ruptures, les aventures, les paroxysmes). Les grandes névroses
obsessionnelles collectives (les idolâtries nationales, religieu-
ses, les boucs émissaires) procurent la santé individuelle.
J'ai déjà traité ce thème de la structure saine-névrotique
de l'existence et de l'histoire (1), et il faudra que j'y revienne
plus loin, que j'aille plus loin. Ce qu'il faut voir, et ici Marx
et Freud sont d'accord, mais Marx ne veut voir que dérivation,
aliénation, état historique, alors que pour Freud c'est aussi
état anthropologique, ce qu'il faut voir c'est l'homme
moderne entouré de totems, idoles invisibles mais pesant de
toute leur intimidation, qui se nomment Etat, Nation,
Famille ou qu'il appelle Valeurs, c'est qu'il a toujours besoin
de cérémonies et de rites, c'est que sa substance psycho-
affective vit toujours sauvagement de la substance d'autrui,
que les âmes se dévorent et s'enlacent comme des pieuvres,
que notre modernité plonge dans l'archaïsme fondamental.
L'homme est toujours cet être qui s'agite, trépigne, danse
quand on frappe sur un tambour, qui frémit, s'exalte quand
sonne le clairon ; que les ombres épouvantent ou irritent ;
qui croit voir l'éternel dans ce qui passe, qui met l'essence
dans l'apparence ; qui commerce avec l'invisible et l'inexis-
tant ; ses colères, ses peurs, ses amours, sont hors de propor-
tion avec leur objet, ou sont dénués d'objet. S'il obéissait à
ses rêves ou seulement les laissait percevoir, il aurait honte
et on aurait peur. Il se bat toute son existence contre sa
son malheur ou son bonheur dépendent de
drames d'enfance minuscules qu'il aura vécu comme cataclys-
mes. Il ne sait pas encore aimer vraiment, mais l'amour gicle-
rait de partout s'il se libérait, comme giclerait de partout la
haine. Il lui faut un long, constant, terrible effort pour perce-
voir exactement ce qu'il voit et concevoir ce qu'il ressent.
Le problème de l'homme, le problème des rapports
humains, est ainsi un problème anthropologique général qui
nous renvoie à la structure conflictuelle, névrotique-saine de
l'homme. L'aliénation n'a pas sa racine dans un état donné
des forces productives, mais renaît potentiellement, perpé-
tuellement, sous des formes, nouvelles ou non, de cette structure.
Dans ce sens, l'exploitation de l'homme par l'homme, où Marx
(1) L'Homme et la mort, Corréa, 1951.
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avait situé la clé et la clef du problème des rapports humains,
ne correspond pas seulement à des conditions historiques don-
nées. Elle correspond aussi aux structures névrotiques de
l'existence, aux rapports névrotiques d'homme à homme, ce
qu'indiquait déjà la perspicace psychanalyse faite par Hegel
du rapport maître-esclave, où le maître est acharné à se faire
reconnaître comme sujet-dieu, où la névrose du maître est
posée comme possibilité de l'espèce humaine. N'est-ce pas cette
névrose du maître que Marx offre à l'espèce humaine, en lui
proposant de régner sur une Nature esclavagisée, objectivée... ?
Marx a cru que l'homme pouvait trancher gordiennement
le rapport maître-esclave, celui de l'exploitation de l'homme
par l'homme, au niveau de la propriété de la production, alors
qu'il s'agit d'un des noeuds du problème multidimensionnel