SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois Comité de Rédaction : P. CHAULIEU Ph. GUILLAUME A. VEGA Gérant : G. ROUSSEAU 000 Adresser mandats et correspondance à : Georges PETIT, 9, Rue de Savoie, Paris Vle et non “SOCIALISME ou BARBARIE" 9, rue de Savoie 150 francs LE NUMÉRO . ABONNEMENT UN AN (4 numéros). 500 francs SOCIALISME OU BARBARIE 1953 et les luttes ouvrières comme ceux en 1953 a marqué un tournant dans la situation internationale : la tension croissante des relations entre les deux blocs impéria- listes a fait place à une certaine stabilisation, des négociations qui traînaient depuis longtemps ont soudain paru devoir aboutir, la course aux armements est momentanément ralentie des deux côtés du rideau de fer. 1953 a également marqué un tournant dans les rapports entre le prolétariat et ses oppresseurs : deux explosions puissantes ont marqué la fin de la période d'apathie et de domination des succursales « ouvrières » des impérialistes sur la classe ouvrière. La révolte de juin 1953 en Allemagne orientale, les grandes grèves d'août 1953 en France après cinq ans de prostration et de désintégration du mouvement ouvrier indiquent la fin d'une période et le début d'une autre. Les événements d'Allemagne aussi de Tchécoslovaquie particulier, dépassent de loin par leur signification la situation actuelle, et sont destinés à rester un des moments culminants de l'histoire de la classe, où celle-ci a démontré dans l'action son dépasse- ment de la mystification bureaucratique stalinienne et sa capacité de mettre en question l'ordre établi des exploiteurs même dans les conditions de la dictature totalitaire la plus moderne. Une relation entre les deux modifications est évidente : le relâchement de la tension internationale, l'élongation de la pers- pective de la guerre ont joué un rôle important dans la nouvelle attitude des ouvriers, en dégageant l'horizon et en diminuant le sentiment de l'annexion inéluctable de leurs luttes par l'un ou l'autre des blocs impérialistes. Mais une autre relation, moins apparente, est beaucoup plus importante : c'est le rôle qu'a joué dans le ralentissement du cours vers la guerre l'opposition du prolétariat à l'exploitation, et en tout premier lieu l'opposition du prolétariat russe. C'est parce qu'elle sentait son régime cra- quer sous l'opposition des ouvriers que la bureaucratie russe. Staline mort ou pas, était obligée d'accorder des concessions, qui entraînaient nécessairement une diminution des dépenses mili- taires et donc aussi une politique extérieure plus conciliante. Que cette opposition n'ait jamais pu se manifester au grand jour ne change rien à l'affaire : les concessions de la bureaucratie russe, réelles ou apparentes, manifestent sa virulence, comme aussi après coup les luttes ouvrières en Tchécoslovaquie et en Alle- magne orientale. 1 Ces modifications des rapports inter-impérialistes et des rapports de classe rendent nécessaire une nouvelle analyse de la situation mondiale et des perspectives des luttes ouvrières dans la période présente. On trouvera un texte sur cette question dans le prochain numéro de « Socialisme ou Barbarie ». Ce numéro-ci est essentiellement consacré à l'analyse des luttes du prolétariat allemand et du prolétariat français pendant cet été de 1953. D'autre part, l'article sur « La bureaucratie syndicale et les ouvriers », qui pose certains problèmes que les militants ouvriers rencontrent dans leur lutte contre les exploiteurs et leurs agents, les bureaucrates « ouvriers », est le premier d'une série de textes sur les problèmes actuels de la lutte ouvrière (revendications, formes d'organisation et de lutte) qui seront publiés dans les prochains numéros de la Revue. - 2 1 Signification de la révolte de Juin 1953 en Allemagne Orientale Les événements de juin 1953 en Allemagne Orientale sont une manifestation de la crise générale du bloc russe. L'élément essen- tiel de cette crise est la résistance de la classe ouvrière à l'exploi- tation de la bureaucratie (1). Le mouvement d'Allemagne fait écho aux grèves de Tchéco- slovaquie, à la sourde opposition des ouvriers russes qui a déterminé les récentes concessions du régime en U.R.S.S. L'élément fondamental de la production, le prolétariat, refuse de collaborer à des tâches qu'il ne reconnait plus comme les siennes. La division du régime bureaucratique en classes et l'antagonisme irréductible des intérêts de ces classes, appa- raissent au grand jour. Les journées de juin constituent un éclatant démenti à la propagande stalinienne sur l'édification du socialisme et la par- ticipation des ouvriers à la gestion de l'économie et de l'Etat. Démenti qui a été donné non seulement par l'action des travail- leurs, mais par l'attitude même du S.E.D. et du gouvernement, dont les jérémiades hypocrites « nous n'avons pas su nous faire écouter par la classe ouvrière », « nous avons appliqué une politique erronée >> et les accusations dépitées « les ouvriers n'ont pas fait preuve de conscience de classe >> prouvent len que le parti et l'Etat sont deux corps étrangers, extérieurs au prolétariat, auquel ils imposent un régime et une politique. Leur isolement est frappant au cours de ces journées : lâchés par la majorité de leurs propres fonctionnaires et par une partie de la police populaire, ils n'ont évité l'effondrement que grâce à l'intervention des troupes russes. Leur rôle : fusilleurs d'ouvriers et serviteurs de l'impérialisme russe. Voici ce qui ne fait plus de doute pour les travailleurs allemands. Egalement évidente l'attitude anti-ouvrière de la « grande amie de l'Est », la Russie 1 (1) Sur le régime social en Allemagne orientale, voir l'étude de Hugo Bell, « Le Stalinisme en Allemagne orientale », publiée dans les Nos 7 (p. 1 à 45) et 8 (p. 31 à 49) de Socialisme ou Barbarie. bureaucratique, dont les troupes sont intervenues pour mater la révolte ouvrière. Mais l'essentiel de ce mouvement c'est la démonstration qu'il est possible pour la classe ouvrière de résister, de s'organiser et de passer à l'attaque dans un régime du type totalitaire stalinien et de l'obliger à faire des concessions importantes. Démenti irrefutable donné à tous les défaitistes, tous les ex- révolutionnaires qui nous rebattaient les oreilles avec la pré- tendue transformation des prolétaires en « esclaves » sous le régime stalinien, avec l'incapacité du prolétariat à lutter contre le capitalisme bureaucratique. Sans doute les événements de juin ont-ils été déterminés par une série de facteurs précis, dont certains découlent de la situation particulière de l'Allemagne Orientale. Par exemple, la proximité de l'Ouest, la possibilité donc de maintenir des contacts avec les ouvriers des pays occidentaux, la possibilité d'exploiter les hésitations de l'occupant, pour lequel la zone orientale a longtemps été un objet de marchandage et dont la propagande pour l'unification de l'Allemagne entravait la liberté de mouvement. Mais d'autres facteurs ont, eux, une signification et une valeur générales. Le fait que l'action ait eu lieu dans les régions de forte concentration industrielle est la preuve que seule la classe ouvrière est capable de mener la lutte contre l'exploitation bureaucratique. Les villes de la zone orientale ont une tradition révolutionnaire fort ancienne. Ce prolétariat qui se révolte en 1953 contre le stalinisme est le même que celui du mouvement spartakiste de janvier 1919 à Berlin, de insurrection de 1921 en Saxe et en Thuringe, le même qui a combattu les chemises brunes pendant des années et a maintenu une sourde résistance au nazisme. Ce n'est pas la masse brute aux réactions élémen- taires qu'aime à décrire le journalisme bourgeois, mais une classe capable de conserver vivante son expérience de lutte et d'organisation. Cette expérience, les ouvriers ont su s'en servir après la fin de la guerre. Le soutien qu'ils ont accordé aux mesures de nationalisation prises par les staliniens, leur tentative d'inter- vention dans la gestion des usines avers des comités d'entre- prise, n'ont pas été de longue durée. Dans la mesure où le caractère bureaucratique de l'Etat s'est dévoilé, les ouvriers ont manifesté leur opposition au régime et celle-ci est devenue peu à peu plus consciente et plus ferme. Ils ont organisé leur résistance à l'exploitation en profitant de toutes les possibilités qu'offrait l'appareil bureaucratique ; ils ont su modifier les formes de la lutte suivant le lieu, l'époque et l'adversaire immédiat. Dès 1949, après la période de reconstruction proprement dite, de famine aussi, l'opposition entre la couche des dirigeants, formée par des anciens techniciens et des anciens ouvriers promus bureaucrates, et l'ensemble des travailleurs se précise. ! Dans les usines, c'est la lutte contre les « stakhanovistes » et les chronométreurs. Dans les assemblées d'usine, dans les réunions syndicales, les ouvriers s'opposent au relèvement des normes de travail, aux mesures tendant à les pousser au rendement. Ils utilisent même les organes de l'appareil bureaucratique qui sont le plus près d'eux, les organismes syndicaux de base, pour défendre leurs droits et ils parviennent à les faire respecter dans bien des cas. Cette opposition s'accentue au début de 1953. La politique de réarmement, d'industrialisation à outrance, de collectivisation rapide de l'agriculture, aggrave la pénurie de produits de consommation et provoque l'augmentation des prix des denrées du marché libre. En même temps, la campagne officielle pour le relèvement « volontaire » des normes se développe. Le Gou- vernement exige un rendement accru des ouvriers. Mais il diminue les prestations des assurances sociales et annule la réduction de 75 % sur les billets de chemin de fer pour les ouvriers se rendant au travail. Des grèves sporadiques éclatent à Magdeburg et à Chemnitz. En mai, une augmentation générale de 10 % des normes est décidée. Elle doit être appliquée à partir de juin. Or, au même moment, le parti décide un tournant destiné à améliorer la situation économique et à faire écho à l'offensive de paix russe. Des mesures de détente sont prises en faveur des paysans, du commerce et de l'industrie privés, de l'Eglise. Mais aucune mesure ne concerne directement les ouvriers. On sait comment cette situation a provoqué l'explosion des 16 et 17 juin, comment la grève, commencée sur les chantiers de construction de la Stalinallée, à Berlin, s'est transformée en manifestation de rue et s'est étendue en un vaste mouvement de révolte de tous les ouvriers de l'Allemagne Orientale (1). Mais ce qu'il faut souligner c'est la nette conscience que les : travailleurs ont manifesté du caractère anti-ouvrier du régime, leur dynamisme dans la lutte, leur capacité d'organisation, la portée politique de leurs initiatives. La formation des comités de grève est un fait établi, reconnu même par la presse officielle. A Berlin, on connait ceux des usines «Kabelwerke », du Block 40 de la Stalinallée, des chan- tiers de Friedrichshein, des aciéries de Henningsdorf. Ce sont d'ailleurs ces métallos de Henningsdorf qui, le matin du 17, avec les ouvriers d'Oranienburg, parcourent 14 kilomètres pour participer aux manifestations et occupent le Stade Walter- Ulbricht, où des discussions ont lieu sur la question du rempla- cement du Gouvernement, pendant lesquelles des ouvriers lancent l'idée d'un «Gouvernement des métallurgistes » (2). Le caractère de la grève est très net dès le début à Berlin. Le 16, devant le siège du Gouvernement, les ouvriers proclament (1) Voir l'article de Sarel, « Combats ouvriers sur l'avenue Staline », dans Les Temps Modernes d'octobre 1953. (2) D'après le correspondant de L'Observateur. des revendications précises : abolition de l'augmentation de 10 % des normes, diminution de 40 % des prix du ravitaillement et des marchandises vendues dans les magasins du secteur libre, démission du Gouvernement, élections libres. Au ministre Selbmann qui essaie de les calmer et s'écrie : « Camarades, je suis aussi un ouvrier, un communiste... », ils répondent : « Tu ne l'es plus, les vrais communistes, c'est nous ». Dans les villes industrielles de la zone, l'action ouvrière est encore plus nette et violente. A Brandenburg, les ouvriers du bâtiment forment un comité de grève avec ceux des chantiers de constructions navales « Thäl. mann»; ils envoient aussitôt des cyclistes aux principales usines. 20.000 manifestants parcourent les rues. Ils libèrent les prisonniers politiques, attaquent le local du S.E.D. La plupart de « vopos » (police populaire) sont désarmés ou rejoignent les manifestants ; une minorité se défend. A Leipzig, plus de 30.000 manifestants attaquent le Bâtiment de la Radio, les locaux du parti. Des policiers populaires sont désarmés. A Rosslau (Elbe), la grève commence aux Chantiers de cons- tructions navales « Rosslauer ». Les ouvriers se dirigent vers la mairie, où le maire finit par se joindre à eux. Ils utilisent des camions avec haut-parleur pris aux « vopos ». Ils pénètrent dans la prison et libèrent 20 prisonniers politiques. Ayant rencontré un camion plein de « vopos », ils les désarment et les enferment en prison. A léna, les grévistes attaquent les locaux du parti, des jeunesses, détruisent leurs dossiers, s'emparent de quelques armes. Ils attaquent la prison et libèrent les détenus politiques. A Halle, les prisonniers politiques sont libérés. A 6 heures du soir des milliers de grévistes se réunissent sur le « Hall- markt » et le «Grossenmarkt » ; des orateurs improvisés prennent la parole ; les tanks russes sont arrêtés au milieu des mani- festants. Un comité central de grève est élu. A Magdeburg, le Palais de Justice, la préfecture, sont attaqués, les dossiers brûlent. 1.000 grévistes attaquent la prison de Sudenburg-Magdeburg. Ils ne peuvent libérer qu'une partie des détenus, car la police populaire tire des toits et les tanks russes interviennent : 12 morts. A Gera, en Thuringe, les grévistes occupent le siège de la police. A Erfurt, la grève est générale et les prisonniers poli- tiques sont libérés. Aux usines Leuna, près de Merseburg, 20.000 ouvriers débraient. Ils forment un comité de grève ; une délégation est envoyée à Berlin pour prendre contact avec les grévistes de la capitale. Le comité de grève de Leuna utilise les installations de radio de l'usine. Les ouvriers marchent sur Merseburg. Environ 240 « vopos » sont désarmés ou rejoignent les colonnes des manifestants. A Merseburg, 30.000 manifestants parcourent les rues, libèrent les prisonniers politiques, désarment les « vopos ». 70.000 per- 6 sonnes se réunissent sur la Uhlandplatz. Il y a là les ouvriers des usines Leuna et Buna, des mines de Gross-Kayna, de la papeterie de Königsmühle, du bâtiment, les traminots, des em- ployés, des « vopos », des ménagères. Ils élisent un comité central de grève de 25 membres. Ayant appris que les troupes russes arrêtent des grévistes et les gardent, les ouvriers se dirigent vers la prison et se font remettre les détenus par les russes. A Bitterfeld, dans la même région, environ 35.000 manifestants se réunissent sur la Platz der Jugend. Le comité central de grève donne l'ordre aux pompiers de nettoyer la ville des inscriptions et affiches staliniennes. Ce même comité envoie un télégramme qui commence ainsi : « Au soi-disant Gouvernement Démocratique Allemand. Nous, travailleurs de l'arrondissement de Bitterfeld, exigeons : 1° Le retrait du soi-disant Gouvernement Démocratique Alle. mand qui est arrivé au pouvoir par des élections truquées ; 2° La constitution d'un Gouvernement provisoire de travail. leurs progressistes......it Il envoie également un télégramme au Haut Commissaire soviétique demandant la levée de l'état de siège à Berlin et «de toutes les mesures prises contre la classe ouvrière pour qu'ainsi, nous, allemands, puissions conserver la croyance que vous êtes effectivement le représentant d'un régime de travailleurs ». Dans toutes ces villes, pendant quelques heures, une journée, les ouvriers sont les maitres de la rue. Des bruits se répandent : le Gouvernement aurait démissionné, les russes n'oseraient pas le soutenir. Les blindés russes sortent enfin, l'état de siège est proclamé, les rassemblements interdits. La police populaire se regroupe. Les ouvriers battent en retraite. Mais la grève dure encore un jour ou deux, davantage dans certaines usines. La résistance des ouvriers n'est pas brisée. Le Gouvernement envoie des émissaires dans les usines pendant que le comité central du parti publie, le 22 juin, un programme destiné à améliorer le niveau de vie et à aider à effacer « l'acrimonie contre le Gouvernement ». Il comporte les dix points suivants : 1. Retour à des normes de production plus faibles et calcul des salaires suivant le système en vigueur le før avril 1953. 2. Réduction des tarifs de transport pour les ouvriers gagnant moins de 500 marks par mois. 3. Réévaluation des pensions de veuves et invalides et des pensions de vieillesse. 4. Les congés de maladie ne seront pas décomptés du congé annuel normal. 5. Pas d'inscription obligatoire à la Sécurité Sociale. 6. Accroissement de 3.600 millions de marks des crédits budgétaires pour les constructions d'appartements et d'im- meubles privés. 7. Attribution de 30 millions de marks supplémentaires pour l'amélioration des installations sanitaires et des services sociaux dans les usines de l'Etat. 8. Attribution de 40 millions de marks supplémentaires pour un nouveau programme culturel destiné à la construction d'un plus grand nombre de cinémas, de théâtres, d'écoles, de jardins d'enfants et d'instituts culturels pour les heures de loisir. 9. Amélioration des chaussures et des vêtements de travail distribués par les syndicats. 10. Réduction des coupures de courant aux dépens de l'in- dustrie lourde, Le mouvement a obligé la bureaucratie à reculer. La résis- tance paie. Enseignement de ces journées que les travailleurs n'oublieront pas et qui peut avoir des profondes répercussions dans les autres pays du « glacis » russe. Mais si la résistance ouvrière est parvenue à s'exprimer ouvertement, à arracher des concessions au régime, c'est parce que celui-ci se débat dans de profondes contradictions. L'industrialisation des pays satellites se fait en fonction des besoins de l’U.R.S.S., sans que celle-ci soit capable de satisfaire aux nécessités en produits de consommation courante et en biens d'équipement. D'où la pénurie de vivres et les difficultés de la planification. Les bureaucraties nationales sont divisées : tandis qu'une partie obéit aveuglément à Moscou, l'autre partie souhaite une politique qui tiendrait davantage compte des inté- rêts « nationaux » et s'effraie du fossé qui se creuse entre elle et la majorité de la population. Le soi-disant parfait fonctionnement du capitalisme bureau- cratique, qui serait arrivé à résoudre toutes les contradictions du capitalisme classique, est donc bien un leurre. Car ni la concurrence, ni l'anarchie du marché, que la planification peut amender, n'en constituent la cause profonde. Celle-ci réside dans l'appropriation du travail par une minorité qui oriente la pro. duction en fonction de ses intérêts et écarte la majorité produc- trice de la gestion de l'économie et de la société. Dans ces conditions, l'industrialisation signifie exploitation accrue du prolétariat. Par l'augmentation de la productivité individuelle, par l'augmentation des heures de travail ou par les deux à la fois, la masse des produits augmente, mais la part que les ouvriers en reçoivent reste la même quand elle ne diminue pas. La partie de la production destinée aux ouvriers, essentiellement des produits de consommation, diminue par rapport à la partie réinvestie et à celle qui est destinée à la consommation de la bureaucratie. Mais ce mécanisme n'a rien d'automatique. La production moderne et surtout l'économie planifiée, exigent une collaboration effective des ouvriers au processus de production. Nécessité technique par suite de la complexité des rouages industriels et du plan. Nécessité politique pour faire accepter les « sacrifices nécessaires ». C'est cette contradiction entre la collaboration indispensable du prolétariat et son exploitation, son aliénation, qui est la cause profonde de la crise du capitalisme, aussi bien traditionnel que 8 bureaucratique. C'est elle qui se trouve à la racine des événe- ments de juin. Depuis 1949, la classe ouvrière du secteur oriental a fait un énorme pas en avant. Surmontant la mystification du « socia- lisme » stalinien, elle a posé de nouveau le vrai problème : la lutte entre exploités et exploiteurs. Au cours de la révolte de juin, indiscutablement spontanée, elle a su se donner, au dehors du cadre syndical et politique traditionnel, des formes d'organisation propres comités de grève et a fait des tentatives importantes pour coordonner son action : formation de comités centraux de grève, envoi de délégations aux usines de la région, dans le cas de Leuna, envoi d'une délégation à Berlin. Sans doute le mouvement n'est-il pas parvenu à une grande clarté politique. L'idée d'un Gouvernement des travailleurs a été avancée dans certains cas, adoptée, par exemple, par le comité de Bitterfeld et, à l'échelon de l'usine, les comités de grève se sont pratiquement substitués à la direction officielle. Mais l'intervention de couches non-prolétariennes dans les mani- festations, s'est traduite par des revendications démocratiques formelles, souvent par du nationalisme. Dans certaines villes, la tendance social-démocrate des ouvriers s'est exprimée ouver- tement (3). Il est clair que l'intervention des troupes russes, avec la proclamation de l'état de siège, a empêché le développement, aussi bien politique que d'organisation, du mouvement. Mais cette intervention même, montre un autre aspect des limites qui lui étaient imposées : la puissance de l'U.R.S.S. comme force contre- révolutionnaire et la possibilité pour Moscou d'utiliser ses troupes contre les travailleurs. Il y a aussi l'isolement de la révolte, le manque d'écho chez les ouvriers de l'Ouest. Il est certain qu'un mouvement de solidarité en Allemagne Occidentale, une grève générale par exemple, aurait constitué une puissante démonstration d'unité ouvrière face aux deux blocs impérialistes et leurs serviteurs de Bonn et de Berlin. Mais les travailleurs de l'Ouest, sous l'influence des dirigeants réformistes, n'ont pas bougé. A la place de la grève de solidarité, il y a eu les mani- festations d'« union sacrée » de Berlin-Est présidées par Ade- nauer, l'exploitation des événements dans un sens nationaliste et la répugnante affaire de la distribution des colis de vivres. Dans les autres pays occidentaux, si des militants isolés ont pu être encouragés par l'action de juin, l'ensemble des travailleurs n'a pas non plus bougé. Mais quelles qu'aient été ses limites, la révolte de juin reste (3) « A Magdeburg, vieux centre social-démocrate, les ouvriers manifes- tent en exigeant la légalisation du parti social-démocrate. Les cheminots de Magdeburg font partir des locomotives avec l'inscription : « Nous ne négo- » cierons ni avec Ulbricht, ni avec Adenauer. Nous négocierons seulement » avec Ollenhauer » (Ollenhauer, chef du parti socialiste de l'Ouest, est origi- naire de Magdeburg). >> « IV• Internationale », juillet 1953. un événement capital de la lutte révolutionnaire. Aboutissement du lent regroupement des travailleurs de la zone orientale et de leur résistance croissante, elle peut représenter le point de départ d'une nouvelle étape. A. VEGA. Le prolétariat d'Allemagne Orientale après la révolte de Juin 1953 La période qui a suivi la révolte du 17 juin peut être divisée en deux étapes : la première occupe 3 à 4 semaines ; la seconde dure encore. La première de ces étapes est marquée par une tentative de libéralisation du régime. Un ouvrier put déclarer dans une assemblée d'usine : « Je suis fier du 17 juin » et sa déclaration fut reproduite par la presse du parti (1). Parallèle- ment un tournant économique s'amorce. Rappelons ici : la baisse des normes, la révision du plan en faveur de l'industrie légère, l'amélioration immédiate du ravitaillement. Cette première étape prit fin au cours de la seconde décade de juillet avec l'arrestation de Fechner et le limogeage de Herrnstadt et de Zaiser, promo- teurs de la libéralisation. La seconde étape signifie le retour aux méthodes politiques « dures », tout en conservant en gros la nouvelle orientation économique. Cependant la situation est changée maintenant en Allemagne orientale et un retour pur et simple aux méthodes politiques d'avant le mois de juin n'est pas possible. L'évolution la plus importante concerne le monde des usines, la conscience ouvrière. Si le 17 juin est le résultat d'un long processus de cristallisation ouvrière où des éléments oppositionnels au régime se regroupent peu à peu de manière très lâche sur la base de l'atelier et du syndicat, la révolte elle-même représente un bond gigantesque dans la reprise de confiance des ouvriers en eux-mêmes. Des comités de grève surgissent. Des milliers d'ouvriers d'avant-garde se révèlent qui désormais se connais- sent, restent en contact. Après la révolte, pendant la période de détente, on est frappé par le caractère unifié que tendent à prendre les revendications ouvrières : réélection des comités syndicaux d'usine, une seconde baisse des normes, diminution des prix du secteur commercial libre, relèvement des salaires les plus bas. Un peu partout des cahiers de revendications locales sont déposés dans les usines. En même temps les ouvriers demandent le limogeage de Ulbricht, leader de la politique dure. En desserrant l'étreinte officielle, Herrnstadt-Zaiser pensaient endiguer l'opposition, espérant que celle-ci s'exercerait dans les limites du régime. Il fallait peu de temps pour s'apercevoir que c'était là une illusion. Indépendamment des événements survenus entre temps à Moscou chute de Beria - il y avait là raison (1) Neues Deutschland, 28-6-1963. may 10 .. .! suffisante pour un retour aux méthodes d'Ulbricht. Mais la lutte ouvrière était à un autre niveau : cela était un fait acquis. Et l'action du régime tout en revenant vers ce qu'elle avait été, devait se renouveler aussi. La critique ouvrière avait toujours été vive en Allemagne orientale et elle ne se limitait pas toujours aux misères immédiates de l'atelier. Des remarques comme : «Les flics ont des bonnes chaussures mais pour nous il n'y en a pas », ou bien : «Les nouveaux dirigeants sont pires que les capitalistes » étaient monnaie courante. En général, il n'arrivait rien à celui qui tenait ces propos s'ils étaient instinc- tifs, si visiblement ils ne correspondaient pas à un système de pensée. Et le plus souvent c'était le cas. Mais depuis le 17 juin, les mêmes propos acquièrent un autre poids. Aussi bien pour l'ouvrier qui a participé à la révolte que pour le bureaucrate qui l'a réprimée, ces remarques jetées dans les réunions, à la cantine, dans le train évoquent maintenant quelque chose de bien précis et des deux côtés on sait qu'elles peuvent se traduire en action. Pendant les 3-4 semaines où régna la politique de détente, les cadres du parti étaient en plein désarroi dans les usines ; par la suite, les dirigeants les reprirent peu à peu en main. Il existe des usines où les militants responsables du parti se réunissent chaque matin avant le travail. Les réunions du personnel sont préparées maintenant de sorte que les propos hostiles au régime soient aussitôt couverts par des menaces : «A la porte ! fas- ciste ! », etc. Tandis qu'auparavant la discussion du rapport était ouverte par un encouragement : « Que chacun dise ce qu'il a sur le cour... », maintenant le cas courant est celui cité par le Neues Deutschland du 2 octobre, où Hermann Mattern, membre du comité central, ouvre ainsi la réunion des ateliers de chemin de fer de Halle : « Il y en a dans votre entreprise qui s'imaginent que nous avons les genoux tremblants de peur... Mais ceux qui pensent pouvoir empêcher la réalisation du cours nouveau... recevront de tels coups sur la tête de notre part que la parole périra sur leurs lèvres. » Effectivement, de nombreux comptes rendus d'assemblées d'usine au cours du mois d'août et septembre se terminent avec la phrase : « Les provocateurs furent remis aux mains des autorités. » A cette époque les ouvriers tentaient de résister au sein usines. Peu à peu, ce type de résistance est abandonné et beaucoup plus nombreux deviennent les comptes rendus d'assemblée d'usine où il est signalé que personne ne prend la parole à la suite du rapport. Cependant la résistance existe. Plusieurs articles signalent des organisations clandestines dans les usines qualifiées soit de fascistes, soit de social-démocrates. Dans l'article cité du Neues Deutschland, Mattern parle d'un « mouvement du travail au ralenti ». Ces groupes, ces « mouvements >> ne sont autre chose que les comités de grève du 17 juin qui, après avoir agi au grand jour, s'adaptent à la nouvelle situation. Surtout, la lutte économique des ouvriers se poursuit. Les petites assemblées de brigade et d'atelier sont animées, comme elles l'ont toujours été, par des discussions sur les conditions de 11 travail, mais à différence de la période précédant le 17 juin, les revendications exprimées sont rassemblées maintenant dans des cahiers. Les comités syndicaux d'atelier, proches des ouvriers semblent jouer dans cette action un rôle essentiel. Les cadres supérieurs des syndicats ainsi que le parti tolèrent ces cahiers de revendications, et en même temps s'efforcent d'inclure leur contenu dans les conventions collectives d'entreprise qui cons- tituent un rouage du régime et où les concessions aux ouvriers comportent une contrepartie d'engagements de réalisation du plan. Si sur le terrain de la vie politique il existe moins de « jeu » que jamais, par contre, sur le terrain de la vie économique le cours nouveau du régime tend à donner satisfaction aux masses populaires : diminution des impôts sur les salaires, diminution des prix, crédits à l'agriculture, crédits à l'industrie légère, enfin, et surtout -- car c'est la revendication la plus typiquement arrachée par l'action des masses : augmentation des salaires des catégories 1 à 4, les plus basses, ce qui renverse la tendance à l'ouverture de l'éventail des salaires, dominante jusque là. Ces concessions du régime aux travailleurs ont été rendues possibles par les concessions de Moscou à Berlin-Est et dont les principales sont : annulation des réparations de guerre, retour des Sociétés Anonymes Soviétiques à l'Allemagne, diminution des frais d'occupation (1). Le niveau de vie des masses s'est amélioré ces derniers mois en Allemagne orientale et sans doute continuera-t-il à s'amé- liorer. Sans doute le régime réussira-t-il à consolider la couche de stakhanovistes, d'aristocrates ouvriers, de bureaucrates qui lui sont dévoués. Mais il semble certain que les rapports entre classe ouvrière et bureaucratie régnante continueront à se poser en termes politiques. D'une part le niveau de vie de l'Allemagne orientale est encore loin derrière celui de l'Allemagne occiden- tale. De l'autre et surtout, les ouvriers ont conscience que l'amé. lioration de leurs conditions de vie est due pour une bonne part à leur action. Au stade qu'il a atteint, le mouvement des ouvriers d'Alle- magne orientale doit résoudre trois types de problèmes, qui d'ailleurs se conditionnent : trouver une formule d'organisation adaptée à la situation ; se donner un programme, une idéologie ; se dépasser, s'allier avec les autres classes opprimées de la nation, prendre des contacts au-delà des frontières du pays posant en même temps, à sa manière, le problème de l'unité allemande. Son avenir dépendra de sa capacité à résoudre ces problèmes. Hugo BELL. 1 (1) Pour apprécier réellement la valeur des concessions, il faudrait les placer dans le cadre général des rapports économiques Allemagne orientale- tenir compte des prix pratiqués dans les échanges entre les deux pays, etc., et ceci n'est pas possible. - 12 1 Les grèves d'Août 1953 . Au mois de juillet 1953, un Parlement indécis votait cependant les pouvoirs spéciaux que lui demandait le gouvernement Laniel. Ce gouvernement improvisé après les « expériences » du type Pinay se plaçait simplement dans la même ligne réactionnaire que ceux qui l'avaient précédé : accommodation à la stagnation de l'écono- mie, incapacité de régler ses problèmes les plus brûlants (rapports avec les U.S.A., Indochine, colonies), tentatives de faire supporter à la classe ouvrière tout le poids du bilan de faillite du capitalisme français. Simultanément au glissement continuel de la politique française vers les solutions les plus réactionnaires, la classe ouvrière se trouvait divisée et démoralisée. Le détachement des ouvriers des organisations traditionnelles se faisait sous la forme d'un abandon pur et simple de la lutte, aucune réaction importante ne se produisait contre les attaques du patronat et de l'Etat. Pour utiliser les pouvoirs qui lui avaient été donnés par le Parle- ment, Laniel et ses conseillers poussèrent l'habileté jusqu'à porter le coup décisif aux fonctionnaires, ces parasites si bien dénoncés lors des précédentes campagnes d'économie, si peu populaires auprès des autres travailleurs et chacun sait cela combatifs. Précaution supplémentaire : la date fut choisie pendant la période des vacances. Les stratèges avaient mis tous les atouts dans leur jeu. Et l'opération échoua. Mais les hommes du gouver- nement ne furent pas les seuls à être stupéfiés de la tournure que prenaient les événements ; les chefs syndicaux ne s'attendaient pas à un tel mouvement et eurent quelque peine à rectifier leur attitude. La grande surprise d'août 1953 eut ses causes principales dans deux séries de faits. D'abord, les projets visant les fonctionnaires, postiers ou cheminots, venaient après une longue suite de promes-, ses non tenues, de restrictions, de menaces et d'attaques contre certains avantages spéciaux compensant mal le niveau particuliè- rement bas des salaires dans ces branches. La mesure était comble. C'était oublier que les travailleurs des services publics comme ceux de l'industrie privée, ne sont pas des domestiques résignés, mais des hommes capables de prendre conscience de leur force, de si peu 13 i s'organiser, et de s'opposer à leurs exploiteurs. (Finalement l'âge de retraite a bien été fixé d'après un certain rapport de force travailleurs-Etat et non d'après l'allongement de la vie qu'entraine l'emploi des antibiotiques en médecine.) Le patron paternaliste qu'est Laniel pouvait ignorer cela. Mais il est révélateur de leur éloignement des travailleurs que les grandes organisations ouvriè- res se soient présentées dans un mouvement de cette ampleur avec une telle absence de perspectives. A ces raisons générales, il faut ajouter le fait déterminant que les mesures du gouvernement Laniel en politique intérieure, tombaient exactement à contre-temps de l'évolution de la politique mondiale. Pour un pays aussi faible et dépendant que la France, cette « erreur » devait être particulièrement grave. Nous avons parlé assez longuement des changements qui sont intervenus dans la situation à l'échelle internationale (1), et qui se traduisent par un ralentissement du cours vers la guerre. C'est en Russie que ces changements se manifestèrent en premier lieu. La mort de Staline en provoquant de profonds remous dans le personnel dirigeant de l'U.R.S.S. fit apparaître au grand jour les contradic- tions permanentes du régime : incapacité de la bureaucratie à soumettre totalement la classe ouvrière, frictions avec les bureau- craties des pays satellites et entre secteurs différents de l'écono- mie en U.R.S.S. même. Les successeurs de Staline furent ainsi contraints à des concessions réelles ou apparentes telles que la baisse des prix, le développement de l'industrie légère au détriment de l'industrie lourde, les mesures de conciliation envers les oppo- sants au régime (et spécialement envers les ouvriers). On sait que dans les pays possédant un fort prolétariat comme l'Allemagne orientale, une lutte s'engagea entre les tendances à la conciliation et les tendances les plus « dures », qui affaiblît le régime et libéra les mouvements de révolte de Berlin et de Tchécoslovaquie où les ouvriers luttèrent en tant que classe contre la classe bureaucra- tique exploiteuse. Ces événements accentuèrent encore la tendance générale au ralentissement des préparatifs de guerre et à la révi- sion de la politique étrangère, et de la diplomatie du bloc oriental. Du côté américain, la reprise partielle de l'initiative politique et diplomatique fit ressortir avec force la non-maturité des condi- tions politiques de la guerre : difficulté à détinir une politique intérieure et extérieure cohérente, difficultés d'ordre économique partiellement masquées par le boom de la guerre de Corée. L'ana- lyse de ces contradictions dans les deux grands blocs impérialistes nous avait amenés dans la note sur la situation internationale citée précédemment à conclure que le prolétariat pouvait béné- ficier de cette situation, et se manifester avec son visage propre, opposé à l'expansionnisme bureaucratique russe, comme à l'impé- rialisme américain, Quelle a été l'incidence des changements dans la politique inter- nationale sur le développement de la lutte des classes en France ? (1) * Socialisme ou Barbarie », no 12 : La situation internationale, p. 48 à 69. 14 Nous devons pour répondre à cette question, nous placer dans l'optique même des travailleurs ; les changements dans la situa- tion objective internationale ont modifié radicalement la percep- tion qu'ont les ouvriers de cette situation, mais aussi de la leur propre. Dans le bloc américain, jusqu'à ce moment, les luttes ouvrières paraissaient avoir comme principal résultat d'aider l'effort de guerre de la Russie ; l'absence d'organisation autonome de la classe et la puissance des organisations staliniennes (en France par exemple) renforçaient cette confusion et les organi- tions réformistes obligées de choisir trouvaient leur place dans la grande coalition anticommuniste bourgeoise en s'opposant à toute tentative de mouvement social. L'autonomie ouvrière ne pou- vait se réaliser que sur un plan très étroitement économique (bien que radical par rapport aux deux blocs en présence) et par ailleurs, des victoires partielles étaient de moins en moins possibles. Si ces facteurs jouaient à long terme dans le sens d'une clarification de la conscience de classe des ouvriers et de l'avant-garde, la pers- pective immédiate de luttes se trouvait singulièrement bouchée. Au contraire, le ralentissement du cours vers la guerre augmenta pour les ouvriers les chances de s'opposer efficacement à leurs exploi- teurs et la possibilité apparut de mener des luttes sans rapport direct avec leur utilisation par les staliniens. L'hypothèque de l'intégration internationale des luttes fut levée ou passa au second plan, les facteurs politiques de division dans la classe ouvrière reculèrent et le rapport de force entre salariés et patrons se trouva de ce fait modifié. C'est dans ce cadre général que les grandes grèves éclatèrent en août 1953. L'opposition des organisations syndicales réformistes et du P.S. à l'aile la plus réactionnaire de la bourgeoisie s'était renforcée depuis la tentative manquée de Mendès France pour réajuster la politique française. Mais les limites de cette opposition étaient tracées par le but recherché : on voulait faire une démonstration en utilisant la classe ouvrière comme instrument, ce qu'on combat- tait, c'était Laniel, et non le régime lui-même ; d'ailleurs on ouvrait l'œil, car on savait combien ces ouvriers, à propos de la moindre revendication sont prompts à mettre en cause tout l'ensemble du système d'exploitation capitaliste : « Devions-nous généraliser le conflit ? La grève générale, c'était ouvrir la porte aux possibilités de maneuvres communistes qui vont par tradition, contre le régime. Or, le Bureau Confédéral n'est pas fait pour jouer la vie de Force Ouvrière à quitte ou double » avoue Bothe- reau, théoricien de F.O. Les staliniens de leur côté, restent très attentifs à exploiter toutes les difficultés de leurs adversaires atlantiques. Mais pousser à bout leur opposition au gouvernement et engager le pays dans une grave crise sociale aurait été en contradiction avec la politique d'apaisement poursuivie par l'U.R.S.S. Les bureaucrates staliniens aussi durent donc s'employer à limiter le mouvement. C'est dans la métallurgie et particulière- ment chez Renault que leur action a été décisive. L'article du camarade Mothé nous montre qu'à ce sujet, point n'est besoin de 15 mesures brutales : les chefs « ouvriers » ont plus d'un moyen de faire avorter une grève. Mais si, séparés, staliniens et réfor- mistes n'auraient jamais été capables de lancer un mouvement de quelque importance contre le gouvernement Laniel, pratiquement unis ils déclenchèrent un véritable raz-de-marée : 2 millions de grévistes le 7 août, 4 millions le surlendemain. Un observateur superficiel pourrait trouver là de quoi s'étonner ! Les réformistes qui ne craignent pas le ridicule, affirmèrent que cette mobilisation inattendue était le fruit de leurs efforts et prouvait l'importance de leur action sur le plan social. D'autres au contraire, et parmi ceux-là les staliniens, les syndicalistes unitaires, les anarchistes et les trotskystes firent ressortir avec satisfaction la justesse de leur orientation unitaire (chacun sait qu'il y a autant de concep- tions de l'unité que de parties séparées). Cette idée mérite qu'on s'y arrête un peu, car l'unité syndicale est une sorte de panacée dont personne n'ose douter aujourd'hui. En août, l'unité fut prati- quement réalisée parmi les ouvriers en grève (nous verrons plus loin quelle différence existe entre l'unité des ouvriers en lutte et l'unité syndicale) : les centrales elles-mêmes eurent des contacts, des initiatives qui firent crier victoire aux champions de l'unité syndicale. Ils oubliaient simplement que ce n'était pas leurs campa- gnes de propagande qui avaient rendu possibles ces contacts et ces initiatives, mais bien plutôt, la modification de la situation objec- tive en diminuant à tous les échelons, la tension entre le bloc russe et le bloc américain. En effet, la division syndicale ne vient-elle pas directement de la nature et du rôle différents des bureaucraties qui tentent d'encadrer et de contrôler le proletariat ? La pluralité syndicale ne signifie-t-elle pas l'acceptation par les ouvriers d'idéo- logies étrangères, et n'est-ce pas en acceptant de combattre pour le compte et sous la direction des bureaucrates staliniens ou réformistes que les ouvriers se trouvent divisés au sein de leur classe ? Cependant quelle que soit la division qui peut se manifester dans les époques de relatif calme social, l'unité ouvrière se réalise nécessairement chaque fois que la lutte éclate. L'attitude des cadres F.O. forcés d'accepter l'unité d'action est significative à ce sujet. C'est que les bienfaits de l'unité ne sont pas à démontrer aux ouvriers qui posent eux-mêmes les questions d'union dans chaque branche et d'extension, de généralisation. L'unité d'action comme seul procédé de lutte est une évidence. On ne concevrait pas que les ouvriers d'un atelier où seraient représentés trois syndicats se missent en grève trois jours différents pour des revendications analogues. Par ailleurs l'unité dans la lutte laisse intacte la criti- que que font déjà d'une manière plus ou moins claire, certains ouvriers des organisations syndicales (soit sous la forme du refus de toute organisation, soit sous la forme d'une fidélité sans illu- sions à l'organisation précédemment choisie). L'unité ouvrière s'oppose donc en cela à l'unité des centrales syndicales qui lors- qu'elle se réalise aboutit à un resserrement du contrôle des orga- nisations traditionnelles sur les ouvriers (1). Si les travailleurs (1) Il n'est pas sans importance de remarquer que la grève a commencé chez les postiers de Bordeaux, dans une corporation où l'influence de l'orga- nisation syndicale stalinienne, la plus lourde, était contrebalancée par celle d'autres syndicats, spécialement sur l'initiative de minoritaires de la Fédé. ration F.O. 16 en lutte tendent à surmonter leurs divisions, c'est au profit d'une unité ouvrière dont l'unité syndicale n'est qu'une caricature. Les grèves prirent au début le caractère d'une lutte purement défensive. On sait que ces fameux droits - qui ne furent d'ailleurs acquis qu'après de longues luttes - s'intégraient parfaitement dans le mode de fonctionnement des grandes entreprises publiques. Sécurité de l'emploi, retraite assurée, régime d'assurances sociales plus avantageux, étaient effectivement utilisés pour s'assurer la fidélité des fonctionnaires : cheminots, postiers, etc... Mais menacés, ces maigres avantages se transformèrent en motifs de lutte. On doit d'ailleurs noter que c'est dans les secteurs où la concentration et l'industrialisation sont le plus poussées : transports, commu- nications, production du gaz, de l'électricité etc., que le mouvement a pris naissance. Il exista cependant un décalage entre l'éclate- ment spontané des grèves, leur étendue et leur durée d'une part, les objectifs poursuivis, les moyens mis en œuvre d'autre part. Ni dans les revendications. (maintien du régime antérieur des retraites) ni dans l'organisation des grèves (le plus souvent, pas de comités de grève élus, mais comités formés des différents res- ponsables syndicaux, voire simples comités de coordination inter- syndicaux, absence de manifestations de rue, évacuation des chantiers ou bureaux) les grévistes ne manifestèrent une volonté de lutte claire et ferme, ne s'affranchirent de la tutelle des direc- tions syndicales. Les grèves d'août représentèrent l'opposition de l'ensemble de la classe ouvrière française à la politique de Laniel et consorts. Ce fut donc à ce moment l'ensemble de la classe ouvrière qui ne sut pas dépasser le cadre étroit dans lequel les syndicats avaient enfermé les grèves : les travailleurs du secteur public en n'abor- dant pas franchement les revendications les plus générales, et les autres ouvriers (métallos en particulier), en ne reconnaissant pas dans ces grèves la lutte de tous les travailleurs contre leurs oppresseurs. Pourtant malgré l'extrême confusion qui régnait dans l'esprit des grévistes quant aux objectifs finaux, et aux possibilités réelles du mouvement, aucune illusion ne subsistait sur le carac- tère soi-disant économique et politiquement neutre de la lutte. Les grévistes avaient conscience de l'enjeu politique de la lutte qui les opposait au gouvernement et les plus anciens parlaient aux jeunes ouvriers de juin 36. Le gouvernement ne fut ni assez fort, ni assez cohérent pour briser le mouvement. La prime spéciale qu'il accorda aux agents de police fit douter de son autorité auprès de ses serviteurs plutôt qu'elle ne prépara ces derniers à des com- bats de rue. Il n'osa pas les lancer contre les grévistes. Malgré un effort spécial pour remettre en marche les transports et communications, il ne parvint avec l'aide du haut personnel de direction de la S.N.C.F., qu'à lancer quelques trains de voyageurs de parade et le recrutement de jaunes fut un lamentable échec dans les P.T.T. Ni victoire ni défaite, mais finalement bilan positif, tel apparaît le résultat des grèves d'août ; ni victoire car les travailleurs sen- 17 SA tirent bien qu'une telle mobilisation ouvrière aurait pu avoir des résultats beaucoup plus importants et que la forme même que prirent les grèves fut bien inoffensive : c'est à peine si ces cen- taines de milliers de travailleurs qui arrêtèrent pendant plus de deux semaines la vie du pays, organisèrent des comités de liaison inter-professionnels pour venir en aide aux familles des grévistes. Ni défaite car pratiquement les décrets sur l'âge de la retraite furent enterrés (1), la grève se prolongea après le 24 avec des manifestations particulièrement combatives à Rouen, Angers, Nantes, les ouvriers interprétèrent la défection des organisations réformistes non comme un échec mais comme une trahison et enfin, le sentiment général, au moment de la reprise était qu'il faudrait remettre ça. Bilan positif puisque les grèves d'août portèrent un coup d'arrêt à l'évolution dans un sens de plus en plus réaction. naire de la politique française, modiflèrent sur le plan social le rapport de force en faveur du proletariat et marquèrent une reprise de confiance de la classe ouvrière dans ses propres forces. Le décalage que nous avons constaté entre la spontanéité des grèves et leur but, leur potentiel et leur forme ne fait qu'exprimer la contradiction qui se trouve dans toutes les actions que les ouvriers engagent aujourd'hui : d'une part la défiance envers les organisations traditionnelles héritées de la période précédente demeure comme une acquisition de l'expérience, valable même lorsque l'attitude de ces organisations parait changer (obligeant les dirigeants syndicaux à des concessions « démocratiques » telles que : élections dans certains cas de comités de grève, discussion et formulation de revendications par les travailleurs eux-mêmes, etc...) ; d'autre part la conscience de l'importance de l'enjeu, le désir des ouvriers de mener une grande bataille, les conduisent à prendre pour cadre organisationnel les grands syndicats solide- ment charpentés, représentés nationalement, en liaison avec les syndicats d'autres branches industrielles et possédant les militants formés pour remplir ces tâches. Les ouvriers les plus enclins à critiquer les syndicats et à se mettre en grève sans en avoir l'ordre étaient les mêmes qui formaient des délégations demandant aux dirigeants syndicaux l'extension de la grève, sa généralisation, etc. Ainsi l'action spontanée est un des moyens par lesquels les ouvriers parviennent à surmonter la tutelle des organisations bureaucra- tiques mais cette spontanéité est immédiatement ressentie comme insuffisante pour régler le problème de la lutte contre le capita- lisme centralisé. Les ouvriers ont parfaitement compris l'obliga. tion où ils sont de s'organiser pour vaincre mais ils savent aussi que l'organisation des masses d'ouvriers est la porte par laquelle s'insinuent les tendances bureaucratiques de domination de la classe ouvrière. Leur oscillation entre la révolte spontanée et la lutte dirigée par les chefs syndicaux dénote qu'aux problèmes (1) Des dirigeants S.N.C.F. qui dans certaines gares avaient cru pouvoir se montrer plus durs que le gouvernement lors de la reprise du travail ont vite compris devant les nouveaux débrayages que cela entraînait qu'ils n'avaient pas du tout remporté de victoire. 18 posés par leur opposition tant à la bourgeoisie capitaliste qu'à la bureaucratie, les ouvriers cherchent une solution sur le plan de l'organisation, Or, les causes qui ont rendu possible l'éclatement des grèves d'août subsistent et en liaison avec le ralentissement du cours vers la guerre il existe désormais, bien que faibles et limitées, des pos- sibilités objectives de succès ouvriers. Il est vrai que la bourgeoisie française 'a des difficultés spéciales (guerre d'Indochine, concur- rence du capitalisme allemand) qui sont à peine ou pas du tout atténuées par les changements dans la politique mondiale mais on sait aussi que la possibilité de donner satisfaction à des reven- dications ne dépend pas de la seule volonté de la bourgeoisie mais d'un certain rapport des forces. Par contre, rien n'indique que les luttes qui éclateront sur ces bases auront l'ampleur des grèves d'août : celles-ci polarisèrent une opposition générale au régime, mais elles ne pouvaient obtenir satisfaction que sur cer- tains points précis tels que l'âge de la retraite etc... (1). Cependant le regain d'activité de la classe ouvrière et le développement des luttes sociales permettent un développement de l'intervention des militants d'avant-garde. L'expérience ouvrière de l'intégration des organisations traditionnelles aux blocs impérialistes se mani- feste non seulement dans le souvenir de l'action de ces organisa- tions (lorsqu'elles combattaient la grève par exemple) mais aussi dans la formulation de mots d'ordre s'opposant aux mots d'ordre d'inspiration bureaucratique (ainsi les revendications tendant à comprimer la hiérarchie des salaires): La tâche des militants d'avant-garde est donc double : 1° formu- ler les revendications par lesquelles les ouvriers révolutionnaires s'opposeront aux directions bureaucratiques, 20 déceler les formes d'organisation et de lutte autonomes dans lesquelles le mouvement ouvrier échappant à l'emprise des bureaucrates pourra coordonner et diriger ses combats. Si le relatif attachement des ouvriers aux organisations traditionnelles signifle bien leur volonté de mener une lutte organisée, c'est de ce fait même que le problème de l'organisation propre de l'avant-garde se trouve posé. Robert DUSSART. CHRONOLOGIE DES GREVES Apparemment rien ne laissait présager l'ampleur du conflit qui allait se développer avant le 4 août 1953. Laniel ayant en mains certains pouvoirs spéciaux, en annonçait l'application proche. Cer- tes la coupe était pleine et les prolétaires de l'Etat se sentaient cette fois la force de résister victorieusement aux attaques que leur Patron s'apprêtait à lancer contre eux. Mais personne n'eut pu prédire que, rapidement, la grève allait grouper 4 millions de travailleurs dans la lutte. (1) Tendance à regrouper une opposition générale au régime, possibilités de satisfaction très limitées : ce qui manque à cette situation intérieure pour devenir révolutionnaire c'est la conscience claire des buts et des moyens, l'organisation autonome de la classe ouvrière. Nous savons que cela ne peut pas être détaché de l'évolution de la situation mondiale et de la perspective de la guerre et de la révolution que porte l'opposition des deux grands blocs impérialistes, 19 • Le MARDI 4 AOUT une journée de protestation des fonction- naires contre les « économies » de Laniel, est organisée par les syndicats. Seule F.0. s'abstient et ne participe pas au mouvement. La C.G.T, invite ses adhérents à participer à la journée du 4 août. Le même jour la section girondine de la Fédération F.0. des P.T.T. lance l'ordre de grève illimitée à Bordeaux. MERCREDI 5, la grève générale des P.T.T. est déclenchée. L'ordre en est donné par F.0., à laquelle se joignent la C.F.T.C. et les autonomes. La plupart des grands centres postiers sont rapide- ment paralysés. La Fédération Postale C.G.T. demande à ses adhé. rents d'appuyer le mouvement. JEUDI 6, le cartel F.0. des Services Publics groupant les chemi. nots, les Services de Santé, les mineurs, le Gaz, l'Electricité, la Régie des Tabacs décide de lancer un ordre de grève de 24 heures. En même temps, les Fédérations C.G.T. envoient une lettre au cartel F.O. et aux autres centrales, proposant une action commune pour le lendemain, dans tous les services publics. La C.F.T.C. lance un ordre de grève de 24 heures également. La grève est totale dans les P.T.T. Laniel lance son premier appel aux grévistes et réquisi- tionne le personnel de l'interurbain. VENDREDI 7, la grève est effective dans tous les Services publics et se développe en profondeur. SAMEDI 8, « Combat » titre « Situation confuse ». Les fonction- naires ont repris le travail, sauf les postiers qui continuent la lutte. Mais les premiers décrets sont arrêtés par le gouvernement. • LUNDI 10. Sous l'influence des cheminots C.G.T., la Fédération demande à ses militants d'organiser l'arrêt du travail dans tous les services. Cette fois la C.G.T. offre aux autres centrales syndi- cales de reprendre la grève. La S.F.1.0. invite ses députés à exiger la convocation du Parlement. MARDI 11. La grève est générale dans tous les Services publics. La base dépasse les directions syndicales en cette journée et force les dernières fédérations (Service Santé) à lancer l'ordre de grève illimitée. F.0. et C.F.T.C. demandent la convocation du Parlement. MERCREDI 12. Laniel dit « non à la grève ». La grève des Ser. vices publics tente de s'étendre au secteur privé. Les syndicats F.O. et C.F.T.C. tentent de forcer la décision de Laniel pour la réunion de l'Assemblée. La date du 21 août est avancée. Laniel répond par un durcissement de l'attitude gouvernementale (arres. tations, menaces, utilisations de la troupe). JEUDI 13. Un seul autobus roule dans Paris. Les grévistes tien- nent malgré les maneuvres venant de toute part. Propagande ultra mensongère du gouvernement. F.0. demande une entrevue à Her. riot, en même temps que l'on joue la généralisation de la grève. F.0. demande également la possibilité de pourparlers avec le C.N.P.F. A travers ces tentatives se font jour les possibilités d'une discussion avec le gouvernement au-dessus des masses en lutte. VENDREDI 14. Situation stationnaire. Le début de grève dans la métallurgie marque le pas (la plupart des ouvriers sont encore en vacances). La C.G.T. publie une déclaration disant qu'elle est prête à discuter avec le gouvernement dans « l'intérêt des travail. leurs ». D'autre part Laniel dit ne pas refuser d'envisager la convo. cation de la Commission des Conventions collectives. SAMEDI 15. La C.F.T.C. commence des conversations avec le gouvernement « au niveau le plus élevé ». Une entrevue a lieu entre Bouladoux et Levard et le Président du Conseil, voulant élargir la discussion aux représentants de F.O. DIMANCHE 16. Jouhaux remet au gouvernement un mémoran- 20 dum au nom du Conseil économique (qui à cette date était en vacances). Une nouvelle fois le vieux bonze réformiste joue les médiateurs. La discussion reprend entre le gouvernement, F.0. et C.F.T.C. Les syndicats dépassés par le mouvement tentent sans être mandatés par les grévistes de faire admettre à Laniel là néces- sité de régler le problème des salaires des postiers, des cheminots, des travailleurs de la R.A.T.P. Dans la nuit du dimanche au lundi, Bacon donne lecture de l'ultimatum aux grévistes, leur enjoignant à rer ndre le travail, aucune discussion ne devant être menée avant la reprise. LUNDI 17. Laniel fait entrer dans les faits son ultimatum. Il exige de F.0. et de la C.F.T.C. que l'ordre de reprise soit donné avant 18 heures. Dans la soirée, il déclare à la radio qu'aucune négociation ne sera engagée avec ceux qui n'auraient pas repris le travail. MARDI 18. La grève rebondit. D'une part les grévistes accep- tent le défi de Laniel et se cristallisent autour des comités de grève, pour une lutte pouvant être encore longue, et sont décidés à ne pas céder. D'autre part les syndicats ulcérés du peu de cas que fait Laniel de leur position, et obligés de ne pas désavouer le mouve- ment à ce stade appuient une nouvelle fois les grévistes. O MERCREDI 19. « Combat » titre : « Laniel s'installe dans la grève ». Les ouvriers de la métallurgie commençant à rentrer se préparent à la lutte. Des débrayages ont lieu chez Renault à Billan- court ; l'usine du Mans cesse le travail. Au Havre la grève est pratiquement totale. Laniel emploie les jaunes à outrance, mais l'orchestration des mensonges lancés par le gouvernement n'atteint pas son but. JEUDI 20. Dans la nuit le M.R.P. joue les conciliateurs entre le gouvernement et les syndicats. On parle d'un accord, puis on le dément. Un certain revirement de la position du gouvernement a lieu, le bureau de l'Assemblée n'ayant pas encore statué sur la convocation du Parlement. Laniel paraît temporiser. Poussés par la volonté des métallos, les syndicats donnent l'ordre de grève générale dans la métallurgie. On verra plus loin comment ils ont fait noyer le poisson (1). VENDREDI 21. La trahison des syndicats éclate au grand jour. F.O. et C.F.T.C. signent un accord avec le gouvernement sur les ves ». En réalité la « base » n'est pas dupe et, malgré les ordres de reprise, très peu de grévistes reprennent le travail. La situation paraît ilottante, l'accord ne donnant pas de précision quant à son contenu. Les grévistes exigent un peu partout des explications. SAMEDI 22. Le gouvernement a reculé sur la question de l'âge de retraite, mais tous les autres points restent en suspens : sanc- tions, paiement des jours de grèves. La question des sanctions, notamment chez les cheminots, cristallise une nouvelle fois la volonté de lutte des grévistes. LUNDI 24. Certains travailleurs qui avaient repris le travail recommencent la grève. La trahison profite aux staliniens qui peu- vent maintenant démasquer F.O. et la C.F.T.C. aux yeux des grévis- tes et centrent leurs mots d'ordre sur la convocation du Parlement. O MARDI 25. Les grévistes sont une nouvelle fois trompés. Il n'y aura pas de convocation du Parlement. 207 signatures de députés (il en fallait 209) sont seulement parvenues. Le mot d'ordre stali. nien est balayé par les faits. La C.G.T. donne l'ordre de reprise de travail. (1) Voir l'article sur « La grève chez Renault ». 21 LA GREVE DES POSTIERS Lorsque le 4 août, à l'appel des fédérations C.G.T., C.F.T.C. et Autonomes, les postiers manifestèrent par divers moyens (pétitions, débrayages limités, grève) contre les « pouvoirs spéciaux », il n'est pas un syndicaliste qui n'ait regretté que cette riposte se fasse à une date choisie par le Gouvernement, c'est-à-dire à un moment défavorable aux luttes. Son succès s'avère un sérieux avertissement pour les Pou- voirs publics et un gage d'espoir pour les syndicats orientés vers un grand mouvement pour octobre... Pourtant la Fédération Postale C.G.T. aurait dû se montrer plus perspicace ; elle avait déjà été victime de l'indiscipline de la corpo- ration osant revendiquer avant de produire, et ce, en pleine période de vacances (août 1946). Le 5 août dernier ce sont les postiers de Bordeaux qui osèrent, en poursuivant la grève amorcée la veille, et en se donnant une direction : le Comité Paritaire. Ils allaient entraîner leurs 230.000 camarades, puis soulever 4 millions de travailleurs. Cette étincelle a failli aveugler les dirigeants syndicaux, Ceux qui réclamèrent la paternité du mouvement, les dirigeants de la Fédéra- tion Syndicaliste F.O. (dont la région bordelaise est la plus représen- tative), étaient alors absents de Paris. Ils n'avaient pas pris part au déclenchement du 4 août, et pourtant ils déclarèrent plus tard : «A Bordeaux, la section régionale de la F.S. réunit ses militants, apprécie la situation et en complet accord avec le B.N. déclenche la grève générale » (« P.T.T.-Syndicaliste », organe de la F.S.F.O., n° 62 d'août- septembre 1953). La situation réelle était que la section girondine pratiquait l'unité d'action avec la C.G.T. au sein d'un comité régional de grève. Etait-elle alors en accord avec le B.N. qui «refuse toute discussion, tout contact avec les responsables cégétistes à quelque échelon qu'ils appartiennent » ? (motion du Congrès de novembre 52). La Fédération F.O. se trouva donc devant un état de fait qu'elle n'avait pas pu provoquer. Quant à la Fédération Postale C.G.T., qui dénie elle aussi toute spontanéité au mouvement, elle enjoignait à ses militants le 5 au soir « d'appuyer tout mouvement démocratiquement décidé » ; c'était avouer que celui-ci lui échappait. Cette grève a surpris tout le monde en éclatant au mois d'août et non en octobre : voilà la spontanéité. Le feu couvait depuis plusieurs mois, pendant lesquels les postiers avaient accumulé une réelle expé- rience qui pouvait favoriser la spontanéité de la grève, la grève géné. ralisée, l'unité d'action. Cette expérience s'était récemment enrichie à l'occasion du mouvement pour la prime de fin d'année (novembre 52- janvier 53) au cours duquel les postiers retrouvèrent le chemin de l'action. A l'appel de 23 collègues du Bureau-gare du Nord (en majorité: non organisés) lancé le 8 novembre 1952 sur le mot d'ordre : « la fin de l'année approche, nous demandons le mois double » et distribué dans tous les bureaux par le canal des sacs postaux, toute la corpo- ration s'ébranla. Par deux fois, le 19 décembre et 22 janvier, la grande salle de la Mutualité est remplie, débordante d'enthousiasme. Une telle mobilisation n'avait pas été réalisée depuis cinq ans. Un congrès régional, puis national réunissait en quelques jours plus de 300 délégués. Un « Comité national pour la prime de fin d'année » est constitué. Les frais de voyage, de tracts, de location de salle avaient été couverts par les listes de souscriptions. Ainsi toute l'organisation du mouvement est passée par-dessus l'appareil syndical ; sa construc- 22 tion rapide s'explique par l'enthousiasme rencontré. Pourtant jamais mot d'ordre ne fut tant contreversé! Fallait-il demander « mois double » ou « prime uniforme » ? Dans le but d'entraîner toutes les catégories, le Congrès se fixa à une prime de fin d'année égale au 1/12e du traitement et ne pouvant être inférieure à 20.000 francs. Son deuxième objectif fut d'essayer d'écarter la prime de 'rendement, facteur constant de division parmi le personnel : la F.N.S.A. avait proposé (et propose toujours) sa suppression et son remplacement par ladite prime de fin d'année, s'échelonnant alors de 20.000 francs à 100.000 francs. Il faut savoir en effet, que la prime au rendement est la seule prime dont bénéficient les postiers mais qu'elle s'étale de 3.700 francs à 194.000 francs par an, et que les facteurs manutentionnaires et auxiliaires en sont exclus (pour les autres l'attribution est faite au choix). Les trois autres fédérations adoptèrent une solution identique : une prime uniforme venant s'ajouter à la prime de rendement et aux heures supplémentaires fictives. Cette revendication a rencontré un écho extraordinaire. En l'absence d'objectif général il est évident qu'un mot d'ordre catégoriste peut capter des salariés au traitement insuffisant. Et cela à plus forte raison lorsque d'autres secteurs natio- nalisés ou à caractère administratif touchent cet appoint sans pouvoir justifier, comme dans les P.T.T., d'un surcroît de travail en fin d'année (ce qui se traduit par la suppression des repos et des congés du 15 décembre au 15 janvier). L'agitation a été menée par des comités élus par chaque service, et sous la forme de pétitions, délégations, arrêts de travail. Elle a été surtout importante dans les bureaux-gares qui concentrent jusqu'à 1.200 agents. L'appel de la gare du Nord trouva là un terrain fertile. Au centre de tri de Paris P.L.M., chaque service, dans chacune des quatre brigades, désigna deux délégués. Ces délégués élurent ensuite un Comité dans lequel entrèrent automatiquement les délégués syn- dicaux. Au cours de la première journée revendicative, un arrêt de travail à 100 % pendant un quart d'heure, affecta chaque brigade avec rassemblement du personnel à la cantine. Pareille démonstration symbolique marquait une reprise de conscience. Malgré tous ces signes révélateurs, la C.F.T.C. ne fut guère engagée à aller de l'avant. Elle s'obstina d'abord à ne pas recon- naître le Comité national qualifié d'irresponsable. Elle se retrancha ensuite derrière le principe de l'octroi d'une avance de 20.000 francs å valoir sur la revalorisation des traitements. La Fédération F.O., d'autre part, ne recherche pas l'attribution de primes' mais la rémunération normale pour toutes les catégories quelles qu'elles soient ». De toute façon son récent Congrès s'était prononcé contre tout contact avec la C.G.T. Néanmoins 3.000 postiers parisiens se retrouvèrent par deux fois à la Mutualité non pas sur des principes mais pour obtenir d'abord 20.000 francs. La plus forte section F.O. (gare Saint-Lazare) s'y trouvait représentée par Margalejo et Rigade ; des militants C.F. T.C. étaient également présents. Seules la F.P.-C.G.T. et la F.N.S.A. soutinrent le mouvement. Placée devant une décision de grève lancée par le Comité pour la prime de fin d'année et prévue pour le 6 janvier, la Fédération Autonome s'y opposa parce que « un arrêt de travail décidé à l'avance et en l'absence de gouvernement constitué, peut entraîner un échec ». Par la suite, Frischman devait condamner ce mot d'ordre « pris sans base suffisante » et décelant « la tendance opportuniste dans nos rangs » (C.N. de juin 53.) Le 9 janvier, un accord C.G.T.-Autonomes est signé « pour intensifier les actions et informer le personnel sur cette scanda- 23 1 leuse répartition des primes de rendement ». Mais ces actions vont se situer bien vite dans le cadre de la « tactique de harcèlement » et « d'union à la base », développée par Gastaud secrétaire de la région parisienne de la Fédération Postale (C.G.T.). Ses articles dans « L'Humanité » remplaçant ceux de Frischman, secrétaire général mais « grippé », sont essentiellement dirigés contre F.O. Cette union à la base au départ avait une perspective : l'unité au sommet ; le Congrès du Comité pour la prime de fin d'année se félicitant de l'appui C.G.T.-F.N.S.A., réclamait l'entente des quatre syndicats. Dans le tract diffusé pour le meeting du 22 janvier, si on lit encore « le C.N. appelle toutes les fédérations à se rencontrer afin de discuter et d'élaborer une revendication commune », c'est parce que les Autonomes ont fait reculer la F.P. (C.G.T.). L'usure et le sectarisme vont suspendre l'action en cours qui voit pour la première fois dans les P.T.T., deux fédérations agir en commun. Durant les mois de mars, avril et mai, la C.F.T.C. s'intègre dans la campagne visant à réduire l'étalement des congrès sur cinq mois (1). Et, lorsque le gouvernement Meyer projette d'attaquer par décrets-lois les droits acquis, un appel national C.G.T.-C.F.T.C.- Autonomes pour une grève de 24 heures le 27 mai est lancé. C'est la chute de Meyer qui fait éclater ce cartel, mais la C.G.T. maintient ce mot d'ordre qui est largement suivi à Paris. Lorsque Laniel proposera ses décrets, l'unanimité des postiers se retrouvera contre lui. Les projets initiaux prévoyaient un recul de l'âge de la retraite, l'arrêt de l'avancement et du recrutement en particulier. Ils s'attaquent à des avantages acquis auxquels les fonctionnaires sont attachés. L'abandon de ces mesures, la titula- risation des auxiliaires et la prime de fin d'année de 20.000 francs sont inscrits au programme d'action. Ce cadre corporatif sera vite dépassé : les 200.000 grévistes se battent pour une revalorisation de leurs traitements bloqués depuis deux ans à un niveau très bas. Voici quelques chiffres : GAIN NET MENSUEL (1) A Paris Facteur minimum maximum 22.042 30.262 Agent des lignes minimum maximum 24.028 34.347 23.426 41.447 Agent d'exploitation .. minimum maximum Inspecteur-élève minimum Inspecteur-adjoint maximum Ouvrier aux travaux minimum manuels maximum Dans la zona ou l'Indom- nité de résidenos est la plus avantageuse 19.209 26.478 21.809 30.238 20.463 36.774 28.651 47.571 16.115 20.463 26.478 39.321 16.700 23.000 32.823 52.993 Contrôleur minimum maximum minimum maximum 18.782 23.426 30.262 44.206 19.500 26.200 (auxil. de bur.) Auxiliaire (1) Y compris l'indemnité de résidence et les retenues de sécurité sociale. (1) Le congé annuel est établi sur gept mois pour les postiers. 24 Un mot sur ce qu'on appelle les calendriers des facteurs qui consti- tuent aux yeux de la population une prime de fin d'année. Disons tout de suite qu'il y a 35.000 facteurs sur 230.000 postiers et qu'environ 15.000 d'entre eux font des calendriers. Ceux-ci sont en effet réservés aux facteurs-lettres, emploi obtenu parfois après douze ans de service de distribution. Le problème est évidemment tout autre, car le facteur sacrifierait volontiers la tradition et la mendicité pour un salaire convenable. Ceci justifie l'attachement des postiers au quatrième point de leur programme : une indemnité d'attente de 7.000 francs. Au meeting organisé salle Wagram le 6 août ils sont 5.000. Les Fédérations F.O., C.F.T.C., Autonomes (la C.G.T, n'ayant jamais lancé l'ordre de grève) en sont les organisateurs. Mais la salle impose la présence de Frischman à la tribune aux côtés de Mourguès, secrétaire général de la F.S.-F.O. des P.T.T. complètement désemparé. L'unité est donc en quelque sorte imposée aux quatre fédérations qui se trouvent à la tribune. C'est la volonté, en vue de la lutte à venir, de voir se forger une direction unique, qui anime et ne cessera pas d'animer les 16.000 postiers qui vont se retrouver chaque matin à la Bourse du Travail. Seul, Portes, secrétaire autonome, exigera la constitution d'un Comité National Interfédéral de grève du 6 au 11 août. Ce qui fut caracté- ristique ce fut la mollesse avec laquelle la F.P. acquiesca en faveur de ce C.N.G. Un Comité régional de coordination se formera donc mais il n'aura qu'un caractère consultatif. Un modeste point est marqué car son effet est avant tout d'ordre psychologique ; dans l'état d'esprit de certains dirigeants syndicaux il est la voie de garage du Comité national de grève. Il apparaissait évident aux grévistes, qu'à l'instar de leurs cama- rades de Bordeaux, il leur fallait constituer un instrument efficace pour la lutte. Un Comité national de grève majeur et paritaire, menant le combat sous leur contrôle, et seul négociant en leur nom, telle est l'exigence qu'ils formulent dès le 6 août. Pendant ce temps les stra- tèges de F.O., soucieux d'éviter un débordement, préfèrent se dépenser dans les antichambres ministériels et usent de toutes leurs capacités de comédiens pour différer leur décision. Elle arrive le 10 août à 11 h. 30 au siège de la Fédération Autonome : « Toutes les délégations que vous pourrez nous envoyer n'y changeront rien. Nous refusons définitivement le C.N.G. Nous voulons négocier seuls. Si nous donnons un ordre de reprise, nous vous en ferons part » (Grimaldi à Portes par téléphone). Nul doute que les négociations sont déjà engagées ; Laniel pourra répondre NON aux grévistes le 17, il sait que le bloc des syndicats se fissure; le temps fera le reste. Cependant les postiers qui avaient obligé Mourguès à accepter Frischman à la tribune pouvaient-ils lui imposer le C.N.G. ? Peut-être, si la F.P. (C.G.T.) avait appuyé la proposition F.N.S.A. au lieu de déclarer que ce n'était pas là chose urgente, qu'il ne fallait rien brusquer. Mais elle n'avait aucun intérêt à le faire. Les premiers jours de grève écoulés, les postiers qui s'étaient opposés dans un geste de défense aux décrets Laniel, avaient posé leurs revendications particulières, puis un programme de relèvement de leurs salaires. Ils se tournèrent vers leurs camarades fonction- naires et les services publics. Mais alors que l'élargissement de la grève devenait nécessaire, les fédérations syndicales provoquaient un éparpillement des luttes sous des prétextes différents mais pour des motifs au fond identiques, à savoir éviter la généralisation du mouvement. Dans son Bulletin nº 2, la Fédération Générale des Syndicats Chrétiens de fonctionnaires écrit entre autres : 14 août le B.F. tout en se félicitant du plein succès de la grève de « Le 25 48 heures, décide de suspendre le mouvement, comme prévu. Le B.F. considérait que sous peine de voir le mouvement dégénérer en épreuve de force contre la démocratie ou en aventure au profit des ment gêné, « réaffirme sa solidarité avec les postiers en grève depuis réactionnaires de droite ou de gauche, il était indispensable de faire le maximum pour éviter les grèves illimitées. » Le 16 août, le Conseil de la Fédération Générale (C.F.T.C.), nulle- 13 jours. » La position de F.O. est similaire, puisque son souci est le même : sauver le gouvernement plutôt que d'être débordé par la « rue », Elle déclenche des grèves de 24 heures et de 48 heures chez les cheminots, le métro et l'E.D.F. ; « elle fait tout pour isoler les P.T.T. » dit Frischman. Mais que propose sa fédération C.G.T. pour élargir et étendre le mouvement ? Dans le même numéro d'août- septembre de la « Fédération Postale », Frischman nous annonce qu'elle & rayé le nom de grève générale de son vocabulaire puisque celle-ci est impossible : « la grève générale est quasi impossible dans les P.T.T. qui comptent plusieurs dizaines de milliers de bureaux, services, équipes.... » (!) Il se montre vraiment maladroit en écrivant plus loin « le mot d'ordre de grève de F.O. est insolite... on est au mois d'août, la classe ouvrière est en vacances. Enfin le gouverne- ment a annoncé son intention de condamner Le Léap et Molino ». La « sagesse » ou la « prudence » de la C.G.T. que d'aucuns mettaient au compte de son désir de conserver l'unité, s'expliquerait peut-être ainsi. Cela en tout cas n'apporterait pas de démenti aux bruits cir. culant sur les tractations entre P.C.F. et gouvernement concernant la libération de Le Léap. Lorsqu'il est proposé d'envoyer des délé- gations au Ministère de la Justice pour demander la libération des cing camarades de l'Interurbain emprisonnés, ou d'organiser des meetings communs avec les grévistes d'autres corporations, la F.P. crie à la provocation. Quand on songe que de semblables manifes- tations se sont déroulées en province spontanément, on peut mesurer la crainte de la C.G.T. d'être débordée, elle aussi, par la «rue ». Cette crainte est évidemment dictée par les nécessités tactiques du P.C.F. : la C.G.T. nous a trop habitués à des mouvements aventuristes pour qu'on la soupçonne de prudence en août 53. Ainsi sous une forme plus nuancée, plus habile, la C.G.T., sans paraître à aucun moment se heurter de front aux grévistes, a pu tout aussi efficacement saboter le mouvement. En expliquant qu'elle a laissé faire dans le but de sauvegarder l'unité du mouvement que le gouvernement aurait alors taxé de « communiste », elle a pu conserver la confiance des masses. Et elle a pu la conserver d'autant plus facilement que la trahison de. F.O. et de C.F.T.C. a été écla- tante, Les 5.000 postiers qui ont écouté chaque matin à la Bourse du Travail, les discours particulièrement enflammés de Leprix et Gati- neau (F.O.), de Garnesson (C.F.T.C.) etc. ne peuvent plus leur reconnaître qu'un incontestable talent de comédiens. C'est vrai- semblablement aussi l'appréciation des deux fédérations dont les dirigeants, fuyant les meetings, menaient « l'action continue » dans les couloirs ministériels pour remporter la « victoire syndicaliste » que l'on sait. Dans « Recherches » (n° 2), revue C.F.T.C. dirigée par Bouladoux, on peut lire : « On nous dira enfin que les résultats obtenus sont minces. Ce n'est pas notre avis. En tout cas à cette question, c'est aux intéressés de répondre. » Eh bien, il se trouve que la totalité des postiers conteste cette victoire qui ne leur rap- porta que des miettes. Dans le programme revendicatif, Leprix (F.O.) avait l'habitude de distinguer la partie défensive (les décrets) et la partie offensive (la prime annuelle de 20.000 francs avec un 26 acompte mensuel de 5.000 francs minimum). La virulence avec laquelle il parlait à la tribune des meetings (en particulier sur le paiement des jours de grève) augmente le ridicule de la capitu- lation du 21 août. Néanmoins le 17 août, F.O. et C.F.T.C. signaient sans sourciller un tract commun disant que le travail ne repren- drait qu'après satisfaction sur ces points ! En ce qui concerne la partie « défensive », satisfaction est prati- quement accordée, mais il faut souligner que le gouvernement avait cédé quant aux décrets le 10 août, c'est-à-dire que la victoire sur ce point précis, a été enlevée par les postiers unis et non par les maquignons de F.O. et de C.F.T.C. Quant à la partie « offensive », le problème du pouvoir d'achat y est « résolu » par l'attribution d'une indemnité spéciale aux petits traitements (indices 100 à 160) dégressive de 36.000 à 1.000 francs par an (pour les zones sans abattement). Pour la prime de fin d'année, alors que la somme de 20.000 francs avait été votée par l'Assemblée, le Comité technique des P.T.T., et promise par deux ministres successifs, les syndicats F.O. et C.F.T.C. lancent l'ordre de reprise du travail sur la base de 6.000 francs en 1953, 12.000 francs en 1954 ! Les journées de grève sont retenues : 3 jours en août, 7 en septembre, et 10 en octobre. L'Administration « promet » la levée des sanctions, mais le 17 septembre décide d'infliger un blâme aux 35.000 agents qui n'avaient pas répondu aux réquisitions. L'ordre de reprise était donné le 21 août à 2 heures par F.O. et la C.F.T.C.; la F.N.S.A. en était informée à 2 h. 45 conime promis. A la lecture des journaux on s'aperçoit qu'il y a surtout eu des promesses : « Dans les P.T.T., on ignore toujours quels seront le montant et les modalités de versement de la prime de produc- tivité. » « Le ministre des P.T.T. a de nouveau reçu ce matin des délégations des syndicats de postiers F.O. et C.F.T.C. Aucun accord n'est encore signé. Les négociations se poursuivent » (« Le Monde », 23-24 août). De toute façon, pas plus Mouguès, Stoesel, Leprix, Gatineau, Grimaldi que Durand, Garnesson, Fleury ne viendront commenter leur victoire devant les 20.000 postiers rassemblés le 21 août à 10 heures à la Bourse du Travail. Mais dans la région parisienne où personne n'est dupe, le travail ne reprendra pas. Mal informée, la province ne suivra pas ; la presse, la radio affirment que les revendications sont satisfaites et que seule la C.G.T. poursuit la grève. Beaucoup de militants ne veulent pas croire à la trahison. Le Comité régional parisien se reconstitua avec des minoritaires F.O. et C.F.T.C. : la minorité chrétienne se déclara représentative de la C.F.T.C., un conseil fédéral régulier ne s'étant pas réuni pour autoriser Durand à signer au nom de la C.F.T.C. les accords avec le gouvernement. Le dimanche 23 août, 650 délégués des comités de grève parisiens font le point : Paris tient bon mais la plupart des grands centres de province ont repris le travail (Bordeaux, Lille, Lyon, Toulouse). Néanmoins le cap du lundi est franchi, on espère une convocation de l'Assemblée Nationale. Cette illusion une fois perdue, les responsables du Comité de grève, la F.P. et la F.N.S.A., réunies le 25 août à 14 heures, décident la reprise ; celle-ci est annoncée et diffusée au meeting monstre de 17 heures. En d'autres circonstances la C.G.T. aurait pu continuer jusqu'au bout malgré le reflux inévitable de la base. Si cette fois elle a agi prudemment, c'est à la fois par suite de la nouvelle politique stali- nienne, et parce qu'elle pouvait déjà largement capitaliser la trahison ouverte des réformistes et des chrétiens, 27 Pour en terminer avec le comportement des directions syndicales il faut dire que le comportement de la jeune Fédération Autonome s'est nettement différencié de celui des centrales bureaucratiques. Ses syndicats qui s'étaient constitués sur la base du corporatisme avaient tendance à se situer sur le terrain de l'amicalisme ; mais déjà, avec le mouvement pour la prime, la F.N.S.A. s'était efforcée de s'intégrer dans des luttes plus générales. Au cours des grèves d'août elle a réussi à définir dans l'action une orientation relative- ment correcte. Elle a dû réagir à l'intérieur de ses rangs contre les anciennes tendances l'isolement. Complètement transformée, la F.N.S.A. est sortie considérablement renforcée de l'épreuve des grandes grèves ; ayant reçu l'apport de jeunes militants elle doit faire face actuellement à une crise de croissance, son appareil n'étant plus en rapport avec sa force. D'ailleurs, la F.P.-C.G.T., avec qui elle pratique seule l'unité d'action, ne s'y est pas trompée. A travers des attaques personnelles contre Lafièvre, secrétaire du syndicat autonome des employés, elle se livre à une entreprise de dénigrement de la F.N.S.A. dans le bulletin cégétiste de Paris-Chèques : « Le Congrès radical, avec son ministre matraqueur de l'Intérieur, Mar- tinaud-Déplat, vient de reprendre l'argument pour demander l'uni- fication syndicale en dehors de toute politique. Sans doute s'agit-il pour lui de l'unification syndicale au sein de la centrale soi-disant apolitique, mais qu'en fait il soutient, la Fédération Nationale des Syndicats Autonomes qui ne cesse de clamer qu'elle ne fait pas de politique. Il voudrait un seul syndicat, mais policier et entièrement au service du gouvernement. » Heureusement, un bilan ne se définit pas seulement par ce qui a été obtenu mais aussi par les perspectives d'avenir ouvertes vers de nouvelles luttes. Et là les postiers ont tiré une expérience positive : la revalorisation réelle des salaires ne peut être obtenue que par une grève générale illimitée de la fonction publique, dirigée par un comité national de grève. La spontanéité du mouvement, un certain débordement des organisations syndicales, l'attitude de celles-ci face à la volonté de la base de voir les fédérations prendre la direction de la grève (ce dernier aspect se retrouve dans la vie des comités de base durant le mois d'août), ont permis aux postiers d'accéder à un niveau de conscience plus élevé. Au centre de tri de Paris P.L.M. (1.400 agents) un comité par service avait été élu, à raison d'un délégué par 10 agents et sans tenir compte des appartenances syndicales : on vote pour le meilleur collègue, celui qui est le plus apte à vous défendre. L'ensemble des 29 comités de service forme le comité de grève du P.L.M. Comme chacun sait les « meilleurs» sont les cégétistes et parmi eux les com- munistes. Le comité est donc déséquilibré en faveur de la C.G.T. Les membres du bureau sont élus sur propositions venant du comité mais on respecte la parité intersyndicale (2 C.G.T., 2 F.O., 2 F.N.S.A.) ; on y adjoint plusieurs inorganisés ; les assemblées du personnel ont lieu matin, midi et soir et sont faites par les responsables syndicaux, à tour de rôle : les décisions sont prises par le bureau à l'unanimité, puis ratifiées par le comité. Ses activités ont été nombreuses et diverses. Il a d'abord assuré la sécurité des cadres requis qui ont rejoint finalement les grévistes lorsque C.R.S. et chômeurs péné- trèrent dans les locaux. Il a eu la charge des piquets de grève et de la caisse de solidarité ; l'organisation de quêtes parmi la population a rapporté 300.000 francs. Ayant obtenu de prendre en mains l'org&- nisation et le fonctionnement de la cantine, il a émis des bons 28 de repas gratuits pour certains agents. Une liaison malheureusement trop faible avec les cheminots de la gare de Lyon a été également entretenue par lui. Lorsqu'un camion de soldats fera son apparition, des cigarettes et du vin leur seront distribués spontanément. Dans l'ensemble, le bureau ne règle que des questions pratiques sauf après le 21 août où commence la discussion sur la trahison de la F.O. et de la C.F.T.C. Aucun syndicat n'y détient la majorité à lui seul, Le jour de la reprise les militants cégétistes suscitent la consti- tution d'un syndicat unique à la faveur du courant unitaire de la base. Le processus est simple : assemblée du personnel, laius de circons- tance, quelques candidatures préalablement choisies sont mises aux voix. Le moment de surprise passé, le personnel s'aperçoit qu'il a plébiscité des militants cégétistes ! D'où réticences, opposition deg autres sections syndicales, autrement dit la division qui renait. Le bureau et le comité de grève sont transformés en bureau provisoire de la section syndicale unique. L'Assemblée générale tranche toutes les questions litigieuses et se trouve seule habilitée à décider de l'orientation. Un appel classique au contrôle de la base et l'affaire est dans le sac. « Quelle meilleure garantie de démocratie que celle de ces élus en contact permanent avec l'ensemble du personnel dont ils expriment les exigences tout en contrôlant de façon permanente l'activité de la section syndicale dans son ensemble... ; il semble bien que toutes les garanties seront apportées aux camarades les plus soucieux de démocratie » (tract distribué par la C.G.T, à Paris-P.L.M.). Le syndicat unique du P.L.M. fut sans lendemain. Une chose reste certaine : les postiers sont rentrés dans leurs bureaux avec une combativité nullement diminuée, sûrs qu'ils n'ont pas été battus, mais qu'ils ont été vendus. Une semaine après la reprise, l'Administration des P.T.T, a' tenté d'aggraver les conditions de travail des employées de Paris-Chèques ; ces dernières ont répondu par un débrayage spontané. Au cours de la semaine du 13 au 19 septembre, une partie du personnel a été invitée à signer indivi- duellement une circulaire qui visait pratiquement à leur retirer le droit de grève. En même temps un blâme était infligé aux 35.000 cadres qui n'avaient pas répondu à l'ordre de réquisition. Ces deux mesures furent rapportées par suite des arrêts de travail à Paris et en province qui leur avaient immédiatement répondu. Le 6 octobre, à l'issue d'une journée revendicative pour le rem- boursement des journées de grève, deux responsables syndicaux furent menacés de suspension au bureau-gare P.L.M. Une grève locale est déclenchée et les sanctions levées le lendemain. Le 8, les chargeurs refusèrent d'accomplir des heures supplémentaires indispensables à l'acheminement normal du courrier : 50.000 sacs s'amoncellent dans la cour. Face à cette situation la Direction accorde des compensa- tions pécuniaires. Mais lorsque les trois responsables syndicaux vont soumettre ces propositions qui leur semblaient honorables aux chargeurs, ceux-ci non seulement refusèrent mais protestèrent en criant même à la trahison ! Une initiative intéressante également, est le regroupement des militants autour du journal « La Tribune libre des P.T.T. » ; elle rencontra un écho si favorable dans la corporation que les fédérations ont dû la reconnaitre officiellement ; en effet une délégation de ce « Comité de liaison » a été reçue par la F.P.-C.G.T., la C.F.T.C., la F.N.S.A. Des militants F.O., cégétistes, la majorité des autonomes, la minorité C.F.T.C. (en réalité majoritaire depuis le Congrès de Lyon, septembre 1953) participent à la vie de ce bulletin de confrontation. 29 Ainsi, la grève d'août en apportant un riche enseignement à la classe ouvrière, n'a pas brisé la volonté de lutte des postiers qui ont soutenu 22 jours de combat et essuyé la trahison des fédérations F.O., C.F.T.C. Le mécontentement subsiste dans les bureaux, le désir de remettre ça et plus fort se manifeste. Ce mécontentement grandit et pourrait s'exprimer par de nouvelles actions au moment où la fin de l'année pose à nouveau le problème de la prime (1). Daniel FABER. LA GREVE DES CHEMINOTS La journée de protestation organisée par la C.G.T. le 4 août s'était passée sans incident notable. Quelques courts débrayages et le dépôt de cahiers de revendications en furent les seules manifestations dans les chemins de fer. Mais, au soir de cette journée, les postiers de Bordeaux décideront la grève illimitée et le lendemain, la grève des P.T.T. s'étendait à tout le territoire. L'atmosphère changea rapide- ment, et les cheminots qui semblaient le 4 août abattus devant les menaces du gouvernement commencent à entrevoir la possibilité de lutter. Le 6 août, la Fédération F.O. des cheminots (ainsi que les autres fédérations du Cartel F.0. des Services publics) lance un ordre de grève de 24 heures pour s'opposer aux projets gouvernementaux. Les Fédérations C.G.T., C.F.T.C., C.G.C. et Cadres Autonomes de cheminots lancent à leur tour des ordres de grève de 24 heures. Le 7 à 0 heure, la S.N.C.F. est complètement paralysée. Les cheminots se retrouvent tous ensemble dans la lutte et l'enthousiasme est grand. Tout semble facile : les postiers sont en grève depuis le 5 sans défaillance, toutes les fédérations ont accepté la même position de lutte contre les décrets-lois, la grève s'étend ou menace dans les autres branches des Services publics. Le mouvement est si bien parti que les fédérations C.F.T.C., F.O., C.G.C. et Cadres Autonomes qui n'avaient pas su se concerter pour lancer un mot d'ordre de grève commun doivent se réunir dans la matinée du 7 pour confirmer que le travail reprendra à 24 heures. Mais la reprise s'effectue mal ; dans les gares et les dépôts, les cheminots qui reprennent le travail, semblent pleins d'arrière-pensées. La grève se poursuit d'ailleurs dans certains centres : Roanne, Lyon, Saint-Etienne. Le gouvernement publie le décret relatif à l'âge de la retraite le 9 août, et la grève s'étend rapidement, soutenue par la présence des dirigeants de la Fédération C.G.T. dans les centres de province. Les cheminots répètent complaisamment qu'ils mènent une lutte purement corporative, mais ils n'y croient pas et reconnaissent volontiers que la grève est apo. litique seulement dans le sens qu'elle ne peut pas être imnutée au Parti communiste par les journaux réactionnaires. Des dirigeants locaux de la C.F.T.C. ou de F.O. (délégués, secrétaires de section, etc.), obligés par leurs adhérents de prendre leurs responsabilités, se servent de cette soi-disant neutralité du mouvement pour excuser leur pré- sence dans les comités de grève au côté des staliniens. Ceux-ci sont très prudents, et n'avancent, qu'avec circonspection leurs mots d'ordre de lutte contre Laniel et de convocation du Parlement. Au début, les di ants réformistes, mettent un certain temps à com- (1) Cet article était déjà composé lorsqu'éclata la grève des bureaux- gares de Paris ; nous en parlerons dans notre prochain numéro. 30 prendre l'ampleur du mouvement engagé. Ils s'empêtrent le 9 et le 10, dans des discussions et réunions avec leurs « amis politiques » de la S.F.I.O., ou du M.R.P. et entre eux (F.O., C.F.T.C., Cadres), Pendant ce temps, la grève s'est étendue dans l'unité et en bousculant parfois quelques bureaucrates subalternes de F.O. ou de la C.F.T.C. qui hési- taient à prendre position sans ordre de leur fédération. Le mouve- ment est tel que la C.G.T. peut lancer le 10, l'ordre fédéral de grève illimitée des cheminots. Les coups de téléphone se succèdent à F.0. ; les responsables locaux ne peuvent plus reculer dans leurs services, ils veulent être couverts par un ordre de grève fédéral. Cet ordre est donné pour le 11 à 0 heure, la Fédération Générale Autonome des Mécaniciens et Chauffeurs donne également l'ordre de grève pour le 11 à 0 heure, et les cadres autonomes suivent le 12. La C.F.T.C. a des difficultés avec ses tuteurs du M.R.P. et ne pourra donner l'ordre de grève que le 13 août, mais dans la plupart des centres, ses militants était en grève depuis plusieurs jours. Le mouvement d'avertissement du 7, était dirigé contre les décrets- lois dont la teneur était connue des organisations. Il comprenait des revendications vagues : refus du recul d'âge de la retraite, arrêt du démembrement de la S.C.N.F., reprise du recrutement, défense du régime particulier de Sécurité sociale et, d'une manière générale, critique de la politique réactionnaire du gouvernement. Le 10, les ordres de grève des fédérations demandaient l'abolition du décret 53711, qui venait d'être publié au « Journal officiel », et le maintien de la législation de 1911 relative aux retraites. Le maintien du statu-quo en matière de retraite, resta pratiquement jusqu'à la fin de la grève, le seul mot d'ordre. Les autres revendications (salaire minimum, etc.) vinrent simplement s'y ajouter d'une manière artificielle, sans expli- cations. Aucune volonté de changer le cours de la grève n'apparut dans les tracts des organisations syndicales. Or, on peut estimer, que plus de 80 % des cheminots dépassent effectivement l'âge d'ouverture du droit à pension de retraite (c'est-à-dire, par exemple, que dans la plupart des cas, un cheminot de service sédentaire ayant 55 ans d'âge, et 25 ans de versement à la Caisse des Retraites condition requise dans le statut de 1911 qui donc pourrait prendre inmé- diatement sa retraite, attendra deux ou trois ans, parfois même beaucoup plus s'il est de grade élevé avant de demander à partir en retraite). Les spécialistes du gouvernement qui connaissent bien ces faits et qui comptaient dessus pour la réussite de leur opération, ne sont pas encore revenus de leur surprise. Le décalage entre les revendications mises en avant, et l'extension de la lutte, n'est cepen- dant pas sans signification. 1° Les revendications formulées par les syndicats expriment rare- ment la totalité des aspirations des travailleurs. Ce qui était surtout sensible aux cheminots en août, c'était l'intervention de l'Etat dans un statut acquis depuis de longues années, la porte ouverte à d'autres mesures. Ils ont su unir leurs forces, et refermer cette porte. 2° La dynamique même de la lutte entraîne dès le début les tra- vailleurs à se poser tout le problème des rapports avec les exploiteurs. En août, les cheminots se posaient le problème du renversement de Laniel, ils discutaient entre eux de juin 36. Bien sûr, comme il ne suffisait pas de se poser le problème, ils n'ont pas su dépasser les organisations syndicales sur ce terrain. Un autre point important doit être signalé dans le déclenchement de la grève : les pressions opérées sur les responsables syndicaux locaux pour que leurs fédérations donnent des ordres de grève, les 31 démarches et délégations faites dans ce sens auprès de F.O. et de la C.F.T.C., l'enthousiasme qui a accueilli les ordres de grève simultanés, les pressions répercutées jusqu'aux cadres confédéraux de la C.G.T. pour qu'ils déclenchent la grève générale, tous ces faits démontrent que les cheminots désiraient engager une lutte, et qu'à leur avis, seuls les grands syndicats avaient les forces et l'organisation nécessaire pour mener cette lutte å la victoire. Peut-être cette idée était-elle plus marquée chez les cheminots où la lutte doit être totale et parfaitement coordonnée, sous peine d'échec mais la plupart des grévistes manifestaient des sentiments analogues. - Dès le 11, le mouvement avait été dirigé par des Comités de grève dont l'élection s'était faite le plus souvent au cours des premières assemblées de grévistes. Des responsables appartenant à la C.G.T. étaient à la tribune et avaient proposé différents camarades, pour la plupart des secrétaires de syndicats, et des activistes divers de la C.G.T. Parfois des militants F.O. ou C.F.T.C. participaient aux comités de grève, mais en général, les comités ne furent élargis que le 12 et le 13, aux dirigeants syndicaux F.O. ou C.F.T.C. Rapidement ces dirigeants locaux de F.O. et C.F.T.C. se trouvèrent placés en avant par rapport à leurs fédérations et ils s'efforcèrent alors de oncilier les ordres impératifs qu'ils recevaient de leurs chefs syndicaux, avec la volonté de lutte des cheminots (1). Cependant ces comités de grève et les fédérations parvinrent à prendre une position assez nette au sujet des ordres de réquisition. Là, encore, ce furent les travailleurs qui exigèrent des prises de position nettes et, en fait, le refus des ordres de réquisition, leur collectage par les comités de grève qui les renvoyèrent en bloc aux préfets permirent de passer l'obstacle de la répression gouvernementale et patronale. Gouvernement et Direction de la S.N.C.F. reculèrent sur ce point. Seuls les cadres obtempérèrent : d'une part les hauts cadres affiliés au S.P.I.D. (C.G.C.) n'entrèrent pas en grève, et d'autre part, les Cadres Auto- nomes ne participèrent que d'une manière lointaine à son déroulement, accusant ainsi l'évolution qui, depuis la scission, les éloigne de plus en plus de la classe ouvrière pour les rapprocher des positions du syndicat jaune S.P.I.D. L'attitude des adhérents à la Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite fut un élément important de la réussite de la grève. Ces mécaniciens et chauffeurs, pour la plupart scissionnistes de la C.G.T., retrouvèrent dans la lutte leurs camarades, et la solidarité du combat déborda les dirigeants du syndicat de catégorie. L'unité des roulants et le blocage complet du service traction mirent en échec les manœuvres du gouvernement et de la direction S.N.C.F. : réquisitions, déplacements de cadres fidèles dans certains centres-clés, ingénieurs en bleu sur les machines, auto- risations de rouler données à des agents reconnus médicalement inaptes ne purent éviter que le dixième jour de grève, on ne vit au départ des gares de Paris que 31 trains fantômes pour la plupart vides (car on ne savait pas jusqu'où ils iraient, ni quand ils arrive- raient) alors que le service normal pour cette saison était de 3.100 trains au départ de Paris. Lorsque la grève commença à toucher la métallurgie de la région parisienne, les gens du M.R.P. devinrent plus vigilants, et s'entre- mirent avec les dirigeants de la C.F.T.C. qui déployèrent alors leurs efforts pour éviter la grève dans les banques et les grands magasins. Dès le 15 août, les dirigeants C.F.T.C. et F.O. prirent des contacts officieux avec le gouvernement. C'était l'époque où le vieux traitre Jouhaux, pour ne pas être en reste, faisait la navette entre la Présidence 32 du Conseil et l'Elysée. Les choses ne s'arrangèrent cependant pas si vite, car Laniel sentant ses interlocuteurs faiblir, devint plus exigeant tandis que d'autre part aucune faille ne se produisait encore dans le front de lutte des grévistes. A ce moment, les cheminots durcirent leur attitude, des comités d'aide aux grévistes se formèrent dans les localités avec participation des différentes corporations en grève, des démarches furent faites en commun auprès des municipalités, des initiatives pratiques prises, et les grévistes prirent de plus en plus conscience du caractère général de la lutte engagée. La démission de Laniel leur paraissait inévitable, et ils discutaient de plus en plus d'un changement de gouvernement. Dans les discussions on entendit souvent des réflexions du genre de : « Le Parlement doit être convoqué tout de suite, il faut mettre les partis et les syndicats devant leurs responsabilités », ou : « Il faut un nouveau Front Populaire ». En l'absence de toute direction claire (hormis celle des staliniens qui ne s'adressaient qu'à leurs troupes), à tâtons, d'une manière vague, les grévistes cherchaient à dépasser le cadre des revendications sur l'âge de la retraite. Mais les bonzes réformistes de F.O. et de la C.F.T.C. sentirent le danger, les informateurs du M.R.P. prévinrent le gouvernement et les négociations purent reprendre et aboutir par un accord le 20 août entre le Gouvernement et les Fédérations F.O., C.F.T.C., et Cadres Autonomes. Cependant la C.G.T. ne cessait, . elle aussi, de réclamer sa participation à des discussions avec le Gouver- nement. Il est remarquable que C.F.T.C. et F.O. étaient à ce point liées à la politique générale de la bourgeoisie française, qu'elles firent le jeu de la C.G.T., en la laissant apparaître comme la meilleure défense des travailleurs. La Fédération C.G.T. des Cheminots jouait évidemment sur du velours : le sectarisme imbécile des dirigeants F.O. et la servilité de ceux de la C.F.T.C. leur étaient connus ; ils étaient sûrs que de toute façon ceux-ci trahiraient les premiers. Dès le vendredi 21, les responsables C.FT.C. et F.O. qui avaient fait le serment de continuer la lutte avec tous leurs camarades jusqu'à la victoire disparurent des réunions, et dans l'après-midi, de petites affiches de ces organisations invitaient les grévistes à reprendre le travail. Commença alors un mouvement d'usure où la C.G.T. chercha à gagner du temps pour capitaliser sur la trahison des autres fédéra- tions, mais sans essayer de relancer le mouvement, sans formuler plus clairement les mots d'ordre qui restèrent principalement l'abro- gation des décrets, le maintien du régime des retraites de 1911, et accessoirement l'augmentation générale des salaires. Aucune perspec- tive pour la poursuite de la grève, aucune indication de ce qui devrait être exigé du ministre en plus de ses promesses à F.O. et C.F.T.C. pour la terminer. Un certain flottement se manifesta samedi 22 et dimanche 23, les services actifs travaillant seuls pendant le week- end, mais la grève reprit le lundi matin : la combativité des cheminots n'était pas encore complètement émoussée, le désespoir ne les avait pas atteints, au contraire, c'est la colère qui les animait, les piquets de grève purent être doublés aux portes des ateliers et des dépôts. Les reprises furent peu nombreuses dans la matinée, malgré l'ordre de reprendre le travail de la Fédération des Autonomes roulants. Divisée par des tendance pro-C.G.T. et pro-F.O., ses dirigeants man- quant d'envergure, la fédération catégorielle des agents de conduite ne put pas jouer à fond son rôle de diversion. Ses adhérents avaient dans de nombreux centres débordé leurs chefs, et, en fait, ils recom- mencèrent à travailler lorsque la C.G.T. donna l'ordre de reprise. Cette ordre fut lancé le 25, pour être appliqué dans la journée même. il ! ! 11 33 ............... . 1 La grève générale des cheminots d'août 1953, partie des grands mouvements qui modifièrent profondément la situation de la classe ouvrière en France fut donc caractérisée au début par sa sponta- néité. Le changement dans la mentalité des ouvriers ne peut pas être revendiqué par les organisations syndicales comme leur cuvre : ce sont les ouvriers eux-mêmes qui l'ont opéré. Entendons-nous bien cependant : le sens de la spontanéité n'est pas dans l'absence d'inter- vention des organisations syndicales, mais dans l'ampleur de la réponse ouvrière. La combativité des cheminots fut attestée par les nombreux débrayages (Melun, ris, Rouen, etc.) qui se produisirent le jour de la reprise, lorsque certains chefs voulurent sanctionner des militants qui avaient participé activement au mouvement. La grève garda cependant un caractère généralement défensif, et les cheminots ne surent pas dépasser le cadre revendicatif fixé par les grandes organisations syndicales, ni s'affranchir de leur tutelle. Pour conclure, il faut souligner que les cheminots ont montré leur capacité non seulement à comprendre une menace immédiate contre leurs conditions de vie, mais aussi à passer à l'attaque sur un point précis, et à défaire l'Etat-patron sur ce point. Leur confiance dans les syndicats indique plus le désir de mener une lutte organisée, que l'approbation de l'orientation de ces syndicats. Les militants d'avant-garde devront tenir compte de ces faits, dans leur action. Ils verront que dans le déroulement de la grève, il est généralement possible de se délimiter des organisations bureaucratiques, et de faire accorder aux bonzes syndicaux des concessions comme l'élection de comités de grève, la mise en question et discussion démocratique des revendications. Ces concessions rendront ainsi aux travailleurs de la base, une partie de l'initiative que les chefs syndicaux leur retirent. Elles permettront de faire des progrès ultérieurs et d'affirmer dans la lutte des positions révolutionnaires autonomes. G. PETRO. LA GREVE CHEZ RENAULT Quand l'usine Renault ouvre ses portes le mardi 18 août, depuis déjà 15 jours les postiers ont cessé le travail et les cheminots sont en grève. Beaucoup d'ouvriers ne sont pas présents à leur travail. Les uns ont droit à quelques jours de congé supplémentaire suivant leur ancienneté dans l'usine. D'autres prennent des jours supplémen- taires à leur compte, d'autres encore n'ont pu rentrer à Paris à cause de la grève, d'autres enfin ont préféré attendre les événements, avant de se présenter à l'usine. Les journaux ont beaucoup parlé de l'usine. Tous les ouvriers se sont déjà posé cette question : Renault va-t-il reprendre le travail ? C'est dans cette atmosphère que nous rentrons dans notre atelier mardi matin, A peine se retrouve-t-on devant la pendule de pointage que chaque ouvrier interroge son voisin : «Tu as vu ?. cette fois c'est le paquet: plus de trains, plus de lettres, plus de métro .» Chacun est plein d'optimisme sur ce mouvement. Des jeunes militants cégé tistes disent qu'ils espèrent que nous ne reprendrons pas le travail et (1) Les circulaires F.0. interdisaient avec obstination toute entente avec la C.G.T. ; celles de la C.F.T.C. insistaient de la manière la plus pressante sur l'organisation de la grève « par localités » et « non par établissements », sur la compétence des comités de grève du seul point de vue de l'organi- sation et sur l'obligation faite aux membres des comités de grève d'être des membres du bureau des syndicats C.F.T.C. ou mandatés par eux. 34 ! 1 que toute l'usine va s'arrêter. « Comme en 36 », disent les uns. « Plus fort qu'en 36 », disent les autres. Les grévistes sont plus nombreux ; on parle de 4.000.000 contre 1.500.000 en 36. Le délégué cégétiste arrive lui aussi gonflé à bloc, comme tout le monde. «Qu'est-ce que tu en penses », dit-il, en faisant des clins d'ail complices. Ce qu'on en pense est clair, la grande majorité de l'atelier ne veut pas reprendre le travail. Les jeunes en général sont les plus optimistes et dynamiques. « Moi je ne touche pas aux manivelles. » «Tu te mets en bleu ? » * Oui, répond un autre, mais c'est pour ne pas me salir, je ne tra- vaillerai pas aujourd'hui. >> Les groupes discutent autour de la pendule. L'heure a passé et personne ne met sa machine en marche. Les chefs d'équipe partici- pent avec bienveillance aux discussions ; ils disent ce qu'ils ont vu eux aussi. Les gares désertes, les grèves des entreprises privées. «A Strasbourg... dit l'un, «à Lyon... » dit l'autre. Quelqu'un a dit que l'on allait organiser une réunion dans l'atelier. Question superflue, la réunion est depuis longtemps organisée. Les délégués appellent tous les groupes qui se dirigent vers l'endroit traditionnel où se tiennent les réunions de l'atelier. Il parle du mouvement de grève, de la position de la C.G.T., et de l'unité qui s'est enfin réalisée. Il prétend que le gouvernement capi- tulera devant le mouvement. Que les grévistes obtiendront satisfac- tion. n pense que c'est le moment de poser nous-mêmes nos reven- dications et de passer à l'action. C'est à vous de décider la forme d'action à mener. Que tout le monde s'exprime le plus démocratique- ment possible. De part et d'autre les ouvriers disent qu'il ne faut pas reprendre le travail. Je prends la parole pour exprimer l'idée que l'occasion est favorable pour entreprendre une action, que nous devons faire grève à condition de faire tous nos efforts pour propager le mouvement dans toute l'usine et au dehors de l'usine dans toute l'industrie métallurgique. Ce n'est qu'à cette condition que nous obtiendrons satisfaction. J'exprime aussi l'idée que nous devons faire grève pour faire aboutir les revendications du secteur public. Des ouvriers expriment en peu de mots cette idée qu'ils veulent faire une action, une grève à condition que nous ne soyons pas le seul atelier à arrêter le travail. Cette idée est générale et c'est pour- quoi la proposition que je fais ; de ne pas reprendre le travail le matin et de convoquer un meeting à 13 heures pour réexaminer la situation et décider l'action à mener est accueillie favorablement par tous les ouvriers. Un seul opposant, un vieil ouvrier, prétend que les fonctionnaires ont leur retraite plus tôt que nous, que leur situation est meilleure que la nôtre et qu'ils ne se sont pas solidarisés lorsque nous étions nous-mêmes en grève. Il pense que nous serons encore les victimes de ce mouvement, La réaction des ouvriers est unanime pour s'opposer à cette conception. A la question d'extension du mouvement dans l'usine, le délégué a répondu que nous devons prendre nos propres responsabilités. « Dans les autres ateliers, les ouvriers prendront les leurs. » L'enthousiasme est encore plus grand qu'au début, d'autres ouvriers sont arrivés et se sont joints à nous. Nous sommes environ 60 à 80 sur un effectif d'à peu près 130 ouvriers. Tout le monde a le sourire, même ceux qui d'habitude sont les plus difficiles à convaincre à cesser le travail se sont joints à nous avec confiance. Pas une machine ne marche. Nous nous sentons plus unis que jamais. Qui oserait détruire cette homogénéité ? 1 35 : Le délégué a rassuré ceux qui s'inquiétaient de la façon dont les autres allaient réagir. «Les camarades s'occupent dans les autres ateliers, ne t'en fais pas. Dans les autres ateliers c'est comme ici, Renault va rentrer dans le bain. » Je demande que nous allions dans les autres départements pour les encourager à débrayer. Nous formons ainsi un petit groupe d'une trentaine qui va en se réduisant au fur et à mesure du déroulement de la grève mais qui se renouvellera chaque fois que nous passerons dans les différents ateliers. A l'artillerie (atelier de réparation des machines) tout marche lorsque nous arrivons, une réunion générale de l'atelier est prévue par le délégué C.G.T., la plupart des ouvriers s'y rendent. Le délégué explique la situation : les décrets-lois, la misère des ouvriers, l'ampleur du mouvement, l'unité syndicale. Il propose que les ouvriers se pro- noncent sur l'éventualité d'une action à mener. L'enthousiasme est moins grand que chez nous, quelques machines marchent et le délégué doit faire tous ses efforts pour que sa voix soit entendue. Je prends la parole pour demander aux ouvriers de se joindre au mouvement, je reprends les idées que j'ai exposées dans mon atelier, La majorité est d'accord pour notre proposition d'arrêt jusqu'au meeting de 13 heures. Quelques machines continuent à marcher, mais la majorité a cessé le travail. A l'A.O.C. (atelier d'outillage central) un meeting est organisé. A peu près mêmes réactions qu'à l'artillerie. Quand nous sommes arrivés la situation était confuse, certains n'avaient pas commencé le travail et attendaient, mais rien n'était organisé ni précis. Même ambiance : quelques machines marchent et ce bruit est un des grands éléments qui participent à la démoralisation des ouvriers qui veulent arrêter le travail. Au meeting la majorité se met d'accord sur la grève jusqu'au prochain meeting de 13 heures. A l'atelier de décolletage, notre groupe est assez mélangé; des ouvriers des trois ateliers participent au travail de propagande. Nous sommes une soixantaine à aller dans les quatre étages de ce dépar- tement. Quand nous arrivons tout le monde travaille ; on fait signe aux ouvriers d'arrêter leur machine et de venir. Nous improvisons dans les trois étages des meetings. Les délégués cégétistes ont disparu ou s'abstiennent de prendre la parole. Je répète à peu près partout ce que j'ai dit aux meetings précédents. Chaque ouvrier qui refuse de débrayer est entouré par notre groupe et la plupart quittent la machine sous les acclamations de leurs camarades. Les ouvriers qui refusent ou hésitent à débrayer se servent des prétextes suivants : ils disent qu'ils rentrent de vacances et qu'lls n'ont plus d'argent, d'autres ne veulent pas de solidariser avec les fonctionnaires parce que eux ne se sont pas solidartsés avec les grèves précédentes de la métallurgie. D'autres enfin disent qu'ils sont d'accord pour débrayer mais à la seule condition que toute l'usine débraye. Ils disent que les syndicats n'ont lancé aucun mot d'ordre. Dans ce département la maîtrise est loin d'étre aussi neutre que dans le nôtre. Les ouvriers sont composés d'une majorité d'o.s. et de quelques régleurs, la discipline est plus forte que dans les autres ateliers d'outillage ou d'entretien. Les blouses blanches passent conti- nuellement dans les allées, incitant les ouvriers à travailler et beau- coup qui se sentent isolés dans le mouvement reprennent le travail dès que nous sommes partis. L'enthousiasme des ouvriers qui ont débrayé a baissé. Quelques- uns commencent à donner des signes de découragement sans pour 36 cela manifester le désir de reprendre le travail. Mardi après-midi : le meeting n'est pas un meeting central de toute l'usine, comme nous l'avions espéré, c'est un meeting qui se tient dans l'A.O.C. C'est Linet, le député communiste et responsable des syndicats C.G.T. Renault qui parlera pendant presque tout le meeting. Ce qu'il dira c'est ce que tout le monde peut lire dans les journaux. Il parlera de la misère des ouvriers, des ménagères qui ont du mal à faire leur marché, du gouvernement qui est responsable d'un tel mouvement qui lui coûte des milliards etc. Quant à l'action à mener et comment la mener, Linet dira simplement que ce n'est pas à lui de décider. Les ouvriers sont majeurs. « Dans chaque atelier constituez des comités d'action et décidez vous-mêmes de l'action à mener. » Linet énumère les possibilités d'action : dépôt d'un cahier de revendications, délégations pour appuyer ce cahier, grèves d'une heure, d'un jour ou de plusieurs. Un ouvrier l'interrompt, disant qu'il est pour la grève, mais cette fois pour une grève active. La continuation de la grève est votée, les délégués C.G.T. sont toujours d'accord avec la grève. Je propose que nous allions tous dans les autres départements pour faire débrayer nos camarades qui travaillent encore. Nous nous rendons en masse en scandant « Nos 25 francs > succes- sivement dans le département 88 (montage du pont arrière de la Frégate) et dans le département 31. Au 88 nous réussissons rapide- ment à convaincre les ouvriers qui pour la plupart quittent leur machine et se joignent à nous dès qu'ils nous voient. Au 31 la maîtrise exerce une pression plus grande. Le chef du département, entouré d'un ou deux contremaîtres, s'est mis au milieu de l'allée et surveille les ouvriers. Nous allons en groupe essayer de les convaincre. Les uns débrayent mais reprennent le travail dès que nous repartons. Certains de nos camarades qui se sont isolés du reste de notre groupe et qui discutent avec les ouvriers qui travaillent sont pris à partie par la maîtrise. C'est à ce moment que se passe un incident qui caractérise bien toute l'orientation des syndicats dans ce mouvement. Les délégués C.G.T. de notre atelier arrivent furieux et commencent à haranguer notre groupe en demandant à tous les ouvriers de regagner leurs ateliers respectifs. « Vous devez rester dans vos ateliers les autres sont assez grands pour prendre leurs responsabilités. » Parmi les délégués C.G.T., seul celui du 88 est furieux. Il ne comprend pas pourquoi cette position. Où sont les délégués du 31 ? Nous essayons de continuer malgré tout notre travail mais déjà beaucoup de nos camarades sont découragés et regagnent leurs ateliers. Quand nous revenons, une bonne partie de l'atelier a repris le travail. Le délégué réunit les grévistes et nous élaborons un cahier de revendications qui est le même que celui que nous avions présenté il y a 6 mois : 25 francs de l'heure, 40 heures payées 48, 3 semaines de congés payés. Les délégués C.G.T. et F.O. engagent une discussion pour savoir si l'on doit demander 3 semaines de congés payés, posi- tion C.G.T. ou 21 jours de congés payés, position F.O. Les ouvriers restent assez indifférents devant la discussion de ces revendications, ce n'est pas la revendication qui pose des problèmes mais le moyen de l'obtenir. Mercredi 19. Quand nous rentrons nous constatons le même décou. ragement chez tous les ouvriers qui ont participé à la grève de la veille. «Nous ne voulons pas débrayer tout seuls. >> « Si les autres 37 ateliers ne nous suivent pas, ce n'est pas la peine. » Toujours aucun tract, aucune affiche au sujet de l'action à mener. Les syndicats sont muets. Notre délégué F.0. après une faible apparition la veille a disparu. Chacun regarde autour de lui. Ceux qui étaient les moins enthousiastes la veille ont remis leur machine en marche, les autres suivent, le travail est repris par tous les ouvriers. Mais tout le monde est mécontent. Les uns rejettent la faute de cette situation sur le manque de combativité des ouvriers, des autres en général, d'autres se contentent de dire avec dégoût : « Nous sommes des salauds de travailler en ce moment. » D'autres enfin commencent à se quereller avec le délégué C.G.T. et demandent ce que fait le syndicat. Le travail a repris à l'A.O.C. et à l'artillerie où ils avaient débrayé la veille. Nous apprenons qu'un meeting est convoqué à 13 heures à l'artillerie. Il faut dire que la convocation des meetings a été et sera toujours faite jusqu'à la fin des grèves sous l'initiative des syndicats. A aucun moment, à part les réunions d'atelier, les ouvriers ou les comités de grève ne prendront l'initiative d'un meeting et nous verrons que les propositions de ce genre que nous avons faites au cours des diffé- rentes réunions, si elles ont été accueillies favorablement par les ouvriers, n'en ont pas moins été boycottées par les délégués C.G.T. et les ouvriers n'ont pas eu la force de s'opposer à cette man@uvre. Au meeting, l'artillerie et notre atelier sont réunis, aucun repré- sentant des autres ateliers n'est présent, ils n'ont pas été convoqués, les délégués C.G.T. préconisent un débrayage pour la deuxième jour- née. J'interviens pour appuyer encore sur l'idée de généraliser le mouvement dans toute l'usine. Je dis que ce n'est que dans cette mesure que nous pourrons obtenir satisfaction. En fait, je ne fais que traduire l'opinion générale de la grande majorité des ouvriers. Je demande que tous les comités de grève de toute l'usine se réunissent pour centraliser toute notre action. Je propose une réunion générale de toute l'usine le soir à 18 heures ; on m'approuve. Mais les délégués C.G.T. ne sont pas pressés. Il est clair qu'ils veulent encore gagner du temps. Ils répondent qu'il faut élire les comités de grève, que chaque atelier pose ses propres revendications et que dans chaque atelier les ouvriers prennent leurs propres responsabilités. Ceci est, d'après eux, en train de se faire dans tous les ateliers de l'usine. C'est faux ; dans les autres ateliers le travail est normal. Dans l'Ile par exemple, il n'y a encore rien eu et personne ne sait que nous sommes en grève. La proposition d'aller en masse dans les autres ateliers est elle aussi enterrée. « Nous devons nous occuper de nos propres ateliers. » Nous revenons dans notre atelier où quelques machines sont « en route ». Déjà les grévistes essayent de convaincre ceux qui travaillent. Deux jeunes cégétistes qui la veille étaient les plus ardents à débrayer ne veulent plus débrayer, ils sont furieux : « Nous ne voulons pas faire les imbéciles pendant que les autres ateliers travaillent, c'est toujours nous les sacrifiés. » Il faudra une bonne heure de discussions pour que tous les ouvriers sauf deux ou trois s'arrêtent. On reprend un peu confiance ; notre délégué C.G.T. (le délégué F.O. ne reparaîtra que lorsque tout sera redevenu normal) dit qu'il faut organiser les loisirs. Il faut faire des « championnats de belote », des «radio-crochets », etc. Quelques-uns sont repartis chez eux, d'autres se sont soumis avec bonne grâce à la proposition du délégué et jouent aux cartes. Pendant ce temps dans les autres ateliers on travaille. Jeudi 20. En arrivant à l'usine nous voyons l'affiche signée des trois syndicats, C.G.T., C.G.T.-F.O., C.F.T.C. C'est une affiche impré- 38 cise pour la grève. Un meeting général est prévu à 15 heures. En principe ce meeting doit se tenir dans l'Ile, c'est-à-dire en plein cour de l'usine, dans un grand hall, là ou se tiennent tous les meetings lorsque l'usine est en effervescence. Le meeting dans l'Ile avait aussi l'avantage de se dérouler dans un endroit où les ouvriers n'avaient pas encore débrayé chaîne de montage des 4 CV. Mais un meeting en cet endroit était en complète opposition avec la politique des syndicats : ne pas faire pression sur les ateliers qui travaillent. Nous rentrons dans notre atelier, l' « appel », quoique imprécis, a donné encore un peu confiance aux ouvriers. On ne « mettra pas en route ». Le 55 (atelier de décolletage) a débrayé, à l'artillerie et à l'A.O.C. la grève est à peu près générale. Mais les quelques ouvriers qui tra- vaillent empêchent les moteurs de s'arrêter, et le bruit de l'atelier est souvent, à peu de chose près, le même que lorsque tout travaille. Il y a des machines qui marchent toutes avec une même transmission. Une seule machine qui marche peut entraîner (comme au décolletage) la marche de toutes les poulies et courroies d'une rangée de machines. Trois ou quatre ouvriers qui travaillent font autant de bruit que tous leurs camarades réunis. Le fait a toujours eu une grande importance. Si l'on n'arrête pas les moteurs de commande les meetings sont très difficiles à faire dans les ateliers à cause du bruit. On a vu aussi des ouvriers passer à côté de ces ateliers et croire que tout le monde travaillait à l'intérieur. « Si tout est arrêté pourquoi les machines marchent-elles ? » s'écrient beaucoup d'ouvriers incrédules. A cela le délégué répond qu'il faut respecter la liberté du travail. Chez nous les parties de belote ont recommencé, mais de temps en temps des groupes de quatre ou cinq partent voir ce qui se passe dans les autres ateliers. Les comités de grève sont pratiquement constitués depuis long- temps, c'est une chose superflue que de coucher des noms sur une feuille de papier. Ce sont les plus actifs qui seront dans ce comité de grève. Nous nous réunissons. Nous sommes une douzaine. Le comité de grève comprend des ouvriers de l'artillerie et de notre atelier. Que doit-on discuter ? Je renouvelle mes propositions : réunions avec les autres comités de grève, constitution d'un comité central de grève de l'usine. Le délégué C.G.T. répond «au syndicat on s'en occupe ». Il n'y a donc plus rien à discuter. La démocratie s'arrête à l'atelier. Maintenant le comité de grève attend les directives des bureaucrates syndicaux pour exécuter ces directives. Une certaine méfiance des ouvriers à l'égard du syndicat et des délégués se manifeste. Dans notre atelier les parties de belote battent leur plein. Le délégué vient annoncer à un des groupes que contrai- rement à ce qui avait été prévu le meeting n'aura pas lieu dans l'Ile, il aura lieu en dehors de l'usine à l'angle des rues Jules-Kermen et Zola. La partie de belote s'arrête, on demande des explications : « Ça va être encore comme les autres fois, dit un cégétiste. Si vous ne faites pas le meeting, c'est fini, je ne débrayerai jamais plus. » Un autre ajoute : « Maintenant vous dites que le meeting n'aura pas lieu dans l'Ile, tout à l'heure, vous direz qu'il n'y a pas de meeting, et nous, nous allons nous faire couillonner une fois de plus. » Et c'est la même menace que les ouvriers brandissent à la tête des délégués : « Si vous faites les imbéciles, ne venez plus nous faire débrayer. » Où est l'enthousiasme des premiers jours ? Maintenant la grève est entre les mains d'une force occulte. C'est la grève des délégués, la grève des syndicats, ce n'est plus la grève des ouvriers. Beaucoup le comprennent, mais la plupart, au lieu d'essayer de prendre la grève en main, s'en désintéressent et attendent ! 39 patiemment l'ordre de reprise du travail. Le découragement ira encore grandissant après le meeting, sur lequel quelques-uns avaient encore quelques espoirs. · Le meeting se tiendra à 15 heures en dehors de l'usine. Y viendront seulement ceux qui ont débrayé, ceux qui conservent encore quelques espoirs, beaucoup d'autres sont partis chez eux, d'autres sont repartis en vacances dès le deuxième jour. Pourquoi ne fait-on pas le meeting dans l'usine ? L'explication est toujours une explication apparemment cohérente. On peut tout expliquer. Les micros n'ont pas pu passer la porte d'entrée disent les délégués. Pourquoi ? Le gardien n'a pas voulu. Alors les quelques milliers de grévistes se trouvent tout d'un coup stoppés par un malheureux gardien de l'usine qui n'a pour se défen- dre que sa casquette. Tout à l'heure Linet dira que le mouvement a une force et une volonté considérables et que le gouvernement et Lefaucheux tremblent derrière leurs bureaux. Entre les ouvriers et la direction il n'y a pas qu'un gardien, il y a une bureaucratie syndicale qui est encore en mesure de se jouer des ouvriers. Nous avions décidé d'emmener le plus de monde possible au mee- ting, bien que personne ne sache, mis à part les délégués syndicaux, ce qu'est ce meeting et qui va y parler. Ce meeting serait-il dirigé par les représentants des différents comités de grèves de l'usine ? Il est peu probable qu'il y ait encore quelques naïfs qui pensaient de la sorte. Nous formons un groupe d'une quarantaine d'ouvriers et nous allons au M.P.R. (magasin des pièces de rechange) qui rassemble environ une centaine d'ouvriers. Ils n'ont pas débrayé. Aussitôt rentrés, deux ouvriers, nous disent : « Nous vous attendions. » Ils quittent leur travail et nous suivent. Notre délégué C.G.T. demande à voir le délégué C.G.T. de l'endroit. On cherche partout le délégué pendant un quart d'heure, sans succès. Un ouvrier dit que le délégué leur a expliqué qu'il avait eu un entretien avec Linet, ce dernier lui aurait dit : « Ne vous en faites pas dans votre coin, quand il y aura quelque chose on vous le fera dire, ce n'est pas la peine de faire quelque chose pour le moment. » Les cégétistes sont indignés non contre Linet, mais contre le délégué qui selon eux doit mentir. Notre délégué arrive enfin pour glisser à l'oreille de ses camarades que le délégué en question a la frousse et qu'il ne veut pas prendre de responsabilités. « Avant, dit un ouvrier, pour nous faire débrayer il suffisait que le délégué crie de la pendule : Allez les gars on arrête et tout s'arrêtait. » Aujourd'hui, visiblement, la majorité ne veut pas débrayer. On improvise une petite réunion pour convaincre les ouvriers de venir au grand meeting. Aucune réaction. Nous partons avec quel- ques ouvriers de cet atelier qui nous suivent, mais lorsque nous serons dans la rue la plupart se seront évaporés. Un cégétiste a confectionné une pancarte : A.O.C. annexe Nos 25 francs nous le suivons. Le département 18 débouche avec un lot de pancartes plus imposantes que la nôtre. « Et l'Ile ? » questionnent certains ouvriers. L'Ile, personne ne sait ce qu'il s'y passe. « Et chez vous, qu'y a-t-il ? » « Chez nous, ça travaille, nous sommes huit à avoir débrayé », dit' un gars du 58. « Chez nous, tout est arrêté. » On s'informe comme l'on peut à défaut d'autres moyens. Au meeting sur l'estrade, il y a les figures traditionnelles : Linet et Apostolo de la C.G.T., Soula du syndicat chrétien, un de F.O. puis d'autres que nous ne connaissons pas. Chacun se demande quelles peuvent être ces nouvelles personnes qui vont parler. 40 ! 1 Ce sont les délégués C.G.T. des Comités de grèves des P.T.T., des cheminots et du métro qui nous parlent de leur grève. Ils nous disent qu'ils tiennent bon et tiendront jusqu'au bout. Le délégué chrétien et le délégué F.O. feront une déclaration disant que leur syndicat décrète l'ordre de grève générale de 48 heures pour vendredi et samedi. Puis c'est surtout, et tout le monde le sait, Apostolo et Linet qui vont faire « le gros baratin ». Que disent-ils ? Ce qu'ils ont déjà dit : la misère des ouvriers, leur volonté que ça change, ce que tout le monde sait et pour que personne ne s'impatiente ils lanceront de temps à autre un mot d'esprit sur Lefaucheux. On rit, on attend. Que va-t-on donner comme directives ? Aucune de précise. « C'est aux ouvriers de décider. Vous pouvez faire des délégations au Ministère du Travail et à la réunion des syndicats et des patrons. Vous déciderez la lutte à suivre tous unis. » La réunion se termine ainsi. Beaucoup qui s'attendaient à plus sont encore déçus. On doit faire ce que l'on décide, mais lorsqu'on veut décider on nous dit que ce sont les autres au syndicat qui s'en occupent et ils s'en occupent à leur façon. La chaîne de montage des 4 CV travaille, seuls quelques ouvriers ont débrayé et nous en informent; ils demandent qu'on aille les aider à faire débrayer leur atelier. Enfin ! une proposition concrète, mais elle est dite en bas de l'estrade de bouche à oreille. La proposition se transmet comme un feu de paille, on entend crier çà et là : « Tous à la U5 » et beaucoup d'ouvriers, au lieu de se retirer dans leur atelier, s'en vont grossir un groupe qui se dirige vers la chaîne de montage des moteurs. Là, les gardiens ne nous ont même pas fait la moindre réflexion. Nous passons en masse devant l'écriteau « Prière de présenter vos cartes aux gardiens ». Les pancartes en tête, nous avons débouché dans les chaînes au cri de « Venez avec nous», « Unité », « Arrêtez vos machines ». Chaque ouvrier qui s'arrête est acclamé par des centaines de vivats. La plupart n'attendait que cette occasion et se dépêchent de nous rejoindre, d'autres ont visi- blement peur, ils ne débrayent que lorsqu'ils se trouvent entourés par 150 ou 200 grévistes, d'autres baissent la tête, font semblant de ne pas nous voir et de ne pas nous entendre. Les discussions sont calmes en général. « Viens avec nous, arrête ta machine - Va, les chefs ne te diront rien. » D'autres plus violentes. Quelques-uns, prenant prétexte de la dureté du travail à la chaîne leur crient : « Vous vous trouvez tellement bien dans ce bagne, pour ne pas vouloir en sortir. » Les chaînes s'arrêtent une à une sans qu'aucun de nous n'ait eu à intervenir pour arrêter les moteurs. Un groupe pourtant ne veut pas arrêter ; le chef d'atelier en blouse blanche se tient raide au bout de la rangée et regarde ses ouvriers travailler. Notre groupe se masse petit à petit à cet endroit et la trentaine d'ouvriers qui travaillent encore deviennent le centre d'intérêt de nos discussions. Un ouvrier s'est échappé de cette chaîne, en désignant le chef 11 nous dit : « C'est à lui qu'il faut casser la gueule, c'est un salaud, il va faire un rapport, il en a déjà fait foutre pas mal à la porte, si vous lui cassez la gueule, tout s'arrêtera. » Déjà le chef d'atelier est entouré. Un jeune de notre groupe se détache, saute sur un établi, traverse en courant une allée, escalade un autre établi et s'arrête net devant le chef. Il lui parle. Nous n'entendons pas ce qu'il lui dit, mais il lui fait signe avec le doigt de partir séance tenante. Pendant ce temps un autre ouvrier lui caresse la tête avec une feuille de platane qu'il a ramassée dehors. Sa dignité est mise en cause. Il part aussi raide qu'un piquet suivi d'une dizaine d'ouvriers qui l'empêchent ainsi de changer d'avis et de rebrousser chemin. Deux ou trois ouvriers de la chaîne persistent encore à travailler, la discussion frise la bagarre, 1 i 41 Mais le groupe s'est dispersé dans tout l'atelier, il est tard et déjà chacun pense à rentrer chez soi. Quand nous quittons l'atelier, la presque totalité des chaînes est arrêtée. Les militants C.G.T. qui, croyant bien faire, ont participé à faire débrayer cet atelier, seront sévèrement critiqués le lendemain par le syndicat. Vendredi 21 : Cette fois, ça y est, le mot d'ordre de grève est lancé dans l'industrie métallurgique de la région parisienne par la C.G.T., C.G.T.-F.O., C.F.T.C. Cette fois chaque ouvrier de notre atelier pensait en rentrant que tout serait arrêté, au moins pendant deux jours. Après on verrait. A 8 heures nous commençons à parcourir les ateliers pour nous informer de la situation. La grève est totale dans notre atelier. Le 11, l'A.O.C., le 31, le 55, le 88 ont débrayé complètement ou en partie. Les forges qui avaient arrêté la veille ont repris, les fonderies qui avaient travaillé la veille se sont arrêtées. A U 5 où nous avions fait débrayer la veille, le travail a repris en majorité. Quand à l'Ile tout travaille normalement. Dans l'Ile, les chaînes de montage avaient pourtant fait quinze jours de grève au mois d'avril ; cette grève n'avait pas été soutenue par les syndicats, et avait abouti à un échec, après le lock-out de toute l'usine. Cette fois personne ne veut débrayer. Un ouvrier nous a expliqué que les syndicats les avaient laissés tomber au mois d'avril. Il interroge indigné : « Et ils voudraient que l'on débraye aujour- d'hui ? » Les petits groupes qui reviennent dans l'atelier sont décou- ragés. Les promesses de victoire du délégué n'ont plus d'effet. A un meeting de l'A.O.C., un camarade du département 11 propose une réunion à 18 heures des Comités de grève de l'usine. La réponse du délégué C.G.T. est extrêmement vague, il dit que bien sûr il y aura une réunion des Comités de grève mais à vrai dire lui-même n'en sait rien ou fait semblant de l'ignorer. Il fait comprendre que les dirigeants syndicaux décideront si ces réunions doivent avoir lieu ou non, « On vous le dira Pour le moment organisez vos Comités de grève. » Mais il y a longtemps que les Comités de grèves sont organisés, ils jouent à la belote, puisqu'on ne veut pas qu'ils s'occupent de la grève. Au milieu de la cour, au milieu des ateliers les «tacots >> passent, portent des pièces, l'activité de l'usine peut paraître normale à n'importe quelle personne qui jetterait un coup d'oeil de l'extérieur. Le bruit de quelques machines qui fonctionnent ajoute à cette idée. Il faut rentrer dans certains ateliers pour voir que la plupart des ouvriers ne travaillent pas. Samedi, à 14 h. 30, la plupart des ouvriers sont venus chercher leur paie. La situation est comme la veille, la majorité des ouvriers ont décidé de reprendre le travail lundi. Tout le monde se rend compte que le mouvement n'a plus de chance de s'étendre, chacun est décou- ragé, la 4 CV travaille presque au complet. L'optimisme habituel du délégué ne suffit plus à calmer ce découragement, au contraire il ne fait qu'inciter encore plus. Lundi, le délégué viendra voir un à un les ouvriers pour les per- suader que c'est une victoire qu'ils ont remportée. Personne ne croit à la victoire. Une semaine de mancuvres des syndicats a suff pour détruire toutes les illusions des ouvriers. « Il est complètement fou », dit un ouvrier C.G.T. qui a écouté les propos du délégué. Un autre trouve que la C.G.T. a été trop lente, pas assez dynamique et en rend responsable les délégués. D'autres enfin arrivent le lundi avec un sourire narquois : « Je vous l'avais dit, encore une fois on s'est laissé 42 couillonner. Toutes les fois c'est pareil, ils nous mènent en bateau. Combien de temps faudra-t-il avant que vous vous en aperceviez. » La plupart de ceux qui prétendent avoir compris ne veulent plus rien faire, ne veulent plus participer à aucun mouvement de grève. LES LEÇONS DE LA GREVE Les années de collaboration des syndicats avec le gouvernement, puis les années de politisation du mécontentement au profit des forces impérialistes ont accentué le fossé entre la bureaucratie syndicale et les ouvriers. Les ouvriers ont été habitués à recevoir et à exécuter les ordres de leurs syndicats. Cette habitude a laissé derrière elle un manque de confiance des ouvriers dans leur propre force. Même si dans cette grève les ouvriers avaient la volonté d'étendre le mouvement ils n'ont pu en aucun cas réaliser cette volonté. Leur volonté est restée passive et n'a pas pu dépasser les discussions personnelles ou les engueulades avec les délégués ; jamais elle n'a abouti à une action autonome en dehors des syndicats. Ainsi ces derniers ont-ils pu réaliser toutes les manœuvres consistant à étouffer cette grève. Mais le paradoxe est là. Si les ouvriers ont l'habitude de recevoir des ordres d'en haut, ils n'ont plus confiance dès qu'ils recoivent ces ordres. Cette grève est la démonstration éclatante d'une telle situation. La grève du mois d'avril et cette grève ont contribué à démontrer aux ouvriers le rôle de la bureaucratie syndicale. Ce sont les ouvriers les plus dynamiques, les plus combatifs qui se sont surtout opposés au cours de la grève à leur direction syndicale. Ainsi les ouvriers qui défendaient avec le plus d'acharnement il y a un an ou deux la politique de la C.G.T. lorsqu'il s'agissait de grèves politiques contre le réarmement allemand, contre Ridgway ou pour la libération de Duclos se sont trouvés en général les premiers à critiquer l'attitude passive de leur syndicat. Leur attachement à la politique de la C.G.T. avait des racines dans la situation d'opposition de la C.G.T. au gouvernement. Dans le dernier conflit cette opposition a marqué ses limites, ses inconséquences et s'est perdue totalement dans un légalitarisme petit bourgeois. Il semblait donc que ces ouvriers voyaient s'effondrer les raisons pour lesquelles ils avaient sympathisé avec leur syndicat. L'unité. Elle n'a pas été qu'un slogan de propagande. Cette grève a permis aux ouvriers de se connaître et de voir que les questions politiques mises à part leurs intérêts coincidaient. Des ouvriers qui ne se parlaient plus depuis certaines discussions politiques ont renoué leurs relations amicales au cours de la grève. L'expérience a été manifeste, elle a enlevé certaines barrières qui opposaient les ouvriers, Il est probable que de telles barrières seront difficiles à remettre. Les discussions qui avaient lieu sur les slogans de la politique russe ou américaine sont de plus en plus rares. Un exemple récent illustre cet état de chose. La chaîne de montage des carters des moteurs de la Frégate département 58 - s'est mise en grève le 15 octobre dernier, leur revendication étant l'obtention d'une prime de pénibilité. Un délégué C.G.T. est venu faire un discours, mais quand il a parlé des accords de Bonn et de Paris, il a été hué et beaucoup d'ouvriers ont abandonné le meeting. Les engueulades politiques restent souvent limitées entre les délé gués C.G.T. et F.O., mais n'intéressent pas la plupart des ouvriers qui les regardent amusés. 43 La hiérarchie. Les revendications n'ont pas été des revendications hiérarchisées, sur ce point l'unanimité des ouvriers s'est prononcée pour une forme de revendications non hiérarchisées. C'est la encore un élément positif de cette grève si on la compare aux mouvements qui avaient lieu il y a trois ou quatre ans et où les revendications visaient toujours une augmentation porportionnelle au salaire. Le fait que les écarts de salaires ne font que diviser les ouvriers entre eux, devient une chose de plus en plus évidente. Les leçons les plus appréciables qui ont été tirées de cette grève sont sans aucun doute celle sur les méthodes de lutte, , Quatre mois auparavant la tactique des syndicats avait été la tactique des grèves tournantes. Cette tactique avait été portée à son plus haut point lors de la grève du département 74 et avait aboutit au lock-out de toute l'usine. Cette fois les ouvriers étaient disposés à faire un mouvement à condition qu'il ne soit pas localisé dans un ou deux départements. Les ouvriers voulaient la grève générale ou rien. Au début ils se lançaient dans le mouvement croyant que les autres départements allaient les suivre et lorsqu'ils s'aperçurent que non seulement ils n'étaient pas suivis mais que les syndicats faisaient tous leurs efforts pour les isoler alors seulement ils refusèrent la grève. Depuis plusieurs années les méthodes de lutte employées par les syndicats sont les débrayages limités à une demi-journée, 1 heure, demi-heure ou quart d'heure, ou bien des listes de pétitions où tout le monde signe, ou bien encore les délégations d'une poignée d'ouvriers auprès du chef du département. Au mois d'août les ouvriers com- prirent qu'il fallait tout arrêter pour obtenir une revalorisation géné- rale des salaires. Mais là encore ils s'opposèrent aux syndicats qui enfermèrent cette grève dans les cadres de la légalité. Au meeting du jeudi les ouvriers avaient accueilli favorablement la proposition de Linet d'aller en délégation au Ministère. Mais là encore pour les syndicats il ne s'agissait que de délégations limitées à quelques ouvriers. Pas question de manifestation de masses pour une bureaucratie qui n'avait aucun intérêt à voir un mouvement dépasser ses objectifs à elle. Plus tard après la grève, la C.G.T. demanda aux ouvriers de mani- fester par des débrayages limités et localisés lors de la réunion de l'Assemblée Nationale, les mêmes ouvriers qui étaient prêts à se lancer dans une longue lutte en août refusèrent de débrayer ne serait-ce qu'un quart d'heure. L'expérience Renault montre la limite que les syndicats ne pou- vaient dépasser. Chez les cheminots, chez les postiers, les syndicats poussés par le mécontentement des ouvriers ont été obligés de se lancer dans la grève. Les chrétiens et F.O, ont dû abandonner très tôt cette position étant donné la liaison de leur bureaucratie syndicale avec la bour- geoisie française. La C.G.T. a été plus loin dans le soutien du mouve- ment car elle n'est pas liée aussi directement avec cette 'bourgeoisie. Toutefois l'opposition de ce syndicat au débrayage de Renault montre bien que sa liaison à l'impérialisme russe l'empêchait dans cette période de dépasser le cadre de la grève légale. Dès que le mouvement de grève du mois d'août risquait à s'opposer d'une façon violente au gouvernement bourgeois, la C.G.T. était obligée de se désolidariser. Mais elle n'eut même pas besoin d'aller si loin. Une simple sabotage adroit a suffi pour arrêter le mouvement. 44 Le syndicat 8.I.R. s'il avait pu faire croire un moment aux ouvriers son attachement à leurs revendications lors de la grève d'avril, a dû au cours de ce mouvement montrer son véritable caractère. Dès le début le S.I.R. a refusé la grève, il l'a dénoncée en interprétant la volonté des ouvriers comme la manifestation des maneuvres des autres syndicats. Les syndicats chrétiens et F.O. ont réalisé l'unité avec la C.G.T. ; leur position, à la différence du secteur public, n'a pas été la trahison ouverte. Après le sabotage de la grève, le découra- gement était tel qu'il aurait été tout à fait superflu de lancer le mot d'ordre de reprise du travail puisque les ouvriers étaient bien décidés à le reprendre. La position de la C.G.T. s'est caractérisée par une solidarité complète avec la C.F.T.C. et F.0. Contrairement au secteur public la C.G.T. n'a pas essayé en général d'exploiter la situation pour dénon- cer les deux autres centrales. Elle a au contraire joué le rôle le plus important, le plus actif dans le sabotage en douce de la grève. Pourquoi la C.G.T. a-t-elle freiné ce mouvement ? Tout d'abord la grève générale chez Renault aurait eu certainement une répercussion importante sur l'ensemble du mouvement des grèves. Les journaux ne s'y trompaient pas en faisant un grand tapage autour de la réouverture des usines le 18 août. Pas mal d'usines métallur- giques privées s'étaient déjà lancées dans le mouvement et tout le monde regardait avec anxiété la position que prendraient les ouvriers de la Régie qui sont considérés comme « l'Avant-Garde ». Si Renault était entré dans le mouvement il est probable que beaucoup d'indus- tries privées auraient suivi, ce qui aurait pu étendre beaucoup plus le mouvement. La direction des centrales n'était pas sans ignorer la situation financière du gouvernement français, la crise dans laquelle le plon- gerait la satisfaction des revendications ouvrières, sa résolution de s'opposer par la violence au mouvement. Les centrales syndicales savaient à quoi s'en tenir sur l'impossibilité de la réalisation d'un Front Populaire. Que restait comme perspectives à la C.G.T. dans le cas de l'extension d'un conflit en France ? Qu'aurait pu faire la C.G.T. si les ouvriers étaient descendus dans la rue ? Il est hors de question pour la C.G.T. dans la situation actuelle de donner aux ouvriers un mot d'ordre du renversement du gouvernement et de l'instauration d'une démocratie populaire en France. Maintenant la situation est différente, la période d'apaisement entre l'Est et l'Ouest semble se prolonger et la C.G.T. voit ses possibilités d'action limitées. C'est par crainte que la lutte ne dépasse le cadre de la légalité bourgeoise dans la conjoncture actuelle que la C.G.T freina le mouvement. Il y a un ou deux ans le conflit U.R.S.S.-U.S.A. aurait pu permettre à la C.G.T. d'une part d'exploiter beaucoup plus le mécontentement des ouvriers et d'autre part de politiser (dans le sens impérialiste bien entendu) ce mécontentement. La C.G.T. n'a pu faire ni l'un ni l'autre non seulement à cause de la détente internationale, mais aussi, et c'est un point très important, à cause de la lassitude des ouvriers à se battre pour des mots d'ordre extérieurs à leurs problèmes. Ici donc se trouve la différence du niveau de l'expérience ouvrière dans le secteur public et chez Renault. Dans le premier cas la C.G.T. a pu encore profiter de la trahison ouverte des deux autres syndicats et s'attirer les sympathies d'un certain nombre d'ouvriers et d'em- ployés mécontents de cette trahison. Dans le deuxième cas les métallos ont encore fait une nouvelle fois l'expérience concrète de l'opposition 45 tacite de la C.G.T. à leurs revendications. De ceci nous pouvons penser d'une part que les secteurs les plus influencés par le stall- nisme seront les secteurs les plus aptes à prendre conscience de la mystification de cette politique et il est invraisemblable qu'une telle prise de conscience puisse se faire au profit des autres centrales S.I.R., F.O. ou Chrétiens qui traînent derrière elles un passé chargé de manoeuvres toutes aussi odieuses et qui sont définitivement discré. ditées pour un grand nombre. L'élément positif donc de ce dernier mouvement chez Renault est incontestablement une accentuation du détachement des ouvriers de la bureaucratie syndicale. C'est dans cette voie et par de telles étapes que le prolétariat arrivera à prendre lui-même en main ses propres intérêts de classe et à se débarrasser définitivement de ceux qui depuis plusieurs années l'enchaînent à son exploitation. Une période nouvelle semble donc s'ouvrir où le prolé tariat cherchera au travers de ses expériences une forme de lutte et d'organisation autonome. Avec lui c'est ces problèmes que nous essayerons de résoudre. D. MOTHE. LA GREVE DANS LES ASSURANCES La situation des Assurances Générales Vie dans un secteur arriéré de l'économie a déjà été évoquée à l'occasion de la grève de mars 1950 (1). La direction de cette Société nationalisée a poursuivi ses efforts de rationalisation. La mécanisation des travaux, le regroupement des dactylos, l'introduction dans de nombreux emplois du travail au ren- dement (souvent sans primes) ont précisé une évolution qui tend à atténuer les différences pouvant exister entre les salariés dits «em- ployés » et les salariés de l'industrie (2). Les compressions de personnel, effectuées par non remplacement des démissionnaires ou des retraités ont entraîné pour les catégories non touchées directement par les mesures de rationalisation une conscience beaucoup plus nette de leur exploitation ; mais ce non renouvellement du personnel a eu pour conséquence d'accroître le pourcentage des cadres et agents de maîtrise (environ 1/3 du per- sonnel du siège en 1946, plus de 50 % en 1953) (3) et d'orienter encore plus les revendications vers les demandes individuelles, Cette tendance à l'inflation de l'encadrement a été accentuée par le bas niveau des salaires (4), par le favoritisme pour les membres de (1) Socialisme ou barbarie, n° 7, p. 103. (2) Une étude de cette question sera donnée dans le cadre d'un prochain article sur la vie des employés. (3) Effectifs du siège : CATEGORIES DEBUT 1950 MAI 1963 Direction 6 8 Cadres 91 97 Agents de maitrise 232 278 Employés 350 24 Total 679 597 (4) Salaires de base pour 40 heures. CATEGORIES Direction Cadres Agents de maîtrise Employés 1950 1953 éléments manquants de 27.160 à 62.615 de 34.000 à 73.890 de 16.896 à 26.700 de 20.770 à 33.400 de 16.300 à 20.202 de 20.770 à 25.00 46 certains syndicats (C.G.T. avant la scission, puis F.O.) pratiqué par la direction de cette société nationalisée, et par l'action des syndicats C.F.T.C. et F.0. majoritaires dans l'entreprise défendant uniquement des réclamations individuelles. Les fonctions d'agents de maîtrise des échelons inférieurs (1er et 2e échelon) sont d'ailleurs consi. dérées comme purement honorifiques ; la direction avoue elle-même, sans d'ailleurs chercher à y remédier, qu'il y a 30% de cadres de trop. Le souvenir de la grève de mars 50 et de la position des centrales F.O. et C.F.T.C. est resté très vivace parmi les employés ; les mots d'ordre staliniens de la C.G.T. de 50 à 53 lui ont fait entièrement perdre le bénéfice qu'elle aurait normalement pu retirer des positions des autres centrales et de celles de leurs responsables au sein des entreprises. La quasi-totalité des employés professe une profonde méfiance pour tout mot d'ordre ou toute action venant d'une centrale quelconque ; il est courant d'entendre en réponse à une proposition concrète d'action lancée par un seul syndicat « Pour que cela fasse comme en mars 50 ». Les seuls mouvements se situent dans la ligne d'une stricte défense des « avantages acquis », face à une exploitation accrue, à un durcissement patronal sous le signe de la « produc- tivité ». Sur ces questions strictement limitées, ils sont prêts à suivre les plus dynamiques, pourvu que ce dynamisme aille dans le sens de leurs intérêts. C'est ainsi qu'en mai 53, la section C.G.T. réussit seule, mais avec l'appui de la majorité du personnel, à faire échec à une tentative de la direction, appuyée par les cadres et les sections F.O. et C.F.T.C. (pourtant largement majoritaires) de porter la durée du travail à 43 heures (au lieu de 40). L'influence des syndicats a fortement diminué depuis mars 50 (1). Si à cette date, à peu près 50 % du personnel était syndiqué, cette proportion est environ du tiers au début de 53. Sur ces effectifs la C.F.T.C. en groupe la moitié, F.O. un quart, la C.G.T, un quart, soit sur un total de 700 salariés (cadres compris) : environ 100 à la C.F.T.C., 50 à F.O., 40 à la C.G.T., et 50 cadres sur 100 syndiqués à la C.G.C. (la section syndicale des agents de maîtrise affiliée à la C.G.C. a été dissoute par manque d'activité) ; les élections sont marquées par un plus grand nombre d'abstentions. Le partage des voix se fait approxi- mativement selon le pourcentage des syndiqués mais avec des dépla- cements de voix très sensibles sur une personne à l'intérieur d'une liste, ou d'une liste à une autre, suivant les positions adoptées par l'un des candidats ou par l'une des sections syndicales sur tel problème discuté au moment de l'élection. Les responsables F.O. et C.F.T.C. jouent pleinement leur rôle de « courroie de transmission » entre la direction et le personnel ; toute leur action tend, d'une part, à défendre la hiérarchie et les avantages individuels acquis, d'autre part, à écarter toute revendication d'ordre général et à apaiser de concert avec la direction toute velléité d'agi- tation qui peut se manifester ; cette position les amène parfois dans des impasses comme dans le cas, rappelé ci-dessus, d'augmentation de 622 (1) Résultats des élections depuis mai 50 (personnel siège et province) : 1950 1951 1952 1953 mai déc. mai nov. mai nov. mai Effectifs 620 589 571 573 572 554 Abstentions 12,7 % 12 % 12 % 16,8 % 13,7 % 14,1 % 18 % C.F.T.C. 208 221 220 201 197 208 179 F.O. 145 135 116 110 150 153 126 C.G.T. 117 125 111 106 101 97 117 Agents de maitrise 52 49 31 plus de candidats 47 la durée du travail. Habituellement, les sections C.G.T. des entreprises d'assurances sont entre les mains de deux ou trois staliniens, les seuls de l'entre- prise ; ceux-ci peuvent ainsi maintenir leurs positions bureaucratiques avec l'aide des responsables F.O. et C.F.T.C. sur des positions de défense immédiate des salariés ; ils peuvent même, étant les plus dyna- miques, réunir un certain nombre de syndiqués, mais ils resteront isolés de leur propre base et de l'ensemble des salariés ; cela apparait lorsqu'ils essaient de reprendre les mots d'ordre staliniens venus de la centrale C.G.T. D'ailleurs, dans beaucoup de cas, ils n'essaient même pas de faire de l'agitation sur ces bases car ils savent qu'ils ne seraient pas suivis, même par une minorité. Il peut se produire que dans une entreprise aucun stalinien ne soit en mesure de prendre en mains la section C.G.T. Cela permet la montée d'éléments non staliniens mais qui se contentent souvent d'adopter vis-à-vis du stalinisme de la centrale une position purement négative, se limitant à écarter les mots d'ordre politiques, sans expli- cations vis-à-vis des syndiqués ou vis-à-vis du syndicat ; ils savent qu'en cas de prise de position trop ouverte, les bureaucrates syndicaux les accuseraient, ou d'une déviation quelconque ou de pratiquer un syndicalisme de personne, ou mieux de trahir les intérêts des salariés ; dans ce cas, l'indifférence des syndiqués faciliterait éventuellement leur exclusion et la venue d'éléments plus neutres et plus dociles. Alors que ces sections non dominées par les staliniens jouent un rôle assez effacé, la section C.G.T. des Assurances générales Vie, a pris en février 1952 une position ouvertement hostile au caractère donné à la grève par les staliniens en faisant adopter par l'ensemble des syndiqués une pétition contre cette forme d'action et en rendant publique par affichage une motion en ce sens. Il s'ensuivit une violente réaction du syndicat C.G.T. des Assurances et suivant le schéma habituel une tentative d'exclusion de deux responsables. Mais cela échoua devant l'opposition consciente de la base des syndiqués de l'entreprise. Lors des événements de juin 52, une position identique a été prise. Depuis lors la section C.G.T. des Assurances générales Vie est « au ban » du syndicat, suivant le terme du secrétaire du syndicat C.G.T.-Assurances. Bien que ces faits soient connus du personnel, il n'en subsiste pas moins une équivoque par le fait de l'étiquette de « section. C.G.T. ». Cette position n'a pas permis à cette section d'échapper au mouvement de récession déjà signalé et d'être placé par les salariés de l'entreprise sur le même plan que les sections F.O. et C.F.T.C. 1 ! Bien que les décrets du 9 août ne touchent pas directement les Compagnies d'assurances nationalisées, certains textes n'en consti- tuent pas moins une menace virtuelle contre les avantages acquis et peuvent motiver une certaine agitation. La question du régime de retraite aligné depuis 1945 sur celui de la Sécurité sociale, sauf pour une catégorie très restreinte de salariés (entrés avant 1930) ne peut servir de point de départ à un mouvement comme celui des P.T.T. ou de la S.N.C.F. Pour expliquer le manque d'agitation durant le mois d'août, les centrales syndicales, outre les rappels habituels sur la « passivité » des salariés de l'assurance insistent sur l'absence de la majorité des employés due aux vacances (50 % du personnel environ) et aux grèves des transports. Mais les responsables syndicaux de toute tendance restent en général dans l'expectative en l'absence de toutes instructions de leurs 48 centrales. Pourtant, aux réflexions, aux questions posées, il est clair que l'ensemble des salariés manifeste une sympathie certaine pour les travailleurs des secteurs en grève et exprime une inquiétude quant à la teneur des décrets et à leur incidence sur leurs conditions de travail. C'est dans ces conditions que le syndicat F.O. de l'Assurance, suivant le mot d'ordre d'extension de la grève au secteur privé donné par la centrale F.O., lance l'ordre de grève de 24 heures pour le jeudi 13 août. Mais tout se déroule comme si cette extension devait obligatoirement échouer, le mot d'ordre n'étant pris que sous la pression des secteurs en grève. Les militants F.O. de l'entreprise sont avisés par téléphone le 12 au soir, ils ne reçoivent aucun tract d'explication, aucune directive précise ; aucun contact n'est pris avec les autres organisations. Les rares militants présents se bornent à contacter leurs seuls adhérents et à leur communiquer « l'ordre de grève ». Ces contacts font ressortir l'opposition du personnel à un tel mouvement lancé par une seule organisation, d'autant plus que les responsables C.F.T.C. diffusent au même moment « l'ordre » de leur syndicat de ne pas s'associer au mouvement F.O. Le syndicat C.G.T. de l'assurance laisse carte blanche à ses sections pour décider de l'action à entreprendre, sans donner d'instructions plus précises. Les adhérents de la section C.G.T., reflétant en cela la tendance des salariés refusent de suivre un mouvement qui ne soit pas général dans l'entreprise et décident de discuter avec les sections F.O. et C.F.T.C. d'une forme d'action qui puisse rallier tous les sala- riés ; car il est évident que tous veulent faire « quelque chose » sans savoir exactement quoi. Une réunion est proposée pour le 13 au matin aux responsables F.O. et C.F.T.C. de l'entreprise, Le 13 au matin, il apparaît que la grève de 24 heures est un échec complet, une poignée de militants F.O. et C.G.T. en faisant un mouvement tout à fait sporadique. Aux Assurances Générales Vie, seuls trois militants F.O. font grève. A la réunion des responsables la section C.G.T. propose une réunion du personnel à la reprise du travail à 13 heures ; si le principe de la réunion est facilement accepté, par contre, les responsables C.F.T.C. discutent de son contenu et à midi moins cinq seule une courte motion est rédigée pour être soumise aux salariés. Le responsable C.G.T. prend alors l'initiative de poser deux ou trois minutes avant la sortie une affiche appelant le personnel à se réunir à 13 heures à l'appel des trois syndicats, sans aucune autre explication. Malgré cette improvisation, la réunion fut un succès. L'ensemble du personnel était présent. Le responsable F.0. ne prit pas la parole: celui de la C.F.T.C. ne fait qu'une courte introduction, laissant la parole au responsable de la C.G.T. Celui-ci fait le point de la situation et, faisant ressortir le mécontentement des salariés, met en cause le gouvernement et l'ensemble du système social. De la brève discus- sion qui suit et de la motion adoptée, il ressort que les salariés de ce secteur arriéré, qui jusqu'alors n'acceptaient de considérer que la direction de l'entreprise et la fédération patronale de l'Assurance comme seule responsable de leur situation, mettent pour la première fois en cause le gouvernement et le système social d'exploitation. Il y a là une différence essentielle avec le mouvement de mars 50, fabriqué patiemment, de longs mois, par les syndicats, et cette expression spontanée d'une tendance politique en dehors des syn- dicats. En dehors des protestations habituelles contre les décrets, la 49 motion contient la phrase suivante : « Insiste sur le profond mécon- » tentement du personnel non seulement à l'encontre des mesures » gouvernementales mais aussi au sujet de l'ensemble de leurs condi- » tions de vie et s'élève contre la carence des gouvernements successifs » à apporter une solution au problème social. » Ce langage peut paraître bien vague mais il est entièrement nouveau pour les salariés du secteur considéré, qui ont fait leur première grève revendicative en mars 50. Ensuite le représentant C.G.T. essaie de faire débrayer le personnel pour le reste de la journée, mais il échoue, peut-être à cause de sa maladregge, car il demande un vote à main levée pour ou contre la grève (qu'acceptent seuls quelques éléments de toute tendance) (1), peut-être parce que la majorité des salariés ne sentent pas la nécessité d'user, à ce moment, de cette forme d'action car leurs intérêts ne paraissent pas menacés dans l'immédiat ni les buts de cette action définis dans ces conditions. Dans l'ensemble, il se dégage une sorte de solidarité passive pour les travailleurs des secteurs en grève ; cette solidarité apparait dans le malaise ressenti par 188 syndiqués F.O. et C.F.T.C. à la suite des accords passés par leurs centrales avec le gouvernement pour la reprise du travail. Les responsables d'entreprise font évidemment chorus pour ne pas perdre leur base ; il est courant d'entendre dire par des salariés de l'entreprise que « la lutte reprendra à la rentrée d'octobre » et «qu'à ce moment, il faudra entrer dans la lutte ». C'est cette situation que la bureaucratie stalinienne de la C.G.T. essaie d'exploiter, suivant un mot d'ordre commun à toutes les entre- prises (dénoncer la «trahison des autres syndicats »). Dans l'Assu- rance le but non avoué mais évident est de forcer la main aux autres bureaucraties syndicales qui depuis mars 50 la tiennent systémati- quement à l'écart de toutes les discussions avec la Fédération Patronale, Ce n'est d'ailleurs que la reprise du thème développé dans une lettre à Laniel dont le texte avait été diffusé au cours des grèves d'août (participation de la C.G.T. aux discussions avec le gouver- nement). Prenant le prétexte des décrets, elle tente de réclamer une certaine agitation, uniquement au départ dans les sociétés nationalisées. Alors qu'aucun matériel particulier n'est distribué pendant toute la période de grève (à l'exception de la lettre ouverte à Laniel) fin août, le syndicat C.G.T. de l'Assurance sort un tract, reprenant les mots d'ordre rebattus (abrogation des décrets, commission supérieure des conventions collectives, « pour une meilleure convention collective »), et insiste sur la nécessité de « s'unir et d'agir ». L'union pour l'union sans perspective précise d'action. En même temps les sections syndicales des entreprises nationa- lisées sont invitées à contacter d'abord la section F.O. (sur la base d'un communiqué commun arraché par la C.G.T. lors de la grève du 13 août), et ensuite les sections C.F.T.C., et de réaliser une « union contre les décrets », au maximum de constituer des comités d'unité d'action ; aucune directive n'est donnée pour l'action. En même temps, (1) En mars 50, la grève avait été décidée par un vote secret ; les salariés de cette profession attachent une certaine importance à cette forme de vote ; cela peut s'expliquer par une crainte du mouchardage et le fait qu'il s'ensuit de la part des cadres et de la direction une répression indirecte. 50 les dirigeants du syndicat C.G.T, de l'Assurance contactent les directions syndicales F.O. et C.F.T.C. Mais alors que ce mot d'ordre échoue dans la plupart des entre- prises, malgré les tendances des salariés, uniquement par suite de l'opposition bureaucratique de F.0, et de la C.F.T.C. et des positions trop ouvertement staliniennes des responsables C.G.T., dans quelques entreprises les résultats dépassent les buts fixés par la C.G.T. Une agitation se développe à la base, matérialisant la volonté des salariés de sauvegarder leur situation et d'exprimer leur mécon- tentement, mais dans un tout autre sens que celui voulu par la direction stalinienne de la C.G.T.-Assurances. Ce mouvement est d'autant plus intéressant qu'il se situe au début de septembre alors que la quasi-totalité du personnel est rentrée. Il part d'une démarche effectuée par des militants de base des Assu- rances Générales Incendie auprès du Ministère des Finances, Reçus par le secrétaire d'Edgar Faure, ils en tirent des explications assez alarmantes sur l'application des décrets à leur statut et un renvoi pour discussion à leurs organisations syndicales. Le résultat de cette démarche fait le tour des compagnies et un phénomène identique à celui qui a été enregistré à la 8.N.C.F. ou dans les P.T.T. au début d'août tend à se développer. Aux Assurances Générales Vie, sous la pression de cette agitation à la base, les sections F.O. et C.F.T.C. acceptent la formation d'un comité d'action (à un moment où leur centrale condamne ces « comités irresponsables ») dans lequel la représentation est presque uniquement réservée à la base et la distribution d'un tract assez long dirigé surtout contre le gouvernement et contre les bureaucraties syndicales. Mais le but de l'action commune est nettement défini pour répondre aux désirs exprimés de la base : il s'agit de s'unir pour la reprise de la lutte attendue en octobre ; le tract précise « pour que cette lutte soit efficace, il faut que comme les postiers et les cheminots, nous allions au-delà des syndicats pour réunir tous les employés de la compagnie, syndiqués ou non syndiqués, il faut que l'action que nous devons mener soit voulue par tous, suivie par tous unanimement et sans aucune réserve ». A ce stade les bureaucraties syndicales F.o. et C.F.T.C.-Assurances sont, pour effacer l'effet produit par la position de leurs centrales au cours des grèves d'août et pour calmer l'agitation à la base, dans l'obligation de reprendre des discussions avec la C.G.T.-Assurances ; dès lors elles devaient s'employer toutes ensemble à étouffer le mouvement qui se développait, surtout celui qui prétendait « aller au-delà des syndicats » (1). Les responsables F.O. et C.F.T.C. des Assurances générales Vie reçoivent l'ordre, avec un sévère avertissement « de cesser toute acti. vité en ce sens car les syndicats sont saisis de la question et toute action sur le plan des Entreprises devient inutile »; effrayés autant (1) Ce n'est pas par hasard que F.O. et la C.F.T.C. Assurances acceptent de « renouer », tout au moins dans la forme, et à ce moment précis avec la C.G.T. Assurances. Cela les sert tout autant que cela peut servir la C.G.T. ; leur inaction pendant les mouvements d'août, le malaise causé parmi les adhérents par leur rôle dans la fin de la grève, le durcissement patronal qui a suivi, tout cela les incite à ce rapprochement, qui d'ailleurs, restant purement formel et strictement limité à des discussions de dirigeants, ne leur coute pratiquement rien. Tous les syndicats disposent ainsi d'une façade pour manoeuvrer les salariés de l'Assurance, de concert ou séparément. 51 des par ces menaces que par les perspectives d'action qu'il aurait fallu alors envisager pour continuer dans cette voie, ces responsables cherchent dès lors à effacer l'agitation. Le syndicat C.G.T. de l'Assurance, parvenu à ses fins essentielles qui est de sortir de son isolement, cesse tout contact avec militants sur la question : «Unité d'Action ». Dans l'entreprise, bien- que les bureaux aient déjà désigné des représentants, aucune réunion du comité d'action n'a lieu et la section C.G.T. ne tente même pas, par manque de moyens et en raison des positions F.o. et C.F.T.C. de s'engager seule dans cette voie. Pourtant le tract a rencontré un écho certain. Il est courant d'en- tendre lors de sa diffusion des réflexions du genre : « Enfin, ils se décident à faire quelque chose ensemble. » Des délégués de bureaux ont été désignés, et beaucoup s'inquiètent de savoir pourquoi on ne continue pas dans cette voie. Le sens retenu est celui de préparation à la lutte et les cadres et les éléments réactionnaires ne s'y trompent quand ils disent aux autres salariés en cette occasion « vous voulez arriver à faire la grève ». Les bureaucraties s'emploient activement à éteindre toute activité propre aux entreprises ; on voit apparaître tout l'arsenal de mystifi- cation utilisé habituellement en la matière : Un tract commun aux organisations (cadres compris) est distribué vers le 24 septembre. Il commence démagogiquement par les termes « Répondant à l'appel de nos sections syndicales », ce qui était une reconnaissance de l'action de la base. Il noie habilement le poisson en développant sur deux pages uniquement des démarches de bureau- crates dirigeants auprès d'organismes sans pouvoir réel et n'envisage aucune perspective réelle d'action. Une enquête est lancée sur « les conditions de salaires dans les entreprises » par voie de bulletins individuels que tous les salariés doivent remplir. Le but avoué est de fournir aux syndicats des éléments de discussion avec la fédération patronale de l'Assurance et avec le Ministère des Finances (autorité de tutelle pour les Sociétés d'Assurances nationalisées). Mais ces papiers sont distribués sans beaucoup d'explications et il semble que les centrales ne s'intéressent pas beaucoup aux résultats (cette enquête a débuté fin septembre, mais le 15 novembre les sections n'ont reçu aucune instruction pour le dépouillement et la centralisation des résultats). D'autre part, il peut sembler étrange que ce soit la première fois que les syndicats de l'assurance se préoccupent de chiffrer les salaires réels dont ils peu- vent obtenir par d'autres voies une estimation suffisamment précise pour des discussions avec les patrons. Les salariés ont conscience de ce fait qu'ils expriment par des réflexions du genre : « Ils n'ont pas besoin de savoir ça », « Ils peuvent l'avoir autrement », « Ils vont nous faire perdre nos avantages », « ils n'ont pas besoin de ça pour nous faire avoir une augmentation ». Même les syndiqués dociles rem- plissent ces bulletins sans enthousiasme et sans essayer de persuader les camarades réticents de le faire ; environ la moitié du personnel ne restituent pas leur papier. Aux demandes d'explications sur les démarches des syndicats, les responsables F.O. et C.F.T.C. opposent des réponses évasives. Peu à peu on revient à la position d'attente et ceci d'autant plus que cette position s'inscrit dans le mouvement général de récession et d'expec- tative de la part des salariés. 1* ** Ce qui se dégage essentiellement de cette période d'agitation est l'apparition de mots d'ordre politiques dans un secteur où ces ques- 52 1 tions étaient jusqu'alors systématiquement écartées. Ces mots d'ordre sont évidemment très élémentaires, mais il ne se réfèrent à aucune ligne générale donnée par un syndicat et constituent un élément entièrement nouveau de la conscience de classe des salariés de l'en- treprise. Cette prise de conscience est d'ailleurs entièrement négative : en bloc est condamné le régime actuel, gouvernement, syndicats, partis, sans aucune exception et sans aucun terme positif. Cela se refiète par une désaffection encore plus accentuée vis-à-vis des formes d'organisation et d'action syndicales. Il n'y a eu dans la période d'août aucun recrutement syndical mais au contraire après la période des vacances, en septembre et octobre, une baisse d'activité. Le secrétaire du syndicat C.G.T, de l'Assurance a dû reconnaître que contrairement aux autres années, non seulement il n'y avait eu aucune remontée de cotisants dans ces deux mois, mais que jamais les rentrées de timbres n'avaient été si mauvaises en septembre depuis 1945. Il en est de même pour les autres organisations, F.O. semblant avoir été plus particulièrement touchée. Les mancuvres des staliniens de la C.G.T. pour rentrer dans le circuit de discussion avec les patrons de l'assurance et le gouvernement, n'ont pas été pratiquement perçues par la masse des salariés de l'Assurance. Le stalinisme n'ayant que peu d'emprise sur cette catégorie de salariés, il ne peut être question de justifier cette désaffection vis-à-vis de la C.G.T. par une prise de conscience du rôle véritable joué par cette organisation. Le rejet des formes d'organisations syndicales s'applique en bloc à l'en- semble des syndicats en raison de leur manque d'efficience, de leurs positions bureaucratiques et de leur impossibilité d'exciper de résul- tats concrets qui pourraient justifier, dans une certaine mesure, ce caractère bureaucratique. Il subsiste actuellement un état latent de tension ; il semble qu'une atteinte même minime au statut actuel pourrait entraîner des réac- tions assez violentes. En dehors de cette perspective limitée, l'ensemble des salariés suit une position de stricte neutralité et d'indifférence vis-à-vis des syndicats et des discussions qui peuvent se poursuivre à l'échelon gouvernemental ou fédération patronale. Bien que les indi- cations que l'on peut tirer des mouvements d'août et de septembre peuvent faire supposer que dans le cas d'actions limitées apparaî- traient des formes nouvelles d'action pour le secteur considéré, il n'est pas certain que ces formes arriveraient à se dégager étant donné les positions des bureaucraties syndicales et leur habileté à contre- carrer toute action indépendante. J. SIMON. 53 La bureaucratie syndicale et les ouvriers Nous avons souvent dit : « Tant que la classe ouvrière fera confiance à la bureaucratie syndicale pour mener ses luttes reven- dicatives elle sera trahie. Tant que la classe ouvrière n'aura pas la force de prendre en main ses propres intérêts, elle ne sera qu'un jouet des forces impérialistes. » Cela ne veut évidemment pas du tout dire que les Syndicats se trompent, que les méthodes qu'ils emploient sont mauvaises parce qu'elles appartiendraient au passé, ou bien que les directives sont mal interprétées par des responsables incapables etc... Cet argument est l'argument classique qui est ressorti régulièrement après les mouvements par les syndicats. Le syndicat fait son auto-critique, condamne quelques-uns de ses propres responsables, fait preuve de grande modestie vis-à-vis des ouvriers. «Tout le monde peut se tromper. » (1). Nous disons au contraire que les syndicats ne se trompent pas, mais qu'ils trompent consciemment la classe ouvrière. Mais si nous combattons et analysons la bureaucratie syndicale dans son aspect le plus fondamental il est aussi nécessaire de l'analyser et de la combattre dans ses rapports quotidiens avec la classe ouvrière. Nous montrerons quelques aspects concrets de l'oppo- sition des syndicats à la volonté des ouvriers dans l'usine. Non seulement il est difficile aux syndicats de s'opposer par la force à l'ensemble des ouvriers, mais la fonction des syndicats dispa- raſt d'elle-même dès qu'elle ne se base plus sur la confiance des masses où tout au moins d'une partie des ouvriers. Pourtant il y a des (1) Voici un exemple caractéristique : après la grève avortée de mars 1961 chez Renault, la C.G.T. publià un tract dans lequel Raymond Guyot atta- quait son copain Roger Linet pour sa mollesse. Ceci n'était évidemment fait que pour calmer le mécontentement des cégétistes de base, qui s'étaient trouvés en désaccord avec leur bureaucratie. 54 cas où cette opposition directe, brutale ou non, s'est réalisée. On peut citer comme exemple l'attitude de la C.G.T. chez Renault pendant la grève de 1947 et celle de 1952 (pour la libération de Duclos). Dans ces cas quelques militants dévoués au Syndicat peuvent réussir par la violence soit à faire avorter momentanément un débrayage, soit à en provoquer un. · Mais de telles méthodes échouent le plus sou- vent et se retournent contre le syndicat lui-même. Il suffit de rappeler l'abandon de la C.G.T. par de nombreux ouvriers en 1947 chez Renault, le mécontentement provoqué par la grève pour Duclos et les nombreuses démissions de militants syndicaux après la trahison ouverte de F.O. pendant les grèves d'août 1953. En général on ne peut donc pas s'attendre à une opposition directe des syndicats aux revendications ouvrières. L'opposition à la volonté des ouvriers se fait beaucoup plus adroitement, d'une façon voilée, au moyen de maneuvres plus ou moins habiles. La bureaucratie syndicale tend à donner à la classe ouvrière l'habitude de recevoir des ordres et de les exécuter. Elle se heurte toujours à l'opposition des ouvriers. Cette opposition se manifeste dans les périodes de calme par une désertion de toutes les réunions syndicales, un désintéressement d'une politique qui n'est pas faite par les ouvriers ; dans les périodes de crises, par un heurt direct entre la volonté des ouvriers et celle de la bureaucratie syndicale. Le premier moyen pour s'opposer à un mouvement est tout d'abord pour le syndicat de rompre les habitudes : ne plus donner de directives faire le silence. Ce silence est d'autant plus facile que toute la presse de l'usine est entre les mains de la bureaucra- tie syndicale, les ouvriers n'en ont aucun contrôle. Il est arrivé souvent que des ouvriers prêts à se lancer dans un mouvement y renoncent parce qu'ils s'aperçoivent que les syndicats ne les soutiendront pas. Un exemple illustrera une telle situation. En 1951 une grande partie des ouvriers de l'usine étaient partisans d'appuyer la grève de la R.A.T.P. Dans notre atelier le délégué fut harcelé par les ouvriers les plus combatifs. Tout d'abord celui-ci refuse catégoriquement de prendre toute initiative avant d'avoir le journal. Cette chose faite 11 consentit en grognant à convoquer une réunion. Une fois réunis, il se contenta d'expliquer que certains ouvriers lui avaient demandé de faire une réunion, donc qu'il leur laissait la parole. Cette attitude tout à fait inattendue de la part d'un délégué stupéfia la plupart des ouvriers et ne fit que refroidir les plus indécis. « On veut faire une grève et notre propre délégué s'en désintéresse ! Une telle grève n'est-elle pas d'avance vouée à l'échec ? » Telle était la question que beaucoup se posèrent. Certains pourtant, malgré cela, affirmèrent qu'il fallait débrayer pour se solidariser avec la R.A.T.P. Le délégué intervient alors pour exiger un vote secret, tout en prévenant que cette grève ne pouvait être qu'un échec. Une telle attitude suffit pour décourager ceux qui ont encore confiance en leur syndicat. La balance pencha du côté des non-grévistes qui eurent une demi-douzaine de voix de plus. Les résultats furent aussitôt publiés par le délégué qui se contenta d'affirmer : « Vous ne vouliez pas m'écouter, pourtant je vous l'avais dit, les ouvriers ne sont pas pour la grève ». Si cette sorte de passivité ne suffit pas à entraver la volonté des ouvriers, on propage le défaitisme, on démoralise les plus combatifs. Le défaitisme de la bureaucratie syndicale ne diffère pas de celui des patrons. Tout d'abord il s'agit de diviser. On sème la méfiance et la 55 suspicion au sein les ouvriers : « Vous ferez grève, mais les autres ne vous suivront pas, même s'ils prétendent le faire. Ils vous aban- donneront en plein mouvement ». On jette le discrédit sur les plus combatifs. «Toi, tu es pour la grève parce que tu n'as pas d'enfants à nourrir. » On reproche à celui qui veut débrayer de ne pas l'avoir fait dans des mouvements précédents. On essaie de discréditer ceux qui sont pour la grève avec des arguments politiques. On donne des informations fausses sur la situation dans les autres secteurs en faisant croire que les autres ouvriers ne sont pas d'accord. Comment les ouvriers peuvent-ils vérifier de telles choses ? C'est le syndicat qui est l'organe de centralisation. Seuls les délégués ont le droit de se déplacer, d'aller voir et de s'informer. On exagère la puissance du syndicat pour inviter les ouvriers à faire confiance à cet organisme, mais dès qu'il s'agit de freiner un mouvement on montre la faiblesse et le manque de cohésion des ouvriers livrés à eux-mêmes. On fait pression sur la situation financière qu'entraîne une grève en s'appuyant sur un fait bien connu que dans ces moments-là les caisses se solidarité des syndicats sont à peu près vides. On fait jouer la crainte du gendarme, « Vous voulez la bagarre, mais c'est nous que l'on boucle, s'il y a un pépin », disent les délé- gués aux ouvriers trop combatifs. On conseille la prudence en montrant que les actions diplo- matiques de la bureaucratie syndicale valent mieux que les actions « inconsidérées >> des ouvriers.' « Ayez confiance, on s'en occupe... », etc. Ainsi la démoralisation des ouvriers, qui n'est que le résultat des maneuvres de la bureaucratie syndicale, est présentée comme un état permanent dans lequel se trouve le prolétariat. En fait cette passivité est savamment entretenue par les syndi- cats qui ont relégué définitivement les ouvriers à un rôle de simples exécutants. Les délégués. En principe les délégués sont à la fois les inter- médiaires entre les ouvriers et la direction et aussi entre les ouvriers et la bureaucratie syndicale. En fait, ils ne sont que les porte-parole du syndicat auprès des ouvriers et de la direction. Le délégué ne reçoit pas des ordres des ouvriers pour en informer la direction et le syndicat, il reçoit des ordres du syndicat pour en informer les ouvriers et la direction. On a simplement renversé sa fonction d'origine. Avant 1936 les délégués étaient élus par les ouvriers de chaque atelier. Ils étaient choisis parmi les plus combatifs, leur affiliation syndicale ne jouait pas grand rôle, car même un non-syndiqué pouvait être élu délégué. Aujourd'hui, cela est différent. Les délégués du personnel ne peuvent être présentés que par les syndicats. Il va sans dire que l'ouvrier présenté ne sera pas celui qui est le plus combatif, mais celui qui a la confiance du syndicat, celui qui est le plus soumis à la politique de cette centrale. De plus les ouvriers, présentés sur les listes syndicales ne sont pas obligatoirement choisis dans chaque atelier. Ainsi des ateliers peuvent avoir plu- sieurs délégués et d'autres ne pas en avoir, de sorte que des ouvriers sont obligés d'élire des délégués qu'ils ne connaissaient pas. Cette situation permet donc au syndicat d'avoir le contrôle le plus étroit 56 1 sur ces délégués et d'empêcher d'autre part les ouvriers d'exercer plus de pression sur eux. Lorsque le délégué va en conférence avec la direction, il défendra uniquement la politique de son syndicat ; les ouvriers ignorent même souvent le sujet de la conférence ou la date de réunion, ils ne sauront que ce que voudra dire le délégué, et le délégué ne dira que ce que son syndicat l'autorisera de dire. Un délégué qui aura enfreint la discipline du syndicat ou qui manifestera des dissensions ne sera pas présenté aux élections suivantes. C'est pourquoi il faut combattre de telles élections des délégués et leur opposer la représentation par atelier et sans dis- tinction d'appartenance syndicale. Il faut que les délégués soient les représentants des ouvriers et non de la bureaucratie syndicale. ce La presse syndicale. Les journaux d'usine ou d'atelier sont des journaux faits et contrôlés par les syndicats. Non seulement l'ouvrier n'a qu'à lire ce journal comme il lirait n'importe quel jour- nal, non seulement il ne participe pas à ce qui est écrit sur journal, mais la plupart du temps les articles sont des articles de propagande générale qui traduisent la politique syndicale. Ce qui concerne l'atelier est parfois le reflet d'une dispute entre représen- tants des différents syndicats. On a pu voir dans certains ateliers des journaux F.O. et C.G.T. engager une polémique sur plusieurs numéros autour de querelles politiques entre responsables et en se dénonçant mutuellement, même vis-à-vis de la direction. Cette presse n'est pas la presse des ouvriers, elle ne traduit pas les discussions et les préoccupations de ces ouvriers, elle est le reflet des querelles des centrales. Chaque fois que l'activité des ouvriers s'est manifestée d'une façon autonome par exemple dans les grèves, lors des réunions d'ateliers, lors de la création des comités de lutte, la bureaucratie syndicale s'oppose toujours à mettre sa presse au service de ces organismes spontanés. Ces réunions où les comités de grève peuvent bien décider quoi que ce soit, la bureaucratie syndicale s'opposera toujours à mettre sa presse à leur service, à moins que les décisions soient strictement conformes à la politique syndicale. Ainsi le silence se fait sur tout ce qui émane de la volonté des ouvriers ; c'est pour- quoi nous devons essayer dans chaque circonstance d'encourager les ouvriers à exprimer et à écrire ce qu'ils pensent sur les revendi- cations et les méthodes de lutte et tout ce qui concerne leurs propres problèmes. Il faut créer une presse ouvrière qui soit autre chose que la presse de la bureaucratie syndicale. Les réunions. C'est dans les réunions d'atelier que les ouvriers expriment le mieux leur volonté, et ceci est encore plus vrai si ces réunions sont motivées par la perspective d'une action quelconque. Au cas où la volonté des ouvriers s'oppose aux directives syndicales, le délégué est souvent impuissant à contenir ces manifestations. Pour cela on fait intervenir des personnes étrangères à l'atelier ou bien, le plus souvent, des personnes extérieures à l'usine et à la classe ouvrière. Il s'agit d'orateurs et de démagogues spécialisés qui font partie de la bureaucratie syndicale et qui sont mobilisés pour de telles circonstances. Ces orateurs jouissent d'un certain prestige ; ce sont souvent des personnalités politiques assez connues et qui savent « manier les masses », c'est-à-dire les mystifier. En face de tels orateurs les ouvriers refusent de s'exprimer, même s'ils sont en désaccord. La réunion perd alors son aspect de discussion collec- 57 tive pour devenir un monologue. On ne traite plus de leurs problèmes, on leur parle des problèmes de la politique syndicale. Mais il arrive parfois que l'orateur, aussi éloquent soit-il, ne suffise pas pour convaincre les ouvriers ; c'est pourquoi la bureaucratie syndicale essaie de changer le lieu de réunion : ne pas faire la réunion dans l'atelier, dans l'usine, essayer de tenir la réunion au siège du syndicat. Si les ouvriers consentent à s'exprimer sur le lieu de leur travail, ils hésitent ou refusent souvent à se réunir au siège d'une centrale, d'autant plus s'ils nourrissent quelque méfiance vis-à-vis des syndi- cats. Au siège du syndicat le rapport des forces se trouve souvent modifié. Tous les militants dévoués au syndicat sont mobilisés, ils approuvent, applaudissent, ou bien protestent, injurient ceux qui manifestent un désaccord. Ici, la bureaucratie syndicale peut décider, faire voter les motions qu'elle désire, etc. Les réunions dans les sièges des syndicats ont lieu après l'heure du travail et les ouvriers qui ont des charges de famille ou qui habitent loin refusent d'y participer ; la plupart des militants dévoués au syndicat, par contre, sont présents. C'est par de tels procédés que l'on peut constituer une majorité, que l'on peut faire voter des motions avec une apparence de démocratie ouvrière. Ces décisions ne sont en réalité que l'expression de la volonté d'une poignée de bureaucrates bien organisés. C'est pourquoi nous devons défendre le principe des réunions sur le lieu de travail et autant que possible pendant les heures de tra- vail ou aux heures qui gênent le moins l'ensemble des ouvriers. Nous devons encourager les ouvriers à s'exprimer et supprimer ou tout au moins limiter le temps de parole des orateurs extérieurs à l'usine et à la classe ouvrière (2). Les votes. Nous devons empêcher que la bureaucratie syndi- cale se joue de la volonté des ouvriers par le système de votes trop hâtifs. Il est une coutume, par exemple, qui consiste à lire des réso- lutions håtivement aux ouvriers et d'exiger immédiatement un vote. Ainsi des tas de résolutions votées à l'unanimité sont en réalité de véritables escroqueries. Tout vote doit être précédé non seulement d'une discussion, mais les résolutions doivent être présentées assez avance pour permettre aux ouvriers qui doivent voter d'en prendre connaissance. Lorsque l'on procède à des referendums, il faut que les votes soient contrôlés par les ouvriers. On a vu des referendums hostiles à la bureaucratie syndicale passés complète- ment sous silence par les centrales syndicales (3). en (2) Lorsque l'usine est en effervescence, les pontifes syndicaux viennent régulièrement tenir des longs discours dans les assemblées d'ouvriers et monopolisent tout le temps de ces réunions pour dire les pires platitudes. Pendant ce temps les ouvriers se lassent et à la fin ils ne s'expriment pas. Voir l'article « La grève Renault », publié dans ce numéro. (8) C'est ce qui s'est passé par exemple chez Renault au cours de la grève d'avril 1953, des chaines de montage de la 4 CV. Cette grève qui entraina l'effervescence des ouvriers des autres départements obligea les syndicats à organiser des référendums secrets dans les ateliers, pour ou contre le déclenchement d'une grève générale de l'usine. Les résultats de ce referendum ne furont jamais publiés. On connaît cependant les résul- tats de quelques ateliers : malgré la pression de tous les syndicats, qui s'opposaient à la grève générale, les résultats étaient favorables à la grève. Les centrales syndicales, unies plus que jamais, se gardèrent bien de les publier. 58 Ainsi le syndicat est devenu un organisme étranger aux ouvriers, une force extérieure sur laquelle ils ont perdu tout pouvoir et tout contrôle. Contre les patrons et la direction, les ouvriers essaient d'avoir l'appui de cette force, inais dès que le syndidat prend en main la défense des ouvriers, il lui donne son propre caractère, l'orientation de ses propres intérêts. La réaction des ouvriers à un tel état de choses se manifeste par une méfiance et un désintéresse- ment vis-à-vis des mouvements, et parfois par un défaitisme général chez quelques ouvriers qui, en perdant la confiance dans leur syndicat, étendent leur méfiance vis-à-vis de tous les mouvements revendicatifs. La classe ouvrière ne réussira à surmonter cette situation que dans la mesure où elle prendra en main ses propres intérêts, dans la mesure où elle refusera de déléguer tout ce qui la concerne entre les mains de la bureaucratie syndicale. Ceux qui prétendent vouloir l'unité des ouvriers dans l'unité syndicale ne font que masquer le véritable problème. La lutte de la classe ouvrière contre son exploi- tation passe automatiquement par son opposition à la bureaucratie syndicale. Il n'y a pas deux luttes séparées dans le temps. Toute revendi- cation générale des ouvriers verra se dresser devant elle ces deux forces : les patrons et la bureaucratie syndicale. La lutte contre ces deux forces ne pourra se faire que dans la mesure où les ouvriers réussiront à réaliser leur unité et leur auto- nomie. Nous devons nous débarrasser de cette conception qui consiste à diviser les ouvriers suivant l'attitude qu'ils ont pris dans certaines grèves. Le refus de participer à des mouvements de démonstration ou des grèves de harcèlement n'est pas la preuve d'un manque de combativité de la part de certains ouvriers ; ce refus peut être parfois une manifestation de conscience des ouvriers qui ne sont pas dupes de la manouvre des syndicats qui proposent ces mouvements. Nous devons également nous débarrasser de la conception que les ouvriers les plus combatifs sont groupés dans les syndicats. La carte syndicale n'est plus nécessairement une marque de combati- vité. La carte syndicale peut être aujourd'hui une garantie de sécurité vis-à-vis du patron ou de la maitrise ; il suffit de rappeler pour cela l'influence des différents bureaucrates syndicaux dans les bureaux d'embauche, dans les services du personnel, de sécu- rité, etc. (Cette influence est évidemment fonction des rapports entre la politique gouvernementale et l'affiliation politique des centrales ; ainsi la C.G.T. contrôlait les bureaux d'embauche de beaucoup d'usines après la Libération, tandis qu'aujourd'hui ce privilège appartient surtout à d'autres centrales syndicales, comme F.O. par exemple.) La carte syndicale peut également servir à certains pour cacher leur passivité. Certains ouvriers, conscients de la « prudence » et de la passivité des syndicats vont se réfugier dans ces organismes pour se préserver de toute initiative dans les mouvements qui se pro- duisent. La barrière qui sépare les ouvriers conscients et ceux qui ne le sont pas n'est pas la barrière entre syndiqués et non-syndi- qués. La délimitation véritable ne se sent que dans les moments où la lutte se dépouille de toutes les manoeuvres bureaucratiques et prend son véritable caractère de classe. D. MOTHE. 59 Sur la dynamique du capitalisme (II) On a vu qu'avant toute analyse des problèmes de fond, il faut construire une mesure des quantités économiques (1). Cette mesure doit garder un sens à travers le temps et l'espace et les modifi- cations structurelles de l'économie. La mesure couramment utilisée, les prix, ne répond pas à cette définition. L'idée de Marx a été d'utiliser une quantité dont l'unité naturelle garde la même signi- fication quel que soit par ailleurs l'état de l'économie le temps de travail humain. La valeur ou le coût d'un produit quelconque peuvent alors être exprimés en temps de travail humain. Contre cette idée on a élevé des objections : comment calculer exactement la valeur de l'équipement, d'où vient la première valeur, etc. On a vu qu'en appliquant une réduction successive de la valeur des pro- duits au temps de travail qu'ils contiennent directement ou indirec- tement on peut exprimer exhaustivement et d'une seule manière le coût actuel de toute production en temps de travail, et par là même on a réfuté ces objections. Une autre objection théorique - que la mesure basée sur le travail suppose en même temps une théorie de la plus-value et donc une imputation du surplus de production au travail tombe dès que l'on voit que toute théorie de la valeur (toute mesure économique) implique une telle impu- tation, et la mesure basée sur les prix autant que toute autre. En effet, la mesure du coût ou de la valeur par les prix suppose qu'on impute d'une manière ou d'une autre le surplus de production au capital. La détermination de classe de la théorie économique se manifeste ainsi dès l'origine, puisque les deux conceptions s'op- posent radicalement sur le premier problème qui se présente, le problème de la mesure des quantités économiques, et ce, à propos de l'imputation du surplus. Il est facile de voir pourquoi ces deux types de théorie doivent prédominer dans une société capitaliste à propriété privée. Dans la société capitaliste bureaucratique, et pour (1) Socialisme ou Barbarie, Nº 12, p. 7 et suiv. 60 autant que la bureaucratie se soucie de théoriser son revenu, elle met en avant une conception bâtarde, qui à la fois conserve l'idée d'une « productivité » du capital et attribue aux catégories « supé- rieures >> de travail une productivité multiple. Mais la vraie nature historique de la bureaucratie se révèle en ce qu'elle n'a cure de justifler explicitement son existence. DIFFICULTES RELATIVES AUX MOYENS DE PRODUCTIONS DURABLES Même dans le cadre de la valeur-travail subsiste une indéter. mination lorsqu'il s'agit d'une économie dynamique à progrès technique affectant les moyens de production durables. Pour rendre le problème plus clair, on l'examinera dans une succession de cas hypothétiques, en allant du plus simple au plus compliqué. Considérons d'abord une économie rigoureusement statique, dans laquelle il n'y a ni progrès technique ni accumulation. Chaque année, la quantité et la nature des biens d'équipement utilisés restent les mêmes. Choisissons une unité de temps. Si celle-ci n'est pas extrêmement longue, elle divisera les biens d'équipement en deux catégories : ceux dont la vie utile est inférieure à l'unité de temps choisie (mettons l'année), et ceux dont la vie dépasse cette durée. Les premiers devront être remplacés au cours de la période ; parmi les seconds, il y en aura dont la vie se terminera chaque année. Mais pour les deux catégories, la manière dont elles entrent dans le calcul de la valeur est claire : l'équipement à vie courte contribue à la valeur de la production par la totalité de sa propre valeur, l'équipement à vie longue y contribue prorata de son usure, qui ici coïncide exactement avec la proportion du stock total de ces biens qui doit être remplacée chaque année, proportion qui d'après nos hypothèses reste constante. Ainsi, si l'économie considérée est en possession d'un stock de 100 moyens de production durables, dont la vie utile est de 100 ans, et si la répartition par âge des unités de ce stock est uniforme (s'il y en a un d'âge 99, un d'âge 98, un d'âge 1 et un qui vient juste d'être construit, donc d'âge 0), il faudra en remplacer un chaque année ; le remplacement est égal à 1/100e du stock, de même que l'usure annuelle est égale à 1/100e de la valeur initiale du stock. Les deux calculs de la contribution du capital fixe à la valeur de la production annuelle coincident ; il est indifférent de considérer le coût de remplacement ou l'usure annuelle. Les deux représentent la même proportion de la valeur du stock de capital. Considérons maintenant une économie dans laquelle il n'y a pas de progrès technique, mais où il y a quand même accumulation, par exemple parce que la population s'accroît chaque année de 2% et que la communauté accumule chaque année en proportion de 2% de l'équipement existant pour fournir des moyens de production à une force de travail qui s'accroit régulièrement de 2% par an. Faisons abstraction de tout autre changement, de sorte que l'on puisse supposer que les stocks de toutes les caté- gories des biens d'équipement à la disposition de l'économie s'ac- croissent au taux de 2% par an. Envisageons les biens d'équipe- ment à vie longue, et supposons que cette vie est égale norma- lement à 100 ans (par exemple, les immeubles). Dans quelle pro- portion ceux-ci contribuent-ils à la valeur de la production annuelle ? Il est clair que nous ne pouvons plus dire ici indiffé- remment que cet équipement contribue à la valeur de la production 61 annuelle prorata de son usure ou en raison de la proportion qui doit être remplacée. L'usure annuelle de cet équipement est égale à 1/100° de sa valeur initiale, la vie normale étant supposée de 100 ans ; mais la proportion qui doit en être remplacée est beaucoup plus petite. Car l'économie se développant en progression géométrique au rythme de 2 % par an, il y a une proportion rela- tivement plus petite de biens d'équipement vieux, et une proportion relativement plus grande de biens neufs. Si ce développement continu a commencé il y a un siècle, et qu'au début il y avait 100 immeubles répartis également en åge (un vieux de 99 ans et un à l'autre bout qui venait juste d'être terminé), on a bâti chaque année un immeuble pour remplacer le plus vieux du stock existant qui arrivait au terme de sa carrière, plus 2 % au titre de l'accrois- sement du capital existant. A la centième année, l'économie se trouve en possession de 100 x 1,02200 = 724 immeubles environ. (Toutes les quantités de l'économie, y compris la population, ont été pendant ce temps multipliées par ce même facteur, 7,24...). Les besoins de remplacement ne seront cependant que de 3, comme un calcul facile le montre, et non pas d'un centième du stock exis- tant, qui serait 7,24... De même, si ce développement continue pendant un deuxième siècle, le stock d'immeubles sera d'environ 5.250 à la 200° année ; les besoins de remplacement cependant ne seront que d'environ 17,5, soit beaucoup moins que 1/100 du stock de capital (2). Quelle sera la vraie contribution de ces biens d'équipement à la valeur de la production annuelle ? Il faut considérer que cette contribution est représentée par le rempla- cement normal. Car c'est ce remplacement qui représente le coût du maintien en état du capital social. Dans l'exemple donné, si chaque année sont remplacés les immeubles qui arrivent à l'âge de cent ans, le taux d'expansion annuel de 2% n'est pas altéré et la composition d'âge des biens d'équipement tendra vers une structure constante (à la limite, 2 % des immeubles seront d'âge 0 à 1, et environ 0,3 % seront d'âge 99 à 100). On peut d'ailleurs réconcilier facilement les deux formules dans ce cas. Car on peut poser ainsi le problème de l'usure des biens durables : quelle est la provision annuelle d'amortissement qui, au bout de 100 ans, restitue la valeur initiale des biens ? Dans une économie statique, cette provision est évidemment 1/100º de la valeur initiale des biens. Dans une économie en expansion uniforme ceci n'est plus vrai. Car la provision annuelle d'amortissement ne représente qu'une dépense idéale (l'imputation à la production actuelle d'une fraction d'une dépense future, la dépense de rempla- cement après l'usure complète du. bien amorti), mais en même temps une recette réelle et présente, calculée dans les coûts et couverte par la valeur (ou le prix de vente) du produit. Elle se présente donc, en termes « non comptables », comme une entrée sans sortie correspondante, autrement dit comme un accroissement (2). Le calcul des besoins de remplacement se ramène à celui du nombre d'immeubles d'age 100. Au bout du premier siècle, atteignent cet age les immeubles batis au cours de la première année du siècle ; il y en a eu trois, un pour le remplacement d'un immeuble hérité de la précédante période (d'économie statique) arrivant à l'âge de 100, et deux qui ont été batis au cours de cette première année pour accroitre de 2% le stock d'immeubles, supposé alors de 100. Pendant la centième année, on devra donc bâtir trois immeubles au titre de remplacement, plus 2 % des immeubles existants, solt 0,02 x 724 = 14,5 environ. Au total, on batira au cours de la centième année 17,5 immeubles, qui arriveront à l'åge 100 et devront être remplacés au cours de la 2000 année alors que le 1/1000 du stock total sera de 52,5. 62 des avoirs de l'entreprise (accroissement qui, dans le bilan comp- table, est compensé au passif par l'accroissement du poste « provi- sions d'amortissement »). Sous quelque forme qu'ils soient détenus, ces avoirs s'accroissent par hypothèse au rythme de 2% par an. On a donc le problème bien connu en intérêts composés : quel est le versement annuel qui, au bout de 100 ans et avec un intérêt annuel de 2%, constitue un, capital de 1 ? La solution de ce problème conduit à un résultat identique à celui qui découle de la considération des besoins de remplacement d'un stock dont les unités ont une vie utile de 100 ans et qui croit au taux de 2 % par an. La provision d'amortissement devra représenter la même proportion de la valeur initiale que les immeubles d'âge 99 à 100 constituent dans le stock en expansion annuelle de 2%. Si maintenant on considère une économie dans laquelle la technique n'est pas stationnaire, et quelles que soient les hypo- thèses que l'on puisse faire par ailleurs, on voit que le problème devient infiniment plus difficile. Si au moment du remplacement la pièce d'équipement est qualitativement différente de l'ancienne il sera généralement impossible de distinguer dans la dépense afférente à l'achat de ce pièce la partie correspondant aux frais courants (remplacement) et la dépense en capital (investis- sement net). Or ne peut même pas dire que l'investissement net sera l'excès de la dépense effective sur celle qui serait nécessaire pour acheter une machine semblable à l'ancienne, car il est vraisemblable que dans un grand nombre de cas cet ancien type de machine ne sera même plus produit, donc on ne saura pas dire quel est son coût de production actuel. Encore plus irrationnel est le cas des innovations techniques lorsqu'elles conduisent à l'élimination avant terme d'équipements pouvant encore produire. Dans ce cas il y a à la fois de l'investissement net et de la destruction de capital ; le calcul de cette dernière est impossible rigoureu- sement parlant - il serait possible en termes de coûts passés, mais ce sont les coûts actuels qui importent ; et pour les deux éléments de cette somme, l'imputation à une période de temps donnée risque d'être totalement arbitraire. S'il y avait quelque chose comme un rythme continu et uniforme de progrès technique on pourrait peut être calculer un taux d'obsolescence (3) et en affecter les biens d'équipement existants comme d'une provision supplémentaire d'amortissement. Mais ce taux ne pourrait être défini que comme une moyenne, et dans la réalité ce qui compte ce sont précisément les écarts par rapport à cette moyenne (écarts que présentent les divers secteurs ou le même secteur au cours de périodes successives). Il est utile d'exprimer la chose d'une manière différente. Dans le tableau de comptabilité sociale où sont enregistrées les « en- trées » et les « sorties » des divers secteurs c'est-à-dire les quantités absorbées et les quantités produites par chaque secteur -- ce qui apparait comme « sortie » est toujours la production courante d'un secteur ; dans un calcul des coûts de la production courante, il ne faudrait donc faire figurer comme entrées que les entrées correspondant à cette production courante. Or, si un secteur effectue de l'investissement net, autrement dit est en ain d'agrandir ses installations, son équipement etc., ses entrées corres- pondront pour une partie seulement aux entrées nécessaires au titre de la production courante, et pour le reste à cette expansion (3) Obsolescence : désuétude, vieillissement technique. 63 du « capital » du secteur. Ses entrées totales montreront donc un gonflement pendant la période considérée, tandis que sa production ne s'accroîtra qu'après quelque temps et dans une proportion en général plus petite (un investissement de 10 pendant la période 0 augmentera par exemple la valeur du produit de 1 pendant les dix périodes suivantes). Le calcul des coûts (en termes de valeur ou en termes quelconques) suppose donc qu'on est en mesure de distinguer les entrées courantes et les entrées au titre de capital (c'est-à-dire l'investissement net). Comment opérer cette distinc- tion en partant des seules quantités directement observables, qui sont les entrées totales ? Le cas le plus simple, dirait M. de La Palice, et celui où il n'y a que des entrées courantes ce qu'on saura en remarquant que la production du secteur reste indéfi- niment stationnaire. Si le secteur n'est pas stationnaire, mais, supposons, en expansion (4), les entrées courantes seront moindres que les entrées totales. De combien ? On peut faire une première hypothèse ; que la technique est stationnaire. Cela équivaut à dire qu'il y a une relation invariante entre l'équipement du secteur et son produit (5). Mais même dans ce cas tellement simple, l'observation de ce qui se passe pendant une période ne suffit pas pour déterminer les coûts ; il faudrait en plus connaître, soit cette relation invariante entre l'équipement et la production d'un secteur, soit ce qui revient au même les vraies entrées courantes et la production du secteur à un moment quelconque. Si cette relation est vraiment invariante, et pourvu que le secteur n'ait connu que des phases d'expansion ou de stagnation (6) on pourra déduire cette relation si l'on connait l'histoire du secteur, c'est-à-dire les quantités d'entrées totales et de sorties pour nombre. de périodes précédentes. La difficulté reste donc, dans un sens, une difficulté subjective (recueillir les observations nécessaires et en déduire la relation technique entre l'équipement et le produit du secteur). Mais lorsqu'on passe au seul cas qui intéresse réellement, le cas où la technique évolue elle-même et où par conséquent la relation entre les entrées courantes et la production du secteur varie au cours du temps, cette déduction n'est en général pas possible. Il survient une impossibilité conceptuelle, parce qu'il est contradictoire de vouloir connaître le coût actuel d'objets qui ne sont plus produits. *[S'il y a une relation invariante entre le produit d'un secteur et son capital comprenant dans ce terme l'ensemble des biens dont la présence permanente et non la consommation en tant que telle est une condition de la production, donc à la fois l'équipement et les stocks de matières nécessaires pour qui il y ait production ininterrompue - cette relation peut être déduite des entrées totales et des sorties du secteur, si on dispose du nombre nécessaire d'observations. Le nombre des observations nécessaires dépendra de la complexité de la fonction mathématique qui exprime cette relation ; et comme toute fonction peut être représentée dans un (4) Il est à remarquer que le cas de la contraction n'est pas symétrique. Nous en parlerons à propos de l'accumulation. (5) On entend ici la technique dans un sens large (comprenant aussi les méthodes de combiner les éléments de production pour produire une quantité donnée). On suppose aussi qu'il n'y a pas d'économies résultant de l'exten- sion de l'échelle de la production. (6) S'il a connu aussi des phases de contraction il se peut qu'à cause du manque de symétrie mentionné plus haut, le problème ne comporte pas de solution. Voir le paragraphe sous astérique. 64 intervalle avec l'approximation voulue par un polynome, on peut supposer que la relation produit-capital s'exprime par un poly- nôme de degré n. Un tel polynôme est défini à partir de n + 1 paramètres, les coefficients de ses n termes et du terme constant (dont certains peuvent être nuls). Il faudra donc déterminer au total n + 2 paramètres, les n + 1 coefficients du polynome consi- déré et le coefficient de remplacement (la fonction de remplace- ment étant supposée linéaire i. e., un pourcentage donné du capital existant devant être remplacé chaque année. Ce pourcentage comme on l'a vu ne sera pas, dans le cas d'une économie en expansion, l'inverse de la vie utile du moyen de production considéré). Ces n+ 2 paramètres peuvent être déterminés à partir de n + 2 équations qui elles-mêmes supposent au moins n + 3 observations parce qu'elles se réfèrent à n + 2 différences. Si K (t) est la quantité totale d'un moyen de production nécessaire au titre de capital pour qu'il y ait production de X (t) unités de produit pendant la période t, et E (t) sont les entrées totales de ce moyen dans les secteur considéré, C (t) la partie (qu'on veut déterminer) de ces entrées correspondant au remplacement (donc représentant les entrées courantes), et r le coefficient de remplacement, on aura dans le cas le plus simple, où la relation produit capital est homogène du premier degré, K (t) = AX(t), C (t) r K (t) TAX(t), K (t + 1) -- K (t) = A (X (t + 1) -- X(t)], et rAX (t) + A [X (t + 1) - X (t)] E (t) rAX (t + 1) + A (X (t + 2) - X (t + 1)] - E (t + 1) Par exemple les trois observations : t 1 2 3 E (t) 15 15,5 indifférent X (t) 100 105 110 donnent 100 r A + 5 A 15 105 r A + 5 A 15,5 d'ou r = 0,1, A = 1 et C (t) = 10, C (t + 1) = 10,5. On voit facilement que ce mode de calcul peut s'appliquer quel que soit le nombre de catégories de moyens de production dont se compose le capital du secteur, pourvu qu'on connaisse pour chacune d'elles les entrées totales par période. Maintenant il est évident que même en supposant la technique - stationnaire on ne saurait considérer la relation entre le capital et le produit d'un secteur comme invariante. Le cas où il est plus facile de s'en apercevoir est celui où le secteur traverse alternati- vement des phases d'expansion et de contraction. La rigidité de la relation technique capital-produit interdit au secteur d'augmenter sa production sans une expansion correspondante de son capital et c'est ce qui permettrait de déduire cette relation s'il n'y avait que stabilité et expansion ; mais elle ne lui impose pas de diminuer son capital chaque fois que sa production baisse car il peut y avoir (et il y a en fait dans ce cas) apparition de capacité inutilisée. 65 Alors la déduction décrite plus haut devient impossible ; elle devient même inapplicable aux phases de nouvelle expansion qui peuvent suivre, pendant lesquelles l'augmentation de la production n'entraînera pas nécessairement un accroissement du capital mais pourra se faire à partir de la mise en œuvre à nouveau de capacité jusqu'alors inutilisée. Par ailleurs, même dans le cas où il n'y aurait jamais contrac- tion, la déduction sous la forme donnée plus haut est impossible si comme c'est le cas général en économie capitaliste - l'indus- trie travaille à un pourcentage de sa capacité qui varie suivant les périodes. Ceci ne veut pas dire que toute l'analyse s'écroule, mais que le problème des coûts ne peut être examiné séparément du problème général du développement et des fluctuations de l'économie.] Toutes ces difficultés, connues depuis longtemps des statisticiens et des comptables, sont parfaitement indépendantes du fait que l'on mesure en valeur ou en prix, car elles découlent de l'irrationalité dont est affectée la notion même de coût dans une économie en expansion. Dans la mesure où elles sont importantes — et elles sont en fait capitales elles entachent fatalement d'imprécision toute analyse économique qui ne veut pas se confiner à des généralités. La seule manière d'y faire face est de les avoir cons- tamment présentes à l'esprit et d'examiner en quoi elles peuvent influer sur le cours du raisonnement. C'est ce qu'on tâchera de faire lorsqu'on les rencontrera à nouveau à propos du problème qu'elles concernent le plus directement, le problème de l'accumu- lation avec progrès technique. Il faut remarquer, pour terminer, que la racine de ces difficultés est la manière dont se manifeste le progrès technique dans une société d'exploitation. On retrouve donc ici le problème qu'on a signalé au début de cette étude à savoir, l'impossibilité de quan- tifier ce par quoi se manifeste l'action créatrice de l'homme dans le domaine de l'économie, à savoir encore le progrès technique et la lutte des classes. DIFFICULTES RELATIVES A LA DIFFERENCE DES QUALITES DE TRAVAIL Dans le calcul de la valeur on a supposé pour commencer qu'il n'y avait qu'une seule catégorie de travail. C'est une simpli- fication concernant l'exposition de la méthode, nullement une res- triction intrinsèquement nécessaire. Il est utile de s'en débarrasser avant d'aller plus loin. La différence de la qualité du travail considérée ici est la différence dans le degré de qualification professionnelle, celle entre le travail simple et le travail composé dans la terminologie de Marx. La différence entre le travail concret et le travail abstrait n'intéresse pas (le fait qu'un manæuvre balaie ou transporte des pièces dans une brouette, qu'un O.S. sur une machine produit telle pièce et un autre sur une machine différente une pièce différente), car elle ne peut de toute évidence affecter le calcul de la valeur. Quant à la différence entre l'intensité du même genre de travail (entre diverses entreprises ou diverses périodes) elle crée surtout des problèmes de fond et non des problèmes de mesure. 66 Du fait qu'on prend comme unité de mesure le travail simple - savoir le travail dépourvu de toute qualification – il s'ensuit que la valeur ajoutée à une production donnée par telle quantité de travail d'une qualification donnée sera égale à la valeur qu'au- rait ajouté la même quantité de travail simple, plus le coût (ou la valeur) nécessaire pour transformer une quantité de travail simple en travail composé de la qualification considérée. Si on suppose que chaque catégorie de travail est rémunérée suivant la valeur pleine de son produit ce qui suppose une éco- nomie sans exploitation d'aucune sorte, ni même celle qui se traduirait par le fait qu'une catégorie de travailleurs reçoit plus que la valeur de son produit la discussion se termine là. Les divers secteurs de travaux de qualification différente seront représentés par autant de secteurs séparés, et pour chacun de ces secteurs on écrira que la valeur qu'il produit est égale à la valeur qu'il absorbe (puisqu'il n'absorbe en excès sur les autres que les coûts d'acquisition de la qualification précise qui définit ses travailleurs). On pourrait donc dire dans ce cas qu'il n'est même pas néces- saire de connaître les coûts de qualification ou d'en parler ; la valeur produite par chaque catégorie de travailleurs est égale à la valeur totale de sa consommation. Mais comment sait-on qu'il n'y a pas d'exploitation ? Il y a cinquante ans on aurait pu répondre qu'il n'y a par définition pas d'exploitation si tous les revenus proviennent du travail autrement dit, si la propriété privée était abolie en tant que source de revenus. On ne peut plus répondre la même chose à une époque où la propriété privée est de plus en plus réduite sans que l'exploi- tation le soit pour autant, On a besoin d'un critère permettant de savoir si un revenu qui apparait comme revenu du travail (comme salaire) l'est en réalité ou contient de la plus-value. Dans ces conditions on ne peut plus dire purement et simplement que pourvu qu'il n'y ait pas de surplus apparaissant sous une autre forme, la valeur produite par une catégorie de travailleurs est égale à la valeur consommée par cette catégorie. La difficulté qu'on rencontre est en dernière analyse analogue à celle qu'on rencontre pour les biens d'équipement durables dans une économie dynamique ; le simple enregistrement des entrées et des sorties ne donne une solution automatique du problème de la valeur que dans le cas d'une économie statique sans exploitation, Dans les autres cas, il faut séparer par l'analyse les éléments des entrées correspondant aux coûts courants, et ceux qui corres- pondent à de l'investissement ou qui recèlent de l'exploitation. De même que pour trouver la contribution des moyens de produc- tion durables à la valeur du produit il faut en général connaitre les relations techniques du secteur considéré, autrement dit le coût du produit en équipement exprimé en termes matériels, de même il faut connaître le coût en termes matériels de production d'une qualification donnée. A la différence cependant du cas des moyens de production durable, on peut dans le cas du travail qualifié donner une réponse générale simple. Les coûts de production d'une qualification don- née s'expriment en effet d'un côté par les années d'apprentissage, durant lesquelles le futur travailleur qualifié consomme sans pro- duire des biens, et d'un autre côté par les dépenses supplémen- taires qu'occasionne le fait même de l'apprentissage (frais de formation, matériel etc.). Il est facile de voir que le deuxième élément est en général négligeable en comparaison du premier ; on l'ignorera dans ce qui suit, mais son introduction ne chan- gerait rien aux conclusions auxquelles on va arriver. La valeur qu'ajoute au produit une unité de travail simple est par définition égale à 1. Quelle est la valeur qu'ajoute au produit une unité de travail de qualification donnée ? Ce par quoi un travailleur qualifié diffère d'un travailleur simple c'est que le premier a passé une partie de sa vie utile non pas à produire des objets, mais à se produire lui-même en tant que force de travail de qualité supérieure. Si le travailleur qualifié commence son apprentissage au moment où le travailleur simple commence son travail immédiatement productif, et si la vie utile (ou vie active) des deux a la même durée, ils auront au total travaillé autant l'un et l'autre. La valeur totale ajoutée au produit par l'un et par l'autre, calculée sur toute leur vie, sera la même : tant d'années de travail. Mais la valeur ajoutée pendant une année au produit par le travailleur qualifié ayant terminé son appren- tissage et participant à la production directe sera plus grande que la valeur ajoutée par une année de travail simple, car le travail qualifié incorpore en lui la valeur créée mais non transférée au produit lors de l'apprentissage, et qui est rendue au produit pen- dant le reste de la vie utile du travailleur qualifié. Si la vie utile des travailleurs en général est de 45 ans, et une qualification donnée exige cinq ans d'apprentissage, le travailleur qualifié travaillera comme apprenti pendant cinq ans, et comme producteur pendant quarante ans ; chaque année de sa vie de producteur ajoutera à la valeur du produit non pas une unité de valeur, mais une unité plus cinq unités (valeur des années d'apprentissage incorporées dans la force de travail qualifiée) répartie sur quarante ans, soit en fin de compte 1 + 5/40 1.125. Supposons en effet que le jeune ouvrier, au lieu de subir cinq ans d'apprentissage, passe cinq années de sa vie à fabriquer un outil qui devra durer quarante ans, et travaille par la suite à l'aide de cet outil, dont il est devenu inséparable. Il est évident que le « travail » de l'unité combinée «ouvrier-outil » pendant chacune de ces quarante années ajoutera à la valeur du produit 1 + 5/40 - 1,125. Dans les deux cas nous n'avons tenu compte que des années nécessaires pour fabriquer la qualification ou l'outil «insépara- ble »; en fait il y a aussi des frais matériels inhérents à l'opération (frais d'instruction etc. dans le premier cas, achat de la matière dans le deuxième). Ils seront en général négligeables en compa- raison de la dépense en travail, mais il est très facile d'en tenir compte : la valeur de ces frais peut être immédiatement calculée, puisqu'il s'agit d'éléments matériels, et sera répartie sur les années de vie productive du travailleur qualifié. *[Donc, si la vie utile des travailleurs (le temps qui sépare le moment où l'on entre à la production ou à l'école d'apprentissage et celui où l'on se retire de la production) est représentée par u, et, pour une catégorie donnée de travail qualiflé le temps d'apprentissage par a, la valeur ajoutée par une année de travail simple sera égale à 1, et celle ajoutée par une année de travail de a la qualification considérée par 1 + (S'il y a des frais a - 68 a + f a d'apprentissage d'une valeur f, cette formule devient 1 + -). II — a Dans la mesure donc où les divers secteurs de production utilisent du travail qualifié, il faudra considérer ces quantités de travail a + f comme des multiples (par le facteur 1 + -) de quantités น identiques de travail simple. La réduction du travail qualifié en travail simple revient à une question de pondération.] La conclusion donc est simple : par définition un individu, quel qu'il soit, produit autant de valeur pendant sa vie totale que n'importe quel autre qui vivrait autant. Mais le travailleur qualifié travaille pour la production un nombre moindre d'années, parce qu'il en dépense quelques-unes pour se qualifier. Ses années productives ajouteront donc plus de valeur au produit, puisqu'elles sont « composées >> chacune contient une parcelle de ses années d'apprentissage mais au total pendant sa vie utile il aura pro- duit autant de valeur qu'un travailleur simple. DESCRIPTION D'UNE ECONOMIE EN TERMES DE VALEUR Il est utile de procéder maintenant à la description de quelques types élémentaires d'économie en termes de valeur. La mesure des quantités économiques en termes de valeur va nous permettre d'agréger les quantités naturelles hétérogènes qui forment l'objet immédiat de l'activité économique en éléments de catégories économiques mesurés en équivalent de travail. On peut d'abord au sein de chaque secteur de production addi- tionner séparément la valeur des dépenses courantes en matériel de toutes sortes (remplacement de l'équipement, combustibles, matières premières, etc.) et la valeur du travail qui y est effectué. Si l'on appelle c le premier total et n le second, et a la valeur totale du produit du secteur, on aura pour le premier secteur, C + Dinne as As et ainsi de suite pour tous les secteurs. La somme de tous les a, ai + as to A sera le produit brut total pendant la période considérée. Si on en enlève la somme de tous les C, C + Ca ... C. (c'est-à-dire la somme des produits intermédiaires qui n'ont été produits que pour servir à la produc- tion d'autres produits), il restera la somme des n, n + na + N, qui est égale par définition au produit net de l'économie pendant la période, à la valeur produite par le travail humain direct (qui sera évidemment représenté sous une forme matérielle dans une partie de la somme des a). Si le produit net, égal à N, a une importance fondamentale et peut être défini sans ambiguité, il n'est pas de même du produit brut total A. Car la grandeur de celui-ci dépend d'une foule de facteurs non essentiels, par exemple de la définition du secteur de production (de la marchandise) et du degré d'intégration de la production. On retrouvera cette question plus loin. Considérons d'abord une économie statique sans exploitation. La condition fondamentale de cette économie est que les travail- 69 leurs consomment exactement la totalité du produit net. On peut grouper ensemble d'un côté tous les secteurs produisant des objets de consommation, d'un autre côté, tous les autres secteurs, qu'ils fournissent des produits intermédiaires aux industries d'objets de consommation ou qu'ils se fournissent des produits intermédiai- res les uns aux autres. En affectant ces derniers (industries pro- ductrices de moyens de production) de l'indice 1, et les premiers (industries productrices d'objets de consommation) de l'indice 2, on pourra écrire C1 + ni = A Ca + n = A, Puisque A, représente la totalité des biens de consommation produits, il doit être égal en valeur à la totalité du travail fourni, d'où une troisième relation. ni + ng A, N Il est évident que l'on doit avoir également C + C = Ai=C autrement dit que la valeur des moyens de production usés produc- tivement pendant la période est égale à la valeur des moyens de production produits ; s'il en était autrement il y aurait une varia- tion dans la quantité de moyens de production disponibles comme « capital » de la société, et l'on sortirait du cas de l'économie statique. En combinant ces relations, on obtient ni = C2 qui est l'expression condensée de l'équilibre d'une économie statique. Si l'on considère maintenant une économie statique avec exploi-, tation, il faudra que le produit net soit consommé dans sa totalité par les travailleurs et les exploiteurs. L'exploitation implique que le travailleur ne reçoit pas la totalité de la valeur de son produit, mais seulement une fraction de cette valeur. Appelons pour chaque secteur v la partie de la valeur du produit qui revient aux travail- leurs et s la plus-value (le surplus en valeur du secteur). Les relations précédentes deviennent : Cat Va of Si = Α, C2 + Ve + S = A, V1 + V + Si + Se A. N Ci + C2 = Ai с et on en tire Vi + Si C2 On peut également diviser l'économie en trois secteurs : moyens de production, objets de consommation ouvrière, objets de consom- mation capitaliste. On a alors les relations suivantes : Ci + V1 + Si = Α, Ca + V2 + Sg = A, Cs + Va + S8 = A. Ci + Ca + C: A V1 + Vg + V8 Si + S2 + Ss = A. с V S Vit Si = Ca + Cs C2 + Sg Vi + V Co + V: = Su + Sg 70 On abordera plus loin la question de la description d'une économie dynamique (avec ou sans exploitation), qui soulève des problèmes d'un ordre différent. LES COEFFICIENTS STRUCTURELS Ayant ramené l'économie à un nombre restreint de quantités élémentaires le produit brut total et le produit net, la somme des moyens de production ou d'objets de consommation produits en cours de période, la somme des dépenses courantes en matériel, des dépenses en salaires et de la plus-value - on peut considérer les relations encore plus fondamentales existant entre ces quan- tités et les exprimer d'une manière générale. Il est clair qu'en combinant les catégories mentionnées plus haut on peut définir un grand nombre de relations ; si cependant on considère le produit brut total et les éléments qui le composent : A = C + N = C + V + S on voit que l'on ne peut définir entre ces éléments que deux rela- tions indépendantes. Supposons que l'on pose C/V = q, S/V = t. On aura alors A = V (q + 1 + t) et si l'on veut exprimer la relation S/C + V on voit qu'on peut l'écrire t/q + 1, de même que la relation C/V +-S s'écrit q/1+ t. Marx a effectivement considéré deux relations fondamentales, qui sont celles qu'on vient de mentionner : le rapport s/v, expri- mant la proportion suivant laquelle le produit net est réparti entre travailleurs et exploiteurs, qui est le taux d'exploitation, et le rapport c/v qui est la composition organique du capital. Le taux de profit, s/c + v, découle de ces deux rapports (comme on l'a vu, il est égal à t/q+1, si t est le taux d'exploitation et q la composition organique). t, le taux d'exploitation, ne soulève pas de problème : c'est un rapport défini sans ambiguité et qui traduit la relation la plus importante, le degré d'exploitation du travail. Il présente en plus une propriété fondamentale, qu'il est identique pour une catégorie donnée de travail à travers tous les secteurs de l'économie. Autre- ment dit, définir t n'est pas calculer une moyenne, mais un nombre qui est identique pour tous les secteurs (7). On ne peut pas dire de même pour la composition organique. Ce que Marx visait à travers ce concept était d'un côté une expres- sion quantitative du rapport du travail vivant au travail mort dans le processus de production, d'un autre côté une relation entre les éléments composant le capital qui influerait sur le taux de profit. Or ici il faut se débarrasser d'une ambiguité dans l'usage du terme * capital », qui certes n'existe pas dans la pensée de Marx, mais qui apparait parfois dans sa terminologie. On sait que Marx appelle « capital constant » et «capital varia- ble », c et v; la somme des dépenses en matériel et la somme des dépenses en salaires qui sont incorporées dans la valeur d'un pro- duit ou de la production d'une période. Mais en même temps il utilise ces termes pour désigner dans le capital initial d'une entreprise (ou d'un secteur) l'immobilisation de fonds affectés à (7) Voir plus loin la discussion de ce point à propos de la péréquation du taux de profit. 71 l'équipement et aux stocks nécessaires de matières premières etc. d'un côté (capital constant) et la somme qui constitue le fonds de salaires de l'entreprise ou du secteur de l'autre côté (capital variable). Marx utilise le terme « capital employé » pour la pre- mière paire de concepts, et «capital avancé » pour la seconde. Une grande partie du volume II du « Capital » est consacrée à clarifier ces deux paires de notions et leur relation (qui est déter- minée par le rythme de rotation du capital, i.e. le nombre de fois qu'un élément du capital « avancé » devient élément du capital < employé » pendant une période donnée). Mais à plusieurs repri- ses, et en particulier lors de la discussion de deux questions capitales, l'accumulation et la péréquation du taux de profit, il identifie les deux significations à l'aide d'une hypothèse qui vise à simplifier le problème mais qui ne fait que le compliquer : que le rythme de rotation est le même pour tous les éléments consti- tutifs du capital (et pour tous les secteurs). Si tel est le cas, on peut en effet choisir comme unité de temps (comme période) la durée nécessaire pour que les éléments du capital avancé se trans- forment intégralement en éléments du capital employé (c'est-à- dire en la partie du produit brut total qui correspond aux dépen- ses en matériel et en salaires) et identifier les deux notions. Mais d'un côté cette simplification apparente empêche en fait de rai- sonner correctement aussi bien sur le problème de la péréquation du taux de profit que sur celui de l'accumulation, comme on le verra le moment venu. D'un autre côté elle est diametralement opposée à la réalité. Car il est de l'essence de certains éléments du capital avancé d'avoir un rythme de rotation extrêmement lent (immeubles et équipement durable), comme pour d'autres d'en avoir un extrêmement rapide. Par conséquent, les éléments du capital fixe n'apparaîtront dans les dépenses « annuelles » que pour une fraction de leur valeur (la fraction correspondant en gros à l'amortissement), tandis que ceux du capital circulant y entreront pour un multiple de leur valeur (le produit qu'ils ont servi à fabriquer étant vendu, sa valeur récupérée servira à ache- ter de nouveau des matières premières, de la force de travail etc. et ainsi de suite). Il importe donc de savoir de quel capital on parle lorsqu'on définit la composition organique. Un exemple numérique ºfera comprendre mieux la signification de cette différence. Soit une entreprise dont les installations durables (équipement, immeubles) représentent une valeur de 1.000, le stock nécessaire de matières premières une valeur de 100, et le fonds de salaires une valeur de 100 également. Supposons que la vie du capital fixe soit de dix ans, de sorte que chaque année les installations durables contribuent à la valeur du produit pour un dixième de leur valeur, soit 100. Supposons également que le capital circulant effectue cinq rotations par an, de sorte que la valeur des matières pre- mières et des salaires s'incorpore dans le produit, en est décantée sous forme d'argent et se matérialise à nouveau dans des matières premières et de la force de travail cinq fois pendant l'année. Les dépenses totales annuelles de l'entreprise seront alors 100 (amor- tissement des installations) to 500 + 500 (achat cinq fois répété de matières premières et de force de travail). Maintenant la composition organique en considérant le capital avancé sera de (1.000 + 100)/100 = 11. Mais la composition organi- que en considérant le capital employé, c'est-à-dire les dépenses annuelles, sera de (100 + 500)/500 - 1,2, quelle que soit la définition : : 72 de l'unité de période. (Au bout de dix ans, lorsque le capital fixe aura été totalement amorti, elle sera encore de (1.000 + 5.000)/ 5.000 1,2.) Il faut donc préciser si l'on parle de la composition organique du capital avancé — que nous appellerons désormais le capital sans phrase ou du capital employé que nous appellerons les dépenses courantes, ou même d'une autre relation. Le choix dépend évidemment de ce qu'on vise à travers le concept de la composition organique. On a déjà dit que Marx voulait à l'aide de cette notion d'un côté décrire le rapport entre le travail vivant et le travail mort dans la production, d'un autre côté mettre en lumière un facteur déterminant le taux de profit. On examinera les deux aspects successivement. Marx évoque, dans un passage célèbre, « le même nombre de travailleurs qui mettent en mouvement et manipulent une quantité croissante de machines, de matières premières etc. ». Et il est certain qu'on a là un des aspects les plus importants du dévelop- pement du capitalisme, une relation qui du point de vue humain est fondamentale et qu'on serait tenté de prendre comme mesure de l'aliénation croissante de l'homme en tant que producteur, de subordination toujours plus complète du travail actuel au tra- vail passé dans le cadre du capitalisme (8). Mais il est aussi certain qu'on ne peut pas résumer, ni même exprimer adequatement ce mouvement fondamental à travers le concept de la composition organique. Si l'on prend la composition organique des dépenses courantes, on ignorera le capital fixe qui n'y entre que par son amortissement qui n'a rien à voir avec la relation visée ; si l'on prend la composition organique du capital, on ignorera la quantité de matières que le travail vivant manipule pendant une période donnée. Une combinaison quelconque des deux concepts serait arbitraire et injustifiée. Mais l'objection radi- cale est que la composition organique exprimée en valeur n'a pratiquement rien à voir avec la relation réelle du travail mort et du travail vivant. La quantité de travail mort à laquelle fait face le travail vivant dans la production n'est pas exprimée par la valeur du capital constant et en fait n'a aucun rapport avec celle-ci. Cette quantité est une grandeur à plusieurs dimensions, dans laquelle entrent le poids, le nombre, la matière etc. des objets manipulés, la grandeur, la vitesse, le mode d'opérer, le degré l'automatisation, le bruit même des machines etc. C'est tout cela le travail mort dans le processus de production, et tout cela n'est pas relié à la valeur de ce travail mort ; que cette valeur soit moindre dans tel secteur ou telle entreprise qu'à un autre ne veut nullement dire qu'on peut en inférer quelque chose quant au degré respectif d'aliénation du travail vivant et de sa domination par le travail mort. Considérons maintenant la relation de la composition orga- nique avec le taux de profit. Le taux de profit est la plus-value extraite pendant une période rapportée au capital (capital avancé). Si le taux d'exploitation est donné, le taux de profit dépendra de la relation du capital avancé au travail utilisé pendant une période. Si l'on peut montrer que certains facteurs déterminent cette rela- tion, on trouvera par là même des facteurs qui gouvernent le taux de profit. Maintenant, le rapport du capital au travail effectué pendant une période n'est pas encore la composition organique ; le capital avancé inclut en effet le fonds de salaires de l'entreprise (8) Le Capital, trad. Molitor, t. X, p. 121. 73 ou de l'économie. Dans la mesure où l'on pense que ce dernier et le fonds de roulement en matières premières etc. est négligeable par rapport aux éléments « constants » du capital, et particuliè- rement par rapport à la valeur du capital fixe, on serait justifié à considérer la relation capital fixe avancé / travail vivant par période comme une expression de la composition organique qui influe sur le taux de profit (9) (10). VALEUR ET ECHANGES 1. POSITION DU PROBLEME On a montré jusqu'ici que le concept de la valeur-travail offrait une base satisfaisante pour la définition d'une mesure économique, et que l'on pouvait, à l'aide de cette mesure, décrire un système économique quelconque. Ceci ne veut nullement dire que cette mesure est effectivement utilisée dans l'économie, ni même, au départ, qu'il y ait des raisons pour qu'elle le soit de préférence à une autre. La mesure effectivement utilisée dans une économie, c'est-à-dire les taux d'échange des divers produits entre eux, c'est- à-dire encore les prix, dépend des caractéristiques particulières du type d'économie en question. Supposons en effet qu'il s'agisse d'une économie statique sans exploitation, régie par la condition que chaque secteur équilibre exactement ses recettes et ses dépenses courantes (donc effectue des dépenses où entre le coût d'entretien et de remplacement des biens d'équipement, mais pas des dépenses au titre de capital, puisqu'il n'y a pas d'investissement net). Il est facile de voir que dans une telle économie les prix seront proportionnels aux valeurs ; car dans l'équilibre comptable de chaque secteur exprimé en prix entreront tous les éléments qui entrent dans la détermination des valeurs et ceux-là seuls (et évidemment, dans les mêmes propor- tions). Nous disons proportionnels et non identiques, puisque l'expression numérique de l'unité de valeur ou de prix est arbi- traire (rien ne serait changé si les billets de mille francs étaient remplacés par des francs, ceux de cinq cents francs par des pièces de cinquante centimes etc., et si on divisait par mille en même temps tous les prix, les salaires, les dettes etc.) Mais les prix relatifs et les valeurs relatives seront identiques dans les deux systèmes. De même, considérons une économie dynamique sans exploita- tion, où la société décide de financer l'investissement net par un (9) On estime que la valeur totale du capital fixe est, pour les économies modernes égale à quatre ou cinq fois la valeur du produit net, et que la rotation moyenne du fonds de salaires est de deux à trois fois par an. Si l'on suppose en plus que la valeur et la rotation moyenne du stock de matières sont égales à ce qu'elles sont pour le fonds de salaires ce qui est arbi- traire la relation capital/travail annuel sera 5 2/3 : 1, la relation capital fixe/travail sera 5/1. On retrouvera cette question plus loin, (10) L'idée qu'il faut rapporter le capital au travail vivant (salaires + plus- value) et non pas au capital variable (salaires) pour exprimer la composition organique est due à Léon Sartre, Théorie Marxiste des crises périodiques, Paris 1937, pp. 25-26, qui remarque justement que le rapport capital cons- tant/capital variable dépend aussi du taux d'exploitation, que donc des variations de celui-ci peuvent provoquer des variations apparentes de la « composition organique » exprimée comme rapport du capital constant au capital variable. - L'idée que l'expression la plus adéquate de la composition organique se trouve dans le rapport capital fixe/travail vivant est exprimée par Joan Robinson, dans The rate of interest and other essays, Londres 1952, pp. 149-50 (et déjà dans An essay on Marxian economics 1942, 3e éd., Londres 1947, p. 41), qui insiste également sur la confusion que provoque l'identification du « capital » avec les « dépenses courantes ». 74 prélèvement uniforme de tant pour cent sur l'unité de salaire horaire. Les prix seront encore proportionnels aux valeurs, et le prix du travail sera inférieur de tant pour cent à la valeur pro- duite par le travail ; les divers secteurs réaliseront des « profits » qui seront différents en quantité absolue et en pourcentage de leur chiffre d'affaires, suivant la proportion selon laquelle le travail direct entre dans leurs coûts de production. (Nous ne discuterons pas ici si cette manière de couvrir le coût des inves- tissements est la plus rationnelle du point de vue de la société.) Marx a montré que si l'on considère l'économie capitaliste concurrentielle, il sera en général impossible que les prix soient proportionnels aux valeurs. Ceci aurait en effet comme résultat que le profit de chaque secteur serait proportionnel à la plus- value produite par les ouvriers du secteur considéré. Or, puisque le taux d'exploitation du travail est le même partout dans l'écono- mie pour une même qualité de travail (v. plus loin) la plus-value rapportée par les ouvriers d'un secteur ne dépendra que du nombre de ces ouvriers, et sera indépendante aussi bien des autres élé- ments du coût de production que du « capital » du secteur. Autre- ment dit, des capitaux égaux placés dans des secteurs différents donneraient des profits différents ; en particulier, ils donneraient un profit d'autant plus grand que la proportion de travail direct dans la structure productive du secteur serait plus élevée. Şi on suppose une économie concurrentielle avec une certaine mobilité du capital entre les secteurs, cette situation est visiblement intenable. Les capitalistes des secteurs à taux de profit bas ten- draient à émigrer vers les secteurs plus rentables ; l'offre et la demande des marchandises particulières seraient en modification permanente, de même que leurs prix. Nous reviendrons plus loin sur la description réelle du processus, et sur les hypothèses impli- citement faites dans cette description. Nous passerons immédia- tement à la conclusion qui est qu'un équilibre ne saurait être atteint que dans deux cas, soit si, les prix restant proportionnels aux valeurs, la pro- portion de travail direct et de capital utilisés dans tous les secteurs devenait la même, ce qui est une hypothèse hautement artificielle ; soit si, la proportion du travail au capital restant dictée commė auparavant par d'autres facteurs, les prix s'écartaient des valeurs jusqu'au point où le taux de profit serait le même pour tous les secteurs. Si les choses se passent ainsi, la fonction des prix dans une économie capitaliste concurrentielle est d'égaliser le taux de profit sur le capital de tous les secteurs. C'est la conclu- sion de Marx, qui, bien entendu, ne vise pas à expliquer les variations des prix au jour le jour, mais les « prix normaux à long terme », autrement dit des moyennes autour desquelles fluctuent les prix courants ou des limites vers lesquelles ceux-ci tendent. Il reste à voir comment, dans ce cas, sont déterminés les prix et le taux de profit moyen. Mais avant de le faire, il faut dissiper une confusion qui règne autour de la notion du taux d'exploitation. Si on calcule en termes de valeur, dire que le taux d'exploitation est identique partout dans l'économie implique seulement que les salaires sont les mêmes pour la même qualification de travail. Si tel est le cas et il l'est ces salaires expriment le même pou- voir d'achat ou la même quantité d'objets, donc la même valeur, ils ont donc partout le même rapport à la valeur produite par une heure de travail qui est la même pour la même qualification 75 W et égale par définition à 1 par le travail simple. Si w est le salaire réel-i.e. la quantité d'objets dans lesquels peut s'exprimer le salaire en monnaie la plus-value est 1 w, et le taux d'exploi- 1- tation to C'est donc une erreur élémentaire de dire, comme W certains critiques de Marx, que le taux d'exploitation mesuré en valeur pourrait être différent entre les divers secteurs de l'écono- mie et que si on l'admet le problème de la péréquation du taux de profit disparaît. Car le taux d'exploitation est par définition le même dans tous les secteurs dans une économie concurrentielle, si l'on mesure en valeur. Serait-il différent, d'ailleurs, que cela n'aiderait à rien, car il faudrait montrer que ses différences com- pensent exactement les différences de composition organique pour donner un taux de profit égal partout. Or, il n'y a aucune raison de l'admettre, à moins de raisonner en termes de prix, dans lequel cas en effet le problème pourrait disparaître (11). 2. LA SOLUTION DE MARX Marx utilise un tableau de l'économie (qui est en fait une matrice simple exprimée en valeurs) qui dépeint un cas de repro- duction simple ou économie statique avec exploitation. Il divise l'économie en trois secteurs : moyens de production, biens de consommation ouvrière, biens de consommation capitaliste. Secteur с V S Valeur Taux totale de profit 250 75 75 400 23 % II 50 75 200 60 % III 100 50 200 33 1/3 % Total 420 200 200 800 33 1/3 % On voit que tandis que le taux de profit moyen est de 33,3... %, le taux de profit du secteur I est de 23 %, celui du secteur II est de 60%. Les prix devront donc s'écarter des valeurs afin d'égaliser le taux de profit des trois secteurs. Marx détermine le prix de chaque secteur par la condition que le prix soit supérieur à la somme du capital constant et variable contenue dans l'unité de produit d'un pourcentage égal au taux de profit moyen, de sorte que le rapport du profit réalisé à partir de ce prix au capital du secteur soit le niême partout et égal au taux moyen du profit. Ainsi, le capital (constant + variable) du secteur I étant 325, le profit doit y être de 325 X 33,3... 108,3... Donc le produit du secteur devra vendu à un prix tel, que le revenu total soit de 325 + 108,3... 433,3... Le prix des produits du secteur devra donc être à leur valeur comme 433,3/ ... est à 400, soit 1,0833... Le même calcul, répété I 75 50 Secteur C V S I 250 75 75 II 50 75 75 III 100 50 50 Total 400 200 200 (1) Prix par unité de valeur, 400 200 200 11/12 10/12 1 Revenu en 433 1/3 166 2/3 200 800 Taux de profit 33 1/3 % 33 1/3 % 33 1/3 % 33 1/3 % 800 1 (11) Cette confusion forme l'essentiel d'un lamentable article de John Chipman, The consistency of the Marxian economic system, dans l'Economia Internazionale d'août 1952, p. 526 et suiv. Elle existe aussi chez Joan Robinson, The labour theory of value. Collected economic papers, Oxford, 1951, pp. 148-151, 78 pour tous les secteurs donne le second tableau de la p. 76. Cette méthode est fausse, pour trois raisons qu'on exposera successivement. La première est que Marx fait entrer les prix dans le calcul des recettes de chaque secteur, mais omet de les faire entrer dans le calcul des dépenses. Pourtant il est clair que si le prix des moyens de production est supérieur à leur valeur de 1/12, les capitalistes des secteurs II et III devront également les compta- biliser dans leurs dépenses pour une quantité supérieure de 1/12 à leur valeur. Si les capitalistes du secteur I vendent en prix et non en valeur, les capitalistes des autres secteurs achètent en prix et non en valeur. On voit d'ailleurs sur le tableau II que le total des recettes supposées du secteur I, par exemple, est supérieur au total des dépenses des trois secteurs en moyens de production précisément parce que ces dernières sont comptées en valeur et non en prix. Marx était conscient de cette difficulté, comme le prouvent des passages du volume III du « Capital » et des « Théories sur la plus-value ». Cependant, bien que la solution soit facile, il n'est pas allé plus loin. Il ne faut pas oublier que le volume III tel qu'il a été publié ne représente qu'un manuscrit loin d'être prêt pour la publication. Quoiqu'il en soit, après la publication du volume III, L. von Bortkiewitz, dans une étude publiée en 1907, a donné la solution du problème posé dans ces termes. En appliquant la méthode de von Bortkiewitz, le tableau précédent prend cette forme-ci : Secteur C Profit Revenu total I II III Total 281 1/4 56 1/4 112 1/2 450 56 1/4 56 1/4 37 1/2 150 Prix unitaire 1 1/8 3/4 1 112 1/2 37 1/2 50 200 450 150 200 800 Taux de profit 33 1/3 33 1/3 33 1/3 33 1/3 La discussion a continué et continue encore (12), mais tout cela est sans grand intérêt car ces difficultés et leur solution se réfè- rent à un schéma qui est dépourvu de signification. En effet (c'est la deuxième erreur contenue dans le tableau de Marx), on est parti pour égaliser les taux de profit sur le capi- tal, et on a en fait égalisé les taux de profit sur le chiffre d'affai- res (13). Le « capital » en tant que tel est absent de ce schéma (comme en général des schémas de reproduction de Marx) ; ce qui y apparaît ce sont les coûts courants de production. C1, C, et Cs dans le schéma ci-dessus sont non pas le capital de chaque sec- teur, mais d'un côté une fraction de la valeur du capital fixe (celle qui est amortie en cours de période), d'un autre côté la totalité de la valeur des matières premières etc. utilisées en cours de période. Or, le capital d'un secteur sera en général un multiple de la première quantité et une fraction de la seconde. Même si on dilate la définition de la période jusqu'à ce que la totalité de l'équipement existant au départ soit amortie en cours de période (ce qui équivaudrait à prendre une période de production égale à (12) Voir Paul Sweezy, The theory of capitalist development (1942), Londres 1952, pp. 108 à 130, où d'autres auteurs sont indiqués. Aussi J. Winternitz, Values and prices, Economic Journal, 1948, p. 276 et suiv. ; K. May, Value and Price of production, EC. Journ., 1948, p. 596 et suiv. (13) Joan Robinson, Collected Economic Papers, p. 137. 77 un ou deux siècles, c'est-à-dire dépourvue de toute signification réelle), il serait encore faux de considérer comme capital de l'entreprise la totalité de ses dépenses en matières premières et en salaires pendant cette période. Ce qu'il faut écrire donc c'est, non pas que le taux de profit sur le chiffre d'affaires est égal pour tous les secteurs il n'y a aucune raison pour qu'il en soit ainsi mais que le profit de chaque secteur (différence entre les recet- tes et les dépenses courantes au cours de la période) se trouve avec le capital du secteur dans un rapport qui est le même pour tous les secteurs. On pourrait facilement écrire la solution du problème posé dans ces termes. Ce n'est cependant pas la peine, car ce ne sont pas encore les termes corrects (et que d'ailleurs la solution sous cette forme découle immédiatement de la solution générale qu'on donnera plus bas). Le problème n'est pas encore correctement posé et c'est là la troisième insuffisance du schéma de Marx car il est posé dans des termes trop agrégatifs. Les quantités qui apparaissent dans le schéma de Marx sont les agrégats mesurés en valeur- travail de la production des trois secteurs moyens de produc- tion, biens de consommation ouvrière, biens de consommation capitaliste ; et c'est à ces agrégats que se rapportent les prix qui résultent des diverses formules. Ces prix sont « le prix des moyens de production », « le prix des objets de consommation > etc. Ils ne correspondent donc à rien de réel. L'utilisation de la catégorie « moyens de production » est totalement légitime dans d'autres cas, mais certainement pas dans celui-ci. Grouper, du point de vue de la détermination des prix les industries de moyens de production en les opposant aux industries d'objets de consom- mation ne serait correct que si, du point de vue de la détermina- tion des prix, ces industries formaient des groupes essentiellement homogènes. Ceci reviendrait à dire que la composition organique (proportion du capital au travail direct) devrait être sensible- ment la même au sein de chacun des trois groupes (quitte bien entendu à ce qu'elle soit différente entre un groupe et un autre). Or il n'y a pas la moindre raison a priori pour qu'il en soit ainsi, et certainement il n'en est pas ainsi dans la réalité. On s'accor- dera facilement pour classer dans le même groupe (industries de moyens de production) les mines de fer et les laminoirs d'acier qui cependant diffèrent autant que faire se peut du point de vue de la composition organique, la proportion de travail direct au capital étant grande dans le premier cas et négligeable dans le second. Il est donc faux de grouper ensemble, en discutant des prix, les industries de moyens de production et celles d'objets de consom- mation. Et, rigoureusement parlant, il ne faut opérer aucun grou- pement ; il faut considérer les secteurs de production individuels, définis comme ils l'ont été lors de la discussion du problème de la valeur, c'est-à-dire comme groupes d'entreprises produisant un objet homogène. Dès lors il n'y a plus aucune raison d'exprimer dans ce calcul les quantités considérées en valeur, puisqu'on n'a plus besoin d'ajouter des objets naturellement hétérogènes en les exprimant dans une mesure commune. 3. SOLUTION DU PROBLEME. Le problème se pose donc dans ces termes : les prix de tous les produits (y compris de la force de travail et des divers objets 78 dont se compose le capital) doivent être tels que pour chaque secteur le profit représente le même pourcentage du capital (pour- centage qui est le tarix moyen du profit). Le profit de chaque secteur est la différence entre ses recettes totales et ses dépenses courantes. Les recettes totales sont la quantité de produit du sec- teur multipliée par le prix de ce produit. Les dépenses courantes sont les quantités d'objets consommés au titre de la production courante multipliée chacune par le prix de l'objet correspondant. Le capital du secteur est la somme des biens de production qui doivent être physiquement présents à tout moment dans le proces- sus de production (soit comme capital fixe soit comme fonds de roulement) indépendamment de leur contribution à la valeur du produit (déjà exprimée dans les dépenses courantes par les frais d'entretien, remplacement etc.), multipliés chacun par le prix cor- respondant. On aura donc, comme pour résoudre le problème de la valeur, des tableaux dans lesquels chaque ligne représentera un secteur. Dans les cases successives de la ligne représentant un secteur donné on écrira la quantité produite, puis les quantités utilisées couramment d'autres produits, toutes affectées du prix correspon- dant. Puis on écrira les quantités d'objets qui composent le capital du secteur, également mlutipliées chacune par le prix correspon- dant. Il faudra dès lors qu'on ait pour tous les secteurs : différence entre recettes totales et dépenses courantes, divisée par le capital = un et le même pourcentage pour tous les secteurs. Evidemment on ne sait d'avance ni les prix des divers produits, ni ce pourcentage qui est le taux moyen de profit ; ce tableau permettra précisément de les déterminer à partir des quantités physiques produites et utilisées par les divers secteurs et des quan- tités physiques d'objets composant le capital des secteurs. Reprenons par exemple un tableau comme celui qu'on a utilisé en discutant de la valeur (14), mais en y faisant entrer le capital. On aura maintenant, en plus des secteurs de production propre- ment dits (réduits dans cet exemple à deux) et du secteur travail, un nouveau secteur, qui sera le secteur capitaliste. ! . ; Secteur Produit net Quantités utilisées venant des secteurs Capital en biens originaires des secteurs I II 50 4 2 10 8 I II 5 10 10 10 III 4 6 A 3 2 2 I II III (ouvriers) IV (capitalistes) ? (5) (3) 60 12 6 Le calcul montre que dans ce système le taux de profit sera de 10 % et que si l'on prend le prix de la force de travail comme unité, le prix de la marchandise I sera 3 et celui de la marchan- dise sera 2. En écrivant maintenant dans les diverses cases non plus les quantités physiques mais les quantités de monnaie - le (14) Socialisme ou Barbarie, No 12, p. 13. 4 79 |(21) / 180 l za prix de la force de travail, c'est-à-dire l'unité du salaire étant utilisée comme numéraire on a ce tableau-ci : Recettes Secteur Totales Dépenses courantes, afférentes à l'achat de produits des secteurs I II III 1 Tot. 10 4 14 15 4 (15) (6) Capital évalué Profit , 10 % aux prix courants du capital, rocottes moins déponses I II III Tot. 150 8 2 160 16 16 4 50 5 6 210 21 I II III IV 30 20 10 21 - Les secteurs I et II réalisent chacun un excédent des recettes sur les dépenses qui correspond dans les deux cas à 10 % de leur capital. Le secteur III (travail) équilibre exactement ses recettes et ses dépenses ; on n'y trouve pas du capital, on n'y trouve que des hommes, donc pas de profit. Le secteur IV (capitalistes) dépense (pour sa consommation ou sous forme d'investissement net) 21, ce qu'il reçoit comme profit de son capital investi dans les secteurs I et II. Nous avons mis ses dépenses entre parenthèses, car on ne saurait les assimiler aux dépenses des autres secteurs qui sont des dépenses productives. 4. FORMULATION ALGEBRIQUE. On utilisera les mêmes notations que pour la solution du pro- blème de la valeur ; X, sera le produit net du secteur i, xis la quantité de produit du secteur j utilisée pour la production cou- rante du secteur i. On appelera y les quantités de capital utilisées, yı; représentant la quantité de produit du secteur į présente au sein du secteur i au titre de capital. On aura aussi des quantités y i exprimant la quantité de son propre produit qu'un secteur utilise comme capital. Pi sera. le prix du produit i, et p le taux général de profit. n sera comme auparavant l'indice du secteur travail, et m le secteur capitalistes. On aura alors les n + 1 équations P, XP, Xi, - p (P, Yu + P, yun to + Pn yu) o P. X31 + P2X, x p (P. Yai + P. yg to + Pro) 0 i P. Xin - Pni an Pi Xnt · P. Xput svet P. Xn2 to Pn X, - P. X mo? - PnXmn + p (P. Y. + P, Y, + + P. Y.) qui peuvent aussi être écrites sous la forme P. (X p yu) P, (X12 + p 718) P. (Xin + p yun) - P. (Xg1 + p ya) + P, (X, -- p ya) P. (Xem + p ya) 0 - p Yı) p Y.) Pi Xn2 Pa Xn2 + P. X. 0 · P. (X.2011 P, (Xm? - p Y3) + P. (Xma 0 La dernière (n + 1 ème) équation n'est pas en faite indépen- dante des précédentes ; ses coefficients sont en effet la somme algébrique des cofficients des n autres, et il ne peut pas en être autrement, car cette équation exprime que les capitalistes s'appro- prient nécessairement le surplus restant après la consommation 80 17 productive (celle-ci comprenant la consommation des travailleurs). Il est indifférent que ce surplus représente de la consommation capitaliste, de l'investissement net ou de l'accumulation de stocks invendables : pour leur salut ou pour leur damnation les capita- listes doivent s'approprier le surplus. Algébriquement, cette der- nière équation n'étant pas indépendante des n premières on peut s'en passer. Les n premières équations qui restent peuvent être considérées comme des équations à n inconnues (P1, P2, P.) qui auront une solution si le déterminant du système est nul : 1x (X2 p yu) (X12 + p Y12) (Xin + p yun) (X2 + p yn) + (X, - p Yz) (X2n + p ya) ... Хр? Xn2 + X, ! Cette condition (que le déterminant D soit nul) fournit la valeur cherchée de p; ce sera la valeur qui vérifie l'équation en p qui résulte du développement du déterminant. Une fois cette valeur de p trouvée, le système peut être résolu en tant que système homogène de n équations à n inconnues pour les valeurs relatives de ces inconnues. On posera par exemple Po 1 (ce qui revient à choisir l'unité de salaire comme numéraire), on supprimera la nième équation et on résoudra les n-1 équations restantes pour les 1-1 prix des marchandises produites par le système. Il faut cependant signaler que la solution du problème fournie ainsi, bien que satisfaisante, n'est pas parfaite. Car la valeur de p qui annule le déterminant D dépend de la solution d'une équation en p de degrè n-1. Une telle équation aura n-1 racines, réelles ou complexes , il pourrait donc y avoir n-1 au plus valeurs de p (et autant de systèmes de prix) satisfaisant aux conditions du problème. Il se pourrait même qu'en réalité il n'y en ait aucune si toutes les racines de l'équation en p étaient complexes (les racines négatives ne peuvent pas être exclues a priori, car il est possible que pour une période donnée le taux de profit soit négatif, si par exemple en période de grande dépression le remplacement non effectué du capital fixe dépasse la valeur de la consommation des capitalistes, de sorte que le surplus courant est plus que compensé par la consommation de capital). La solution parfaite consisterait à montrer que ce qui arrive dans la réalitié où tous les prix sont positifs et le taux de profit est réel est bien ce qui devait a priori arriver ; autrement dit, il faudrait montrer que parmi les n-1 racines de l'équation en p il y en a une et seu- lement une qui est réelle et dont découle un système de prix tous positifs. On ne poursuivra pas ici ce point à la fois trop difficile et sans grand intérêt pratique. Pierre CHAULIEU. (A suivre), 4 i 81 1 NOTES UN JOURNAL OUVRIER AUX ETATS-UNIS Nous tenons à signaler à nos lecteurs la parution aux Etats-Unis d'un bimensuel ouvrier sous le titre Correspondence, publié par le groupe de camarades auquel appartiennent P. Romano et R. Stone dont on a pu lire l'admirable étude « L'ouvrier américain » dans Socialisme ou Bar- barie (Nos 1 à 8). Correspondence, dont le premier numéro est paru le 3 octobre 1953, est beaucoup plus qu'une nouvelle publication révolutionnaire ; il repré- sente un effort profondément original de créer un journal écrit en grande partie par les ouvriers pour parler aux ouvriers en se plaçant au point de vue des ouvriers. Quelles que soient les critiques ou les réserves que l'on puisse formuler à l'égard des numéros déjà parus de Corres- pondence et qui sont liées surtout, pensons-nous, à ce que cet effort en est encore à ses premiers pas il faut en toute simplicité reconnaître què Correspondence représente un type nouveau de journal et qu'il ouvre une nouvelle période du journalisme ouvrier révolutionnaire. Nous publierons dans le prochain numéro de Socialisme ou Barbarie une revue de Correspondence et nous en donnerons de larges extraits. En attendant, nous invitons ceux de nos lecteurs qui lisent l'anglais à s'y abonner, soit directement (Correspondance Publishing Co, 5050 Joy. Road, Detroit, Michigan ; l'abonnement pour six mois est de deux dollars et demi), soit par l'intermédiaire de Socialisme ou Bar rie (en envoyant par mandat 875 francs à Georges Petit, 9, rue de Savoie, Paris (6), avec ia mention : Abonnement de six mois à Correspondance). Nous pouvons envoyer gratuitement un numéro spécimen à ceux qui nous en feront la demande. A NOS LECTEURS ce Socialisme ou Barbarie devait paraître tous les deux mois. En fait, il a paru depuis cinq ans à des intervalles beaucoup plus espaces (en moyenne, un numéro tous les cinq mois), et, ce qui est pire, irréguliers. La raison principale de ce fait, on s'en doute, se trouve dans les difficultés financières. Sur 100 francs que paie le lecteur pour un numéro, il nous en revient à travers les messageries environ 55. Én tirant 2.500 exemplaires, comme nous le faisons, nous ne couvririons pas le coût de fabrication de la revue mème si nous vendions les 2.500 exemplaires dont nous sommes loin. Le déficit de la revue est couvert par les contributions des membres du groupe, qui ont évidemment des limites. Ceci nous oblige, à partir de ce numéro, de porter notre prix de vente à 150 francs et lăbonnement annuel (pour quatre numéros) à 500 francs. En même temps, nous ferons tout ce qui est possible pour publier régu- lièrement la Revue, quatre fois par an, en janvier, avril, juillet et septembre. Les lecteurs de la Revue peuvent nous aider beaucoup dans cet effort par un moyen très simple, qui est de s'abonner. Ils y gagnent eux-mêmes, et augmentent de moitié l'argent que nous récupérons par numéro vendu. L'abondance des matières nous empêche de publier dans ce numéro la suite de « La vie en usine » de G. Vivier. Nous nous en excusons auprès de nos lecteurs. 82 Tous les lecteurs de la Revue sont fraternellement invités par notre groupe à la RÉUNION PUBLIQUE organisée le VENDREDI 12 FÉVRIER 1954 à 20 h. 30 AU PALAIS DE LA MUTUALITÉ (Métro : Maubert-Mutualité) LA SALLE DE RÉUNION SERA AFFICHÉE AU TABLEAU A l'ordre du jour : 1953 et les perspectives de luttes ouvrières 83 1 1