SOCIALISME ou BARBARIE Paraît tous les deux mois Comité de Rédaction : P. CHAULIEU M. FOUCAULT Ph. GUILLAUME - C. MONTAL – J. SEUREL (Fabri) Gérant : G. ROUSSEAU Ecrire à: « SOCIALISME OU BARBARIE » 18, rue d'Enghien - PARIS (10) Règlements par mandat : G. ROUSSEAU - C.C.P. 722.603 ABONNEMENT UN AN (six numéros). .... 500 francs LE NUMERO 100 francs SOCIALISME OU BARBARIE LA GUERRE ET NOTRE EPOQUE I. OUVRIERS ET REVOLUTIONNAIRES FACE A LA GUERRE La guerre n'est pas pour nous un sujet traditionnel servant de thème supplémentaire de propagande anti-impérialiste. Si nous sentons la nécessité absolue d'élaborer sur ce sujet une position aussi complète que possible, de l'exposer et de la pro- pager aussi largement et aussi clairement qu'il est en notre pou- voir ce n'est pas non plus par souci de nous distinguer des cou- rants ouvriers traditionnels qui rabâchent éternellement les mêmes slogans sur la guerre et la paix. Toutes les couches de la population sur tous les points du globe sentent peser lourdement sur elles la menace de cette guerre terrible qu'elles savent et sentent inéluctable, parce qu'elles ont le sentiment que la guerre est rentré dans le mécanisme même de za société moderne, bien qu'elles ne sachent pas exactement pour- quoi, ni quel est ce mécanisme. Ce serait déjà là une raison suffisante pour tenter de toutes ses forces de faire autre chose que d'effleurer ce problème, une raison suffisante pour s'attaquer sérieusement, sans littérature et sans humanitarisme, à tout ce qu'implique ce trait dominant de la société moderne : la violence organisée scientifiquement. 1 Mais cette nécessité a une base encore plus importante. La guerre qui vient nous est apparue comme étant la clé de voûte de toute conception de l'histoire contemporaine et de la politi- que révolutionnaire à notre époque. Ainsi que les lecteurs de la revue ont pu s'en rendre déjà compte, nous considérons cette guerre comme un moment décisif de l'évolution du système mondial d'exploitation, non seulement parce qu'elle ébranlera les bases matérielles et politiques des régimes d'exploitation en présence, mais encore parce que les masses y feront leur expé- rience du capitalisme et de la bureaucratie, sur une échelle et à un niveau sans comparaison avec tout ce qui a précédé. Certes, une expérience faite dans de telles conditions présente des as- pects profondément négatifs, mais aussi elle se fera précisément au moment où les masses disposeront des armes et des techniques indispensables pour en tirer les conclusions décisives concernant la prise du pouvoir effective par le prolétariat. La guerre peut être le chemin de la barbarie, c'est indéniable, mais une poli- tique révolutionnaire face à la guerre moderne peut aussi don- ner au prolétariat les armes de son pouvoir définitif. C'est une telle politique dont nous essayons de définir les bases. Il existe deux manières d'être révolutionnaire. La première est celle de la grande masse des ouvriers qui tend à renverser la domination de classe et à reconstruire la société sur des bases socialistes. Si cette impulsion profonde est le plus souvent in- consciente et instinctive elle puise, dans les conditions quoti- diennes d'une exploitation qui ne connaît pas de répit, des forces toujours renouvelées, malgré les échecs et les reculs. La classe ouvrière est révolutionnaire d'une manière qui ne se dé- ment pas. La seconde est celle qui consiste à lutter consciemment sur la base d'une théorie et d'un programme révolutionnaire. Les intellectuels révolutionnaires ne sont pas les seuls à adopter une telle attitude consciente et systématisée. Des fractions importantes de la classe ouvrière peuvent adopter un même point de vue et se joindre à eux : ce sont elles qui constituent ce que l'on appelle l'avant-garde. Ce n'est pas le lieu ici de justifier l'existence et le rôle de cette avant-garde révolutionnaire, ouvrière et intel- lectuelle. Qu'il nous suffise de remarquer que la révolte instinc- tive des masses contre l'exploitation et l'oppression déborde par- fois largement les frontières de la classe prolétarienne, et tend, dans les périodes troubles de révolutions et de guerres, à em- brasser l'ensemble de toutes les classes exploitées de la société. Un tel phénomène, bien qu'il soit favorable au prolétariat, com- 2 porte le danger de dévier la lutte instinctive du proletariat de ses véritables objectifs. L'avant-garde, pour ne parler que de cette fonction, constitue le correctit indispensable à cette dilu- tion de la volonté socialiste de la classe dans la masse indiffé- renciée et croissante des victimes de l'exploitation moderne. C'est dire que ces deux aspects de l'attitude révolutionnaire sont indissolublement liés. . D'abord dans les faits, parce que l'action de ceux qui se révoltent instinctivement contre l'exploi- tation et celle de ceux qui luttent contre celle-ci suivant un pro- gramme conscient sont dirigées vers le même but et s'épaulent mutuellement. Ensuite parce que d'un côté, mener une action révolutionnaire sans programme conscient, c'est se vouer à être submergé par les éléments non prolétariens de la société qui suivent la classe ouvrière dans sa révolte, et, de l'autre côté, si un tel programme ne part pas clairement et sans équivoque de l'idée indiscutée que la classe ouvrière tend objectivement à ren- verser la domination des exploiteurs et à reconstruire la société sur des nouvelles bases, il ne pourra servir que des intérêts qui, en définitive, seront étrangers au prolétariat et se retourneront contre lui. Umre organisation révolutionnaire ne peut mériter ce nom que si elle se base sur ces deux idées fondamentales : la néces- sité d'une théorie et d'un programme conscient, d'une part, le fait de la révolte instinctive des masses ouvrières contre l'exploi- tation, d'autre part.. Reconnaître ces deux idées sur le papier est évidemment insuffisant: il faut en tenir compte constam- ment, aussi bien dans l'action pratique que dans l'élaboration théorique. De fait, il est impossible de déterminer quelle est la signifi- cation de la guerre moderne pour la société et pour la révolu- tion si l'on n'envisage pas à la fois quelle doit être l'attitude consciente du révolutionnaire et quelle est l'attitude objective, concrète, des masses ouvrières face à la guerre. En effet, il ne suffit pas simplement d'être «contre la guerre », ni même d'adopter une attitude défaitiste révolutionnaire dans les deux camps. Cela est facile et va de soi : il est évident qu'on est contre la guerre, il est évident que, dans la mesure où l'on prouve que les deux camps représentent des régimes d'exploitation et d'oppression des masses laborieuses, également réactionnaires, on ne peut être que pour le défaitisme révolutionnaire dans les deux camps, c'est-à-dire pour la transformation universelle de la guerre en révolution. Tout cela ne suffit pas parce qu'il s'agit précisément de voir qu'est-ce que signifie le défaitisme révolutionnaire dans la guerre moderne, quelles sont ses bases 3 objectives, ses possibilités, ses formes. Nous ne pouvons nous borner à lutter idéologiquement contre les deux blocs — ce qui est déjà très important en démolissant les mystifications monstrueuses de leurs idéologies et de leurs prétendus buts de guerre, en montrant ce qu'est la « démocratie » occidentale et le « socialisme » stalinien. Nous devons armer pratiquement le prolétariat en lui montrant comment il devra s'orienter dans cette guerre, quelles possibilités elle lui offre et quelles formes d'organisation et d'action lui permettront d'exploiter ces pos- sibilités pour son compte et sous son contrôle effectif. Mais la réponse à ces questions on ne peut la trouver toute élaborée dans un programme politique basé sur les mots d'ordre traditionnels, aussi justifiés soient-ils. Il faut étudier aussi bien l'aspect matériel de la guerre moderne mécanisée et industriali- sée que son aspect humain et social, c'est-à-dire la manière dont elle est vécue par le combattant et le proletariat, la manière dont celui-ci réagit instinctivement face à elle. Ne pas tenir . compte de ce point de vue, c'est abandonner toute politique révolutionnaire, au même titre qu'ignorer le programme poli- tique du défaitisme, c'est s'engager dans une impasse historique. Mais si une telle distinction est indispensable il ne saurait être question de séparer dans des rubriques tranchées ce qui cons- titue les deux faces d'un même problème. Rétablir une telle attitude est d'autant plus important qu'une nuée d'idéologues petits bourgeois tentent déjà de présenter, sous le couvert d'un pacifisme suspect, la guerre comme une cata- strophe à laquelle il n'y aurait aucun remède et contribuent ainsi à plonger le proletariat dans une prostration qui ne pour- raït que donner aux classes dominantes la possibilité de mener à bien LEUR guerre. Le devoir du révolutionnaire est de mon- trer au prolétariat et à son avant-garde que cette guerre peut devenir SA GUERRE A LUI contre tous les exploiteurs, quels que soient leur nom et le drapeau qu'ils brandissent. Le pre- mier pas dans cette voie est justement d'analyser les réactions instinctives du prolétariat face à la guerre et de montrer les germes révolutionnaires qui s'y cachent. En défendant cette attitude, nous ne faisons que continuer sur ce plan ce qui a été l'essentiel du marxisme. De même que Marx ne s'est pas limité à analyser l'exploitation dans la pro- duction capitaliste, ni à présenter le programme de son aboli- tion, mais qu'il a attaché une importance égale à la manière dont les ouvriers sont modelés par l'exploitation capitaliste et réagissent à elle, de même il nous faut analyser, d'un point de 4 vue général, la guerre moderne et examiner l'attitude réelle des ouvriers et des combattants face à celle-ci. II. – LE PROLETARIAT DANS LA PRODUCTION 1. PROLÉTARIAT ET CULTURE INDUSTRIELLE. Les sociétés de classe sont basées sur l'exploitation du tra- vail de la majorité de la société par une petite minorité. Cette exploitation n'a jamais été une exploitation simplement écono- mique : elle a toujours eu un aspect universel, car elle a signifié pour la classe exploitée, non seulement la misère mais l'oppres- sion, la privation de loisirs et de culture, l'abrutissement, en défi- nitive la transformation des exploités en objets, en moyens pour la satisfaction des besoins et des buts des classes dominantes. C'est ce caractère généralisé, universel, de l'exploitation que Marx a appelé « aliénation du travail exploité ». La constitution du prolétariat moderne a eu pour effet de libérer potentiellement pour la première fois dans l'histoire la force de travail aliéné sur laquelle s'est toujours basé la pro- duction sociale. Le prolétaire n'est pas un agent passif de la production comme l'étaient le serf ou l'esclave. Placé dans des conditions constamment changeantes de travail, travaillant dans un cadre collectif, utilisant des machines complexes et perfec- tionnées, l'ouvrier moderne se forme, s'éduque et acquière une culture industrielle, non seulement dans sa spécialité, mais à travers l'évolution constante des techniques et des méthodes, sur un plan qui tend de plus en plus à se généraliser. Cette constatation est aussi valable pour l'armée croissante et de plus en plus prolétarisée des « techniciens » industriels. Il ne sert ici à rien de dire que le travail industriel moderne, divisé, spécialisé, abrutit l'ouvrier, lui fait perdre ces qualifi- cations artisanales d'antan. En fait, le niveau technologique de la classe ouvrière, prise dans son ensemble, collectivement, en tant que potentiel culturel accumulé, est sans comparaison avec tout ce qui a existé jusqu'ici. L'interdépendance des tâches, dans la production, est telle que le dernier des maneuvres obéit à des règles, des précautions et des impératifs dans son travail quotidien qui ont tous un caractère techrologique et scientifique. Le monde moderne est baigné dans une atmosphère de culture industrielle; c'est la masse prolétarienne qui en est le porteur essentiel. 2. LUTTE DE CLASSE ET PROGRÈS TECHNIQUE. Le prolétariat, cependant, n'est pas seulement le dépositaire de cette culture industrielle; il en est encore l'agent, le promo- teur aveugle, et c'est là l'essentiel. Le progrès technique et la modernisation sont étroitement liés à la lutte de classe. Celle-ci pousse au progrès technique parce qu'elle pousse' à l'augmentation de la productivité du travail. C'est la résistance ouvrière » qui est une des bases de cette augmentation. L'extraction de la plus-value rencontre une résistance farouche et qui ne se dément jamais de la part du prolétariat. La lutte maintenant séculaire pour la diminution de la journée de travail trace un trait rouge dans l'histoire économique du monde moderne. La non-collaboration quoti- dienne de l'ouvrier, cet extraordinaire sabotage muet de la pro- duction de ses exploiteurs, qu'il faut avoir vécu pour le com- prendre pleinement, pousse irrésistiblement à l'augmentation technique de la productivité du travail au moyen d'investisse- ments en machines modernes et toujours plus rapides, scientifi- quement mises en cuvre. Vu sous cet angle le progrès technique constitue une contre-parade des exploiteurs pour maintenir leurs profits. Pourtant, si les ouvriers ne collaborent pas avec leurs exploi- teurs, ils collaborent activement par contre avec leurs instru- ment de travail, leurs machines, leurs techniques propres. C'est avec avidité qu'ils absorbent les techniques et les pratiques modernes et avec une souplesse extraordinaire qu'ils s'y adap- tent quelle que soit leur complexité. En agissant. ainsi, ils per- mettent ce même progrès technique que leur résistance avait, d'autre part, provoqué. En effet, à quoi serviraient techniques et machines sans ouvriers capables de les mettre en cuvre ? Non seulement ils le permettent, mais encore ils lui donnent vie concrète dans le procès éternellement mouvant de la production. C'est là, pour eux, l'envers de leur résistance de classe, son côté positif pour ainsi dire. C'est ce qui fait que l'on peut réelle- ment qualifier le prolétariat de classe progressive, puisque même dans les conditions de l'aliénation il assume le progrès de la société qui l'exploite. En fait, résistance de classe et réceptivité technologique, lutte contre l'exploitation et assimilation des nouvelles techniques, ne sont que deux aspects d'un seul et même phénomène : LA CAPACITE HISTORIQUE DU PRO- LETARIAT On saisit ainsi la véritable nature des contradictions du capi- talisme : il est obligé de créer des moyens – aussi bien, maté- 6 riels qu'humailis tout puissants, illimités, universels, qui s'opposent au caractère étroit et limité de son but, qui est l'ex- ploitation et la domination de classe. Le capitalisme est avant tout obligé de créer et de développer constamment une classe universelle par ses capacités et par ses buts, qui s'oppose cons- tamment à la domination sur la société d'une classe privilégiée dont les objectifs ne peuvent être que limités et particuliers. Il ne faut pas comprendre cette contradiction profonde du capitalisme comme une simple contradiction logique. Il s'agit, en réalité, de la lutte des forces en présence. Au sein même de l'aliénation, le prolétariat modèle irrésistiblement le monde mo- derne auquel il imprime la force et les rythmes qui lui sont propres. En l'absence de cette action autonome du prolétariat, la contradiction inhérente au capitálisme, dont nous venons de parler, n'aurait jamais eu une telle puissance et surtout n'aurait jamais eu une issue historique positive. Il est ainsi clair que la dynamique de la société moderne conjugant la lutte de classe à une accumulation d'expérience technologique sans précédent et aux contradictions de l'exploi- tation capitaliste, conduit directement au socialisme, c'est-à-dire à l'APPROPRIATION TOTALE, CONSCIENTE ET COL- LECTIVE, PAR LE PROLETARIAT, DE LA CULTURE INDUSTRIELLE ET SCIENTIFIQUE DONT IL EST LE MOTEUR AVEUGLE ET LE PORTEUR OBJECTIF. III. LE PROLETARIAT DANS LA GUERRE 1. LA PRODUCTION DE GUERRE. Nous voyons ainsi que dans la production capitaliste « paci- fique », d'une part se développe le prolétariat comme classe sur laquelle repose la culture industrielle de l'humanité, d'autre part se fait jour une contradiction de plus en plus brutale entre le caractère tout-puissant, universel, des moyens mis en euvre (aussi bien des machines que des capacités humaines) et le caractère limité et étroit des buts que la classe dominante assigne à la production : c'est-à-dire son propre « profit » et le main- tien de l'exploitation. On peut se rendre compte de l'ampleur de cette contradiction si l'on pense que ces moyens seraient amplement suffisants pour résoudre définitivement les problèmes économiquos à l'échelle mondiale. En passant de la paix à la guerre, aucun de ces facteurs ne 7 change; ils trouvent seulement une expression: plus tranchée; plus aiguë, plus impitoyable. La production des moyens de destruction et l'organisation de la destruction (le procès de des- truction, dirait Marx) est soumise fondamentalement aux mêmes lois que celles qui régissent profondément la production des moyens de production et l'organisation de la production (le procès de production). Ceci est d'abord clair en ce qui concerne la production des moyens de destruction. Non seulement la production des armes, chars ou avions, ne diffère pas de celle des machines pacifiques, tracteurs ou avions commerciaux, mais encore la plupart des moyens matériels utilisés dans la guerre ne sont que la transpo- sition pure et simple de ceux utilisés dans la paix : véhicule tout terrain chenillé ou demi-chenillé, bulldozer transformé en tank bulldozer, avion de transport de matériel ou d'hommes adapté aux transports militaires. Et ce sont justement ces moyens ambivalents qui prennent une extension et une impor- tance de plus en plus grande. Les lois de l'organisation et de la production de tout ce matériel sont les mêmes quelle que soit sa destination, ainsi que l'attitude du prolétariat face à cette pro- duction. Ici, également, le proletariat est le porteur et le mo- teus du progrès technique; c'est grâce à son assimilation rapide plus rapide que jamais en temps de guerre des nouvelles techniques, qu'une production, toujours plus perfectionnée et toujours plus intense, devient possible. Il se présente ici une objection classique qu'il convient de réfuter, aussi bien pour ce qui concerne la production de paix que la production de guerre. On peut soutenir que ce progrès technique, si rapide que l'on a peine à seulement le suivre ou le comptabiliser, vient des immenses progrès de la science pure. C'est indéniable dans la mesure où seule la science pure est capable de résoudre les équations techniques qui sont posées. Cependant l'examen le plus superficiel du développement de ces moyens de production -- et de destruction - prouve qu'il existe un décalage énorme entre les découvertes théoriques des savants et la production effective et efficace, à une échelle rentable, dans la guerre et dans la paix, des innombrables et puissants moyens mécaniques modernes. Il est connu que les Américains, par exemple, n'ont pas été des pionniers en matière de recherches nucléaires et pourtant ils sont les seuls à être capables de produire des bom- bes 'atomiques en série (au moins jusqu'ici). Plus frappant en- core était le retard inouï qu'ils avaient dans le domaine de la propulsion à réaction ou dans celui de la propulsion par 8 fusce (1), Depuis la fin de la guerre ils en sont devenus les maîtres incontestés. Leurs performances ne s'expliquent que par l'immense concentration prolétarienne aux. U.S.A. et le niveau : technologique extrêmement élevé de la population. Les progrès surgissent littéralement au sein du procès de production au fur et à mesure de son élargissement et de son approfondissement. Il est clair, d'autre part, que du côté russe le « retard » qua, litatif de la production doit être cherché à la fois dans le bas niveau technologique de la population et l'impossibilité qu'a la lutte de classe de s'exprimer ouvertement en Russie. Encore ce retard n'est-il que relatif et il serait vain de baser dessus une stratégie. On en arrive ainsi à la conception suivant laquelle les pro- grès dans la destruction eux-mêmes sont en fait arrachés sous la pression souterraine de l'industrialisation dont le proletariat est à la fois le porteur et le moteur humain actif. Là où s'exprime le plus profondément l'ironie de l'histoire, c'est lorsque l'on voit que ces moyens de destruction d'une puis- sance incroyable sont mis entre les mains de la grande masse des combattants et lorsque l'on voit que, vu sous l'angle le plus large, la masse des gens armés et surtout la masse des armes produites (c'est-à-dire la potentialité d'armement des masses) ne fait qu'augmenter. 2. GUERRE ET MASSES 'PROLÉTARIENNES. . un Mais l'importance de la guerre pour le développement des capacités révolutionnaires du prolétariat se manifeste beaucoup plus dans l'utilisation des armes que dans leur production, en- core beaucoup plus dans la guerre elle-même que dans la pro- duction de ses moyens. (1). « En aucun de ces domaines les techniciens américains n'ont pris place parmi les précurseurs. Au cours d'une visite en Angleterre, en 1941, on montrà au général Arnold, commandant en chef de l'aviation améri- caine, turbo-réacteur Whitlle. Ils s'intéressa au nouveau type de moteur, en fit envoyer un aux Etats-Unis... et demanda å la General Elec- tric Co d'en entreprendre la réalisation. Cette même compagnie a construit un chasseur de série qui, portant tout son équipement militaire, battit, en 1948, le record de vitesse. Il ne semble pas davantage que l'aviation amé- ricaine se soit intéressée stato-réacteur avant d'avoir pris connais- aance, en 1945, des réalisations allemandes en la matière. Mais elle vient: de faire voler la première un chasseur « Shooting star > avec deux stato- réacteurs en bout d'aile. L'apparition des V.2, in 44, surprit également tous les alliés... on annonce les essais prochains de fusée « Neptune o qui monteraient deux fois plus haut que les V 2, etc... » A quoi tient l'avance américaine actuelle, demande l'auteur de l'article cité du numéro de Science et Vie consacré à l'Aviation 49, avec la collaboration de C. Rougeron ? « Avant tout à l'effort énorme que les laboratoires et les industries d'Amé rique appliquent à la mise au point et au perfectionnement contind de toute idée nouvelle, si simple qu'elle paraisse à ses débuts. » au Il faut revenir ici à notre distinction faite dans l'introduction entre l'attitude révolutionnaire consciente de l'avant-garde et l'attitude objective des grandes masses. Au point de vue de l'attitude consciente ce qui compte c'est que ces moyens soient utilisés à des fins défaitistes et révolutionnaires. Ce qui compte au point de vue objectif à l'échelle des grandes masses, c'est que tous ces manieurs de moyens de destruction acquièrent une confiance sans borne dans les outils qui leur sont confiés, de même que l'ouvrier acquière une confiance sans borne dans les moyens de production qu'il maneuvre. Les masses ont dans la guerre la même réaction profonde que dans la paix : en même temps qu'elles ont tendance à se révolter contre leurs exploi- teurs, elles absorbent et assimilent les techniques de destruction, La puissance et l'efficacité des moyens (puissance de feu, mobilité et protection), dont sont dotées les unités de base qui, petites ou grandes, sont amenées à entreprendre des actions autonomes pendant une durée et dans un rayon d'action que ne font que croître, expliquent la mentalité très spéciale du com- battant moderne. Il perd de vue, de plus en plus, l'aspect géné- ral de la bataille et tend à sous-estimer l'immense travail cen- tralisateur qui est exigé, pour finir par lui donner la signification d'une accumulation d'actions autonomes dont chacune est déci- sive. Cet état d'esprit est particulièrement développé chez le partisan qui fonde justement son action d'ensemble, stratégique, sur une accumulation d'opérations, coordonnées certes, mais isolées les unes des autres, qui portent en elles-mêmes les condi- tions de leur succès ou de leur échec. C'est là une des consé- quences les plus importantes de la « décentralisation des moyens » dans la guerre moderne. Cela peut sembler curieux, étant donné que cette « décentralisation » s'accompagne en fait d'une formidable centralisation de la production planifiée de ces moyens ainsi que de leur acheminement sur le théâtre des opé- rations. Cela l'est moins cependant si l'on pense que la solution apportée au problème de la production des moyens et à celui de l'approvisionnement consiste pratiquement à constituer des stocks gigantesques, disséminés quasiment partout, au point que l'on pourrait dire que l'on vit dans un monde où les armes et les munitions poussent littéralement du sol (2) • Pour comprendre cette confiance du combattant en lui-même on doit se rappeler qu'un homme armé d'un bazooka est capable : (2) Pour ne donner qu'un exemple de cette productiou pléthorique d'ar- mements citons que l'Amérique a produit durant la guerre 800.000 canons et 2.725.000 mitrailleuses. Il convient aussi de remarquer que dans la guerre moderne de mouvement les dépôts d'armes et de imunitions sont souvent abandonnés faute d'avoir le temps de les évacuer ou même de les détruire. 10 d'arrêter un tank lourd et que, demain, un combattant à terre possèdera, grâce aux fusées, une «D.C.A. » d'une puissance et d'une efficacité inconnues jusqu'ici. Citens à l'appui de cette thèse générale une information récente du journal Le Monde, concernant les maneuvres américaines dans la région des Ca- raïbes et traitant de l'opération amphibie visant l’île fortifiée de Viequeds : « La 2° division de fusiliers-marins, le 664 régiment d'in- fanterie et trois compagnies canadiennes de choc, appuyés par les canons de cinquante-sept navires de tous types, quatorze escadrilles d'aviation basées sur des aérodromes terrestres, seize escadrilles décollant de porte-avions, auront pour mission de s'emparer en l'espace de trois jours d'une position défendue par trois cents hommes, pourvus d'un équipement spécial qui leur donnera la puissance de feu d'un effectif normal de six mille. L'expérience a surtout pour objet d'éprouver l'aptitude d'une troupe d'élité à se servir efficacement de matériels et d'engins perfectionnés. » (Le Monde, 23 février 1949.) Qu'est-ce que cela signifie ? Que les rapports entre l'attaque et la défense vont encore évoluer en faveur de la défense: Le critique militaire anglais Liddell Hart estimait que la supério- rité de l'assaillant doit être de l'ordre de trois contre un. Le général allemand Heinrich estimait que son expérience du front de l'Est lui prouvait non seulement que l'Anglais avait raison mais qu'il était même en dessous de la vérité. Il pensait que l'assaillant doit posséder une supériorité de six et même sept contre un, si la défense est serrée et n'a pas à couvrir une trop grande étendue de terrain. Sous le vocable de « défense » il faut voir la puissance des unités ayant des missions autonomes, pourvues d'un matériel abondant mais éventuellement isolées. Si l'on ajoute à cela que le combat de rue dans une ville moderne, construite en ciment armé, dotée de canalisation souterraine innombrables, offre la forme quasi parfaite de l'action défensive tactique, on com- prendra que l'industrialisation de la guerre et les progrès tech- nologiques ne font qu'augmenter l'autonomie, l'efficacité et par- tant la confiance en soi du combattant. En quoi réside l'intérêt de la série de constatations que nous avons faites ? D'abord en ce qu'elles font comprendre que la technique, elle-même échappe aux exploiteurs. Et ceci double- ment : premièrement, en ce que les progrès deviennent de plus en plus incontrôlables et bouleversent si rapidement les condi- tions de la guerre que les spécialistes militaires sont de plus en plus impuissants à terminer les tâches qu'ils se sont assignées. 11 Deuxièmement, en ce que les combattants eux-mêmes boulever- sent les prévisions établies et mettent en cause les plus beaux projets de guerre-éclair. Ainsi l'assimilation par les masses de la technique guerrière se retourne objectivement contre les ex- ploiteurs avant même que les exploités utilisent consciemment leurs armes contre elles. Il importe ici de faire une distinction très nette. Il est vrai que cette capacité technologique du prolétariat moderne et des techniciens proletarisés dans la guerre mécanisée ne s'accom- pagne pas au départ d'une conscience et d'une action de classe. Il est vrai que le paysan et les autres classes non prolétariennes apprennent aussi à manier les machines-outils de destruction. Il est vrai que le schéma historique « traditionnel » semble être renversé : la lutte de classe passe à l'arrière-plan et la guerre développe d'abord avec toute sa puissance sa dialectique interne, s'épanouit pour ainsi dire et épuise toutes ses possibilités. Doit- on donc y voir on ne sait quelle manifestation de « recul » de la classe ouvrière ? La question que l'on doit se poser est bien plutôt la suivante : les capacités subjectives et les possibilités objectives du proletariat sont-elles ascendantes ou décrois- santes ? Il ressort de tout ce que nous avons dit que ces capacités sont nettement ascendantes. Rien n'est plus frappant dans la guerre moderne que de voir avec quel sang-froid et quel savoir faire les masses, non seulement assimilent les techniques de des- truction, mais encore acquièrent une confiance incroyable dans les moyens dont ils se sont objectivement emparés. Les plans et les projets des Etats-Majors sont bien souvent réduits à zéro par l'efficacité combattive des manieurs d'armes. Les combat- tants, loin de se sentir écrasés par la formidable ampleur des moyens mis en veuvre, développent une confiance en eux-mêmes et une sûreté qui paraît incroyable au premier abord. Certes, cela est valable pour tous les combattants quelles que soient leurs origines ou leurs fonctions sociales. Cela est valable en premier lieu pour les paysans qui apprennent, eux aussi, à manier les machines-outils de destruction. Mais ils n'apprennent pas que cela, ils apprennent en même temps à comprendre qu'il n'y a pas d'efficacité dans la guerre mécanisée elle-même en dehors de l'industrialisation et de ses porteurs et agents, les ouvriers. Les paysans sibériens à Stalingrad qui se trouvaient sur le fameux « axe d'effort principal », l'ont certainement com- pris Cela est valable aussi évidemment, cette confiance et cette sûreté, pour l'armée de métier et les corps d'élitée spécialisés, 12 type SS (et qui sont de plus politiquement contrôlés). C'est cer- tainement là une chose que les ouvriers ne doivent pas sous- estimer et il serait puérile de croire que des boulons et quelques mitraillettes suffisent à défendre les « bastions ouvriers >> que constituent les usines. Cependant, ces corps d'élite eux-mêmes constituent une parade qui est quand même insuffisante. D'une part - et contrairement à ce qu'il se passait à l'époque des armées de métier ancien type ces nouvelles formations tirent directement leur puissance de la technologie industrielle de leurs armements mécanisés — et non d'une quelconque situation , privilégiée dans la hiérarchie sociale leur conférant exclusi- vement une supériorité de moyens : la possession d'un cheval, par exemple, ou d'une armure fabriquée suivant des techniques artisanales dont la diffusion était partant limitée. D'autre part, leur efficacité indéniable est plutôt un exemple de technique efficace donnée aux ouvriers qu'une garantie de supériorité dont seule serait détentrice la classe exploitrice. Nous pensons que l'analyse que nous venons d'essayer de faire doit déjà permettre de dégager quels sont les fondements de la guerre moderne et de transformer celle-ci d'un élément de terreur en un élément de connaissance, intégré dans la con- naissance générale du monde moderne. En effet, ce qui terrifie tant, en apparence, dans la perspec- tive d'une prochaine guerre, c'est l'ampleur incroyable les moyens qui seront mis en oeuvre. Ce qui justifie en réalité cette appréhension angoissée, c'est la résistance farouche et sans dé- faillance que l'on escompte, à juste titre, des combattants en présence. Şi ces moyens, en effet, dievaient terrifier les masses au point de les faire capituler avant de combattre, la perspec- tive de la guerre serait moins « effrayante ». Mais qui oserait miser sur une telle pusillanimité ? En réalité, au lieu de nous contenter de constater à la fois le développement des moyens et le fait de l'acharnement du combattant moderne, comme s'il s'agissait de phénomènes cos- miques, nous avons montré qu'il fallait chercher les racines de l'un et de l'autre dans les caractéristiques mêmes de notre monde industrialisé et prolétarisé. En opérant ce dévoilement, au prix certes de la reconnaissance de la réalité brutale de la guerre, nous pensons avoir ouvert la voie au dépassement des aspects profondément négatifs de cette réalité, en montrant, d'une part, que la technique guerrière elle-même échappe de plus en plus au contrôle des exploiteurs et, d'autre part, que le prolétariat PEUT dévier l'ensemble de la lutte sur le terrain de classe qui lui est propre et ceci justement à cause des carac- 13 i tères profonds de la guerre mécanisée et non en dépit de ces caractères, ainsi que l'on a trop tendance à le faire croire dans la littérature « marxiste » courante. IV. - CARACTERE REVOLUTIONNAIRE DE L'EVOLUTION DE LA GUERRE MODERNE Nous avons essayé d'expliquer qu'il s'agissait aussi bien dans la paix que dans la guerre d'un seul et même processus qui trouve son unité profonde dans le prolétariat industriel qui est à la fois le moteur objectif de ce double processus et le dépo- sitaire essentiel de la culture industrielle qui est engendrée au sein de ce processus. C'est parce que la guerre emprunté à la paix les contradictions formidables des régimes modernes d'ex- ploitation du prolétariat que les contradictions de la guerre prennent une ampleur telle qu'elles terrifient les classes diri- geantes elles-mêmes. C'est parce. que les contradictions des ré- gimes d'exploitation passent de la guerre à la paix qu'elles trou- veront dans le prochain conflit leur expression ultime. Cela est d'autant plus vrai que la production des moyens de destruction se distingue de moins en moins de la production des moyens de production et que, d'autre part, le procès de destruction lui- même, fa guerre et son organisation, s'intègre la quasi totalité des moyens et des techniques pacifiques, de même qu'il s'in- tègre aussi les « techniciens », ouvriers ou non, les hommes qui sont les porteurs de ces techniques et mettent en euvre ces moyens. Le cercle est pour ainsi dire bouclé : la guerre ne peut plus servir à «exporter » les contradictions internes des sociétés d'exploitation, ni à « résoudre leurs problèmes », elle se les est presqu'entièrement intégrés et elle les fait éclater en les portant à leur paroxysme. Cependant l'identité des deux processus ---- de production de moyens de production et de production de moyens de destruc- tion - ne supprime nullement leurs différences. Au contraire, la connaissance de cette identité permet de les éclairer et de donner à l'ensemble une signification nouvelle. L'ultime phase du procès de production, la consommation finale (improductive, comme disait Marx), ne profite pas ou très peu aux prolétaires et aux grandes masses. Par contre, l'ultime phase du procès de destruction « profite » à l'immense majorité. Elle est destructrice, et ceci dans tous les sens du terme, pour ceux qu'elle tue. Mais pour les autres elle est productrice de l'art de se battre, de se . 14 défendre et de vaincre : l'histoire de ces dix années n'est qu'une immense école du soldat, du soldat producteur d'armes et ma- nieur d'armes, Lorsque l'on envisage sous cet angle la guerre américaine, par exemple, qui a poussé le plus efficacement le principe de l'intégration des techniques guerrières et pacifiques, on se rend compte de l'immense portée révolutionnaire de cette évolution. Mettre l'industrialisation et les aptitudes technologiques du pro- létariat au service de la guerre, distribuer ces innombrables machines-outils guerrières avec prodigalité, déchaîner l'univer- salisation de leur emploi dans un conflit mondial, c'est vraiment, au sein d'une société exploitrice, faire passer les exploités, sur le terrain décisif de la lutte armée, de l'aliénation à l'appron priation. En d'autres termes, la contradiction fondamentale du régime d'exploitation moderne existant entre les moyens et les buts limités des privilégiés, en passant avec toute sa puissance de la paix à la guerre, crée les bases objectives pour résoudre la contradiction fondamentale, devant laquelle se trouve toute classe exploitée, à savoir comment s'approprier les moyens ma- tériels et culturels de la société dans les conditions objectives de l'aliénation. V-NECESSITE D'UN RENOUVELLEMENT DE LA PENSEE REVOLUTIONNAIRE Si l'on revient maintenant à l'attitude consciente du révolu- tionnaire, nous comprendrons qu'elle ne saurait être réellement valable que si l'on tient compte de tous les facteurs déterminant l'attitude objective des masses face à la guerre. Nous avons essayé de montrer qu'il faut chercher ces facteurs dans les fon- dements de la société qui sont communs aussi bien à la paix qu'à la guerre : l'industrialisation et les progrès techniques qui passent du plan de la production de moyens de production à celui de la production des moyens de destruction. C'est ainsi que les progrès dans les armements s'imposent pour ainsi dire irrésistiblement et à une échelle sans commune mesure avec les objectifs étroits des classes dominantes et qu'ils bouleversent les conditions de lutte plus rapidement et plus profondément qu'au- cun Etat-Major ne peut s'adapter à ces bouleversements. Il est clair dans ces conditions qu'il s'agit de soumettre l'évolution de ces armements à l'examen de la critique marxiste et que c'est là 15. manifestaient déjà une carence aussi profonde chaque fois qu'il la seule voie pour dominer le procès de destruction au lieu d'être dominé par tui. Pourtant, ce n'est pas dans cette voie que s'engagent tous les groupements marxistes non staliniens qui, se sentant désar- més face à la guerre, ne voient d'autre, salut que dans la pers- pective absürde et utopique de la révolution avant la guerre, de la révolution faisant « reculer > la guerre. Cette démission de vant les réalités du monde moderne les conduit à se désintéresser souverainement de la signification qu'aura cette guerre elle même pour la révolution. Ils achèvent ainsi, dans un domaine crucial, le cycle de leur pourrissement idéologique. En effet, ils leur fallait rendre compte de la production et de la société mo- derne: ainsi, ils s'en sont toujours tenus à l'idée faussement qualifiée de marxiste suivant laquelle les rapports entre les classes trouvent leur fondement dans des rapports de propriété, au lieu de voir que les rapports modernes entre les classes se déterminent, aujourd'hui plus que jamais, au sein du procès de production lui-même et dans les rapports des hommes entre eux dans l'organisation de cette production. Si le marxisme est quelque chose de plus qu'un simple mou- vement idéologique succédant à tant d'autres, si on considère que són apport est positif, c'est justement parce que son analyse montre qu'il existe une voie pour dominer les forces produc- tives au lieu d'être dominé par elles. Mais pour aboutir à une telle conclusion il lui a fallu premièrement intégrer la science économique naissante à sa conception générale de l'histoire et du monde, deuxièmement appliquer à l'étude de cette science particulière les notions les plus générales héritées du passé cul- turel de l'humanité. On ne saurait dire, en général, laquelle de ces deux attitudes est la plus importante puisqu'elles se complètent et se fécon- dent l'une par l'autre. Pourtant, si au lieu d'envisager le pro- blème général ainsi posé, on étudie les mouvement révolution- naires réels, existant à notre époque, il ne fait pas de doute que c'est la première attitude qui doit retenir toute notre attention. Au XIXe siècle, les rapports de classe se sont imposés définitive- iment pour la première fois aux yeux de tous comme étant des rapports trouvant leur fondement dans l'économie, parce que pour la première fois le régime capitaliste universalisait la vieille loi de la production pour le marché, puisqu'il faisait de la force de travail elle-même une marchandise. Pour assumer pleinement le monde moderne, il était indispensable de s'assimiler la jeune technique économique naissante. C'est ce qu'a fait Marx, mais 16 en même temps il a profondément transformé la « science >> économique, en montrant que l'économie trouve son fondement dans la production et dans les rapports des hommes all sein de cette production, Depuis Marx, un siècle s'est écoulé. Le proletariat, dans le cadre même de son aliénation, a joué un rôle décisif dans l'évo- lution de cette production ainsi que dans celle des rapports de production. Qu'il n'ait pas, au cours de ce siècle, atteint l'objec- tif instinctif de son émancipation, c'est ce qui justifie la perma- nence de l'action révolutionnaire, mais ne justifie, en aucun cas, de ne pas tenir compte de ce que le monde moderne a été modelé par le prolétariat lui-même. Avec le recul d'un siècle, on peut dire aujourd'hui que le prolétariat a créé de nouvelles conditions de son émancipation. Mais en même temps qu'il créait ces nouvelles conditions de son émancipation, il engendrait en son propre sein de nouvelles formes de son exploitation qui aboutissaient à une aliénation plus totale. De ces deux mouvements, quel est le plus puissant ? La réponse à donner à cette question cruciale ne peut être cher- chée que dans l'examen concret des phénomènes qui sont engen- drés par ces deux mouvements. D'un côté l'accroissement de la production et le perfectionnement des techniques productives; de l'autre, la réduction du prolétaire, non plus seulement à l'état de marchandise, mais à l'état de matière brute de cette production. Il saute immédiatement aux yeux que ces deux ré- sultats sont contradictoires : si le prolétariat est réduit à l'état de matière brute de la production, d'une part, il n'est plus capable d'assimiler et de s'intégrer les techniques nouvelles de production et, d'autre part, l'emploi et la diffusion de ces tech- niques évoluées se justifient de moins en moins au regard des intérêts des classes dirigeantes. Mettre le doigt sur cette contradiction du régime moc d'exploitation n'est pas suffisant. Il faut à chaque étape en déterminer les aspects concrets. En temps de paix, il peut sem- bler que l'évolution concrète de cette contradiction n'a pas une influence immédiate ou même décisive sur l'histoire. En temps de guerre, il en est tout autrement. Dans le premier cas il est facile d'ignorer que l'acier rapide ou les pastilles de carbure rapportées aient révolutionné les conditions de la production. Dans le deuxième, on ne peut ignorer que l'arme blindée, les bombardiers stratégiques, les V i'et les V 2, la bombe atomique enfin, bouleversent les conditions de vie et de lutte de millions de combattants et d'êtres humains. 17 2 La lutte à mort qui se déroule, nous voulons dire la lutte entre les exploités et les exploiteurs, doit être envisagée sous la totalité de ses aspects. L'attitude du prolétaire vis-à-vis des ins- truments de production et de destruction qu'il manie, ainsi que l'attitude des exploiteurs vis-à-vis de l'organisation de cette pro- duction et de cette destruction est un élément fondamental de l'évolution historique, et, partant, de la révolution. Or, il est impossible de déterminer objectivement quelles sont ces atti- tudes si l'on a pas une connaissance sérieuse de ce qu'est la production de ces instruments et l'organisation de leur produc- tion, ainsi que de ce que sont les tendances profondes de leur évolution. Il va de soi que ce point de vue n'est valable que dans la mesure où la société continue de développer ces moyens de pro- duction, car du jour où la régression sera amorcée, non seule- ment l'étude de cette régression sera inutile, mais encore elle sera rendue impossible parce que les moyens culturels de cette étude seront aussi en régression. Ce sera la barbarie. C'est parce que le prolétariat continue de se développer en nombre et en culture que nous sommes justifiés de faire l'effort d'intégrer, à notre analyse, les tendances proprement techniques de la pro- duction et les contradictions qui en résultent avec une organi- sation de cette production reposant sur l'exploitation. Ceux qui considèrent que les conditions objectives du socialisme pourris- sent, que la production stagne, que le prolétariat ne s'accroît ni en nombre ni en culture, ne peuvent évidemment comprendre que l'on se place à ce point de vue. Cela importe peu d'ailleurs, parce que par là même ils sapent les bases de toute action authen- tiquement révolutionnaire. Nous ne nous sommes pas éloignés de notre sujet en faisant ce développement. C'est vrai d'abord parce que la guerre mo- derne industrialisée pose ou repose tous les problèmes de la pro- duction « pacifique ». C'est vrai ensuite parce que la guerre dont nous venons de sortir a joué un rôle décisif dans ce problème du renouvellement de la pensée révolutionnaire. On peut dire qu'elle a eu pour effet de révolutionner la pen sée révolutionnaire. Cela est clair sur un plan purement poli tique, puisqu'elle a poussé la société bureaucratique à exprime à fond son caractère de régime d'exploitation. Mais - et c'es ce que nous avons tenté de montrer dans ce paragraphe - cel est valable aussi sur un plan beaucoup plus profond et théori que. C'est pourquoi les idées que nous exprimons dans cet art cle ne sont nullement le fruit d'un parti-pris de « nouveauté: 18 VI. CONCLUSION S'il est aisé de justifier l'emploi de la violence par le prolé- tariat, il est beaucoup moins facile de déterminer les modalités de l'emploi de cette violence. Nous avons montré que le défai- tisme révolutionnaire et l'internationalisme prolétarien eux- mêmes ne constituaient que des formulations générales qui ne résolvaient pas les problèmes concrets. Dans les påragraphes qui ont suivi, nous avons envisagé le problème suivant, en ne tenant pas comptè de l'hypothèse uto- pique et qui semble tout résoudre de la révolution avant. Ia guerre : les conditions objectives de l'appropriation objective et subjective des moyens et des techniques de violence par les ou- vriers sont-elles données ? Non seulement nous avons répondu positivement, mais encore nous avons montré le lien qui exis- tait entre cette possibilité objective et la possibilité objective du socialisine lui-même. Maintenant nous pouvons entrevoir le fond du problème : l'appropriation objective et subjective des moyens et techniques de violence est non seulement un moyen dans la marche vers lt pouvoir et l'instauration du socialisme, mais encore cette appro- priation sous une forme collective et définitive est la condition du pouvoir ouvrier. Si dans la Russie de 1917 la bureaucratisa- tion a fini par l'emporter malgré le caractère authentiquement révolutionnaire et prolétarien du mouvement insurrectionnel qui conduisit les ouvriers au pouvoir, ce n'est pas sans avoir un rapport profond avec le fait que dans la lutte pour la sauve- garde de ce pouvoir contre l'intervention impérialiste, la direc- tion effective de la technique guerrière échappait aux ouvriers. Dans les faits la dissociation des problèmes de la révolution et de la guerre, dissociation sur laquelle certains veulent fonder T'avenir et la possibilité du socialisme, loin de résoudre le pro- blème, n'a fait que le rendre insoluble. De deux choses l'une : ou le prolétariat a la possibilité objective de s'imposer par la violence organisée en son propre sein et sous son contrôle total, aussi bien « technique » que politique à toute autre formation armée adverse, et alors non seulement le problème du pouvoir, mais aussi celui du socialisme peut trouver une solution posi- tive, ou il doit aliéner une partie de ses prérogatives dans les 19 mains d'une direction, et ceci sur le plan décisif de la force, et alors il sera toujours inéluctablement dépossédé du pouvoir (dont il ne pourra jamais avoir que l'ombre durant une courte période) et ceci de l'intérieur de son propre mouvement. Ce n'est pas là de l'anarchisme et le rôle de la direction révolutionnaire en la matière demeure primordial. En effet, si nous avons montré que les conditions objectives et subjectives de la violence et de la technique de la violence sont données aujourd'hui complètement dans le monde moderne, cela ne si- gnifie pas qu'il en découle automatiquement que cette appro- priation, sous une forme collective et définitive des moyens et des techniques de violence, soit aussi donnée. Pour que soit donné ce lien et cette unité des actions isolées qui leur confère un caractère collectif il convient que le prolétariat soit en pos- session d'une stratégie qui lui soit propre. Nous pensons que de même que le prolétariat doit avoir une théorie de l'organisatior et de la direction de la société - une théorie du socialisme i doit aussi posséder une théorie de la violence ouvrière organisée S'atteler à cette double tâche est à la fois le devoir nº i d'un direction révolutionnaire et l'une des justifications les plus essen tielles de son existence. Les quelques remarques qui précèdent ont permis de donne une idée de la liaison entre les problèmes proprement militaire et l'ensemble des problèmes posés par le socialisme lui-même la classe ouvrière. Le premier article qui doit suivre posera ! bases d'une analyse concrète des problèmes militaires qui : posent à notre époque, en prenant pour exemple la guerre doi nous venons de sortir. Nous comptons, dans un article suivar aborder le problème de la guerre à venir. Mais même lorsqı nous aurons accompli ces deux premières parties de notre plan i travail, nous savons que nous n'aurons fait que poser les bas matérielles de départ qui sont absolument indispensables. Da: une étape suivante, et en conjonction la plus étroite possib avec des ouvriers, il nous restera à jeter les grandes lignes d'u stratégie prolétarienne. De toute manière, lorsque nous serons en mesure de publi la première ébauche de notre programme. nous en consacrero une partie substantielle au problème crucial de la violence org nisée du prolétariat dans l'histoire. Sous le couvert de la tr célèbre formule de Clausewitz : « La guerre n'est que la con nuation de la politique par d'autres moyens », on a en fait pas prement escamoté tout ce qu'il y avait de spécifique dans problèmes militaires en laissant cette question être réglée par soi-disant techniciens. Pourtant ces problèmes intéressent 20 premier chef les ouvriers. De nos jours, seuls des rebouteux et des maneuvriers peuvent entretenir l'ignorance de la classe ouvrière sur des problèmes aussi brûlants que ceux qui touchent à l'emploi de la violence organisée. Philippe GUILLAUME 21 LA CONSOLIDATION TEMPORAIRE DU CAPITALISME MONDIAL avec Les principales idées de cet article ont été exposées dans deux rapports que j'ai faits devant le groupe au mois de février. J'en résumais à fépoque l'essentiel ainsi : « Il apparaît à la lumière de l'ensemble de l'évolution économique et politique de l'année 1948 et des deux premiers mois de 1949 que nous devons modifier relativement notre caractérisation de cette année et notre estimation des rythmes de préparation de la guerre. En gros, les modifications nécessaires peuvent se définir ainsi : a) l'année 1948 a démontré d'une part l'impossibilité de tout compro- mis durable entre les deux blocs américain et russe; d'autre part elle a consacré la division du monde en deux zones cloisonnées, à l'intérieur desquelles le système d'exploitation est arrivé à une consolidation relative pour l'avenir proche; b) Il apparait maintenant clairement que la confirmation absolue de l'inéluctabilité de la guerre ne se traduit pas par une accélération uniformi du processus inenant au conflit total et ouvert, mais au contraire qu'un phase relativement importante de cloisonnement, localisation de: points de conflit et même extinction de certains foyers secondaires, es maintenant ouverte; . C) A l'intérieur des pays capitalistes et sur le plan politique, un consolidation de la démocratie parlementaire bourgeoise pour une périod analogue se réalise, ajournant pour le moment aussi bien l'installation d régimes fascistes ou similaires que la généralisation des guerres civile entre le stalinisme et la bourgeoisie traditionnelle; d) Ce ralentissement des rythmes est dû en premier lieu à la transfu sion de substance économique des Etats-Unis vers l'Europe bourgeoise. par conséquent à l'affaiblisseinent des possibilités d'expansion stalinierin immédiate en Europe, facteur qui était un des plus importants pour détei miner le rythme de l'évolution; e) L'ensemble de ces facteurs ne signifie nullement une nouvelle « stah. lisation » même relative ou partielle du capitalisie, du genre de celle qu réalisa entre 1923 et 1929; en cffet, ni une stabilisation économiqu s'exprimant par un rétablissement d'une division internationale du* trava et une restauration du marché mondial ni une stabilisation politiqı internationale, par le rétablissement de l'apports internationaux normau ne sont désormais possibles. La limite de cette consolidation relative sera posée au plus tard p: fa nouvelle crise de surproduction que couve én ce moment l'économ américaine. » La priorité d'autres matières n'a pas permis la publication de rapport dans les deux premiers numéros de « Socialisme ou Barbarie J'ai profité de ce délai pour l'étendre et le mettre à jour; en même tem j'ai ajouté, en guise d'introduction, quelques considérations qui me semble indispensables sur la signification exacte de la décadence du capitalisn se, 22 Mais Pextension que j'ai été amené à donner à la partie économique m'oblige à réduire au ininimum la partie politique. Cette lacune est relati- vement comblée par les Notes sur la situation internationale qui paraisseini cbaque numéro de « Socialisme ou Barbarie ». * Vous n'êtes pas sans connaître le grand rôle qu'a joué l' «Iskra » dans le dévelop- pement du marxisme russe. L' « Iskra » : commença par la lutte contre ce qu'on appe- lait r « économisme » dans le mouvement ouvrier et contre les Narodniki (Parti des Socialistes Révolutionnaires). L'argument principal des « économistes >> était que ľ «Iskra » planait dans les sphères de la théorie, cependant qu'eux, les « écono. mistes », se proposaient de diriger le mou- vement ouvrier concret. L'argument premier des Socialistes Révolutionnaires était celui- ci : l' « Iskra » désire fonder une école de matérialisme dialectique, tandis que nous voulons renverser l'absolutisme tsariste. On doit dire que les terroristes narodniki pre- naient leurs mots au sérieux : bombe en mains ils sacrifièrent leurs vies. Nous leur avons répondu : « Sous certaines conditions une bombe est une chose excellente, mais nous devons d'abord clarifier nos pensées. » L'expérience historique a montré que la plus grande révolution de toute l'Histoire n'a pas été dirigée par le parti qui a commencé en lançant des bombes, mais par le parti qui a commencé par le matérialisme dialectique. Lorsque les bolchéviks et les menchéviks étaient encore membres du même parti, les périodes qui précédaient les Congrès et les Congrès eux-mêmes donnaient invariable. ment lieu à une lutte féroce autour de l'ordre du jour. Lénine proposait d'habitude de mettre au début de l'ordre du jour des ques- tions comme la clarification de la nature de la monarchie tsariste, l'analyse du caractère de classe de la révolution, l'appréciation de l'étape de la révolution que nous étions en train de traverser, etc. Martov et Dan, les leaders des menchéviks, objectaient invaria- blement à cela : « Nous ne sommes pas un 23 club sociologique, mais un parti politique; nous devons nous mettre en accord non pas sur la nature de classe de l'économie tsariste mais sur les tâches politiques concrètes... Je dois ajouter que moi-même, personnellement, j'ai commis pas mal de pêchés dans ce cha- pitre. Mais depuis j'ai appris quelque chose. » L. TROTSKY, « In defense of Marxism ». Après avoir connu une crise profonde à l'issue de la guerre, l'économie capitaliste semble depuis 1948 restaurée. Le régime social, ébranlé jusqu'à ses fondements en Europe Occidentale et dans les colonies, connaît une consolidation; le parlementarisme semble de nouveau en pleine floraison. La lutte entre les deux blocs, qui, pendant la première partie de 1948, semblait conduire à la guerre avec des rythmes tou- jours plus rapides, apparaît maintenant comme atténuée. Tous les ouvriers constatent des phénomènes et s'interrogent sur leur signification. Sommes-nous entrés dans une phase de stabilisation du capitalisme ? Allons-nous connaître une nou- velle période « démocratique »? S'établira-t-il une « paix >> internationale ? L'importance de ces questions pour l'action révolution- naire est évidente. Egalement évidente est l'impossibilité d'y répondre sans un examen approfondi de la situation actuelle du capitalisme, et avant tout de sa situation économique, I. – LA DECADENCE DU CAPITALISME Avant d'entrer dans l'examen de la situation actuelle du capitalisme mondial, il nous faut clarifier la signification de la décadence du capitalisme. Cette clarification est nécessair, pour deux raisons. D'abord, un examen de la conjoncture n': de valeur que dans la mesure où il est le résultat d'une ana lyse plus générale, dans la mesure où il montre commen s'expriment dans le concret, dans les événements courants les tendances profondes de la société moderne. Ensuite, parc qu'au sujet de cette notion de décadence du capitalisme un profonde confusion a été répandue, systématiquement entre tenue par les staliniens aussi bien que par les trotskistes, le « ultragauches », etc. 24 A. Décadence et décomposition du capitalisme. L'opinion répandue dans les milieux « marxistes » veut que la décadence du capitalisme signifie le recul ou tout au moins la stagnation de la société et des forces productives. Que cette idée prenne la forme vulgaire et stupide que lui donne la propagande stalinienne (1) ou la forme savante sous laquelle l'a exprimée Trotsky (2), son conter u essentiel consiste à considérer l'époque actuelle et la décadence du capitalisme en général comme une phase de régression ou de stagnation sociale. L'importance pratique de cette question est énorme : car le problème qui est ainsi posé est ni plus ni moins celui de la possibilité de la révolution socialiste. En effet, si la société est stagnante, si « le prolétariat ne croît ni en nombre ni en culture », il n'y a aucune raison de penser que la révolution, défaite ou dégénérée hier, aura davantage de chances demain. Introduire, comme le faisait Trotsky, un programme révolu- tionnaire par la constatation : « les forces productives de la société ont cessé de croître », est une absurdité flagrante, car si cette constatation était vraie, l'action révolutionnaire se réduirait à une utopie héroïque. L'échec de la révolution au moment de la croissance maximum des forces productives aurait dans ce cas fourni la preuve définitive de son impossi- bilité de vaincre dans des conditions moins favorables. Lénine avait une conception bien différente, qui disait : « Ce serait une erreur de croire que cette tendance à la putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme. Non, telles branches de l'industrie, telles couches de la bourgeoisie, tels pays manifestent à l'époque de l'impérialisme avec une force plus ou moins grande, l'une ou l'autre de ces tendances. Dans l'ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite que naguère, mais ce développement ne devient pas seu- lement plus inégal en général, cette inégalité se martifeste en (1) Pour l'argumentation stalinienne il est indispensable de faire croire à la classe ouvrière que l'économie capitaliste est stagnante, car alors le développement de la production en Russie devient la preuve du caractère « progressif » du régime stalinien, (2) « Dans les conditions du capitalisme décadent, le prolétariat ne croit ni en nombre, ni en culture » (" In defense of marxism" « Les forces productives de l'humanité ont cessé de croître » (" Programme p. 13). transitoire" de la IVe Internationale). 25 2 particulier par la putréfaction des pays les plus riches en capital (Angleterre) » (3). Il faut donc distinguer soigneusement la décadence du capitalisme de sa décom position. La décadence du capitalisme est la décadence de la classe et du régime capitaliste, mais nullement de la société dans son ensemble. Cette décadence du régime et de la classe dominante pendant une période où la classe révolutionnaire et les conditions de la révolution continuent à se développer fait que cette phase est la phase de la crise révolutionnaire du régime capitaliste, la phase pendant laquelle la révolution devient de plus en plus possible. Au contraire, à partir du moment où la classe capi. taliste réussirait à entraîner dans cette décadence la société dans son ensemble, et, en premier lieu, le proletariat rendant ainsi la révolution impossible pour toute une période historique, nous nous trouverions devant la décomposition aussi bien du régime capitaliste que de la société moderne. Nous .pouvons, par conséquent, définir ces deux notion ainsi : la décadence du régime capitaliste est la période pen dant laquelle celui-ci entre dans un état de crise permanente tout en continuant à développer les conditions matérielles e humaines de l'apparition d'un ordre social supérieur ---- autre ment dit, tout en continuant à développer les prémisses de l révolution socialiste. La décomposition de ce système commer cerait par contre à partir du moment où la possibilité obje tive de création d'un ordre social supérieur disparaîtrait, c'es à-dire où le système entrainerait dans sa décadence le prémisses elles-mêmes de la révolution socialiste. C'est précisément la possibilité de la barbarie moderne, non plu eomme tendance qui se développe constamment dans la socié d'exploitation, mais en tant que phase de décompositio sociale, pendant laquelle aussi bien les forces productives q la conscience de la classe révolutionnaire connaîtraient u régression profonde et durable. La barbarie moderne ser: la période historique d'où la possibilité de la révoluti eommuniste serait absente, Pour définir la phase du développement du capitalis dans laquelle nous nous trouvons il nous faudrait donc exar per si les conditions matérielles et humaines de la révoluti continuent à se développer, c'est-à-dire de voir si les for productives continuent à croître et s'il y a une progress (3) « L'impérialisme », p. 111-112 (soul, par nous). 26 de la conscience du prolétariat. Nous ne pouvons pas ici tou chier à ce deuxième point; nous avons essayé de montrer ailleurs (4) que l'on ne peut comprendre l'histoire du mou- vement ouvrier que comme une progression, à travers les étapes de laquelle la classe ouvrière tend vers une conscience totale des problèmes et des tâches de la révolution. Par contre, il nous est indispensable d'examiner la première question, qui concerne le développement des forces productives et de l'éco- nomie en général dans la phase décadente du capitalisme. B. – En quoi se manifeste la décadence de l'économie capi- taliste ? En nous plaçant sur le terrain économique, nous pouvons poser le problème du caractère de la décadence du capita- lisme par ces deux questions : a) Les forces productives continuent-elles à se dévelop . b) Dans l'affirmative, pourquoi considérons-nous, au poim de vue économique, que la phase actuelle constitue une décadence du capitalisme ? Que signifie dans ce cas le mot « décadence » de plus précis qu'une apprécia- tion sentimentale ou morale ? La réponse à la première question est facile. La produc- tion industrielle mondiale, en 1948, dépassait de 36 % le niveau de 1937 et de 74 % celui de 1929. Entre 1878 et 1948, la production industrielle mondiale augmentait de 11 fois (tableau I). Pendant la même période, la population de la TABLEAU I La production industrielle mondiale (5) Indices; 1913 100. 1878 1890 1900 1913 1921 1929 1932 1937 1938 1946 1947 1948 24,4 41,1 58,7 100 81,1 153,3 108,4 195,8 182,7 207,8 237,1 266,6 (4) V. l'article « Socialisme ou Barbarie' », dans le N° 1 de cette revue, p. 23-40. (5) Sources : De 1878 à 1938, selon la publication de la S.D.N., « Indus- trialisation, et commerce extérieur », Genève 1945, p. 158-160. De 1946 à 1948, indices calculés par nous la base des indices de production industrielle des dix principaux, pays (Belgique, Canada, France, Allemagne, Italie, Inde, Japon, Royaume-Uni, U.R.S.S. et DiS.A.) dont la production sur 27 terre passait de 1.500 millions à 2.300 millions d'habitants, soit une augmentation de 50 % environ (6). Les forces productives de la société continuent donc à croître, puisque la production industrielle par habitant de la terre a augmenté pendant cette période de sept fois et demie. Les bases matérielles de la révolution socialiste continuent à s'amplifier; le capitalisme mondial n'est pas encore entré dans sa phase de décomposition. En quoi consiste alors la décadence du capitalisme ? Et à quel moment peut-on, grosso modo, situer le début de la phase décadente ? Nous allons d'abord essayer de fixer les signes extérieurs, les manifestations statistiques de cette décadence, pour essayer ensuite d'en déterminer les moteurs profonds. 1. La décadence du capitalisme est déjà apparente, sur le simple plan quantitatif, dans le ralentissement du rythme de - développement des forces productives. Dans une période de 35 ans, allant de 1878 à 1913, le capitalisme mondial a qua- druplé la production industrielle; l'indice de notre tableau passe de 24,4 à 100. Dans une période égale, entre 1913 et 1948, cette production industrielle n'a augmenté que de deux fois et demie; l'indice passe de 100 à 266,6. L'expansion des forces productives s'est donc considérablement ralentie depuis 1913, malgré que le niveau élevé atteint par la technique rend beaucoup plus facile que par le passé le développement de la production. Si le rythme de cette expannion était resté, entre 1913 et 1948, le même qu'entre 1878 et 1913, la pro- duction mondiale aurait dû être actuellement à l'indice 400 (au lieu de 266,6) donc de moitié plus forte qu'elle ne l'est. Ces constatations donnent de plus une indication, qui sera corroborée par la suite, sur le moment où il faut situer le début de la décadence capitaliste; c'est la première guerre impérialiste de 1914-1918. 2. La décadence se manifeste quantitativement sous un deuxième aspect, également significatif : la discontinuité de représentait entre 1936 et 1938 86 % de la production industrielle mondiale. Les indices utilisés pour la production de ces pays entre 1946 et 1948 sont ceux donnés par le « Bulletin mensuel de statistique » de l'O.N.U., mai 1949, p. 26-30, sauf pour l’U.R.S.S., pour laquelle les données utilisées sont celles de l'Appendice Statistique de l' « Economic Survey of Europe in 1948 », p. 2; le rapport entre la production russe de 19-10, utilisée comme basé dans cette publication, et celle de 1937, fut établi selon les chiffres que cite N. Voznessenski, L'économie de guerre de l’U.R.S.S. » Comme coefficient de pondération, nous avons utilisé le pourcen- tage de participation de chacun de ces pays à la production industrielle mondiale entre 1936 et 1938 donné dans << Industrialisation et commerce extérieur » (6) « Etudes et conjoncture Inventaire économique de l'Europe ». Décembre 1948, p. 20-21. C 9 p. 11. p. 14. · 28 l'expansion des forces productives dans le temps, le rythme extrêmement inégal de cette expansion, en comparaison avec la période précédente. Nous ne pouvons pas ici reproduire les indices de la pro- duction industrielle année par année; nous nous bornons donc à renvoyer le lecteur au graphique n° 1 qui se trouve à la fin de ce paragraphe, et nous en résumons les conclusions dans le tableau II. TABLEAU II Intensité des crises économiques dans la période de décadence du capitalisme (7) 1900 (9) a) 1878-1913 : Crises de 1883 Durée de la crise (8) 2 ans Recul maximum de la production 4 % h) 1913-1948 : Crises de Durée de la crise Recul maximum de la production 1892 1 an 7 % 1921 (10) 4 ans 19% 1907 1 an 9 % 1938 (11) 2 ans 6 % 1929 5 ans 30 % Autrement dit : entre 1878 et 1913, période pendant laquelle le capitalisme continue à se développer normalement, il y a quatre années seulement sur 35, soit une année sur neuf seulement, qui sont des années de recul de la production, ce recul ne dépassant pas, dans le pire des cas, 9 %. Par contre, à partir de 1914, en exceptant les périodes de guerre 1914- 1918 et 1939-1945, neuf années sur vingt-cinq, soit une année sur deux et demie, sont des années de recul; et ce recul va jusqu'à 30 %. Si donc, pendant la période précédente, les mouvements de la conjoucture se caractérisent par des dépres- sions brèves et peu profondes, suivies par des booms, pen- dant la phase décadente les dépressions sont durables et beau- coup plus profondes (12). Ceci confirme notre constatation (7) Selon les indices annuels de la production industrielle mondiale qui sont donnés dans « Industrialisation et commerce extérieur », p. 158-160. (8) Nous. entendons par durée de la crise la période pendant laquelle les indices de la production mondiale restent en dessous du maximum atteint précédemment. (9) La crise de 1900 n'a pas amené de recul de la production indus- trielle mondiale. (10) Nous avons tenu compte du recul de la production entre 1919 et 1922, mais il semble en fait que toute la période de la guerre 1914-1918 a connu un recul ou tout au moins une stagnation de la production. (11) Les données pour la crise de 1938 n'ont pas une grande valeur formelle, puisque cette crise débouche directement dans la deuxième guerre impérialiste. (12) Ce qui pourtant n'empêche pas les booms d'être également puissants. Aucune différence notable quant à la puissance ne peut être établie entre les booms de 1929 et de 1948 et ceux d'avant 1913. On ne peut donc pas main- tenir l'affirmation de Trotsky: selon laquelle pendant la période décadente du capitalisme les booms ont un caractère superficiel et spéculatif (Rapport au Ille Congrès de l'internationale Communiste, dans « The first five years of the Communist International », vol. 1, p. 202, 208). Cette conception est une fausse, généralisation de l'expérience du boom de 1919-1920. 29 selon laquelle il faut placer le début de la décadence du capi- talisme à la première guerre impérialiste. 3. La même inégalité de développement se manifeste dans l'espace, en ce qui concerne le développement relatif des dif- férents pays capitalistes. Cependant que des nouveaux pays. s'industrialisent à un rythme quelque peu supérieur à la moyenne mondiale de développement des forces productives, la plupart des vieux pays capitalistes voient leur part dans la production mondiale reculer, au profit de la concentration de la plus grande part de cette production dans deux pays, (les Etats-Unis et la Russie). TABLEAU III Concentration de la production inondiale dans deux pays et recul des vieux pays capitalistes (13) Pourcentages de participation à la production industrielle mondiale de la période correspondante ('.S.A. Europe Occidentale (14) Total en % de la Russie production mondiale 3,7 1870 1881-1885 1896-1940) 1906-1910 1913 1920-1929 1936-1938 1948 (15) 23,3 28,8 30,1 35,3 33,8 42,2 32,2 40,5 00,6 54 48,1 42,1 40,9 32.8 28,4 17,1 87,6 86 83,2' 82,4 82,2 79,4 79,1 80,6 4,4 18,5 23 Deux enseignements essentiels sont à tirer de ce tableau. Le premier est que le développement industriel des autres pays, pendant quatre-vingt années, s'il a pu augmenter le pourcentage de participation de ces pays à la production mondiale (ce qui signifie un rythme de développement de ces pays supérieur à la moyenne mondiale) n'a pu en aucune manière mettre en question la suprématie économique écra- sante des sept pays qui depuis le milieu du xixe siècle jus- qu'aujourd'hui monopolisent les quatre cinquièmes de la pro- duction mondiale. Des pays comme le Canada ou le Japon, : malgré leur développement extrêmement rapide, sont restés toujours loin derrière les principaux pays capitalistes. Le deuxième c'est que parmi ces sept pays nous observons le déclin ininterrompu des cinq vieux pays capitalistes euro- péens au profit de deux autres : la Russie et les Etats-Unis, (13) Selon les données de '« Industrialisation et commerce extérieur », p. 14. Pour l'année 1948, v. note 15. (14) Total des cinq vieux pays capitalistes : Allemagne, Angleterre, Belgique, France et Italie. (15) Pour 1948, indices calculés par nous en admettant que le pourcen- tage de participation des autres pays non compris au tableau dans la production mondiale n'a pas varié depuis 1936-1938. Par conséquent ces chiffres n'ont qu'une valeur indicative. 30 qui concentrent actuellement à eux deux les deux tiers de la production industrielle mondiale. La participation américaine à la production industrielle mondiale doublait entre 1870 et 1948, celle de la Russie augmentait de sept fois, tandis que celle de l'Europe Oecidentale n'est que le tiers de ce qu'elle était au départ (voir graphique n° 2). Cette supériorité quan- titative s'accompagne, dans le cas des Etats-Unis, d'une supé- riorité qualitative énorme. Ce processus commence longtemps avant 1913; mais ce n'est qu'à partir de la première guerre impérialiste que ses résul- tats deviennent apparents, comme on le verra' par la suite. 4. La dernière manifestation apparente de la décadence du capitalisme est la stagnation des échanges internationaux, autrement dit la dislocation du marché mondial. Elle appa- raît clairement dans le tableau IV. TABLEAU IV La stagnation des échanges internationaux pendant la décadence du capitalisme (16) Indices du volume du commerce mondial; 1913 100. 1876-1880 1886-1890 1896-1900 1906-1910 31,6 14,8 55,6 81,2 24,5 36,8 53,6 79,9 1913 100 100 A. 1876-1913 Commerce, mondial Production industrielle . B. 1913-1948 .. Commerce mondial Production industrielle . 1921-1925 1926-1930 1931-1935 1936-1938 1946-1948, 82,3 110,1 95,3 107,4 118,1 138,4 103,2 128,2 185 237,2 Comme on le voit dans ce tableau, l'augmentation des échanges internationaux, entre 1876 et 1913, était un peu plus lente que celle de la production industrielle. Les échanges triplaient pendant cette période, cependant que la produc- tion industrielle quadruplait. Le développement des échanges suivait de très près celui de la production. Entre 1913 et 1948 iage change du tout au tout. La production industrielle continue à se développer, quoique plus lentement que dans la période précédente; elle augmente de deux fois et demie, << (16) D'après les données de . Interim Report on the European Rebo- very Program » de l'O.E.C.E., Paris, 1948, p. 16. L'indice pour 1946-1948 calculé par nous sur la base des chiffres de la valeur du commerce mondial données dans les « International Financial Statistics >> du Fonds Monétaire International, avril 1949, p. 18-19. Les valeurs en delļars pour 1946, 1947 et 1948 donnés dans cette statistique ont été ramenées en dollars 1938 d'après l'indice des prix de gros aux U.S.A. donné dans le même recueil, p. 24-25, et l'Indice final établi par comparaison de la valeur du commerce mondial entre 1946-1948 en dollars 1938 ainsi obtenue et sa valeur en 1938, Le fait que les indices sont égaux pour 1913 ne signifie nullement une égalité entre la production et le commerce de cette année, mais simplement que 1913 est la base commune des deux indices. 31 GRAPHIQUE NO 1 PRODUCTION INDUSTRIELLE ET COMMERCE MONDIAL is 35 is 25 35 360 340 320 300 280 260 1240 230 200 1180 160 140 100 80 60 40 20 Le trait gras continu représente l'évolution de la production industrielle mondiale (indices du Tableau I). Le trait fin repré- sente le développement hypothétique de la production indus- trielle mondiale entre 1913 et 1948, tel qu'il aurait eu lieu si le rythme de progression de la période précédente s'était maintenu. Le trait épais interrompu représente l'évolution du volume du commerce mondial (indices du Tableau IV). 32 GRAPHIQUE N° 2 CONCENTRATION DU CAPITAL DANS L'ESPACE ! 1870 35 80.85 95 1900 OS • 15 20 25 30 35. 40 45 30 Le trait continu représente la participation des U.S.A. à la production industrielle mondiale; le trait interrompu celle de la Russie, et le trait en croix celle des cinq pays d'Europe occidentale. (Pourcentages de participation selon le Tableau III.) 33 le Les échanges internationaux cependant arrivent, pendant. cette période, à une stagnation quasi absolue; ils marquent des périodes de recul profond (chose inconnue entre 1876- 1913) et ne sont, en 1948, qu'à peine supérieur de 1/5 à ceux de 1913. En 1870, le tiers de la production industrielle mondiale entrait dans le commerce international : en 1913, le cinquième; en 1938, le dixième (17). Aujourd'hui on peut calculer qu'il n'entre dans les échanges internationaux que 1/12 de la production industrielle mondiale. En conclusion, les manifestations extérieures de la déca- dence du capitalisme, qui commence avec la première guerre impérialiste, sont : le ralentissement de l'expansion de la production, l'inégalité de cette expansion dans le temps exprimée par des dépressions profondes et durables, son iné- galité dans l'espace indiquée dans le déclin des vieux pays capitalistes et la concentration de la production mondiale dans deux pays, enfin la stagnation des échanges internatio- naux qui apparaît dans le fait qu'une partie de plus en plus petite de la production mondiale est commercialisée sur le marché mondial. Ces phénomènes sont illustrés par les deux graphiques que nous avons établi. Il nous faut maintenant examiner les facteurs profonds qui sont derrière ces phénomènes. C. La concentration du capital, moteur du développement et de la décadence du capitalisme. On sait, depuis Marx, que la tendance profonde détermi- nant l'évolution de l'économie capitaliste est la concentration du capital. Résultant à la fois de la nécessité inéluctable qui pousse les capitalistes à accumuler et de la suprématie écra- sante de la grande entreprise face à la petite, la concentra- tion est l'expression essentielle de la rationalisation de la vie économique qu'amène le capitalisme, non seulement parce qu'elle est liée à la diminution constante des frais de produc- tion, mais surtout parce qu'elle permet un contrôle et une direction uniques de la production, parce qu'elle permet de diriger et de coordonner le travail de masses croissantes de producteurs et de machines d'après un plan unique et des - (17) « Interim Report », 1.c., p. 17. 34 méthodes simples, générales, les plus rationnelles posum 'sibles (18) Il est évident que le processus de la concentration du: capital, s'il n'est pas interrompu par la révolution proléta- rienne, n'a qu'une limite théorique : la concentration totale du capital, à l'échelle mondiale, sous le contrôle et la direc- tion uniques d'un seul groupe d'exploiteurs. Et puisque dans la société moderne le contrôle et la direction de l'économie implique et entraîne à la fois le contrôle et la direction absoa. lus de l'ensemble des activités sociales, cette concentration totale de l'économie ne peut que s'accompagner nécessai- rement de la fusion du capital et de l'Etat. La lutte à mort permanente entre entreprises, groupes d'exploiteurs, trusts et monopoles, Etats et coalitions d'Etats impérialistes, à tra- vers la faillite, la défaite et l'élimination des plus faibles, ne peut s'arrêter avant de parvenir à la victoire et la domination totale du groupement le plus fort sur l'économie et la société mondiale. Concurrence économique « pacifique » et lutte guer- rière ne sont que des moyens différents à travers lesquels. s'affirme la nécessité d'une concentration universelle du capital, Mais avant de parvenir à cette limite finale, la concentra-. tion des forces productives traverse, aussi bien sur le plan national que sur le plan international, plusieurs étapes suc- sessives : le régime concurrenciel du XIXe siècle, la concentra- tion monopolistique, la concentration étatique plus ou moins achevée. Chacune de ces étapes signifie une transformation profonde des lois sous lesquelles fonctionnent l'économie et la société capitaliste. Ce que nous appelons décadence du: régime capitaliste commence précisément avec la domination (18) Cette rationalisation est évidemment la rationalisation au profit d'une classe expiotteuse : les moyens universels et tout-puissants qu'elle : met en æuvre sont astreints à servir le but limité de la classe dominante, qui est le profit et plus généralement le maintien de sa domination. De cette limitation des buts en vue desquels est promue la rationalisation : résulte en retour une limitation de cette rationalisation elle-même et des mioyeris, mis en uvre. D'abord le capitalisme emploie les moyens les pits rationnels en vue des buts les plus absurdes (et la rationalité de moyens employés pour la réalisation de buts irrationnels 'ne fait que multiplier à l'infini l'absurdité de ces derniers, phénomène qui éclate avec. une force particulière dans la guerre); il limite la rationalité des moyens dès que celle-ci contrecarre la réalisation de ses buts; enfin, il se trouve Levant l'impossibilité d'utiliser pleinement moyen infini qu'est la capacité productive de l'humanité elle-même concentrée dans le proletariat, qui oppose une résistance permanente, irréductible et acharnée à la réali- sation des buts capitalistes. · Toutes ces contradictions insurmontables ne: font qu'accélérer la tendance du capitalisme à concentrer totalement et uni- versellement la direction de la production et de la société dans un cadre unique, en même temps qu'ils prouvent l'échee profond du régime d'exploi- tation incapable, même s'il arrive formellement à une concentration univer- selle, à réaliser une véritable rationalisation de la production et de la vie sociale. се 35, complète des monopoles et s'aggrave au fur et à mesure que l'économie et la société avancent sur la voie de l'étatisation. - Après ces explications préliminaires, il faut voir comment ces deux étapes de la concentration, la monopolisation et l'éta- tisation déterminent les manifestations extérieures de la déca- dence que nous avons décrites. 1. Nous avons vu que pendant la phase décadente du capitalisme les forces productives continuent à se développer. Cela signifie que l'accumulation du capital ne s'arrête pas, c'est-à-dire que les couches dominantes ne consomment pas intégralement la plus-value, mais en réinvestissent une part - pour élargir la production. Le fait que l'accumulation conti- núe pendant la décadence du capitalisme est dû à la conti- nuation et l'exacerbation de la lutte entre groupements et Etats capitalistes; que cette lutte n'ait plus la simple forme de la concurrence économique « pacifique », mais qu'elle prenne des formes extraéconomiques, et en définitive la forme de la guerre, ne crée, de ce point de vue c'est-à-dire du point de vue de la nécessité pour les capitalistes de dévelop- per la production aucune différence. 2. Mais des différences essentielles apparaissent quant au rythme de ce développement de la production. Sous le régime du capitalisme concurrenciel, l'accumulation est une néces- sité universelle pour toutes les entreprises capitalistes, dans toutes les branches et tous les pays. Les capitalistes qui n'in. vestissent pas à un rythme suffisant sont impitoyablement éliminés par les concurrents plus forts. Mais dès que la con- centration du capital dans une branche donnée de l'industrie arrive à la création d'un monopole dominant complètement cette branche, le mobile de cette accumulation s'affaiblit; l'accumulation, lorsqu'elle ne s'arrête pas tout à fait, se ralen- tit considérablement. En effet, si un monopole domine entiè- rement le marché du secteur donné, son profit maximum dépend non plus de la production maximum - et par consé- quent de l'accumulation maximum --- mais au contraire d'une production adaptée autant que possible à la demande de ce marché et même le plus souvent d'une production inférieure à cette demande. Le monopole engendre donc infailliblement une tendance à la stagnation, puisqu'il tend non pas à étendre, mais à restreindre la production. Il s'ensuit que désormais seuls sont possibles, dans ce cas, les investissements qui abaissent le prix du revient sans augmenter le volume de la 36 production. C'est une des raisons pour lesquelles pendant cette période le capitalisme porte beaucoup plus son atten- tion vers la rationalisation interne de la production que vers la multiplication du capital fixe. C'est ce trait profond du capitalisme des monopoles destiné à être généralisé dans le cas de la concentration uni- verselle du capital, qui transformerait définitivement et com- plètement les classes dominantes en couches parasitaires se bornant à consommer le surproduit sans accumuler qui est la base du ralentissement de l'expansion de la production que nous avons constaté empiriquement. 3. Si l'expansion du capitalisme se fait pendant cette . période, comme nous l'avons vu, avec une inégalité de rythme beaucoup plus grande que précédemment, autrement dit si les dépressions économiques sont baucoup plus profondes et durables, cela est dû au fait que le capitalisme se trouve pen- dant cette phase beaucoup plus près de la limite absolue de son développement, qui est la concentration totale; cela signi. fie d'une part que l'accumulation et la concentration du capi. tal ont poussé à un tel point la productivité, que l'économie arrive très rapidement à la surproduction, d'autre part que les secteurs et les pays extracapitalistes, qui dans la période précédante servaient à résorber le déséquilibre du capita- lisme et à faciliter le redémarrage économique après la dépres- sion, deviennent de plus en plus rares dans la mesure où l'en- semble de la vie économique mondiale est intégrée dans le circuit capitaliste. 4. Nous avons vu que l'inégalité, du développement du capitalisme dans l'espace se traduit pratiquement, d'une part, par la « putréfaction », comme disait Lénine, des vieux pays capitalistes, d'autre part par la concentration de la majeure partie de la production mondiale dans deux pays. Nous avons ici un phénomène complètement analogue à la concentration du capital à l'intérieur d'un marché national : les concur- rents plus faibles sont progressivement écrasés par les concur- rents qui disposent d'une masse beaucoup plus grande de .capital. Les raisons concrètes de déclin de l'Europe et du développement extrême des productions américaine et russe ne nous intéressent pas ici : pourquoi la concentration mon- diale s'est effectuée autour du capital américain et russe plu- tôt qu'autour du capital anglais et allemand ce n'est, après tout, qu'un problème secondaire. L'important est que de toute façon l'économie mondiale ne pouvait qu'aboutir à une telle concentration, que cette évolution ne peut pas s'arrêter 37 à l'étape actuelle et que le dernier problème qui est posé maintenant au capital mondial c'est son unification finale autour d'un seul pôle. 5. Le capitalisme naît et se développe dans le marché con- currenciel. La concurrence est le milieu vital de son dévelop- pement. Mais ce développement lui-même amène graduel- lement la suppression de la concurrence et du marché dont il est sorti. Cette suppression du marché et de la concurrence est partielle tout d'abord, lorsque l'économie arrive au stade de la simple monopolisation. Le monopole supprime partiel- lement le marché dans le sens « horizontal »): si toute, la "production des chaussures est entre les mains d'un monopole, il est évident qu'un « marché » de la chaussure subsiste, mais ce marché, d'où la concurrence est absente, n'a plus grand'- chose de commun avec le marché capitaliste classique. Cette suppression est beaucoup plus profonde et va encore plus loin dans le cas du monopole « vertical », c'est-à-dire du mono- pole qui tend à englober toutes les étapes de la production d'un ou plusieurs objets, de la matière première jusqu'au pro- duit fini prêt pour la consommation. Le domaine des échanges se restreint ainsi progressivement, dans la même proportion que se développe la concentration verticale, car une masse croissante de produits et de valeurs ne circulent plus qu'à l'intérieur d'une unité économique. Le volume du commerce décroît donc rapidement par rapport au volume de la produc- tion (19). Ce phénomène se manifeste déjà à l'intérieur de chaque marché national; mais il a une allure encore plus rapide dans les échanges internationaux. En effet, la concentration du capital s'exprime également à l'échelle de chaque économie nationale, qui tend à devenir un ensemble plus ou moins fermé ou autarcique, coiffé par une organisation étatique centrale. Quoique cette étape de l'autarcie nationale soit du point de vue historique profond une étape passagère et pro- visoire, cette autarcie illusoire étant destinée à éclater tôt ou tard, lorsque se réalise la domination mondiale d'un seul pôle (19) Supposons que la fabrication d'un objet, de la matière première au produit fini, comporte du point de vue technicoéconomique, cinq étapes. distinctes, et qu'à la fin de chacune de ces étapes la valeur du produit augmente, par suite de son élaboration plus avancée, conime suit : Etape de fabrication et entreprise correspondante.. A B C D Valeur du produit au bout de l'étape correspondante. 10 2.0 30 40 50 Dans le cas de la production concurrencielle, la valeur totale des tran- sactions ayant trait au produit sera de 150, puisque celui-ci sera vendu par l'entreprise A à l'entreprise B. par celle-ci à l'entreprise C, etc.; dans le cas de la concentration verticale il n'y aura que la vente du produit fini,, c'est-à-dire 50. 38 impérialiste, elle existe aussi longtemps que cette domination ne se réalise pas; elle contribue ainsi puissamment à la dislo- cation du marché capitaliste traditionnel. C'est là encore une expression de la faillite du marché comme mode de liaison des différentes productions, et du besoin d'un autre mode d'intégration de l'économie mondiale, sur laquelle nous revien- drons. Cette régression des échanges constitue un facteur de décadence dans la mesure où la suppression du marché et de la concurrence qui en est la base estompe progressivement les motifs de l'accumulation capitaliste. D. La décadence sur le plan social et politique. La décadence de l'économie capitaliste est évidemment déterminante pour l'ensemble de l'évolution sociale. Par les modifications profondes et incessantes qu'elle impose à la structure de classe de la société, à sa vie politique, aux rap- ports entre les nations et à la culture, elle montre que la société traverse une période de transition pendant laquelle le processus de la barbarie prend de plus en plus corps en elle. 1. La lutte du prolétariat contre l'exploitation est doréna- vant constamment présente et domine l'ensemble des phéno- mènes sociaux. Cette lutte prend toutes les formes, des plus élémentaires aux plus élevées, en passant par des déforma- tions qui la rendent parfois méconnaissable. Elle se mani. feste déjà sous une forme simplement matérielle, mais de plus en plus puissante, comme résistance accrue, quotidienne, que les masses ouvrières opposent à la production et par là même à l'exploitation capitaliste. La crise dans la producti- vité du travail qui en résulte, liée au fait que la production moderne, dans ses plus infimes détails, exige une collabora- tion volontaire de l'ouvrier, ne fait qu'aggraver la crise géné- rale du système et la baisse du taux de profit. Le capitalisme ne peut répondre à cela qu'en augmentant aussi bien l'exploi- tation économique que le contrôle de la force du travail dans la production et hors d'elle. Le prolétariat réagit en défen- dant avec acharnement les moindres parcelles de ses droits et de * conquêtes » passées, qu'elles soient économiques, sociales ou politiques. Il en résulte, aussi longtemps que la dictature illimitée du capital sur la société n'est pas instaurée, une rigidité relative dans les limites de l'exploitation qui ne peut être alourdie à volonté pour le capital, ce qui rend la « démocratie » invivable pour les classes dominantes. Mais le ses 39 prolétariat profite de la moindre rupture de l'équilibre social pour envahir la scène, même lorsque c'est sous des drapeaux qui n'ont rien à voir avec le sien, que ce soit la défense de la « démocratie » (Espagne) ou la lutte « antifasciste » (Résis. tance). Il devient ainsi indispensable pour le capital de s'as- surer d'un contrôle complet, installé de l'intérieur, sur la classe ouvrière. 2. La classe dominante traditionnelle se désagrège en tant que classe. La bourgeoisie basée sur la propriété joue un rôle: de moins en moins important dans l'économie. L'ère des mono-- poles déjà amène le règne de couches qui dominent sur l'éco- nomie, non pas en vertu de leur propriété, mais en vertu du contrôle qu'elles exercent sur la propriété des autres. Mais la concentration du capital n'implique pas seulement le règne d'une oligarchie financière; elle amène l'apparition de nou- velles fonctions et de catégories sociales qui incarnent ces fonctions. Entre la bourgeoisie possédante traditionnelle qui s'écroule irrémédiablement et les capitalistes financiers qui, en manipulant le capital monétaire encaissent des revenus sur une base de parasitisme, surgissent des couches qui gardent la seule fonction « positive » que la classe dominante accom- plissait par le passé : la gestion de l'économie et des forces. productives. Gestionnaires du capital ou de la force de tra- vail, de l'un par l'autre ou des deux à la fois, directeurs, tech- niciens, bureaucrates ouvriers ou bureaucrates économiques. prennent leur importance à la fois par leur rôle économique, par la place que laisse la désagrégation de la bourgeoisie tra- ditionnelle et par le fait que la société doit être quand même: dirigée, surtout pendant sa décadence. Cette bureaucratie joue de toute façon dans la société moderne un rôle énorme et profondément différent de celui de toute bureaucratie passée; elle incarne le capital dans l'ultime phase de son évolution, et dans cette mesure elle est susceptible d'accéder au pouvoir, soit, comme la bureaucratie stalinienne, totalement, en exter- minant les anciennes couches dirigeantes, soit partiellement et en fusionnant avec celles-ci, comme la bureaucratie fasciste d'un côté, travailliste de l'autre. Dans les autres cas, elle reste au service des capitalistes monopolisateurs en attendant son heure et en préparant ses positions (bureaucratie syndicale américaine). 3. L'ensemble de cette évolution rend caduques les formes traditionnelles de vie politique de la société capitaliste, et principalement la « démocratie » parlementaire. Celle-ci perd sa base économique qui était l'euphorie du capitalisme et la 40 concurrence « pacifique » entre une multitude de capitalistes; elle perd également sa base sociale, puisqu'aucune des trois catégories' numériquement importantes de la population ne veut ni ne peut plus l'appuyer : ni le prolétariat surexploité, ni la petite bourgeoisie paupérisée, ni la paysannerie ruinée. Elle devient dorénavant incompatible avec le besoin de plus en plus urgent du capital pour une domination illimitée sur toutes les activités sociales, et cède la place à la dictature bureaucratique ou au fascisme. 4. La nation, qui a été le cadre de la vie sociale pendant la croissance du capitalisme, est brisée de l'extérieur et s'écroule de l'intérieur. La dislocation du marché mondial, basé sur la liaison d'économies nationales dont chacun profi- tait grâce aux échanges avec les autres, amène la dissolution de la société des nations, et le « concert des puissances >> s'achève régulièrement dans la cacophonie stridente des guerres mondiales. La crise de la société d'exploitation amène les classes dominantes à sacrifier leur « indépendance natio- nale >> au maintien de leur domination, qu'elles ne peuvent obtenir que par l'aide d'impérialismes plus forts, et la grande majorité des nations, capitalistes sont vassalisées sur leur propre demande par d'autres plus puissantes. La lutte entre les groupements d'exploiteurs pour la domination mondiale prend une forme ouvertement militaire, et la guerre totale devient le cadre normal de la vie sociale. II. - LA CRISE ET LA CONSOLIDATION DU CAPITALISME APRES LA DEUXIEME GUERRE IMPERIALISTE A.- La crise du capitalisme mondial à l'issue de la deuxième guerre impérialiste, La crise que traversa le système mondial d'exploitation entre 1945 et 1948 ne fut que l'expression particulièrement aiguë des facteurs que nous venons d'examiner. Comme nous le disions dans un autre article (20), « la fin de la deuxième guerre mondiale n'a fait que poser à nouvau et d'une manière beaucoup plus profonde, intense, urgente et impérative, les problèmes qui étaient à son origine ». La guerre avait été |(20) V. l'article « Socialisme ou Barbarie », dans le N° 1 de cette revue, p. 17. 41 provoquée par le besoin d'une concentration totale du capital mondial; or la fin de la guerre n'amena point la solution de ce problème : elle n'a fait que le poser complètement à nu. En 1946, l'économie mondiale se trouve dans une situa- tion chaotique, à laquelle n'échappent que très partiellement les deux grands vainqueurs de la guerre, Amérique et Russie.. Les difficultés de la reconversion et l'arrêt du financement étatique de la production de guerre amènent un recul consi- dérable de la production américaine, qui passe de l'indice 208 en 1944 à l'indice 150 en 1946 (1937 = 100). En Europe la destruction partielle de l'appareil productif, la décompo- „sition du marché intérieur, l'inflation qui atteint des propor- tions rares, les « goulots d'étranglement » créés par la pénu- rie d'énergie, de matières premières et d'équipement posent des obstacles considérables à la reprise d'une activité écono- mique normale. Un déficit commercial énorme face au reste du monde rend l'économie européenne inviable sans l'aide continue de l'impérialisme américain. La production alle- mande est à zéro, ou presque. En Europe Orientale la décom- position économique est encore plus profonde, et elle se complique par la lutte sourde entre la bourgeoisie tradition- nelle et la bureaucratie stalinienne en passe d'accaparer l'ensemble du pouvoir. En Russie, l'économie bureaucratique se débat dans des difficultés considérables car la guerre, en plus des destructions matérielles, lui a légué une désorgani- sation étendue, tant économique que sociale. Dans grande partie du monde colonial soit les résultats directs de la guerre, soit l'effervescence sociale provoquée par celle-ci et favorisée par la décrépitude du capitalisme métropolitain, créent des mouvements centrifuges qui coupent ou affai- blissent énormément les liens de ces pays avec l'économie capitaliste mondiale. Dans tous ces phénomènes il n'y a pas simplement le résultat matériel extérieur de la guerre, il y a l'expression de quelque chose de beaucoup plus profond, qui est la crise du système d'exploitation dans ces deux pôles les plus forts, en Russie et aux U.S.A., et beaucoup plus que la crise, la faillite du capitalisme traditionnel dans l'ensemble de l'Europe. Le fait que l'Europe a été la métropole du capita-, lisme pendant deux siècles, qu'elle reste la troisième région industrielle du monde, la base de tous les empires coloniaux, la principale concentration de population prolétarienne, donne à sa faillite les dimensions d'une crise mondiale. une 42 Ces répercussions sont d'autant plus profondes, que la crise du capitalisme européen s'exprime sur le plan social et politique par la faillite de ses représentants traditionnels (tant des personnes que des institutions), et que le stalinisme s'affirme comme le courant absolument prédominant dans le prolétariat et la petite bourgeoisie paupérisée de la plupart des pays de l'Europe continentale et dans les mouvements coloniaux les plus importants (Chine, Indochine). Par là même, tous ces pays deviennent l'objet d'une lutte couverte d'abord, déclarée ensuite entre l'impérialisme américain et l'impérialisme russe. L'antagonisme entre la Russie et l'Amé. rique, si il garde encore un caractère voilé et indirect, si il semble se placer dans le cadre d'un équilibre des forces pro- visoire, s'affirme déjà comme le trait dominant de la période d'après guerre (21). Pour ces entreprises non solvables et chancelantes que sont les nations capitalistes de l'Europe il ne reste plus qu'une possibilité : s'intégrer à l'un des deux trusts tout-puissants qui dominent le monde. C'est par cette intégration que le système d'exploitation arrive à se maintenir en Europe et parvient une consolidation. Le mode de cette intégration a été pour l'Europe Occidentale le plan Marshall, pour l'Eu- rope orientale (et la Chine) sa conquête par le stalinisme. Ces deux modes étant, pour des facteurs et à des degrés dif- férents, temporaires et passagers dans leurs résultats, la conso- lidation actuelle ne peut être que provisoire. En l'examinant de plus près, nous pourrons voir à la fois ce qu'elle signifie exactement, comment elle fut possible et pourquoi elle est : condamnée irrémédiablement. B. L'étendue exacte de la consolidation actuelle du capi- talisme, 1. Sur le plan économique, la consolidation se manifeste tout d'abord dans la reprise et le développement de la pro- duction. Nous avons déjà indiqué que la production indus- trielle mondiale avait été, en 1948, supérieure de 36 % à celle de 1937. Le tableau V montre l'évolution de la produc- tion industrielle dans les principaux pays au cours des années 1946, 1947 et 1948. (21) L'article « 1948 » dans le No 1 de cette revue donne un aperçu des aspects essentiels de cette période. 43 TABLEAU V Production industrielle des principaux pays en 1946, 1947 et 1948 (22) Indices; 1937 = 100. 1946 1947 1948 1949 (23) 160 (mars) 166 (fév.) 150 147 109 126 159 20 37. (janv.) 83 (janv.! 99 (fév.) 136 (fév.) 1. U.S.A. Canada Inde Mexique Chili Japon II. Autriche Belgique Danemark Finlande France Bizone (26) Grèce (27) Irlande Italie (28) Norvège Pays-Bas Suède Royaume Uni III. D.R.S.S. Bulgarie Tchécoslovaquie Pologne (28) Hongrie (28) IV. Production mondiale 74 101 107 73 34 53 109 165 163 106 131 168 25 51 86 116 120 87 40 67 113 87 115 95 139 98 134 158 170 168 125 (24) 131 (25) 166 33 78 93 129 137 100 60 73 130 95 125 114 144 109 170 185 102 153 107 (janv.) 89 (mars.) 77 (fév.) 100 75. 137 90 109 132 88 (fév.) 145 (fév.) 130 (mars) 148 (fév.) 117 (fév.) 87' 108 (fév.) 161 (déc.) 91 1 121 95 121 106 136 1 Comme on le constate à la lecture de ce tableau, la première catégorie de pays, comprenant les pays d'outre- mer, se situe à des niveaux de production très élevés par rap- port à 1937; la deuxième, comprenant les principaux pays de l'Europe Occidentale, ne recouvre qu'avec beaucoup de peine, en 1948, son niveau de production d'avant-guerre. Enfin, la troisième, comprenant l’U.R.S.S. et les pays bureaucratiques de l'Est européen marque dans l'ensemble une avance nette par rapport à l'avant-guerre. Ces données signifient : a) Que la reconstruction du capital détruit par la guerre est pratiquement achevée; b) Qu'une proportionnalité technico-économique a été tant bien que mal restaurée entre les différents sec- teurs de la production : la production de matières (22) Selon le « Bulletin mensuel de statistique » de l'O.N.U. et l'« Appen- dice statistique » du « Economic survey for Europe in 1948 ». Indice mondial computé par nous comme indiqué précédemment. (23) Dernier mois de 1949 disponible; pour la Pologne, décembre 1948. (24) Moyenne des dix premiers mois. (25) Moyenne des neuf premiers mois. (26) 1936 = 100. (27) 1939 = 100. (28) 1938 100. 44 premières correspond dorénavant aux demandes des industries de transformation, celle de biens d'équi- pement à la demande des industries de biens de con- sommation, il y a suffisamment d'énergie pour l'en- semble de l'industrie; les « goulots d'étranglement » ont éclaté; c) Qu'à l'intérieur de chaque économie nationale le mécanisme du marché fonctionne de nouveau à peu près normalement ; l'inflation démesurée d'après guerre est stoppée, le marché noir quasi disparu; d) Que, par un moyen ou par un autre et fondamen. talement par une surexploitation de la classe ouvrière le capitalisme a pu résoudre le problème des nou- veaux investissements nécessaires pour reprendre et développer sa production. En même temps, une relative reprise du commerce inter-- national se manifeste, telle qu'on peut la constater dans le tableau VI : TABLEAU VI Le commerce mondial de 1928 à 1948 et la participation de l'Europe et des U.S.A. dans les échanges internationaux (29) En millards de dollars.' Milliards de dollars de l'époque 1928 1938 1916 1947 1948 I. EN PRIX COURANTS Exportations (f.o.b.) : Monde Dont U.S.A. Dont Europe Importations (c.i.f.) : • Monde Dont U.S.A. Dont Europe 32,8 5,2 15,6 21,9 3,1 10.7 34,2 10.2 10,4 48,7 15,4 14,9 53,7 12,6 19,6 35,6 1,4 19,6 24,6 2,2 13,9 .38,6 5,7 17,2 53,8 6,5 24,2 60,7 8,0 27,6. Milliards de dollars 1938 1938 1946 1947 1928 1948 II. EN PRIX FIXES Exportations (f.o.b.) : Monde Dont U.S.A. Dont Europe Importations (c.i.f.) : Monde Dont U.S.A. Dont Europe 32,8 5,2 15,6 21,9 3,1 10,7 22,2 6 6 6,8 25,1 7,9 7,7 25,63 6,0 9,3 35,6 24,6 2,2 13,99 25,0 3,7 11.2 27,7 3,4 12,5 26,94 3.8 13,1 19,6 Comme on le voit dans ce tableau, le volume du com-- merce international, tel qu'on le constate en examinant sa: (29) D'après les « International Financial Statistics » du Fonds Moné-. taire International, mars 1949, p. 18-19. Les chiffres pour lė Monde et pour l'Europe ne comprennent pas le commerce de la Russie, qui est d'ailleurs négligeable (environ 1 % du commerce mondial). Les différences entre les totaux mondiaux pour les exportations et ceux des importations viennent 45 valeur en prix fixes, se situe, dès 1946, à son niveau de 1938; ce dernier était en effet un niveau limite, comprenant les produits absolument indispensables, au-dessous duquel il était pratiquement impossible de descendre en temps de « paix ». En revanche, la progression du volume du commerce inter. national, entre 1946 et 1948, est extrêmement faible (+ 14 %), tandis que, comme on l'a vu dans le tableau V, la progres- sion de la production industrielle dans la même période est beacuoup plus forte (+ 30.9%). Si donc un marché international a pu être rétabli, il se présente dès le départ dans une situation de crise, et il n'ar- rive pas à améliorer cette situation. 2. Sur les plans des rapports internationaux de la situa- *tion politique intérieure des pays capitalistes et de la lutte des classes, plans aujourd'hui indissolublement liés, la crise profonde du système mondial d'exploitation connaît un répit provisoire, qui ajourne les guerres civiles et la guerre mondiale. Ce répit a pour cause profonde l'impossibilité pour le prolétariat,, pendant cette période, à s'organiser et à lutter d'une manière autonome, ce qui permet à la bureaucratie stalinienne et au capitalisme occidental de consolider leur domination dans leurs zones respectives. Il se manifeste par : a) L'installation solide au pouvoir de la bureaucratie dans les pays de l'Est européen et la conquête de la Chine par le stalinisme; b) Une survie factice de la « démocratie » capitaliste dans les pays de l'Europe Occidentale; c) Le maintien des luttes ouvrières aux U.S.A. dans des cadres strictement économiques et revendicatifs; d) Le cloisonnement des deux impérialismes géants, russe et américain, dans leurs zones respectives et un modus vivendi international. III. LE NOUVEAU DESEQUILIBRE EN PREPARATION L'histoire de la société capitaliste n'est qu'une succession ininterrompue des phases d'équilibre et de déséquilibre dans du fait que les premières sont données f.o.b. et les seconds c.i.f.; la diffé- rence couvre le frêt et l'assurance, qui représentent entre 10 et 12% de la valeur des marchandises. Les chiffres pour 1946, 1947 et 1948 ont été réduits par nous en dollars 1938 d'après l'indice des prix de gros aux U.S.A. (ib. p. 124-125). Dans la deuxième partie du tableau, les chiffres pour 1928 ne sont pas convertis en dollars 1938. .46 toutes les sphères de la vie sociale : dans l'économie, dans la politique, dans les rapports entre les classes, dans les rap- ports entre les nations. A vrai dire, le capitalisme ne connaît jamais un équilibre profond; son équilibre est toujours ins-- table, car son évolution est profondément irrationnelle. La paix prépare toujours la guerre, l'expansion de la produc- tion prépare la crise, la lutte des classes ne connaît que des répits gros d'explosions toujours plus vastes. Mais dans la mesure où, entre deux phases de crise aiguë, le capitalisme parvenait pour quelques années à des étapes d'expansion quasi régulière, de développement de la production accom- pagné d'un répit relatif dans la lutte des classes et de la « paix » sur le plan international, on pouvait parler de périodes de stabilisation relative du système d'exploitation. Nous nous sommes systématiquement refusés d'appeler la période actuelle, période de « stabilisation relative » du capi- talisme mondial. Nous avons employé le terme de « consoli- dation temporaire » pour bien marquer la différence que nous voulons établir entre la situation d'aujourd'hui et d'autres phases d'équilibre relatif, comme celle de 1923-1929. En effet, nous considérons que la stabilisation de 1923-1929 fut la dernière stabilisation, au sens traditionnel de ce terme, du régime capitaliste. Pour la dernière fois, alors, ont existé les conditions d'une telle stabilisation que le développement du capitalisme a détruites et qu'il ne reproduira jamais.. Entre 1923 et 1929, une proportionnalité existait entre les productions des différentes nations capitalistes, la division traditionnelle du travail entre celles-ci persistait encore; sur cette base, un marché mondial pouvait fonctionner norma- lement, et un équilibre passager des forces entre les Etats- impérialistes était la base de la « paix ». La grande crise de 1929, dont le capitalisme n'est sorti que pour entrer dans la guerre, a détruit définitivement ces conditions. La faillite du capitalisme européen s'est brus.. quement révélée, et la division internationale du travail s'est disloquée. En conséquence, le marché mondial est entré dans une phase de décomposition croissante. La surproduction n'a jamais pu être résorbée; jusqu'à la guerre, le chômage est resté énorme dans les grands pays. capitalistes (30), et la reprise de la production pendant deux ou trois ans, entre (30) En 1939, il y avait 175.000 chômeurs en Belgique, 900.000 au Canada 380.000 en France, 235.000 en Hollande, 350.000 en Pologne, 1.350.000 en Angleterre et 9.500.000 Etats-Unis (O.N.U., Bull. Mens. de Statist., mai 19:19). aux 47 1935 et 1937, a suffi pour provoquer une nouvelle crise en 1938. Il a fallu la guerre, sa préparation d'abord, sa conduite et ses conséquences de destruction massive et de pénurie accumulée ensuite, pour que la production capitaliste con- naisse un nouvel et puissant essor. Mais sa potentialité pro- ductive est telle, qu'à peine trois ans après la fin de la guerre elle entre de nouveau dans la zone de la surproduction. D'autre part, comme on l'a vu, la guerre n'a fait qu'aggraver le déséquilibre et l'inégalité entre l'Europe et l'Amérique. L'écart entre la production et sa partie commercialisée n'a fait qu'augmenter; le marché mondial n'a été restauré que d'une manière artificielle, une grande partie des échanges internationaux étant financée par l'impérialisme américain. Si ce financement cessait, le commerce mondial connaîtrait une régression catastrophique. Tous ces facteurs, en même temps que le caractère parti- ·culier de la « paix » actuelle, interdisent de considérer l'équi- libre d'aujourd'hui comme une < stabilisation relative »). Il s'agit seulement d'une phase de consolidation temporaire, consolidation dont il nous faut maintenant analyser les bases et les perspectives. Si l'on pose le problème sur sa véritable base, on doit se demander : est-ce que le monde capitaliste a résolu les pro- blèmes fondamentaux qui avaient provoqué la deuxième guerre impérialiste et que celle-ci non seulement n'avait pas résolus, mais avait au contraire aggravés ? La réponse à cette -question implique l'examen de deux problèmes : 1° Est-ce qu'un équilibre économique a pu être rétabli sur le plan international avec une nouvelle division interna- tionale du travail ? 2º Est-ce qu'un équilibre a été rétabli entre la produc- tion et la consommation ? Autrement dit : est-ce que le pro- blème Europe Amérique a été réglé ? Est-ce que le problème de la surproduction a été résolu ? Quoique ces deux questions soient profondément connexes, nous les aborderons d'abord distinctement pour essayer d'en faire la synthèse ensuite. A. Europe et Amérique. Le plan Marshall et le marché mondial. 1. Nous avons déjà vu que si une amélioration relative dans la situation économique du capitalisme européen a eu .48 lieu entre 1946 et 1948, la disproportionalité énorme entre l'Europe et les U.S.A., existant déjà en 1929 et terriblement aggravée par la guerre, n'a nullement diminué. Au point de yue de la production, d'abord : l'Europe regagne péniblement son niveau d'avant-guerre, au moment où la production des U.S.A. le dépasse de 70 %; la production industrielle améri. caine est deux fois plus forte que celle des cinq principaux pays de l'Europe réunis. Le tableau VII montre le rapport entre la production industrielle des U.S.A. et celle de l'en- semble de l'Europe, sauf la Russie, en 1938, 1947 et 1948. TABLEAU VII (31) Production américaine et production européenne Production européenne sauf la Russie 100. Avant guerre 1947 1948 151 133 116 78 339 98 122 162 170 Ensemble de la production industrielle :: Production de charbon Consommation de pétrole Production d'énergie électrique Consommation totale d'énergie Extraction de minerai de fer Production de fonte Production d'acier brut Métallurgie et industries mécaniques Industries chimiques Textiles 111 2:07 101 162 (160) ? 200 157 171 179 116 92 21? 19 En ce qui concerne la productivité, la différence est encore plus grande. En 1938, la valeur nette produite par personne employée dans l'industrie était presque de trois fois plus grande aux U.S.A. qu'en Europe (1.730 dollars contre 645) et de plus de trois fois plus grande dans l'agriculture (580 dol- lars contre 175) (32). Depuis, la productivité en Europe a à peine retrouvé son niveau d'avant-guerre, cependant qu'aux U.S.A. elle augmentait encore de 15 % dans l'industrie et de bien davantage dans l'agriculture. La signification de ces données est claire. Avec un tel rapport de forces contre lui, jamais le capitalisme européen ne pourra participer d'une manière indépendante au marché mondial. L'autonomie relative des grandes nations impéria- listes, l'ère pendant laquelle l'intégration indispensable des différentes économies nationales dans un ensemble plus vaste se faisait par des échanges relativement équilibrés, est à (31) D'après l’Appendice Statistique de l'Economic Survey of Europe in 1948 de l'O.N.U., p. 14. (32) Appendice Statistique, ib., p. 104. 49 23 jamais révolue. Elle disparaît, parce que sa base matérielle nécessaire, qui est une certaine proportionnalité dans la puis- sance économique des principaux impérialismes, a disparu irrémédiablement. Cette constatation devient encore plus claire, lorsque on pense que la restauration actuelle de l'éco- nomie européenne n'est pas le résultat des efforts propres du capitalisme européen efforts dont il était matériellement incapable – mais de la transfusion de substance économique des Etats-Unis vers l'Europe hourgeoise par le canal du plan Marshall, Sans celui-ci, la bourgeoisie européenne se serait déjà écroulée. Il est donc nécessaire de nous arrêter ici, pour examiner de plus près le plan Marshall et les perspectives de l'économie du capitalisme européen. Cet examen particulier est indispensable pour plusieurs raisons : d'abord, l'Europe est la troisième région industrielle du monde en importance. Ensuite, elle est la région où il y a la plus forte concentration prolétarienne dans le monde. En troisième lieu, c'est dans les pays européens que le régime d'exploitation est toujours objectivement le plus fragile. A cause précisément de cette fragilité, l'économie européenne reste un endroit décisif de l'équilibre du capitalisme mon- dial. Enfin, elle reste le terrain de lutte principal entre les deux blocs. 2. Tout le monde sait, depuis deux ans au moins, que les problèmes économiques du capitalisme européen se résument dans ce phénomène : le déficit permanent de la balance des paiements de l'Europe Occidentale avec le reste du monde. Avant la deuxième guerre impérialiste déjà la balance com- merciale de l'Europe était déficitaire; mais ce trou était com- blé par d'autres revenus, venant du tourisme, de la marine marchande et avant tout des revenus des capitaux européens placés à l'étranger. Par suite de la guerre ces sources se sont taries; surtout, les capitaux placés à l'étranger ont été liquidés pour financer soit la guerre elle-même, soit les importations des premières années d'après-guerre. Par-dessus le marché, tandis que les besoins d'importation avaient augmenté par rapport à l'avant-guerre à cause de la chute de la produc- tion en Europe elle-même et des besoins de remplacement du capital usé --- les exportations européennes se trouvèrent fata- lement diminuées de beaucoup : d'abord il n'y avait pas de quoi exporter; ensuite ce qu'il y avait à exporter coûtait trop cher pour les acheteurs (les prix de revient en Europe ayant 50 augmenté à cause à la fois de l'inflation et de la détérioration de l'appareil produetif); enfin, les marchés vers lesquels l'Eu- rope exportait avant-guerre étaient pris soit par les exporta- tions américaines, soit par l'industrialisation, au cours de la guerre, des pays d'outre-mer. Ainsi, en 1946, tandis que les importations de l'Europe venant de pays non européens repré- sentaient déjà 92 % de leur niveau de 1938, les exportations vers ces pays n'en représentaient que 62 %; en 1947, les importations montaient à 114 %, cependant que les exporta- . tions restaient à 81 %. Le déficit commercial européen était, en 1946, de 5.200 millions de dollars; en 1947, il montait à 7.300 millions de dollars. Ce déficit était encore aggravé par le fait que le capitalisme européen non seulement ne tirait plus de revenus « invisibles » de l'étranger, mais était obligé d'en payer lui-même (essentiellement pour les frêts de trans- port). Le défieit total des pays européens (déficit commercial et « invisibles ») pour 1946 et 1947 s'est élevé à 13.300 mil lions de dollars. Le paiement de ce défieit n'a été possible que par la liquidation définitive de la plupart des capitaux européens à l'étranger, des avoirs en or et devises des pays européens et les prêts accordés par l'impérialisme américain. Le principal bénéficiaire de cette évolution était éviden- ment l'impérialisme américain; en 1947, le déficit du com- merce européen avec les pays d'outre-mer était représenté pour 70 % par le déficit avec les Etats-Unis. Ceux-ci accroîs. saient énormément leurs exportations par rapport à l'avant- guerre et réalisaient un excédant de leur balance commerciale égal à 4.500 millions de dollars en 1946 et à 8.800 millions de dollars en 1947. Ce que le capitalisme européen perdait était gagné par le capitalisme yankee. Mais en poussant ainsi le capitalisme européen à la faillite complète, Wall-Street travaillait en fait pour Moscou. Les événements de l'année 1947, où l'économie européenne se trouva au bord de l'abîme et où les événements sociaux et politiques démontrèrent que l'on ne peut pas per- mettre la faillite d'un continent comme on pouvait le faire pour une entreprise concurrente, les nécessités de la lutte contre la Russie et la certitude supplémentaire de posséder dorénavant des moyens de pression suffisamment efficaces pour aboutir à la mise au pas des bourgeoisies européennes, poussèrent le gouvernement américain à l'adoption dų plan Marshall. Le fonctionnement de celui-ci est simple : le gou- vernement américain octroie aux gouvernements européens * des dollars, avec lesquels ceux-ci peuvent acheter aux Etats- : 51 Unis ou (plus rarement) à d'autres pays les marchandises dont ils ont besoin. Un certain nombre de points essentiels sont à souligner tout de suite : 1° Le plan Marshall est un fait économique nouveau dans l'histoire du capitalisme. Il est nouveau (relativement) en ceci, qu'il n'a aucune rentabilité économique directe et immé- diate pour le capitalisme américain; les achats faits par l'Eu- rope aux Etats-Unis au titre du plan Marshall sont payés par le gouvernement américain, donc par l'économie américaine elle-même; une petite partie de ces sommes consiste en des prêts, la plupart sont des « dons ». Sa rentabilité est indi- recte, et ceci dans deux sens. Dans le sens économique, d'abord (qui est le moins important), l'existence et le fonctionnement d'une économie européenne est utile, sinon indispensable, à l'économie du capitalisme américain. Mais il est surtout ren- table dans un sens politico-militaire : le « sacrifice », en fin de compte négligeable, de 4 ou 5 milliards de dollars par an (2 % du revenu national des Etats-Unis) est substantiellement inférieur à la perte que signifierait pour les U.S.A. le renver- sement de la bourgeoisie européenne. Il suffit de penser à l'énorme augmentation des dépenses militaires que rendrait immédiatement nécessaires pour les impérialistes yankees un tel renversement. 2° Mais le plan Marshall est surtout nouveau sous un autre aspect : il indique le degré de concentration -- et par là même de contrôle conscient — auquel est parvenu le capi- talisme. C'est la première fois dans l'histoire où un gouver- nement impérialiste en temps de paix se trouve amené à faire une prévision et par la suite un plan d'action économique s'étalant sur plusieurs années, et en se plaçant non plus à « son » point de vue national, mais au point de vue de l'en- semble du capitalisme occidental. Il est superflu d'ajouter que ce plan -- comme tout plan dans une pociété d'exploi- tation ne sert que les intérêts du capitalisme et que, en plus, aussi bien les buts qu'il se propose sont irréalisables que les moyens qu'il utilise sont inadéquats, comme on le verra par la suite. 3° Enfin, d'un point de vue plus général encore, la carac- téristique la plus importante du plan Marshall c'est qu'il rend manifeste la décomposition du marché mondial tradi- tionnel et qu'il essaie de restaurer un nouveau mécanisme d'échanges internationaux qui est par définition insuffisant et provisoire. Effectivement, comme on l'a vu, le fonction- nement du marché capitaliste mondial avait abouti à la 1 52 faillite des pays capitalistes occidentaux, qui normalement devait les éliminer de ce marché. Dans le cadre de l'économie nationale privée, lorsqu'une entreprise arrive à un déficit permanent, elle est obligée soit de fermer, soit de se laisser annexer par le concurrent vainqueur. Aucune de ces deux solutions n'était réalisable pour l'Europe en 1947 en fonc- tion de la conjoncture internationale existante. Il a donc falļu restaurer une sorte de marché mondial artificiel, dont le fonctionnement n'est désormais possible que parce que les Etats-Unis le financent. On verra tout de suite qu'il ne peut s'agir là que d'un expedient provisoire. L' « objectif » supposé du plan Marshall était d'arriver, en quatre ans (c'est-à-dire pour 1952-53), à un équilibre de l'économie européenne avec le monde extérieur, autrement dit à ce que l'Europe gagne, par l'exportation de ses pro- duits et de ses services autant qu'il lui faut pour importer oe dont elle a besoin. Le moyen pour cela était de restaurer la production européenne en la faisant dépasser de beaucoup son niveau d'avant-guerre, afin de pouvoir à la fois réduire les importations européennes et augmenter les exporta- tions (33). On a supposé ainsi qu'on arriverait à réduire le déficit de l'Europe à 800 millions de dollars pour 1952-53; d'ici là, l'aide Marshall comblerait le déficit courant. En partant de ces hypothèses, les dix-neuf pays européens participant au plan Marshall ont couché sur le papier des plans de développement de la production, en « calculant » les besoins et les ressources de leurs économies, en fixant des rythmes de progression aux différentes branches et en définis- sant les sommes nécessaires à l'achat de l'équipement amé. ricain indispensable pour le développement projeté de la production, de telle manière qu'un équilibre puisse être réa- lisé en 1952-53. De l'addition de ces dix-neuf plans nationaux a résulté un « plan de relèvement européen »). Toute cette soi-disante planification a une valeur égale à son poids en papier, et dès aujourd'hui n'est pas prise au sérieux par ses propres auteurs. De l'aveu même des diri. geants américains et européens du plan Marshall, le déficit de l'Europe, en 1952-53, sera, dans le cas le plus favorable, (33) Si l'économie européenne revenait simplement à son niveau d'avant guerre, elle resterait grevée d'un déficit considérable, u'elle couvrait autre- fois par ses revenus « invisibles » (revenus de capitaux placés à l'étran- ger, etc.), revenus qui n'existent plus maintenant. L'aggravation qui résulte de leur disparition pour la situation du capitalisme européen est de l'ordre de 2 ou 3.000 millions de dollars par an. (Etude sur la situation de l'Europe, O.N.U., 1948, p. 15.) 53 au moins de 3.000 millions de dollars, c'est-à-dire tel qu'il sera impossible pour le capitalisme européen de se débar- tasser de l'aide américaine. Il est nécessaire de voir rapi. dement les raisons les plus importantes de cet échec certain. 1° Déjà à l'échelle de chaque économie nationale, l'Etat ne peut pas imposer la « planification » qu'il propose. C'est un fait que son rôle économique a énormément grandi, qu'il contrôle le commerce extérieur dans la plupart des pays et. que la faillite du capitalisme national l'a obligé de prendre en mains la plus grande partie de l'activité des investis. sements (34). Mais ceci ne signifie pas encore qu'il peut, à Pétape actuelle, déterminer positivement le volume global, ou l'orientation par secteurs de ces invstissements; il ne peut non plus déterminer ni le niveau des prix, ni les niveaux de production et de consommation, sauf en ce qui concerne les masses exploitées. 2° L'ensemble de ces plans ne constitue nullement un « plan européen ». Non seulement ils ne forment pas un tout organique, mais il leur manque même une coordination élé- mentaire. Des contradictions criantes les opposent l'un à l'autre. Aucune « division du travail à l'échelle européenne » n'en résulte; chaque pays capitaliste essaie de réaliser une économie autarcique pour la date fatidique de 1952-53. La preuve empirique en est donnée par le recul énorme du commerce intra-européen -- qui ne fait qu'accentuer la dépen- dance de chaque capitalisme européen par rapport aux U.S.A. (35). Une telle division du travail ne pourrait être restaurée que de deux manières : la première serait le réta- blissement d'un marché international libre, d'une concur- rence sans restrictions, de monnaies nationales. liées à l'or, fortes et librement convertibles entre elles. Il est inutile même de parler d'une telle hypothèse : le capitalisme ne peut pas revenir cinquante ans en arrière; le voudrzit-il, d'ailleurs, que ce retour signifierait son arrêt de mort, "car la produc- tion américaine envahirait immédiatement le marché euro- péen en étouffant les entreprises locales. L'autre moyen serait (34) Les investissements nets de l'Etat représentaient, en 1947, les deux tiers des investissements totaux en Belgique; 40 % en Italie; plus de la moitié en France; un quart ou Royaume Uni. (35) En 1947, le commerce intra-européen ne représentait que 65 % de son volume d'avant-guerre. Selon les plans, en 1952-53, il n'aura fait que rattraper son niveau de 1938, anormalement bas. . Soulignons, en passant, par un exemple frappant, l'incohérence de ces plans » : les pays Marshall comptent exporter les uns vers les autres, en 1952-53, environ 500 millions de dollars de plus que ces mêmes pays ne comptent, à la même date, importer les uns des autres ! C 54 une < planification » capitaliste, imposant, en même temps qu'une t.sploitation accrue du prolétariat, une direction com- mune de la production capitaliste eri Europe Occidentale, et, pour commencer, au moins une coordination élémentaire des investissements. Ni cette coordination, ni l'organisme qui pour- rait l'imposer n'existent et ne peuvent exister actuellement. L'organisation européenne du plan Marshall est un assem- blage bâtard, dans lequel le cadavre de la diplomatie inter- nationale traditionnelle pèse beaucoup plus lourd que l'em- bryon d'un nouvelle bureaucratie intercapitaliste. 3º Enfin, tous ces programmes se basent sur une série d'hypothèses expresses qui ne sont rien moins que fondées dans la réalité; il suffit d'en énoncer les quatre plus impor- tantes pour s'en persuader : a) Amélioration de la situation politique internationale; bo! « Niveau élevé de l'emploi dans le monde et parti- culièrement aux Etats-Unis », c'est-à-dire absence de crise de surproduction; c) Niveau élevé de commerce mondial; d) Aide américaine à une échelle suffisante (36). On voit tout de suite que chacune de ces hypothèses est vitale pour le capitalisme européen et qu'aucune n'a de chances de se réaliser. L'évolution de la situation politique internationale est telle que d'un côté les pays capitalistes européens consacrent une part croissante de leurs budgets au réarmement et une part décroissante aux investissements, d'un autre côté il semble exclu qu'ils puissent reprendre des échanges suffisants avec l'Europe orientale, qui devait, d'après les programmes, servir de débouché important à leur production industrielle. La crise de surproduction américaine, si elle n'est pas encore là, a commencé par ses, signes avant coureurs à peser de telle manière sur la situation économique mondiale que déjà les exportations européennes vers les Etats- Unis connaissent un recul (37). Le commerce mondial reste stagnant, à des niveaux très voisins de ceux de 1938; cepen- dant les prévisions des pays Marshall impliquent, pour 1952- 1953, un commerce mondial de 75 % supérieur à ses niveaux actuels. Un tel développement dans un temps analogue fut inconnu même aux plus beaux jours du capitalisme florissant. (36) « Interim Report » de l'0.E.C.E., p. 11-12. (37) Pendant les quatre premiers mois de 1949, les exportations bri- tanniques vers les U.S.A. ont été de 14 % inférieures à celles du dernier trimestre 1949 (presse anglaise du 8 juin 1949). 55 Enfin, l'aide américaine est constamment inférieure aux pré- visions et aux demandes des pays Marshall. Les « objectifs » apparents du plan Marshall sont donc complètement utopiques : le capitalisme européen ne peut plus arriver à la « viabilité » sur une base même très rela- tivement autonome; il ne peut vivre que par l' « aide » cons- tante de l'impérialisme américain. Mais c'est précisément à cause du caractère utopique de ses objectifs que le plan Marshall restera nécessaire en permanence jusqu'à la troi- sième guerre mondiale. Jusqu'alors en effet les U.S.A. ne pouvant pas laisser le capitalisme européen s'écrouler, seront obligés de financer les importations de celui-ci. Cette « permanence » du plan Marshall jusqu'à la guerre n'aura pas comme simple résultat l'affermissement de la domi- nation américaine sur la politique européenne; plus profon- dément, elle entraîne déjà le processus de transformation de l'économie européenne en économie complémentaire de celle des U.S.A. B. - La sur production et la crise américaine. On sait que le fonctionnement normal de la production capitaliste se déroule à travers des phases cycliques d'expan- sion et de dépression de l'économie se succédant réguliè- rement. Cette succession ne se fait pas par des transitions insensibles, mais par des crises catastrophiques, qui marquent à chaque fois la fin de la période d'expansion et le début de la période de dépression et qui se concrétisent dans les chutes brutales de prix, la baisse extrême des profits, la fail. lite d'une série d'entreprises capitalistes, la restriction de la production et le chômage pour des millions de travailleurs. Le moteur profond de ces crises, et plus généralement du mouvement cyclique de l'économie capitalistel n'est pas sim- plement l'anarchie de la production, mais essentiellement la contradiction qui existe entre la production, qui se développe au-delà de toute mesure, et la consommation des masses labo- rieuses, formant la grande majorité des consommateurs, qui reste stable ou n'évolue que très lentement. En définitive, cette contradiction est la contradiction même contenue dans la notion de l'exploitation capitaliste : pour réaliser le maxi- mum de profit, le capitalisme est obligé à la fois de pousser au maximum la production et de réduire au minimum le revenu réel des travailleurs; cela signifie qu'un moment vient 56 où le surcroît d'objets de consommation ne trouve plus d'acheteurs sur le marché, puisque les revenus des travail- leurs ne leur permettent d'acheter qu'une petite partie de ce qu'ils ont produit. 1. Il est évident que pendant la première période du capitalisme, lorsqu'une concurrence intense et aveugle pré- domine dans toutes les branches de la production, cette cause profonde des crises se complique et agit encore plus for- tement à travers l'anarchie de la production; la production d'un secteur donné peut très facilement entrer en divergence avec la demande payante qui existe pour le produit donné, simplement parce que cette production est le fait d'une mul- titude de capitalistes indépendants, dont chacun se soucie uniquement de réaliser le maximum de profit en poussant le plus possible sa production, sans se soucier au départ ni de ce que font les autres capitalistes ni de ce qui se passe sur le marché. Cet aspect de l'anarchie capitaliste disparaît avec la domi. nation des monopoles. Dans la mesure où un monopole domine un secteur donné de la production, il règle sa produc- tion non seulement d'après la demande escomptée, mais même en-deça de cette demande. Dans ce sens, il est juste de dire, comme le faisait déjà Engels en 1890, que nous n'avons plus à faire à un capitalisme anarchique, mais à un capitalisme planifié. Mais comme l'expérience l'a constamment montré, cette « planification » de la production par les monopoles est tota- lement incapable de supprimer les crises et les mouvements cycliques de l'économie capitaliste. Ceci ne tient pas seu- lement au fait que la monopolisation n'est jamais parfaite à ce stade; jusqu'à aujourd'hui, la production agricole presque dans son ensemble et plusieurs secteurs de la production d'ob. jets de consommation, restant encore sous l'emprise de la production cond ncurrencielle, et la concurrence entre mono- poles du même secteur persistant très souvent sur le plan international suffiraient encore pour créer des écarts impor: tants entre la production et la demande payante de biens de consommation, des écarts capables de créer et de généraliser la surproduction. Mais on peut dire que ces phénomènes sont transitoires, dans le sens qu'une monopolisation plus poussée, intégrale, les supprimerait. Ce, par contre, que la monopolisation comme telle ne peut pas supprimer sont les contradictions qui résultent : 57 1° De la non coordination de la production des différents secteurs monopolisés dans leurs rapports réciproques; 2° De la persistance d'un marché et par conséquent du prix comme moyen indispensable pour réaliser le profit sous sa forme universelle, c'est-à-dire sous la forme argent. Ces contradictions s'expriment dans le cadre de la contra- diction fondamentale dont nous avons parlé plus haut, qui se trouve dans la tendance du capitalisme d'accroître au maximum ses profits à la fois par le maximum de production et par le maximum d'exploitation. Quelques mots sur ces facteurs sont nécessaires avant d'aller plus loin. La réglementation de la production par les monopoles, en tenant compte du marché du produit donné, se limite pour chaque monopole à la sphère de la production que celui-ci domine. Elle n'embrasse jamais l'ensemble de la production, car le monopole universel – c'est-à-dire l'appropriation totale du capital social par un seul groupe capitaliste ou par l'Etat n'est pas encore réalisé. Dans ce sens, la production de chaque monopole, aussi réglementée soit-elle, interfère avec celle des autres monopoles, soit parce que leurs produits sont connexes, soit, d'une manière plus générale, parce qu'ils doivent tous réaliser leur profit sur le même gâteau, qui est la demande payante totale de la société. Dans la mesure où la concentration des forces productives augmente énormément l'interdépendance des productions dans les différents secteurs de l'économie, et où les monopoles dépendent les uns des autres pour la vente de leur produit ou pour leur approvi- sionnement en matières premières, produits semi-finis, équi- pement, etc., ce manque de coordination générale se fait eruellement sentir dans les moments de crise. Pour les monopoles, la forme du profit reste encore indé- pendante de la plus-value : autrement dit, il ne suffit pas que le monopole exploite ses ouvriers pour qu'il gagne quel- que chose. Il faut encore réaliser la plus-value ainsi extraite par la vente du produit. Les capitalistes mbnopoleurs n'uti- ·lisent ni ne consomment en nature le surproduit qu'ils ont acquis par l'exploitation des ouvriers; ce surproduit ne devient pour eux profit que, lorsqu'ils ont vendu leur pro- duction, et la plus-value a pris la forme d'argent. Ceci signi- fie que les monopoles dépendent encore du marché, et par conséquent aussi des mouvements des prix qui ne sont que partiellement soumis à leur contrôle. Qu'une baisse congi- dérable dans les prix intervienne, par exemple, et le mono- 58 pole ne pourra plus réaliser sa plus-value en vendant son produit. Les ouvriers ont été exploités tant et plus, mais cette exploitation n'a pas servi à grand chose aux capitalistes monopoleurs, qui n'ont pas pu réaliser de profits. Enfin, le règne des monopoles non seulement ne supprime pas, mais aggrave extrêmement l'importance de ce facteur profond des crises qui se trouve dans l'existence même de l'exo ploitation. Augmenter les profits, cela signifie autant que possible limiter les revenus réels des travailleurs, mais aussi par la même rendre impossible l'écoulement de la production. Il est évident que tous ces facteurs poussent le capitalisme des monopoles vers la concentration totale, qui dans les cort- ditions contemporaines ne peut prendre que la forme de l'étatisation. Aussi bien la nécessité de « planifier » et de coordonner entre elles les productions des différents mono- poles, que de supprimer le marché comme facteur indépen- dant de la vie économique et de limiter le surproduit à la part consommable en nature par la classe exploiteuse rendent inéluctable, si la révolution prolétarienne n'intex vient pas, une, concentration intégrale de la production dont l'étatisation russe indique la voie et le modèle (38). Cependant, à l'époque actuelle, le capitalisme occidental n'est plus simplement un capitalisme des monopoles; l'inter vention de l'Etat dans l'économie, le rôle du pouvoir gouver (38) Dans ce cas la crise, sous sa forme classique, devient impossibl: Si l'incohérence de la production entre les différentes branches provoque excès de production, partiel ou général, des déséquilibres importante et des pertes considérables peuvent en résulter, mais non pas une « crise ». puisqu'en principe la bureaucratie peut stocker indéfiniment le surprodun ou en consommer en nature la partie consommable deux solutions pár détinition impossibles pour le capitalisme des monopoles. Le marché n'exis- tant plus, et le prix n'ayant plus aucune fonction indépendante, l'écou- lement de la production ne crée plus de problèmes. D'autre part, la rédur- tion du revenu réel des travailleurs ne prend plus la forme d'une réduc- tion simplement de leur revenu monétaire, indépendante de la production de biens de consommation qui continue à se développer, mais est déjà inscrite d'avance dans la production, la « planification » prévoyant dès le départ une production réduite de biens de consommation. Celle-ci peut d'ailleurs très bien accompagner d'une augmentation des revenus' mone- taires des ouvriers, qui évidemment ne trouveront pas à acheter les biens correspondants. C'est ce qui fait que dans ce cas nous avons non pas une surproduction. mais une sous-production chronique de biens de consom- mation comme le démontre l'observation de l'économie russe. La con- tradiction fondamentale de l'économie d'exploitation est ainsi réduite, dans le cas du capitalisme d'Etat, a son expression la plus simple à la fois et la plus profonde : la contradiction existant entre les exigences de la produc- tion maximum et de l'exploitation maximum (c'est-à-dire de la consomma- tion et en définitive du développement humairy minimum pour le travail- leur),' dont le résultat est la crise terrible de la productivité du travail, telle qu'elle éclate quotidiennement dans la production russe. .Cette crise de la productivité, combinée caractère totalement parasitaire de la bureaucratie dominante, qui dès que sa domination ne serait plus menacée se bornerait à consommer en nature le surproduit sans avoir besoin d'ac- cumuler détermineraient la stagnation complète de l'économie du capita- lisme d'Etat s'il se réalisait à l'échelle universelle. au nemental comme instance centrale de coordination des inté- rêts économiques des classes dominantes ont énormément grandi et ne cessent de croître. Et l'on sait également qu'un des domaines principaux sur lequel se concentrent les efforts de réglementation de l'économie par l'Etat capitaliste est celui des crises. Dans quelle mesure le dirigisme étatique peut-il débarrasser la production capitaliste des crises de sur- production ? La grande majorité des moyens par lesquels l'Etat capi- taliste et les théoriciens du dirigisme étatique veulent sur- monter les crises ne sont que des palliatifs temporaires. Ces moyens qu'il s'agisse de la protection des prix agricoles ou des allocations de chômage veulent résorber la sur. production de biens de consommation en « créant un pou- voir d'achat supplémentaire », « au profit » des agriculteurs ou des chômeurs industriels. Mais ce « pouvoir d'achat sup- plémentaire » n'est pas créé de rien : l'Etat ne fait que redis- tribuer, de cette manière, des revenus déjà existants et déjà destinés à la consommation (39). La chose est relativement différente dans la politique des « grands travaux ». Elle est différente, non pas parce que des nouvelles sources de pouvoir d'achat sont créés : les capi- talistes ne sont nullement disposés à réduire leur part dans le revenu national, et les chômeurs embauchés ne font que partager avec les autres travailleurs la partie du revenu social allouée à la classe ouvrière; les salaires ainsi payés aux chô- meurs sont, en définitive, par un moyen ou un autre, enlevés aux autres ouvriers. Mais les « grands travaux » permettent de donner une autre forme à cette partie du surproduit qui ne pouvait pas s'écouler; après l'absorption des stocks des objets consommables, le surproduit s'accumule sous une forme de « biens » de nature différente, qu'il s'agisse de centrales hydroélectriques ou d'armements. Mais la question du choix entre la construction de cen- (39) Ceci est évident dans la mesure où les reven's << distribués » ainsi proviennent de la taxation, c'est-à-dire de prélèvements sur le revenu con- sommable d'autres catégories sociales; même lorsque la matière imposable est constituée par des revenus capitalistes. ce n'est pas la partie de ces. revenus destinés à l'accumulation, mais celle destinée à la consommation qui est touchée (ceci d'autant plus que pendant la dépression l'accumulation n'existe pratiquement pas). La même chose est vraie dans les allocations de chômage payées par des Caisses de sécurité : qu'ils aient été collectés dans le passé ou qu'ils soient collectés dans le présent, les fonds de ces Caisses ont été prélevés sur les revenus destinés à la consommation; il s'agit donc encore là d'une redistribution de pouvoir d'achat déjà existant. La chose serait relativement différente si la source de ce « pouvoir d'achat supplémentaire » était l'emprunt; mais il s'agit là d'un cas rare, qui ne présente qu’un intérêt théorique. 60 trales et la production d'armements n'est nullement une ques- tion indifférente ou secondaire pour le capitalisme. La première apparaît et est en effet du point de vue capi. taliste une absurdité, car dans une société qui souffre cruellement de la surproduction, accumuler encore des biens n'a 'a pas de sens. Le contraire est vrai pour la production d'armements, dans laquelle le capitalisme trouve un exutoire parfaitement rationnel de son point de vue, puisqu'il a pour lui une valeur d'usage quasi immédiate et directe, et puisqu'à travers l'utilisation de ces armements le capitalisme espère dépasser ses problèmes en élargissant le champ de sa domi- nation. Peu nous importe donc, en définitive, si la production d'ar- mements vient après la surproduction pour la « résorber » - comme ce fut le cas pour les Etats impérialistes entre 1933 et 1939 et comme ce sera encore une fois le cas des Etats- Unis lors de la prochaine crise de surproduction -- ou si elle absorbe dès le début une telle part de la production, que la surproduction de biens de consommation devienne impos- sible comme c'est constamment le cas de la Russie. Ce qui est essentiel, d'un point de vue final, c'est que la guerre - et, dans les conditions actuelles, la guerre pour la domination mondiale est si intimement liée au fonctionnement de l'économie, qu'elle en découle avec une nécessité aveugle. Le capitalisme des monopoles est donc lui aussi voué aux crises de surproduction; bien plus, il les aggrave, aussi bien parce que le potentiel productif énorme de la société porte la production très rapidement aux limites de la surproduc- tion, que parce que la domination des monopoles donne à l'ensemble de l'économie une rigidité qui rend beaucoup plus difficile, sinon impossible, la réadaptation automatique de l'économie après la crise qui caractérisait le capitalisme con- currenciel (40). Le dirigisme étatique ne peut résorber la sur- production qu'en orientant l'économie et toute la société vers la guerre. Exposer ces idées était nécessaire pour montrer que l'éco- nomie du capitalisme occidental ne saurait échapper à une nouvelle crise de surproduction, et que cette crise signifierait une accélération aussi bien de la concentration et de l'étati- sation aux Etats-Unis que du processus menant à la troisième guerre mondiale. (40) Qu'il nous suffise de rappeler le rôle primordial que jouait la baisse des prix et des profits dans la résorbtion de la surproduction lors des crises traditionnelles, et les énormes obstacles qu'oppose à cette saignée du capitalisme la rigidité des prix et des profits monopolistiques. 61 2. La question de savoir si la crise éclatera dans quelques mois ont dans deux ou quatre ans ne peut pas recevoir une réponse scientifique et d'ailleurs ne nous intéresse que très relativement. Ce qui est pour nous important, c'est de mon- trer l'inéluctabilité d'une telle crise et le rôle qu'elle jouera dans l'évolution du capitalisme occidental (41). Néanmoins, un rapide examen de la situation actuelle de l'économie oapi taliste du point de vue de la surproduction ne saurait être inutile, car il permettrait de concrétiser les idées énoncées plus haut et de montrer combien l'économie capitaliste actuelle est constamment proche de la limite de la surpro- duction. Le coeur de l'économie occidentale est la production amé- ricaine. Or, comme on le sait, depuis novembre 1948 jusqu'a aujourd'hui, l'activité économique aux Etats-Unis marque un déciin lent, mais continu. Le mouvement a été déclanché par les fortes baisses du prix des produits agricoles et des matières premières en novembre. Les prix de gros dos produits agri- coles passaient de l'indice 227 en juin 1948 à l'indice 198 en mars; celui des matières premières pendant la même période baissait de 215 à 197. L'indice du cours des actions indus. trielles haissait de 121 en juin 1948 à 104 en février. La pro- duction industrielle se ralentissait constamment, passant de l'indice 175 en octobre 1948 à 157 en avril 1949. Pendant la même période, le nombre des chômeurs doublait, passant de 1.642.000 à 3.167.000 (42); il était de 4.000.000 à la fine mai (43).. Les causes de cette situation s'étaient accumulées pen- dant la période précédente. La part du revenu national allouée aux salariés passait de 65,4 % en 1946 à 61,9 % per- dant la première période de 1948. En même temps, la part de revenu mational transformée en profits capitalistes passait de 9,4% à 12,5% (44). Sur ces profits, la part revenant aux divi (11) Le inoment exact d’explosion de la crise dépend d’une série de fackeurs conjoncturels qui rendent sa détermination quasi impossible; èeci d'autant plus que des mesures de l'Etat capitaliste peuvent, sans évidemment en tren atténuer les facteurs fondamentaux du déséquilibré, en retarder l'action. Par ailleurs il est possible que la dépression à venir, précisément à cause du caractère très étendu du dirigisme étatique, ne commence pas par un « krach » spectaculaire, mais par un affaissement graduel de l'éco- noinie ce qui n'atténuera nullement la profondeur de la régression. (42) Pour tous les indices, la base 100 est 1937. Selon lc Bulletin men- suel de Statistique de l'O.N.U., mai 1949. (43) Financial Times du 21 juin 1948. (44) Inutile d'indiquer que ces chiffres, concernant la répartition du revenu national, viennent de statistiques capitalistes, et en tant mue tels n'ont qu'une valeur relative; ce qu'il faut en retenir ce n'est pas la répar- tition du revenu national entre ouvriers et capitalistes en valeur absolute, mais la diminution de la part des ouvriers et l'augmentation de celle des. capitalistes. 62 dendes distribués (qui financent pour la plus grande part la consommation improductive des capitalistes) diminuait constamment en faveur de l'accumulation (les dividendes étaient pendant la première moitié de 1948 3,3 % du revenu national; ils en formaient 6,7 % en 1929). Ainsi la demande de biens de consommation (demande formée par les revenus des salariés plus la part non accumulée des revenus capitą. listes) avait constamment décru. Ceci se traduisait déjà dans la diminution des profits des industries de biens de consom- mation, en 1948, par rapport à 1947, cependant que de 1947 à 1948 les profits des industries de moyen de production aug- mentaient encore. En même temps, tes exportations dimi- nuaient de 15,4 milliards de dollars en 1947, à 12,6 milliards en •1948, cependant que les importations montaient de 6,5 milliards, en 1947, à 8 milliards en 1948. L'ensemble de ces facteurs faisait que les stocks passaient d'une valeur de 40 mil. liards de dollars, en septembre 1947, à 51,7 milliards en juil- let 1948 et à 54,4 milliards en novembre. Le premier trimestre 1949 n'a fait que renforcer ces ten- dances. Selon une statistique du Département du Com- merce (45) les revenus destinés à la consommation ont dimi- nué, pendant ce trimestre, de 4 milliards de dollars par rap- port au dernier trimestre 1948; en même temps, les dépenses des entreprises diminuaient de 5 milliards, essentiellement à cause de l'arrêt des commandes en vue du stockage. Le seul facteur agissant en sens inverse sont les dépenses gouver- nementales; mais l'accroissement de celles-ci se limite à 0,5 milliards. Ces signes de la dépression ne se limitent évidemment pas à l'économie américaine. En Europe des phénomènes ana- logues se généralisent; l'accroissement du chômage en Italie, Belgique, Allemagne Occidentale, les débuts de chômage en France, la crise des exportations anglaises montrent que l'éco- nomie capitaliste est entrée dans la zone de la surproduction. Quelle est la signification exacte de tous ces phénomènes ? S'agit-il déjà de la crise, ou bien n'y a-t-il là qu'une série de manifestations de « réadaptation » devant ramener la pro- duction capitaliate provisoirement d'une activité « exagérée » à une activité « normale », tenant compte de la demande effective ? Cette dernière réponse est évidemment celle des économistes bourgeois, qui veulent tranquilliser leurs maîtres (45) Voir The Statist, 4 juin 1949. 63 en parlant de « réajustement ». Nous n'avons pas la préten- tion de répondre catégoriquement à cette question, qui, comme nous l'avons déjà dit, ne présente après tout qu'un intérêt secondaire (46). Nous n'avons cité ces données que pour montrer que dorénavant la surproduction est constam- ment présente dans l'économie capitaliste et, par conséquent, qu'aussi bien du point de vue du temps que de tous les autres, la consolidation actuelle du capitalisme ne saurait être autre chose qu'une brève transition. C. L'avenir proche de l'économie capitaliste. La faillite du capitalisme européen et la surproduction déjà manifeste aux Etats-Unis, voilà sur quoi repose la conso- lidation actuelle du capitalisme. L'Europe Occidentale est désormais définitivement incapable de s'intégrer à un méca- nisme international des échanges du type traditionnel. Plus que tout autre pays, les Etats-Unis, à cause de leur appareil productif surdéveloppé, ne peuvent pas résoudre le problème de la surproduction. Ces deux facteurs ne montrent pas seu- lement combien la consolidation actuelle est provisoire. Ils permettent de comprendre la dynamique qui la pousse à sa destruction, et de dégager les perspectives d'avenir du capi- talisme occidental, L'incapacité de l'Europe à s'intégrer de nouveau au mar- ché international rapproche considérablement les délais de la crise américaine. L'exutoire que serait pour la production américaine un flot croissant d'exportations vers les pays euro- péens et leurs colonies ne peut pas jouer son rôle, car le capi- talisme européen essaie de préserver sa propre production, qui serait condamnée sans appel par la concurrence améri- caine envahissante, en maintenant et en aggravant le cloison- nement des économies nationales. La lutte actuelle entre les Américains et les Anglais autour de la dévaluation de la livre (46) Des réadaptations interrompant provisoirement boom qui reprend ensuite jusqu'à la crise, sont connues dans l'histoire de l'économie capitaliste; ainsi, la régression passagère de l'activité économique aux Etats-Unis et dans piusieurs autres pays, entre 1926-1927, après laquelle le boom a continué jusqu'au grand krach de 1929. Plusieurs facteurs peuvent inciter à penser qu'il s'agit actuellement d'un phénomène analogue. Parmi ceux-là il faut noter le flot des investissements américains, à l'étranger tant publics que privés qui se situe à des niveaux plusieurs fois supé- rieurs à ceux d'avant-guerre et le réarmement. Ces facteurs peuvent estoir- per la surproduction actuelle pour quelque temps, mais ils ne rendront la dépression que plus profonde," lorsqu'elle sui viendra. 64 et de la transférabilité des créances commerciales européennes n'a pas d'autre signification. Pressés par la surproduction qui se fait jour, les impérialistes américains veulent imposer au capital européen la « libre » concurrence. Sentant la menace mortelle que cela signifie pour eux, les capitalistes de l'Europe livrent un combat ultime et utopique pour maintenir les derniers bastions de leur existence indépendante. Inversement, la crise de surproduction américaine en écla- tánt fera sauter en l'air l'édifice péniblement échafaudé de la « reconstruction » européenne. Les exportations euro- péennes vers les U.S.A., déjà faibles, disparaîtront complè- tement; la pression de la production américaine sur l'Europe se fera sentir énorme; enfin, les marchandises européennes se feront rapidement déloger de tous les autres pays, dans les- quels jusqu'ici les Etats-Unis leur avaient laissé une place. Le capitalisme européen verra ses exportations tomber à un niveau catastrophiquement bas; devenant définitivement insol- vable, ne pouvant pas réduire ses importations indispensables, il devra se transformer radicalement pour survivre. L'en- semble du « monde occidental » ne pourra trouver une voie d'issue que dans la subordination complète à l'impérialisme américain, le totalitarisme, l'étatisation, et en définitive la guerre. Cette transformation de l'économie capitaliste, qui se pré- pare derrière les apparences trompeuses de l'heure actuelle, signifie la fin de la forme connue de l'exploitation capitaliste. Le marché, aussi bien que le marché concurrenciel que le marché monopolistique, est condamné à disparaître, aussi bien sur le plan national que sur le plan international. Il est condamné à-disparaître, parce qu'il n'est plus un mode adé- quat d'intégration des différentes branches de production, des différentes économies nationales et en définitive de la produc- tion et de la consommation entre elles. Il recule chaque jour sous la poussée de la concentration, tant nationale qu'inter- nationale. Il ne peut qu'être remplacé par la concentration totale de la gestion de l'économie entre les mains d'un seul qui ne peut être autre que l'Etat à l'échelle nationale et, dans les conditions actuelles, l'Etat américain à l'échelle mon- diale. Mais cette transformation ne pourra pas s'accomplir paci- fiquement. La prochaine crise ne marquera que ses débuts. C'est par et à travers la troisième guerre mondiale que ce processus entrera dans sa phase définitive. 65 D. La rupture de l'équilibre sur le plan international et la troisième guerre mondiale. La situation internationale actuelle se caractérise par le cloisonnement des deux blocs impérialistes dans leurs zones respectives. La condition de ce cloisonnement est précisément la consolidation du pouvoir de la classe exploiteuse à l'inté- rieur de chaque zone. Le fait qu'il est impossible dorénavant pour la bureaucratie stalinienne de « pousser des pointes » à l'intérieur de l'Europe Occidentale, comme il est impossible pour l'impérialisme américain de pénétrer dans les pays de la zone russe, l'abandon par les U.S.A. de la Chine sans beau- coup de résistance, montrent que le partage rigoureux du monde en deux zones ne peut pas, momentanément, être remis en question. Le maintien de points de friction en Alle- magne, en Grèce, en Indochine, n'altère en rien ce fait fondamental. Mais ce cloisonnement ne traduit en réalité qu'une période d'attente. Ni les impérialistes yankees n'ont renoncé à mettre la main sur les immenses ressources du monde oriental, ni les bureaucrates russes à s'emparer du capital et de la technique de l'Europe et de l'Amérique. Leur attitude actuelle est dictée uniquement par des facteurs conjoncturels, par des considé- rations tactiques, par des problèmes propres à chacun qui se posent à l'intérieur de chaque zone. Le développement de la situation dans celles-ci ne peut que conduire à la rupture de l'équilibre et au conflit ouvert et total. La crise de l'économie occidentale, lorsqu'elle surviendra, ne fera pas que pousser l'économie capitaliste vers les arme- ments; elle s'accompagnera d'une immense crise sociale, aussi bien aux Etats-Unis qu'en Europe. Le capitalisme ne pourra dépasser cette crise que par l'installation de régimes fascistes ou similaires, chargés à la fois de comprimer les contradic- 'tions de l'économie capitaliste et d'orienter définitivement celle-ci vers la guerre. Mais cette installation ne se fera pas « à froid » : des luttes ouvertes éclateront, dans lesquelles la bureaucratie russe sera obligée d'intervenir soit directement, soit par l'intermédiaire des partis staliniens. La généralisation de ces conflits en une conflagration universelle sera alors une affaire de mois, sinon de semaines. On ne peut pas penser sérieusement que ce cours de la situation pourrait être renversé par la révolution. Les rythmes 66 de maturation de cette révolution sont beaucoup plus lents que ceux de la guerre. Ni l'étendue, toujours très limitée, de l'expérience de la · bureaucratisation par l'avant-garde prolé- tarienne, ni le processus encore embryonnaire de construc- tion de véritables partis révolutionnaires du proletariat ne permettent de supposer que les combats de classe, qui seront infailliblement livrés pendant cette période, pourront mettre en question à l'échelle internationale la domination capita- liste et bureaucratique. En définitive, ce n'est qu'au cours de la guerre elle-même que le prolétariat pourra faire l'expé- rience définitive des régimes d'exploitation et se trouver en possession des moyens lui permettant de concrétiser cette- expérience par la révolution mondiale (47). Mais pour la préparation de cette révolution, la significa-. tion de la période actuelle est énormé. Déjà des luttes impor- tantes, autonomes par rapport à la bureaucratie, éclatent : à des degrés différents, la grève des cheminots de Berlin, la grève des cheminots anglais, la grève Ford aux Etats-Unis sont les signes d'une prise de conscience ferme quoique par- tielle du rôle de la bureaucratie stalinienne, travailliste ou « radicale ». Il ne peut y avoir de doute que ces luttes seront suivies par d'autres, éventuellement plus amples et plus pro- fondes.' Pendant ces luttes, une avant-garde consciente com- mencera à se cristalliser, cependant que leur signification générale sera même confusément perçue au sein de la classe ouvrière. Une matière concrète pour la définition de la stra- tégie et de la tactique face à la bureaucratie existera ainsi, et le programme révolutionnaire pourra être élaboré et dif- fusé par l'avant-garde organisée. Ainsi, du point de vue du prolétariat, la période actuelle se révèle comme ayant une signification profonde : c'est en effet au cours de cette période que devra se construire la direction révolutionnaire. (47) Voir l'article La bruerre et notre Epoque, publié dans ce numéro.. Pierre CHAULIEU. 67 i DOCUMENTS. L'OUVRIER AMERICAIN (Suite) par Paul ROMANO (traduit de l'américain) CHAPITRE V ORGANISATION DE LA DIRECTION ET ORGANISATION DES OUVRIERS La compagnie où je travaille est un trust industriel gigantesque qui emploie des centaines de milliers d'ouvriers. Sous tous les rapports les chaînes de montage de l'usine sont organisées pour exploiter férocement l'ouvrier. La technique adoptée c'est la pro- duction à grande vitesse. Du côté des ouvriers l'usine est sous la juridiction du syndicat le plus avançé du pays : la U.A.W. (1). La lutte de classe a triplé d'intensité et les ouvriers voient les choses d'une nouvelle manière et s'expriment dars des nouveaux termes. L'organisation de la Direction. Il y a une chose qui me parait tout d'abord claire : les réactions de l'ouvrier dans la production sont d'une telle nature que la classe dirigeante ne peut, dans le cadre actuel de la mise en cuvre des moyens de production, prétendre maîtriser réellement ces réactions ouvrières. La seule voie qui lui est ouverte c'est de détourner, corrompre, briser, mater, devancer toute manifestation ayant pour objet un bouleversement radical et suceptible de prendre forme aux yeux des ouvriers et de s'imposer à eux comme solution. C'est avec cette idée à l'esprit que je vais analyser la manière dont ce programme est appliqué dans mon usine, décrire les moyens (1) Syndicat de l'automobile. 68 auxquels on fait appel et montrer quelles sont les divisions sur lesquelles on s'appuie. 1. LE SYSTEME DE LA PERIODE D'ESSAI. La rebellion des ouvriers empruntę les formes les plus diverses: Ce que les patrons essayent de contrecarrer c'est l'organisation consciente de cette rebellion. C'est ainsi que la compagnie dans laquelle je travaille exige de tout nouvel ouvrier une période d'essai de six mois. Pour quelle raison exactement ? Il convient tout d'abord de préciser que pour juger de la capacité et de la valeur d'un ouvrier il suffirait d'un mois ou deux, ou même, le plus souvent, de quelques semaines. Pourquoi six mois alors ? Une telle période est la plus longue dont j'ai jamais entendu dire qu'elle fut incluse dans un contrat collectif signé par un syndicat. Habituellement l'usage est d'un mois ou deux. Durant ces six mois les ouvriers sont an enés à dévoiler la manière dont ils envisagent les choses. S'ils sont catalogués comme dangereux on s'en débarrasse. Dans certains départements, la compagnie embauche et renvoie massivement. La manoeuvre est ici la suivante : après avoir ren- voyé, mettons 40 ouvriers, on en rappelera quelques-uns qui auront été soigneusement sélectionnés. C'est ainsi que durant la période d'essai la compagnie arrive à sélectionner les éléments les plus sûrs. On procède d'abord à un licenciement massif pour éviter d'être accusé d'avoir fait des discriminations, ensuite les individus choisis sont rappelés individuellement et sans publicité. La compa- gnie n'est pas tenue de garder ce personnel temporaire, étant donné l'existence de la période d'essai de six mois. 2. LE SYSTEME DE LA DIFFUSION DE RUMEURS FANTAI. SISTES. on La compagnie s'efforce d'entretenir chez les ouvriers un état constant d'instabilité et d'incertitude en faisant circuler les bruits les plus divers. Chaque fois que doit survenir une modification dans le travail une douzaine de bruits contradictoires sont mis en cir. culation dans les ateliers. On procède avec adresse. Les ouvriers ne savent jamais ce qui les attend. Toud d'abord c'est la nouvelle : va travailler sept jours par semaine, douze heures par jour. Ensuite on apprend que l'on ne travaillera pas. le samedi, ou, au contraire, que l'on travaillera le samedi. Il va y avoir, dit on, un Jicenciement massif qui affectera tous les départements, etc... Ces bruits sont mis en circulation par la compagnie elle-même qui, finalement, frappe en décidant la semaine de 5 jours, 8 heures par jour. C'est là l'idée générale qui préside à ce système. ' Les conditions de travail ne cesent de fluctuer. En fin de compte les ouvriers sont complètement dégoûtés et disent : « Au diable tout cela, qu'ils fassent ce qu'ils veulent. » Lorsqu'ils sont en colère ils disent aussi : « Qu'est-ce qu'ils ont bien pu inventer ce coupci ? » 3. LE BON PATRON, PATRO La compagnie essaye de faire croire aux ouvriers qu'elle est pleine de sollicitude pour eux. Elle patronne toutes sortes de clubs. 69 Le club de 25 ans ou toute autre chose dans ce goût là,' le club des joueurs de criquet, des clubs de tir ou de pêche à la ligne. Elle donne dans le paternalisme et aime les cercles familiaux. Elle cherche à embaucher plusieurs membres d'une même famille, Bref, la compagnie s'efforce de reprendre à son compte la tendance à s'organiser, que manifestent les ouvriers. Très souvent la compagnie organisera délibérément des ventes: de stocks pour les employés afin de développer l'idée qu'ils béné.. ficient des biens que possède l'entreprise. Il ne peut cependant être question que cela constitue une compensation à ce qu'est la. vie misérable des ouvriers dans la production. Les ouvriers ne se laissent plus berner par ce genre de propa- gande. La compagnie patronne une compétition nationale entre tous ses employés qui s'appelle « Pourquoi j'aime mon travail » (1). Les ouvriers sont invités à écrire des lettres dans lesquelles ils expli.. quent pourquoi ils aiment leur emploi, et, plus spécialement, pour. quoi iis aiment travailler pour cette compagnie. Plus de cent cin- quante mille dollars sont dépensés pour lancer ce concours. Les murs de l'usine sont couverts d'affiches en faisant la réclame. Pour allécher les ouvriers on va jusqu'à exposer dans l'usine les prix qui doivent récompenser les gagnants. Il y a des autos, des frigidaires, des machines à laver, des cuisinières et d'autres prix de ce genre. Jusqu'à ce jour 30 % des ouvriers de mon usine se sont inscrits et dans l'ensemble du pays le nombre des inscriptions s'élève à environ 100.000. Les ouvriers font des plaisanteries et se moquent du concours. Leurs réflexions vont du « le plus grand menteur sera. le gagnant » jusqu'au : «les gagnants sont déjà choisis ». D'autres disent : < j'aime mon travail, parce qu'il faut que je nourisse ma famille », « j'aime mon travail parce que j'ai envie de gagner une Cadillac nouveau modèle », « j'aime mon travail parce que je n'ai pas envie de le perdre ». Certains ouvriers qui sont bien en peine de répondre demandent à leurs enfants de le faire pour eux. L'en. fant d'un ouvrier répondit : « parce que tu m'achètes de beaux. vêtements, papa ». Lorsqu'il demanda ensuite à sa femme ce qu'elle en pensait, elle lui répondit : « Pourquoi ne te donnent-ils pas un travail régulier ? » La compagnie fait pression sur les ouvriers pour qu'ils participent au concours. Les contreinaîtres et les super- intendants de l'usine sont passés partout pour essayer de forcer les travailleurs à s'inscrire au concours. Un vieil ouvrier de la maison, qui était venu au bureau à ce propos, remarqua que le patron avait. fait mettre une croix devant son nom. Il devint furieux et une controverse s'ensuivit. Il dit qu'il n'écrirait pas de lettre que s'il le décidait lui-même. Jusqu'ici il avait décidé de ne pas écrire et personne n'allait le forcer à le faire. Le concours semble plutôt avoir poussé les ouvriers à réfléchir. aux raisons pour lesquelles ils n'aiment pas leur travail. Nombreux sont ceux qui participent au concours en dépit de la profonde aver- sion que leur inspire leur travail. Ils sentent qu'il y a quand même des choses que les ouvriers aiment dans le travail. La compagnie accepte toutes les lettres, quëlque soit leur rédaction et se charge (1) En fait : « My job contest.», littéralement « le concours de moo travail ». C'est ce qu'ils appellent, abréviativement, le « M.J.C. ». Le gagnant est évidemment celui dont la lettre est jugée «la meilleure » par la Direction < 70 de leur traduction en langage correct. Ce qu'ils désirent surtout, c'est que les lettres soient rédigées dans le langage des ouvriers et ils soulignent ce point avec insistance. 4. LES HOMMES DE LA COMPAGNIE. Un sentiment général d'insécurité prévaut en ce moment dans l'usine. Il me semble clair que la compagnie met sur pied un dis- positif d'attaque en prévision d'une prochaine vague de grèves ou de troubles du travail. Elle se constitue à cet effet une masse de maneuvre composée d'hommes à sa solde qui, si l'on veut, repré- sentent une sorte d'aristocratie ouvrière. Ces ouvriers ont pour habitude d'aller boire le coup avec les autres ouvriers ou de leur rendre visite, avec pour objectif de gagner à la cause de la compar gnie ceux avec qui ils se sont ainsi faits des relations personnelles. a) il n'y a pas de jaunes nés, ils sont tous fabriqués. Lorsque les patrons trouvent un ouvrier qu'ils veulent se gagner, il est soumis à un certain genre de traitement. Rien n'est négligé pour se le concilier. On est plein d'égards pour lui. Il arrivera sou- vent que le contremaître se mette en quatre pour vous. Ces pro- cédés soumettent certains ouvriers à une telle pression qu'il leur faut une force morale extraordinaire pour y résister. Depuis quelques mois que je suis dans cette usine j'ai été contacté plus d'une douzaine de fois par plusieurs ouvriers qui tentaient de me gagner à l'idéologie de la compagnie. J'ai souvent discuté avec ces hommes qui sont à la solde de la compagnie. Il est utile de pousser ces ouvriers à s'engager plus loin qu'ils ne le désiraient, afin d'en tirer des informations instruc- tives. Ce n'est qu'au moment où ils me considéraient comme un élément dont on à rien à craindre, qu'ils se permettaient de me faire des avances plus ouvertes. C'est ainsi que l'un d'eux me dit un jour froidement à quel endroit les chefs vont boire, et m'invita négligemment à venir les rejoindre à la taverne pour faire leur connaissance devant un Verre ou deux. D'autres ouvriers usent d'un système d'approche différent. Une campagne souterraine de propagande en faveur de la constitution d'un syndicat indépendant (1) est lancée par eux. L'objectif est de chasser de l'usine le C.1.0. (2), de bouleverser tous les droits acquis d'ancienneté et de donner la préférence aux hommes de la compagnie. C'est ce que m'apprit un ouvrier sans faire de façons. Je rapporte ses propres termes : « Suppose que la compagnie ait un réseau de jaunes dans l'usine suffisamment puissant pour bri- ser le syndicat, serais-tu alors disposé à te joindre à nous ? » Je lui donnais la réponse qu'il méritait, à la suite de quoi, il considéra plus prudent de ne plus aborder la question devant moi. Un autre ouvrier de ce genre m'expliquait récemment en toute franchise que je me cassais la tête contre un mur de pierre ». Pourquoi donc est-ce que je ne me débrouillais pas ? Occupe-toi de toi même. Un gars malin peut arriver à quelque chose s'il sait s'occuper de soi- même. » Il continua en me disant que le syndicat (1). En. Ainérique comme en France, les syndicats patronaux sont appelés « indé- pendants ». (2) La grande centrale syndicale américaine, avec l'A.F.L. ne valait rien, qu'il était composé de bureaucrates qui n'étaient pas loin d'être des gangsters. Cet ouvrier est règleur dans l'atelier et les autres ouvriers savent qu'il essayé de monter en grade. Le jaune s'efforce de provoquer les réactions des autres ouvriers. en leur tenant des propos hostiles à la compagnie de ce genre : « cette sacrée compagnie esssaye de tirer le maximum de nous etc....). "L'ouvrier imprévoyant ou qui n'est pas sur ses gardes se: retrouve à la porte en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Dans l'a dernière usine où je travaillais j'ai vu quinze ouvriers passer à la caisse en quatre mois à cause d'un jaune que j'avais immé.. diatement repéré, grâce à mon expérience acquise dans plusieurs. autres usines. Un jour, dans le car, un ouvrier et moi, eûmes une conversation avec un jaune. Après qu'il fût parti l'ouvrier me dit : « je n'y com- prends rien, ce type ne parle jamais du syndicat et pourtant il tient des propos hostiles à la compagnie ». b) Le dilemne du jaune. La situation économique intenable dont la classe ouvrière subit la pression, pousse certains ouvriers au point où ils se transforment: en traîtres à leur camarades et en indicateurs. De pius ces éléments espèrent échapper à l'abrutissement et à la monotonie généralisés du travail d'usine en montant en grade, grâce à leur activité au service de la compagnie. En récompense de leurs services de nom. breux jaunes deviennent contremaîtres, régleurs et parfois accè- dent à des situations plus élevées encore. De toute manière il leur est beaucoup plus facile de s'assurer des bénéfices supplémentaires lors de la paye. Une raison supplémentaire pour laquelle ces ouvriers se livrent. à ce genre d'activité doit être trouvée dans le fait qu'ils considèrent que le syndicat est incapable d'assurer la défense de leurs intérêts. De plus le rôle joué par les bureaucrates syndicaux les remplit de dégoût. Leur emportement contre ces charlatans leur sert partiel.. lement de justification morale. Les ouvriers qui sont devenus des jaunes ont emprunté bien des chemins pour en arriver là. La maison, la femme, les enfants donnent la première impulsion. Au moins constituent-ils la première raison consciente qu'ils se donnent à leur évolution. C'est leur défense qui justifie à leurs yeux leur attitude, ce qu'ils expriment: par des réflexions du type : « je n'ai rien à faire des affaires des autres. Chacun pour soi. On ne peut compter sur les autres et on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même ». Certains de ces ouvriers deviennent rampants et serviles, et perdent toute pudeur. D'autres sont des hommes décents qui sont appréciés et qui s'exposent à une pression mentale terrible au fur et à mesure que le gouffre entre les ouvriers et eux-mêmes s'élar- git. En général, tout ouvrier qui se respecte, a un mépris et un dégoût, confinant parfois à la haine à l'égard des jaunes. Les ouvriers qui cherchent à se débrouiller sur le dos des autres, les jaunes, se mouchardent les uns les autres pour se faire bien voir. Ils s'accuseront réciproquement auprès des chefs d'être inef- ficaces, etc... Le jaune que l'on rencontre dans la production de nos jours est plus adroit que ne l'étaient la plupart de ses prédécésseurs des années passées, il est très difficile de le repérer tellement il est 72 "précautionneux. Il s'efforce de comprendre tous les préjugés arriè. rés des ouvriers afin de pouvoir mieux s'en servir contre eux. J'ai vu des jaunes aller s'indigner publiquement qu'il puisse exister des ouvriers à la sol.de, de la compagnie. En fin de compte ces jaunes sont pris comme les autres ouvriers dans le tourbillon de la production capitaliste. C'est parce qu'il ne leur apparaît aucun autre moyen de s'en évader qu'ils choisissent la voie qui est la leur. eux. c) L'infiltration dans le syndicat, Le réseau de jeunes de la compagnie et de l'usine s'étend jusqu'au coeur même du syndicat. Bien souvent les agents de la compagnie se serveni d'un militant syndical pour atteindre leur objectif qui est la trahison des ouvriers pour le compte de leur propre avancement. Afin de créer un sentiment hostile à l'égard du syndicat, lis jaunes s'infiltreront dans les postes syndicaux pour rahir ensuite délibérément la confiance que les ouvriers avaient placée en Cela a pour effet de monter les ouvriers contre le syndicat, pour autant du moins qu'ils ignorent, qu'ils se trouvent en présence d'une manæuvre délibérée, Lors de la réunion syndicale nous avons été mis au courant d'informations très intéressantes. Le secrétaire du syndicat nous parla de la politique patronale telle qu'elle s'était révélée au cours des réunions entre le syndicat et les patrons. La compagnie affirma- 't-il n'avait pas confiance dans l'efficacité de l'action des ouvriers. qui refusent toujours d'entrer au syndicat. En fait leur plus grande satisfaction est d'arracher au syndicat un militant conibattif et de le récompenser en lui donnant un bon travail de supervision. C'est à ce genre d'action que la compagnie pouvait faire confiance parce qu'elle est efficace. Ce même secrétaire rapporta qu'à plusieurs reprises la compagnie avait essayé de le contacter, sans se laisser décourageſ, et qu'elle continuait maintenant encore ses tentatives. Très souvent, la compagnie essayera de décourager un nouveau membre du bureau syndical ou un délégué, en utilisant la tactique qui consiste à l'ignorer ou à ne pas le reconnaître. C'était la tactique habituellement adoptée dans les usines où j'avais précédemment travaillé. Suivant l'usine et les capacités de l'ouvrier qu'elle vise cette ligne de conduite est suivie par la direction aussi longtemps. qu'il est nécéssaire. Il est bien connu dans mon usine que les délégués et les anciens responsables bénéficient d'un traitement spécial s'ils sont accom- madants. De meilleurs emplois, plus d'argent, etc... || n'est pas rare de voir dans une réunion syndicale un ouvrier de base deman- der la parole et accuser de but en blanc divers responsables syn. dicaux d'être vendus à la compagnie. Aussitôt cet ouvrier est repéré par les jaunes comme étant un élément intéressant à contac- ter. Récemment un ouvrier de base qui s'était ainsi manifesté s'est vu transférer d'un travail non qualifié à un travail qualifié sur machine, avec une augmentation de salaire à la clé. Il est intéressant de remarquer que souvent les jaunes entre- prennent une action concertée dans l'usine ayant pour objet de gagner de l'influence dans le syndicat et de le contrôler. La raison de cette attitude doit être cherchée dans le fait qu'ils ne font 73 jamais totalement confiance à la direction et qu'ils désirent pou- voir se servir éventuellement du syndicat comme contrepoids, au cas où la Compagnie essayerait de les rouler ou de les abandonner. Evidemment, pour s'assurer une telle influence dans le syndicat, ils. utilisent toutes sortes de combines bureaucratiques et maneuvrent. pour y introduire leurs hommes, Lors d'une récente réunion syndicale, le secrétaire local parla de l'activité des jaunes et montra qu'ils s'attaquaient à la tâche de: briser le syndicat. 11 dit que l'usine en était truffée et que la Compa. gnie prenait l'offensive. Le syndicat, faisant état d'un vieux statut, expulsera ou excluera tout homme qui se révèlera être un homme à la solde de la Compagnie. Une telle mesure vient d'être appli.. quée, nous apprend-on, à l'encontre d'un jaune repéré dans l'un des départements. Le secrétaire du syndicat prévient toujours les ouvriers qu'ils doivent s'aitendre à ce que, un quart d'heure après que la réunion est terminée, la Compagnie soit très exactement au courant de tout ce qui s'y est dit. Les hommes à la solde de la Compagnie ne forment qu'une: minorité des ouvriers de l'usine, mais, durant les périodes calmes, ils arrivent à créer l'impression que la Compagnie est forte et qu'elle a des yeux et des oreilles partout. Tout ouvrier qui a travaillé en usine pendant plusieurs années sait fort bien qu'il y a des hommes: qui sont à la solde de la Compagnie. Il a appris par expérience que, lorsqu'il arrive dans une nouvelle usine, la prudence lui impose de garder bouche cousue durant toute une période. De nombreux mois: s'écoulent avant que le fossé ne se comble entre le nouveau venu et ses camarades de travail, il ne prend pas de risques. En réponse: à des questions embarrassantes qui risquent de le compromettre, il se contentera de faire un signe de tête ou un clin d'oeil. Rien de ce qui se passe autour de lui ne lui échappe, bien qu'il ait toutes les apparences de l'indifférence complète. Il ne faut jamais se fier aux premières impressions. Ce n'est qu'à des ouvriers avec lesquels il aura fait plus intimement connaissance, au cours de contacts pris hors de l'usine et de son atmosphère de tension, qu'il pourra se: confier. Ce tableau change du tout au tout en période d'agitation, lorsque les ouvriers passent à l'action. Alors une nouvelle cohésion s'insa taure entre les ouvriers et ce sont les hommes à la solde de la Compagnie qui donnent 18. spectacle de gens qui surveillent leurs: propos; alors que les ouvriers disent librement tout ce qu'ils ont. sur le cour. L'organisation des ouvriers, Je suis arrivé à l'usine deux semaines après la fin de la « Grande: Grève, » L'atmosphère demeura tendue durant plusieurs semaines. Les nouveaux venus, arrivés juste après la grève, étaient considérés: avec suspicion aussi bien par les ouvriers que par la Compagnie. Le jour de mon arrivée, alors que j'attendais dans le département la venue du contremaître, j'aperçus un ouvrier qui, sans en avoir l'air, tournait autour de moi, Il m'aborda et essaya de me poser quelques questions pour voir quelle était mon attitude vis-à-vis du syndicat. Je me débarrassais du questionneur, qui s'en alla comme: 74 il était venu. Ses propos dénotaient clairement qu'il était hostile au syndicat. Les sy'ndicalistes sont habituellement prudents et évi. tent les nouveaux venus. 1. L'OUVRIER SYNDIQUE DE BASE. Dans mon usine, te syndicaliste moyen parle rarement du syn. dicat, sauf pour plaindre de ce qu'il ne se préoccupe pas suffi- samment des intérêts des ouvriers. Néanmoins, il est convaincu que le syndicat est nécessaire. Les ouvriers seraient à la merci de la Compagnie s'il n'y avait pas de syndicat. C'est là un point sur lequel il est inébranlable, quelle que soit son opposition à la manière dont le syndicat est dirigé. Il attribue à divers facteurs le très petit pourcentage de participation des ouvriers aux réunions syndicales. Tout d'abord, la salle dans laquelle on se réunit est trop éloignée pour la plupart des ouvriers qui sont dispersés un peu. partout dans la ville. Il dit aussi : « Pourquoi se réunissent-ils tou- jours le dimanche ? Un homme aime allef se promener ou pique- quer en famille ce jour-là. Un gars qui travaille toute la semaine * devrait pouvoir passer son dimanche en famille de temps en temps ». Cependant, même lorsque les réunions se tiennent après le travail, la participation reste faible. Ce n'est qu'avec beaucoup de réti. scence que les ouvriers se décident à faire une apparition aux réu- nions. La plupart des ouvriers en conviennent, mais remarquent aus- sitôt : « Regarde donc comme tout le monde vient s'il s'agit de voter pour savoir si l'on doit faire grève, ou lorsqu'on négocie un contrat collectif ou qu'on procède à une élection. » N'ayant pas con- fiance dans leur Direction, ils ne la laissent pas décider à elle seule des questions cruciales. Le reste du temps, la base s'asbtient presque complètement de toute activité syndicale et critique amèrement la manière dont les dirigeants se conduisent. lls estiment que leurs intérêts pourraient être mieux défendus. En dépit de tout cela, les, ouvriers suivent avec soin tout ce qui concerne les syndicats dans l'ensemble du pays. Lorsqu'à Pittsburg un secrétaire fut, mis en prison par ordre des autorités gouverne mentales, la base fut d'avis de faire une grève générale dans la ville pour obtenir sa libération. Lorsque des réunions d'usines se tiennent aux vestiaires, les ouvriers de base finiront par venir. Ils arriveront les uns après les autres, en traînant un peu, mais ils viendront quand même. Quel- ques-uns seulement prendront la parole. Les autres enregistrent avec soin tout ce qui se dit, ou se fait. Lorsque des critiques sont faites à un dirigeant responsable, ils le laissent se justifier comme il peut et guettent son embarras. Lorsqu'un ouvrier de base prend la parole, il exprime généralement l'opinion de tous. La quasi-totalité des ouvriers semble indifférente, mais ils ne le sont pas. Rien ne leur échappe. Parfois, its secouent la tête en signe d'assentiment ou de désapprobation à ce qui se dit et ils partent toujours avec leur opinion faite, mais ils la gardent pour eux. La plupart des ouvriers pensent que le syndicaliste militant a de bonnes raisons pour faire ce qu'il fait, Le militantisme syndical est hors de la sphère de préoccupation de l'ouvrier moyen, Au86i croit-il que quiconque s'y consacré doit avoir pour cela de bonnes raisons. Cela le rend méfiant et il voudrait bien savoir quelles sont ces raisons. 75 La base estime que des élections renouvelées font du bien au syndicat et maintiennent les responsables en haleine. Dernièrement, on procéda à l'élection de délégués qui devaient être envoyés à un congrès syndical. Différents programmes furent mis en avant. Un des élus avait mis dans son programme le mot d'ordre : « Pour la constitution d'un Parti Ouvrier » (1). Le bureau syndical fit distribuer à la porte de l'usine des tracts faisant savoir que le syndicat de l'entreprise avait voté contre le principe di parti ouvrier. S'il était ainsi nécessaire de faire savoir à la base que l'assemblée, syndicale de l'usine avait émis un tel vote, cela prou- vait clairement que seule une poignée d'ouvriers étaient présents. lorsque cette résolution avait été passée. Et c'est bien ainsi que cela se passe la plupart du temps : vingt ou trente syndiqués prennent des décisions sur des questions qui engagent l'ensemble des coti. sants dont le nombre s'élève, à 800. Lors de la première réunion syndicale à laquelle j'ai assisté. dans cette usine, de nombreux problèmes furent soulevés. Il y avait une motion qui condamnait le système juridique des Cours Martiales à l'Armée. On parla aussi de la manière dont était organisée l'éco- nomie du pays et des événements courants, et les patrons passèrent un mauvais quart d'heure. 2. LES DIRIGEANTS SYNDICAUX. De nombreux responsables syndicaux sont sincères : ils veulent diriger les ouvriers dans leur lutte au mieux de leurs intérêts. Cependant, la plupart des dirigeants syndicaux que j'ai connus réa. gissaient la plupart du temps d'une manière différente des ouvriers, et ceci bien qu'ils fussent avec eux à la machine ou à l'établi. 11 n'est pas rare de voir un homme des comités responsables essayer de persuader un ouvrier de ne pas poser une revendication. La base n'hésite pas à exiger la tenue de réunions de départe- ment lorsque se posent des problèmes qui touchent directement à leur travail. Ils ne font pas confiance pour ces questions aux diri- geants syndicaux. Ils veulent être là et décider eux-mêmes des actions à entreprendre. Les ouvriers circulent alors dans les tra- vées en disant : « Il faut convoquer une réunion du département. Si le responsable ne la convoque pas, eh bien ! nous en tiendrons une nous-mêmes ». La loi Taft-Hartley resta suspendue sur le pays comme une menace pendant plusieurs mois avant d'être votée (2). Un jour, le Congrès l'adopta. Le lendemain, j'écoutais avec soin tous les com- mentaires' que pouvaient faire les ouvriers. !In gars disait : « Ces types-là sont vraiment décidés à nous mettre des chaînes ». Un autre proposait : . « Dans tout le pays, les organisations ouvrières devraient décider la grève ». Un troisième déclarait : « Tous ces dirigeants syndicaux vont pouvoir montrer ce qu'ils valent, main- tenant ». Je vais voir un responsable du syndicat, membre du bureau, et je lui demande officiellement, en tant que membre de la base, (1) Il n'existe pas, aux Etats-Unis, de grands partis se réclamant de la classe ouvrière, mais seulement deux partis bourgeois qui se valent : le « Démocrate » contre le « Républicain ». (2) Type même de la loi scélérate antiouyrière. La réaction de Truman n'est pas étrangère au fait qu'il promettait de l'abroger. Evidemment, ses promesses ne sont que du vent. 76 qu'une réunion exceptionnelle d'urgence de toute l'usine se tienne, étant donné la situation. Il refuse ma proposition de but en blanc et: me dit : « La réunion habituelle se tiendra dans deux semaines ». Je parle ensuite à plusieurs ouvriers. Ils disent qu'ils ont entendu circuler des bruits suivant lesquels l'usine va débrayer à midi. Le secrétaire du syndicat de l'usine vient alors me voir. Je réclame une réunion exceptionnelle dans laquelle les ouvriers de base: puissent exprimer leur opinion. Il me dit : « Tu es devenu à moitié: timbré. La semaine prochain, le C.1.0. tient une assemblée natio- nale pour traiter de la question et il faut attendre ». Plusieurs semaines plus tard, après que l'effervescence du début. est tombée, les dirigeants syndicaux convoquent finalement une réu nion après le travail pour discuter de la législation antiouvrière. Ne sont présents qu'une poignée d'ouvriers, et les dirigeants en sont furieux ; « En présence d'attaques aussi graves lancées contre la classe ouvrière, la base ne se montre pas alors que nous convo quons une réunion pour en discuter ». Les dirigeants syndicaux tournent la base en ridicule, ils ne perdent pas une occasion de se moquer des ouvriers, sous prétexte qu'ils s'en foutent et n'assistent pas aux réunions. Ils prennent l'atti. tude du genre : « Alors que nous, on essaye de faire tout ce qu'on peut, eux ils s'en fichent ». Les dirigeants syndicaux craignent énormément les actions de la : base. Récemment, un grave sujet de mécontentement mit l'usine en émoi. Il apparut clairement que, pour faire reculer la Compagnie, il était indispensable que les ouvriers engagent une action déterminée. La bureaucratie syndicale envisageait avec appréhension le simple dépôt d'une revendication. Elle donnait le conseil suivant : « Pas- d'action inconsidérée », « Conserver son sang-froid et réfléchir à la question », etc... Face à la base, les dirigeants sont constamment. sur la défensive. Il arrivera très souvent que la Direction syndicale tombe d'ać. cord avec certaines propositions de la Compagnie concernant des : modifications dans les conditions de travail qui affectent directe: ment les ouvriers de base. Les dirigeants n'informent pas la base de l'accord auquel ils sont arrivés parce qu'ils craignent de s'attirer- des ennuis. C'est ce qui est arrivé récemment. Il est également visible que certains dirigeants syndicaux se laissent impressionner par les « clauses de sécurités » de la Compagnie. Pour renverser une telle tendance, il ne faudrait rien moins qu'une action décisive de la base. Lors d'une récente réunion, un ouvrier se leva et. demanda pourquoi les ouvriers n'étaient jamais consultés par la Com- pagnie lorsqu'elle décidait d'un changement qui les touchait direc- tement. Un jour, quelques ouvriers étaient en train de discuter à propos du contrat collectif avec un responsable syndical. Ils parlaient de: l'accélération des normes de travail. Le responsable syndical soute. nait que les ouvriers devaient respecter les termes du contrat. 11 expliquait : « Tout changement dans l'équipement que la Compagnie revendique comme découlant d'un changement dans les méthodes de production lui donne le droit d'élever le nombre de pièces exigées. à l'heure ». Quelque temps après, il répète que le contrat collectif engage les ouvriers. A quoi un ouvrier de base lui répondit : « Cela nous engage aussi longtemps que l'on veut bien se laisser engager ».- 77 Se Le secrétaire syndical se promène dans l'usine avec un air pres- qu'aussi distant que celui du superintendant de l'usine. Même lorsqu'il s'agit d'un bal organisé par le syndicat, on observe l'existence d'un tel fossé. Les dirigeants syndicaux occupent une table centrale à laquelle ils sont assis avec leurs amis. Ils ont devant eux des bouteilles pleines d'alcool et d'autres boissons. Ils payent une petite bringue privée. Certains portent des smokings et la plupart ont des fleurs blanches à la boutonnière. Ils font par- fois un peu de tapage. L'atmosphère qui prévaut n'est nullement celle de la camaraderie prolétarienne. On peut remarquer que le bal, dans son ensemble, est guindé et qu'il y règne un très grand formalisme. Les ouvriers se sentent beaucoup plus à l'aise à l'usine que dans de tels bals. Le spectacle le plus répugnant qu'il est donné de voir, c'est celui du superintendant de la Compagnie assis à la table des diri geants syndicaux. Leurs rapports réciproques sont extrêmement amicaux. Il semble même qu'ils sont beaucoup plus amicaux que ne peuvent l'être les rapports entre la base et les dirigeants syndicaux On se demandera peut-être ce que pêut bien faire un superinten. dant de la Compagnie à un bal ouvrier. Il se promène au milieu de tout le monde, se montre très aimable et essaye de se faire quel ques relations parmi les ouvriers de base. Ceux d'entre eux qui désirent repousser ses avances le lui font sentir clairement. Il y a quelques 800 ouvriers inscrits au syndicat, mais il n'y en a que 150 environ qui assistent au bal.' 23. LES ELECTIONS SYNDICALES. Des élections vont incessamment avoir lieu. Depuis huit mois que je suis dans l'usine, c'est la première fois que cela commence à bouger dans le syndicat. Il se noue partout des fractions et des regroupements. Suspicion, défiance, complicité, marchandages, sont la règle. Chaque groupe essaye d'entraîner derrière lui tous les ouvriers de base sur lesquels il peut mettre la main, de ci de là. Des cliques sont continuellement à l'ouvrage et se préparent fiévreuse- ment aux élections. Sur les 800 syndiqués, tout juste une centaine font acte de présence au moment du vote. Alors que les groupes ou les individuels rivalisent pour décrocher des places, tout sembie inconsistant, La voix de la base fait visiblement défaut. 11 est évi- dent que tout ce qui se passe est le fait d'une poignée de manoeu- Vriers. Au cours de la réunion, on éprouve le besoin de faire remar. quer que certains contremaîtres de la Compagnie furent autrefois au nombre des meilleurs militants syndicaux, Je n'ai jamais vu une élection syndicale se dérouler dans une telle confusion. Aucun pro- gramme n'est exposé devant la base. Rien de tout cela n'est sérieux, Pendant les élections elles-mêmes, on se rend compte clairement que des alliances continuent de se nouer jusqu'au dernier moment. Un ouvrier me dit qu'à son avis tout fonctionnaire syndical au niveau international (1). devrait être élu par un vote direct de la base. Partout, on tombe sur des hommes de la Compagnie. Ils se (1) Ce qui correspond en fait au niveau national en Europe. Les syn- dicats américains sont en principe internationaux et s'appellent ainsi. Prati- quement, c'est au Canada que l'on trouve le plus grand nombre d'ouvriers regroupés dans les mêmes syndicats (C.I.O., A.F.O.S.L.), que les ouvrier's américains. 4 78 mētent à tous les groupes. Un certain nombre de jaunes au service: de la Compagnie ont déjà été élus à des postes responsables. A moins qu'il ne soit attentif et prudent, l'ouvrier moyen ne peut. qu'être submergé par ce flot de manigances. Des bulletins de vote imprimés font leur apparition dans l'usine. Chaque candidat se réclame d'une plus grande expérience que celle de son adversaire. Beaucoup d'efforts et de discours sont dépensés: par ceux qui briguent une place. Le vote des noirs joua un rôle tout à fait décisif dans les élec- tions. Il fut mené deux campagnes séparées : l'une auprès des noirs, l'autre auprès des blancs. Les élections ranimèrent bien des préjugés et beaucoup de vieux conftits. La question noire fut exploitée de la manière la plus réac. tionnaire. Pour autant que prévalent à l'usine sur cette question des sentiments, antinoirs et cette tendance existe les divers groupes se reprochèrent mutuellement de s'être alliés étroitement avec tes noirs et firent de cette accusation un tremplin de propa. gande. Des bruits et des calomnies de toutes sortes circulèrent dans l'usine à ce propos. Le dimanche qui précéda les élections, j'eus l'occasion d'assister à une discussion privée entre les dirigeants syndicaux. Ils discu-. taient pour savoir quelles pouvaient bien être les raisons qui les incitaient à poser leur candidature, Une grande confusion semblait régner sur la réponse à donner à cette question. L'un d'eux s'exprima. ainsi : « Nous nous asseyons autour d'une table et préparons les élections. Nous faisons un tas de plans et nous intriguons pour nous assurer la victoire. Et puis, lorsque nous tenons cette victoire entre les mains, nous nous demandons pourquoi donc nous nous sommes une fois de plus mis tout ce boulot sur le dos ». 4. L'HOSTILITE DE LA BASE. L'impossibilité qui existe pour la base d'exercer un contrôle per.. manent sur le syndicat ouvre la voie à la bureaucratie et au factio- . nalisme sans principe, qui tous deux sapent les assises du syndicat. La partie des ouvriers qui assistent régulièrement aux réunions ne forme pas un tout homogène : sa composition est très mélangée. On compte parmi eux des militants, des extrémistes professionnels, des bureaucrates, des fonctionnaires de l'appareil syndical, des carrié. ristes, des jaunes à la solde de la Compagnie et un certain nombre de représentants de la base .sans aucune affiliation. Lorsqu'il arrive - à un groupe de proposer une motion lors d'une réunion, il est la plupart du temps visible que ce dépôt avait été soigneusement pré- paré à l'avance. Les supporters de cette motion auront été straté. giquement disséminés dans l'assemblée, prêts à intervenir à tout : moment dans un sens qui lui soit favorable. L'ouvrier américain est maintenant conscient de l'existence de la bureaucratie, aussi bien dans le syndicat que dans le gouverne- ment, et il est profondément dégoûté de cette découverte. La vie civile lui donne d'ailleurs déjà l'avant-goût de ce qu'elle représente avant même d'entrer en usine. Le fait de découvrir la bureaucratie dans son expérience quotidienne du syndicat, c'est-à-dire dans un domaine qui le touche directement, provoque chez l'ouvrier une a version positive. Le genre de vie américaine l'a déjà familiarisé avec les pratiques de la trahison et du double jeu. Il n'a confiance 79 dans aucun dirigeant. C'est la raison pour laquelle un responsable syndical honnête et sincère est condamné à avoir, tôt ou tard, des ennuis avec la base. Il est de notoriété publique dans le syndicat que la première faute ou le premier échec d'un responsable syndical provoque immédiatement une violente réaction de la base contre "lui. C'est pour ainsi dire automatiquement que la base est poussée à voir partout des exemples de trahison. Durant la semaine du 4 juillet, l'usine fut fermée (1). C'était vacances payées pour les ouvriers. Théoriquement, personne n'était supposé travailler ce jour-là. Quelques semaines plus tard, un compte rendu de la réunion du bureau syndical avec la Direction était distribué à la porte de l'usine. Une des revendications dont il est fait état révéla qu'un des membres de notre bureau syndical iavait travaillé ce jour-là. En effet, il protestait parce que son salaire supplémentaire de ce jour-là ne lui avait pas été réglé au tarif de professionnel, mais au tarif de manoeuvre. Cela fut une surprise pour les hommes d'apprendre qu'il avait travaillé, et cela les dégoûta de voir qu'il avait travaillé alors que les autres ouvrier's ne l'avaient pas fait. Ils trouvent que c'est passablement idiot de sa part d'avoir pris la peine de déposer une réclamation et d'avoir ainsi attiré l'attention des hommes sur son attitude. L'ouvrier Z... me dit sarcastiquement : «Tu le vois, ton fameux syndicat que tu t'égo- silles à vanter ! ». L'ouvrier guette la moindre gaffe de la Direction syndicale. Il saute ensuite sur l'erreur qu'il a pu épingler et la brandit comme une justification de son aversion de la notion même de dirigeant. De nombreux militants honnêtes ont perdu confiance dans le syn- dicat à cause de la situation difficile qui est la leur. Ceux pour les- quels ils luttent journellement se retournent contre eux au moindre signe de défaillance. Dans le Manuel du Syndicat de l'Automobile, intitulé « Comment vaincre pour le syndicat », les délégués, responsables, etc..., sont avertis de ce à quoi ils doivent, s'attendre à cet égard. Il esi intéressant de remarquer que de nombreux ouvriers per- dent chaque semaine de l'argent à des loteries, cagnotes, ou sur des chevaux. Ce qui n'empêche que lorsqu'une augmentation des cotisations syndicales est mise avant, cela provoque aussi. tôt une protestation véhémente. C'est un flot de reproches fait au syndicat qui est taxé de bureaucratisme. Certains ouvriers de base estiment qu'on ne sait trop où va cet argent. Malgré tout, les cotisations sont honorées. En dépit de leur hostilité envers la bureaucratie, les ouvriers sont prêts à défendre activement leur syndicat contre toute tentative de le briser. Ainsi que le fait remarquer un ou yrier, « mieux vaut un syndicat quel qu'il soit que pas de syndicat du tout ». Sur la question de la constitution d'un Parti Ouvrier, les réactions de l'ouvrier sont apparemment des plus contradictoires. Il prendra comme exemple ce qui se passe en Grande-Bretagne et dira : « Cela ne donne rien de bon là-bas. Comment cela pourrait-il nous servir d'en avoir un ici ? » Un ouvrier dira : « C'est du communisme ». Un autre affirmera : « Il y aura toujours des groupes, des cliques ou des bureaucrates pour mettre la main dessus et s'en servir pour leurs propres intérêts ». Les ouvriers craignent qu'un Parti Ouvrier en (1) Fête nationale de l'Independance; correspond au 14 juillet en France. :80 soit dirigé de la même manière que l'est aujourd'hui le syndicat. Un ouvrier trouvait qu'un Parti Ouvrier était une bonne idée, mais il n'arrivait pas à comprendre pourquoi les dirigeants ouvriers n'en construisaient pas un sur-le-champ. Il affirmait que les ouvriers devraient avoir un contrôle plus direct sur la direction d'un tel parti et tombait d'accord pour penser que si la représếntation éma- nait directement des usines et que si le droit de révocation de la 'base était acceptée comme le principe numéro un de ce parti, Ics dirigeants seraient alors forcés de ne pas s'écarter de la ligne com- mune d'un seul pas. Il remarqua : « Dans ces conditions, il n'y aurait pas de raison pour que n'imports lequel d'entre nous ne soit délégué pour représenter les cuvriers ». Un autre ouvrier me dit : « Les capitalistes ne permettront jamais la constitution d'un Parti Ouvrier, Alors, qu'est-ce que tu veux, la révolution ? ». Un jour que je parlais d'une manière abstraite à un ouvrier de la nécessité d'un Parti Ourier, il réagit en disant : « A quoi cela servirait-il ? Quelqu'un glisserait dans la poche des dirigeants cent mille dollars et les ouvriers resteraient dans la mélasse ». (A suivre.) 81 STAKHANOVISME ET MOUCHARDAGE DANS LES USINES TCHECOSLOVAQUES « Le Nous donnons ici quelques extraits de deux articles dư « Rude Pravo », journal communiste tchèque, intitulés : vrai sens des équipes de choc », et « Le rôle de l'agitation dans, les « usines », en ajoutant le minimum de commentaires indis- pensables. I. Le vrai sens des équipes de choc en Russie. Ce que l'on appelé le « stakhanovisme », généralisé à tous: les secteurs de la production et élevé au rang de théorie de la « construction de la société socialiste » a été également adopté en Tchécoslovaquie, après la session de novembre der- nier du Comité central du P.Č. tchécoslovaque. De quoi s'agit-il exactement ? Le plus simple est de citer un exemple frappant tiré du second article : « Il faut citer ici en exemple la camarade Mme Rau- chova, de Velveta 107, à Varnsdorf, qui a réussit graduel- lement à s'occuper de huit machines au lieu de deux et qui a été élue déléguée au 1X®. Congrès du Parti. Elle a entraîné tout son atelier à s'occuper d'un plus grand nom- bre de machines. Elle travaille dans une équipe de choc composée en majorité de travailleuses qui ne sont pas membres du Parti, mais elle a réussi à les convaincre. » Cette « réussite graduelle » vraiment miraculeuse n'est pour- tant pas le fruit du hasard. Ce qu'il ne faut jamais oublier lors- que l'on parle de stakhanovisme, et ce que tous ses admirateurs omettent soigneusement de signaler, c'est que l'ouvrier ou l'ou- vrière chef de file qui réussit des performances aussi extraordi- naires ne le fait pas dans les conditions de travail normales. Il est habituellement aidé, appuyé par plusieurs autres ouvriers qui lui préparent le travail et qui le mettent dans de véritables conditions artificielles de compétition. Le stakhanovisme, pas plus que le taylorisme n'est un mouvement spontané des ouvriers dans le procés de production. Son objectif est cependant sensi- 82 blement différent. Alors que le faylorisme tend à pousser à son extrême limite la division du travail et la division « scienti- fique » des gestes dans le travail pour arriver à un meilleur rendement, le stakhanovisme n'a d'autre objectif que de créer des normes artificielles de travail et d'obliger ainsi les autres ouvriers à se tuer pour ne pas se laisser par trop distancer par les chefs de file qui donnent le ton, et sur lesquels est hiérar- chisée l'échelle des salaires. En fait, jamais les ouvriers des équipes de chocs n'arrivent à égaler les normes accomplies par les phénomènes qui sont offerts en exemple. Il est à remarquer que dans la citation que nous venons de donner le seul résultat auquel on est parvenu, c'est « d'entraîner l'atelier à s'occuper d'un plus grand nombre de machines ». Il n'est pas question que toutes les ouvrières arrivent à desservir huit machines au lieu de deux, et pour cause, étant donné que c'est impossible dans des conditions normales de travail. Normales, c'est-à-dire inhu- maines peut-être, mais sans préparation spéciale purement arti- ficielle. Pratiquement, cela consiste à revenir à l'aurore du mouve- ment ouvrier, tel par exemple qu'il est décrit par Engels dans l'Angleterre du xixe siècle : le travail de deux ou de trois, ou même, de quatre ouvriers est fait par un seul, moyennant quel- ques modifications matérielles ou dans l'organisation. Pourtant, ces ouvriers des équipes de chocs constituent une sorte de couche privilégiée, si ce n'est évidemment par rapport au rythme et à l'intensité du travail, au moins par rapport au salaire. Nous allons le voir à travers les citations du premier article. Tout d'abord pour ce qui est de la « spontanéité » du mou- vement : « ... Le mouvement avait commencé à Lipa et s'était étendu sous la direction du Parti, de manière à pouvoir remplir les deux conditions essentielles de notre écono- mie : augmentation de la productivité du travail et réduc- tion des frais de revient... Dans de nombreuses usines, les équipes de choc ont reçu l'appui des dirigeants indus- triels, des groupements du Parti, des Comités d'entre- prises, et leur orientation a été correcte. Cependant, certaines usines n'ont pas encore bien compris le véritable sens des équipes de choc..., elles y sont devenues un service d'urgence pour boucher les trous. Ainsi, il est arrivé aux jeunes équipiers (de la Société de Produits Chimiques de la Région de Usti) de décharger des wagons de pierre à chaux, au lieu de pour- suivre leur travail aux machines, autrement dit à faire un travail de manoeuvre au lieu de leur travail d'ouvriers qualifiés. Dans ce cas, s'est évidemment posé le problème du salaire, les équipiers réclamant à juste titre un salaire moyen d'ouvrier qualifié et ne voulant pas se contenter de celui d'un manoeuvre dont ils avaient été contraints de faire temporairement le travail. Alors, de deur choses l'une : ou bien l'usine paie la différence et subit une perte ou elle refuse de le faire et crée du mécontentement parmi les équipiers. Il ne faut pas confondre la tâche des équi- piers avec celle des brigades de dépannage... « ... Prenons un autre cas : celui des menuisiers de la < 83 même entreprise, qui se sont engagés à décharger après leur travail, des wagons de charbon et de pierres. Il con- vient de récompenser leur effort, à condition que l'entre- prise manque vraiment de main-d'ouvre non qualifiée. « ... Il ne saurait être question dans ce cas d'équipe de choc. Ces ouvriers pourront le devenir le jour où ils auront augmenté la productivité dans leur secteur et qu'ils l'auront maintenue :ou alors qu'ils effectueront leur tra- vail sans déchet ou qu'ils auront trouvé une méthode de réduction des frais de production. Pour l'instant, ils cons- tituent une brigade bien distincte d'une équipe de choc. » Au sein de l'usine Jan Sverma à Prague-Jinonice, l'organisation communiste s'est fixé comme tâche princi- pale d'aider les équipes de choc. Il était temps... d'après leur compte rendus (les ouvriers) avaient décidé å de rares exceptions près qui, elles cherchaient à augmenter la productivité, de déblayer le vieux matériel et de trier celui qui était dans les entrepôts, ceci après leur travail. Sans doute, cette activité a profité à l'entreprise mais il s'agit là tout simplement d'un travail de brigades. A la gare des entreprises Skoda, de Pilsen, ce sont les employés de Skoda eux-mêmes qui effectueront le char- gement et le déchargement des marchandises. Quelques-uns d'entre eux ont créé une équipe de choc. Qu'est-ce qui est arrivé ? « Vous êtes l'équipe de choc, bossez » ont déclaré les autres; et c'est l'équipe de choc qui tous les dimanches a dû effectuer le transfert des marchandises. Au bout de très peu de temps évidemment l'équipe de choc a été dis- soute. » « Erreurs à éviter : tous ces exemples prouvent à quel point le sens véritable des équipes de choc a échappé à la plupart des gens. Il faut bien se rendre compte que le titre flatteur (1) d'équipes de choc ne peut être décerné qu'au travailleur qui augmente systématiquement son ren- dement, qui abaisse volontairement l'ancien temps de production et qui soumet des projets d'amélioration (1). Mais en premier lieu, c'est aux dirigeants et aux fonc- tionnaires du Parti et des Syndicats d'en prendre cons- cience. Ils doivent empêcher que les travailleurs enthou- : siastes soient mal employés. Qu'est-ce que cela signifie ? Tout simplement que les pau- vres types qui travaillent en dehors des heures normales, parce qu'ils ne peuvent simplement vivre avec leur maigre paye, ne font pas partie des privilégiés des équipes de choc, et qu'ils ne peuvent recevoir un salaire analogue. Le travail de brigade c'est tout simplement la journée de huit heures devenue journée de dix ou douze heures. Par contre, si par hasard, et contrairement au règlement pour · ainsi dire (si l'entreprise manque vraiment de main- d'ouvre non qualifiée) les ouvriers d«élite » sont employés à des travaux analogues à ceux des brigades, il est de première importance qu'ils conservent leur salaire de privilégiés. Cela veut dire aussi que ce qu'on appelle « l'augmentation de la productivité du travail et la réduction des frais de revient », c'est essentiellement la baisse systématique des temps. (1) Souligné par nous. 84 une Les équipiers de choc ne sont pas tant payés à la mesure de leurs efforts, que récompensés parce qu'ils jouent le rôle de véritables jaunes en « abaissant volontairement l'ancien temps de production et en soumettant des projets d'amélioration ». Et c'est justement parce qu'ils jouent ce rôle de jaunes que leurs privilèges doivent être intangibles. Lorsque dans les pays capitalistes occidentaux, dont les méthodes d'exploitation se rattachent toutes plus ou moins au principe du système taylor, les chronos passent dans l'atelier pour mesurer les temps de production, la résistance des ou- vriers à accélérer le rythme du travail a toujours été une sorte de réaction solidaire de la part de tous. De plus, cette opération ne se répète pas fréquemment. Mais à présent, chaque jour et à toutes les occasions, les équipes de choc sont devenues le meilleur chronomètre de la direction et les autres ouvriers sont désormais livrés par une équipe de camarades, au contrôle le plus sévère qu'ils aient connus. Ils rencontrent de plus grandes difficultés pour lutter contre les exigences abusives concernant le rendement du travail. Ils sont chaque jour à la merci d'une accusation de « sabotage ». En fait, ce vaste « mouchardage » collectif est des conséquences pratiques de l'existence d'équipes de choc et ce n'est pas la moindre. Ainsi l'inégalité découlant en régime bourgeois de la hiérar- chie des salaires reçoit en régime bureaucratique des fonde- ments plus solides : les ouvriers sont en définitive scindés, car on crée par ces méthodes, au sein même du prolétariat, une couche privilégiée, véritable agent de la bureaucratie dans l'usine. L'aboutissement logique et pratique du rôle dévolu en défi- nitive aux équipiers de choc est exprimé en clair dans le contenu que le Parti communiste a donné à l'agitation à l'usine. En voici quelques documents frappants : «... Il y a quelque temps, dans l'atelier de mécanique des usines G. Kliment, à Chomutov, des journaux muraux ont fait leur apparition. A côté de divers articles d'opi- nion on trouvait en bonne place, sous la rubrique « L'ail », le texte suivant : « nous signalons à tous les employés des ateliers de mécanique que, s'ils ont besoin de matériel, ils peuvent s'adresser en toute confiance au magasinier J. S. qui, pour une somme modique, leur fournira des renseigne- ments précis. » Aux usines G. Kliment la moitié du per- sonnel participe à la compétition. Dans l'effort général pour augmenter la productivité, une bonne préparation du matériel joue un rôle important, car toute recherche inu- tile de matériel retarde les compétiteurs et leur vole un temps précieux de productivité. Le magasinier qui s'occu- pait de rassembler et de distribuer le matériel ne faisait pas bien son devoir, si bien qu'il freinait le travail des com- pétiteurs et leur occasionnait des pertes de temps supplé- mentaires. A peine l'astucieuse remarque eut-elle fait son apparition sur le journal mural, que le magasin se mit à fonctionner impeccablement : les employés sont désor- mais bien pourvus de matériel et le magasinier fait main- tenant partie des bons employés... « ... Le premier numéro de ce journal mural a prouvé qu'il ne s'agissait pas seulement d'un instrument enregis- 85 1 treur, consignant certains événements, mais qu'il est aussi un moyen de formuler une critique et une auto-critique utiles, une méthode pour dévoiler et éliminer les insuffi- sances, qui sont un frein à l'accomplissement du plan. Qu'ont fait encore les journaux muraux pour les employés ? Ils sont de bons propagandistes de la compétition socialiste car ils publient les photographies des meilleurs équipiers de choc, augmentant ainsi l'autorité et l'amour-propre de ceux-ci en même temps qu'ils incitent leurs camarades à un regain d'activité. les journaux muraux sont devenus un instrument efficace pour la propagande de la compétition des nou- velles méthodes de choc et pour l'incitation au travail, « ... Les formes de l'agitation sont multiples et dépen- dent des circonstances et du but. Dans la première salle des machines, à l'usine Gottwald, de Brno, on emploie avec succès de grands tableaux qui font connaître les meil- leurs travailleurs de choc et leurs méthodes de travail. Sur l'un de ces tableaux on mentionne le travail et les mérites de L. Krejci, qui a réussi, grâce à de nouvelles méthodes, à accomplir en un peu moins de trois mois le plan prévu pour huit mois. * ... Evidemment toutes les usines ne comprennent pas la signification de leur travail et de l'agitation et des équipes de cho6. Par exemple à l'usine Buzuluk, de Koma- rov près d'Horovic, on a été incapable d'exploiter les succès professionnels du travailleur de choc Toncara, et d'autres. Ceci s'applique également à l'usine de papier de: Vetrni, etc... Les journaux muraux, la mise en vedette des tra- vailleurs de choc et les tableaux indicateurs ne sont pas les seuls moyens d'agitation : une aide précieuse est fournie, avant tout, dans les usines par le journal de l'usine et le journal parlé. Les brigades militaires cantonnées à Kar- vinska Ostrava publient un bulletin ronéotype. Ce bulle- tin apporte les expériences de travail réalisées par les dif- férentes brigades militaires... Il lutte pour l'accomplisse- ment du piun et des engagements pris à l'occasion au plan et des engagements pris à l'occasion du IX° Congrès. C'est pour cela qu'il trouve une grande audience non sen- lement auprès des brigades militaires, mais auprès des mineurs, contribuant ainsi à l'accomplissement du plan dans les mines. « Journaux d'usine. Certains journaux d'usine au lieu de s'attacher à ce qui est nouveau aujourd'hui dans nos usines, à l'esprit l'initiative, à la compétition et aux travailleurs de choc, publient des chiffres relatifs à l'ac- complissement du plan, des articles officiels remarquables par leur banalité, etc... 1 « ... Il faut surtout et avant tout augmenter l'agitation personnelle, forme d'agitation la plus utile de toutes. Le camarade Slansky a souligné qu'il fallait que chaque com- muniste devint un travailleur de choc, pour donner l'exem- ple aux autres. Le bon exemple est le meilleur moyen pour convaincre. Déjà aujourd'hui les communistes sont à la tête de la compétition socialiste et ils montrent la voie. 86 Les meilleurs travailleurs de choc de la République sont les membres de notre parti. « ...C'est le devoir de tous les travailleurs de choc communistes d'entraîner dans la compétition socialiste le plus grand nombre possible d'employés, partout où ils se trouvent, et cela non seulement par leur exemple au tra- vail, mais par une persuasion constante, de patientes expli- cations sur les relations entre le travail de choc et l'élé- vation du niveau de vie, entre les nouvelles méthodes de travail et l'établissement du socialisme, » On voit tout l'appareil de propagande qui entoure le stakha- visme. En fait, cette propagande elle-même fait partie intégrante du stakhanovisme : d'une part, cette immense entreprise de mou- chardage ne peut réussir qu'en conférant à ses agents équipiers de choc, en plus des avantages matériels qui sont les leurs (et qui d'ailleurs ne représentent nullement dans les faits des avan- tages exorbitants vu le niveau moyen extrêmement de l'existence) l'auréole « morale » et psychologique d'une couche privilégiée: D'autre part, il convient de camoufler ces privilèges derrière une phraséologie « socialiste ». Nous citerons à cet égard encore une phrase, bien révélatrice : « Les équipes de choc qui se multiplient un peu par- tout sans aide spéciale, ne sont pas encore devenues un mouvement de masse. C'est avant tout à nous communistes qu'il appartient d'approfondir et de répandre le travail d'agitation dans les usines, afin que la majorité des tra- vailleurs soient entraînés dans la compétition socialiste, qu devient petit à petit la principale méthode d'instaura- tion du socialisme dans notre pays. » Le stakhanovisme ne deviendra jamais un mouvement de masse ,entraînant « la majorité des travailleurs », pas plus que la petite propriété acquise par la majorité de la population n'est devenue une réalité dans le régime capitaliste. La fonc- tion du stakhanovisme est en effet d'instaurer des méthodes qui ont justement pour effet de pressurer la majorité de la classe ouvrière, de lui imposer des conditions de travail aussi inhu- maines qu’à l'aurore du capitalisme. Ceci dit, il est exact qu'il constitue la «principale méthode » d'instauration du régime bureaucratique, baptisé « socialisme » par la plus cruelle des antiphrases. C'est la raison pour la- quelle les ouvriers doivent lutter activement contre toute ten- tative du type « salaire au rendement progressif » telle que les staliniens le défendent en France, ainsi qu'à toute idéologie dite de la « production », L'exemple de la Tchécoslovaquie, après tant d'autres, est là pour leur montrer où une telle politique les mènerait.' 87 LA VIE DE NOTRE GROUPE . Le 10 juin a eu lieu à la Mutualité la première réunion des lecteurs de & Socialisme ou Barbarie ». Environ 40 camarades étaient présents. Le camarade Chaulieu introduit la discussion en rappelant rapidement les principales positions qui caractérisent notre groupe. Il termine en exposant le but de ces réunions de lecteurs : établir un contact régulier, après chaque numéro, avec notre public, recueillir leurs appréciations, leurs cri- tiques, leurs suggestions pour les numéros à venir. Le camarade Bour, de la Gauche Communiste Internationaliste, tout en regrettant que la Revue ait condamné sommairement les groupes de gauche qui ont vécu pendant la période de bureaucratisation du mouvement ouvrier, affirme que son groupe a été favorablement intéressé par le « sérieux » de la Revue, par notre effort pour étudier les questions qui se posent au mouvement révolutionnaire. Ses critiques portent sur les points suivants : « Socialisme ou Barbarie » semble un peu trop obnubilé par le pro- blème de la bureaucratie. Notre osition syndicale, exprimée dans l'article « Le Cartel des Syndicats autonomes », doit être précisée davantage; le groupe semble s'être trop attaché à la forme antibureaucratique du Cartel, et non à son contenu politique et à ses prises de position pratique : n'a-t-on pas vu le Cartel diffuser un tract faisant l'apologie du Plan Marshall ? Sur le problème des luttes concrètes et de la construction du parti révolutionnaire, Bour pense que nous avons bien vu le double processus par lequel évolue la conscience du proletariat, mais il iAsiste sur le second aspect, l'aspect pratique, le fait que le prolétariat lui-même, au cours des luttes se montre ou non capable de se conduire comme une avant-garde. Il y a actuellement, même pour l'ouvrier révolutionnaire, une « antinomie entre ce que nous pensons et ce que nous sommes capables de réaliser ». Quel sera le rythme de maturation de la conscience révolutionnaire ? On ne peut le fixer de façon théorique; par exemple, il est probable, comme l'affirme le groupe « Socialisme ou Barbarie », que la guerre peut accé- lérer cette maturation; mais Bour pense que celle-ci se développe dès à 88 comme )) présent, et qu'il existe déjà des possibilités d'intervention de la part de l'avant-garde. C'est seulement dans ces expériences que se prouvera la possibilité de construire un parti révolutionnaire où l'expérience du prolé- tariat rejoigne les positions théoriques. Sur l'élaboration d'un programme, que Chaulieu avait indiquée. un des cbjectifs immédiats de notre groupe, Bour pense, comme pour la construction du parti, qu'on ne peut partir uniquement de bases théoriques; l'activité théorique d'un groupe ou d'un parti est extrêmement importante, mais le programme, synthèse de la théorie et de pratique, est construit et réalisé au cours de la montée révolutionnaire. Le parti a surtout un rôle de démystification, de clarification, il doit apporter au pro- létariat les éléments théoriques nécessaires à son action. Le camarade fait eniin deux propositions concrètes : qu'un article soit écrit pour préciser le terme de « barbarie » qui a un certain passé dans la théorie révolutionnaire; que les réunions à venir soient centrées sur un sujet bien délimité. Un certain nombre de camarades bordiguistes du groupe « Internationa- lisme , inierviennent ensuite et tendent à faire porter la discussion sur les divergences existant entre les théories de ce groupe et nos propres positions. Les camarades Philippe et Morel reprochent à Chaulieu d'avoir traiié par-dessous la jambe des courants qui, depuis vingt ans, se sont opposés à la bureaucratie comme à l'orientation trotskiste; on ne peut nier que ces courants soient restés révolutionnaires quelle qu'ait été leur importance numérique; le devoir de « Socialisme ou Barbarie » était de présenter son idéologie à travers une discussion avec ces autres groupes, et non de vouloir à tout prix ouvrir une nouvelle « boutique avec une marchandise plus ou moins empruntée ailleurs. Il n'est pas possible à un groupe qui se présente avec une certaine cohérence de pensée, de déclarer que l'hisioire commence avec lui. Ces camarades soulèvent ensuite des points théoriques. Philippe demande si nous prenons l'alternative « Socialisme ou Barbarie » dans son sens classique, celui de la Révolution permanente. Pour lui, la période actuelle exige que cette perspective soit elle-même révisée; la différence établie par le groupe « Socialisme ou Barbarie » entre l'U.R.S.S. et les U.S.A. implique qu'il y ait là deux orientations possibles. Or pour le camarade, il n'y a qu'une seule orientation dans laquelle s'inscrivent les deux blocs, et l'U.R.S.S. est le miroir où le capitalisme américain voit son propre avenir (le camarade semble se méprendre sur les positions de notre groupe ; une telle formulation est parfaitement acceptable pour nous). Mais une telle appréciation implique pour Philippe une révision de l'ana- lyse marxiste du capitalisme et une critique de l'ancienne conception de la propriété : le capitalisme n'est pas lié à la propriété individuelle comme il l'était pour certains « marxistes ». Morel insiste sur la même idée et va même plus loin : le terme de « classe » n'a plus de sens dans le capitalisme d'Etat russe; la bureaucratie russe n'est pas une « classe » au sens propre de ce terme et Marx lui- même avait déjà parlé de sociétés de type esclavagiste où l'Etat s'est substitué à la classe. D'autre part, Morel reproche à notre perspective de dessiner le schéma d'une unification du monde en un seul système d'exploitation, alors que les faits semblent montrer une dislocation croissante et un cloisonnement des Etats, en particulier dans le bloc russe. Enfin le camarade Salama, du même groupe, refuse la théorie selon laquelle la Russie serait le miroir du monde à venir; le système russe n'est 89 > pas une « norme » historique vers laquelle le monde devait évoluer néces. sairement, ni un facteur déterminant de cette évolution; c'est l'échec des révolutions de 1917-23 qui a introduit une nouvelle perspective historique qui n'existait pas auparavant. Depuis 1927 nous nous situons dans la « Barbarie » et le problème est posé de façon radicalement nouvelle : sortir de la « barbarie » (?!) Les interventions des différents camarades bordiguistes avaient déjà occupé une bonne partie de la réunion lorsque quelques autres camarades intervinrent pour déplorer le tour abstrait et dogmatique pris par la réunion; ils exprimèrent leurs propres réactions ou celles d'autres camarades à la lecture de « Socialisme ou Barbarie » en souhaitant que les camarades fassent des critiques et des suggestions plus positives. Le camarade Léger se fait l'écho d'un certain nombre de réactions sur notre façon d'envisager la guerre qui vient; des lecteurs, tout en voyant que cette guerre peut effectivement occasionner un immense saut en avant dans la conscience prolétarienne, mettent l'accent sur les aspects purement négatifs et « barbares » de la guerre : destructions massives, désagrégation du proletariat, « totalifarisation » brutale de la société ; ils se demandent ces facteurs ne deviendront pas décisifs et ne rendront pas la révolution objectivement impossible avant que la conscience révolutionnaire ait pu aboutir à l'action. Le camaide Rico déclare qu'il a quitté le P.C.I. il y a deux ans, essouf- flé par l'activisme sans base imposé à ses militants. Ayant lu l'article de Lefort sur les erreurs de Trotski dans « Les Temps Modernes », puis le premier numéro de « Socialisme ou Barbarie », il fut attiré par notre effort pour poser sur une base nouvelle les problèmes théoriques. Sans nier le lien nécessaire qui existe entre la théorie et l'action, il pense que la tâche de l'époque actuelle est de ne pas gâcher l'avant-garde révolutionnaire en l'engageant dans des aventures, mais avant tout d'élaborer et de conser- ver un capital théorique. Si le groupe se présente à la classe ouvrière un programme tout fait qu'il considère comme la seule panacée, il a tort. Le camarade demande ensuite si une large liberté de discussion est assurée aux membres du groupe; tout en n'ayant pas de position définie sur le problème du parti, il a une méfiance instinctive à l'égard du parti traditionnel qui bluffe ses propres membres et la classe en impo- sant les idées sans discussion. Enfin le camarade Michel ne constate aucun mûrissement mais plutôt un net recul de la classe ouvrière; il semble douteux que le prolétariat puisse réaliser le socialisme ; dans ces conditions, si la société « direc- toriale » prolonge la société bourgeoise et marque un progrès par rapport à elle, l'idéologie socialiste, irréalisable, a peut-être désormais un carac- tère réactionnaire. Ce compte-rendu ne peut mentionner toutes les réponses données par divers camarades du groupe à ces questions, en général très vastes. Au camarade Rico nous avons conseillé de lire le compte-rendu de la réunion du groupe sur la question du parti: pour nous la discussion dans le parti et hors du parti n'est pas un droit mais un devoir, et nous n'avons, que faire de camarades qui « suivent ». Les statuts du groupe publiés dans le même numéro donnent à nos camarades le droit d'exprimer dans la revue et même, dans certaines limites, dans leur propagande individuelle des positions divergentes de celles de la majorité du groupe. Enfin, Chaulieu' répondit aux objections du camarade Michel: on peut montrer que la conscience de la classe ouvrière continue à se développer si l'on comprend ce que ce mûrissement a de spécifique; il ne s'agit pas essentiellement d'une expérience intellectuelle; si l'histoire du mouvement ouvrier cons- avec ul en une titue elle-même une expérience, c'est qu'à chaque stade cette expérience se trouve en quelque sorte matérialisée dans de nouvelles conditions d'ex- ploitation. C'est ainsi que la bureaucratisation du mouvement ouvrier n'est plus maintenant un problème qui se pose uniquement de façon subjec- tive »; la bureaucratie est désormais une classe ancrée dans l'économie, et son exploitation devient immédiatement sensible aux ouvriers. Il faut dire également que cette expérience historique de la classe ouvrière pro- gresse, car l'exploitation prend des formes de plus en plus nues et totales : la distinction entre dirigeants et exécutants est la dernière base même temps que la plus élémentaire pour un régime de classe. Des expériences telles que celle exposée dans le texte « L'ouvrier américain), que notre rôle est de populariser, montrent combien ces conditions même développent dans le proletariat les capacités nécessaires pour abolir son exploitation par les bureaucrates. Enfin, de toutes façons, et même, en- dehors de l'immense accroissement de l'exploitation qu'elle représente par rapport à la société capitaliste, la société « directoriale » est foncièrement réactionnaire sur le plan économique : la bureaucratie n'a aucune raison de développer les forces productives, et son pouvoir mondial prôné par Burnham, aboutirait à une régression plus profonde encore que la régres sion féodale. Cette première réunion de lecteurs fut dans l'ensemble peu satistai- sante. L'assistance surtout était très réduite en comparaison de l'écho que suscite notre revue. La mauvaise préparation technique n'est pas la raison suffisante pour expliquer cet échec numérique et surtout l'échec quali- tatif de la réunion. Nous croyons que l'attitude de notre public à l'égard de l'activité politique y est pour beaucoup : une large part de nos lecteurs semblent considérer « Socialisme ou Barbarie » beaucoup plus comme revue d'études purement théoriques que comme l'expression d'un groupe politique dont l'objectif est, sans doute à travers une période de clarifi- cation et de propagande, de devenir un centre principal du regroupement de l'avant-garde. D'autre part la composition de notre « auditoire » laissait elle-même à désirer. Près de la moitié des camarades non membres de notre groupe appartenaient à divers groupes « ultra-gauches ». Le mode d'intervention de. ces camarades devait alourdir fatalement la réunion : discussion sur des questions de paternité ou d'originalité des idées, interventions extrêmement générales, longues et parfois confuses. L'importance donnée à la discussion de ces interventions par nos camarades fut une sorte de tribut payé au passé de « l'opposition de gauche », Les camarades bordiguistes " nous ont reproché, d'une part, de n'avoir pas mis à jour nos positions au cours d'une discussion avec eux, d'autre part de vouloir nous, différencier à tout prix sans rien apporter de vraiment nouveau. Chaulieu leur répondit que notre attitude à leur égard est justifiée par un simple bilan : le bordiguisme est un courant international qui existe depuis 28 ans; nous ne lui faisons pas le reproche stupide de n'avoir pas fait la révolution pendant cette période, ni même de ne s'être pas développé numériquement; mais nous constatons que leur effort et leur apport idéologique fut presque nul, qu'ils se limitèrent à des discussions de points de détail, sans jamais tenter de faire le travail d'ensemble qu'exigeait si impérieusement la nouvelle situa- tion. Nous étions parfaitement en droit, nous présentant avec une plate- forme cohérente, universelle et suffisamment élaborée, de ne pas consi- dérer, au départ, comme un devoir impérieux de nous situer de façon détaillée par rapport aux bordiguistes ou à d'autres. Montal donna à l'appui quelques exemples de ce que nous croyons être notre apport à la théorie révolutionnaire : l'étude du stalinisme comme phénomène original au sein du mouvement ouvrier, et non comme simple réédition d'un quel- conque réformisme; l'idée d'une expérience au sein du prolétariat qui s'est poursuivie entre les deux guerres. et qui est positive, alors que les cama- rades parlent de « recul » et de la nécessité de a réveiller la conscience ouvrière » ; notre appréciation du rôle du parti et de ses rapports avec la classe alors que les camarades en sont restés à une conception strictement léninienne, etc. Nous aurons probablement l'occasion de parler plus complètement dans l'avenir des différents courants situés à la gauche du trotskisme, et notre intention n'est nullement de mépriser des camarades qui se situent cons- tamment sur le terrain révolutionnaire, ou d'éviter la discussion avec eux. Mais il est certain que nous donnerons à nos réunions de lecteurs un caractère tout différent: contact direct avec les lecteurs, leurs besoins idéo- logiques et politiques, leurs exigences de tout ordre envers la revue. Quelques suggestions pour des articles à publier ont dès maintenant été retenues (article sur la « Barbarie », sur la « Résistance », sur la « démo- cratie populaire »). C'est une collaboration positive de cet ordre que nous voulons obtenir de nos lecteurs, ceux du moins qui attachent une impor- tance « pratique » aux idées et à la théorie révolutionnaire que nous déga- geons dans « Socialisme ou Barbarie ». 92 NOTES. LA SITUATION INTERNATIONALE avec Comme nous l'avions indiqué dans le dernier numéro la réouver- ture des négociations sur l'Allemagne avait d'abord pour objectif de permettre aux Russes de lever, sans trop perdre la face, le blocus de Berlin. Le 12 mai les « restrictions » sur les communications étaient levées. Le 23 mai s'ouvrait la Conférence de Paris. La position des Russes à cette Conférence était nettement défa- vorable. L'épreuve de force du blocus n'avait réussi qu'à mettre en valeur la supériorité de la technique américaine, et à fournir à l'avia- tion des U.S.A. un large champ d'expérience et de perfectionnement. Economiquement, l'Allemagne orientale, privée du commerce l'Ouest et lourdement mise à tribut par la Russie, était menacée d'asphyxie. L'ensemble de l'Europe orientale a elle-même un besoin urgent de trouver de nouvelles sources de capitaux, pour réaliser ses plans ambitieux d'industrialisation. Si la Russie a dû céder sur le blocus pour obtenir le rétablissement du commerce allemand, elle semble aussi laisser une latitude plus grande à ses satellites : ainsi la Tchécoslovaquie est autorisée à demander des crédits en dollars; signe important du changement de rapport de forces en Europe, si l'on se souvient du brutal refus du Plan Marshall imposé à Prague, il y a un an et demi. Ces facteurs très réels ont imposé un nouveau ton à Vichinsky `lors de la Conférence : ton de businessman, politique de puissance cynique, nostalgie affectée des accords de Potsdam, abandon de la démagogie sur l'unité allemande. Sur ce dernier plan, ce n'est pas un succès mineur pour les occidentaux que d'avoir pu reprendre à leur profit ce thème de propagande. Les Russes, orientés avant tout vers les avantages économiques proposaient une unification dans le style Potsdam, un contrôle quadriparti sur l'Allemagne dans son ensemble et sur la Ruhr (point important pour eux, mais sur lequel personne ne pouvait avoir d'illusions). Les pouvoirs de l'hypothétique Gouvernement allemand seraient largement restreints par le Conseil Quadriparti où le veto russe pourrait jouer son rôle habituel. Les Occidentaur laissèrent bien entendre que de l'eau avait coulé sous les ponts depuis quelques années : l'économie de la zone Ouest restaurée, l'unité des trois zones pratiquement rétablie, une constitu- avec 93 SUI tion acceptable pour eux, consolidant les pouvoirs de la bourgeoisie: allemande. Il leur était facile de proposer l'unification de l'Allemagne sous la constitution de Bonn avec une réduction du contrôle quadri. parti et un retrait des troupes d'occupation dans les ports : le pouvoir des Occidentaux en Allemagne est assez solidement assuré par leur emprise sur l'économie, et la présence de leurs troupes les garantirait contre un éventuel putsch stalinien. Le pouvoir des Russes et des communistes en Allemagne orientale est fonction du rattachement de l'industrie de leur zone à l'industrie russe, mais surtout du pouvoir de l'armée russe, du parti communiste et de la police allemande. Une unification organique signifiait à brève échéance une élimination de ce pouvoir : les élections au Conseil du Peuple Allemand, parlement de la zone orientale, donnaient le 18 mai 33,9 % des suffrages expri- més aux non communistes. Si étonnant que soit ce chiffre par rapport aux habituelles élections' revues et corrigées par les staliniens, il indique bien que le système politique et économique de la zone orien-. tale serait prêt à s'écrouler en cas d'unification sous le régime de la constitution de Bonn. Aucune des deux parties ne croyait sérieusement à un accord possible. Sur le problème propre à Berlin, ni l'accord sur la monnaie, ni la restauration de l'ancien Conseil de contrôle ne peuvent se réaliser.' Les Occidentaux voulaient faire un pas en avant en restreignant, le droit de veio et en augmentant les pouvoirs de la municipalité élue sous le contrôle quadriparti. Les Russes préfèrent encore tenir leur" secteur oriental et ne pas élargir la brèche que Berlin constitue dans leur zone. C'est encore un succès occidental d'avoir forcé Vichinsky à. dire ouvertement qu'on ne pouvait accorder aux Berlinois « ex-enne- mis », les mêmes libertés qu'aux Viennois, Dans leur ensemble, la politique et la propagande russe l'Allemagne semblent profondément désorientées. Mais les Occidentaux, en bonne posture politique, n'ont cependant pas avantage à tenir aussi la dragée haute aux Russes en ce qui concerne les pour parlers écono- miques. Le rétablissement des échanges restaure partiellement une complémentarité traditionnelle entre l'industrie de la Ruhr et l'Alle- magne orientale. Mais, en aucun cas, il ne saurait être question pour l'Amérique d'accepter un nivellement économique des deux zones par un système de vases communiquants; les accords, d'après Acheson, doivent se faire sur une base d'égalité entre volumes et valeurs échan- gés, sans qu'aucun crédit soit accordé. En dehors de rendez-vous fixés pour d’ultérieurs et problématiques pourparlers sur l'Allemagne, le seul résultat de la conférence de Paris fut d'avoir jeté les bases du traité de paix avec l'Autriche. Les avantages concédés à la Russie sont assez grands : mainmise sur les pétroles autrichiens, augmentation du chiffre des réparations contre- une rétrocession assez hypothétique des anciens « avoirs allemands ». détenus par l'U.R.S.S. La seule concession russe est l'abandon des revendications yougoslaves sur la Carinthie, monnaie d'échange bien peu coûteuse ! Dans l'ensemble, les Etats-Unis, sur la défensive ou l'expectative en Extrême-Orient, ont pris l'offensive en Europe, comme le déclare- Dean Acheson. Le Pacte Atlantique est de nouveau à l'ordre du jour comme pièce maitresse de la politique américaine. Sans doute les U.S.A. entendent-ils pousser l'avantage à fond. Mais on se demande, étant donné le raidissement actuel des politiques des deux blocs quels avantages importants peuvent être obtenus « pacifiquement ». Sans- doute les U.S.A. tenteront-ils d'ébranler le bloc des satellites de l'U.R.S.S., en particulier par un soutien accru de Tito. Il est plus douteux qu'ils réussissent à pousser d'autres coins. Des échanges d'autres satellites seront sans doute autorisés par l'U.R.S.S., mais cet 'assouplissement économique a pour contrepartie un resserre- ment de l'étreinte bureaucratique et policière; la mise au mas de l'Eglise tchécoslovaque, soutien de l'opposition « occidentale », n'en est qu'un des signes. accrus avec 94 TROIS GREVES La grève des usines Ford aux Etats-Unis, la grève des cheminots britanniques, la grève des cheminots de Berlin, présentent malgré toutes leurs différences, un tableau frappant de nouvelles formes que la lutte des classes prend à l'époque actuelle, sous la pression de ce facteur essentiel : l'apparition de plus en plus nette de l'exploita- tion du prolétariat par lu bureaucratie issue de son propre sein. La grève Ford se déroule au mois de mai avec, comme arrière-fond, les premiers contre-coups de la surproduction sur l'industrie automo- bile, dont le palronat prend occasion pour pressurer les salaires ouvriers. A la « General, Motors », en vertu d'une clause « d'échelle mobile » incluse dans le contrat de travail, le salaire horaire est «diminué de 2 cents (il mois de mars. La compagnie Ford déclare dans une circulaire à ses employés : « Dans l'ensemble de la nation on trouve une tendance croissante, de la part du patronat et du travail, pour considérer une autre augmentation générale des salaires comme contraire aux meilleurs intérèls des deur. » Cette circulaire était une mise en garde à la veille du renouvelle- ment du contrat de travail. Le précédent contrat expire le 15 juillet et les négociations entre le syndicat de l'automobile U.A.W. et la compagnie devaient commencer le 15 mai. Le plan de Reuther, prési- dent de l'U.A.W., était d'obtenir, au lieu d'une augmentation de salaire, l'octroi d'une retraite pour les vieux ouvriers et de diverses allocations de maladies. La grève ne devait être employée qu'en der- nier ressort. Reuther espérait forcer la main aux deux autres grandes compagnies, General Motors et Chrysler, par une première victoire sur Ford. Ce genre de revendications est caractéristique du rôle actuel de la bureaucratie syndicale; les revendications de retraites, etc... ont deur signification dans un système où les ouvriers sont attachés à l'usine pour des décades. Le rôle « gestionnaire productif » de la bureaucratie syndicale, con intervention croissante pour « régler », au mieux des intérêts de la production, les conflits du travail, appa- raissent ici clairement. Les ouvriers de Ford se soucient peu d'obtenir, après vingt-cinq ou trente ans de travail dans la même usine, une maigre retraite. Ils le montraient dès 1946, en choisissant à une majo- rité de 90 % une augmentation de salaires de 15 cents, au lieu d'un plan de retraite pour vieux ouvriers. Cette opposition d'intérêts et de mentatité entre bureaucrates et ouvriers se révèle violemment au sujet du « speed up » : Ford augmente la vitesse des chaines dans ses usines. Depuis plus de trois mois le syndicat négocie avec la direc- tion pour savoir s'il y a « speed up ». La compagnie nie purement et .simplement. Les bureaucrates sont vite prêts à accepter des argu- ments sur le rendement et la Nationalisation du travail. Le 29 avril, la grève éclate spontanément dans l'atelier de mon- tage B à l'usine de. Rouge, qui groupe 65.000 ouvriers. Dès le début les ouvriers les plus actifs se dressent contre les bureaucrates. Au premier débrayage, 13 ouvriers jettent à terre leur insigne du syndicat. En quelques jours, l'usine de Rouge, puis les 106.000 ouvriers de chez Ford sont en grève. La bureaucratie de l’U.A.W., après avoir refusé à l'usine de Rouge « l'autorisation » de faire la grève acceptait le fait accompli, en ten- tant de reprendre le contrôle de la base. La politique de Reuther est dominée par les facteurs suivants : Rivalité avec d'autres cliques bureaucratiques qui tentent de profiter de l'occasion pour le discréditer. Désintérêt profond pour, la question du « speed up ». Action pour faire cesser rapidement la grève et pouvoir repten- dre les négociations sur le contrat de travail et les pensions, qui lui ncquerront une popularité bien plus grande dans les milieux syndicaux, 95 Dès le début, les bureaucrates avaient pris parti contre les intérêts: ouvriers en se retranchant derrière l'argument : il faut d'abord prouver s'il y a « vraiment » diminution des temps. Arbitre fédéral, représen- tants patronaux, bureaucrates syndicaux étaient bien enclins à se lais- ser « berner » : à chaque contrôle dans les ateliers en question, on re- venait à une cadence normale, pour accélérer à nouveau les temps dès le départ de la commission. Nous savons trop bien que seuls les. ouvriers eux-mêmes, qui sont partout dans le procès de la production, peuvent régler efficacement celle-ci selon leurs intérêts. Quant à la compagnie aidée par l'attitude des bureaucrates, elle pouvait déclarer cyniquement par ia bouche d'un de ses négociateurs : « Il n'y a aucun indice de «speed up » à la chaine... je n'ai encore vu personne tomber raide mort. » Ford, et son directeur du personnel, Bugas, ancien flic du F.B.I., profitant de l'attitude de Reuther, raidissent leur attitude. Ils refusent de négocier avant la reprise du travail. Après 24 jours de grève, Reu- ther réussit à faire accepter, par lassitude, la reprise de travail, avec simple promesse d'arbitrage sur le « speed up » par un « médiateur impartial » ! Ford et les autres compagnies de l'automobile sont main- tenant en bonne place pour les futures négociations sur les contrats de travail. L'intérêt de cette grève, commencée spontanément dans la plus grande usine du monde et poursuivie pendant 24 jours contre l'oppo- sition sourde des bureaucrates, est d'indiquer un début de prise de conscience par les ouvriers, du rôle gestionnaire joué par les bureau- crates. Sans doute les staliniens jouèrent-ils un rôle difficile à peser dans le débrayage; sans doute les ouvriers américains ne sont-ils qu'au début de cette lutte. Cette grève nous semble cependant être caractéristique des nouveaux problèmes qui se posent à l'action révo- lutionnaire, en particulier la lutte contre la surexploitation au rende- ment est l'un des aspects par lesquels le nouveau rôle de la bureau- cratie est appelé à se dévoiler : les bureaucrates, nouvelle classe en puissance, tendent dès maintenant à se substituer aux capitalistes pour rationaliser l'exploitation de la force de travail. En Angleterre, la grève des cheminots pose les problèmes de façon encore plus claire. L'Angleterre marche vers le « socialisme », c'est- à-dire le capitalisme d'Etat, à grands pas. Pour les travaillistes, il s'agit de reprendre une place de première grandeur dans le bloc Ouest en accélérant la concentration de l'industrie, en planifiant la pro- duction, en planifiant surtout « l'austérité » bien connue du tra- vailleur britannique. La politique de Stafford Cripps est le blocage des salaires au niveau de 1947. Comme dans le régime de Tito, « l'indé- pendance nationale » s'achète par une exploitation supplémentaire. A l'inverse de la Russie, l'appareil politique est issu de la bureau- cratie syndicale. Entre les ministres et les dirigeants syndicaux, la dualité est à peine marquée. Les dirigeants syndicaux ont fait accepter l'austérité au nom de « l'avenir ». S'ils acceptent de demander des aug- mentations de salaires, c'est en tout cas à condition que la hiérarchie soit respectée. Au milieu d'autres mouvements, revendications des prostiers, des électriciens, grèves des dockers de Bristol et de Liverpool, la grève des cheminots britanniques apparaît comme la plus typique. Leurs revendications comportent une augmentation de dix shillings du salaire de base par semaine. La grève est commencée spontanément par les chauffeurs et les mécaniciens des lignes à grande distance, qu'on veut forcer à loger plus souvent hors de chez eux. Tous les dimanches, depuis le 22 mai, les trains sont stoppés dans une grando partie de l'Angleterre. Parmi l'ensemble des cheminots on assiste å des débrayages partiels ou à des grèves perlées. Les 1.500 employés de la principale gare de marchandises de Londres décident la grève perlée. Dès le début, le Gouvernement travailliste, puis le Congrès fra- vailliste de Blackpool demandent la reprise du travail et restent 96 intransigeants sur les revendications. La direction syndicale, contre la volonté de qui s'opèrent les débrayages, tente de ne pas s'aliéner“ la base tout en essayant, selon les ordres du gouvernement, de stopper le mouvement. Le gouvernement attaque Figgins, secrétaire du syn- dicat des cheminots, pour son attitude trop conciliantè pour la base; il demande un désaveu officiel de la grève par les syndicats. Mais au fond il n'y a là que deux tactiques pour briser les reins à une grève qui gène les bureaucrates syndicaux participant désormais au pouvoir. Pour s'organiser, les cheminots ont dû passer par-dessus la tête des : bureaucrates. Un comité de grève, siégeant à York, s'est trouvé en conflit direct avec la direction syndicale. Cependant lui-même se trouve dominé par des éléments modérés et décide la reprise du travail pour le dimanche 19 juin. Une conférence nationale des che- minots, réunie le 17, décide également la reprise du travail, tout en menaçant le gouvernement d'une grève perlée généralisée si les négo- ciations sur les salaires n'aboutissent pas avant le 28 juin. Les ouvriers britanniques font actuellement l'expérience des bureaucrates « ouvriers » au pouvoir. Les critiques les plus violentes dénoncent, au sein du comité de grève, les « nouveaux patrons », anciens dirigeants syndicaux,' placés à la tête de l'administration, attaquent leurs « traitements etagérés » et leur « attitude provocante et dictatoriale ». « Tout n'est pas possible sous un gouvernement tra--- vailliste », déclare Bevan, travailliste qui se donne des allures gau- chistes. Les cheminots britanniques savent maintenant que le syndicat est, contre eux, un rouage de l'Etat chargé de les soumettre sans récriminations possibles, à l'exploitation bureaucratique. La déclaration précédente a une résonance vraiment stalinienne. Aussi, lorsque nous voyons les bureaucrates staliniens soutenir une grève en Angleterre ou aux Etats-Unis, demandons-leur comment ils se comportent chez eux... ! A Berlin, les chemins de fer fonctionnent sous la direction stali- nienne. Le 21 mai, l'ensemble des cheminots de Berlin-Ouest, affiliés au syndicat U.G.O., anti-communiste, débrayent. Leur revendication est le payement des salaires en marks occidentaux, le mark oriental' ayant à Berlin-Ouest un pouvoir d'achat très diminué. Il est certain que cette grève a bien choisi son heure, à la veille des négociations de Paris, au moment où le trafic avec l'Ouest est rétabli. Est-ce suffi- sant pour la croire déclanchée par les puissances occidentales ? La suite des événements démontrera le caractère essentiellement auto- nome de ce mouvement. En tout cas, pour les staliniens, pas de question : il s'agit d'écraser cette grève, un des rares sursauts que leur oppression n'a pas séussi à étouffer dans l'oeuf. Pendant plusieurs jours des batailles sanglantes se déroulent entre les cheminots et les briseurs de grève, équipes de choc, policiers staliniens armés jusqu'aux dents. Toutes les armes sont employées : dénonciation des grévistes comme agents de la réaction, tracts sur les inconvénients de la grève pour la population (pas de trains pour la Pentecôte !...), arrêté des autorités soviétiques instaurant la peine de mort contre les actes de « sabotage »... L'attitude des Occidentaux est d'abord favorable à la grève. Les policiers occidentaux, sans intervenir dans la bagarre, protègent les cheminots en grève. Le général Howley, commandant américain, déclare : « La cause des grévistes est la plus légitime que j'ai jamais vue. » Mais rapidement, les Occidentaux s'aperçoivent que ce n'est pas le seul trafic intérieur à Berlin qui est bloqué : les Russes, par représailles, bloquent les trains venant de l'Allemagne de l'Ouest. Revirement des commandants occidentaux qui désavouent maintenont la grève, sous prétexte qu'une partie des revendications (60 % des salaires payés en marks “occidentaux) a été acceptée par les Russes. C'est maintenant le commandant anglais qui accuse les Russes de prolonger la grève « pour des motifs politiques ». Désormais et jusqu'au 27 juin, les cheminots sont seuls, et pres- 97 qu'unanimes, dans la lutte. Leurs revendications se sont étendues à la réintégration des 1.200 cheminots licenciés par les Russes, pour raisons politiques, et des garanties contre les représailles. Les Occi-. dentaux et la Municipalité de Berlin-Ouest ont en vain essayé de leur faire accepter les conditions de la direction des chemins de fer. Le 14 juin, 83 % des cheminots se prononçaient pour la poursuite de la grève, Il est certain que cette lutte avait peu de chances de réussir; du reste, sa plate-forme de revendications était presque désespérée : quelles garanties espérer contre la toute puissance de la police sta- linienne ? Néanmoins, jusqu'aux derniers jours, les cheminots rés- t'èrent sourds aux menaces venues des Occidentaux comme des Russes. Le 26 juin, la Municipalité de Berlin-Ouest menaçait de ne pas payer les jours de grève. Le 27, la direction de l’U.G.O. qui, le jour du référendum (le 14) était déjà pour la reprise, ordonnait, sans consulta- tion des délégués des grévistes, la reprise du travail, La presse stalinienne a vomi sur les cheminots de Berlin, les trai- tant de provocateurs et de nazis. Evidemment, l'accusation « d'anciens nazis » portée contre les ouvriers allemands n'a pour nous qucun sens. Tous les Allemands ont été, si l'on veut, « nazis », comme tous les Russes sont « staliniens ». Du reste « l'Humanité » essayerait en vain d'accorder ses violons avec le chef stalinien W. Ulbricht qui déclarait récemment : « Il ne s'agit plus de savoir qui a été nazi, et qui ne la pas été, et celui qui pose pareille question quand l'unité de l'Alle- magne est en jeu, celui-là travaille contre le Front National. >> Cette grève poursuivie dans les conditions les plus difficiles, calomniée, partiellement utilisée par les Occidentaux dans leur propa- gande, a pour nous une signification très positive. Le fait que les Occidentaux aient cru pouvoir un moment se servir de cette lutte et retourner contre les staliniens leur arme si souvent utilisée en Europe occidentale, ne change rien à la question. Wous sommes devant une lutte qui a pris une forme extrêmement radicale, qui s'est poursuivie d'abord contre les Russes, ensuite contre les Occidentaux, enfin, dans une certaine mesure, contre la propre bureaucratie de ĽU.G.O. Cette grève a démasqué ouvertement les staliniens comme briseurs de grève et comme exploiteurs. Les conditions particulières à Berlin ont permis à la lutte de classes d'éclater dans les interstices du conflit des deux blocs. La violence extrême de ce combat nous permet de mesurer la pression de révolte et d'exaspération qui s'accumule sous la chape de plomb du capitalisme bureaucratique. LA GREVE DES MINES D'AMIANTE DU CANADA FRANÇAIS Selon des informations reçues par l'intermédiaire du groupe trotskiste de la province de Québec, 5.000 mineurs sont en grève à Thetford Mines et à Asbestos, les deux plus grands centres mon- diaux d'extraction de l'amiante. La grève a commencé le 14 février, car les Compagnies refusaient de satisfaire les revendications sui- vantes : 1° Augmentation de 15 cents de l'heure, ce qui porterait le salaire de base à un dollar; 2° Prime de 5 cents de l'heure pour travail de nuit; 3° Deux semaines de vacances payées; 4º Contribution de la Compagnie à un fonds de bien-être social pour les ouvriers. Cette contribution serait fixée à 3 % des salairés payés; 5° Congés payés lors des fêtes catholiques d'obligation (il ne faut pas oublier que la grande majorité des ouvriers de Québec est catholique et inscrite au syndicat catholique); 6° Retenue syndicale sur les salaires de toùs les ouvriers, syndi- 98 qués ou non; la somme globale serait versée directement par l'usine à la caisse syndicale. Ces revendications sont très modérées, puisque le minimum vital estimé par le Ministère du Travail est de 48 dollars par semaine pour sutisfaire les besoins les plus élémentaires d'une famille de cinq personnes. En obtenant satisfaction, les mineurs arriveraient seulement à un salaire de base de 45 dollars. Il faut, d'autre part, noter cette curieuse revendication : la retenue syndicale. Cette pra-: tique, assez fréquente dans les pays anglo-saxons, noue un lien de plus, entre le syndicat et l'entreprise. Bien que ces revendications ne soient en rien révolutionnaires, les Compagnies s'opposent avec achar- nement aux grévistes. La lutte se déroule ainsi dans des conditions très difficiles : le gouvernement l'a déclarée illégale; la police, munie de mitrailleuses et de gaz lacrymogènes, essaie de la briser par la force; les Compagnies multiplient les tentatives de chantage; enfin, les bureaucrates qui dirigent les syndicats catholiques paraissent décidés à faire un compromis « honorable ». Ils ont engagé des pour- parlers avec les délégués des Compagnies, se déclarant prêts à assurer la reprise du travail si les poursuites sont arrêtées et les revendica- tions soumises au tribunal d'arbitrage. Ces concessions de façade paraissent encore trop lourdes aux Compagnies, qui désirent la capi- tulation sans conditions. Mais elles se heurtent à une combativité exceptionnelle des grévistes. La principale Compagnie, la « Canadian Johns Manville », à Asbestos, ayant décidé à remettre son exploita- tion en marche au début du mois de mai, les ouvriers mirent en place des piquets de grève le mercredi 4, à 6 heures du matin, et ils barricadèrent les routes menant à la ville pour empêcher les jaunes d'y entrer. La police essaya de briser le cordon des grévistes, mais les ouvriers se défendirent vigoureusement, désarmèrent tous les flics et en blessèrent douze. D'importences forces de police envahirent la ville le lendemain; à l'annonce de leur arrivée, les grévistes avaient abandonné les barricades et s'étaient dispersés; quelques-uns, accou- rus la veille des villages voisins, s'étaient réfugiés dans l'église, d'où ils furent brutalement délogés. L'état de siège fut proclamé; des arrestations massives eurent lieu. Les flics firent preuve d'une sau- vagerie inouïe : des photos parues dans la presse bourgeoise mon- trent des ouvriers arrêtés, couverts de sang ou profondément mar- qués par les coups reçus lors des interrogatoires. Malgré ces bruta- lités, les grévistes se réunirent le lundi et décidèrent de pousuivre le mouvement, mais les bureaucrates syndicaux se refusent à étendre la grève :ils se contentent d'intenter des poursuites à la Compagnie. Le fait le plus significatif de cette grève, c'est l'attitude de l'église et de la bureaucratie syndicale catholique qui lui est liée. L'église a soutenu le mouvement et les dirigeants des syndicats chrétiens ont apparemment modifié leur attitude classique de collaboration de classe. Cette tendance peut se rapprocher de celle que manifestent les bureaucrates des T.U. britanniques, les positions des deux cou- ches de dirigeants syndicaux étant les mêmes relativement aux ouvriers des deux pays. Les capitalistes. le constatent et s'en éton- nent; voici ce que dit, par exemple, Lewis Brown, le président de la * Canadian Johns Manville » : «Il est surprenant, et c'est là une source de désappointement, de constater que certains représentants de l'église paraissent appuyer les chefs de la grève, qui semblent avoir l'intention d'usurper les fonctions de direction ». 99 LES LIVRES. «LA VIE OUVRIERE SOUS LE SECOND EMPIRE » (1) Un des défauts du livre de Duveau est son abondance de détails. A sa lecture, on se perd dans les différences et les nuances, et il devient difficile de se faire une idée d'ensemble de la vie ouvrière pendant le Second Empire; par contre, il est une source de renseignements copieux et précis. Un autre défaut est cette grande