SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 42, rue René-Boulanger, Paris-Xe C. C. P.; Paris 11987-19 Comité de Rédaction: P. CHAULIEU - C1. MONTAL D. MOTHE A. VEGA Gérant: G. ROUSSEAU Le numéro 200 francs 600 francs Abonnement un an (4 numéros) Volumes déjà paris I, n°S 1-6, 608 pages; II, nºs 7-12, 464 pages; III, nº$ 13-15, 472 pages) : 500 fr. le volume. SOCIALISME OU BARBARIE totalitarisme Le L'U.R.S.S. DANS UNE NOUVELLE PHASE sans Staline Le nouveau cours de la politique russe inauguré depuis la mort de Staline et illustré avec éclat par le XX° Congrès a une extraordinaire portée dont on ne saurait prendre conscience sans apercevoir le bouleversement social qui en est à l'origine. En révélant et en consacrant ce bouleversement, il marque un moment décisif dans l'histoire mondiale. Il a une signification proprement révolutionnaire car il suppose --- par delà les per- sonnages qui s'agitent à la tribune du Congrès, inventent de nouveaux artifices de domination, parlent avec emphase de l'édification du communisme, maudissent un ancêtre hier en- core sacré héros civilis ur, décident une à une des tâches de dizaines de millions d'hommes - les hommes eux-mêmes qui n'ont pas la parole, mais dont les nouveaux besoins, les nou- velles activités dans la production ,la nouvelle mentalité ont provoqué une rupture avec le passé et la liquidation de celui qui en fut l'incarnation incontestée. Révolutionnaire l'évène- ment l'est parce qu'il désigne, non pas un changement d'orien- tation politique de caractère conjoncturel, mais une transfor- mation totale qui affecte le fonctionnement de la Bureau- cratie en tant que classe, la marche des institutions essentielles, l'efficacité de la planification, le rôle du parti totalitaire, les rapports de l'Etat et de la société, parce qu'il exprime, au plus profond, un conflit inhérent au système d'exploitation fondé sur le capitalisme d'Etat. En URSS comme ailleurs se manifeste le poids décisif des classes exploitées; comme ailleurs la conduite de la classe dominante s'avère déterminée par le souci d'assurer par de nouveaux moyens une domination à laquelle ne suffit plus la simple coercition et, comme ailleurs, le proletariat se trouve affronter des tâches dont la formule, inscrite à l'envers de l'échec capitaliste s'élabore progressivement. SOCIALISME OU BARBARIE Parait tous les trois mois 42, rue René-Boulanger, Paris-X€ C. C. P.: Paris 11987-19 Comité de Rédaction: P. CHAULIEU - C1. MONTAL D. MOTHE A. VEGA Gérant: G. ROUSSEAU Le numéro 200 francs 600 francs Abonnement un an 4 numéros) Volumes déjà parus I, n°S 1-6, 608 pages; II, nºs 7-12, 464 pages; III, nºs 13-IS, 472 pages) : 500 fr. le volume. SOCIALISME OU BARBARIE Le L'U.R.S.S. DANS UNE NOUVELLE PHASE totalitarisme sans sans Staline Le nouveau cours de la politique russe inauguré depuis la mort de Staline et illustré avec éclat par le XX° Congrès a une extraordinaire portée dont on ne saurait prendre conscience sans apercevoir le bouleversement social qui en est à l'origine. En révélant et en consacrant ce bouleversement, il marque un moment décisif dans l'histoire mondiale. Il a une signification proprement révolutionnaire car il suppose --- par delà les per- sonnages qui s'agitent à la tribune du Congrès, inventent de nouveaux artifices de domination, parlent avec emphase de l'édification du communisme, maudissent un ancêtre hier en- core sacré héros civilisateur, décident une à une des tâches de dizaines de millions d'hommes — les hommes eux-mêmes qui n'ont pas la parole, mais dont les nouveaux besoins, les nou- velles activités dans la production ,la nouvelle mentalité ont provoqué une rupture avec le passé et la liquidation de celui qui en fut l'incarnation incontestée. Révolutionnaire l'évène- ment l'est parce qu'il désigne, non pas un changement d'orien- tation politique de caractère conjoncturel, mais une transfor- mation totale qui affecte le fonctionnement de la Bureau- cratie en tant que classe, la marche des institutions essentielles, l'efficacité de la planification, le rôle du parti totalitaire, les rapports de l'Etat et de la société, parce qu'il exprime, au plus profond, un conflit inhérent au système d'exploitation fondé sur le capitalisme d'Etat. En URSS comme ailleurs se manifeste le poids décisif des classes exploitées; comme ailleurs la conduite de la classe dominante s'avère déterminée par le souci d'assurer par de nouveaux moyens une domination à laquelle ne suffit plus la simple coercition et, comme ailleurs, le proletariat se trouve affronter des tâches dont la formule, inscrite à l'envers de l'échec capitaliste s'élabore progressivement. Le XX° Congrès, par delà toute les significations qu'il peut revêtir inspire une conclusion inéluctable. L'URSS n'est pas, ou, disons mieux, l'URSS ne peut plus paraître un monde « à part », une enclave dans le monde capitaliste, un système imperméable aux critères forgés à l'approche du capitalisme. La confiance ou la haine aveugle qu'elle a inspiré aux uns et aux autres, la paralysie idéologique dont elle a frappé l'avant-garde révolutionnaire pendant trente ans ne peuvent indéfiniment résister aux solides discours des nou- veaux dirigeants qui, poussés par la nécessité, font apercevoir ia parenté profonde de tout système moderne d'exploitation. Un rideau de fer autrement important que celui qui empêchait la circulation des hommes et des marchandises est tombé: c'est le rideau tissé par l'imagination des hommes, le rideau au tra- vers duquel l'URSS métamorphosée paraîssait échapper à toute loi sociale. Société sans corps, toujours confondue avec la pure Volonté de Staline (infiniment bonne ou méchante), elle a suscité le plus étrange délire collectif de notre temps. Délire bourgeois qui convertissait l'URSS en une machine infernale aux joints parfaitement huilés, broyant toute différence so- ciale et individuelle et fabriquant sous les ordres d'un Gengis Khan réincarné un homme robot chargé de l'anéantissement de l'humanité. Délire « communiste » façonnant l'image idéale du paradis socialiste, dans laquelle les contrastes les plus gros- siers de la réalité se changeaient en harmonieux complémen- taires. On ne l'a pas assez remarqué, ces délires opposés s'en- trecroisaient curieusement dans le mythe d'un système parfai- tement cohérent désigné comme totalitarisme absolu ou comme socialisme mais toujours présenté comme radicalement diffé- rent des systèmes capitalistes connus de nous. Le trotskysme, il est vrai, présentait un tableau contrasté, mais se contentant de greffer l'image du totalitarisme sur celle du socialisme il accumulait dans son propre mythe les fictions des précédents. L'URSS avait édifié des bases socialistes qui interdisaient qu'on la rapprochất d'un système d'exploitation; en même temps elle portait une dictature et de grossières inégalités so- ciales qui la défiguraient; le prolétariat était le maître d'un pouvoir dont il était par aiileurs totalement dépossédé. Comme dans les rêves où toutes les métomorphoses apparaissent natu- relles, dans l'utopie trotskyste, le socialisme se changeait en son contraire sans perdre son identité. Le produit de cet im- broglio était la prédiction à court terme d'une chute de la Bureaucratie, petite caste de traîtres, impuissante à empêcher une restauration capitaliste ou une résurrestion prolétarienne. Sans doute les évènements sont-ils impuissants par eux- mêmes à détruire les mythes, mais au moins ces derniers de- vront-ils se transformer pour s'adapter aux bouleversements 2 survenus depuis la mort de Staline. La pseudo caste des trotskystes dure et confirme sa solidité, à l'épreuve de la guerre d'abord, et maintenant à l'épreuve d'une transforma- tion du gouvernement. Si la Direction révise ses méthodes, ce n'est ni sous la pression d'éléments capitalistes décidément invisibles, ni sous la menace de l'impérialisme étranger, ni en réponse à un soulèvement du prolétariat. Il faut donc com- prendre l'évolution dans le cadre d'une structure sociale pro- pre... Cependant la Bourgeoisie voit disparaître avec son Gen- gis Khan une merveilleuse clé d'explication. La terreur est mise hors la loi, la dictature s'assouplit, on déclare garantir aux citoyens leurs droits individuels; le niveau de vie des masses est sensiblement amélioré et il s'avère probable qu'il rejoindra dans quelques années celui des pays capitalistes avancés; Staline enfin est dénoncé comme un tyran brutal qui a vicié le développement du régime. Mieux: toute une série de mesures sont adoptées qui prouvent clairement le désir des Russes d'éviter la guerre. La bourgeoisie est prise de vertige: son image de la machine infernale paraît dérisoire. Comment continuerait-elle de rêver une différence de nature entre les capitalismes occidentaux et l'URSS? Parallèlement l'imagina- tion « communiste » se détraque. On avait dit de Staline qu'il était le phare éclairant la route du socialisme, il paraît que cette lumière orgueilleuse, à force d'aveugler, en noyait les lignes; il était le pilote magnifique gouvernant parmi les écueils semés par les agents impérialistes, il s'avère mainte- nont qu'il inventait ces agents, transformant à plaisir tout opposant en bandit; il s'avère qu'il semait lui-même les écueils et qu'en son absence la marche eût été et plus souple et plus rapide; il était le stratège génial qui avait su désagréger la plus puissante armée du monde, le voici devenu dictateur brouillon dont l'incompétence a failli exposer l'URSS à une terrible défaite. Sans doute le Régime se prétend-il intact, une fois débarrassé de son encombrante personnalité. Mais comment conserver l'image de l'harmonie socialiste ? Le mythe voulait qu'il y eut parfaite correspondance entre le système économique et social et la direction politique: le système était socialiste et Staline était génial, chacun était le reflet de l'autre. La critique n'était donc pas possible à moins qu'elle ne visât l'ensemble: toute action politique de Staline était perçue par les « communistes » du monde entier comme juste pour l'impérieuse raison qu'elle ne pouvait être fausse, traduisant à chaque fois les nécessités objectives. Or ce mythe est éventré. Si la politique de Staline depuis plus de vingt ans comporte, une série d'ici erreurs » dont certaines colossales c'est que l'objectif et le subjectif ne se mirent plus l'un dans l'autre, c'est que la nécessité historique est brisée, c'est enfin que la 3 critique est possible... Qui fixera ses limites à cette critique? Staline seul est en cause, insinue Kroushtchev. Mais Staline a incarné la politique de l'URSS, Qui dira donc où commence et où finit l'erreur? Et qui dira où commence et où finit la poli- tique ? Qui déterminera la prétendue frontière de l'objectif et du subjectif ? Le régime politique et social peut-il se laisser dissocier du régime économique? Quand l'Etat concentre tous les pouvoirs entre ses mains, quand il définit l'orientation de la production et son volume, quand il fixe les normes de tra- vail, quand il détermine l'échelle des statuts sociaux par les salaires et les avantages qu'il attribue à chacun, il est rigoureu- sement absurde de séparer l'activité politique de la vie sociale totale. En vain Kroushtchev prétend-il circonscrire le terrain offert à la critique: si la personnalité de Staline n'est plus sacrée, c'est toute direction d'hier et de demain, c'est le régime dans son ensemble qui perdent leur droit divin à la vérité historique. Le système devient objet d'analyse et objet de critique comme tout système social. L'effondrement de la mythologie stalinienne, avant même qu'on en tente une interprétation et qu'on la fonde sur une analyse de l'URSS, indique l'extraordinaire portée du dernier tournant russe. Ce tournant ne saurait se comparer à aucun de ceux qui ont été effectués pendant l'ère stalinienne, pourtant fertile en zig-zags, pas davantage il ne saurait se réduire au triomphe d'une fraction sur une autre. Dans le passé, en effet, les brutaux coups de barre imposés par Staline ont eu toujours la même fonction. Il s'agissait dans le cadre de l'URSS de faire prévaloir le primat de la direction étatique aux dépens de tout groupe social ou de toute fraction de la bureaucratie qui menaçait la cohésion du régime. A l'échelle internationale il s'agissait de faire prévaloir les intérêts de l'URSS aux dé- pens de ceux des bureaucraties locales, en sorte que les rap- ports de force entre les PC nationaux et les bourgeoisies res- pectives qu'ils affrontaient soient nécessairement subordonnés à la stratégie propre de l'URSS dans le monde. Trotsky a suffisamment analysé les zigzags staliniens pour qu'il soit inutile d'y revenir; les brutales purges opérées dans les cadres des kolkhosiens, des techniciens, des militaires, des syndica- listes, les revirements soudains dans la politique chinoise, alle- mande, espagnole illustrent ce parcours tortueux de la dicta- ture stalinienne imposé chaque fois sans transition préalable à la totalité des acteurs « communistes ». Le lecteur franais se souviendra plus particulièrement des tournants abrupts qui jalonnent la route du PC et qui l'ont précipité successivement de la guerre contre les socialistes, avant 34, au front populaire, de la lutte à outrance contre la bourgeoisie et la guerre impé- rialiste à la participation à cette guerre sur la base d'un natio- nalisme effréné, de la collaboration avec la bourgeoisie au sein du gouvernement issu de la Libération à une opposition vio- lente contre les alliés de la veille. Mais ce que Trotsky ne pou- vait expliquer c'est qu'à chaque tournant, et en dépit des pertes locales subies par les PC, l'unité de la direction bureau- cratique se trouvait réaffirmée catégoriquement, l'ensemble des troupes rassemblant sur le nouveau terrain avec la même cohésion que sur l'ancien. La solidarité du camp stalinien tra- duisait en effet un trait essentiel des bureaucraties nationales que ne pouvait voir Trotsky: la subordination rigoureuse de leur politique à celle de l'URSS ne pouvait s'expliquer par la trahison des chefs, par les liens personnels qui les unissaient à la caste dirigeante en URSS ou par quelque autre facteur accidentel; elle tenait à la nature même des PC qui partici- paient de celle de la bureaucratie russe, qui cherchaient à · frayer la voie à une nouvelle couche dominante, à arracher le pouvoir à la bourgeoisie en même temps qu'à imposer un nou- veau mode d'exploitation au prolétariat. Soumis aux pres- sions dans chaque cadre différentes, de la bourgeoisie et du prolétariat les PC ne pouvaient cristalliser leurs propres élé- ments et prendre conscience des chances historiques que leur offrait la concentration croissante du capital qu'en gardant les yeux constamment fixés sur l'URSS, dont le régime leur offrait l'image de leur propre avenir. Si les tournants de Sta- line, quelles que soient leurs effets momentanés sur les PC nationaux, étaient nécessairement ratifiés par ceux-ci c'est que l'intérêt de ces derniers était réellement subordonné à celui de l'organisme-mère seul capable de leur imposer l'unité idéo- logique que leur propre situation sociale ne faisait qu'esquis- ser. Et, de même, comme nous aurons l'occasion de le redire, le totalitarisme en URSS se trouvait justifié par principe aux yeux-mêmes des fractions qu'il décimait par la fonction qu'il jouait en sacrifiant impitoyablement leurs intérêts à la cohésion de la bureaucratie prise dans son ensemble. Le tournant aujourd'hui effectué par la nouvelle Direc- tion est radicalement différent, puisqu'il met en question les principes mêmes dont tous les tournants précédents tiraient leur origine. On récuse le totalitarisme, on loue la direction collective, on admet implicitement que la politique de l'URSS peut être contestée puisqu'on reconnaît explicitement que celle de Staline était erronée, on désavoue les procédés par lesquels la dictature a hier anéanti les opposants et s'est subordonné les intérêts des pays satellites, on fait du passé qui s'était présenté comme enchaînement inéluctable de vérités historiques et avait été vécu comme tel un objet d'interrogation. 5 de ce que Paroles ? Mais la parole est efficace. Et s'il est vrai qu'on n'agit pas conformément à ce que l'on dit il est non moins vrai qu'il serait insensé de désigner par la parole le contraire l'on fait. Au reste des faits attestent le nouveau sens du langage bureaucratique. Parce que le titisme se trouve offi- ciellement légitimné par l'URSS, l'affirmation que le socialisme, peut suivre des voies divergentes a pleine signification; celle de Thorez, en revanche, que le PC français rappelle bruyam- ment, n'en avait aucune en 1947 parce qu'elle n'annonçait alors que Prague, ou la possibilité pour la bureaucratie de s'emparer de l'appareil d'Etat sans insurrection armée du proletariat. Ce qui dans le contexte stalinien apparaissait simple ruse verbale destinée à dissimuler le monolithisme du bloc bureaucratique est devenue expression réelle de la divergence. Il est vrai que dans l'immédiat la divergence titiste reste isolée, que les divers PC dans le monde, s'alignent à un rythme plus ou moins rapide sur les nouvelles positions de Krous- htchev, en dépit de leurs réticences et de leurs inquiétudes. Les contre-épurations se déclanchent en chaîne en Europe orientale avec la même rigueur que les épurations d'au- trefois, inspirées par Staline. Mais si le fonctionnement s'avère dans les conditions présentes inchangé (1), il est atteint en son principe: les fondements de la discipline mécanique instituée par la dictature stalinienne sont sapés par ceux-là mêmes qui continuent d'une certaine manière de l'exercer. C'est que les rites ne peuvent être bouleversés en un jour, ils résistent et résisteront d'autant mieux qu'ils conti- nuent de traduire dans chaque pays une situation sociale, qu'ils continuent d'être des instruments efficaces de cohésion pour les bureaucraties montantes. Cependant, à partir du mo- ment où s'introduit une disjonction entre les rites et les croyances — entre la discipline de fer et les principes idéolo- giques ils deviennent de plus en plus vulnérables, de plus en plus exposés à la cratique de ceux-mêmes qui les pratiquent. En ce sens le tournant du XXe Congrès a inauguré un cours nouveau et irréversible; le monopole de la vérité édifié par 1. En fait de nombreux signes indiquent que le tournant a d'impor. tantes répercussions sur les divers Partis communistes dans le monde. La Chine ne réagit pas comme la Pologne ; ni Thorez comme Togliatti. Dans de nombreux cas notamment en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Bulgarie une vive critique de l'Appareil dominant est suscité par le XXe Congrès et cet appareil est contraint pour se défendre de menacer ouvertement les nouveaux opposants. En France, l'Humanité fournit quotidiennement le spectacle du plus grand embarras, cherchant à la fois à minimiser la critique du stalinisme et à s'aligner sur les nouvelles directives. 6 le Stalinisme est brisé, quoique fassent les nouveaux diri- geants pour le restaurer. Pendant des décades, les règles d'or- ganisation et les règles de pensée de tous les militants com- munistes ont été règles d'or. Inquiétudes, désarroi, critiques individuels se résorbaient toujours dans la vision ultime de l'univers stalinien, univers régi par la nécessité dans lequel toutes les actions devaient coûte que coûte s'enchaîner méca- niquement. La politique stalinienne de participation au gou- vernement paraissait-elle contraire aux intérêts des ouvriers français, au lendemain de la Libération? Elle ne pouvait l'être. La conquête de l'Etat par les PC en Europe orientale prouvait qu'elle était révolutionnaire. Cette conquête de l'Etat, les na- tionalisations et la collectivisation paraissaient-elles s'effectuer sans transformation de la situation du prolétariat dans la pro- duction ? La portée socialiste de ces mesures était garantie par le soutien que l'URSS leur accordait et l'exemple qu'elle don- nait d'un régime vers lequel s'orientaient progressivement les démocraties populaires. En URSS même, les inégalités so- ciales, les conditions de travail, la répression policière pou- vaient-elles inquiéter ? Ces traits découlaient, disait-on, de l'isolement de l'URSS toujours menacée par l'impérialisme et ses agents. Dans un tel système de pensée, il n'y avait pas de prise possible sur les événements, la cause se trouvant renvoyée de proche en proche jusqu'à la politique de Staline et celle-ci se justifiant à son tour par les conditions objectives auxquelles elle avait à faire facet qu'elle était seule à pouvoir apprécier dans leur complexité. On n'avait donc d'autre possibilité (à moins de tout contester) que de régler son activité sur celle de la direction: militant, on était stalinien des pieds à la tête, sans aucune autre référence possible que celle fournie par le Parti. On était une fois pour toutes muni d'un système de réflexes permettant d'agir dans toute situation quelle qu'elle soit, qu'il s'agisse du pacte atlantique, de tactique syndicale, de biologie, de littérature ou de psychanalyse... C'esť précisément parce que le stalinisme constituait un univers aussi mécaniquement réglé, que la critique actuelle ne peut se laisser limiter à un secteur isolé. Comme à la fin du Moyen-Age la simple critique des méthodes de l'Eglise a levé l'hypothèque du sacré et conduit à un effondrement du totalitarisme religieux, la seule mise en question de la politique stalinienne appelle de proche en proche un réexamen de chaque problème et ébranle le totalitarisme moderne dans fondements. Mais seulement les militants « communistes » et particulièrement les intellectuels qui sont arrachés à leur torpeur; le nouveau cours de la bureaucratie russe ne peut qu'exercer une ses ce ne sont pas - 7 influence très forte sur le comportement du prolétariat dans son ensemble. Car s'il est vrai que l'action du prolétariat est au plus profond déterminée par les conditions de l'exploitation, par sa lutte pour arracher au capitalisme, le contrôle de son travail, cette action dépend aussi de son estimation des forces sociales contre lesquelles il doit s'exercer, des chances histo- riques qui lui sont offertes. En ce sens la cohésion du stali- nisme a longtemps été perçue comme un barrage insurmon- table. Consciemment ou non les ouvriers se sentaient paralysés par leur bureaucratie. A la difficulté d'ébranler un appareil puissant constitué pour les besoins de la lutte contre le Capital mais rigidifié et de plus en plus distant des masses s'ajoutait celle de s'attaquer à une force mondiale dont la cohésion histo- rique apparaissait à tous. Cette cohésion altérée, la bureau- cratie commence de perdre les dimensions fantastiques qu'elle avait acquises. Elle n'est plus fatalité. Elle se révèle traversée par des conflits, exposée à l'erreur, vulnérable. L'autorité accordée aux dirigeants ertretenait dans le prolétariat un sen- timent d'impuissance, il est amené à prendre conscience de leur faiblesse et à scruter ses propres forces. On ne saurait en con- clure que la crise des PC en elle-même, peut provoquer une offensive prolétarienne, mais il paraît hors de doute que, placé dans des conditions de lutte, le prolétariat se situerait dans un nouveau rapport de forces avec sa bureaucratie. C'est délibérément que nous avons cherché à souligner les immenses répercussions possibles de la liquidation du stali- nisme et de la nouvelle orientation Kroushtchev avant de nous interroger sur les facteurs qui les ont déterminées. C'est qu'à nos yeux l'évènement en tant que tel ouvre un champ nouveau de possibilités. Idéologique, il est plus qu'idéologique, dans la mesure où le stalinisme est lui-même à la fois phénomène idéologique et phénomène social, système de pensée et système. d'action. Nous n'en sommes pas moins conscients est-il besoin de le répéter que les changements futurs dépendent en dernier ressort non d'une transformation de mentalité, mais de nouvelles luttes et de nouvelles formes de luttes de la classe ouvrière. Déjà nous percevons toutes les ruses par les- quelles le militant cherche à se dissimuler la rudesse de l'évè- nement, à dominer son vertige, les yeux détournés obstinément de la fosse stalinienne. On fait comme s'il ne s'était rien passé; on répète que l'autocritique est signe de vitalité comme si la liquidation de Staline n'était pas celle du passé; on se raccro- che à Lénine comme si l'on pouvait en douceur transférer sa foi d'un dieu à l'autre; et surtout l'on se félicite bruyamment de l'assouplissement de 'a dictature, de la libéralisation du régime, de l'amélioration des conditions de vie comme si la 8 Vérité inchangée avait seulement su devenir aimable. Tous les « mécanisme de défense », comme dit le psychologue, tendent à préserver le militant des sollicitations brutales de la réalité. On ne saurait sans légèreté sous-estimer leur efficacité et les ressources infinies de l'auto-mystification. Mais, précisément parce que l'histoire est sociale essentiel- lement, les péripéties de la pensée stalinienne ne doivent pas non plus nous obnubiler. Toutes les tentatives destinées à reconstituer une « bonne conscience » communiste ne peuvent faire oublier que la nouvelle orientation répond à des pro- blèmes sociaux surgis en URSS et dans le monde. Compren- dre le sens de ces problèmes, la porté des solutions qu'on tente de leur fournir est donc la première des tâches et celle qui nous permettra de déterminer l'ampleur des répercussions du tournant dans le monde communiste, sur lesquelles nous avons d'abord insisté. On se saurait cacher la difficulté de cette tâche et que, dans les limites de cet article, on se propose de poser des fon- dements – qu'on espère solides pour une analyse et une discussion ultérieures plutôt que de donner une interprétation exhaustive du nouveau cours. Une telle interprétation exige- rait en effet qu'on tienne également compte des différents. facteurs qui sont inextricablement mêlés dans la réalité, et de la situation intérieure de l'URSS, et des relations entre l'URSS et les autres pays bureaucratiques (particulièrement la Chine) et de la concurrence entre le bloc bureaucratique et le bloc occidental. Or nous comptons nous limiter à l'examen de la situation en URSS Cette limitation, il est vrai, ne signifie pas qu'on se préoccupe exclusivement de ce qui se passe à l'intérieur des frontières géographiques de l'URSS. Si, comme nous tenterons de le déinontrer, les problèmes qu'affronte la nouvelle direction concernent le fonctionnement d'une société hautement industrialisée régie par le totalitarisme, ils ne sont pas l'apanage de l'URSS. Sans doute se posent-ils différem- ment en Chine ou en Hongrie, qui demeurent encore au stade d'une accumulation priroitive et différemment encore aux Etats-Unis où le développement industriel ne s'accommode pas d'une planification générale et d'un régime totalitaire. Mais si diverses que soient les situations elles s'éclairent l'une par l'autre, car elles connaissent des impératifs similaires créés par la grande production moderne, l'impératif de nou- velles relations sociales au sein de la classe dominante, d'un nouveau mode de domination du prolétariat, d'un nouveau comportement du prolétariat dans les usines. (2) Ainsi ce que nous pouvons dire sur l'URSS renvoie nécessairement à d'autres cadres sociaux. Cependant les limites de notre analyse apparaissent au- trement importantes d'un second point de vue. Il est extrême- ment difficile en effet d'analyser le nouveau cours en se gui- dant constamment sur des donnces empiriques pour cette excellente raison qu'en URSS, bien plus qu'en un régime capi- taliste bourgeois, ces données sont dérobées à l'observation. Cette difficulté est manifeste dès qu'on s'interroge sur la si- gnification des rivalités qui déchirent la direction politique. La liquidation de Béria, la rétrogradation de Malenkov, le désaveu de Staline sont sans aucun doute l'expression de con- flits sociaux mais officiellement ils sont rattachés à des motifs futils: l'un est un espion, l'autre incompétent, le troisième mé- galomane. Si l'on recherche une véritable explication, on ne peut que s'arrêter à des hypothèses plus ou mons vraisembla- bles. Encore ne s'agit-il dans ce cas que d'un aspect relative- ment mineur du régime et peut-on rechercher à quels problèmes sociaux se heurte la Direction sans se préoccuper de savoir comment ils se traduisent exactement dans la rivalité des clans politiques. Mais ces problèmes eux-mêmes, il ne nous est pas permis d'en apercevoir le développement dans la vie concrète des groupes. Nous ne pouvons par exemple savoir quelles sont les réactions des ouvriers en face de l'exploitation, car ces réactions sont soigneusement dissimulées par le régime. Bien sûr, les grèves le sont, si du moins il y en a eu. Mais le sont aussi tous les modes de résistance des ouvriers dans les usines qui sans prendre la forme d'une action violente et pu- blique exercent une influence considérable sur le développement de la grande industrie. Dans un pays comme les Etats-Unis cette résistance n'est certes pas reconnue pour ce qu'elle est (un refus de l'exploitation capitaliste), elle est au contraire ratta- chée le plus souvent à des traits psychologiques ou au climat moral défectueux de l'usine, mais elle n'est pas niée: des mil- liers de sociologues payés par le patronat, quand ce n'est pas 2. Dans tous les pays hautement industrialisés, l'essor de la techni. que institue une division radicale entre les dirigeants et les exécutants, une extrême spécialisation des tâches qui modifie les rapports entre les individus au sein de la couche dirigeante et il exige une participation active des producteurs au travail qui appelle un nouveau type de commandement. IO . par les syndicats, parlent de ce qu'ils appellent le refus de coopérer des ouvriers, décrivent les procédés par lesquels ceux- ci ralentissent le travail, sabotent des pièces, s'opposent à l'application des nouvelles normes, s'arrangent entre eux sans tenir compte de la hiérarchie que tente d'imposer le capital par son système de primes. En URSS nous avons seulement un écho de cette résistance, de loin en loin, dans la presse syndicale ou dans les discours des dirigeants, mais nous ne pouvons mesurer l'ampleur du phénomène et encore moins préciser son évolution exacte. Nous ne pouvons que procéder par induction, éclairer les quelques renseignements dont nous disposons par ceux beaucoup plus nombreux qui nous viennent des pays capitalistes, convaincus que nous sommes que la situation des ouvriers dans la grande industrie moderne pré- sente partout des traits similaires, et qu'en conséquence le comportement du prolétariat russe ne peut être qu'analogue à celui du prolétariat américain. Cette méthode, si valable soit elle, ne nous fournit pas cependant une approche historique suffisamment concrète du Nouveau Cours russe. Entre les conclusions de portée générale auxquelles elle nous conduit et les données précises du Nou- veau Cours manquent, nous le sentons bien, les chaînons inter- médiaires et ainsi nous manque également la rigueur de l'en- chaînement total. Or ce que nous venons de dire des rapports entre la bureaucratie et le prolétariat est aussi vrai des rela- tions sociales à l'intérieur de la bureaucratie, qui nous parais- sent avoir une importance décisive mais que nous n'appréhen- dons qu'au travers de l'image réfractée qu'en fournissent la presse et les discours officiels. Il faut donc interpréter, pro- longer sur l'image des traits à peine esquissés, inventer des transitions pour combler les lacunes, établir finalement une convergence que brouillait le dessin officiel. Certes toute ana- lyse sociale appelle ce travail quel que soit son objet puisque les données sont toujours incomplètes et ambigues, puisqu'il faut toujours reconstruire en partant d'une idée. Mais dans le cas de l'URSS la part de l'interprétation est d'autant plus forte que les données sont plus rares et plus fragmentaires. Encore doit-on remarquer qu'elles viennent de s'enrichir sin- gulièrement avec le XX° Congrès: les dirigeants n'en avaient jamais tant dit... et leurs discours, tout particulièrement celui de Kroushtchev offrent nouvelle et ample matière à la réflexion. Cependant ces discours et la politique qu'ils inaugurent posent précisément par leur nouveauté le problème décisif de l'inter- prétation. On imagine qu'ils viennent répondre à des pro- blèmes posés par le développement antérieur de l'URSS. Mais pour déterminer le sens de la réponse il faut avoir déjà une II idée des problèmes posés, les discours noyant constamment l'analyse de la situation réelle dans une apologie du socialisme. Le lecteur a donc toujours le droit de répliquer à l'interpré- tation qu'on lui propose: « ce que vous prétendez découvrir dans le discours de Kroushtchev, c'est vous qui l'y mettez en vertu d'une estimation a priori de la réalité russe. » Si nous avons mentionné ces difficultés c'est qu'elles nous paraissent inévitables et qu'il serait dangereux de les esca- moter. Nous les reconnaissons donc explicitement. Nous disons ouvertement que nous avons une certaine idée du développe- ment de l'URSS, une certaine idée de la société totalitaire et des conflits qu'elle engendre et que ces idées nous éclairent les transformations actuelles; nous disons aussi que l'examen de la nouvelle politique non seulement nous confirme ces idées mais les éclaire à son tour. Seule la cohérence de l'analyse peut garantir sa validité et le passage que nous opérons du passé au présent, de la théorie aux faits. 1 LA FONCTION HISTORIQUE DU STALINISME Au reste, qu'on considère la nouvelle politique. C'est elle qui incite à s'interroger d'abord sur la signification du régime. C'est elle qui remet le passé en question, et qui prétendant distinguer ce qui était juste de ce qui ne l'était pas se définit par rapport à l'ère stalinienne. Seulement ses procédés sont assez insolites pour avertir que la réalité est dissimulée. Toutes les erreurs passées sont en effet rattachées à la seule personna- lité de Staline. S'étant placé au-dessus du Parti par vanité, ne souffrant plus la critique, pourvu d'un complexe de persécution que - sa position dominante transformait en complexe de persécuteur, Staline, dit-on, s'entoura d'intrigants à son image et, grâce à l'incroyable pouvoir dont il disposait, accumula les mesures arbitraires qui jetèrent désordre et confusion dans tous les secteurs de la vie sociale. Comme on peut le remarquer, la nouvelle Direction, en stigma- tisant vigoureusement le culte de la personnalité ne se demande même pas comment il lui fut possible de se développer; d'ordinaire, un culte est l'euvre de ceux qui le pratiquent, mais le culte staliniert est présenté comme l'ouvre le Staline lui-même : IL s'est mis dessus du Parti, IL a fondé son propre culte. Ainsi peut-on s'abstenir de rechercher comment on l'a hissé ou laissé se hisser au sommet de l'Etat, ce qui serait le début d'une analyse réelle. De toute évidence les dirigents actuels, par ce mode d'explication, ne se sont pas affranchis du fameux culte, ils au- -'12 sont seulement passés, pourrait-on dire du rite positif au rite négatif: le premier consistant à charger un homme de toutes les vertus, le second à le charger de tous les vices, l'un et l'autre lui attribuant la même liberté fantastique de gouverner à son gré les évènements. Cependant le passage au rite négatif a ceci de particulier qu'il provoque une rupture ouverte avec l'idéo- logie marxiste. Le rite positif n'en était certes qu'une pitoya- ble caricature mais il ne la contredisait pas: Staline génial était vu comme l'expression de la société socialiste. Comme nous l'avons déjà dit l'objectif et le subjectif paraissaient coin- cider bien que la mystification fût partout. En revanche, Sta- line monstrueux n'a plus aucun répondant dans la société, il devient un phénomène absurde, dépourvu de toute justifica- tion historique, et tout recours au marxisme devient impossi- ble. Un bon stalinien qui a répété pendant des années que les traits hystériques ou démoniaques d'Hitler n'avaient pu avoir une fonction sociale que parce qu'ils étaient venus exprimer la dégénerescence du capitalisme allemand se retrouve seul, si l'on peut dire, face au phénomène Staline sans autre expli- cation que son essence de « méchanceté ». Il faut donc, pour commepcer, poser la question tabou par excellence et qui est question marxiste type: quelle a été la fonction historique de Staline? Ou, en d'autres termes, comment le rôle qu'il a joué est-il venu répondre aux exigen- ces d'une situation sociale déterminée? Il va de soi qu une telle question ne saurait porter principalement sur la personnalité de Staline. Elle vise son rôle politique; elle vise une forme de pouvoir qu'il a incarné et qu'on peut résumer sommairement par la concentration de toutes les fonctions, politiques, écono- miques, judiciaires en une seule autorité, la subordination for- cée de toutes les activités au modèle imposé par la direction, le contrôle policier des individus et des groupes et l'élimination physique de toutes les oppositions (et de toutes les formes d'opposition). C'est ce complexe de traits qu'on nomme ordi- nairement terreur dictatoriale. Quant à la personnalité de Sta- line, on est convaincu qu'elle exprime d'une certaine manière ces traits et qu'elle est donc symbolique. Mais il n'est pas sûr qu'elle puisse par elle-même enseigner quoique ce soit. Trotsky a admirablement montré, dans sa i Révolution russe » qu'il y avait une sorte de connivence historique entre la situation des classes et le caractère de leurs représentants, en sorte que s'imposaient simultanément par exemple un parallèle entre les situations de la noblesse française et de la noblesse russe res- pectivement à la veille de la Révolution de 89 et de celle de 17 et un parallèle entre les caractères de Louis XVI et du Tsar. Mais cette caractérologie historique ne doit pas faire illusion; 13 elle ne prend un sens en effet que dans le cadre d'une interpré- tation préalable des forces sociales. On ne sélectionne les traits psychologiques d'un individu et on n'y découvre une finalité que parce qu'on se guide sur une certaine image du groupe social que représente cet individu. Aussi, quand Trotsky pré- tend faire le portrait de Staline dans l'ouvrage qu'il lui a consacré et dans Ma Vie il ne sélectionne que la médiocrité intellectuelle du personnage et son tempérament rusé, tout préoccupé qu'il est de faire concorder ce portrait avec sa défi- nition de la bureaucratie comme caste parasitaire, comme for- mation accidentelle dépourvue de toute signification historique. A l'image de la bureaucratie qui maintient au jour le jour par une série d'artifices une existence menacée par l'impérialisme mondial et le prolétariat, Staline se trouverait privé de toute intelligence de l'histoire et seulement capable de manoeuvrer pour préserver sa position personnelle. Staline serait un faux « grand homme » comme le parti qu'il incarne serait un pseudo parti (3). Toute la construction repose sur une estimation de la bureaucratie et comme on le voit, l'interprétation du stalinisme commande celle de Staline. Il serait cependant faux d'en conclure que l'analyse du personnage historique est finalement dépourvue d'intérêt puisqu'elle ne fait que répéter l'analyse. sociale en lui ajoutant un commentaire psychologique. Le rôle propre de la personnalité se manifeste en effet non seulement en ce qu'il remplit une fonction sociale mais aussi en ce qu'il s'en écarte ou crée une perturbation. Dans le cas de Staline, l'important serait de rechercher en quoi le personnage échappe au cadre que semble lui fixer son rôle politique, dans quelle mesure notamment son autoritarisme forcené détourne, à une époque donnée, la terreur de ses buts primitifs ou en altère l'efficacité. Mais cette recherche prouve assez qu'il faut com- mencer par comprendre le rôle politique: Staline ne s'éclairant que détaché sur le fond du stalinisme. Il ne saurait être question dans les limites que nous nous imposons de fournir une description historique du stalinisme, mais dans la mesure où l'histoire fait éminemment partie de la définition du phénomène social nous devons comprendre en quoi à l'origine le stalinisme se distingue de toute formation antérieure. Or il se confond avec l'avènement du Parti tota- litaire. Il apparaît, quand le parti concentre entre ses mains 3. Rappelons cette formule de Ma Vie : «Le fait qu'il (Staline) joue maintenant le premier rôle est caractéristique non pas tant pour lui que pour la période transitoire du glissement politique. Déjà Helvetius disait : "Toute époque a ses grands hommes et quand elle ne les a pas, elle les invente”. Le Stalinisme est avant tout le travail automatique d'un appareil sans personnalité au déclin de la Révolution ». p. 237 (Rieder, éd.) 14. tous les pouvoirs, s'identifie avec l'Etat, et, en tant qu'Etat, se subordonne rigoureusement toutes les autres institutions, échappe à tout contrôle social, quand, dans le même temps, à l'intérieur du Parti, la Direction se délivre de toutes les oppo- sitions et fait prévaloir une autorité incontestée. Assurément ces traits ne se sont pas dessinés en un jour ; si l'on voulait en suivre la genèse, il faudrait se situer au lendemain même de la révolution russe, noter dès 1918 l'effort du Parti pour se débarrasser des comités d'usine, en les intégrant dans les syndicats et en leur refusant tout pouvoir réel, il faudrait suivre pas à pas la politique de Lénine et de Trotsky qui proclament toujours plus fermement la nécessité d'une rigou- reuse centralisation de toutes les responsabilités entre les mains du Parti; il faudrait surtout constater que, dans le grand débat syndical de 1920 le programme du parti totalitaire était déjà formulé publiquement par Trotsky. On sait qu'à cette époque celui qui fut plus tard l'ennemi nº I du Pouvoir affir- mait qu'une obéissance absolue de tous les groupes sociaux était dûe à la direction du Parti; postulant qu'en raison du changement de propriété l'Etat ne pouvait être l'instrument d'une quelconque domination contre le prolétariat, il affirmait que l'idée d'une défense des intérêts de la classe ouvrière contre 1'Etat était absurde, et en conséquence préconisait une stricte subordination des syndicats au Parti; en outre, fort du succès que lui avait valu son plan de mobilisation des ouvriers dans les transports il demandait une militarisation complète de la force de travail (ne reculant devant aucune des mesures de cærcition qu'elle impliquait); enfin il stigmatisait toutes les oppositions, considérant que les principes démocratiques rele- vaient du « fétichisme » quand le sort de la société révolution- naire était en cause. Et pourtant l'on ne saurait parler avec rigueur d'un sta- linisme pré-stalinien. Non seulement Lénine réussit jusqu'à sa mort à faire prévaloir l'idée, sinon d'un contrôle, du moins d'une limitation du pouvoir du parti, reconnaissant l'existence d'une « lutte économique », des ouvriers au sein de la société post-révolutionnaire, concédant une relative autonomie au syndicat, mais les fondements de sa politique, comme ceux de la politique de Trotsky ne sont pas ceux qui s'établiront par la suite. Pour l'un et l'autre, pour l'immense majorité des diri- geants de cette époque, toutes les mesures « totalitaires » sont considérées comme provisoires; elles paraissent à leurs yeux imposées par la conjoncture, de simples artifices improvisés pour maintenir l'existence de l'URSS dans l'attente de la révo- lution mondiale, pour imposer une discipline de production dans une période où la désorganisation économique engendrée - 15 de par la guerre civile est telle que la démocratie paraît incapable de la résoudre. Sans doute, pour nous qui réfléchissons sur une expérience historique trente ou trente-cinq ans après qu'elle s'est développée les arguments des dirigeants bolcheviks ne peuvent être acceptés tels quels; la dictature du parti si elle se trouve renforcée sous la pression de facteurs conjoncturels s'affirme déjà, nous l'avons dit, à l'époque de la révolution aux dépens du pouvoir soviétique; davantage, elle est dans le prolongement de l'activité du parti bolchevik avant la révolution, elle ne fait que développer jusqu'à ses extrêmes conséquences les traits du parti d'avant-garde, rigoureusement centralisé, véritable corps spécialisé de professionnels de la révolution dont la vie se développe largement en marge des masses ouvrières. Rien ne serait donc plus artificiel que réduire l'évolution du parti à celle d'une politique, que d'igno- rer les processus structurels qui conditionnent cette politique. Il n'en reste pas moins que dans la période pré-stalinienne une contradiction fondamentale subsiste au sein du parti, contra- diction qui sera précisément abolie avec l'avènement du tota- litarisme. Entre les moyens adoptés qui ne cessent d'accuser la séparation entre l'Etat et les classes dont il se réclame, qui ne cessent d'affranchir et l'Etat et, au sein de l'Etat, les diri- geants bolcheviks de tout contrôle social d'une part et d'autre part les fins qui ne cessent d'être proclamées, l'instauration d'une société socialiste, il n'y a pas de choix effectué. Les diri- geants, c'est l'évidence, ne choisissent pas: la thèse du dépé- rissement de l'Etat continue d'être affirmée aussi impérati- vement' tandis que l'Etat concentre tous les pouvoirs. Mais la société elle-même, pourrait-on dire, ne choisit pas, en ce sens qu'aucune force sociale n'est à même de faire peser ses intérêts d'une façon décisive dans la balance. La différenciation des salaires est si peu accusée qu'elle n'engendre aucune base sociale matérielle pour une nouvelle couche dominante. Le stalinisme est le moment du choix. D'un point de vue idéolo- gique, d'abord: la formule du socialisme dans un seul pays vient légaliser l'état de fait; la séparation de l'Etat et des masses, la concentration de toute l'autorité entre les mains. d'une direction unique. Tous les traits provisoires de la nou- velle société et qui n'avaient leur sens plein qu'en fonction d'une politique d'ensemble orientée vers le socialisme sont ratifiés comme s'ils constituaient en eux-mêmes l'essence du socialisme. La double conséquence de cette transformation c'est d'une part que le stalinisme peut se présenter effective- ment comme le continuateur du leninisme puisqu'il ne fait que s'approprier certaines positions de celui-ci en les traitant sous une nouvelle modalité, c'est-à-dire en les érigeant en valeurs alors qu'elles étaient simples mesures de fait, c'est, d'autre 16 part, qu'il se dispense désormais d'une réflexion théorique sur le marxisme; les mesures de l'Etat devenant socialistes paur la seule raison qu'elles étaient léninistes (c'est-à-dire analo- gues à celles que recommanda Lénine vivant). Tandis qu'avec Trotsky la contradiction est à son comble et qu'ainsi celui-ci se trouve obligé d'énoncer dans les termes les plus rudes sa critique du fétichisme démocratique, avec Staline la mystifi- cation est complète et l'étcuffement de la démocratie n'a même plus besoin d'être reconnue, puisque le précédent léniniste de la suppression des oppositions légitime à lui seul le caractère socialiste du présent. En outre, d'un point de vue « matériel », le stalinisme concretise et cristallise un choix social. En inaugurant une politique délibérée de différenciation des revenus, il accentue considérablement les privilèges existants, les multiplie, les nor- malise; il transforme de simples avantages de fait en statuts sociaux; des fonctions qui étaient l'enjeu d'une lutte de pres- tige soutiennent maintenant de puissants intérêts matériels., Dans le même temps les anciennes oppositions de mentalité se muent en oppositions sociales; une fraction de la société s'enracine dans le nouvea:1 sol fébrilement labouré par le Parti et lie son existence définitivement au régime (4). En d'autres termes, le totalitarisme stalinien s'affirme quand l'appareil politique forgé par la Révolution, après avoir réduit au silence les anciennes couches sociales dominantes, s'est affranchi de tout contrôle du prolétariat cet appareil politique se subordonne alors directement l'appareil de pro- duction. Une telle formule ne signifie pas qu'on attribue au parti un rôle démesuré. Si nous nous situions dans une perspective économique le phénomène central serait, à nos yeux, la con- centration du capital, l'expulsion des propriétaires et la fusion 4. Il nous est impossible de développer dans le cadre de cette étude une analyse économique de l’U.R.S.S. et l'on pourrait donc nous repro- cher de supposer résolu le problème de la nature de classe de l’U.R.S.S. au lieu d'en discuter. L'inégalité sociale que nous évoquons et la sépa. ration de fait de l'Etat et du prolétariat ne suffisent pas, par exemple, aux yeux des « communistes » qui les reconnaissent et à ceux des Trots- kistes à caractériser l’U.R.S.S. comme une société de classe. Le fondement socialisme du régime serait assuré par l'abolition de la propriété privée. Pierre Chaulieu, dans une importante étude, a critiqué amplement cette dernière thèse. Il a montré de façon péremptoire que les rapports juridiques de propriété ne fournissaient eux-mêmes qu'une image défor. mée des rapports de production, qu'à ce dernier niveau l'opposition du Capital et du Travail est aussi radicale dans la société, russe que dans la société américaine ou française ; il a montré enfin qu'il serait absurde de séparer la sphère de la production de celle de la distribution et qu'en 17 des monopoles dans un nouvel ensemble de production, la subordination du proletariat à une nouvelle direction centra- lisée de l'économie. Nous soulignerions alors sans peine que les transformations survenues en URSS ne font qu'amener à sa dernière phase un processus partout manifeste dans le monde capitaliste contemporain et qu'illustre la constitution même des monopoles, les ententes inter-monopolistiques, l'in- tervention croissante des Etats dans tous les secteurs de la vie économique, en sorte que l'instauration du nouveau régime paraîtrait figurer un simple passage d'un type d'appropriation à un autre au sein de la gestion capitaliste. Dans une telle perspective le Parti ne saurait plus apparaître comme un deus ex machina; il se présenterait plutôt comme un instrument historique celui du capitalisme d'Etat. Mais outre que nous cherchons pou l'instant à comprendre le stalinisme en tant que tel et non la société russe dans son ensemble, si nous épou- sions la seule perspective économique nous nous laisserions abuser par l'image d'une pseudo nécessité historique. S'il est vrai en effet que la concentration du capitalisme est repérable dans toutes les sociétés contemporaines on n'en peut conclure qu'elle doive aboutir en raison de quelque loi idéale à son étape finale. Rien ne nous permet par exemple d'affirmer qu'en l'absence d'un bouleversement social qui balayerait la couche capitaliste régnante un pays comme les Etats-Unis cu l’An- gleterre doive nécessairement subordonner les monopoles à la direction étatique et supprimer la propriété privée. On en est d'autant moins sûr, nous aurons l'occasion d'y revenir, que le marché et la concurrence continuent de jouer un rôle positif à certains égards dans la vie sociale et que leur éviction par conséquence l'inégalité des revenus circonscrivait une couche sociale particulière dont les « privilèges » communs traduisaient une appropria- tion collective de la plus-value ouvrière et paysanne. En renvoyant le lecteur à cet article (Les Rapports de Production en Russie », Socia- lisme ou Barbarie, nº 2, mai-juin 1949), bornons-nous à ajouter que le socialisme ne saurait se laisser définir « en soi », par la nationalisation des moyens de production, la collectivisation de l'agriculture et la plani- fication, soit indépendamment du pouvoir prolétarien. Il y a dans le capitalisme bourgeois une infrastructure économique qui confère sa véri- table puissance à la classe dominante, quel que soit le caractère de l'Etat dans la conjoncture. En revanche, le socialisme ne peut désigner une infra-structure puisqu'il signifie la prise en main par le proletariat des moyens de production ou la gestion collective de la production. La dictature du prolétariat c'est essentiellement ce nouveau mode de ges- tion. Que celle-ci échappe au prolétariat, qu'il soit ramené au rôle de simple exécutant qui lui est dévolu dans l'industrie capitaliste il n'y a plus de trace de socialisme. La Bureaucratie d'Etat planifie alors selon la perspective et dans l'intérêt de tous ceux qui se partagent les fonc- tions dirigeantes. Les nationalisations et la collectivisation sont formelle- ment au service de la société entière, réellement au service d'une classe particulière. 18 la planification crée pour la classe dominante des difficultés d'un nouvel ordre. En demeurant dans un cadre strictement économique il faut, par exemple, se demander si les exigences d'une intégration harmonieuse des différentes branches de production ne se trouvent pas contrebalancées par celles de développer le maximum du productivité du travail grâce à la relative autonomie de l'entreprise capitaliste. Mais quoiqu'il en soit, il faut convenir que les tendances de l'économie aussi déterminantes soient-elles, ne peuvent être séparées de la vie sociale totale: les « protagonistes » du Capital, comme dit Marx, sont aussi des groupes sociaux auxquels leur passé, leur mode de vie, leur idéologie façonnent la conduite économique elle-même. En ce sens il serait artificiel de ne voir dans les transformations qu'a connues l'URSS à partir de 1930 que le passage d'un type de gestion capitaliste à un autre, bref que i'avènement du capitalisme d'Etat. Ces transformations cons- tituent une révolution sociale. Il serait donc tout aussi artificiel de présenter le Parti comme l'instrument de ce capitalisme d'Etat, en laissant entendre que celui-ci inscrit dans le ciel de l'Histoire attendait pour s'incarner l'occasion propice que lui offrit le stalinisme. Ni démiurge, ni instrument le Parti doit être appréhendé comme réalité sociale, c'est-à-dire comme mi- lieu au sein duquel simultanément s'imposent les besoins d'une nouvelle gestion économique et s'élaborent activement les solu- tions historiques. Si l'appareil de production ne permettait pas, ne préparait pas, ne commandait pas son unification, le rôle de l'appareil politique serait inconcevable. Inversement si les cadres de l'ancienne société n'étaient pas démantelés par le Parti, si une nouvelle couche sociale n'était pas promue à des fonctions dirigeantes dans tous les secteurs la transformation des rap- ports de production serait impossible. C'est sur la base de ces constatations que s'éclaire le rôle extraordinaire qu'a joué le stalinisme. Il a été l'agent inconscient d'abord, puis conscient et sûr de soi, d'un formidable bouleversement social au terme duquel une structure entièrement nouvelle a émergé. D'une part, il a conquis un terrain social nouveau en dépossédant simultanément les anciens maîtres de la production et le pro- létariat de tout pouvoir. D'autre part il a aggloméré des élé- ments arrachés à toutes les classes au sein d'une nouvelle for- mation et les'a impitoyablement subordonnés à la tâche de direction que leur donnait la nouvelle économie. Dans les deux cas la terreur dominait nécessairement l'entreprise. Cependant l'exercice de cette terreur à la fois contre les propriétaires privés, contre le prolétariat et contre les nouvelles couches dominantes brouillait apparemment le jeu. Faute de compren- 19 dre que la violence n'avait qu'une seule fonction en dépit de ses multiples expressions, on s'ingéniait à prouver, selon ses préférences, qu'elle était au service du prolétariat ou de la contre-révolution bourgeoise; ou bien l'on tirait argument de ce qu'elle décimait les rangs de la nouvelle couche dirigeante pour présenter le stalinisme comme une petite caste, dépourvue de tout fondement de classe et seulement préoccupée de main- tenir sa propre existence aux dépens des classes en compétition dans la société. Le développement de la politique stalinienne était cependant dès son origine sans ambiguité: la terreur n'était pas un moyen de défense utilisé par une poignée d'in- dividus menacés dans leurs prérogatives par les forces socia- les en présence, elle était constitutive d'une force sociale neuve dont l'avènement supposait un arrachement par les fers à la matrice de l'ancienne société et dont la subsistance exigeait le sacrifice quotidiennement entretenu des nouveaux membres à l'unité de l'organisme déjà formé. Que le stalinisme se soit d'abord caractérisé — avant 1929 puis dans la période de la collectivisation et de la première industrialisation - par sa lutte contre les propriétaires privés et le prolétariat, et par la suite par les épurations massives dans les couches dominantes n'est évidemment pas dû au hasard. La terreur suivait le chemin de la nouvelle classe qui avait à reconnaître son exis- tence contre les autres avant de « se reconnaître » elle-même dans l'image de ses fonctions et de ses aspirations multiples. Ce chemin fut aussi celui de la conscience bureaucratique. On ne peut dire qu'avant l'industrialisation le stalinisme se représente les buts que constituera ensuite la formation d'une nouvelle société. La crainte d'entreprendre cette industriali- sation, la résistance au programme trotskiste qui la préconise témoignent de l'incertitude du stalinisme sur sa propre fonction. Celui-ci se comporte déjà empiriquement selon le modèle qui s'imposera par la suite, il renforce fébrilement le pouvoir de l'Etat, procède à l'anéantissement des opposition- nels, esquisse, avec prudence encore, une politique de différen- ciation des revenus. La Bureaucratie se définit par tout autre chose qu'un complexe de traits psychologiques. Elle conquiert sa propre existence sociale qui la différencie radicalement du prolétariat. Mais elle vit encore dans les horizons de la société présente. C'est une fois lancée dans la collectivisation et la planification que de nouveau horizons historiques surgissent, que s'élabore une véritable idéologie de classe et donc une politique concertée, que se consti- tuent les bases solides d'une nouvelle puissance matérielle, d'une puissance qui se crée et se recrée maintenant quo- tidiennement en pompant les forces en pompant les forces productives de la 20 société entière. A ce niveau pourtant de nouvelles tâches naissent et la prise de conscience par le stalinisme de son rôle historique s'avère alors, d'une nouvelle manière, un facteur décisif du développement. C'est que l'indus- trialisation formidable qui s'accomplit ne donne pas seu- lement ses bases à une bureaucratie déjà constituée, elle révolutionne cette bureaucratie, elle fait surgir, on ne le dira jamais assez, une société entièrement nouvelle. En même temps que se transforme le prclétariat dont en quelques années des millions de paysans viennent grossir les rangs, se fabriquent de nouvelles couches sociales arrachées aux anciennes classes, au mode de vie tradinionnel que leur réservait l'ancienne division du travail. Techniciens, intellectuels, bourgeois, militaires, anciens féodaux, paysans, ouvriers aussi sont brassés au sein d'une nouvelle hiérarchie dont le dénominateur commun est qu'elle dirige, contrôle, organise à tous les niveaux de son fonctionnement l'appareil de production et la force de travail vivante, celles des classes exploitées. Ceux-là même qui demeurent dans leurs anciennes catégories professionnelles voient leur mode de vie et leur mentalité bouleversés car ces anciennes professions sont recentrées en fonction de leur inté- gration dans la nouvelle division du travail créée par le Plan. Assurément le mode de travail de ces nouvelles couches, les statuts qui leur sont accordés en raison de leur position dominante dans la société ne peuvent que créer à la longue une véritable communauté de classe. Mais dans le temps où s'accomplit ce bouleversement, l'action du Parti s'avère déter- minante. C'est lui qui, par la discipline de fer qu'il instaure, par l'unité incontestée qu'il incarne, peut seul cimenter ces éléments hétérogènes. Il anticipe l'avenir, proclame aux yeux de tous que les intérêts particuliers sont strictement subor- donnés aux intérêts de la bureaucratie prise dans son ensemble. Une fonction essentielle du stalinisme, nécessaire dans le cadre de la nouvelle société apparait ici. La terreur qu'il exerce şur les couches dominantes n'est pas un trait accidentel: elle est inscrite dans le développement de la nouvelle classe dont le mode de domination n'est plus garanti par l'appropriation privée, qui est contrainte d'accepter ses privilèges par le tru- chement d'un appareil collectif d'appropriation et dont la dispersion, à l'origine, ne peut être surmontée que par la violence. Certes on peut bien dire que les purges effectuées par le stalinisme ont été jusqu'à mettre en danger le fonction- nement de l'appareil de production, on peut mettre en doute 21 l'efficacité de répressions qui à un moment ont anéanti la moitié des techniciens en place. Ces réserves ne mettent cepen- dant pas en cause ce que nous appelons la fonction historique du stalinisme; elles permettraient seulement de déceler, nous avons déjà mentionné ce point, en quoi le comportement per- sonnel de Staline s'écarte de la norme qui domine la conduite du parti (5). Dire en effet, que le stalinisme à une fonction n'est pas insinuer qu'il est du point de vue de la bureau- cratie -- « utile » à chaque moment, encore moins que la poli- tique qu'il suit est à chaque moment la seule possible; c'est en l'occurence seulement affirmer qu'en l'absence de la terreur stalinienne le développement de la bureaucratie est inconce- vable. C'est, en d'autres termes, convenir que par delà les manoeuvres de Staline, les luttes fractionnelles au sein de l'équipe dirigeante, les épurations massives pratiquées à tous les niveaux de la société se profile l'exigence d'une fusion de toutes les couches de la bureaucratie dans le moule d'une nou- velle classe dirigeante. Cette exigence est clairement attestée par le comportement des milieux épurés: si la terreur stali- nienne a pu se développer dans une société en plein essor éco- nomique, si les représentants de la bureaucratie ont accepté de vivre sous la menace permanente de l'extermination ou de la destitution en dépit de leurs privilèges c'est que prévalait aux yeux des victimes et aux yeux de tous l'idéal de transforma- tion sociale qu'incarnait le parti. Le fameux thème du sacrifice des générations actuelles au bénéfice des générations futures, présenté par le stalinisme sous le travesti d'un programme de construction du socialisme reçoit son contenu réel: le Parti exi- geait le sacrifice des intérêts particuliers et des intérêts immé- diats des couches montantes à l'intérêt général et historique de la bureaucratie comme classe. On ne saurait se borner toutefois à comprendre le rôle du stalinisme dans le seul cadre de la Bureaucratie. La terreur qu'il a exercée sur un prolétariat en plein éssor suppose qu'à certains égards il venait répondre à une situation spécifique de la classe ouvrière. Il serait en effet vain de nier que la poli- tique du Parti, si elle a pu rencontrer une résistance de plus 5. Le rôle propre de Staline ne doit pas nous faire oublier qu'il y a dans la terreur une sorte de logique interne, qui l'amène à se déve- lopper jusqu'à ses extrêmes conséquences, indépendamment des condi- tions réelles auxquelles elle est venue répondre à l'origine. Il serait trop simple qu'un Etat puisse user de la terreur comme d'un instrument et la rejeter une fois l'objectif atteint. La terreur est un phénomène social, elle transforme le comportement et la mentalité des individus et de Staline lui-même sans doute. Ce n'est qu'après coup qu'on peut dénoncer, comme le fait Khrouchtchev, ses excès. Dans le présent, elle n'est pas excès, elle constitue la vie sociale. 22 en plus ferme dans les rangs du prolétariat que le code du travail enchaînait à la production, que le stakhanovisme en- traînait dans une course folle d'accroissement de la production n'ait en même temps suscité une participation à l'idéal du nouveau régime. Ciliga l'a bien montré dans ses ouvrages sur I'URSS, par ailleurs durement critiques: d'une part l'exploita- tion forcenée qui régnait dans les usines allait de pair avec une énorme prolétarisation de la petite paysannerie; pour celle-ci, habituée à des conditions de vie très dure, elle n'était pas aussi sensible que pour la classe ouvrière déjà constituée; bien plus elle représentait à certains égards un progrès, la vie dans les villes, la familiarité avec les outils et les produits indus- triels provoquant un véritable éveil de la mentalité, de nou- veaux besoins sociaux, une sensibilité au changement. D'autre part, au sein même du prolétariat une courbe importance d'ou- vriers se trouvait promue à de nouvelles fonctions grâce au Parti, aux syndicats, cu au stakhanovisme trouvait ainsi des voies d'évasion hors de la condition commune inconnues dans l'ancien régime. Enfin et surtout, aux yeux de tous, l'industria- lisation, qui faisait surgir des milliers d'usines modernes, dé- cuplait les effectifs des villes ou en tirait du sol d'entièrement neuves, multipliait le réseau des communications, apparaissait sans contestation possible progressive — la misère et la ter- reur constituant la rançon provisoire d'une formidable accu- mulation primitive. Assurément le stalinisme construisait grâce au fouet, il instituait cyniquement une discrimination sociale inconcevable dans la période post-révolutionnaire, il subordonnait sans équivoque la production aux besoins de la classe dominante. Pourtant la tension des énergies qu'il exigeait dans tous les secteurs, le brassage des conditions sociales qu'il effectuait, les chances de promotions qu'il offrait donc aux individus dans toutes les classes, l'accélération de toutes les forces productives qu'il imposait comme idéal et qu'il réalisait, tous ces traits fournissaient un alibi à sa puis- sance démesurée et à son omniprésence policière. LA CONTRADICTION ESSENTIELLE DU TOTALITARISME STALINIEN Si Kroushtchev, fils ingrat s'il en fut, n'avait pas été obsédé par les avanies que dút lui faire subir Staline dans la dernière partie de sa vie, n'aurait-il pu considérer plus serei- nement le chemin parcouru? N'aurait-il pu relire posément le chapitre du Capital que Marx consacra à l'accumulation pri- mitive et répéter après lui: « La force est l'accoucheuse de toute 23 vieille société en travail. Elle est elle-même une puissance éco- nomique » ? N'aurait- il pu expliquer au XX° Congrès, dans la langue rude qui est la sienne: Staline a fait pour nous le sale boulot? Ou bien en termes choisis paraphraser Marx: voilà ce qu'il en a coûté pour dégager les lois naturelles et éternelles de la production planifiée » ? A lire Isaac Deutz- cher (6), l'historien anglais bien connu de la société soviétique, on s'affligerait presque d'une telle ingratitude. Ce n'est pas que Deutscher porte le stalinisme dans son coeur, mais à ses yeux les nécessités de l'accumulation primitive s'imposaient au socialisme comme elles s'étaient imposées au capitalisme: le purgatoire stalinien était inéluctable. Le malheur est que notre auteur ne voit pas que l'idée d'une accumulation primitive socialiste est absurde. I.'accumulation primitive signifie pour Marx la déportation en masses des paysans dans des lieux de travail forcé, les usines, l'extorcation par tous les moyens – le plus souvent illégaux de la plus-value. Elle vise à consti- tuer une masse de moyens de production telle qu'en lui subot- donnant la force de travail on puisse par la suite automati- quement la reproduire et l'accroître d'un profit. Dans son prin- cipe et dans sa fin elle implique nécessairement la division du Capital et du Travail: le capitalisme ne peut se livrer à ses « orgies », selon l'expression de Marx que parce qu'il a en face de lui des hommes totalement dépossédés et il fait en sorte que leur dépossession soit quotidiennement reproduite en même temps que sa puissance est quotidiennement entretenue et accrue. Certes on peut contester que le socialisme soit réali- sable dans une société qui n'a pas édifié déjà une infra struc- ture économique, c'est-à-dire qui n'est pas passée par un stade d'accumulation mais on ne peut dire que le socialisme en tant que tel ait à passer par ce stade puisque, quelque soit le niveau . des forces productives auquel il est lié, il suppose la gestion collective de la production c'est-à-dire la direction effective des usines par les ouvriers rassemblés dans leurs comités. Reconnaître une accumulation primitive en URSS c'est admettre qu'y règnent des rapports de production de type capitaliste, c'est admettre encore que ceux-ci tendent à se reproduire et à approfondir l'opposition qu'ils supposent la constitution d'un stock de machines et de matières premières (l'une part et celle d'une force de travail totalement dépos- sédée de l'autre ne pouvant avoir pour effet qu'une normalisa- tion de l'exploitation. En ce sens l'obstination de Kroushtchev jusqu'à maintenant à taire les problèmes de l'accumulation primitive en URSS paraît fort raisonnable. «Péché originel », 6. Nous nous rapportons à ses études réunies dans Heretics and Renegades, notamment à « Mid-Century Russia ». Hamish Hamilton, éd., Londres 1955. 24 aux yeux de la bourgeoisie, comme disait encore Marx, l'accu- mulation primitive l'est bien davantage à ceux de la bureau- cratie qui doit dissimuler jusqu'à son existence de classe. En outre il serait artificiel d'expliquer le stalinisme à partir des seules difficultés économiques auxquelles il a eu à faire face. Ce que nous avons tenté de faire ressortir c'est le rôle qu'il a joué dans la cristallisation de la nouvelle classe, dans la révolution de la société entière. Si l'on veut conserver l'expression marxiste reprise par Deutscher il faut en renou- veler le contenu et parler d'une « accumulation sociale », en entendant par les traits actuels de la Bureaucratie ne pouvaient advenir que par le truchement du Parti qui les dégagea et les maintint par la violence jusqu'à ce qu'ils se stabilisent dans une nouvelle figure historique. Encore devons-nous comprendre qu'il tient à l'essence de la bureaucratie de se constituer selon le processus que nous avons décrit. Car nous comprendrons, du même coup, que cette classe recèle une contradiction permanente qui évolue certes avec son histoire mais ne saurait se résoudre avec la liquidation du stalinisme. là que La dictature « terroriste » du Parti n'est pas seulement le signe du manque de maturité de la nouvelle classe, elle répond, nous l'avons dit, à son mode de domination dans la société. Cette classe est d'une autre nature que la bourgeoisie. Elle n'est pas composée de groupes qui par leur propriété de moyens de production et leur exploitation privée de la force de tra- vail détiennent chacun une part de la puissance matérielle, et nouent les uns avec les autres des relations fondées sur leur force respective. Elle est un ensemble d'individus qui par leur fonction et le statut qui y est associé participent en commun å un bénéfice réalisé par une exploitation collective de la force de travail. La classe bourgeoise se constitue et se développe en tant qu'elle résulte des activités des individus capitalistes, elle est sous-tendue par un déterminisme économique qui en fonde l'existence, quelle que soit la lutte que se livrent les acteurs et quelle que soit l'expression politique conjoncturelle à laquelle celle-ci aboutit. La division du travail inter-capitaliste et le marché rendent les capitalistes strictement dépendants les uns des autres et collectivement solidaires en face de la force de travail. En revanche les bureaucrates ne forment une classe que parce que leurs fonctions et leurs statuts les différencient collectivement des classes exploitées, que parce qu'ils les relient à un foyer de direction qui détermine la production et dispose librement de la Force de travail. En d'autres termes, c'est parce qu'il y a des rapports de production dans lesquels 25.- s'opposent le prolétariat réduit à la fonction de simple exécu. tant et le Capital incarné par le Personnage de l'Etat, c'est parce qu'il y a donc un rapport de classe que les activités des bureaucrates les rattachent à la classe dominante. Intégrées dans un système de classe leurs fonctions particulières les constituent comme membres de la classe dominante. Mais, si l'on peut dire, ce n'est pas en tant qu'individus agissants qu'ils tissent le réseau des relations de classe; c'est la classe bureau- cratique dans sa généralité qui, a priori, c'est-à-dire en vertu de la structure de production existante convertit les activités particulières des bureaucrates (activités privilégiées parmi d'utres) en activités de classe. L'unité de la classe bureaucra- tique est donc immédiatement donnée avec l'appropriation collective de la plus value et immédiatement dépendante de l'appareil collectif d'exploitation, l'Etat. En d'autres termes la communauté bureaucratique n'est pas garantie par le méca- nisme des activités économiques; elle s'établit dans l'intégra- tion des bureaucrates autour de l'Etat, dans la discipline abso- lue à l'égard de l'apparel de direction. Sans cet Etat, sans cet appareil la bureaucratie n'est rien. Nous ne voulons pas dire que les bureaucrates en 'tant qu'individus ne jouissent pas d'une situation stable (bien que cette stabilité ait effectivement été menacée pendant l'ère sta- linienne), que leur statut ne leur procure que des avantages éphémères, bref que leur position dans la société demeure acci- dentelle. Il n'y a pas de doute que le personnel bureaucratique se confirme peu à peu dans ses droits, acquiert avec le temps des traditions, un style d'existence, une mentalité qui font de lui un « monde » à part. Nous ne voulons pas dire non plus que les bureaucrates ne se différencient pas au sein de leur propre classe et n'entretiennent pas entre eux de sévères rela- tions de concurrence. Tout ce que nous savons de la lutte entre les clans dans l'Administration prouve au contraire qus cette concurrence prend la forme d'une lutte de tous contre tous caractéristique de toute société d'exploitation. Nous affir- mons seulement que la bureaucratie ne peut se passer d'une cohésion des individus et des groupes, chacun n'étant rien en lui-même, et que seul l'Etat apporte un ciment social. Sans schématiser abusivement le fonctionnement de la société bour- geoise on doit reconnaître qu'en dépit de l'extension toujours accrue des fonctions de l'Etat, celui-ci ne s'affranchit jamais des conflits engendrés par la concurrence des groupes privés. La société civile (7) ne se résorbe pas dans l'Etat. Alors même 7. Nous reprenons le terme classique de « société civile » pour dési- gner l'ensemble des classes et des groupes sociaux en tant qu'ils sont façonnés par la division du travail et se déterminent indépendamment de l'action politique de l'Etat. 26 qu'il tend à faire prévalcir l'intérêt général de la classe domi- nante aux dépens des intérêts privés qui s'affrontent, il expri- me encore les rapports de force inter-capitalistes. C'est que la propriété privée introduit un divorce de principe' entre les capitalistes et le Capital --- chacun des termes se posant successivement comme réalité et excluant l'autre comme ima- ginaire. Les vicissitudes de l'Etat bourgeois moderne attes- tent assez cette séparation dont Marx a tant parlé: séparation entre l'Etat lui-même et la société et au sein de la société entre toutes les sphères d'activité. Dans le cadre du régime bureau- cratique une telle séparation est abolie. L'Etat ne peut plus se définir comme une expression. Il est devenu consubstanciel à la société civile, nous voulons dire à la classe dominante. L'est-il cependant? Il l'est et ne l'est pas. Paradoxalement. se réintroduit une séparation à certains égards plus profonde qu'elle ne fut en aucune autre société. L'Etat est bien l'âme de la bureaucratie et celle-ci le sait qui n'est rien sans ce pou- voir suprême. Mais l'Etat dépossède chaque bureaucrate de toute puissance effective. Il le nie en tant qu'individu, lui refuse toute créativité dans son domaine particulier d'activité, le soumet en tant que membre anonyme aux décrets irrévoca- bles de l'autorité centrale. L'Esprit bureaucratique plane au- dessus des bureaucrates, divinité indifférente à la particularité. Ainsi la planification (cette planification qui prétend attribuer à chacun sa juste tâche et l'accorder à toutes les autres) se trouve-t-elle élaborée par un noyau de dirigeants qui décide de tout; les fonctionnaires ne peuvent que traduire en chiffres les idées directrices, déduire les conséquences des principes, transmettre, appliquer. La classe ne perçoit dans son État que le secret impénétrable de sa propre existence. Chaque fonctionnaire peut bien dire: l'Etat c'est moi, mais l'Etat est l'Autre et sa Régle domine comme une Fatalité inintelligible. Cette distance infinie entre l'Etat et les bureaucrates a encore une conséquence inattendue: ceux-ci ne sont jamais en mesure, à moins de se constituer comme opposants, de criti- quer la Règle instituée. Formellement cette critique est inscrite dans le mode d'existence de la bureaucratie: puisque chacun est l'Etat, chacun est invité, en droit, à diriger, c'est-à-dire à confrontereson activité réelle et les objectifs socialement fixés. Mais dans la réalité critiquer signifie sa désolidariser de la communauté bureaucratique. Comme le bureaucrate n'est membre de sa classe qu'en tant qu'il s'intègre à la politique de l'Etat, tout écart de sa part est en effet menace pour le sys- tème. De là vient que pendant toute l'ère stalinienne la bureau- cratie se livre à une orgie de criticailleries et dissimule toute critique véritable. Elle fait solennellement le procès des mé- 27 thodes bureaucratiques mais continue d'appliquer scrupuleu- sement les règles qui établissent et maintiennent son irrespon- sabilité. Elle bavarde et se tait. De là vient aussi que tout malaise sérieux dans le fonctionnement de la production se traduit nécessairement par une épuration massive des bureau- crates, techniciens, savants ou cadres syndicaux, dont l'écart par rapport à la norme (qu'ils l'aient voulu ou non) trahit une opposition à l'Etat. La contradiction entre la société civile et l'Etat n'a donc été surmontée sous une forme que pour réapparaître sous une autre, aggravée. A l'époque de la bourgeoisie, en effet, l'Etat se trouve relié à la société civile par les liens mêmes qui l'en éloignent. Le secret de l'Etat est pour les capitalistes secret de polichinelle, car malgré tous ses efforts pour incarner la généralité aux yeux des particuliers, l'Etat s'aligne sur les positions du particulier le plus puissant. Profite-t-il de crises pour gouverner entre les courants, sa politique traduit encore une sorte de regulation naturelle des forces économi- ques. Dans la société bureaucratique, en revanche, l'Etat est devenu la société civile, le Capital a chassé les capitalistes, l'intégration de toutes les sphères d'activités est accomplie, mais la société a subi une métamorphose imprévisible: elle a engendré un monstre qu'elle contemple sans reconnaître son image, la Dictature. Ce monstre s'est appelé Staline. On veut persuader qu'il est mort. Peut-être laissera-t-on son cadavre embaumé dans le mausolée comme témoin du passé révolu. C'est en vain tou- tefois que la bureaucratie espérerait échapper à sa propre essence. Elle peut bien enterrer sa peau morte dans les sous- sols du Kremlin et parer son nouveau corps d'oripeaux agui- chants: totalitariste elle était, totalitariste elie demeure. Avant d'envisager les efforts qu'effectue la Nouvelle Di- rection pour contourner les difficultés inéluctables que suscite la structure du capitalisme d'Etat, il nous faut mesurer l'am- pleur de la contradiction qui l'habite. Cette contradiction n'intéresse pas seulement les rapports interbureaucratiques, elle se manifeste non moins fortement dans les relations que la classe dominante entretient avec les classes exploitées. De nouveau s'impose une comparaison entre le régime bureaucratique et le régime bourgeois, car les liens de la classe dominante et du prolétariat sont en URSS d'un type nou- veau. L'origine historique de la bureaucratie l'atteste déjà; celle-ci s'est en effet formée à partir d'institutions, le Parti 28 et le Syndicat, forgées par le prolétariat dans sa lutte contre le capitalisme. Certes, au sein du Parti la proportion d'intel- lectuels ou d'éléments bourgeois révolutionnaires était sans doute assez forte pour exercer une influence décisive sur l'orientation politique et le comportement de l'Organisation. Il n'en serait pas moins vain de nier que le parti est né dans le cadre de la classe ouvrière et que, s'il a finalement exclu ses représentants de tout pouvoir réel, il n'a cessé de se présenter comme la Direction du proletariat. Au demeurant, la bureau- cratie continue de s'alimenter d'une fraction de la classe cuvrière à laquelle elle ouvre les portes (beaucoup plus large- ment que ne l'a jamais fait la bourgeoisie) des écoles de cadres, qu'elle détache de la condition commune par les pri- vilèges qu'elle lui accorde et les chances d'avancement social qu'elle lui offre. En outre la définition sociologique du prolé- tariat, si l'on peut dire se trouve transformée. Dans la société bourgeoise une différence essentielle se trouve énoncée au niveau des rapports de production entre le propriétaire des moyens de production et le propriétaire de la force de travail. L'un et l'autre sont présentés comme partenaires dans un contrat; formellement ils sont égaux ett cette égalité se trouve par ailleurs consacrée dans le régime démocratique par le suffrage universel. Cependant cette égalité est apparemment fictive: il est clair qu'être propriétaire des moyens de produc- tion et propriétaire de sa force de travail n'a pas le même sens. Dans le premier cas, la propriété donne le pouvoir d'uti- liser le travail d'autrui pour obtenir un profit et cette dispo- sition du travail implique une liberté réelle. Dans l'autre, la propriété donne le pouvoir de se soumettre en vue de conserver et reproduire sa vie. L'égalité des partenaires dans le contrat ne saurait donc faire illusion: le contrat est asservissement. Le capitalisme d'Etat en brouille les termes. Le contrat se présente alors comme rapport entre les individus et la Société. L'ouvrier ne loue pas sa force de travail au capitaliste, il n'est plus une marchandise; il est censé être une parcelle d'un ensemble qu'on appelle les forces productives de la société. Son nouveau statut ne se distingue donc apparemment en rien de celui du bureaucrate; il entretient avec la Société totale la même relation que le Directeur d'usine. Comme lui il reçoit un salaire en réponse à une fonction qui vient s'intégrer dans la totalité des fonctions définies par le Plan. Dans la réalité, on ne le sait que trop, un tel statut qui procure à chacun l'avan- tage de nommer son supérieur « camarade » est l'envers d'un nouvel asservissement au Capital et cet asservissement est à certains égards plus complet puisque l'interdiction des reven- dications collectives et des grèves, l'enchaînement de l'ouvrier au lieu de travail peuvent en découler naturellement. Comment 29 le prolétariat pourrait-il lutter contre l'Etat qui le représente? Aux revendications on peut toujours opposer qu'elles sont liées à un point de vue particulier, que les intérêts des ouvriers peu- vent ne pas coïncider avec ceux de la société entière, que leurs objectifs immédiats doivent être replacés dans le cadre des objectifs historiques du socialisme. Les procédés de mysti- fication doni l'Etat dispose sont donc plus subtils et plus effi- caces dans le nouveau système. Dans le raisonnement social, que développe la structure en vertu de ses articulations for melles, des chaînons essentiels sont dissimulés aux yeux du prolétariat; il rencontre partout les signes de son pouvoir alors qu'il en est radicalement dépossédé. Toutefois les classes exploitées ne sont pas seules mysti- fiées. En raison de cette mystification même les couches domi- nantes ne sont pas en mesure de se poser comme classe à part dans la société. Assurément les bureaucrates se distinguent par leurs privilèges et par leurs statuts. Mais cette situation exige d'être justifiée aux yeux du proletariat: la bureaucratie a besoin d'être « reconnue » bien davantage que la bourgeoisie. Ainsi une importante part de l'activité de la bureaucratie (par l'intermédiaire du Parti et des Syndicats) est-elle consacrée à persuader le prolétariat que l'Etat gouverne la société en son nom. Si, dans une perspective, l'éducation des masses, la propagande socialiste apparaissent comme de simples ins- truments de mystificaton des exploités, dans une autre elles témoignent des illusions que la bureaucratie développe sur elle-même. Celle-ci ne parvient pas absolument à se penser comme une classe. Prisonnière de son propre langage elle s'imagine qu'elle ne l'est pas, qu'elle répond aux besoins de la collectivité entière. Certes cette imagination cede devant les exigences de l'exploitation c'est-à-dire devant l'impératif d'extorquer au prolétariat la plus-value par les moyens les plus impitoyables. Comme le disait Marx à propos d'une autre bureaucratie, celle de l'Etat prussien du XIX° siècle, l'hypo- crisie fait alors place au jésuitisme conscient. Il n'en demeure pas moins qu'un conflit hante la bureaucratie, qui ne la laisse jamais en repos et l'expose aux affres permanentes de l'auto- justification. Il lui faut prouver à ceux qu'elle domine et se prouver à elle-même que ce qu'elle fait n'est point le contraire de ce qu'elle dit. Pendant l'ère stalinienne la hiérarchie bru- tale de la société, la législation implacable du travail, la pour suite effrénée du rendement aux dépens des masses d'une part l'affirmation constante que le sacialisme est réalisé de l'autre forment les deux termes de cette cruelle antinomie. Or celle-c en même temps génératrice d'une démystification des masses Tandis que l'Etat appelle le prolétariat à une participatior 30 active à la production, le persuade de son rôle dominant dans la société, il lui refuse toute responsabilité, toute initiative, et le maintient dans les conditions de simple servant du machi- nisme auxquelles le capitalisme l'a voué depuis son origine. La propagande enseigne donc quotidiennement le contraire de ce qu'elle est destinée à enseigner. Nous verrons par la suite que l'évolution du prolétariat russe, son affranchissement de la gangue paysanne qui l'encer- clait encore pendant les premiers plans quinquennaux, son apprentissage de la technique, moderne aggravent considéra- blement cette contradiction de l'exploitation bureaucratique et jouent un rôle décisif dans la transformation politique récente. Ce que nous voulons seulement souligner, c'est qu'une telle contradiction tient à l'essence du régime bureaucratique; ses termes peuvent bien évoluer, on peut bien inventer de nou- veaux artifices pour les rendre « vivables », cependant la bureaucratie tant qu'elle existe ne peut qu'être déchirée par une double exigence: intégrer le prolétariat à la vie sociale, faire « reconnaître » son Etat comme celui de la société entière et refuser au prolétariat cette intégration en accaparant les fruits de son travail et en le dépossédant de toute créativité sociale. En d'autres termes la mystification est partout, mais elle engendre pour cette raison les conditions de son renversement, elle fait partout peser une menace sur le régime. Celui-ci i certains égards s'avère infiniment plus cohérent que le sys- tême bourgeois, tandis qu'à d'autres il découvre une vulné- rabilité nouvelle. L'IDÉAL DU PARTI ET SA FONCTION RÉELLE Les problèmes qu'affronte le parti dans la société bureau- cratique nous introduisent au coeur des contradictions que nous avons énoncées, et ce n'est pas un hasard s'ils se trouvent, comme nous le ferons' ressortir au centre des préoccupations du XX° Congrès. C'est en vain cependant qu'on chercherait chez les criti- ques de l'URSS une compréhension de ce problème. L'origi- nalité du Parti n'est jamais aperçue. Les penseurs bourgeois sont souvent sensibles à l'entreprise totalitariste qu'incarne le Parti. Ils dénoncent la. mystique sociale qui le domine, son effffort d'une intégration de toutes les activités qui les subor- donne à un idéal unique. Mais cette idée s'affadit dans le 31 thème rebattu de la religion d'Etat. Hanté par les précédents historiques qui dispensent de penser le Présent en tant que tel, on compare les règles du Parti à celle des Ordres Conqué- rants, son idéologie à celle de l'Islam au VII° siècle (8); on ignore alors la fonction essentielle qu'il joue dans la vie sociale moderne dans le monde du XXe siècle, unifié par le Capital, dépendant dans son développement de celui de chacun de ses secteurs, à la fois désarticulé par la spécialisation technique et rigoureusement centré sur l'industrie. Par ailleurs le Trots. kysme s'épuise à comparer au modèle bolchévik le Parti com muniste actuel comme si celui-ci se définissait par des trait: tout négatifs, sa déformation de l'idéologie socialiste, sor absence de démocratie, sa conduite contre-révolutionnaire Trotsky lui-même, on le sait, hésita longuement avant de reconnaître la faillite du Parti en URSS et ne put que recom mander un retour à ses formes primitives. Non seulement i ne pouvait admettre que les traits du stalinisme fussen annoncés par le bolchévisme et que l'aventure de l'un fut lié à celle de l'autre, mais il refusait absolument l'idée que 1 Parti puisse avoir gagné une fonction nouvelle. Le Parti bol chevik était le Parti réel, le stalinisme, une fantastique e monstrueuse projection de celui-ci dans un univers coupé d la révolution. (il Il suffirait cependant d'observer l'étendue des tâches attr buées au Parti, l'extraordinaire accroissement de ses effectif comprend aujourd'hui plus de 7 millions de membres) por se persuader qu'il joue un rôle décisif dans la société. De fai il est autre chose qu'un appareil de coercition, autre cho: qu'une caste de bureaucrates, autre chose qu'un mouvemei idéologique destiné à proclamer la mission historique sacri de l'Etat, bien qu'il connote aussi tous ces traits. Il est l'age essentiel clu totalitarisme moderne. Mais ce terme doit être entendu rigoureusement. Le tot litarisme n'est pas le régime dictatorial, comme on le lais entendre chaque fois qu'on désigne sommairement sous ce no un type de domination absolue dans lequel la séparation d pouvoirs est abolie. Plus précisément il n'est pas un régii politique: il est une forme de société cette forme au se de laquelle toutes les activités sont immédiatement reliées unes aux autres, délibérément présentées comme modali d'un univers unique, dans laquelle un système de valei prédomine absolument en sorte que toutes les entrepri: individuelles ou collectives doivent de toute nécessité y trouv (8) MONNEROT: Sociologie du Communisme. N.R.F., 1949. 32 un coefficient de réalité, dans laquelle enfin le modèle dominant exerce une contrainte totale à la fois physique et spirituelle sur les conduites des particuliers. En ce sens le totalitarisme pré- tend nier la séparation caractéristique du capitalisme bourgeois des divers domaines de la vie sociale; du politique, de l'éco- nomique, du juridique, de l'idéologique, etc... Il effectue une identification permanente entre l'un et l'autre. Il n'est donc pas tant une excroissance monstrueuse du Pouvoir politique dans la société qu'une métamorphose de la société elle-même par laquelle le politique cesse d'exister comme sphère séparée. Tel que nous l'entendons le totalitarisme n'a rien a voir avec le régime d'un Franco ou d'un Syngman Rhee, en dépit de leur dictature; il s'annonce en revanche, aux Etats-Unis bien que les institutions démocratiques n'aient cessé d'y régner. C'est qu'il est au plus profond lié à la structure de la pro- duction moderne et aux exigences d'intégration sociale qui lui correspondent. L'essor de l'industrie, l'envahissement pro- gressif de tous les domaines par ses méthodes, en même temps qu'ils créent un isolement croissant des producteurs dans leur sphère particulière opèrent comme dit Marx une socialisation de la société, mettent chacun dans la dépendance de l'autre et de tous, rendent nécessaire la reconnaissance explicite de l'unité idéale de la société. Que cette participation sociale soit en même temps qu'exprimée et suscitée réprimée, que la communauté se brise devant une nouvelle implacable division de Maîtres et d’Esclaves, que la socialisation se dégrade en uniformisation des croyances et des activités, la création collective dans la passivité et le conformisme, que la recherche de l'universalité s'abîme dans la stéréotypie des valeurs dominantes, cet immense échec ne saurait dissimuler les exigences positives auxquelles vient répondre le totalita- risme. Il est, peut-on dire, l'envers du Communisme. Il est le travestissement de la totalité effective. Or le Parti est l'institution type dans laquelle le processus de socialisation s'effectue et se renverse. Et ce n'est pas un hasard si, procédant de la lutte pour instaurer le communisme, il peut sans changer de forme devenir le véhicule du totali- tarisme. Le Parti incarne dans la société bureaucratique une fonction historique d'un type absolument nouveau. Il est l'agent d'une pénétration complète de la société civile par l'Etat. Plus précisément il est le milieu dans lequel l'Etat se change en société ou la société en Etat. L'immense réseau de comités et de cellules qui couvre le pays entier établit une nouvelle communication entre les villes et les campagnes, entre toutes les branches de l'activité sociale, entre toutes les entre- prises de chaque branche. La division du travail qui tend à 33 - isoler rigoureuèsement les individus se trouve en un sens dé- passée; dans le Parti, l'ingénieur, le commerçant, l'ouvrier, l'employé sc trouvent côte à côte et avec eux le philosophe, le savant et l'artiste. Les uns et les autres se trouvent arrachés aux cadres étroits de leur spécialité et resitués ensemble dans celui de la société totale et de ses horizons historiques. La vie de l'Etat, les objectifs de l'Etat font partie de leur monde quotidien. Ainsi l'activité la plus modeste comme la plus haute se trouve valorisée, posée comme moment d'une entreprise collestive. Non seulement les individus paraissent perdre, dans le Parti, le statut qui les différencie dans la vie civile pour de- venir des « camarades », des hommes sociaux, mais ils sont appelés à échanger leur expérience, à exposer leur activité et celle de leur milieu à un jugement collectif en regard duquel elles prennent un sens. Le Parti tend donc à abolir le mystère de la profession en introduisant dans un nouveau circuit des milieux réellement séparés. Il fait apparaître qu'il y a une manière de diriger une usine, de travailler dans une chaîne de production, de soigner des malades, d'écrire un traité de phi- losophie, de pratiquer un sport qui concerne tous les individus s'intègre finalement dans un ensemble dont l'Etat pense parce qu'elle implique un mode de participaton social et l'harmonie. C'est dire notamment que le parti transforme radicalement le sens de la fonction politique. Fonction séparée, privilège d'une minorité dirigeante dans la société bourgeoise, elle se diffuse maintenant grâces à lui dans toutes les branches d'activité. Tel est Idéal du Parti. Par sa médiation l'Etat tend à devenir immanent à la Société. Mais par un paradoxe que nous avons déjà longuement analysé, le Parti s'avère dans la réalité revêtir une signification toute opposée. Comme la divi- sion du Travail et du Capital persiste et s'approfondit, comme l'unification stricte du Capital donne toute puissance effective à un Appareil dirigeant, subordonne toutes les forces productives à cet appareil, le Parti ne peut être que le simu- lacre de la socialisation. Dans la réalité, il se comporte comine un groupe particulier qui vient s'ajouter aux groupes engen- drés par la division du travail, un groupe qui a pour fonction de masquer l'irréductible cloisonnement des activités et des statuts, cle figurer dans l'imaginaire les transitions que refuse le réel, un groupe dont la véritable spécialité est de n'avoir pas de spécialité. Dans la réalité, l'échange des expériences se dégrade en un contrôle de ceux qui produisent, quel que soit leur domaine de production par des professionnels de l'incompétence. A l'idéal de participation active à l'ouvre sociale vient répondre l'obéissance aveugle à la Norme imposée 34 par les Chefs: la création collective devient inhibition collec- tive. Ainsi la pénétration par le parti de tous les domaines signifie seulement que chaque individu productif se trouve doublé par un fonctionnaire politique dont le rôle est d'attri- buer à son activité un coefficient idéologique, comme si la norme officielle définie par l'édification du socialisme et les règles conjoncturelles qu'on en fait découler pouvaient per- mettre de mesurer son écart par rapport au réel. Réduit à commenter les conduites effectives des hommes, le Parti réin- troduit ainsi une scission radicale au sein de la vie sociale. Chacun a son double idéologique. Le directeur ou le techni- cien agit sõus le regard de ce double qui « qualifie » l'accrois- sement ou la baisse de la production ou tout autre résultat quantifiable en fonction d'une échelle de valeurs fixe fournie par l'Appareil dirigeant. Pareillement l'écrivain est jugé selon les critères du réalisme déterminés par l'Etat, le biologiste mis en demeure d'adhérer à la génétique de Lyssenko. Peu importe, au demeurant, que le double soit un Autre. Chacun peut en jouer le rôle vis-à-vis de soi; le Directeur, l'écrivain, le savant peuvent être aussi membres du Parti. Mais si proches qu'on voudra l'un de l'autre, les deux termes n'en figurent pas moins une contradiction sociale permanente. Tout se passe comme si la vie sociale toute entière était dominée par un fan- tastique chronomètrage dont les normes seraient élaborées par le plus secret des Bureaux d'Etudes. L'activité du Parti réengendre ainsi une séparation de la fonction politique, alors qu'elle voulait l'abolir, et en un sens elle l'accuse. C'est en effet dans chaque domaine concret de production, aussi particulier soit-il, que se fait sentir l'intru- sion du politique. La liberté de travail se heurte partout aux normes du Parti. Partout la « cellule » est le corps étranger; non l'élément essentiel qui relie l'individu à la vie de l'orga- nisme, mais le noyau inerte où viennent s'abîmer les forces productives de la société. Finalement le Parti est la principale victime de cette séparation; car dans la société les exigences de la production créent, dans certaines limites du moins, une indépendance de fait du travail. Le Parti, en revanche, a pour travail exclusif de proclamer, de diffuser, d'imposer les normes idéologiques. Ii se repait de politique. Sa principale fonction devient de justifier sa fonction, en se mêlant de tout, en niant tout pro- blème particulier, en affirmant constamment le leit-motiv de l'idéal officiel. En même temps qu'il se persuade que son acti- vité est essentielle il se trouve rejeté en vertu de son compor- tement en dehors de la société réelle. Et cette contradiction 35 accroît son autoritarisme, la revendication de ses prérogatives, sa prétention à l'universalité. C'est qu'il est efficace là où il ne sait pas l'être, en tant qu'il travestit la Société en Etat, en tant qu'il simule une unité sociale et historique par dela les divi- sions et les conflits du monde réel, ou comme aurait dit Marx, il est réel en tant qu'imaginaire. A l'inverse il est imaginaire en tant qu'il est réel, dépourvu de toute efficacité historique là où il croit l'appliquer, sur le terrain de la vie productive de la société qu'il hante comme un perpétuel perturbateur. On ne s'étonnera donc pas qu'on retrouve en définitive au sein du Parti les tares de la Bureaucratie, que nous relevion's déjà, poussées à leur paroxysme. Individus i universels», déli- vrés de l'étroitesse d'une situation ou d'un statut, promus å la tâche d'édifier le socialisme, multiples incarnations d'une nouvelle humanité, tels on pourrait définir idéalement les membres du Parti. Ils sont en fait condamnés à l'abstraction de la Règle dominante, voués à l'obéissance servile, fixés à la particularité de leur fonction de militant, entraînés dans une lutte sans merci à la chasse du plus haut poste, servants d'une paperasserie d'auto-justification, un groupe particulier parmi les autres, attaché à conserver et à reproduire les conditions qui légitiment son existence. Cependant, ils ne sauraient pas plus renoncer à ce qu'ils devraient être que renoncer à ce qu'ils sont. Car c'est par cette contradiction que le parti accomplit l'essence du totalitarisme, foyer de la « socialisation » de la société et de la subordination des forces productives à la domination du Capital. LA RÉFORME DU TOTALITARISME La dictature stalinienne a joué un rôle historique déter- minant dans l'édification d'une infra-structure bureaucratique et dans la cristallisation d'une nouvelle classe dominante; ce rôle, on ne peut exactement l'apprécier qu'une fois reconnus les traits spécifiques de la Bureaucratie dont le mode d'appropriation collectif confère à l'Etat et au Parti une puissance absolue dans tous les domaines de la vie sociale; les conditions qui engendrent le système créent à la fois une identification de l'Etat et de la société civile dans laquelle tendent à s'abolir toutes distinctions entre le politique, l'éco- nomique, le juridique, l'idéologique, etc... et un divorce radi- cal de la société et de l'Etat qui rétablit une contrainte de l'Appareil dirigeant sur toutes les activités concrètes et une monstrueuse autonomie du politique. Telles sont les conclu- sions que nous avons formulées et qui nous permettent d'abor- - 36 - der maintenant les transformations du Régime, rendues pu- bliques par le XX. Congrès, de mesurer l'efficacité des forces historiques qui les ont déterminées et de nous interroger sur leur portée. En d'autres termes, nous sommes maintenant en mesure de poser ces questions dernières: en quoi les change- ments présents s'intègrent-ils dans la structure bureaucra- tique, en quoi répondent-ils à des problèmes posés par le passé. cette réponse apporte-t-elle une « solution », ou ne fait-elle que changer les termes des contradictions du Régime? Mais précisons d'abord, pour décourager les accusations d'objectivisme, que nous ne cherchons nullement à démontrer la nécessité du Nouveau Cours dans tous les aspects que lui a donnés le XX Congrès, encore moins qu'il devait s'imposer à la date à laquelle il est apparu. Peut-être la liquidation des méthodes staliniennes aurait-elle pu avoir lieu plus tôt, peut- être le maintien de Staline au pouvoir aurait-il pu prolonger l'ancien régime, ces questions qui passionnent le journaliste n'ont aucune portée réelle. Deutscher a montré de façon per- tinente que la guerre et l'étendue de ses destructions avaient temporairement recréé, de 1946 à 1950 des conditions ana- logues à celles de la période d'avant-guerre; la réduction de la production aux deux-tiers de son volume de 1939, l'effon- drement du niveau de vie (la ration du consommateur ne dépassait pas le quart de son volume d'avant-guerre) ont jus- tifié à nouveau des mesures d'exception. En revanche, l'achè- vement de la Reconstruction en 1950 a pour la première fois changé le climat de la société, assuré une stabilisation et un sentiment de sécurité désormais incompatibles avec le maintien de la terreur stalinienne. Si convaincante que soit cette inter- prétation (9), elle s'avère cependant irrémédiablement hypo- thétique et il importe peu qu'elle le soit, car le sens de la nouvelle politique n'est pas liée à une conjoncture. Il nous suffit de percevoir que les forces sociales se sont transformées au point d'exiger une Réforme. De même il nous suffit de comprendre que cette réforme intéresse le fonctionnement essentiel du système bureaucratique et il est secondaire, en définitive, de déterminer si le contenu précis qu'elle revêt est nécessaire. La nécessité qui nous préoccupe n'est pas celle de l'enchaînement terme à terme d'événements politiques, c'est celle qui s'inscrit dans la continuité d'un sens, dans la con- nexion intime du présent et du passé, le présent ne pouvant s'interpréter que dans le cadre des problèmes engendrés par le passé. 9. Cf. Heretics and Renegades, op. cit. 37 Les mesures de libéralisation et de transformation des classes Dans cette perspective il faut d'abord reconnaître que la société de 1956 a une autre physionomie que celle de 1935. Et la Bureaucratie et le Prolétariat et la Paysannerie ont connu au travers de l'industrialisation, nous l'avons dit, une révolution. Celle-ci fut encore accélérée par l'accroissement rapide de la population. En premier lieu, les anciennes couches sociales dominantes, une fraction du prolétariat et de la paysannerie se sont fondues au seiri d'une nouvelle classe. Liés à des fonctions qui les distinguent des exploités, tirant leurs pri- vilèges de leur intégration à l'Appareil d'Etat, les voyant s'accuser avec l'essor de l'industrie, partageant un même mode d'existence de par leurs revenus communs, leur commune oppo- sition à l'exploité, leur ambition identique de s'élever dans la hiérarchie, les Bureaucrates ont composé un milieu de plus en plus homogène. C'est une évidence que le stade de leur matu- rité implique un autre mode de commandement que celui de leur avènement. Le stalinisme, nous l'avons souligné, a joué à l'origine un rôle essentiel dans la formation de la classe, il en a incarné l'unité et anticipé l'avenir alors qu'elle vivait encore dans la gangue de l'ancienne société. Mais cette action engendra, pour la Bureaucratie, un paradoxe dont témoigne le long cortège d'épurations que nous connaissons. En même temps qu'elle s'affirmait dans la société, conquérait un statut à part, elle s'exposait à la menace accrue de la Terreur stalinienne. On se souvient des purges de 1937, à la fin de la seconde période quinquennale: 42 0/0 des directeurs d'entreprise, 55 0/0 des présidents de syndicats sont épurés. Il ne s'agit pas d'oppo- sants, mais bien des cadres du nouveau régime, dont les prérogatives sont brutalement subordonnées à celles de l'AP- pareil dirigeant. Sans doute ne procède-t-on plus par la suite à des épurations d'une pareille ampleur, mais il semble bien que l'arbitraire, de la dictature ne s'affaiblit pas. Les témoi- gnages d'un Kravschenko, ceux surtout que nous livrent au- jourd'hui les nouveau Dirigeants attestent la persistance de la Terreur ; et de nombreux faits –destitution d'économistes ou de militaires célèbres, procès des médecins - nous permettent de suivre la trace du despotisme stalinien jusqu'en 1953. Or, la Terreur supportée dès l'origine avec impatience par tous ceux qui risquent d'en être victimes (et d'autant plus inquié- tante qu'elle crée une perturbation dans la marche de l'éco- - 38 - nomie) devient intolérable quand elle n'est plus justifiée par les conditions sociales, quand elle n'apparaît plus comme la rançon provisoirement inévitable de la Fondation de la société. Le divorce entre le statut de fait et le pouvoir réel des mem- bres de la bureaucratie apparaît sous un jour nouveau, quand la cohésion absolue de la nouvelle classe cesse d'être l'impé- ratif premier légitimant l'intervention permanente de l’Appa- reil dirigeant dans la vie sociale, quand l'industrie crée et recrée quotidiennement le fondement de la puissance de classe. Serait-ce trop de dire que l'idéologie bureaucratique change alors de sens? Dans la période héroïque des premiers plans quinquennaux le marxisme, métomorphosé par le stali- nisme, offre à la bureaucratie une vision tragique du monde: l'idéal d'un nouvel ordre économique, de la destruction vio- lente des capitalistes, de la mission historique qui incombe aux hommes nouveaux domine absolument. Au demeurant cet idéal n'est pas incompatible avec le profond cynisme de l'exploiteur qu'a dénoncé Trostky. Mais il le dissimule. Or l'auto-mystification est essentielle. On peut dire des bureau- crates ce que Marx disait des bourgeois du XVIIIe siècle, dans le 18 Brumaire. En utilisant la phraséologie révolutionnaire, en se drapant dans le « costume » léniniste, ils se mas- quent les intérêts étroits et particuliers de leur lutte. Ils réussissent « à maintenir leur passion à la hauteur de la grande tragédie historique », « ils réalisent la tâche imposée par leur époque » (10). Comme la bourgeoisie, à son avène- ment, la bureaucratie s'élève d'abord au-dessus d'elle-même et est contrainte de massacrer ses propres membres pour impo- ser l'idéal de la domination nouvelle. Le système affermi, la passion devient outrance, les exploits de la Révolution ennuient, le mythe tend à rentrer dans les limites de la prose quotidienne. Tandis qu'hier encore les procès prenaient les dimensions fantastiques d'un Jugement dernier devant l'Hu- manité, qu'hier encore les accusés légitimaient la cause qui les perdait, s'arrachaient leurs propres aveux et transformaient 10. Rappelons ce texte célèbre de Marx : « La tradition de toutes les générations pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. Au moment précis où ils paraissent occupés à se transformer eux- mêmes, à bouleverser toutes choses, à réaliser des créations nouvelles, ils appellent anxieusement à leur aide les esprits du passé, empruntent à leurs devanciers, justement dans les périodes de crise révolutionnaire, leur nom, leur cri de guerre, leur costume pour représenter, dans cet antique et vénérable travestissement et avec le langage qui n'est pas à eux, la scène nouvelle de l'histoire universelle ». Le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte, p. 148. Molitor, éd. 39 leur crime imaginaire en trahison réelle, aujourd'hui le tribunal n'est plus que l'exécutant sinistre du despotisme, l'accusé, la simple victime de la Tchéka. Les mesures attachées au nom de Malenkov viennent répondre à cette évolution. On formule un « habeas corpus » bureaucratique, on rétablit une séparation de la police et de la justice, on déclare les affranchir ensemble de l'appareil politique, on soustrait ainsi les citoyens à la menace perma- nente qu'exerçait sur eux l'arbitraire dictatorial; on condamne des procès anciens et récents, les instigateurs du pseudo com- plot des médecins, et rétrospectivement Vichinsky le Procu- reur de la terreur. On proclame les règles démocratiques qui doivent présider au fonctionnement des institutions officielles les Soviets, le Parti, le Syndicat, dont les congrès n'étaient plus même réunis. On procède en même temps à des baisses de prix spectaculaires sur les objets de consommation et l'on dé- finit un programme de production de biens de consommation destiné à satisfaire les besoins nouveaux de la population. Finalement, et c'est l'ouvre du XX° Congrès, on immole à la collectivité celui qui incarna la Terreur, Staline lui-même. C'est que -- dirons-nous en paraphrasant une fois de plus Marx - le temps des porte-parole réalistes de la nouvelle classe est venu. Ils s'appellent Malenkov et Kroushtchev, Boulganine et Mikoian. Ils confèrent aux membres de leur classe le statut qu'appelait depuis longtemps leur fonction dirigeante. Pourtant la nouvelle politique ne saurait s'interpréter dans le seul cadre de l'évolution des Dominants. Celle des exploités apparaît non moins déterminante et les concessions qui les visent au centre de la Réforme. C'est que les méthodes qui pré- valaient avant la guerre ont perdu leur efficacité en 1956 face à un prolétariat que l'industrialisation a multiplié, dont elle a transformé les besoins, la mentalité, les modes de résistance à l'exploitation. Jusqu'à la guerre (11) le prolétariat a reçu l'afflux régulier d'éléments arrachés aux campagnes, étrangers donc à la tradition de la classe ouvrière, habitués à un niveau de vie très bas et à des besoins rudimentaires, dépourvus de culture technique. La force d'inertie que constitue une telle couche sociale dans la production a été cent fois soulignée. Elle est prête à endurer l'exploitation la plus dure et en un sens elle la provoque, en raison de son ignorance technique; elle est dépourvue des réflexes de solidarité caractéristiques du milieu ouvrier. Il n'est pas douteux que l'efficacité de la légis- 11. DEUTSCHER note qu'à partir de 1930, 1,5 à 2 millions de travail. leurs furent absorbés annuellement par l'industrie. Soviet Unions, p. 84. 40 lation du travail - sans cesse aggravée de 1930 à 1940 ait dépendu de ce prolétariat arriéré. A cette époque, la coerci- tion brutale (au reste toujours jointe à la propagande socia- liste) s'avérait rentable. Mais comme le notait Marx, l'Indus- trie est le lieu d'une révolution permanente du mode de pro- duction, du mode de pensée et du mode d'existence des hommes. S'il faut des générations et quelquefois des siècles pour que s'effectue une transformation de la mentalité paysanne dans le cadre de la vie agricole, il ne faut que des années pour que des hommes s'adaptent à l'idustrie, envisa- gent les problèmes sous l'angle nouveau de la « logique » de la production, découvrent la complémentarité de leurs tâches particulières, se perçoivent solidaires dans leur condition d'exploités apprennent à revendiquer, c'est-à-dire à changer leur sort - instruits qu'ils sont par le progrès insatiable de la technique -- et, en définitive s'approprient un besoin jusqu'a- lors inconnu: le besoin social, le besoin d'une existence sociale telle. en tant que Reconnaître que le prolétariat russe a aujourd'hui un quart de siècle de grande industrie derrière lui, c'est déjà comprendre alors qu'on ne saurait rien de ses luttes que ses rapports avec ses dirigeants se posent en termes absolument nouveaux. Il est évident sauf pour ceux qui n'ont jamais voulu tourner leurs regards vers la vie des usines et apercevoir la lutte que se livrent quotidiennement ouvriers et direction autour du rendement qu'à un certain stade de l'évolution du prolétariat la force devient un instrument d'exploitation inefficace. Mais voudrait-on confirmation de cette évidence, il suffirait de considérer les relations qu'entretiennent bureau- crates et prolétaires dans un pays ou ces derniers se trouvent dès l'avènement du nouveau régime enracinés dans l'industrie et liés à une tradition de lutte. La résistance du prolétariat d'Allemagne orientale qui a pris la forme aigue d'une grève générale contre le relèvement des normes et qui a contraint la bureaucratie à abandonner ses plans témoigne clairement de la nécessité où se trouvent les dirigeants de composer avec les exploités quand ceux-ci disposent d'une expérience historique. Pourtant ces considérations sont encore insuffisantes. On ne saurait en effet détacher le prolétariat et son évolution du mode de production; ou, en d'autres termes, négliger que la transformation de l'industrie affecte elle-même essentiellement la conduite des hommes qui sont maîtres de sa marche. Or, sitôt qu'on aperçoit cette liaison entre la vie des hommes et celle des machines, on doit convenir qu'elle appelle partout à notre époque, un nouveau type de commandement. Est-ce un 41 - hasard si dans le pays le plus fortement industrialisé du monde, les entreprises les plus puissantes et les plus modernes ont dû l'une après l'autre renoncer à leurs méthodes tradition- nelles de combat et composer avec les ouvriers, utiliser notam- ment les syndicats auxquels elles avaient longtemps interdit toute action publique pour établir une paix sociale dans le processus de production. Est-ce un hasard si, après avoir concédé de substantielles augmentations de salaires, depuis la guerre, le patronat américain cherche par tous les moyens à obtenir une « participation » effective des ouvriers à la pro- duction — par des techniques psycho-sociologiques comme par l'institution du salaire annuel garanti. On connaît la specta- culaire évolution de Ford qui, après avoir été le bastion du . travail forcé, après avoir édifié un système totalitaire en mi- niature (dans lequel toute la vie productive et privée de l'ouvrier était contrôlé par un appareil policier), après avoir interdit l'accès de ses usines au syndicat et réprimé les grèves par la force pure, a soudain changé de méthodes et se situe aujourd'hui à l'avant-garde de la politique de compromis. Cette évolution si elle fut dans une large mesure la consé- quence d'un grand mouvement de lutte ouvrière répondit à des impératifs de la grande production moderne. Les inves- tissements dans des machines de plus en plus coûteuses et délicates, la rationalisation qui fait dépendre rigoureusement chaque secteur de production de tous les autres mettent au centre de la vie du Capital le problème de la productivité du travail, en conséquence celui de la continuité , de la vitesse et de la qualité de la production, celui du relèvement constant des normes. Or l'accroissement de la productivité dépend en der- nier ressort de la conduite des producteurs, de leur aptitude à la vitesse, de leur adhésion au moins tacite aux normes de la Direction. Le Capital se heurte donc comme il n s'y est jamais heurté dans le passé au phénomène humain. Il dispose certes de la force: la police, l'armée, les lois de l'Etat, les moyens d'effamer. Mais sa puissance qui s'est considérable- ment accrue depuis vingt-cinq ans ne lui sert qu'à mater le prolétariat; elle est absolument inefficace pour le faire pro- duire. Pour l'amener à produire, il faut composer. Car il ne suffit pas de concentrer des ouvriers dans des usines et de les y garder huit ou dix heures sous le contrôle d'une police pour en extorquer une raisonnable plus-value, il faut obtenir le maximum de leurs gestes, susciter en chacun le rythme le plus rapide et le plus adéquat à l'opération intéressée, de la combi- naison de ces milliers de rythmes individuels et de ces milliers d'inventions corporelles tirer une force qui permette au mo- nopole de subsister ou de dépasser son concurrent dans le con- cert capitaliste. Il n'est pas exagéré de dire que dans cette 42 situation le prolétariat devient le maître virtuel de la produc- tion. Non pour la simple raison qu'il est indispensable à la production – il le fut toujours ; mais pour cette raison que toute la production est centrée sur son comportement, qu'elle se mesure à chaque instant à sa participation au tra- vail; pour cette raison, en bref, qu'il est reconnu par ceux- là mêmes qui l'emploient comme le sujet humain du travail. L'URSS connaît aujourd'hui les impératifs de la grande production moderne. Elle suit nécessairement l'évolution qu'a suivie l'usine Ford. Elle abandonne les méthodes de coercition primitives qui, pendant les premières années de l'industriali- sation, lui ont permis de faire jaillir du sol un immense sys- tème industriel. Encore loin derrière les Etats-Unis, l'URSS doit mobiliser toutes ses forces pour relever la productivité du travail. C'est que, dans la compétition mondiale, le Maître sera celui qui disposera de la plus forte productivité. Quel que soit le volume de sa production, l'URSS n'affirmera sa supériorité que lorsqu'elle dépensera moins d'heures de « tra- vail social » que les Etats-Unis pour produire tel ou tel pro- duit. (12) Cet objectif constitue l'un des thèmes essentiels du XX° Congrès et revient comme un leit-motiv dans les Discours de Kroushtchev, Boulganine, Suslov et Malenkov (13). Boulga- nine, notamment, souligne que les plans de productivité n'ont pas été remplis dans l'industrie, pas mème dans les entre- prises qui par ailleurs se félicitent d'avoir largement dépassé les normes de production fixées; il appelle les travailleurs à comprendre qu'ils ont « un intérêt vital à élever la productivité du travail » et souligne que la réorganisation des normes et des salaires doit jouer un rôle décisif en ce sens. Mais ces appels ne peuvent être entendus que si le prolé- une 12. SOUSLOV écrit en ce sens : « Le sixième quinquennat sera étape importante dans l'émulation pacifique des deux systèmes. La parti. cularité de cette étape est que désormais le pays des Soviets possède tout ce qu'il faut pour résoudre, dans le délai historique le plus bref, le pro blème économique fondamental de l’U.R.S.S. : rattraper et dépasser les pays capitalistes les plus évolués en ce qui concerne la production par habitant. Or, pour cela, nous devons assurer le passage de toute notre économie nationale à un niveau technique nouveau plus élevé, accroître notablement la productivité du travail. C'est là l'essentiel aujourd'hui pour assurer la primauté du socialisme dans la compétition avec le socialisme ». XX® Congrès du Parti Communiste de l'Union Soviétique, p. 234. 13. Les citations qui suivent sont extraites, en ce qui concerne le discours de Khrouchtchev, du texte publié par les Cahiers du Communisme, de mars 1956 ; en ce qui concerne tous les autres discours, du Recueil édité par les Cahiers du Communisme et intitulé : «XX® Congrès du Parti Communiste de l'Union Soviétique ». Nous indiquerons les pages de référence dans le cours de notre exposé. 43 un cer- tariat est mis en mesure de les entendre. Il faut lui créer des conditions d'existence nouvelles qui lui permettront de « par- ticiper » pleinement aux tâches de production. Une réorgani- sation de la planification s'impose donc. Certes il ne s'agit pas de renoncer aux objectifs, traditionnels du développement de l'industrie lourde, mais il s'agit, pour remplir cet objectif, d'accorder un intérêt nouveau à la production des biens de consommation. Plus généralement il s'avère que la puissance réelle de la société ne se définit pas exclusivement par tain volume des forces productives, ou par un certain potentiel matériel mais qu'elle est fondée sur un potentiel humain et que ce potentiel humain se mesure à la fois à la culture technique que possèdent les masses et à leur adhésion à un certain mode d'existence. On procède donc à des baisses de prix impor- tantes sur les objets de consommation courante, on revalorise les salaires; on réduit la semaine de travail et l'on annonce qu'on réduira bientôt la journée de travail, on aménage plus souplement les congés payés. Ces concessions matérielles si importantes qu'elles soient - et il n'est pas douteux qu'elles ne cesseront de s'amplifier sont encore insuffisantes. On renonce à certains traits de la législation du travail; l'accusa- tion de sabotage économique ne sera plus suspendue comme une menace permanente sur la tête de l'ouvrier; celui-ci ne sera plus contraint de travailler aussi longuement dans une même usine sous peine de perdre les avantages sociaux auxquels il a droit (14). On appelle enfin les ouvriers à participer plus activement à la vie du Parti et du syndicat en leur offrant la garantie d'une démocratie véritable. 14. Nous raisonnons comme si les concessions présentes étaient réel. lement très importantes. En fait il est vraisemblable que K., en bon chef d'Etat, en amplifie sensiblement la portée. Mais même dans le meilleur des cas, les mesures présentes ne doivent pas être surestimées. Replacées dans le cadre du capitalisme mondial, elles sont fort limitées. Par exemple, l'assouplissement du code du travail qui se dessine ne maintient pas moins des conditions beaucoup plus rigoureuses qu'aux Etats-Unis ou en France. Et surtout le relèvement du niveau de vie laisse encore l’U.R.S.S. loin derrière les pays capitalistes les plus évolués. Il ne semble pas, en outre, qu'un progrès important sous ce rapport soit à attendre dans un avenir prochain. K. souligne au contraire dans son discours que les baisses de prix ne seront plus aussi fréquentes, car les fonds qui devaient y faire face devront être employés à financer un nou- veau système de retraite, 44 - La réforme de l'état, du parti et de la planification 1 Toutes ces mesures (dont certaines ont été prises du vi- vant de Staline) ont une portée considérable; elle dévoilent qu'un certain type de dictature est incompatible avec le fonctionnement d'une société moderne, elles rapprochent le régime de l'URSS de celui des grands pays industriels du monde bourgeois. Mais elles ne prennent tout leur sens que situées dans le cadre de la structure bureaucratique. Elles n'affectent pas l'essence du totalitarisme, car celui-ci, comine nous y avons insisté, ne se réduit par à un mode de gouverne ment; il est lié à un mode de gestion économique, à une appro- priation collective de classe qui n'est pas un instant mise en cause. Le Nouveau Cours se présente plutôt comme une tentative de réforme du totalitarisme, une tentative pour dépassser certaines contradictions du passé, pour inventer certains artifices destinés à assurer un meilleur fonctionnement de la société. Le problème est donc de rechercher quelle est la nature de la réforme des institutions, quelles en sont les limites et quels nouveaux problèmes elle suscite. Les Discours du XX Congrès nous offrent un guide incomparable dans cette recherche et, à les suivre, on verra que les questions dominantes du présent pour les Dirigeants de la bureaucratie sont celles que nous avons jugées inhérentes au totalitarisme. Assurément la Bureaucratie enveloppe ses difficultés dans une constante apologie du régime. Au surplus elle laisse entendre qu'il s'agit de difficultés techniques, liées à une conjoncture et donc tou- jours solubles. Ce n'est pas seulement qu'elle mystifie; elle se mystifie elle-même parce qu'elle est incapable de se représenter objectivement son propre rôle dans la société, parce qu'elle est condamnée à envisager tous les problèmes en postulant la nécessité de sa propre existence. Il n'en reste pas moins qu'à l'intérieur des horizons étroits que lui circonscrivent ses intérêts, elle mène la critique aussi loin qu'il est possible. Sur l’Appareil d'Etat, sur le Parti, sur la Planification, sur le fonctionnement de l'industrie et de l'agriculture ses propos visent l'essentiel, mettent à nu les contradictions inhérentes au système totalitaire d'exploitation. La critique fondamentale de Kroushtchev, Boulganine et Souslov porte sur la scission qui s'est établie entre l'Etat et la Société, entre le Partı et la vie productive, entre l'idéologie er le travail pratique, entre les normes de la planification et le fonctionnement réel de la production. L'objectif à chaque - 45 - pas réaffirmé est la restauration d'une unité telle que les divers secteurs de la vie sociale communiquent effectivement, telle que les membres de la société participent activement à la tâche commune. Mais cet objectif est, aussitôt formulé, démenti. La participation des hommes, la communication des activités est en effet subordonnée, comme on le verra à la Règle imposée par l'Appareil dirigeant. Qu'il s'adresse aux membres des classes exploitées ou à ceux mêmes de la classe dominante, l'appel de la Direction se réduit, en dernier ressort, à cette formule: « Fais comme si la maxime de ton action pouvait être érigée en loi universelle de la volonté bureaucratique ». Ou, en termes plus vulgaires: souhaite du plus profond de ton cour tout ce que te commande la Direction. K. et B. affirment que la Bureaucratie est prête à se désarticuler et à fournir le spectacle d'incroyables contorsions, qui la rendront heureusement méconnaissable, sans modifier en rien son corps. Ils ajoutent que le spectacle est gratuit mais qu'il est de l'in- térêt du public d'y croire. La critique de l'Etat se présente dans le Discours de K. sous le titre « Perfectionnement de l’Appareil d'Etat ». Elle nous apprend que celui-ci a pris des proportions anormales, (i démesurées », qu'une partie de l'Appareil est purement para- sitaire, c'est-à-dire vit aux dépens de la société au lieu de diri- ger effectivement: « Conformément aux principes léninistes d'organisation du travail de l’Appareil le Comité central du PCUS et le Conseil des Ministres de l'URSS ont pris au cours des deux dernières années d'importantes dispositions pour simplifier la structure, réduire le personnel et améliorer le fonctionnement de l'appareil administratif. Grâce à ces mesures le personnel a été réduit, d'après les données dont nous disposons, de 750.000 hommes. Mais il faut dire que l'appa- reil administratif est encore démesurément grand, que l'Etat dépense pour son entretien des ressources énormes. La société soviétique est intéressée à ce qu'un plus grand nombre de gens travaille à la production: dans les usines et les fabriques, dans les mines et sur les chantiers, dans les kolkhoses, SMT et sovkhoses, là où se crée la richesse nationale. » K. ajoute: « Notre appareil d'Etat comporte encore beaucoup d'éléments superflus, accomplissant parallèlement un même travail. Nom- breux sont les travailleurs des ministères et des administrations qui, au lieu de travailler à l'organisation des masses labo- rieuses en vue de l'exécution des décisions du Parti et du Gou- vernement, continuent à siéger dans les bureaux, passent leur temps à noircir du papier, à entretenir une correspondance bureaucratique. Il faut poursuivre une lutte implacable contre le bureaucratisme, ce mal intolérable qui cause un grand pré- · 46 - : judice à notre cuvre commune. » (p. 334) Il va de soi que la critique du bureaucratisme n'est pas nouvelle. Elle était déjà l'honneur de la vieille école stalinienne: la bureaucratie en- gendre de toute nécessité le bureaucratisme, elle défend de toute nécessité son existence en le critiquant. On ne saurait cependant nier que la critique a pris une extension jusqu'alors inconnue et qu'elle inspire une véritable refonte de l'Etat. Non seulement on réduit massivement les effectifs des ministères, on rationalise leurs activités, mais on menace de supprimer des secteurs entiers de l'Etat. Comme l'écrit B.: « ... la question qui se pose n'est sans doute plus uniquement celle d'une réduc- tion notable de l'appareil central mais en général celle de l'utilité de l'existence de certains ministères de l'URSS et des Républiques » (p. 173) Et B., comme K., n'hésite pas affir- mer l'idée d'une décentralisation: «... la direction centralisée doit se doubler d'un accroissement d'indépendance et du développement de l'initiative des organisations locales pour régler les problèmes du développement économique et culturel » (p. 172-3). De fait, l'importance de cette décentra- lisation s'avère décisive dans les relations entre les Républi- ques. Les dirigeants avouent en effet implicitement que la question des Nationalités n'a pas été réglée. K. affirme qu'on a ne saurait exercer une tutelle mesquine sur les républiques fédérées » (p. 332). B. reconnaît « que les mesures prises pour éliminer la centralisation excessive dans la gestion de l'économie rencontrent la résistance de certains dirigeants des ministères de l'URSS et des républiques qui veulent tout diriger à partir du centre, comme si, vraiment, placés au sommet » ils voyaient la situation mieux que ne la voient les dirigeants des républiques fédérées » (p. 173). La vérité est que l’Appareil de Moscou a imposé une véritable dictature aux républiques de l'URSS et que la planification a toujours été établie par lui, indépendamment des besoins réels des répu- bliques. L'une des conséquences de cette dictature a été d'en- gendrer une lutte entre les divers appareils dirigeants (dont témoignent les constantes épurations dans les directions des républiques pendant l'ère stalinienne) et une inégalité de déve- loppement des diverses régions de l'URSS. K. reconnaît à cet égard que les revenus des kolhoses sont dans certaines répu- bliques incomparablement supérieurs à ceux des régions voi- sines (p. 331). Et, tout en admettant que les ressources bud- gétaires octroyées par l'Etat fédéral sont « pour l'essentiel » « correctement réparties », il admet encore qu'il y a « parfois un décalage inexplicable dans le montant des crédits alloués à certaines républiques (ibid.). Il préconise donc de créer des conditions d'exploitation rigoureusement égales dans les di- verses régions et de donner aux directions locales plus de >>> 47 liberté dans l'application du Plan national. Mais il est signi- ficatif que cette liberté récemment octroyée ait déjà été à l'origine d'une nouvelle poussée de bureaucratisme. Comme le signale B. les républiques se sont empressées de créer des mi- nistères sans se préoccuper de justifier leur fonction dans la société: « La création dans les républiques de ministères de l'Union et des républiques alors que le nombre des entreprises est insignifiante n'a pas seulement lieu en Kirghisie. Ainsi dans la république de Tadjikie, il a été créé un ministère de l'industrie légère avec vingt-sept personnes, ministère qui ne contrôle que six entreprises, un ministère de l'industrie textile de la république de Turkménie qui gère dix entreprises. Dans la république de Moldavie on a créé un ministère de l'industrie forestière avec une personnel de trente-deux personnes. Ce ministère ne dirige que huit entreprises, dont quatre exploi- tations forestières sur lesquelles deux sont situées dans les territoires de la R.S.F.S.R. et de la R.S.S. d'Ukraine » (p. 174). C'est que les bureaucrates voient dans la décentrali- sation le moyen d'affirmer leurs intérêts particuliers. La con- clusion que B. retire le tels excès est éloquente: on ne peut s'en remettre aux républiques du soin de décider de l'organi- sation de leur gouvernement. C'est le Conseil des Ministres de l'URSS qui doit décider si l'existence d'un ministère est jus- tifiée ou non. Sur ce point préc:s les limites de la réforme de l'Etat apparaissent clairement. La centralisation de toutes les responsabilités entre les mains de la bureaucratie de Moscou a créé un malaise, elle a engendré l'hostilité permanente des bureaucraties régionales, en outre elle a entravé le fonction- nement de la planification qui ne tenait pas compte des conditions diverses propres à chaque république. Une décen- tralisation s'impose donc qui sans altérer le droit absolu de l'Appareil central de décider de tout donnerait aux autorités locales une certaine liberté dans l'application des directives. Cependant cette décentralisation, aussi limitée qu'elle soit, aboutit dans les faits à renforcer le bureaucratisme des direc- tions locales qui entendent s'épanouir à leur guise aux dépens de la direction centrale: elle est donc aussitôt démentie et le principe de la tutelle de Moscou réaffirmé. En d'autres tremes, la centralisation n'est pas à l'origine de la Bureaucratie, c'est la Bureaucratie qui engendre le bureaucratisme à tous les niveaux et appelle la centralisation. Ces difficultés se retrouvent, mais considérablement amplifiées, dans la réforme du Parti. C'est que, nous l'avons dit, celui-ci est l'institution fondamentale du totalitarisme, 48 Parce qu'il tend à être l'agent essentiel de la « socialisation », il est le cadre où l'échec de celle-ci est le plus visible. On ne s'étonnera donc pas que K. fasse une critique implacable de son fonctionnement, en dénonçant deux traits que nous avions jugés inhérents à sa nature: il est séparé de la vie productive; il se comporte comme un groupe particulier dont l'activité purement formelle ne vise qu'à justifier sa propre existence. 1 Dès le début du chapitre qu'il consacre à « l'activité d'or- ganisation du Parti », K. fait ressortir en termes crus la Scission qui s'est établie entre son activité politique et la pra- tique économique: « Il faut avouer que de longues années durant, nos cadres du Parti ont été insuffisamment éduqués dans un esprit de haute responsabilité envers la solution des questions pratiques de l'édification économique. Ceci a permis aux méthodes bureaucratiques de gestion de l'économie de se répandre largement; beaucoup de travailleurs du Parti ont négligé le travail d'organisation dans le domaine de l'édifi- cation économique, ne se sont pas suffisamment intéressés à l'économie et, souvent, ont remplacé le travail vivant d'orga- nisation des masses par des conversations oiseuses, l'ont noyé dans un océan de paperasseries » (p. 344). Et il ajoute un instant plus tard: « Malheureusement, jusqu'à présent encore, dans de nombreuses organisations du Parti on oppose, ce qui est absurde, le travail politique du Parti aux activités écono- miques. On trouve encore des « militants » du Parti, si l'on peut les appeler ainsi, qui estiment que le travail du Parti est une chose et que le travail économique et des Soviets en est une autre. On peut même entendre ces « militants » se plaindre d'être arrachés à leur activité « purement politique » et con- traints d'étudier l'économie, la technique industrielle et agri- cole, d'étudier la production » (nous soulignons p. 345); On peut repérer cet isolement du Parti à tous les niveaux de son fonctionnement. D'abord à propos de la répartition des militants au sein de la société: « Il est anormal, déclare encore K., que dans certaines branches de l'économie natio- nale, une partie considérable des communistes soient occupés à des travaux qui ne sont pas liés directement aux secteurs clés de la production i (15). Par ailleurs la formation que 15. K. ajoute : « Ainsi, dans les entreprises de l'industrie houillère, on compte près de 90.000 communistes, mais dans les travaux du fond on n'en compte que 38.000. Plus de trois millions de membres et de candidats au Parti vivent dans les régions rurales, mais moins de la moitié d'entre eux travaillent directement dans les kolkhoses, les S.M.T. et les Soykhoses ». P. 350. SOUslov confirme cette crique en signalant que « dans nombre d'orga- nisations du Parti, la proportion des ouvriers et des kolkhosiens parmi les nouveaux adhérents est très faible ». P. 236. 49 reçoivent les cadres les rend incapables de répondre efficace- ment aux problèmes de la production. « Il suffira de dire par exemple que nos écoles du Parti forment des travailleurs qui ignorent les éléments de l'économie concrète » (p. 350). La conséquence de cette ignorance c'est que les responsables de district ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités. Dans l'agriculture notamment, nombreux sont ceux qui dirigent les kolkhoses « de façon formelle, sans compétence » (p. 346). Que font donc ces cadres incompétents ? Ils font semblant d'agir; ils déploient, selon K., une agitation d'autant plus spectaculaire qu'elle est absolument vaine. Ce sont des (fainéants occupés ». « A première vue, ils semblent très actifs et, en effet, ils travaillent beaucoup, mais toute leur activité est absolument stérile. Ils siègent en réunion jusqu'au petit jour, après quoi ils galopent dans les kolkhoses, semon- cent les retardataires, tiennent des conférences et prononcent des discours pleins de lieux communs et, en règle générale, rédigés d'avance, appelant à « se montrer à la hauteur », à «« surmonter toutes les difficultés » à « opérer un tournant », à << être dignes de confiance », etc... Mais un dirigeant de ce genre a beau faire du zèle, à la fin de l'année il n'y aura aucune amélioration. Comme on dit « il a fait de son mieux, ce qui ne l'a pas empêché de rester planté comme un pieux » (p. 346). Inlassablement K, répète le même thème: « le Parti réclame de ses cadres qu'ils ne séparent le travail du Parti du travail économique, qu'ils dirigent l'économie concrètement, en connaissance de cause » (345). L'isolement tient donc aussi à une dégénérescence de l'idéologie: celle-ci ne répond plus aux problèmes posés par la vie sociale réelle. « Son principal défaut aujourd'hui, déclare K., est d'être dans une grande mesure détachée de la pratique de l'édification communiste » (p. 353). Et il souligne que « propagandistes et agitateurs doivent connaître non seulement tel ou tel principe théorique, mais aussi les choses concrètes de l'économie, ne pas parler dans le vague mais en connaissance de cause. Là est le fond du problème » (p. 354). La critique de K. reprise par B. est développée jusqu'à ses dernières conséquences par Souslov. Dans le chapitre de son discours intitulé « Mettre fin à la cou- pure nuisible entre le travail idéologique et la vie », celui-ci confirme d'abord les réflexions de K.; « notre travail idéolo- gique, dit-il, ne s'attache que dans une faible mesure à résou- dre ces importants problèmes (les problèmes pratiques de l'édification communiste) et est pour une bonne part inutile, car il se borne à ressasser les mêmes formules et thèses connues et il éduque parfois des glossateurs et des dogmatiques sépa- rés de la vie » (p. 239, nous soulignons). En outre, Souslov, sans apercevoir apparemment l'immense portée de cette idée, 50 affirme la nécessté d'un changement radical de la fonction idéologique. Elle a été jusqu'alors « dans une grande mesure orientée vers le passé, vers l'histoire, au détriment des pro- blèmes d'actualité » (16). Or une telle orientation détournait les militants des tâches présentes, elle les enfermait dans une mythologie, dans laquelle les héros bolchéviks luttant contre les populistes, les économistes, les partisans du Bund figu- raient des modèles extraordinaires, en dehors de toute réfé- rence à la réalité présente (17). Sans perdre de vue, affirme prudemment Souslov, l'étude de l'expérience révolutionnaire du passé, il faut comprendre que l'URSS est entrée dans une nouvelle phase de son développement: cette phase « où toute l'attention doit être portée à l'étude et à l'élaboration de la science économique » (p. 240). Souslov ne se demande pas un instant pourquoi le mythe du passé a dominé toute l'activité du Parti; sans doute n'est-il à ses yeux que le produit de la routine et du bureaucratisme. L'idée ne l'effleure pas que le Parti ait pu, grâce à ses récits semi-légendaires, affronter la tâche de son époque, en un moment où la bureaucratie élevée au-dessus d'elle-même, devait se dissimuler à tout prix l'image de sa cupidité. Pas davantage il ne pressent que les mythes forgés par le stalinisme lui permettent à lui, Souslov, de tenir à présent le langage réaliste de l' « économie concrète ». Naivement il fait le portrait d'une société régie par la mysti- fication où pratique et pensée sont déchirées, ce portrait dans lequel Marx dénonçait magistralement les traits de l'aliénation. 16. SOUslov, p. 239. Boulganine déclare dans le même sens : « Bien souvent nous avons poussé nos cadres dirigeants, les communistes et les sans-parti à étudier, dans les écoles, le cercles, les cercles d'étude dirigée et dans leurs études personnelles, l'histoire du Parti de préférence et nous avons extrêmement peu attiré leur attention sur l'assimilation de la théorie économique du marxisme-leninisme, sur la connaissance de l'économie concrète ». P. 1834. 17. SOUSLOV fait en termes imagés un véritable réquisitoire contre les dirigeants du Parti qui répètent stérilement les slogans du passé : « ... notre travail idéologique ne s'attache que dans une faible mesure à résoudre ces importants problèmes (touchant à l'organisation de la société dans le présent), et est, pour une bonne part, inutile, car il se borne à ressasser les mêmes formules et thèses connues et il éduque parfois des glossateurs et des dogmatiques détachés de la vie ». Il ajoute : « Beau- coup de militants de base comprennent eux aussi combien cette situation est anormale. Le camarade Ignatov, mécanicien de moissonneuse-batteuse do la S.M.T. de Mikhaïlovskoe, région de Stalingrad, a très bien dit à ce propos : « Depuis treize ans, j'étudie au cercle l'histoire du Parti. Pour la treizième fois, les propagandistes nous parlent du Bund. N'avons- nous rien de plus important à faire que de critiquer le Bund ? Ce qui nous intéresse, ce sont les affaires de notre S.M.T., du district et de la région. Nous voulons vivre du présent et de l'avenir, mais nos propa- gandistes se sont à tel point empêtrés dans les affaires des populistes et du Bund qu'ils n'arrivent pas à en sortir ». P. 239-40. 51 La dégénérescence idéologique et l'isolement du Parti se traduisent enfin au niveau de la pensée scientifique. K. dit rudement des économistes qu'« ils ne participent pas à l'exa- men des questions essentielles du développement de l'indus- trie et de l'agriculture au cours des conférences réunies par le CC du PCUS. Cela signifie que nos instituts économiques et leurs collaborateurs se sont foncièrement détachés de la pratique de l'édification communiste » (p. 253, nous souli- gnons). Mikoian, de son côté, après avoir aussi sévèrement critiqué les économistes et les historiens, qu'il traite de « barbouilleurs de papier », ajoute à propos des philosophes: « Il aurait fallu dire deux mots à l'adresse de nos philoso- phes. Au demeurant ils doivent comprendre eux-mêmes que leur situation n'est guère plus brillante et qu'ils sont encore plus en reste devant le Parti que les historiens et les économistes » (p. 269). ». ( Séparé de la vie productive de la société, voué à line idéalisation du Régime devenue inefficace, le Parti ne saurait fonctionner convenablement. Il est, de fait, tel que le décrit K., un groupe séparé des autres groupes sociaux et qui s'est pris lui-même pour fin de son activité. Son appareil est i encombrant », sa conduite « formaliste Le travailleurs qualifiés qui s'y trouvent, selon K., s'occupent moins d'orga- niser que de collecter toute sorte de renseignements, de statis- tiques, d'alleurs inutiles dans la plupart des cas. C'est pour- quoi trop souvent l'appareil du parti tourne à vide » (p. 345, nous soulignons). Et K. ajoute: « On ne saurait tolérer plus longtemps que beaucoup de travailleurs de l’Appareil du Parti, au lieu de se trouver quotidiennement parmi les masses, se confinent dans leurs bureaux et multiplient les résolutions tandis que la vie passe à côté » (Ibid.). Souslov, une fois de plus, se distingue dans la critique du Parti et signale que malgré les efforts du CC, les dirigeants continuent d'être étrangers à la vie des entreprises: « Le nombre des réunions et des conférences a diminué. Les responsables du Parti visitent plus souvent les entreprises... Mais peu de choses ont été faites sous ce rapport. Malheureusement dans bien des organismes du Parti, la manie des réunions et la paperasserie - et non le travail d'organisation parmi les masses -- absor- bent encore le temps et les forces des militants. » « La maladie de la paperasserie, ajoute Souslov, atteint aussi les organi- sations de base du Parti, souvent même avec le concours des comités de district du parti qui réclament des procès verbaux « détaillés » des réunions et des conférences, toutes sortes de renseignements, etc... Il en résulte parfois que le souci n'est pas le travail avec les hommes, mais le gribouillage de 52 papier qui absorbe la plus grande partie du temps du secré- taire de l'organisation de base du Parti » (18). Il nous fallait multiplier les citations pour montrer que nous n'exagérions pas l'ampleur de la crise du parti russe, pour faire ressortir à quels point les termes de notre analyse précédente étaient proches de ceux employés par les Diri- geants actuels. Encore faut-il y revenir: le cadre de notre critique est tout différent du cadre officiel des Discours du XX° Congrès. Ce que nous avions présenté comme contra- diction essentielle du totalitarisme, Kroushchev et Souslov le ramène à un ensemble de défauts d'organisation; ils ne cessent d'affirmer que des mesures techniques peuvent y pal- lier. Le parti était mauvais, la Réforme le rendra bon. Il sera ce qu'il doit être en vertu de sa fonction idéale: le lieu de rencontre de tous les acteurs sociaux, le lieu de toutes les initiatives concrètes, la médiation permanente entre l'Etat et la société entière. C'est que l'Appareil dirigeant ne peut pas plus se présenter l'absence du Parti que sa propre absence. Quel qu'il soit, le Parti est le Parti, parce qu'aux yeux de la Direction 11 est la Société elle-même, son objectivation sensīble. Et, de fait, dans le cadre du système il est nécessaire. Aussi parasitaire qu'il soit, sous un certain aspect, il n'en demeure pas moins qu'il répond à un besoin social, qu'il véhicule la Règle sans laquelle la Bureaucratie n'existerait pas. Que la bureaucratie affermie ressente avec plus d'impatience la con- trainte du Parti, que le développement de la production dé- nonce plus fortement la perturbation qu'il apporte dans la vie économique ne saurait signifier qu'il puisse disparaître. La tête peut bien faire souffrir, on ne peut s'en passer. Plus elle 18. SOUSLOV cite ensuite le cas particulièrement savoureux d'un Secrétaire d'organisation de kolkhose : « Sa table et tous les rayons sont encombrés de dossiers et de cahiers. Il tient des registres où il consigne le travail des groupes du Parti, le travail parmi les femmes, le travail avec les jeunes communistes, l'aide accordée à l'organisation du komso- mol, les demandes et les plaintes, les missions confiées aux communistes, le travail d'éducation du Parti, celui du cercle d'art amateur. Il a des dossiers portant l'inscription : « Journaux muraux », «Bulletins », «Emu- lation dans l'élevage », « Emulation dans l'agriculture », «Les Amis des plantations forestières ». Le travail des propagandistes est consigné dans trois cahiers : « Registre du travail des propagandistes », « Le travail politique de masse », « Les missions quotidiennes confiées aux propa- gandistes ». Représentez-vous combien de temps il faut pour remplir toutes ces paperasses qui coupent inévitablement du travail d'organisation vivant. Il est à remarquer en même temps que, dans ce kolkhose, on ne poursuit aucun travail d'éducation parmi les trayeuses et les bergers. Les fermes ne sont pas mécanisées, il n'y a pas d'horaire, pas de rations établies pour le bétail. La productivité de l'élevage est extrêmement basse. La moyenne de lait fournie anquellement par vache est de 484 litres. Quant aux dossiers du Secrétaire, ils n'ont pas fourni de lait. Sous ce rapport, ils se sont avérés absolument stériles ». P. 237-8. 53 fait souffrir, plus on la soigne, plus on la traite avec égard et respect. Ainsi K. proclame-t-il sans rire l'essor du Parti, après en avoir fait une impitoyable critique, l'immense tâche histo- rique qu'il accomplit et le prestige incontesté dont 11 jouit au sein de la société. « Le rôle de notre parti, déclare-t-il notam- ment, s'est accentué encore davantage dans l'édification de l'Etat, dans toute la vie politique, économique et culturelle du pays ». Quel est donc le nouveau rôle du Parti? Par quels artifices sera-t-il rénové? A vouloir les définir on ne peut qu'être frappé de l'indigence du programme. Le Parti doit être tout, mais il n'a pas de fonction spécifique. Ainsi, il est entendu que les cadres du Parti ne doivent pas séparer leur travail du travail économique, qu'ils doivent « diriger concrètement », « en con- naissance de cause », mais cette définition est aussitôt corrigée: « cela ne signifie certes pas que les fonctions des organismes du Parti doivent être confondues avec celles des organismes économiques, ni que les organismes du Parti doivent se substi- tuer aux organismes économiques. Cette situation aurait pour effet d'effacer les responsabilités personnelles » (p. 345). Bref le Parti doit diriger, tout en laissant la direction effective aux intéressés, aux hommes chargés d'une fonction dans le processus de production. Et il doit respecter l'autorité d'autrui tout en la subordonnant à ses propres directives. K. ne tente pas même de réfléchir sur cette « difficulté ». Il se contente d'ajouter: « Il s'agit de faire en sorte que le travail du parti soit axé sur l'organisation et sur l'éducation des masses, sur l'amélioration de la gestion de l'économie, sur le développe- ment continu de l'économie socialiste, sur l'élévation du bien- être matériel du peuple soviétique, sur l'élévation de son niveau culturel » (p. 345). Voila bien le verbiage durement reproché aux petits bureaucrates, mais dont les gouvernants comptent, apparemment, se réserver l'usage exclusif. Considérons cepen- dant deux traits énoncés par K.: l'organisation et Péducation des masses, l'amélioration de la gestion de l'économie. Dire que le Parti doit organiser ne peut signifier qu'il doit répartir les ouvriers dans l'entreprise en fonction des tâches produc- tives: c'est l'oeuvre d'une catégorie de techniciens. Cela ne saurait non plus vouloir dire qu'il leur fournit un cadre où ils puissent émettre des suggestions sur la marche de leur travail, la vie de l'entreprise ou bien des revendications indi- viduelles ou collectives: ce cadre, le syndicat est censé le leur offrir. Qu'organise donc le Parti? Faut-il reconnaître qu'il n'organise rien, qu'il s'organise, qu'il est l'organisation en tant que telle? Il lui est en outre recommandé de faire l'éducation des masses, mais maintenant qu'il doit oublier ses récits favoris 54 sur les populistes, les économistes et le Bund, maintenant qu'il doit se détourner du passé pour aborder les problèmes de l' « économie concrète », quel enseignement spécifique lui est-il réservė? Les écoles techniques qui se multiplient sur le territoire de l'URSS n'ont-elles pas la charge d'enseigner aux masses les meilleures méthodes de travail? Quant à la tâche d'améliorer la gestion de l'économie, elle risque d'amener au militant les pires ennuis. Après l'interdiction notifiée de col- lecter des renseignements et des statistiques « le plus souvent » inutiles, l'objectif n'est rien moins que de connaître à fond le secteur auquel on est rattaché; le militant est invité à de- venir le double effectif du Directeur d'entreprise; mais sous aucun prétexte il ne doit se substituer à lui. Double al restera ombre. Et, ombre il lui est strictement interdit de jouer les fantômes: les Directeurs sont devenus d'autant plus sensibles qu'ils craignent les revenants. Bref le responsable de district sent bien, après les sarcasmes de K. qu'il a perđu son âme. « Tu tiens des réunions jusqu'au petit jour, pour rien, lui dit en substance K.; tu galopes dans les kolkhoses bruyamment, tu tiens des conférences pleines de lieux communs, pire, tes conférences sont rédigées d'avance; tu prends des poses, tu souscris des engagements solennels... Et, chez toi, poursui Souslov, tu manies orgueilleusement tes dossiers intitulés « Journaux muraux », Bulletins », « Emulation dans l'élevage », « Emulation dans l'agriculture », Les amis des plantations forestières », Registre de travail du propadandiste », « Les missions quotidiennes confiées aux propagandistes »... Imbécile, dit K., tu as fait de ton mieux, ce qui ne t'a pas empêché de rester planté comme un pieu. Souslov achève: « quant à tes dossiers, ils n'ont pas fourni de lait. Absolument stériles tes dossiers ». (19) Le Congrès rit et applaudit, signale le procès-verbal. Cependant le Secrétaire de district galope maintenant après son âme. Doublure il l'était, mais le voici double de lui-même; il consacrera désor- mais les nuits bureaucratiques dont on lui faisait reproche à percer son énigme. Démarcheur de la spécialité universelle auprès des masses ou bonimenteur de l'économie concrète, il est invité à la fois à tout diriger, en connaissance de cause, et à ne se faire point trop remarquer. 1 Toutefois comme la magie des mots n'est pas nécessaire- ment efficace, K. évoque deux remèdes, dont le premier, for- mulé à propos du bureaucratisme, en général, nous ramène aux meilleurs jours de l'ère stalinienne: « Il est nécessaire d'accorder une attention spéciale à la bonne organisation du 19. Nous paraphrasons deux passages des discours de K. et de Souslov que nous avons déjà cités. 55 contrôle de l'exécution des décisions du Parti et du gouver- nement. On aurait tort de croire qu'il ne s'agit de contrôler que les mauvais travailleurs. Il est nécessaire de contrôler aussi le travail des honnêtes gens, car le contrôle c'est avant tout l'ordie » (p. 335, nous soulignons). Le second remède est incontestablement nouveau: l'émulation socaliste doit être introduite au sein même du Parti. Entendons que le militant doit faire l'objet d'un salaire au rendement, comme tout autre travailleur. « Il faut juger l'activité du dirigeant du Parti tout d'abord par les résultats obtenus dans le développement de l'économie pour les succès desquels il est responsable... Il apparaît nécessaire camarades, poursuit K., que nous élevions aussi la responsabilité matérielle des dirigeants pour le tra- vail matériel qui leur a été confié, que leur traitement dépende dans une certaine mesure des résultats obtenus. Si le plan est dépassé il touchera davantage; dans le cas contraire, son trai- tement s'en ressentira » (pp. 347-8). Nulle idée ne donne mieux la mesure du génie bureaucra- tique, ni du chemin parcouru depuis la période héroïque des premiers quinquennats. Le temps des porte-parole réalistes de la bureaucratie, répétons-le, est décidément venu. La mysti- que autrefois complément indispensable de l'inégalité sociale et du stakhanovisme se voit étalée sur l'échelle vulgaire de la vie productive. is Avec la critique du Parti et l'Etat, celle de la planifi . cation a dominé les Discours du XX° Congrès, quoique moins explicitement. C'est qu'elle est imbriquée dans les autres Comme nous l'avons noté, le problème fondamental des rapports entre les républiques intéresse directement la struc- ture de la planification. Tout en affirmant « la nécessité d'un principe de planification centralisée » - et, de fait, ce prin- cipe ne saurait être mis en cause sans que le soit le système du capitalisme d'Etat dans son ensemble — K. reconnaît que la centralisation doit être assouplie, qu'elle a engendré une disparité inadmissible entre les républiques, que les problèmes concrets du développement de leur économie respective a jusqu'alors été négligé. Mais il est clair que les défauts d'une centralisation excessive ne sont que la conséquence d'un mal plus profond et moins facile à circonscrire par les dirigeants: le bureaucratisme. B. note « Dans certaines branches de l'in- dustrie, le potentiel des entreprises est loin d'être suffisam- ment utilisé. Beaucoup d'usines atteignent leur plein rende- ment avec une lenteur extrême, ne tirent pas bien parti de leur équipement; les temps morts sont notables. Les ministères industriels et les dirigeants d'entreprises ne prennent pas les - 56 mesures qui s'imposent pour assurer le fonctionnement régu- lier des usines, pour liquider les pertes de temps et améliorer l'utilisation de la main-d'ouvre auxiliaire » (p. 152). Si de tels vices sont encore à dénoncer, c'est que la bureaucratie développe une inertie incompatible avec le progrès. Souslov note, en ce sens, que les économistes ont en quelque sorte élaboré la théorie de cette inertie en affirmant que le régime socialiste ne se voyait pas imposer comme le régime capita- liste l'exigence d'un rapide renouvellement de l'outillage (20). Comment le bureaucratisme entrave-t-il matériellement le fonctionnement de la planification? B. souligne justement que le progrès ne dépend pas seulement de facteurs techniques le développement de l'électrification, le perfectionnement de l'outillage, l'utilisation rationnelle des matières premières — il est lié à un facteur humain, au cadre d'ouvriers qualifiés, de techniciens, d'ingénieurs et de savants. Or ces hommes ne sont pas formés et répartis en fonction des tâches qu'ils ont à remplir dans la production. « Si étrange que cela paraisse, déclare K., la formation des spécialistes pour diverses bran- ches de l'économie naticnale est déterminée jusqu'à présent dans certains cas, non par les perspectives de développement de ces branches, mais en grande partie par les requêtes injus- tifiées et souvent changeantes présentées par les ministères et les Administrations... Un autre défaut grave c'est qu'on prépare les cadres pour l'industrie et l'agriculture sans tenir compte des particularités de chaque zone du pays, de la région, de l'entreprise où ils travailleront » (p. 328). La cri- tique de K. atteint plus sévèrement la structure et le fonction- nement des Instituts supérieurs qui assurent la formation des spécialistes: « au point de vue de la quantité (des spécialistes formés) nous pouvons être entièrement satisfaits, note K., mais nous devons accorder une sérieuse attention à la formation des spécialistes. Un défaut grave c'est la liaison insuffisante de l'école supérieure avec la pratique, ovec la pro- duction. C'est le retard par rapport au niveau de la technique moderne. Les jeunes ingénieurs et agronomes ne reçoivent pas encore dans les établissements d'enseignemnt supérieur des connaissances pratiques suffisantes en matière d'économie con- crète et d'organisation de la production » (p. 326, nous sou- lignons). Par ailleurs ces établissements sont mal répartis sur 20. « Le Parti, déclare SOUSLOV, a dû remettre dans le droit chemin bien de ces piètres économistes qui prônaient le concept anti-marxiste de la nécessité de freiner le rythme du développement de l'industrie lourde. La négation par les économistes de la notion « d'usure morale » de l'outillage en rgime socialiste équivalant à la justification de la routine et du conservatisme dans le domaine technique nous a causé beaucoup de tort». P. 24041. 57 le territoire, c'est-à-dire concentrés dans quelques très grandes villes comme ils le sont dans les pays bourgeois et non adaptés aux besoins des régions industrielles. K., B. et S. ironisent sur le nombre des Instituts scientifiques réfugiés à Moscou et absolument séparés des centres de productions aux- quels est liée leur recherche. (21) D'une façon générale, les dirigeants critiquent la mentalité des cadres des entreprises béatement satisfaits des résultats obtenus, indifférents aux progrès réalisés à l'étranger, exclusivement préoccupés de rem- plir les normes officiellement fixées. La passivité des bureaucrates, leur manque d'initiative et leur obéissance servile à tous les échelons de la hiérarchie atteignent enfin la planification en son coeur. De fait, celle-ci ne peut être efficace que si elle est contrôlée; que s'il est pos- sible de confronter constamment les moyens mis en oeuvre et les buts visés. A cette seule condition peut s'opérer une adap- tation courante des diverses branches aux branches connexes dont elles dépendent cu qu'elles commandent (cette adapta- tion se présentant comme une réadaptation constante et réci- proque des besoins et des activités). Or, il s'avère que les dirigeants des entreprises sont souvent beaucoup plus soucieux d'afficher leur respect des consignes du Plan, – quitte à ne pas réaliser les normes ou à ne les remplir que par des voies prohibées, par des arrangements bureaucratiques privés que de faire ressortir des difficultés suscitées par le Plan et de stimuler ainsi son amélioration. K. note en ce sens: « Si l'on examine comment tel ou tel région, district, kolkhose et sovkhose s'acquitte de ses engagements socialistes, on s'aper- cevra que les paroles ne correspondent pas aux actes. D'ail- leurs vérifie-t-on en général ces engagements ? Non, le plus souvent on ne le fait pas. Nul n'est responsable ni moralement, 21. « La répartition des Instituts de Recherches et des Stations d’Essai ne tient pas compte des consitions économiques et naturelles. Nombre d'Instituts de recherche et d'Ecoles supérieures sont éloignés des centres de production correspondants. A Moscou, notamment, se trou. vent trois établissements scientifiques d'études maritimes et océanogra. phiques : l'Institut d'Hydrophysique, l'Institut d'Océanologie de l'Aca- démie des Sciences de l'U.R.S.S. et l'Institut d'Océanographie des Services Météorologiques, deux instituts de mines : celui de l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S. et celui du Ministère de l'Industrie houillère. N'est-ce pas beaucoup pour la Mer de Moscou et les Monts aux moi- neaux ? » Et encore : * On ne saurait tolérer l'absence de coordination qui règne dans l'activité des établissements scientifiques de l'Académie des Sciences, des Instituts de recherche affectés aux différentes branches d'industrie et des établissements d'enseignement supérieur ». P. 328-329. - 58 ni matériellement de l'inexécution des engagements. (22) Dans un autre passage de son discours il révèle que les cadres syndicaux sont surtout préoccupés de camoufler les difficultés et les échecs de l'entreprise en vue d'afficher un conformisme rassurant vis-à-vis de l'Appareil dirigeant: « On sait que les entreprises concluent des contrats collectifs. Souvent ces contrats ne sont pas exécutés mais les syndicats se taisent comme si tout allait bien. En général il faut dire que les syn- dicats ont cessé de discuter avec les dirigeants de l'économie et qu'ils font excellent ménage avec eux ». K. ajoute: « Et ce pendant dans l'intérêt de la cause il ne faut pas craindre de gâter ces relations; une bonne discussion est parfois utile » (p. 351). La faille qui risque de s'introduire entre la planification officielle et le fonctionnement réel de la production ressort en dernier sur un point précis que K. et B. n'ont pas hésité à mettre en évidence malgré ses implications essentielles. Comme nous l'avons signalé, l'exécution du plan de productivité reste très en deça des résultats obtenus dans la production; des entreprises qui remplissent les normes à 200 0/0 sont loin l'atteindre les objectifs fixés en matière de productivité. Or, une telle disparité a pour origine, nous dit-on, au moins dans une large mesure, l'anarchie qui règne dans le domaine des salaires et des normes. « Il faut dire c'est K. qui parle que l'on constate dans le système des salaires et des tarifs beaucoup de désordre et de confusion. Les ministères, les administrations et les syndicats ne se sont pas préoccupés comme il convenait de ces questions et les ont délaissées. Il arrive fréquemment que les salaires soient uniformisés. Mais il arrive aussi que le mêrne travail dans différentes entreprises et même dans le cadre d'une seule soit payé différemment. Paral- lèlement aux travaux peu rémunérés, il existe une catégorie de travailleurs dont la rémunération est inexplicablement exa- gérée. Une importante tâche politique et économique se trouve ainsi devant nous: réglementer la rémunération du travail » (p. 318, nous soulignons). Ces remarques de K. ne font certes que porter au grand jour une situation connue depuis long- temps, mais sur laquelle le stalinisme a jeté le voile, d'autant plus obstinément qu'il avait contribué sciemment à l'engen- drer avec le stakhanovisme. Quelle est en effet la première cause de l'incroyable désordre des salaires qui règne en 22. K. poursuit : « Il faut dire que notre presse et notre radio font l'éloge de ceux qui contractent des engagements considérables, mais ne disent rien quand ils échouent, bien que toutes les conditions existent pour la mise en æuvre de ces engagements. Il faut inculquer aux gens le sens de la responsabilité pour leurs enseignements >. P. 347. 59 - un URSS? Elle est, on le sait, d'ordre politique. Le Régime, certes, a cherché à stimuler la production par l'action exemplaire de travailleurs, mais il a surtout fabriqué » dans les entreprises une couche sociale privilégiée, grâce à laquelle il a assuré son pouvoir sur les masses. Cette couche a joué en Russie un rôle analogue à celui qu'avait joué à une époque l'aristocratie ouvrière dans le régime bourgeois. Cependant la fonction « sociale » attribuée à cette couche a très vite débordée sa fonction économique, au moins en deux sens. D'une part, comme l'a noté très tôt Trotsky, le travail de stakhanovistes risquait d'apporter une perturbation dans processus où prédomine l'exigence d'une production collective. D'autre part, et c'est ce qui retient à présent notre attention, l'extrême diversité des salaires introduisait une irrationalité imprévue dans la planification. Il ne saurait en effet exister une planification réelle à l'échelle de la société entière tant que le coût du travail socia- lement nécessaire à telle ou telle catégorie de produits ne peut être évalué. Dans la phase de maturité où est entrée la Bu- reaucratie l'impératif qui légitimait la formation d'une aris- tocratie ouvrière perd de son importance (sans pour autant disparaître) tandis que la perturbation que celle-ci apporte dans la production s'avère de plus en plus sensible. On comprend donc toute la portée de la critique de K. Dénoncer l'existence d'une catégorie de travailleurs « dont la rémuné- ration est inexplicablement exagérée », c'est tenter de maî- triser l'irrationalité qu'introduit la politique d'exploitation au sein du processus économique. On se leurrerait cependant si l'on pensait qu'une telle irra- tionalité puisse être surmontée par des mesures de détail. Le stalinisme n'a fait que l'accuser, il ne l'a pas engendrée. Il est frappant qu'elle caractérise tous les systèmes d'exploita- tion dans le monde contemporain. L'ouvrier américain, anglais ou français n'est pas plus capable que l'ouvrier russe de reconnaître les éléments exacts de son salaire sur son bulletin de paye; le système de primes se superpose pareillement au salaire de base (23) et engendre pareillement une disparité telle que les individus accomplissant un même travail se voient rétribués différemment. C'est que le Capital américain, anglais ou russe se trouve confronté à une même exigence: stimuler, par des artifices, la productivité. On comprend donc que K. dans le passage où il critique une différenciation exagérée des salaires dénonce systématiquement la tendance à l'uniformi- 23. « On ne saurait considérer comme normal, note B., que le salaire de base des ouvriers ne représente que 40 à 60% de leur rémunération et que dans certaines entreprises il soit encore moindre ». P. 165. 60 sation. Il n'est pas question en effet de reconnaître cette ten- tance. L'admettre serait céder aux ouvriers. Ce serait leur donner le pouvoir de contrôler la production, puisque le relè- vement des normes risquerait alors de dépendre de leur con- sentement collectif. De fait, l'individu sur lequel s'exerce la pression du Capital n'est pas en mesure de décider du rythme de son travail, il est prisonnier d'un système dans lequel refuser la vitesse signifie soit s'exposer à une expulsion du processus de production, soit tout au moins accepter une perte de salaire. En revanche la collectivité, unifiée par l'égalité du salaire a le pouvoir de confronter l'accroissement des normes à l'évolution de sa rémunération, et de choisir; un tel pouvoir de choix est incompatible avec l'autorité du Capital. Les nouveaux dirigeants russes peuvent bien éliminer une irrationalité spécifiquement stalinienne mais leur rationalisa- tion ne leur permet que de rétablir l'irrationalité « normale » de la gestion capitaliste. La planification se heurte donc sur ce point aux limites imposées par un mode d'exploitation qui, en séparant le Capital et le Travail interdit une représentation exacte du fonctionnement de la société. Non seulement elle vise à satisfaire les intérêts d'une minorité sociale et elle échappe au contrôle des masses, comme on l'a souvent dit, mais elle ne peut se développer et maîtriser les forces produc- tives de la société. Le coût réel de la production et donc les fondements de sa propre puissance lui restent partiellement dissimulés. Encore devons-nous mettre en évidence la lutte ouvrière que dévoile le désordre des salaires, et la tendance à l'unifor- misation signalée par K. Cette tendance et la disparité du salaire de base et du salaire réel dénoncée par B. traduisent dans les deux cas la nécessité dans laquelle se trouvent les dirigeants d'entreprises de composer evec le prolétariat. Comme nous l'avons noté, les conditions de la production moderne tendent à uniformiser les fonctions des ouvrers et les mettent en mesure de s'opposer à la hiérarchie artificiellement imposée par le patronat. Déjà, avant la guerre, la presse russe se faisait l'écho, en ce sens, pour s'en indigner, de l'opposi- tion d'un grand nombre d'ouvriers à l'introduction du stakha- novisme. Elle relevait que dans des brigades de travail les primes octroyées se trouvaient réparties par les intéressés selon un principe égalitaire. Des faits du même ordre se trouvaient récemment signalés en Allemagne orientale: il n'y a pas de doute qu'ils n'ont cessé de se multiplier en URSS. Mais ce que dévoile K. c'est que les dirigeants des entreprises sont obligés 61 dicéder partiellement à ce courant. Si les salaires sont « fré- quemment » uniformisés, c'est que les dirigeants acquièrent à prix la participation des ouvriers à la production. Malgré les consignes étatiques, ils cèdent parce que les exigences concrètes de la production ne leur permettent pas de s'opposer de front à la résistance ouvrière. Mais paradoxalement l'inflation des primes, engendrée par le stalinisme en est venue elle-même à alimenter cette résistance du prolétariat. Le salaire de base se trouve en effet correspondre à des normes fictives, largement en deça du tra- vail moyen de l'ouvrier et les primes qui s'y ajoutent sont censées désigner un dépassement de ces normes. Le relèvement des normes par la direction est donc d'autant plus chèrement payé, passé un certain niveau de production et toute accélé- ration de la vitesse est explicitement présentée comme exploi- tation supplémentaire. B. définit très exactement cette situation et s'en indigne: « La fixation de normes réduites, et, par voie de conséquence, leur dépassement notable est à l'origine d'une apparence trompeuse de prospérité dans les entreprises et rend ouvriers, personnel de maîtrise et ingénieurs moins attentifs à une augmentation réelle de la productivité du travail. Au fond les normes sont actuellement définies non par le niveau technique et d'organisation du travail mais par le désir de les adapter à un niveau de salaire déterminé » (p. 164, nous sou- lignons). On ne saurait mieux dire que l'action du prolétariat.. contraint les chefs d'entreprises à subordonner les impératifs de production à l'accord au moins tacite des ouvriers. On ne saurait mieux faire entendre que la réorganisation des salaires, préconisée devant le XX Congrès, vise à durcir l'attitude des dirigeants, et à imposer un relèvement massif des normes. Qu'il s'agisse de l'Etat, du Parti, ou de la planification, les réformes avancées au XX° Congrès ont à nos yeux une portée commune: elles visent à aménager le totalitarisme. Les dirigeants dévoilent et combattent l'inertie de l'appareil administratif, l'impotence du Parti, la dégénérescence de l'idéologie, la centralisation excessive du Plan, les inégalités criantes de salaire. Ce faisant, ils parviendront, ce n'est pas douteux, à éliminer des abus. On ne songe pas à nier que cer- taines mesures sont dans le cadre du système progressives; telles sont celles qui préconisent une répartition plus judicieuse des spécalistes, une réorganisation des instituts d'enseigne- ments techniques et scientifiques ou bien encore la réforme des ministères ou la refonte des salaires. On ne conteste pas davantage que le relèvement du niveau de vie et l'élimination de la terreur policière n'aient un effffet positif sur la vie 62 sociale. Il demeure que toutes ces réformes sont subordonnées à un objectif essentiel: susciter une adhésion nouvelle au régime, éveiller l'initiative créatrice de la population, stimuler une « participation » active à la production. Or cet objectif est, en dernier ressort, incompatible avec la structure du sys- tème qui maintient une division radicale entre les classes exploitées et la Bureaucratie, d'une part, et d'autre part im- plique une subordination rigoureuse de tous les membres de la société à l'Appareil d'Etat. En ce qui concerne le prolétariat il est clair que toutes les concessions accordées par les Diri- geants se heurtent au cadre imposé par l'exploitation. On appelle les masses à entrer beaucoup plus largement dans le Parti et à s'y exprimer, mais il va de soi qu'elles ne sauraient contester la validité des règles officielles; le relèvement des normes prêché par Boulganine est la condition de la partici- pation; de même la différenciation des salaires est un prin- cipe qui ne saurait être mis en cause. Kroushchev raille et menace des « fanfarons incorrigibles » qui se sont mis en tête d'appliquer dès maintenant une politique communiste (p. 343). En d'autres termes les masses sont invitées à agir et à s'ex- primer en toute liberté dans les limites du rôle que leur for- gent les Dominants. Pas plus aujourd'hui qu'hier leur action et leurs revendications propres ne sont reconnues. Mais à l'échelle de la population entière le problème reste posé dans les mêmes termes. Nous avons déjà noté que pour K. le fin mot de la lutte contre le bureaucratisme est le contrôle de chacun, des bons travailleurs comme des mauvais. Sans doute la prise de conscience par chacun de ses responsabilités est-elle bien nécessaire, mais le seul moyen pour l'Etat de s'assurer que les individus ont une juste conscience de leur rôle est de ne pas les quitter du regard. Comme le dit K., reprenant une formule que ne désavouerait pas le conservatisme international: « le contrôle c'est l'ordre. » Aussi après avoir souligné le rétablis- sement de la légalité socialiste, le leader du Congrès n'hésite pas à donner un avertissement sévère à tous ceux qui atten- draient une diminution des pouvoirs de la Tchéka: le pays est parsemé d'espions et de saboteurs et il convient tout au contraire « de renforcer les organismes de la Sécurité d'Etat >> (p. 336). Finalement l'on pourrait mettre en exergue de la nou- velle politique cette formule que K. applique à la littérature et à l'art: « le Parti a combattu et continuera de combattre toute représentation non conforme à la réalité » (p. 357), étant lentendu que la réalité selon K., c'est l'ordre bureaucratique. De fait, pour avoir risqué de présenter une image en désac- cord avec la représentation officielle de la réalité de nombreux bléments se sont déjà, on le sait, fait durement rappelés à l'ordre par la Pravda. Il n'est donc pas douteux que les oppo- 63 sitions soient étouffées ou réprimées aussi fermement que par le passé: le régime ne les tolère pas. Si l'on considère dans son ensemble la nouvelle politique du XX' Congrès il faut ainsi reconnaître que la lébéralisation du régime n'en offre qu'un seul aspect. Cette libéralisation est elle-même un moyen pour aménager le totalitarisme, elle n'est pas incompatible avec un renforcement de la discipline bureaucratique dans le même temps, elle l'appelle au contraire car en son absence elle risquerait d'atteindre la cohésion du régime. Quiconque a lu le Discours de K. conviendra que tous les moyens sont simultanément évoqués et la démocratie et contrainte brutale pour faire face à la situation actuelle. La crise de l'agriculture Les problèmes posés par le développement de l'agriculture révèlent au mieux le caractère des solutions de Kroushchev. A les envisager sommairement, pour terminer, nous éclaire- rons sous un nouveau jour les contradictions du totalitarisme et les conditions concrètes qui ont déterminé la nouvelle orien- tation politique. La crise de l'agriculture a dominé les débats des orga- nismes dirigeants depuis de nombreuses années. Aucun dis- cours ne l'a évoquée devant le Congrès sans souligner son caractère prioritaire. De fait, comment les diverses réformes sociales pourraient-elles être efficaces si subsistait l'ancienne disparité entre le développement de l'Agriculture et celui de l'Industrie? K. signale par exemple qu'ne 1953 les cultures céréalières n'étaient pas plus étendues qu'en 1913; la situation de l'élevage était aussi retardataire. Pourtant, dès cette époque, toutes les énergies avaient été mobilisées en direction de l'agriculture. C'est en effet au lendemain de la guerre que la crise atteignit son point culminant: la récolte des céréales en 1946 ne représentait pas la moitié de son volume de 1940. Les immenses destructions engendrées par la guerre la réduction considérable du parc des machines agricoles la surexploitation bureaucratique qui avait sévi durant la période précédente avaient suscité des forces centrifuges dans l'éco- nomie kolkhosienne (24). Le paysan réduisait au minimum sa participation à la production collective et consacrait une partie toujours plus importante de son temps à la culture de la a parcelle » dont l'Etat l'avait laissé propriétaire. Malgré les 24. Nous renvoyons le lecteur à la très intéressante étude de PERE- GRINUS : « Les Kolkhoses pendant la guerre », publiée par Socialisme ou Barbarie, n° 4, oct.-nov. 1949. 64 mesures draconiennes prises en 1947 pour assurer le recou- vrement des récoltes et pour élever les normes de rendement, la production ne cessa de stagner. C'est en 1950 qu'une impor- tante réforme tenta de transformer les conditions de l'expiati- tation. Deutscher dit justement qu'on opéra alors une seconde collectivisation (25). Tandis qu'au début de 1950 il existait environ 250.000 fermes collectives d'une superficie moyenne de 400 hectares, il ne restait plus à la fin de l'année que 120.000 fermes d'une superficie de 1.000 hectares. Alors que les pre- mières s'étaient développées dans le cadre de l'antique com- munauté rurale, ces dernières constituaient des unités d'un type nouveau. La Réforme en brisant les frontières de la com- munauté traditionnelle visait à détruire l'indépendance du kolkhose, a le soumettre plus directement à l'emprise di- recte de l'Etat. Le débat politique dont quelques échos reten- tirent dans la presse de cette époque révèle bien l'alternative à laquelle la Direction cherchait à faire face. Ou bien il fallait tenter d'intéresser les kolkhosiens à l'accroissement de la production collective, en abaissant les taxes agricoles, en fournissant en abondance et à bon marché des produits manu- facturés, en relevant enfin les prix des produits agricoles. Ou bien il fallait étatiser l'économie agricole, c'est-à-dire suppri- mer les parcelles individuelles, abolir le marché et, en noyant les anciens kolkhoses dans de nouvelles unités géantes, sou- mettre les paysans à un contrôle rigoureux analogue à celui que subissent les ouvriers dans l'industrie. Bref, ou il fallait s'en remettre en la facilitant à une régulation naturelle, ou il fallait imposer une réglementation autoritaire. On sait que Kroushchev fut alors partisan de la seconde solution et qu'il proposa en conséquence la construction d'agrovilles dans les- quels seraient regroupés les paysans, arrachés à leurs anciennes conditions d'existence. Bien que les mesures préconisées par K. n'aient pas été adoptées et qu'ait alors prévalu un compromis entre ces deux tendances, le débat de 1950 éclaire singulièrement la politique actuelle. En premier lieu on peut présumer raisonnablement que la lutte entre les dirigeants, après la mort de Staline, fut largement déterminée par la question agricole. Il n'est pas invraisemblable de supposer que Malenkov — accusé, on s'en souvient, d'avoir commis des fautes graves en matière d'agri- culture ait été éliminé pour avoir recommandé des mesures trop pacifiques à l'égard des kolkhosiens. En second lieu, il apparaît que la politique sanctionnée par le XX® Congrès reflète d'une manière nouvelle les deux préoccupations précédentes. 25. Isaac DEUTSCHER : Heretics and Renegades, p. 122. 65 Apparemment K. a abandonné le projet des agrovilles. Il préconise lui-même des mesures destinées à améliorer la situation des kolkhosiens: les prix de stockage des céréales et des produits de l'élevage ont été relevés, et les revenus des kolkhosiens ont, dit-il, augmenté depuis deux ans de 20 mil- liards de roubles. Mais c'est que sa réforme essentielle ne vise plus les régions agricoles déjà exploitées. Un plan formidable de mise en valeur des territoires de Sibérie et du Kazakhstan a été élaboré. 28 à 30 millions d'hectares de terres vierges doi- vent être défrichés en 1956; au moins autant l'ont déjà été depuis 1953. 200.000 tracteurs et des milliers de machines et d'instruments ont été envoyés dans ces régions. Or l'exploita- tion sibérienne est directement impulsée par l'Etat; elle est dans la ligne de la politique autoritaire recommandée par K., C'est une population nouvelle qui est importée dans les terri- toires vierges. 350.000 travailleurs sont déjà partis, déclare K.; et il ajoute: « Au cours du nouveau quinquennat le Parti devra sans doute adresser plus d'une fois des appels sembla- bles à la jeunesse » (p. 303). Les paysans de Sibérie seront donc dans une large mesure des hommes nouveaux; ils ne travailleront pas un sol auquel ils sont attachés depuis leur enfance et que souvent leurs ancêtres ont labouré, ils ne seront pas liés les uns aux autres par les liens qu'établit la longue proximité dans le cadre du village, ils seront des individus directement soumis à l'emprise étatique. N'est-ce pas dans ces régions nouvelles que les agrovilles de K. pourront se développer sans rencontrer l'opposition de populations enra: cinées dans leur sol? Le problème agricole tel que nous les révèle le débat de 1950 et la politique actuelle met met en lumière les difficultés du Régime. Une fois de plus nous sommes en mesure d'aper- cevoir le dilemne qu'affronte la Direction: susciter l'adhésion des masses, en accordant d'importantes concessions, en rele- vant le niveau de vie, en assouplissant les méthodes d'exploi- tation; contrôler plus que jamais l'activité de chacun, imposer et faire respecter à tous les échelons les consignes de l'Etat. Mais ce dilemne revet, dans le cadre de la production agri- cole, un aspect particulier. Le travail de la terre se dérobe en effet, partiellement au contrôle de l’Appareil dirigeant. La dispersion des producteurs, l'étendue des espaces qu'ils culti- vent, le rythme du travail dont les résultats n'aparaissent que de loin en loin au moment des récoltes, l'instabilité des facteurs naturels dont dépend en dernier ressort le succès des opérations, tendent à ruiner les procédés de contrôle et de surveillance que facilite au contraire l'industrie (26). Dans de 26. Toutes ces remarques ont déjà été formulées par P. CHAULIEU 66 - telles conditions, la coopération des producteurs s'avère indis- pensable. Mais cette coopération n'est possible que si les kolkhosiens ont conscience de bénéficier du système existant, que si le service collectif qu'ils accomplissent leur apparaît clairement indissociable de leur propre avantage personnel. Dans la réalité ils ont au contraire conscience que les fruits de leur travail sont accaparés par la Bureaucratie et cette réflexion est quotidiennement confirmée par la présence et le comportement de la bureaucratie locale qui s'épanouit à leurs dépens. Ils résistent donc à l'exploitation, comme le font les ouvriers dans l'industrie en limitant la production, mais dans des conditions incomparablement plus favorables. L'Appareil dirigeant ne peut pour sa part qu'osciller entre deux modes de réponse. Ou bien il cherche à intéresser les kolkhosiens à la production, il renonce, au moins partiellement aux méthodes de coercition brutale, mais, comme ses exigences ne sauraient se restreindre, il risque de voir les paysans profiter de ces concessions pour se préoccuper davantage de leur parcelle et se détourner de la production collective. Ou bien il renforce son contrôle sur le travail, établit des normes sévères de ren- dement, punit durement toute dérogation aux consignes du Plan, multiplie à cette fin les appareils locaux de surveillance, mais il exaspère l'opposition des paysans, rend plus sensibles les exactions de la bureaucratie locale et ruine les chances d'une coopération des producteurs. La période de l'avant-guerre révèle déjà clairement cette oscillation. Après la collectivisa- tion, une politique de concessions est pratiquée entre 1935 et 1938; après l'échec de cette tentative (appelée NEP des kol- khoses) une législation sévère est de nouveau appliquée et le travail forcé est légalisé et étendu. A chaque fois les mesures prises engendrent de nouvelles difficultés dont témoigne la stagnation de la production. Les immenses progrès réalisés dans la mécanisation de l'agriculture depuis quelques années ne peuvent qu'améliorer ia situation agricole, mais les débats de 1950 et du XXe Con- grès attestent que la crise ne peut être résolue par les seuls facteurs techniques: elle est essentiellement sociale. Dans cette perspective on peut à bon droit se demander si les réformes préconisées par K. sont susceptibles de trans- former les données du problème agricole. L'exploitation des territoires vierges de Sibérie et du Kazakhstan ne constitue en effet qu'un détour dans le processus des relations de la paysan- ukrainien. 2 dans l'article qu'il consacré à « L'exploitation des paysans sous le capitalisme bureaucratique ». Socialisme ou Bærbarie, n° 4, oct.- nov. 1949. 67 1 nerie et de la Bureaucratie. K. a renoncé à démanteler les kolkhoses existants et à les refondre dans de nouvelles unités sous le contrôle de l'Etat; sans préjuger de l'efficacité de cette réforme, faut avouer qu'elle aurait sans doute suscité une formidable opposition dans une période où la liquidation du stalinisme apportait àtous les signes d'un climat nouveau de paix sociale. Mais en l'absence de cette solution de force aucune mesure positive ne paraît intervenir dans le cadre des régions déjà exploitées. La Direction se propose plutôt d'appliquer les méthodes étatiques dans un cadre neuf ou l'on pourra faire surgir les agrovilles ex nihilo. Mais dans ce but elle est amenée, dès le début, à imposer à certaines catégories de la société un travail forcé: des centaines de milliers d'hommes sont et seront envoyés dans de lointains territoires, où les conditions de vie et le climat sont particulièrement arides, pour construire une nouvelle agriculture. Que ceux-ci soient salués par K. « travailleurs d'élite » et « dignes bâtis- seurs du communisme » ne saurait dissimuler qu'il s'agit d'une sinistre déportation analogue à celles qui ont eu lieu pendant l'ère stalinienne. Au reste, la Pravda admoneste déjà la jeu- nesse qui méconnaît les bienfaits du travail forcé et cherche à se dérober à ses nouveaux devoirs. En outre, la mise en valeur de la Sibérie peut-elle ne pas réengendrer les difficultés rencontrées sur les anciens territoires? Si comme nous l'ensei- gnent les vicissitudes de l'histoire de l'Agriculture depuis la collectivisation, la résistance paysanne découle au plus pro- fond de l'exploitation bureaucratique et se développe « natu- rellement » grâce aux conditions propres du travail agricole l'avenir sibérien ne peut que reproduire les difficultés du passé CONCLUSION Crise ou stabilisation? On aimerait pouvoir désigner par une formule simple la période inaugurée par le XX° Congrès. Mais toute notre analyse récuse un mode de définition qui prétend résumer la connaissance de l'URSS dans une courbe de santé. Il n'est pas contestable que d'immenses progrès techni- ques ont été réalisés en URSS depuis la guerre. Et, pour avoir souligné les difficultés du régime nous avons fourni une image nécessairement incomplète de l'évolution. Il est de fait que les destructions engendrées par la guerre ont été comblées en un temps record, que les prévisions les plus optimistes ont été rapidement dépassées par le rythme de la reconstruction, que l'URSS se situe aujourd'hui dans certains domaines à 68 un niveau très supérieur à celui de l'avant-guerre. Sans aucun doute, le formidable progrès technologique qui s'est produit, dans le monde entier, à la suite de la guerre a été un facteur décisif dans la reconstruction. Le fait que la France, malgré la crise sociale et politique permanente qu'elle entretient et les traits archaïques de son appareil économique, ait été capa- ble de rejoindre assez rapidement son niveau de production de 1939 atteste assez cette accélération générale du progrès technique; celle-ci a déterminé partout un essor sans précé- dent de la productivité et a fourni un champ de possibilités imprévu. Il n'en reste pas moins que les différents pays n'ont bénéficié de ce progrès qu'en raison de leur structure propre. Le capitalisme d'Etat en URSS et la planification qu'il impli- que se sont avérés capables, du moins à un certain niveau de développement des forces productives, d'utiliser plus effica- cement que le capital privé les ressources offertes par la technique (27). Dans ce cadre, nous l'avons amplement sou- ligné, s'est opérée une transformation des forces sociales en présence, un épanouissement de la Bureaucratie et un essor de la classe ouvrière que son nombre et sa culture désignent main- tenant comme un grand prolétariat moderne; les réformes politiques récentes sont venues sanctionner cette évolution, répondre aux conditions nouvelles créées par la maturité de la société. Mais ce que nous avons tenté de montrer c'est qu'en raison même de ce changement — de l'expansion économique et de l'affermissement des classes – de nouveaux problèmes sont nés qui rendent le fonctionnement des institutions plus pré- caires, qui compliquent les relations entre les dominants et davantage encore les relations entre dominants et exploités. Ces problèmes tiennent à l'essence du totalitarisme, mais tout autant à l'essence de système d'exploitation moderne. En fait ils composent les expressions diverses d'une contradiction fondamentale, car le totalitarisme n'est pas une forme acci- dentelle qui viendrait s'ajouter à la structure sociale capita- liste; il en est à nos yeux la forme achevée. Pour mieux dire, le capitalisme bureaucratique n'a éliminé certains vices du capitaliste bourgeois que pour réintroduire 27. Il est douteux qu'une comparaison objective des mérites respec- tifs des régimes économiques de l’U.R.S.S. et des U.S.A. soit possible. Si l’U.R.S.S. témoigne dans la période récente d'un développement ful. gurant, il reste qu'elle bénéficie, d'une part, de l'étendue des territoires inexploités dont elle dispose, d'autre part, et surtout, de son retard par rapport aux U.S.A. Au lieu d'avoir à passer par les étapes que par. court le capitalisme bourgeois, elle utilise les dernières découvertes tech. nologiques du pays le plus avancé.. 69 une autre série de vices qui témoignent de la contradiction permanente de la société d'exploitation et la dénoncent avec une force accrue à tous les niveaux de la vie sociale. Par exemple, la planification a permis de supprimer un certain type d'anarchie dans la production et la concurrence aveugle des intérêts privés, mais elle a réengendré un nouveau mode de rivalité entre les bureaucrates, une inertie des cadres diri- geants; elle s'est réduit à une coordination superficielle des branches d'activité, à une détermination globale du niveau de la production, elle s'est révélée incapable de mesurer les efforts de la collectivité à la dépense réelle du travail humain et a interdit en conséquence de contrôler son fonctionnement concret. Elle propose un modèle d'intégration de la production et de participation sociale, inconſues dans les autres sociétés, mais elle est condamriée à le contređire pour maintenir la domination du Capital sur le Travail. Par ailleurs, l'idéologie totalitaire possède une efficacité nouvelle; elle rend l'individu. sensible, dans chaque domaine d'activité, aux impératifs de la société entière et de son avenir historique, mais elle le prive en même temps de toutes possibilité d'adhésion réelle à ces impératifs en imposant, par contrainte la Norme de l’Appa- reil dominant. En regard des idéologies bourgeoises, elle est en un certain sens progressive puisqu'elle vise l'ouvrier en tant qu'être social et non, comme dans le cadre de l'industrie amé- ricaine en tant qu'individu parmi d'autres. Mais, ce faisant, elle développe, en le reconnaissant, un besoin social qui se heurte plus fortement qu'en tout autre cadre aux besoins particuliers de l'exploiteur. Bref tous les efforts que déploie l'Etat totalitaire pour assurer un fonctionnement harmonieux de la société, pour susciter la créativité des hommes se retour- nent contre lui, engendrent un péril parce qu'ils font dépendre toujours davantage de l'accord des producteurs l'effiacité des règles de l'Appareil dirigeant. Mais le paradoxe est qu'il ne peut se priver de ces efforts. Tout au contraire, l'évolution de la production la recherche d'une productivité accrue dans tous les secteurs, le contraignent de plus en plus à obtenir la participation des honımes à la planification. Déchiré entre cette exigence et celle d'une Direction autoritaire, le régime est alors condamné à susciter la critique de ses propres méthodes, à dénoncer les principes de son fonctionnement. Ainsi le voit- on se débattre dans un interminable procès: la Bureaucratie s'accuse de bureaucratisme, combat les méfaits de la centra- lisation, juge le Parti séparé de la vie productive, incapable qu'elle est de reconnaître dans le développement concret de ses activités le reflet fidèle de sa propre nature. C'est dire que le régime, plus que tout autre, rend possible une expérience révolutionnaire des masses, fondée sur la critique interne du totalitarisme. 70 - Le retour au leninisme prêché par Kroushchev offre peut- être le meilleur exemple de ce développement paradoxal. Il introduit à première vue une note discordante dans le langage réaliste des nouveaux Dirigeants. Ceux-ci, nous avons insisté sur ce point, dénoncent la « mystification » du passé dont le Parti faisait sa principale activité; ils engagent les militants à se tourner résolument vers les problèmes que pose la marche de la production dans le présent; au surplus, ils critiquent si sévèrement le fonctionnement du Parti que celui-ci ne semble plus chargé d'aucune tâche spécifique dans la société. Alors qu'aux yeux de Lénine, le Parti préfigurait en quelque sorte la Société communiste à venir, qu'il dépassait la lutte écono- mique subsistant dans la période post-révolutionnaire, il est maintenant considéré comme un groupe parmi les autres, aligné sur le barême capitaliste de la productivité, dont les militants sont rémunérés en proportion du rendement de leur travail. Mais le langage réaliste ne peut suffire. L'appel à la coopération des masses exige un nouveau mode d'idéalı- sation de la réalité, que peut offrir la participation au Parti et le mythe rénové de is. Révolution. Symbole de la démocratie révolutionnaire, Lénine se trouve investi d'un pouvoir neuf; sa légende doit cristalliser l'action collective, susciter une houvelle adhésion à la tâche commune, promouvoir un mili- tantisme enthousiaste analogue à celui qui dans le passé permit de soulever les montagnes (28). Ainsi, dans le temps même où a 28. Ce paradoxe échappe complètement à nos intellectuels progres- sistes. K. parle-t-il d'un retour au leninisme ? C'est donc qu'on y revient. BARTRE approuve. Il se rengorge même. « Le XXe Congrès du P. C. de l'U.R.S.S. lit-on dans Les Temps Modernes de mai 1956, p. 1619 marqué la fin de l'époque stalinienne et le retour du communisme à ses principes. Il justifie tous ceux qui comme nous, sans rien tolérer des déviations du stalinisme, refusaient de rompre avec l'U.R.S.S. et le mou- Sement communiste ». Décidément l'imbécillité aux allures tranquilles est rarement exempte de jésuitisme. Dans le XX® Congrès, le progressiste pourrait au moins percevoir quelques questions. Point. «Il a marqué la fin de l'époque stalinienne », nous dit-il avec le sens sociologique aigu qui le caractérise, et, n'est-ce pas tout un, « le retour du communisme a ses principes ». Ruel retour ? On mangera mieux en U.R.S.S. (et d'ailleurs pour long- emps encore moins qu'en un pays capitaliste moyen) ; les classes aisées yont acquérir plus largement voitures, frigidaires et télévisions (dont jouit depuis longtemps la bourgeoisie) ; certains droits démocratiques seront dorénavant respectés (dans les limites restreintes que nous avons soulignées) ; la police ne tiendra plus le citoyen à sa merci (bien que les services de la Tchéka soient renforcés) ; un accusé pourra choisir librement son avocat (mais ses droits exacts sont encore à définir) ; ces progrès sont incontestablement importants. Mais s'ils témoignaient d'un principe communiste, il faudrait tout simplement conclure que le régime communiste est encore loin en deça du régime bourgeois. Par ailleurs, l'abandon de plus en plus explicite d'une perspective révolutionnaire à l'échelle mondiale et l'idéal d'une société hiérarchisée clairement affirmé 71 la Bureaucratie s'efforce de consolider ses conquêtes, de dé- finiri sen termes neufs ses objectifs de classe, elle est encore contrainte de se placer sous le signe de la Révolution, d'invo- quer celui qui incarna la lutte contre l'exploitation et contre l'Etati despotique. Elle doit se dénoncer elle-même et déve- lopper contre elle, par le mythe, une formidable puissance critique. Ces contradictions ne signifient pas que le Totalitarisme en URSS soit nécessairement inviable. Des artifices comme ceux qu'improvise la Direction du XX° Congrès permettent précisément de masquer les incompatibilités, de changer les termes des problèmes affrontés, d'assurer la vie et le déve- loppement du système. Ce qu'il faut toutefois reconnaître c'est que ce système ne peut vivre que dans la contradiction, que centré en permanence sur le débat social. L'URSS, disions- nous en commençant ne peut plus apparaître comme un monde à part, elle présente une figure particulière du capitalisme. Nous pouvons ajouter maintenant que les traits qui la singu- larisent sont aussi ceux qui l'exposent plus que tout autre pays à la critique et à l'action des masses. Claude LEFORT. dénoncent une rupture avec le leninisme plus complète qu'elle ne le fût du temps de Staline, i toujours préoccupé de dissimuler son nouveau visage sous les traits de l'idéologie révolutionnaire. Mais de cette rupture le progressiste des Temps Modernes n'a cure. Il a décidé une fois pour toutes qu'il fallait en U.R.S.S. croire, les gens sur: parolei -Il eroit: dono K. avec ila même persévérance qu'il ne croit pas, Eisenhower. On c'est ici que l'imbécillité fait place au jésuitisme. Les . Feńps Modernés në/peuvent se contenter d'approuver K., ils leur faut inbinuer qu'ils pensaient la veille ce que celui-ci a proclamé le lendemain. Ka justifie «tous ceux qui sans rien tolérer des déviations du stalinisme refusaient. de rompre avec l’U.R.S.S. et le mouvement communiste ». Quelle belle enseigne pour la Revue, en vérité : Sartre ou les Récompenses de la vertu ! Le communisme rejoint notre philosophe qui l'avait heureusement attendu sur le terrain du leninisme sans rien tolérer de ses écarts. Mais: si - le lecteur se demande comment s'est manifestée i cette intolérance, s'il recherche les textes dans lesquels Sartre aurait pu glisser depuiši) 1953 : une critique de la déviation stali- nienne, que découvrira-t-il ? Rien. Le régime de l'U.R.S.S. a été propre- ment « néantisé », déviations.comprises... En revanche, le lecteur trouvera un article de Marcel Pejus qüia ile mérite de juger invraisemblable l'accusation montée contre Slánisky mais qui s'emploie surtout à démon- trer que celui-ci s'est fait le complice valontaire de son procès. Depuis Ki a expliqué autrement la technique des ayeux : « battre, battre, encore battre ». Sans attendre une autocritique de Peju sur ce point, on s'étonne de l'insolente hypocrisie avec laquelle: ları rédaction des Temps Modernes se fabrique après coup de faux titres de résistance anti-stalinienne, alors qu'elle s'est distinguée depuis trois ans par sa parfaite platitude l'égard de la politique communiste 1: 2. Da silence igêné de la veille sur le régime de IU.R.S.S. à l'appro- bation maise de Khrouchtchev, chacun jugera da chemin parcouru dans Havibissement.in. odota 72 Journal d'un ouvrier (MAI 1956 CHEZ RENAULT) Un ouvrier de chez Renault nous adresse le manuscrit que nous publions ci-dessous. 1 Le matin vers 10 heures J. fut appelé au bureau. On lui téléphonait pour le prévenir qu'il était rappelé pour le len- demain. Il devait se présenter à 7 heures du matin à la caserne. Nous savions tous que J. serait rappelé très prochai- nement, lui-même s'était préparé à partir, mais ce coup de téléphone nous surprit tout de même. C'était vrai, tout ce que nous avions pu dire sur son départ se concrétisait, et nous étions étonnés de la correspondance qu'il pouvait y avoir entre les écrits, les paroles et la réalité. J. partait, et après lui, d'au- tres, pour on ne sait combien de temps. Peut-être J. ne revien- drait-il jamais ? L'appel des disponibles ne commençait vrai- ment pour nous qu'à partir du coup de téléphone qui nous enlevait notre camarade. Nous plaisantions souvent J., mais aujourd'hui nous étions consternés, et nous nous demandions que faire pour éviter ce départ. Que faire, pour retenir J. parmi nous, ou du moins pour manifester notre indignation et notre solidarité? Le « que faire » devenait tout à coup la préoccupation essentielle de tous. Toutes les réponses que nous pouvions donner à cette question restaient dans le condi- tionnel. Elles commençaient toutes par: « il faudrait que... si tous les gars... si les syndicats... » Quant à nous, que pouvions-nous faire, les 180 de l'ate- lier ? 180 pour s'opposer à une décision gouvernementale, pour s'opposer à un gouvernement soutenu par l'ensemble des députés, des députés élus par la nation, 180 devant un édi- fice de lois, devant ine constitution, devant une police, une armée et une nation de plus de 40 millions d'habitants qui restait pour nous un point d'interrogation. Y avait-il ailleurs d'autres ouvriers mécontents ? D'autres ouvriers qui, eux aussi, se sentaient isolés, impuissants, mais qui seraient prêts à faire quelque chose ? Oui, ils devaient exister, ces autres, nous en étion's persuadés, mais où les trouver ? Comment les contacter? 73 Comment s'adresser à eux? Rien que pour aller d'un atelier à un autre cela suppose des tas de difficultés. Comment s'adresser aux autres ouvriers qui travaillent? Dès que l'agi- tation a commencé, dès que des groupes se sont formés, la maîtrise est sortie de son repaire vitré; les « blouses » passent, repassent, nous regardent à la dérobée. Nos discussicns les inquiètent, ils se montrent, pour que nous cessions, pour que nous reprenions le travail. Mais leur passage n'a aucun effet. Le contremaître n'ose pas intervenir, nous nous observons comme dans une corrida. Lui est en train d'évaluer en silence notre mécontentement. Nous devons avoir l'air assez décidés, car il n'ose pas intervenir. La tactique de la maîtrise est main- tenant arrêtée; elle n'interviendra pas, de peur d'envenimer les choses, mais elle se manifestera par sa présence, pour intimider les plus faibles. Elle surveillera les va-et-vient, les groupes de discussions, comme un paysan qui interroge le ciel avant la tempête. A qui s'adresser? A côté de nous il y a les syndicats; il y a dans tous les ateliers des syndiqués, des responsables syn- dicaux, des délégués qui peuvent se déplacer. Eux peuvent, en quelques minutes, s'adresser à tous les ouvriers de l'usine. Dans le même moment, ils peuvent s'exprimer, non seulement dans 30 ou 50 ateliers, mais ils peuvent exprimer la même idée dans toutes les usines, et dans toute la France. Mais eux ne disent rien, ils s'ır: dignent quand nous nous indignons. Lorsque l'un de nous dit: « Il faut faire quelque chose », le responsable syndical lui répète comme un écho: « il faut faire quelque chose ». Et lorsque l'un de nous dit au syndicat: « Et vous, qu'est- ce que vous faites? » Le syndicat répond: « Nous ferons ce que vous ferez, nous vous suivrons. » Nous voici donc, nous, quelques ouvriers de cet atelier, avec la possibilité de promouvoir un mouvement. Mais si on nous laisse cette possibilité, on nous laisse aussi sans aucun moyen. Les moyens du syndicat, du Parti communiste, ne sont pas à notre disposition. Nous ne pouvons pas nous servir de leur appareil, de leurs liaisons. On nous dit: « Vous êtes majeurs ». Mais notre majorité nous surprend, comme si nous avions grandi trop vite. Comme si rien ne s'était passé depuis le temps où nous n'étions que des ouvriers inconscients de nos intérêts, le temps où pour faire un pas il fallait un mot d'ordre du syndicat, le temps où nous n'avions comme choix que de suivre le mot d'ordre de grève du syndicat, ou de passer pour un jaune. Mon camarade M. qui travaille à côté de J. emploie tout son dynamisme pour agiter les autres ouvriers. Il revient chaque fois plus découragé, et en même temps plus décidé. Il va voir les responsables syndicaux à leur machine, les cama- 74 rades du Parti, puis il va voir les autres ouvriers: « Il faut faire quelque chose; nous n'allons pas laisser partir J. sans rien faire; nous n'allons pas nous conduire comme des salauds. » « Oui, d'accord, mais à nous seuls nous ne changerons rien »), telle est la réponse, qui est d'autant plus cruelle qu'elle est vraie. A nous seuls, nous ne changerons rien, il faudrait tous s'y mettre. C'est l'argumentation du bon sens. C'est l'argument de la majorité des ouvriers. L'argument des res- ponsables syndicaux et du Parti est tout autre. Eux préten- dent qu'une petite grève est suffisante pour montrer l'exemple, pour faire boule de neige. Il suffit de faire un mouvement NOUS, et petit à petit, comme ça, dans toute l'usine, dans tout le pays, les mouvements iront en s'accentuant. C'est comme ça que l'on eripêchera le rappel des disponibles. Un autre membre du syndicat nous répond: « D'ailleurs, il n'est pas dit que la grève soit le meilleur moyen de s'opposer au rappel. » M. éclate. Et quel autre moyen y a-t-il ? Les péti- tions peut-être ? Nous ne changerons rien si on ne se bagarre pas. M. est traité ironiquement d'esprit « Nanar » (anar- chiste) par ses anciens camarades. M. est syndiqué, M. à tou- jours suivi le syndicat et le Parti. Aujourd'hui son dynamisme et ses initiatives le font condamner par ceux qui suivent doci- lement l'organisation. Nous tournons en rond. Oui, il faudrait tous s'y mettre, mais ni les syndicats, ni le Parti communiste ne le souhaitent, alors nous nous apercevons de notre faiblesse, sans organisa- tion et sans moyens. Nous discutons encore longtemps; le travail est pratique- ment interrompu autour de la machine de J. depuis le coup de téléphone. Nous pensons qu'il faut faire quelque chose de symbolique. Une petite grève, aussi petite soit-elle, mais quelque chose qui sera un espèce de salut à J., un témoignage de notre soli- darité. Les responsables du syndicat C.G.T. et du Parti com- muniste, qui étaient restés à leur machine, sont en train de discuter entre eux. Tout d'un coup ils viennent; l'u d'eux s'adresse à nous: « Nous sommes d'accord pour un débrayage demi-heure de grève par exemple êtes-vous d'accord ? » Nous retenons notre colère à leur égard, nous savons que s'ils peuvent saboter le mouvement, ils peuvent aussi par leur appui décider les hésitants. Leur appui est décisif. Si nous les engueulons il n'y aura pas de grève. Ceux qui ne savent que faire, profiteront de nos discordes pour ne pas débrayer. Le va-et-vient de la maîtrise nous décide à nous taire et à débrayer. Nous devons choisir nos ennemis: le syndicat, ou les autorités officielles. La blouse blanche est l'ennemi tradi- une 75 tionnel et quotidien, la grève était le but. Alors les respon- sables syndicaux et les militants du P.C. se mettent à faire leur agitation, ils se décident enfin à aller de machine en machine, en présentant la grève d'une demi-heure, et la péti- tion, comme le plus sûr moyen d'arrêter la guerre. Leur entrée en action nous écoeure un peu, ils vont passer ainsi pour les grands défenseurs de la paix en Algérie. B. ne cesse de s'engueuler avec ses anciens camarades; il se rend compte de la supercherie, il refusera de faire grève, et ne tolèrera pas qu'un communiste vienne le lui reprocher. Notre haine envers le gouvernement et la guerre d'Algé- rie n'est pas à la mesure de cette grève, ce que nous voudrions, du moins quelques-uns d'entre nous, c'est faire une démons- tration qui soit vraiment à l'échelle de notre rancoeur: mani- festations dans la rue, grands débrayages, bagarres... Non, il faudra encore contenir cette haine. Jusqu'à quand ? Les responsables C.G.T. et communistes se pavanent et gonflent cette demi-heure de grève comme si nous avions fait un acte réellement héroïque. Nous sommes dépités. Même comme hommage à J., nous le sentons misérable. Et puis il y a toujours le revers de la médaille: il y a ceux qui ont refusé de faire grève; il y a ceux qui se sont laissés. intimider par la maîtrise; il y a ceux qui ont fait semblant de travailler devant les chefs et semblant de faire grève devant les gré- vistes; il y a ceux qui se font passer pour des héros parce qu'ils ont débrayé pendant une demi-heure et parmi ceux-là il y a les communistes. Il y a aussi la minorité des syndiqués F.O. qui, à part une ou deux exceptions, ont continué leur tradition de jaunes. Ils n'ont pas fait grève car ils sont opposés au principe cic la grève; c'est sur cette base qu'ils se sont regroupés autour de F.O. Ainsi nous nous sommes retrouvés dans l'allée centrale une bonne majorité de grévistes; nous sommes restés pendant une demi-heure à la fois vainqueurs et vaincus, à la fois heu- reux de nous libérer de notre mécontentement et à la fois comme des misérables qu'une demi-heure de grève ne peut pas satisfaire. Non, un tel, un tel, un autre et puis un autre ne pour- ront pas satisfaire leur haine pendant cette démonstration; seuls peut-être les « robots » du parti et du syndicat iront glaner des louanges à leur organisation pour avoir su faire quelque chose qui se trouve dans la bonne ligne, c'est-à-dire quelque chose qui ne puisse pas mettre trop en cause la poli- tique de soutien du Gouvernement. « Ils se moquent tous de nous », disent beaucoup d'entre nous. Qui tous? Tous les responsables, tous les députés. Mais ce sont ces mêmes députés que vous avez élus, 76 non? Pourquoi les avez-vous élus alors ? On espérait... Eh bien, oui, en espérait. Au moindre petit espoir on se raccroche. On vote sans y croire, mais on vote. On fait cela avec le même esprit que le mourant qui, malgré son athéisme, veut bien recevoir les derniers sacre- ments. Après tout, qu'est-ce qu'on risque ? Un bon gros qui vient de dire qu'il faudrait se battre ajoute: il faut être révolutionnaire. Lui qui pourtant, ne ferait rien qui le distingue de ses camarades d'atelier, serait-il devenu assoiffé de sang? Je surprends des sourires -- « il est une bonne pâte ». Oui, mais il se libère avec des mots. D'autres prévoient tous les détails de leur verigeance; là ce sont encore des mots, des excès d'imagination. Mais pourquoi ces mots, ces images sanglantes ? C'est la façon d'étancher sa haine, la façon la plus facile, la plus gratuite. Un tract a été distribué place Nationale. Un comité s'est créé il s'appelle « Comité d'Entente pour le cessez le feu en Algérie ». Des meetings sont organisés contre le colonialisme par celui-ci. Les discours contre le colonialisme laissent froids. Nous savons tout ce qu'on nous dit, mais que faire contre la guerre? La conclusion de ces discours: « Pour arrêter la guerre, signez des pétitions. On se met en colère, dans mon atelier. Je propose qu'on essaye de parler dans un de ces meetings, pour donner notre opinion. - « Qui parlera ? » « Je parlerai, mais venez me soutenir. » On y va. Nous demandons la parole mais en vain. On nous promet enfin, que nous pourrons nous exprimer le len- demain, dans la salle du comité d'entreprise. Je rédige mon intervention, que je soumets à mes cama- rades. Certaines phrases sont modifiées après discussion, puis on se fait passer le papier. Ceux qui sont d'accord avec le texte de l'intervention signent pour que je puisse parler au groupe d'ouvriers. Voici le texte de cette intervention: nom d'un Nous devons dénoncer les colonialistes qui sont responsa- bles des massacies en Algérie. Mais se contenter de cela n'est pas suffisant et ne peut avoir aucune répercussion. Nous de- vons faire plus. Nous devons dénoncer leurs valets, ceux qui les défendent, car si nous ne faisons pas cela, nous entretien- drons la confusion qui règne chez les ouvriers. 77 - Les colonialistes sont défendus aujourd'hui par un Gou- vernement soutenu par une large majorité de députés dont une partie a la confiance de la classe ouvrière. C'est pour cela d'ailleurs qu'il est plus facile à ce Gouvernement, qui béné- ficie de la confiance des ouvriers, de faire la sale ibesogne des colonialistes. C'est sur le programme de paix en Algérie que se sont présentés les partis de gauche aux élections. C'est sur le programme de paix en Algérie que le Gou- vernement s'est présenté à l'Assemblée Nationale... Et c'est sur le programme de GUERRE EN ALGERIE que le Gouvernement fonde sa politique. Le Gouvernement a ainsi profité de la confiance des ou- vriers pour les trahîr et faire le contraire de ce qu'il promettait. L'arrêt de la guerre ne peut donc pas venir de ces traitres et de ces menteurs. Sans condamner les petites actions exemplaires, nous pen- sons que pour l'arrêt de la guerre en Algérie, il faut lancer des actions générales et coordonnées. L'arrêt de la guerre en Algérie ne peut pas être remis entre les mains du Gouverne- ment. Il faut le forcer. C'est pourquoi nous condamnons ce système d'action qui consiste à envoyer des pétitions à ces mêmes traitres, à continuer à leur faire confiance, à larmoyer parce qu'ils nous enlèvent des jeunes pour les faire massacret. Ce n'est pas par des pétitions larmoyantes, mais par des actions énergiques que nous dirons au Gouvernement: Non, vous n'avez pas la confiance des ouvriers ! Non, nous ne vous croyons plus! Vous nous avez trahis... eh bien! nous lutterons contre vous car vous êtes les suppôts des colonialistes et les fos- soyeurs de la jeunesse! Nous devons nous adresser à tous les ouvriers de toute la France pour un appel et leur proposer un débrayage général contre la guerre, contre le rappel des disponibles. Des dé- brayages de lutte et non pas des pétitions de confiance. Ch. n'aime pas les histoires. Il dit: « Tu vas mettre le bordel avec ton intervention. » C'est vrai, la pagaïe ne tarde pas. Les durs du syndicat et du Parti sont furieux, car ils sont obligés de ne pas signer, et les militants qui ne sont pas ou qui ne sont plus des durs, signent et font signer. Des groupes se forment, il y a les pour et les contre. Mais les discussions débordent cette controverse, tout est mis en cause, et la politique du P.C. en particulier. Il y a un jeune ouvrier, que nous n'avons jamais vu. Il semble se disputer avec un autre. Je m'approche, c'est un com- -- 78 – muniste acharné, j'interviens, cinq minutes après il m'insulte et me traite de flic. Je ne peux pas garder mon sang-froid, je m'emporte, j'imagine la joie que j'aurai à lui casser la tête. Je le traite d'imbécile et d'irresponsable, mais ce n'est pas assez fort comme injure, et je suis furieux de m'en rendre compte. Les autres nous ont abandonnés, nous parlons trop fort, et souvent en même temps. Le jeune s'en va. Les discus- sions reprennent de plus belle ailleurs. Les colonialistes, les indifférents et les communistes de choc refusent de signer. Ces derniers préviennent leurs mili- tants contre nous. Ils sont parfois reçus vertement. Un cégé- tiste présente la motion au délégué du comité d'entreprise. Ce dernier explique qu'il est d'accord avec la déclaration mais qu'il respecte la discipline du parti. Il est ennuyé et n'inter- vient que rarement dans la discussion. Un ancien délégué refuse de discuter. Un jeune cégétiste est contre l'idée de grève générale; il dira aussi que Messalli Hadj est un suppôt de l'Amérique. C'est l'intellectuel du groupe; il explique calmement que notre critique des pouvoirs spéciaux est basée sur des concep- tions réformistes et, bien sûr, anti-leninistes. Un surfaceur, vieux communiste avec qui nous sommes en bons termes, ne signe pas et se refuse à toute explication. Que pense-t-il? Il ne le dira pas. Il est gêné, il voudrait bien que de telles querelles ne nous divisent pas. Il évite les discussions politiques et le seul ressentiment qu'il a à mon égard est celui de me voir les provoquer. Pour cette fois nous n'avons pas le temps de le tourmenter avec nos polémiques. Un autre communiste, après avoir lu la déclaration, nous dit que ce que nous faisons doit être déjà fait - Par qui? Par le parti, évidemment. Alors, tranquillisé par cette idée, il signe, bien que je me sois évertué à l'avertir que la politique du parti n'était pas orientée dans ce sens. Il y a aussi un cuvrier espagnol, sympathisant commu- niste, qui signera. Lui aussi est gêné, mais pour des raisons différentes. Aujourd'hui il pense que nous avons raison, mais il est honteux de l'avouer. Depuis plusieurs années nous nous engueulons sur les problèmes politiques de telle façon qu'il en fait aujourd'hui une question personnelle. Depuis le vote des pouvoirs spéciaux il mène la bagarre contre la CGT et les communistes. Quand nous sommes présents il évite de s'en- gueuler avec ses camarades, et dès que nous partons il reprend la discussion en essayant de ne pas se servir des mêmes argu- ments que nous. Mais il est terriblement marqué par le manque de confiance. C'est ce que lui a légué le Parti Communiste, et de cet héritage, il n'est pas près de se débarrasser. Certains se déclarent d'accord avec la motion, et pourtant, ce ne sont pas des chauds partisans de l'action, au contraire. 79 Ils sont de ceux que l'on appelle les « Morts ». Pourtant ils signent et quelques-uns sont enthousiastes. Pourquoi? Est-ce parce que les communistes sont hostiles à la mo- tion ? Est-ce une façon de manifester leur anti-communisme? Même en se mouillant, même en soutenant au besoin une grève? De toute façon, même si c'est là l'explication, leur adhésion est positive, car elle se situe sur le plan de l'action, et tout à coup se trouvent renversées les barrières classiques qui sépa- raient d'un côté les communistes, qui sont pour la grève, et les non-communistes, qui sont des jaunes. Mais il y a plus, ce sont ces mêmes éléments anti-com- munistes qui, en 1953, lorsque les cheminots et les postiers étaient en grève, furent les plus enthousiastes pour faire la grève chez Renault. Ils voyaient tout à coup s'ouvrir devant eux des perspectives grandioses. Ils furent déçus et leur anti- communisme ne fit que se renforcer. C'est eux surtout, qui déclarèrent: « Maintenant, c'est fini, je ne fais plus grève. » Leur anti-communisme, est surtout basé sur leur opposition à la bureaucratie politique et syndicale, et ils sont anti-commu- nistes parce que dans l'atelier c'est la CGT et le PC qui ont la plus grande influence. Nous sommes arrivés tout d'un coup, à une nouvelle division de l'atelier ; l'un côté, ceux qui voulaient faire quel- que chose, qui étaient prêts à l'action contre le rappel des dis- ponibles et ceux qui ne voulaient rien faire - parmi ceux-ci, les communistes qui affirmaient qu'il fallait agir mais qui condamnaient ceux qui proposaient précisément une action. Les jugements étaient renversés, les anciennes valeurs bousculées, un vent nouveau soufflait dans l'atelier. Le soir, je vais présenter la motion à d'autres; un cégé- tiste signe, puis deux communistes me tombent sur le paletot. L'un d'eux, militant convaincu, mais qui refuse de se mouiller dans la plupart des grèves, et qui est un chaud partisan des heures supplémentaires, me reproche d'être un jaune. Une telle provocation de sa part envenime sérieusement la discussion; il invente sur mon compte des saletés... Les deux chefs d'équipe viennent nous séparer. Ils ne veulent pas d'histoires, et craignent la bagarre. Le lendemain, samedi, nous avons été nous asseoir, trois camarades et moi, sur les bancs du comité d'entreprise. Nous étions délégués pour présenter notre motion sur la guerre d'Algérie. Nous sommes arrivés, nous quatre, et ceux qui nous con- naissent nous ont tourné le dos, ceux qui nous saluent dans l'usine nous ont évité, on s'est éloigné de nous comme des pestiférés. Nous sommes entrés dans la salle où aucun enthousiasme ne régnait sur les bancs. De temps à autre un visage s'éclairait · 80 d'un sourire mais l'attitude était différente, inquiète; les gens regardaient entrer ies autres avec ennui, avec angoisse peut- être. Ceux qui arrivaient étaient des gens connus, ou bien alors des indésirables comme nous. Sur les bancs, des petits groupes s'ennuyaient, et nous mêmes avions peine à réprimer quelques bâillements, bier. que nous soyions légèrement excités par ce qui allait se produire. Tout à coup, par la porte, surgit notre délégué, qui s'agite toujours, et qui cherche les gens, parce qu'il est myope. Il a tourné autour de la salle, et nous a fui dès qu'il nous a vu, puis d'un air affairé, comme un éclaireur qui vient apporter une nouvelle importante, il s'est adressé à une organisatrice de la réunion; il lui a parlé avec des gestes autoritaires et décidés. La femme s'est tournée ers nous aussitôt. Oui, c'est bien de nous qu'on parle. Nous essayons de deviner ce qu'on dit à notre sujet. Mais nous sommes entrés dans notre rôle de pestiférés, nous nous y ancrons. M. qui est à l'UJRF et à la CGT, prêche le calme, et me recommande de ne pas m'emporter. Je lui réponds que c'est eux qui risquent bien plutôt de s'emporter. B. qui a quitté le PC après de sombres histoires, me montre un de ses anciens camarades de cellule, qui fait semblant de ne plus le recon- naître. Le Comité est ce que nous avions prédit, un comité fantoche: un groupe de communistes, qui ont récolté un so- cialiste Nord Africain et un chrétien. Cela ne suffit-il pas, pour créer un comité? Puis voici que parmi la trentaine que nous nous comptons environ, nous reconnaissons l'ancien député communiste Linet, secrétaire du syndicat CGT Renault. J'exprime mon inquiétude sur les discours qui sont inter- minables. Je sais que Linet est capable de parler pendant des heures sans se fatiguer, calmement. Les paroles lui sortent de la bouche comme sa propre respiration. Mon inquiétude amuse mes camarades, qui sont décidément prêts à tout en- durer aujourd'hui. Nous prenons place, les orateurs se disposent à la tri- bune. Le socialiste Nord Africain, prend place au centre, se lève, les flash fusent: Une, deux, trois quatre photos sont prises dans toutes les poses. L'orateur n'a pas encore parlé. Il s'est tourné vers l'objectif, puis il a regardé son papier. Nous apprenons enfin qu'il préside, et qu'il donne la parole au chrétien, qui lui, mènera pour ainsi dire les débats. Ces deux éléments nouveaux, sont les deux trouvailles des communistes: les individus « idéaux ». La politique d'unité se concrétise sur ces deux personnes. Ils seront choyés, chouchoutés pen- dant toute la réunion, où presque tous les autres orateurs, communistes, bien entendu, approuveront et défendront les phrases de ces deux camarades. 81 Le chrétien est un bon orateur. Il parle contre le colonia- lisme. C'est un employé, certainement, qui aime étaler son éru- dition. Il se lance dans l'histoire, parle du coup d'éventail, qui sera repris par cinq uu six orateurs. Il parle des fautes du colonialisme et le condamne. Il s'appuie sur l'histoire et les savants, pour étayer son argumentation, qui semble se résou- dre à ceci: Seule une poignée de colons et de capitalistes, est pour le colonialisme. Les hommes intelligents, les savants, le condamnent. Il cite des noms d'historiens, une dizaine de noms, parle de sa bibliothèque en passant, puis de l'Indonésie, de l'Inde, du Pakistan, de la Syrie. Il veut décidément mon- trer tout ce qu'il sait. Puis il énumère les journaux colonia- listes: France-soir, le Parisien, l'Aurore, le Figaro et Combat (depuis qu'il a tourné casaque). Il propose comme action contre le colonialisme, deux choses: Signature de pétitions à porter à l'Assemblée Nationale et grande campagne d'édu- cation des ouvriers sur la colonisation. Il est bien applaudi... On sollicite les questions; je me nomme, et je lis ma déclaration lentement, en appuyant sur les mots de traitres et de menteurs. Linet est dans la salle, il est de ceux-là. Je m'arrête, mais il n'y a aucun murmure, tout le monde est silencieux, sans réaction. Celui qui m'a traité de salaud, de flic, de provocateur, m'écoute, lui aussi avec le même visage fermé. Je ne peux hélas m'écarter du texte, pour- tant je me sens tout à coup des talents d'orateur, ou plutôt, un désir de vider mon sac. Je termine dans le même silence, je suis le seul à ne pas être applaudi; c'est au moins un réconfort. Après moi, d'autres orateurs prennent la parole, pour répéter l'idée du chrétien, et pour me critiquer. Un repré- sentant de l'UJRF, un communiste, un autre comrauniste, ami du Nord-Africain, une représentante des jeunes filles de France, un autre représentant de l'UJRF, Roger Linet, le chrétien, qui parle deux fois... On offre toujours la parole, mais il n'y a plus d'orateurs. Le chrétien conclut en proposant des pétitions et des meetings explicatifs. La réunion se termine une heure trop tôt. Nous quittons la salle, sans vouloir polémiquer avec des gens que nous jugeons sans intérêt. En partant nous essayons de mar- quer notre dédain pour cette assemblée fantoche, mais au fond, nous sommes heureux de revoir l'air libre. Aucun d'eux, à part le chrétien, n'a exprimé ses idées avec la moindre conviction. Chacun n'a fait que réciter, sans aucune foi. On a parlé comme une corvée. Pas un rire, pas un murmure, pas une manifestation d'éloquence. Des discours sans enthousiasme, des discours de professionnels. Quelle différence avec notre atelier, où tout est dit avec tellement de passion. Combien de pièces j'ai raté dans les discussions. Hier 82 encore, E. a fait éclater sa meule parce qu'il avait oublié sa machine dans le feu de la discussion... Nous sommes obligés de gueuler pour couvrir le bruit des machines, mais les dis- cussions restent humaines, mêlées de rires et d'injures. Dans cet arsenal mécanique, il y a des hommes qui vivent. Et puis il y a eu cette grève d'une demi-heure qu'on a .offert à J. où 100 à 200 ouvriers ont consenti à arrêter le travail pour saluer le départ de J. Lui qui n'est pourtant par un partisan des grèves, a eu du mal à cacher son émotion. De toute cette passion nous n'avons trouvé aucun écho dans cette réunion. Discours ennuyeux, des hommes robots, qui récitaient sans art, sans talent, devant un auditoire fatigué. De vieux ouvriers communistes étaient venus, quelques- uns avec leurs femmes et leurs enfants, pour passer le samedi après-midi. Eux non plus, ne manifestèrent aucune passion dans les débats, et se contentèrent d'applaudir. Il y avait aussi des jeunes sur lesquels le Parti peut compter, mais qui sont plus dévoués à la discipline. qu'à la cause. Leur intervention fut le plus souvent limitée à la lecture de motions. Aucune initiative ne fut exprimée par eux, aucune originalité, même dans l'argumentation. Ce ne furent que les inlassables répétitions du même thème. Entre ces feunes et ces vieux militants, il n'y a pas de différence. La discipline du Parti a tout aplani, tout rationalisé, enlevé toute personnalité à ces individus. Elle leur a enlevé leur âge, leur physionomie. Ce n'est plus un tel ou un tel, mais c'est un type du Parti. Cette standardisation de l'auditoire nous surprend, nous écaure et nous amuse à la fois. Le chrétien, lui, à qui l'on a donné tout à coup la possibilité de s'exprimer, ne voit pas à qui il parle. Cet homme a l'air intelligent, on lui a donné la • possibilité de s'extérioriser, il en est ravi. Enfin il va pouvoir donner libre cours à sa passion, qui semble être portée sur le besoin de s'exprimer, et de s'exprimer avec application. Les communistes lui ont donné cette possibilité, il leur en est cer. tainement infiniment reconnaissant. Mais si on lui donne la parole, comment ne pas s'apercevoir qu'on lui donne aussi un auditoire de figurants, et qu'il est lui-même un figurant d'orateur. Le socialiste Nord-Africain est, d'après son aspect, un Nord-Africain installé en France depuis très longtemps. Il ne s'exprime que très peu. Il se contente de présider. Derrière ses lunettes, il a l'air tourmenté et à en juger par son aspect c'est un homme qui ne doit jamais rire, Les seuls moments où il semble s'éclairer, c'est quand on le photographie. C'est un ouvrier d'une tenue soignée. Šes lu- nettes, sa façon de s'exprimer, malgré ses hésitations, le font plutôt ressembler à un intellectuel. Lui, comme le chrétien, semble avoir horreur d'une chose, c'est de la controverse. J'ai 83 - essayé de causer avec eux, mais ils m'ont regardé avec un air ennuyé. Le socialiste a laissé un communiste répondre à sa place; le chrétien était pressé. Serais-je médisant en concluant, qu'une place de prési- dent pour l'un, et un micro pour l'autre, sont deux facteurs importants, qui déterminent leur comportement? Je l'affirme sans crainte, pourtant. Evidemment, il y a un facteur poli- tique, et celui-là, il est clair: Les traditions politiques qu'ont pu assimiler le socialiste au chrétien dans leur organisation se recoupent avec la politique présente des communistes. Aujour- d'hui, il ne s'agit pas de lutter contre le gouvernement, mais de lutter à la fois pour soutenir le gouvernement et le conseiller. Ce système de lutte est évidemment idéal pour les bavards et pour les conformistes. Ces militants veulent être les éducateurs des masses, ils veulent expliquer, sans plus, et ne pas se lancer dans des actions inconsidérées. Si les communistes ont l'impression d'avoir noyauté deux éléments, ces deux éléments peuvent faire le raisonnement inverse, et penser qu'enfin le Parti Communiste se range à leur propre tradition politique. Et le raisonnement est logique, dans les deux sens. Le dimanche, nous rédigeons le compte rendu que nous faisons circuler dans l'atelier... En voici le texte: Un représentant de la CFTC nous a répondu que parler de grève générale était une énormité. Pourquoi? Parce que d'après lui les ouvriers ne sont pas capables de faire de tels mouvements en ce moment. Que faut-il faire? Il répond: des pétitions à l'Assemblée et des meetings pour expliquer ce qu'est le colonialisme. Dans notre intervention nous avions expliqué que l'im- mense majorité des ouvriers étaient contre la guerre, contre le rappel des disponibles et que c'est sur cela que pourrait se créer un mouvement d'ensemble. Mais au lieu d'envisager cette perspective, les orateurs se sont contentés de parler longuement contre le colonialisme, Or, s'il est vrai que certains ouvriers n'ont pas encore compris ce qu'est le colonialisme, par contre 'ils sont tous violemment hostiles à la mobilisation et à la poursuite de la guerre en Algérie. Pour nous la question était de transformer cette hostilité, gésiérale en une action efficace. Pour les orateurs de ce Comité il s'agissait de faire des meetings, non pas pour coordonner la lutte, pour appeler à des manifestations de niasse, mais pour critiquer les colons. Dans notre proposition nous avions été plus loin. Nous disions qu'il fallait condamner les suppôts du colonialisme, donc en premier lieu le Gouvernement et ceux qui le soute- 84 naient. A cela les orateurs du Comité n'ont pas répondu. Deux d'entre eux (un communiste et un chrétien) ont expliqué, au contraire, qu'il ne fallzit par GENER GUY MOLLET afin qu'il puisse réaliser sa politique de gauche. Il va de soi que les pétitions ne peuvent pas gêner le Gouvernement dans sa politique. Mais ce n'est pas ce que nous voulions, nous. Nous voulions, au contraire, le gêner ,c'est-à-dire l'empêcher de réa- liser ses plans de mobilisation. Ces orateurs n'étaien donc d'accord avec nous ni sur l'explication qu'il faut donner ni sur les méthodes d'action. Il n'a pas été dit un mot contre la politique des partis qui sou- tiennent Guy Mollet, pas un mot contre les méthodes poli- cières du Gouvernement. Un orateur a même eu le culot de parler des bagarres de Wagram en cachant soigneusement le rôle qu'avait joué la police du Gouvernement dans ces bagarres. On cachait des faits, on cachait la réalité! Nous, nous étions là, au contraire, pour dire la vérité Pourquoi les orateurs de ce Comité cachaient-ils ces faits? Si on nous a reproché que la forme d'action que nous proposions était une énormité, quelques orateurs, par contre, ont parlé de leur action. Un jeune ouvrier de l'Artillerie a ainsi énuméré ce que PUJRF a fait dans son coin: 1) Une délégation à l'Assemblée Nationale en septembre 1955 qui a recueilli 400 signatures. 2) Une délégation à l'Assemblée Nationale en janvier 1956 qui a recueilli 400 signatures. 3) Une réunion entre des ouvriers et un député commu- niste. 4) Un essai d'entrevue avec le Ministre socialiste Gazier qui a refusé de recevoir les pétitionnaires. 5) Une grève d'une demi-heure à l'Artillerie qui, d'après cet ouvrier, serait le résultat des pétitions et des délégations qui avaient précédé. Un autre orateur explique que « c'est réconfortant de voir toutes les délégations qui vont faire la queue id l'Assemblée. » On nous a donc dit que les pétitions et les petits dé- brayages d'un quart d'heure et d'une demi-heure sont des bonnes formes d'action et que les formes que nous proposions grève générale, manifestations de masse - sont mauvaises parce qu'elles sont irréalisables. Mais si elles étaient réalisables elles seraient aussi mar- vaises pour ces orateurs puisqu'elles gêneraient le Gou- vernement ! Qu'a rapporté l'action faite par l'UJRF de l'Artillerie de- puis plus de six mois? 85 Nous sommes en droit de répondre: :RIEN. Si l'UJRF de l'Artillerie continue encore pendant six mois ou pendant six ans, qu'est-ce que cela changera? Nous répondons encore: RIEN. Mais veut-on réellement que cela change si par ailleurs on dit qu'il ne faut pas gêner le Gouvernement? Roget Linet a aussi parlé. Il a retracé tout le travail fait par la CGT contre la guerre d'Algérie. La CGT a expliqué --- dit-il mais il faut expliquer encore davantage. D'après cet orateur, ce qui décourage les ouvriers ce serait des grandes actions qui, d'après lui, échoueraient; par contre, les petites grèves d'un quart d'heure, d'une demi-heure et les pétitions sont considérées par lui comme des actions qui encouragent les ouvriers à faire plus. Qu'en pensent les ouvriers de l'Annexe AOC? Quant à nous, nous pensons exactement le contraire de ce que pense Roget Linet. QUE FAIRE MAINTENANT? Nous ne pouvons pas compter sur ceux qui, après avoir voté les pleins pouvoirs au Gouvernement, font semblant de ne pas croire à la force de la classe ouvrière pour arrêter cette guette. 01, cette force est immense et si elle se manifestait le Gouvernement serait forcé de reculer. Mais le mécontentement ne se limite plus aujourd'hui aux mobilisables et aux ouvriers en général. Au sein de la bour- geoisie elle-même, du Conseil des Ministres, le désarroi est grand, les divergences profondes en ce qui concerne les possi- bilités de succès en Algérie. Il suffirait maintenant d'une ferme poussée des ouvriers pour faire éclater le front bourgeois. Pour cela il ne faut pas attendre des ordres de ceux qui veulent nous endormir aujourd'hui avec des pétitions et autres baratins. Nous ne sommes aujourd'hui qu'un petit groupe d'ouvriers de cet atelier à dire cela tout haut. Mais nous sommes con- vaincus que bien d'autres camarades le pensent aussi. Partout où nous le pourrons non seulement nous protes- terons contre le rappel des disponibles, mais dénoncerons les organisations qui s'en font les complices, partout nous expli- querons que seule la grève générale, l'action de masse, est la voie efficace. Entre temps les communistes ont fait leur travail. Ils font circuler le bruit que nous nous serions mal conduits lors de cette réunion. Nous nous serions conduits comme des per- turbateurs, provoquant des bruits de pieds et de chaises pen- dant que les orateurs parlaient; nous aurions refusé la discus- 86 ne sion, etc., etc... Les communistes se dérobent à la discussion franche, et préfèrent leur travail de sape. Ils vont parler aux ouvriers qui travaillent et quand nous nous approchons ils se taisent. Je questionne le délégué. Il ne sait rien, n'est au courant de rien, ne sait pas de quoi il s'agit, n'a pas d'opinion. Le plus affligeant n'est pas là. Ils vont, semant le découra- gement: « La force des ouvriers ? Allons donc ! Les ouvriers sont incapables de faire faire un mouvement général ». « Oui, surtout si vous êtes contre ce mouvement » répond D. Le paradoxal, c'est que les communistes ont l'air d'être attristés de cette opinion. Pour eux, les ouvriers sont incapables d'agir, et ils ajoutent : « Les organisations ouvrières peu- vent rien faire dans cette situation. » Ce ne sont plus les Orga- nisations qui ne veulent rien faire, ce sont les ouvriers. Ils persuadent sournoisement : « Vous êtes sans force, sans conscience ». Ainsi dans les moments où ils se parent des ori- peaux les plus démocratiques, dans les périodes où ils disent aux ouvriers: « Décidez, et nous vous suivrons » c'est pour chuchoter: « Vous êtes incapables de faire quoi que ce soit. » Et en réalité, si les cuvriers disent quelque chose qui ne cor- respond pas à leur ligne, ils sont traités d'utopistes, puis de « Nanars », puis de flics... La bureaucratie politique de l'usine tient donc toujours les ouvriers. Nous assistons à des sursauts et chaque fois ces sursauts se brisent, mais chaque foi qu'il se brisent, ils laissent quelque chose. Un tel déchire sa carte syndicale, un autre dit: k le jour où ils voudront leur grève, ils ne m'y verront pas. » Que laissent ces maneuvres derrière elles? Beaucoup de découragement et de dépit. Personne n'est assez convaincu encore, pour croire qu'il a raison, pour le croire vraiment, et pour se lancer à fond dans une lutte qui semble inégale: la lutte contre la bureaucratie syndicale et politique. « Mais, si tout le monde est contre nous, qui donc est avec nous? » Personne, dis-je, et je me fais engueuler: la chose est trop monstrueuse pour être acceptée. Une discussion s'est engagée entre D. et L. D.-- « Tu critiques le syndicat mais n'empêche que tu paies ton timbre. » « Oui. C'est la Politique qui tue le syndicat. Mais je ne lui cache pas ce que je pense. Je ne suis pas un dingue comme certains. » D. « La belle blague, tu les critiques, n'empêche que tu paies ton timbre, et que c'est tout ce qu'ils demandent. » L. « Toi, tu achètes bien la V.0. » D. « C'est pour la lire, mais je n'approuve pas. » L. - « Eh bien, moi, c'est pareil, je paie mon timbre et je n'approuve pas. » L. 87 Enfin, agacé, L. conclut: « Et puis tu m'emmerdes après tout, c'est mon car- bure, que j'allonge, ce n'est pas le tien. » Nous éclatons de rire. L. peut aussi bien dire: Je paie pour tranquilliser ma conscience. Je suis ouvrier et je dois être dans un organisme qui défend les ouvriers... Même s'il ne les défend pas toujours, même si parfois il les enterre... Oui, je paie toujours pour tranquilliser ma conscience. Jusqu'à quand ? D. croit avoir trouvé la clef de l'énigme: il paie, parce que lorsque les autres viennent lui présenter son timbre, il n'a pas le courage de le leur refuser. Oui, il y a un manque de conviction dans la plupart des esprits. Mais il y a aussi un doute, un doute qui s'agrandit. Après le doute, qu'est-ce qu'il y a? Un grand trou vide, le néant. Alors on s'accroche au syndicat. Quand sera-t-on capable de combler ce vide? J'attends le retour de la vague. Il ne tarde pas. Les discussions ont changé, aujour- d'hui; on ne parle presque plus des disponibles, il semble que rien ne se soit passé dans l'atelier. Nous avons renoué avec nos camarades de travail qui étaient en désaccord avec nous. Nous ne pouvons pas vivre en nous engueulant continuellement. Le travail est là, comme un troisième ennemi, mais l'ennemi commun à tous. Nous avons besoin de nous détendre, de chercher un peu d'humanité en dehors de la machine. Et puis pour certains d'entre nous, la 'divergence politique crée d'au- tres obstacles beaucoup plus sérieux. M. a tous ses amis communistes, il a vécu dans ce milieu, il est à l’UJRF. Ses amitiés valent-elles d'être sacrifiées à une idée qui est plutôt une réaction qu'une élaboration ? M. a des doutes. Il doute que tous ses amis se trompent. Il doute, mais chaque fois qu'il se trouve en face du problème, il réagit tou- jours de même. Il est contre ses anciens amis. Alors il trouve la solution, il évite un peu de se trouver en face du problème. I., ancien militant UJRF, nous raconte que maintenant, il ne peut plus discuter avec son père. Si je critique le parti, ça tourne mal. Il ajoute en riant: -«il me foutrait presque sur la gueule. » Pourtant, I. affirme convaincu: « Ce sont tous les partis) les mêmes salauds. » Puis, mi-ironique, mi-sérieux, il parodie un chef imaginaire: « Tous à pendre, pas de quartier ». B. est fatigué, il pense que nous avons raison. C. aussi le pense, mais quelle énergie faut-il pour lutter contre tous ! Le monde est contre nous: le monde officiel, les bureaux, les chefs des organisations, et les militants disciplinés. Le monde est contre nous, et pourtant, le monde est avec nous: Parle à un tel, un tel, puis à l'autre, et lui, qui pourtant n'est pas bien malin, même lui, même l'autre, te diront: Jo : 88 suis avec toi, tu as raison. C'est cela que nous devrions faire. Mais pourquoi ce conditionnel? Pourquoi pas ce que nous allons faire? C'est que le monde officiel qui est contre nous n'a pas perdu tout son prestige, il a l'apparence de la force et de la raison. Non, ce n'est pas par lâcheté, que M., B. ou C. ne voudront pas sacrifier leur amitié, qu'ils refuseront de donner leur temps, leur force, pour lutter contre l'absurde. Non, ce n'est pas par manque de caractère, c'est par marque de conviction. C'est parce qu'ils doutent d'avoir raison, et qu'il leur est difficile de croire que la raison officielle a tort. C'est parce qu'ils sont engagés dans tout un ensemble de liens. Parce qu'il y a six mois encore, M. devenait rouge de colère quand on attaquait le Parti. Les veaux d'or ne se détruisent pas en une nuit. L'absurdité devra se manifester encore long- temps, pour effacer derrière elle tous les liens qui unissent les ouvriers aux organisations. 1 Des ouvriers d'un atelier se sont réunis. Ils sont décidés à faire quelque chose, contre le rappel des disponibles. Ils se sont réunis, avec des ouvriers d'autres ateliers. Et pour se donner un nom, il se sont nommés: « Comité de jeunes ». Ils sont peu rombreux, mais expriment réellement l'opinion de leur atelier. Je suis invité à l'une de leur réunions. Un jeune de 18 ans ne veut s'opposer ni aux syndicats, ni au P.C. Il veut faire quelque chose contre le rappel des dispo- nobles, il veut manifester contre le Gouvernement, il se battra contre la police, mais s'opposer du Syndicat et au Parti, s'opposer à eux, tout seul, il ne s'en sent pas la force, pas le courage. L'autorité de ces organisations lui paraît plus grande que toutes les autres autorités. Leur prestige est plus grand que celui du Gouvernement et de la police. Il se sent lié à ces organisations par un lien familial. Il ne veut pas être un parricide. Pourtant il les critique bien. Il ressemble à un enfant qui veut bien faire des remontrances à son père, mais qui a toujours peur de son autorité, et qui craint ses sévices. Une telle attitude ne fait évidemment que renforcer l'arro- gance des leaders syndicalistes et du Parti. Cette attitude si réservée, si timide, de ce jeune, n'est pour eux qu'un gage de plus de leur supériorité. Comment ne pas croire qu'ils sont de véritables chefs? Ce jeune exprime sa crainte de se voir traité de trots- kyste par ses camarades. Cette chose lui paraît insupportable. Pourtant, il sera très capable de rentrer dans une mêlée avec la police, et de se faire congédier par la Direction. Il se trouve 89 plus aliéné par ses organismes de classe que par les organi: mes de l'état. Il s'indignera contre les vexations de la ma trise, mais il fermera les yeux lorsque les communistes crieror les calomnies et casseront la figure à d'autres ouvriers, qui le auront critiqués. La politisation des ouvriers, leur séjour dar. ces organisations leur a fait perdre leur simple bon sen: l'élémentaire réaction spontanée de n'importe quel révolte Pour lutter contre la discipline de la société, ils accepten la discipline de leur ciganisation. Et lorsque la discipline d leur organisation leur impose de respecter la discipline d la société, ils respectent à la fois, la discipline de l'organisa tion et celle de la société. Leur faible protestation, les premiers pas qu'ils font dan la vie sans le soutien de leur organisation, sont vacillants indécis, pleins de remords. Ces révoltés, lorsqu'ils sont seuls, apparaissent tout à cou comme des conformistes, désespérés de se trouver seuls, san: vouloir admettre ce fait qu'il n'y a plus d'organisation pour nous défendre, qu'il faut briser les forces qui prétendent nou: défendre et en réalité nous oppriment. Mais ces forces sont colossales. Que sommes-nous ? Une poignée. Hier encore sui la Place Nationale, lorsque nos amis essayèrent d'intervenir, ils furent pris à parti par les communistes et il y eut un début de bagarre, des coups furent échangés. Et là, encore une fois, le syndicat et le Parti qui paraissaient s'endormir, n'être qu'un poids mort porté par les ouvriers, le syndicat et le Parti, se sont subitement métamorphosés, ils sont devenus une force réelle, organisée, avec ses commandos. Ils ont sorti leurs griffes. Et pourtant, ils semblaient encourager les ouvriers à s'exprimer: « Faites des actions pour le cessez le feu en Algérie » ont clamé tous les orateurs à leur micro. Plusieurs ouvriers sont intervenus pour dire que l'action devait être énergique et coor- donnée. En réponse, ils ont été traité de trotskystes, de pro- vocateurs, de colonialistes. « Vous nous avez mal compris », ont-ils répondu, « nous luttons ensemble, nous sommes aussi contre la guerre d'Algé- rie, mais nous sommes pour des manifestations générales. » « Comme à Grenoble », dit l'un. Et comme un écho, plusieurs répètent: « comme à Grenoble. » Revenus à nos machines, nous épiloguons encore et encore. C'était un mercredi. La veille, par un tract ronéotypé, le Comité des jeunes expliquait que les ouvriers qui avaient pris l'initiative de ce comité, en avaient assez d'attendre. Ils vou-: laient de l'action, et pour cela, invitaient les ouvriers à se réunir Place Nationale, pour décider ensemble ce qu'il y avait 90 lieu de faire. Ce comité, bien que reflétant incontestablement l'opinion de certains ouvriers, pour ne pas dire d'une bonne partie de l'usine, était marqué par l'empreinte de la politique trotskyste. Ce tract, en effet, s'il s'adressait aux ouvriers, ne pouvait s'empêcher de terminer en demandant aux organisations « ou- vrières » de prendre leurs responsabilités. En réalité, il s'agis- sait comme toujours, de s'adresser aux ouvriers, pour qu'ils fassent pression sur leurs organisations syndicales et poli- tiques, et pour que celles-ci, en dernier lieu, décident de l'action à mener. Le ton même du tract et des discours qu'on entendit étaient touchants de bonne foi, d'humanité et de naïveté. Ce comité s'excusait même de comprendre des trotskystes. Les jeunes voulaient l'union de tous les ouvriers, et sur- tout de toutes les organisations syndicales et politiques. La plus grande partie du meeting fut consacrée à expliquer et à prouver leur bonne foi, tandis que quelques communistes excités les injuriaient. La situation se trouvait ainsi paradoxa- lement renversée. C'étaient ceux qui essayaient de faire une action, ceux qui avaient réussi, et avec quel mal, quels sacri- fices, à faire un débrayage aux culasses, ceux qui avaient passé la nuit à tirer un tract et à le distribuer, å organiser sans micro, sans estrade, un pauvre meeting, eux, les Lilliputs, qui s'excusaient devant les géantes organisations syndicales, d'avoir fait ce qu'ils avaient fait, en spécifiant bien qu'ils vou- draient voir ces géants prendre la tête de ces actions. A 12 heures 30, les ouvriers commencent à affluer Place Nationale.' Les organisateurs du meeting sont une poignée, la plupart de moins de 30 ans, et visiblement angoissés par ce qui va se passer. Chacun craint que l'hostilité des communistes ne se traduise par des coups de poings, comme la dernière fois. Deux maigres pancartes sont dépliées. Sur l'une est inscrite: « Paix en Algérie ». Sur l'autre: « Tous comme à Grenoble ». Mais les ouvriers sur la place restent muets et étonnés de voir un si petit cortège. Ici, l'habitude veut, que chaque manifes- tation ait une ampleur beaucoup plus vaste. Les meetings, lorsequ'ils sont organisés par les syndicats, sont orchestrés par de bons tenors et soutenus par un choeur plus imposant, parce que plus discipliné. Personne ne fait écho à ces slogans, et. l'ardeur avec laquelle ils sont clamés tranche avec la réserve du reste des ouvriers. Cette minorité de manifestants, tranche pourtant aussi avec les manifestations du syndicat: Ils sont jeunes, ils pa- raissent tout à fait inexpérimentés dans ce genre de choses, et manquent totalement d'assurance. Mais toutes leurs hésita- tions sont compensées par une marque indéniable de sincérité. Leurs visages, à part trois ou quatre trotskystes, sont in- 91 connus. Ce ne sont plus les mêmes qui manifestent. Les piliers des manifestations communistes, sont là, eux aussi, mais ils boudent ostensiblement cette réunion. Les orateurs sont peu applaudis, malgré les camarades qui essaient de provoquer par des slogans l'enthousiasme de la foule. Les ouvriers des organisations syndicales et politiques sont invités à prendre la parole à plusieurs reprises. Seul, Blanc, le responsable de FÒ, prend la parole et, avec beau- coup d'éloquence, démontre que son syndicat fait quelque chose contre le rappel des disponibles puisque, au cours de son congrès, il a adopté une résolution. Les communistes l'écou- tent religieusement et l'applaudissent. Le temps n'est-il pas à l'amitié en ce moment? On offre encore la parole et un ouvrier d'une cinquantaine d'années, bien planté sur ses jambes, monte sur le camion qui sert d'estrade. Il est calme. Il dit qu'il a fait la guerre de 14, et que son fils est en Algérie. Puis il approuve l'initiative du Comité des jeunes. Un communiste essaie de l'interrompre. Il se tourne vers le perturbateur et l'invite à se taire ou à monter sur l'estrade improvisée. Il obtient ainsi le silence. Il peut continuer. Il dit, entre autre: « Ce n'est pas parce qu'on a une carte syndicale ou politique dans sa poche, qu'on fait quelque chose. » A un passage de son intervention, un jeune l'applaudit bruyam- ment. Il s'arrête, se tourne vers l'auditeur enthousiaste: « Ce n'est pas des applaudissements que je demande. » Il toise tout l'auditoire, les deux bras en avant. « Ce qu'il faut, c'est em- pêcher de partir les jeunes, les empêcher d'aller se faire tuer. » C'est un ouvrier qui parle avec beaucoup de bon sens. Il est applaudi. « Un comité de paix a été créé dans l'usine », dit un communiste, « qu'est-ce que vous venez nous emmerder, avec votre comité de jeunes? » Un orateur qui semble présider s'excuse alors de ne pas en avoir eu connaissance. Et la réunion se termine par une résolution de ce comité de jeunes qui décide de prendre contact avec ce comité de la paix. Il reste deux minutes avant que le deuxième coup de klaxon annonce la reprise du travail. Chacun regagne son atelier en méditant peut être sur ce que fera ce comité de paix. C., que je rencontre, n'a pas d'illusions. Il dit: « Il fera comme les autres: Rien », puis il se met à rire. Il n'est plus indigné. Il en rit, tellement la chose lui paraît grotesque. Combién font comme C. quand ils apprennent qu'un comité a été fait pour ceci ou cela ? Combien savent que ces comités sont des organismes fantoches, qui regroupent les militants actifs du PC et qui n'ont d'autre politique que celle du Parti. Ils savent à quoi s'en tenir, mais ils n'ont plus la force de 92 s'indigner. Ils ne se dérangent pas pour aller écouter un mee- ting organisé par le comité qu'ils approuvent. Ils trouvent plus commode d'approuver par un vote ou par un oui de la tête, un comité qui les dispense de se déranger. Lorsque ces jeunes ont traversé la place pour faire leur meeting, lorsque même la passivité des ouvriers ne faisait pas baisser leur enthousiasme, où croyaient-ils aller ? Dénoncer les organisations syndicales leur semblait un sacrilège, bien qu'au fond d'eux-mêmes ils étaient conscients que ces organisations sont un poids mort sur la classe ouvrière. Et pourtant, il aurait fallu s'adresser aux ouvriers et leur montrer que tant qu'ils remettraient leur sort entre les mains de ces organismes, ils seraient encore, une fois de plus trompés. Ils n'ont pas voulu cela, ils ont voulu mettre les organisa- tions au pied du mur. Et les voilà, encore une fois de plus, dans le giron traditionnel. Ils attendent encore que ces orga- nismes décident, perpétuels exploités, même lorsqu'ils veulent résister à l'exploitation. Le comité de jeunes est parti de presque rien; des mécon- tents d'un atelier se sont intitulés « Comité de jeunes » pour se donner un nom. Mais au fond personne ne se considère, au début, comme faisant partie d'un organisme qui n'a pas de programme défini, à part l'opposition à l'appel des disponi- bles. Il n'a pas de bureau élu. Ce n'est qu'une réunion d'ou- vriers. Mais peu à peu, ce comité prend vie. Après le meeting, les ouvriers s'aperçoivent que les autres, les considèrent réellement comme un comité. Des ouvriers d'au- tres ateliers viennent s'adresser à eux, témoignent leur con- fiance ou leur approbation. Les ouvriers qui constituent ce noyau voient, tout à coup, que les autres les considèrent plus comme un comité, qu'eux-mêmes ne le font. Cette nouvelle situation les enhardit davantage. Eux qui prétendaient que sans les organisations traditionnelles, il est impossible de faire quoi que ce soit, commencent à en douter. Eux qui croyaient n'obtenir que méfiance sont étonnés des preuves de sympathie qu'on leur témoigne. Eux qui n'étaient que de simples ouvriers, seraient-ils quelque chose ? Le comité de la paix a convoqué le comité de jeunes. Nous nous réunissons un soir, avant l'entrevue. Les ou- vriers qui vont parlementer avec les représentants des forces officielles sont inquiets. Ils ne se sentent pas à la hauteur pour discuter avec des gens qui sont des professionnels de la dis- cussion et des meetings. Mais ce sentiment d'infériorité ne fait qu'augmenter leur méfiance: « Ils vont essayer de nous rouler, méfiez-vous. >> - « Oui, on le sait bien, mais on a des positions fermes. » ! - 93 - Quelles sont ces positions ? Faire une action. Laquelle? N'importe. Tout ce qu'on peut. Mais pas de délégation, ni de pétition. A part ça ? A part ça, il s'agit de s'adresser à tout le monde, et le comité de jeunes ira avec toute sa bonne foi s'adresser aux organisations, comme aux ouvriers. Aucune force ne doit être oubliée. Ils sont encore pleins de dynamisme une quinzaine de têtes nouvelles; tous s'expriment. Enfin, ils vont rejoindre la salle de séance. Ils partent, toujours décidés, et inquiets à la fois. Les voilà qui rentrent dans la salle. Ils tranchent, même par leur allure. Ils se trouvent avec des ouvriers, et des membres du co- mité d'entreprise, dont la plupart ne se séparent jamais de leur serviette de cuir. Pendant plus de deux heures les ora- teurs du comité de la paix, répètent pour Ta nième fois les discours qu'ils prononcent à chaque occasion. Ils parleront de Bugeot, Blachette et du fatidique coup d'éventail. Chacıın ira de son laïus, pour conclure quoi? Conclure qu'il faut faire quelque chose contre la guerre d'Algérie. Un incident se produit pourtant. Le président s'adresse au comité de jeunes, en leur disant que le comité de la paix veut bien discuter avec eux, mais pas avec les trotskystes. Les jeunes, tout en s'excusant d'avoir des trotskystes parmi eux, disent que si on refuse les trotskystes, ils partiront eux aussi .Un FO et un chrétien font la même menace. Les trotskystes sont acceptés. Un jeune se lève et exprime son indignation: « Vous me dégoûtez tous, dit-il, en s'adressant aux membres du comité de la paix. Vous parlez de faire quelque chose. Avec des gens comme vous ! Vous n'êtes que des baratineurs, il n'y a rien à foutre avec vous. » Il se lève, suivi de deux autres ouvriers, et prend la porte. En sortant, ils ont encore le temps d'insulter Linet, secrétaire de la CGT, ancien député communiste: « Et toi, avec ta grosse bedaine, c'est pas toi, qui ira te faire casser la figure, tu t'en fous, salaud ! » Les jeunes proposent de débrayer mardi et de faire une manifestation. Le comité de la paix repousse la propo- sition. La séance se termine, les jeunes sont accablés. Quel- ques-uns ont la migraine. Ils ont parlé, ils ont écouté, et rien ne s'est décidé. Certains sont décidés à tout laisser tomber. Le lundi matin, un tract du Comité de la Paix, demande aux ouvriers. 94 de faire une action pour le mardi: « Organisez vous-mêmes des débrayages. Assistez à un meeting, à 12 h. 30, Place Nationale. Portez une pétition à la mairie de Boulogne, tous, le soir, à la sortie du travail. » Les membres du comité de jeunes reprennent un peu con- fiance. N'est-ce pas leur proposition, que le Comité de la Paix est en train de faire sienne? Demain, il y aura une manifestation. N'est-ce pas cela même qu'ils désiraient? Dans mon atelier, les responsables communistes et cégé- tistes, ne bougent pas de leur machine. Ils font, comme s'ils ignoraient la manifestation. Ils restent silencieux et n'invi- tent par leurs adhérents à les suivre. Le mardi, deux tracts sont distribués le matin, à la porte, émanant du Comité de la Paix, mettant en garde les ouvriers contre les trotskystes, dans une mise au point placée à la fin ) Le comité des jeunes. lance un tract pour inviter les ou- vriers à suivre la manifestation, le mardi à 12 h. 30. Le meeting est dépourvu d'intérêt. Les orateurs sont: un FO, un communiste, un socialiste. A part le FO les autres orateurs sont connus. Ce sont les mêmes. A part le FO, tous ont leur discours écrit. Ils lisent, et parfois se trompent dans la lecture. Il semble que le discours n'a pas été rédigé par eux, et qu'ils n'ont pas eu le temps de l'étudier. D'ailleurs nous savons que tous leurs discours sont les mêmes. Les idées exprimées sont toutes limitées aux mots d'ordre du Parti communiste. C'est morne, et sans intérêt. A deux minutes de la reprise, une résolution est lue, et on demande à la cantonade: « Que les ouvriers qui votent pour, lèvent la main. » (1) En voici le texte (Tract de la CGT du 5 juin 1956): Le Syndicat CGT informe les travailleurs de l'usine que la participation à ses côtés d'éléments trotskystes introduits au sein du Comité d'Entente pour le cessez-le-feu en Algérie sur l'insistance de militants FO et CFTC ne change absolu- ment rien au jugement que le Syndicat CGT a déjà porté sur eux en de nombreuses circonstances. Le Syndicat CGT est conscient de la grande responsabi- lité qu'il assume devant les travailleurs de l'usine, c'est pour- quoi, en cette occasion, il renouvelle les mises en garde, ré- sultats de l'expérience des nombreuses luttes passées, contre ces éléments trotskystes qui, en lançant des mots d'ordre aventuriers, contribuent toujours à l'affaiblissement de la lutte et à la division des travailleurs. 95 Quelques mains se lèvent. Ceux qui sont contre ?' Pas une main. Les abstentions ? Personne. On ne pense plus qu'à rejoindre rapidement sa machine. « La résolution est adoptée à l'unanimité, nous la porte- rons ce soir ensemble à la mairie de Boulogne. » Nous sommes quelques-uns à regretter d'être venus. Cha- que réunion de ce genre nous décourage, et nous écoure encore plus. La manifestation n'aura lieu, en réalité, que parce que le PC l'a voulue. Et le PC ne l'a voulue que parce que les ouvriers commençaient à s'indigner qu'il ne la voulût point. Mais maintenant que le PC marche, ils ont peur qu'on leur demande d'y participer. Un raboteur me dit que ça va barder: Il faudra mettre des souliers « pour courir, car il y aura de la bagarre. » Le croit-il vraiment? Son regard évite le mien. Je sais qu'il ne viendra pas. Un autre, très enthousiaste auparavant, a perdu subitement son dynamisme. Le soir nous nous réunissons Place Nationale. La grande majorité des ouvriers passe à côté des bande- rolles, et rentre chez soi. Ils sont presses. Ils jettent un coup d'ail timide sur le groupe que nous sommes, et s'en vont en baissant la tête. Deux inspecteurs de police en civil viennent prévenir les porteurs de banderolles que le maire les attend, et reconman- dent aux organisateurs de faire en sorte que la manifestation soit faite dans le plus grand calme. Les organisateurs promettent, et les deux inspecteurs se joignent au cortège. En passant à côté, mon camarade peut entendre distincte- ment l'un d'eux dire à son collègue: « j'en ai repéré deux. » Nous somines 1.200 au départ. Mais, dépassé la bouche du métro Billancourt, le monde baisse. Il baisse encore à Mar- cel Sembat. J'aperçois un ancien prolétaire qui est reporter à l'Agence France-Presse. Il regarde la manifestation. Pour lui aussi nous voici des choses, nous allons sans doute lui donner l'occa- sion de faire quelques lignes, de justifier sa fonction. Il se mêle à nous. C'est son boulot. C'est peut être pour lui un rajeunissement. J'ai peur qu'il ne dise que ça lui rappelle sa jeunesse et le temps où lui aussi manifestait. Non, c'est devenu un journaliste consciencieux. Il nous étudie sérieusement. Nous crions:.«. Pas de soldats pour l'Algérie ». Les com- munistes lancent: « Négociez » et « Paix en Algérie. » 96 La porte de la mairie est gardée par des agents. A quel- ques centaines de mètres, dans les rues avoisinantes, les cars de CRS stationnent. Linet qui conduit le cortège, demande le silence aux mani- festants. Nous sommes alors un peu plus de 500 et le dialogue entre représentants de la manifestation et représentants de la mairie commence: Il est répondu que le maire est absent. Son adjoint, alors. Le premier adjoint fait savoir qu'il recevra une déléga- tion de trente à quarante personnes seulement. Linet demande que le premier adjoint se dérange et qu'il descende lui-même. Discussions. Enfin l'adjoint descend ; il lui est demandé de faire par- venir la pétition à l'Assemblée et d'en donner lecture à une réunion du Conseil Municipal. Réticences de la part de l'adjoint, qui finit par accepter. Le socialiste Nord-Africain parle avec difficulté Au meeting de midi, il nous a parlé du XVIsiècle et des livraisons de blé de l'Algérie à la France, au XIXe siècle. Il intervient, dans la discussion avec l'adjoint et parle de Robespierre. Qu'est-ce qu'il dit? Il dit à l'adjoint que s'il refuse de transmettre la pétition il sera indigne du pays de Robespierre. «« C'est un historien. » Un vieil ouvrier se tourne vers nous: « Il a raison.» Croit-il que l'on se moque, parce qu'il est Nord-Africain? On se moque, parce qu'il s'empêtre dans de grands dis- cours, et que pour nous, la réalité nous paraît simple. Linet fait un bref discours et demande pour finir aux ouvriers de se disperser. Nous sommes alors un peu plus de trois cents. Nous apprenons quil y a eu dans la journée, à 15 heures, une autre délégation du département 14 qui est venu remettre une pétition. Nous apprenons aussi que certains ouvriers ont débrayé à 7 heures et sont partis chez eux. Les organisateurs de ces pétitions et débrayages sont toujours les communistes. Le lendemain nous nous retrouvons dans nos ateliers. La manifestation a-t-elle encouragé les ouvriers? Non, au con- traire l'impression générale est plutôt pessimiste. Nous nous comptons dans l'atelier. A part trois ou quatre communistes - 97 et nous, personne n'est venu à la manifestation. Ni le délégué CGT, ni l'ancien délégué. Quant aux mili- tants syndiqués de base, n'en parlons pas. Ils évitent de nous demander des détails sur la manifestation et détournent les conversations qui ont trait à la guerre d'Algérie. Pourtant combien de fois n'ont-ils pas reproché aux inorganisés de ne rien faire ? Combien de fois se sont-ils montres comme l'avant- garde ouvrière de l'usine. La carte syndicale qu'ils remplissent soigneusement tous les mois, ou bien leur vote annuel aux élections des délégués, sont les seuls actes qui servent à dé- penser leur combativité. Aux élections du comité d'entreprise l'autre jour, lorsque nous expliquions les raisons de notre abstention, nous avons choqué, plus, indigné, beaucoup d'en- tre-eux. Ne nous ont-ils pas reproché de nous désintéresser du sort de la classe ouvrière. Nous nous sommes moqués de l'air tellement digne que prenaient les électeurs. Que croyaient-ils avoir fait en jetant leur bulletin dans l'urne? Et aujourd'hui, que pensent-ils de leur abstention à l'égard d'une manifesta- tion patronnée par ceux qu'ils ont élus ? Nous évitons de leur reprocher de ne pas être venus, car nous ne tirons de cette manifestation aucune fierté. Pouvons-nous décidément dire que le fait d'avoir passé une demi-heure dans la rue, d'avoir porté une pétition au maire de Boulogne était une action efficace contre le rappel des disponibles ? Nous l'avons toujours nié. Nous nous sommes éreintés à dire qu'il fallait d'autres actions plus généralisées. Nous nous sommes pourtant associés à l'action décidée, mais encore une fois les cadres communistes ont eu le dernier mot. Encore une fois les communistes ont dévié le sens des actions de masse. L'action des ouvriers pour eux, ne peut être que de demander aux députés de changer leur politique. Quoi d'étonnant, si les militants de base ne se sont pas dérangés ? Si les yeux sont fixés sur le parlement, sur les combines, sur les alliances entre les députés de gauche, quoi d'étonnant que la politisation fasse perdre aux militants l'élément essentiel de la politique: la lutte de classe ? La lutte de classe, l'action de masse, est devenue quelque chose qui fait double emploi avec l'action des députés. Elle est une action parallèle, elle n'est pas le facteur déterminant. Cette idée, développée par les organisations politiques et syn- dicales, est-elle vraiment ancrée chez les ouvriers ? Non, cer- tainement pas, mais cette idée sert de prétexte à quiconque n'a pas le courage de débrayer, de manifester. Cette idée peut tranquilliser l'ouvrier qui ne fait que voter, ou peut-être seule- ment payer son timbre. Ces deux actions, à elles seules, lui donnent le titre de « militant ». - 98 - Les journaux viennent d'annoncer en gros titres les résultats du vote sur la question de confiance. Un commu- niste brandit son journal: « Tu vois, ils se sont abstenus, cette fois. » ( Et alors? --« Eh bien, ce sont les seuls », dit-il d'un air supérieur. « Et qu'est-ce que ça peut bien foutre qu'ils votent pour ou contre, ou qu'ils s'abstiennent ? » Lui, il lira tous les détails des interventions et répétera les arguments exprimés par le député en qui il a confiance. . La vague s'est retirée, il reste le découragement, dans l'atelier. Quatre jours après, un jeune de l'atelier voisin, que je connais vaguement vient me trouver: « Un de nos copains est rappelé, il part jeudi, à la gare de Lyon, il faut l'empêcher de partir, en allant tous à la gare. » Pourquoi s'adresse-t-il à moi? Il me connaît à peine. « Comment, veux-tu faire débrayer toute l'usine pour jeudi ? » Oui, il n'y a que ça à faire. » Il est très excité. « Par quel moyen veux-tu t'adresser à toute l'usine? » « Par ccpinage: Moi, je contacte tous les copains que je connais, et tous ceux que je contacte, contactent à leur tour les autres copains qu'ils connaissent et ainsi de suite... » Puis il ajoute: « Il n'est pas question de politique ni d'organisations. Il faut faire quelque chose. » Pourtant, il m'a expliqué qu'il votait CGT. Mais il pense qu'aussi bien le Comité de la Paix que les organisations poli- tiques ne prendront pas leurs responsabilités. Je ne voudrais pas le décourager, mais le mettre en garde. « Toutes les organisations seront contre nous; elles saboteront l'initiative de toutes les façons. » Il n'en est pas sûr. Il s'en va. Encore une nouvelle vague qui s'élance. Quand je passe le voir à son atelier, je le vois gesticuler au milieu d'un groupe. Il s'en prend au responsable de l'UJRF. Ce dernier explique qu'il ne faut pas se lancer dans des actions aventuristes et dit qu'il faudrait demander aux autres organisations syndicales de prendre leurs responsa- bilités. Il ajoute: «la CGT a pris les siennes, il faut que FO, la CFTC et le SIR prennent les leurs, et alors, tous, dans l'unité, nous pourrcns faire des actions. » Nous discutons. Il dit que FO a évolué et que, peu à peu, elle évoluera davantage. Nous parlons un langage différent: Nous, nous parlons des rappelés, de l'action des ouvriers, lui ne voit que les orga- nisations syndicales et les partis politiques. Pour lui les 99 ouvriers ne sont rien sans leur étiquette. C'est la politique des partis qui détermine les événements. Deux jeunes essaient de se faire comprendre: Ils veulent empêcher leur camarade de partir. Ils ne comprennent visi- blement pas pourquoi le responsable de l'UJRF ne parle pas le même langage. Ils s'énervent de ne pas pouvoir se faire en- tendre. Certains regagnent leur place, découragés. Celui qui est venu me trouver semble étonné de rencontrer tellement d'incompréhension. Quand je le reverrai, lui aussi peut-être, aura perdu tout espoir de faire quelque chose. Son dynamisme se sera heurté au mur du parti et des syndicats. La vague sera brisée. Le mur du Parti et de la CGT avec son organisation dans l'usine, ses cadres groupés dans le personnel du comité d'en- treprise, tout cela pèse d'un poids énorme sur toute la classe ouvrière. Les initiatives spontanées des ouvriers sont bafouées et les organisations contribuent ainsi, comme l'appareil de direction, à aliéner l'ouvrier, à le laisser à son rôle d'exécutant docile. Pour secouer le poids de ces organisations, la sponta- néité des ouvriers n'est pas assez forte, pas assez coordonnée. De tous ces efforts, que reste-t-il? Le plus souvent un amer découragement. Et dès que nous parlons de coordonner cette spontanéité dans une organisation, nous nous retrouvons tou- jours aussi seuls. L'hostilité à la guerre d'Algérie n'est pas assez forte pour faire naître une telle organisation. 100 1 Les grèves de l'automation en Angleterre Il y a un an et demi que l'équilibre précaire sur lequel vit depuis la guerre le capitalisme britannique menace à nou veau de se rompre. Les prix montent, les importations augmentent, les exportations, sous la pression croissante de la concurrence internationale, en particulier allemande et japo- naise, stagnent. Considérant que les racines du mal se trouvent dans une demande intérieure excessive, qui absorbe une part trop grande de la production et n'en laisse pas assez pour l'exportation, le gouvernement conservateur d’Eden a essayé de combattre les «pressions inflationnistes » par des augmentations d'impôts et des restrictions au crédit, en parti- culier au crédit à la vente des automobiles ; il visait aussi, par ces mesures, d'amener une certaine augmentation du chômage, que les capitalistes anglais considèrent comme un excellent moyen de discipliner les ouvriers et de les obliger à « modérer leurs revendications ». Les mesures gouverne- mentales n'ont eu jusqu'ici qu'un effet tardif, limité et incer- tain sur la balance extérieure ; en revanche, elles ont réussi à provoquer un arrêt de l'augmentation de la production, pratiquement stagnante depuis un an, et à frapper sérieuse- ment l'industrie automobile, où la durée du travail a été réduite à plusieurs reprises depuis le début de cette année. C'est dans ce climat que se situe la grève d'avril-mai des ouvriers de la Standard Motor Company Ltd à Coventry. Déjà au mois de mars un conflit avait éclaté, les ouvriers n'acceptant pas la mise au chômage à tour de rôle de 250 ouvriers par jour décidée par la Compagnie. Mais lorsque, le 27 avril, les 11.000 ouvriers de la Standard se mirent en grève, refusant le licenciement de 3.000 d'entre eux, l'événe- ment avait une portée infiniment plus grande. La Standard, un des «cinq grands » de l'industrie automobile anglaise, possède à Coventry l'usine de Canley, où 6.000 ouvriers fabri- quent des automobiles, et l'usine de Banner Lane, où 5.000 ouvriers produisent 70.000 tracteurs par an (la moitié environ de la production anglaise). Le licenciement de 3.000 ouvriers était le résultat de la réorganisation et du rééquipement IOI complet de l'usine de tracteurs ; l'introduction de méthodes * automatisées » dans celle-ci permettra d'élever la produc- tion annuelle à 100.000 tracteurs, en réduisant de moitié le personnel employé. La réduction du personnel a été présentée par la Compagnie comme « temporaire », accompagnée de promesses de réembauche une fois le rééquipement terminé. Les ouvriers refusèrent de l'accepter, et leurs délégués pré- sentèrent des contre-propositions visant une réduction du temps de travail pour tout le personnel et une réorganisation des plans de production de la Compagnie. Ces propositions ont été repoussées par la direction. La grève dura quinze jours. Elle a pris fin le 11 mai sur un recul partiel de la direc- tion et sa promesse de réexaminer le problème en consul- tation avec les délégués des ouvriers. Le 25 mai la direction acceptait une partie des propositions ouvrières, mais le 31 mai elle rejetait les autres et déclarait qu'elle allait licencier 2.600 ouvriers. Depuis, un conflit est en train de se dévelop- per entre les hommes et leurs délégués d'atelier, d'un côté, qui veulent se mettre en grève, et les syndicats officiels qui essaient par des manoeuvres de toutes sortes d'éviter la lutte. La grève des ouvriers de la Standard a eu un immense retentissement en Angleterre. Il n'est pas exagéré de dire que depuis le 26 avril, l' « automation » est devenue une préoccu- pation majeure des ouvriers, des syndicats, des capitalistes et du gouvernement anglais. Ce qui n'était pendant longtemps qu'utopie et « science-fiction », ce qui était la veille encore objet des calculs des ingénieurs et des grands comptables de l'industrie, est devenu dans quelques jours un facteur domi- nant de l'histoire sociale de notre temps et thème d'énormes titres à la « une » des journaux à grande circulation. C'est que les problèmes soulevés par l'automation touchent à la fois la structure « libérale » du capitalisme occidental et la struc- ture de l'usine capitaliste. En même temps, certains des aspects les plus profonds des relations existant dans l'usine moderne entre les ouvriers, les syndicats et la direction étaient brutalement mis en lumière : le degré d'organisation sponta- née des ouvriers, leur attitude face à l'organisation de la production, l'incapacité de la direction de contrôler effecti. vement l'usine apparaissent clairement dans la grève de la Standard. Le rôle des délégués d'atelier Le rôle joué par les délégués d'atelier (shop stewards) pendant la grève de la Standard rend nécessaires quelques explications sur cette forme d'organisation des ouvriers anglais, qui n'a pas d'équivalent en France (où les délégués 102 d'atelier ont été à la fin entièrement intégrés dans l'appareil syndical). Les délégués d'atelier anglais sont en fait indépendants des syndicats. Ils sont élus par chaque département de l'usine ; ils peuvent être révoqués par une simple assemblée dis ouvriers du département, par un vote de « non-confiance », auquel cas un nouveau délégué est immédiatement élu. Ce sont les délégués qui mènent la plupart des négociations avec la direction sur les conflits qui surgissent quotidiennement à propos de la production, des normes, des taux, etc. En fait, le rôle des syndicats tend à être réduit à la formulation, une fois par an, de revendications sur les taux des salaires de base qui, en Angleterre comme partout ailleurs, n'ont qu'une relation de plus en plus lointaine avec les salaires effectifs des ouvriers. Le mouvement des délégués d'atelier est apparu en Angleterre vers la fin de la première guerre mondiale. Entre les deux guerres, il a été constamment l'enjeu d'une lutte entre ouvriers et capitalistes, ceux-ci refusant de reconnaître les délégués et les licenciant dès qu'ils le pouvaient ; obligés souvent de les recevoir, ils profitaient du premier relâche ment de la pression ouvrière pour les attaquer de nouveau. Mais pendant la deuxième guerre mondiale, les capitalistes ont été contraints de comprendre que le développement de la production dont dépendait le sort de l'Angleterre, serait impossible s'ils ne reconnaissaient pas les délégués d'atelier. Ainsi ceux-ci ont accédé à un statut semi-légal. Actuellement, les ouvriers considéreraient toute attaque contre les délégués comme une attaque contre le mouvement syndical et les droits démocratiques élémentaires. Les syndicats contrôlent théoriquement le mouvement des délégués d'atelier car ils délivrent à ceux-ci l'attestation certifiant leur qualité. Mais en fait il n'y a pas un seul exemple où le syndicat ait refusé de reconnaître un délégué élu par les ouvriers (en France, comme on sait, les délégués sont pratiquement désignés par les syndicats, et c'est pour tel ou tel autre syndicat que les ouvriers sont en fait appelés à voter). L'indépendance de fait des délégués d'atelier s'ex- prime clairement lors des grèves. Comme la plupart du temps les syndicats s'opposent à la grève, les délégués commencent par déclencher la grève que demandent les hommes ; ils se rendent ensuite au syndicat, et demandent que la grève soit < reconnue » (ce qui permettrait aux ouvriers de recevoir une allocation de grève sur les fonds importants dont disposent les syndicats). Le syndicat dira alors presque toujours que cela est impossible et demandera au délégué de persuader les hommes à reprendre le travail. Le délégué convoquera une réunion des hommes, pour la forme, puis retournera au syn- 103 dicat pour expliquer qu'il n'y a rien à faire. La plupart du temps, le syndicat cédera et reconnaîtra la grève. S'il ne cède pas, les délégués poursuivront en règle générale leur action en les ignorant (1). Mais l'aspect le plus caractéristique du mouvement des délégués d'atelier est qu'il tend à dépasser le niveau de l'ate- lier ou de l'usine et à s'organiser sur une échelle beaucoup plus vaste, au niveau de l'industrie et au niveau de la région. Des réunions régulières, totalement inofficielles, de délégués d'atelier représentant des usines des quatre coins du pays, ont lieu dans le cas de la plupart des grandes branches de l'industrie ; à l'occasion, les délégués de toutes les branches d'industrie d'une région donnée se réunissent. Après avoir pendant des années ignoré ou prétendu ignorer ce fait, la presse bourgeoise est amenée maintenant à en rendre compte. On pouvait lire dans les journaux anglais du 5 mars que le samedi 3 mars avait eu lieu à Birmingham une réunion du comité (non-officiel) des délégués d'atelier de l'industrie auto- mobile qui avait voté une résolution blâmant le Gouverne- ment comme directement responsable de la situation de crise dans l'industrie automobile, appelant les ouvriers de l'auto- mobile à tenir des meetings et des démonstrations de masse le 26 mars, invitant les représentants des ouvriers des autres industries affectées par la politique économique du Gouver- nement à se joindre à eux, et qui avait décidé de convoquer une conférence spéciale des délégués d'atelier de l'industrie automobile à Birmingham le 22 avril. De même, dès que le problème de l'automation a été posé dans la pratique, igno- rant les résolutions grandiloquentes et platoniques votées par les syndicats, les délégués d'atelier organisaient leurs contacts à l'échelle nationale. Les journaux du 28 mai rendaient compte d'une conférence nationale des délégués d'atelier des industries mécaniques et assimilées qui s'est tenue à Londres le dimanche 27 mai. Cette conférence a demandé « qu'une consultation complète avec les ouvriers à la base (at shopfloor level) ait lieu avant l'introduction de nouvelles méthodes de production... que l'accroissement de la production se reflète dans l'accroissement de la paye... Les employeurs ont été avertis que s'ils ne tenaient pas compte de ces revendications, ils pouvaient s'attendre à une résistance jusqu'au bout ». La motion unanimement votée déclare : « Nous ne nous oppo- sons pas à l'introduction des nouveaux progrès techniques, mais nous insistons sur ce qu'une consultation complète avec les ouvriers à la base doit avoir lieu avant cette introduction. 1. C'est ce qui s'est passé pour plusieurs grèves importantes en 1954 et 1955 ; v. le n° 17 de cette revue, Les grèves des dockers anglais, en particulier pp. 62, 69, 73. 104 Nous sommes décidés à sauvegarder les intérêts des ouvriers et à lutter pour l'élévation du niveau de vie à la suite de l'automation, la pleine consultation, l'élimination du chô mage, la paye complète des ouvriers en attendant la solution satisfaisante des problèmes surgissant dans une entreprise, la réduction de la semaine du travail et les trois semaines de congé annuel » (2). Sans doute il serait faux de penser que le mouvement des délégués d'atelier est entièrement indépendant de la bureaucratie syndicale ; certains parmi les délégués seront en même temps des syndicalistes actifs, et parmi ceux-ci, il y en aura qui tendront à faire prévaloir auprès des ouvriers la ligne du syndicat. Mais leur révocabilité permanente empêche qu'ils puissent le faire de façon systématique ou sur des sujets considérés par les ouvriers comme importants. Au demeurant, il suffit de comparer la ligne d'action effective des délégués dans la grande majorité des cas, ou la résolution sur l'auto- mation citée plus haut, avec l'attitude et le bavardage des syndicats pour comprendre que le mouvement des délégués d'atelier et la bureaucratie syndicale sont en fait divisés par une ligne de classe. Le pouvoir effectif dans l'usine et l'attitude gestionnaire des ouvriers. Dès qu'une telle forme d'organisation existe, malgré son caractère partiel et non-formel, les manœuvres de la bureau- cratie syndicale, le poids énorme des moyens dont dispose le capitalisme dans l'usine et dans la société, la puissance du prolétariat moderne apparaît dans le fait que la direction capitaliste n'est plus le maître sans partage dans « sa propre maison ». Les ouvriers, unifiés, autour des délégués d'atelier, refuseront dans beaucoup de cas d'exécuter purement et sim- plement les directives des bureaux ; dans les conflits qui naissent quotidiennement au sein de la production, un compromis perpétuellement instable et mouvant est réalisé à tout instant entre la ligne de la direction et la résistance collective des ouvriers. Les deux exemples qui suivent mon- trent qu'à un certain niveau d'organisation et de combativité des ouvriers, sans barricades ni soviets, ce qui est plus ou moins en question, c'est le pouvoir même des capitalistes dans l'usine. En 1954, la direction de la Standard a édicté une régle- mentation de l'activité et des droits des délégués d'atelier ce qui montre déjà le degré de tension permanente existant dans l'entreprise. Les délégués n'en ont tenu compte que pour 2. Manchester Guardian, 28 mai 1956. 105 autant qu'ils le trouvaient bon. En décembre 1954 la direa tion licenciait trois délégués pour inobservation du règlement en question. Les 11.000 ouvriers de l'usine se mirent en grève, et, après quelques jours la direction capitulait et réembau- chait les délégués. Le deuxième exemple est fourni par la série de mouve- ments qui ont commencé chez la Standard depuis le mois de mars. Au début mars, avant tout conflit relatif à l'automation, la Standard décidait de réduire sa production d'automobiles, qui avait dépassé la demande, et d'introduire un système de rotation comportant la mise à pied de 250 ouvriers chaque jour à tour de rôle. Les ouvriers ont répondu, par la voix des délégués, en proposant une autre manière d'aboutir à la réduction voulue de la production : la semaine de travail de 36 heures avec la même paye. Sous la menace de la grève, un compromis a été réalisé avec la direction. Encore plus caractéristique a été l'attitude des ouvriers et des délégués lorsque le problème des licenciements consé. cutifs à l'introduction de l'automation dans l'usine de trac- teurs de Banner Lane a été posé fin avril. La direction avait annoncé au départ son intention de licencier temporairement 2.500 ouvriers pendant la réorganisation de l'usine affectée par l'automation ; par la suite, elle a porté ce chiffre à 2.900 et en même temps annonçait qu'elle refusait toute réduction äe la durée de travail pour les autres ouvriers. Les 11.000 ouvriers de la firme se sont alors mis en grève et les délégués ont présenté un plan visant à éviter le licenciement des ouvriers, équivalant en fait à un plan de réorganisation de la production de l'usine. Ils ont proposé : qu'une partie des ouvriers fût occupée à la production de pièces communes au vieux et au nouveau modèle, qui serviraient en partie pour les stocks de pièces de rechange du vieux modèle, et en partie pour la fabrication ultérieure du nouveau ; que la produc- tion commençât tout de suite au rythme maximum sur les parties de la fabrication déjà rééquipées et sur celles qui pouvaient l'être rapidement ; que le restant des ouvriers déplacés de l'usine des tracteurs fût absorbé par l'usine d'automobiles, en organisant dans celle-ci le travail sur trois équipes brèves, au lieu d'une longue équipe de jour et d'une brève équipe de nuit comme auparavant. A l'argument de la direction, que cela nécessiterait de tripler les contremaîtres et le reste du personnel non-productif, le comité de grève a répondu que les contremaîtres pourraient travailler sur deux équipes longues correspondant aux trois équipes brèves des hommes ; et qu'en tout cas, « que les contremaîtres soient là 106 ou non, n'a aucune importance réelle, parce que c'est le boni qui stimule le travail » (3). Ce qui est important ici, au-delà de ces propositions concrètes, c'est l'attitude gestionnaire des ouvriers et des délégués, le fait qu'ils se placent au point de vue de l'orga- nisation d'ensemble de la production de l'usine et qu'ils sont obligatoirement amenés à le faire, pour répondre concrète- ment à l'organisation capitaliste de l'usine et parer aux méfaits qu'elle entraîne pour eux. L'attitude des syndicats Depuis le mois d'avril de cette année, les résolutions des Conférences annuelles de divers syndicats ou de leurs organes directeurs se succèdent, « félicitant » la résistance des ouvriers aux licenciements (4), menaçant les employeurs de grève (5), etc. En fait, les syndicats les directions officielles ont fait tout ce qu'ils ont pu pour éviter que le problème ne se place sur le terrain de la lutte réelle des ouvriers contre les capitalistes. Après une série de déclarations contradictoires et de faux-fuyants, leur attitude a été enfin clairement expri- mée par M. J. Crawford, membre du Conseil Général des Trade-Unions : « Lorsqu'il s'agit de formuler la politique syndicale rela- tivement à l'automation, les discussions doivent être menées par des gens du niveau le plus élevé (men at the top level), non pas par des délégués d'atelier... Autrement, l'anarchie pénétrera parmi nous... » (6). Pendant la grève d'avril-mai, les syndicats avaient réussi, par une série de manoeuvres dilatoires, d'éviter de prendre position sur la grève. Mais ils n'ont pas pu s'en tirer aussi commodément par la suite. Lorsque, le 31 mai, la direction de la Standard a annoncé le licenciement définitif de 2.600 ouvriers, le secrétaire syndi- cal du district de Coventry déclara que son syndicat était « grandement choqué » par la nouvelle. Le même jour, les délégués d'atelier de l'usine décidaient de demander aux syn dicats d'appeler officiellement les ouvriers à la grève. L'attitude prudente des délégués s'explique par le changement de la situation depuis le mois d'avril : la Standard était en train de réduire sa production d'automobiles, une partie des licenciés appartenait à l'usine d'automobiles de la Compa. gnie ; la grève pourrait être longue, les ouvriers ne pourraient 3. The Times, 3 mai 1955. 4. Amalagamated Engineering Union · Manchester Guardian, 25-4-56. 5. Electrical Trades Union - Manchester Guardian, 16 mai 1956. 6. Manchester Guardian, 18 mai 1956. 107 pas tenir sans le soutien financier des syndicats. Les directions syndicales devaient se réunir le 3 juin pour décider de leur attitude. Cette réunion a été par la suite ajournée au 6 juin. Lorsqu'elle a eu lieu, les dirigeants syndicaux se prononcèrent unanimement contre la grève. «A la place de la grève, note innocemment le Manchester Guardian du 7 juin, ils deman- deront au Ministre du Travail, Mr. Macleod, de convoquer une réunion de toutes les parties intéressées pour discuter la situation. » Le Ministre du Travail a effectivement reçu les dirigeants syndicaux le 7 juin, pour leur déclarer que « la question de savoir si telle firme avait suffisamment de travail pour garder tous ses ouvriers ne pouvait être décidée que par la firme elle-même... » Nul doute que les ouvriers de la Standard et d'ailleurs apprécient à sa juste valeur ce résultat palpable des « dis- cussions au niveau le plus élevé ». L'automation et l'économie capitaliste Qu'est-ce que l'automation, et en quoi consiste-t-elle dans le cas de la Standard ? Le mot est vague, et recouvre une réalité complexe et confuse. Les techniques introduites par la Standard n'ont rien de révolutionnaire, lorsqu'on les prend séparément. Pour autant qu'on puisse savoir, elles représen- tent une combinaison de « machines-transfert » (en usage chez Renault depuis des années) et d'un certain degré de contrôle automatique de la production par des procédés élec- troniques. Il n'y a pas d'invention absolument nouvelle à la base de la nouvelle organisation de l'usine de Banner Lane. Il y a eu, pendant des années, la recherche et l'application partielle de nouveaux procédés « automatiques » dans une foule de branches de l'industrie. Puis, soudain, la réorgani- sation totale d'une usine sur la base de ces procédés, en en poussant l'application dans chaque secteur particulier le plus loin possible et en en repensant l'intégration dans ensemble productif par des méthodes elles-mêmes « automa- tisées », devient techniquement possible et économique- ment rentable. L'aspect révolutionnaire de « l'automation » actuelle consiste en ce qu'on est devenu capable de faire table rase de l'organisation précédente de l'usine et d'appliquer en masse dans tous les départements les procédés et les machines qui n'étaient jusqu'alors utilisés que de façon partielle et sporadique. Mais l'application des nouveaux procédés à une échelle inconnue auparavant non seulement donne à l'usine « auto- matisée » une structure qualitative nouvelle, mais pose à l'échelle de la société entière des problèmes énormes qui dès le départ mettent en question l'organisation pseudo-libérale du capitalisme occidental. un 108 Le premier de ces problèmes est évidemment celui du chômage technologique des ouvriers expulsés des usines « automatisées ». L'économie de force de travail résultant de l' « automation » paraît énorme. Dans le cas de la Standard, il semble qu'il y aura une augmentation de la production de plus de 40 % avec une réduction du personnel de l'ordre de 50 %. Ceci équivaut à une augmentation de la productivité du travail de plus de 180 %, et signifie que le niveau de pro- duction antérieur pourrait être désormais atteint avec le tiers de la main-d'oeuvre précédemment employée. Cela ne veut évidemment pas dire que le chômage total augmentera exactement du nombre des ouvriers licenciés. D'un côté, l'emploi doit augmenter dans les usines qui fabri- quent le nouvel équipement, qui l'entretiennent, le remplacent à la fin de sa vie productive, etc. — et cette augmentation de l'emploi aura des répercussions secondaires sur les indus- tries qui produisent des biens de consommation pour ces ouvriers. D'un autre côté, l'accumulation capitaliste ne prend pas tout de suite et intégralement la forme d'investissements dans des usines « automatisées » ; elle continue, pour la plus grande part, à avoir lieu sous forme d'investissements du type courant, où chaque milliard de francs de nouvel équipement crée, disons, une demande de mille nouveaux ouvriers. On ne peut pas entrer ici dans les problèmes complexes qui se posent à ce propos. Le résultat final net dépendra d'une quan- tité de facteurs concernant non seulement le degré d'économie de force de travail réalisée par les nouvelles inventions, l'éten. due des investissements nécessaires, le rythme de l'accumula- tion et sa répartition entre investissements traditionnels et nouveaux, mais en fin de compte tous les aspects importants de l'économie capitaliste. Autant il serait faux de penser que le chômage résultant de l'automation sera exactement équiva- lent au nombre d'ouvriers licenciés au départ (7), autant il est faux de dire que la production capitaliste créera automa- tiquement un nombre équivalent de nouveaux emplois (8). 7. S'il en était ainsi, le chômage depuis un siècle et demi aurait atteint des proportions inimaginables. 8. Ainsi The Economist du 12 mai (p. 592), après avoir repoussé l'idée « généralement avancée aujourd'hui » par les capitalistes et leurs porta parole - suivant laquelle « les effets à court terme de l'automation seront inévitablement douloureux, mais qu'à long terme l'automation créera de façon également inévitable davantage d'emplois », propose de la rempla. cer par une « version reyisée honnête » (!) qui serait : « ... Une chose est certaine, et doit nous réconforter : l’automation ne peut avoir lieu sans une demande effective probablement largement distribuée capable d'acheter les biens additionnels qu'elle créera ». La seule justi. fication de cette idée donnée par l'Economist est qu'une compagnie ne procèdera aux investissements coûteux qu'implique l'automation que dans la mesure où elle s'attend à une augmentation de ses ventes. Mais cette attente ne se vérifiera pas obligatoirement ; et elle est loin d'être la 109 Mais même abstraction faite de la question : quel sera le chômage global qui résultera de l'automation ? une chose est certaine : le chômage des ouvriers directement touchés. Du point de vue économique abstrait, il se peut qu'il y ait égalité entre le nombre d'ouvriers licenciés par la Standard et de ceux qui sont au même moment absorbés par l'indus- trie de l'équipement électronique, des machines-outils ou même des produits chimiques. Du point de vue réel, il n'en est nullement ainsi. Les nouveaux emplois créés ailleurs du fait même de l'automation ou par l'expansion générale du capitalisme ne se trouveront pas dans la même localité, ni n'exigent les mêmes qualifications. Plus même : les emplois qui subsisteront dans l'usine « automatisée » ne pourront que dans une faible proportion être ocupés par les ouvriers qui s'y trouvaient, car ils sont d'une autre nature. Comme l'a dit le Manchester Guardian paraphrasant, probablement sans le savoir, Marx « à quoi cela aide un mécano licencié de Coventry de savoir qu'il y a des emplois vacants dans les autobus d'Edimbourg ? » Les problèmes qui en résultent pour l'ouvrier sont prati- quement insurmontables. L'exploit qu'implique pour l'ouvrier individuel le fait d'acquérir une qualification, de trouver un logement et de s'y installer peut difficilement être répété deux fois dans une vie. Du point de vue capitaliste, ces aspects ne peuvent pas être pris en considération ; une firme ne peut pas régler son équipement et sa production sur le principe du maintien de l'emploi de ses ouvriers actuels. Il est dans la logique absolue de la production capitaliste de traiter l'ouvrier comme n'importe quelle autre marchandise, qui doit se déplacer pour aller rencontrer la demande, se trans- former pour répondre à ses exigences. Le fait que l'objet de ce déplacement ou de cette transformation est la personne même de l'ouvrier ne change rien à l'affaire. A la limite si l'ouvrier ne peut pas être transformé pour répondre aux exi. gences de l'univers mécanique en perpétuelle révolution, son sort ne peut et ne doit pas être différent de ceħui de n'importe quel autre instrument de production qui s'est démodé avant son usure complète : le rebut. seule raison poussant à l'automation. La plupart du temps, il y aura à la fois augmentation de la production et réduction du personnel ; il se peut même que l'introduction de l'automation ait lieu face à une demande stagnante, pour réduire simplement les coûts. Par-dessus tout, dans le cadre d'une révolution technologique, l'augmentation de la demande effective n'a pas de lien nécessaire avec une augmentation de l'emploi; celle-là peut augmenter, et celui-ci décliner précisément parce que la nouvelle technique signifie qu'un niveau donné de production peut être atteint et un niveau correspondant de demande satisfait avec une quantité différente (moindre) de travail. Il est difficile de dire dans quelle mesure l'Economist veut tromper les autres et dans quelle mesure il se trompe lui-même. IIO C'est en effet ainsi que le capitalisme a « réglé » le pro- blème du chômage technologique par le passé. Mais ce qui avait été possible au XIXe siècle, ne l'est plus avec le proléta- riat contemporain. Sa puissance effective au sein de la société interdit qu'on puisse prétendre laisser les ouvriers mourir de faim ou se tirer d'affaire aux-mêmes ; les capitalistes savent que les ouvriers pourraient dans ce cas se tirer d'affaire d'une façon tout à fait différente. Les problèmes posés par le « reclassement » des ouvriers licenciés logement dans une autre localité, nouvel apprentissage, dépenses relatives à tout cela - ne peuvent être envisagés que sur le plan national, et appellent l'action de l'Etat. Ce facteur ne peut, dans les sociétés capitalistes occidentales, que donner une nouvelle impulsion à l'intervention concrète et spécifique de la bureau- cratie étatique et syndicale dans l'organisation de l'économie. Il n'est que trop naturel que le quotidien du parti travail- liste, le Daily Mirror, publie sur plusieurs colonnes et en première page, le 8 mai, un « plan en dix points pour la deuxième révolution industrielle ». Partant du principe qu'« à défaut d'un plan gouvernemental, l'industrie sera plongée dans le chaos », le journal travailliste demande que le Gouvernement fournisse les fonds pour le déménagement dans d'autres localités des ouvriers licenciés, qu'il fournisse à ceux-ci les logements nécessaires, qu'il prenne à sa charge les frais d'apprentissage des ouvriers qui doivent changer de qua- lification, qu'il constitue des « équipes mobiles d'experts » qui s'attaqueront aux problèmes créés dans les diverses régions par l'introduction de l'automation (9), etc. Mais il est beau- coup plus caractéristique que le grand quotidien libéral Manchester Guardian non seulement adopte complètement ce point de vue, et insiste sur le fait que seul l'Etat peut asi vrer la solution des problèmes créés par l'introduction de l'auto- mation, mais aille jusqu'à écrire : « Nous pouvons dans ce problème adopter certaines des méthodes des Soviets. Hier, dans une discussion sur la manière dont les Russes ont traité le problème de l'automation, M. S. Babayants, leader des syndicats russes de l'industrie mécanique, actuellement en visite dans ce pays, disait que les nouvelles machines n'entraî- nent pas des pertes pour les ouvriers, car ceux qui sont rempla- cés sont rééduqués en vue d'autres travaux, à pays complète, avant tout changement ». « Les directions des firmes indivi- duelles », poursuit le journal, « ont une responsabilité évi- 9. « Chaque équipe devrait comprendre un expert syndical... » pour s'occuper des aspects plus spécifiquement ouvriers des problèmes, peut- être ? Pas du tout : ... qui puisse aplanir les difficultés qui pourraient surgir si un homme devait changer de syndicat». La bureaucratie du Labour Party ne perd pas le nord et n'oublie pas le besoin de protéger · ses chasses gardées. - III dente dans ce domaine, mais il est clair qu'on ne peut s'attendre à ce qu'elles assument la responsabilité entière de la solution. Si nous avions un plan national de ce type, la peur du chômage existerait beaucoup moins... Voici le genre d'aide que les syndicats devraient demander au Gouverne- ment, et le genre d'aide qui devrait être accordé. » Pour l'instant, le Gouvernement conservateur se borne à lancer des appels au calme et à déclarer que « la dimension de la force de travail est essentiellement un sujet qui ne devrait pas être déterminé par le Gouvernement ». Mais cette attitude ne pourra être maintenue qu'aussi longtemps que l'introduction des nouvelles méthodes de production restera limitée. L'extension fatale de l'automation obligera les Tories à jeter par-dessus bord leur « idéologie » (ce ne sera pas la première fois) ou de passer la main. L'automation et l'usine capitaliste Mais les effets de l'automation sur la structure de l'usine capitaliste, sur les rapports concrets de production et l'activité quotidienne des ouvriers ont une portée encore plus profonde. Du 14 au 17 mai a eu lieu à Londres une conférence internationale des syndicats sur l'automation, organisée par l'Agence Européenne de Productivité. Voici les déclarations d'un des participants, M. Serge Colomb, technicien chez Renault à Paris, telles qu'elles ont été rapportées par les journaux anglais (10). Elles prennent toute leur signification si l'on pense que les syndicats réunis par l'A.E.P. sont rien moins que « subversifs ». Après avoir rappelé que Renault avait lancé son pro- gramme d'automation dès 1947, et que depuis cette année la force de travail de l'usine s'était accrue de 15% et la pro- duction de 300 %, M. Colomb a continué en disant : « Il n'a pas été possible d'atteindre un état d'équilibre dans le re-déploiement de la force de travail. Le nombre d'ouvriers qui ont été placés à des travaux de qualification inférieure par suite de l'introduction de l'automation est plus élevé que celui des nouveaux postes créés, et, souvent, la nature de ces derniers est telle que les nouveaux ouvriers doivent être recrutés dans d'autres catégories. « L'hiatus entre la production et la formation profes- sionnelle est un autre problème fondamental de l'automation. Le plan de formation professionnelle de l'usine... a été inca- pable de prévoir trois années à l'avance ce dont la produc- tion aurait besoin. Il y a quelques années, on avait besoin de fraiseurs, d'ajusteurs et de tourneurs. Maintenant on a sur- tout besoin d'outilleurs et d'autres catégories d'ouvriers. 10. Manchester Guardian, 18 mai 1956. II2 « Les heures de travail n'ont pas été réduites, et, bien que payés un peu mieux, les ouvriers des départements qui ont été automatisés n'ont pas eu les avantages annoncés par les prophètes de l'automation. L'isolement de l'ouvrier au milieu d'un ensemble complexe de machines peut avoir des répercussions très sérieuses et accentuer la déshumanisa- tion » du travail, qui n'en est que plus durement ressentie en l'absence d'un travail physique pénible. » Pour ce qui est des salaires, M. Colomb a dit qu'évidem- ment il n'était plus posible d'utiliser le paiement aux pièces ou les bonis, puisque la machine détermine le rythme du travail. Il a été nécessaire de procéder à une réévaluation étendue des divers travaux et de définir une grande gamme de nouveaux barèmes. Cette déclaration étonnante n'a pas besoin de longs commentaires. C'est un technicien d'une usine capitaliste, à l'honnêteté de qui il faut rendre hommage, qui démolit dans dix lignes sobres toute la mythologie du « progrès » capita- liste. Il faut seulement souligner la signification des indica- tions qu'il fournit sur les salaires. L'automation enlève une base se heurte aux faits : le gouvernement multiplie les déclarations équi- voques et donne des gages à la droite sur la nécessité de la répression. Les travailleurs sont rapidement mis à même de s'apercevoir que les slogans pacifiques du Front Républicain ne valaient que pour la période électorale. Toutefois l'indignation vise en premier lieu l'attitude des socialistes. Il s'avère une fois de plus qu'à l'instar de Noske ils ne sont bons qu'à exécuter la besogne que la réaction n'est pas capable de faire elle-même. Le P.C. qui les aide objectivement à accomplir cette tâche se justifie plus aisément en affirmant qu'il empêche Mollet d'être l'otage de la droite. En outre, il explique quotidiennement que sa position lui permet seule de réaliser une unité d'action à la base avec les inilitants socialistes. Comme cette unité, dit-il, n'est possible que s'il s'abstient de, critiquer les dirigeants du P.S., il recommande une opposition pru. dente à la guerre. Cette dialectique subtile culmine avec le vote des pouvoirs spéciaux que Duclos commente en ces termes : « Pour éviter que le gouvernement soit prisonnier de la réaction, nous votons les pouvoirs spéciaux et notre vote préservera les possibilités d'action et permettra d'aboutir au cessez-le-feu et à la négociation pour faire du peuple algérien un ami et allié de la France ». Mais la situation créée par ce vote devient de plus en plus embarassante pour le P.C. La distance qu'il a parcourue depuis janvier l'expose lui aussi au mécontentement des masses. A cette époque, il déclarait (le 6 janvier) : « Alors que Edgar Faure s'apprête à envoyer 140.000 hommes en Algérie, nous devons empêcher ce crime et nous le pouvons... il existe à l'Assemblée une majorité de députés capables de une base d'accord pour arrêter les opérations militaires en Algérie. Il serait scandaleux que dans de telles conditions le gouverne- ment Ed. Faure achemine en Algérie de nouveaux renforts. Il est pos- sible de le lui interdire ». Maintenant que Mollet approuvé par l'Assem. blée et les communistes mobilise des classes, le P.C. est fortement attaqué par les sympathisants et les militants de base qui ne comprennent pas ses acrobaties. Thorez doit reconnaître ce mécontentement dans son inter- vention au Comité central du 9 mai : « Naturellement quelque émotion s'est manifestée dans le parti à la suite de ce vote », déclare-t-il. Le Parti ne cesse de multiplier les explications sur le soutien donné à Mollet et fournit des gages de son opposition à la guerre en faisant une place plus large dans L'Humanité aux manifestations contre la mobili. "sation et aux débrayages. Mais sur le fond, sa position demeure inchan. gée. Il s'agit de faire signer des pétitions, d'envoyer des délégations au Palais Bourbon, de faire des arrêts de travail d'un quart d'heure dans les usines. Rien de plus. Il ne faut à aucun prix organiser et développer trouver 129 la lutte. Cette prudence apparaît bien par exemple à l'occasion du meeting anti-colonialiste de Wagram, le 25 avril, que L'Humorité mini- mise le lendemain dans ses colonnes ; elle apparaît surtout à l'occasion des manifestations de rappelés. Dans la plupart des cas en effet, notam- ment à Grenoble et à Saint-Nazaire, où de violentes bagarres ont éclaté entre manifestants et C.R.S., le P.C. n'est en rien l'organisateur du mouvement. Les militants « responsables » ont la seule charge de freiner l'ardeur de ceux qui veulent agir et, selon la formule consacrée, de les « mettre en garde contre les provocations ». On peut croire sur parole Duclos quand il affirme à la Chambre, le 16 mai, que le parti n'est pas responsable des troubles : « Les réactionnaires tentent de faire croire que ces manifestations sont artificiellement suscitées. A la vérité, si on assiste à la généralisation de telles manifestations, c'est parce que le peuple désapprouve la guerre d'Algérie et personne ne peut rien contre un tel mouvement de masse ». Personne ne peut en effet persuader que la guerre est la paix et que les dirigeants socialistes doivent être ména- gés tandis qu'ils mobilisent. Duclos est le premier à le savoir. L'embarras du P.C. s'accroît quand la politique gouvernementale est de nouveau soumise à l'Assemblée au début juin. Leur chance serait que l'ordre du jour accepte de dissocier la question algérienne des autres aspects du programme de manière à témoigner de leur soutien au gouvernement en se désolidarisant seulement de la guerre. Mais la résolution de Guy Mollet de ne rien dissocier, qui prouve bien le peu de cas qu'il fait de l'unité d'action prônée par le P.C., rejette celui-ci dans une abstention volontaire, une fois de plus destinée à ménager et les masses qui ne comprendraient pas un ralliement et la bourgeoisie qui dénoncerait aussitôt le séparatisme du P.C. L'abstention ne fait donc que prolonger le jeu équivoque du P.C. qui se poursuit pendant des mois, mais sans faire autre chose qu'aggraver les difficultés du P.C. Quelles que soient les explications qu'il fournit aux massës, il ne parvient pas à ranimer leur confiance par cette demi-mesure ; quelle que soit la servilité dont il témoigne envers le gouvernement, il est traité en oppo- sant. Il est vrai cependant que cette contradiction, aussi périlleuse qu'elle soit, est encore utilisée par lui. Quand le gouvernement attaque le P.C., quand il saisit L'Humanité par exemple, il lui redonne une allure combattante ; il apparaît aux yeux de l'opinion comme le Parti victime de la Répression, comme la seule grande force qui résiste à la politique de guerre. Quand les ouvriers manifestent, quand le Parti est fortement critiqué pour son opportunisme, il figure aux yeux de la bourgeoisie un rempart en l'absence duquel les troubles pourraient bien davantage s'aggraver... Dans la perspective d'une négociation pacifique en Algérie, le double jeu stalinien aurait été fructueux : le P.C. aurait pu se présenter aux yeux de l'opinion publique comme le Parti qui avait fait triomphé-la trève par des moyens « raisonnables ». Mais dans la perspective du pourrissement du conflit, la crise s'approfondit inéluctablement. Même si le P.C. est contraint par les événements de « décrocher », c'est-à-dire de passer à l'opposition pure et simple, il ne peut changer fondamentalement de comportement. Tout conspire dans la conjoncture actuelle à lui imposer une tactique de prudence. La situation interna- tionale, d'abord, c'est l'évidence : l’U.R.S.S. cherche à imposer un compromis pacifique et veut pas que le P.C. vienne le troubler Khrouchtchev, a rapporté Pineau, souhaite un arrangement libéral en Algérie qui maintienne la présence de la France) ; le cas algérien ensuite, très différent du cas indochipois, car en l'absence d'un parti local impor- tant, le P.C. craint la vacance du pouvoir et l'implantation de l'impéria- lisme américain dans cette région ; la situation française enfin qui fait espérer au P.C. une réintégration dans la « communauté >> nationale par le truchement d'une alliance avec les socialistes. A. GARROS. comme ne 130 LE P.C.F. VU PAR LE MINISTRE DE L'INTERIEUR Pourquoi n'agit-on pas aussi contre les « écrits » commu- nistes ? interrogea M. Arrighi. Mais le ministre souligna l'extrême prudence de l'Humanité, qui nuance avec habileté ses prises de position, comme si ses collaborateurs écrivaient « avec le concours d'un avocat ». (Déclaration de Bougès-Maunoury devant le Groupe radical de l'Assemblée Nationale. Reproduite par Le Monde du 24 avril 1956.) KROUCHTCHEV ET LA DÉCOMPOSITION DE L'IDÉOLOGIE BUREAUCRATIQUE. : Sur le plan idéologique, Khrouchtchev a placé le XX° Congrès sous le signe du « retour à Lénine ». Par un de ces paradoxes de l'histoire, qui ne le sont que pour l'observateur superficiel, cette « orientation) (prise au pied de la lettre par la presse bourgeoise) accompagne une répudiation effective du marxisme et du leninisme qui est, d'une certaine façon, beaucoup plus profonde que celle accomplie jadis par Staline. Certes, ce dernier et l'ensemble des P.C. des divers pays · avait depuis longtemps rompu avec le véritable marxisme. Ce qui était présenté sous ce nom depuis trente ans par la bureaucratie stalinienne était, comme théorie, un matérialisme vulgaire, mécaniste et primitif; comme politique, l'opportunisme au sens le plus large, passant suivant les circonstances de l'aventurisme extrême à la collaboration étroite avec la bourgeoisie. Dans les deux cas, l'analyse dialectique ou simplement le raisonnement étaient remplacés par la répétition scolaire d'un nombre de formules et de citations apprises par cour, dont on sortait tel ou tel échantillon d'après les besoins du moment. La pensée apparente de la bureaucratie, son idéologie, n'était rien d'autre que cette ronde rituelle de citations. Sa pensée réelle, celle qui la guidait dans ses actions, était l'empirisme cynique et à courte vue en quoi elle avait organiquement transformé d'après sa propre nature le réalisme politique du marxisme révo- lutionnaire. Mais si cette idéologie devenue rituel n'avait plus de rapport avec la réalité autre que celui du masque elle présentait au moins une certaine cohérence formelle. Lorsque Staline était forcé à effectuer un « tournant », ses valets cherchaient une citation, la délayaient, l'estro- piaient, lui faisaient dire le contraire de ce qu'effectivement elle disait mais essayaient de se créer une couverture idéologique « marxiste ». C'est que la bureaucratie sentait encore le besoin de se justifier à la fois à ses propres yeux et à ceux du prolétariat en invoquant le marxisme. Plus même: l'invocation commune de cette scolastique, à la fois monstrueuse- ment rigide dans son tout et entièrement arbitraire dans n'importe quelle de ses parties, accomplissait une fonction sociale réelle; elle était un des facteurs de cohésion entre les diverses couches fraîchement privilégiées en Russie, comme aussi entre ces dernières et les directions bureaucratiques des P.C. à l'étranger, insuffisamment ancrées dans leurs sociétés respectives. Ce à quoi on assiste avec le XX° Congrès, c'est le début de la décom- position de ce rituel lui-même. Les éléments de l'amalgame théorique fabriqué par Staline en combinant l'invocation de certaines autorités dont Staline lui-même et un contenu, variable selon les circonstances, se séparent. La bouillie idéologique de la bureaucratie a tourné. 131 D'un côté, se succèdent les incantations obsessionnelles autour du nom de Lénine, nécessaires sans doute pour cautionner la répudiation de Staline, mais aussi pour masquer et compenser l'absence de texte vie réelle des idées. On est frappé de voir ces hommes qui « construisent le communisme », qui ont gravi une montagne » et voient « les vastes horizons de la société communiste » (Khrouchtchev) ne pas pouvoir se passer de l'invocation d'une autorité mythique celle de Staline hier, celle de Lénine aujourd'hui. Evidemment, les litanies autour de Lénine visent à camoufler la trahison des véritables idées de celui-ci; elles ont aussi pour but de couvrir le vide idéologique de la bureaucratie installée. Mais leur effet réel est le contraire: elles créent avec une force rarement égalée une impression de stérilité totale. Il est caractéristique non seule- ment que le nom de Lénine ouvre et clot tous les discours prononcés au Congrès, niais que Lénine n'est effectivement cité que pour ce qu'il a pu dire en passant de plus banal: que « l'économiste doit toujours regarder en avant » (1), que l'élévation de la productivité du travail dépend de la spécialisation qui à son tour dépend de l'emploi de machines (2), que la politique du Parti ne peut aboutir au succès que si elle tient compte des exigences du moment (3), etc... D'un autre côté, le contenu politique disparaît (4). Dans sa plus grande partie, le rapport de Khrouchtchev ressemble à s'y méprendre à un compte rendu d'un président de conseil d'administration devant une assemblée d'actionnaires. De ce point de vue, même l'hystérie rituelle des congrès staliniens avec la dénonciation des « trotskystes, zinoviévistes, boukhariniens » et des « fauteurs de guerre impérialistes » avait un caractère politique; c'était la politique de l'assassinat, et l'assassinat de la politique, mais le cadavre était toujours dans la salle. Le XX* Congrès s'en est débarrassé; se voulant placide, la bureaucratie installée a pré- tendu expédier ses affaires courantes. Dira-t-on que le nombre des vaches qui préoccupe particulièrement Khrouchtchev est une question politique, ou qu'il n'y a plus d'adver. saires à combattre? Mais on les combat entre les lignes, ou en séance secrète; le fait est qu'on les escamote. Ceux qu'on ne peut pas escamoter les Américains -, la vaseline de la coexistence pacifique les recouvre. Il y a certes toujours des méchants trusts outre Atlantique, mais la « force du camp socialiste la « puissance du mouvement démocratique » leur imposeront en apparence indéfiniment de se tenir tranquilles. (1) Discours de N. Boulganine, p. 148 de l'édition des Cahiers du Communisme. (2) Ibid., p. 152. (3) Souslov, p. 226. Il est tout autant caractéristique que imitant en ceci Staline) les orateurs baptisent « loi » le simple énoncé de faits. Staline avait découvert, en l'attribuant d'ailleurs à Lénine, la « loi du développement inégal du capitalisme » pompeuse tautologie signifiant siraplement que les choses diffèrent entre elles. Khrouchtchev et les autres parlent de la « loi » de la priorité de l'industrie lourde sur l'industrie légère, de la « loi » de la diversité des formes de passage des divers pays au socialisme, etc... Chaque fois qu'on tourne une page du compte-rendu du XXCongrès, on s'attend à tomber sur une « loi de la lactation des vaches » ou une « loi de la dureté du fer (4) Le contenu politique explicite, bien entendu. Claude Lefort montre dans son article publié par ailleurs le contenu politique effectif * du discours de Khrouchtchev sa signification comme moment de la lutte de la bureaucratie contre le prolétariat et contre elle-même. 132 L'escamotage de la politique et de la lutte dépasse 'les frontières 'de I'Union, il concerne la planète entière. (5) Pour ce qui est des vaches, leur nombre est certes une question poli- tique non pas en lui-même, mais en tant qu'il se rapporte aux hommes qui les élèvent, les exploitent, les consomment; autrement dit, en tant qu'il se rapporte aux rapports réels de production et de consommation dans la société. Ceux-ci sont également et nécessairement escamotés dans le rapport de K.; les hommes n'y apparaissent qu'en tant que bureau- crates chargés de contrôler l'exécution du Plan, et exerçant ce contrôle mal, à la fois trop et pas assez (que ce soit là la contradiction fondamen- tale du régime et de la classe qu'il représente, K. ne peut le voir sans cesser d'exister). Que l'idéologie stalinienne, de même que le type extrême de terreur caractéristique du règne de Staline, étaient devenus un frein insuppor- table s'opposant au développement de la société russe et de la bureaucratie elle-même, est évident; tout le « tournant » russe actuel en témoigne. Au moment où elle sent sa cohésion réelle comme classe exploiteuse assurée, la bureaucratie a beaucoup moins besoin d'une cohésion idéologique pour elle-même. Elle ressent le marxisme pour séminaristes arriérés de Staline comme un carcan, et essaie de s'en débarrasser. Le malheur veut que le même processus qui a abouti à la consolidation et l'unification de la bureaucratie a en même temps consacré sa rupture totale avec le prolé- tariat russe, qu'au même moment où celle-là s'affirme celle-ci éclate, que la liberté acquise d'un côté est trois fois perdue de l'autre. La répudiation du monolithisme idéologique s'avère désirable et indispensable, mais la contradiction de classe qui déchire la société russe empêche que rien soit mis à la place. Autant que la critique des défauts économiques, la dénonciation de la stérilité idéologique est partout présente dans les discours du XX° Con- grès. Khrouchtchev et les autres membres de la direction multiplient les appels aux intellectuels, aux économistes, aux historiens, aux philosophes, aux artistes, critiquant leur « dogmatisme », leur « manie des citations », leur « rupture avec la vie », les invitant à regarder le présent et: l'avenir, en un mot, leur intimant l'ordre de créer spontanément et authentiquement. Que ne donnent-ils donc l'exemple? Khrouchtchev et les autres dirigeants critiquent les économistes russes, les accusent de stérilité, de répétition mécanique, etc... Ils leur reprochent de s'en tenir, en matière d'analyse de l'économie capitaliste, à quelques schémas traditionnels. Mais quelle est l' « analyse » de l'éco- nomie capitaliste fournie par K. dans son rapport? Une comparaison du rythme de développement de l'industrie des pays bourgeois et de l'in- dustrie russe, d'où il ressort que celle-ci se développe beaucoup plus rapidement que celle-là; quelques chiffres sur les salaires réels dans les pays capitalistes, montrant leur augmentation nulle ou lente au total, la description la plus superficielle et la plus schématique; en guise d'analyse économique réelle, la version la plus crue de la théorie dite de la « sous-consommation • (explicitement répudiée par ce même Lénine qu'il ne cesse d'invoquer), à savoir, l'explication de la crise du capita- lisme par la stagnation des salaires ouvriers et la limitation des débou- chés qui en, résulte. (5) Certes, K. parle à propos de divers pays des partis communistes, d'alliance avec les socialistes, etc... Mais à aucun moment les classes, les partis, les tendances, les orientations des camps en présence ne sont définis; la plupart du temps, ils ne sont même pas nommés. 133 Khrouchtchev n'est pas, dira-t-on, ni n'est obligé d'être un écono. miste. Mais les économistes russes, eux, sont obligés de l'être; tout au moins K. veut les obliger à le devenir. Que doivent-ils, que peuvent-ils dire sur le capitalisme? Khrouchtchev répudie le « schématisme » des soi-disantes analyses de Staline et invoque Lénine pour prouver que la production capitaliste peut encore progresser. Ainsi il enlève aux écono- mistes la possibilité de présenter l'un des systèmes comme stagnation absolue, l'autre comme progrès absolu. Doivent-ils comparer les rythmes relatifs de développement? Mais pendant combien de temps? Des chiffres cités par K. lui-même, il résulte que le taux annuel d'expansion de la production industrielle en Russie a été de 20% de 1929 à 1937, de 18 % de 1946 à 1950, de 13 % de 1950 à 1955 et qu'il sera de 10,5 % de 1955 à 1960. Ce ralentissenient prouve ce que nous en avons toujours dit, à savoir que, dans la mesure où les chiffres russes ne sont pas en partie gonflés, ils traduisent l'avance rapide d'un pays où des masses énormes sont transférées de l'agriculture vers l'industrie, où le niveau bas de la technique permet de s'assimiler d'emblée des méthodes productives per- fectionnées mises au point ailleurs, où un taux inoui d'exploitation permet une accumulation très rapide du capital, où la direction de l'in- vestissement par l'Etat élimine le sous-emploi des hommes et des ma- chines dû aux fluctuations du marché (6). Mais il montre en même temps que la différence des rythmes d'expansion devient de moins en moins in:pressionnante. De fait, l'augmentation annuelle de la production indus- trielle dans les pays capitalistes a déjà connu des rythmes analogues et parfois supérieurs à ceux réalisés en Russie: 22 % aux Etats-Unis de 1939 à 1943, 11 % en Allemagne occidentale de 1951 à 1955, 10 % en Italie de 1948 à 1955. On peut symboliser l'opposition du Bien et du Mal par celle du zéro et du quelque chose, mais il est difficile de l'incar- ner dans la différence entre 8 et 10 pour cent. L'analyse comparée des deux systèmes économiques montre en fait que l'économie bureaucratique n'augmente pas la productivité du travail plus rapidement que l'économie capitaliste; en fin de compte, son avantage se réduit à l'élimination des crises de surproduction. Et c'est en effet aux « crises » que reviennent les contradictions du capitalisme pour K. Que peuvent en dire les économistes russes évidemment il est impossible de parler de la contradiction fondamentale de l'économie capitaliste, privée ou bureaucratique, qui consiste à traiter le sujet de la production comme objet? Qu'elles sont dues, leur ensei. gne K., à ce que les salaires n'augmentent pas. Cette conception, soit dit en passant, a été traditionnellement une des bases idéologiques du réfor- misme; elle mène à la conclusion que si les ouvriers arrachent suffisam. ment d'augmentations, ils aideront le capitalisme à surmonter ses crises. Indépendamment de cela, elle est fausse théoriquement; si l'accumulation se fait à un rythme suffisamment rapide, il n'est point nécessaire que les salaires augmentent pour que l'expansion capitaliste puisse continuer. Et dire que l'économie capitaliste privée ne peut pas assurer la stabilité du rythme de l'accumulation n'appelle pas le socialisme, mais l'étatisme, tout simplement. La « nationalisation de l'investissement », sous forme ou une autre, a été le drapeau des néo-capitalistes kéynesiens et le demeure. Enfin, la conception de K. est fausse matériellement; si les économistes russes se débarrassent du « schématisme », il faudra bien qu'ils découvrent que les salaires ont augmenté depuis un siècle, Les ouvriers n'ont pas pour autant cessé de poser des revendications, et de le faire de façon de plus en plus pressante, obligeant la plupart du temps les capitalistes à reculer, de sorte que, en gros, la répartition à qui une U (6) Le sous-emploi résultant de l'anarchie bureaucratique est autre problème. 134 du produit entre salaires et profits est restée à peu près constante à travers l'histoire du capitalisme. La même chose, sous une autre forme, est en train de se passer en Russie. Mais cela n'a pas diminué la tension dans l'usine capitaliste de même que les baisses de prix en Russie n'ont pas diminué les tensions dans l'usine russe, comme en témoigne d'un bout à l'autre le XX° Congrès lui-même; ce qui prouve que le véri. table problème est ailleurs, dans le refus par les ouvriers des rapports de production capitalistes au sein desquels ils sont dominés par une couche de dirigeants personnifiant le capital. C'est là, l'origine de la crise de la productivité du travail dans l'usine moderne à Detroit comme à Coventry, à Billancourt comme à Stalingrad. Les économistes russes peuvent-ils en parler? Peuvent-ils parler de l'économie russe véritablement? Certes, ils peuvent continuer à accumuler les chiffres sans signification à longueur de pages, à décrire l'appareil administratif de l'économie, en somme, comme M. `Bettelheim en France, bavarder pour ne rien dire. Souslov, dans son excitation, leur demande de parler de la loi de la valeur pour ajouter immédiatement qu'il s'agit de réduire les coûts de production. Mais la loi de la valeur conduit à la question de la plus-value de la répartition du produit social entre les diverses catégories. Même si les économistes continuent à noyer les revenus de la bureaucratie dans la masse des « salaires », une analyse tant soit peu précise de l'économie russe sous l'angle de la valeur ne manquerait pas de faire apparaître l'énorme spoliation de la paysannerie par l'Etat c'est-à-dire la bureau. cratie. Comment est déterminée la répartition du revenu social? Comment est déterminée la répartition des investissements? Qui la détermine? Avant d'être répartie, la valeur doit être produite; comment l'est-elle autre- ment dit, comment est organisée l'usine russe? Qui la dirige? Ses lois diffèrent-elles de celles décrites par Marx à propos de l'usine capitaliste? Poser la moindre de ces questions, c'est faire voler en éclats toute la mystification « socialiste » de la bureaucratie. Les économistes russes ne sont pas à la veille de le faire. Si Khrquchtchev n'est pas économiste, il est, par profession, poli- ticien ; c'est comme tel qu'il a mis en avant la conception de la « diver- sité des formes de passage au socialisme », saluée par les « communistes » comme une importante contribution à l'analyse politique marxiste. La signification politique immédiate de cette orientation est certes claire: il s'agit de consacrer une liberté de manoeuvre élargie pour les P.C., leur permettant d'adapter tant bien que mal leur ligne aux nécessités de la « coexistence pacifique », en même temps, que de créer l'apparence d'une autonomie plus grande des pays satellites. De ce point de vue, elle a incontestablement une valeur du point de vue de la bureaucratie. Mais quelle est la conception théorique qui la sous-tend, la valeur de l'argumentation qui la justifie? K. commence par dire en substance que les conditions dans les différents pays sont différentes tautologie en apparence innocente, sous laquelle se cache, comme d'habitude, un sophisme. Car la question n'est pas de savoir si l'existence de pays dif- férents signifie l'existence de conditions différentes, mais si ces conditions sont différentes au point de rendre une révolution nécessaire ici est superflue ailleurs. Les pays sont différents, mais en même temps sont tous des pays capitalistes. Les passages seront incontestablement diffé- mais ce seront tous des passages au socialisme. Si ces passages sont des passages du capitalisme au socialisme, des conséquences valables dans tous les cas en découlent; quelles sont-elles ? Pour un marxiste, ce a passage » signifiait essentiellement une chose: la destruction du pouvoir et de l'appareil d'Etat existant, son remplacement par un Etat qui n'en était déjà plus un, car il n'était que la population travailleuse en armes. Lénine a écrit des centaines de pages pour montrer que l'essence du pas- sage du capitalisme au socialisme était la suppression de l'Etat en tant rents 135 qu'organisme séparé de la masse du prolétariat. Sur cette identité fonda- mentale des « formes de passage », qui est en même temps l'identité du contenu du socialisme où qu'il se réalise, K. se tait avec soin. A la place, il invoque Lénine qui admettait la possibilité d'une évo- lution pacifique de la révolution russe... en avril 1917, c'est-à-dire après une première insurrection victorieuse et en fonction de l'existence des Soviets, organismes du pouvoir de la classe ouvrière. Il escamote en même temps le fait que Lénine lui-même a rapidement tiré les leçons de la situation qui se développa alors et s'orienta vers une deuxième insurrec. tion prolétarienne. Il escamote le fait que Lénine, écrivant à la même époque l' « Etat et la Révolution », et citant Marx qui parlait de la nécessité pour toute révolution sur le Continent de briser l'appareil d'Etat, prenait soin d'expliquer que l'exception faite par Marx dans le cas de l'Angleterre s'appuyait sur le fait que dans ce pays, en 1871, le militarisme et « à un degré considérable, même la bureaucratie » n'exis- taient pas; et qu'il ajoutait qu' « aujourd'hui » (en 1917) à la fois l'Angleterre et l'Amérique sont caractérisées par l'existence d'Etats mili- taristes-bureaucratiques, dont la « destruction », la « mise en pièces » sera la « chose essentielle » de toute « révolution réelle ». Inutile d'indi. quer combien plus forte est devenue cette idée aujourd'hui, avec la croissance inonstrueuse de l'appareil de l'Etat et son identification pro- gressive avec l'appareil d'exploitation. Khrouchtchev, supprimant toute analyse de la structure et du rôle de l'Etat dans les sociétés contemporaines, invoque des « changements » intervenus dans la situation historique; la modification du rapport des forces en faveur de la classe ouvrière « de différents pays capitalistes » (?) permettrait à celle-ci de « conquérir une solide majorité du Parlement » et de transformer celui-ci « en instrument de la véritable volonté popu. laire ». Mais lorsque Lénine traitait de social-traîtres ceux qui avant K. avaient soutenu cette « orientation », ce n'était pas parce qu'ils avaient prétendu qu'ils pourraient instaurer par voie parlementaire le socialisme... en étant minoritaires au Parlement. Les réformistes que Lénine qualifiait de « laquais léchant les bottes des impérialistes » prétendaient précisé. ment que le « rapport des forces » allait permettre un jour le passage pacifique au socialisme par conquête de la majorité parlementaire. A cela, Lénine ne se bornait pas à opposer des arguments « conjoncturels », montrant qu'il est impossible que le Parlement reflète la volonté de la majorité de la population dans un pays bourgeois (à quoi on pourrait ajouter, avec l'expérience historique des trente dernières années, que là où une majorité parlementaire « socialiste » ou « socialiste-communiste » a été réunie, elle n'a fait que préserver l'ordre bourgeois). Il démontrait, par une analyse sociologique de la nature de l'Etat et du Parlement, que celui-ci ne pouvait pas être l'instrument du passage au socialisme, qu'il s'appuyait sur une séparation radicale entre peuple et ses « repré- sentants » consubstantielle au régime d'exploitation, que le socialisme ne peut commencer qu'avec la destruction total de l'appareil d'Etat existant et l'institution du pouvoir des organismes des masses armées. Mais Khrouchtchev ne peut pas dire que la nature de l'Etat capitaliste et du Parlement a changé depuis Lénine, et ne veut pas dire que ce qui a changé, c'est la nature du socialisme que ce qu'il entend par socialisme n'est que le pouvoir des bureaucrates des P.C., dont à la limite il est effet concevable qu'il puisse s'instaurer le poids du « camp puissant des pays du socialisme et de leurs 900 millions d'habitants » aidant par voie parlementaire. Enfin, en même temps qu'il tance sévèrement la stérilité des histo- riens, Khrouchtchev leur offre sans le vouloir un exemple de comment il ne faut pas écrire l'histoire: ce sont ses « explications » sur le culte de la personnalité et en particulier son « rapport secret », imputant à Staline, et à Staline seul, tout le passif du bilan bureaucratique. 136 Claude Lefort, dans son article publié par ailleurs, dit ce qu'il faut penser de ce monstrueux « culte de la personnalité à l'envers », qui con- siste à charger un seul individu de toutes les fautes » et les « crimes » d'une période historique. Mais on n'insistera jamais assez sur ce point: le niveau de méthodologie historique de ce rapport est inconnu en Occi- dent depuis vingt-cinq siècles. Ramené à sa substance, le rapport affirme ceci: depuis un quart de siècle l'histoire d'une nation de deux cents mil- lions d'individus et par là même de l'ensemble de l'humanité a été déter- minée pour une part essentielle par la « folie des grandeurs », la « mé- fiance maladive » et la « manie de la persécution » d'un individu. Les rédacteurs de « Match » hésiteraient avant d'offrir à leurs lecteurs une telle conception. Nous n'allons pas, bien entendu, adopter nous-mêmes la méthodologie de Khrouchtchev et expliquer la qualité de son rapport par sa stupidité, son ingnorance ou sa superficialité. Khrouchtchev eut-il été Thucydide, son rapport n'aurait pas pu être différent. Placé devant la tâche impos- sible qui consistait à répudier certains des traits du système qui en ont été et pour une bonne partie continuent à en être les produits orga- niques et nécessaires pour mieux sauver le système lui-même, il ne pouvait s'en tirer autrement qu'en les présentant comme accidentels. Et l'accident dans l'histoire a nom individu. Mais, dira-t-on, vous prenez ce rapport pour ce qu'il n'est pas; vous jugez sur le plan théorique un discours qui n'était qu’une opération poli- tique, visant pour telles ou telles raisons, à démolir le mythe de Stalinc, Nous disons précisément cela: que la bureaucratie ne peut plus maintenir la cohérence entre ses opérations politiques et un système théorique. Staline traitant tout opposant d'agent d'Hitler voulait imposer à l'univers un délire, sans rapport avec la réalité dans son ensemble et dans ses moindres détails; mais ce délire était cohérent. Khrouchtchev démolissant Staline ne peut démystifier qu'en mystifiant, ne peut faire passer une ligne politique qu'en détruisant presqu'ouvertement la conception du monde que cette ligne prétend servir par ailleurs. Une fois sortie de la · chape de plomb stalinienne, la bureaucratie ne peut revêtir que l'habit d'arlequin. Habit dont il suffit le tirer un fil pour le voir en lambeaux. Il est à peine nécessaire d'égrener le chapelet interminable de questions que fait surgir l'explication de l'histoire par les vices de l'individu Staline. Staline étant ce que Khrouchtchev dit qu'il était, que faisait le Bureau Politique ? Le Comité Central? Les Congrès du Parti? Le peuple, dans la démocratie « la plus parfaite » de la terre? Qu'est-ce que ce régime dans lequel un individu peut agir de cette façon? Pourquoi Khrouchtchev ne fera-t-il pas demain sa propre crise de folie? Qu'est-ce qui est changé réellement? Quel est ce XX* Congrès de 1.355 marionnettes délibératives et de 81 marionnettes consultatives où personne ne pose ces questions? Pourquoi, si ces choses sont importantes, ne doivent-elles pas être discutées en public? Qui croit que Béria était un agent des impérialistes ? Quelles formes de la « légalité socialiste » ont été observées par Khrouchtchev et sa clique lorsque, le lendemain du Congrès, il faisait fusiller Baguirov et son équipe? Qui peut croire que la direction actuelle n'a pas été la com- plice de Staline dans l'essentiel de sa ligne ? Quelle est cette direction communiste qui traite les partis « communistes » de l'étranger comme des quantités négligeables (d'après l'aveu des staliniens américains, anglais, italiens et français)? Qu'est-ce que cette folie étrangement sélective de Staline, s'exprimant uniquement par les fusillades, les statues et les mappemondes? Staline ne dirigeait-il pas l'économie? Qui avait le der- nier mot sur les plans? Ces membres du Bureau Politique qui, d'après Khrouschtchev, tremblaient chaque fois que Staline les invitait chez lui, retrouvaient leur courage s'il s'agissait de discuter économie, salaires ouvriers, par exemple? ou conditions de vie de la paysannerie? Ce régime de terreur et d'arbitraire, prévalait-il seulement entre Staline et son 137 entourage immédiat? Chacun des membres de la direction du P.C. n'était-il pas un Staline pour son propre milieu ? Et aux échelons les plus bas? Dans les usines ? Les ouvriers avaient-ils un seul mot à dire? Ont-ils un seul mot à dire? Toutes ces questions ont été en fait posées en Russie, dans les pays satellites, au sein des partis communistes des pays occidentaux. Togliatti, même Thorez, ont été à leur tour obligés à en poser quelques- unes. Khrouchtchev apprenait ainsi à ses dépens qu'on ne peut jouer impunément avec le culte de la personnalité ni dans un sens, ni dans l'autre. A la fin, la révolte de Poznan lui enseignait brutalement que la réalité a sa logique, si les discours des bureaucrates n'en ont pas. La réso- lution du Comité Central du P.C.U.S. du 2 juillet, dont on peut dire qu'elle a été imposée au Kremlin par les ouvriers polonais (même si la crise ouverte par le XX° Congrès la rendait chaque jour plus nécessaire) revient largement en-deçà du « rapport secret » et traduit un nouveau durcissement. L'efficacité politique de ce nouveau coup de barre, qui sera sans doute suivi de plusieurs autres, ne peut pas être grande. Mais ce qu'il «lémontre clairement, c'est que la bureaucratie est obligée de tuer dans l'auf la critique à laquelle elle s'imaginait pouvoir laisser quelque latitude; qu'elle est forcée d'interrompre en juillet une discussion qu'elle a elle-même ouverte en février. L'idéologie se répercute à un tel point sur la réalité, et cette réalité est à son tour tellement explosive, que la marge de liberté que la bureaucratie peut s'accorder, à elle-même et à ses « penseurs », s'évanouit à l'instant même où elle semble naître. Le lecteur aura compris que notre propos n'était pas de polémiquer avec Khrouchtchev et ses collègues comme s'ils se plaçaient sur le terrain da marxisme, encore moins d'apprécier leurs mérites de théoriciens, mais de comprendre les facteurs objectifs qui d'ores et déjà obligent la bureau. cratie à abandonner l'idéologie stalinienne et en même temps l'empê. chent de la remplacer par une autre. C'est que la bureaucratie ne peut penser véritablement ni son propre système, car son essence est l'exploitation qu'elle est obligée de présenter comme « socialisme », ni le capitalisme traditionnel, car cela ne peut être fait sans poser la perspective d'une révolution fondamentale des rapports sociaux non pas des simples formes de propriété -, perspective qui, du fait de l'identification croissante du capitalisme privé de l'Ouest et du capitalisme bureaucratique de l'Est, les englobe tous les deux et donc met en question la bureaucratie elle-même. Nous n'avons voulu insister que sur les contradictions profondes qui interdisent de plus en plus à la bureaucratie de se constituer une idéologie cohérente. Ces contradictions devraient naturellement porter la bureaucratie vers cet éclectisme qui caractérise depuis longtemps la culture bourgeoise, et qui faisait timidement son apparition dans le XX° Congrès. Mais ces facteurs ne sont évidemment pas les seuls. La structure totali- taire du système fait que non seulement, d'une façon mécanique, l'expres- sion tant soit peu indépendante est empêchée, mais aussi que (avec l'exception relative des sciences exactes et des arts les plus abstraits) tout ce qui est dit ou fait dans un domaine affecte les autres. Encore une fois, Poznan en témoigne. Ne pouvant ni maintenir le monolithisme idéologique de Staline, que la structure de la société russe moderne repousse, ni s'adonner à l'éclec- tisme, que son organisation nécessairement totalitaire contredit, la bureaucratie voit s'approcher le jour où elle sera réduite au silence. P. CHAULIEU. 138 LA PRAVDA S'INQUIETE DES EFFETS DE LA NOUVELLE DEMOCRATIE « Certains éléments pourris, sous couvert de la condam- nation du culte de la personnalité, tentent de mettre en doute la justice de la politique du parti. Des affirmations calomnieuses et antiparti, dirigées contre la politique du parti et ses bases leninistes, affirmations démagogiques et petites-bourgeoises, ont été faites par certains. » La Pravda s'élève contre toute tentative de mettre en doute la justesse de la politique du parti. « Tout le déve- loppement historique du pays des soviets, écrit le journal, dément de telles inventions et détruit de fond en comble les tentatives d'employer des moyens indignes. La politique du parti à toutes les périodes de son histoire a été et reste celle de Lénine, élaborée par le parti, par son comité cen. tral en lutte pour la victoire du socialisme, et elle incarne la sagesse collective du parti. Elle a reçu sa confirmation dans l'expérience des dizaines d'années d'activité de notre peuple. Aujourd'hui, le parti communiste est plus uni que jamais, et il resserre ses rangs autour du comité central. » (Cité par Le Monde, 5 avril.) EN HONGRIE RAKOSI DENONCE LES ABUS DE LA LIBERTE M. Rakosi s'en prend aux « éléments pourris qui abu- sent des libertés démocratiques » et demande la liquidation des « opinions hostiles, propagées en vue de créer la confu. sion dans nos rangs, par ceux qui abusent de la démocratie interne du parti ». « Des ennemis de la société, ajoute-t-il, essayent de se servir de chacune des mesures que nous pre- nons pour atteindre leurs objectifs ». Le premier secrétaire du parti communiste hongrois affirme que « le but de ceux qui ont organisé cette campagne antisoviétique était d'encou- rager les ennemis de l'unité d'action et de la coopération internationale de la classe ouvrière ». (Cité par Le Monde, 4 mai.) EN THECOSLOVAQUIE, KOPECKY ATTAQUE ETUDIANTS ET ECRIVAINS ... M. Kopecky a sévèrement critiqué les écrivains qui, a-t-il dit au cours du dernier congrès (au mois d'avril), « au lieu de discuter les problèmes de la création artistique ont atta- qué publiquement le parti et le régime en général ». M. Kopecky a, ďautre part, directement mis en cause les étudiants de Prague et de Bratislava qui, au cours de réunions dans leurs facultés, ont adopté des résolutions 139 « contenant des revendications provocatrices hostiles au parti et au régime » ; leur manière de comprendre la liberté signifie qu'on devrait permettre aux facultés de répandre sans contrôle n'importe quelle opinion ou théorie idéaliste et réactionnaire contredisant le marxisme-leninisme. La classe ouvrière, a conclu le vice-président du conseil, n'ac- ceptera janais une telle façon de voir. » ... ET NOVOTNY CRITIQUE LES MILITANTS M. Novotny a dénoncé, en outre, des signes de « propa- gande bourgeoise » dans la demande formulée récemment par cinquante mille membres du parti (pour la plupart de la capitale) pour une réunion extraordinaire du congrès du parti afin d'étudier « la possibilité d'introduire la démo- cratie dans la vie publique » du pays. Certains ont « même préconisé de revenir à la situation telle qu'elle existait en 1948 avant que nous prenions pouvoir », a ajouté M. No- votny. — (D'après Le Monde). UN PARTI DE VIEUX BUREAUCRATES D'après le rapport de la Commission des Mandats du XX° Congrès du P.C.U.S. (pp. 218-225 du recueil publié par les « Cahiers du Commu- nisme »), assistaient à ce Congrès 1.355 délégués avec voix délibérative. Contrairement à la tradition des congrès bolchéviks, l'origine sociale des délégués (encore moins la composition sociale du parti "lui-même) n'est pas indiquée. On dit seulement que parmi les délégués il y avait 2,7 fois plus d'ouvriers et 2 fois plus de kolkhoziens qu'au XIXe Congrès, ce qui ne veut rien dire. Cependant, si les chiffres cités par la Commission sont exacts, on peut reconstituer approximativement la composition sociale du Congrès. Suivant le rapport de la Commission, « sur le nombre global des délé- gués avec voix délibérative, 438 travaillent directement dans la produc- tion : 251 dans l'industrie et les transports, et 187 dans l'agriculture ». Cela signifie : moins de 20 % des délégués proviennent de l'industrie, moins de 15:% de l'agriculture, et, si l'arithmétique couranta s'appliquo à la Russie « socialiste », 65 % sont des intellectuels et des bureaucrates de tout acabit. Il serait faux d'ailleurs de penser que les 251 délégués « travaillant directement dans l'industrie » soient tous, ou même en majorité, des ouvriers, et les 187 « travaillant directement dans l'agriculture » des paysans. Le rapport indique, en effet, que « sur 1.355 délégués ayant voix délibérative, 758 ont une instruction supérieure, 116 une instruction supérieure incomplète, et 169 une instruction secondaire ». Comme cela fait au total 80 % des délégués, il faut admettre que la moitié environ des délégués « travaillant directement dans la production » le font en qualité de directeurs, techniciens, agronomes ou, à la rigueur, contre- maîtres. Ainsi le prolétariat russe est représenté au Congrès de « son » parti par un dixième des voix et la paysannerie par un peu moins encore. Quant à l'âge des délégués, le Rapport indique triomphalement que «plus du cinquième des délégués avec voix délibérative (20,3 %) ont moins de 40 ans ! ». Si le communisme est la jeunesse du monde, de quoi le krouchtche- visme est-il la vieillesse ? 140 LA DESTALINISATION DANS LES DEMOCRATIES POPULAIRES un La déstalinisation semble rencontrer dans les démocraties populaires un écho aussi profond qu'en U.R.S.S. Il est probable que les répercus. sions les plus importantes du XXe Congrès sont encore du domaine de l'avenir. Peu de nouvelles jusqu'à présent nous apprennent ce que « la libéralisation » signifie pour les ouvriers, sur le lieu de travail et, en général, dans la vie sociale concrète. Mais sans aucun doute les mesures gouvernementales, depuis l'amnistie des prisonniers politiques jusqu'à l'étonnante liberté d'expression accordée parfois aux écrivains, traduisent comme en U.R.S.S., la nécessité de liberté de la société et, en même temps, la volonté de la classe dirigeante de s'adapter à une situation nouvelle. Ce qui frappe le plus, lorsqu'on se rappelle l'orchestration des tournants staliniens, c'est la diversité des réactions actuelles des démo. craties populaires. La Bulgarie, la Hongrie, la Pologne réhabilitent les grands condamnés (respectivement : Kostov, Rajk, Gomulka), mais non la Roumanie, la Tchécoslovaquie et l'Albanie. D'autre part, en Hongrie, le Staline local, Rakosi, a pris lui-même la tête du mouvement de déstali- nisation tandis qu'en Bulgarie son homologue, Tchervenkoff, a été limogé et remplacé par Jougov : ce dernier, comme son ancien ami Kostov, est * communiste national » ayant passé le temps de guerre au maquis, tandis que le premier est réputé pour être inféodé au Kremlin d'où, pen- dant des années, il a fait la pluie et le beau temps dans les milieux d'émigrés. Quant à la Pologne, le limogeage récent du N" 2 du régime, Bermann, a été précédé d'un an par la libération du « martyr » national du stalinisme Gomulka (1). Dans le domaine des révisions de procès encore : Prague, « après un examen approfondi des documents », refuse de réhabiliter Slansky. Mer- veilleusement, cependant, sa culpabilité subit une mutation : on pro- clame maintenant le condamné ennemi acharné de Tito et, d'ailleurs, ami de Béria ! Mais cette position nouvelle peut-elle être tenue ? Un peu de logique est indispensable, surtout à une dictature qui se « libéralise ». Slansky a été exécuté comme agent de Tito et comme sioniste. Sa con- damnation était basée en grande partie sur les dires de Rajk au procès de Budapest et sur ceux de Oren, sioniste de gauche israélien arrêté à Prague. Mais l'un et l'autre sont maintenant réhabilités et il est reconnu qu'ils ont été forcés de mentir. D'autre part, les trois seuls non-pendus du procès Slansky (sur quatorze condamnés) ont été eux aussi réhabilités et libérés. - Nous touchons avec cette contradiction à l'un des points les plus faibles des régimes démocratiques populaires : nécessité de continuité, de stabilité du personnel dirigeant et nécessité en même temps de faire peau neuve... Les solutions différentes adoptées dans la question des réha- bilitations, à Prague, Sofia, Bucarest et Budapest, correspondent sans aucun doute à la diversité des conditions locales. Un autre élément encore semble pourtant entrer en jeu qui complique étrangement les choses. Belgrade, tout en restant hors du système, a son mot à dire : il suffirait au parti communiste yougoslave de déclarer que la déstalinisation à Prague n'est qu'un trompe-l'oeil pour qu'il jette le gouvernement tchéco- slovaque dans les pires difficultés. Ajoutons à ceci, à l'autre extrémité de l'espace soviétique, la froideur relative de Mao-Tsé-Tung face à la déstali. nisation, et l'on comprendra l'importance des changements qui se produi. sent actuellement à l'Est. Le monde. soviétique sans doute restera-t-il uni, (1) Nouvelle non officielle. 141 mais dans son sein une certaine diversité remplacera l'unité stalinienne maintenue à coups de pendaisons. Les relations concrètes de pays à pays, au sein de cette diversité, sont difficiles à prévoir : il s'agit d'une situa- tion en développement qu'il faut suivre. Tous les gouvernements démocratiques populaires ont procédé à des libérations de détenus politiques, mais la diversité règne dans ce domaine également. En Pologne qui semble avoir pris la tête du mouvement de déstalinisation une amnistie très large a été décidée : trente mille détenus ont été libérés ; soixante-dix mille autres ont vu leurs peines abrégées. Dans tous les autres pays, des mesures d'amnistie ont également été prises, sauf en Bulgarie, où les libérations, assez nombreuses, de dirigeants' agrariens, ont toutes été soumises à la condition préalable d'une déclaration de ralliement au régime. Mais le record de ces libérations avec contrepartie est battu par la Roumanie. Les trois chefs des trois anciens partis d'opposition (libéral, paysan, socialiste) sont sortis de prison en louant les réalisations du régime. Sans doute faut-il tenir compte de l'opportunisme remarquable des hommes politiques roumains (« Plus on avance vers l'Orient et plus les classes dirigeantes sont corrompues », disait Trotsky). Mais, malgré tout, ce seul élément ne semble pas pouvoir tout expliquer. Il s'agit d'hommes politiques (parmi lesquels l'ultra-réactionnaire, pro-nazi, Tata- rescu) qui ont contribué, de 1944 à 1947, à mettre le nouveau régime en selle, qui ensuite, pendant la période « dure », ont été jetés en prison, et qui, maintenant, trouvent des points communs avec le régime consolidé. Ce qu'ils vantent en premier lieu, dans leurs déclarations, ce sont les succès économiques de la Roumanie nouvelle, incontestables si l'on se rapporte aux tonnes de charbon et d'acier. L'on n'a sans doute pas permis à ces hommes politiques de faire dans leurs déclarations un retour favo. rable sur leur propre passé. Chacun d'eux aurait pu dire pourtant qu'il a plus ou moins été, lui aussi, partisan de la planification, de l'indus- trialisation, de la réforme agraire. Nous ne voulons pas dire qu'il n'y a pas de différence importante entre l'ancien et le nouvaeu régime, mais ces ralliements n'auraient pas été concevables si la classe ouvrière gérait l'économie et l'Etat, s'il n'y avait pas eu des traits communs entre les modes de gestion stalinien et capitaliste classique. Dans le cadre de la « libéralisation » actuelle, l'on s'évertue égale. ment à redonner un peu de vie aux anciennes institutions parlementaires. On sait, en effet, que les régimes de démocratie populaire ont une dou- ble structure : de république bourgeoise et d'Etat totalitaire, la seconde ayant intégré la première. Des parlements basés sur la pluralité de partis existent dans toutes les capitales européennes satellites de Moscou. Mais il s'agit de partis et de parlements destinés dans la mesure où ils n'ont pas une existence purement fantômatique à intégrer au régime cer. taines couches paysannes et petit-bourgeoises. Les votes des parlements ont été jusqu'à présent toujours unanimés. Or Varsovie innove dans ce domaine. Dernièrement les députés catholiques ont pu voter contre une loi permettant dans certaines conditions l'avortement. De même à Tirana, en Albanie, une loi sur la sécurité sociale présentée personnellement par le chef du gouvernement Mehmet Chehu, a été repoussée à la majorité, d'abord au vote secret, ensuite au vote à main levée. Mais il semble qu'il s'agit dans ce cas d'une lutte de tendances entre le chef du gouvernement et le chef de l'Etat Enver Hodja. Quoiqu'il en soit, il ne faut pas accorder trop d'importance au renou- veau de vie bien limité des parlemenst de l'Est. Vieilles institu- tions et vieux partis sont bien tenus en main par le régime. Cependant, en dehors de leur utilisation intérieure (très restreinte), ces manifesta- tions démocratiques bourgeoises peuvent être également utilisées à l'Ouest par la propagande des partis communistes. - 142 Il est difficile de dire pourquoi c'est la Pologne qui est allée le plus loin dans la critique du culte de Staline et, notamment, pourquoi les écrivains polonais se sont exprimés plus librement que les écrivains des autres démocraties populaires. Toujours est-il qu'un jeune écrivain, Witold Wirpsza, met en parallèle les crimes staliniens et les crimes nazis (« Przeglad Kulturalny », 114-56) ; que le poète Slonismky déclare : « Les persécutions de la pensée... au début de la Renaissance... apparais- sent comme un âge d'or comparées à la période que nous avons vécue » (id.) et que l'écrivain Jan Kott proclame dans le rapport qu'il présenta à la XIXe Session du Conseil de la Culture et des Arts : « Comme dans le bon vieux temps, nous étions tous prêts à répéter, après le pope, que tout ce qui est bon est juste et nécessaire... Sous nos yeux l'histoire con- temporaine devenait mythologie... La mythologie produit l'Inquisition. Chaque procès politique devenait un procés de sorcières » (id.). L'exemple polonais est typique. On permet à certains élémenis d'aller assez loin dans la critique du régime. Et pourtant celui-ci intègre cette critique, essaie de la tourner à son profit, referme le cercle du totalita- risme. Le secrétaire du parti communiste polonais, Moraswski, montre en effet, dans la revue théorique « Nowe Droji » (mars 1956), que les militants avaient eu raison de ne pas combattre le culte de Staline car ils auraient plongé ainsi le pays « dans les flots furieux d'une tempête » ; que, par contre, ils ont eu confiance « dans la résistance du socialisme, capable de percer toutes les tumeurs, de surmonter toutes les perver- sions ». Actuellement, en effet, « la justesse de leur position est confirmée et leurs espoirs sont réalisés. »... La contre-épuration est allée le moins loin en Tchécoslovaquie et en Allemagne Orientale. Simple hasard, ou bien faut-il mettre cette modé. ration en rapport avec le fait que ces deux pays sont les plus industria- lisés du bloc oriental, qu'ils renferment la classe ouvrière la plus mûre et la plus combative ? En tous cas, il apparaît que le souvenir de juin 1953, lorsque les ouvriers de Berlin-Est avaient profité d'unc faille au sein de la classe dominante, est resté : les dirigeants d'Allemagne Orien- tale défendent leur unité comme la prunelle de leurs yeux. A peine a-t-on esquissé à Berlin une critique contre « Hilda-la-Rouge » (Hilde Benjamin), l'implacable ministre de la Justice, qui conserve sa place. Otto Grotewohl, président du Conseil, réputé comme homme habile et souple, a pris avec acharnement la défense de Walter Ulbricht, le Staline du pays. Car les étudiants et les travailleurs semblent avoir eux aussi tiré des enseignements de la révolte d'il y a trois ans. Des informations de la presse allemande orientale il ressort, en effct, que dans les asseri- blées, dans le parti, on attaque W. Ulbricht, on lie la critique du culte de la personnalité à son nom (1), on essaie ainsi d'approfondir, de faire éclater en plein jour, une dissension qui sans doute existe à l'état latent au sein des milieux dirigeants. H. BELL. RAKOSI SE DESTALINISE « J'ai non seulement toléré le culte de la personnalité, mais je l'ai favorisé. La réhabilitation de toutes les victimes des illégalités commises au cours de ces dernières années se poursuit activement et elle sera terminée dans les semaines qui viennent. J'y ai ma part de responsabilité, au même titre que toute la direction du parti. Nous regrettons tous vive- ment, et moi particulièrement, que des injustices aient été (1) Cf. Neues Deutschland, 28 et 29 avril 1956 ; Leipziger Volks- zeitung, 17 mai 1956. 143 commises. Nous en tirons les conséquences et nous ferons tou ce qui sera en notre pouvoir pour que de tels abus ne se reproduisent pas à l'avenir. » (Cité par Le Monde, 20 mai.) LA DESTAKHANOVISATION EN POLOGNE On peut assez facilement répondre à la question générale : Qu'est-ce que le Stakhanovisme ? C'est d'abord le prolongement stalinien d'une idée, peut-être généreuse mais en tout cas malheureuse, de l'époque léni. nienne : l'émulation socialiste. Les ouvriers, après la défaite du capita- lisme, allaient s'organiser eux-mêmes pour améliorer la production ; l'émulation socialiste signifiait que, dans cet effort général, c'était à chacun ou à chaque groupe d'ouvriers de faire le mieux possible. Certes, si on y réfléchit, cette idée était contradictoire en elle-même. L'organisation collective des ouvriers eux-mêmes dans la . production ne peut signifier que la gestion de la production par les ouvriers. S'il n'y a pas gestion, c'est-à-dire s'il n'y a pas organisation véritablement collec- tive, il ne peut y avoir que des trucs » individuels ou, au mieux, au niveau de petits groupes. C'est cette contradiction qui a éclaté dans la pratiquę stalinienne de « l'émulation socialiste ». En effet, le stakhanovisine n'est pas l'adaptation de ce genre de « trucs » à l'idéologie bureaucratique qui est essentiellement basée sur l'esprit de hiérarchie et de compétition individuelle. Cette adaptation a été favorisée par l'étape industrielle dans laquelle la Russie se trouvait à cette époque, étape qui est d'ailleurs encore dans de très nombreux secteurs celle des pays les plus avancés, et qui se caractérise par le fait que les métiers qualifiés nécessitent de la part de l'ouvrier un travail qui mêle intimement des tâches purement manuelles et élémentaires (alimentation des machines et évacuation des pièces) à des tâches. qualifiées (réglage, contrôle, surveillance). L'astuce consiste alors à adjoindre à l'ouvrier qualifié intéressé un ou plusieurs vulgaires manœuvres qui s'acquittent à sa place des tâches élémentaires qu'il assumait autrefois. L'ouvrier qualifié peut alors prix d'un eſfort supplémentaire très pénible augmenter considérable. ment son rendement. La morale hiérarchique, qui est le propre du stalinisme, se manifeste dans le fait que cette augmentation du rendement est imputée au seul ouvrier qualifié (qui a théoriquement eu l'idée de la mise au point du « truquage » adopté). Lui seul en profite dans son salaire (et ceci d'une manière qui est plus que proportionnelle à l'accroissement du rende. ment : c'est ce que l'on appelle le salaire au rendement progressif) et lui seul est récompensé par les honneurs dus à son rang (lisez les avantages matériels dont il est gratifié : vacances plus ou moins luxueuses, bons spéciaux d'alimentation et d'habillement à des prix normaux, etc...). L'émulation socialiste devait théoriquement augmenter la producti. vité ; la réalité stakhanoviste n'a rien à voir avec la productivité d'ensemble d'une usine donnée. Au contraire elle constitue dans la plu- part des cas un frein : les gains retirés de la pression qui est ainsi exercée sur les ouvriers non stakhanovistes sont amplement contrebalan- cés, et au-delà, par les pertes immenses qui résultent de l'antagonisme qui est créé entre les ouvriers du rang et les stakhanovistes. Jusqu'il y a peu de temps, tout cela, pour un stalinien, n'était que théorie sommaire et pour le moins malveillante. Jusqu'il y a peu de temps, car maintenant... au 144 Qu'on lise plutôt cette citation récente de la revue polonaise * Kronika » : « C'est une chose connue que beaucoup de ces ouvriers, héros du travail, étaient aidés par des « nègres » mis à leur disposition par la direction des usines qui était fière d'avoir parmi son personnel des grands champions. Ce n'est un secret pour personne que tous nos vieux ouvriers plaisantent entre eux en disant que si les Geyer, les Scheibler, les Poznanski (anciens propriétaires des usines polonaises) n'avaient atteint que la production présente, avec en plus, l'accroissement de dépense que représente l'appareil bureaucratique, ils auraient été ruinés en quelques jours. » C'est bien là tout ce que nous venons de dire, mais dans des termes que les ouvriers savent rendre concrets et vivants... Et qu'on juge enfin du langage onvrier par cette dernière citation : « La première mesure à prendre, c'est d'en finir avec toute la bureaucratie de l'émulation. Il faut licencier tous les bureaucrates qui s'en occupent, et confier cette question aux syndicats ouvriers, mais ceci (et ici nous soulignons nous-mêmes), à condition que les syndicats cessent d'être une institution fictive et morte, et redeviennent une repré- sentation active des masses ouvrières. » Cette condition n'est pas prête d'être réalisée, c'est le moins qu'on puisse dire. PH. GUILLAUME. DE L'ETAT DE SIEGE A LA NOUVELLE CRITIQUE Certains moralistes s'inquiètent : le P.C.F. sera-t-il le dernier à dénoncer le stalinisme ? Voici de quoi les rassurer : dans Libération du 30 mai 1956, Claude Roy, l'enfant (si peu) terrible du P.C., profite de la parution d'un livre de Camus pour nous instruire des conflits dont sa conscience est, depuis bientôt quinze ans, le théâtre : « Oui, plus on y réfléchit, plus on voit que la situation de la pensée de gauche, en France et dans le monde, était comparable depuis des années à celle des défenseurs et des partisans d'une citadelle assiégée. Au-dehors, ceux qui tiennent que la cause défendue par la citadelle est fonda- mentalement juste, soupçonnent peut-être que le comman- dant de la place, profitant de la loi martiale, se livre à des excès d'autorité terrifiants ou ridicules. Ils découvrent len. tement que les principes soutenus par les assiégés au péril de leur vie sont parfois éludés ou niés dans la vie quoti- dienne de la garnison. Doivent-iis le proclamer, quitte à aider à ouvrir une brèche ceux qui ne s'intéressent qu'à une chose : prendre la forteresse, la raser, en abolir le souvenir même, et refonder sur ruines une cité totalement injuste ? Faut-il au contraire attendre que soit levé le siège, suspendue la loi martiale, éloigné le danger ? » Que devaient donc faire ceux dont Claude Roy nous dit « qu'ils aimaient les assiégés » ? Non, la question n'était pas simple et « nal ne vit impunément ». < Camus a essayé... et c'est pourquoi je veux dire qu'il me semble avoir eu raison sur beaucoup de points essen- tiels. En temps de siège, les raisons s'entrecroisent sans toujours se pénétrer. » ses 145 Sur queis points Camus a-t-il eu raison ? Claude Roy ne nous en instruit guère. On le sent tout préoccupé d'autre chose : « Je sais bien que ça ne se fait pas de reconnaître aux autres quelque raison. » Singulier aveu. Mais aujourd'hui : « Il faut savoir faire ce qui ne se fait pas. » Certes Camus a eu tort de tomber dans les « excès du désespoir ». Mais il a des excuses : «Il n'est pas facile de maintenir l'équilibre de la raison entre une condamnation passionnée et périlleuse des erreurs de la révolution et une justification fataliste et lâche de ses détours. En ce temps-là, le communisme avec lequel se débattait Camus, se battait lui-même contre de terribles menaces. Il était conduit par les circonstances historiques à se présenter en effet comme un système inconditionnel. Le manichéisme anticommuniste renforçait le manichéisme communiste. Camus n'oubliait pas l'iniquité fondamentale du monde dans lequel il vivait, mais il se cognait doulou- reusement à une révolution qui exigeait qu'on la reçut en bloc et la servit sans réserve, qui considérait que le moindre détail était une partie essentielle de l'ensemble, que la plus légère critique, le moindre désaccord accessoire ouvraient immanquablement le champ à la trahison totale. » Camus n'est d'ailleurs pas le seul à être tombé dans l'excès : « Ceux qui étaient persuadés que l'Histoire allait donner raison à leur espérance ceux-là même croyaient parfois que le silence était un dur et nécessaire devoir. C'était souvent une erreur. » On remarquera ici la manière savante et pleine de sous-enten- das dont notre critique use des adverbes. Mais voici que tout change, la paix s'installe, l'état de siège est levé. Le dialogue et la critique deviennent à nouveau possibles, « chaque adversaire fécondant l'autre » pour parler comme Camus. Et ce mal dont est atteint Camus (le désespoir), Claude Roy veut y remédier : «Il me semble qu'aujourd'hui ce qui s'accomplit et se réalise enfin, pourra demain réconcilier son désespoir et l'espoir de millions d'hommes, ses réticences de jadis et nos angoisses d'hier. Nous pourrons tous y aider. » La parole est à Camus. IL Y A DES LIMITES A TOUT « Mais approfondissons le sens de toutes ces remarques. Il me semble qu'elles veulent dire : Hervé, vous n'êtes pas allé assez loin dans votre analyse, vous n'avez pas mis en lumière les tenants et aboutissants des maux que vous dénoncez, vous n'avez pas livré au public ce que vous savez sur la vie intérieure du Parti communiste. Etes-vous assez naïf, mon cher Sartre, pour n'avoir pas conscience qu'en exigeant de moi de telles démarches, vous me demandez de prendre mes distances par rapport au Parti communiste, bref de m'éloigner... « Je pourrais vous faire la réponse du berger à la ber- gère et vous dire, par exemple : pourquoi ne nous parlez- 2 146- > vous pas de certaines histoires de Chine, qui, je le sais, vous préoccupent... ? » (Pierre HERVÉ, Lettre à Sartre, p. 68-69.) * Que les autorités soient rassurées : nous continuerons à ne pas publier, à ne pas diffuser les détails précis que nous apprenons, presque chaque jour, sur le drame qui ravage actuellement la jeunesse française... ce drame qui conduit certains de ces jeunes hommes à transformer en acte leur révolte morale. » (J.-J. SERVAN SCHREIBER, L'Express, 8 juin 1956, p. 3.) « Aucune nouvelle à ce sujet (la question du culte de la personnalité) ne devrait filtrer à l'extérieur ; la presse spé- cialement ne doit pas en être informée... Il y a des limites à tout. Nous ne devrions pas fournir des armes à l'ensemi ; ne devrions pas laver notre linge sale devant ses yeux... >> (N. KHROUCHTCHEV, Rapport dit « secret » au XXCon-- grès du P.C.U.S., Le Monde, 19 juin 1956, p. 3.) N'est-il pas triste de penser que tous ces braves gens pourraient être un jour forcés par les circonstances de se faire fusiller les uns les autres ? nous LE P.C.F. APRES LE XXe CONGRÈS La Déclaration du Bureau Politique du Parti Communiste Français au sujet du rapport Khrouchtchev, faisant suite aux positions prises par Togliatti et par plusieurs partis communistes occidentaux, dépasse large- ment les limites que ses auteurs ont voulu lui fixer. En répudiant expli. citement le « culte de la personnalité » à rebours inauguré par la nouvelle équipe de Moscou, qui consiste à expliquer la bureaucratisation du parti et du régime, la terreur et les « erreurs tragiques », non par des causes sociales et politiques, mais par la volonté d'un seul homme appuyé sur une camarilla de provocateurs, en reconnaissant la ncéessité d'une ana. lyse de ces causes, en critiquant pour la première fois depuis trente ans la direction politique de l’U.R.S.S., la Déclaration montre toute l'impor- tance des réactions que la déstalinisation a suscitées chez les militants du Parti, mais elle apparaît surtout comme le premier signe officiel d'une situation nouvelle en train de mûrir. Se répercutant sur la structure internationale du « communisme », les profonds changements intervenus en U.R.S.S. mettent en cause son monolithisme, obligent les partis communistes à sortir de l'alignement pur et simple sur les directives de Moscou. Inconcevables il y a seulement un an, les affirmations de Togliatti (« nécessité d'une autonomie toujours plus grande de jugement », « la structure politique interne du mouvement communiste mondial est au- jourd'hui transformée ») ou celles de Marcel Servin (« le P.C. français n'est pas une section du P.C. de l'U.R.S.S. », « il y a des choses qui sont du ressort des communistes de l'Union Soviétique et non des communistes fraạçais, et réciproquement ») ne font que traduire l'écart existant entre les buts et les moyens de la nouvelle politique russe, inspirée plus ouvertement que jamais par des nécessités nationales, et ceux des partis communistes dans les autres pays, ainsi que le besoin de ces derniers d'agir à leur tour en fonction de leur propre situation nctionale. Pourtant, cette phase nouvelle s'est ouverte indépendamment de la volonté des dirigeants des divers P.C., dont la plupart s'efforcent encore d'en atténuer les conséquences. 147 Le fait est que la gran de lessive entreprise par Khrouchtchev (dont un autrte article de ce numéro analyse les causes et la signification) était ressentie comme une nécessité par la bureaucratie russe; elle ne l'était pas par les partis communistes occidentaux, encore moins par la direction du parti français. Il n'y a pas en France de démocratie populaire, mais une démocratie bourgeoise tout court; le P.C. n'est pas au pouvoir mais dans l'opposition. Sa situation de seul grand parti opposant constitue la raison essentielle de son influence sur les travailleurs, mais son idéologie et ses méthodes ne se justifient que par l'existence d l’U.R.S.S. et des a pays socialistes ». L'infaillibilité de l’U.R.S.S. et de Staline (fondée sur leurs « grandes victoires ») garantissait jusqu'ici celle du P.C. français et de Maurice Thorez. Elle n'était pas seulement la réponse-clé face aux militants mais encore la justification des dirigeants à leurs propres yeux. On comprend donc l'embarras du P.C. immédiatement après le XX Congrès (1) et pourquoi il a évité alors tout ce qui aurait pu mettre en cause celui que le dernier Congrès du P.C.F. (juin 54) saluait par la bouche de Duclos comme « Notre grand camarade Staline, ce prestigieux architecte du communisme, ce maître du socialisme, dont les leçons nous. inspirent et nous guident dans nos combats ». Si les voies de Staline avaient été quelque fois ténébreuses, celles de Khrouchtchev se révélaient surprenantes, même pour les bons élèves français. Mis devant le fait accompli, les dirigeants du P.C.F. devaient non seulement amortir le choc de leurs militants, mais se convaincre encore eux-mêmes de la portée et de la sagesse de la révision anti-stalinienne. Une rapide lecture de « L'Humanité » nous donne un aperçu de cette répudiation douloureuse et prudente. Ainsi « L'Humanité » du 20 février titre en première page, à propos du Congrès : « Molotov: La France et l’U.R.S.S. peuvent s'entendre ». C'est le lendemain du jour où Mikoyan avait déclaré: « Au cours des quelques vingt dernières années nous n'avons eu aucune direction collective. Florissait alors le culte de la personnalité... » « La caractéristique essentielle de la tâche du Comité Central au cours des trois dernières années a été de créer, après un long intervalle, la direction collective du parti » < ...cette direction collective a réussi à restaurer les normes léninistes concernant la vie du pays de la base au sommet... » Mais « L'Humanité » supprime carrément ces passages et dilue enim suite les critiques du « Précis d'Histoire du P.C. russe » et de la bro- chure de Staline « Problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S."». Par contre, les jours suivants, de longs articles détaillent les * Non- veaux progrès du bien-être en U.R.S.S. », les « Réalisations grandioses du Plan ». On porte l'accent sur la coexistence, le rapprochement avec la social-démocratie, la possibilité enfin reconnue d'utiliser des voies paci. fiques vers le socialisme. Le 5 mars « L'Humanité » publie encore, en troisième page il est vrai, un portrait de Staline avec une légende élogieuse. Le 10 mars Duclos fait une conférence sur le XX Congrès à Wagram. Répondant aux détracteurs de Staline, il admet: « Ce qui est vrai c'est que durant une période de l'activité de Sta. line le principe de la direction collective n'a pas toujours été appliqué. (1) Bien sûr, le « tournant » ne datait pas du XX Congrès. Dès le lendemain de la mort de Staline, les réformes commençaient et la Russie accentuait sur le plan international la politique de « coesistence » dont les conséquences furent immédiates sur la ligne des para communistes dans tous les pays. On passait progressivement de la politique du type: manifestation contre Ridgway (mai 1952) à celle d'ententę syndicale (1953), de propagande du Front Populaire (1955) et de soutien au Gour vernement Guy Mollet (1956). 148 Il est vrai aussi que dans ces conditions des fautes ont été commises ». Mais il proclame aussitôt: « Personne ne peut oublier qu'à la direc- tion du Parti et de l'Etat soviétique, Staline joua un rôle de premier plan dans cette défense nécessaire des conquêtes de la Révolution d'Octo- bre 1917. Personne ne peut non plus oublier le rôle joué par Staline dans la construction du socialisme en U.R.S.S. et dans la conduite de la guerre contre les hitlériens. Les mérites du camarade Staline sont inscrits l'Histoire, ils font partie du patrimoine du mouvement ouvrier in. ternational. » Plus prudent encore, François Billoux, dans un long article, « Après le XX° Congrès », trouve le moyen de parler de « l'autocritique qui y a. été faite ) sans rentionner le nom de Staline. L'idéal serait de minimiser ainsi le tournant russe, mais la déstalini- sation fait son chemin en Russie et toute la presse mondiale s'en fait l'écho. Le 19 mars « L'Humanité » doit bien avouer l'existence du rapport secret de Khrouchtchev. Elle le confirme le lendemain et en donne un résumé édulcoré mais contenant déjà de vives critiques de Staline. Le Comité Central réuni le 22 mars consacre l'embarras du P.C.: la Résolution adoptée doit admettre une certaine critique de Staline; inais Thorez ne participe pas aux débats. Et il commente, sans se référer à cette Résolution, les travaux du XX° Congrès ; tout en reconnaissant le culte de la personnalité et des erreurs, il fait un vif éloge de Staline. Cependant, le lendemain, « L'Humanité » doit publier des extraits d'un violent article de la « Pravda »: « Staline a abandonné les prin. cipes du Parti, il a méconnu la démocratie dans ses rangs, il a violé la légalité révolutionnaire et a pris des mesures injustifiées de répression...) Le 11 avril « L'Humanité » reproduit, en sens contraire, un article du « Quotidien du Peuple », organe du P.C. chinois, où les grands mérites de Staline sont évoqués à côté de ses dernières fautes. Trois jours plus tard elle doit de nouveau se faire l'écho d'attaques contre Staline en reproduisant un articles de la revue russe a Ques- tions d'Histoire » sur l'analyse de certains événements historiques d'avant Octobre a l'actuel après-guerre. Balloté entre les mérites et les erreurs, entre les éloges et les cri- tiques, le P.C.F. en arrive ainsi à la publication par la presse mondiale du rapport secret de Khrouchtchev. « L'Humanité » devient tout à coup muette: ni démenti ni confir- mation. Son silence ne pouvait pourtant pas durer. Le décalage entre le contenu de ce rapport et l'attitude de la direction du P.C. ne faisait qu'accroître le malaise des militants. Un mois à peine avant publicatica intégrale du rapport, Thorez n'affirmait-il pas encore, en commentant le Projet de Thèses approuvé par le Comité Central du 10 mai: « C'est lui (Staline) qui nous avait enseigné la nécessité de la cri- tique et de l'autocritique... et pourtant, par le culte de la personnalité, il s'est laissé conduire à l'absence de critique et d'autocritique véritables, Ii a été conduit à la suffisance et à la présomption ». Mais: a Tout eela n'est pas simple, rectiligne. Au même moment, Staline lui-même nous donnait un ouvrage sur la linguistique qui reste une base très utile, véces saire, d'explication de notre théorie du matérialisme dialectique... » « ( L'Humanité 12-5-56). . Khroucktchev dit: Staline ordonnait le massacre de communistes, fal- sifiait l'histoir fabriquait des fausses accusations, faisait assassincr ses collaborateurs déportait des nations entières ; Staline, qui étudiait les opérations militaires sur une mappemonde, était responsable de la mort de centaines de milliers de soldats soviétiques, Staline « est écoeurant ». Il était suffisant et présomptueux, dit Thorez, mais il faisait de l'excel. lente linguistique et la linguistique cela compte tout de même! 149 La siffusion du rapport re pëut donc être indéfiniment ignorée. Qua- rante-huit heures après la publication de l'interview de Togliatti, le P.C.F. reconnaît à son tour son existence, tel que la « presse bourgeoise pu- blie », et la « légitime émotion qu'il suscite permi les membres du Parti Communiste Français ». Après avoir regretté « qu'en raison des conditions dans lesquelles le rapport du camarade Khrouchtchev a' été présenté et divulgué, la presse bourgeoise ait été en mesure de publier des faits que les communistes avaient ignorés », la Déclaration du Bureau Politique poursuit: « Les explications données jusqu'à présent sur les fautes de Staline, leur origine, les conditions dans lesquelles elles se sont produites, ne sont pas satisfaisantes. Une analyse marxiste approfondie est indispensable pour déterminer l'ensemble des circonstances dans lesquelles le pouvoir per. sonnel de Staline a pu s'exercer. II était erroné, du vivant de Staline, de lui adresser des éloges dithyrambiques et de lui attribuer le mérite exclusif de tous les succès remportés en Union Soviétique grâce à une ligne générale juste au ser. vice de la construction du socialisme. Cette attitude contribuait à déve. lopper le culte de la personnalité et à influencer dans un mauvais sens le mouvement ouvrier international. Aujourd'hui, il n'est pas justę d'attri. buer Staline seul tout ce qu'il y a eu de négatif dans l'activité du Parti Communiste de l'Union Soviétique. Staline a joué un rôle positif durant toute une période historique. Avec les autres dirigeants du Parti, il a pris une part active à la Révo. lution socialiste d'Octobre, puis à la lutte victorieuse contre l'intervention étrangère et la contre-révolution. Après la mort de Lénine, il a combattu les adversaires du marxisme-leninisme et lutté pour l'application du plan leniniste d'édification du socialisme. Il a contribué dans une grande mesure à la formation de tous les partis Communistes. Staline s'est acquis un prestige mérité qu'il a laissé se transformer en culte de sa personne. Le développement de ce culte a été facilité par la situation de l'Union Soviétique, longtemps seule exposée aux entre- prises d'un monde d'ennemis, ce qui exigeait une tension extrême des forces du peuple, une discipline de fer et la centralisation rigoureuse du pouvoir de l'Etat prolétarien. Ces circonstances aident à comprendre les difficultés énormes auxquelles l'Union Soviétique a dû faire face, sans justifier toutefois les agissements de Staline. Il s'est livré à de nombreuses wiolations de la légalité soviétique; il s'est engagé dans une répression arbi- traire contre des militants communistes; il a transgressé les principes da Parti et, utilisant des méthodes condamnables, il a causé de graves dommages à l'Union Soviétique et mouvement communiste inter- national ». La Résolution rappelle ensuite le « bilan exaltant de l'Union So- viétique qui ayant achevé la construction du socialisme, s'est engagée sur le chemin de la société communiste », promet aux militants une discussion sur le rapport Khrouchtchev avant le Congrès de juillet et se termine sur un hymne au Front Populaire. Le P.C.F. n'accepte donc pas la version Khrouchtchev. Mais son propre essai d'interprétation est un modèle de confusion. En premier lieu, il est remarquable que la Déclaration ne conteste nullement la validité des critiques faites par Khrouchtchev à Staline (déportations de peuples entiers, assassinats et tortures, etc...) elle se contente de dire que ce dernier ne peut être rendu seul responsable. Par ailleurs, le Bureau Poli. tique continue d'attribuer une importance décisive à l'action de Staline pendant la révolution et la guerre civile, alors que Khrouchtchey explique dans son rapport qu'il était pratiquement inconnu des masses avant 1924 et que des publications officielles comme la « Pravda » et la revue a Questions d'Histoire » ont rappelé son influence négative pendant toute une partie de la Révolution de 1917 et montré comment il avait inventé V 송 au 150 lui-même après-coup son rôle éminent dans la guerre civile. La Déclara- tion reconnaît que les erreurs de Staline orit eu de graves conséquences pour le mouvement ouvrier international, mais affirme en revanche que a Staline a contribué dans une grande mesure à la formation de tous les partis communistes ». Enfin, le Bureau Politique demande une « ana. lyse marxiste approfondie des. circonstances dans lesquelles le pouvoir personnel de Staline a pu s'exercer ». Mais alors que Togliatti va jusqu'à évoquer « un développement excessif des appareils bureaucratiques dans la vie économique et politique soviétique », la Déclaration ne donno aucune base sociale aux « erreurs » et se contente de rappeler les a diffi- cultés énormes auxquelles l'Union Soviétique a dû faire face ». Cela n'exclut d'ailleurs pas que la direction du parti français fasse un tel genre d'analyse si les circonstances l'exigent. Mais il y a analyse et analyse. Or, un examen des causes réelles de ce que le Bureau Poli. tique appelle des erreurs ne pourrait que dévoiler les contradictions du régime en, U.R.S.S., l'existence des classes, leur lutte quotidienne. C'est pourquoi tout ce que, dans le meilleur des cas, les Thorez et Cie (ou leurs remplaçants) seraient capables de faire c'est d'élaborer une espèce d'explication pseudo-trotskyste (fondements socialistes de l’U.R.S.S. mais influence négative de certa es couches bureaucratiques favorisée par les nécessités de la défense contre l'encerclement capitaliste), explication d'ailleurs purement rétrospective puisqu'ils voient dans la Russie actuelle un régime socialiste engagé dans la voie du communisme. Mais même cette interprétation il est fort douteux qu'ils arrivent à la formuler, car elle risquerait d'élargir dangereusement la brèche ouverte par Khrou- chtchev, et de mettre en question le rôle joué par les dirigeants actuels de l'U.R.S.S. et des partis communistes, collaborateurs et exécutants de la politique stalinienne. Et pourtant ce serait la seule qui pourrait pré- senter un semblant de solidité. La difficulté pour le P.C.F. aujourd'hui réside justement là, dans le fait qu'il doit répondre et que toute réponse tant soit peu sérieuse ne peut que saper sa propre base idéologique. Il éprouve ainsi combien se révèle relative la toute-puissance de l'appareil dirigeant face à l'enchaînement d'événements provoqué par le développement de forces sociales antagoniques que l'industrialisation a suscité en U.R.S.S. C'est une cruelle leçon de matérialisme dialectique pour les dirigeants du P.C.F.! Mais leur propre appartenance à cet appareil les empêche de changer de méthodes. La préparation du prochain Con- grès à coups de résolutions approuvant la politique de l'actuelle direction, la plate comédie de la « Tribune Libre » de « L'Humanité », laissent présager de la façon dont le Bureau Politique entend mener la discussion promise sur le rapport Khrouchtchev. Quelle que soit l'importance des répercussions de la déstalinisation, elle ne doit pas nous faire perdre de vue les problèmes politiques que pose au P.C. la situation en France. Placé dans le cadre nouveau de la détente internationale, libéré des consignes de lutte contre l'Etat qu'imposait, auparavant, la stratégie de l'U.R.S.S., le P.C. est voué à développer une politique de collaboration de classe. Celle-ci répond d'ailleurs à sa nature; elle traduit la pression que l'ordre social bourgeois exerce sur ce grand parti fonctionnarisé et « représentatif » en le poussant sur le terrain na- tional et réformiste. Le Projet de thèses élaboré pour le XIV Congrès est à cet égard très clair. L'essentiel de ce document est consacré à l'exaltation des « triomphes da camp socialiste » et à la justification d'une politique parfaitement exprimée par son sous-titre: « Le Parti Communiste Français dans la lutte pour le progrès social, pour la paix, pour un avenir de grandeur nationale n. Le P.C.F. cherche à sortir de son isolement politique. Il accentue le caractère réformiste et national de sa politique dans tous les domaines comme en font foi son attitude en faveur du maintien de la présence 151 ! frangaiso ou Afrique du Nord et son extrême modération sur le terrain dos rovondications ouvrières et déclare ouvertement que son but est de créer los conditions d'un nouveau Front Populaire. On pout bien constater que le Projet de thèses ne dit rien sur le contenu de celle nouvelle orientation et que la formule de la France socialintos rente purement abstraite. Cependant le besoin que ressent le P.C.I d'un programme national est réel et l'insistance qu'il met à pro- clamor l'objectif du Front Populaire témoigne de son effort pour ouvrir une nouvelle voie. Le Projet contient une série détaillée de mesures immé. dialos de salut national. Il revient en outre sur les déclarations de Thorez on 1946 ( « Nous avons toujours pensé et déclaré que le peuple de Frunce, riche d'une glorieuse tradition, trouverait lui-même sa voie vers plus de démocratie, de progrès et de justice sociae ») et réaffirme qu'il est possible de s'acheminer pacifiquement vers le socialisme. A cet égard il n'hésite pas à procéder à une ahurissante démonstration sur l'usage révolutionnaire qu'on peut faire du Parlement bourgeois pour instaurer le socialisme. C'est donc sur de telles bases que le P.C.F. compte mener en France $2 lutte pour « le progrès social, pour la paix et pour un avenir de grandeur nationale ». Cependant, on s'abuserait si l'on pensait que cette politique peut se développer sans heurts. Ce serait oublier que le P.C. doit tout le crédit, dont il jouit auprès des masses, à ce qu'il paraît combattre la bourgeoisie; ce serait également oublier que, dans la conjoncture actuelle, la guerre d'Algérie l'oblige à afficher une certaine opposition au Gouvernement et qu'elle ne lui permet pas de collaborer avec les socialistes comme il le souhaiterait. Compte tenu de cette situation, on doit reconnaître que le tournant russe, s'il facilite une attitude réformiste, rend plus difficile les manoeuvres du P.C. vis-à-vis des masses. Il risque d'amener entre IU.R.S.S. et le capitalisme français une série d'engagements, de conces- sions réciproques et de marchandages qui peuvent mettre le Parti dans une fausse position par rapport à la classe ouvrière. En outre, la déstali- nisation en altérant le mythe du « paradis socialiste » atteint le Parti et aſſaiblit le prestige de ses dirigeants. Incertaine en ce qui cencerne la réelle portée des mesures appliquées eu Russie et les perspectives internationales, prise entre ses tendances naturelles à la collaboration avec l'Etat et le rôle limité que le poussif capitalisme français peut consentir à la bureaucratie syndicale et politique, soucieuse de ne pas se couper complètement de sa base ouvrière, la direc- tion du P.C.F. ne peut pas s'engager franchement dans la vie d'une oppo- sition purement légale et nationale. D'où ses tentatives de se délimiter du réformisme en général, ses références à Lénine, ses attaques verbales contre l'opportunisme, parallèlement aux appels à l'unité avec les socia- listes et les démocrates, à son souci de patriotisme et de légalité répu- blicaine. En même temps par son idéologie, par sa structure et par son passé tout aussi incapable que les autres partis communistes nationaux de s'engager dans la voie révolutionnaire du développement des initiatives et de la conscience du prolétariat, de la coordination de ses mouvements de classe à l'échelle internationale, le Parti Communiste Français est de moins en moins en état d'élaborer une politique « payante » autre que celle du réformisme et du nationalisme. Or, la « destalinisation », en portant au paroxysme cette contradiction apparue en clair dès la fin de la « guerre froide » risque de miner de plus en plus le « monopole » du stalinisine français et par là d'ouvrir une nouvelle étape de la lutte prolétarienne en France. A. VEGA. 1 153 L'INGENUITE DECONCERTANTE DES CHEFS GENIAUX « Il est vrai que nous avons ignoré que Staline exerçait un pouvoir personnel. L'aurions-nous su que nous arrions désapprouvé cette atteinte à nos principes... Il est vrai que nous avons cru que les principes qu'enseignait Staline étaient par lui respectés. Aurions-nous su qu'ils étaient violés, que nous aurions désapprouvé cette pratique... » (A. Wurmser, l’Huma-Dimanche, 24 juin 1956). RIDEAU SUR LA METAPHYSIQUE DES PROCES Et comment se peut-il qu'une personne confesse des crimes qu'elle n'a pas commis? D'une seule manière: à la suite d'applications de mé- thodes physiques de pression, de tortures, l'amenant à un état d'incons- cience, de privation de son jugement, d'abandon de la dignité humaine. C'est ainsi que les confessions étaient obtenues. (Khrouchtchev, Rapport secret au XX Congrès du P.C.U.S., Le Monde, 9 juin 1956). Khrouchtchev ne parle que de certains procès, et non des plus im- portants. Ceux sur qui il s'apitoie sont en général ses semblables: des vrais staliniens, qui, après avoir maintenu le tête des victimes de Staline sur le billot ont à peine eu le temps de sentir la hache s'abattant sur leur propre nuque. Postychev, Kossior, Antonov-Ovseenko ont été pris dans le fonctionnement de cette même machine infernale qu'ils avaient aidé à mettre en place, à laquelle Khrouchtchev et la direction actuelle, plus chanceux, plus habiles, plus serviles aussi peut-être, ont pu échapper. Khrouchtchev ne parle que de certains procès. Mais son explication vaut pour tous. Dans tous les procès, les aveux étaient la SEULE « preuve ». On reconnaît maintenant qu'ils étaient obtenus par la tor- ture. Par ailleurs Khrouchtchev regrette que la répression contre les « tro- tskistes, zinoviévistes, boukhariniens » ait été poussée trop loin, et qu'une politique correcte ne les ait pas ramenés dans le parti. Les trotskistes, les zinoviévistes et boukhariniens ont été condamnés en ayant avoué qu'ils étaient des agents d'Hitler, qu'ils travaillaient pour déclencher la guerre et démembrer l'U.R.S.S., qu'ils empoisonnaient des ouvriers, qu'ils fai- saient dérailler les trains. Dire qu'il fallait les ramener au parti, c'est dire, dans la manière gluante et lâche qui est celle de Khrouchtchev, que tout cela était faux, que ces aveux avaient été arrachés par la torture donc que ces procès aussi étaient des machinations pures et simples. Enfin, dans la plupart des pays satellites de la Russie, on a hâtivement « revisé » les procès des dirigeants staliniens Rajk, Kostov, etc. qui avaient pourtant « avoué » leur trahison, et on les a « réhabilités » (1). (1) Sauf Slansky, que Prague s'obstine à considérer seul parmi ses coaccusés aujourd'hui « réhabilités » comme agent de l'hitlérien Tito, qui, il est vrai, n'est plus hitlérien, mais un honnête dirigeant communiste calomnié par l'espion anglais Béria, à en croire du moins Khrouchtchev, dont on ne sait encore pour le compte de qui il travaille. Le mépris de l'humanité, que traduit l'incohérence et le cynisme des mensonges des staliniens, n'a jamais été égalé dans l'histoire, pas même par les chefs du nazisme. 153 Dem proces, il n' route plus rien. llions de la mort physique qu'on avait voulu bâtir sur leur exemple. Rion de la lleorio de la culpabilité objective, des choix déchirants entre los politique no lo moralité, de la crise de la dialectique marxiste qu'ils murnirul imute (2). Le raisonnement: l'opposition avait besoin d'alliés, cillo aliruit pour utiliser les koulaks, ceux-ci auraient pu échapper à son 0111 role ol reussir à restaurer le capitalisme donc, l'opposition aboutis- Molit objectivement à préparer la restauration du capitalisme, ce sorite obomurda sule, ne nous laissant que les éclats de l'amalgame du procureur, dllquel le philosophe avait essayé de conférer à son propre usage un sens factice. Factice, car tout d'abord on interprétait les procès en les situant dans we perspective révolutionnaire qui n'a jamais été la leur. Depuis de longues années, les accusés des procès avaient abandonné le terrain de la lutte prolétarienne; comment les conflits possibles de la conscience de Boukharine ou d'un autre auraient-ils pu dans ces conditions traduire une crise de la dialectique marxiste? Tout au plus, auraient-ils pu témoigner d'une de ces oppositions insolubles entre la « morale » et l' « efficacité » qui appartiennent organiquement à la politique bourgeoise. Nous ne voulons pas dire qu'une politique révolutionnaire ne peut jamais, par définition, se trouver devant des contradictions insurmontables sur l'ins- tant même, que pour elle la solution de tout conflit possible est garantie d'avance. Mais de telles contradictions n'apparaissent que dans des situa- tions-limites, elles marquent un arrêt du développement du processus révo- lutionnaire, leur persistance au cours de ce processus est inconcevable. Dire qu'un conflit entre « morale » et « efficacité », entre « intentions » et résultats », entre « programme » et « réalité » a pris à la gorge les dirigcants et les opposantsrusses de 1923 à 1939, c'est tout simplement dire que ces dirigeants et ces opposants (quelles qu’aient pu être leurs « in- icntions ») ne pouvaient plus se situer sur le terrain de la problématique revolutiounaire objectivement (parce que la configuration du processus historique et la place qu'ils y avaient assumée leur interdisait de le faire); c'est dire que la société russe après 1923 a été dominée par cette même scission fondamentale entre la vérité et l'efficacité, l'intérieur et l'extérieur, la direction qui sait, calcule et agit et l'exécution qui ignore, attend et subit qui est constitutive d'une société d'exploitation. On est alors renvoyé à une analyse historique concrète de la société russe contem- poraine, de la nature économique et sociale de la bureaucratie, du rôle du stalinisme. Fuyant cette analyse et discutant les problèmes des politi- ciens du système, dirigeants ou opposants, en les plaçant dans une perspec- tive révolutionnaire dont ji ne se demande pas si elle peut désormais être la leur, le philosophe crée une opposition imaginaire entre une réalité redevenue la simple réalité de l'exploitation et de l'aliénation projection sur un écran révolutionnaire, projection arbitraire dont il est seul responsable. On aurait pu discuter des contradictions insolubles aux- quelles peut se heurter une politique révolutionnaire, non pas à propos des procès de Moscou, ni même des « capitulations » de 1928 qui les commandent, mais à propos de Kronstadt, par exemple. On se serait alors aperçu qu'elles ne traduisent pas simplement une crise de la dialectique marxiste, mais beaucoup moins et beaucoup plus à la fois :: une crise, un arrêt ct un recul de la révolution tout court. Et certes, cet arrêt, de même que le nouveau départ de la révolution, ne laisse pas de poser des problèmes, qu'il eut fallu examiner. Mais en même temps, il eut été alors in possible de ramener Boukharine à Socrate, Lénine à Edipe et Trotsky l’Apprenti sorcier, de supprimer les questions propres à la révolut par le « maléfice de la vie à plusieurs » et d'aboutir à ce désert du scoprin et sa (2) M. Merleau Ponty, Humanisme et terreur. 154 cisme politique où, quoiqu'on dise par ailleurs, tout se vaut, où tous les projets se fanent tôt ou tard, où toute perspective d'action rationnelle est finalement abolie. Factice, cette inétophysique l'était aussi en un autre sens; les « révé- lations » de Khrouchtchev confirment que les procès ne traduisaient même pas des oppositions politiques au sein de la bureaucratie, du genre de celles pouvant exister pour une politique bourgeoise. Même à la dissertation classique sur les conflits de l'intention et du résultat de la fin et des moyens, au sein d'un monde aliéné, ils ne sauraient servir d'exemple. L'épuration d'une partie de la bureaucratie par son noyau dirigeant n'a certes pas été le résultat de la folie de Staline, ni d'un culte de la person- nalité tombé du ciel, comme voudrait le faire croire Khrouchtchev; les procès ont accompli une fonction sociale la terreur a cimenté la bureau- cratie et glacé pour quelque temps le peuple et une fonction politique ils ont consacré sans contestation possible le groupe dirigeant et la personne incarnant la classe bureaucratique. Mais à aucun moment ils n'ont traduit un conflit politique actuel, vécu comme tel par les pro- tagonistes. L'exécution de quelques ex-opposants marquants parmi les mil- liers de staliniens sacrifiés ne visait pas à liquider des divergences poli- tiques, abandonnées ou tues depuis de longues années, mais à fournir à la fois un prétexte et un masque politique à cette auto-épuration de la bureaucratie, àà terroriser les éventuels opposants vrais en leur montrant l'horrible sort de tout opposant même fictif. Rien des « explications » des aveux par les « mystères de l'âme russe », ou, plus élégamrnent sinon plus sérieusement, par la complicité des accusés et du tribunal, par le fait que ceux-ci adhéraient en somme à la théorie de la culpabilité objective et se prêtaient librement à la mise en scène la plus efficace. Boukharine, a-t-on dit, s'inclinait devant l'histoire, et se reconnaissait coupable parce que vaincu. « Boukharine, >> dit en fait Khrouchtchev, ne reconnaissait rien du tout; la torture l'avait amené « à un état d'inconscience, de privation de son jugement, d'abandon de la dignité humaine » tel qu'on pouvait lui faire tout dire. Certes la torture n'est pas un absolu, et si les hommes y cèdent c'est en fonction d'une psychologie et d'une perspective politique. L'« explication » de Khrouchtchev, si elle est superficiellement cor- recte, comme description des faits matériels, est en même temps incom- plète et mécaniste, et traduit par là précisément encore une fois la mentalité bureaucratique de l'interprète. A Moscou la torture n'a eu de prise que sur des gens qui étaient déjà des cadavres idéologiques. Comme le faisait remarquer à l'époque Victor Serge (3), pas un oppo- sant révolutionnaire authentique n'a jamais figuré aux procès. La tor- ture n'a pu jouer que contre des gens politiquement brisés depuis longtemps, ayant capitulé, s'étant reniés, ayant en fait complètement abandonné non seulement toute perspective révolutionnaire, mais toute attitude politique. D'ailleurs, la torture n'a été efficace que dans la mino- rité des cas; il y a eu des suicides, les plus nombreux des fusillés l'ont été sans jugement public. On n'amenait aux procès que ceux dont on était sûr; même parmi ceux-là certains, comme I.N. Smirnov pendant le procès des Seize, ont failli tout compromettre. Ce n'est pas devant le tribunal qu'il y a eu « complicité » des accusés. La « solidarité » des condamnés avec le système qui allait les fusiller, il faut la chercher ailleurs: dans leur capitulation, dans leur participation à l'idéologie et à la mentalité bureaucratiques. Le ressort moral qui permet à un révolutionnaire de résister à la pression physique et à la torture est solidaire de tout ce qu'il pense, de tout ce qu'il est : de sa haine irréconciliable du système d'exploitation et du type humain (3) Destin d'une révolution (1937), p. 255. 155 1 - représenté par les exploiteurs, leurs procureurs et leurs policiers ; do la perspectivo humaniste positive qu'il se pense en droit de leur opposer. Ce qui apparuit comme l'héroïsme du révolutionnaire, c'est que certaines idéos collont encore plus fermement à son corps que ses ongles et sa poau, ot con idées ne sont que le critique menée jusqu'au bout de la société d'oxploitation et le projet d'une société humaine. La force de cet héroïsme owl Ja conscience d'une scission radicale avec les oppresseurs de l'opposition absolue de deux mondes. Or les accusés des procès qu'il s'agisse de ceux de Moscou avant guerre, ou de ceux des pays satel. lites après la guerre étaient en fait solidaires du système d'oppression qui venait de s'établir. Les groupes successifs des capitulards ex-bolchéviks qu'ils fussent auparavant des opposants « de gauche » ou « de droite » ou dos fidèles de Staline n'avaient jamais critiqué, si ce n'est super- ficiellement, le régime qui s'établissait depuis 1923; ils avaient plutôt contribué à l'établir; encore moins étaient-ils capables de lui opposer une perspective sociale fondamentalement difffférente. La Russie restait pour eux un pays socialiste, et le socialisme le pouvoir de la bureaucratie qu'ils auraient voulu moins brutal. Où donc auraient-ils puisé la force de s'y opposer? Cela est encore plus clair dans le cas des épurations des pays satellites d'après guerre. Les Rajk, les Kostov, les Slansky, quelles qu'aient pu être leurs particularités individuelles, en quoi différaient-ils politiquement et nous donnons à « politique » le sens marxiste d'une philosophie de l'histoire et d'une conception de l'homme devenues pra- tique quotidienne des Rakosi, des Gottwald? Pour les uns et pour les autres, il s'est toujours agi d'utiliser la révolte de la classe ouvrière afin de s'emparer du pouvoir par tous les moyens, d'établir une planification économique et une dictature totalitaire (qu'au fond d'eux-mêmes ils appellent cela « socialisme » et le considèrent comme le salut de l'hu- manité imporle peu, aussi bien en général que pour notre discussion). Que le hytome ne retourne contre eux, quelle motivation leur reste pour lutter? Aucune autre que le modul personnel et dès lors, l'« abrige la torture at permet de wooccrocher i l'espoir d'une grâce, dont Ja lueur apparaît d'autant plus forte que l'accuse He wait perdu. En ce sens, il est vrai que les « aveux » impliquaient que les neceum reconnaissaient leur identité finale avec les juges - non pas qu'ils recon- naissaient en ceux-ci des révolutionnaires victorieux, mais qu'ils recon- naissaient en eux-mêmes des bureaucrates vaincus. Dès les premiers grands procès de Moscou, il apparaissait clairenient que les accusations étaient forgées de toutes pièces. Pour tous ceux qui persistaient à vouloir penser, les réquisitoires n'ont jamais été que des énormes accumulations de faux monstrueux, fabriqués par des procu- reurs maladroits et médiocrement intelligents, à qui la censure totalitaire et l'appareil publicitaire international de la bureaucratie permettaient de bâcler leurs dossiers, inventant à plaisir des hôtels inexistants, des ater- rissages d'avions qui n'avaient jamais eu lieu, etc... (4) Cela ne signifie pas qu'il ait eu, à l'extérieur des cercles staliniens, une clameur contre l'imposture des procès. Au contraire. Il faut certes rappeler face à la nouvelle mystification qui déjà se développe, que les aveu >> (4) L'accusé Goltzman « avoua » avoir rencontré Trotsky à Copen- hague en 1932 à l'hôtel Bristol qui avait été détruit par un incendie en 1917. Piatakov « avoua » s'être rendu en Norvège par avion le 12 ou 13 décembre 1935 et avoir atterri à Oslo. La presse norvégienne ayant inimédiatement affirmé qu'aucun avion étranger n'était arrivé à Oslo on décembre 1935, Vychinski fit dire à Piatakov à l'audience, deux jours plus tard, qu'il avait atterri « près » d’Oslo, et produisit un communiqué do in représentation commerciale de l’U.R.S.S. en Norvège affirmant que l'acro- drome de Kjeller, « près d'Oslo », recevait toute l'année les avions Strap- 156 ont pu dirigeants russes actuels ont autant de sang sur les mains que Staline; quo Khrouchtchev, Malenkov, Mikoian, Molotov, Kaganovitch écrivaient ou faisaient écrire à longueur de journée pendant les procès: Fusillez les chiens enragés! ; que Thorez, Duclos, Togliatti, Pollit, Gallacher, etc... ont participé activement aux assassinats, en propageant les faux, en faisant le silence sur tous les démentis, en traitant quiconque osait douter de fas. ciste et de policier; qu'ils ont beau vouloir passer du rôle de chefs géniaux et infaillibles à celui de crétins avalant pendant vingt ans toutes les inven. tions d'un « fou » et d'un « espion britannique », il reste qu'ils ont eux. mêmes assassiné tant qu'ils ont pu les opposants révolutionnaires trotskistes, anarchistes, poumistes, socialistes de gauche partout où ils en Espagne, en France, en Grèce, en Indochine à une échelle d'autant plus vaste qu'ils se sentaient plus proches du pouvoir; qu'ils continuent les mensonges et les amalgames tous les jours, puisque l'Humanité, depuis quatre mois, n'est qu'un long mensonge pour ce qui concerne le XX° Congrès, puisque la résolution de leur Bureau politique n'est qu'un mensonge de plus lorsqu'ils y prétendent « avoir tout ignore >> eux, sans l'aide active et conscient de qui une bonne partie des crimes de Staline eut été impossible. Mais il faut rappeler plus. Il faut rappeler que les crimes de Staline ont joui de la complicité de toute la société établie. Car, dans la mesure où l'on exterminait les militants révolutionnaires, ou les représentants, même « capitulards », même avilis, de 1917, bourgeois aussi bien que réformistes s'en réjouissaient. En fait, ce n'est qu'après 1945, lorsque la guerre froide les poussa à chercher des arguments pour leur propo. gande anti-russe, lorsque, tout mouvement révolutionnaire leur paraissant impossible, ils ne craignirent plus de renforcer une opposition ouvriere an stalinisme, lorsqu'aussi les victimes des procès commencèrent à être recrutées parmi les bureaucrates staliniens purs et simples, qu'ils ont commence à « dénoncer » les procès. Jusque-là, ils ont été presque tous complices: la S.F.I.O., dont le Populaire s'est tu depuis 1934 sur les crimes du Guépéou (le rapprochement Staline-Laval d'abord, le Front populaire ensuite l'exigeaient!); les socialistes espagnols, laissant les mains libres à ce même Antonov-Ovséenko, dont Khrouchtchev pleure aujourd'hui l'injuste exécution par Staline combien injuste, en effet, puisqu'Ovséenko a été, en même temps que Marty, l'organisateur de la répression contre-révolutionnaire en Espagne républicaine; les socialistes norvégiens, au pouvoir en 1935-36, dont le ministre de la « justice », Trygve Lie, bâillonnait Trostky pendant trois mois en 1936, en plein procès des Seize, l'isolant et l'empêchant de se défendre contre une ma- chination qui le visait en premier; la Ligue des Droits de l'Homme fran. çaise, dont le président, Victor Basch, trouvait la procédure des procès de Mascou parfaitement normale ; les journalistes « objectifs », comme M. Duranty, les juristes « socialistes », comme Mr. Pritt, Conseiller de gers. Le surlendemain, le directeur de l'aérodrome de Kjeller déclarait qu'on pouvait constater sur les registres de l'aérodrome qu'aucun avion étranger n'y avait atterri entre le 19 septembre 1935 et le 10 mai 1936. Ce fait, en même temps que le témoignage que Trotsky n'avait certaine- ment pas pu rencontrer Piatakov en décembre 1935, furent portés à la connaissance du « tribunal » de Moscou avant la clôture des débats par télégramme de Konrad Knudsen, député socialiste norvégien, hôte de Trotsky pendant son séjour en Norvège. Le « tribunal » ignora naturelle- ment cette déposition d'un témoin non cuisiné par le Guépéou, et Piatakov n'en fut condamné et fusillé que plus rapidement. Sur tout cela, et une foule d'autres faits analogues, v. « Les crimes de Staline » de Trotsky (1937). 157 - Ha Majumba borin. 197000', qui, invité à Moscou pendant les procon, 110110u lv porovoduna impeccable et les verdicts justifiés -, etc,, cle... Complorem, inuis les intellectuels « de gauche », à des rares (xcep- Lionom porin "I 11019 ne parlons pas des staliniens avérén, mais de touto In venire ancoporie de « sympathisants » proches ou lointains; les saints my love officers, les Romain Rolland et les JeanCassou, couvrant de leur autorila morale l'ignoble opération, et tous les autres qu'il serait fasti. dieux d'éminérer. « Ignoraient-ils », eux aussi? Lamentable excuse! Il suffisait d'une trace d'intelligence pour s'apercevoir à la lecture des compte-rendus offi- ciels que cela ne pouvait pas être vrai ; il suffisait d'une trace d'objectivité pour prêter un quart d'oreille au principal accusé, Trotsky, et pour trouver dans ses déclarations à la presse, ses articles, ses livres, les preuves écrasantes, irrefutables de l'imposture. Non, il n'y avait pas d'ignorance. Pour une partie, l'intérêt jouait, directement ou indirectement, comme toujours. C'est le cas qui nous importe le moins. Pour les autres, il s'agissait du « sacrifice de la conscience », d' « efh. cacité », de « réalisme » de cette reprise de la vieille morale conser- vatrice qui, camouflée sous des lambeaụx de marxisme, permet aux intel- lectuels « de gauche » de se mystifier eux-mêmes et de donner une valeur idéologique à leur aliénation. Ils se vouent à l'adoration de la « dure réalité de l'histoire » en fait la prosternation devant la force brute, à la sublimation de l' « incarnation » en fait l'opportunisme devant le pouvoir établi, d'autant plus confortable moralement que le pouvoir se présente comme « révolutionnaire ». Ils ont dit, ils disent et diront encore que la vérité porterait préjudice à la cause de l'U.R.S.S. refusant de se demander jusqu'à quel point une cause vraie peut être défendue par le mensonge, et confondant, dans des stupides sophismes, le mensonge d'un révolutionnaire persécuté par la police et le mensonge d'une police de persécuteurs de prétendant révolutionnaires. Seul le résultat compte, disaient-ils, qui est de renforcer le mocinalisme. Mais Khrouchtchev dit aujourd'hui que les proces ont « considerablement alluibili » la Russie. Donc, d'après les résultats de leurs actions, 100% crux qui ont fourni à Sialine la couverture idéologique et la caution morale, qui, au lieu de dresser devant lui un barrage d'opinion, lui donnèrent le sentiment qu'il pouvait tout se permettre et lui rendirent ainsi objectivement possible de fusiller un, puis dix, puis cent, puis mille tous ceux-là ont « objec- tivement » contribué à affaiblir la Russie; ils seraient donc à fusiller d'après leurs propres normes. Beaux paradoxes de la « morale du ré- sultat »; ces gens ont poussé les accusés dans la fosse, parce que l'oppo- sition au régime les transformait « objectivement » en agents de la Ges. tapo; mais eux-mêmes étaient, ce faisant, « objectivement » des agents de la police anglaise et de l'espion Béra et ne peuvent s'en excuser aujourd'hui que sur leurs intentions. Sommes-nous naïfs, notre indignation est-elle de mauvais aloi? N'est- il pas indécent de mentionner les victimes devant les bourreaux, impoli d'insister sur les erreurs des autres? N'est-il pas normal que les cadavres se trouvent sous terre et les assassins au pouvoir, qu'on puisse se tirer de tout en disant « excusez, il y a eu erreur », que les poètes de la cour chantent Néron après Caligula ? Le cynisme des dirigeants et des intellec- tuels staliniens, s'il est plus grand que celui des autres, en est-il au fond différent? Les cadres nazis ne se promènent-ils pas tranquillement à Bonn, ne récupèrent-ils pas jour après jour les postes dirigeants? Mollet n'est-il pas Président du Conseil, ne fait-il pas la guerre en Algérie après avoir été élu en promettant qu'il l'arrêterait? N'est-ce pas de cela qu'est faite la société contemporaine, et, plus ou moins, toute l'histoire des sociétés d'exploitation? Oui, certes. Et il ne s'agit pas d'indignation. Notre propos est de montrer une fois de plus, sur l'exemple des procès, que la bureaucratic 158 « communiste » est une partie intégrante de cette société, que ses mé- thodes de son attitude sont les méthodes et le comportement séculaires des oppresseurs, qu'elle ne combat un système d'exploitation démodé que pour mettre à sa place un autre plus moderne et parfois plus horrible, que sa politique, tout comme l'autre, exprime le même divorce radical entre les prétentions et la réalité, les discours et les faits. C'est aussi de inontrer que sous cet angle, le seul important, rien n'a été fondamentalement changé avec la « déstalinisation ». C'est de lutter contre la nouvelle mystification qui se prépare. Car ceux mêmes parmi les staliniens qui vont aujourd'hui le plus loin dans la reconnaissance des erreurs » du passé et en fait, combien sont-ils? ne le font en apparence que pour pouvoir dans le fond continuer à mystifier les autres et à se mystifier eux-mêmes. Que voit-on en effet ? Chez presque tous, la hâte, après avoir prononcé du bout des lèvres et en regardant ailleurs quelques excuses, d'escamoter ce qui s'est passé et sa signification, et de retourner aux affaires courautes. Chez quelques-uns le « repentir », l'éta. lage public des tortures de leur âme que personne ne demande, car personne ne s'y intéresse au lieu d'une analyse, d'un essai, d’un effort de voir clair dans ce qui s'est passé et dans leurs propres actes. La révo- lution prolétarienne ne punit ni ne venge, elle essaie de construire consciemment l'avenir; elle n'a pas besoin de repentirs, mais d'une ana: lyse lucide de l'histoire. Cette analyse, les intellectuels désorientés qui, après avoir trouvé un substitut du catholicisme dans le stalinisme, se voient aujourd'hui suspendus dans le vide, sont moins que jamais capables de la faire. Leur « repentir » montre qu'ils restent inexorablement attachés à l'univers bourgeois-bureaucratique au moment même où ils croient s'en détacher le plus; il a pour fonction politique de fournir une couverture morale à la mystification continuée du P.C. Le secrifice de la conscience de soi-même et surtout des autres persiste. Peu importe, si Claude Roy le vit désormais comme un déchirement et non comme une virilité. Mais, dira-t-on, tout le monde demande cette « analyse ». En effet: Thorez et Togliatti demandent une analyse à Khrouchtchev! Que ne commencent-ils donc pas par eux-mêmes? Mais Khrouchtchev aussi de. mande une analyse! A qui? Est-il la peine d'insister? Si le P.C. de- mande une analyse », ce n'est pour lui qu'un moyen d'enterrer la ques- tion, de tranquilliser les militants les plus troublés, d'ajourner indéfi. niment la discussion. La manière dont il la demande, le sujet sur lequel il voudrait qu'elle porte « déterminer l'ensemble des circonstances dans lesquelles le pouvoir personnel de Staline a pu s'exercer » trent qu'il ne s'agit que d'un camouflage. Tout se tient dans un système social. Comme on essaye de le montrer par ailleurs dans ce numéro, les rapports de Khrouchtchev (aussi bien le public que le secret) signifient pour un marxiste un éclatement de l'intérieur de l'idée « l’U.R.S.S., pays socialiste ». Ni Khrouchtchev, c'est-à-dire la bureaucratie russe, ni Thorez, c'est-à-dire la bureaucratie du P.C.F., ne peuvent fournir d'analyse de l'« ensemble des circonstances » sans se renier eux-mêmes et le système qu'ils représentent, d'un bout à l'autre. Prenons date, et parions qu'à quelques exceptions près, les intellectuels staliniens se contenteront en fin de compte d' « analyses » peu différentes de celles ou l'« espion Béria » joue le rôle principal. P. CHAULIEU. - non- 159