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[ÉDITORIAL:] Bilan 26:1-19 = FR1958F
CH[AULIEU], P[ierre]: Note sur Lukàcs [sic] et R. Luxembourg [sic] 26:20-22 = FR1958G
LUKÀCS [sic], G[eorg]: Remarques critiques sur la critique de la révolution russe de Rosa Luxembourg [sic] (I) (traduit par Jacqueline Bos et Kostas Axelos) 25:22-45
LA CRISE FRANÇAISE
CANJUERS, P.: Naissance de la Ve République? 26:46-58
MAILLE, R.: Objectifs et contradictions du Parti Communiste Français 26:59-68
MOTHÉ, D.: Chez Renault, après le référendum 26:69-77
CHATEL, S.: De Gaulle et l'Afrique noire 26:78-84
GARROS, André: L'"Union de la Gauche Socialiste" 26:85-111
TENSOR, S.: Les grèves de mai, juin et juillet en Angleterre 26:112-119
DISCUSSIONS:
LEFORT, Claude: Organisation et parti 26:120-134 = Éléments d'une critique de la bureaucratie
L. S.: Où en est l'opposition communiste? 26:135-40
LE MONDE EN QUESTION:
Entretien avec un ouvrier yougoslave 26:141-144
En Angleterre, les shop stewards donnent du fil à retordre aux bonzes syndicaux 26:144-147
Echo du Mans 26:147-148
C. P.: Mots d'enfants 26:148-149
Une nouvelle organisation ouvrière en Angleterre 26:149-150
LES LIVRES:
CHATEL, S.: Maurice Dommanget: Les idées politiques et sociales d'Auguste Blanqui 26:151-152
ANNONCE: Publication de bulletins-suppléments de Socialisme ou Barbarie 26:153
À nos lecteurs: Comment aider la revue? 26:154
BULLETIN D'ABONNEMENT 26:[155-156]
PUBLICITÉS:
Présence Africaine, Arguments 26:[157]
Les Lettres Nouvelles 26:[158]
ANNONCE: Réunion publique 26:[159]
À PARAÎTRE DANS LES PROCHAINS NUMÉROS
velle Constitution et accordaient au gouvernement tous
française
e rité de la bourgeoisie
son orientation ? La remise en
dans l'optique en este
SOCIALISME OU. BARBARTE
Bilan
Le 28 septembre, cinq électeurs français sur six allaient
aux urnes, Quatre votants sur cinq approuvaient la nou-
les
pouvoirs pour quatre mois. Deux semaines après, de Gaulle
ordonnait à l'armée de quitter les Comités de Salut Public,
et la séparait donc des ultras. Il faisait ainsi le premier pas
depuis son accession au pouvoir, suivi depuis de plusieurs
,
mois comme l'éventualité de loin la plus improbable, la tran-
sition à froid vers un nouveau régime, est en train de se
réaliser.
Que représente ce régime ? Le pouvoir, plus direct et
plus nu qu'auparavant, des couches les plus concentrées et
les plus modernes de la finance, et de l'industrie ; le gou-
vernement du pays par les représentants les plus qualifiés
du grand capital, libérés pour l'essentiel du contrôle parle-
.
nement du capitalisme français. Ne pouvant plus faire mar-
cher sa machine politique par le moyen des partis morcelés,
déconsidérés, décomposés, le capitalisme français les met hors
circuit, en rendant le gouvernement indépendant en fait du
Parlement. Devant l'impossibilité de maintenir par la force
dans un statut quași colonial l'Afrique noire qui s'éveille, il
lâche du lest, fait de la nécessité vertu et tente de maintenir
les populations africaines dans son domaine d'exploitation en
s'associant la bourgeoisie noire et une bureaucratie naissante
à laquelle il ouvre des perspectives d'ascension dans la nou-
velle « Communauté ». Comprenant qu'il ne peut liquider
par les seuls moyens militaires la guerre d'Algérie il profite
de l'usure du F.L.N. pour laisser entrevoir la possibilité
d'un compromis.
1
SOCIALISME OU BARBARIE
Cela ne veut pas dire que tous les problèmes se posant
au patronat français sont résolus, ni que les solutions déjà
données n'en recèlent de nouveaux. Il est différent de laisser
entrevoir qu'en Algérie des négociations ne sont pas exclues,
et de les faire effectivement aboutir. Au-delà des artifices
juridiques de la « Communauté », les masses africaines pose-
ront bien un jour ou l'autre le problème réel de leur exploi-
tation. La Constitution gaulliste elle-même n'est qu'une cote
mal taillée, qui organise comme on l'a dit le conflit des pou-
voirs ; solution la moins mauvaise possible pour la bourgeoi-
sie dans le présent, puisque la seule lui permettant de res-
taurer l'autorité gouvernementale, elle ne pourra fonctionner
qu'à condition que l'apathie politique actuelle se prolonge,
et que Parlement et électeurs se résignent au rôle de troi-
sième ordre qu'elle leur assigne. Enfin, sur le plan écono-
mique tout reste à faire et l'élimination des couches arriérées
de la production française fera verser plus de larmes que ne
l'a fait la réduction du personnel politique traditionnel.
Mais dans l'immédiat, et sans doute pour longtemps, le
capitalisme français sort victorieux de la crise profonde qui
couvait depuis le début de la guerre d'Algérie et qui a explosé
violemment le 13 mai. Pour la première fois depuis 1945, il
rétablit l'unité et la discipline dans son camp ; il arrive à se
donner une direction politique ; il réussit à devancer les
événements, au lieu de courir derrière eux sans espoir. Il
sort surtout victorieux, au sens qu'il est parvenu à se fabri-
quer une « république » oligarchique lui permettant de gou-
verner par le truchement de ses hommes de confiance, sans
avoir à composer avec une opposition quelconque.
Cette victoire, le capitalisme français ne l'a pas obtenue
par la violence ; la menace lointaine de la violence a suffi.
Il n'a pas eu à instaurer ouvertement une dictature, parce
qu'en fait tout le monde a accepté la dictature affublée du
masque de la légalité. Il n'a pas eu à recourir à la guerre
civile, car pour faire une guerre civile il faut être deux, et
le deuxième personnage ne s'est pas manifesté. La nouvelle
Constitution a ceci de dictatorial, qu'elle élimine en réalité
la politique de la scène publique et en fait l'affaire privée
et secrète du gouvernement. Mais ce n'est là qu'en apparence
acte arbitraire c'est la population française, dans
sa grande majorité, qui s'est retirée de la politique, tacite-
ment depuis des années, explicitement depuis le 13 mai,
bruyamment enfin le 28 septembre. L'approbation de la
un
:
2
BILAN
Constitution, l'octroi de tous les pouvoirs à de Gaulle signi-
fiaient, précisément : nous ne voulons plus nous en occuper,
vous avez carte blanche.
Il ne s'agit pas que de la population française en général.
Il s'agit aussi des travailleurs, qui, loin de lutter contre l'ins-
tauration du nouveau régime, l'ont positivement approuvée.
Sans le vote que leur majorité a émis le 28 septembre, la
transition à froid vers la V République eut été beaucoup plus
difficile, sinon impossible. Comment expliquer cette attitude
et la confiance accordée à un général qui, même s'il n'appa-
raissait pas comme le fasciste dénoncé chaque jour par
L'Humanité, exprime clairement les intérêts et la politique
du grand capital ? Comment un tel phénomène a-t-il pu se
produire, non pas dans un pays arriéré, non pas en 1851, mais
en plein milieu du XX° siècle, dans un grand pays industriel,
où le prolétariat a derrière lui un long passé de luttes révo-
lutionnaires ?
C'est aujourd'hui la première tâche des militants ouvriers
et socialistes de se poser aussi sérieusement et aussi profon-
dément que possible cette question, et d'essayer d'y voir clair.
L'attitude que traduit le vote de la majorité des travailleurs
le 28 septembre, même si elle n'est que passagère, même si
elle reflète des éléments profondément contradictoires, signi-
fie au total une régression importante. Il serait criminel d'en
détourner les yeux ou bien de glisser dessus après une « expli-
cation » hâtive et superficielle. Les dirigeants du P.C. et de
IU.G.S. qui s'en contentent et s'empressent de revenir aux
affaires courantes, ont d'excellentes raisons pour le faire, car
en tout état de cause et quelle qu'en soit l'explication, le
vote du 28 septembre constitue leur condamnation sans appel.
Les contradictions, l'anarchie et la crise des sociétés
capitalistes modernes ont atteint une intensité exceptionnelle
dans la France d'après guerre. En même temps qu'il connais-
sait un ample essor économique, technique et scientifique, le
pays était plongé dans des guerres coloniales interminables
et absurdes, dans un chaos économique périodique, dans
l'anarchie politique permanente. Les gouvernements renver-
sés tous les trois mois, les lois votées et non appliquées,
l'inflation presque jamais interrompue, la fiscalité écrasante
et frappant uniquement les plus faibles, la situation scanda-
leuse du logement douze ans après la fin de la guerre pen-
dant que des milliers de milliards étaient engouffrés dans
les expéditions coloniales ; tout cela a fini par déconsidérer
3
SOCIALISME OU BARBARIE
totalement les institutions de la république parlementaire
bourgeoise, les partis censés de les faire fonctionner, les idées
qui les inspirent, la notion même de la politique.
N-A vrai dire, cette république était déjà en faillite avant
la deuxième guerre mondiale. Les partis socialiste et com-
muniste ont dû en 1936 s'employer à fond pour maintenir
dans les cadres du régime le mouvement d'occupation des
usines. Ils ont dû encore, en 1944-45, user de toute leur
influence pour restaurer ce régime historiquement condamné,
en en modifiant les formes dans un sens démagogique. Les
travailleurs ont pu alors être leurrés par les quelque « réfor-
mes » réalisées, par l'idée qu'un retour en arrière était impos-
sible, par l'espoir que la majorité socialiste-communiste don-
nerait au régime parlementaire un sens différent, par la pré-
sence des communistes au gouvernement. Dès 1947-48, ils
étaient fixés. Quelques années après son installation, la
pagaille et la pourriture du régime ne provoquaient plus
l’exaspération ou la colère, mais simplement les ricanements
et les haussements d'épaules ; la vie de la IV République
ne se déroulait pas à l'encontre de la volonté de la population,
mais en l'absence de cette population, qui n'avait plus pour
les institutions que mépris et dégoût.
Face à ces institutions complètement usées et discréditées,
qu'y avait-il ? La gauche, les partis ouvriers ? Mais cette
< gauche » et ces «partis ouvriers » n'étaient que des parties
intégrantes du régime, la chair de sa chair et le sang de son
sang. Non seulement ils n'ont jamais présenté, en actes ou
même, en paroles, aux travailleurs une perspective révolu-
tionnaire ; ils se sont plongés jusqu'au cou dans le système,
dont le fonctionnement eut été impossible et inconcevable sans
leur participation active. Active, cette participation l'était
aussi bien lorsqu'ils étaient au pouvoir que dans l'« opposi-
tion ». Davantage même, peut-être, dans ce dernier cas. Car
cette opposition non seulement est toujours restée sur le
terrain du régime et n'a jamais assayé de déranger l'ordre
établi ; elle a toujours formé le complément indispensable
du pouvoir, elle a été la soupape de sûreté du système, le
moyen de canaliser et de rendre inoffensifs les mouvements
de l'opinion populaire, de faire avorter ou aboutir à des misé-
rables compromis les luttes ouvrières.
La moitié des députés de la IV° République, des conseil-
lers municipaux et des maires, un président de la Républi-
que, plusieurs présidents du Conseil, des dizaines de minis-
4
BILAN
tres, des masses de hauts fonctionnaires et de dirigeants d'en-
treprises nationalisées ont été fournis au régime par le P.S.
et le P.C. Ils l'ont été pour faire la même politique que les
radicaux ou les indépendants. Il est inutile de s'étendre sur
le cas de la S.F.1.0. Après avoir pris une part active dans
la conduite de la guerre d'Indochine, trempé dans toutes les
combines parlementaires, s'être opposé aux revendications
ouvrières pour se préoccuper de l'équilibre du budget et de
la « stabilité des prix », le parti socialiste a pu ajouter les
plus beaux fleuron's à sa couronne en prenant la direction
de la guerre d'Algérie que la droite n'osait pas assumer seule,
en favorisant l'organisation du fascisme à Alger et finalement
en prêtant son appui à l'opération de Gaulle - appui sans
lequel celle-ci n'avait guère de chances de réussir.
Certes, le P.C. n'a pas pris autant de responsabilités direc-
tes dans la politique du régime. Mais le fonctionnement de
la IV'° République eut été également impossible sans lui, car
il était seul capable de maintenir pendant douze ans la majo-
rité du prolétariat français sur des voies de garage. Certes
aussi, le P.C. n'est pas un parti purement et simplement ins-
tallé dans le régime bourgeois français, comme la S.F.1.0. ; sa
perspective est toujours l'instauration en France d'un régime
capitaliste bureaucratique totalitaire intégré au bloc oriental.
Mais cet objectif n'ayant dans les circonstances internatio-
nales actuelles aucune chance de réalisation, le P.C. en est
réduit à essayer d'influencer la politique de la bourgeoisie
française dans un sens favorable à la politique extérieure
russe ; la période de « guerre froide » (1948-52) terminée, il
s'évertua à fournir à la bourgeoisie tous les gages possibles
de sa bonne volonté. Ce même parti qui en 1952 essayait à
coups de matraque de faire débrayer les ouvriers pour qu'ils
manifestent contre Ridgway, s'opposa pratiquement toujours
à leurs luttes dès qu'elles visaient à défendre leurs intérêts.
En 1953, quatre millions d'employés de l'Etat étant en grève,
le P.C. et la C.G.T. utilisent leur influence et leurs énormes
moyens matériels pour prévenir l'extension de la lutte à l'in-
dustrie -- et y réussissent. En été 1955, P.C. et C.G.T. jouent
encore le même rôle par rapport aux grèves des métallos de
Nantes et de Saint-Nazaire. En juillet 1957, la C.G.T. soli-
daire de F.O. et de la C.F.T.C. sabote la grève des employés
de Banque. Depuis le début 1956, le P.C. s'abstient de toute
action qui pourrait gêner le travail de Mollet et de Lacoste
en Algérie ; il accorde à Mollet les pouvoirs spéciaux en
5
SOCIALISME OU BARBARIE
mars 1956, comme à Pflimlin en mai 1958. Lorsqu'au prin-
temps 1956 rappelés et ouvriers manifestent, parfois avec
une violence extrême, contre la guerre d'Algérie, c'est encore
la tactique insidieuse du P.C. qui enraye leur mouvement.
Ce ne sont là que quelques exemples de la politique des
organisations traditionnelles, que l'on pourrait multiplier faci-
lement. Mais, encore plus que dans les grandes occasions
politiques, c'est dans leur existence et leur activité quoti-
diennes que syndicats et partis « ouvriers » ont pu démontrer
que rien d'essentiel ne les sépare du régime auquel elles pré-
tendent dans leur programme s'opposer. C'est à leurs faits
et gestes les plus courants, dans toutes sortes de circons-
tances banales, que des millions de travailleurs ont appris
à voir dans les députés, les conseillers municipaux, les diri-
geants et les délégués syndicaux socialistes ou communistes
des représentants comme les autres, au vocabulaire près, de
la société établie, surtout préoccupés d'arrondir les angles,
d'éviter les histoires, de tenir les gens tranquilles bref, de
maintenir l'ordre dans leur secteur.
C'est également à la structure de ces organisations, à leur
attitude et à leurs méthodes, que les travailleurs ont appris
à les identifier avec les autres institutions de la société capi-
taliste. Ces organisations « ouvrières », ces syndicats, ces par-
tis « d'un type nouveau » ont fonctionné exactement comme
des organisations capitalistes, des partis capitalistes, des entre-
prises ou le Parlement bourgeois. Des dirigeants inamovibles,
choisissant eux-mêmes les gens dont ils s'entourent ; la con-
sécration rituelle du pouvoir par une fausse démocratie, sous
forme de congrès dont le résultat est cuisiné d'avance ; la
base de l'organisation maintenue dans le rôle d'exécutants
des consignes du bureau politique ou du comité directeur.
La réduction de la classe ouvrière à un objet manipulé selon
la ligne de la direction des partis ; une propagande démago-
gique et grossièrement mensongère ; l'organisation gardant
pour elle-même le monopole des informations et essayant
constamment d'imposer son point de vue aux masses, sans
jamais laisser à celles-ci la possibilité de décider ou même
de s'exprimer.
Tout cela ne signifie pas que les masses comparaient
l'attitude des organisations bureaucratiques avec le modèle
d'une organisation ouvrière révolutionnaire et les condam-
naient à partir de cette comparaison. Les masses ont fait
leur expérience des syndicats et des partis « ouvriers »
en
6
BILAN
ce sens qu'elles les ont de plus en plus identifiés au régime
lui-même et à ses autres institutions sous tous les rapports :
quant à leurs objectifs, quant à leur structure, quant à leur
attitude, quant à leurs méthodes d'action. Et c'est précisé-
ment dans la mesure où, en l'absence d'une organisation révo-
lutionnaire, aucune comparaison positive ne pouvait être
effectuée, dans la mesure où aucune autre perspective ne
paraissait s'ouvrir, où tout ce qui s'offrait sur le marché poli-
tique ne représentait que des variantes de la même pourri-
ture essentielle, que les masses ont accepté le gaullisme.
Cela signifie encore moins que si, à tel ou tel moment,
le parti communiste avait eu une autre politique, tout eut
été différent. Tout d'abord, le parti communiste ne pouvait
absolument pas faire une autre politique que celle qu'il a
faite : la politique d'une organisation bureaucratique liée
à la Russie, visant à instaurer en France une dictature tota-
litaire et incapable d'y parvenir actuellement, craignant par
dessus tout la mobilisation autonome des masses et obligée
quand même de s'attacher ces masses sans lesquelles elle n'est
rien, réduite donc finalement à louvoyer sur toutes les ques-
tions essentielles. Les idées sur lesquelles il est construit, la
mentalité de ses cadres, sa structure et ses méthodes d'action
le type de rapports qu'il entretient avec les ouvriers excluent
entièrement qu'il puisse jamais la modifier. Mais même si,
par miracle, le parti communiste changeait de politique à
un moment donné, cela n'eut pas suffi à effacer les résultats
de toute son action antérieure. Cela n'eut pas supprimé la
profonde scission qu'il a lui-même créée au sein du proléta-
riat français, ni empêché qu'il continue à représenter pour de
nombreux ouvriers et intellectuels français la perspective
d'instauration en France d'un régime du type russe qu'ils
abhorrent à juste titre, surtout depuis la révolution hon-
.groise. Cela n'eut pas d'un coup annulé les produits de vingt-
cinq ans de propagande chauvine, d'attitudes réformistes, de
ce travail permanent visant à détruire chez le prolétariat tout
germe d'action autonome, d'auto-organisation, d'initiative, de
critique, à l'attacher à la « grandeur française », à lui faire
oublier ce qu'est le socialisme, à le persuader qu'il ne peut
rien par lui-même et en dehors du parti. Les divers éléments
de l'évolution politique française depuis la guerre, l'attitude
du prolétariat, celle des organisations s ouvrières » et la rela-
tion entre les deux forment un tout indissociable. Ayant
accordé sa confiance au parti communiste, l'ayant soutenu,
7
SOCIALISME OU BARBARIE
l'ayant nourri, le prolétariat a subi en retour les résultats de
l'action de ce parti, et non seulement en surface ; jusqu'à un
certain point, il en a lui-même été profondément pénétré. Le
résultat ne pouvait être, à cette étape, que l'usure de toutes les
idées et de toutes les volontés, l'obscurcissement de toute pers-
pective d'action autonome, qui ont finalement abouti à l'ins-
tauration du gaullisme.
Car lorsque le 13 mai est arrivé, la population travail-
leuse n'avait pas seulement perdu depuis longtemps toute illu-
sion relative au régime et aux organisations « ouvrières » ;
elle avait aussi perdu, pour l'essentiel, toute foi dans ses
possibilités d'organisation et d'action. Elle n'arrivait pas à
envisager la perspective d'un régime fondamentalement dif-
férent, ou bien reculait devant l'énormité des problèmes
qu'un tel changement aurait posés. L' attitude des organisa-
tions devant les événements, la participation des socialistes
à l'opération de Gaulle, les communistes accrochés aux bas-
ques de Pflimlin puis menant une tiède opposition à
de Gaulle sans mettre à la place rien d'autre qu'un retour à
peine déguisé aux beautés de la IV République, tout cela
a certes accentué le désarroi et le dégoût des travailleurs,
mais n'a pas joué un rôle primordial. L'essentiel réside
ailleurs : dans le travail des organisations bureaucratiques
pendant des décennies visant à intégrer idéologiquement les
travailleurs dans la société capitaliste, et y réussissant en
partie, tout au moins jusqu'au point d'effacer toute pers-
pective d'action autonome sur le plan politique.
Certes on pourrait dire, dans l'abstrait, que même dans
ces conditions le prolétariat aurait pu tout tirer de lui-même
et aller de l'avant. Il ne l'a pas fait, et rien ne sert d'épilo-
guer là-dessus, sauf pour ceux qui veulent toujours trouver
dans la non maturité des conditions une justification de leur
inaction.
Privée ainsi de toute perspective d'action propre, qu'est-
ce que la majorité des travailleurs pouvait faire d'autre
que voter « oui » le 28 septembre ? Rien ne s'offrait à elle,
en dehors du gaullisme, que le retour à la IV République, ou
alors l'inconnu, le chaos et la menace d'une guerre civile qui
aurait précisément posé les problèmes qu'elle ne voulait et ne
pouvait pas se poser. En face, de Gaulle représentait une
possibilité de changement, plus même : si nos affaires doi-
vent de toute façon être gérées par d'autres que nous, autant
8
BILAN
qu'elles le soient par quelqu'un d'efficace et qui paraît au
moins savoir ce qu'il veut.
Une étape du mouvement ouvrier en France s'achève
ainsi dans la déroute, dans le dégoût et l'apathie des ouvriers,
dans la faillite des organisations bureaucratiques. Les révo-
lutionnaires se doivent de regarder cette situation calmement
en face, mais surtout de se tourner vers l'avenir et de réflé-
chir aux conditions et à l'orientation de leur action de
demain.
L'état actuel d'apathie des masses ne sera pas éternel.
Il ne faudra pas un temps long pour que les nuages de
fumée et de poussière, les faux cauchemars et les espoirs
insensés se dissipent, pour que le nouveau régime apparaisse
dans sa vraie perspective, pour que les travailleurs retrouvent,
absolument intacte, la dure réalité de la société de classes, la
dure nécessité de la lutte. Ils retrouveront alors aussi, sans
doute, les leçons de la période qui vient de finir.
Il est peu probable, en effet, que les organisations
bureaucratiques pourront continuer à jouer le même rôle de
frein des luttes que par le passé. Leur usure, manifeste depuis
longtemps, portée à son comble depuis le 13 mai, ne pourra
que s'accélérer encore sous le nouveau régime. A vrai dire,
ces organisations sont désormais entièrement privées de sens ;
on aperçoit mal, dans la nouvelle période, les raisons d'être
du parti communiste, du parti socialiste, de l’U.G.S. ou de
M. Mendès-France. La politique de « grandeur et de renou-
veau, de la France », d'aménagement rationnel des relations
avec l'Afrique et les colonies, de remise en ordre des affaires
de la société établie qu'ils ont demandée, de Gaulle est en
train de la réaliser. Qu'est-ce qui sépare l'opposition actuelle
du gouvernement ? Presqu’uniquement qu'elle lui demande
d'aller plus vite, en Algérie, ou qu'elle lui fait un procès
d'intention. Sur le terrain sur lequel elle s'est depuis long-
temps placée, le terrain de l'amélioration du capitalisme, cette
opposition est et restera véritablement une opposition de
Sa Majesté. Pourra-t-elle, dans ces conditions, persuader le
pays que son sort dépendra de l'élection de 50 et
40 députés communistes à un Parlement croupion quel-
ques mois après que 150 députés communistes à un Parle-
ment « souverain » eurent avec éclat prouvé leur totale
inutilité ?
Cette situation placera sur un terrain nouveau les rap-
ports entre les ouvriers et les organisations bureaucratiques.
non
9
SOCIALISME OU BARBARIE
Déjà en 1953, en 1955, en 1957 la tension entre les travail-
leurs et la bureaucratie syndicale et politique était proche du
point de rupture. Personne ne peut dire si cette rupture
éclatera dans la période qui vient, mais une chose est cer-
taine :
ce n'est qu'à cette condition qu'il pourra y avoir
une action ouvrière. Si les organisations bureaucratiques
étaient capables de maintenir encore leur emprise sur les tra-
vailleurs, il faudrait en conclure que l'on ne verrait pas de
luttes importantes, quelles que soient les conditions objec-
tives. En automne 1957, malgré une détérioration considé-
rable de ses conditions de vie, la classe ouvrière n'a pas pu
briser le barrage des organisations syndicales, ni surmonter
les difficultés qu'elle éprouvait devant l'idée d'une lutte géné-
ralisée qui risquerait de dépasser les revendications de
salaire ; et l'effervescence dans les usines n'a abouti à rien.
Dans la période actuelle, l'emprise des organisations bureau-
cratiques et la difficulté qu'éprouvent les ouvriers pour entre-
voir une perspective propre n'agissent pas comme un obstacle
que rencontrerait leur action à une étape de son dévelop-
pement et qui l'empêcherait d'aller plus loin ; elles agissent
au départ, et empêchent tout simplement que les luttes se
déclenchent. Ce n'est que si les travailleurs parviennent à
agir de façon autonome qu'il pourront lutter, et lutter effi-
cacement, pour la défense de leur condition. Dans le cas
contraire, on assistera tout au plus à des tentatives spora-
diques, avortées, brisées qui n'aboutiront qu'au décourage-
ment et à la consolidation du pouvoir absolu du patronat.
Mais le développement de la capacité des travailleurs
d'agir de façon autonome, la création de possibilités d'exten-
sion et d'approfondissement de leurs luttes, exigent impé-
rieusement la construction rapide d'une organisation ouvrière
révolutionnaire. C'est la leçon cruciale qui se dégagé des
quatorze années d'après guerre en France. Des tentatives
d'action autonome des travailleurs ont eu lieu à plusieurs
reprises, à divers moments et à différents endroits. Avec
d'immenses difficultés, la classe ouvrière, même pendant la
période qui vient de s'écouler, est parvenue à tirer d'elle-
même les premiers éléments d'une réponse révolutionnaire à
la situation sur toutes sortes de problèmes. Elle a déclenché
des luttes à l'encontre des organisations, comme en 1953 ;
elle a redonné leur véritable caractère de combat aux grèves,
comme en 1955 à Nantes ; elle s'est dressée contre la guerre
d'Algérie, avec les manifestations du printemps 1956. Ces
10
BILAN
tentatives en sont toujours restées à leurs premiers pas ou
ont été brisées dans l'oeuf. Pourquoi ? Parce que, au lieu de
rencontrer une organisation révolutionnaire qui en aurait
repris le contenu, les aurait fait connaître dans l'ensemble de
la classe ouvrière du pays, leur aurait fourni les moyens
d'expression nécessaires, les liaişons indispensables avec
d'autres localités et d'autres professions, elles ont trouvé face
à elles la bureaucratie syndicale et politique qui s'est acharnée
à les faire avorter, à les empêcher de se propager, à les tenir
cachées du reste des travailleurs.
Les événements en France ont démontré de façon écra-
santé la nécessité d'une organisation révolutionnaire, non pas
pour « diriger » les ouvriers, ni pour se substituer à eux, mais
pour propager, amplifier et développer les méthodes et les
formes d'action, les objectifs de lutte, la conscience de classe
que
les ouvriers eux-mêmes créent constamment. Les événe-
ments de quatorze années ont prouvé que les difficultés,
déjà énormes, qu'éprouve le prolétariat sous le capitalisme
pour parvenir à une conscience claire de ses objectifs de
classe et des moyens propres à les réaliser, sont multipliés
à l'infini par l'action des organisations bureaucratiques. Ils
ont également prouvé que cette action ne reste pas extérieure
à la classe ouvrière, mais tend à la pénétrer profondément, à
la soumettre aux illusions réformistes et chauvines, et, le plus
important, à démolir constamment chez elle l'idée qu'elle est
capable de résoudre ses problèmes par son action propre. Et
cela déroule à tous les niveaux. La bureaucratie
« ouvrière » s'est systématiquement efforcée de faire oublier
aux ouvriers français qu'une grève doit être conduite par un
comité de grève élu, révocable et responsable devant les
grévistes et elle y a réussi. Elle s'est également efforcée
de leur faire oublier ce qu'est une transformation révolu-
tionnaire de la société, ce que signifie le socialisme, de les
persuader qu'ils sont incapables de gérer eux-mêmes leurs
affaires et la société - et elle y a également réussi.
Ce dernier point, qui peut sembler éloigné et abstrait, est
en réalité le plus concret et le plus important de tous. Dès
que la crise du régime capitaliste atteint un certain degré
d'intensité, les ouvriers ne peuvent plus défendre leur condi-
tion sans poser le problème total de la société. On l'a bien vu
en automne 1957, on l'a vu encore mieux en mai 1958. Dans
le premier cas, les ouvriers sentaient bien que la révalori-
sation des salaires dépendait de la situation économique
se
11
SOCIALISME OU BARBARIE
.
d'ensemble de la France, déterminée à son tour par la guerre
d'Algérie. Une lutte pour les salaires qui prendrait une cer-
taine ampleur poserait inévitablement aussi bien le problème
du contrôle des prix, sans lequel les augmentations de salaire
resteraient illusoires, que celui de la politique algérienne
donc conduirait à une lutte pour le pouvoir. Mais quel pou-
voir ? La question s'est posée encore plus nettement le
13 mai. Lutter contre un fascisme ou un état autoritaire ?
Oui. Pour maintenir la IV République ? Certainement pas.
Mais alors pour quoi ?
Au delà du niveau élémentaire de l'entreprise, il ne
peut pas y avoir d'action de classe sans perspective révo-
lutionnaire. Or le fonctionnement quotidien du régime capi-
taliste, le travail quotidien de la bureaucratie « ouvrière »
tend à la fois objectivement et intentionnellement à obscur-
cir, à brouiller, à effacer cette perspective dans la conscience
des travailleurs. C'est à cet égard que le rôle d'une organi-
sation révolutionnaire est absolument décisif, en tant qu'elle
trace une perspective socialiste, qu'elle montre en termes
concrets qu'une solution ouvrière à la crise de la société
existe, que le prolétariat est capable de la réaliser. Il faut
qu'une organisation révolutionnaire proclame constamment
et ouvertement la nécessité d'une transformation socialiste
de la société, qu'elle indique le contenu de cette transforma-
tion à partir de l'expérience des luttes révolutionnaires du
prolétariat et de ses besoins actuels, qu'elle montre les pro-
blèmes qu'elle rencontrera et les solutions qui peuvent leur
être données. Cette perspective est l'élément catalyseur per-
mettant la cristallisation des idées et des volontés des tra-
vailleurs, qui sans cela risqueraient de ne jamais parvenir
à la clarté nécessaire pour une action décisive. En mainte-
nant constamment présent l'objectif socialiste devant les tra-
vailleurs l'organisation ne se substitue pas à eux, elle ne fait
que leur rappeler ce que fut leur propre action à ses moments
les plus élevés. Car le socialisme n'est pas une invention
d'idéologues et de théoriciens, mais la propre création de la
classe ouvrière, qui a réalisé la Commune, les Soviets, les
Conseils ouvriers, qui a revendiqué la gestion de la produc-
tion, la suppression du salariat et l'égalisation des rému.
nérations, qui a proclamé qu'elle n'attend pas son salut de
Dieu, de César ou des tribuns mais d'elle-même.
C'est donc la première tâche aujourd'hui d'entrepren-
dre la construction d'une organisation ouvrière révolution-
12
BILAN
naire, sur des bases idéologiques excluant tout compromis,
toute confusion, toute imprécision. Cette organisation devra
tirer les leçons de l'expérience du mouvement ouvrier fran-
çais et international. Elle devra renouer avec le contenu des
grandes luttes du passé, mais aussi répondre aux besoins
actuels des travailleurs et aux problèmes posés par l'évolu-
tion de la société moderne. Elle proclamera ouvertement et
quotidiennement que l'objectif du prolétariat ne peut pas
être de limiter ou d'aménager l'exploitation capitaliste, mais
de la supprimer. Elle montrera que toutes les tentatives de
« réformer » et d' « améliorer » le capitalisme n'ont en rien
atténué la crise de la société contemporaine ; que par le
« marché » ou par le « plan », avec la « propriété privée »
ou la « propriété nationalisée », les exploiteurs capitalistes
et bureaucrates ne poursuivent que leurs intérêts, et qu'ils
sont, les uns et les autres, radicalement incapables d'assurer
un développement rationnel et harmonieux de la société ;
qu'avec l'expansion ou la récession, les salaires élevés ou bas,
la vie du travailleur est toujours la même, celle d'un exe-
cutant rivé à une tâche éternellement répétée, asservi aux
ordres des dirigeants, d'un consommateur qui n'arrive jamais
à joindre les deux bouts et court après les besoins toujours
plus élevés que crée la société moderne.
1
Elle montrera que la seule issue à la crise de la société est
le socialisme, compris comme le pouvoir des Conseils de tra-
vailleurs et la gestion ouvrière de la production, de l'écono-
mie, de la société. Elle dénoncera la mystification de la
« nationalisation » et de la « planification », en faisant voir
qu'elles ne sont que la forme du pouvoir de la bureaucratie
politique et économique et qu'elles ne suppriment ni l'exploi-
tation ni l'anarchie profonde du capitalisme. Elle montrera.
que la production ne pourra être orientée dans les intérêts
de la société que si ce sont les travailleurs eux-mêmes qui la
gèrent ; qu'il ne peut y avoir de planification 'socialiste que
si les masses organisées décident de ses objectifs et de ses
moyens ; que dans une société socialiste il ne peut y avoir
d'autre « Etat » et d'autre pouvoir que celui des travailleurs
organisés dans leurs Conseils. Elle rappelera que c'est l'ins-
tauration d'un tel pouvoir qui a toujours été l'objectif de la
classe ouvrière dans ses grandes luttes révolutionnaires ; elle
analysera les difficultés que ces luttes ont rencontrées, les
obstacles qu'elles auront à vaincre dans l'avenir, afin d'aider
13
SOCIALISME OU BARBARIE
le prolétariat à s'élever à la hauteur de sa tâche historique, la
réalisation d'une société pour la première fois humaine.
L'organisation révolutionnaire ne parlera pas du socia-
lisme les dimanches et les jours de fête. Elle en parlera cons-
tamment, mais aussi et surtout elle s'inspirera des principes
du socialisme dans son action quotidienne et courante. Elle
sera inconditionnellement aux côtés des travailleurs dans la
défense de leur condition à laquelle le régime d'exploita-
tion les oblige chaque jour. Mais son attitude sera toujours
réglée sur ce principe, que c'est aux ouvriers eux-mêmes de
diriger leurs luttes, de définir leurs revendications, de choisir
leurs moyens d'action. Elle mettra à leur disposition ses
moyens d'expression, d'information et de liaison. Elle s'atta-
chera à diffuser auprès de l'ensemble de la classe ouvrière
l'exemple et l'expérience des luttes partielles. Son action aura
comme fin et comme moyen principal le développement de
la conscience des travailleurs et de leur confiance dans leur
propre capacité à résoudre leurs problèmes.
La structure de l'organisation elle-même devra être un
exemple de fonctionnement collectif et démocratique aux
yeux de la classe ouvrière. C'est d'ailleurs là la condition
nécessaire pour que l'organisation soit efficace. L'orienta-
tion de l'organisation sera définie par la base ; les orga-
nismes et les personnes chargées des tâches indispensables
de centralisation seront
le contrôle permanent de
l'ensemble des militants. Mais il ne s'agit pas là de simples
règles de démocratie formelle : ce n'est que de cette façon
que l'ensemble de l'organisation peut être véritablement asso-
cié à son travail, que les individus peuvent se mobiliser pour
des objectifs dont ils connaissent l'importance puisqu'ils les
ont eux-mêmes définis, qu'ils peuvent déployer et développer
leurs capacités. Une organisation qui réduit ses membres au
rôle d'exécutants n'est pas simplement anti-démocratique ;
elle est aussi et surtout inefficace, car elle ne peut mettre
en oeuvre qu'une infime partie du potentiel humain que
représentent ses membres.
Cette organisation se construira inévitablement dans la
période à venir. Les idées sur lesquelles elle doit être fondée
existent et deviennent chaque jour plus évidentes pour un
nombre croissant d'individus. Les luttes ouvrières en démon-
treront le besoin vital. Les jeunes générations sont là, sur les-
quelles ni les institutions officielles ni les vieilles organisa-
tions n'ont de prise, et qui éprouvent sur leur personne la
sous
14
BILAN
crise de la société. Mais le rythme de sa construction peut
être influencé de façon décisive par l'attitude qu'adoptera,
dans les mois qui viennent, cette importante fraction des mili-
tants des organisations traditionnelles qui réfléchit aujour-
d'hui sur les événements et essaie d'en tirer les leçons.
On a en effet analysé plus haut l'évolution de la France
d'après guerre en décrivant les rapports entre le proletariat
et la bureaucratie « ouvrière ». Mais ceite analyse resterait
incomplète si elle passait sous silence le rôle capital de cet
élément indispensable de liaison entre les travailleurs et les
directions bureaucratiques qu'ont été les militants. Sans la
participation quotidienne de dizaines et de centaines de mil-
liers de militants, ni les syndicats, ni les partis « ouvriers »
n'auraient pu agir ou simplement exister. Dans leur grande
majorité ces militants, quels qu'aient pu être leurs défauts
ou leurs déformations, ne peuvent pas être confondus avec la
bureaucratie stalinienne ou réformiste. Ils ont sincèrement
lutté pour ce qu'ils croyaient être la défense des intérêts des
travailleurs ou une politique menant au socialisme. Aujour-
d'hui, ils sont bien obligés de le constater : à quoi ont abouti
toutes ces années de travail acharné, ces soirées passées à se
réunir et ces nuits à coller des affiches, cet argent, ces jour-
naux vendus, ces bagarres, ces injures, cette tension perpé-
tuelle ? A.ce que la classe ouvrière se détourne deux et des
idées qu'ils sont censés incarner ; à ce que de Gaulle s'ins-
talle au pouvoir.
Face à cette réalité, de nombreux militants parviennent
aujourd'hui à voir que la politique des organisations bureau-
cratiques forme un tout, qu'il n'y avait pas ^ « 'erreurs », que
leur activité depuis quatorze ans préparait nécessairement
le résultat d'aujourd'hui qui en retour éclaire son sens défini-
tivement. Ils arrivent ainsi à une critique radicale de la
direction des organisations et de ces organisations comme
telles qui est sans doute la première' nécessité actuellement.
Mais elle ne suffit pas. Les militants sont éclairés sur le rôle
de leurs directions. Ils ne peuvent actuellement rien sur les
masses, que se dire : Les masses n'ont pas pu faire tout d'elles-
mêmes, et nos organisations ont tout fait pour qu'elles ne
fassent rien. Mais il est aussi indispensable qu'ils se deman-
dent : qu'est-ce que nous avons fait ?
Sans leur action, les organisations n'auraient pas pu jouer
le rôle qu'elles ont joué. Les militants doivent donc compren-
dre les responsabilités qui sont les leurs, non pas pour s'en
15
SOCIALISME OU BARBARIE
attrister ou pour se frapper la poitrine, mais pour avancer ;
et pour cela, ils doivent essayer de voir clairement les moti-
vations de ce comportement qui les a conduits pendant des
années, à soutenir une politique diametralement opposée aux
fins qu'ils croyaient poursuivre en militant.
Deux postulats étroitement liés se trouvent à la base de
ce comportement. En premier lieu, l'idée que ce qui importe
avant tout, c'est de militer et d'agir « efficacement », l'effi-
cacité étant mesurée par la capacité d'influencer dans l'immé-
diat et de façon visible la vie de la société, donc la vie du
régime capitaliste, d'exercer une pression sur l'action du
gouvernement, d'obtenir pour ce faire le plus grand nombre
possible de voix aux élections etc. Comme seule une grande
organisation peut agir « efficacement » en ce sens, il en
résulte que l'existence, l'unité, le prestige d'une telle orga-
nisation deviennent des fins en soi qu'il s'agit de défendre à
n'importe quel prix et, finalement, quelle que soit la poli-
tique de l'organisation. Cela d'autant plus, et c'est là le
second postulat -- que les militants n'ont pas à se préoccuper,
une fois qu'ils ont adhéré à l'organisation, de la justesse de
telle ou telle de ses actions, encore moins de sa politique
d'ensemble, qu'ils n'ont qu'à l'appliquer et à la défendre
devant le public, qu'ils n'ont à réfléchir que pour mieux l'exé-
cuter et que, quant au reste, le Bureau politique pense pour
еих. .
Il est à peine nécessaire de rappeler à quel point ces pos-
tulats s'effondrent aujourd'hui sous le poids de leurs propres
conséquences. Les militants ont agi pour l'efficacité pendant
des années et quel a été le résultat ? Ils auraient
tout aussi bien pu passer leurs années à copier Le Capital
sur le dos d'un timbre poste, à construire un Kremlin minia-
ture avec des allumettes, leurs objectifs en auraient tout
autant profité. Des doctrinaires sectaires ne comprenaient pas
combien il était important que le P. C. eut 150 députés ;
il les a eus. Qu'ont-ils fait, et où sont-ils maintenant ? Les
problèmes étaient résolus par Staline et Thorez ; le Bureau
politique réfléchissait pour eux, il possédait la science et les
informations que de simples militants ne pouvaient pas pos-
séder. Il avait donc toujours raison, il ne pouvait pas se trom-
per. Mais qui s'est trompé alors, ou bien vivons-nous dans un
mirage et de Gaulle est-il un fantôme ? Les problèmes qui
couvaient en eux depuis de longues années, les points d'inter-
rogation qui s'accumulaient – Tito, l'attitude des organisa-
16
BILAN
tions face aux luttes ouvrières, Berlin Est, le XX Congrès,
l’Algérie, la Pologne, la Hongrie, Suez, pour n'en mentionner
que les plus cuisants - ils se les masquaient au prix d'un
effort de plus en plus grand, en s'accrochant désespérément
à cette seule « réalité » tangible : l'organisation, le parti, sa
force, son efficacité, qu'il ne fallait surtout pas mettre en
danger par des doutes et des critiques. L'organisation, qui
n'était au départ qu'un moyen pour réaliser certaines fins
politiques, devenait ainsi la fin absolue, et sa politique seule-
ment un moyen.
Cette « fin absolue » est aujourďhui un néant grotesque,
cette « réalité » une parfaite illusion : ces partis sont des cada-
vres, ils n'ont rien changé à rien, ils sont encore moins capa-
bles de se changer eux-mêmes. Les problèmes esquivés depuis
des années, la réalité interdit désormais qu'on les ajourne
davantage si l'on veut rester conséquent : si ce qui importe
avant tout c'est l'action efficace, comment ne pas voir non seu-
lement que l'action des partis a été totalement inefficace, mais
que désormais toute efficacité leur est absolument interdite ?
Ce n'est qu'à condition de se débarrasser de ces illusions
(et de ne pas les rééditer sous des formes légèrement modi-
fiées) que les militants pourront dépasser leur crise actuelle
et jouer un rôle positif dans le développement d'une nou-
velle organisation révolutionnairé.
L'action politique n'a pas de sens, en effet, si elle n'est
pas efficace. Mais efficace par rapport à quoi, c'est toute la
question. Une politique révolutionnaire est efficace dans la
mesure où elle élève la conscience et la combativité des
travailleurs, les aide à se débarrasser des mystifications de la
société établie et de ses instruments bureaucratiques, enlève
les obstacles de leur route, augmente leur propre capacité à
résoudre leurs problèmes. Il est efficace d'aider dix ouvriers
à voir clair dans les problèmes actuels ; il ne l'est absolument
pas de faire élire dix députés communistes supplémentaires.
L'action politique n'a pas de sens en dehors d'une orga-
nisation. Mais quelle organisation, et pour quoi faire ?
L'organisation n'est rien, si son fonctionnement, son activité,
sa politique quotidiennes ne sont pas. l'incarnation visible et
contrôlable par tous des fins qu'elle proclame. Cela est infini-
ment plus important que la taille de l'organisation comme
telle, qui n'a, à proprement parler, aucune signification en
dehors du contenu de l'organisation : une organisation
17
SOCIALISME OU BARBARIE
bureaucratique trois fois plus importante est simplement trois
fois plus néfaste, un point c'est tout
Les militants qui tirent les leçons de la faillite des orga-
nisations traditionnelles et veulent aller de l'avant doivent
comprendre que, s'ils ne veulent pas reprendre le même cal-
vaire avec le même néant au bout, il faut commencer par le
commencement. Ils doivent abandonner l'idée qu'ils peuvent
faire l'économie d'une révision radicale des idées sur les-
quelles ils ont vécu pendant des années. Ils doivent se débar-
rasser de cette illusion — qui s'empare curieusement au jour-
d'hui de l'« opposition communiste » et montre combien les
survivances du stalinisme peuvent être profondes - qu'il
suffit de critiquer le P. C. sur des problèmes finalement con-
joncturels, comme son attitude sur l'Algérie ou le 13 mai, et
qu'il faut surtout éviter de poser les grandes questions
« abstraites » : s'ils s'engageaient sur cette voie, ils se pré-
pareraient le même sort politique que le P.C. lui-même,
lorsque la question algérienne ne sera plus là et que le 13 mai
sera oublié. Ils doivent surtout comprendre que les débuts
d'une nouvelle organisation révolutionnaire seront fatalement
modestes, qu'on n'a ni à s'en attrister ni à s'en réjouir, mais
simplement reconnaître que c'est la seule voie ouverte aujour-
d'hui et que tout le reste, c'est du charlatanisme politique.
Ceux qui veulent du « grand »peuvent rester au P. C. ; ceux
qui se contentent de moins aller à l'U. G.S. Mais ceux qui
veulent habiter quelque chose de solide auront à le cons-
truire eux-mêmes. Presque tous les matériaux sont 'là, mais la
terre est rase.
Pendant un tiers de siècle le mouvement ouvrier a été
presque entièrement dominé par la bureaucratie, stalinienne
ou réformiste. Depuis quelques années les manifestations les
plus diverses, mais qui expriment finalement toutes la même
évolution, annoncent que cette période s'achève. A l'Est, le
prolétariat de Berlin, de Poznan, de Budapest a lutté de
front contre le pouvoir de la bureaucratie, et même en Russie
le Kremlin ne peut plus gouverner comme par le passé. Dans
les pays occidentaux l'emprise des organisations bureaucra-
tiques sur les travailleurs est profondément usée. En France,
cette usure se traduit pour l'instant de façon négative, par
le dégoût et le retrait des ouvriers. Mais il faut regarder plus
loin. La reprise des luttes ouvrières est inéluctable, et celles-
ci pourront difficilement passer par les voies traditionnelles.
A la nouvelle période du mouvement ouvrier correspondra
18
4
BILAN
nécessairement une nouvelle organisation, tirant les leçons de
la phase de bureaucratisation quant au programme socialiste,
quant à sa propre structure, quant à ses rapports avec les
travailleurs. Cette organisation ne pourra se construire que
sur des bases idéologiques claires, éliminant impitoyablement
les néo-réformismes, les néo-stalinismes et les néo-trotskismes
qui foisonnent aujourd'hui dans la confusion et qui n'ont
d'intérêt que pour l'archéologie politique.
C'est à la construction de cette organisation que Socia-
lisme ou Barbarie appelle tous ceux qui veulent travailler
pour le prolétariat et le socialisme.
19
Remarques critiques
sur la critique de la révolution
russe de Rosa Luxembourg (1)
NOTE SUR LUKACS ET R. LUXEMBOURG
Le livre de Georg Lukács, « Histoire et conscience de classe », a été
publié en 1923 ; les textes qui le composent furent écrits entre 1919 et
1922, en pleine période révolutionnaire. L'évolution ultérieure de son
auteur qui, pour rester au sein de l'Internationale Communiste, a renié
son livre et en a interdit la réédition, ne peut pas effacer le fait qu'il
s'agit d'un ouvrage théorique d'une signification capitale et qui, sur le
plan philosophique reste à peu près la seule contribution importante
au marxisme depuis Marx lui-même.
Les « Remarques critiques » sur la Révolution russe de Rosa Luxem-
bourg que l'on trouvera ci-après posent, à travers la défense de la
politique bolchevique entreprise par Lukács, l'essentiel des problèmes
d'une politique révolutionnaire 'en période de renversement du régime
d'exploitation. Il va sans dire que nous publions ce texte comme une
contribution à la discussion de ces problèmes, sans pour autant parta-
ger nécessairement les vues de l'auteur. Ce n'est pas ici le lieu d'en
entreprendre la discussion systématique ; les lecteurs de « Socialisme
ou Barbarie » peuvent s'ils désirent connaître notre point de vue, se
référer aux nombreux textes déjà publiés par la revue sur ces ques-
tions. Sur un point, cependant, le texte de Luckàcs appelle un commen-
taire qu'il est nécessaire de faire ici-même.
Lukács critique à juste titre Rosa pour sa conception « organique »
de la révolution, son oubli de tirer toutes les implications qui décou-
lent de l'idée de la révolution violente. Il rappelle que, à l'opposé de
la révolution bourgeoise qui n'a qu'à supprimer les obstacles empêchant
l'épanouissement complet d'une production capitaliste déjà développée,
la révolution prolétarienne doit entreprendre la transformation cons-
.
(1) Ce texte constitue l'avant-dernier chapitre d'Histoire et Conscience
de Classe, recueil d'essais, condamné par la IIIe Internationale (Zinoviev),
l'orthodoxie stalinienne et social-démocrate (Kautsky) et désavoué par
son auteur.
Le premier chapitre, Qu'est-ce que le marxisme orthodoxe ? a paru
en traduction française dans la revue « Arguments » (N° 3, 1957) et le
second, Rosa Luxembourg marxiste, dans le N° 5, 1957, de la même
revue. Un autre chapitre de ce recueil, Légalité et Illégalité, a été publié
dans le N° 2, 1958, de la « Nouvelle Réforme ».
Lukács entreprend ici la critique de La révolution russe, de Rosa
Luxembourg (1922), publiée en français en 1946 par les éditions
Spartacus.
(N. des Tr.)
20
REMARQUES CRITIQUES
ciente des rapports de production, transformation pour laquelle le capi.
talisme ne crée que « les présuppositions objectives » (c'est-à-dire maté-
rielles) d'un côté, le prolétariat comme classe révolutionnaire, de l'autre.
Il laisse cependant à son tour complètement dans l'ombre la question de
savoir, en quoi consiste cette transformation. Lorsqu'il dit par exemple
que, aussi poussée que soit la concentration du capital, il. reste toujours
un saut qualitatif à effectuer pour passer au socialisme, le contenu
de ce saut qualitatif reste entièrement indéterminé : le contexte, et le
fait que tout cela vise à défendre la politique bolchevique, laisse
entendre qu'il s'agirait de pousser cette concentration à sa limite (par
la nationalisation ou étátisation) et à supprimer les bourgeois comme
propriétaires privés des moyens de production. Or en réalité, le saut
qualitatif en question consiste en la transformation du contenu des rap-
ports de production capitalistes, la suppression de la division en diri.
geants et exécutants, en un mot : la gestion ouvrière de la production.
La maturation du prolétariat comme classe révolutionnaire, condition
évidente de toute révolution qui n'est pas un simple putsch militaire,
prend alors un sens nouveau. Sans doute, elle ne peut toujours pas être
considérée comme le produit « spontané » et simplement « organique »
de l'évolution du capitalisme, séparé de l'activité des éléments les plus
conscients et d'une organisation révolutionnaire ; mais c'est une matu-
ration par rapport non pas au simple soulèvement, mais par rapport à
la gestion de la production, de l'économie, de la société dans son
ensemble, sans laquelle parler de révolution socialiste est entièrement
dépourvu de sens. Le rôle du parti ne consiste alors absolument pas
à être l'accoucheur par la violence de nouvelle société, mais d'aider
cette maturation là, sans laquelle sa violence ne pourrait conduire
qu'à des résultats opposés aux fins qu'il poursuit. Or, à cet égard, il
faut rappeler que le parti bolchevique non seulement n'a pas aidé,
mais s'est la plupart dų temps opposé aux tentatives de s'emparer de
la gestion des usines faites par les Comités de fabrique russes
1917-18.
Vue sous cet angle, et aussi bien entendu à la lumière de l'évolu.
tion ultérieure de la révolution russe, la distinction entre la dictature
du parti et la dictature de la classe que Lukács écarte dédaigneusement,
prend toute son importance ; il ne s'agit pas de plus ou de moins de
démocratie, il ne s'agit même pas de deux conceptions différentès du
socialisme ; il s'agit de deux régimes .sociaux diametralement opposés.
Car, quelles que soient les intentions et, la volonté des personnes, des
groupes et des organisations, la dictature du parti ne peut que conduire
inévitablement à la dictature d'une nouvelle classe bureaucratique.
C'est dans ce contexte que le problème de la « liberté » prend son
vrai sens. Seuls les organismes de masse du prolétariat peuvent décider
si tel ou tel courant politique doit être libre ou non ; qu'ils puissent
se tromper, c'est certain mais personne sur terre ne peut les protéger
contre de telles erreurs. Il est trop facile de se borner à dire que le
règne du prolétariat n'a pas comme but de servir la liberté, mais que
la liberté doit servir le règne du prolétariat. Le règne du prolétariat
ne peut qu'être la liberté pour le prolétariat lui-même. L'essentiel de
l'expérience est qu'en Russie ni la liberté, ni le règne du prolétariat
n'ont été sauvés de cette façon. Dire qu'ils ne pouvaient pas l'être, vu
les circonstances, c'est une autre discussion. Mais il ne faut pas ériger
ce que les bolcheviks ont peut-être contraints fait dans des cir.
constances données et qui préparait objectivement l'avènement du con.
en
1
21
SOCIALISME OU BARBARIE
traire du socialisme en principe général de la révolution ; car alors la
voie est ouverte à l'identification de Kornilov à Kronstadt effectuée
par Trotsky et reprise ici par Lukàcs qui a tôt fait de conduire à
l'identification de Kornilov à Trotsky et à Lukàcs lui-même, dont sel
sont chargés par la suite Staline et ses successeurs.
P. Ch.
!
Paul Levi a cru opportun de publier une brochure rédigée
à la hâte par la camarade Rosa Luxembourg dans la prison
de Breslau et restée à l'état de fragment. Cette publication
s'est faite au moment des attaques les plus violentes contre
le P.C. allemand et la III Internationale ; elle en constitue
une étape, au même titre que les révélations de Vorwärts et la
brochure de Friesland ; elle sert seulement des buts différents,
plus profonds. Ce ne sont plus, cette fois-ci, l'autorité du
P.C.A. ni la confiance en la politique de la III Internatio-
nale qui doivent être ébranlées, mais les fondements théori-
ques de l'organisation et de la tactique bolchéviques. L'autorité
respectable de Rosa Luxembourg doit être mise au service
de cette cause. Son oeuvre posthume doit fournir la base
théorique à la liquidation de la IIIº Internationale et de ses
sections. C'est pourquoi il ne suffit pas de faire remarquer que
Rosa Luxembourg a, par la suite, modifié ses vues. Il s'agit
de bien voir dans quelle mesure elle a raison ou tort. Car
il serait tout à fait possible – dans l'abstrait — qu'au cours
des premiers mois de la Révolution elle ait évolué dans une
mauvaise direction, que le changement constaté dans ses
vues par les camarades Warski et Zetkin ait représenté une
tendance erronée. La discussion doit donc avant tout partir
des vues notées par Rosa Luxembourg dans cette brochure
indépendamment de son attitude ultérieure à leur égard.
D'autant plus que déjà, dans la brochure signée Junius (2)
et la critique qu'en fit Lénine, et même déjà dans la critique
que R. Luxembourg avait publiée en 1904 dans « Neue Zeit >>
sur le livre de Lénine Un pas en avant, deux pas en arrière,
les oppositions évoquées ici entre R. Luxembourg et les bol-
chéviks se sont déjà manifestées et qu'elles interviennent
encore en partie dans la rédaction du programme de Spar-
tacus.
(2) Brochure publiée par Rosa Luxembourg en février 1916 sous le
pseudonyme de Junius : La Crise de la Social-démocratie.
(N. des Tr.)
22
REMARQUES CRITIQUES
I
Ce qui est en question, c'est donc le contenu effectif
de la brochure. Ici aussi, cependant, le principe, la méthode,
le fondement théorique, le jugement général porté sur le carac-
tère de la Révolution, qui conditionne en dernière, analyse
la position prise à l'égard des questions particulières, sont
plus importants que la position même prise à l'égard des
problèmes particuliers de la révolution russe. Ceux-ci ont,
pour la plupart, été réglés par le temps qui s'est écoulé depuis.
Levi le reconnaît lui-même pour la question agraire. Sur ce
point, donc, plus n'est besoin, aujourd'hui déjà, de polémi-
quer. Il importe seulement de dégager le principe métho-
dologique qui nous mène plus près du problème central de
ces considérations, celui de la fausse appréciation du caractère
de la révolution prolétarienne. Rosa Luxembourg affirme avec
insistance : «Un gouvernement socialiste qui est parvenu au
pouvoir doit cependant faire en tout cas une chose : prendre
des mesures qui vont dans le sens des conditions fondamentales
d'une ultérieure réforme socialiste des rapports agraires ;
il doit au moins éviter tout ce qui barre la voie à ces
mesures. » Et elle reproche à Lénine et aux bolchéviks d'avoir
négligé cela, d'avoir même fait le contraire. Si cette vue était
isolée, on pourrait invoquer que la camarade Rosa Luxem-
bourg comme presque tout le monde en 1918 était insuf-
fisamment informée des événements réels en Russie. Mais si
nous considérons ce reproche dans le contexte d'ensemble de
son exposé, nous nous rendons compte aussitôt qu'elle sures-
time considérablement la puissance effective dont disposaient
les bolcheviks sur la forme du règlement de la question
agraire. La révolution agraire était une donnée complètement
'indépendante de la volonté des bolchéviks, ou de la volonté
du proletariat. Les paysans auraient de toutes façons partagé
la terre sur la base de l'expression élémentaire de leur intérêt
de classe. Et ce mouvement élémentaire aurait balayé les bol-.
cheviks, s'ils s'y étaient opposés, comme il a balayé les men-
cheviks et les socialistes-révolutionnaires. Pour poser correcte-
ment le problème de la question agraire, il ne faut donc pas
se demander si la réforme agraire des bolchéviks était une
mesure socialiste ou allant dans le sens du socialisme, mais.
si dans la situation d'alors, où le mouvement montant de la
révolution tendait vers son point décisif, toutes les forces
élémentaires de la société bourgeoise en décomposition
devaient être rassemblées contre la bourgeoisie s'organisant
23
SOCIALISME OU BARBARIE
i
en contre-révolution (que ces forces aient été « purement »
prolétariennes ou petites-bourgeoises, qu'elles se soient mues
ou non dans le sens du socialisme). Car il fallait prendre
position en face du mouvement paysan élémentaire qui ten-
dait au partage des terres. Et cette prise de position ne pou-
vait être qu'un Oui ou un Non clair et sans équivoque. On
devait, soit se mettre à la tête de ce mouvemnt, soit l'écraser
par les armes, auquel cas on devenait forcément le prisonnier
de la bourgeoisie nécessairement alliée sur ce point, comme
cela est effectivement arrivé, aux menchéviks et aux socialistes-
révolutionnaires. Il ne pouvait, à ce moment, être question
d'« infléchir » progressivement le mouvement « dans le sens
du socialisme ». Cela pouvait et devait être tenté plus tard.
Dans quelle mesure cette tentative a réellement échoué. (là-
dessus le dossier est loin d'être clos ; il y a des « tentatives
avortées » qui cependant, dans un autre contexte et plus tard,
portent des fruits) et quelles sont les causes de cet échec, ce
n'est pas ici le lieu d'en discuter. Car ce dont on discute ici,
c'est de la décision des bolchéviks, au moment de la prise
du pouvoir. Et là il faut constater que, pour les bolchéviks, le
choix n'était pas entre une réforme agraire allant dans le
sens du socialisme et une autre qui s'en éloignait, mais entre :
mobiliser pour la révolution prolétarienne les énergies libérées
du soulèvement paysan élémentaire ou bien en s'y oppo-
sant – isoler sans espoir le prolétariat et contribuer à la
victoire de la contre-révolution.
Rosa Luxembourg elle-même le reconnaît sans détour :
« Comme mesure politique pour renforcer le gouvernement
socialiste prolétarien, c'était une excellente tactique. Mais la
médaille avait malheureusement son revers : la prise de pos-
session immédiate des terres par les paysans n'avait rien de
commun avec une économie socialiste. » Mais quand, à l'ap-
préciation correcte de la tactique politique des bolchéviks, elle
relie quand même son reproche contre leur façon d'agir sur
le plan économique et social, on voit déjà apparaître ici l'es-
sence de son appréciation de la révolution russe, de la révolu-
tion prolétarienne : la surestimation de son caractère purement
prolétarien, et donc la surestimation, tant de la puissance
extérieure que de la clarté et de la maturité intérieures que
la classe prolétarienne peut posséder dans la première phase
de la révolution et a effectivement possédées. Et on voit
apparaître en même temps, comme en étant le revers, la
sous-estimation de l'importance des éléments non prolétariens
dans la révolution, sous-estimation tant des éléments non
24
REMARQUES CRITIQUES
prolétariens en dehors de la classe que de la puissance de
telles idéologies à l'intérieur du prolétariat lui-même. Et cette
fausse appréciation des vraies forces motrices conduit à l'aspect
décisif de sa position fausse : à la sous-estimation du rôle du
parti dans la révolution, à la sous-estimation de l'action poli-
tique consciente par opposition au mouvement élémentaire
sous la pression de la nécessité de l'évolution économique.
II
Plus d'un lecteur trouvera ici encore qu'il est exagéré
d'en faire une question de principe. Pour faire plus clairement
comprendre l'exactitude objective de ce jugement, nous
devons revenir aux questions particulières de la brochure.
La position de Rosa Luxembourg sur la question des nationa-
lités dans la révolution russe renvoie aux discussions critiques
du temps de guerre, à la brochure de Junius et à la critique
qu'en fit Lénine.
La thèse que Lénine a toujours combattue obstinément
(et pas seulement à l'occasion de la brochure de Junius où
elle revêt sa forme la plus claire et la plus caractéristique)
est la suivante : « A l'époque de l'impérialisme déchaîné, il
ne peut plus y avoir de guerre nationale. » (3) Il peut paraître
qu'il s'agit ici d'une opposition purement théorique. Car sur
le caractère impérialiste de la guerre mondiale, il régnait un
accord complet' entre Junius et Lénine. Ils étaient aussi
d'accord sur le fait que les aspects particuliers de la guerre
qui, considérés isolément, seraient des guerres nationales,
devaient nécessairement, du fait de leur appartenance à un
contexte d'ensemble impérialiste, être évalués comme des
phénomènes impérialistes (la Serbie et l'attitude juste des
camarades serbes). Mais, objectivement et pratiquement, sur-
gissent immédiatement ici des questions de la plus haute
importance. Premièrement, une évolution qui rende de nou-
veau possible des guerres nationales est sans doute
peu
vrai.
semblable mais n'est pas exclue. Son apparition dépend du
rythme auquel s'opère le passage de la phase de la guerre
impérialiste à celle de la guerre civile. Aussi est-il faux de
généraliser le caractère impérialiste de l'époque présente à tel
point que l'on en vienne à nier la possibilité même de guerres
(3) Directives pour les tâches de la social-démocratie internationale.
Thèse 5.
25
SOCIALISME OU BARBARIE
nationales, car cela pourrait éventuellement amener le poli-
ticien socialiste à agir en réactionnaire (par fidélité aux prin-
cipes). Deuxièmement, les soulèvements des peuples coloniaux
et semi-coloniaux sont nécessairement des guerres nationales
que les partis révolutionnaires doivent absolument soutenir,
vis-à-vis desquelles la neutralité serait directement contre-révo-
lutionnaire (attitude de Serrati dans la question de Kemal).
Troisièmement, il ne faut-pas oublier que non seulement dans
les couches petites-bourgeoises (dont le comportement peut,
sous certaines conditions favoriser grandement la révolution)
mais aussi dans le prolétariat lui-mêmė, particulièrement dans
le, prolétariat des nations opprimées, les idéologies nationa-
listes sont restées vivantes. Et leur réceptivité à l'internationa-
lisme vrai ne peut pas être éveillée par une anticipation uto-
pique en pensée sur la situation socialiste d'avenir où il n'y
aura plus de question des nationalités, mais seulement en fai-
sant la preuve, pratiquement, que le prolétariat victorieux
d'une nation opprimante a rompu avec les tendances d'op-
pression de l'impéralisme jusque dans les dernières consé-
quences, jusqu'au droit complet de disposer de soi-même, jus-
qu'à « la séparation étatique inclue ». A vrai dire, à ce mot
d'ordre, doit répondre comme complément, chez le prolé-
tariat du peuple opprimé, le mot d'ordre de la solidarité,
de la fédération. Mais seuls ces deux mots d'ordre ensemble
peuvent aider le prolétariat, à qui le simple fait de sa victoire
n'a pas fait perdre sa contamination par les idéologies nationa-
listes capitalistes, à sortir de la crise idéologique de la phase
de transition. La politique des bolchéviks en ce domaine s'est
avérée juste, en dépit des échecs de 1918. Car, même sans le
mot d'ordre du plein droit à disposer de soi-même, la Russie
soviétique aurait, après Brest-Litovsk, perdu les Etats limitro-
phes et l'Ukraine. Mais, sans cette politique, elle n'aurait
regagné ni cette dernière ni les Républiques caucasiennes, etc.
La critique de Rosa Luxembourg a, sur ce point, été
réfutée par l'histoire elle-même. Et nous ne nous serions
pas occupés si longuement de cette question, dont la théorie
a déjà été réfutée par Lénine dans sa critique de la brochure
de Junius (Contre le courant), si n'y apparaissait pas la même
conception du caractère de la révolution prolétarienne que
celle déjà analysée par nous dans la question agraire. Ici
aussi, Rosa Luxembourg ne voit pas le choix, imposé par le
destin, entre des nécessités non « purement » socialistes, devant
lequel la révolution prolétarienne est placée à ses débuts.
Elle ne voit pas la nécessité, pour le parti révolutionnaire du
26
REMARQUES CRITIQUES
prolétariat, de mobiliser toutes les forces révolutionnaires (au
moment donné) et de dresser ainsi contre la contre-révolution
le front de la révolution décisivement (quant au moment où
les forces se mesurent) et le plus puissamment possible. Elle
oppose sans cesse, aux exigences du jour, les principes de
stades futurs de la révolution. Cette attitude constitue le
fondement des développements finalement décisifs de cette
brochure : ceux sur la violence et la démocratie, sur le système
des soviets et le parti. Ce qu'il faut donc, c'est reconnaître
ces vues dans leur véritable essence.
!
III
Rosa Luxembourg se joint, dans cet écrit, à ceux qui
désapprouvent de la façon la plus nette la dissolution de la
Constituante, la construction du système des conseils, la dépos-
session de la bourgeoisie de ses droits, le manque de « liberté »,
le recours à la terreur, etc. Nous nous trouvons ainsi placés
devant la tâche de montrer quelles positions théoriques fon-
damentales ont amené Rosa Luxembourg qui a toujours
été le porte-parole insurpassé, le maître et le dirigeant inou-
bliables du marxisme révolutionnaire – à s'opposer de façon
si radicale à la politique révolutionnaire des bolchéviks. J'ai
déjà indiqué les moments les plus importants dans son appré-
ciation de la situation. Il faut maintenant faire un pas de
plus dans cet écrit de Rosa Luxembourg pour pouvoir recon-
naître le facteur dont découlent logiquement ces vues.
C'est la surestimation du caractère organique de l'évolu-
tion historique. Rosa Luxembourg a démontré de façon percu-
tante contre Bernstein la fragilité d'un « passage natu-
rel » pacifique au socialisme. Elle démontra de façon convain-
cante la marche dialectique de l'évolution, le renforcement
croissant des contradictions internes du système capitaliste,
non seulement sur le plan purement économique mais aussi
pour les rapports de l'économie et de la politique :
rapports de production de la société capitaliste se rapprochent
toujours plus de la société socialiste, ses rapports politiques
et juridiques, par contre, dressent entre la société capitaliste
et la société socialiste un mur toujours plus haut (4). » Ainsi
la nécessité d'une modification violente, révolutionnaire, est
« Les
(4) Réforme sociale ou révolution ? Brochure de R. Luxembourg
(trad. fr. aux Ed. Spartacus, 1947). N. des Tr.
27
SOCIALISME OU BARBARIE
prouvée à partir des tendances de l'évolution de la société. Ici
déjà, à vrai dire, se trouve cachée en germe la conception
selon laquelle la révolution devrait seulement écarter les obsta-
cles « politiques » sur le chemin de l'évolution économique.
Seulement, les contradictions dialectiques de la production
capitaliste y sont éclairées si fortement qu'il est difficilement
possible dans ce contexte de parvenir à de telles con-
clusions. Rosa Luxembourg n'y conteste pas non plus pour la
révolution russe la nécessité de la violence en général. « Le
socialisme a
comme conditions dit-elle
une série de
mesures violentes contre la propriété, etc. » ; de même, plus
tard, le programme de Spartacus reconnaît qu'« à la violence
de la contre-révolution bourgeoise doit être opposée la vio-
lence révolutionnaire du proletariat ». (5)
Toutefois cette reconnaissance du rôle de la violence ne
porte que sur l'aspect négatif, sur les obstacles à écarter, et
pas du tout sur la construction même du socialisme. Celui-ci
ne se laisse pas « octroyer, introduire à coup d'oukases ». « Le
système socialiste de société, dit Rosa Luxembourg, ne doit et
ne peut être qu'un produit historique, né de sa propre école,
l'école de l'expérience qui, tout comme la nature organique
dont elle est en fin de compte une partie, a la belle habitude
de produire toujours en même temps qu'un réel besoin social
les moyens de sa satisfaction, en même temps que la tâche, sa
solution. >>
Je ne veux pas ici m'attarder longuement au caractère
remarquablement non dialectique de cette démarche de pen-
sée chez la grande dialecticienne qu'est d'ordinaire Rosa
Luxembourg. Remarquons simplement, en passant, qu'une
opposition rigide, une séparation mécanique du « positif » et
du « négatif », de la « destruction » et de la « construction »
contredit directement le fait de la révolution. Car, dans les
mesures révolutionnaires de l'Etat des prolétaires, surtout
immédiatement après la prise du pouvoir, la séparation du
« positif » et du « négatif » n'est pas concevable et encore
moins réalisable dans la pratique. Combattre la bourgeoisie,
arracher de ses mains les moyens de puissance dans la lutte
des classes économiques, cela ne fait qu'un surtout au
début de la révolution -- avec les premières démarches pour
organiser l'économie. Il va de soi que ces premières tentatives
doivent plus tard être profondément corrigées. Mais les formes
(5) Rapport' sur le Congrès de fondation du P.C.A.
28
REMARQUES CRITIQUES
ultérieures d'organisation également conserveront, aussi long-
temps que la lutte des classes durera - donc fort longtemps —
ce caractère « négatif » de lutte, cette tendance à la destruc-
tion et à l'opposition. Les formes économiques des futures
révolutions prolétariennes victorieuses en Europe pourront être
fort différentes de celles de la révolution russe, il semble
cependant fort peu vraisemblable que l'étape du « commu-
nisme de guerre » (auquel se réfère la critique de Rosa Luxem-
bourg) puisse être, entièrement et à tout point de vue, évitée.
Plus important encore que le côté historique du passage
qui vient d'être cité, est toutefois la méthode qu'il révèle. Il
s’y manifeste, en effet, une tendance que l'on pourrait sans
doute caractériser le plus clairement par l'expression de
passage idéologique naturel au socialisme. Je le sais, Rosa
Luxembourg a été au contraire une des premières à attirer
l'attention sur la transition pleine de crises, de rechutes, du
capitalisme au socialisme (6). Dans cet écrit aussi, il ne manque
pas de passages allant dans le même sens. Si je parle quand
même d'une telle tendance, je ne l'entends pas, évidemment,
au sens d'un quelconque opportunisme, comme si Rosa Luxem-
bourg s'était représenté la révolution de telle sorte que l'évo-
lution économique amène le prolétariat assez loin pour qu'il
n'ait plus, parvenu à une maturité idéologique suffisante, qu'à
cueillir les fruits de l'arbre de cette évolution et recourir
effectivement à la violence seulement pour écarter les obstacles
« politiques ». Rosa Luxembourg était parfaitement au clair
sur les rechutes nécessaires, les corrections, les fautes des
périodes révolutionnaires. Sa tendance à surestimer l'élément
organique de l'évolution se manifeste simplement dans la con-
viction - dogmatique que sont produits « en même temps
que le besoin social réel, le moyen de sa satisfaction, en
même temps que la tâche, sa solution ».
La surestimation des forces spontanées, élémentaires de
la révolution, spécialement dans la classe historiquement appe-
lée à la diriger, détermine sa position à l'égard de la Consti-
tuante. Elle reproche à Lénine et à Trotsky une « conception
schématique rigide » parce que, de la composition de la Cons-
tituante, ils ont conclu qu'elle était impropre à être l'organe
de la révolution prolétarienne. Elle s'exclame :-« Combien cela
contredit-il toute l'expérience historique ! Celle-ci nous montre
au contraire que le fluide vivant de la volonté populaire
(6) Réforme sociale ou révolution ?
3
29
SOCIALISME OU BARBARIE
1
!
baigne constamment les corps représentatifs, les pénètre, les
oriente. » Et de fait, elle se réfère, dans un passage antérieur,
aux expériences des révolutions anglaises et françaises quant
aux changements d'orientation des corps parlementaires. Cette
constatation des faits est entièrement juste. Seulement Rosa
Luxembourg ne souligne pas assez nettement que ces « chan-
gements d'orientation > ressemblaient diablement dans leur
essence... à la dissolution de la Constituante. Les organisations
révolutionnaires des éléments alors les plus nettement pro-
gressifs de la révolution (les « conseils de soldats » de l'armée
anglaise, les sections parisiennes, etc.) ont, en effet, constam-
ment écarté par la violence, des corps parlementaires, les élé-
ments rétrogrades et transformé ainsi ces corps parlementaires
conformément au niveau de la révolution. De telles transfor-
mations ne pouvaient, dans une révolution bourgeoise, être
la plupart du temps que des déplacements au sein de l'organe
de lutte de la classe bourgeoise, le Parlement. Et même là,
il est cependant très remarquable de voir quel puissant renfor-
cement de l'action des éléments extra-parlementaires (semi-
prolétariens) s'effectue dans la grande Révolution française,
en comparaison avec la révolution anglaise. La révolution russe
de 1917 apporte
en passant par les étapes de 1871 et 1905
le passage de ses renforcements quantitatifs aux qualitatifs.
Les soviets, les organisations des éléments les plus consciem-
ment progressifs de la révolution, ne se sont pas contenté cette
fois d' « épurer » la Constituante de tous les partis autres
que les bolchéviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche
(ce à quoi Rosa Luxembourg ne devrait, sur la base de ses
propres analyses, rien avoir à redire, ils se sont eux-mêmes
mis à leur place. Les organes prolétariens (et semi-proléta-
riens) de contrôle et de promotion de la révolution bourgeoise
sont devenus les organes de lutte et de gouvernement du prolé-
tariat victorieux.
.
IV
Or ce « saut », Rosa Luxembourg se refuse énergiquement
à le faire. Et cela, non seulement parce qu'elle sous-estime
beaucoup le caractère abrupt, violent, « inorganique » de ces
transformations des corps parlementaires de naguère, mais
parce qu'elle ne reconnaît pas la forme soviétique comme
forme de lutte et de gouvernement de la période de transition,
comme forme de lutte pour conquérir et imposer les conditions
du socialisme. Elle aperçoit bien plutôt dans les soviets la
30
REMARQUES CRITIQUES
« superstructure » de cette époque de l'évolution sociale et
économique où la transformation, au sens du socialisme, est
déjà achevée pour la plus grande part. « C'est une absurdité
que de qualifier le droit électoral de produit de la fantaisie,
utopique et sans lien avec la réalité sociale. Et c'est justement
pourquoi ce n'est pas un instrument sérieux de la dictature
du proletariat. Un anachronisme, une anticipation de la situa-
tion juridique qui est à sa place sur une base économique
déjà entièrement socialiste, non dans la phase de transition
de la dictature du prolétariat. »
Ici Rosa Luxembourg touche, avec la logique inébranlable
qui lui est propre, même quand elle se trompe, à une des
questions les plus importantes dans l'appréciation de la période
de transition. Il s'agit du rôle qui revient à l'Etat (aux soviets
comme forme étatique du proletariat victorieux) dans la trans-
formation économique et sociale de la société. S'agit-il seule-
ment ici d'une situation produite par les forces motrices
économiques agissant au-delà de la conscience ou se reflétant
tout au plus dans une « fausse » conscience situation qui est
sanctionnée après coup et protégée par l'Etat prolétarien, son
Droit, etc. ? Ou bien ces formes d'organisation du pro-
létariat ont-elles, dans la construction économique de la
période de transition, une fonction consciemment détermi-
nante ? Certes, l'affirmation de Marx, dans sa Critique du
programme de Gotha, que « le droit ne peut jamais
être plus élevé que la forme économique de la société » garde
toute sa valeur. Mais il ne s'ensuit pas que la fonction sociale
de l'Etat prolétarien, et par suite sa position dans le système
d'ensemble de la société prolétarienne, soit la même que celle
de l'Etat bourgeois dans la société bourgeoise. Dans une lettre
à Conrad 'Schmidt, Engels (7) définit cette dernière d'une
façon essentiellement négative. L'Etat peut promouvoir une
évolution économique présente, il peut s'y opposer, il peut lui
« couper certaines directions et lui en prescrire d'autres ».
« Mais il est clair, ajoute-t-il, que, dans les cas 2 et 3, la puis-
sance politique peut causer de grands dommages à l'évolution
économique et provoquer un gaspillage massif de force et de
matière. » On peut donc se demander si la fonction écono-
mique et sociale de l'Etat prolétarien est la même que celle
de l'Etat bourgeois. Peut-il donc seulement – dans le cas
le plus favorable activer ou freiner une évolution écono-
.
(7) Documents du socialisme.
31
« que « l'économique
SOCIALISME OU BARBARIE
mique indépendante de lui (c'est-à-dire complètement primaire
par rapport à lui) ? Il est clair que la réponse au reproche
fait par Rosa Luxembourg aux bolchéviks dépend de la
réponse à cette question. Si la réponse est oui, alors Rosa
Luxembourg a raison : l'Etat prolétarien (le système des
soviets) ne peut surgir que comme « superstructure » idéolo-
gique, après le succès du bouleversement économico-social et
comme sa conséquence.
Tout autre est cependant la situation si nous voyons
la fonction de l'Etat prolétarien, quand il pose les fondements
de l'organisation socialiste, et donc consciente, de l'économie.
Personne évidemment (et le P.C. russe moins que quiconque)
ne s'imagine que l'on peut tout simplement « décréter » le
socialisme. Les fondements du mode de production capitaliste
et avec eux la « nécessité de lois naturelles » jouant automa-
tiquement, ne sont pas du tout éliminés du monde par le fait
que le prolétariat a pris le pouvoir et aussi qu'il réalise dans
les institutions une socialisation, même très poussée, des
moyens
de production. Leur abolition, leur remplacement par le mode
d'économie socialiste consciemment organisée, ne doivent
cependant pas être saisis seulement comme un processus de
longue haleine, mais bien plutôt comme une lutte acharnée
menée consciemment. Le terrain doit être conquis pouce par
pouce sur cette « nécessité ». Toute surestimation de la matu-
rité de la situation, de la puissance du proletariat, toute sous-
estimation de la violence des forces adverses se paient amère-
ment sous la forme de crises, de rechutes, d'évolutions écono-
miques qui ramènent de force en-deçà du point de départ.
Mais il serait tout aussi faux, une fois compris que des limites
déterminées, souvent très étroites, sont tracées à la puissance
du prolétariat, à la capacité de régler consciemment l'ordre
économique, d'en conclure que l'« économie » du socialisme
se réalisera en quelque sorte d'elle-même, c'est-à-dire comme
dans le capitalisme - par les « lois aveugles » de ses forces
motrices. « Engels ne pense absolument pas » - dit Lénine (8)
dans le commentaire de sa lettre à Kautsky du 12 septem-
de lui-même toutes les difficultés du' chemin... L'adaptation
du politique à l'économique aura inévitablement lieu, mais
pas d'un seul coup, et pas non plus de façon simple, sans diffi-
cultés et immédiatement ». La réglementation consciente, orga-
(8) Lénine · Zinoviev : Contre le courant.
32
REMARQUES CRITIQUES
nisée, de l'ordre économique, ne peut être réalisée que con-
sciemment et l'organe de cette réalisation, c'est justement l'Etat
prolétarien, le système soviétique. Les soviets sont donc en
fait « une anticipation sur la situation juridique » d'une phase
ultérieure de la répartition des classes, mais ils ne sont pour-
tant pas une utopie vide et suspendue en l'air, ils sont au con-
traire le seul moyen approprié pour que cette situation antici-
pée prenne une fois réellement vie. Car « de lui-même », sous
l'effet des lois naturelles de l'évolution économique, le socia-
lisme ne s'établirait jamais. Certes, les lois naturelles poussent
le capitalisme à sa crise dernière, mais à la fin de son chemin,
ce serait l'anéantissement de toute civilisation, une nouvelle
barbarie.
C'est là que réside justement la différence la plus pro-
fonde entre les révolutions bourgeoises et prolétariennes. La
façon si brillante dont se produit la marche en avant des
révolutions bourgeoises repose socialement sur le fait que, dans
une société dont la structure absolutiste féodale est profon-
dément minée par le capitalisme déjà fortement développé,
elles tirent les conséquences politiques, étatiques, juridiques,
etc., d'une évolution économico-sociale déjà largement accom-
plie. Mais l'élément réellement révolutionnaire, c'est la trans-
formation économique de l'ordre de production féodal en
ordre capitaliste, de sorte qu'on pourrait tout à fait concevoir
une telle évolution sans révolution bourgeoise, sans transfor-
mation politique de la part de la bourgeoisie révolutionnaire ;
ce qui resterait de la superstructure absolutiste féodale et
n'aurait pas été éliminé par des « révolutions par en haut »,
s'effondrerait de soi-même à l'époque du capitalisme déjà
complètement développé. (L'évolution allemande correspond
en partie à ce schéma.)
Il est vrai qu'une révolution prolétarienne aussi serait
impensable, si ses conditions et ses présuppositions économi-
ques n'étaient pas produites déjà au sein de la société capi-
taliste par l'évolution de la production capitaliste. Mais la dif-
férence énorme entre les deux types d'évolution réside en ce
que le capitalisme s'est déjà développé, en tant que mode
économique, à l'intérieur du féodalisme en le détruisant, tandis
que ce serait une utopie fantastique de s'imaginer qu'à l'in-
térieur du capitalisme, peut se développer en direction du
socialisme autre chose que, d'une part, les conditions écono-
miques objectives de sa possibilité, qui ne peuvent être trans-
formées en éléments réels du mode de production socialiste
qu'après la chute et comme conséquence de la chute du capi-
33
2
SOCIALISME OU BARBARIE
talisme, d'autre part, le développement du prolétariat comme
classe. Que l'on pense à l'évolution que la manufacture et
le système de fermage capitaliste ont parcouru, quand l'ordre
social féodal existait encore. Ils n'avaient plus besoin, en
fait, que d'ôter les barrières juridiques du chemin de leur
libre développement. La concentration du capital en cartels,
trusts, etc., constitue au contraire une condition certes inéluc-
table de la transformation du mode de production capitaliste
en mode de production socialiste ; mais même la concentration
capitaliste la plus poussée restera, sur le plan économique
aussi, qualitativement différente d'une organisation socialiste,
et ne pourra ni se muer « d'elle-même » en celle-ci, ni être
transformée « juridiquement » en celle-ci dans le cadre de
la société capitaliste. L'échec tragi-comique de toutes les « ten-
tatives de socialisation » en Allemagne et en Autriche est une
preuve sans doute assez claire de cette dernière impossibilité.
Après la chute du capitalisme commence un processus long
et douloureux dans cette direction, ce qui ne contredit pas
cette opposition. Au contraire. Ce ne serait
pas
du tout penser
de façon dialectique et historique que d'exiger, parce qu'on
a constaté que le socialisme ne peut être réalisé que comme
transformation consciente de toute la société, que cette trans-
formation ait lieu d'un seul coup et non sous forme de pro-
cessus. Mais ce processus est qualitativement différent de la
transformation de la société féodale en société bourgeoise. Et
justement cette différence qualitative s'exprime le plus clai-
rement dans la fonction qualitativement différente qui revient
dans la révolution à l'Etat, qui, par conséquent, comme dit
Engels, « n'est déjà plus un Etat au sens propre », et dans la
relation qualitativement différente entre la politique et l'éco-
nomie. Déjà la conscience qu'a le proletariat du rôle de l'Etat
dans la révolution prolétarienne, conscience qui s'oppose à son
travestissement idéologique dans les révolutions bourgeoises,
conscience qui prévoit et bouleverse et qui s'oppose à la con-
naissance, venant nécessairement après coup, de la bourgeoisie,
indique crûment l'opposition. C'est ce que méconnaît Rosa
Luxembourg dans sa critique du remplacement de la Consti-
tuante par les soviets : elle se représente la révolution prolé-
tarienne sous les formes structurelles des .révolutions bour-
geoises.
' V
En opposant de façon tranchée l'appréciation « orga-
nique » et l'appréciation dialectique révolutionnaire de la
34
REMARQUES CRITIQUES
situation, nous pouvons pénétrer plus profondément encore
dans les démarches de pensée de Rosa Luxembourg, jusqu'au
problème du rôle du parti dans la révolution, et par là
jusqu'à l'attitude à l'égard de la conception bolchevique du
parti et ses conséquences tactiques et organisationnelles.
L'opposition entre Lénine et Rosa Luxembourg remonte
assez loin dans le passé. On sait que, lors de la première
querelle entre menchéviks et bolchéviks sur l'organisation,
Rosa Luxembourg a pris parti contre ces derniers. Elle ne
s'opposait pas à eux sur le plan politique et tactique, mais
sur le plan purement organisationnel. Dans presque toutes
les questions de tactique (grève de masses, jugement de la
révolution de 1905, impérialisme, lutte contre la guerre mon-
diale qui venait, etc.), Rosa Luxembourg et les bolchéviks
suivaient toujours un chemin commun. C'est ainsi qu'à Stutt-
gart, précisément dans la résolution décisive sur la guerre,
elle fut la représentante des bolchéviks. Et pourtant leur oppo-
sition est beaucoup moins épisodique que de si nombreux
accords politiques et tactiques pourraient en donner l'impres-
sion, même si, par ailleurs, il ne faut pas en conclure que
leurs chemins se séparent rigoureusement. L'opposition entre
Lénine et Rosa Luxembourg était donc la suivante : la lutte
contre l'opportunisme, sur laquelle ils étaient d'accord politi-
quement et par principe, est-elle une lutte intellectuelle à l'in-
térieur du parti révolutionnaire du proletariat, ou bien cette
lutte doit-elle se décider sur le terrain de l'organisation ?
Rosa Luxembourg combat cette dernière conception. D'abord
elle aperçoit une exagération dans le rôle central que les
bolchéviks accordent aux questions d'organisation comme
garanties de l'esprit révolutionnaire dans le mouvement
ouvrier. Elle est au contraire d'avis que le principe réellement
révolutionnaire doit être cherché exclusivement dans la spon-
tanéité élémentaire des masses, par rapport auxquelles les
organisations centrales du parti ont toujours un rôle conser-
vateur et inhibiteur. Elle croit qu'une centralisation effecti-
vement réalisée ne ferait qu'accentuer la « scission entre
l'élan des masses et les hésitations de la social-démocratie » (9). .
Ensuite elle considère la forme même de l'organisation com-
me quelque chose qui croît organiquement, non comme quel-
que chose de « fabriqué », « Dans le mouvement social-démo-
crate l'organisation aussi... est un produit historique de la
(9) Neue Zeit XXII, 2° volume, p. 491.
35
!
SOCIALISME OU BARBARIE
lutte des classes dans lequel la social-démocratie introduit
simplement la conscience politique » (10). Et cette conception
à son tour est portée par la conception d'ensemble qu'a Rosa
Luxembourg du déroulement prévisible du mouvement révo-
lutionnaire, conception dont nous avons déjà vu les conséquen-
ces pratiques dans la critique de la réforme agraire bolchévi.
que et du mot d'ordre du droit des peuples à disposer d'eux-
mêmes. Elle dit : « Le principe, qui fait de la social-démocra-
tie la représentante du prolétariat mais en même temps de
l'ensemble des intérêts progressifs de la société et de toutes
les victimes opprimées de l'ordre social bourgeois, ne doit
pas être compris seulement au sens où, dans le programme
de la social-démocratie, tous ces intérêts sont réunis en tant
qu'idées. Ce principe devient vérité sous la forme de l'évolu-
tion historique, en vertu de laquelle la social-démocratie, en
tant que parti politique, devient peu à peu le refuge des élé-
ments insatisfaits les plus divers, devient vraiment le parti
du peuple contre une infime minorité de la bourgeoisie
régnante » (11). Il en ressort que d'après les vues de Rosa
Luxembourg les fronts de la révolution et de la contre-révo-
lution se dessinent peu à peu et « organiquement », (avant mê-
me que la révolution elle-même soit devenue actuelle) et que
le parti devient le point de ralliement organisationnel de
toutes les couches mises en mouvement contre la bourgeoisie
par le cours de l'évolution. Il s'agit seulement d'empêcher
que l'idée de la lutte des classes en soit affadie et subisse
des déformations petites-bourgeoises. Ici la centralisation orga-
nisationnelle peut et doit apporter son aide, mais seulement
dans le sens où elle est « simplement un puissant moyen
extérieur, pour la majorité révolutionnaire effectivement exis-
tante dans le parti, d'exercer l'influence déterminante » (12).
Rosa Luxembourg part donc, d'une part, de l'idée que
la classe ouvrière entrera dans la révolution en formant un
bloc uniformément révolutionnaire, sans être contaminée ou
détournée du droit chemin par les illusions démocratiques de
la société bourgeoise (13). Elle semble d'autre part admettre
(10) Ibid. p. 486 (souligné par G. Lukács).
(11) Ibid, p. 533-4...
(12) Ibid.
(13) Grève de masses. (La Grève de masses, le parti et les syndicats
est une brochure écrite par R. Luxembourg en août 1905 ; elle fut publiée
aux Editions Spartacus en 1947 - N. des Tr.).
36
REMARQUES CRITIQUES
que les couches petites-bourgeoises de la société bourgeoise
qui sont menacées mortellement, dans leur existence sociale,
par l'aggravation révolutionnaire de la situation économique,
s'uniront aussi sur le plan du parti, sur le plan organisation-
nel avec le prolétariat combattant. Si cette supposition est
correcte, il en découle, de façon évidente, le rejet de la con-
ception bolchevique du parti dont le fondement politique
consiste justement dans la reconnaissance que le proletariat
doit faire la révolution en alliance, certes, mais pas dans
l'unité organisationnelle avec les autres couches combattant
la bourgeoisie, et qu'il doit nécessairement entrer en conflit
avec certaines couches prolétariennes qui combattent aux
côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat révolutionnaire.
Il ne faut pas oublier que la première rupture avec les
menchéviks ne s'est pas faite seulement sur la question des
statuts de l'organisation, mais aussi sur le problème de
l'alliance avec la bourgeoisie « progressiste » (ce qui a signifié
aussi pratiquement, entre autres choses, l'abandon du mou-
vement paysan révolutionnaire), sur le problème de la coali-
tion avec cette bourgeoisie pour accomplir et consolider la
révolution bourgeoise.
On voit ici pourquoi, bien qu'elle ait marché, dans toutes
les questions de tactique politique, avec les bolchéviks contre
leurs adversaires opportunistes et bien qu'elle ait toujours
démasqué tout opportunisme de la façon non seulement la
plus pénétrante et la plus ardente, mais aussi la plus pro-
fonde et la plus radicale, Rosa Luxembourg devait nécessaire-
ment suivre d'autres chemins dans l'appréciation du danger
opportuniste et par suite dans la méthode pour le combattre.
Car, si la lutte contre l'opportunisme est saisie exclusivement
comme une lutte intellectuelle à l'intérieur du parti, elle doit
bien entendu être conduite de sorte que tout le poids porte
sur l'effort de persuasion auprès des partisans de l'opportu-
nisme, sur l'obtention d'une majorité à l'intérieur du parti.
Il est naturel que, de cette manière, la lutte contre l'opportu-
nisme se fractionne en une série de combats particuliers isolés
dans lesquels les alliés d'hier peuvent devenir les adversaires
d'aujourd'hui et inversement. Un combat contre l'opportu-
nisme comme orientation ne peut pas se cristalliser de cette
façon : le terrain de la « lutte spirituelle » change de question
en question et avec lui la composition des groupes qui se
combattent. (Kautsky dans la lutte contre Bernstein et le
débat sur la grève de masses ; Pannekoek dans ce dernier
et dans la querelle sur la question de l'accumulation ; l'atti-
37
SOCIALISME OU BARBARIE
tude de Lensch dans cette question et pendant la guerre, etc.).
Ce déroulement non organisé n'a, il est vrai, pas pu empêcher
complètement, même dans les partis non russes, la formation
d'une droite, d'un centre et d'une gauche. Mais le caractère
simplement occasionnel de ces regroupements a empêché que
ces oppositions se dégagent clairement sur le plan intellectuel
et organisationnel (et donc de parti) et il devait, par suite,
nécessairement conduire à des regroupements entièrement
faux et, quand ils se sont enfin consolidés sur le plan de
l'organisation, susciter des obstacles importants à la clarifica-
tion à l'intérieur de la classe ouvrière. (Stroebel dans le groupe
de l' « Internationale » ; le « pacifisme » comme facteur de la
séparation d'avec les droitiers ; Bernstein dans le Parti Socia-
liste Indépendant ; Serrati à Zimmerwald ; Clara Zetkin à
la Conférence internationale des femmes.) Ces dangers ont
cependant été accrus par le fait que la lutte non organisée,
simplement intellectuelle, contre l'opportunisme est devenue
très facilement et souvent comme en Europe centrale et
occidentale l'appareil du parti était le plus souvent aux mains
de la droite ou du centre une lutte contre le parti en
général comme forme d'organisation. (Pannekoek, Ruehle,
etc.).
Au temps du premier débat entre Rosa Luxembourg et
Lénine et immédiatement après, ces dangers n'étaient, il est
vrai, pas clairement visibles, au moins pour ceux qui n'étaient
pas en état d'utiliser de façon critique l'expérience de la pre-
mière révolution russe. Mais Rosa Luxembourg était juste-
ment parmi les meilleurs connaisseurs de la situation russe.
Qu'elle ait ici adopté pour l'essentiel le point de vue de la
gauche non russe, laquelle se recrutait principalement dans
cette couche radicale du mouvement ouvrier . qui n'avait
aucune expérience révolutionnaire pratique, ne peut se com-
prendre qu'à partir de sa conception d'ensemble « organique ».
On voit avec évidence, à partir des explications données
jusqu'ici, pourquoi, dans son analyse, par ailleurs magistrale,
des mouvements de grèves de masses dans la première révo-
lution russe, elle ne parle pas du tout du rôle des menchéviks
dans les mouvements politiques de ces années. Avec cela, elle
a toujours vu clairement et combattu énergiquement les dan-
gers tactiques et politiques de toute attitude opportuniste.
Mais elle était d'avis que de telles oscillations vers la droite
doivent être liquidées, en quelque sorte spontanément, par
l'évolution « organique » du mouvement ouvrier et sont effec-
tivement liquidées. C'est pourquoi elle conclut son article
38
REMARQUES CRITIQUES
polémique contre Lénine par ces paroles : « Et enfin, soit dit
franchement entre nous : les erreurs qu'un véritable mouve-
ment ouvrier révolutionnaire commet, sont historiquement
d'une fécondité et d'une valeur incomparablement plus gran-
des
que
l'infaillibilité du meilleur des comités centraux » (14).
VI
Quand la guerre mondiale a éclaté, quand la guerre
civile est devenue actuelle, cette question, qui était alors
« théorique », est devenue une question d'un caractère pratique
brûlant. Le problème de l'organisation s'est transformé en un
problème de tactique politique. Le problème du menchévisme
est devenu la question cruciale de la révolution prolétarienne.
La victoire sans résistance de la bourgeoisie impérialiste sur
l'ensemble de la seconde Internationale, pendant les jours
de la mobilisation en 1914, et la possibilité qu'eut la bour-
geoisie d'exploiter et de consolider cette victoire pendant la
guerre mondiale ne pouvaient absolument pas être saisies et
appréciées comme un « malheur » ou comme la simple consé-
quence d'une « trahison », etc. Si le mouvement ouvrier
révolutionnaire voulait se remettre de cette défaite, il était
inévitablement nécessaire de concevoir cet échec, cette « tra-
hison », en liaison avec l'histoire du mouvement ouvrier : de
faire reconnaître le social-chauvinisme, le pacifisme, etc., com-
me une suite logique de l'opportunisme en tant qu'orientation.
Cette connaissance est une des principales conquêtes impé-
rissables de l'activité de Lénine pendant la guerre mondiale.
Et sa critique de la brochure de Junius s'insère justement à
cet endroit : au manque d'une discussion de l'opportunisme
comme orientation. C'est vrai, la brochure de Junius, et avant
elle l'« Internationale » (15), étaient pleines d'une polémique
théoriquement correcte contre la trahison des droitiers et les
hésitations du centre dans le mouvement ouvrier allemand.
Mais cette polémique restait de l'ordre théorique et de la
propagande, non de l'organisation, parce qu'elle était toujours
animée d'une même croyance : il s'agissait seulement de « di-
vergences d'opinions » à l'intérieur du parti révolutionnaire
du prolétariat. L'exigence organisationnelle des thèses jointes
à la brochure de Junius (thèses 10-12) est certes la fondation
d'une nouvelle Internationale. Mais cette exigence reste, par
(14) Ibid.
(15) Il s'agit ici de la revue de Rosa Luxembourg.
39
SOCIALISME OU BARBARIE
I
-
conséquent, suspendue dans le vide : les voies intellectuelles
et, par suite, organisationnelles de sa réalisation manquent.
Le problème de l'organisation se transforme ici en un pro-
blème politique pour tout le prolétariat révolutionnaire. L'im-
puissance de tous les partis ouvriers devant la guerre mon-
diale doit être conçue comme un fait de l'histoire mondiale
et donc comme une conséquence nécessaire de l'histoire du
mouvement ouvrier jusque-là. Le fait que, presque sans excep-
tion, une couche dirigeante influente des partis ouvriers se
place ouvertement aux côtés de la bourgeoisie, qu'une autre
partie passe avec elle des alliances secrètes, non avouées
et qu'il soit possible à toutes deux, intellectuellement et orga-
nisationnellement, de conserver en même temps sous leur
direction les couches décisives du prolétariat, doit constituer
le point de départ de l'appréciation de la situation et de la
tâche du parti ouvrier révolutionnaire. Il doit être clairement
reconnu que, vlans la formation progressive des deux fronts de
la guerre civile, le prolétariat entrera d'abord dans la lutte.
divisé et intérieurement déchiré. Ce déchirement ne peut pas
être supprimé simplement par des discussions. C'est un espoir
vain que de compter « persuader » peu à peu même ces cou-
ches dirigeantes de la justesse des vues révolutionnaires ; de
que le mouvement ouvrier pourra instaurer son
unité révolutionnaire
« organiquement », de l' « inté-
rieur ». Le problème qui surgit est le suivant : comment
la grande masse du prolétariat qui est instinctivement
révolutionnaire, mais n'est pas encore parvenue à une conscien-
ce claire
peut-elle être arrachée à cette direction ? Et il
est clair que précisément le caractère théorique et « organi-
que » de la discussion donne le plus longtemps licence aux
menchéviks et leur rend d'autant plus facile de masquer au
prolétariat le fait qu'ils sont à l'heure décisive au côté de la
bourgeoisie. Jusqu'à ce que la partie du prolétariat qui
s'insurge spontanément contre cette attitude de ses chefs et
aspire à une direction révolutionnaire, se soit rassemblée en
organisation, jusqu'à ce que les partis et groupes réellement
révolutionnaires ainsi nés aient réussi, par leurs actions, (pour
lesquelles des organisations révolutionnaires propres de parti
sont inévitablement nécessaires) à gagner la confiance des
grandes masses et à les arracher à la direction des opportu-
nistes, il ne peut être question de guerre civile malgré la
situation globale révolutionnaire d'une manière durable et
s'intensifiant objectivement.
penser donc
40
REMARQUES CRITIQUES
Et la situation mondiale est objectivement révolutionnaire
de manière durable et croissante. Rosa Luxembourg, précisé-
ment, a fourni à la connaissance de l'essence objectivement
révolutionnaire de la situation un fondement théorique, dans
son livre classique, l'Accumulation du Capital, livre encore
beaucoup trop peu connu et utilisé, ce qui est un grand dom-
mage pour le mouvement révolutionnaire. Et c'est en exposant
comment l'évolution du capitalisme signifie la désintégration
des couches qui ne sont ni capitalistes ni ouvrières, qu'elle
fournit sa théorie économique et sociale à la tactique révolu-
tionnaire des bolcheviks vis-à-vis des couches non prolétarien-
nes de travailleurs. Rosa Luxembourg montre que, plus l'évo-
lution s'approche du point où le capitalisme s'achève, plus ce
processus de désintégration doit nécessairement revêtir des
formes véhémentes. Des couches toujours plus grandes se
détachent de l'édifice apparemment solide de la société bour-
geoise, apportent la confusion dans les rangs de la bourgeoisie,
déclenchent des mouvements qui peuvent (sans par eux-mêmes
aller dans le sens du socialisme) accélérer beaucoup, par la
violence avec laquelle ils éclatent, ce qui est la condition du
socialisme, c'est-à-dire l'effondrement de la bourgeoisie.
Dans cette situation qui désintègre toujours davantage
la société bourgeoise, qui pousse le proletariat, qu'il le veuille
ou non, vers la révolution, les menchéviks sont, ouvertement
ou en cachette, passés dans le camp de la bourgeoisie. Ils se
trouvent sur le front ennemi, contre le prolétariat révolu-
tionnaire et les autres couches (ou les peuples) qui se révoltent
instinctivement. Mais avec la reconnaissance de ce fait, la
conception de Rosa Luxembourg sur la marche de la révolution,
conception sur laquelle elle a construit logiquement son oppo-
sition à la forme d'organisation des bolchéviks, s'est écroulée.
Dans sa critique de la révolution russe, Rosa Luxembourg
n'a pas encore tiré les conséquences nécessaires découlant
de la reconnaissance de ce fait, alors qu'elle en a établi les
fondements économiques les plus profonds dans l'Accumula-
tion du Capital et que (comme le fait d'ailleurs ressortir
Lénine) il n'y a qu'un pas de plus d'un passage de la brochure
de Junius à sa formulation claire. Elle semble, même en 1918,
même après les expériences de la première période de la
révolution en Russie, avoir gardé son attitude ancienne à
l'égard du problème du menchévisme.
41
SOCIALISME OU BARBARIE
VII
Cela explique qu'elle défende contre les bolchéviks les
« droits à la liberté » : « La liberté dit-elle est toujours
la liberté de ceux qui pensent autrement ». C'est donc la
liberté
par les autres « courants » du mouvement ouvrier, pour
les menchéviks et les Socialistes-Révolutionnaires. Il est clair
qu'il ne s'est jamais agi, chez Rosa Luxembourg, de la défense
vulgaire de la démocratie « en général ». Sa prise de position
est bien plutôt, sur ce point aussi, la conséquence logique
de son erreur d'appréciation sur le groupement des forces
dans l'état actuel de la révolution. Car la position d'un révo-
lutionnaire sur les problèmes de la liberté, à l'époque de la
dictature du proletariat, dépend en dernière analyse exclusi-
vement de ceci : considère-t-il les menchéviks comme des
ennemis de la révolution ou comme un « courant » de révo-
lutionnaires qui « divergent » sur des questions particulières
de tactique, d'organisation, etc. ?
Tout ce que Rosa Luxembourg dit sur la nécessité de la
critique, sur le contrôle public, etc., tout bolchévik, Lénine
le premier comme d'ailleurs Rosa Luxembourg le souligne
y souscrira. Il s'agit seulement de savoir comment tout
cela doit être réalisé, comment la « liberté » (et tout ce qui
avec elle) doit recevoir une fonction révolutionnaire et
non contre-révolutionnaire. Un des contradicteurs les plus
intelligents des bolchéviks, Otto Bauer, a reconnu ce problème
assez clairement. Il ne combat pas l'essence « non-démocrati-
que » des institutions d'Etat bolcheviques avec des raisons
abstraites de droit naturel à la Kautsky mais parce que le
système soviétique empêcherait le « réel » regroupement des
classes en Russie, empêcherait que les paysans puissent se
faire valoir et les entraînerait dans le sillage politique du
prolétariat. Et il témoigne ainsi — contre sa volonté — pour
le caractère révolutionnaire de la « suppression de la liberté »
par les bolchéviks.
En surestimant le caractère organique de l'évolution
révolutionnaire, Rosa Luxembourg est entraînée aux contra-
dictions les plus criantes. De même que le programme de
Spartacus a encore constitué le fondement théorique des argu-
ties centristes sur la différence entre la « terreur » et la « vio-
lence », visant le rejet de la première et l'approbation de la
seconde, de même se trouve déjà postulé, dans cette brochure
de Rosa Luxembourg, le mot d'ordre des Hollandais et du
va
42
REMARQUES CRITIQUES
Parti Communiste Ouvrier (KAP) (16), sur l'opposition entre
la dictature du parti et la dictature de la classe. Bien sûr,
quand deux personnes différentes font la même chose (et en
particulier quand deux personnes différentes disent la même
chose). ce n'est pas identique. Pourtant Rosa Luxembourg
même est ici dangereusement proche précisément parce
qu'elle s'éloigne de la connaissance de la structure réelle des
forces en présence - des espoirs utopiques et hypertendus,
de l'anticipation de phases ultérieures de l'évolution. Ces mots
d'ordre sombrèrent ensuite dans l'utopie et seule l'activité
pratique, hélas si brève, de Rosa Luxembourg, dans la révo-
lution, l'a heureusement arrachée à ce sort.
La contradiction dialectique du mouvement social-démo-
crate dit Rosa Luxembourg dans son article contre
Lénine (17) - réside justement dans le fait « qu'ici, pour
la
première fois dans l'histoire, les masses populaires, elles-
mêmes et contre toutes les classes dirigeantes, imposent leur
volonté, mais doivent la poser dans l'au-delà de la société
actuelle, au-delà d'elles-mêmes. Cette volonté, les masses ne
peuvent, d'autre part, la forger que dans un combat quotidien
contre l'ordre existant, dans son cadre par conséquent. L'union
de la grande masse du peuple avec un but dépassant l'ordre
existant tout entier, de la lutte quotidienne avec le bouleverse-
ment révolutionnaire, voilà la contradiction dialectique du
mouvement socialdémocrate... » Mais cette contradiction dia-
lectique ne s'atténue nullement à l'époque de la dictature du
prolétariat : seuls ses membres, le cadre présent de l'action
et l'« au-delà » se modifient dans leur matière. Et justement
le problème de la liberté et de la démocratie, qui pendant
la lutte dans le cadre de la société bourgeoise, semblait être
un problème simple puisque chaque pouce de terrain libre
conquis était un terrain conquis sur labourgeoisie, prend
maintenant une forme aigüe en devenant dialectique. Même
la conquête effective de « libertés » sur la bourgeoisie ne
s'opère pas suivant une ligne droite, quoique bien sûr la
ligne tactique du prolétariat dans la fixation du but ait été
une ligne droite et montante. Maintenant cette position aussi
doit se modifier. De la démocratie capitaliste, dit Lénine,
(16) Il s'agit dans les deux cas de la tendance internationale du
mouvement ouvrier qui est dénoncée par Lénine dans La maladie infantile
du communisme.
(17) Ibid. (dans la citation qui suit, les passages soulignés l'ont été
par l'auteur).
43
SOCIALISME OU BARBARIE
« l'évolution ne mène pas simplement, directement et sans
obstacle à une démocratisation toujours plus large » (18). Elle
ne peut pas le faire parce que l'essence sociale de la période
révolutionnaire consiste précisément en ce que, par suite de
la crise économique, la stratification des classes se modifie
sans cesse de façon brusque et violente, tant dans le capita-
lisme en voie de dissolution que dans la société prolétarienne
luttant pour prendre forme. C'est pourquoi aussi un constant
regroupement des énergies révolutionnaires est une question
vitale pour la révolution. Il importe — dans l'intérêt du déve-
loppement ultérieur de la révolution, sachant avec certitude
que la situation d'ensemble de l'économie mondiale doit
pousser tôt ou tard le prolétariat vers une révolution à
l'échelle mondiale, de conserver, par tous les moyens et en
toutes circonstances, le pouvoir d'Etat entre les mains du
prolétariat. Le prolétariat victorieux ne doit pas, en faisant
cela, fixer à l'avance d'une manière dogmatique sa politique
tant sur le plan économique qu'idéologique. De même qu'il
doit, dans sa politique économique (socialisations, concessions,
etc.), manoeuvrer librement d'après les changements de stra-
tification des classes, d'après les possibilités ou la nécessité
de gagner à la dictature certaines couches de travailleurs ou
au moins de les neutraliser, de même il ne peut se lier
absolument sur l'ensemble du problème de la liberté. La
nature et la mesure de la « liberté » dépendront, dans la
période de la dictature, de l'état de la lutte des classes, de
la puissance de l'ennemi, de l'intensité de la menace pesant
sur la dictature, des revendications des couches à gagner, de
la maturité des couches alliées et de celles influencées
par
le
proletariat. La liberté (pas plus que par exemple la socialisa-
tion) ne peut représenter une valeur en soi. Elle doit servir
le règne du prolétariat et non l'inverse. Seul un parti révolu-
tionnaire, comme celui des bolchéviks, est capable d'exécuter
ces modifications souvent très brusques du front de la lutte,
lui seul possède assez de souplesse, de capacité de manoeuvre
et d'absence de parti-pris dans l'appréciation des forces réelle-
ment agissantes pour progresser, en passant par Brest-Litovsk,
le communisme de guerre, de la plus sauvage guerre civile,
jusqu'à la Nouvelle Politique Economique et de là (la situa-
tion du pouvoir se modifiant à nouveau) à de nouveaux
regroupements des forces et conserver en même temps
toujours intact l'essentiel : le règne du prolétariat.
-
(18) L'Etat et la Révolution.
44
REMARQUES CRITIQUES
Mais dans cette fuite des apparences, un pôle est demeuré
fixe, c'est la prise de position contre-révolutionnaire des autres
« courants du mouvement ouvrier ». Une ligne droite va ici
de Kornilov à Kronstadt. Leur « critique » de la dictature
n'est donc pas une auto-critique du prolétariat -- critique dont
la possibilité doit être préservée, même pendant la dictature,
au moyen d'institutions mais une tendance à la désinté-
gration, au service de la bourgeoisie. A eux s'appliquent à
bon droit ces mots d’Engels à Bebel : « Tant que le prolé-
tariat a besoin de l'Etat, il n'en a pas besoin dans l'intérêt
de la liberté, mais pour écraser ses adversaires » (19). Et si,
au cours de la révolution allemande, Rosa Luxembourg a
modifié ses vues analysées ici, cela repose sûrement sur le
fait que les quelques mois où il lui fut accordé de vivre avec
la plus grande intensité et de diriger la révolution devenue
actuelle, l'ont convaincue de la fausseté de ses conceptions
antérieures sur la révolution, et, au premier chef, du caractère
erronné de ses vues sur le rôle de l'opportunisme, sur la
nature de la lutte menée contre lui et par suite sur la struc-
ture et la fonction du parti révolutionnaire lui-même.
Janvier 1922.
(Traduit par Jacqueline BOIS et Kostas AXELOS)
(19) Ibid.
45
Naissance de la Ve République ?
au
La crise de structure du capitalisme français, née de la
coexistence sein de la même économie de secteurs
modernes et concentrés, et de secteurs arriérés parasitaires,
aggravée par l'incapacité de la métropole à sauvegarder ses
intérêts impérialistes, a été portée à un degré insupportable
par la guerre d'Algérie qui a rendu tous les problèmes à la
fois solidaires et urgents (1). Sur le plan politique cette crise
s'est traduite par une décomposition de plus en plus poussée
des institutions parlementaires et des partis et par une incohé.
rence de plus en plus complète de leur fonctionnement : le
13 mai il est apparu soudain de façon violente que, par le
système parlementaire tel qu'il s'est exercé sous la IV° Répu-
blique, la grande bourgeoisie ne parvenait plus à gouverner
efficacement la France, puisqu'une fraction marginale et
parasitaire de la société pouvait s'insurger victorieusement
contre l'organe en principe chargé de coordonner la gestion
de la société au mieux des intérêts du capital (2).
De Gaulle fut alors porté au pouvoir : par l'amalgame
des colons et du noyau dur des militaires d’Algérie, d'une
part, pour instaurer en France la dictature qui seule per-
mettrait de mobiliser le pays en vue de la liquidation com-
plète du nationalisme algérien et du maintien sur les Algé-
riens de l'exploitation coloniale ; par le grand capital, d'autre
part, pour essayer de récupérer à l'occasion de cette crise la
direction entière des affaires et de procéder à une remise
en ordre de son système en apportant des solutions de com-
promis aux problèmes coloniaux, en réorganisant l'économie
française et, surtout, en premier lieu, en réorganisant l'Etat.
Selon celle de ces deux forces qui prédominerait, le régime
de de Gaulle pouvait évoluer de deux façons. Ou bien, par
lui, le grand capital reprendrait la haute main sur l'Etat
et parviendrait à rationaliser et à moderniser les structures
politiques, économiques, coloniales du capitalisme français
« Perspectives
(1) Cf. Socialisme ou Barbarie, Nº 25, P. Chaulieu :
de la crise française », pp. 47-48.
(2) Ibid. pp. 41-47.
46
NAISSANCE DE LA V REPUBLIQUE
°
afin qu'il puisse survivre, et cela, si possible, « à froid »,
pour ne pas mettre en danger l'existence du système capi-
taliste lui-même ; ou bien, à travers un Etat plus ou moins
fasciste, la résistance des forces qui ont fait le 13 mai aux
tentatives du grand capital pour régler les problèmes se pour-
suivrait victorieusement et entraînerait une polarisation des
forces sociales et un conflit ouvert entre les classes (3).
Cependant, la première éventualité apparaissait comme
plus théorique que réelle car, en Algérie, la résistance natio-
naliste ne paraissait pas près d’être battue ni même de se
relâcher, et, surtout, en France, de Gaulle ne disposait
d'aucune force capable de l'appuyer pour effectuer dans le
pays des transformations nécessairement douloureuses pour
toutes les couches de la population ; imposer les solutions
nécessaires risquait de déclencher des réactions violentes de
tous les côtés.
Or, aujourd'hui, c'est pourtant bien cette première pers-
pective qui est en train de se réaliser : le gaullisme parvient
à restaurer l'autorité de l'appareil d'Etat capitaliste, à s'impo-
ser aux couches périphériques de la bourgeoisie, à donner
dans certains secteurs des solutions, suivant la perspective
du grand capital. Avant de voir plus précisément en quoi a
consisté cette évolution, il faut voir ce qui l'a rendue possible.
LES CONDITIONS FAVORABLES A DE GAULLE
Appuyé sur l'appareil d'Etat en France et sur une partie
de l'ancien personnel politique, le grand patronat a graduel-
lement repris en main la situation. Mais ce succès n'a été pos-
sible qu'à une condition : si de Gaulle, au départ, ne
s'appuyait sur aucune force réelle, aucune force réelle non
plus ne s'est opposée à lui. D'un côté, la résistance algérienne
comme résistance effective, a faibli petit à petit. D'autre
part, et de ce fait même, le contrecoup de la continuation
de la guerre a été plus réduit qu'on ne pouvait le prévoir
en juin ; mais surtout, les travailleurs français ne se sont à
aucun moment opposés, ni sur le plan politique, ni sur le
plan économique, au gaullisme, et même lui ont apporté en
majorité leur soutien lors du referendum. L'explication de la
situation actuelle du gaullisme se trouve donc dans l'état
des différentes forces qui par leur intervention ou par
(3) Ibid. pp. 48-49.
47
SOCIALISME OU BARBARIE
occa-
ne
leur absence ont joué un rôle essentiel dans le déroule-
ment de la crise française.
Le premier élément d'explication, c'est l'affaiblissement
progressif de la résistance algérienne qui s'est finalement
manifesté lors du referendum.
Même les journalistes bourgeois ne s'y sont pas trompés :
le referendum en Algérie n'avait pas pour objet de révéler
les mystères de l'âme musulmane, 'mais bien d'imposer au
F. L. N. une épreuve de force, sur un terrain choisi par
l'armée. Cette épreuve n'avait évidemment pas un caractère
total ; le succès remporté par l'armée cette
sion
saurait signifier qu'elle est capable désor-
mais de gouverner toute l'Algérie dans tous les domaines.
Mais il a prouvé que le F. L. N. était incapable de con-
trer efficacement une opération de ce type. Le succès
de l'armée traduit un recul de la puissance effective de
l’A. L. N. ; mais surtout, il traduit un recul de la combativité
de la population qui paraît désormais beaucoup plus sen-
sible au poids de la guerre qu'à ses objectifs. Une telle lassi-
tude s'explique avant tout par les quatre années de guerre
épuisante, menée avec les armes de la terreur et de la faim,
que vient de vivre la population. Il est possible que, secondai-
rement, sur une volonté de résistance affaissée et relâchée, sur
le désespoir et l'épuisement ait pu mordre parfois la pro-
pagande de l'armée autour de de Gaulle et de l'intégration. Il
est donc certain que de ce côté là, la pression exercée sur le
déroulement de la crise française, jusqu'alors décisive, s'est
sensiblement relâchée. Mais il serait faux de croire pour autant
que les maquisards algériens vont soudain abandonner le
combat et que le F. L. N. va se résorber. Ses sources de recru-
tement, surtout parmi les jeunes restent abondantes ; de l'aveu
même de l'armée, ses effectifs militaires ne sont pas vraiment
entamés ; son approvisionnement en armes n'est pas tari.
C'est, en second lieu, l'attitude des masses en France face
à l'instauration du régime de Gaulle et, plus profondément,
face à la politique en général, qui explique que le grand
capital a pu reprendre en main l'Etat et établir en France
une dictature de fait, sans que pour autant cette dictature ait
besoin d'être violente.
En participant très largement au vote du referendum et
en répondant « oui » à une forte majorité, la classe ouvrière
a signifié qu'elle entendait ne pas intervenir, en tant que classe,
dans le règlement des problèmes et qu'elle laissait ce soin
!
48
NAISSANCE DE LA V° REPUBLIQUE
au représentant de la classe dominante qui lui paraissait le
plus qualifié pour cela. Une telle attitude s'explique, d'un
côté, par un profond dégoût de la IV° République, qui n'a
pas mis longtemps à apparaître comme un régime d'exploi-
tation des ouvriers, pareil aux autres, et qui en outre a fait
la preuve de son incapacité à gérer la société de façon cohé-
rente même du point de vue du capital ; d'un autre côté,
par la peur de l'inconnu dans lequel les « aventuriers »
d'Alger ont paru ‘un moment menacer de plonger la France,
inconnu d'autant plus redoutable pour la classe ouvrière
qu'elle ne voit actuellement ni pour quels objectifs propres
ni par quels moyens lutter pour en sortir. Elle a fait l'expé-
rience de la nature réelle du parlementarisme démocratique
et de la nature réelle des organisations dites « ouvrières »
mais elle n'a pas encore dépassé cette expérience, elle n'a
pas encore pris conscience de la nécessité de s'organiser elle-
même et pour la défense de ses propres intérêts si elle veut
résoudre ses problèmes.
Ainsi, n'apercevant aucune solution prolétarienne à la
crise de la société française, elle s'est maintenant aliénée non
plus à des organisations se réclamant d'elle et prétendant
représenter ses intérêts, comme elle l'a fait si longtemps, mais
bel et bien au représentant déclaré de son ennemi de classe,
la grande bourgeoisie. Par ce geste, elle a fait culminer dans
l'absurde le principe même de la délégation passive des pou-
voirs, dont elle a fait les frais depuis tant d'années.
Cette apathie des masses, qui s'est communiquée par
contagion à toutes les couches de la population, se reflète
dans la vie politique du pays.
Bien que la IV. République soit morte depuis le 13 mai,
la décomposition de ses organes politiques, les partis, s'est
poursuivie sous les yeux du public et n'a fait que renforcer
la nausée qui déjà le possédait. Il est inutile de parler de
l'effritement des formations de droite, qui depuis longtemps
rivalisaient de zèle et de stupidité pour dénoncer justement
l'effritement des partis.
Le faciès cadavérique des congrès socialiste et radical au
début de septembre a frappé tous les observateurs. Divisés
profondément sur la réponse à donner au référendum, ils
n'ont même pas été capables d'élaborer des solutions aux pro-
blèmes, dans lesquelles leur totale irresponsabilité leur aurait
permis de se montrer audacieux. Ces restes de la IV° Répu-
blique n'existent qu'autant que de Gaulle consent à les ré-
chauffer pour les mélanger à sa grande cuisine historique.
49
SOCIALISME OU BARBARIE
au
Plus lourde de conséquences, certainement, fut l'incapa-
cité totale où se sont trouvés les partisans du « non »
référendum à proposer un programme positif pour sortir
« à gauche » de la crise, et qui marque l'aboutissement de
quatorze années de décomposition de la « gauche », au cours
desquelles elle a peu à peu cessé d'avoir prise sur le prolé-
tariat, et s'est ainsi vidée de sa substance. Refabrication
d'une nouvelle constitution démocratique, gouvernement de
législature, « Front Populaire », etc.: autant de formules
absolument vides de tout contenu réel et qui ne visaient qu'à
ressusciter par un tour de prestidigitation de messieurs les
politiciens professionnels, la IVe République, mise à mort
le 13 mai dans l'indifférence générale. Les leaders de la gau-
che eux-mêmes ne croyaient pas à ce qu'ils proposaient. A
plus forte raison ont-ils été incapables de le faire croire aux
électeurs. (4)
D'une manière générale le trait frappant de la campagne
qui a précédé le référendum, fut l'incapacité des politiciens
à atteindre la population. Les communistes ont bien essayé
de distribuer des tracts, quotidiennement parfois, d'organiser
des meetings dans les quartiers ouvriers ; les gens jetaient les
tracts ou les lisaient en ricanant, les gens ne venaient pas
aux meetings. D'autres organisations « de gauche » n'ont
même pas essayé de s'adresser aux masses : le Comité pour
la défense des libertés démocratiques tenait ses réunions
sur invitation aux Sociétés savantes !
De son côté, de Gaulle, au cours de sa grande tournée
publicitaire en province, et surtout lors de la manifestation
du 4 septembre à Paris, dut avoir recours à quelque vingt
mille anges gardiens pour le protéger contre son bon peuple,
,
lui, ses notables et ses quelques milliers ou centaines de
fidèles, admis, sur invitation, à venir entendre la Parole. Ces
précautions semblent bien ridicules maintenant que l'on sait
que quatre Français sur cinq lui sont favorables ; et pour-
tant, il aurait eu bien tort de compter sur ces quatre pour le
défendre contre le cinquième. Car s'ils ont confié leur sort
à de Gaulle, c'est justement pour ne pas avoir à intervenir
eux-mêmes, et avec l'idée que, lui au moins, il saurait ce
qu'il voudrait et le pourrait sans faire appel à eux.
(4) Voir dans ce numéro les articles concernant le P.C. et l'U.G.S.
50
NAISSANCE DE LA V REPUBLIQUE
Ainsi, de la part des masses en France il ne s'est pas pro-
duit de polarisation, ni autour des organisations « ouvrières »,
incapables de la susciter et, d'ailleurs, n'en voulant pas, ni
de façon autonome.
En revanche, les forces qui s'étaient, elles, polarisées en
Algérie pour accomplir le 13 mai ne se sont pas maintenues
longtemps au niveau de conscience et d'organisation atteint
ce jour-là. Tout d'abord, elles se sont révélées incapables de
regrouper, en France, en une formation d'extrême droite,
fasciste, les forces de la petite bourgeoisie et des autres sec-
teurs parasitaires. Celles-ci, de par leur nature même, soni
profondément divisées, et il n'existait pas de circonstances
suffisamment critiques qui puissent les contraindre à s'unir.
Ensuite, en Algérie même, il est apparu assez vite que la
population européenne, ayant obtenu grâce au 13 mai des
assurances sur son sort à venir, se désintéresserait de nouveau
de la politique, laissant ainsi les politiciens des C.S.P. pourrir
lentement de leurs divisions internes. Surtout, l'armée ne
voyant décidément jamais s'ouvrir de perspective de fascisa-
tion de la métropole, le noyau totalitaire groupé autour des
officiers de parachutistes a perdu de son influence, et, au
contraire, le courant gaulliste a tendu à l'emporter, ne deman-
dant qu'à servir les intérêts du grand capital, pourvu qu'il
les exprime en ordres clairs et qu'il sache lui éviter les humi-
liations. Rallier de Gaulle, c'était le moyen de rentrer avec
honneur dans le giron de la nation – dont, au surplus, le
référendum a pu les convaincre que de Gaulle était bien le
représentant « légitime ». L'armée s'est ainsi peu à peu déta-
chée des activistes des C.S.P. et l'amalgame qui avait permis
le 13 mai s'est rompu. Cette rupture a ôté l'essentiel de leur
poids aux colons qui, dans la défense désespérée de leurs
intérêts particuliers de couche parasitaire, ont un moment
réussi à contrecarrer la mise en place de solutions exigées
par les intérêts globaux du capitalisme. (5)
BILAN DE CINQ MOIS DE GAULLISME
De Gaulle s'est donc trouvé et se trouve toujours
favorisé par l'affaiblissement de la résistance algérienne, par
l'absence de réactions de la classe du prolétariat en France
(5) Cf. à propos des différents courants dans l'armée, l'analyse de
F. Laborde dans le n° 25 de cette revue, p. 24.
51
SOCIALISME OU BARBARIE
et par l'effritement du mouvement du 13. mai. Mais ces
différents facteurs ne se sont pas révélés tous en même temps,
ni surtout, tout de suite. L'adhésion de toutes les couches de
la population à de Gaulle n'a été connue dans toute son
étendue que par le référendum ; c'est aussi le referendum
qui a permis d'évaluer où en était la résistance algérienne ;
et enfin, il était difficile jusqu'à ces tout derniers temps d'ap-
précier si le loyalisme de l'armée vis-à-vis de de Gaulle l'em-
porterait. Aussi, pendant plusieurs mois la situation est restée
objectivement confuse et ce qui apparaît maintenant comme
la véritable nature du régime de Gaulle, ce « mendessisme
autoritaire » si l'on veut, ne s'est pas dégagée.
C'est pourquoi de Gaulle, et par lui le grand capital, a
d'abord opéré dans les secteurs où il avait des chances de
ne pas rencontrer de résistance réelle, pour réaliser sa tâche
de rationalisation de l'impérialisme français.
Ses efforts dans cette voie ont été marqués, presque tout
de suite après son avènement, par la reprise des négociations
avec la Tunisie, qui ont abouti très vite à un accord sur le
regroupement et l'évacuation des troupes françaises. De même
au Maroc où ce même problème fut soudain posé de façon
aiguë mais fut très vite en voie de résolution. Lorsque fut
constitué au Caire le gouvernement algérien de Ferhat Abbas,
sa reconnaissance immédiate par le Maroc et la Tunisie, ne
remit pas le moins du monde en cause la bonne entente
retrouvée : le gouvernement français feignit de n'avoir pas
entendu ; ce qui tira le Maroc et la Tunisie d'un pas délicat,
et ne fut pas étranger à la profession de foi « occidentale »
de Bourguiba, en difficulté avec Nasser. De cette manière
furent tranchées un certain nombre de ramifications interna-
tionales du conflit algérien.
En Afrique Noire, pour la première fois l'impérialisme
français a pris une certaine distance par rapport à la marche
des événements. Le système de la Communauté tel qu'il a été
accepté par tous les territoires, sauf la Guinée, présente sur
la loi-cadre de Deferre l'avantage pour le capitalisme français
d'offrir des possibilités d'évolution beaucoup plus souples,
qui permettront aux rapports entre les nouveaux Etats afri-
cains et l'impérialisme français d'être reconsidérés quand les
transformations des forces en présence l'exigeront. Pour l'ins-
tant, de Gaulle s'est rallié la plus grande partie du personnel
politique africain, à qui la Communauté apporte d'assez sé-
rieuses possibilités de participer à la gestion et aux profits
52
NAISSANCE DE LA V REPUBLIQUE
des économies coloniales ; et quant aux masses africaines, le
référendum a prouvé que, sauf en quelques points particu-
liers, tels que Dakar où avaient eu lieu les manifestations les
plus significatives lors du voyage de de Gaulle, elles suivent
encore « leurs » hommes politiques mi-bourgeois, mi-bureau-
crates et ne sont pas décidées à intervenir directement pour
lutter contre l'exploitation coloniale (6). C'est cet état de la
conscience politique des Africains qui a déterminé l'accep-
tation ou le refus de la Communauté par les différents ter-
ritoires et beaucoup moins le chantage à la suppression des
capitaux que de Gaulle a dressé contre un éventuel courant
nationaliste. En réalité, dans tous ses discours de Gaulle n'a
fait que dire, comme à Dakar : « Si vous voulez l'indépen-
dance, prenez-la ! » Mais c'est précisément le mérite pour
l'impérialisme de cette mise à jour des rapports de la
France avec ses colonies que d'avoir cherché à se baser sur
la force politique réelle des revendications d'indépendance
en Afrique.
Jusque là le problème algérien restait entier. Jusqu'au
référendum il a semblé que tout ce que de Gaulle pouvait
faire, c'était de capituler devant l'armée et les colons d’Algé-
rie. Comme Guy Mollet, dès son premier voyage à Alger il les
a « compris » et il a promu les généraux factieux. Une pre-
mière tentative pour faire quitter les C.S.P. aux officiers
échoua, ainsi que, à deux reprises, le déplacement de Salan.
Bien que ne prononçant jamais dans ses discours les mots
« Algérie Française » et « Intégration », toutes les mesures
qu'il a prises, et jusqu'à l'organisation du référendum en
Algérie, allaient dans le sens que le 13 mai a donné à ces
mots.
Quinze jours après le référendum, la situation apparut
brusquement sous un jour nouveau. De Gaulle, dans une lettre
aux officiers d’Algérie rendue publique aussitôt, leur ordon-
nait de se retirer des C.S.P. et donnait à l'armée des consi-
gnes très précises sur la façon dont elle devrait préparer en
novembre des élections utilisables pour la définition d'un
statut algérien.
Cette lettre rendit manifeste la reprise en main de l'armée
par de Gaulle, car, pour la première fois depuis le 6 février
1956, le gouvernement fut obéi par l'armée d'Algérie. De
(6) Cf. dans ce numéro la note de S. Chatel.
53
SOCIALISME OU BARBARIE
Gaulle réussissait de la sorte à dissocier les deux éléments
dont la jonction avaient permis le succès du 13 mai ; dès
lors la décomposition des C.S.P. s'accéléra et ils ont mainte-
nant cessé de constituer en tant que force politique organisée
un obstacle réel au règlement du problème algérien.
Par ses instructions, de Gaulle a cherché à dépolitiser
l'armée, à lui faire de nouveau jouer le rôle d'un simple ins-
trument dans les mains de l'Etat, et en Algérie, à lui faire
remplir la fonction d'arbitre. Mais il est certain que l'armée
ne va pas renoncer du jour au lendemain à la théorie de
la guerre contre-révolutionnaire, aux « méthodes psycholo-
giques » bref à toute la pratique totalitaire qu'elle a déve-
loppée au cours de quatre ans de guerre, et qui implique la
suppression de la distinction entre combattants et non com-
battants, ou plutôt l'extension de la notion de combattant
à tous ceux qui professent de près ou de loin une idéologie
nationaliste, à tous les combattants potentiels. C'est pourtant
une telle renonciation que lui demande de Gaulle lorsqu'il
la charge à la fois de détruire les rebelles et de favoriser
l'élection de « Nationalistes ». Comme, d'autre part, le F.L.N.
refuse ces élections d'où ne doit sortir qu'une représentation
à l'Assemblée française, il est douteux que de Gaulle puisse
trouver dans la représentation algérienne ces interlocuteurs
avec lesquels il veut faire « le reste ».
En revanche, il est certain qu'il s'est depuis peu ouvert
une perspective de solution négociée en Algérie. Du côté algé.
rien comme du côté français, les manifestations de détente
se sont multipliées au cours des dernières semaines. Il est
vrai qu'on en revient parfois à la phraséologie dure et, qu'en
tout cas, les combats se poursuivent.
Mais il reste qu'une voie s'est ouverte vers une solution
de compromis, dont on ne sait pas exactement à travers quel
processus 'elle se fera jour et qui sera sans doute encore lon-
gue à mettre en place.
S'étant ainsi engagé dans le chemin qui mène à plus ou
moins longue échéance au règlement des problèmes de l'impé-
rialisme français, sur lesquels avait achoppé le régime précé-
dent, le régime de Gaulle commence à prendre plus pré-
cisément sa physionomie.
Dans une première période, qui a précédé le référendum,
le régime de Gaulle a paru ouvert à la possibilité d'une
sorte de fascisme par le haut. Cette période a été dominée
par l'attitude d'expectative, sinon de capitulation de de Gaulle
54
NAISSANCE DE LA V° REPUBLIQUE
face à l'armée et aux ultras, par l'extension du terrorisme
F.L.N. à la métropole et les mesures d'exception qui ont suivi,
ainsi que l'extension du rôle de la police, et enfin par une
opposition de gauche assez peu nombreuse mais parfois assez
violente à de Gaulle. Dans ces circonstances, un certain nom.
bre de secteurs de l'appareil d'Etat, tels que la R.T.F., la
police, et des corps de parachutistes, purent jusqu'à un cer-
tain point fonctionner de façon autonome, suivant une ligne.
politique définie, avec des objectifs propres. La R.T.F. se
mit à faire campagne non seulement pour le oui au référen-
dum, mais pour l'intégration et l'Algérie française ; les paras
saccagèrent un certain nombre de permanences du P.C. et
les policiers du 4 septembre se muèrent en véritables contre-
manifestants, animés d'une combativité beaucoup plus vive
que celle des partisans du « non » qu'ils étaient en principe
chargés de contenir. Dans l'absence d'un véritable mouve-
ment fasciste de masse il semblait que les forces d’Alger
cherchaient à prendre pied de cette façon-là dans la métro-
pole. Et il est certain que si le gouvernement de Gaulle n'avait
pas été favorisé par les conditions objectives de dépolarisa-
tion des forces sociales et s'il n'avait pas pu s'attaquer réel-
lement aux problèmes, le rôle de l'appareil d'Etat et de la
répression aurait été en s'accroissant pour empêcher les con-
tradictions d'exploser. Cette éventualité n'est donc à écarter
que dans la mesure où le grand capital, par le truchement
de de Gaulle, montrera de façon décisive qu'il est capable de
remettre de l'ordre dans son système.
Mais il est vrai que pour l'instant, d'abord le terrorisme
a à peu près disparu en métropole et ensuite il n'y a plus
aucune opposition au gaullisme. La plus grande partie de
l'opposition de gauche se trouve soudain tournée sur sa gauche
et il ne lui reste plus qu'à suivre en jouant la mouche du
coche ; quant aux communistes et à l’U.G.S. ils prennent
acte des décisions du gouvernement et réclament davantage,
c'est-à-dire la négociation avec le F.L.N. Pour faire de l'agi-
tation, ils s'emparent d'une tendance encore vague à la réces-
sion qui leur permet de brandir le spectre du chômage géné-
ralisé.
Dans ces conditions la reprise en main de l'Etat et sa
rationalisation par le grand capital sont largement facilitées.
La Constitution gaulliste est fondée sur la constatation que
la bourgeoisie ne pouvait pas ou plus gérer à son profit la
société française par l'intermédiaire des partis, qui ont cessé
55
SOCIALISME OU BARBARIE
S
1
d'avoir prise sur la population. Elle commence donc par
réduire leur rôle à ses véritables dimensions, si l'on peut dire,
qui sont infimes, et par enfermer les « représentants de la
nation » dans une espèce de réserve, où il leur sera loisible
de jouer, pour les fervents de la démocratie parlementaire,
leur petit spectacle folklorique. En réalité, tout le gouverne-
ment sera ailleurs, entre les mains du président de Gaulle,
et de ses grands commis, les hommes mêmes du grand capital.
Par eux la grande bourgeoisie prend directement en main
la gestion des affaires. Aussi la question de la personne du
président devient-elle importante. Sa désignation est donc
confiée à la base » de la bourgeoisie, c'est-à-dire à un collège
électoral de notables ; et il reste en place pendant sept ans.
Les risques d'un choix «mauvais » sont ainsi réduits à l'ex-
trême de même que les possibilités de remettre en cause ce
choix.
Une telle Constitution, qui fait au maximum l'économie
du système parlementaire représente pour la bourgeoisie fran-
çaise dans les circonstances actuelles la moins mauvaise solu.
tion, possible aụ problème de l'Etat, et à ce titre, elle doit
être placée à l'actif de la tentative gaulliste de rationalisa-
tion du régime capitaliste. Mais il est certain qu'elle ne peut
fonctionner efficacement que dans certaines conditions bien
précises qui sont celles mêmes grâce auxquelles le régime
de Gaulle peut faire aujourd'hui ce qu'il fait. C'est une
Constitution de circonstance. D'abord, parce que la bour-
geoisie tient son président idéal en la personne de de Gaulle.
Surtout parce qu'elle ne peut supporter dans son fonction-
nement l'existence d'une opposition effective, c'est-à-dire
qu'elle est adaptée étroitement à ce qui fait l'originalité pro-
fonde de la période actuelle : le refus des masses de s'occuper
elles-mêmes de leurs affaires et leur appui à un pouvoir qui
préserve des grands ébranlements. Si une opposition ouvrière
réelle apparaissait dans le pays, ou bien elle ne trouverait
pas à se faire représenter au Parlement, ou bien elle entre-
rait avec le gouvernement dans un conflit dont la seule issue
serait soit la dictature du président, prévue par la constitu-
tion, soit le changement de régime. Elle ne serait donc
pas adaptée à un système politique tel que celui de tous les
Etats, modernes d'occident, comportant deux grands partis
qui alternent au pouvoir, dont l'un est plus conservateur, plus
strictement bourgeois, et l'autre réformiste, et contenant
d'importants éléments bureaucratiques. Devant l'impossibilité
56
NAISSANCE DE LA V° REPUBLIQUE
de réaliser en France la réforme des partis, dans ce sens là,
la seule solution consistait donc à se passer de partis, c'est-
à-dire pratiquement, de toute représentation, même déformée,
de la population.
L'avenir du régime est commandé par un certain nombre
d'exigences.
La première, c'est qu'il parvienne effectivement à réa-
liser les transformations qu'implique l'adaptation de la France
au monde moderne. Il s'est déjà engagé sur cette voie en
Afrique Noire et en Algérie, mais les tâches les plus rudes
se trouveront sans doute en France, où le grand capital
devra frapper les entreprises marginales, réorganiser le cir-
cuit de distribution, résorber une partie de la paysan.
nerie etc.
En second lieu la continuation de l'expérience de Gaulle
exige qu'il continue à ne pas y avoir d'opposition, ce qui
signifie essentiellement que le prolétariat accepte pour un
certain temps encore une baisse de son niveau de vie, un
durcissement possible du patronat. A brève échéance, il ne
semble pas qu'il y ait de grandes luttes ouvrières en vue,
ni même de mouvements tant soit peu amples ; car les
ouvriers sentent bien que tous les problèmes se tiennent,
aujourd'hui plus que jamais, que pour lutter il faut qu'ils
secouent le poids de toute la société, et pour cela, qu'eux-
mêmes résolvent d'abord le problème de leur propre orga-
nisation. Enfin, il est probable que la menace que fait peser
sur l'emploi la récession partielle qui touche en ce moment
la France, loin d'accentuer la combativité ouvrière, ne fera
que dresser un obstacle de plus devant le déclenchement de
luttes.
Mais à plus longue échéance la perspective ne peut pas
se définir dans les mêmes termes. Le fait que les ouvriers
ont devant eux à résoudre, non pas un simple problème de
salaire ou de conditions de travail, mais bien celui de la
société globale, et le fait que le système politique instauré
par le grand capital exclut la population et en particulier le
prolétariat, de toute représentation officielle, intégrée à l'Etat
bourgeois, réalisent les principales conditions objectives pour
que le prolétariat prenne conscience que la seule issue pour
lui est dans la constitution par lui-même de ses propres
organes représentatifs de classe.
Le nouveau régime prend donc le risque de dresser face
à face, débarrassés des écrans protecteurs que li système
.
57
SOCIALISME OU BARBARIE
démocratique avait longuement édifiés entre eux, la bour-
geoisie et le prolétariat. La bourgeoisie se sent ainsi les
coudées plus franches pour réorganiser le pays en vue d'une
exploitation plus rationnelle, mais si le prolétariat parvient
à prendre conscience de sa nouvelle situation et à attaquer
son ennemie à découvert, la lutte entre eux aura beaucoup
plus de chances que par le passé d'être décisive.
P. CANJUERS
S
58
Objectifs et contradictions
du Parti Communiste Français
UN PROGRAMME DE SALUT NATIONAL
Quatorze années se sont écoulées depuis le jour où la République
ressuscitait en France. Remise en marche par l'avance des armées alliées,
la démocratie bourgeoise, sous la haute direction de de Gaulle, Blum
et Thorez, allait ouvrir une ère nouvelle pour les travailleurs. Quatorze
années de guerres coloniales, d'élections, de grèves, de travail ouvrier,
de profits capitalistes, de promesses, de discours, de mensonges. Il n'y
a pas eu d'ère nouvelle. En octobre 1958, les travailleurs en sont à se
plaindre... de ne pas pouvoir travailler davantage !
En effet, les réductions d'horaires menacent de diminuer la paye.
En octobre 1958, ce qui semble normal c'est de faire 48, 54 ou 60 heures
par semaine.
Que pense de cette situation le « grand parti de la classe ouvrière »,
le Parti Communiste Français ? Il a lui-même perdu des centaines de
milliers de militants ; il vient de perdre un million de voix au référen-
dum ; de graves menaces pèsent toujours sur lui, dit-il. Alors ? « La
ligne du parti est juste » affirme la direction ; et de rédiger un pro-
gramme en six points pour la prochaine compétition électorale : « Votez
et faites voter pour le candidat du Parti Communiste Français ! »
En mai, c'était le refus de la classe ouvrière de défendre la",
IV République, de se mobiliser sous la direction des partis qu'elle
identifiait à ce régime. En septembre, une grande partie des ouvriers
faisaient confiance à de Gaulle. Entre temps, la République parlemen-
taire allait se transformant en République autoritaire. Matière à réflexion
pour le Comité Central. Le Comité Central s'est réuni. Deux fois en un
mois. En guise d'analyse marxiste de la situation, il a produit des
considérations statistiques et journalistiques le parti a perdu des
voix, pas autant que les défaitistes le disent, pas mal quand même,
des voix ouvrières hélas, les gens se sont fait des illusions, le gouverne.
ment a brandi la menace de la guerre civile... Les causes de l'échec ?
C'est la faute à Mollet... et au chauvinisme ! (pas au nôtre, celui des
autres). Quant aux perspectives, elles sont, à court terme modestes, à
long terme inexistantes. Après avoir réclamé du 13 mai au 28 septembre
le gouvernement républicain de tous les partis démocratiques, le parti
se replie aujourd'hui sur « une forte minorité communiste å la Chambre
pour défendre les travailleurs » (à la Chambre ! et quelle Chambre !).
L'espoir d'un Front Populaire s'évanouit tous les alliés marchent
avec le général, plus ou moins dignement. Aux tirades grotesques d'un
Courtade en mai « Ceux qui ont assisté aux séances pathétiques
de la Chambre n'oublieront jamais ces applaudissements qui crépitaient
sur tous les bancs de la gauche retrouvée » (1) – succèdent les regrets
:
:
(1) L'Humanité-Dimanche, 25-5-58.
59
1
SOCIALISME OU BARBARIE
comme
کر
de Maurice Thorez : « C'est cette crainte du Front Populaire qu'on
voyait revivre jusque dans les couloirs du Palais-Bourbon
l'a écrit « Le Figaro » qui a amené les factieux à brusquer les
événements. Et les quelques camarades qui n'ont pas encore compris
nos votes de mai devraient réfléchir à cela ! » (2)
Mais la ligne reste inchangée. Et quelle est cette ligne ? C'est la
défense des principes les plus éculés de la démocratie bourgeoise, « car
il n'y a pas de grandeur française sans une véritable démocratie », c'est
« assurer la présence à l'Assemblée Nationale d'un groupe communiste
important » qui y défendra « un programme de justice sociale et de
salut national ». Et quel est ce programme ? C'est une série de veux
pieux qui ne mettent nullement en cause la structure sociale capitaliste
de la France, un programme dont l'hypothétique réalisation ne chan.
gerait rien au contenu de la société française, bref un programme pour
Assemblée Nationale : 1° Relèvement du niveau de vie des masses
populaires ; 2° Paix en Algérie ; 3° Politique extérieure d'indépen.
dance française et de paix ; 4° Réduction massive des dépenses mili-
taires et réforme démocratique de l'impôt ; 5° Garantie de l'avenir de
la jeunesse ; 6º Restauration de la République et construction d'une
démocratie rénovée.
Relèvement du niveau de vie des masses ? Bien sûr ! Mais com-
ment ? En quoi des élections à l'Assemblée Nationale aideront la classe
ouvrière à arracher des concessions au patronat ? Et que vaudrait même
ce relèvement qui ne pourrait d'ailleurs être momentanément imposé
que par une lutte généralisée à laquelle le P.C.F. et la C.G.T. se sont
refusé depuis des années s'il devait s'accompagner, comme cela a
été le cas depuis 1944, d'une augmentation de l'exploitation et du temps
de travail ? Parler de relèvement du niveau de vie avec retour aux
40 heures sans lier cette question à la situation concrète du capitalisme
français, sans montrer que, dans la situation actuelle, une action de
masse généralisée pour un tel objectif pourrait et devrait mettre
cause les bases mêmes de la société, c'est tromper sciemment les tra-
vailleurs.
Quant à la paix en Algérie et aux nouveaux rapports avec les
peuples coloniaux, tout le monde parle de cela maintenant ! Mais
concrètement, quelle paix, quels rapports propose le P.C.F. ? « Des rap.
ports fondés sur l'indépendance, l'égalité de droits et les avantages
mutuels » dit le programme électoral. Mais encore ? En effet, on sait
que le P.C.F., comme toute la gauche, a toujours lié la paix en Algérie
à l'intérêt de la France : « Lorsque nous préconisons la négociation et
l'établissement entre la France et l'Algérie de rapports nouveaux cor-
respondant à l'esprit de notre temps, nous songeons avant tout à l'intérêt
bien compris de la France » affirme Waldeck Rochet au Comité Central
du 22 octobre. Or, quand on parle de la France de 1958, on parle de
quelque chose de réel, de concret, qui existe : c'est une société struc-
turée d'une certaine façon, la société capitaliste. C'est donc à l'intérêt
de la société capitaliste française que pense avant tout le P.C.F. en
demandant la paix en Algérie. On s'en serait douté, car quelle paix
préconise-t-il ? Cette paix ne signifierait pas « l'abandon de la présence
française en Algérie et en Afrique du Nord », explique Waldeck Rochet,
en
(2) L'Humanité, 10-10-58.
60
OBJECTIFS ET CONTRADICTIONS
cela est une
« aboutir à une coopération réelle entre la France et l'Algérie ». Et
quelle sorte de coopération ? Comme l'écrivait récemment Thorez dans
un article de L'Humanité (21-6-58) où il déplorait la rupture du Viet-
Nam avec la France et le sabotage d'une « véritable Union Française »,
il s'agirait « d'aider ces peuples à assurer leur développement moderne »
(c'est ce que dit aussi de Gaulle). Et comment la France capitaliste
assurerait le développement moderne de l’Algérie ? Par « l'égalité des
droits et les avantages mutuels » ? Allons donc ! quand on a lu dans
cette même Humanité qu'« une Algérie indépendante offrirait un débou-
ché plus important que l'Algérie appauvrie par l'exploitation colo-
niale » (3), on saisit parfaitement que la nature des rapports nouveaux
préconisés par le P.C.F. conviendrait parfaitement à la bourgeoisie
française. Cependant, il se trouve que cette bourgeoisie suit son propre
chemin sans doute ne lit-elle pas L'Humanité. Ce chemin la conduit
inévitablement vers de tels rapports « dans l'esprit de notre temps »,
c'est-à-dire des rapports substituant la domination économique à l'occu.
pation militaire, mais cela se fait par bien des détours et au prix de
douloureuses expériences. (4)
Pour le reste, c'est de la pure mystification. En effet, comment
faire « une politique de paix », « réduire massivement les dépenses
militaires », « garantir l'avenir de la jeunesse » sans rien changer aux
rapports de production capitalistes qui engendrent la concurrence, l'im-
périalisme et la guerre, qui transforment les jeunes travailleurs en
simples robots d'une société fondée sur le profit ? Quant au dernier
point du programme électoral, il vaut la peine d'être cité en entier :
« Restauration de la République et construction d'une démocratie
rénovée :
par l'abrogation des ordonnances prises en violation de l'article 66
de la nouvelle constitution ;
par la défense et l'élargissement des libertés démocratiques :
liberté d'opinion, libertés syndicales, libertés de la presse
et de
réunion ;
par le contrôle du peuple sur ses élus ;
par une large autonomie communale et départementale. »
Démocratie rénovée ? Il s'agit de la restauration pure et simple
de la IVe République, car enfin rien ne serait changé à la structure
capitaliste du pays dans cette République restaurée.
C'est sur un tel programme de démocratie bourgeoise, de justice
sociale et de salut national que le P.C.F. engage ses militants à se
battre « avec fermeté et courage »... en attendant la « victoire finale ».
Pourtant, les événements que nous avons vécus depuis mai sont
suffisamment pleins de signification pour que de nombreux militants
ne considèrent comme satisfaisants ni les analyses de Thorez ni les
programmes du Comité Central. Nombreux sont, en effet, ceux qui
-
(3) L'Humanité-Dimanche, 22-7-56.
(4) Quant à nous, nous pensons que la lutte des peuples coloniaux
pour l'indépendance doit être soutenue en se fondant, non sur l'intérêt
de la métropole capitaliste, mais sur l'intérêt des masses exploitées des
colonies. Voir « Socialisme ou Barbarie», n° 24 : « Prolétariat français
et nationalisme algérien ».
61
SOCIALISME OU BARBARIE
pensent que la politique actuelle du parti ne tient aucun compte de ce
qui vient de se passer, qui s'interrogent au sujet de la signification
exacte de cette .« victoire finale ». (5)
کر
LE P. C. F. ET LA DEMOCRATIE BOURGEOISE
« Nous n'allons pas maintenant réviser nos conceptions et nos thèses
les plus valables », s'écriait Thorez au Comité Central du 4 octobre.
Mais
que
valent ces conceptions et ces thèses ? correspondent-elles à
la situation, aux intérêts de la classe ouvrière ? mènent-elles au socia-
lisme ?
« Nous ne nous laisserons pas détourner de nos thèses de 1946,
confirmées dix ans plus tard par notre IVe Congrès, sur la possibilité
des voies pacifiques pour le passage au socialisme, sur le rôle que
peut jouer un véritable Parlement, expression de la souveraineté popu-
laire et s'appuyant sur les masses », affirmait Thorez avec force dans
le même rapport.
Il y a environ 40 ans, Lénine, que Maurice Thorez aime bien
interpréter, avait déjà montré l'impossibilité de passer pacifiquement
au socialisme, avait déjà exposé le rôle trompeur et contre-révolution-
naire des institutions démocratiques, dont le Parlement. L'histoire aurait
donné tort à Lénine. et raison à Thorez? En France, quelle est la
leçon des événements de mai-juin derniers ? L'intervention brutale de
l'armée et des colons en Algérie, la pression exercée par les organes de
l'Etat en France, l'intervention directe de la grande bourgeoisie dans
la crise, qui peut nier que ces forces-là et non le Parlement ont
décidé en l'absence de la classe ouvrière de l'orientation du
régime, des changements en cours ? Une fois de plus il a été prouvé
que la démocratie bourgeoise, le Parlement, ne constituent pas le cadre
politique immuable où, par le libre consentement de tous, les intérêts
des classes s'exprimeraient pacifiquement, où des compromis harmo.
nieux s'établiraient en attendant les lendemains qui chantent. Comme
l'écrivait Lénine, la démocratie bourgeoise n'est que la dictature camou.
flée du capital. Dans des situations de crise, la classe dominante peut
se voir obligée d'enlever provisoirement le décor démocratique et,
exerçant sans camouflage sa dictature, de découvrir le vrai visage de
son régime d'exploitation. Dans une situation de déséquilibre comme
celle qu'a provoqué en France la perte progressive de l'empire colo-
nial, des éléments ne représentant pas directement la bourgeoisie
peuvent, devant l'incapacité flagrante du Parlement, prendre l'initiative
violente d'une réforme des institutions, d'une orientation nouvelle, que
la bourgeoisie accepte et adapte après coup. Tel est le sens du 13 mai.
Mais il y a plus. Non seulement la démocratie bourgeoise peut être
transitoirement supprimée par la bourgeoisie elle-même, mais l'évo.
lution du capitalisme moderne en transforme profondément les traits. Le
développement de la concentration de l'économie, la planification éta-
tique, l'intervention de l'Etat dans tous les domaines de la vie sociale,
le poids croissant des couches bureaucratiques, enlèvent de plus en plus
au Parlement les pouvoirs de décision réels pour les placer entre les
mains de l'appareil d'Etat lui-même et des représentants directs du
(5) Voir, plus loin dans ce numéro, « Où en est l'opposition com.
muniste ? ».
62
OBJECTIFS ET CONTRADICTIONS
en la
grand capital. Les réformes entreprises par le
gouvernement de
de Gaulle consacrent cet état de fait visent à renforcer cette ten-
dance. Il est vrai que la réforme de la démocratie bourgeoise a été
entreprise à partir d'une situation de crise où la grande bourgeoisie n'a
pás été la force la plus active. Il n'en reste pas moins que le mouve-
ment déclenché à Alger aura été en fin de compte repris par elle ét ſue
la réforme ébauchée répond à une nécessité profonde du capitalisme
français. C'est ce qu'a rapidement compris la social-démocratie
personne de M. Mollet qui s'est dépêchée de se mettre au pas pour
pouvoir continuer à jouer le rôle de « serviteur loyal » (gérant ce
serait trop dire pour la S. F. L. O.).
On voit ainsi la profonde stupidité de la position parlementariste
de Maurice Thorez réclamant du capitalisme le retour à la bonne vieille
IV République et essayant de faire croire aux militants en la possi.
bilité d'un véritable Parlement, expression de la souveraineté
populaire ».
Mais cette position objectivement stupide ne découle pas, comme
certains veulent le croire, d'une stupidité particulière à l'actuelle direc-
tion du P. C. F. ; elle découle de la nature de ce parti et de sa situa-
tion contradictoire dans la société française.
.
nal »
OBJECTIFS ET RESULTATS DE LA POLITIQUE STALINIENNE
L'action du P. C.F., comme celle des autres partis communistes, se
situe dans une phase historique du capitalisme caractérisée à la fois par
la concentration économique et politique et par le développement d'une
bureaucratie syndicale et politique « ouvrière » qui ne cherche à
« représenter » le prolétariat que pour mieux le faire adhérer aux
objectifs de la production capitaliste et qui tend à jouer elle-même un
rôle croissant dans la gestion de cette production et de l'Etat. Parce
qu'il exprime ce mouvement de la bureaucratie « ouvrière » incarné
dans d'autres pays par des formations de type travailliste le P. C.F.
est constamment amené à se placer sur le terrain de « l'intérêt natio.
et à adopter une position de collaboration avec la bourgeoisie,
d'où son abandon pratique des thèses marxistes sur la transformation
révolutionnaire de la société et leur substitution par celles des voies
pacifiques, chères à la social-démocratie classique.
D'autre part, le P. C.F., qui avait représenté à sa fondation une
étape de la conscience révolutionnaire du prolétariat, dans la période
de luttes ouverte en Europe par la révolution russe de 1917, a suivi un
processus de dégénérescence parallèle à celui de la révolution russe
elle-même. Il a été en fin de compte, et depuis fort longtemps déjà,
dominé par un appareil de fonctionnaires rattaché à l'U. R. S. S.. Cet
appareil, en parfaite concordance avec Moscou, a développé une « idéo-
logie » dont l'aboutissement pratique est le remplacement de la pro-
priété privée par la propriété étatique, la substitution aux capitalistes
privés d'une bureaucratie gérant la production et l'Etat.
La collaboration avec la bourgeoisie n'est envisagée par le P. C. F.
que dans la perspective, proche ou lointaine, d'une étatisation complète
de la société. Or, l'identité profonde qui existe entre le capitalisme
bureaucratique de l'Est et le capitalisme privé de l'Ouest quant à la
la nature des rapports de production, fondés sur l'exploitation de la
classe ouvrière ici comme là-bas, ne change rien au fait que la société
bourgeoise en France est dirigée par les capitalistes privés, que ceux-ci
63
>
SOCIALISME OU BARBARIE
ne
une
sez
sont nullement disposés à céder leur place à aucune espèce de
bureaucratie et qu'ils repoussent avec horreur une telle perspective.
La politique du P. C. F. depuis la Libération 'a donc été un conti-
nuel balancement entre la collaboration avec la bourgeoisie sur la base
de « l'intérêt national » et l'opposition à cette bourgeoisie en tant que
partisan d'une forme « bureaucratique » du capitalisme dont il voit la
réalisation la plus parfaite dans le régime russe actuel. Dans
situation où les conditions pour monopoliser le pouvoir n'existaient pas
pour lui, ce deuxième aspect s'est surtout traduit par son appui incon-
ditionnel à la politique de l’U. R. S. S.
Au gouvernement de 1944 à 1947, ensemble avec les représentants
des capitalistes, le P. C. F., au lendemain d'une guerre qui avait pro-
fondément ébranlé les structures bourgeoises, s'est employé avec ardeur
et succès à obtenir la collaboration des travailleurs pour
la recons-
truction de l'économie capitaliste et de l'Etat, à les empoisonner de
chauvinisme et d'illusions parlementaristes. C'est la période du « retrous-
vos manches », du « travailler d'abord, revendiquer ensuite », du
blocage des salaires, de l'instauration dans les usines des primes à la
production. C'est la période où le stalinien Duguet déclare froide-
ment au Congrès de la C. G.T. (1946) : « La grève est l'arme des trusts »,
où les ministres communistes du gouvernement de de Gaulle traitent les
ouvriers grévistes de provocateurs et de fascistes.
Chassé du pouvoir en 1947, après l'ouverture de la guerre froide
entre les puissances occidentales et l’U. R. S. S., le P. C. F. ne
fait
qu’utiliser pour ses propres buts les réactions ouvrières contre l'exploi.
tation renforcée qu'il a lui-même contribué à instaurer. Pratiquant une
politique à la fois aventuriste et conciliante, il cherche à imposer par la
force sa ligne aux travailleurs, décide du déclenchement et de l'arrêt des
grèves, propose, dispose, exécute, s'agite, accuse, calomnie. et... démo-
ralise la classe ouvrière. Mais les Partisans de la Paix se portent bien !
En effet, il s'agit pour lui à la fois de mobiliser les ouvriers pour des,
objectifs anti-américains et de donner des gages de tranquillité sociale
aux classes moyennes et aux éléments neutralistes du patronat qu'il
désire gagner à la cause de « l'indépendance nationale ». Cette ligne,
qui s'exprime par une attitude dure quand il s'agit de politique anti-
américaine et par une attitude molle dès qu'il s'agit de revendications,
se maintient de 1947 à 1953. Elle culmine dans les manifestations vio.
lentes contre le général américain Ridgway, avec l'arrestation de Duclos
et l'échec de la grève de protestation (1952). La diminution de la ten.
sion internationale à partir de 1953, la politique d'apaisement inau-
gurée par l’U. R. S. S., sans rien y changer d'essentiel, permettent à
la direction du P. C.F. d'accentuer son caractère nationaliste et
modération sur le plan social afin d'obtenir le rassemblement de tous
les démocrates, c'est-à-dire la collaboration avec la S. F. I. O. et
partie de la bourgeoisie. A la propagande pour l'union syndicale avec
les chefs F.O. et C.F.T. C., vient s'ajouter avec plus d'insistance celle
pour un nouveau Front populaire. On en arrive ainsi au vote des
pleins pouvoirs au Gouvernement Guy Mollet et, deux ans plus tard, à
la crise du 13 mai.
Face au mouvement d’Alger, le P.C.F. se montre l'ardent cham-
pion de la démocratie bourgeoise. Il appelle les travailleurs à soutenir
cette République parlementaire qui pendant des années a exprimé uni.
quement les intérêts des forces sociales capitalistes, mais que ces mêmes
sa
une
64
1
OBJECTIFS ET CONTRADICTIONS
ble avec
une
forces sont en train de transformer, dans la crise, en République auto-
ritaire. En plein délire républicain, il patauge dans le plus plat créti-
nisme parlementariste : il soutient le gouvernement Pflimlin, complice
de de Gaulle, vote les pleins pouvoirs délégués à Salan, vote l'état
d'urgence qui coupe court à toute velléité d'intervention ouvrière, féli-
cite le Président Coty qui se prépare à appeler le Général, vote, ensem-
les députés réactionnaires et fascistes,
adresse de
reconnaissance à l'Armée, prêche le calme à la manifestation du 28 mai,
entretient les illusions légalistes et, quand tout est joué, lance à Paris
quelques milliers de militants sous les matraques de la police pour
essayer de conserver la face. L'échec est complet. Pourtant, de juin à
septembre, il se jette encore une fois dans la « bataille républicaine >
du référendum, sans autres armes que des bulletins, sans autre pro-
gramme qu'une Assemblée Nationale Constituante et une république
« meilleure ». De nouveau l'échec est total.
De 1944 à 1958, quel est donc le bilan du parti communiste fran-
çais ? Il est entièrement négatif.
Négatif tout d'abord pour la classe ouvrière, dont ce parti a utilisé
pendant quatorze ans les forces, jusqu'au découragement actuel, pour
des buts complètement étrangers à ses intérêts, le seul résultat de la
politique stalinienne pendant cette période ayant été d'empêcher une
grande partie des travailleurs de prendre conscience du but final de
leur lutte quotidienne contre l'exploitation : supprimer cette exploitation
'n supprimant la domination de la classe bourgeoise sur le prolétariat
et la population travailleuse.
Mais négatif encore du point de vue du P. C.F. lui-même. Ne
mettant jamais en cause le contenu de la société capitaliste en France,
la politique des Thorez et Cle n'a même pas réussi dans le domaine
de la forme, que ce soit sur le plan intérieur ou sur celui de l'orienta-
tion internationale.
LE P. C.F. EST-IL UN PARTI REFORMISTE ?
Il reste que dans le domaine de la forme elle-même, la politique
du P. C.F. peut paraître déconcertante dans la mesure où elle est axée,
dans son aspect proprement politique, sur la défense de principes de
démocratie bourgeoise qui ne correspondent ni aux nécessités du capi-
talisme français auxquelles une bureaucratie « ouyrière » nationale
ne peut pas rester insensible puisqu'elle participe au fonctionnement du
régime ni aux objectifs à long terme du parti lui-même.
La théorie des voies pacifiques que revendique Thorez est bel et
bien une théorie réformiste. Ces voies pacifiques de passage au socia-
lisme n'ont jamais existé nulle part et ne peuvent pas exister dans une
société fondée sur la force et la violence, cela est clair. Mais la théorie
réformiste des voies pacifiques n'est pas non plus la simple addition de
principes démocratiques bourgeois que le P. C.F. sert depuis des
années à sa clientèle en guise de programme de « lutte ». L'action
réformiste tend à transformer le capitalisme, non certes en ouvrant la
voie vers le socialisme, mais en poussant la bourgeoisie à moderniser ses
structures économiques et sociales, à intensifier l'industrialisation, à
prendre des mesures d'étatisation et de planification. Du moins elle a
historiquement abouti à ces résultats dans des pays comme l'Allemagne
et l'Angleterre.
Aussi, si l'on ne voit dans le P. C.F. qu'une bureaucratie «ouvrière »
nationale, on peut se demander à juste titre (et c'est bien là le grand
65
3
1
SOCIALISME OU BARBARIE
reproche qu'une partie de la gauche française, et même des cadres du
parti, fait à la direction actuelle) pourquoi ce parti ne se place pas
franchement sur un terrain réformiste, n'abandonne pas la partie la plus
surannée de sa propagande démocratique bourgeoise et n'appuie pas
son action sur un réel programme de réformes qui, en fournissant un
certain type de réponses aux problèmes posés au capitalisme français,
lui donnerait une chance de réaliser enfin cette collaboration avec
l'appareil politique bourgeois qu'il ne cesse de réclamer et de laquelle
la majorité de ses cadres politiques et syndicaux a gardé un souvenir
nostalgique. En effet, on ne doit pas oublier que le P. C.F. a déjà
objectivement joué un tel rôle à la Libération. Les principales mesures
de rationalisation du capitalisme français prises à cette époque sont
bien à porter à son actif : nationalisation des mines, du gaz, de l'élec-
tricité, de la Banque de France, des assurances, développement des lois.
sociales aménageant l'exploitation, introduction du travail au rendement
dans les usines.
comme
Mais l'incapacité du P. C.F. à se placer sur un terrain vraiment
réformiste tient à sa nature contradictoire, au fait qu'il n'est pas seu.
lement une bureaucratie « ouvrière » nationale ; cette incapacité sé
résume finalement en ceci : il n'est pas possible de retourner à 1945, il
n'est plus possible pour lui d'apparaître comme un parti national (ou
suffisamment national) aux yeux de la bourgeoisie et des couches
moyennes, comme un parti ouvrier aux yeux des travailleurs.
Un programme réformiste tel que ce parti est théoriquement capa-
ble de le formuler en France nationalisation, planification, inté-
gration plus poussée des syndicats à l'Etat, suppression des secteurs
arriérés de l'économie, industrialisation des campagnes, etc.
n'a
aucune chance d'être accepté aujourd'hui par la bourgeoisie, ni par
la paysannerie. En premier lieu, parce que le P. C.F. a suffisamment
démontré son attachement à Moscou pour être considéré par elles
un corps étranger, utile parfois (dans la mesure où il peut
freiner les mouvements ouvriers), mais peu sûr. En deuxième lieu,
parce que bien qu'un tel programme puisse exprimer la tendance géné-
rale de la société à la concentration économique et à l'accroissement du
rôle de l'Etat, ce processus. est en France fort complexe et lent et que,
de toute façon, la bourgeoisie préfère qu'il s'accomplisse sous
direction, sans partager celle-ci avec une bureaucratie syndicale et de
parti en qui elle reconnaît un héritier impatient.
: D'autre part, il est plus que douteux qu'un semblable programme
puisse mobiliser actuellement des larges secteurs de la classe ouvrière.
L'expérience des nationalisations a été faite par beaucoup d'ouvriers ;
elle n'a rien changé à leur sort. Mais surtout il serait tout à fait insuf-
fisant pour entraîner les travailleurs s'il ne contenait pas ne serait-ce
qu'un reflet de leurs aspirations. Or, celles-ci vont dans un sens opposé
au renforcement de l'Etat, de la bureaucratie syndicale et politique,
et à la rationalisation de l'exploitation par la planification économique.
Paralysé par sa situation contradictoire dans la société française,
soumis aux impératifs de la politique internationale de Moscou, affaibli
par les récents événements, privé d'alliés importants, le P. C.F. se refuse
à fonder son action sur une telle base. Il rappelle bien son
réformatrice de 1944-47, ce qu'il nomme la rénovation sociale de la
Libération », il va jusqu'à se déclarer prêt à accepter le programme
proposé par le Comité National Universitaire, où il est question de la
sa
cuvre
66
OBJECTIFS ET CONTRADICTIONS
nationalisation des grands monopoles, mais tout cela ne tire pas à consé-
quence, car, aucune mesure réellement réformatrice n'apparaît ni dans le
programme électoral adopté le 22 octobre ni, en général, dans la pro
pagande du parti.
Incapable de jouer de rôle d'un parti réformiste poussant à la
modernisation de la société bourgeoise, il se fait, au contraire, le défen-
seur des revendications de la petite bourgeoisie et de la petite et
moyenne paysannerie, c'est-à-dire des secteurs les plus arriérés en France,
de ceux qui, justement, s'opposent à toute réforme. Là encore, il n'agit
pas comme ferment révolutionnaire, mais comme facteur de conser.
vation sociale. Au lieu de chercher à développer dans ces milieux la
conscience de l'impasse où les place l'évolution capitaliste, au lieu
d'essayer de créer des noyaux de militants qui, lors d'une lutte géné.
rale de la classe ouvrière, pourraient faciliter le passage du côté des
ouvriers des éléments les plus pauvres de ces catégories sociales, il
tente de conserver à tout prix une base électorale de masse en pro-
posant des mesures de conservation de la petite propriété. Ces mesures
sont à la fois rétrogrades et illusoires : rétrogrades parce que le poids
de ces couches a toujours été en France un facteur de stabilité sociale
un obstacle au développement de la grande industrie, illusoires
parce que la modernisation du capitalisme français les condamne à la
disparition, du moins en ce qui concerne les secteurs paysans les plus.
arriérés, et que des mesures de conservation ne feraient que prolonger
leur mode de vie misérable.
Mais même en se plaçant sur ce terrain où il lui est arrivé de
rejoindre le poujadisme les possibilités du P. C.F. restent limitées à
la fois par son caractère de « parti étranger », accusation dont il n'arrive
pas à se laver, et par le fait que son opposition paraît stérile à ses
électeurs petit-bourgeois, comme l'ont montré les résultats du référendum.
et
LE P. C.F. ET LA CLASSE OUVRIERE
un
Quant à ses chances de regagner le terrain perdu dans la classe
ouvrière, elles sont fort limitées aujourd'hui.
La perspective d'une amélioration des conditions de vie découlant
d'une « bonne » politique appliquée par un gouvernement républicain
de tous les partis démocratiques ne peut que paraître illusoire aux
salariés, qui constatent l'impossibilité' certaine d'un front populaire
ou même d'un quelconque regroupement des « gauches ».
La majorité des travailleurs semble raisonner aujourd'hui sur
plan d'étroite efficacité à court terme : comment pourrons-nous conser-
ver notre niveau de vie, si modeste soit-il, en nous engageant le moins
possible ? Le dégoût des partis et organisations traditionnels que ce
raisonnement contient, la déception qu'il traduit, ne pourront pas
être effacés par le P. C.F. avec des programmes électoraux et des
campagnes journalistiques sur la récession. Cette attitude d'un grand
nombre d'ouvriers signifie aussi, bien sûr, qu'ils ne mettent pas en
cause, actuellement, leur propre condition d'exploités, qu'ils acceptent
l'exploitation pourvu qu'elle se fasse dans des limites raisonnables. Mais
cette acceptation est surtout le sentiment d'une impossibilité à changer
les choses, le fruit d'amères expériences de luttes aboutissant à des
échecs. Leur détachement du P. C. F., de la S. F.I. O. et des syndicats
prouve assez qu'ils reconnaissent en eux les responsables de la situa-
tion actuelle.
67
SOCIALISME OU BARBARIE
et
Cependant, il ne peut pas y avoir de rupture définitive
positive d'un point de vue de classe entre les travailleurs et les
appareils bureaucratiques « ouvriers » s'il ne se fait pas au sein du
prolétariat un regroupement des éléments les plus conscients qui tirent
les conclusions de ces quatorze années de dures expériences et l'aident
à ouvrir une nouvelle voie pour engager la lutte pour ses propres
intérêts.
Une conscience claire de la nature et du rôle du P. C. F. est la pre-
mière condition d'un tel regroupement. Inefficace aussi bien du point
de vue révolutionnaire que du point de vue réformiste, quelle est en
vérité la seule utilité de ce parti ? C'est de stériliser, les énergies de
militants travailleurs et intellectuels qui sentent la nécessité
d'une transformation de la société en les orientant vers la lutte absurde
et mensongère pour la défense de la démocratie bourgeoise. Absurde
et mensongère, cette lutte l'est d'abord parce que la démocratie bour.
geoise devient de plus en plus un simple paravent dans une société dont
le fonctionnement est chaque jour plus totalitaire. Elle l'est enfin
parce que cette transformation totalitaire de la société a été en fin
de compte réalisée par le stalinisme lui-même dans l’Est, et nul ne peut
douter qu'il serait aussi capable de la réaliser en France si, par un
bouleversement mondial aujourd'hui imprévisible, il se trouvait ins-
tallé au pouvoir.
-
R. MAILLE.
68
1
Chez Renault, après le référendum
L'INDIFFERENCE DEVANT LES EVENEMENTS
Un grand événement se prépare. On va peut-être changer de Cons.
titution et passer d'une République à une autre au cours d'un référen-
dum. On parlera de cela dans les manuels d'histoire qu'étudieront nos
petits-enfants. Le Petit Larousse y consacrera quelques lignes. C'est
nous, soi-disant, qui allons provoquer tout cela par nos votes, et pour.
tant les travailleurs ont l'air de s'en foutre. Peut-être manquons-nous
de préparation pour jouer ce grand événement ? Non, les distributeurs
de tracts sont à leur place ; tous les murs sont transformés en panneaux
d'affichage ; tous les papiers qui s'impriment parlent du QUI et du
NON. Mais malgré tout cela, personne ne réussit à passionner la grosse
majorité des travailleurs qui adoptent l'attitude de spectateurs scepti.
ques. L'atmosphère est calme dans les ateliers.
On dit pourtant que dans une chaîne, des colleurs de OUI se sont
bagarrés avec des colleurs de NON, mais c'est plutôt l'exception ; en
général les colleurs ici n'en viennent pas souvent aux mains. Exemple
cet atelier, où l'unique colleur de OUI socialiste minoritaire mais
discipliné au parti ne fait pas trop mauvais ménage avec les colleurs
de NON communistes. Ils se serrent même la main, parlent de choses
et d'autres, mais ils ont des procédés différents pour le collage. Si les
NON pratiquent publiquement, le OUI par contre colle à la sauvette
et en évitant de se faire remarquer, En revanche, si des NON grattent
un OUI, le OUI gratte un NON et inversement, selon une méthode
commune, c'est-à-dire en douce et en évitant les spectateurs.
Les meetings pour le NON se succèdent Place Nationale sans attirer
beaucoup de monde, (excepté celui où Depreux et Claude Bourdet pren-
nent la parole). Quant aux OUI, ils n'osent pas encore tenir des réunions
publiques. Toute la propagande se cramponne au référendum. Des
journaux font une soudaine apparition chez Renault. C'est par exemple
Le Réveil des Locataires qui nous est distribué un peu partout dans
l'usine. Personne n'est étonné d'apprendre que la Fédération des
Locataires est pour le NON. Des tracts gaullistes sont jetés des voitures
la nuit, des journaux de la C.G.T. et des cellules du P. C. sont distri.
bués aux portes et jonchent le sol. Les titres ont beau changer, les
diffuseurs restent souvent les mêmes. Puis c'est le coup de théâtre des
80 % de OUI. Coup de théâtre pour certains, qui continue à laisser
froide la grande majorité. Bien sûr, on en parle, mais du bout des
lèvres, comme un aristocrate parlerait des immondices. On cherche qui
devrait pavoiser, cette majorité de la nation et du monde du travail >>
mais elle ne se manifeste nulle part. Peut-être un tel en train de sou.
rire derrière sa machine célèbre-t-il sa victoire, il se peut que sa joie
soit d'une toute autre origine. Il n'a pas fait que voter, dimanche.
69
SOCIALISME OU BARBARIE
J'entends : « C'était pas la peine de se faire casser la gueule pour
la République. Elle est morte à présent. » Celui qui dit cela rit.
Pourtant, il y a trois semaines, après la manifestation du 4 sep-
tembre, ceux qui avaient raconté les bagarres avaient intéressé les
copains. Tout le monde était indigné contre les flics. Aujourd'hui, ni
indignation, ni joie : l'indifférence. Ceux qui ont voté OUI, lorsqu'ils
sont interrogés, restent souvent muets sur les motifs de leur geste.
Ont-ils l'air rassuré ? Pas le moins du monde. Inquiets ? Non, ou
si peu. Les ouvriers évitent de parler du référendum et de la situation
politique dès
que
des gens avec qui ils ne sont pas d'accord sont
présents. Des conversations s'arrêtent net. Il y a des silences gênés,
dont les plus habiles se tirent par des banalités .La plupart ne veulent
pas risquer de se fâcher pour une divergence politique, ils pensent
certainement que ça n'en vaut pas la peine. Certains s'évitent pour ne
pas parler politique. Je m'avance. Je tends la main, on fuit mon
regard. Je me fais timide, j'essaie d'approcher ceux qui parlent en
me promettant de ne pas intervenir, de ne rien dire. J'essaie de savoir.
Mais non, décidément je ne saurai rien ou pas grand-chose. Mais qu'y
a-t-il à savoir ? Si peu. Il faut deviner. Où est-il le temps où la moindre
discussion qui avait le malheur' de toucher la politique déchaînait les
passions et les insultes ? La politique non seulement ne passionne plus,
mais elle semble effrayer.
*
Enfin un événement vient secouer un peu l'indifférence et trouver
un terrain sur lequel tout le monde peut s'entendre. Il ne s'agit, hélas,
que de la mort d'un pape' suivi de toute la séquelle de louanges et
de cérémonies abondamment commentées par les journaux et la radio.
Cette vague de propagande pontificale qui s'abat immédiatement après
le référendum accentue le caractère fantasque du bourrage de crâne.
On s'attendrait presque, après le QUI et le NON, à voir des colleurs
afficher « PAPE». Enfin, on peut se détendre à bon marché et nouer
les contacts sans risquer de s'engueuler ou de choquer simplement son
voisin. On charrie les successeurs de saint Pierre.
Les revendications ouvrières sont oubliées depuis quelque temps.
Quelques-uns trouvent bien l'occasion de le reprocher aux syndicats.
« Ils parlent tous de politique, mais nos salaires ils les ont oubliés. »
Pour beaucoup c'est une occasion de rouspéter, car ce n'est évidemment
pas le tract qui leur dira que les salaires sont trop bas qui les récon.
ciliera avec la politique syndicale. Mais ceux-là même qui reprochent
aux syndicats de ne pas faire leur boulot ne sont pas prêts pour autant
à se lancer dans une action quelconque. Si les syndicats le leur pro-
posaient, ils seraient les premiers: à rétorquer que ce n'est pas le
moment. Il faudrait augmenter nos salaires. Bien sûr. Il faudrait en
finir avec la hausse des prix. Evidemment. Mais de Gaulle, les colonels
d’Algérie, l'armada de flics ont leur mot à dire dans l'histoire, et nous
lancer dans des actions en oubliant cela est impossible. Tout le monde
le sait : la politique générale écrase tous les problèmes revendicatifs.
On feuillette le journal pour voir les grèves. Quelques petits débraya-
ges dans des chantiers, dans des petites industries, dans des coins perdus.
Presque rien, en tout cas rien dans les grands centres, rien dans les
70
CHEZ RENAULT, APRES LE REFERENDUM
masse
masse
neuds vitaux de l'économie. Les travailleurs dans les autres endroits
doivent être comme ici, aussi écrasés par les problèmes généraux. Il
y a un an, les ouvriers de Nantes avaient refusé de se lancer encore
une fois seuls dans la bagarre en pensant que le problème des salaires
était un problème national, lié à la politique du pays et que seuls
ils étaient battus d'avance. Aujourd'hui, ce même raisonnement est
à peu près celui de la majorité des travailleurs. C'est dans cet état
d'esprit que les événements du 13 mai nous ont surpris et cela n'a
fait que renforcer cette opinion. Depuis 1953, les travailleurs, malgré
quelques tentatives, n'avaient pas réussi à coordonner leur action à
passer outre les directives syndicales, à refuser les grèves tournantes,
Allaient-ils avoir au mois de mai la force non seulement de coordon
ner leur action mais aussi de poser leurs véritables intérêts de classe
en face du choix entre la IVe et la Ve République ? Encore une fois
ils n'ont pas eu la force de le faire. Ils n'ont pas agi. Mais la grande
a voté et une bonne partie de cette
a voté pour de
Gaulle. Incapables d'imposer leur propre solution, beaucoup d'ouvriers
ont fait la politique du balancier. Abandonnant ce qui les a déçus (les
parlementaires de la IV°), ils se sont tournés vers d'autres. Evidemment
cette attitude n'a pas le sens que les partis politiques veulent lui donner.
Il n'est pas vrai, comme veut le prétendre la droite, que les ouvriers
ont plébiscité leur politique algérienne ou une sorte de fascisme. Non,
les ouvriers qui ont voté OUI ont mis leur espoir dans l'inconnu et
les silences de de Gaulle convenaient parfaitement à cette situation.
Il n'est pas vrai, comme le prétendent les communistes, que les ouvriers
ont plébiscité de Gaulle parce que les OUI étaient plus nombreux sur
les murs et que la propagande de la droite étaiť plus intensive et plus
dynamique que celle de la gauche. Dans les usines et dans les quar-
tiers ouvriers ce fut souvent le contraire qui arriva : la propagande des
NON l'emportait sur celle des QUI. D'ailleurs cette thèse selon laquelle
l'opinion publique réagit suivant la quantité de slogans qu'on lui fait
ingurgiter est insoutenable, car elle signifierait que jamais il ne peut
y avoir d'opposition victorieuse contre un régime tant que celui-ci est
capable de faire plus de propagande que son adversaire, ce qui est
toujours le cas. L'argument qui consiste à dire que les ouvriers ont
voté OUI parce que ceux qui leur proposaient le NON étaient divisés
ne tient pas non plus. D'abord parce que ceux qui proposaient le OUI
étaient aussi divisés si ce n'est plus, et que, d'autre part, l'alliance des
NON aurait incité pas mal d'anti-communistes soit à voter OUI soit à
s'abstenir.
Le fait qu'il y ait eu très peu d'abstentions prouve que les ouvriers
veulent à tout prix se raccrocher à une force politique existante et
que dans ce cas ils ont fait leur choix de cette façon : « Nous rejetons
tous ceux qui nous ont trompés. Quant aux autres... On verra. » C'était
ce même raisonnement qui hier faisait voter une grande partie d'entre
eux pour le P.C. Cette fois-ci ils auraient peut-être soutenu les commu-
nistes mais ceux-ci, en se raccrochant au régime existant, leur faisaient
perdre tout espoir. Les gaullistes, qui proposaient le changement, se
trouvaient ainsi avantagés. C'étaient eux qui prenaient le ton « révolu-
tionnaire » tandis que les autres apparaissaient comme de pâles conser-
vateurs... En votant NON, demain serait comme aujourd'hui, se disaient-
ils et la majorité des ouvriers ne veut pas vivre demain comme elle
a vécu jusqu'à aujourd'hui. Le vote du référendum a été pour eux un
pari et souvent rien de plus. La volonté de changer et de gagner bien
71
SOCIALISME OU BARBARIE
entendu. Quand on approche ceux qui ont parié pour de Gaulle, la plu-
part du temps ils se défilent, ils refusent de soutenir leur vote car on
ne peut pas soutenir un pari, puisque forcément on n'en connaît pas
l'issue. La discussion se termine vite par « On ne sait pas. On verra... ».
Un autre prend sa tête dans ses deux mains. « Comment s'y retrouver ?
« Quelle salalade ! » Son incompétence le remplit de joie.
Il n'y a plus de jeunes qui viennent mettre leur dynamisme dans
les discussions ; s'ils sont présents lors de nos débats, c'est souvent
pour se taire. Eux pourtant ne craignent rien, ils n'ont rien à préserver.
Ni le frigidaire, ni la télé, ni l'appartement à crédit ne les préoccupent.
Les autres ont perdu tout dynamisme au cours de ces dernières années,
ils vieillissent dans ces ateliers en s'aménageant coûte que coûte une
vie la plus confortable possible. Tous leurs espoirs finissent par se tour-
ner vers leurs propres problèmes personnels. C'est pour cela que la
propagande communiste sur les perspectives de chômage et de récession
frappe beaucoup les esprits. La politique atteint immédiatement les.
problèmes personnels et la crainte qu'elle fait planer, au lieu de sou-
lever la colère ne fait que justifier la passivité. Bien que les tracts
C. G. T. posent comme revendication « les 40 heures payées 48 », la
plupart considèrent cela comme une utopie pure et simple, une chose
qu'ils ne verront jamais. Il n'y a peut-être guère à présent plus de tra-
vailleurs qui croient sincèrement que leurs salaires seront augmentés
un jour. Alors c'est la crainte du pire. Essayez de dire qu'il n'y aura
pas de chômage : « Il s'en fout, lui, du chômage, sa femme travaille... »
ou « Il n'a pas d'enfant... Il est heureux lui... » Ou bien encore et c'est
plus grave on vous prend pour celui qui veut cacher les perspectives
du chômage pour mieux pouvoir reprocher aux autres leur passivité. La
crainte du chômage devient alors un bon prétexte. Il faut y croire
pour se justifier. Il faut croire aux calamités de l'enfer pour ne jamais.
pécher. Alors on remplace les actions revendicatives par un étalage de
notre misère. Vous entendez la voix résignée d'un collègue qui répète
pour la nième fois : « Nous sommes dans le pétrin. » « On n'arrive
plus à s'en sortir. » Un gros qui dit : « On n'arrive même plus à bouf.
fer ». Non, il exagère un peu celui-là, mais allez le lui dire, il se sen-
tira offensé. La misère doit se traduire par le manque de nourriture,
autrement ce n'est plus la misère et si ce n'est pas la misère c'est que
nous sommes heureux et si nous sommes heureux il n'y a plus aucune
raison de se plaindre et peut-être même de s'opposer à ce qui se passe.
Dire que l'on est malheureux, exagérer ce malheur jusqu'à l'absurde
c'est la protestation, c'est le défoulement. Ce qu'il affirme, il l'a puisé
dans la propagande syndicale ou dans la littérature bourgeoise. Il a
renié sa propre réalité et ses problèmes parce qu'on l'a poussé à accepter
sa condition d'ouvrier. De Victor Hugo à « La Vie Ouvrière », tous ont
cherché à le réduire à n'être qu'un tube digestif. On comprend que,
maintenu dans cette optique, l'ouvrier voie ses perspectives limitées et
comme il a suffisamment de quoi s'alimenter, il n'a plus que deux choses
à faire : soit se résigner à n'être qu'un estomac, soit mentir et nier qu'il
peut continuer à vivre ainsi. Ce manque de perspective politique l'oblige
à s'appuyer sur le mensonge pour tromper les autres et manifester sa
ranceur. Mais c'est là aussi que réside toute la faiblesse de son argu-
mentation. Il est obligé de mentir pour revendiquer plus de richesse. Il
est obligé de jouer à l'indigent. La lutte contre l'exploitation perd son
caractère profond pour ne devenir qu'une revendication de beefsteack.
Il n'y a rien d'étonnant que, placés dans cette situation, beaucoup refusent
72
CHEZ RENAULT, APRES LE REFERENDUM
maintenant de prendre des risques pour simplement obtenir un peu
plus... L'objectif est trop minime pour l'effort demandé. S'il a accepté
sa condition d'ouvrier comme une condition immuable dans toute
société, s'il a souscrit à toute la propagande politique et syndicale
qu'on lui offre, il s'identifiera à cette machine à bouffer et cela même
risque de lui enlever toute vélléité de se révolter. Beaucoup se hâtent
de tirer la conclusion : « tant que les ouvriers ne crèveront pas de
faim ils resteront passifs ». Chose qui revient à dire que l'ouvrier ne se
révoltera que lorsque le système d'exploitation ne lui permettra plus
d'être ouvrier. Il pourrait ainsi se révolter uniquement pour rester
ouvrier, pour renouveler sa force de travail et rien de plus. Ceci a
toujours été l'idée fondamentale de la classe dominante. Pas mal
d'ouvriers la partagent aujourd'hui.
*
Le balayeur, lui, pense différemment. Il n'est pas politisé et
peut-être parce qu'il est en plus un africain il ne perd pas de vue les
aspirations humaines les plus élémentaires. Il est plus révolté d'être
considéré comme un robot que les autres. Il dit que ses cheveux
blanchissent et qu'il voudrait partir de là avant qu'ils ne soient com.
plètement blancs. C'est le système de vie qu'on lui impose qu'il refuse.
Gagner un peu plus ou un peu moins ce n'est pas le grand problème
pour lui. « On se fout de moi, dit-il, parce que je suis manouvre, mais
ceux qui se moquent sont aussi idiots que moi. Quand j'arrive le matin
ils sont là aussi, à pointer leur carton comme moi. Quand j'ai sommeil
et que je me frotte les yeux, eux aussi ils ont sommeil. Ils restent ici
autant de temps que moi jusqu'au soir. Alors ? Ils gagnent un peu
plus que moi parce qu'ils sont professionnels, mais ils ne peuvent rien
faire d'autre que de venir tous les jours comme moi et faire la même
chose comme des idiots sans savoir pourquoi. » Il répète : « Ils se
croient plus malins, mais ils sont comme moi ». Et, pour se consoler,
« Ils en bavent tous comme moi ». Pour lui c'est la condition d'ouvrier
à laquelle il lui est difficile de se résoudre et à cause de laquelle il
souffre. Mais la plupart des autres se sont résignés à cette condition.
L'injustice, la hiérarchie sociale, l'absurdité de la vie qu'on nous fait
mener, la noirceur quotidienne dans laquelle on nous maintient sont
acceptées. Tout cela est considéré comme l'injustice obligatoire de toute
société. En dehors de cette injustice officielle, il y a les injustices anor-
males ou accidentelles. Celle de ne pas avoir assez à manger, par exem-
ple. Mais comme celle-ci n'existe pas en réalité, on l'invente, comme
on exagère un éventuel chômage et toutes les calamités qui peuvent
s'abattre sur la classe ouvrière. On invente les pires situations en disant
que cela pourrait bien arriver. C'est la crainte qui peut provoquer
tout au plus la défensive. L'esprit d'offensive qui existait il y a quel.
ques années chez les travailleurs, l'idée même de combattre pour avoir
de meilleures conditions de vie, semble être momentanément disparue.
On veut bien se défendre contre ce qui pourrait être pire, mais le pire
est jugé si bas que l'on se sent paralysé.
1
*
La politique pèse de tout son poids sur l'attitude actuelle des
ouvriers ; elle pèse en tant que force d'aliénation et n'est en aucun cas
considérée, comme elle le fut il y a quelques années, comme une voie
73
SOCIALISME OU BARBARIE
liers en
ouverte à de meilleures conditions. La politique aliène, écrase, dégoûte,.
mais tout le monde sait à présent que tout notre niveau de vie est lié
à la politique. C'est le cercle infernal dans lequel semblent être
enfermés les ouvriers et dans tout cela il n'y a pour eux aucune petite
lumière d'espoir qui leur permette d'y voir clair. La solution poli-
tique, c'est aussi la solution des autres et pour les autres. Rien à
l'horizon qui puisse leur faire espérer qu'ils pourraient ne pas être des
ouvriers mais des hommes.
Ce sont les ouvriers que l'on peut voir dans les chaînes et les ate-
ce début de la Ve République. Certains d'entre eux, il y a à
peine un an, étaient prêts à se lancer dans de grands mouvements. Il y
a quelques années, d'autres n'hésitaient pas à faire plusieurs semaines
de grève. Ce sont ces mêmes ouvriers qui, en 1953, lors de grève
des fonctionnaires, étaient pleins d'espoir et se seraient joints au mou-
vement si les syndicats le leur avaient demandé. Ce sont eux qui,
pleins de bonne volonté, ont attendu pendant des années les bons mots
d'ordre et qui aujourd'hui sont lassés et déçus. Ce sont les mêmes qui
disent :
« De Gaulle ? pourquoi pas », ou bien, dégoûtés, vous disent
qu'ils ne lisent plus les journaux.
De tout ce désarroi beaucoup tirent la conclusion que tout est
fini, que ce climat d'apathie et de désintéressement va dominer tout
le régime qui s'installe. Mais le raisonnement de ces gens n'était-il pas
bien souvent des plus optimistes il y a un an ou six mois ou après
la manifestation du 28 mai ? La classe ouvrière est aujourd'hui
désorientée, dominée par une absence totale d'espoir et de perspective..
Notre tâche n'est pas de nous lamenter mais de continuer à l'aider à
forger son idéologie, de l'aider à lui donner un objectif qui lui soit
propre. Le jour où elle sera lasse d'attendre nous aurons ainsi plus à
faire qu'à simplement nous réjouir, car nous contribuerons efficacement
à sa lutte.
LES MILITANTS COMMUNISTES
Les seuls qui parlent beaucoup de la situation ce sont les commu-
nistes, mais ils parlent surtout entre eux, comme s'ils se parlaient
à eux-mêmes. Voici ce que disent certains.
Avant le référendum, l'un d'eux disait que le Gouvernement inter-
dirait peut-être le P. C. parce qu'il avait peur de son influence sur les
masses. Mais il ajoutait que le Gouvernement hésiterait à faire une
telle chose car le Parti passerait dans l'illégalité et pour lui l'illéga-
lité c'est le retour au temps de la résistance avec maquis et sabotage.
Il me dit cela à moi, parce qu'il m'identifie un peu aux durs du Parti
mais comme il n'est pas un dur je crois qu'il doit dire des choses
différentes aux autres. Il y a depuis longtemps tout un éventail de posi-
tions politiques clandestines dans le Parti à l'usage des différents tem-
péraments de militants allant du très dur jusqu'au très mou. Ce que
dit ce militant est le reflet de ce que pense toute une catégorie de gens,
surtout ceux qui sont venus au Parti pendant l'occupation. Depuis des
années la direction les tient sous pression en les persuadant que bien-
tôt le parlementarisme va se terminer et que le grand boum va arriver.
Depuis des années on les persuade que la période parlementaire est
transitoire, un mauvais moment à passer, mais que pendant cette période
les troupes communistes se renforcent et qu'ensuite le parti pourra se
lancer dans une politique plus dure. Beaucoup de militants
ces
74
CHEZ RENAULT, APRES LE REFERENDUM
masses
voient-ils aussi le durcissement de leur politique pour des périodes très
proches ? Certains chuchotent à voix basse les dernières informations
sur les sabotages F. L. N. comme on se transmettait pendant l'occupation
les informations de la B.B.C.
Ils se réjouissent de cette action et ils préféreraient que ce soit
leur propre parti qui la préconise. Toutefois ils sont obligés d'échan-
ger leurs impressions à voix basse, car dans tous les coins des ateliers
le racisme gagne. On bouffe du bougnoule ouvertement à présent.
« Il faudrait tous les tuer », est une formule courante qui se dit pour les
nord-africains et bien que cela n'aille pas plus loin que des phrases,
ce qui est nouveau c'est que ce sont les seules que l'on entend
s'exprimer publiquement ; les autres se chuchotent. Le rapport de forces
est renversé. Autrefois le noyau communiste avait l'appui des ouvriers,
aujourd'hui ce noyau se trouve isolé. Or, la politique du Parti n'est
pas de se confiner dans cet isolement mais au contraire de tout faire
pour le briser et pour retrouver ce contact avec les masses qu'il avait
après la Libération. Mais pour le Parti, regagner la confiance des
ne signifie pas prêter l'oreille à ce que disent les ouvriers,
mais faire des concessions aux autres formations politiques et surtout
faire des acrobaties pour ne pas les choquer. Cela c'est la politique de
la direction. La politique des militants doit être de bannir tout sec-
tarisme pour rassembler les ouvriers. La situation pour les militants
devient inextricable. Plus le Parti perd pied dans la classe ouvrière,
plus la politique gouvernementale devient réactionnaire, plus ils doi.
vent amollir leur politique et faire des concessions. Autrefois, quand
le noyau était fort, il pouvait se permettre d'avoir des positions tran.
chées, les militants pouvaient parler comme l'Huma, insulter à tort et à
travers ceux qui n'étaient pas d'accord, les menacer ou leur casser la
figure. Aujourd'hui c'est fini ; l'arrogance n'est plus de mise. Le
militant doit discuter avec les autres et dans ces discussions il n'est
plus le plus fort, il doit courir le risque de se faire engueuler et de
se voir reprocher les choses les plus hétéroclites. S'il veut appliquer
la politique du Parti, il doit réfléchir davantage qu'autrefois. Pour
certains d'entre eux, ne plus se sentir les plus forts est une situation
intenable ; ils se taisent, plus tard ils abandonneront. Le tragique
pour les militants c'est que la politique du Parti ne peut plus les
satisfaire. Dans cette situation, c'est la politique de la « 3e période >>
qui conviendrait le mieux aux militants et c'est la politique de main
tendue qu'on leur propose.
Les militants disent : « Les ouvriers qui ont voté OUI sont des
cons ». Mais le lendemain L'Huma dit qu'il ne faut pas se couper des
ouvriers qui ont voté OUI et que ces derniers revoteront pour le
Parti. Les militants disent que les socialistes et les mendéssistes sont des
salauds. Mais le lendemain. L'Huma chante les louanges des mendés-
sistes. Au Parti on a l'habitude des positions tranchées. Quand on com-
battait les socialistes en 1948 on disait qu'ils étaient des fascistes.
Quand on combattait Pinay on disait que c'était un fasciste. Aujour-
d'hui, on ne peut même plus dire que de Gaulle est un fasciste. La
politique aurait-elle de telles subtilités ? On se réjouit en douce des
sabotages F. L. N. mais L'Huma les condamne. Les subtilités deviennent
un labyrinthe. Comment ne pas se sentir mal à l'aise dans tout cet
imbroglio ? La confortabilité politique d'un grand parti disparaît, les
militants doivent s'adapter à la vie politique d'un petit parti qui
mènera une petite opposition,
75
1
SOCIALISME OU BARBARIE
On discute..
Je dis :
« Je ne suis pas républicain ».
Un militant répond : « Moi non plus ». Et pourtant Maurice Thorez
se vante de défendre la Constitution de 1946 !
Une autre fois, au sujet de la manifestation du 4 septembre :
« Moi je ne veux pas aller là-bas pour chanter La Marseillaise. »
Réponse d'un autre militant : « Mais moi non plus ». Et il s'indigne
que j'aie pu penser qu'il irait chanter La Marseillaise. A la manifes-
tation, la consigne du Parti était pourtant de chanter La Marseillaise !
Un autre dit qu'il en assez des manifestations pacifiques. S'ils
cognent, on répondra ; et pourtant la consigne du Parti était de ne pas
répondre. « Pas de provocation » : on sait ce que cela veut dire dans
le langage du P. C.
a
en
Les militants devront encore une fois avaler bien des illusions
après le référendum. Encore une fois leurs espoirs seront déçus mais
ils sont le noyau. La plupart n'abandonneront pas, car le P. C. est un
monde qui existe indépendamment de la ligne politique et qui est
soudé avec des liens humains qui sont pour beaucoup plus importants
que la politique suivie par le parti. Plus le vide se crée autour des
militants, plus ils ont tendance à se regrouper et à discuter entre eux
tandis que , la politique du Parti va sens inverse et fait tous ses
efforts pour rompre l'isolement.
Ces deux tendances contradictoires causent, certainement bien des
soucis aux militants et aux membres du Comité Central ; contradictions
que ni les uns ni les autres ne sont près de résoudre.
Deux ouvriers viennent de quitter la C.G.T.
Pour l'un, c'est parce qu'il a perdu tout espoir de tirer quelque
avantage personnel de ce syndicat. On lui reprochait auparavant d'être
inscrit à la C. G. T. uniquement pour bénéficier de la Mutuelle du syn.
dicat. Maintenant, il prétend que l'augmentation de 15 É de l'heure
qu'il vient de recevoir n'est pas étrangère à sa démission. Un autre est
parti de la C.G. T. uniquement parce qu'il ne veut pas payer de coti-
sation. Pourtant, si c'était gratuit, il serait encore certainement au syn. .
dicat, bien que de temps en temps il dise du bien de de Gaulle.
LES GAULLISTES
La littérature gaulliste circule dans l'usine sans susciter beaucoup
d'intérêt. Il faut dire que le contenu de ces tracts ne s'y prête pas.
L'argumentation est très simple ; elle se réduit souvent à une cari.
cature suivie d'une légende. Exemple : le cercueil de la IVe République
devant deux individus qui doivent être des communistes et qui pleu-
rent. Un autre tract représente une voiture chargée d'individus armés.
C'est le « commando communiste » qui va attaquer les ouvriers de chez
Simca. Un autre représente un âne qui dit qu'il votera NON. Il y a
aussi des tracts signés du Comité de Salut Public Renault, qui exhortent
les ouvriers au patriotisme. Un autre traite des problèmes sociaux en
prêchant la bonne entente entre la maîtrise et les ouvriers. Le ton,
bien que paternaliste, est plus maladroit que celui de la Direction.
Signés ou pas signés, les tracts sont faits et distribués par le Syndicat
Indépendant Renault
. C'est le syndicat qui a le vent en poupe, le
grand vainqueur du référendum qui, malgré sa victoire, reste ce qu'il
76
CHEZ RENAULT, APRES LE REFERENDUM
était avant, une petite organisation, avec beaucoup d'appuis du côté
de la Direction et presque pas du côté des ouvriers. Une organisation
incapable de secouer l'apathie des travailleurs, soit dans le sens réac-
tionnaire et nationaliste, soit dans le sens tout aussi réactionnaire de
l'anti-communisme bourgeois. L'idéologie de ces gaullistes est encore
bien inférieure à la démagogie fasciste car ils ne peuvent apparaître
que comme des conciliateurs et, sur ce terrain, ils peuvent difficilement
se distinguer des autres formations syndicales. Ils ne peuvent qu'être
les continuateurs du syndicalisme d'Etat. La seule chose qu'ils puissent
revendiquer, c'est la succession aux postes que pourraient leur laisser
les autres syndicats, mais là encore il faudrait pouvoir les conquérir
dans les élections, ce qui demeure une chose improbable. Toutes les
perspectives de montée de ces formations syndicales restent limitées,
même avec l'appui de la Direction. Elles arrivent au moment ou le synt.
dicalisme est déconsidéré aux yeux des ouvriers avant d'avoir pu jouer
son véritable rôle moderne, c'est-à-dire de peser de toutes ses forces
dans l'appareil de gestion de l'usine comme dans beaucoup de sociétés
contemporaines.
D. MOTHE.
77
De Gaulle et l'Afrique noire
Le succès du référendum en Afrique noire a témoigné
de la capacité du capitalisme français de résoudre, au moins
pour les prochaines années, le problème de ses rapports avec
les colonies. La communauté qu'elle vient d'offrir aux noirs
écarte le danger de voir l’Afrique produire demain de nou-
velles Tunisies et de nouvelles Indochines : d'une part elle
laisse en permanence une porte ouverte sur l'indépendance
: et d'autre part elle offre aux couches bourgeoises et bureau-
cratiques dirigeantes des perspectives de développement poli-
tique, social et économique. Le oui de l'Afrique noire c'est
donc à la fois le premier pas du capitalisme français sur le
chemin de la résolution de ses problèmes les plus urgents et
le choix fait par les dirigeants noirs de la communauté
comme du cadre le plus approprié à leur développement,
c'est enfin un succès politique pour ces dirigeants qui ont
réussi à faire plébisciter par les masses un système qui n'est
rien d'autre que la perpétuation de l'exploitation coloniale
sous les oripeaux de la démocratie bourgeoise. Mais à côté
du oui il y a eu le non de la Guinée et sa sécession, les
manifestations de Dakar, les prises de position de l'U.G.T.A.N.
(Union Générale des Travailleurs Noirs), de la F.E.A.N.F.
(Fédération des Etudiants d'Afrique Noire en France) et du
P.A.I. (Parti Africain de l'Indépendance) en faveur de l'indé-
pendance immédiate et contre la communauté gaulliste, la
scission au sein de la section sénégalaise du P.R.A. de L. S.
Senghor.
1
!
1. Dès l'arrivée au pouvoir de de Gaulle le problème
africain, comme tous les problèmes que la classe dirigeante
avait refusé pendant des années de résoudre dans un sens ou
dans l'autre, devenait urgent et exigeait une solution immé-
diate. L'incapacité chronique de la IV° République de réor-
ganiser les rapports de la métropole avec ses colonies avait
produit le 13 mai, c'est-à-dire l'insurrection d'une fraction
de la bourgeoisie contre l'autre et contre l'Etat. La conduite
du nouveau pouvoir sorti de la crise lui était donc dicté par
le sort même de celui qui venait de s'effondrer.
78
DE GAULLE ET L'AFRIQUE NOIRE
Dès la fin de la dernière guerre mondiale, les nations
capitalistes qui possédaient encore des empires coloniaux
avaient procédé à leur liquidation plus ou moins. pacifique,
sous la double pression des peuples colonisés et de l'état
d'épuisement où elles se trouvaient alors et qui leur inter-
disait de se lancer dans de nouvelles guerres de reconquête.
L'aspect relativement pacifique et spontané de cette liqui-
dation découlait de la structure d'un capitalisme parfaite-
ment en mesure de fonctionner sans empire colonial : cette
liquidation se transformait ainsi, du point de vue des métro-
poles, d'ébranlement révolutionnaire en simple acte de rou-
tine dans la gestion saine d'une économie capitaliste. Mais
en France, contrairement à ce qui s'était passé partout ailleurs,
cet « acte routinier » avait pris la forme de répressions et
de guerres de reconquête dans les colonies, et dans la métro-
pole toute campagne pour la réorganisation des rapports
coloniaux, avait été traitée comme une tentative de subversion
de l'Etat. Cette situation paradoxale résultait de la structure
du capitalisme français d'une part et de celle du pouvoir
politique d'autre part, et en retour renforçait l'une et l'autre.
On a déjà décrit ici (Voir Socialisme ou Barbarie, nº 25,
« Perspectives de la crise française », par P. Chaulieu) l'aspect
anarchique et rétrograde de ces structures qui ne permet-
taient ni sur le plan politique ni sur le plan économique
l'expression de l'intérêt général du capitalisme français. Du
point de vue politique le maintien de rapports archaïques
avec les colonies, la succession des répressions, des ratissages
et des guerres de reconquête créait un état de tension sociale
et d'instabilité gouvernementale en soumettant les dirigeants
bourgeois au chantage permanent d'un petit nombre d'ultras,
corrompait tous les rouages de l'Etat et pourrissait les rap-
ports entre la France et les autres pays. Sur le plan écono-
mique les colonies étaient loin d'avoir une importance telle
qu'elles puissent justifier tout ce qu'entraînait leur maintien,
et d'autre part cette importance, elles l'avaient surtout pour
des couches marginales du capital.
En ce qui concerne l'Afrique noire, l'essentiel de ses
rapports économiques avec la métropole se réduit à être
le terrain de chasse-gardée à l'intérieur duquel les couches
marginales du capital français se réservent la possibilité
d'écouler une camelote invendable partout ailleurs à des prix
impensables partout ailleurs. D'autre part, bien que du point de
vue de son intérêt général l'Afrique noire n'ait qu'une valeur
79
SOCIALISME OU BARBARIE
limitée pour le capitalisme français pris dans son ensemble (le
marché africain, déduction faite de l’Algérie, n'absorbe que
1,3 % du produit national), le même marché est la condi-
tion essentielle de la survie de certains secteurs de ce capi-
talisme : l'industrie textile vend en Afrique noire le sixième
de sa production de soie, de coton et de rayonne, l’A. N.
achète le dixième des chaussures françaises, le dixième des
pneus, etc. Enfin, en juste retour de la vente forcée et supé-
rieure aux tarifs mondiaux des produits métropolitains, l’Afri-
que vend à la France, tout au profit des entreprises de
commercialisation, de transport, etc., au-dessus des tarifs
mondiaux et y écoule à son tour des produits invendables
partout ailleurs. (1)
Ces structures, avec toutes les contradictions qu'elles
impliquent du point de vue de l'intérêt général du capitalisme
français, ne datent évidemment pas d'hier, ni les tentatives
des représentants du grand capital de les modifier. Mais ces
tentatives ou elles n'aboutissaient que sous la pression inter-
nationale (Indochine liquidée par Mendès-France) ou leurs
résultats étaient constamment remis en cause (Tunisie, Maroc),
ou enfin elles s'arrêtaient à mi-chemin (Loi-cadre des terri-
toires d'Afrique Noire) ; tout ceci était inévitable tant qu'elles
se déroulaient dans le cadre de la IV° République, dont
l'Etat et toutes les institutions étaient complètement noyautés
et corrompus par les représentants des couches périphé-
riques du capital.
En rendant indispensable la liquidation de l'influence
politique d'abord et des racines économiques et sociales
ensuite des couches marginales, la crise du 13 mai inscrivait
donc également à l'ordre du jour la transformation des
anciens rapports coloniaux. En l'absence d'une lutte des noirs
eux-mêmes cette transformation n'avait aucune raison d'être
la liquidation de l'empire africain (d'autant plus que la
grande industrie elle aussi profite du marché africain pro-
tégé en y écoulant du matériel d'équipement à des prix
supérieurs à ceux en vigueur sur le marché mondial), elle
devait être un aménagement relativement durable. et viable
de cet empire, elle devait donc d'une part maintenir tous les
anciens rapports d'exploitation et d'autre part offrir aux
(1) Sur les rapports économiques France-Afrique noire voir Le
Monde des 24, 25 et 26 septembre 1958 : « L'ensemble économique
franco-africain ne peut demeurer dans le statu-quo », par G. Mathieu.
80
DE GAULLE ET L'AFRIQUE NOIRE
dirigeants noirs des perspectives concrètes de développement
politique, économique et social : c'est à ces fonctions que
répond la Communauté.
:
2. Dès le lendemain du référendum, les dirigeants noirs,
ayant exécuté leur part du contrat, réclamaient rhétorique-
ment cet « apport positif nouveau de la communauté dans
le domaine économique » autrement dit les crédits que de
Gaulle leur avait promis en échange du « oui » de leurs
populations. En fait cet « apport », qui n'a rien ni de positif
ni de nouveau, ne peut en aucune façon permettre de résou-
dre les problèmes permanents posés par l'exploitation.
Ces problèmes sont d'une part le volume extrêmement
faible de la production agricole (pour donner une idée gros-
sière de ce problème on dira que la moitié de la population
d'un pays relativement favorisé comme le Ghana vit en
économie de subsistance et échappe complètement aux cir-
cuits commerciaux) et d'autre part celui de l'industrialisa-
tion. Les crédits accordés par la métropole aux territoires
d'Afrique ne permettent nullement de résoudre ces problèmes.
La fonction essentielle des crédits publics est d'entretenir
l'appareil de drainage des produits coloniaux vers la métro-
pole (routes, ports, chemins de fer, etc.) et de permettre aux
sociétés commerciales d'acheter des produits métropolitains.
C'est également dans le commerce que s'investissent presque
exclusivement les capitaux privés, c'est-à-dire encore dans
le drainage des produits coloniaux et dans la vente de pro-
duits métropolitains. Tous les bénéfices produits par ces
capitaux fuient l'Afrique comme la peste et viennent se
réinvestir dans la métropole. Sauf en tant que vendeur exploité
et consommateur exploité, le noir et ses besoins essentiels
sont complètement exclus du circuit décrit par les crédits
et que les économistes bourgeois appellent tout simplement
un circuit fermé entre Français de part et d'autre de la
Méditerranée. (2)
Le fait que les couches dirigeantes de la bourgeoisie
noire et de la micro-bureaucratie, groupées derrière Hou-
phouet-Boigny et Senghor, aient succombé au chantage gaul-
liste, entraînant avec elles la quasi-totalité des populations
1
:
(2), Voir les articles du Monde précédemment cités, ainsi que
« Les masses africaines et l'actuelle condition humaine », par Abdoulaye
Ly, Editions Présence Africaine, 1956.
81
SOCIALISME OU BARBARIE
noires (exception faite pour la Guinée) montre à quel point
ces couches sont incapables de résoudre les problèmes de la
société noire qui continueront de se poser au sein de la nou-
velle Communauté. La viabilité à court et à long terme de
cette communauté et de la solution gaulliste dépend donc
en dernière analyse de la lutte de classe en Afrique noire
et de la rapidité avec laquelle les masses noires exploitées
se dégageront de la tutelle des Houphouet-Boigny, Senghor
et Cie, et poseront le problème de l'exploitation.
3. Si Houphouet-Boigny et les couches qu'il représente,
quelque dix ans après avoir organisé la lutte contre le travail
forcé, mais en continuité avec leur tournant pro-administratif
de 1951, choisissent l'intégration au cadre colonial français,
retaillé à leurs mesures et rebaptisé communauté, rien ne
justifie pour les autres couches de la population une pareille
limitation de leurs revendications.
La maigre manne de francs métropolitains ne tombe que
sur les planteurs noirs les plus aisés qui peuvent étendre et
moderniser leurs exploitations et commercialiser leurs pro-
duits à égalité avec les blancs. Mais pour l'immense majorité
des paysans (et donc pour l'immense majorité de la popula-
tion noire) ces crédits sont inexistants et la commercialisa-
tion de leurs produits signifie pour eux bien autre chose :
l'exploitation par les entreprises de commercialisation, dou-
blée de celle des banques, des « caisses de prévoyance » et
des usuriers, à quoi s'ajoute un second degré d'exploitation
au niveau de l'achat des produits importés de la métropole.
Pour le sous-prolétariat des villes, détachements misé-
rables de paysans, entassé dans des bidon-villes, vivant de
la vente épisodique de sa force de travail, chaque salaire
nourrissant en plus des enfants plusieurs parents et lointains
cousins chômeurs, le cadre colonial, quelque nom qu'on
lui donne signifie son exploitation directe et indirecte,
tant que producteur et tant que consommateur,
colons et la métropole. Quant aux fonction-
naires et aux petits employés noirs, gérants de l'appareil éco-
nomique et administratif de domination, le cadre colonial
avec sa discrimination raciale, son économie stagnante, signi.
fie niveau de vie non moins stagnant, la négation des
capacités d'initiative, d'organisation et de gestion qu'ils déve-
loppent au sein des partis politiques (au Congrès de Bamako
de 1956 on a établi que plus de 60 % des délégués R.D.A.
en
en
par les
un
82
DE GAULLE ET L'AFRIQUE NOIRE
étaient fonctionnaires) et des syndicats. A ces couches dont
les revendications font éclater le cadre colonial, s'ajoutent
d'une part les étudiants, perpétuelle épine dans les côtes du
R.D.A. qui n'a trouvé d'autre solution au problème que de
dissoudre son organisation étudiante, et d'autre part les fem-
mes : arrachées de sociétés où, contrairement à ce que le
colonialisme a répandu à ce sujet elles jouissent d'un statut
qui leur permet la dignité, les femmes subissent une oppres-
sion et une dégradation telles que, pour elles, regagner leur
humanité et lutter contre le colonialisme, c'est tout un.
Les récents événements d'Afrique noire, surtout de Dakar,
ont été l'oeuvre de ces couches prolétarisées des villes et des
jeunes intellectuels, des étudiants, etc., et expriment donc le
fait
que
dans les villes il y a des couches entières de la popu-
lation qui se sont élevées à la conscience de la nécessité de
la lutte politique contre le colonialisme. La loi-cadre qui
était destinée dans l'esprit de ses auteurs à épuiser et à mor-
celer ce processus n'a eu finalement pour résultat
que
de
l'accélérer en permettant aux noirs de faire l'expérience
concrète de l'impossibilité de gérer la société sans s'attaquer
d'abord à l'exploitation coloniale, Dès avant le 13 mai
cette conscience s'était exprimée au Congrès de Coto-
du P. R. A. et dans la constitution
dans la constitution à Dakar du
parti africain de l'indépendance. La décomposition de
l'Etat métropolitain mise en évidence par l'insurrection
du 13 mai, et de la lutte politique menée en Afrique Noire
autour du référendum et de l'alternative Communauté-Indé.
pendance, tout cela a contribué à précipiter encore davan-
tage la prise de conscience par certaines couches, les plus
dynamiques, de l'objectif de l'indépendance.
Le fait qu'au moment du référendum les villes aient
voté oui non moins massivement que les campagnes et que
les manifestations de Dakar qui quelques semaines aupa-
ravant voyaient des milliers de noirs réclamer l'indépen-
dance et crier « Vive le F.L.N.! », aient laissé peu de traces,
permet de juger de l'évolution dont on vient de parler à sa
juste mesure. Mais le référendum ne peut pas faire qu'elle
n'ait pas eu lieu, elle s'est cristallisée pour de bon au niveau
des syndicats ouvriers et des organisations d’étudiants, et au
niveau des partis politiques comme le P.A.I. (Parti Africain
de l'Indépendance) et le nouveau parti sorti de la scission
du parti sénégalais de Senghor. D'autre part, les problèmes
permanents posés par l'exploitation continuent d'exister au
nou
83
SOCIALISME OU BARBARIE
sein de la Communauté. Les conditions d'une extension de
la lutte de classe existent donc. Tout ce qu'on sait de l'his-
toire du parti de N’Krumah en Gold Coast en 1948 et de
celle du R.D.A. en A.O.F. à la fin de la guerre, permet de
prévoir que lorsque cette extension aura lieu ce sera d'une
façon extrêmement rapide, sous forme d'une auto-organisa-
tion spontanée des masses autour de dirigeants politiques
nouveaux et qui alliera les techniques anciennes de la vie
collective à la conscience nouvelle des objectifs politiques.
S. CHATEL.
84
L'Union de la Gauche Socialiste
En décembre 1957, un nouveau parti se constituait,
l'Union de la Gauche Socialiste *. Il affirmait dans son pro-
gramme la nécessité de détruire le capitalisme et de renou-
veler le socialisme. A peine un an plus tard, on est quelque
peu surpris d'apprendre que la destruction du capitalisme
passe par l'alliance avec M. Mendès-France, et le renouveau du
socialisme par celle avec M. Mitterand à moins que ce ne
soit l'inverse, ce qui, au demeurant, ne changerait rien à
l'affaire. Pourtant, la création du nouveau parti avait incon-
testablement créé quelques espoirs chez de nombreux mili.
tants de gauche, et avait suscité un courant non négligeable
d'adhésions. Comment se fait-il qu'un parti qui, dans l'esprit
des militants qui y adhérèrent devait représenter quelque
chose d'autre que les organisations traditionnelles qu'ils
venaient de quitter, en est un an après sa création à parti-
ciper à la campagne électorale sous l'égide de l'« Union (?)
des Forces (??) Démocratiques (!!!) » ? Comment se fait-il
qu'un parti qui s'affirme dans son programme « révolution-
naire » ne trouve rien d'autre à opposer à de Gaulle que
la demande d'une « Constitution plus démocratique » et de
négociations plus rapides avec le F.L.N. ?
Pour répondre à ces questions, il est nécessaire d'ana-
lyser la constitution et le programme de l'U.G.S.
C'est le 8 décembre 1957 que l'U.G.S. est apparue sur la
scène politique française. La nouvelle formation rassemblait
les militants de la Nouvelle Gauche, du Mouvement de Libé-
ration du Peuple, de l'Action Socialiste et de la majorité de
la Jeune République, groupements qui, pour être connus,
n'avaient pas pour autant le caractère structuré de parti (1).
Dix mois après l'unification, le parti tenait à Lyon, les 20 et
21 septembre dernier, un congrés national.
Aussi bien au Congrès d'unification qu'à celui du 21 sep-
tembre, le climat d'enthousiasme est frappant. La jeunesse
(*) V. les notes à la fin de cet article.
85
SOCIALISME OU BARBARIE
de la plupart des délégués contraste avec la physionomie de
vieillesse physique que présentent toutes les organisations de.
« gauche ». La nouvelle organisation suscite rapidement un
intérêt dans les milieux qu'il est convenu d'appeler « l'avant-
garde » et auprès de certaines couches de travailleurs. Cela
se traduit tout au long de l'année par un recrutement continu
qui est loin d'être négligeable.
Déjà au cours de 1957, pendant la préparation de l'uni-
fication, les organisations qui allaient former le nouveau parti,
et surtout la Nouvelle Gauche, avaient bénéficié d'un courant
d'adhésions. Celui-ci n'a fait que s'amplifier. Des sections
nombreuses se sont formées très rapidement, se groupant
en fédérations si bien que l’U.G.S. existe comme organisation
à l'échelle nationale. On estime que les quatre organisations
unifiées groupaient à l'origine de 3 à 4000 membres et que
les effectifs actuels sont de l'ordre de 8 000.
Si nous insistons sur ces faits, c'est qu'ils traduisent un
renversement incontestable de la tendance qui a dominé la
vie des organisations de « gauche » depuis treize ans. A une
époque où les organisations traditionnelles perdent année
après année leur substance, où non seulement les partis mais
même les syndicats, voient leurs adhérents disparaître par
dizaines de milliers, le fait qu'une nouvelle formation par-
vienne à rassembler une fraction, même très faible relative-
ment, des anciens militants et à recruter un certain nombre
de jeunes, constitue à lui seul un phénomène politique im-
portant. Comme l'expliquer ? D'un côté, l'expérience des
organisations faite par les travailleurs et les militants, depuis
1945 a été approfondie en fonction des événements des deux
dernières années. D'un autre côté, la crise dans laquelle a
été plongée la société française par la guerre d'Algérie et
ses conséquences a créé chez un grand nombre d'individus
de tous milieux le besoin de s'organiser pour agir. Durant
cette dernière décennie, des centaines de milliers de militants
ont abandonné le P.C. et la S.F.I.O. Dégoûtés par le soutien
cynique de la politique extérieure russe sans souci des inté-
rêts du prolétariat français, qui a déterminé la ligne du
stalinisme français, par l'appui total qu'accorde le parti
« socialiste » au capitalisme français, ils ont en même temps
fait l'expérience de la bureaucratisation profonde de ces deux
partis, de l'impossibilité radicale de les « démocratiser » ou
de redresser leur politique. Mais, depuis 1956, les événements
ont porté cette expérience à un autre niveau. Le XXe Congrès
86
L'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
du P.C. russe, l'octobre polonais et surtout la répression bru-
tale de la révolution hongroise par la bureaucratie russe ont
fait sentir
que
le stalinisme n'était pas simplement une « mau-
vaise politique » mais correspondait à un régime social contre
lequel les ouvriers hongrois s'étaient montrés prêts à se battre
jusqu'à la mort.
L'attitude honteuse du P.C. sur le problème algérien, le
vote des pouvoirs spéciaux à Mollet, en mars 1956, son asso-
ciation après le 13 mai au vote de nouveaux pouvoirs spé-
ciaux à Pflimlin n'ont pu que creuser le fossé entre les tra-
vailleurs et ce parti. La perte de 1 000 000 ou 1 500 000 voix
accusée par le P.C. au referendum, est l'illustration la plus
frappante de ce phénomène. Quant à la S. F. I. O., elle a
atteint un stade de pourrissement qualitativement supérieur.
Parallèlement, l'accumulation de ces « expériences cru-
ciales » en un laps de temps relativement bref fait que les
nouvelles générations qui n'ont pas encore eu le temps de
militer, adoptent une attitude profondément critique devant
ces partis et ne se montrent nullement empressés d'y adhérer.
Ceci d'autant plus que sur elles, les raisonnements sinueux et
les sophismes par lesquels Thorez ou Mollet « justifient » ou
« expliquent » leur politique ont beaucoup moins de prise
que sur d'anciens militants attachés sentimentalement aux
partis et faussement « politisés ».
Il y a donc à la fois une catégorie très importante de tra-
vailleurs et militants pour lesquels l'expérience des partis
« ouvriers » est faite de façon irréversible, et des couches
chaque jour plus importantes de jeunes que ces partis sont
radicalement incapables d'attirer. Cela ne signifie pas que ces
hommes formulent d'une façon explicite et consciente leurs
désaccords avec les anciens partis, encore moins qu'ils sont :
capables de leur donner une formulation théorique claire,
ou de les traduire dès aujourd'hui en objectifs d'action pré-
cis. Ils vivent cependant d'une façon positive les problèmes
qui sont ceux de l'époque. Ils ne gardent pas seulement une
conscience anti-capitaliste très vivace, l'expérience du stali-
nisme a fait naître en eux un fort sentiment anti-bureaucra-
tique même si celui-ci ne se traduit au départ et le plus sou-
vent que par un recul devant la « politique ».Et, dans la
mesure où le problème de la bureaucratie (dans les organi.
sations ou dans la société) est de plus en plus le problème
de l'époque, ils sont par là même sensibilisés sur les
ques-
tions les plus fondamentales de la politique actuelle.
87
SOCIALISME OU BARBARIE
C'est ce réservoir qui nourrit actuellement le courant
d'adhésions dont bénéficie le P. U. G. S. Le programme
d'action de celui-ci, adopté au Congrès d'unification, montre
la base sur laquelle se fait ce recrutement. Le préambule de
ce programme affirme le besoin d'un renouveau du socialisme
et la nécessité de détruire le capitalisme. Vient ensuite la
définition des principes du Parti. Celui-ci se dit révolution-
naire en tant qu'il reconnaît la lutte des classes, élément
déterminant de l'évolution de la société, et appuie les luttes
des travailleurs. Il prétend que la démocratie doit être défen-
due aussi bien dans le régime actuel que dans le cadre de la
société future. Il s'affirme contre la dictature d'une bureau-
cratie ou d'une technocratie et pour la « démocratie la plus
directe possible et l'instauration du contrôle et de l'ini-
tiative des producteurs ». Le parti sera laïque et indépen-
dant de l'Etat ou de tout bloc d'Etats ; internationaliste
enfin, « dans le cadre bien compris de la défense des véri.
tables intérêts nationaux ». L'activité du parti doit se dérou-
ler sur quatre plans : action dans les organisations ouvrières
et démocratiques de base ; unité d'action avec les partis
ouvriers et démocratiques ; action éducative ; enfin, action
électorale pour utiliser toutes les possibilités du Parlement et
des institutions.
On voit tout de suite l'ambiguïté du programme et com-
ment elle exprime à la fois des tendances profondes des mili-
tants et la confusion inévitable à cette étape. On reviendra
plus loin sur ce qu'est en fin de compte la signification réelle
du programme de l’U. G. S. Montrons, par quelques exem-
ples comment ces idées résumées plus haut à défaut d'être
précisées conduisent à des interprétations et surtout à des
attitudes pratiques directement contradictoires. Lorsqu'on
parle de renouveau du socialisme, il semblerait logique de
dire de quel socialisme il s'agit. Faut-il renouveler celui de
Guy Mollet ? de Bevan ? de Kroutchev ? de Gomulka ? Que
signifie renouveler ? Monsieur Henri de Man « renouvelait »,
Bernstein a « renouvelé » et Lenine aussi ! L'U. G. S. se borne
à parler de « renouveau », ce qui est la plus vieille de toutes
les vieilleries.
Lorsqu'on lit : défense de la démocratie, peut-on éviter
de poser la question : de quelle démocratie s'agit-il ? De
la démocratie bourgeoise qui vient de s'effondrer en France ?
Il faut le supposer, puisque lorsque les événements du 13 mai
88
L'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
ont posé en France la question du régime, les leaders de
l'U. G. S. se sont évertués à démontrer qu'il suffisait de pro-
poser une constitution qui contiendrait « plus de démocra-
tie » que la précédente. Pas une seconde ils n'ont cru néces-
saire d'évoquer une perspective socialiste ou de parler de la
démocratie des conseils ouvriers.
Quand le programme mentionne « l'instauration du con-
trôle des travailleurs » s'agit-il de cette tromperie qu'est le
contrôle ouvrier yougoslave (2) ou que serait demain un
« contrôle » des ouvriers français sur la production par l'asso-
ciation capital-travail ? Ou bien de la revendication de la
gestion ouvrière de la production formulée par les conseils
ouvriers hongrois ?
Enfin, l'« internationalisme ne sacrifiant pas les véri- .
tables intérêts nationaux » est le meilleur exemple d'une
phrase où deux contenus directement contradictoires coha-
bitent. D'un côté elle fait croire aux travailleurs lassés de se
voir sacrifier aux impératifs de la politique extérieure russe
sous prétexte d? « internationalisme prolétarien », que le
Parti tiendra compte de leurs intérêts et de leur situation
nationale réelle. D'un autre côté, elle permet aux dirigeants
de mettre en avant des formules de « bonne » association de
la Fance avec les peuples coloniaux et de faire passer une
politique de réforme de l'impérialisme.
Le programme est donc bien habile dans son imprécision.
Son ambiguïté lui permet de créer chez les militants de base
l'impression que leurs véritables aspirations y trouvent leur
compte et aux dirigeants de « préciser » comme ils l'enten-
dent, « dans la pratique », « loin des abstractions théori-
ques et des dissertations détachées de la vie », ces positions,
tout en offrant le minimum de prise à la critique, puisqu'ils
se refusent
on y reviendra
à donner à leur ligne une
expression. rigoureuse et une justification théorique.
Cependant dans la vie réelle de l'organisation ce pro-
gramme ne peut rester ambigu. Et il ne l'est pas resté. Les
élections parlementaires y tiennent bien peu de place ; dans
la réalité, elles ont constitué depuis le début l'essentiel pour
ne pas dire la totalité de l'activité extérieure de l'U.G.S.
C’est que l'ambiguïté du programme sur le papier a été levée
dans la vie réelle par l'activité des dirigeants de l'organisa-
tion, qui sont déjà bien parvenus à lui imposer leur propre
orientation profonde. Pour comprendre celle-ci, il faut
89
SOCIALISME OU BARBARIE
ex-
analyser brièvement la composition et l'origine politique de
la direction et des cadres actuels de l’U. G. S. L'aspect domi-
nant est la particulière hétérogénéité des noyaux qui se sont
agglomérés pour former l’U. G. S.
Le premier, formé par les ex-dirigeants M. L. P., dont
Alvergnat et Belleville sont les représentants les plus en vue,
a la préoccupation majeure de ne pas se couper du P. C.
qu'il considère comme le seul parti véritablement ouvrier (3)
et dont les sépare surtout leur philosophie chrétienne.
« L'efficacité » du P. C. est à leurs yeux un critère de valeur
incontestable. Les cadres de cette tendance militant dans les
entreprises ont des méthodes identiques à celles du P. C. Ils
sont très souvent responsables syndicaux. La classe ouvrière
est pour eux la « masse ».
Le second pôle dirigeant que l'on appelle « ceux de la
Nouvelle Gauche » comprend trois types différents de res-
ponsables, les crypto-staliniens, les libéraux et les
trotskystes. Il n'y a cependant pas d'unité entre ces trois
groupes. Parmi les premiers, Martinet et Stibbe ont réalisé
dans le nouveau parti ce qu'ils n'avaient pu faire dans le
P.S.U (parti socialiste unifié). Leur souci est de défendre
coûte que coûte l'unité d'action avec le P. C. sans trop appa-
raître, comme c'était le cas pour le P.S.U.
appendice des staliniens.
Quant aux libéraux, dont Bourdet est le chef de file, ils
incarnent la mythologie de la Résistance. Venus aux idées
du « socialisme » pendant la guerre, ils n'y ont vu que le
réformisme, la défense de la démocratie bourgeoise et la
volonté de supprimer les abus du colonialisme et les inepties
les plus criantes du régime capitaliste français. Il y a enfin
les ex-trotskystes, qui se sont arrangés pour perdre tout ce
que le trotskysme avait de positif. L'héritage du marxisme,
l'esprit révolutionnaire et de lutte de classe que cette idéo-
logie avait maintenus, ils les ont oubliés. Craipeau en parti-
culier qui a été le théoricien de la N. G. n'a conservé du
trotskysme que la confusion portée au paroxysme (4).
Aussi bizarre que cela paraisse, ces hommes cohabitent
dans la même organisation sans exprimer leurs divergences.
Ce qui les maintient côte à côte pour l'instant, est leur com-
mun refus de la clarification théorique et politique. Crai-
peau prétendait en écrivant son rapport (base de la discus-
sion du Congrès d'unification) que tout ce qu'il avançait
comme un
:
1
90
L'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
était provisoire et serait modifié —
plus tard
- par l'orga-
nisation elle-même. Martinet affirmait dans le texte d'orien-
tation du récent congrès de Lyon (5) qu'il fallait éviter d'être
doctrinaire.
En quoi consiste dans la réalité ce mépris pour la « doc-
trine » ? Tout simplement, à en avoir une, mais inavouée
donc incontrôlée et incontrôlable. Exemple : on refuse de se
prononcer sur la question « doctrinaire » de la nécessité d'une
révolution socialiste, et on agit comme si le « socialisme »
pouvait être réalisé par des « voies nouvelles », qui en fait
reviennent aux vieilles voies du réformisme
ce qui est bel
et bien une « doctrine ». Le contenu véritable de la doctrine
des dirigeants U. G. S., c'est le progressisme ou néo-réfor-
misme. Si l'on veut savoir en quoi celui-ci consiste, la recette
est simple : on prend du Bevan avant qu'il n'ait accepté la
bombe H, du Gomulka avant que des circonstances doulou-
reuses ne l'aient obligé à supprimer Po Prostu, et du Mao,
couronné de mille et non seulement de cent fleurs ; on y
ajoute du Mendès-France choisissant « le peuple » et non
« le capital » et du Depreux se réveillant quatre ans après la
guerre d'Algérie pour en réclamer la fin et l'on a le
« socialisme ».
En bref, ils appellent cela du « réalisme politique ».
L'essence de celui-ci consiste à ignorer tout ce qui est impor-
tant dans la vie sociale et de présenter un monde imagi-
naire de politiciens professionnels comme la seule réalité.
Car, en effet, qu'est-ce qui est important aux yeux de tous les
dirigeants U.G.S. ? Les directions des partis et leurs maneu-
vres. Les gouvernements et leurs attitudes les obsèdent. Com-
ment parlent-ils par exemple d'événements aussi extraordi-
naires que ceux de Hongrie ou de Pologne ? « Si Nagy avait
fait... », « si Gomulka avait dit... », « si Kroutchev pensait
que... » (6) Ont-ils essayé de décrire ce que firent les Conseils
hongrois, les travailleurs' en action, ce que ceux-ci expri-
mèrent au jour le jour, ce qu'était leur programme ? Tout
cela serait-il de l'abstraction ?
Parmi les militants du rang, l'essentiel des adhérents
ouvriers provient de l'ancien M. L. R. La Nouvelle Gauche a
fourni surtout des enseignants et des intellectuels, comme
aussi d'anciens militants des Jeunesses socialistes influencées.
par le trotskisme. Depuis l'unification, un certain nombre de
jeunes employés et d'étudiants sont venus à l'organisation, de
91
SOCIALISME OU BARBARIE
se
même qu'une minorité de jeunes radicaux radicalisés et
déçus par le mendèsisme.
Pour la grande masse des nouveaux adhérents, c'est le
désir de s'organiser, de voir clair et d'agir qui est déter-
minant..
On a déjà parlé de ce qui intéresse les militants. Parce
qu'ils n'ont pas le même langage que les politiques profes-
sionnels ou les intellectuels, il ne faut pas croire qu'ils ne se
posent pas de questions théoriques. Penser cela, traduit un
mépris des travailleurs assez fréquent précisément chez les
intellectuels et les politiques professionnels. Simplement, les
préoccupations théoriques des militants de base et des tra-
vailleurs s'expriment d'une
façon différente. Ils
demandent, ce qu'il faut penser du socialisme, de la Russie,
de la Révolution hongroise, de la guerre d'Algérie, de la
possibilité d'améliorer le niveau de vie en système capi-
taliste, etc. Ils veulent savoir comment il faut s'organiser, s'il
faut tout simplement reconstruire un nouveau parti ou tirer
les leçons de l'expérience de la dégénérescence des anciens, et
lesquelles. Ils se demandent s'il faut continuer à militer dans
les syndicats, essayer de les réformer ou de les démocratiser,
ou bien s'il peut y avoir d'autres formes d'organisation des
travailleurs. Ils se demandent enfin, comment faut-il lutter ?
Du moment qu'un travailleur ne se borne plus à se défen-
dre dans son usine et à prendre (ou à déchirer) une carte
syndicale, mais milite dans une organisation politique, c'est
qu'il se pose ces questions, qu'il essaie d'y répondre, en com-
mun avec d'autres, dans une élaboration collective. Ce qui ne
veut pas dire qu'il est prêt à avaler tout ce que les intellec-
tuels lui diront. Il le confrontera avec son expérience, il le
contrôlera. Mais les « dirigeants » qui ne lui fournissent pas
des éléments de réponse à ses problèmes sont tout simple-
ment des parasites politiques.
Comment les idéologues et les dirigeants du P. U. G. S.
répondent-ils à ces interrogations de leurs adhérents qui cor-
respondent, nous l'avons déjà dit, aux problèmes les plus
importants de notre époque ? Par quelques phrases creuses, sur
le renouveau du socialisme et la « démocratie la plus directe
possible », en refusant de prendre position sur les questions
les plus brûlantes ou en entretenant la confusion à leur sujet,
collant désespérément aux
aux partis traditionnels (au
moment où c'est précisément le dégoût de ces organisations
en
92
L'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
qui dirige vers le P.U. G. S. ses nouveaux adhérents), en
entretenant le mythe du Front Populaire et les illusions par-
lementaires, celui du désarmement en régime impérialiste, de
la « conférence au sommet » ou enfin de la « défense de la
République ».
En quoi consiste le « renouveau du socialisme » pro-
posé ?
On serait d'abord, en droit de penser qu'on ne peut pas,
sans charlatanisme, prétendre « renouveler le socialisme » en
1958 sans, d'un côté, analyser la société dans laquelle on vit et
l'évolution du régime d'exploitation, sans surtout, d'un autre
côté, tirer les leçons de l'immense expérience historique de la
Révolution russe, du régime auquel elle a abouti et de celui
qui s'est instauré après la deuxième guerre mondiale en
Europe orientale et en Chine.
Au moment ou le monde est divisé en deux blocs, où l'on
est prêt à nous faire tous crever pour la défense du « socia-
lisme » russe ou de la « démocratie » américaine, il n'y a pas
de « question russe ». La question russe est une question
française, d'abord à ce titre là, ensuite à celui-ci encore plus
important, qu'il est impossible de dire quoi que ce soit sur
le socialisme sans tirer des conclusions nettes et précises de
l'immense expérience de la révolution de 17 et de sa dégéné-
descence. Cela l’U. G. S. se refuse à le faire. Son « théoricien »,
Craipeau, dira que les statistiques disponibles ne le permettent
pas. Phrase déjà entendue (7). On ne demande pas de sta-
tistiques, mais la réponse à quelques questions bien précises.
Les ouvriers russes sont-ils exploités ou non ? Dans le fond,
quelle est la différence entre la vie d'un ouvrier russe ou
tchèque, et d'un ouvrier américain ou français ? Pourquoi les
ouvriers hongrois ont-ils pris les armes et pourquoi dans ce
pays de 8 millions d'habitants il ne s'est pas trouvé même
quelques milliers de personnes pour soutenir le régime « socia-
liste » ? Au demeurant, il n'y a là qu'un cynisme assez fort :
Craipeau n'a pas de statistiques, mais qu'est-ce qui lui permet
de dire quand même que l'U. R. S. S. est socialiste (8) ?
Encore moins peut-on prétendre sérieusement reconstituer
une organisation socialiste révolutionnaire en faisant l'écono-
mie d'une analyse de la situation des classes en France, de
l'évolution du capitalisme occidental.
Le trait dominant de cette évolution est la bureaucrati-
.sation comme phénomène à la fois économique, social et poli-
93
SOCIALISME OU BARBARIE
tique. Elle affecte, bien qu'à des degrés divers, la société
tout entière. En France ce processus est loin d'être achevé,
mais il est en cours. De la crise qui secoue actuellement la
société française, c'est encore le pouvoir de l'Etat, la concen-
tration de l'économie qui sortiront renforcés.
La bureaucratisation, qui est la réalité des pays de l'Est
et la tendance prédominante dans les pays occidentaux, signifie
que la division entre dirigeants et exécutants devient la divi.
sion fondamentale au sein des sociétés modernes. Cette consta-
tation permet de voir, d'un côté, que le véritable objectif du
socialisme n'est pas la « nationalisation » et la « planifi-
cation » comme telles, mais la suppression de la division de la
société en dirigeants et exécutants que seule la gestion ouvrière
de la production et de la société peut réaliser. D'un autre
côté, elle permet de comprendre la vraie nature du processus
qui a conduit à la bureaucratisation des organisations
ouvrières.
Ce ne sont pas là des problèmes théoriques et abstraits,
mais des questions qui affectent la pratique de chaque jour.
La bureaucratisation de la société et des organisations
« ouvrières » est, par exemple, directement liée au problème
de la hiérarchie des salaires. Seule son analyse permet de com-
prendre pourquoi les syndicats bureaucratisés défendent avec
acharnement cette hiérarchie.
!
Mais ce sont là, sans doute, des subtilités de « théoriciens >>
et de « sectaires ». Tirer des conclusions de l'expérience russe ?
Essayer de comprendre pourquoi les ouvriers hongrois se sont
fait tuer en luttant contre les chars soviétiques, pourquoi
ils n'étaient pas satisfaits de la « nationalisation » et de la
< planification » ? Eh quoi, voilà bien les préoccupations de
gens qui ne comprennent rien à la réalité, à la vie politique.
Il faut essayer d'agir vraiment, d'influer sur le cours des évé-
nements. Comment ? Eh bien, en participant aux élections.
Les dirigeants lancent donc l'U. G. S., à peine constitué,
dans la campagne électorale. Ce n'est pas là une action de cir-
constance. Il est clair, à la lecture du Programme d'action,
que le nouveau parti compte utiliser l'action électorale non
seulement pour faire connaître ses vues mais parce qu'il pense
qu'une conquête de la majorité parlementaire par les « partis
de gauche » et une transformation du régime par ce moyen
est possible (pour être exact, il faut dire que c'est là le seul
moyen envisagé par le P. U. G.S.) Tout au long de cette
94
:
L'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
année, l'activité pratique de tous les militants a été concen-
trée autour des batailles électorales.
On se trouve donc ici devant une attitude réformiste par.
lementariste typique. Les dirigeants du P.U. G. S., qui
s'affirment pourtant « révolutionnaires » ne se soucient point
de justifier et de fonder cette attitude. C'est qu'une telle jus-
tification n'est en effet guère possible.
Il y a presque un siècle que le marxisme a montré, par
une analyse concrète du « parlement » et de la « démocra-
tie » capitaliste, qu'il est parfaitement utopique et illusoire
de compter sur l'utilisation des institutions bourgeoises pour
réaliser la transformation socialiste de la société. Cette ana-
lyse a été résumée de façon fort claire par Lénine, dans
« l'Etat et la Révolution ». Dans une société où tous les
rouages et les postes essentiels de commande appartiennent,
directement ou indirectement, au grand capital, le parlement
n'est que le masque « démocratique » de la domination des
exploiteurs et il ne peut jamais être autre chose. Les élec-
tions, loin d'être le moyen d'expression de la volonté de la
majorité du peuple, ne sont qu'un moyen de manipuler
cette volonté. Le grand capital et ses instruments influencent
tout d'abord de façon décisive la formation même d'une opi.
nion publique. Ils élèvent le peuple, dès la plus tendre
enfance, dans le mensonge et la mystification, dans l'igno-
rance des réalités essentielles de la société de classe ; ils domi-
nent les moyens d'information, mentent grossièrement ou sub-
tilement, cachent les vrais problèmes. Mais même cette opi-
nion, déjà manipulée et tronquée, n'arrive pas à s'exprimer
lors des élections. En fait d'expression de leur souveraineté,
les électeurs n'ont qu'à prendre parmi les candidats qu'on
leur présente ; la plupart du temps donc, leur vote n'aura
que le sens du« moindre mal ». Les systèmes de représenta-
tion sont toujours truqués : le découpage en circonscrip-
tion électorales, dans les pays les plus « démocratiques »
France, Angleterre, Etats-Unis -- avantage lourdement les
régions arriérées et conservatrices au détriment des régions
urbaines proletarisées. Les lois électorales sont devenues elles-
mêmes l'objet de tripotages cyniques par lesquels les partis
majoritaires dans le parlement choisissent pour la prochaine
« consultation » le système qui les favorise le plus. La cuisine
du découpage des circonscriptions qui a précédé la naissance
de la toute dernière des lois électorales françaises n'en offre
qu'un exemple parmi cent.
95
SOCIALISME OU BARBARIE
une
aucun
L'idée même de « circonscription électorale » est
mystification : la population est découpée de façon abstraite,
son regroupement en unités électorales ne correspond à rien
de réel , dans ce qui est supposé former les cellules politiques
de la démocratie bourgeoise aucune unité organique ne relie
les gens les uns aux autres. Les « citoyens du 17e arrondis-
sement de Paris », ne peuvent être collés ensemble que préci-
sément parce qu'ils ne sont, dans la démocratie bourgeoise,
que des « citoyens » abstraits, donc finalement des êtres ima-
ginaires.
Mais l'idée même « d'élections parlementaires » est la
négation de la démocratie. Il suffit de réfléchir pour voir
que voter, signifie accepter d'aliéner sa soi-disant « souverai-
neté » politique pendant cinq ans, entre les mains de gens
sur lesquels on ne disposera d'au moyen de contrôle.
Voter, signifie se soumettre volontairement à la tyrannie des
députés, reconnaître régulièrement une fois tous les cinq ans
qu'on n'est pas capable de participer à la direction des
affaires publiques, c'est pourquoi il faut des gens spécialisés,
les députés, cependant qu'en même temps le parlementarisme
postule que le peuple incapable est quand même capable de
choisir parmi ces « spécialistes » ! Les élections parlemen-
taires signifient qu'on demande au peuple de se démettre
de tout contrôle sur les affaires publiques pendant cinq ans. La
périodicité des élections ne constitue en effet d'aucune façon
un contrôle, parce que ce qui se passe au parlement est en
fait ignoré des gens et que ce qui en transpire n'est qu'un
camouflage démagogique.
Comment peut-on passer sous silence le fait qu'en jan-
vier 1956, la majorité du corps électoral a voté contre la
guerre d'Algérie - et que le parlement qui a été élu sur ce
programme n'a fait que la continuer ? Est-ce là une critique
des personnes et des partis seulement (trahison de Mollet, etc).
ou bien une critique du système lui-même, qui précisément
est calculé pour rendre possibles ces trahisons constamment
renouvelées ? La population qui ne voulait pas la guerre en
1956, comme l'a montré son vote, la voulait encore moins
deux ou trois mois plus tard, comme en témoignent les mani-
festations contre le rappel des disponibles du printemps 1956.
Mais que pouvait-elle contre le parlement et le gouvernement ?
Rien, à moins d'entreprendre une révolution. Voilà donc
définition de la république parlementaire bourgeoise : le
système dans lequel le peuple, après avoir clairement montré
96
L'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
sa volonté lors des élections, doit ensuite entreprendre le ren-
versement du système pour la faire triompher !
Sur le système parlementaire comme tel, l’U.G.S. reste
muette (9). On va même plus loin. On reprend contre les
travailleurs lassés des élections les arguments éculés des
bourgeois et des staliniens : Si vous ne votez pas on déciderá
sans vous et contre vous des problèmes qui vous concernent.
L'anti-parlementarisme, disent les dirigeants de l’U.G.S. est
dangereux, il favorise la réaction. (10)
Mais peut-on dire que la critique du système parlemen-
taire comme tel et son rejet est une chose, et que la parti-
cipation aux élections et l'utilisation des élections elles-mêmes
pour la propagande et de la tribune du parlement pour la
dénonciation du système capitaliste en est une autre ? C'était
là la position de Lénine et de la III Internationale, il y a
quarante ans. Reste-t-elle encore valable aujourd'hui ?
De toute façon ce n'est pas là la manière dont l’U.G.S.
pose le problème. La position leniniste classique sur l'utili-
sation des institutions parlementaires est inséparable de la
critique et de la dénonciation permanente de ces institutions ;
en fait, Lénine l'a maintes fois répété, cette critique et cette
dénonciation sont les conditions indispensables pour empê-
cher que cette utilisation ne glisse graduellement vers une
participation opportuniste pure et simple aux mécanismes
qui gèrent les affaires de la bourgeoisie.
Mais la position léniniste classique ne peut plus être sou-
et les théoriciens U.G.S. ont perdu ici (et non par
hasard) une excellente occasion de « renouveler » les posi-
tions traditionnelles du mouvement ouvrier. Autre chose ce
qui se passait pendant une phase ascendante d'élargissement
de la démocratie bourgeoise, où il s'agissait d'éveiller un
nombre croissant de couches populaires à la vie politique,
d'utiliser l'intérêt suscité par les élections pour entrer en
contact avec elles, d'opposer une petite mais compacte et
agressive fraction de députés révolutionnaires aux politiciens
bourgeois ; autre chose ce qui se passe aujourd'hui, où les
institutions parlementaires meurent au milieu de l'apathie
de la population, où ce qui se passe au parlement n'intéresse
personne et soulève tout au plus le ricanement désabusé des
gens , où peut-être 1 ou 2 pour cent des électeurs se déran-
gent pour assister à une réunion électorale.
Si un doute pouvait exister quant à la signification de
l'attitude de l’U.G.S. face aux élections et au parlementarisme,
tenue
97:
SOCIALISME OU BARBARIE
les derniers événements l'ont définitivement levé. Il ne s'agit
ni d'erreurs passagères, ni d'accidents. Lorsqu’une organisa-
tion qui se dit révolutionnaire et socialiste s'allie avec
MM. Mendès-France et Mitterand pour participer à des élec-
tions dont doit sortir un parlement impuissant au deuxième
degré, elle prouve par là même que son choix est fait : ses
faibles forces, elle ne les utilise pas pour aider la lutte de
classe des travailleurs, elle préfère s'épuiser dans une tenta-
tive sans grand espoir de se tailler une place minime dans
les institutions décoratives du régime gaulliste, en créant une
confusion supplémentaire dans l'esprit des travailleurs par ses
alliances. Claude Bourdet estime sans doute que peu de choses
le séparent de François Mitterand. Nous estimons, quant à
nous, qu'encore moins de choses séparent ce dernier du géné-
ral de Gaulle.
L'obsession électorale de l'U.G.S. trouve son pendant dans
l'absence de préoccupation réelle concernant les problèmes
ouvriers. Tout ce que l'U.G.S. a à dire sur la question syn-
dicale, par exemple, ce sont les appels larmoyants à l'unité
des grandes centrales qui remplissent les colonnes de « Tri-
bune du Peuple ». C'est à croire que tout est parfait dans
le mouvement syndical, que la classe ouvrière entoure d'une
confiance inébranlable ses directions syndicales bien aimées
qui l'ont conduite de victoire en victoire depuis quatorze ans,
que la seule ombre dans le tableau est cette division inex-
plicable des Confédérations. Pas un mot n'est prononcé sur
ces faits que tous les ouvriers connaissent : que les directions
syndicales ont constitué dans la presque totalité des cas un
frein des luttes ouvrières – en 1953, en 1955, en 1957 ; que
les organisations syndicales sont profondément bureaucrati-
sées, conduites par des dirigeants inamovibles et séparés des
travailleurs qui ne peuvent en rien influencer la ligne du
syndicat ; que leur unité - d'ailleurs parfaitement irréali-
sable et utopique - ne changerait rien à leur structure et
à leur politique, de même que leur unité d'action lorsqu'elle
se réalise -- comme dans la grève des banques de juillet
1957 (11) ne sert qu'à leur permettre de s'opposer plus effi-
cacement à la lutte des travailleurs. Hespel, qui a parlé au
congrès d'unification en tant qu'ouvrier et non en tant que
candidat député, a dit très justement : « Il faut affirmer
que nous sommes pour l'organisation autonome des travail-
leurs, les ouvriers sont méfiants à l'égard des organisations,
laissons-leur l'initiative ». Il éprouve cependant le besoin
98
L'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
d'ajouter : « Il faut réunir les militants syndicaux pour cher-
cher des solutions. Il faut faire la réunification syndicale,
mais en sauvegardant l'indépendance vis-à-vis de l'Etat. »
Déclaration en complète contradiction avec la lapidaire des-
cription de la réalité qui la précède.
La même légèreté qui caractérise l'attitude de l’U.G.S.
face au problème syndical -- si le mot légèreté est de mise
à
propos d'une question aussi grave
se retrouve dans son
programme revendicatif. On y parle de revalorisation des
salaires sur la base d'un minimum vital décent revendi-
cation
que
l'on voit traîner dans tous les programmes des
partis ou des syndicats — et qui est complètement gratuite
à moins qu'on ne précise ce qu'est un « minimum vital dé-
cent », et, surtout, qui le définira. On y parle également
d'échelle mobile des salaires, revendication qui, l'expérience
le montre, peut être trompeuse dans la mesure où l'Etat et
les patrons contrôlent les indices des prix auxquels seraient liés
les salaires et les manipulent ; pourquoi les dirigeants de
l’U.G.S. ne demandent-ils pas aux ouvriers de Renault si
l'échelle mobile contenue dans les accords conclus entre les
syndicats et la direction a résolu leurs problèmes ? Par con-
tre, on ignore complètement le problème de la hiérarchie
et les revendications anti-hiérarchiques mises en avant depuis
quelques années par les ouvriers eux-
mêmes revendications
qui ont à la fois une grande portée du point de vue des
luttes actuelles et un contenu profondément révolutionnaire.
Mais plus que sur aucun autre point ,la véritable pers-
pective des dirigeants apparaît dans le « Programme d’Ac-
tion », qui est en fait ce qu'on pourrait appeler leur pro-
gramme gouvernemental. Le préambule en est déjà signifi-
catif, où l'on peut lire : «Le socialisme ne saurait être
obtenu par le simple renforcement de l'Etat (souligné par
nous) et une politique améliorant la condition des travail-
leurs, mais par une remise en cause des structures et l'aboli-
tion du système d'exploitation. » En bon français, cela signi-
fie que le socialisme exige le renforcement de l'Etat mais
que cela n'est pas suffisant, qu'il faudrait quelque chose de
plus. Et c'est en effet là le sens des diverses mesures proposées
par la suite – avec la seule différence qu'on y voit bien par-
tout le renforcement de l'Etat, mais nulle part ce qu'il fau-
drait « en plus ».
En fait, l'Etat considérablement renforcé est le pivot de
tout le « Programme d'Action ». Il doit contrôler et vérifier
99
pure et simple, le socialisme n'est possible que si cet Etat
SOCIALISME OU BARBARIE
l'auto-financement, aider les familles par la construction
d'H.L.M., fournir du crédit aux petits exploitants et aux
coopératives de production. Il devra intensifier les investis-
sements productifs, faciliter la recherche scientifique, donner
« à notre pays le capital intellectuel indispensable à l'expan-
sion ». Passons sur le style de cette dernière phrase, qu'on
pourrait tout aussi bien trouver dans Le Figaro ; passons
sur l'ensemble de ces mesures vague décoction de mendé.
sisme et de travaillisme qui ne représentent que des me-
sures d'aménagement du régime capitaliste, sans une once de
socialisme ; posons simplement cette question : quel est
l'Etat qui ferait tout cela ?
L'Etat dont il s'agit visiblement, c'est l'Etat tel qu'il
existe à présent, c'est-à-dire un Etat capitaliste et bureaucra-
tique, avec sa structure hiérarchique, basé sur une séparation
totale entre les gouvernants et les gouvernés, sur la subordi-
nation totale des seconds aux premiers. Un tel Etat est à la
fois le produit inéluctable d'une société basée sur l'exploita-
tion et la condition pour qu'une telle société puisse exister.
Un tel Etat, quelle qu'en soit la forme, signifie toujours
l'esclavage ; parler de socialisme, sans parler de la nécessité
absolue de supprimer ce type d'Etat est une mystification
est détruit en tant qu'appareil bureaucratique séparé de la
société et la dominant. Penser que cet Etat, qui est l'instru-
ment nécessaire et naturel de l'exploitation de la société par
une classe, peut être utilisé pour « transformer » la société
dans un sens socialiste, même pas à pas ,c'est comme appuyer
sur: un frein pour faire avancer une voiture ou utiliser un
extincteur pour mettre le feu. Une transformation socialiste
de la société suppose d'autres organes de pouvoir que la
machine bureaucratique construite par les exploiteurs pour
servir leurs intérêts; elle suppose que le pouvoir et la
gestion de toutes les activités sociales sont assumés par les
organismes des masses (conseils d'ouvriers et d’employés, com-
munes paysanpes), elle suppose donc un nouveau type d'or-
gạnisation de la société et de nouvelles institutions. Comme
l'a montré la révolution hongroise, un tel type d'organisation
de la société, basé sur les conseils des travailleurs, est encore
plus actuel et réalisable aujourd'hui qu'il ne l'était à l'épo-
que des Soviets de 1917 ou de la Commune de 1871. Mais
lės dirigeants de l’U.G.S., empressés de « renouveler » le socia-
lisme, ignorent les leçons de l'événement révolutionnaire le
100
L'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
plus important de notre époque, l'insurrection hongroise,
et reviennent aux vieilleries que le réformisme propose depuis
50 ans et qui n'ont nulle part conduit à un changement réel
de la structure de classe de la société capitaliste.
Mais il est vrai que nous oublions dans tout cela que
les
dirigeants de l’U.G.S. se proposent de « démocratiser l'ar-
mée »...
Pour l'attitude de l’U.G.S. sur les questions internatio-
nales, il est difficile de trouver une autre caractérisation que
celles du social-pacifisme. Les thèmes de sa propagande dans
ce domaine sont pour l'essentiel : conférence au sommet,
désarmement, interdiction des armes nucléaires, confiance à
l'O.N.U. pour résoudre les différends entre les peuples. (12)
Comment un parti qui se dit socialiste peut-il laisser
planer la moindre équivoque sur l'O.N.U., organisation par
laquelle les deux blocs de brigands impérialistes se livrent à
des pures et simples opérations de propagande pour endormir
l'opinion internationale, quitte à se mettre d'accord sur le
dos des petits ? Qu'a fait l’O.N.U. dans les affaires du Kenya,
du Guatemala, de Chypre, de l’Algérie, de la Hongrie, de
Suez ? Et quelle audace ne faut-il pas, non pas de la part
de « socialistes » mais de simples « démocrates » pour pré-
senter la Conférence au sommet comme une solution posi-
tive à la crise mondiale résultant de l'antagonisme des deux
blocs (13). Innocentes populations, sachez-le désormais : le
socialisme renouvelé enseigne qu'il suffit que le bourreau
de Budapest, celui de Chypre, le président de la République
de la General Motors et peut-être aussi M. de Gaulle dis-
cutent quelques jours autour d'une table pour que la paix
du monde, la justice et la liberté des peuples faibles soient
assurées.
On retrouve ici ce mode de pensée typique des dirigeants
de l’U.G.S. : ce qui importe, c'est ce que font MM. Eisen-
hower et Khrouchtchev, il s'agit donc de « faire pression »
sur eux. La même chose vaut pour le mouvement ouvrier
international aucune tentative d'éclairer les travailleurs
français sur les luttes que mènent les travailleurs dans les
mais que de place, que d'importance accor-
dées à Nenni et Bevan (14) ! C'est que ceux-ci représentent
des modèles pour les leaders de l'U.G.S. Ainsi, quel silence
gêné lorsque Bevan, en vrai homme d'Etat, a approuvé la
fabrication de la bombe H anglaise ! Est-ce là une préfigu-
ration des attitudes de ses émules français, lorsque ceux-ci
:
autres pays
101
SOCIALISME OU BARBARIE
occuperont des postes plus « responsables » dans la vie poli-
tique du pays ?
Il faut mettre à l'actif de l'U.G.S. et de France-Obser.
vateur - sa campagne de dénonciation de la guerre d'Algérie,
pendant une période où le parti « socialiste » était devenu
l'instrument principal des colons d'Alger, avec la complicité
tacite du parti « communiste ». On ne peut cependant pas
passer sous silence l'ambiguïté des « solutions » mises en avant
par l'U.G.S. relativement au problème colonial (15). L'« asso-
ciation future de la France et des territoires d'outre-mer »,
l'approbation de la loi-cadre Deferre, le terme de « Common-
wealth » fréquemment employé dans « Tribune du Peu-
ple » (16), tout cela relève de la défense des « intérêts bien
compris de la France » et esquisse la solution d'un « fédéra-
lisme intelligent » qui n'est, dans sa substance, que la voie
dans laquelle l'impérialisme français, à l'instar de l'impéria-
lisme anglais aurait dû, de lui-même, s'engager pour moder-
niser son empire colonial et en préserver ce qui peut l'être, et
dans laquelle il a bien fini par s'engager avec la Constitution
de Gaulle. La tâche des révolutionnaires français ne peut pas
être de proposer des solutions qui « concilient » les intérêts
de tout le monde (sur le dos des masses coloniales), mais,
d'abord et avant tout, de défendre inconditionnellement con-
tre leur propre impérialisme le droit des peuples asservis à
l'indépendance. Ce n'est qu'à cette condition qu'ils acquièrent
le droit de s'adresser à ces peuples, et alors, ce ne peut pas
être pour les conseillers de s'« associer » une France
impérialiste, mais pour les aider à comprendre que l'indé-
pendance nationale n'épuise pas les problèmes et à poser la
question sociale dans leur propre pays.
avec
Le problème qui se pose de façon angoissante en France
depuis de longues années est celui de la reconstruction du
mouvement ouvrier. Devant la transformation définitive du
parti « socialiste » en instrument du capitalisme français, et
du parti « communiste » en instrument de la politique exté-
rieure russe, de nombreux militants ouvriers et intellectuels
éprouvent le besoin d'une nouvelle organisation qui soit,
elle, l'instrument de lutte des travailleurs. Ce sont eux, on
l'a vu, qui forment l'essentiel du courant qui a nourri
l'U.G.S. depuis sa constitution.
La constitution d'une telle organisation est une nécessité
historique, au sens qu'un renouveau des luttes ouvrières y
102
L'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
conduira inéluctablement, et que d'autre part ces luttes ne
pourront pas se développer au-delà d'un certain niveau sans
la construction parallèle d'une organisation ouvrière révolu-
tionnaire. Mais elle ne pourra se faire que sur des bases
idéologiques solides et claires, en tirant les leçons du passé
sur toutes les questions et avant tout, précisément sur la
question de l'organisation : Pourquoi les organisations tradi-
tionnelles, qui incontestablement ont été fondées au départ
comme instruments de lutte de la classe ouvrière, ont-elles
dégénéré ? Sous quelles conditions une nouvelle organisation
pourra-t-elle connaître un sort différent ? Ne faut-il pas
renouveler les conceptions du rôle de l'organisation, de sa
structure, de ses rapports avec les masses, de ses méthodes
de travail et d'action ?
C'est sur ce point vital que la carence des dirigeants de
l'U. G. S. est la plus affligeante. Leur obsession est de cons-
tituer un grand Parti de la gauche en France. Comme disait
Claude Bourdet, « il y a une place à prendre dans l'éven-
tail des Partis ». Phrase ailée ! Il est fort douteux qu'il y
ait une place à prendre dans l'éventail des partis ; on ne sait
pas pourquoi pourrait naître et se développer en France un
troisième type de bureaucratie ouvrière, à côté du type réfor-
miste et du type stalinien ; mais en revanche, on voit très
bien que Bourdet est incapable de s'apercevoir que la seule
place qu'il y ait vraiment à prendre, c'est une place en
dehors de l'éventail des partis et contre cet éventail. Mais
prendre cette place suppose qu'on est capable d'exprimer
la critique que les travailleurs les plus conscients font de
ces partis et de leur éventail en tant que purs et simples
rouages de la société capitaliste
Or cette critique n'existe pas pour l’U.G.S. Pour celle-ci, le
I'U.G
P.S. et le P.C. continuent à être des organisations ouvrières,
qui font une mauvaise politique, qui commettent des erreurs,
qui fonctionnent de façon peu démocratique. Pourquoi diable
nes partis font-ils des « erreurs » depuis aussi longtemps,
pourquoi leur structure interne est-elle anti-démocratique ?
Mystère. Ces « erreurs » n'ont-elles pas un sens, ne
posent-elles pas à la longue une ligne politique, cette ligne
n'exprime-t-elle pas des intérêts de couches sociales précises ?
Si oui, n'est-il pas essentiel de le dire ? Si non, pourquoi
constituer un nouveau parti et ne pas tenter de réformer
ceux qui existent et qui ne « pêchent » que sur des détails ?
com-
103
SOCIALISME OU BARBARIE
Qu'est-ce que l'U.G.S. reproche, en effet, à la S.F.1.0. ?
D'avoir failli à sa « tâche de désengagement vis-à-vis du colo-
nialisme » (sic). Au P.C. ? D’être dogmatique et sectaire.
Martinet dit, relativement au P.C., qu'« il faut éviter toute
polémique agressive à son égard, dans l'optique du Front
Populaire » ! Et Claude Bourdet, répondant à une violente
attaque de F. Billoux contre l’U.G.S. (17) : « Nous ne criti-
quons pas souvent le P.C. et nous voulons l'unité avec lui... »
Mais la question n'est pas de critiquer de façon agressive ou
non le P.C. ; elle est de dire ce qu'est le stalinisme -- com-
me, relativement à la S.F.I.O., de dire ce qu'est le réformisme.
Depuis des décennies, le mouvement ouvrier a été dominé
par ces deux courants ; toute l'histoire de l'humanité en a
été déterminée. On ne saurait faire un pas en avant, sans
éclairer ce problème.
Or la direction de l'U.G.S. se tait là-dessus parce que
finalement rien d'essentiel ne la sépare des. uns ou des autres.
Sa perspective, mélange de « socialisme d'Etat » amolli et de
réformisme qui aime se penser musclé, à des proportions
encore mal déterminées que les événements seuls pourraient
fixer définitivement, cette perspective la situe sur le même
terrain historique que le réformisme ou le stalinisme : subs.
tituer à l'objectif de la suppression de l'exploitation l'objec-
tif de son aménagement ; passer sous silence la gestion
ouvrière, le pouvoir des conseils de travailleurs, l'action auto-
nome des masses, l'initiative de la base ouvrière et parler
de nationalisation et de pļanification, de « démocratisation
de l'armée » ; se préoccuper exclusivement d'alliances entre
états-majors, de combines électorales et de ce mythe mal-
faisant qu'est le « Front Populaire » (mythe, parce que un
« Front Populaire » est irréalisable dans la période actuelle ;
malfaisant, parce qu'ainsi on tente à la fois de faire oublier
que le Front Populaire a été la camisole de force qui a
étranglé le mouvement de juin 36 (18) et de faire croire aux
gens qu'ils suffirait que Mollet et Thorez se mettent d'accord
pour que leurs problèmes soient résolus).
Mais aujourd'hui on ne parle plus de « Front Populaire »
et pour cause ! Après avoir prétendu que le sort des tra-
vailleurs dépendait de l'adhésion de la S.F.I.O. à un Front
Populaire, les dirigeants de l’U.G.S. observent un silence
scrupuleux sur le passage de cette même S.F.I.O. au gaul-
lisme. Nous attendons, avec une impatience tempérée, les
commentaires de M. Martinet sur sa bataille de Leipzig.
104
L'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
Mais le 13 mai et sa suite ont mis à nu, sur un plan bien
plus profond que celui du « Front Populaire », la superfi-
cialité et le vide de la « politique » de l’U.G.S. Lorsque les
événements ont posé en France le problème du régime, pas
un instant l’U.G.S. ne s'est souvenu qu'elle est un parti « so-
cialiste ». A l'effondrement total de la démocratie bourgeoise
et des institutions parlementaires, pas un instant elle n'a
pensé opposer la perspective d'un autre régime, exprimant
le pouvoir des travailleurs. Martinet est bien obligé d'ad-
mettre que « les institutions parlementaires révélaient un
extraordinaire degré de décrépitude » (19) ; mais tout ce
que l'U.G.S. a trouvé à proposer à la population justement
dégoûtée de la IVe République, ce fut une « Assemblée Cons-
tituante » (qui dans les circonstances n'aurait pu être qu'une
réédition de la ci-devant Assemblée Nationale de 1956), le
« gouvernement de législature » et autres emplâtres sur la
chair pourrissante du cadavre. Oh bien sûr, il n'eut pas été
réaliste et efficace de parler aux gens de socialisme, il ne
fallait pas effrayer les hésitants qui auraient pu voter « non »
au référendum. On ne peut pas exagérer le rôle – ou l'ab-
sence de rôle de l'U.G.S. dans le référendum. Mais on ne
peut pas ne pas rappeler que les « hésitants » se sont ralliés
à de Gaulle parce qu'il était le seul à représenter l'espoir
d'un changement
tandis
que
les « révolutionnaires »,
« socialistes » et autres « novateurs » du genre Craipeau,
Martinet, etc., ne leur présentaient que le même plat vomi
du parlementarisme sans même une sauce nouvelle.
L'aboutissement logique de toute cette ligue, est l'alliance
électorale avec les radicaux mendésistes, avec les amis de
M. Mitterand et quelques socialistes « autonomes » dans
I« Union des forces démocratiques », l'agitation effrénée dans
laquelle la direction a jeté l'organisation pour présenter le
plus de candidats possibles aux élections du 23 novembre
et aussi les désistements des candidats U.G.S. en faveur
des candidats staliniens que l'on peut prédire pour le deuxiè.
me tour du scrutin. La confusion que cette attitude créera
auprès de l'électeur U.G.S., à qui il est ainsi proposé de
s'identifier successivement à M. Mitterand, puis à M. Thorez
à travers la personnalité synthétique d'Yvan Craipeau, n'aura
d'égal que la lassitude et le découragement des militants du
parti eux-mêmes qui, le 1"' décembre, se frotteront les yeux
en se réveillant de la rêverie électorale, et se demanderont :
cet argent a été dépensé, cette activité et ce temps ont été
perdus, et pour quoi faire ? Pour élire peut-être un député
---
105
SOCIALISME OU BARBARIE
à un
« parlement » dont nous disons par ailleurs qu'il est
un parlement-croupion !
La débauche électorale terminée, que fera l’U.G.S. ?
Aux raisons évoquées au début de ce texte pour expliquer le
courant d'adhésions dont elle bénéficie -- crise des organi-
sations traditionnelles, guerre d'Algérie - s'est ajoutée depuis
le 13 mai une autre, qui a joué un rôle important : le
besoin de s'organiser pour lutter contre un facisme ou une
dictature dont la menace paraissait certaine. Or ces facteurs
graduellement s'affaiblissent. Malgré les efforts désespérés
des dirigeants U.G.S. de présenter le régime de Gaulle comme
couvant un fascisme (20), celui-ci prend graduellement aux
yeux de tous sa vraie figure, dont les traits les plus impor-
tants sont : remise en ordre des affaires du capitalisme fran-
çais, aménagement « fédéraliste » du rapport avec les colo-
nies, recherche d'un compromis en Algérie. Comme plate-
forme de recrutement et d'agitation, l'anti-fascisme est d'ores
et déjà absolument insuffisant. La guerre d'Algérie risquerait
bientôt de subir le même sort : dès maintenant, on l'a vu
plus haut, Claude Bourdet en est réduit à critiquer le rythme
et le style adoptés par de Gaulle en matière de négociations
avec le F.L.N. Quant à la faillite des organisations tradition-
nelles, devenue complète depuis le 13 mai, elle a pu pendant
une première période renforcer l'audience de l'U.G.S., mais
elle risque fort de jouer le rôle inverse à partir du moment
où leur expérience prouvera aux
nouveaux militants que
l’U.G.S. elle-même se comporte, sur tous les points essen-
tiels, comme les vieilles organisations.
Il est donc fort probable que l’U.G.S. verra rapidement
disparaître - ou aura fait elle-même disparaître - les fac-
teurs qui favorisaient son recrutement et en même temps
offraient des thèmes d'activité, aussi limités ou factices qu'ils
fussent, à ses militants. Cela ne veut pas dire, bien entendu,
que dans la période à venir l'activité d'une organisation ne
trouverait plus de terrain sur lequel se déployer ; tout au
contraire. Mais ce terrain ne pourra pas être le terrain
superficiel sur lequel l’U.G.S. s'est située jusqu'ici .Une orga-
nisation pourra recruter, et pourra établir des liaisons avec
les travailleurs, si elle prend franchement des positions révo-
lutionnaires ; si elle aborde les vrais problèmes des ouvriers
et les aide à organiser leurs luttes ; si elle est capable d'offrir
aux militants l'idéologie socialiste claire et ferme qu'ils ne
trouvent pas chez les organisations bureaucratiques ; en un
106
L’UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
une
mot, si elle tranche vraiment sur tout ce qui existe, si elle
apparaît et est l'expression de l'opposition irréductible du
prolétariat à la société d'exploitation, à ses institutions dé-
composées, à ses politiciens manoeuvriers et menteurs, à son
idéologie mystificatrice.
L’U.G.S. n'est certainement pas cette organisation, ni
elle n'est capable de le devenir. Sa direction n'aspire, elle
le dit explicitement, qu'à se tailler « une place dans l'éven.
tail des partis ». S'il ne tenait qu'à elle, elle entraînerait
rapidement l'organisation dans la stagnation et le déclin des
partis traditionnels qu'elle essaie de singer.
Mais il n'y a pas que la direction et ses cadres. La
plupart des militants qui ont adhéré à l'U.G.S. depuis un
an, ne l'ont pas fait pour rééditer une expérience dont ils
ont la nausée. Leurs aspirations se sont en partie exprimées
à travers motion minoritaire présentée au dernier
Congrès (21). Bien que rédigée dans la précipitation des
semaines qui précédèrent le Congrès, cette motion met en
avant un certain nombre d'idées positives : renforcement
idéologique du parti, affermissement de la démocratie à son
intérieur, besoin de mener à fond la critique des organisa-
tions traditionnelles. Elle reste cependant imprécise sur ces
points fondamentaux, et ne critique l'activité courante de
l'U.G.S. que d'un point de vue tactique. Cette imprécision et
l'incapacité de se délimiter de la direction de façon radicale
ont permis à Martinet de produire au Congrès de Lyon, après
un rapport inoffensif, une motion de synthèse nègre-blanc,
reprenant quelques-unes des idées de la minorité, et d'esqui-
ver ainsi un débat clair. Depuis, la minorité ne s'est guère
manifestée et ses porte-parole semblent participer à la fré.
nésie électorale au même degré que les dirigeants.
Malgré cet échec, il est inéluctable que d'autres tenta-
tives analogues se manifestent dans la période à venir. Mar-
tinet peut affirmer sans rire que « les gens n'attendent pas
d'un parti ses positions théoriques, mais l'aide politique que
celui-ci leur apporte », le fait est précisément que l'U.G.S.
n'apporte pas cette aide politique. Nous pensons, quant à
nous, qu'elle ne l'apporte pas parce que ses positions théo-
riques sont inexistantes ; Martinet peut penser, s'il le pré-
fère, que c'est parce que l'horoscope de l'Ú.G.S. l'en empêche
c'est son affaire. Les militants U.G.S. qui voudront définir
une orientation politique leur permettant d'aider la lutte
des travailleurs y parviendront en reliant leur expérience
107
1
SOCIALISME OU BARBARIE
concrète à des positions « théoriques » claires et rigoureuses,
à une idéologie ferme et cohérente. Cela ne veut pas dire
qu'ils se transformeront en rats de bibliothèque, mais qu'ils
comprendront qu'il faut répondre sans ambiguïté et sans
subterfuges, à ces questions fondamentales de notre époque,
que nous avons évoquées tout au long de ce texte et que
Martinet, Craipeau, etc., s'emploient à enterrer sous des
tonnes de confusion.
Ils comprendront alors, par là même, non seulement
que la constitution de l’U.G.S. n'a en rien résolu le problème
de la construction d'une organisation révolutionnaire des
travailleurs en France (ce que plusieurs d'entre eux sentent
déjà), mais aussi qu'ils ne pourront contribuer à cette cons-
truction qu'à condition de rompre résolument avec la confu-
sion, l'opportunisme, le collage aux « grandes » bureaucra-
ties qui caractérisent la politique de l'U.G.S.
André GARROS
NOTES
(1) Rappelons brièvement quelques faits des dix dernières années
qui précédèrent la naissance de l’U. G. S.
Depuis l'éclatement du tripartisme (1947) le problème de la cons-
titution d'un parti « de gauche », se distinguant à la fois de la S. F. I. O.
devenue purement et simplement un parti de gouvernement et du P. C.
trop « pro-russe » ou trop « brutal » comme ou voudra, préoccupe nom.
bre de journalistes et de militants insatisfaits de ces organisatoins. La
première tentative en ce sens est l'éphémère Rassemblement Démocra.
tique Révolutionnaire (1948), qui groupe en même temps que J.-P. Sar.
tre, R. Rousset et G. Rosenthal une partie des trotskistes, des jeunes
socialistes, des chrétiens sociaux et s'appuie sur Franc-Tireur. Sans base
ouvrière et sans programme, il est rapidement disloqué par les secousses
de la guerre froide.
Certains des militants et des « personnalités » du R.D.R. se retrou.
vent par la suite, de même qu'un contingent de crypto-staliniens grou-
pés dans le P.S.U. (Parti Socialiste Unifié) dans la Nouvelle Gauche.
Mais l'origine de celle-ci est surtout à chercher dans l'équipe qui s'est
constituée autour de France-Observateur et de Claude Bourdet et dans
l'influence des campagnes anticolonialistes et neutralistes menées par cet
hebdomadaire. Un Centre d'Action des Gauches Indépendantes (C.A.G.I.)
se constitue sur le terrain électoral déjà en 1951, mais l'idée de « nou-
velle gauche » ne se concrétisera dans l'organisation du même nom
qu'en novembre 1955. Celle-ci est axée sur la perspective d'un Front
Populaire et la recherche « des voies nouvelles socialistes propres à la
tradition de la France » ; outre un programme de réformes (nationali.
sations, augmentation des investissements dans certains secteurs, etc.),
.elle se définit par le neutralisme et la lutte contre le réarmement alle.
108
L'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
son
mand et la C.E.D. Le deuxième Congrès de G.N.G. (fin 1956) couronne
une année de progression numérique. La participation aux élections de
1956. alimente l'activité des militants et permet en même temps d'ajour.
ner les problèmes de clarification idéologique.
La Ligue de la Jeune République, courant chrétien social fondé en
1939, a refusé de s'intégrer après la guerre au M.R.P., trop confession-
nel à ses yeux. Transformée en Parti de la Jeune République, elle se
réclame de la démocratię libérale et du programme de la Résistance.
Le M.L.P. (Mouvement de Libération du Peuple) est issu des
formations catholiques ouvrières, des J.O.C., et du Mouvement Popu-
laire des Famille. Le Congrès de Villeurbanne (1949) définit
option : « politique de classe pour le socialisme ». Par la suite, le
M.L.P. réussit à s'implanter dans certains secteurs ouvriers et s'occupe
activement des problèmes familiaux et du logement. Tenté constamment
de se rapprocher du P.C. il réalise parfois avec celui-ci l'unité d'action
sur le plan local. Mais ce qui l'en sépare, c'est la philosophie athée
du P.C. et son « dogmatisme ». Il se déclare anti-capitaliste, pour le
socialisme, partisan de la démocratie ouvrière et admet que la lutte
de classe est un levier positif d'action et d'émancipation.
L'année 1957 est marquée par une grande activité de ces organisa-
tions sur le thème de l'unification. Des contacts à la base protestant
contre la guerre d'Algérie servent de point de départ à leurs discus;
sions. Les états-majors se rencontrent au sein de commissions chargées
d'étudier les chartes d'unité. Deux conceptions se précisent au sujet du
regroupement. Celle des directions, qui l'envisagent sous l'angle des
ententes de sommet, après dosages, concessions et compromis équili-
brés celle des gens de la base qui désirent travailler ensemble
partir des problèmes de lutte qui se posent à eux.
C'est dans ces conditions que s'engagea le Congrès d'unification de
décembre 1957, qui a abouti à la fondation de l’U.G.S.
(2) Voir plus loin dans ce même numéro la note « Entretien avec
un ouvrier yougoslave » ; sur ce sujet également dans Socialisme ou
Barbarie, n°8 5-6 « La bureaucratie yougoslave », de Pierre Chaulieu
et Georges Dupont.
(3) On doit relever ce qu’Alvergat écrit du P.C. : « En dehors de
l’U.G.S. il est le seul parti à vouloir instaurer le socialisme, avec bien
sûr les méthodes et la conception qui lui sont propres » Courrier de
l'U.G.S., du 16 août 1958, page 9 ; et encore sous la signature du même
auteur : « Ce qui ne va pas chez lui (le P.C.) ce n'est pas son pro-
gramme mais ses méthodes. » Courrier de lU.G.S., du 6 janvier 1958.
(4) Cf. la critique du livre d’Y. Craipeau « La révolution qui vient »
dans Socialisme ou Barbarie, nº 23, p. 195.
(5) Rapport politique de G. Martinet, p. 10.
(6) Bourdet, dans France-Observateur (30 octobre 1958) va jusqu'à
« Si de Gaulle... » et exhorte les gens à voter U.G.S. pour que
de Gaulle ne succombe pas à la mauvaise moitié de son âme.
(7) C'est l'« argument » de toujours de ceux qui veulent refuser
la discussion sur l’U.R.S.S. et continuer à prétendre qu'il s'agit d'un
Etat socialiste. Cf. P. Chaulieu, «Sartre, le stalinisme et les ouvriers »,
Socialisme ou Barbarie, n° 12, pp.' 80 à 83.
dire :
109
SOCIALISME OU BARBARIE
(8) Y. Craipeau « La révolution qui vient », p. 139 : « Le socialisme
commence seulement à relever la tête en U.R.S.S. avec un accroisse-
ment important des forces de production. » Plus significative encore,
malgré sa longueur, cette profession de foi du bureau politique de la
Nouvelle Gauche du 12 octobre 1957 : Capitalisme et socialisme à
l'heure planétaire. « Le lancement, par l'Union Soviétique, du premier
satellite artificiel de la Terre est un événement d'une importance poli-
tique considérable. C'est le symbole de la supériorité incontestable de
l'économie socialiste sur l'économie capitaliste.
« L'intérêt profond de la réalisation soviétique est ailleurs. Il est le
témoignage d'une réussite totale dans l'industrialisation d'un pays il y
a trente ans sous-développé. En face de cette démonstration, le capita-
lisme ne peut présenter que la productivité américaine et la prospérité
allemande, c'est-à-dire des succès obtenus dans des pays anciens, où
ne se posait pas le problème d'une création à partir de rien du capital
primitif. Au contraire, dans les pays sous-développés ou semi-développés,
le capitalisme se révèle incapable en Amérique du Sud comme au
Proche-Orient ou comme dans l'Europe méridionale de faire accéder
une économie embryonnaire à son niveau supérieur de développement.
< Ainsi, l'économie planifiée fondée sur la propriété collective des
moyens de production apparaît aux yeux du monde entier comme la
voie du progrès et du mieux-être pour les pays aujourd'hui sous-déve-
loppés, c'est-à-dire pour l'immense majorité de l'espèce humaine. »
Sur la nature de l’U.R.S.S., cf. l'étude de P. Chaulieu « Les rapports
de production en Russie », Socialisme ou Barbarie, nº 2.
.
(9) Il n'y a pas une seule ligne de critique du parlementarisme
comme tel dans les documents de l’U.G.S. (rapports, chartes d'unité,
programme d'action).
(10) Article leader de Tribune du Peuple, nº 13.
(11) Voir la description de l'attitude concrète de tous les syndicats
au cours de cette grève, Socialisme ou Barbarie, n° 23, R. Berthier
« Juillet 1957, grève des Banques », p. 41, 42, 43.
(12) Programme d'Action de l’U.G.S. : « Malgré ses imperfections
l'O.N.U. permet de rechercher une solution pacifique aux différends ».
(13) Tribune du Peuple, nº 13 : « La conférence au sommet, l'arme
la meilleure pour le désarmement et la paix. » (titre).
(14) Dans le Bulletin Intérieur Nouvelle Gauche, n° 23, 15 septem.
bre 1956, on lisait : « Un « regroupement socialiste dans l'esprit de Bevan
et de Nenni » est notre objectif essentiel depuis la naissance de la N.G.
La notion d'une alliance sans exclusive de toutes les forces de gauche,
principes de base du socialisme nennien, était à l'origine de notre ten-
tative électorale, menée en commun avec le M.L.P. pour les élections
de janvier, et recherchant soit des apparentements de front populaire
avec la S.F.I.O., le P.C. et les mendésistes, soit deux groupes d'apparen-
tements séparés avec les communistes et le Front Républicains. »
(15) Dans le Programme d'Action de l'U.G.S. : Il faut recon-
naître aux peuples d'outre-mer le droit de décider librement de leur
<
110
L'UNION DE LA GAUCHE SOCIALISTE
sort. Le droit à l'indépendance nationale ainsi reconnu notre pays devra
proposer à ces peuples, sous des formes diverses, une libre association
qui permettrait d'établir, sur un plan d'égalité, une coopération dans
tous les domaines.
En effet, les pays sous-développés ont besoin de s'industrialiser.
Leur lutte contre la faim et pour la conquête de la liberté économique
doit être soutenue par les peuples plus développés au moyen de crédits
(nationaux et internationaux, publics et privés) et d'aide technique. »
Sur ce sujet voir les articles de F. Laborde sur la guerre d'Algérie
et le problème colonial dans Socialisme ou Barbarie, n os 24 et 25.
(16) Dans Tribune du Peuple, n° 12 (extrait d'un article de Jouffa) :
... « Notre conception serait plutôt celle d'un véritable Commonwelth
d'Etats coopérant librement sur un pied d'égalité absolue au sein d'un
ensemble auquel ils auraient accepté de s'intégrer, sous des formes qui
peuvent d'ailleurs être diverses selon les cas. »...
(17) Publiée par France Observateur.
(18) Voir le livre de Danos et Gibelin « Juin 36 », Les Editions
Ouvrières, 1952.
(19) Rapport de G. Martinet, p. 14.
(20) G. Martinet, France Observateur, du 6 novembre 1958.
(21) Texte d'orientation d’Arthuys, Dechezelles, Hespel, Jouffa,
Kiner, Montariol, Vallières, etc., publié dans Tribune du Peuple, du
30 août 1958.
111
Les grèves de mai, juin et juillet
en Angleterre
La permanence des grèves caractérise toujours la situa-
tion sociale en Angleterre. Les deux exemples que nous allons
décrire ne diffèrent que par leur dimension des quelques
centaines d'autres qui se sont déroulées au même moment.
Nous ne voulons pas en tirer des thèses universelles ; mais
nous estimons que des événements de ce genre soulignent un
certain nombre de problèmes capitaux pour tous ceux qui
s'intéressent à l'action prolétarienne. En premier lieu le
problème de l'organisation. Nous allons projeter le film
d'une grève qui se déroule sans aucune direction de parti
ni de syndicat. Mais nous allons également mettre en évi.
dence, et nous comptons approfondir ce point dans un autre
article, le rôle qu'a joué là-dedans l'intervention de militants
organisés à petite échelle. En deuxième lieu le problème de
l'action « économique » et de l'action « politique ». Il nous
semble que les grèves que nous décrirons, surtout celles de
la première série, refusent très nettement cette classification.
La grève des dockers n'est compréhensible qu'à la condition
d'y voir des enragés qui luttent contre leurs maîtres plutôt
que pour les buts précis d'une grève donnée... ce qui ne veut
pas dire que les buts précis soient sans importance. Il est
intéressant de se poser la question : en quoi la grève des
dockers a-t-elle réussi, en quoi a-t-elle échoué ? En quoi
a-t-elle contribué à l'octroi, qualifié par l'Economist de « fai-
blesse scandaleuse », d'une augmentation de salaire
dockers, quelques mois plus tard ? A notre idée il n'est nulle-
ment possible d'isoler les grèves une par une pour en peser
les gains et les pertes. Ces grèves constituent un phénomène
vraiment social. Chacune doit être comprise en termes d'un
rapport de forces global, contenant tout rapport particulier
entre des sections particulières de la classe ouvrière et de
celle qui a la gestion de la production.
aux
112
LES GREVES DE MAI
LA GREVE DES MARCHES ET DES DOCKERS
21 avril : 600 chauffeurs des camions de transport de la
viande se mirent en grève « inofficielle » (1). La vitesse
autorisée pour les camions venait d'être augmentée de 32 à
48 miles par heure. Les chauffeurs, prétendant que la pro-
ductivité et la difficulté de leur travail augmenteraient en
conséquence, revendiquaient une hausse de salaire de 15 %.
22 avril : La grève se répandit rapidement. Le nombre
de grévistes monta jusqu'à 1700. Les employeurs avertissent
600 porteurs du marché de Smithfield (Londres) qu'ils
seraient licenciés à cause de la paralysie du marché provo-
quée par la grève.
12 mai : A la suite du licenciement de ces 600 hommes
6 500 porteurs se mirent en grève de solidarité.
13 mai : Quelques centaines d'employés des entrepôts
frigorifiques commencèrent une grève de soutien. Bien que
le T.G.W.U. (le syndicat de Frank Cousins auquel « appartien-
nent » tous ces ouvriers), s'oppose à la grève, toujours inoffi.
cielle, sa branche de Smithfield avertit les employeurs qu'au-
cune viande ne sera distribuée dans le marché tant que les
600 porteurs resteront en chômage. (2)
14 mai : 600 ouvriers des entrepôts frigorifiques joigni-
rent leurs camarades en grève.
16 mai : Une partie des dockers refusèrent de débarquer
de la viande, laquelle est considérée comme « marchandise
noire » selon une tradition des ouvriers anglais qui ne font
pas un travail qui est déclaré par des ouvriers en grève être
susceptible de contrecarrer leur lutte. Une réunion des
ouvriers du marché à Covent Garden (également à Londres),
après avoir entendu des grévistes, n'était pas disposée à
faire une grève de soutien, mais décida de cotiser chacun de
la somme de 200 francs par semaine pour aider la grève.
16-23 mai : Des jaunes (surtout des employés de bureau)
sont embauchés dans les docks sous prétexte de « sauver »
des marchandises périssables et indispensables à la vie du
(1) Inofficielle
sauvage
déclenchée et gérée à la base, indépen.
damment de la bureaucratie syndicale (donc sans allocation de grève).
(2) Conflit typique entre divers échelons au sein des syndicats
anglais. Cette branche agit en infraction à la constitution du syndicat
mais les dirigeants n'osent rien faire de crainte de s'isoler encore
davantage.
113
SOCIALISME OU BARBARIE
pays. Enragés par cette action 18 000 dockers se mirent, par
petits groupes, en grève jusqu'à ce que la moitié des navires
dans le port de Londres (où passe le tiers des importations
et des exportations de l'Angleterre) fussent paralysés.
24 mai : Le T.G.W.U. qui s'efforçait depuis le début de
terminer la grève fit croire aux dockers que les employeurs
renonceraient à l'emploi des jaunes. La plupart des grévistes
(dont le travail ne regardait pas la viande) retournèrent au
travail.
29 mai : Mais la direction des docks insiste auprès des
dockers de Tooley Street (un dock renommé pour la com-
bativité de ses ouvriers) pour qu'ils débarquent de la viande.
Ceux-ci refusèrent. L'emploi des jaunes continuait et la grève
reprit son allure antérieure. Finalement il y eut 22 000
ouvriers en grève. Les officiels du syndicat assistaient aux
réunions des grévistes (il y en avait beaucoup) pour dire
que les dockers étaient mal avisés, que la grève primitive
des chauffeurs n'était pas justifiée, etc. Personne ne les suivit.
(Il est typique de la tradition ouvrière anglaise que les
ouvriers discutent avec tout le monde. Echantillon : un orga-
nisateur national du syndicat prend la parole à une réunion
des dockers, pour poser la question «pourquoi les chauf-
feurs ne se sont-ils pas adressés à leurs leaders syndicaux
au lieu de faire des grèves sauvages ? ». Réponse d'un incon-
« parce que leurs leaders sont comme vous » (applau-
dissements).
18 juin : Il était devenu évident que la grève du marché
n'allait pas réussir. Les délégués des groupes de grévistes
furent envoyés inviter les dockers des autres ports (surtout
Liverpool) à soutenir la grève. Mais ces appels échouaient
et de la viande parvenait aux consommateurs londoniens
malgré la grève. Découragés par cela une partie importante
des dockers reprit le travail. Néanmoins 10 000 ouvriers res-
taient solidaires.
19 juin : Mais les chauffeurs ne pouvaient plus tenir
le coup et au cours d'une réunion 1 500 ouvriers sur les
1 700 décidèrent de reprendre le travail bien qu'ils n'eurent
rien de plus solide que la promesse de la constitution d'un
comité gouvernemental d'enquête.
20 juin : Une fois les chauffeurs au travail les 600 por-
teurs furent réembauchés, les 6 500 retournent au travail, la
viande ne fut plus « noire », les dockers de Tooley Street
nu
:
.. 114
LES GREVES DE MAI
terminèrent leur grève, les jaunes partirent et les autres
dockers retournèrent à leur tour au travail.
LA GREVE DES AUTOBUS
Rappelons que la grève du personnel des autobus londo.
niens de mai-juillet suivit une longue période de négociations
entre le T.G.W.U. et la régie nationalisée des transports lon-
doniens. Un tribunal d'arbitrage avait octroyé une augmen-
tation de 500 francs par semaine pour le seul personnel de
Londres-Ville, mais rien pour la minorité des employés qui
travaillent dans les banlieues. Le syndicat poussé par l'atti-
tude des ouvriers réclamait d'abord 650 francs pour tous
mais après que la régie se soit révélée intransigeante Frank
Cousins proposa comme compromis de partager entre tous le
milliard qu'auraient représenté 500 francs pour les seuls
ouvriers urbains, soit une augmentation de 420 francs pour
chacun. La régie rejeta cette solution parce qu'elle aurait
tendu à établir deux principes inacceptables : 1° que tout
ouvrier ait droit à une augmentation annuelle de salaire et
2° que les décisions des tribunaux d'arbitrage au lieu d'être
des obligations ne soient que des avis indicatifs. (3)
Pendant que ces discussions s'éternisaient les ouvriers
montraient une volonté indéniable de lutter. La presse bour-
geoise a eu beau « démontrer» que la proposition de grève
était imposée d'en haut par le syndicat et que les ouvriers
n'allaient probablement pas suivre le mot d'ordre, le dérou-
lement de la grève confirma que c'était plutôt le contraire.
La grève qui fut déclenchée la première semaine de
juin et qui devait durer à peu près trois mois, mit à nu
des aspects fondamentaux de la dynamique des luttes dans
la société bureaucratisée. Le modèle classique d'une grève
(qui, bien entendu, n'a jamais eorrespondu exactement à la
réalité) était une épreuve d'endurance entre un capitaliste
qui pendant la grève perd continuellement de l'argent, et
(3) On voit ici l'impossibilité de résoudre les problèmes des rela.
tions direction-ouvriers par les méthodes juridiques. La décision d'un
arbitre extérieur n'est acceptée que dans la mesure où elle reflète assez
fidèlement le vrai rapport des forces pour lequel elle n'est donc
qu’un masque mystificateur. En théorie les tribunaux d'arbitrage discu.
tent en termes de droit et de possibilités économiques. Dans la pratique
c'est leur appréciation des forces en présence qui détermine leurs
décisions.
115
SOCIALISME OU BARBARIE
ses
qui est désavantagé par rapport à concurrents et les
ouvriers qui n'ont qu'une capacité limitée de survivre sans
travailler. Le cas dont il s'agit accuse des différences frap-
pantes avec cette image :
1° La régie nationalisée subit presque sans broncher
une perte de 40 milliards pour ne rien dire de ce qu'une
partie importante de sa clientèle n'allait jamais reprendre
l'habitude de se déplacer en autobus.
2° Mais quoiqu'elles soient capables de supporter des
pertes financières impossibles à un capitaliste privé, les auto-
rités ne pouvaient pas laisser traîner indéfiniment une grève
qui était un danger redoutable dans la mesure où elle créait
une atmosphère d'instabilité favorisant d'autres troubles. En
effet, les grèves d'autobus et des docks s'appuyaient visible-
ment l'une sur l'autre (« loi d'action de masses » pour tout
mouvement social) et, plus grave encore, une agitation pour
une grève de soutien mûrissait parmi les ouvriers du métro
et des bateaux-citernes de la Tamise. Vers la fin, une réunion
(hors du cadre des syndicats) où étaient présents des ouvriers
provenant de 11 sur les 38 sections du métro proposa d'ar-
rêter le métro un jour par semaine ; et ce ne fut qu'à cause
d'une confusion et d'un manque de moyens de communi-
cation que seulement quelques centaines d'ouvriers donnè-
rent suite à cette proposition. Remarquons que le syndicat
des cheminots (où sont syndiqués les employés du métro)
venait de refuser de venir en aide à Cousins si bien qu'une
grève sauvage dans le métro aurait porté un coup grave au
prestige des dirigeants syndicaux « responsables », et aurait
énormément renforcé la tendance déjà dominante des grèves
anglaises d'échapper au contrôle de ceux-ci. C'est sans doute
pour cela qu'on a octroyé aux cheminots une hausse de salaire
pendant la grève des autobus malgré maintes déclarations
antérieures.
3° En ce qui concerne le syndicat, il était à chaque
moment à même de gagner la grève en déployant ses propres
forces. Le T.G.W.U. englobe un million d'ouvriers qui ne
refusent presque jamais un mot d'ordre de grève et qui, en
l'occurrence, avaient même manifesté très directement leur
volonté de lutter. Mais le syndicat n'osa pas. Au lieu de cela
Frank Cousins joua pendant toute la période la comédie de
faire appel au T.U.C. (la fédération unique des syndicats
anglais) qui était prêt à l'aider en paroles et même finan-
cièrement mais qui refusait franchement toute proposition
116
LES GREVES DE MAI
de grève de soutien. Il n'était toutefois pas à exclure que
Cousins aurait lancé le mot d'ordre de grève aux ouvriers
des bateaux-citernes (syndiqué du T.G.W.U.) si la grève avait
continué.
Si peu de gauche qu'il soit au sens politique, Cousins
se distingue de ses amis des autres syndicats par son aspi.
ration d'être un syndicaliste « dur » à l'américaine, politique,
d'ailleurs, obligatoire pour le syndicalisme anglais s'il ne veut
pas se voir tout à fait dépassé par de nouvelles formes d'orga-
nisation, mais qui lui est rendu extrêmement difficile par sa
propre force. D'une part la classe ouvrière anglaise réussit
déjà à réduire les taux de profit et d'accumulation à un niveau
dangereusement bas pour le capitalisme anglais, et d'autre
part les syndicalistes raisonnent toujours en terme de la pos-
sibilité d'une prochaine victoire électorale de leur parti (ils
détiennent la grosse majorité des voix au congrès travailliste)
et ne peuvent pas adopter une politique qui sera fort incom-
mode une fois que ce seront eux qui géreront les industries
nationalisées.
Ouvrier et bureaucrate
La grève, décrétée par le syndicat géant, était une grève
officielle, ce qui implique que les ouvriers recevaient une
allocation de grève d'environ 3 500 francs par semaine préle-
vée sur les fonds (environ 12 milliards) du syndicat et que
c'étaient les gens de la bureaucratie qui menaient toutes les
négociations. Néanmoins elle avait une vie réelle à la base.
Dans un nombre important des garages les ouvriers orga-
nisaient non seulement les piquets mais encore des manifes-
tations et même des bulletins. Des grévistes ont pris la parole
aux réunions des dockers et des ouvriers du marché, qui
étaient, eux, en grève inofficielle. D'ailleurs les résolutions
provenant des garages ont limité les possibilités de compro-
mis de la part des dirigeants syndicaux sans toutefois pou-
voir, en fin de compte, faire étendre la grève de façon à
arracher de la régie plus de 500 francs (l'offre primitive)
pour le personnel urbain et 300 francs pour celui des ban-
lieues. Bien qu'elle ait été acceptée par les ouvriers qui votè-
rent la fin de la grève (après avoir voté pour la continuer
à une étape ou Cousins semblait vouloir la terminer), ils
considérèrent cette offre comme nettement insuffisante et
semblent en blâmer Cousins.
La presse bourgeoise, et, en particulier l'Economist (or-
gane de la couche « managerialiste ») soutenait pendant toute
117
SOCIALISME OU BARBARIE
la période que les ouvriers firent grève à contre-cour sous
la contrainte du syndicat qui peut faire exclure un ouvrier
de son travail. Ce n'est pas vrai. Les votes dans les garages
ont plusieurs fois donné tort aux prévisions et chiffres de
l'Economist.
Intervention des militants organisés
A en croire l'Economist les ouvriers font grève sous l'une
des deux formes de contrainte. Dans le cas des grèves offi-
cielles le chantage des syndicats l'adhésion auxquels est sou-
vent une condition pour pouvoir travailler. Dans le cas des
grèves sauvages elle serait une pression mystérieuse qu'exer-
cent des groupes « d'agitateurs ».
Quoique ce soit purement fantaisiste de leur attribuer
la combativité des ouvriers, il existe quand même des grou-
pements plus ou moins structurés qui jouent un rôle non négli-
geable dans les luttes anglaises. Nous en réservons l'analyse
détaillée à un prochain article mais on ne peut discuter la
grève d'autobus sans signaler l'intervention du journal
Newsletter (à ne pas confondre avec le journal américain
News and Letters) progéniture du mariage fécond du cou-
rant principal du « Trotskysme » anglais avec le courant indé-
niablement le plus militant de ceux qui ont quitté le parti
communiste (dont une bonne partie consiste en ouvriers et
qui englobe également plusieurs jeunes universitaires et Peter
Fryer l'ex-correspondant en Hongrie du journal stalinien
Daily Worker).
Pendant la grève des autobus cet hebdomadaire a consa-
cré la moitié de ses colonnes à la grève et a tiré à part
cette section sous le nom « Bulletin de Grève ». La partie la
plus importante de ce bulletin était écrite par des grévistes,
la rédaction ne se réservant qu'une demi-colonne (et cela
même pas toujours) pour exprimer ses propres avis. L'expé-
rience était une réussite éclatante, la diffusion du bulletin,
vendu en grande partie par les grévistes eux-mêmes, montant
en flèche de 3 000 jusqu'à 20 000. Les grévistes y ont trouvé
pas seulement une source d'information, mais un moyen de
faire connaître aux autres ouvriers leurs problèmes, leurs
revendications et de répondre auprès du grand public à la
campagne menée par la presse bourgeoise contre « l'égoïsme
de ces grévistes qui infligeaient tant d'inconvénients à tout
le monde, etc. ».
La formule consistant à tirer le bulletin à part a permis
aux grévistes de l'accepter comme le leur ; la rédaction de
118
LES GREVES DE MAI
Newsletter est à féliciter de ne pas avoir tâché de faire avaler
aux ouvriers de reste de son journal comme condition pour
leur donner le bulletin. Après la grève d'autobus Newletter a
répété l'expérience lors d'une grève dans la construction et
d'une nouvelle lutte des dockers (4). Nous finissons en signa-
lant des aspects de la ligne politique de Newsletter qui nous
semblent pleins d'intérêt et qui sont essentiels pour compren-
dre sa réussite. Pour la lutte concrète le journal met l'accent
sur la nécessité de voir multiplier les organisations ouvrières
indépendantes (telles le comité de liaison des dockers, les
comités dans les usines, chantiers, etc.) et surtout de créer
les formes d'organisation pour en faciliter la liaison, la coor-
dination et la communication. On peut citer, pour illustrer
ces besoins, l'échec des tentatives de faire répandre la grève
des autobus au métro. Nous avons déjà mentionné l'appel
lancé aux ouvriers du métro de débrayer tous les lundis. Cet
appel fut suivi par une série d'annonces contradictoires et
confuses provenant des syndicats, du gouvernement, etc., de
sorte que, le lundi matin, beaucoup d'ouvriers ne savaient
plus si l'appel était décommandé, d'où il venait, etc. Plu-
sieurs de nos correspondants nous assurent que s'il y avait
eu moyen de faire arriver aux ouvriers des informations rapi.
des et de sources bien connues, le déroulement aurait été
tout différent.
S. TENSOR.
(4) V. p. 149 de ce numéro les traductions d'un article du Finan.
cial Times sur ce mouvement.
119
ta
DISCUSSION
Organisation et parti
CONTRIBUTION A UNE DISCUSSION
Le texte ci-dessous exprime les vues d'un cer-
tain nombre de collaborateurs de la revue sur le
problème de l'organisation révolutionnaire. Ces
camarades ont jugé les divergences sur cette ques-
tion assez profondes pour se séparer de «Socia-
lisme ou Barbarie ». Nous publierons dans le
prochain numéro un texte exprimant les positions
de la majorité des collaborateurs de la revue sur
ce sujet.
Il n'y a pas d'action révolutionnaire solitaire : cette
action qui tend à transformer la société ne peut s'effectuer
que dans un cadre collectif et ce cadre tend naturellement
à s'étendre. Ainsi l'activité révolutionnaire, collective, et
cherchant toujours plus à l'être, implique nécessairement
une certaine organisation. De cela personne n'a jamais dis-
convenu ni ne disconvient. Ce qui a été contesté dès le début
de l'élaboration de nos thèses, ce n'est pas la nécessité pour
le prolétariat d'une organisation, c'est celle de la direction
révolutionnaire, celle de la constitution d'un parti. Le noyau
de nos principales divergences est là. La vraie question dont
les termes ont été parfois déformés de part et d'autre est
celle-ci : la lutte du prolétariat exige-t-elle ou non la cons-
truction d'une direction ou d'un parti ?
Que cette question soit la source permanente de notre
conflit théorique n'est assurément pas accidentel. Les thèses
de Socialisme ou Barbarie se sont développées sur la base
d'une critique de la bureaucratie sous toutes ses formes :
nous ne pouvions donc qu'affronter d'une manière critique
le problème de l'organisation révolutionnaire. Or celui-ci ne
pouvait que prendre un caractère explosif car il mettait en
cause notre cohérence idéologique. On peut bien admettre
des lacunes dans sa représentation de la société, circonscrire
des problèmes dont on ne détient pas la solution, on ne peut
admettre au sein de nos conceptions idéologiques générales
120
DISCUSSION
une contradiction qui tend à mettre en opposition la pensée
et l'action. Chacun d'entre nous doit voir et montrer le lien
qu'il établit entre les formes de l'action révolutionnaire et
et les idées qu'il affiche.
;
DU PASSE AU PRESENT
Qu'est-ce donc en ce qui me concerne qu'être cohérent ?
À l'origine de nos thèses se placent les analyses du phé-
nomène bureaucratique. Ce phénomène nous l'avons abordé
simultanément par divers biais avant de nous en faire une
représentation globale. Le premier biais, c'était la critique
des organisations ouvrières en France. Nous découvrions en
celles-ci autre chose que de mauvaises directions dont il
aurait fallu corriger les erreurs ou dénoncer les trahisons
nous découvrions, qu'elles participaient au système d'exploi-
tation en tant que formes d'encadrement de la force de tra-
vail. Nous avons donc commencé par rechercher quelles
étaient les bases matérielles du stalinisme en France. Nous
discernions, en ce sens, à la fois les privilèges actuels qui
assuraient la stabilité d'une couche de cadres politiques et
syndicaux et les conditions historiques générales qui favo-
risaient la cristallisation de nombreux éléments dans la société
en leur offrant la perspective d'un statut de classe dominante.
Le second biais c'était la critique du régime bureaucra-
tique russe, dont nous avons montré les mécanismes écono-
miques qui soustendaient la domination d'une nouvelle classe.
Le troisième biais c'était la découverte des tendances
bureaucratiques à l'échelle mondiale, de la concentration
croissante du capital, de l'intervention de plus en plus éten-
due de l'Etat dans la vie économique et sociale, assurant un
statut nouveau à des couches dont le destin n'était plus lié
au capital privé.
Pour ma part, cet approfondissement théorique allait de
pair avec une expérience que j'avais menée au sein du parti
trotskiste, dont les leçons me paraissaient claires.
Le P.C.I., dans lequel j'avais milité jusqu'en 1948, ne
participait en rien au système d'exploitation. Ses cadres ne
tiraient aucun privilège de leur activité dans le parti.
On ne trouvait en son sein
que
des éléments animés
d'une « bonne volonté révolutionnaire » évidente, et conscients
du caractère contre-révolutionnaire des grandes organisations
traditionnelles. Formellement une grande démocratie régnait.
Les organismes dirigeants étaient régulièrement élus lors des
121
SOCIALISME OU BARBARIE
assemblées générales ; celles-ci étaient fréquentes, les cama-
rades avaient toute liberté de se rassembler dans des ten-
dances et de défendre leurs idées dans les réunions et les
congrès (ils purent même s'exprimer dans des publications.
du parti). Pourtant le P.C.I. se comportait comme une micro-
bureaucratie et nous apparaissait comme telle. Sans doute
faisait-il place à des pratiques condamnables (truquage des
mandats lors des congrès, manoeuvres effectuées par la majo-
rité en place pour assurer au maximum la diffusion de ses
idées et réduire celle des minoritaires, calomnies diverses
pour discréditer l'adversaire, chantage à la destruction du
parti chaque fois qu'un militant se trouvait en désaccord sur
certains points importants du programme, culte de la person-
nalité de Trotsky, etc.).
Mais l'essentiel n'était pas là. Le P.C.I. se considérait
comme le parti du prolétariat, sa direction irremplaçable ; il
jugeait la révolution à venir comme le simple accomplisse-
ment de son programme. A l'égard des luttes ouvrières, le
point de vue de l'organisation prédominait absolument. En
conséquence de quoi celles-ci étaient toujours interprétées
selon ce critère ; dans quelles conditions seront-elles favora-
bles au renforcement du parti ? S'étant identifié une fois
pour toutes avec la Révolution mondiale, le parti était prêt
à bien des manoeuvres pour peu qu'elles fussent utiles à son
développement.
Bien qu'on ne puisse faire cette comparaison qu'avec
beaucoup de précautions, car elle n'est valide que dans une
· certaine perspective, le P.C.I. comme le P.C. voyait dans le
prolétariat une masse à diriger. Il prétendait seulement la
bien diriger. Or cette relation que le parti entretenait avec
les travailleurs ou plutôt qu'il aurait souhaité entretenir,
car en fait il ne dirigeait rien du tout — se retrouvait, trans-
posée à l'intérieur de l'organisation entre l'appareil de direc-
tion et la base. La division entre dirigeants et simples militants
était une norme. Les premiers attendaient des seconds qu'ils
écoutent, qu'ils discutent des propositions, qu'ils votent, diffu-
sent le journal et collent les affiches. Les seconds, persuadés
qu'il fallait à la tête du parti des camarades compétents fai-
saient ce qu'on attendait d'eux. La démocratie était fondée sur
le principe de la ratification. Conséquence : de même que dans
la lutte de classe, le point de vue de l'organisation prédomi-
nait, dans la lutte à l'intérieur du parti, le point de vue du
contrôle de l'organisation était décisif. De même que la lutte
122
DISCUSSION
au
con-
révolutionnaire se confondait avec la lutte du parti, celle-ci
se confondait avec la lutte menée par la bonne équipe. Le
résultat était que les militants se déterminaient sur chaque
question selon ce critère : le vote renforce-t-il ou
traire ne risque-t-il pas d'affaiblir la bonne équipe ? Ainsi
chacun obéissant à un souci d'efficacité immédiate, la loi
d'inertie régnait comme dans toute bureaucratie. Le trotskysme
était une des formes du conservatisme idéologique.
La critique que je fais du trotskysme n'est pas d'ordre
psychologique : elle est sociologique. Elle ne porte pas sur
des conduites individuelles, elle concerne un modèle d'orga-
nisation sociale, dont le caractère bureaucratique est d'au-
tant plus remarquable qu'il n'est pas déterminé directement
par les conditions matérielles de l'exploitation. Sans doute
ce modèle n'est-il qu'un sous-produit du modèle social domi-
nant ; la micro-bureaucratie trotskyste n'est pas l'expression
d'une couche sociale, mais seulement l'écho au sein du mou-
vement ouvrier des bureaucraties régnant à l'échelle de la
société globale. Mais l'échec du trotskysme nous montre l'ex-
traordinaire difficulté qu'il y a à échapper aux normes socia-
les dominantes, à instituer au niveau même de l'organisation
révolutionnaire un mode de regroupement, de travail et
d'action qui soient effectivement révolutionnaires et
pas marqués du sceau de l'esprit bourgeois ou bureaucratique.
Les analyses de Socialisme ou Barbarie, l'expérience que
certains tiraient, comme moi-même, de leur ancienne action
dans un parti conduisaient naturellement à voir sous
jour nouveau la lutte de classe et le socialisme. Il est inutile
de résumer les positions que la revue fut amenée à prendre.
Il suffira de dire que l'autonomie devint à nos yeux le cri.
tère de la lutte et de l'organisation révolutionnaires. La revue
n'a cessé d'affirmer que les ouvriers devaient prendre en
mains leur propre sort et s'organiser eux-mêmes indépendam
ment des partis et des syndicats qui se prétendaient les dépo-
sitaires de leurs intérêts et de leur volonté. Nous jugions que
l'objectif de la lutte ne pouvait être que la gestion de la
production par les travailleurs, car toute autre solution n'au-
rait fait que consacrer le pouvoir d'une nouvelle bureau-
cratie ; nous cherchions en conséquence à déterminer des
revendications qui témoignaient, dans l'immédiat, d'une
conscience anti-bureaucratique ; nous accordions une place
centrale à l'analyse des rapports de production et de leur
évolution, de manière à montrer que la gestion ouvrière était
un
123
SOCIALISME OU BARBARIE
réalisable et qu'elle tendait à se manifester spontanément,
déjà, au sein du système d'exploitation ; enfin nous étions
amenés à définir le socialisme comme une démocratie des
conseils.
Ces positions, dont on ne peut d'ailleurs dire qu'elles
soient aujourd'hui suffisamment élaborées, mais qui ont déjà
fait l'objet d'un travail important, se sont surtout affir-
mées lorsque nous avons levé l'hypothèse trotskyste qui
pesait sur nos idées. Mais, bien entendu, elles ne peuvent
prendre tout leur sens que si nous forgeons, simultanément,
une représentation nouvelle de l'activité révolutionnaire elle-
même. C'est là une nécessité inhérente aux thèses de Socialis-
me ou Barbarie. A vouloir l’éluder nous multiplions les conflits
entre nous, sans en faire voir la portée et quelquefois sans
la comprendre nous-mêmes : il est en effet évident qu'une
divergence sur le problème de l'organisation révolutionnaire
affecte
peu
à
peu le contenu entier de la revue : les analyses
de la situation politique et des mouvements de lutte, les pers-
pectives que nous essayons de tracer, et surtout le langage
que nous employons quand nous nous adressons à des ouvriers
qui nous lisent. Or sur ce point il s'est avéré et il s'avère
impossible d'accorder nos idées et de donner une réponse
commune au problème.
Un certain nombre de collaborateurs de la revue ne peu-
vent faire mieux que de définir l'activité révolutionnaire
dans le cadre d'un parti de type nouveau, ce qui, en fait,
revient à amender le modèle leniniste, que le trotskisme a
tenté de reproduire intégralement. Pourquoi cet échec ? Et
d'abord, pourquoi faut-il parler d'un échec ?
TIRONS LA CONCLUSION DE NOS CRITIQUES
L'argumentation essentielle avancée en faveur de la cons-
truction d'un parti révolutionnaire me paraît figurer dans
un texte déjà ancien de la revue : « Le proletariat ne pourra
ni vaincre ni même lutter sérieusement contre ses adversaires
adversaires qui disposent d'une organisation formidable,
d'une connaissance complète de la réalité économique et
sociale, de cadres éduqués, de toutes les richesses de la société,
de la culture et, la plupart du temps du prolétariat lui-
même -- que si lui, dispose d'une connaissance, d'une orga-
nisation de contenu prolétarien, supérieures à celles de ses
adversaires les mieux équipés sous ce rapport. » (Extrait de
Socialisme ou Barbarie, nº 2, Le parti révolutionnaire, p. 103.)
124
DISCUSSION
Etant donné que le prolétariat ne peut, en tant que
classe prise dans son ensemble, avoir cette connaissance et
fournir cette organisation seule, une fraction, la plus cons-
ciente, peut « s'élever au niveau des tâches universelles de
la révolution » (ibid.) : « cette fraction est nécessairement
un organisme universel, minoritaire, sélectif et centralisé ».
(Socialisme ou Barbarie, n° 10, p. 16.)
Cet argument me paraît fonder déjà toutes les analyses
du Que Faire. Mais Lénine en déduit un certain nombre de
considérations qui ne pouvaient être admises telles quelles dans
le cadre idéologique de Socialisme ou Barbarie. Bornons-nous
à l'essentiel : Lénine considère que le prolétariat ne pouvant
accéder de lui-même à la conscience scientifique de la société
tend spontanément à se soumettre à l'« idéologie régnante,
soit, à l'idéologie bourgeoise » ; la tâche essentielle du parti
est de le soustraire à cette influence en lụi apportant un
enseignement politique et cet enseignement ne peut être
administré que de l'extérieur du cadre de sa vie quotidienne
« c'est-à-dire de l'extérieur de la lutte économique, de l'exté-
rieur de la sphère des rapports de production » ; en outre,
Lénine démontre que l'organisation prolétarienne pour être
supérieure à celle de l'ennemi de classe doit la battre sur
son propre terrain : professionnalisation de l'activité révolu-
tionnaire, concentration rigoureuse des tâches, spécialisation
des fonctions des militants (d'où le parallèle sans cesse repris
au cours du Que Faire entre le parti et l'armée) ; enfin,
conséquence implicite assuré de la validité de son
programme du seul fait
que
les
le soutiennent, le
parti se trouve naturellement destiné sinon à exercer le pou-
voir, du moins à y participer activement.
De telles idées sont incompatibles avec la critique de la
bureaucratie et l'affirmation de l'autonomie 'prolétarienne.
Nous ne pouvons admettre que la conscience politique
soit introduite du dehors dans le prolétariat par une fraction
organisée ; nous jugeons au contraire qu'il faut redéfinir le
concept même de politique, que celui-ci dans l'usage qui en
est traditionnellement fait dans le mouvement ouvrier, garde
un contenu bourgeois, qu'il n'a un sens pour les travailleurs
qu'à partir du moment où ceux-ci sont susceptibles de relier
les événements à leur expérience propre des rapports de
production. La politique n'est donc pas à enseigner, elle est
plutôt à expliciter comme ce qui est inscrit à l'état de ten-
dance dans la vie et la conduite des ouvriers. Mais cette idée
masses
125
SOCIALISME OU BARBARIE
conduit à bouleverser l'image de l'activité du militant ; ce
n'est plus comme le voulait Lénine « le tribun populaire >>
sachant profiter de la moindre occasion pour « exposer devant
tous ses convictions socialistes et ses revendications démo-
cratiques » (Que Faire) ; c'est celui qui, partant d'une cri.
tique ou d'une lutte des travailleurs dans un secteur déter-
miné, tente d'en formuler la portée révolutionnaire, de mon-
trer comment elle met en cause le fait même de l'exploitation
et donc, de l'étendre. Le militant apparaît alors comme un
agent des travailleurs, non plus comme un dirigeant. Pour-
tant, certains d'entre nous se refusent à tirer cette conclu-
sion, ils s'arrêtent en chemin dans leur critique de la politi-
que. Et l'on peut même se demander si leur affirmation que
la conscience n'est pas introduite du dehors ne leur sert
pas à s'identifier, naïvement certes, mais plus sûrement, avec
un curieux aplomb, à la classe ouvrière.
D'autre part, ils critiquent l'idée que le parti doive être
un organe de pouvoir. Et de fait, celle-ci contredit la repré-
sentation essentielle du socialisme en tant que société des
conseils. Mais cette critique est éminemment équivoque. Elle
signifie que le parti n'est pas un organe bureaucratique puis-
que son programme est la réalisation d'un pouvoir soviétique
et donc
en dernier ressort — un programme anti-parti.
La logique exigerait que, partant d'un tel objectif, nous nous
opposions à la formation d'un organisme qui s'arroge le mo-
nopole du programme socialiste et risque de concurrencer
les conseils, que nous cherchions une nouvelle voie à l'acti-
vité révolutionnaire. Mais tout au contraire, l'appel à une
organisation autonome des travailleurs, effectivement repré-
sentative, devient une justification de l'existence et de la
durée du parti. Le parti devient nécessaire à la fondation
du pouvoir soviétique. Bien plus, ce pouvoir n'est autonome
que dans la mesure où le parti le juge tel. Autant dire, et
certains camarades le dirent en effet, en parlant de la situa-
tion pré-révolutionnaire, qu'il n'y a qu'une organisation vala-
ble : « le parti est un organisme dans la forme et dans le
fond unique, autrement dit, le seul organisme (permanent)
de la classe dans les conditions du régime d'exploitation. Il
n'y a pas, il ne peut pas y avoir une pluralité de formes
d'organisations auxquelles il se juxtaposerait... En ce sens la
distinction entre comités de lutte et parti (ou toute autre
forme d'organisation minoritaire de l'avant-garde ouvrière)
concerne exclusivement le degré de clarification et d'orga-
126
DISCUSSION
nisation et rien d'autre ». (Socialisme ou Barbarie, n° 10,
p. 16.)
Certes, il n'est parlé ici que des conditions du régime
d'exploitation, mais on ne voit pas pourquoi la thèse ne
s'étendrait pas à celle du régime socialiste car l'autonomie
des soviets, de même que celle des comités de lutte n'est
effective qu'à partir du moment « où leur majorité adopte
et assimile le programme révolutionnaire que, jusque là, le
parti est seul à défendre sans compromission ». (Socialisme
ou Barbarie, nº 2, p. 101.)
La tendance à étendre indéfiniment les prérogatives du
parti se manifeste d'ailleurs dans la définition qu'on offre
des organismes de classe de type comité de lutte. Après les
avoir présentés comme des embryons d'organismes soviéti.
ques et non de type parti, était-il spécifié (Socialisme ou
Barbarie, nº 2, p. 100), on ne les distingue plus du parti que
par leur moindre degré de clarification et d'organisation.
De fait, nous ne cesserons de le répéter, si l'on affirme
la nécessité du parti, si l'on fonde cette nécessité sur le fait
que le parti détient le programme socialiste, si l'on caracté-
rise l'autonomie des organismes forgés par les travailleurs
d'après le critère de leur accord avec le programme du parti,
celui-ci se trouve naturellement destiné à exercer avant et
après une révolution le pouvoir, tout le pouvoir réel des
classes exploitées.
Mais il faut reconnaître dans le même temps que cette
thèse est en contradiction formelle avec notre idéologie et
dénonce de la manière la plus aiguë l'incohérence de ceux
qui la soutiennent.
Troisième correctif apporté à la théorie leniniste : cher-
cher de nouvelles modalités de fonctionnement du parti. En
fait, on les cherche sans les chercher car il est souvent dit
que les règles importent peu et que le critère de notre anti-
bureaucratisme est dans notre programme. On les cherche
cependant, ne serait-ce que parce qu'il est impossible de sous-
crire à la thèse du Que Faire sur la professionnalisation de
l'activité révolutionnaire, effectivement inconciliable avec le
principe qu'il faut tendre à abolir toute séparation entre diri-
geants et exécutants. L'idée nouvelle est d'étendre au parti
le principe de la délégation et de la révocabilité qui inspire
l'organisation soviétique. Si je ne me trompe pas, certains
camarades pensent que les organes dirigeants se trouvent sous
un contrôle effectif permanent des militants à partir du mo-
127
SOCIALISME OU BARBARIE
ment où ceux-ci ont le pouvoir, à chacune de leurs réunions,
de changer de délégués. Mais ils ne font que perfectionner
un modèle de démocratie formelle. Dans les organismes de
classe, la notion de révocabilité peut avoir un contenu positif
du fait qu'il existe un milieu de travail réel ; les hommes
forgent en vertu de leurs relations, au sein du milieu pro-
ductif, une expérience qui leur permet de trancher, dans la
clarté, les problèmes qu'ils rencontrent. Ce qu'ils décident
concerne leur vie et le pouvoir leur est donné de vérifier
ce qu'ils décident à partir de leur vie. Le parti, en revanche,
(quel que soit le jugement qu'on porte sur lui) est un milieu
artificiel, hétérogène, puisque les individus qui s'y rassem-
blent diffèrent par leur activité professionnelle, par leur
origine sociale et par leur culture. L'unité de ce milieu
n'existe qu'en raison de la centralisation imposée à l'organi-
sation et cette centralisation est elle-même fondée sur la cohé.
sion du programme. Dans de telles conditions, les décisions
à prendre au niveau des cellules ont toujours une double
motivation : celle qui tire son origine d'une action à mener
dans un milieu social extérieur et celle qui la tire de l'appli-
cation du programme ou de l'obéissance à l'instance centrale.
Le délégué de la cellule a, de même, une double fonction :
il est le meilleur camarade en ce qui concerne le travail
propre de la cellule et il est, d'autre part, le camarade com-
pétent, celui qui a assimilé le programme, qui représente le
« Centre », qui possède la science de la politique révolution-
naire, qui a le pouvoir de « s'élever au niveau des tâches
universelles de la révolution ». En conséquence, le principe
de la révocabilité se trouve privé d'efficacité : aux yeux des
militants, le délégué, en dépit de ses erreurs ou de ses fautes,
apparaît comme un camarade qui a le privilège de faire par-
tie des dirigeants et dont la compétence s'accroît naturelle-
ment du fait qu'il participe à la direction. Peu importe que
le délégué soit ou non révocable à tout instant, les facteurs
qui paralysent la base militante dans un parti ne tiennent
pas à ce qu'elle ne dispose pas du pouvoir permanent de
révoquer, ils tiennent beaucoup plus profondément à ce que
cette base est accoutumée à l'existence de l'appareil dirigeant,
à la hiérarchisation des fonctions, à la spécialisation de l'ac-
tivité politique.
Evoquons encore une fois le parti trotskiste pour poser
cette question : qu'y aurait-il eu de changé avec l'introduc-
tion d'un système de délégués révocables ? On peut répon-
128
A 00 DISCUSSION
1
dre : rien, très vraisemblablement, sinon une exacerbation
de la lutte des tendances qui, au lieu de culminer dans les
assemblées et les congrès, aurait revêtu un caractère explosif
permanent, chaque tendance s'employant dans le cadre des
cellules à substituer au délégué en place, son propre candidat.
La démocratie n'est pas pervertie du fait de mauvaises
règles organisationnelles, elle l'est du fait de l'existence même
du parti. La démocratie ne peut être réalisée en son sein du
fait qu'il n'est pas lui-même un organisme démocratique, c'est-
à-dire un organisme représentatif des classes sociales dont il
se réclame.
Tout notre travail idéologique devrait nous faire aboutir
à cette conclusion. Non seulement, certains d'entre nous la
refusent, mais, à mon avis, en cherchant à concilier l'affir-
mation de la nécessité d'un parti avec nos principes fonda-
mentaux, ils tombent dans une nouvelle contradiction. Ils
veulent opérer cette conciliation en prenant pour modèle
un parti où seraient introduites des règles de fonctionnement
caractéristiques d'un type soviétique et, par là, ils vont à
rebours de leur critique du leninisme.
En effet, Lénine avait parfaitement compris que le parti
était un organisme artificiel, c'est-à-dire fabriqué en dehors
du prolétariat. Le considérant comme un instrument de lutte
absolument nécessaire, il ne s'embarrassait pas de lui fixer
des statuts quasi soviétiques. Le parti serait bon si le pro-
létariat le soutenait, mauvais, s'il ne le suivait pas : ses préoc-
cupations s'arrêtaient là. De telle sorte que dans L'Etat et la
Révolution, le problème de la fonction du parti n'est même
pas abordé : le pouvoir révolutionnaire c'est le peuple en
armes et ses conseils qui l'exercent. Le parti, aux yeux de
Lénine, n'a d'existence que par son programme qui est préci-
sément : le pouvoir des Soviets. Une fois qu'instruit par l'ex-
périence historique, on découvre dans le parti un instrument
privilégié de formation et de sélection de la bureaucratie,
on ne peut que se proposer de détruire ce type d'organisa-
tion. Chercher à lui conférer des attributs démocratiques
incompatibles avec son essence, c'est tomber dans une mysti.
fication dont Lénine n'était pas victime, c'est le présenter
comme un organisme légitime des classes exploitées et lui
accorder un pouvoir plus grand qu'on ne l'avait jamais rêvé
dans le passé.
129
5
SOCIALISME OU BARBARIE
.
L'IDEE DE DIRECTION REVOLUTIONNAIRE
EVIDENCE DE GEOMETRE
Mais si l'on ne peut, du moins à partir de nos principes,
accueillir l'idée du parti révolutionnaire sans tomber dans
la contradiction, n'y a-t-il pas, cependant, un motif qui nous
conduit sans cesse à en postuler la nécessité ?
Ce motif, je l'ai déjà formulé en citant un texte du n° 2
de la revue. Résumons-le de nouveau : le prolétariat ne
pourra vaincre que s'il dispose d'une organisation et d'une
connaissance de la réalité économique et sociale supérieures
à celle de son adversaire de classe.
Si cette proposition était vraie, il faudrait dire à la fois
que nous sommes mis en demeure de constituer un parti et
que ce parti, en raison des critiques que je viens de mention-
ner, ne peut que devenir l'instrument d'une nouvelle bureau-
cratie ; en bref, il faudrait conclure que l'activité révolution-
naire est nécessairement vouée à l'échec. Mais cette proposi-
tion que je crois trouver à l'origine de toutes les justifi-
cations du parti n'offre qu'une pseudo-évidence. Evidence
de géomètre qui n'a pas de contenu social. En face du pou-
voir centralisé de la bourgeoisie, de la science que possèdent
les classes dominantes, on construit symétriquement un adver-
saire qui, pour vaincre, doit acquérir un pouvoir et une
science supérieures. Ce pouvoir et cette science ne peuvent
alors que se conjuguer dans une organisation qui, avant la
révolution, surclasse l'Etat bourgeois. Dans la réalité, les
voies par lesquelles s'enrichit l'expérience des travailleurs (et
les tendances du socialisme) ne s'accordent pas avec ce sché-
ma. C'est une utopie que s'imaginer qu'une minorité orga-
nisée puisse s'approprier une connaissance de la société et
de l'histoire qui lui permette de forger à l'avance une repré-
sentation scientifique du socialisme. Si louables et si néces-
saires que soient les efforts des militants pour assimiler et
faire eux-mêmes progresser la connaissance de la réalité
sociale, il faut comprendre que cette connaissance suit des
processus qui excèdent les forces d'un groupe défini.
Qu'il s'agisse de l'économie politique, de l'histoire
ciale, de la technologie, de la sociologie du travail, de la
psychologie collective ou en général de toutes les branches
du savoir qui intéressent la transformation de la société, il
faut se persuader que le cours de la culture échappe à toute
centralisation rigoureuse. Des découvertes, révolutionnaires
selon nos propres critères, existent dans tous les domaines
80-
130
DISCUSSION
cen-
(connues ou inconnues de nous), qui élèvent la culture au
niveau des tâches universelles de la révolution », qui répon-
dent aux exigences d'une société socialiste. Sans doute ces
découvertes coexistent-elles toujours avec des modes de pensée
conservateurs ou rétrogrades, si bien que leur synthèse pro-
gressive et leur mise en valeur ne peuvent s'effectuer sponta-
'nément. Mais cette synthèse (que nous ne pouvons concevoir
que sous forme dynamique) ne saurait se produire sans que
la lutte de la classe révolutionnaire, en faisant apercevoir
un bouleversement de tous les rapports traditionnels, ne
devienne un puissant agent de cristallisation idéologique.
Dans de telles conditions, et seulement alors, on pourra parler
en termes sensés d'une fusion de l'organisation prolétarienne
et de la culture. Répétons-le, ceci ne signifie pas que les
militants n'ont pas un rôle essentiel à jouer, qu'ils ne doivent
pas faire avancer la théorie révolutionnaire grâce à leurs
connaissances propres, mais leur travail ne peut être consi-
déré que comme une contribution à un travail culturel social,
s'effectuant toujours par une diversité de voies irréductible.
C'est une autre utopie que d'imaginer que le parti puisse
assurer une rigoureuse coordination des luttes et une
tralisation des décisions. Les luttes ouvrières telles qu'elles
se sont produites depuis 12 ans
et telles
que
la revue les
a interprétées n'ont pas souffert de l'absence d'un organe
du type parti qui aurait réussi à coordonner les grèves ;
elles n'ont pas souffert d'un manque de politisation
sens où l'entendait Lénine elles ont été dominées par le
problème de l'organisation autonome de la lutte. Ce problème
aucun parti ne peut faire que le prolétariat le résolve ; il
ne sera résolu au contraire qu'en opposition aux partis -
quels qu'ils soient, je veux dire aussi anti-bureaucratiques
que soient leurs programmes. L'exigence d'une préparation
concertée des luttes dans la classe ouvrière et d'une prévision
révolutionnaire ne peut être certainement pas ignorée (bien
qu'elle ne se présente pas à tout moment comme certains le .
laissent croire), mais elle est inséparable aujourd'hui de
cette autre exigence que les luttes soient décidées et contrô-
lées par ceux qui les mènent. La fonction de coordination
et de centralisation ne motive donc pas l'existence du parti ;
elle revient à des groupes d'ouvriers ou d'employés minori-
taires qui, tout en multipliant les contacts entre eux ne ces-
sent pas de faire partie des milieux de production où ils
agissent.
au
131
SOCIALISME OU BARBARIE
in En fin de compte, à la conscience des tâches univer-
selles de la révolution, le prolétariat n'accède que lorsqu'il
accomplit ces tâches elles-mêmes, qu'au moment où la lutte
de classe embrase la société entière et où la formation et la
multiplication des conseils de travailleurs donne les signes
sensibles d'une nouvelle société possible. Que des minorités
militantes fassent un travail révolutionnaire ne signifie nulle-
ment qu’un organisme puisse au sein de la société d'exploi..
tation incarner en face du pouvoir bourgeois, sous une forme
anticipée, grâce à la centralisation et à la rationalisation de
ses activités, le pouvoir des travailleurs. A la différence de
la bourgeoisie, le prolétariat n'a, au sein de la société d'ex-
ploitation, aucune institution représentative, il ne dispose
que de son expérience dont le cours compliqué et jamais
assuré ne peut se déposer sous aucune forme objective. Son
institution c'est la révolution elle-même.
L'ACTIVITE MILITANTE
Quelle est donc la conception de l'activité révolutionnaire
que quelques camarades et moi-même avons été amenés à
défendre. Elle découle de ce que des militants ne sont pas,
ne peuvent pas, ni ne doivent être : une Direction. Ils sont
ühe minorité d'éléments actifs, venant de couches sociales
diverses, rassemblés en raison d'un accord idéologique pro-
fond, et qui s'emploient à aider les travailleurs dans leur
lutte de classe, à contribuer au développement de cette lutte,
à dissiper les mystifications entretenues par les classes et les
bureaucraties dominantes, à propager l'idée que les travail-
leurs, s'ils veulent se défendre, seront mis en demeure de
prendre eux-mêmes leur sort entre leurs mains, de s'orga-
niser eux-mêmes à l'échelle de la société et que c'est cela le
socialisme.
::08 Nous sommes convaincus que le rôle de ces éléments
est essentiel - du moins qu'il peut et doit le devenir. Les
classes exploitées ne forment pas un tout indifférencié : nous
le savons, et ce n'est pas les partisans d'une organisation
centralisée qui nous l'ont appris. Elles contiennent des élé-
ments plus ou moins actifs, plus ou moins conscients. De la
capacité qu'auront les plus actifs à propager des idées et à
soutenir des actions révolutionnaires dépend finalement l'ave-
nir du mouvement ouvrier.
Mais parmi ces éléments actifs, certains et de loin les
plus nombreux tendent à se rassembler au sein des entre-
132
DISCUSSION
prises, sans chercher d'abord à étendre leur action à une plus
vaste échelle. Ceux-là trouvent spontanément la forme de
leur travail : ils font un petit journal local, ou un bulletin,
militent dans une opposition syndicale, ou composent un
petit groupe de lutte. D'autres éprouvent le besoin d'élargir
leurs horizons, de travailler avec des éléments qui appartien-
nent à des milieux professionnels et sociaux différents des
leurs, d'accorder leur action avec une conception générale
de la lutte sociale. Parmi ces derniers se trouvent nombreux
- il faut le reconnaître - des camarades qui n'appartien-
nent pas à un milieu de production et qui ne peuvent donc
se rassembler qu'en dehors des entreprises : leur culture
constitue un apport essentiel au mouvement ouvrier, à con-.
dition qu'ils aient une juste représentation de leur rôle qui
est de se subordonner à ce mouvement.
L'action de ces derniers éléments ne peut avoir d'autre
objectif que de soutenir, d'amplifier, de clarifier celle que
mènent les militants ou les groupes d'entreprises. Il s'agit
d'apporter à ceux-ci des informations dont ils ne disposent
pas, des connaissances qui ne peuvent être obtenues que
par un travail collectif, mené hors des entreprises ; il s'agit
de les mettre en contact les uns avec les autres, de faire
communiquer leurs expériences séparées, de les aider à cons-
tituer peu à peu un véritable réseau d'avant-garde.
On peut définir plusieurs moyens qui permettraient dès
aujourd'hui de s'orienter vers ces objectifs : par exemple la
publication d'un journal. Mais on ne touchera jamais les
travailleurs et on ne réussira jamais à les associer à l'entre-
prise d'un journal si l'on ne fait pas d'abord la preuve de son
sérieux ; si les informations communiquées sont insuffisantes
ou précaires, si les expériences mentionnées sont exception-
nelles, si les interprétations proposées sont hâtives, des géné-
ralisations sommaires, bâties à partir de faits singuliers et
épars, en bref, si le journal est fabriqué par un groupe qui
n'a
de contacts avec des militants d'entreprise,
personne ne s'intéressera à ce travail. A un niveau plus
modeste, il s'agit d'abord de convaincre des ouvriers, des
employés, des petits groupes existant déjà que nous pouvons
leur être utiles. Le meilleurs moyen est de diffuser à leur
intention (sous la forme d'un bulletin sans périodicité régu-
lière) de courtes, analyses portant sur la situation actuelle
et des informations si elles ont été obtenues
par
des
moyens hors de leur portée. Nous soulignerons que les
'a que
très peu
133
SOCIALISME OU BARBARIE
journaux d'entreprise peuvent les publier ou les utiliser
comme bon leur semble. Nous soulignerons encore que si
notre travail les intéresse, celui-ci s'enrichira naturellement
des informations et des critiques qu'ils nous communiqueront.
D'autre part, on peut mettre en train quelques analyses
sérieuses, concernant le fonctionnement de
de notre propre
société (sur les rapports de production, la bureaucratie en
France ou la bureaucratie syndicale). On établirait ainsi une
collaboration avec des militants d'entreprise de façon à poser
en termes concrets (par des enquêtes sur leur expérience de
vie et de travail) le problème de la gestion ouvrière.
De telles tâches peuvent paraître modestes. En fait, bien
menées, elles exigeront un travail considérable. L'important
est qu'elles soient à la mesure des minorités d'avant-garde et
qu'elles permettent d'envisager un développement progressif,
c'est-à-dire un développement tel qu'à chaque niveau de réali-
sation corresponde une extension possible du travail.
En définissant ces objectifs et ces moyens, on définit
en même temps les formes d'organisation qui leur correspon-
dent et qui reposent d'abord sur le rejet de la centralisation.
L'organisation qui convient à des militants révolutionnaires
est nécessairement souple : ce n'est pas un grand parti diri-
geant à partir d'organes centraux l'activité d'un réseau de
militants. Ce qui ne peut aboutir qu'à faire de la classe
ouvrière un instrument passif ou à la rejeter dans l'indif-
férence voire l'hostilité à l'égard du parti qui prétend la
représenter.
Le mouvement ouvrier ne se frayera une voie révolu-
tionnaire qu'en rompant avec la mythologie du parti, pour
chercher ses formes d'action dans des noyaux multiples de
militants organisant librement leur activité et assurant par
leurs contacts, leurs informations, et leurs liaisons non seule-
ment la confrontation mais aussi l'unité des expériences
ouvrières.
Claude LEFORT.
134
:
Ou en est
l'opposition communiste ?
L'auteur de cet article est lui-même membre
de l’Opposition communiste. Les opinions qu'il
exprime n'engagent pas « Socialisme ou Bar.
barie ». Le prochain numéro de la Revue con-
tiendra une réponse à cet article. Les camarades
de la « Voie Communiste » sont invités à faire
connaître leur point de vue, qui sera publié ici, sur
tous les problèmes qui se posent aujourd'hui à la
classe ouvrière et aux militants révolutionnaires.
Les derniers numéros de la Voie Communiste, organe de
l'opposition communiste, font état d'un changement de pers-
pectives dont l'intérêt est incontestable. Après avoir pendant
plus de deux ans uniquement travaillé à l'intérieur du parti
et rédigé régulièrement un bulletin seulement adressé à ses
membres, les rédacteurs de la Voie Communiste déclarent
qu'après une discussion générale, motivée par la gravité de la
situation dans le mouvement ouvrier, il a paru évident à tous
que ce travail ne suffisait plus à répondre aux besoins actuels
et que quelque chose d'autre devait être proposé. Une pre-
mière mesure marquant la nouvelle orientation a été prise : la
sortie publique d'un journal qui n'aurait plus pour but exclusif
de convaincre les membres du parti de l’inanité de leur direc-
tion mais s'adresserait à tous ceux qui se refusant aujourd'hui
à abandonner en France une perspective révolutionnaire, ne
voient pourtant aucune issue dans les solutions diverses pro-
posées par les organisations traditionnelles.
Il est encore trop tôt pour se prononcer sur le contenu de ce
journal ou sur la validité de ce qui y sera dit. Mais il nous
paraît intéressant de rappeler un certain nombre d'éléments
qui ont joué un rôle important dans l'histoire de l'opposition
communiste et expliquent en partie son actuelle activité.
Cette opposition s'est constituée au moment où le XX® con-
grès d'une part, le vote des pouvoirs spéciaux de l'autre
avaient provoqué une émotion considérable dans l'ensemble
.
135
SOCIALISME OU BARBARIE
de la gauche. Tribune de discussion, bulletin ronéoté, faisait
état du grand mécontentement régnant confusément dans le
parti à la suite du refus de soutenir efficacement la révolution
algérienne, de la volonté explicite de la direction de ne pas
ouvrir de discussion sur les fautes accumulées depuis de nom-
breuses années. Exigence d'une plus grande démocratie dans
le parti, désir de voir impulser une lutte révolutionnaire con-
séquente dans le pays, attitude critique à l'égard de l’U. R. S. S.
et des démocraties populaires : c'est autour de ces thèmes
qu'a tourné la Tribune de discussion, prenant sur bien des
points des positions assez nettes, condamnant formellement
l'intervention soviétique en Hongrie, marquant un grand inté-
rêt pour le rôle joué en Hongrie par les conseils ouvriers.
Quelques mois après cependant un autre bulletin voyait
le jour : l'Etincelle. Tribune de discussion était essentielle-
ment le fait d'ouvriers et d'étudiants, l'Etincelle sera lancée
par un groupe d'intellectuels du parti dont certains avaient
été liés à l'appareil ; des positions affirmées y étaient cepen-
dant similaires : une volonté d'explication théorique s'y mar-
quait mais aussi des illusions plus grandes à l'égard de la pos-
sibilité d'un redressement démocratique du parti. Les événe-
ments de Pologne et de Hongrie avaient eu des conséquences
tumultueuses et beaucoup pensaient que l'actuelle direction ne
parviendrait plus à remonter le courant. Ce climat devait
rapidement aboutir à la fusion des deux groupes et pendant
quelques mois à la publication régulière d'un organe commun.
Cette solution n'a pas été viable longtemps ; trop de dis-
parités existaient, trop de confusion et pour la plupart de
ceux qui s'étaient engagés dans une telle entreprise, les dif-
ficultés à surmonter étaient immenses. Le reflux qui suivit
l'arrêt de la déstalinisation conduisit les fondateurs de l'Etin-
celle à se retirer et à choisir un mode de lutte oppositionnelle
moins radicale qui prendra la forme de la parution de Voies
Nouvelles.
Cette rupture brutale justifiée par des raisons lointaines
et peu convaincantes (l'élimination par Kroutchev du groupe
Molotov-Kaganovitch présenté comme le noyau dur) amena
une certaine désorganisation. Le groupe qui avait créé Tri-
bune de discussion et qui avait conservé une certaine inté-
grité prit alors sur lui de faire paraître un nouveau journal :
l'actuelle Voie Communiste dont le premier numéro sortit
au début de 1958.
136
DISCUSSION
Aujourd'hui où en sommes nous ? Une parution assez
régulière a été assurée et il est incontestable que la Voie Com-
muniste a pu regrouper autour d'elle un certain nombre de
militants, notamment dans les entreprises de la région pari-
sienne ; elle est parvenue à équilibrer suffisamment son bud-
get pour qu'une parution dans les kiosques puisse être assurée ;
elle développe enfin une idéologie politique plus cohérente,
posant des problèmes à longue échéance. Au moment où se
produisit la crise du 13 mai, tout était mûr pour que l'on
puisse passer à un degré supérieur d'activité.
Cette crise a en effet joué un rôle déterminant dans la
décision qui a été prise. Elle a révélé à la fois la faillite de
la direction du parti et l'incapacité croissante de ses mots
d'ordre à entraîner les masses ouvrières dans la lutte. De ces
mots d'ordre, l'opposition communiste s'est démarquée avec
force. Elle a montré que le vote des pouvoirs spéciaux, le sou-
tien du gouvernement Pfimlin, l'hommage à l'armée d'Algérie
rendu avec toute l'assemblée par les députés communistes, outre
qu'ils étaient totalement inefficaces, contribuaient à entre-
tenir la confusion, à démobiliser la classe ouvrière ; que la
défense de la République offerte au prolétariat comme seule
perspective de combat était un mythe, cette république étant
vomie
par
la classe ouvrière comme par l'ensemble du pays ;
que la question algérienne ne devait pas être mise sous le
boisseau comme paradoxalement ce fut fait par le parti dès
le 13 mai sous prétexte d'unité mais qu'au contraire elle demeu-
rait le centre de la situation. Tout cela a été dit avec clarté.
De même les responsabilités des partis communiste et socia-
liste dans le triomphe de de Gaulle ont été dégagées, ceci
impliquant que l'on s'interroge sur les moyens de promouvoir
autre chose, de définir une politique révolutionnaire.
Une telle opposition à la ligne officielle, quel que soit
l'écho qu'elle a pu rencontrer chez les membres du parti ren-
dait absurde que l'on ne s'adresse qu'à eux ; un très grand
nombre de militants ouvriers, appartenant à diverses orga-
nisations ou inorganisés se posaient les mêmes problèmes. Il
fallait les toucher, 'engager le dialogue avec eux, leur per-
mettre de dire ce qu'ils pensaient. Le Parti était loin d'autre
part d'avoir son ancienne influence ; l'affaiblissement cons-
tant des effectifs rendait indispensable d'écrire aussi pour
ceux qui y ayant été avaient préféré partir ; nombre
d'ouvriers révolutionnaires se refusent d'autre part à y adhé-
rer parce qu'ils mesurent sa faillite. Dans ces conditions la sor-
137
SOCIALISME OU BARBARIE
tie publique, la diffusion dans les usines devenaient le seul
moyen de faire face aux impérieux besoins de la période.
Le journal lui-même ne pouvait plus être conçu sur le
modèle des organes traditionnels du mouvement ouvrier :
L'Humanité, France Nouvelle, Tribune du Peuple, recueil de
recettes toutes faites où les dirigeants viennent présenter et
défendre une ligne toute faite que seuls les militants habitués
à un certain vocabulaire, à l'étroite spécialisation qui y est
imposée sont capables de comprendre. Plutôt que des solutions
définitives, il fallait se faire l'expression de la situation
actuelle du mouvement ouvrier, de sa confusion, de ses possi-
bilités de renouvellement aussi ; se faire l'écho de ce qui se
passe dans les entreprises, dans les syndicats, dans les comités
de lutte, des problèmes multiples et difficiles dont tout le
monde a pris conscience à des degrés très différents. La Voie
Communiste ne sera donc pas l'expression d'une unique ten-
dance, sûre d'elle-même et de ce qu'elle affirme mais plutôt
confrontation d'expériences relatées par ceux même qui les
ont vécues, ouverture aux multiples opinions, tendances, besoins
qui règnent actuellement dans la classe ouvrière.
Son centre de gravité restera néanmoins dans le parti ; non
pas que la majorité des membres de l'opposition admettent la
possibilité d'un quelconque redressement ; mais ils sont tous
d'accord pour reconnaître que le parti constitue en lui-même
un des problèmes fondamentaux qui se posent au mouvement
et que les militants communistes, même lorsqu'ils restent
encore soumis à l'idéologie stalinienne, représentent un incon-
testable potentiel révolutionnaire et qu'à ce titre il faut, non
pas quitter le parti pour adhérer à un quelconque des mul-
tiples regroupements qui se constituent sur des bases pour le
moins confuses, mais continuer à lutter avec les militants com-
munistes dont beaucoup aujourd'hui mesurent l'ampleur de
l'échec et s'interrogent sur ses causes (Marcel Servin et Mau-
rice Thorez dans leurs' rapports au comité central se sont fait
l'écho des progrès de l'opposition),
Cependant une lutte étroitement cantonnée dans les orga-
nismes du parti serait insuffisante et dérisoire pour toutes les
raisons qui ont été données plus haut. La Voix Communiste
ne veut pas poser les seuls problèmes ayant trait à la vie du
parti mais tous ceux qui touchent actuellement le mouvement
ouvrier. Dès lors les membres du parti ne participeront pas
seuls à son élaboration. L'opposition sera ouverte à tous ceux
qui croient à la possibilité d'une politique communiste en
138
DISCUSSION
France, anciens membres du parti exclus ou n'ayant pas
repris leur carte parce qu'ils étaient dégoûtés, ouvriers de la
C. G. T. qui militent au syndicat parce qu'ils n'aperçoivent
pas d'issue politique, inorganisés qui en ont assez de faire
toujours les frais de la casse et aspirent à un renouvellement.
L'unité d'individus aussi différents n'est possible que par
la création d'une structure organisationnelle d'un type parti-
culier, adaptée aux conditions de la lutte qui doit être menée
et à la situation générale du mouvement ouvrier. L'opposition
communiste n'est pas un petit parti ; elle groupe des mili-
tants qui sont globalement d'accord sur une certaine appré-
ciation des conditions de la lutte des classes en France et
ressentent tous le besoin de prendre un nouveau départ.
L'accord qui les lie est donc très général et sur bien des
points, souvent essentiels, existent entre eux des divergences
importantes. On peut le déplorer mais c'est ne rien compren-
dre à la situation actuelle dans le mouvement ouvrier que de
croire que l'on peut par une simple décision abolir ses pro-
fondes divisions, son mode de structuration, ses ambiguïtés.
La disparité des opinions n'est pas une invention ou un alibi ;
elle est un fait fondamental, elle ne devient dangereuse que
si elle tourne à la discussion vide, sans que soit mené un effort
systématique de confrontation. Parallèlement à son effort
actuel, la Voie Communiste s'oriente donc vers l'établissement
d'un débat sur les perspectives qui peuvent s'ouvrir aujour-
d'hui en France, débat mené sur la base de textes et auquel
on s'efforce de faire participer tous ceux qui ont quelque
chose à dire
Cette structure organisationnelle souple est d'ailleurs la
seule possible ; chaque ouvrier doit pouvoir décider lui-même
en fonction de certains objectifs généraux ce qu'il peut et
doit faire dans son entreprise, chaque membre du parti mène
dans sa cellule ou dans sa section la lutte comme il l'entend.
Il ne s'agit pas d'imposer une ligne toute faite mais de ner-
mettre l'expression, la mise en communication de ces diffé-
rents combats, d'aider à ce que de leur relation se dégage
le visage de la situation. L'explication théorique qui sera alors
menée se devra, parallèlement à d'autres tâches indispen-
sables, de rendre compte de ce qui se passe dans chaque
lieu, dans chaque usine. Il sera alors possible de définir une
orientation qui ne soit pas seulement le fruit de l'élaboration
de quelques-uns mais l'expression du travail et des idées de
tous ceux qui ouvrent dans ce sens.
139
SOCIALISME OU BARBARIE
;
L'opposition communiste sera donc amenée en raison de
ses progrès, de la croissance de ses effectifs, de la sortie d'un
journal, à jouer un rôle plus important dans les mois qui
viennent. Ceci l'oblige à surmonter les défauts importants
qui se sont manifestés dans son activité, défauts liés aux
conditions difficiles de la lutte, à une impréparation géné-
rale, à l'existence un peu partout d'une grande confusion et
qui sont moins l'expression de traits individuels que de cer-
taines contradictions dont il ne faut pas sous-estimer la portée.
Ces insuffisances, quelles sont-elles ?
1. Un certain verbalisme tout d'abord et la substitution
d'un langage révolutionnariste à l'analyse concrète des situa-
tions : c'est là un écueil qui était difficilement évitable ; car
l'affirmation principielle de la possibilité d'une politique révo-
lutionnaire qui est indispensable dans la confusion actuelle,
paraît vide lorsqu'elle n'est pas concrétisée, lorsqu'un lien
n'est pas établi entre ce qui doit maintenant être fait et un
ensemble de perspectives plus générales.
2. Une certaine ambiguïté dans les formulations elle
tient évidemment au caractère particulier du milieu auquel
on s'adresse, milieu d'ailleurs souvent disparate et hétérogène.
Le caractère qui a été donné au journal contribue à rendre
sensible un tel défaut. La mise en communication de textes
et de récits venant d'horizons divers donne une impression de
décousu, d'incohérence, si aucune vue politique ne s'en dégage.
3. Une absence de perspectives théoriques ; l'opposition
communiste se doit de prendre position sur un certain nom-
bre de problèmes fondamentaux, contenu et nature du socia-
lisme, structure actuelle du capitalisme, perspectives révolu-
tionnaires en France, qui ne peuvent plus être laissés de côté.
Une politique communiste cohérente reste proprement incon-
cevable si de telles questions ne sont pas traitées et éclaircies.
Ces défauts sont réels ; ils sont en voie d'être surmontés
(d'autres surgiront d'ailleurs). Volonté de concrétiser dans
chaque cas précis quelles sont les tâches révolutionnaires, effort
pour rendre plus accessible le journal, constitution systéma-
tique de groupes de discussions traitant les problèmes théo-
riques de fond ; autant de démarches qui laissent augurer
un progrès certain dans ces différents domaines.
Il sera alors possible que la Voie Communiste joue un
rôle important dans la solution qui doit être donnée à la
crise du mouvement ouvrier.
L. S.
140
LE MONDE EN QUESTION
ENTRETIEN AVEC UN OUVRIER YOUGOSLAVE
Nous avons pu avoir avec un ouvrier yougoslave une longue dis-
cussion dont on trouvera ci-dessous un compte rendu synthétique. Les
paroles attribuées au camarade ne sont pas exactement les siennes puis-
que nous parlions par l'intermédiaire d'un interprète et il nous a été
impossible de les lui soumettre pour correction. Précisons que le cama-
rade en question est membre du parti communiste et a combattu en
Espagne dans les Brigades Internationales. Il est président du conseil
ouvrier de son entreprise.
LES CONSEILS OUVRIERS
en
S. B. Que pensez-vous des conseils ouvriers ?
Y.
Ces conseils n'ont aucune espèce de pouvoir réel. Ils sont
simplement une corvée pour les ouvriers qui y militent. Les ouvriers
le savent et posent de moins en moins leur candidature aux conseils.
Le conseil d'une usine n'a même pas la possibilité d'interyenir
dans les questions techniques, pour dire par exemple : mettez cette
machine à la place de telle autre. Malgré cela, ceux qui détiennent : le
pouvoir dans l'usine ou en dehors de l'usine, 'ne perdent jamais l'occa-
sion de faire retomber la responsabilité des fautes sur le conseil ouvrier.
Par exemple, quand l'usine n'arrive pas à remplir le plan, les ouvriers
sont tenus pour collectivement responsables et on les sanctionne en
retenant une partie de leurs salaires. Pourtant le plan est rarement
rempli en raison du manque de matière première, sauf dans les usines
qui travaillent pour l'armée. Le personnage puissant, à l'usine, c'est
toujours le directeur. Il a un droit de veto ce qui concerne les
conditions de travail, les normes. Quant aux salaires, ils sont fixés par
l'Etat.
S. B. - Les conseils ouvriers ont été créés du jour au lendemain,
par décision d'en haut. Pourquoi ?
Y. Après la rupture avec l'Ụ.R.S.S. il fallait à tout prix créer
une « voie yougoslave ».
S. B. Comment les ouvriers ont-ils réagi à cette initiative dės
dirigeants de l'Etat ?
Y. Leur premier réflexe a été favorable, ils ont pensé qu'ils
allaient pouvoir prendre en main leurs propres affaires. Depuis ils se
sont aperçus que les conseils ouvriers étaient absolument inefficaces.
Mais personne n'est contre ces conseils. On continue toujours à
espérer qu'ils seront le noyau d'où germera autre chose. Le seul domaine
qui soit contrôlé par eux, c'est l'embauchage et le débauchage. Le direc-
teur ne peut ni engager ni licencier un ouvrier sans l'accord préalable
du conseil. Il doit avoir également l'accord du syndicat. Mais la paupé-
risation de la classe ouvrière est telle que le sentiment dominant est
l'apathie. Les ouvriers attendent que l'amélioration de leur sort leur
vienne d'en haut, de Tito par exemple. Le socialisme, ils n'y pensent
pas : tout ce qu'ils espèrent, c'est que quelqu'un améliore leur sort.
S. B. Comment élit-on les membres d'un conseil ouvrier ?
Y. C'est le syndicat qui présente chaque année la liste des
ouvriers qui devront remplacer les membres du conseil dont le mandat
expire (1/4 du conseil chaque année). Il y a plus de noms que de
délégués à remplacer. Les ouvriers arrivent donc à imposer ceux d'entre
eux ils ont confiance.
141
SOCIALISME OU BARBARIE
S. B. Vous dites que les ouvriers arrivent à imposer leurs can-
didats, mais en même temps vous expliquez que c'est le syndicat qui
dresse la liste des candidats.
Y. Les choses se passent de la façon suivante. La liste est établie
par le syndicat au cours d'une réunion syndicale. Presque tous les
ouvriers de l'usine assistent à cette réunion, parce que tout le monde est
syndiqué. Naturellement on est libre de ne pas être syndiqué. Mais pour
être embauché dans une usine, on est obligé de l'être. On est
libre également de ne pas assister aux réunions syndicales. Mais alors
on se fait mal voir. Et ces réunions ont lieu pendant les heures de
travail. Tout le monde préfère aller aux réunions plutôt que de travailler.
Donc lorsqu'il s'agit d'établir la liste des candidats au conseil, les
ouvriers sont présents en masse et arrivent à faire accepter des candidats
à eux en plus des candidats officiels.
SITUATION MATERIELLE DES OUVRIERS
!
S. B. Quelle est la situation matérielle des ouvriers ?
Y. Un ouvrier hautement qualifié gagne 19 000 dinars par mois,
allocations familiales non comprises. Un maneuvre gagne entre 7 et
9 000 dinars par mois. Avec son salaire, le manquvre ne vit pas 10 jours.
Un ouvrier hautement qualifié arrive à faire durer son salaire jusqu'au
17, 18 du mois. La seule solution c'est le travail noir. Sans parler des
maneuvres, je peux citer l'exemple d'un ouvrier qui gagne 22 000 dinars
par mois, allocations comprises, dans l'entreprise où il travaille réguliè-
rement. Il est donc obligé de travailler en plus des 8 heures dans son
entreprise, 8 autres heures dehors, c'est-à-dire 16 heures en tout par
jour.
Pour le logement, la situation est la suivante. Après la guerre, la
Yougoslavie s'est retrouvée en ruines. Il fallait d'abord simplement sur-
vivre, combattre la famine et reconstruire. En plus de leur travail
normal, les ouvriers fournissaient plusieurs heures, jusqu'à 3 et 4 heures
de travail gratuit sur les chantiers de reconstruction, par jour. Ils pen-
saient qu'ils construisaient leurs propres maisons. Mais une grande partie
de ces maisons ont été immédiatement allouées aux officiers, aux hauts
fonctionnaires de l'Etat et du parti, qui avaient déjà accaparé les villas
bourgeoises des quartiers résidentiels, et les ouvriers restaient sans
logement. Depuis quelques années, les usines elles-mêmes, poussées par
les conseils, se sont chargées du logement de leur personnel et il y a
eu un progrès indiscutable. La crise du logement subsiste, aggravée
par l'augmentation de la population des villes (Zagreb a 130 000 habitants
de plus qu'avant la guerre). Il y a deux sortes de loyers (pour moi :
1000 dinars par mois) : réglementés et non réglementés. Les loyers sont
collectés par le conseil de chaque immeuble et versés à un organisme
de quartier. C'est à cet organisme que doivent être adressées les demandes
de réparation : il les accepte très rarement.
Il y a aussi des maisons privées. N'importe qui peut construire sa
propre maison ; il suffit de posséder un terrain. La construction d'une
maison coûte environ 1 million de dinars. La banque prête une partie
de cette somme contre une hypothèque sur le terrain. Elle ne prête
que difficilement et il faut probablement un apport de base, en plus du
terrain. Les propriétaires de ces maisons sont généralement des profi.
teurs du marché noir.
142
LE MONDE EN QUESTION
on
S. B. Il existe donc un marché noir ?
Y. Il existe et on ne peut pas ne pas y avoir recours. Par exem-
ple, la Yougoslavie produit du sucre, mais à certaines époques le sucre
disparaît totalement du marché : est donc obligé de l'acheter
au marché noir. Quelque temps après les magasins sont envahis de
sucre. D'ailleurs quand il y a une trop grande quantité d'un légume
donné, des tomates par exemple, plutôt que de baisser les prix, l'Etat
préfère purement et simplement les jeter dans la rivière.. Un mètre de
tissu anglais est vendu 1000 dinars au marché noir, un vélo vaut entre
30 et 35 000 dinars, une montre entre 50 et 60 000 dinars, une machine
à écrire. portative entre 120 et 180 000 dinars.
LES OUVRIERS ET LA HONGRIE
S. B. Comment les ouvriers ont-ils réagi aux événements de
Hongrie ?
Y. Pendant l'insurrection tout le monde a écouté la radio. Mais
il n'y a pas eu de réactions extériorisées. On discutait de la Hongrie
avec ses amis, c'est tout. Nous connaissions le rôle joué par le conseil
ouvrier, le czejel. Mais quelle que soit notre source d'information, com-
muniste ou occidentale, l'insurrection hongroise nous était présentée
sous son seul aspect de libération nationale. La presse yougoslave n'a
commencé à en donner une image défavorable qu'à partir du moment
où les affaires y ont pris une tournure qui déplaisait à Tito : à partir
de ce moment, Kadar est présenté en sauveur de la Hongrie.
LUTTES OUVRIERES
S. B. Que pensez-vous des normes de travail ?
Y. - Les normes vont à l'encontre de la dignité humaine, elles
font naître l'appétit du gain, c'est pourquoi je suis contre. Mais en
même temps je suis bien obligé de les accepter. Dans l'usine où je
travaille, les normes n'ont pas changé depuis avant la guerre, elles
nous permettent de gagner 2 heures par jour sur 8 heures de travail,
en fait 7 heures de travail effectif en raison du travail malsain que
nous faisons. Mais nous sommes privilégiés. Les métallos doivent sner
pour gagner une heure.
S. B. Est-ce que les ouvriers peuvent lutter contre les normes ?
Y. C'est absolument impossible, tout mouvement de freinage
est immédiatement repéré par les « normistes » (chronométreurs). Cha-
que ouvrier, à la fin de la journée, doit indiquer sur un carton combien
de temps il a travaillé et combien de pièces il a produit, il n'est pas
possible de tricher. Leur travail vaut d'ailleurs aux normistes d'être
détestés par les ouvriers.
(Nous signalons qu'en Russie pourtant, en pleine période stalinienne,
ainsi qu'en témoignent les plaintes des dirigeants communistes
XXe congrès du parti, les ouvriers obligeaient les directeurs à maintenir
les normes à un niveau qui leur permettait le maximum de gains. Mais
ceci, le camarade yougoslave, qui n'a pas l'air de connaître les rapports
lus au XXe congrès à ce propos, ne peut le croire. Cela lui paraît si
invraisemblable qu'il demande si ces rapports ne sont pas des vantar.
dises des dirigeants sur la libéralité du régime soviétique en matière
de normes. Nous lui disons qu'il ne s'agit pas de vantardises mais bien
de plaintes et de dénonciations de la lutte constante que mènent les
ouvriers russes autour des normes.)
au
143
SOCIALISME OU BARBARIE
Le camarade nous parle d'une grève qui s'est produite récemment
dans la mine la plus importante de Yougoslavie (2 500 ouvriers) : les
mineurs y sont socialistes et communistes depuis des générations : beau-
coup conservent encore leur conscience de classe. Ces mineurs sont
très mal payés. Un jour ils se sont enfermés dans la mine et ils ont
invité les fonctionnaires à venir y discuter avec eux. Après une lutte
de plusieurs jours au cours de laquelle les miliciens ont capturé plusieurs
des leurs, les mineurs sont sortis de la mine et ont dû reprendre le
travail sans avoir obtenu satisfaction. A la suite de cette grève, 6 ou 7
ouvriers ont disparu : on suppose qu'ils ont été fusillés. Cette histoire
a fait le tour de la Yougoslavie, de bouche à oreille.
Dans le contrat de travail, une clause spécifie que l'engagement se
fait pour une période de 5 ans : mais cette clause n'a en fait jamais
pu fonctionner. Les ouvriers se débrouillent pour faire réduire l'enga.
gement à un an ou bien refusent de signer le contrat et le directeur
qui a besoin de personnel (il y a pénurie de main-d'ouvre), ferme
les yeux.
LES JEUNES ET LE PARTI
S. B. Quels sont les rapports entre les jeunes et le parti ?
Y. Le P.C. recrute beaucoup parmi la jeunesse, le régime en
général s'en occupe beaucoup (chaque entreprise a son internat, etc.).
Avant la guerre, les jeunes devaient travailler gratuitement chez le
patron, pendant plusieurs mois, pour apprendre un métier.
Malgré cela, les jeunes ne veulent plus entendre parler de politique :
ils ne s'intéressent qu'aux sports, à la danse, etc. Le P.C. pour eux,
c'est quelque chose qui ressemble à la police et qui ne leur inspire
aucune sympathie.
Avant de nous séparer, le camarade nous demande encore ce que
nous pensons de la révolution hongroise et des menaces de guerre
mondial. En parlant de la guerre, il ne fait aucune distinction entre
Russes et Américains. Les derniers mots du camarade sont pour opposer
les discussions que nous avons eues et la solitude dans laquelle il se
trouvera de nouveau en Yougoslavie.
EN ANGLETERRE LES SHOP STEWARDS
.; DONNENT DU FIL A RETORDRE AUX BONZES SYNDICAUX
Nous avons plusieurs fois eu l'occasion de parler à nos lecteurs de
l'activité des shop stewards anglais. Formellement les shop stewards
correspondent aux délégués français. En fait ils représentent en général
assez fidèlement les intérêts de leurs mandants de la base et, de ce fait
même, entrent très souvent en conflit avec la direction syndicale bureau-
cratisée. Dans: certains secteurs de l'industrie les shop stewards forment
une véritable organisation parallèle à l'organisation syndicale et indé-
pendante de celle-ci. Cette seconde organisation a évidemment des
caractères entièrement différents de ceux de l'organisation syndicale :
elle est directement liée à la base dont elle ne se détache pas, elle
un fonctionnement simple et qui ne s'embarrasse pas de formalités
et de: paperasses, en fin de compte elle n'est même pas une organisation
officielle. Pourtant, bien souvent, ce sont les shop stewards qui pren-
а
144
LE MONDE EN QUESTION
nent la direction effective des luttes et ce sont eux que les ouvriers
suivent. Ainsi les bonzes syndicaux n'ont pas affaire seulement à des
ouvriers mécontents mais sans organisation et donc incapables la plu-
part du temps de leur résister, ils ont parfois en face d'eux une véri.
table direction de la base qui pour être officieuse n'en est pas moins
combative et efficace et qui jouit de la confiance des ouvriers.
On comprend aisément dans ces conditions quelle peut être la
hargne que nourrissent les bonzes syndicaux à l'endroit des shop ste-
wards et il n'est pas non plus étonnant de voir la presse bourgeoise
prendre inconditionnellement parti pour les bonzes et contre les délé-
gués ouvriers. C'est un exemple de cette hargne et de l'appui apporté
aux bonzes par la presse réactionnaire que l'on trouvera ici.
A la suite du renvoi de six de leurs camarades les employés des
lignes aériennes anglaises se sont mis en grève en octobre dernier.
Evidemment la direction syndicale ne l'entendait pas de cette oreille.
Rien n'y fit cependant, car la direction de la grève était entre les mains
des shop stewards. C'est alors que le secrétaire du syndicat des lignes
aériennes, Jim Matthew eut l'idée géniale de se mettre en cheville avec
un reporter du Sunday Express (sorte de France-Dimanche anglais)
pour baver sur les shop stewards, pleurnicher un peu et se dédouaner
auprès de la bourgeoisie qui voit cette grève d'un fort mauvais ceil.
Le prétexte de la sortie du Gros Jim c'est qu'il serait faux que six
employés aient été renvoyés. Nous ne possédons pas d'informations sur
ce point, mais nous faisons évidemment confiance aux délégués ouvriers
et non au patron du syndicat. L'intérêt de l'article du Sunday Express
dont nous donnons ici la traduction intégrale ne réside d'ailleurs pas
là. Cet article est intéressant à un double point de vue : tout d'abord
il donne une idée de l'ampleur du mouvement des shop stewards ; il
donne ensuite une bonne description des meurs et de la mentalité des
bonzes syndicaux, dont les anglais n'ont certainement pas le monopole.
Pour tout dire, à cette lecture, chacun réconnaîtra les siens, exception
faite, malheureusement, pour tout ce qui est des shop stewards qui n'ont
pas leur correspondant en France.
Le titre le l'article s'étend sur huit colonnes à la une
« Drame secret derrière la grève de l'aéroport de Londres >>
« Communiquez les noms des hommes que vous dites avoir été renvoyés »
Sensationnelle révélation de Jim Matthew :
« J'ai lancé un défi de cinq livres aux shop stewards... »
(Reportage du Sunday Express.)
« Le Gros Jim Matthew, dirigeant des syndicats des Lignes aériennes,
m'a révélé hier qu'il avait lancé à la face des shop stewards qui dirigent
la grève de la B. O. A. C. (British Overseas Airlines Company, soit
Compagnie Britannique des Lignes Aériennes d'Outre-Mer) un défi
de 5 livres (plus de cinq mille francs) qu'il était prêt à leur donner
s'ils étaient capables de lui fournir les noms des six hommes qui, selon
leurs dires, avaient été renvoyés. Or il n'ont pas été capables de citer
un seul nom.
C'est effet pour protester
le soi-disant renvoi
six hommes qui avaient refusé de faire des heures supplémentaires que
fut déclenché le conflit qui coûte actuellement 100 000 livres (plus de
100 millions de francs) par jour à la B. O. A. C. et qui menace de
s'étendre à la B. E. A. (British European Airlines, soit Lignes Britan-
niques Aériennes Européennes).
:
en
contre
de
145
SOCIALISME OU BARBARIE
A son domicile de Walton-on-Thames M. Matthew m'expliqua. com-
ment il mit en piècés cette fallacieuse justification de la grève. « J'ai
mis cinq sacs sur la table, me raconte-t-il, et je leur ai dit : « citez-moi
un seul nom et vous pouvez les ramasser. » Il n'ont pas été capables
de donner seulement un nom. Ce qu'ils disent est faux. »
M. Matthew, las et ayant mal à la tête, après des heures de discus-
sions qui se prolongèrent presque toute la nuit, me fit part du dernier
appel à la raison qu'il compte encore faire appel qui l'exposera de
nouveau aux accusations de « traître » et de « jaune » que les grévistes
lui ont déjà hurlé à la face.
« J'ai décidé de faire un dernier effort lundi prochain pour obte-
nir une reprise du travail, au nom de l'intérêt national et dans l'intérêt
des hommes eux-mêmes » me dit-il.
Il est prêt à prendre la parole dans un meeting de masse
de
tous
les hommes. Si les shop stewards l’en empêchent, il est aussi prêt à
diffuser des centaines de tracts invitant les gars à reprendre le travail
pour que la commission d'enquête misé sur pied par le ministre du
"Travail puisse ne pas siéger sous la menace.
Il a réitéré sa décision de donner sa démission de secrétaire, au
titre de la représentation syndicale, du Conseil National Mixte des
*Transports Aériens Civils (National Joint Council for Civil Air Trans-
port) après que le conflit aura été réglé.
« Parfaitement, je donnerai ma démission de ce poste, dit-il. » « Je
me suis rendu compte qu'il m'était impossible, en tant que secrétaire,
de représenter des gens que je considère manquer du sens le plus élé-
mentaire de la responsabilité et qui torpillent par en dessous un accord
qu'ils avaient librement signé. »
« Depuis dix années j'ai vu les maneuvres se développer. Je resterai
Conseil comme représentant de mes. mandants (il est respon-
sable du syndicat des ouvriers généraux et municipaux General and
Municipal Workers' Union). En siégeant comme simple membre je serai
peut-être en mesure de remplir la tâche qui me sera assignée. »
Dans la cuisine crème et rouge Mme Hilda Matthew préparait le
repas une • soupe suivie de côtelettes, de pommes de terre et de
légumes verts le seul repas que son mari aura pu prendre tranquille-
ment depuis des jours. Et M. Matthew retourne à ses préoccupations;
concernant les ennuis de l'aéroport de Londres.
« Il m'est souvent arrivé d'avoir à aller à l'aéroport pour prendre
la parole dans des meetings de masse devant des ouvriers auxquels on
avait conseillé de rompre leur contrat « collectif ».
« Chaque fois les ouvriers se sont rangés à mon avis et sont restés
au travail ou l'ont repris. »
« Vendredi dernier ils ont refusé de me suivre et ont suivi des
responsables qui, bien que signataires du contrat collectif, poussaient
les hommes à le violer, à continuer la grève, et en fait à le piétiner.
« Je crois qu'il existe un syndicat au sein du syndicat à la B.O.
A. C. Les shop stewards sont si puissants qu'ils peuvent se permettre
d'ignorer les recommandations ou les ordres de leurs propres respon-
sables syndicaux. >>
« Ils sont si puissants qu'ils préviennent la direction du jour et
de l'heure où se tiendra un meeting, de masse durant les heures de
travail. »
au
146
LE MONDE EN QUESTION
:
1
Après le repaas M. Matthew se mit à jardiner. Il termina enfin cette
fiévreuse semaine par une partie de dominos avec sa femme et des amis
au café du coin.
Voici les récents développements de la grève, à la date d'hier
(18 octobre)
1. Les shop stewards de la B. E. A. ont fait comprendre que la grève
qui embrasse maintenant 4 000 gars du personnel de l'entretien au sol
de la B. O. A. pourrait bien s'étendre à la B. E. A.
Les shop stewards de la B. E. A. ont fait la déclaration suivante :
« Il sera pris des mesures, dans un délai rapproché, pour faire part
à nos membres de la situation découlant de l'attitude intransigeante des
employeurs qui repoussent les propositions de règlement du différend
mises en avant par la représentation syndicale devant le Conseil Natio-
nal Mixte.
« Si les employeurs persistent dans ce refus il sera peut-être impos.
sible de limiter le conflit à la B. O. A. C. »
2. On a annoncé que le professeur Daniel Jack sera le président
de la commission d'enquête de trois membres qui doit étudier le con-
flit. Les noms des autres membres seront communiqués ultérieurement.
Le professeur Jack est un conciliateur de conflits industriels expéri.
menté. Il a aidé à résoudre des conflits du travail durant les 20 der.
nières années, dans le monde entier. »
ECHO DU MANS
sommes
Voici les principaux arguments développés par un camarade ouvrier
de la Régie Renault, au cours d'une conversation qui eut lieu le
samedi 27, veille du référendum (cf. à ce propos, dans le n° 25 de
Socialisme ou Barbarie, « Témoignages du Mans » l'analyse des réac-
tions ouvrières en mai, qui concluait à la démobilisation des ouvriers
par rapport aux slogans syndicaux et politiques, et à une attitude d'ex-
pectative devant l'entreprise gaulliste).
Que penses-tu, et que pensent les ouvriers, de l'évolution du
problème algérien ?
Tu connais ma position sur cette question. Nous ne
pas pour l'abandon de l’Algérie qui laisserait les Algériens dans la
misère, soumis à l'exploitation de la bourgeoisie musulmane. Nous
attendons le résultat du référendum en Algérie et nous verrons.
Ce qu'il faut, c'est permettre aux Algériens de travailler, de gagner
leur vie. Et je veux bien travailler moi, pour que leur sort soit amé-
lioré. Ah! d'ailleurs, je sais bien que ça ne peut pas rester comme cela,
et que tôt ou tard, ils l'obtiendront, leur indépendance. Mais que pour-
raient-ils faire en ce moment sans nous ? Regarde le Maroc et la Tuni.
sie ? Ça ne va pas très bien chez eux non plus.
· Les ouvriers et de Gaulle ?
Ils attendent. Pas d'enthousiasme aveugle, mais une confiance
certaine, l'espoir que lui, au moins, il gouvernera. Tu comprends. Les
députés de la IV, personne n'en veut plus.
Les gars n'ont pas abandonné la réflexion politique. Ils lisent, ils
amènent des livres, des textes de de Gaulle et ils discutent. Cette his.
toire de l'association Capital-Travail, il en énonce les principes, mais
147
SOCIALISME OU BARBARIE
ont
ne
il n'approfondit pas ; on ne voit pas bien comment la réaliser prati-
quement, mais il y a là un problème à étudier.
Les ouvriers en assez des revendications d'augmentation de
salaire, lancées à tout bout de champ par la C. G. T. Parce que on voit
où ça mène. Ce qu'ils veulent, c'est la stabilité de la monnaie, du franc
Alors, les augmentations voudront dire quelque chose.
Les ouvriers pensent-ils au fascisme ? Qui voient-ils à la prési-
dence du conseil ?
Oui les gars pensent à ce que tu appelles le fascisme. Si de Gaulle
n'obtient pas la majorité au référendum, les gars des Comités de Salut
Public prendront le pouvoir : les ouvriers ne bougeront pas. Ce qui
veut pas dire qu'ils sont endormis pour toujours. Mais pour le
moment, ils en ont assez.
Président du Conseil ? Soustelle ? Non, mais ils pensent Malraux.
Tu parles de Soustelle ! Eh bien ! voilà ce qu'il a écrit, et je suis
d'accord ; « il ne faut pas mettre un pauvre à la tête du pouvoir,
car il ne songera qu'à remplir ses poches. Il faut un riche, honnête ! »
Il a raison.
-Que penses-tu de l'influence réelle du P. C. et de la C. G. T. sur
la classe ouvrière ?
Elle est en baisse, terriblement. Depuis longtemps, et surtout
depuis le mois de mai. C'est la C.F.T.C. qui monte régulièrement.
D'ailleurs, à la R. N. U. R., les gars de la C.F.T.C. vont voter oui, en
majorité. Ni le P. C. ni la C. G. T. ne sont capables de mobiliser
les masses.
Si tu présentais l'urne, aux ouvriers de l'usine, quelle proportion
de oui ?
Il y a 9 000 ouvriers et employés. Eh ! bien, il y aurait 80 %
de oui.
P.S. Il est à peine nécessaire d'ajouter que le discours de Cons-
tantine a satisfait le camarade qui en a apprécié « le contenu social
et national ».
Ajoutons que les Anciens de la 2e D. B. et de Rhin et Danube
paraissent vouloir se rassembler à l'intérieur de l'usine, pour organiser
le mouvement pro-gaulliste qui touche beaucoup d'ouvriers.
Le camarade interrogé s'attend à de grands changements dans les
structures et les directions syndicales - à moins que les organisations
traditionnelles ne soient remplacées par des groupements de forme
nouvelle.
MOTS D'ENFANTS
Y. (8 ans). Je connais beaucoup d'amis étrangers, moi : deux
Suisses, six Espagnols, un Canadien, etc.
Moi. Ah oui ? Eh bien moi je connais aussi plein d'amis étran-
gers : trois Danois, cinq Américains, beaucoup de Hongrois, des Viet-
Namiens etc., des Algériens...
Y. (la voix assourdiè, intriguée). Tu connais des terroristes ?
Plus loin :
Mor. Attention, Y., voici une Dauphine rouge qui va t'écraser !
Y. Oh, une sale communiste !
148
LE MONDE EN QUESTION
se
M. (12 ans), m'explique, en croisant un Nord-Africain, que les Algé-
riens sont des tueurs de soldats français, mais que c'est pour « notre
bien ». Puis avec le groupe, on passe devant les affiches de propagande
pour le « oui » au referendum. Les garçons et surtout les filles, les
arrachent avec rage de leurs ongles, et trépignent quand ils n'y arrivent
pas ou que le rang passe trop vite. Je leur demande ce qu'il va
passer, si par exemple c'était le « non » qui avait la majorité. Alors
chacun lance une phrase :
Hé bien, on ferait comme à Moscou, on serait plus riches.
On fera la République française !
D'ailleurs de Gaulle qu'est-ce qu'il vient nous embêter ? On était
bien tranquille sans lui. On était en Paix !
- A bas le dictateur !
De Gaulle il va continuer la guerre en Algérie !
Ah ! Je croyais qu'elle était finie mais que les Algériens vou-
laient seulement que les Français repartent en France.
Nous, à S. (ville de banlieue), on est pour les Algériens ! Etc.
Cependant que dans le groupe, il y a une ravissante fillette d'ori.
gine algérienne qui est constamment repoussée : « parce qu'elle est
sombre », « parce qu'on ne comprend rien de ce qu'elle dit », « parce
qu'elle sent mauvais », « parce qu'elle pleure dès qu'on lui demande
de faire ceci ou cela comme les autres », « parce qu'elle ne parti-
cipe pas aux jeux »...
C. P.
UNE NOUVELLE ORGANISATION OUVRIERE
EN ANGLETERRE
En complément des informations données par S. Tensor dans son
article sur les grèves anglaises (v. plus haut, p. 112 et suivantes), nous
publions ici la traduction d'un article paru le 17 novembre 1958 dans le
Financial Times organe comme on sait des milieux financiers de la City
de Londres. Il va sans dire que nous laissons au respectable organe du
grand capital anglais la responsabilité de ses affirmations, pour ne rien
dire de ses « appréciations ».
« Un nouvel et ambitieux mouvement de militants dans l'industrie
dont la colère est dirigée également contre les employeurs privés
d'un côté et contre les dirigeants syndicaux de l'autre a été créé
officiellement hier, au milieu d'un cheur de slogans agressifs et d'appels
aux armes.
« Ce fut à l'occasion de la « Conférence nationale des ouvriers du
rang », organisée et patronée par l'hebdomadaire de gauche The News-
letter. La conférence a approuvé, avec quelques amendements mineurs,
la « charte des revendications ouvrières » qui avait été préparée préa-
lablement par le comité de rédaction de Newsletter.
« La charte ouvre un vaste terrain, allant de revendications qu'ac-
cepterait le syndicalisme orthodoxe le plus conservateur à des proposi-
tions qui effraieraient probablement la hiérarchie du parti commu-
niste elle-même. Peu de gens s'opposeraient à l'hostilité qu'elle manifeste
149
SOCIALISME OU BARBARIE
autre
contre la discrimination à l'égard des ouvriers de couleur. Mais l'idée
d'une grève nationale d'un jour contre le chômage, c'est une
affaire.
« Il est fort douteux à présent que cette grève se réalise jamais.
M. Peter Fryer le rédacteur en chef ex-communiste de Newsletter et
le porte-parole principal de ce mouvement qui se fera sans doute con-
naître comme « le mouvement des ouvriers du rang >> a dit à la fin
de la conférence d'hier que l'organisation d'une grève nationale « n'était
pas notre travail ». C'est, ajouta-t-il, de façon désarmante, « le travail
du Labour Party et de la Confédération des Trade Unions ».
« Il est clair, en fait, que la tâche principale du nouveau mouve-
ment à cette étape est de gagner des membres. Ayant approuvé la charte
des revendications ouvrières hier, les cinq ou six cents « délégués »
(il est difficile de savoir qui ils représentent) ont été appelés par
M. Fryer « à s'efforcer de les faire accepter par les sections syndicales ».
Il n'a pas été constitué d'organisation permanente visant à organiser
une grève ou quoi que ce soit d'autre. Il n'a même pas été décidé
de tenir une autre conférence d'ici quelques mois pour entendre des
rapports sur le travail des « délégués ».
« Cela ne veut pas dire qu'il faut dédaigner M. Fryer et ses collè.
gues comme dilettantes frivoles par rapport à ce travail sérieux qu'est
la guerre dans l'industrie. Bien que la réunion d'hier puisse ne pas
être représentative des opinions du membre syndical de la base, ses
possibilités de créer des troubles ne devraient pas être sous-estimées.
« Outre M. Fryer et M. Brian Behan (un des artisans de la grève
de la Shell sur la Rive Sud, qui est actuellement en prison en attendant
son procès en appel contre une décision lui infligeant six semaines
de prison) le comité de rédaction de Newsletter comprend deux diri.
geants actifs du syndicat des dockers (National Amalgamated Stevedores
and Dockers Union ; v. sur ce syndicat « Les grèves des dockers anglais
dans le n° 18 de Socialisme ou Barbarie. (N. du tr.) Il n'est pas interdit
d'imaginer que ce syndicat pourrait reprendre son ancien rôle de source
de friction dans les docks.
« D'après M. Fryer, participaient aussi à la conférence des mineurs
de Fife et de Lancashire, des métallos des Midlands et des dockers de
Liverpool et de la Clyde. C'est, en effet, à Liverpool que le N.A.S.D.
conserve le reste des membres qu'il a recrutés en 1954 et il est logique
de supposer qu'une grande proportion des visiteurs venant des Midlands
étaient des shop-stewards qui cherchent le soutien d'hommes pensant
comme eux.
« Il est intéressant de noter que la demande présentée par un mem.
bre du syndicat des électriciens pour la constitution d'un parti socia-
liste révolutionnaire » a été rejetée par la conférence.
« La stratégie politique du nouveau mouvement est amplement expli-
quée dans la « charte ouvrière ». On demande à ceux qui la soutiennent
d'entrer dans le Labour Party en tant que délégués par les sections syn.
dicales aux sections locales de ce parti ce qui n'est évidemment que
de l'infiltration sous un nom plus compliqué. »
-
150
LES LIVRES
MAURICE DOMMANGET :
« LES IDEES POLITIQUES ET SOCIALES D’AUGUSTE BLANQUI »
(Librairie Marcel Rivière et C'e, éditeurs)
Les idées politiques et sociales de Blanqui, telles que Maurice
Dommanget les développe dans un ouvrage récent, sont pour l'essentiel
une réflexion sur la Révolution de 1848, c'est-à-dire sur la première
expérience pratique concrète du prolétariat de lutte à l'échelle de la
société globale et de la prise du pouvoir. La différenciation entre les
intérêts de la bourgeoisie républicaine et ceux du proletariat révolution-
naire, la trahison et le massacre des ouvriers parisiens par leurs
« frères » républicains de février, amènent Blanqui à préciser la nécessité
de la prise du pouvoir par le prolétariat lui-même. C'est la faible
concentration du prolétariat, son homogénéité insuffisante, la féroce
répression qui le frappe après 48 et que Napoléon III' se charge
de perpétuer, qui détermine la forme de cette prise du pouvoir :
coup de main d'une société secrète de conspirateurs. Ni l'activité révo-
lutionnaire de Blanqui, ni les idées dont cette activité s'est inspirée ne
sont donc séparables de la condition et de la conscience du proletariat
de son époque ; elles n'en sont que la réflexion sur le plan de la
lutte organisée à l'échelle de la société globale contre le pouvoir
politique de la bourgeoisie.
En février 48 la bourgeoisie se sert du prolétariat parisien pour
renverser la monarchie et installer à sa place la république ; mais en
forçant cette république de s'entourer d'institutions sociales, comme
disait Marx, et en réclamant le droit au travail les ouvriers montraient
qu'ils n'entendaient nullement s'en contenter. Le « malentendu terrible
qui existe entre les classes » (Lamartine) devint la vérité des rapports de
classe, la lutte de classe remplaça la fraternité, juin succéda à février,
et dissipa les dernières illusions : en luttant pour leurs objectifs propres
les ouvriers se heurtaient nécessairement aux forces de répression de
l'Etat qu'ils avaient eux-mêmes contribué à instaurer.
Réfléchissant sur cette expérience Blanqui écrit de la prison de
Belle-Ile (1850-1857). : « Ce n'est ni par une réforme ni par un code de
réformes entées sur la vieille masure sociale qu'on résoudra le pro-
blème », il n'y a de « vrais socialistes que les révolutionnaires ». Il faut
donc organiser la révolution ouvrière et la première chose à faire
est de chasser de sa direction les démocrates petits-bourgeois : « Si les
ouvriers devaient leur transmettre le pouvoir comme ils le firent en
février 48 et en juillet 1830, c'en serait fini de la révolution. » En juin 48
les ouvriers ont été massacrés par la garde nationale bourgeoise : la
première mesure pratique de la révolution sera donc le désarmement
des gardes bourgeoises et l'armement des ouvriers et leur organisation
en milice nationale. En même temps que sa force armée doit être neu-
tralisée et détruite, la bourgeoisie doit être paralysée par la dictature
révolutionnaire. Le « misérable gouvernement » de 48 a maintenu « les
états-majors royalistes, les lois royalistes, la magistrature royaliste », il
a amusé les ouvriers par « des promenades ridicules dans les rues, par
les plantations d'arbres de la liberté, par les phrases sonores d'avocat »
et accordé la liberté aux ennemis, « oubliant 50 années de persécution ».
La révolution supprimera l'armée et la magistrature, révoquera les
151
SOCIALISME OU BARBARIE
:
son
fonctionnaires supérieurs et moyens, interdira la presse conservatrice,
expulsera les prêtres et confisquera tous les biens des églises, etc.
Arrivé sur le parvis du temple de la propriété privée Blanqui fait
demi-tour « L'attaque au principe de la propriété serait inutile
que dangereuse » ; « est-il possible de bâtir d'ores
jà un
édifice d'où le capital soit proscrit ? Avons-nous le plan, les maté-
riaux, tous les éléments de cette maison précieuse ? ». Il y a plus dans
ce refus de Blanqui de porter la main sur la propriété privée sacrée
que le désir de ne pas brûler les étapes comme l'écrit Maurice Dom.
manget. L'explication en est dans sa conception du socialisme et illustre
parfaitement une tendance permanente des groupes révolutionnaires (au
moins aussi profonde que celle qu'ont toujours eu ces groupes d'élargir
et d'élever l'expérience ouvrière au niveau d'une conception globale de
la société,) et qui consiste à hypostasier la théorie pour en faire un
corps de vérités absolues, qui peuvent et doivent pénétrer dans la
classe ouvrière mais à la formation de laquelle celle-ci n'a aucune part.
Le socialisme est en effet pour Blanqui un « bienfait manifeste » dont
la nécessité découle de la réflexion sur la meilleure forme possible
de production ; le capitalisme et l'« association » sont complètement hété.
rogènes, extérieurs l'un à l'autre ; on ne passera du premier au second
que par l'« éducation du peuple » : si celle-ci est menée systématique-
ment « avant 10 ans l'exploitation aura disparu et le peuple sera
propre maître ». Blanqui écrit encore : Le communisme « naîtra fatale-
ment de l'instruction généralisée et ne peut naître que de là ». Il prévoit
bien la convocation au lendemain de la révolution d'une Assemblée
chargée de jeter les bases des associations ouvrières (coopératives de
production) mais écrit en même temps que le grand obstacle au déve.
loppement des associations est l'ignorance « qui rend la faculté de grou-
pement inaccessible à la presque totalité des travailleurs » : la plupart
des travailleurs « n'ont pas les connaissances pour juger par eux-mêmes
la gestion d'une société, à plus forte raison pour y intervenir... ».
Depuis que le prolétariat lutte pour défendre ses intérêts de classe
exploitée, pour renverser l'exploitation et reconstruire la société sur la
base de la gestion ouvrière, des groupes de révolutionnaires se sont joints
à lui pour développer son expérience, tirer les leçons de ses échecs,
préparer les luttes futures, élaborer la conception du socialisme. Le
mérite du livre de Maurice Dommanget est de présenter le blanquisme,
non comme une ébauche imparfaite du marxisme selon la tendance de
tous les intellectuels petits-bourgeois depuis Karl Kautsky jusqu'à Roger
Garaudy et selon lesquels toute l'histoire du mouvement ouvrier n'est
que l'attente et ensuite la vérification d'une théorie pseudo-scientifique
de la société par eux baptisée marxisme, mais en fonction de l'expé-
rience du prolétariat français entre 1830 et la Commune, et comme
l'expression politique, théorique et organisationnelle la plus élevée de
cette expérience. Les limites du blanquisme du point de vue de la
lutte politique du proletariat dérivent d'une part du caractère limité
de cette expérience elle-même, mais d'autre part, comme le prouve
son incapacité de tirer quoi que ce soit de l'expérience de la Commune,
de sa conception des rapports entre le groupe de révolutionnaires et
leur théorie d'une part et la classe ouvrière d'autre part, conception qui
fait que, limité à son expression consciente, le blanquisme se présente
comme une technique du coup d'Etat au service d'un groupe de conspi-
cateurs.
S. CHATEL.
152
LES LIVRES
PUBLICATION DE BULLETINS-SUPPLEMENTS
DE SOCIALISME OU BARBARIE
Socialisme ou Barbarie va faire paraître bientôt (vers le début
décembre) un bulletin ronéotypé sur 8 ou 10 pages comme supplément
à la Revue. La périodicité envisagée au départ est mensuelle ; nous
comptons la rendre plus fréquente au fur et à mesure que les possi-
bilités le permettront.
Ce bulletin contiendra d'une part des courts textes d'analyse et
d'information relatifs à la situation politique et économique courante
et aux luttes ouvrières ; d'autre part, des correspondances d'entreprise et
des lettres de lecteurs. Sa fonction sera : d'instaurer un dialogue entre
Socialismo ou Barbarie et son public, et en particulier les travailleurs
et les militants qui se posent actuellement de façon aiguë les problèmes
de l'orientation de leur action ; de fournir un moyen d'expression aux
travailleurs, organisés ou non, que le monopole de la bourgeoisie et
de la bureaucratie sur la presse condamne à un silence total ; de deve-
nir un moyen de communication et de discussion entre travailleurs
de corporations ou de localités différentes.
Pour accomplir ces fonctions, un bulletin ronéotypé est certes un
moyen bien modeste, mais c'est un début. S'il rencontre, comme nous
l'espérons, un écho favorable il pourra s'enrichir, devenir plus fréquent
et éventuellement, se transformer finalement en un véritable journal.
Cela dépendra avant tout de l'attitude de ses lecteurs, auxquels ce bulle-
tin demandera de s'associer le plus étroitement possible à son travail, en
participant à sa rédaction, à sa diffusion, à la discussion de son contenu
et de son orientation lors d'assemblées de lecteurs, etc.
Nous demandons donc aux lecteurs de Socialisme ou Barbarie de
nous aider dans cet effort. Ils peuvent le faire en nous envoyant des
textes (courts) qui seront publiés ; en envoyant de l'argent ; en nous
signalant des adresses des camarades que ce bulletin pourrait intéresser
et auxquels nous servirons un numéro spécimen ; en participant aux
réunions de lecteurs du bulletin.
D'autre part, les étudiants de Socialisme ou Barbarie vont faire
paraître, un supplément de la revue destiné au milieu étudiant. Ce
bulletin étudiant sera également ronéotypé et comportera 6 pages ; le
premier numéro sera publié vers la fin novembre. Son but sera d'ouvrir
une discussion entre les étudiants sur les problèmes qui se posent à eux,
non seulement sur les problèmes matériels dont s'« occupe » (avec la
merveilleuse efficacité que l'on sait) le syndicalisme étudiant, mais
sur les problèmes de leur travail, de leur place dans la société, de leur
relation avec les travailleurs manuels, de la signification même de la
culture et de la science actuelles. Ce bulletin consacrera également une
large place à l'expression des étudiants eux-mêmes, indépendamment de
leur appartenance politique ou autre. Les étudiants de Socialisme ou
Barbarie comptent sur la collaboration des lecteurs étudiants de la
revue ou de ses lecteurs en contact avec des milieux d'étudiants pour
enrichir leur bulletin, le diffuser plus largement, en discuter le contenu
et l'orientation.
Nous prions les lecteurs qui peuvent aider ce travail d'écrire à la
revue (42, rue René-Boulanger, Paris (10€), en ajoutant la mention :
pour le bulletin, ou pour le bulletin étudiant, selon le cas.
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