pris un autre cours. Mais prétendre que l'histoire est fantai-
siste risquerait de choquer des esprits sérieux et dogmatiques ;
c'est pourquoi nous ne ferons qu'effleurer le problème en
évitant soigneusement de prendre parti. Aussi il faut dire
qu'à l'encontre d'une telle thèse il existe une constatation qui
pèse de tout son poids de l'autre côté de la balance. C'est que
de notre côté, des représentants ouvriers, rien n'a changé et
nous savons pertinemment que l'histoire, aussi fantaisiste soit-
elle, ne peut rien faire sans nous. Nous sommes restés de
granit, immuables avec nos habitudes, notre langage et notre
clairvoyance déjà séculaire.
- 1
MONSIEUR FIRST
Le premier représentant de la direction que j'ai connu
et qui nous recevait était un homme de trente-cinq ans envi-
ron. Sa tenue vestimentaire aussi bien que sa démarche évo-
quait l'équilibre et la pondération. Il marchait à pas égal et
s'habillait d'une façon aussi égale, c'est-à-dire impersonnelle.
Pas un bouton laissé au hasard d'une fantaisie malfaisante ;
ou bien tous étaient rivés à leur boutonnière ou bien tous en
étaient libérés. L'homme était impeccable mais il l'était d'au-
tant plus lorsqu'il parlait et puisque sa fonction était de par-
ler et non de se promener, c'est particulièrement de celle-là
que nous traiterons.
Il parlait modérément mais si modérément que les phra-
ses avaient quelques difficultés à se former. Pourtant le fran-
çais employé était aussi rigoureux et précis que celui d'un
mathématicien. La métaphore, la parabole, les allusions même
en étaient soigneusement bannies comme des artifices inuti-
les et dangereux ; les effets oratoires les plus anodins, abso-
lument inexistants. Cet homme, il faut lui rendre cet hom-
mage, n'était pas un démagogue.
Quand chaque mois, comme c'est la coutume, il s'instal-
lait à son pupitre pour répondre aux questions d'un aréopage
de plus de cent délégués du personnel, nous savions que pen-
dant trois heures précises, il ne se départirait pas de son calme
et de sa pondération. Nous savions qu'il emploierait tout ce
temps à construire ses phrases calmement mais sûrement
comme s'il s'agissait de petits cubes d'un jeu de construction.
Il y avait, à chaque séance mensuelle environ 45. ques-
tions, toujours semblables, posées en bonne et due forme, et
que M. First avait eu le loisir d'étudier, puisque suivant le
protocole établi, un délai de huit jours est prescrit entre la
déposition des questions et leur réponse.
Evidemment les trois heures étaient bien insuffisantes
pour y répondre, cela indépendamment de la lenteur du lan-
gage de M. First, à cause de l'ampleur et de l'importance
des questions elles-mêmes. Peu importe : à 17 heures préci-
ses, M. First se lèverait et la séance aussitôt de même.
La lenteur des phrases du représentant de la direction
était directement proportionnelle à leur concision.
A peine M. First avait-il terminé la construction de sa
phrase définitive, celle qui devait figurer en bonne place dans
le compte rendu officiel, que déjà dans la salle plusieurs