la régulation par l'inconscient qui est une loi autre, la loi
d'un autre que moi.
En quel sens on peut dire que la régulation par l'in-
conscient c'est la loi d'un autre ? De quel autre s'agit-il ?
D'un autre littéral, non pas d'un « autre Moi » inconnu, mais
d'un autre en moi. Comme dit Jacques Lacan, « L'inconscient,
c'est le discours de l'Autre » ; c'est pour une part décisive, le
dépôt des visées, des désirs, des investissements, des exigen-
ces,
des attentes des significations dont l'individu a été
l'objet, dès sa conception et même avant, de la part de ceux
qui l'ont engendré et élevé (5b). L'autonomie devient alors :
mon discours doit prendre la place du discours de l'Autre, d'un
discours étranger qui est en moi et me domine : parle par
moi. Cette élucidation indique aussitôt la dimension sociale
du problème (il importe peu que l'Autre dont il s'agit au
départ c'est l'autre « étroit », parental ; par une série d'arti-
culations évidentes, le couple parental renvoie finalement à
la société entière et à son histoire).
Mais quel est ce discours de l'Autre non plus quant
à son origine, mais quant à sa qualité ? Et jusqu'à quel point
peut-il être éliminé ?
La caractéristique essentielle du discours de l’Autre, du
point de vue qui intéresse ici, c'est son rapport à l'imaginaire.
C'est que, dominé par ce discours, le sujet se prend pour
quelque chose qu'il n'est pas (qu'en tout cas il n'est pas néces-
sairement pour lui-même) et que pour lui, les autres et le
monde entier subissent un travestissement correspondant. Le
sujet ne se dit pas, mais est dit par quelqu'un, existe donc
comme partie du monde d'un autre (certainement travesti
à son tour). Le sujet est dominé pas un imaginaire vécu
comme plus réel que le réel, quoique non su comme tel,
précisément parce que non su comme tel (6). L'essentiel de
(5 a) le noyau de notre être, ce n'est pas tant cela que
Freud nous ordonne de viser comme tant d'autres l'ont fait avant
lui par le vain adage du « Connais-toi toi-même », que ce ne sont
les voies qui y mènent qu'il nous donne à reviser ». Jacques Lacan,
1. c., p. 79.
(5 b) V. Jacques Lacan, Remarques sur le rapport de D. Lagache,
in La Psychanalyse, n° 6 (1961), p. 116. « Un pôle d'attributs, voilà
ce qu'est le sujet avant sa naissance (et peut-être est-ce sous leur
amas qu'il suffoquera un jour). D'attributs, c'est-à-dire de signifiants
plus ou moins liés en un discours... », ib.
(6) C'est évidemment là la distinction essentielle avec d'autres
formes de l'imaginaire (comme l'art ou l'usage « rationnel » de
l'imaginaire en mathématiques par exemple). qui ne s'autonomisent
pas comme telles. Nous y reviendrons longuement par la suite.
25
me
l'hétéronomie ou de l'aliénation, au sens général du ter-
au niveau individuel, c'est la domination par un imagi-
naire autonomisé qui s'est arrogé la fonction de définir pour
le sujet et la réalité et son désir. La « répression des pulsions »
comme telle, le conflit entre le « principe de plaisir » et le
« principe de réalité », au sens fonctionnel ou « économique »
(7) ne constituent pas l'aliénation individuelle qui est au fond
l'empire presqu'illimité d'un principe de dé-réalité. Le conflit
important à cet égard, n'est pas celui entre pulsions et réalité
(si ce conflit suffisait comme cause pathogène, il n'y aurait eu
jamais une seule résolution même approximativement nor-
male du complexe d'adipe depuis l'origine des temps, et
jamais un homme et une femme n'auraient marché sur cette
terre). Il est celui entre pulsions et réalité, d'un côté, et l'éla-
boration imaginaire au sein du sujet, de l'autre côté (8).
Le Ça, dans cet adage de Freud, doit donc être compris
comme signifiant essentiellement cette fonction de l'incong-
cient qui investit de réalité l'imaginaire, l'autonomise et lui
confère pouvoir de décision le contenu de cet imaginaire
étant en rapport avec le discours de l'Autre (« répétition »,
mais aussi transformation amplifiée de ce discours).
C'est donc là où était cette fonction de l'inconscient, et
le discours de l'Autre qui lui fournit son aliment, que Je dois
advenir. Cela signifie que mon discours doit prendre la place
du discours de l'Autre. Mais qu'est-ce que mon discours ?
Qu'est-ce qu'un discours qui est mien ?
Un discours qui est mien, est un discours qui a nié le
discours de l'Autre ; qui l'a nié, non pas nécessairement dans
son contenu, mais en tant qu'il est discours de l'Autre ; autre-
ment dit qui, en explicitant à la fois l'origine et le sens de
(7) Au sens où Freud par exemple parlait d' « économie » de la
libido.
(8) « Dès le début, notre vue a été que les hommes tombent
malades par suite du conflit entre les demandes de leurs pulsions
et la résistance intérieure qui s'établit contre elles » S. Freud, New
Introductory Lectures on Psycho-analysis, Londres (Hogarth Press),
1957, p. 78. Il ne s'agit pas de la « réalité » ou des « exigences de la
vie en société », comme telles, mais de ce que ces exigences devien-
nent dans le discours de l'Autre (qui n'en est d'ailleurs nullement,
à son tour, le neutre véhicule) et dans l'élaboration imaginaire de
celui-ci par le sujet.
Cela ne nie évidemment pas l'importance capitale, pour le contenu
du discours de l'Autre et pour l'allure spécifique qu'en prendra l'éla-
boration imaginaire, de ce qu'est concrètement la société considérée,
ni l'importance, quant à la fréquence et la gravité des situations
pathogènes, du caractère excessif et irrationnel de la formulation
sociale de ces « exigences » : là-dessus, Freud était bien clair (cf. en
particulier Malaise dans la civilisation). Mais à ce niveau là, à nou-
veau, on rencontre ce fait que les « exigences » de la société ne se
réduisent ni aux exigences de la « réalité », ni à celles de la « vie
en société » en général, ni même finalement à celles d'une « socié
divisée en classes », mais vont au-delà de ce que ces exigences impli-
queraient rationnellement. Nous trouvons là le point de jonction
entre l'imaginaire individuel et l'imaginaire social sur lequel nous
revenons plus loin.
26
ce discours, l'a nié ou affirmé en connaissance de cause, en
rapportant son sens à ce qui se constitue comme la vérité
propre du sujet comme ma vérité propre.
Si l'adage de Freud, sous cette interprépation, était pris
absolument, il proposerait un objectif inaccesible. Jamais mon
discours ne sera intégralement mien au sens défini plus haut.
C'est qu'évidemment, je ne pourrais jamais tout reprendre,
serait-ce simplement pour le ratifier. C'est aussi -- on y revien-
dra plus loin que la notion de vérité propre du sujet est
elle-même un problème beaucoup plus qu'une solution.
Cela est tout autant vrai du rapport avec la fonction
imaginaire de l'inconscient. Comment penser à un sujet qui
aurait totalement « résorbé » sa fonction imaginaire, com-
ment pourrait-on tarir cette source au plus profond de nous-
mêmes d'où jaillissent à la fois fantasmes aliénants et créa-
tions libres plus vraies que la vérité, délires déréels et poèmes
surréels, ce double fond éternellement recommencé de toute
chose sans lequel aucune chose n'aurait de fond, comment
éliminer ce qui est à la base de, ou en tout cas inextricable-
ment lié à, ce qui fait de nous des hommes notre fonction
symbolique, qui présuppose notre capacité de voir et de pen-
ser en une chose ce qu'elle n'est pas ?
Pour autant donc qu'on ne veut pas faire de la maxime
de Freud une simple idée régulatrice définie par référence ü
un état impossible donc une nouvelle mystification
il y a un autre sens à lui donner. Elle doit être comprise
comme renvoyant non pas à un état achevé, mais à une situa-
tion active ; non pas à une personne idéale qui serait devenue
Je pur une fois pour toutes, livrerait un discours exclusive-
ment sien, ne produirait jamais des fantasmes
mais à une
personne réelle, qui n'arrête pas son mouvement de reprise
de ce qui était acquis, du discours de l'Autre, qui est capa-
ble de dévoiler ses fantasmes comme fantasmes et ne se laisse
pas finalement dominer par eux à moins qu'elle ne le
veuille bien. Ce n'est pas là un simple « tendre vers », c'est
bien une situation, elle est définissable par des caractéristi-
ques qui tracent une séparation radicale entre elle et l'état
d'hétéronomie. Ces caractéristiques ne consistent pas en une
« prise de conscience » effectuée pour toujours, mais en un
autre rapport entre conscient et inconscient, entre lucidité et
fonction imaginaire, en une autre attitude du sujet à l'égard
de soi-même, en une modification profonde du mélange acti-
vité-passivité, du signe sous lequel celui-ci s'effectue, de la
place respective des deux éléments qui le composent. Com-
bien peu il s'agit, dans tout cela, d'une prise du pouvoir par
la conscience au sens étroit, le montre le fait que l'on pour-
rait compléter la proposition de Freud par son inverse :
Je suis, ça doit surgir (Wo Ich bin, soll Es auftauchen). Le
désir, les pulsions qu'il s'agisse d'Eros ou de Thanatos
27
su
c'est moi aussi, et il s'agit de les amener non seulement à la
conscience, mais à l'expression et à l'existence (9). Un sujet
autonome est celui qui se sait fondé à conclure : cela est bien
vrai, et : cela est bien mon désir.
L'autonomie n'est donc pas élucidation sans résidu et
élimination totale du discours de l'Autre non su comme tel.
Elle est institution d'un autre rapport entre le discours de
l'Autre et le discours du sujet. L'élimination totale du discours
de l'Autre non su comme tel est un état non-historique. Le
poids du discours de l'Autre non comme tel, on peut
le voir même chez ceux qui ont tenté le plus radicalement
d'aller au bout de l'interrogation et de la critique des présup-
posés tacites - que ce soit Platon, Descartes, Kant, Marx
ou Freud lui-même. Mais il y a précisément ceux qui
comme Platon ou Freud
ne se sont jamais arrêtés dans
ce mouvement ; et il y a ceux qui se sont arrêtés, et qui se
sont parfois, de ce fait, aliénés à leur propre discours devenu
autre. Il y a la possibilité permanente et en permanence
actualisable de regarder, objectiver, mettre à distance, déta-
cher et finalement transformer le discours de l'Autre en
discours du sujet.
Mais ce sujet, qu'est-ce que c'est ? Ce troisième terme
de la phrase de Freud, qui doit advenir là où était ça, n'est
certainement pas le Je ponctuel du « je pense ». Ce n'est pas
le sujet-activité pure, sans entrave ni inertie, ce feu follet
des philosophies subjectivistes, cette flamme débarrassée de
tout support, attache et nourriture. Cette activité du sujet
qui « travaille sur lui-même » rencontre comme son objet la
foule des contenus (le discours de l'Autre) avec laquelle elle
n'a jamais fini ; et, sans cet objet, elle n'est tout simplement
pas. Le sujet est aussi activité, mais l'activité est activité sur
quelque chose, autrement elle n'est rien. Elle est donc
co-déterminée par ce qu'elle se donne comme objet. Mais cet
aspect de l'inhérence réciproque du sujet et de l'objet
l'intentionalité, le fait que le sujet n'est que pour autant qu'il
pose un objet n'est qu'une première détermination, rela-
tivement superficielle, c'est ce qui porte le sujet au monde,
c'est ce qui le met en permanence dans la rue. Il y en a une
autre, qui ne concerne pas l'orientation des fibres intention-
nelles du sujet, mais leur matière même, qui porte le monde
dans le sujet et fait entrer la rue dans ce qu'il pourrait croire
son alcôve. Car ce sujet actif qui est sujet de..., qui évoque
devant lui, pose, objective, regarde et met à distance, qu'est-
il - est-il pur regard, capacité nue d'évocation, mise à dis-
tance, étincelle hors du temps, non-dimensionalité ? Non, il
est regard et support du regard, pensée et support de la pensée,
(9) « Une éthique s'annonce... par l'avenue non de l'effroi mais
du désir ». Jacques Lacan, ib., p. 147.
28
il est activité et corps agissant corps matériel et corps
métaphorique. Un regard dans lequel il n'y a pas déjà du
regardé ne peut rien voir ; une pensée dans laquelle il n'y a
pas déjà du pensé ne peut rien penser (10). Ce que nous
avons appelé support ce n'est pas le simple support biolo-
gique, c'est qu'un contenu quelconque est toujours déjà présent
et qu'il est non pas résidu, scorie, encombrement ou matière
indifférente mais condition efficiente de l'activité du sujet.
Ce support, ce contenu, n'est ni simplement du sujet, ni sim-
plement de l'autre (ou du monde). C'est l'union produite et
productrice de soi et de l'autre (ou du monde). Dans le
sujet comme sujet il y a le 'non-sujet, et toutes ces trappes
où elle tombe elle-même, la philosophie subjectiviste les
creuse à l'oubli de cette vérité fondamentale. Dans le sujet
il y a certes comme moment « ce qui ne peut jamais devenir
objet », la liberté inaliénable, la possibilité toujours présente
de tourner le regard, de faire abstraction de tout contenu
déterminé, de mettre entre parenthèses tout, y compris soi,
sauf en tant que soi est cette capacité qui résurgit comme
présence et proximité absolue à l'instant où elle se met à
distance elle-même. Mais ce moment est abstrait, il est vide,
jamais il n'a produit et ne produira autre chose que l'évi-
dence muette et inutile du cogito sum, la certitude immédiate
d'exister comme pensant, qui ne peut même pas
s'amener
légitimement à l'expression par la parole. Car dès que la
parole même non prononcée ouvre une première brèche, le
monde et les autres s'infiltrent de partout, la conscience est
inondée par le torrent des signifiants qui vient, si l'on peut
dire, non pas de l'extérieur mais de l'intérieur. Ce n'est que
par le monde que l'on peut penser le monde. Dès que la pen-
sée est pensée de quelque chose, le contenu résurgit, non
seulement dans ce qui est à penser, mais dans ce par quoi il
est pensé (darin, wodurch es gedacht wird). Sans ce contenu,
on ne trouverait à la place du sujet que son fantôme. Et dans
ce contenu, il y a toujours l'autre et les autres, directement
ou indirectement. L'autre, est tout autant présent dans la
forme et dans le fait du discours, comme exigence de confron-
tation et de vérité (ce qui ne veut évidemment pas dire que
la vérité se confond avec l'accord des opinions). Enfin, il
n'est qu'en apparence éloigné de notre propos de rappeler
que le support de cette union du sujet et du non sujet dans
(10) Ce n'est pas là une description des conditions empiriques,
psychologiques du fonctionnement du sujet, mais une articulation de
la structure logique (transcendantale) de la subjectivité : il n'y a
de sujet pensant que comme disposition de contenus, tout contenu
particulier peut être mis entre parenthèses mais non un contenu
quelconque comme tel. La même chose est vraie pour le problème
de la génèse du sujet, considéré sous son aspect logique : à tout
instant le sujet est un producteur produit, et « à l'origine », le sujet
se constitue comme donnée simultanée d'emblée de Soi et de
l'Autre.
29
1
es
le sujet, la charnière de cette articulation de soi et de l'au.
tre, c'est le corps, cette structure « matérielle » grosse d'un
sens virtuel. Le corps, qui n'est pas aliénation
cela ne
voudrait rien dire mais participation au monde et au sens,
attachement et mobilité, pré-constitution d'un univers de
significations avant toute pensée réfléchie.
C'est parce qu'elle « oublie » cette structure concrète du
sujet que la philosophie traditionnelle, narcissisme de la
conscience fascinée par ses propres formes nues, ravale au rang
de conditions de servitude aussi bien l'autre que la corporalité.
Et c'est parce qu'elle veut se fonder sur la liberté pure d'un
sujet imaginaire, qu'elle se condamne à retrouver l'aliénation
du sujet réel comme problème insoluble ; de même que,
voulant se fonder sur la rationalité exhaustive, elle doit cong-
tamment buter sur l'impossible réalité d'un irrationnel irré-
ductible. C'est ainsi qu'elle devient finalement une entreprise
irrationnelle et aliénée ; d'autant plus irrationnelle, qu'elle
cherche, creuse, épure indéfiniment les conditions de sa ratio-
nalité ; d'autant plus aliénée, qu'elle ne cesse d'affirmer sa
liberté nue, alors que celle-ci est à la fois incontestable et
vaine.
Le sujet en question n'est donc pas le moment abstrait
de la subjectivité philosophique, c'est le sujet réel pénétré
part en part par le monde et par les autres. Le Je de l'auto.
nomie n'est pas Soi absolu, monade qui nettoie et polit sa
surface extero-interne pour en éliminer les impuretés appor-
tées par le contact d'autrui ; c'est l'instance active et lucide
qui réorganise constamment les contenus en s'aidant de ces
mêmes contenus, qui produit avec un matériel et en fonction
de besoins et d'idées eux-mêmes mixtes de ce qu'elle a trouvé
déjà là et de ce qu'elle a produit elle-même.
Il ne peut donc s'agir, sous ce rapport non plus, d'élimi-
nation totale du discours de l'autre non seulement parce
que c'est une tâche interminable, mais parce que l'autre est
chaque fois présent dans l'activité qui l' « élimine ». Et c'est
pourquoi il ne peut non plus exister de « vérité propre » du
sujet en un sens absolu. La vérité propre du sujet est toujours
participation à une vérité qui le dépasse, qui s'enracine et
l'enracine finalement dans la société et dans l'histoire, lors
même que le sujet réalise son autonomie.
de
DIMENSION SOCIALE DE L'AUTONOMIE
Nous avons parlé longuement du sens de l'autonomie
pour l'individu. C'est que, d'abord, il était nécessaire de dis-
tinguer clairement et fortement ce concept de la vieille idée
philosophique de la liberté abstraite, qui a perpétué ses
résonances jusque dans le marxisme.
C'est, ensuite, que seule cette conception de l'autonomie
30
et de la structure du sujet rend possible et compréhensible
In praxis telle que nous l'avons définie (11). Dans toute autre
conception cette « action d'une liberté sur une autre liberté »
reste une contradiction dans les termes, une impossibilité per-
pétuelle, un mirage ou un miracle. Ou alors, elle doit se
confondre avec les conditions et les facteurs de l'hétéronomie,
puisque tout ce qui vient de l'autre concerne les « contenus
de conscience », la « psychologie », est donc de l'ordre des
causes ; l'idéalisme subjectiviste et le positivisme psychologiste
se rencontrent finalement dans cette vue. Mais en réalité, c'est
parce que l'autonomie de l'autre n'est pas fulgurance absolue
et simple spontanéité, que je peux viser son développement.
C'est parce que l'autonomie n'est pas élimination pure et
simple du discours de l'autre, mais élaboration de ce discours,
où l'autre n'est pas matériau indifférent mais compte pour
le contenu de ce qu'il dit, qu’une action inter-subjective est
possible et qu'elle n'est pas condamnée à rester vaine ou à
violer par sa simple existence ce qu'elle pose comme son
principe. C'est pour cela qu'il peut y avoir une politique de
la liberté, et qu'on n'est pas réduit à choisir entre le silence
et la manipulation, ni même à la simple consolation : « après
tout, l'autre en fera ce qu'il voudra ». C'est pour cela que
je suis finalement responsable de ce que je dis (et de ce que
je tais) (12).
C'est enfin parce que l'autonomie, telle que nous l'avons
définie, conduit directement au problème politique et social.
La conception que nous avons dégagée montre à la fois que
l'on ne peut vouloir l'autonomie sans la vouloir pour tous,
et que sa réalisation ne peut se concevoir pleinement que
comme entreprise collective. S'il ne s'agit plus d'entendre par
ce terme, ni la liberté inaliénable d'un sujet abstrait, ni la
domination d'une conscience pure sur un matériel indifférenc
et essentiellement « le même » pour tous et toujours, obstacle
brut que la liberté aurait à surmonter les « passions »,
l' « inertie », etc.); si le problème de l'autonomie est que le
sujet rencontre en lui-même un sens qui n'est pas sien et qu'il
a à le transformer, en l'utilisant ; si l'autonomie est ce rap-
port dans lequel les autres sont toujours présents comme alté-
rité et comme ipséité du sujet alors l'autonomie n'est
concevable, déjà philosophiquement, que comme un problème
et un rapport social.
Cependant ce terme contient plus que nous n'en avons
explicité, et révèle aussitôt une nouvelle dimension du pro-
blème. Ce à quoi nous sommes directement référés
nous
(11) Comme le faire qui vise l'autre ou les autres comme êtres
autonomes. V. le No 38 de cette revue, p. 61 et suiv.
(12) Il y a un deuxième fondement de la praxis politique,
que l'on retrouvera plus loin : la possibilité d'institutions qui favo-
risent l'autonomie.
31
jusqu'ici, c'est l'inter-subjectivité, même si nous l'avons prise
dans une extension illimitée, le rapport de personne à
personne, même s'il est articulé à l'infini. Mais ce rapport se
place dans un ensemble plus vaste, qui est le social propre-
ment dit.
En d'autres termes : que le problème de l'autonomie ren-
voie aussitôt, s'identifie même, au problème du rapport du
sujet et de l'autre - ou des autres ; que l'autre ou les autres
n'y apparaissent pas comme obstacles extérieurs ou malédic-
tion subie « l'Enfer, c'est les autres » (13) « il y a comme
un maléfice de l'existence à plusieurs » -, mais comme consti-
tutifs du sujet, de son problème et de sa solution possible,
rappelle ce qui après tout était certain dès le départ pour
qui n'est pas mystifié par l'idéologie d'une certaine philoso-
phie ; à savoir que l'existence humaine est une existence à
plusieurs et que tout ce qui est dit en dehors de ce présupposé
(lors même qu'on s'efforce péniblement de ré-introduire
« autrui » qui, se vengeant d'avoir été exclu au départ de la
subjectivité « pure », ne se laisse pas faire), est frappé de
non-sens. Mais cette existence à plusieurs, qui se présente
aussi comme inter-subjectivité prolongée, ne reste pas, et à
vrai dire n'est pas, dès l'origine, simple inter-subjectivité. Elle
est existence sociale et historique, et c'est là pour nous la
dimension essentielle du problème. L'inter-subjectif est, en
quelque sorte, la matière dont est fait le social, mais cette
matière n'existe que comme partie et moment de se social
qu'elle compose, mais qu'elle présuppose aussi.
Le social-historique (14) n'est ni l'addition indéfinie des
réseaux inter-subjectifs (bien qu'il soit aussi cela), ni, certai-
nement, leur simple « produit ». Le social-historique, c'est le
collectif anonyme, l'humain-impersonnel qui remplit toute
formation sociale donnée, mais l'englobe aussi, qui enserre
chaque société parmi les autres, et les inscrit toutes dans une
continuité où d'une certaine façon sont présents ceux qui ne
sont plus, ceux qui sont ailleurs et même ceux qui sont à
naître. C'est, d'un côté, des structures données, des institutions
et des oeuvres « matérialisées », qu'elles soient matérielles ou
non ; et, d'un autre côté, ce qui structure, institue, matéria-
sans
un
(13) L'auteur de cette phrase était doute certain qu'il
ne portait rien en lui-même qui fût d'un autre (sans quoi il aurait
pu tout aussi bien dire que l'Enfer c'était lui-même). Il a d'ailleurs
récemment confirmé cette interprétation, en déclarant qu'il n'avait
pas de Sur-moi. Comment pourrions-nous y objecter, nous qui avons
toujours pensé qu'il parlait des affaires de cette terre comme
être surgi d'ailleurs.
(14) Nous visons par cette expression l'unité de la double
multiplicité de dimensions, dans la « simultanéité » (synchronie) et
dans la « succession » (diachronie). que dénotent habituellement les
termes société et histoire. Nous dirons parfois le social ou l'histo-
rique, sans préciser, selon que nous voudrons mettre l'accent sur
l'un ou l'autre de ces aspects.
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liste. Bref, c'est l'union et la tension de la société instituante
et de la société instituée, de l'histoire faite et de l'histoire se
faisant.
L'HETERONOMIE INSTITUEE : L'ALIENATION COMME
PHENOMENE SOCIAL
L'aliénation trouve ses conditions, au-delà de l'inconscient
individuel et du rapport inter-subjectif qui s'y joue, dans le
monde social. Il y a, au-delà du « discours de l'autre », ce qui
charge celui-ci d'un poids indéplaçable, et qui limite et rend
presque vaine toute autonomie individuelle (15). C'est ce qui
se manifeste comme masse de conditions de privation et
d'oppression, comme structure solidifiée globale, matérielle
et institutionnelle, d'économie, de pouvoir et d'idéologie,
comme induction, mystification, manipulation et violence.
Aucune autonomie individuelle ne peut surmonter les consé-,
quences
de cet état de choses, annuler les effets sur notre vie
de la structure oppressive de la société où nous vivons (16).
C'est que l'aliénation, l'hétéronomie sociale, n'apparaît
pas simplement comme « discours de l'autre »,
celui-ci y joue un rôle essentiel comme détermination et
contenu de l'inconscient et du conscient de la masse des indi-
vidus. Mais l'autre y disparaît dans l'anonymat collectif,
l'impersonnalité des « mécanismes économiques du marché >>
ou de la « rationalité du Plan », de la loi de quelques-uns
présentée, comme la loi tout court. Et, conjointement, ce qui
représente désormais l'autre n'est plus un discours : c'est une
mitraillette, un ordre de mobilisation, une feuille de paye et
des marchandises chères, une décision de tribunal et une
prison. L « autre » est désormais « incarné » ailleurs
que
dans
i'inconscient individuel même si sa présence par déléga-
tion (17) dans l'inconscient de tous les concernés (celui qui
bien que
(15) Dans une société d'aliénation, même pour les rares indi-
vidus pour qui l'autonomie possède un sens, elle ne peut que rester
tronquée, cay elle rencontre, dans les conditions matérielles et dans
les autres individus, des obstacles constamment renouvelés dès
qu'elle doit s'incarner dans une activité, se déployer et exister socia-
lement ; elle ne peut se manifester, dans leur vie effective, que
dans des interstices aménagés à coups de chance et d'adresse, à
cotes toujours mal taillées.
(16) Il est à peine nécessaire de rappeler que l'idée d'autonomie
et celle de fresponsabilité de chacun pour sa vie peuvent facilement
devenir des mystifications si on les détache du contexte social et
si on les pose comme des réponses se suffisant à elles-mêmes.
(17) Cette délégation pose des problèmes multiples et complexes,
qu'il est impossible d'évoquer ici. Il y a évidemment à la fois
homologie et différence essentielle entre le rapport « familial » et
les relations de classe, ou de pouvoir, dans la société. L'apport
fondamental de Freud (Totem et tabou ou Psychologie collective et
analyse du Moi), celui de W. Reich (La fonction de l'orgasme), les
nombreuses contributions des anthropologues américains (notamment
Kardiner et M. Mead) sont loin d'avoir épuisé la question, pour
autant notamment que la dimension proprement institutionnelle s'y
trouve relativement reléguée au second plan.
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tient la mitraillette, celui pour qui il la tient, et celui face à
qui il la tient) est condition nécessaire de cette incarnation :
l'inverse est également vrai, la détention des mitraillettes par
quelques-uns est sans aucun doute condition de l'aliénation
perpétuée, à ce niveau la question de la priorité de l'une ou
de l'autre condition n'a pas de sens, et ce qui nous importe
ici c'est la dimension proprement sociale (18).
L'aliénation apparaît donc comme instituée, en tout cas
comme lourdement conditionnée par les institutions (le mot
pris ici au sens le plus large, y compris notamment la struc-
ture des rapports réels de production). Et son rapport aux
institutions se présente comme double.
En premier lieu, les institutions peuvent être, et sont
effectivement, aliénantes dans leur contenu spécifique. Elles
le sont pour autant qu'elles expriment et sanctionnent une
structure de classe, plus généralement une division antago-
nique de la société, et, concurremment, le pouvoir d'une caté-
(18) Si les ouvriers d'une usine voulaient mettre en question
l'ordre existant, ils se heurteraient à la police et, si le mouvement
se généralisait, à l'Armée. On sait, par l'expérience historique, que
ni la police ni l'Armée ne sont immunes face à des mouvements
généralisés ; et peuvent-elles tenir contre l'essentiel de la population
?
Rosa Luxembourg disait : « Si toute la population savait, le régime