SOCIALISME OU BARBARIE
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16, rue Henri-Bocquillon PARIS-15e
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Os
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le volume ; VI, nº$ 31-36, 662 p., 10 F.). La collection com-
plète des nºs 1 à 36, 4 078 pages : 30 F. Numéros séparés :
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L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
Les grèves belges (Avril 1961), brochure
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SOCIALISME OU BARBARIE
De Monsieur First à Monsieur Next
Les Grands Chefs des relations sociales
nous
Depuis deux années, trois personnes, chargées de répon-
dre aux délégués du personnel se sont succédées à notre direc-
tion générale.
Ces trois personnages, comme
allons le voir et
contrairement à ce que l'on pourrait croire sont très diffé-
rents les uns des autres aussi bien sur le plan du caractère
que sur celui des principes, ce qui ne manque pas ici de soule-
ver un point théorique très important, sinon fondamental. En
effet, dans l'espace de ces deux années, aucune révolution
n'est venue troubler la quiétude de notre usine et de notre
société ; pourtant, comme nous le verrons, insensiblement des
principes changés se sont glissés incidieusement dans les roua-
ges de nos rapports avec la direction. Etant donné que les
trois personnes qui se sont succédées représentent toujours
puisqu'il n'y a eu aucune révolution apparente les intérêts
immuables et historiques de l'usine, c'est-à-dire du gouverne-
ment, donc de la société capitaliste, on pourrait en déduire
que ce sont ces intérêts qui ont changé et que l'histoire a
pris un autre cours. Mais prétendre que l'histoire est fantai-
siste risquerait de choquer des esprits sérieux et dogmatiques ;
c'est pourquoi nous ne ferons qu'effleurer le problème en
évitant soigneusement de prendre parti. Aussi il faut dire
qu'à l'encontre d'une telle thèse il existe une constatation qui
pèse de tout son poids de l'autre côté de la balance. C'est que
de notre côté, des représentants ouvriers, rien n'a changé et
nous savons pertinemment que l'histoire, aussi fantaisiste soit-
elle, ne peut rien faire sans nous. Nous sommes restés de
granit, immuables avec nos habitudes, notre langage et notre
clairvoyance déjà séculaire.
- 1
MONSIEUR FIRST
Le premier représentant de la direction que j'ai connu
et qui nous recevait était un homme de trente-cinq ans envi-
ron. Sa tenue vestimentaire aussi bien que sa démarche évo-
quait l'équilibre et la pondération. Il marchait à pas égal et
s'habillait d'une façon aussi égale, c'est-à-dire impersonnelle.
Pas un bouton laissé au hasard d'une fantaisie malfaisante ;
ou bien tous étaient rivés à leur boutonnière ou bien tous en
étaient libérés. L'homme était impeccable mais il l'était d'au-
tant plus lorsqu'il parlait et puisque sa fonction était de par-
ler et non de se promener, c'est particulièrement de celle-
que nous traiterons.
Il parlait modérément mais si modérément que les phra-
ses avaient quelques difficultés à se former. Pourtant le fran-
çais employé était aussi rigoureux et précis que celui d'un
mathématicien. La métaphore, la parabole, les allusions même
en étaient soigneusement bannies comme des artifices inuti-
les et dangereux ; les effets oratoires les plus anodins, abso-
lument inexistants. Cet homme, il faut lui rendre cet hom-
mage, n'était pas un démagogue.
Quand chaque mois, comme c'est la coutume, il s'instal-
lait à son pupitre pour répondre aux questions d'un aréopage
de plus de cent délégués du personnel, nous savions que pen-
dant trois heures précises, il ne se départirait pas de son calme
et de sa pondération. Nous savions qu'il emploierait tout ce
temps à construire ses phrases calmement mais sûrement
comme s'il s'agissait de petits cubes d'un jeu de construction.
Il y avait, à chaque séance mensuelle environ 45. ques-
tions, toujours semblables, posées en bonne et due forme, et
que M. First avait eu le loisir d'étudier, puisque suivant le
protocole établi, un délai de huit jours est prescrit entre la
déposition des questions et leur réponse.
Evidemment les trois heures étaient bien insuffisantes
pour y répondre, cela indépendamment de la lenteur du lan-
gage de M. First, à cause de l'ampleur et de l'importance
des questions elles-mêmes. Peu importe : à 17 heures préci-
ses, M. First se lèverait et la séance aussitôt de même.
La lenteur des phrases du représentant de la direction
était directement proportionnelle à leur concision.
A peine M. First avait-il terminé la construction de sa
phrase définitive, celle qui devait figurer en bonne place dans
le compte rendu officiel, que déjà dans la salle plusieurs
mains se levaient pour interpeller et surtout manifester un
désaccord profond .
Le dialogue commençait souvent ainsi.
« Nous les travailleurs, ne sommes pas d'accord
vous ». Mais d'autres délégués, pour donner plus de vie à ce
dialogue, simulaient faussement l'étonnement devant
avec
une
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réponse déjà connue puisqu'elle était similaire depuis bien
des années. Il y avait ainsi toujours dans la salle celui qui
commençait son intervention de la sorte.
« Nous les travailleurs, sommes très étonnés d'enten-
dre votre réponse ».
Mais M. First planait bien au-dessus de l'étonnement ou
de la surprise. Pour lui, ces éléments du dialogue ne pouvaient
appartenir qu'à un passé révolu ou à un système irrationnel
car il avait banni aussi bien de son langage que de ses préoc-
cupations toute surprise et ne manifestait dans son comporte-
ment aucune émotion de ce genre. Pas de soulèvement de sour-
cils intempestif pouvant donner lieu à de multiples interpré-
tations, pas de soulèvement d'épaule ou de har: le coeur.
First n'aimait pas le mime. Il était là pour répondre ; il
répondait.
Une fois donc la vague d'indignation, de désaccord et
d'étonnement réprobateur passé, le représentant de la direc-
tion répondait à la réponse de la réponse. Bien sûr, M. First
n'allait pas jusqu'à répéter textuellement ce qu'il avait dit
auparavant, il devait innover et donner l'apparence de l'inédit
à son langage et c'est cette création qui devenait pénible
aussi bien pour lui que pour nous. En effet, que d'embûches
et de traquenards devant la création spontanée des phrases
et des idées. C'est pourquoi M. First était si prudent. Les mots
hâchés, se poussant derrière les uns des autres avec beaucoup
de difficulté mais avec une précision et une inattaquable
vérité, répondaient aux réponses.
Le sujet du dialogue reposait toujours sur l'augmentation
des salaires. C'était toujours la première question, mais
c'était aussi pratiquement la totalité des autres. On s'accro-
chait à ce sujet qui devait être traité pendant les trois heu-
res de notre entretien.
Comme l'on devait s'y attendre, nous n'influencions
aucunement M. First qui d'ailleurs n'était pas payé pour
cela mais M. First non plus n'était pas convaincant, même
lorsqu'il nous fournissait des chiffres, et Dieu sait si son lan-
gage était peu avare d'une telle denrée.
Les choses auraient pu se passer ainsi dans l'ennui et
dans l'indifférence, où chacun des partis se serait répété jus-
qu'à l'heure fatidique avec la monotonie des protocoles ; mais
le déroulement presque certain de ce combat prenait un
cours différent. Il se passait un phénomène étrange qu'il est
nécessaire de décrire. Appelons-le, pour être plus clair, le
phénomène passionnel.
Le fait que cet homme réponde d'une façon mathéma-
tique et si précise, n'apportant aucun élément sentimental et
passionnel, provoquait dans la salle un effet inverse. La ratio-
nalité de M. First semblait être une sorte de machination
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ou bien
les
machiavélique, de l'hostilité bien plus subtile encore qu'un
langage qui aurait été intentionnellement blessant. J'irai même
jusqu'à dire que M. First nous apparaissait comme un provo-
cateur. Alors devant ce mur de rationalité impersonnelle, de
chiffres et de preuves, la salle commençait à réagir et à
s'échauffer.
Comme il était pratiquement impossible de s'en prendre
aux paroles invulnérables de M. First, chaque orateur essayait
d'en gratter le vernis pour y découvrir tous les stratagèmes
cachés. Ainsi plus M. First paraissait imperturbable, plus
l'auditoire lui prêtait des intentions qu'il n'avait pas formulées.
Et beaucoup d'affirmer : « Vous semblez dire Monsieur... » :
« A vous entendre, on croirait que... » ; ou encore
- « Si l'on vous écoutait, on aurait l'impression que... »
Il va sans dire que le doute enveloppait toute l'atmo-
sphère et que bientôt la suspicion irait s'insinuant dans tous
pores
des conversations, un peu comme de la vermine. Les
orateurs se transformaient en détectives, décalant sous chaque
mot l'intention cachée ou le piège. Le dialogue se déroulait
ainsi sur deux voies toutes différentes sans rencontre. Il y
avait d'une part M. First qui s'accrochait aux mots comme à
des bouées de sauvetage, et les ajustait inlassablement les uns
aux autres comme des puzzles. M. First ignorait ostensible-
ment l'océan des intentions, tellement il était préoccupé par
l'assemblage mathématique de ses phrases. Sur l'autre voie,
par contre, les orateurs ne prenaient en considération que ce
qui n'apparaissait pas et se souciaient fort peu des édifices
rhétoriques de leur partenaire. Ils répondaient aux idées et
aux désirs qui se camouflaient derrière les constructions de
M. First.
En agissant ainsi les orateurs s'en prenaient directement
à la logique et au mécanisme de M. First. Lui, par contre,
refusant de combattre sur un autre terrain répondait toujours
imperturbable, sans nuances, refusant d'élever d'un demi-ton
sa voix même lorsqu'elle était couverte par le bruit de l'indi-
gnation de ses adversaires.
Alors un orateur plus téméraire et poussé par la déma-
gogie s'indignait :
« Monsieur First, parlez plus fort, on ne vous entend
pas ! »
Il espérait sans doute engager une querelle sur la puis-
sance de la voix, mais rien ne pouvait troubler le mécanisme
de la logique.
M. First répondait qu'il lui était impossible de parler
plus fort, sans en expliquer les raisons et en évitant soigneu-
sement d'élever la voix pour lui répondre.
D'autres avaient la prétention de vouloir enfermer
M. First dans ses contradictions comme on enferme un insecte
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dans une boîte, et ces orateurs commençaient toujours leur
intervention par un préambule prometteur.
« Monsieur First, ce que vous dites est en complète
contradiction avec ce que vous avez affirmé à telle séance en
telle occasion ».
Mais l'effet oratoire n'allait souvent pas plus loin car
M. First savait que ses mots n'avaient pas de faille et il répé-
tait textuellement ce qu'il avait dit à la séance en question en
dépouillant ses mots de leur interprétation.
Ici je n'ai nullement l'intention de juger le débat lui-
même, puisque étant ouvrier et délégué du personnel, je me
range inconditionnellement derrière les arguments de mes
confrères. Mais j'essaie de juger le climat qui, lui, semble
être indépendant de la logique des arguments et de la ratio-
nalité des idées. Je tente de donner au lecteur une idée de ce
phénomène étrange et passionnel qui surgissait dans les débats;
bien que j'en rejette évidemment l'entière responsabilité sur
le comportement de M. First, il m'est difficile d'en donner
l'explication.
Pourtant il était évident que le langage de M. First était
soigneusement criblé et débarrassé de toutes les scories suscep-
tibles de blesser l'advsersaire. Pas un mot explosif ou pervers
ne passait ses lèvres. Pas une phrase insidieuse ni hypocri-
tement flatteuse. Rien. Rien qu'un langage aussi plat et aride
que le désert, un langage sans oasis, sans aspérité pour s'accro-
cher, pour faire une halte, pour grappiller, grignoter quelque
récréativité ou quelques succulantes plaisanteries. Pas de faux
pas non plus, donnant prise au calembour. Pas de mot que
l'on puisse prendre à contresens pour le délayer en rigolade
générale.
M. First n'avait rien qui trahisse un soupçon d'humanité
et bien souvent je pensais qu'on pourrait facilement le rem-
placer par ces merveilleuses machines électroniques qui, à
l'aide de petites cartes perforées, vous donnent en langage
clair et concis une réponse à une question quelconque.
L'usine a déjà introduit des machines un peu semblables
pour le chewing-gum. Il suffit d'y introduire une pièce pour
être satisfait. J'imagine aisément une telle invention que l'on
pourrait nommer, « le distributeur de réponses » qui serait
placée dans chaque atelier. Ainsi aurait-on contribué à la
grande entreprise de démocratisation de l'usine et l'ouvrier
spécialisé, en revenant des lavabos, pourrait ainsi à loisir met-
tre un jeton demandant la diminution de ses cadences. Il
recevrait en échange la réponse imperturbable et concise de
M. First. Mais dans cette hypothèse, il est probable que de
tellen machines ne résisteraient pas à la fureur collective.
M. First, lui, y résistait.
Parfois j'avais l'impression que M. First était un gros
chien bien dressé qui répondait aux questions exactement
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comme ceux qui servirent dans les expériences du célèbre
docteur Pavlov. Par moments, on avait l'impression que cer-
tains rivalisant d'audace s'approchaient de plus en plus du
gros chien non plus pour lui poser des questions mais pour
lui tirer la queue. Que l'on me pardonne cette image. Mais
tout ceci faisait toujours partie de l'expérience pavlovienne, et
ce que cherchaient certains c'était non plus la réponse mais
l'aboiement.
J'entendis ainsi : « Monsieur First, il paraît que vous
êtes un ingénieur. Eh bien, laissez-moi vous dire que vous êtes
un drôle d'ingénieur ».
La banderille était bien placée, avec un accent faubou-
rien impeccable et un murmure passa dans la salle comme
dans une arène. Nous fîmes silence, attendant la riposte à
l'estocade. Mais rien ne vint et M. First, insensible à la tauro-
machie, fit simplement remarquer que cet argument ne prou-
vait rien et n'apportait rien de positif et de nouveau dans
le dialogue.
Encouragé par l'audace du banderillero, et pour ne pas
être en reste, un autre apostropha M. First lui reprochant un
rendez-vous qu'il n'avait pas tenu. La salle lassée cette fois
ne réagit pas et la question n'eut peut-être même
pas
de
réponse.
Mais nous avions un toréro de marque dans la salle, un
tribun de talent comme on n'en trouve guère de nos jours.
Il se levait de sa chaise, entreprenait M. First et une sorte de
joute commençait, elle aussi prometteuse. Pendant quelques
minutes les questions et les réponses se succédaient, et bien
que notre torero avait le don de poser des questions embarras-
santes, M. First y répondait toujours tant et si bien que le
duel se terminait toujours par la lassitude de notre orateur
qui finissait par s'asseoir avec une visible tristesse. Son talent
allait briser comme des
vagues sur cette imperturbable
mécanique, les effets oratoires restaient sans réponse et, bien
qu'ils emportassent l'approbation de la salle, le manque
d'écho enlevait une grande partie de leur saveur.
Toute tentative de transformer nos réunions en séances
jacobines se soldait par un échec car l'enthousiasme n'était
visiblement que d'un seul côté et c'est cet élénient qui déchaî-
nait de notre part cette irritation insupportable.
Nous connaissions toutes les réponses, nous savions tout
ce qui allait se dire et surtout nous savions qu'aucune décision
ne serait prise au cours de la réunion, mais nous y attendions
certainement un peu d'illusion. Et même cette bribe de
simulation de débat nous était enlevée. M. Firul nous volait
notre raison d'être, il poussait l'affront jusqu'à ne pas se
montrer comme un adversaire mais uniquement comme un
mécanisme impersonnel. Le débat ne pouvait plus prendre
des dimensions humaines, il restait en deça et cela blessait
se
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les participants jusqu'au fond de leur être. Mais tout cela
arrivait ainsi à cause de qui ? A cause de M. First. Tout
n'était qu'un stratagème, un défi à notre fonction, une sorte
d'humiliation.
Puis, un jour, M. First disparut comme il était venu,
englouti dans l'appareil de direction et affecté à un autre
poste. Il nous quitta aussi impersonnellement qu'il nous était
apparu. Peut-être s'était-il usé à nos dialogues, nous voulions
bien l'espérer pour croire encore à l'utilité du langage.
Mais si M. First partait pour d'autres raisons, alors...
MONSIEUR S.
Monsieur S. qui le remplaça est très différent comme
personnage, les traits de son visage sont fortement marqués
et il n'a pas cette face impersonnelle et poupine de M. First.
Des rides longitudinales le font ressembler à un héros de
western, on croirait un peu Gary Cooper. Mais il n'y a pas
que le visage qui évoque ce trait, sa haute stature et sa démar-
che décidée lui donnent l'apparence de l'homme d'action.
Seules ses grosses lunettes d'écaille rappellent qu'il a exercé
pendant longtemps une profession intellectuelle. En effet c'est,
dit-on, un ancien gendarme ou quelque chose qui y
ressemble.
Lors de nos réunions mensuelles, quand M. S. entre dans
la grande salle de conférence il va s'asseoir à son poste d'un
air si décidé que M. First qui l'a assisté encore pendant quel-
ques séances nous apparaît comme plus raffiné et précieux,
une sorte d'homme du XVIIIe siècle. M. S., comme un soldat
qui monte à l'assaut, va à son pupitre et on comprend tout
de suite qu'il aime se battre. Cela va sans dire, ce n'était pas
pour nous déplaire.
Enfin M. S. serait-il notre mesure permettant d'étalonner
nos facultés et notre valeur ? Nous l'espérions et nous atten-
dions chez S. un adversaire qui nous revaloriserait nous-
mêmes, un ennemi qui accepterait notre combat, en dehors
de la logique mécaniste de M. First, dans l'arène des senti-
ments et des passions.
Les séances sont plus passionnées bien que M. S. réponde
de la même façon laconique et impersonnelle que M. First,
mais comme le dialogue s'engage, il y entre de plain-pied.
Comme son prédécesseur, il a éliminé de son langage les ter-
mes apparemment blessants, ceux qui vous colent à votre
condition subalterne comme du papier mouche. Ce sont des
petites phrases sèches pour commencer, mais qui sont beau-
coup plus liées et
en rapport avec les interventions des
orateurs. Il s'amorce, semble-t-il, un véritable dialogue. Et
pourtant, pourtant, le phénomène, oui le même phénomène
qu'avec M. First apparaît. L'hostilité, la haine dirais-je, font
- 7
sera
leur entrée. Les autres et moi-même nous nous mettons à
détester M. S. car, il faut le dire, M. S. est plus fort que nous.
Ses réponses ont quelque chose de définitif et d'immuable, elles
tombent comme des couperets de guillotine et donnent le
malaise de l'impuissance. Ainsi quand nous réclamons une
augmentation de salaire et que M. S. démontre avec talent
qu'il n'y aura pas d'augmentation, le climat devient hostile
et pourtant personne n'est dupe, tout le monde connaît la
réponse avant qu'elle soit formulée. Mais le fait que M. S.
s'obstine à placer soigneusement tous les arguments comme
des obstacles irrite la salle. Pourquoi dépenser tant de raffi-
nement pour nous dire non, c'est-à-dire aboutir à la même
réponse que M. First ? Il est arrivé plusieurs fois qu'un orateur
s'écrie : « Mais, M. S., dites-nous non simplement, ce
plus clair au lieu de vouloir nous amuser ». Avec M. S. c'est
donc la réaction inverse qui se produit et ce qui lui est repro-
ché c'est son talent pour dire des choses que l'on connaît
d'avance. Cette sorte de plaisir qu'il met à contredire ses
interlocuteurs semble une sorte de raffinement perfide. Si
l'on en voulait à M. First pour son impersonnalité, on en veut
à M. S. pour le plaisir qu'il trouve à refuser nos désirs. On
peut penser que ce plaisir est purement intellectuel, et imagi-
ner que son sadisme ait une origine plus perverse serait une
interprétation absolument gratuite.
Si la logique de M. S. est rigoureuse, c'est aussi parce
qu'il a la chance de se trouver du bon côté de la table, ce
qui donne un sérieux coup de pouce à la logique et au reste
d'ailleurs. Il a avec lui les lois logiques du négoce, les lois non
moins logiques du prix de revient et de la concurrence, la
logique de la production, la logique des lois sociales et bien
d'autres encore.
Dans ce domaine nous avons de notre côté beaucoup moins
de chance ; nos impératifs et nos désirs ne possèdent pas de
logique aussi rigoureuse.
Quel est le système rationnel pouvant démontrer la néces-
sité que les travailleurs doivent gagner plus d'argent tout en
travaillant moins de temps ? Enoncée de la sorte d'ailleurs
la chose apparaît même choquante o provocatrice. Ni la logi-
que, ni la dialectique ne peuvent soutenir efficacement une
telle démarche ; et si certains économistes lui ont donné un
contenu théorique, il faut dire que c'est avec tellement de
nuances et de réserves que ces théories ne servent pas
à notre cause. C'est pourquoi le combat entre M. S. et nous
reste toujours inégal. Lui bénéficiant des armes redoutables
de la rationalité et aussi du pouvoir, tandis que nous sommes
dépossédés de tout, excepté de notre volonté.
Comme un berger rassemble ses troupeaux, M. S. ramène
tous nos arguments aux impératifs intrinsèques de l'entreprise.
A force de subir cette épreuve les orateurs finissent par
beaucoup
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se lasser. Toute tentative de diversion est obligatoirement
ramenée au problème. Certains d'entre nous font des tenta-
tives de sortie sur le régime, d'autres évoquent 1936, les plus
hardis vont jusqu'à glorifier par allusion les pays socialistes.
Mais M. S. ramène tout au bercail de sa logique et les problè-
mes, quand ils sont placés sur cette voie, nous le savons, ne
peuvent plus être résolus favorablement pour nous. Ils n'ar-
rivent jamais à notre destination.
M. S. s'acquitte de sa tâche avec brio, disons même avec
zèle. Cette méthode brillante dont il possède la maîtrise pour
vous tirer toujours aux problèmes du prix de revient, à celui
du coût salarial, de la concurrence internationale et de bien
d'autres encore, finit par nous irriter. Comme Pénélope, il
retisse devant nous ce que de notre côté nous essayons chaque
fois de défaire et toujours nous sommes obligés de refaire en
arrière le pas que nous pensions avoir fait définitivement en
avant.
Les belles envolées lyriques sur la misère des travailleurs
sont clouées au livre des comptes. Les tentatives d'universali-
sation du problème ; celles de lier notre classe à la grande
famille des exploités, celle de survoler les frontières natio-
nales et de brasser les grandes questions de l'humanité, pren-
nent toutes la même direction du panier des comptes de notre
entreprise. Et là, M. S. qui est imbattable arbore le sourire
de celui qui fait mouche à chaque coup.
Ayant la répartie facile, il sait être humoriste, ne crai-
gnant aucune forme de style ; il sait aussi bien par le calem-
bour que par l'allusion vous plonger dans le marais des chif-
fres, ajoutant ainsi des sortes de fioritures et d'arabesques
exaspérantes à son travail.
Certains essaient de se venger de ce zèle en voulant opérer
de la même façon qu'avec M. First. Par diversion sans doute,
aussi peut-être avec le secret espoir de se tailler un succès
devant un auditoire favorable, ils tentent de temps à autre
d'aller tirer la queue du chien qui habite M. S. Mais ce der-
nier est loin d'être insensible à ces taquineries et sa person-
nalité d'homme qui triomphe toujours s'accorde assez mal
avec l'attitude du gros chien à qui l'on tire la queue.
M. S. ne grogne pas, il mord. Et comme il veut triompher
sans se départir de son sourire conquérant et crispé, il écrase.
« Mais Monsieur, vous ignorez totalement le problème
dont vous débattez. Vous feriez mieux de vous renseigner
avant de venir ici, ce serait préférable pour vous et aussi pour
les autres. »
L massacre continue.
« C'est très intéressant ce que vous dites, c'est aussi
très spirituel. Mais c'est faux. Demandez donc à vos camara-
des avant de parler de ces choses. Vous nous faites perdre
notre temps. »
9
« Mais, Monsieur, réfléchissez deux minutes à ce que
vous venez de dire et vous comprendrez quel tort vous avez
de parler d'une telle chose. »
Plus le ton monte, plus la tension se fait forte, plus M. S.
agit avec superbe et tout d'un coup la séance donne l'allure
d’un collège. M. S., paternel, très faussement paternel, distri-
bue les punitions et aussi les récompenses mais plus le ton
est poli, plus les mots sont atroces et humiliants. Il n'y a plus
qu'une mince pellicule de langage conventionnel qui sépare
la réalité des phrases et des idées. - M. S. s'adresse alors à la
centaine que nous sommes comme à des enfants. Et les ora-
teurs, les uns après les autres, ayant reçu les blessures polies
et onctueuses se rassoient. Pas un ne quitte la salle, pas un
n'ose briser le protocole, et ils restent, même après ces affreu-
ses humiliations, vissant sur leur chaise les derniers restes de
leur dignité.
M. S. s'amuse alors comme un chat avec les souris. Il
joue avec certains, donne à d'autres de fausses récompenses.
« C'est très intéressant ce que vous nous dites-là, Mon-
sieur, c'est en tout cas plus sérieux que ce que nous disait
votre camarade tout à l'heure. »
Parfois enfin, il punit en agitant la suprême brimade.
« Si vous continuez, Monsieur, je crains que vous ne
puissiez pas participer aux prochaines séances ».
Peut-être parce qu'il a fait un bon repas et qu'il trouve
l'auditoire trop calme à son goût, M. S. cherche ses adversai-
res pour se battre et aussi sans doute se distraire.
« Mais Monsieur, je vous en prie, prenez votre temps,
développez votre idée. Elle est très intéressante ».
Mais c'est justement à celui qui vient de gaffer que le
compliment est adressé.
M. S. connaît les divergences et les animosités qui exis-
tent au sein même des délégués et il ne manque pas, quand
il le désire, d'exploiter la chose. Lorsqu'il veut mordre il sait
qu'il peut toujours utiliser les quelques rires qui sont là, dis-
ponibles, dans la salle prêts à éclater contre l'un d'entre nous.
Combien de haine a-t-il put naître dans l'esprit de tous
mes camarades qui se sont fait ainsi publiquement immoler
pour rien. Combien peut-être d'insomnies M. S. a-t-il provo-
qué chez tous ceux qui ont été obligés de rentrer leur colère
parce qu'ils n'avaient pas avec eux la logique des dirigeants
mais simplement la volonté de transformer leur condition. Et
ce n'est pas le tract de la semaine qui, en stigmatisant M. S.,
changera quoi que ce soit et pansera les blessures.
Sur son terrain M. S. est imbattable, mais comme il
possède l'arrogance de toutes les personnes combattives, il ose
parfois aborder d'autres problèmes et se risque sur d'autres
terrains. Tout cela afin d'amener son ennemi
peu
à
peu dans
10
sans
son fief et pour finir par l'immoler sur le grand livre des
comptes toujours prêt, grand ouvert pour l'ultime sacrifice.
Du dialogue il ne reste que les apparences, la réalité
n'est qu'un combat acharné derrière cette façade protocolaire.
Le sourire de M. S. n'est ni un signe de bienveillance ni de
détente, c'est le rictus de ruse et de victoire, le sourire névro-
tique qui présage les traditionnelles maladies de nos cadres.
Les apparences mêmes s'effritent et seul le nom du ser-
vice peut faire croire qu'il s'agit d'un organisme de relations
sociales.
Bien que tout critère sentimental dans cette affaire soit
aussi superflu que dérisoire et que les lois de la sportivité
veulent que ce soit toujours les plus forts qui gagnent, il va
dire
que
l'on aborde ici une contradiction de taille.
La direction avait institué un service de relations socia-
les
pour éviter les heurts et ainsi servir d'amortisseur dans les
antagonismes irréductibles et M. First comme M. S. n'avaient
fait qu'apporter une note supplémentaire à cet antagonisme.
L'un par son impersonnalité, l'autre par sa fougue, chacun
avait contribué à apporter un surplus d'hostilité dans les
rapports sociaux.
A chaque fois un élément aussi étrange qu'insolite appa-
raissait inopportunément dans un univers rationnel : la passion
Oui, la passion car c'est d'elle qu'il s'agissait toujours. Pour-
tant nous avions depuis longtemps franchi avec gloire les
frontières du Moyen Age, et voilà notre société industrielle
aux prises avec de telles futilités. Serions-nous revenus
temps des sorcières ?
L'utilité des relations sociales se trouvait mise en cause.
Les bureaux tremblaient sur leurs assises. Les fonctionnaires
étaient inquiets.
Au fond, pourquoi humilier des personnes très convena-
hles? Ne suffit-il pas de les faire produire ? L'humiliation
n'a pas de valeur marchande, elle est même onéreuse.
Bien que ceci ne soit le fruit que de réflections person-
nelles, il est probable que des constatations identiques furent
faites par nos adversaires et c'est aussi ce qui explique sans
aucun doute la raison pour laquelle M. S. disparut à son tour
dans la trappe de la direction.
Un autre homme apparut, bien différent des deux autres ;
c'est Monsieur Last. Vive Monsieur Last.
au
1
1
MONSIEUR LAST.
Monsieur Last est un homme rempli de sourire, irradiant
la bonhomie comme l'uranium les particules alfa, le crâne si
dégagé que son visage du menton à la nuque ne représente
qu'une figure géométrique : la sphère, symbole d'harmonie
s'il en est un.
11
Monsieur Last s'est présenté ainsi à nous, sans pudeur,
avec une calvitie toute débonnaire dévoilant par-là la nudité
la plus complète de son esprit. Il devenait évident que
M. Last ne pouvait rien nous cacher et là aussi il contrastait
beaucoup avec M. S. dont l'abondante chevelure ne présageait
que ruse de guerre et mystère d'une spiritualité retorse.
M. Last a comparu devant nous rond, nu et ouvert comme
un livre.
Pour commencer la première séance M. Last nous a parlé
d'une voix sans assurance, au ton plutôt fade, et là encore il
contrastait tellement avec le timbre métallique de son prédé-
cesseur. M. Last, c'était évident, ne possédait aucune des qua-
lités du bon orateur, et c'est pourquoi il nous a parlé comme
un bon père de famille retrouvant ses enfants après une longue
absence.
Il déclara une chose qui passa inaperçue pour un audi-
toire aussi lassé de mots et de politesse. Il nous dit qu'il
répondrait à toutes nos questions, qu'il s'efforcerait d'entrete-
nir le dialogue et, bien que sachant par avance qu'il lui serait
impossible de satisfaire toutes nos demandes, il essaierait de
nous en faire comprendre les raisons.
Cette introduction laissait sceptique une salle dont l'ob-
jectif était ailleurs que de comprendre. En effet nous avions
été élus à nos postes pour obtenir des avantages et non pour
saisir les raisons cachées qui faisaient obstacle à
revendications.
Ce fut tout d'abord son ton dépourvu de rigueur qui
flottait comme une chose incertaine qui rassura la salle. Quel-
ques instants plus tard M. Last se trompa sur un détail impor-
tant. L'avait-il fait intentionnellement pour montrer qu'il
faisait partie des humains ? Avait-il obéi aux décisions irréfu-
tables d'une machine électronique lui imposant l'erreur
consciente ? Avait-il suivi les directives d'un calcul opéra-
tionnel lui conseillant fortement la chose ? C'est difficile à
dire. Mais M. Last qui faisait l'inventaire de nos conquêtes,
celles des ouvriers, depuis les dernières années en ajoutait
certaines qui étaient encore loin d'être réalisées. Ainsi quand
il parla de la retraite à 60 ans que nous avions victorieuse-
ment arrachée, il fallut un mouvement unanime de la salle
pour lui faire remarquer qu'il se trompait l'autant plus que
cette chose figurait non pas au cahier des victoires mais à
celui de nos revendications auquel il avait à répondre.
Cet homme qui voulait nous faire plus glorieux que nous
étions, nous parut étrange.
M. Last était-il donc un poète ? En anticipant et en se
trompant, consciemment ou non, il contrastait avec ses prédé-
cesseurs par la liberté et, disons-le, la fantaisie avec laquelle
il nous répondait.
nos
12
Il se reprenait, gommait une phrase qu'il venait juste de
dire et ainsi l'accumulation de ses erreurs ou maladresses avait
quelque chose de bienveillant.
Ah, si M. First ou S. s'étaient trompés ils auraient pro-
voqué bien des remous dans la salle. Chacun des orateurs qui
se succédaient se serait accroché à ces erreurs pour les ronger
et les mastiquer pendant une bonne partie de la réunion.
Tandis
que M. Last, en se trompant, donnait des gages à ses
interlocuteurs, il ne se montrait pas comme l'homme du savoir
infaillible, mais sous l'aspect bien humble de celui qui se
trompe en bavardant familièrement avec nous. Le fait de se
montrer vulnérable enlevait déjà une grande partie de
l'agressivité.
Le phénomène passionnel dont j'ai parlé précédemment
ne s'est pas manifesté aux premières séances.
Bien sûr, nous avons bien rit lorsque M. Last nous a
déclaré que nous avions la retraite à 60 ans au lieu de 65,
comme c'est la réalité, mais notre rire n'était pas malveillant,
il excusait M. Last.
Tout d'un coup le représentant de la direction changeait
de place ; il devenait notre obligé. C'est nous qui lui pardon-
nions son ignorance. Les rapports s'étaient donc quelque peu
inversés et le climat sans aucun doute s'en trouvait détendu.
Nous avions devant nous un adversaire vulnérable et bon
enfant ; il suffisait d'un pas pour le croire complètement idiot.
En lui pardonnant de se tromper nous arrivions insen-
siblement à lui pardonner de nous répondre Non, comme ses
prédécesseurs, puisque nous savions que c'était la seule réponse
qu'il nous donnerait. Mais, au fond de nous-mêmes nous
étions rassurés en pensant qu'il se trompait peut-être aussi en
nous disant Non.
Ce ne fut pourtant que lorsque M. Last aborda de plain-
pied les questions épineuses, pour ne pas dire tabou, qu'il se
tailla le plus grand succès.
Dans la salle l'un de nous parla de la fameuse année 1936
comme cela se fait couramment dans nos milieux. Nous évo-
quons 1936 un peu comme les Anglais parlent de Trafalgar
ou Waterloo ; heureusement eux ils peuvent varier, ils ont
deux victoires à évoquer, mais nous n'avons qu'une seule.
M. Last parla de 1936 comme il parlait des voitures et
du salon de l'auto ; aussi simplement. Cette année étrange
n'était pas exclue de son calendrier. Il en parlait même avec
le sourire comme si ce fut pour lui une époque aussi signifi-
cative que pour nous. Il en donnait aussi la même interpré-
tation, 1936 évoquait pour lui aussi une conquête ouvrière.
Après une telle déclaration il y eut un grand silence dans la
salle et les regards amis se cherchèrent. Lui aussi il avait
avoué, comme un coupable à qui on vient de faire dire ses
13
sa
forfaits de son crime. Le sourire triomphant du policier victo-
rieux passa sur tous les visages des délégués.
Rendez vous compte : un représentant de la direction
affirmait que 1936 avait existé. Beaucoup n'en croyaient pas
leurs oreilles.
Quant à M. Last, il avait l'air de trouver cette chose telle-
ment naturelle qu'il n'éprouvrait pas le besoin d'appuyer
sur sa déclaration et qu'il n'exploitait pas la chose par des
effets oratoires pour obtenir les vivats mérités. En effet, nous
nous expliquions mal son attitude. Il aurait pu au moins
préparer l'auditoire pour annoncer qu'il allait nous dire
quelque chose qu'il lui était personnellement très pénible
d'avouer mais qu'il se faisait un devoir de dire car
conscience le lui dictait. Il aurait pu ainsi créer cette sorte
de silence d'extase et d'attente tellement merveilleux pour un
orateur. Mais non, M. Last était bonhomme jusqu'au bout et
quelques-uns d'entre nous se demandaient déjà s'il était un
être normal.
Pourtant ce fut pire encore lorsque M. Last d'une voix
mal assurée nous affirma lui-même qu'effectivement nous
nous trouvions dans un système capitaliste.
La salle s'agita et nous nous regardâmes. Un de mes
camarades se pencha vers moi et les yeux exhorbités me
répéta, croyant visiblement que je n'avais pas compris.
« Il a dit que nous étions en régime capitaliste ; extra-
ordinaire ».
Les bras nous en tombaient. Tandis que les chuchote.
ments balayaient la salle, M. Last imperturbable et nullement
troublé par ses affirmations continuait à pérorer sur le
système dans lequel on achetait, on vendait, on faisait du
bénéfice et de la concurrence ; un système qu'il décrivait
naturellement avec aussi peu de passion qu'il aurait parlé des
chutes du Niagara.
J'ai compris alors que M. Last était un personnage histo-
rique. Il se situait dans le cadre d'une évolution bien précise
des rapports entre la direction et nous. Sa place, son rôle
étaient bien nets, bien déterminés. Il faisait partie des per-
sonnages qui servent de lubrifiant nécessaire aux rapports
humains et aussi aux rapports de classe.
Monsieur Last, c'était de l'huile.
Mais alors qu'allait-il se passer ? Le flot de l'animosité
générale, de celle qui est vraie comme de celle qui est feinte,
allait-il s'écraser contre la bonhomie de M. Last ?
Les sectes obscures, les sanguinaires et les rouges se ver-
raient-ils balayer par de l'huile ? Les révoltés n'auraient-ils
plus de langage propre, se verraient-ils dérober toute leur
originalité ? Eux ayant eu tant de mal à expliquer et à
réexpliquer que nous vivions dans un régime capitaliste,
allaient-ils se faire usurper cette caractéristique par M. Last ?
14
Et les droits d'auteur ? Vous nous dérobez tout, même notre
36, Monsieur Last. De quoi allons-nous parler maintenant ?
Vous n'êtes qu'un voleur.
Mais les sectes obscures n'avaient pas le privilège de
baigner dans l'atmosphère chaude et lubrifiée de Monsieur
Last. Elles évoluaient encore dans le monde des contacts
brutaux.
Alors demain faudra-t-il dénoncer M. Last à la face du
monde ?
« C'est lui qui va écraser les valeurs séculaires des
notions traditionnelles. C'est lui qui va nier la lutte et l'an-
tagonisme de nos classes ennemies. Nous serons alors submer-
gés non plus par la violence des C. R. S. armés, mais par de
l'huile qui nous engloutira.
Si M. Last nie ces valeurs alors, Camarades, qu'aurons-
nous à faire et surtout à dire ? Tout sera huile et nous
mâcherons nos idées et nos mots comme du chewing-gum,
lentement, et la société continuera sa course imperturbable
sans notre concours ».
Pourtant, au-delà de nos contacts avec M. Last, une
question plus inquiétante que douloureuse nous préoccupait.
C'était celle de la signification de sa personnalité.
Quand on vit au jour le jour sans s'inquiéter du devenir
des choses et de l'existence, ces sortes de préoccupations ne
vous atteignent pas. Mais lorsqu'on est représentant du person-
nel, mandaté par une organisation syndicale et nourri aux
mamelles de quelque idéologie flottant dans la société, le
devenir de notre monde prolétarien vous pose quelques soucis.
La question qui se posait était donc celle-ci : Qui était
M. Last ? Que représentait-il ? Quelle était sa fonction et
surtout sa destinée ?
Dans les rapports sociaux, comme en affaires, un sourire
ne peut jamais être interprété comme tel. Une parole n'est
jamais une parole. Tout cache quelque chose, et c'est ce mys-
tère que les plus doués - les politiciens rusés - ont mission
de dévoiler.
Il y avait ici plusieurs interprétations.
Pour les uns, le sourire de M. Last n'existait pas. Ils ne
prêtaient aucune attention à toutes ces considérations contin-
gentes qui caractérisaient M. Last. Ces camarades ne voyaient
dans les choses et dans les hommes que leur essence théorique.
C'était les métaphysiciens. Ils évitaient systématiquement de
dire « Monsieur un tel », ils disaient « le représentant de ceci
ou de cela ». C'était le plus souvent soit le représentant des
travailleurs soit le représentant de la bourgeoisie qui étaient
les représentants les plus utilisés. Ils ne disaient pas
bombe, une guerre ou une caserne mais l'instrument de ceci
ou de cela. L'instrument le plus utilisé était celui de l'impéria-
lisme ou du socialisme.
une
15
Pour eux il y avait donc deux M. Last, celui en chair et
en os qui nous parlait mais qui était sans importance, et
l'essence de M. Last qui suivait tranquillement le cours de
l'histoire, comme celui d'un ruisseau. C'est à ce dernier M. Last
abstrait et historique qu'ils se référaient toujours.
Pour eux, M. Last faisait partie d'une équation. Il avait
la caractérisation d'un x ou d'un y. En l'occurrence M. Last
était le représentant patenté du capital. Le sourire dans ce
cas n'avait plus aucune importance et certains si pénétrés de
cette équation, n'avaient pas remarqué le changement entre
M. First et M. Last.
C'était une constatation étonnante qu'en plein XXe siècle
nous ayons encore parmi nous des personnes aussi pétries
de métaphysique et évoluant dans le monde fermé de l'ésoté-
risme. Et pourtant, c'est triste à dire, quand ils s'exprimaient
s'adressant à d'autres personnes, ils parlaient toujours à des
entités abstraites, à l'essence même des individus sans se préoc-
cuper de leur visage, de leur taille, de leur opinion et à plus
forte raison de leurs paroles. Et nous-mêmes, leurs camarades,
nous devions être parmi ceux-là.
Il y avait aussi ceux qui voyaient la réalité à travers
les attitudes, comme on verrait à travers une vitre : c'était
les traducteurs futés. Pour eux le sourire de M. Last n'était que
la traduction du machiavélisme. Les bonnes paroles équiva-
laient systématiquement à de mauvaises intentions, et même
la bonhomie de M. Last équivalait à de mauvaises intentions.
Elle ne signifiait qu'hostilité cachée.
Au fond, la méthode d'interprétation de ces camarades
était simple ; il suffisait de montrer que la réalité cachée était
exactement l'image contraire de celle que l'on voyait. Mais
cette interprétation n'allait pas jusqu'à systématiser la chose
car lorsque M. Last, dans un immense sourire, donnait une
réponse négative à nos revendications, leur exégèse ne tra-
duisait pas cette dernière en affirmation. Ces camarades qui
interprétaient ainsi les choses donnaient à toutes les attitudes
de M. Last une orientation contraire à nos aspirations. Cette
méthode était simple, elle consistait à dire que tout ce que
M. Last disait de bon était mauvais et tout ce qu'il disait de
mauvais était réellement mauvais.
Il y avait aussi ceux qui, assoiffés de puissance, préten-
daient que la bonhomie de M. Last ne servait qu'à camoufler
sa peur. Pour eux c'était le signe de sa faiblesse devant notre
force. Ceci n'expliquant évidemment pas pourquoi M. Last
disait toujours Non à nos revendications au lieu de dire Oui.
Quant à l'avenir de M. Last beaucoup pensaient qu'il était
sans perspective, absolument bouché. Bientôt, disaient-ils,
M. Last serait balayé par notre victoire, celle des travailleurs
et il partirait chassé comme le dernier représentant d'une
classe définitivement exclue de la société nouvelle.
16
Mais pourtant, disaient les plus terre à terre, ceux qui
refusaient de nager dans le grand bain des perspectives volup-
tueuses, pourtant qui remplacera M. Last à ce bureau ? Il
faudra bien quelqu'un ? Qui ? Qui sera son successeur ?
Alors les camarades les plus formés et les plus doués
tentaient de faire entrer ces interlocuteurs bornés dans le
monde de l'Etre.
Mais, disaient-ils, dans la société que nous instaurerons
ce ne sera plus M. Last qui nous recevra. Le chef du personnel
ce sera Nous.
Mais alors, répliquaient les incrédules, si c'est nous qui
remplacerons M. Last, Nous qui nous remplacera ?
Et les métaphysiciens répondaient le ton fier, sans une
pointe de doute : Nous, nous serons toujours à la même place ;
des travailleurs. Nous serons à la fois de ce côté de la table
et à la fois de l'autre côté. Nous poserons des revendications
en tant que travailleurs et celui qui nous répondra sera aussi
une partie de nous-mêmes qui représentera aussi les travail-
leurs. Il n'y aura plus de problème ; étant représentés des
deux côtés de la table ce sera comme si nous étions une même
personne dans deux endroits différents au même moment. Les
lois de l'espace et du temps seront bousculés et notre révolution
sera encore plus grande que celle d'Einstein.
Mais alors, reprenaient les incroyants, le problème ne sera
pas résolu pour autant, car lorsque nous parlerons d'un côté
de la table nous dirons des choses différentes que lorsque nous
serons de l'autre côté. Nous pourrons très bien partager notre
personnalité : ainsi, lorsque nous parlerons en tant que repré-
sentants des travailleurs, nous revendiquerons les mêmes choses
qu'actuellement et lorsque nous représenterons M. Last, nous
dirons les mêmes choses que lui ; nous nous cramponnerons
au prix de revient et nous refuserons à nous-mêmes ce que
nous nous aurons demandé. Notre personnalité sera déchirée,
mais il y aura toujours un combat entre nos deux êtres, la
lutte de classe sera encore plus profonde puisqu'elle habitera
chacun de nous.
Alors les métaphysiciens répondaient, toujours avec le
sourire de condescendance de l'homme illuminé par le savoir.
Erreur, vous ne vous conduirez plus comme vous vous
conduisez actuellement dans cette société corrompue. Vous
serez transformés, vous serez si différents que vous ne réclame-
rez que ce qu'il sera possible d'obtenir. Vous ne voudrez pas
obtenir davantage.
Et M. Last? s'écriaient les incrédules.
M. Last sera vous-mêmes, ne l'oubliez pas. Il incarnera
en vous la sagesse universelie et vous vous soumettrez à cette
sagesse, car ne l'oubliez pas, vous serez conscients.
En réalité, les mystiques ne pouvaient pas imaginer un
autre changement que le nôtre. Leur idéal était notre propre
1
17
RE
transformation ce qui au fond était l'idéal de beaucoup de
personnes et de M. Last lui-même. Tout le monde voulait que
notre comportement soit différent, que l'on se range à la
Raison, que l'on accepte les impératifs des autres du moment
qu'on leur donne le qualificatif de supérieur. Le rôle qu'on
nous réservait était toujours l'adhésion passive à cette raison.
Les plus illuminés par la mystique voyaient M. Last, le
jour J entrer dans notre Etre comme dans sa maison. Mais
alors, que de conséquences cela entraînerait ! Pour faire de la
place à M. Last, il faudrait balayer de notre personnalité tout
esprit d'opposition, de critique et d'hostilité. Comment des
camarades qui actuellement étaient entièrement possédés par
l'esprit revendicatif pouvaient-ils accepter avec autant de joie
une perspective qui les dépouillerait tellement d'eux-mêmes,
et où la présence de M. Last dans leur Etre étoufferait leur
combativité ? Leur désir de changement devait être si grand,
qu'ils envisageaient sans doute cet avenir avec insouciance.
Ah non, cette perspective n'était pas acceptable. Elle était
trop symbolique et nous rappelait trop les discussions que nous
avions actuellement avec nos camarades de travail. Lorsque
ceux-ci nous reprochaient notre faiblesse en face de la direc-
tion, le principal grief qu'ils nous faisaient était justement de
nous laisser pénétrer par
M. Last. Evidemment ils nous disaient
cela dans leur langage imagé et primitif, où les notions
philosophiques étaient remplacées par des symboles bassement
sexuels. Mais puisqu'actuellement cela constituait un reproche,
comment penser que plus tard, le même fait serait considé
à leurs yeux comme une gloire ?
Il est difficile d'être mystique, surtout dans une société
industrielle et ayant un niveau de culture moyen, c'est pour-
quoi ces explications si elles apaisaient certains, n'étaient pas
prises au sérieux par la plupart.
Non, je le dis tout de suite, cette perspective de M. Last
entrant en nous-mêmes n'avaient rien de convaincant. Bien
que l'on puisse aimer M. Last, c'était trop nous demander que
de le laisser s'installer dans notre personnalité.
Il faut chercher une explication différente et pour cela
abandonner la métaphysique au profit des lois élémentaires
de l'évolution naturelle des choses.
Tout d'abord, on doit constater qu'il y a eu changement
entre M. First et M. Last. Ensuite, dégager le sens et la
signification de ce changement. Enfin, déduire de cela l'orien-
tation future et prédire du même coup quel sera le personnage
qui risque fort de succéder à M. Last.
Procédons méthodiquement et revenons sur le passé.
Entre M. First et M. Last il y a eu de la part de notre
direction la volonté d'entretenir le dialogue et de converser
avec les représentants du personnel. Ceci ne veut pas dire, bien
entendu, que ce dialogue ait pour but de résoudre les pro-
18
blèmes soulevés, non ; en général les questions qui alimentent
le dialogue sont déjà résolues par d'autres instances ou par
d'autres voies moins officielles. Le but n'est
que
de
nouer des
relations amicales ; un peu de la même façon que vous essayez
de vous lier avec votre voisin en lui adressant systématiquement
la parole. Il est évident que si vous entretenez ce genre de
rapports avec lui, ce dernier aura moins envie de frapper à la
cloison lorsque vous faites trop de bruit.
Il semble
que les rapports entre la direction et nous obéis-
sent à de tels impératifs. Elle veut parler, converser mais sans
que nous ayons la possibilité de résoudre quoi que ce soit. Le
dialogue prend le même sens que lorsqu'on rencontre une
connaissance. On parle de la pluie et du beau temps. Ceci
faisant la richesse de notre civilisation et de nos rapports
humains car, n'ayant dans la plupart des cas besoin de per-
sonne pour résoudre nos problèmes, nous pouvons d'autant
mieux donner libre cours au raffinement des relations humai.
nes. N'ayant rien à se dire, on peut fignoler et décorer le
dialogue qui prend ainsi l'allure de conversations futiles et
décousues n'ayant aucune incidence quelconque sur le compor-
tement et les décisions des uns et des autres.
Mais les sociétés industrielles ont ceci de particulier, c'est
qu'elles s'ingénient par tous les moyens de récupérer ce qu'elles
ont par ailleurs prodigieusement gaspillé.
L'industrie récupère les vieux chiffons pour les remettre
en circulation, les vieilles huiles, les bouts de métaux et les
eaux sales. Elle récupère aussi la conversation inutile pour
en lubrifier les rapports sociaux. Et là, nous voyons toute
l'importance et le génie de M. Last qui est passé maître dans
l'art et la manière de récupérer. Mais il serait mal venu d'en
faire le reproche à M. Last, car cette récupération était d'un
profond réconfort pour nous-mêmes et la source d'une joie
immense. Que ceux qui n'ont jamais participé à de telles
séances imaginent cette situation où chacune des paroles qui
tombent habituellement dans l'oubli de la journée, soit soigneu-
sement ramassée, empaquetée, étiquetée et mise dans le musée
des innombrables procès-verbaux que seuls les rats auront le
droit de détruire. Qu'ils imaginent une seule seconde toute
cette richesse de postérité que la faculté de parler nous offre
désormais. Une parole lancée, une répartie, une exclamation
même sont ainsi prises en considération et c'est à M. Last que
nous devons de revaloriser, ce que chacun a ainsi abandonné.
M. Last redonne ainsi au langage la valeur qu'il n'a connu
peut-être que dans la préhistoire, où les hommes ne se ser-
vaient de la parole que pour communiquer entre eux et où la
notion de gaspillage était encore inconnue.
Mais le pouvoir de M. Last avait des limites. Il ne réha-
bilitait que la parole mais pas davantage. M. Last ne va pas
au-delà de cette tâche et il laisse toujours un trou béant entre
19
les paroles et les actes, entre le langage et la décision. Il rend
perceptible cette notion de l'expression sans aller au-delà. C'est
un peu comme si M. Last disait à ses interlocuteurs : « Vos
paroles sont des paroles, je les prends en considération. Votre
langage existe, je m'en porte garant. Il va de vous à moi. Ce
que vous dites, je l'entends, je le comprends et j'y réponds
mais ne m'en demandez pas plus. Ma fonction est celle de vous
comprendre et de vous répondre ; c'est tout. Elle n'est
pas
de
transformer vos paroles en actes et de les matérialiser. Je ne
suis pas un alchimiste et il m'est impossible de transformer
des paroles en autre chose que des paroles. Ce qui est abstrait
le reste et je n'ai aucun pouvoir d'enclencher ce que vous me
dites dans le mécanisme de l'usine. Tout doit rester entre
nous ».
Alors les interlocuteurs comprendront que la barrière de
leur impuissance a reculé de quelques centimètres mais que
la barrière existe toujours entre les appareils qui décident et
eux-mêmes.
Alors la question devient plus brûlante. Après M. Last
que se passera-t-il ?
Les représentants du personnel voudront toujours grignoter
ce mur qui les sépare des délices de la décision. Ils voudront
participer à cette grande joie et M. Last ne les intéressera
plus, car ils voudront dépasser le stado de la parole.
Ceux qui décident comprendront alors que les lois de
l'évolution sont inexorables, qu'elles bousculent les habitudes
et la tranquillité. M. Last ne suffira plus à contenir le flot du
devenir. La quiétude des appareils de direction sera troublée
et déjà dans l'ombre se profilera la silhouette imprécise du
successeur de M. Last.
1
MONSIEUR NEXT.
1
M. Next remplacera M. Last et sa fonction, nous l'avons dit,
sera de reculer de quelques centimètres la frontière de la déci-
sion. Mais M. Next ne sera pas le produit malfaisant du
hasard. La maquette de M. Next aura été construite avant sa
prise de fonction, elle aura subi des essais et des expériences
multiples, sa nomenclature sera un produit de laboratoire
soigneusement préparé à l'avance par des techniciens patentés.
Si M. Last avait eu pour fonction de valoriser la parole
des représentants du personnel, M. Next aura pour fonction
de valoriser certains actes du personnel tout entier.
Entendons-nous bien, il ne s'agit pas ici de croire que la
fonction du directeur du personnel va être de donner une
possibilité d'expression à toutes les volontés et des délégués
et des travailleurs. Cette tentative de mettre les paroles dans
le circuit de la matérialité ne s'appliquera qu'à certains
domaines bien déterminés et choisis d'avance par les techni-
20
ciens. Il y
aura toujours par contre une aire absolument
intouchable. Ainsi l'organisation du travail restera la même
et les travailleurs n'auront à s'occuper que d'une sphère très
réduite. Ils seront dépossédés comme auparavant de toute
possibilité de gestion de leur travail. Les chaînes de montage
resteront ce qu'elles étaient du temps de Ford ou de Taylor.
Tous les gestes des hommes y travaillant auront été déterminés
et codifiés par des gens capables et diplômés, comme cela se
pratique aujourd'hui. Le travail aux pièces continuera toujours
à transformer les hommes en automates en les abrutissant
mais, par contre, la mauvaise humeur qui résulte de ces tra-
vaux pourra plus librement s'exprimer. Et l'expression limitée
actuellement par la parole pourra, comme nous le verrons,
prendre des dimensions : nouvelles en allant jusqu'à investir
les profondeurs de l'acte. De surface elle deviendra volume.
Une telle perspective attérera certainement tous ceux qui
croient que tout problème est impossible à résoudre s'il esi
posé pour la première fois. A ceux-là nous demanderons de
modifier totalement leur état d'esprit et de ne plus croire
que le moindre problème nouveau est le signe d'une crise
sociale irréductible. A tous les blasés de ce siècle, ceux qui
ne croient plus à l'expression, ni à son utilité, ni à son effi-
cacité, nous demanderons de modifier leur jugement et de
croire aux ressources profondes et au pouvoir créateur que
recèle notre humanité. Même le capitalisme n'échappe pas à
cette règle et devant une situation nouvelle il crée une réponse
inédite.
La fonction de M. Next sera de répondre à l'hostilité de
ses partenaires. Non seulement d'y répondre comme M. Last,
mais de donner une certaine matérialisation à cet antagonisme.
L'hostilité n'est pas une chose que l'on trouve à l'état
naturel dans la nature humaine, elle n'est pas comme le char-
bon ou le pétrole sur notre globe. L'hostilité n'est que la
conséquence d'une situation donnée et M. Next comme ses
prédécesseurs n'aura pas à agir sur les causes de l'hostilité.
Il essaiera de colmater cette plaie industrielle comme le méde-
cin soigne la maladie, lorsqu'elle se manifeste.
L'hostilité peut s'exprimer à différents degrés. Le premier
se manifeste exclusivement dans l'attitude réservée et sobre
des individus. A ce premier stade, la parole ne sert pas encore
pour véhiculer l'hostilité mais il faut déjà prendre des pré-
cautions. Le second degré se manifeste par l'expression orale
allant jusqu'à la colère et même l'engueulade tellement ancrée
dans nos traditions. Enfin il existe l'expression physique qui
va du trépignement chez l'enfant, de la crise de nerf chez la
jeune fille jusqu'à la voie de fait chez les êtres primitifs ou
chez les plus sensibles chez qui toute impulsion psychologique
ne peut se traduire que par des actes.
21
leur opposer
M. Next devra faire face à toute cette gamme variée et riche
en nuances des différents stades de l'hostilité. Sa fonction ne
sera pas de stopper ses expressions car il aura appris dans les
séminaires que rien n'est plus mauvais pour la production que
l'existence endémique de sentiments refoulés. Il devra, au
contraire, extirper du monde productif toutes ces tares d'ordre
psychologique qui gênent le bon fonctionnement de l'industrie,
qui se glissent dans les engrenages des transmissions des ordres
et qui gâtent terriblement la qualité des marchandises pro-
duites.
Cependant il faut dire que cette tâche sera d'autant plus
colossale que M. Next aura à faire à des hommes libres et
cultivés. Il n'aura plus en face de lui ces brutes primitives
comme les esclaves industriels du siècle passé qui fonction-
naient par l'engueulade. Il aura devant lui des personnes
raffinées à la culture télévisée, à l'intellect complexe et aux
sentiments multiples. Il devra donc affronter ces hommes sans
d'obstacles brutaux et sans pour autant satisfaire
leur désir profond.
M. Next devra avant tout simuler la capitulation devant
ses interlocuteurs sans toutefois capituler. Il devra dépasser le
stade de M. Last et donner à cette simulation plus de matéria-
lité que de simples paroles.
Pour ne pas altérer les rapports sociaux et pour conserver
cette harmonie nécessaire à toute entreprise collective, il devra
jouer la simulation jusqu'à la frontière limite de la réalité
profonde.
Il nous est difficile d'anticiper sur cette image futuriste
du manager de demain. Il est très hasardeux de vouloir saisir
cette personnalité, tellement elle sera complexe, subtile et tor-
turée qu'elle entre avec peine dans nos concepts traditionnels
et déjà démodés. Seules les générations futures pourront décrire
et étudier le chef du personnel. Nous, nous ne pouvons qu'en
tracer les lignes générales et même si certaines attitudes nous
paraissent choquantes ou contradictoires nous devrons nous
en accommoder en pensant que de telles contradictions ne
pourront être expliquées et surtout comprises que par des
hommes d'une autre culture.
LE PORTRAIT DE M. NEXT.
Quand M. Next, nouveau chef du personnel, entrera dans
la salle de réunion pour discuter des 45 revendications pré-
sentées par les 112 représentants ouvriers, il apparaîtra tout
de suite comme un coupable. Tout le monde dans l'aréopage
comprendra cela. Ne serait-ce que par sa démarche, son vête-
ment, son visage - peu importe, M. Next portera en lui la culpa-
bilité comme certains portent en eux la misère. Il devra la
22
traîner avec lui dans tous les contacts officiels
avec
le person-
nel, dans toutes les réunions, toutes les entrevues, comme le
Christ traînait sa croix.
La réaction de la salle sera alors favorable ; non pas à
M. Next mais favorable à elle-même. Chaque délégué sera
content de lui, parce que chacun trouvera en M. Next l'homme
avec qui il veut s'entretenir.
M. Next représentėra tellement l'image de la plupart des
rêves hostiles que peut-être la salle sera déconcertée par la
similitude, mais à la longue elle s'y habituera et la corres-
pondance entre le personnage rêvé et le personnage réel la
rendra très vite confiante en elle-même et lui donnera plus
d'assurance.
Mais le grand soulagement ne viendra que lorsque l'ora-
teur le plus téméraire aura ouvert les vannes de l'antagonisme.
«M. Next, vous êtes le représentant du capitalisme,
donc vous exploitez les travailleurs, donc vous êtes un salaud. »
- « Oui, en effet, répondra M. Next l'air préoccupé. Ce
que vous dites est très juste, j'approuve votre point de vue et
je dois dire que pour cette raison, je me maudis moi-même. »
Ici toutes les variantes sont possibles à imaginer, selon le
degré de civilisation et les coutumes. M. Next éprouvera-t-il
la nécessité de verser une larme ou non ? Nous ne pouvons
pas répondre clairement à la question, car tout cela dépendra
de plusieurs facteurs ; de la nature particulière de l'hostilité,
du degré de pression des travailleurs et de la valeur mar-
chande de la larme elle-même, qui sera cotée en bourse parmi
les valeurs essentielles :
; car cette matière si rare
aussi commercialisée.
Pourtant certaines habitudes contractées à l'époque an-
rieure, c'est-à-dire la nôtre, resteront bien enracinées dans les
coutumes et ainsi, lorsque dans la discussion un délégué
demandera à M. Next quelle est sa réponse définitive sur la
revendication d'augmentation des salaires, M. Next n'aura pas
à innover ; il répondra comme ses prédécesseurs : V. R. P.
Ce qui veut dire en bon français : Voir Réponse Précédente.
Il faudra alors que les novices remontent dans l'histoire et
feuillètent les archives des comptes rendus de l'époque pré-
cédente pour enfin s'apercevoir que V. R. P. signifie non.
Malgré cela, M. Next n'aura aucune assurance. Il sera
petit et peut-être bégaiera ; de toute façon il ne pourra
s'exprimer qu'avec beaucoup de difficulté et lorsqu'il prendra
la parole, il provoquera des rires dans la salle car, de plus,
son vocabulaire sera lui aussi conditionné et volontairement
incorrect.
La vie personnelle de M. Next sera un livre ouvert. Tout
le monde la connaîtra grâce à la presse syndicale et la vie de
M. Next sera tout simplement abjecte.
i
sera elle
23
Tout le monde saura ainsi qu'il bat sa femme, ses enfants
et qu'il laisse dans la misère ses vieux parents infirmes.
La presse de gauche signalera tous ces méfaits aux tra-
vailleurs avec .photos à l'appui. Les magazines feront fortune
en lançant des incursions dans sa vie privée et leurs images
scandaleuses alimenteront la vie politique de la localité.
Son passé sera tamisé et bien heureux les journalistes
qui réussiront à mettre la main sur la photo de famille où
M. Next, enfant, se trouve sur les genoux d'un grand-oncle
collaborateur notoire pendant l'occupation allemande. On
montrera ainsi au peuple la lourde hérédité de M. Next et
l'explication dialectique de son comportement hostile vis-à-
vis des travailleurs.
Enfin, certaines feuilles plus futiles et portées sur le satire
facile parleront de la vie sexuelle de M. Next qui sera, n'en
doutons pas, abondante en perversions multiples.
Lorsque des conflits naîtront dans les ateliers, des grooms
particulièrement robustes et spécialement éduqués pour cette
tâche iraient quérir de gré ou de force M. Next dans son
bureau
pour le livrer aux arguments des mécontents. De cette
façon, les travailleurs n'auront plus à se déranger comme ils
le font actuellement lorsqu'ils sont mécontents. Ce n'est pas
eux qui iront au chef du personnel mais le chef du personnel
qui ira à eux ; ceci afin que ces derniers perdent moins de
temps dans les longs couloirs de la direction et ne troublent
pas la cotonneuse quiétude des services.
Chaque délégué et chaque travailleur pourra ainsi invec-
tiver M. Next selon le style qui lui est propre. La liberté du
langage pourrait s'épanouir de cette façon et le vocabulaire
de M. Next s'en trouverait par ricochet lui-même enrichi.
Après de telles séances, il va sans dire que chacun se
trouvant soulagé par sa propre répartie et son argumentation
s'en retournerait allègre aux manivelles de sa machine et la
production s'en trouverait aussi nettement améliorée.
La vie syndicale, si austère dans la période actuelle,
reprendrait une certaine vigueur et les feuilles d'atelier pour-
raient abondamment commenter en détail ces entrevues en
exposant ce qui a été dit et aussi ce qui aurait pu l'être.
Toutes les quinzaines, les ouvriers en touchant leur paye
verraient la photo de M. Next épinglée à leur décompte et
chacun pourrait ainsi, en guise de sortilège, percer l'image
maudite avec les encouragements complices et clandestins de
la maîtrise. Quelques économies sur le coût salarial pourraient
ainsi se réaliser et permettre une juste concurrence avec les
autres firmes.
Pour maintenir les cadences élevées dans les ateliers de
production et de montage, de grands portraits en carton de
M. Next orneront les murs. Mais l'image n'aura pas la même
signification qu'elle a encore dans quelques pays. Certaines
24.
populations travailleuses arrivent en effet à dépasser les nor-
mes grâce à la présence dans leur atelier de l'image aimée de
leur chef génial. Pour montrer que le progrès est capable
d'inverser les valeurs qui nous paraissent les plus chères, ce
sera le contraire qui se produira, car la civilisation aura
franchi un palier supplémentaire. Ce sera la photo honnie
qui assistera les travailleurs pendant la journée et les résul-
tats n'en seront que meilleurs. En effet, il est prévisible qu'à
la fin de la journée ou au summum de l'énervement, les
ouvriers les plus sensibles iront crever ces tableaux en y
jetant leurs pièces qui retomberont ensuite dans des bennes
de récupération spécialement disposées à cet effet.
L'agressivité pouvant librement s'exprimer et se maté-
rialiser, nous vivrons ainsi dans le libéralisme le plus total.
Quant aux démagogues, ils nageront dans la béatitude et la
félicité. chaque jour apportant sa moisson de victoires.
La surenchère vindicative contre M. Next ne sera limi-
tée que par sa résistance physique car en effet ici nous tou-
chons un grave problème industriel. Personne n'est sans igno-
rer les préoccupations qui hantent déjà les capitaines d'indus-
trie et les offices internationaux. Les sources de matières pre-
mières sont en train de se tarir ; le cuivre, le pétrole, l'eau
même pourront devenir des matériaux rares. Il en sera de
même pour les chefs du personnel, car déjà on voit poindre
de bien tristes présages. L'infarctus du myocarde en est un
mais il est loin de préfigurer les méfaits qui se présenteront
par la suite.
Les courbes de consommation de représentants des rela-
tions sociales deviendront inquiétantes et pour les industriels
et pour la nation tout entière car, j'avais oublié de le dire,
M. Next sera parfois molesté. Evidemment tout un système
de rémunération sera mis en place pour compenser ces incon-
vénients et une prime dite de « salubrité sociale » dédomma-
gera M. Next. Mais encore...
Les petites annonces du Monde, de l'Express et même de
France-Soir porteront de grands placards : « Entreprise cher-
che personne vile et dénuée de sens moral, supportant douleur
et discrédit pour servir abcès de fixation. Bon salaire,
retraite, assurance, infirmerie, etc. »
Mais tout cela ne suffira pas, car dans une société aussi
libérale il sera difficile de trouver des personnes possédant
le degré de dépravation nécessaire. Les services psychotechni-
ques, les grandes écoles auront beaucoup de difficulté à créer
de telles aptitudes et seul l'appât de l'argent et l'assurance
d'une grande sécurité pourront tenter certains à se dépraver
publiquement de la sorte.
Une période de néo-romantisme succédera à celle du
matérialisme sordide et beaucoup de chefs regretteront l'an-
cien temps. Ils en parleront avec nostalgie comme des poètes
25
et l'on comprendra combien ils étaient heureux, de M. First
à M. Last, tous ces chefs qui pouvaient jouir d'une haute
moralité malgré leur tâche. M. Next, lui, ne le pourra plus.
Alors, comme il advient souvent dans de telles situations,
les événements les plus désirés surviendront sans qu'on s'y
attende et par des voies différentes de celles que l'on croyait.
Il est prévisible que l'événement que nous tous, syndicalistes
convaincus, redoutons le plus arrivera car M. Next, plus pour
se préserver que pour se défendre, sera amené lui-même à se
syndiquer.
C'est là qu'il nous est impossible de spéculer plus loin
dans le futur et la question reste en suspens : que se passera-
t-il ?
Les subtilités de la dialectique sont inefficaces
pour
avancer plus loin. Il faudra certainement créer d'autres instru-
ments et d'autres méthodes d'investigation intellectuelle car
comment nous, personnes du XXe siècle, pouvons imaginer un
seul instant M. Next affilié à la même centrale que nous ?
Quelle situation complexe dans laquelle nous devrions à la
fois l'attaquer et le défendre et où de son côté M. Next devrait
refuser nos revendications tout en les acceptant ?
Nos personnalités d'un côté et de l'autre s'atomiseront, se
détruiront peut-être dans un grand feu d'artifice, et les grands
métaphysiciens alors auront-ils le dernier mot ?
Car ce monde qu'il nous promettent où chaque travailleur
serait à la fois des deux côtés de la table ne serait-il pas
réalisé ?
Seuls les philosophes impénitents et grincheux attachés
à leur passé pourront rétorquer que la syndicalisation de
M. Next ne fera que porter l'antagonisme à un autre niveau
plus élevé dans la hiérarchie. Entre nous et le directeur géné-
ral par exemple. Mais là encore ne soyons plus septiques. Ce
dernier peut très bien, comme M. Next, prendre la même voie
et se décider à payer et sa carte et son timbre mensuel. Il en
est de même pour toute autorité qui aura à se défendre contre
notre soif d'hostilité ; des petits chefs effacés jusqu'à ceux
qui président aux grandes destinées des nations.
Les sources de l'antagonisme universel se tariront ainsi
tout juste avant l'épuisement total des réserves de chefs des
relations sociales.
Une nouvelle ère de bonheur commencera.
Nous baignerons dans les joies immenses de la producti-
vité et dans celles de notre dépersonnalisation.
D. MOTHÉ.
26
Bureaucratie dominante
et esclavage politique
(A propos du DESPOTISME ORIENTAL, de K. Wittfogel)
une
Né en 1896, K. Wittfogel n'a pas trente ans lorsqu'en 1922 il
commence à publier ses premiers travaux de sinologue entrepris sous
la double influence de Marx et de Marx Weber. Il est aussi, en même
temps, théoricien des problèmes d'Extrême-Orient dans la III: Inter-
nationale. Vers 1924, personne, parmi les marxistes, n'ouvre le débat
sur la possibilité pour la bureaucratie de devenir une nouvelle classe