SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 42, rue René Boulanger - Paris (vey C.C.P.: PARIS 11.987-19 Comité de Rédaction : P. CHAULIEU CI. MONTAL D. MOTHE — A. VEGA Gérant : G. ROUSSEAU Le numéro 200 fre Abonnement un an (4 numéros) 600 frg n Volumes déjà parus (I, º$ 1-6, 608 pages; II, nºs 7-12, 464 pages ; III, n ºs 13-18, 472 pages): 500 fr. le vol. Le présent numéro comportant un nonibre de pages plus élevé que d'ordinaire, est vendu 250 francs. + SOCIALISME OU BARBARIE Une expérience d'organisation ouvrière Le Conseil du Personnel des Assurances Générales-Vie L'article que nous présentons a été écrit par un employé d'une compagnie d'assurances. Cependant son véritable auteur est bien plutót collectif. Outre qu'il contient en de nombreux passages la relation presque textuelle de propos et de ré- flexions d'employés, il a été relu et corrigé, parfois de manière importante, par quelques-uns des camarades les plus actifs qui ont participé à la création d'un Conseil du Personnel dans cette compagnie. Les méthodes de travail qui ont présidé de l'élaboration de ce texte, sont ainsi les mêmes que celles qui inspirent chaque mois la rédaction de l'organe du Conseil, le Bulletin employé. Comme le verra le lecteur, ce texte ne veut pas seulement relater une série d événements qui ont abouti à la victoire d'une nouvelle forme d'organisation authentiquement démo- cratique sur les syndicats traditionnels fortement établis dans une compagnie d'Assurances. Il vise à décrire l'évolution des conditions de travail, de la mentalité, des relations entre les salariés et les cadres, les salariés et la direction, les salariés et les syndicats et entre les travailleurs eux-mêmes, dans une entreprise particulière. C'est que les événements ne prennent tout leur sens que dans le cadre de cette évolution; et rare- ment, nous semble-t-il, ont été exposés, d'une façon aussi fouillée et avec autant de rigueur, les rapports qui existent entre les luttes ouvrières et les conditions de travail et de vie au sein de la production. En outre, par le fait que la Compa- gnie d'Assurances considérée es: une entreprise extrêmement importante et en plein développement technique, on peut con- sidérer que l'analyse qui lui est appliquée éclaire d une façon décisive les traits du milieu employé à notre époque, et elle montre les immenses possibilités qui sont offertes dans ce milieu, aujourd'hui en complet bouleversement, dans la lutte contre l'exploitation. L'auteur ou les auteurs ont le mérite de souligner tous les traits qui sont particuliers à la situation de leur entreprise et au milieu employé et se gardent de tirer des conclusions générales håtives. Surtout ils ne veulent pas 1 présenter l'organisation qu'ils ont suscitée, grâce à un long travail de militants, comme une recette applicable dans n'im- porte quelle autre entreprise ou secteur de production. Nul doute cependant que les ouvriers et les employés qui liront ce texte reconnaîtront pour l'essentiel les problèmes qui se po- sent à eux dans leur propre cadre de travail et pourront réflé- chir sur la solution exemplaire qui est ici apportée. ses 5 Celui qui observe la classe ouvrière de l'extérieur peut être tenté d'accorder une importance exclusive à manifestations les plus apparentes - grèves, élections, prise de position des syndicats — et aussi de confondre la lutte du prolétariat et celle de ses organisations traditionnelles. Sans doute, certains grands mouvements, comme ceux d'août 1953 ou de Nantes-Saint-Nazaire de l'été 55, prouvent bien que les masses peuvent agir résolument en dehors de leurs syndicats et même contre eux. Mais, même dans ce cas, on peut consi- dérer que les syndicats ont le dernier mot et que les ouvriers ne parviennent finalement pas à s'organiser indépendamment d'eux. Celui qui vit dans une entreprise n'a pas le même opti- que car il peut vérifier chaque jour, pour ainsi dire, qu'il existe un immense antagonisme entre les travailleurs et les syndicats qui se prétendent leurs représentants. Certes, le plus souvent, les ouvriers et les employés continuent d'apporter leur bulletin de vote aux organisations syndicales et, apparemment ils tolèrent que celles-ci fixent avec le patronat leurs conditions de travail sans les consulter. Mais ils sentent de plus en plus que dans le monde capitaliste moderne les syndicats et leurs représentants sont devenus des rouages d'un immense appa- reil destiné à gérer leur force de travail. Presque tous les travailleurs, même ceux qui donnent leur adhésion à la C.G.T., la C.F.T.C. ou F.O., ont senti à un moment de leur vie de salarié, que les représentants des syndicats, ceux qui exercent une influence déterminante, n'appartiennent pas à leur classe, en dépit des apparences, que dans la grande divi- sion qui sépare la masse des exécutants des dirigeants, ils font partie de ces derniers. Mais l'évolution des travailleurs est lente; ils ont une certaine conscience du rôle réel des syn- dicats mais ne parviennent pas à s'en composer une représen- tation claire. Ils sentent la situation plutôt qu'ils ne la pensent. Ils considèrent quelquefois les dirigeants syndicaux comme des bureaucrates mais ils ne parlent jamais de bureaucratie, ni de trahison. Ils accordent leur confiance ou ils la refusent; ou bien encore ils donnent leur soutien sans leur confiance. Ils commencent souvent à mettre en cause les personnes avant les organisations elles-mêmes. C'est que dans la vie de tous les jours le représentant du syndicat est d'abord un individu, un militant qu'on considère comme bon ou comme mauvais et 2 ce n'est que les luttes qui apprennent peu à peu que l'individu ne fait qu'appliquer les consignes d'une organisation. A l'occasion d'une grève, par exemple, l'opposition aux syndicats peut se cristalliser d'une façon spectaculaire, mais en réalité c'est par une lente maturation que la prise de cons- cience devient possible et que s'accumule l'énergie nécessaire pour sortir des chemins tout tracés. Il y a un long chemine- ment avant l'aboutissement; la conviction nouvelle se forme au cours des années, à travers les doutes, les hésitations, l'inertie des habitudes, le drame intime des ruptures avec les choses auxquelles on a cru avec enthousiasme, avec les gens en qui l'on avait une confiance totale. Et les difficultés sont encore accrues du fait que parfois le militant du syndicat est sincèrement convaincu que la politique de son organisation s'identifie avec les intérêts de la classe ouvrière et qu'il juge celui qui tourne le dos au syndicat comme un déserteur ou comme un traître. L'intérêt des faits que nous allons rapporter c'est qu'ils montrent qu'en dépit de tous les obstacles qu'elle peut rencontrer l'évolution des travailleurs peut se pré- cipiter et aboutir à la formation d'organisations d'un type nouveau. La création d'un Conseil du Personnel aux Assu- rances Générales Vie, dans une entreprise solidement encadrée par les syndicats traditionnels prouve que là où il existe un noyau de militants lucides, patients, résolus, les salariés peu- vent se regrouper sur un terrain pratique et prendre en main leur propre défense. Nous avons voulu replacer cette expérience dans le cadre total de l'entreprise et, à cette fin, analyser sa structure et l'évolution corrélative des conditions de travail d'une part, de la mentalité et du comportement des employés de l'autre. Détachée de ce cadre, la création du Conseil serait inintelli- gible et en ce sens nous insisterons sur les traits bien parti- culiers de l'entreprise. Mais cette analyse nous permet en même temps de dégager des traits caractéristiques d'une évo- lution sociale générale. Actuellement, les employés prennent contact avec le progrès technique le plus avancé : les machines électroniques. Un bouleversement inoui des conditions de travail de ces milieux « rétrogrades » se produit. Il y a quinze ans encore beaucoup d'employés étaient au stade du porte plume et du grattoir ; ils affrontent maintenant la mécanisa- tion avec un demi-siècle de retard et se trouvent devoir parcou- le chemin que les ouvriers de l'industrie ont mis près de 50 ans à parcourir. Tandis que les modes de tra- vail archaïques cotoient la technique la plus moderne, les hommes passent d'une mentalité traditionaliste à une vision radicale de l'exploitation et des exigences de lutte; et souvent cette vision ne les délivre pas de leur ancienne mentalité; par exemple, ils continuent de raisonner selon des schémas con- rir en peu de temps I ruu Vo 10: P? 21 iar μο! ? Puo servateurs alors qu'ils se conduisent comme le font les ouvriers les plus avancés de la grande industrie. Tous les contrastes qui sont aujourd'hui typiques de la mentalité des employés, non seulement nous ne voulons pas les dissimuler, mais nous souhaitons au contraire les mettre en pleine lumière pour comprendre l'originalité du Conseil qui a été créé. Les employés n'ont pas constitué en effet cette organisa- tion parce qu'ils se trouvaient convaincus de la justesse de la ligne politique de quelques militants. Ils ont suivi ces mili- tants parce que ceux-ci étaient indépendants de tout parti politique et qu'ils cherchaient seulement un regroupement du personnel dans l'entreprise sur une ligne de lutte contre l'exploitation. Ils n'ont pas eu conscience de créer une orga- nisation modèle, d'un caractère sans précédent; ils ont seule- ment décidé qu'il leur fallait se défendre eux-mêmes et avoir des délégués qu'ils contrôleraient à tout moment. Dans leur esprit, ce qu'ils ont fait s'inscrit dans la lutte de chaque jour et en somme ils n'ont eu d'autre souci que de « faire leurs affaires eux-mêmes ». Ils n'ont pas voulu abattre les syn- dicats en général, mais ils ont jugé que les directives des syn- dicats tendaient à les transformer en masse de mancuvre et ne leur permettaient pas de se défendre efficacement, que décidément les syndicats ne s'occupaient pas d'eux. Enfin ils ont compris qu'il existait un terrain sur lequel les exploités pouvaient se rencontrer, quelle que soit leur situation propre et leurs idées particulières et qui était celui de la lutte pratique au coeur de la production. Cela ne signifie pas que des dis- cussions qui impliquent des prises de position politiques soient bannies dans le Conseil; ses membres ont, bien sûr, des opi- nions politiques, qu'elles soient systématiques on non, et ils ne manquent pas de les affirmer pour expliquer de leur point de vue, ce qui se passe dans l'entreprise. Mais la règle d'or du Conseil fixée dès le départ et maintenue avec une farouche détermination est que les idées de chacun doivent pour deve- nir les idées du Conseil être soumises à tous les employés et être adoptées par eux. A chacun s'impose l'autorité de tous. Les employés décident eux-mêmes et ne tolèrent plus les di- rectives de partis ou de syndicats qui, au nom des intérêts << supérieurs » de la classe ouvrière, agissent en fait selon leurs propres intérêts. Vouloir porter un jugement théorique sur la nature du Conseil n'est pas dans nos intentions. Certains considèreront peut-être avec quelque dédain que la lutte se développe à un niveau bien élémentaire, d'autres pourront affirmer au con- traire que son mode d'organisation est révolutionnaire. Il nous suffit de montrer qu'il s'agit d'une expérience neuve et qui plonge très profondément ses racines dans l'évolution sociale, qui par de nombreux aspects reflète une tendance déterminante des exploités à prendre en main leur propre ә more JIE :] 4 défense dans la société capitaliste moderne. C'est aux emplo- yés et aux ouvriers des autres entreprises à voir ce que peut leur apporter cette expérience dans la lutte qu'ils mènent; car si l'exploitation crée des conditions communes, il n'en est pas moirs vrai que dans chaque secteur, dans chaque milieu une situation particulière peut appeler des formes de lutte et d'organisation originales. A. SITUATION DE L'ENTREPRISE. Il est difficile de donner une idée exacte de l'importance d'une société d'assurances par rapports aux autres entreprises. Il n'en sort aucune production au sens économique du terme. Son but est simplement de drainer les capitaux de tous les milieux au profit de l'Etat et des banques d'affaires. Le vo- lume de ces capitaux ne peut donner d'ailleurs qu'une idée toute relative de cette importance en raison des sous-évalua- tions considérables de l'actif des sociétés d'assurance sur la vie. a) Effectifs. L'entreprise est située dans le « quartier des Assurances » (la surface délimitée par le boulevard Haussman, la Gare Saint-Lazare, la rue Lafayette et la rue Drouot, concentre pratiquement 90 % des sociétés et de 15 à 20.000 employés). La société compte en France environ 1000 salariés (450 em- ployés et 100 cadres au Siège social de Paris, 150 employés de province dans 40 centres, 300 cadres et inspecteurs pour le secteur commercial); en outre, elle emploie 2 à 300 agents commerciaux de toute espèce. Parmi les employés du Siège, il y a au moins 70 % de femmes; par contre, parmi les cadres, le pourcentage est très faible (10 %). b) Domaine d'activité. Il comprend la France et les territoires d'Outre-mer, ainsi que la Belgique où sont situées d'importantes succursales; une certaine activité s'exerce en Argentine, en Egypte, en Espagne et en Israel. c) Capital social. De 24 millions en 1946 il a été porté successivement à 125 millions (1947), 250 millions (1949), 500 millions (1950), I milliard (1952) sans apport extérieur, par incorporation de réserves. d) Eléments financiers. En 1955, l'actif évalué se montre à 31 milliards; le reve- nu des « placements » à 2 milliards; les encaissements annuels de primes à 6 à 7 milliards. Ces encaissements représentent 10 % de l'encaissement de toutes les sociétés d'assurances vie 5 et les réserves environ 15 %. La société se classe parmi les 3 premières « grosses » sociétés d'assurance vie. Pour donner une idée de la sous-évaluation de l'actif, il suffit de mentionner que les valeurs (titres, immeubles) y sont portées obligatoirement (il s'agit d'une obligation légale) pour la somme la plus faible prix d'achat au cours actuel. Il s'ensuit que les immeubles figurent, parfois, pour le 1/4 ou le 1/5 de leur valeur réelle (plus de 100 immeubles) et que la vente d'un seul immeuble dégage un profit consi- dérable. De l'aveu de la société elle-même, alors que les 1 engagements de la Compagnie » envers les assurés sont en fin de 1955 de 781 millions, le seul bénéfice de la gestion financière, abstraction faite de tout bénéfice de vente, atteint 719 millions. Fin 1955 également, l'ensemble des placements atteignait 27,3 milliards, la plus-value boursière dépassait 7,5 milliards et une timide revalorisation des immeubles déga- geait une « réserve spéciale » de 541 millions. e) Administration et orientation. Jusqu'en 1946, la société était contrôlée par le groupe de Rotschild. La nationalisation (avril 1946) a amené à la direc- tion un Conseil d'Administration composé de trois représen- tants de l'Etat (fonctionnaires des finances), trois « représen- tants des assurés », trois techniciens, trois représentants du personnel (des employés, des agents, des cadres). Pratique- ment les « postes » sont partagés entre les différentes bureau- craties patronales et syndicales. Le Président-Directeur général est nommé par le Ministre des Finances ; il était d'abord, ainsi que toute l'équipe de direction venue en 1940, social-démocrate et vraisemblablement ayant des liens avec la franc-maçonnerie ; depuis 1952, le Président-Directeur géné- ral a des attaches politiques dans les milieux U.D.S.R. et Radicaux. L'orientation financière semble se faire, de nou- veau, en faveur des banques qui contrôlaient la société autre- fois (dont Rotschild). La nationalisation n'a d'ailleurs pas étatisé l'entreprise; elle reste une entreprise commerciale, en concurrence avec un secteur privé important et les autres socié- tés d'assurances nationalisées, et subit, de ce fait, comme une entreprise privée, tout le poids des impératifs de gestion capitaliste. 1ə " B. EVOLUTION DE LA STRUCTURE DE L'ENTREPRISE. Il existe actuellement trois catégories d'assurances : Grande Branche, Populaire et Groupe, dont la pratique cor- respond à des situations économiques bien définies, et dont 6 l'introduction a amené des modifications corrélatives dans la structure et les conditions de travail de l'entreprise. Pour permettre de comprendre ces catégories, on peut dire que la «Grande Branche » correspondrait à un habit sur mesure, la « Populaire :» au vêtement de confection, et le ( Groupe » au bleu de travail. a) Avant 1930. Avant la guerre de 1914, l'assurance s'adressait unique- ment à la classe bourgeoise aisée à laquelle il fallait du « sur- mesure »; la « Grande Branche » était la seule activité, et l'entreprise était au stade artisanal. Chaque employé devait avoir des connaissances un peu sur tout; il avait des contacts avec le public; lors de son recrutement, on recherchait unique- ment des garanties d'une certaine éducation pouvant cau- tionner à la fois un niveau d'instruction, une facilité de parole et une moralité « exemplaire ». La division du travail était peu poussée : une seule organisation commerciale cons- tituée par un réseau d'agents non salariés; une « division » par grande catégorie d'opérations : souscriptions, recouvre- ments, comptabilité, actuariat, inventaire, services annexes. La classification des emplois reflétait cette situation. b) L'évolution de 1930 i 1945., La transformation des conditions économiques au lende- main de la guerre de 1914 conduit à une modification de la clientèle des compagnies d'assurances sur la vie. La classe bourgeoise à laquelle s'adressait l'assurance du type « Grande Branche » s'est appauvrie; la crise de 1930 accentue encore cette évolution. Pour « tenir », les compagnies d'assurances- vie doivent suivre l'évolution de cette classe et trouver un nouveau champ d'activité dans la classe ouvrière dont les conditions matérielles se sont au contraire améliorées. Mais alors qu'à une classe riche conviennent des capitaux et primes importants et des clauses « sur mesure » (gros contrats), à une classe pauvre conviennent de faibles capitaux et primes avec des clauses standard (petits contrats). Pour que l'opération soit rentable, il faut désormais qu'à un petit nombre de gros contrats corresponde un grand nombre de « petits contrats ». Comme l'assurance « Grande Branche » ne disparaît pas et ne peut assimiler la « fabrication » et la vente du vêtement de confection qu'est cette assurance dite « populaire », il faut créer une nouvelle organisation capable de « sortir une grosse masse de contrats. Cette organisation se juxtapose à la précédente. Elle comporte un réseau commercial fortement hiérarchisé de sala- riés assujettis à des chiffres de production déterminés, elle se base sur la division du travail et la mécanisation des deux services les plus importants : un central dactylographique pour la sortie des contrats et un central mécanographique pour la sortie des quittances. Les tâches intermédiaires s’ali- 7 1 gnent sur ces deux services mécanisés. Pour les vieux em- ployés, les artisans de la « grande branche », la « populaire » est considérée, de 1930 à 1945, comme une colonie péniten- tiaire; ils ont conscience d'une sous-qualification, d'une non- utilisation des capacités que l'on exigeait d'eux et dont ils tiraient une certaine fierté. La direction entretient d'ailleurs cette division; une mutation à la populaire équivaut à une dégradation. Les anciens désignent ces services par des expressions qui se veulent péjoratives « le wagon postal »), les « machines l'usine mais qui, en fait, traduisent l'introduction de la mécanisation et de la rationalisation. La Direction est moins difficile sur le recrutement. En 1939, un directeur peut dire : « Je prends n'importe qui dans la rue et j'en fais un employé au bout de huit jours ». Il ne s'agit plus de connaissances, mais de la simple possibilité « physique >> de faire un certain travail, toujours identique. 6 »), el >> . 1 t c) Le sens de l'évolution actuelle. Plus récemment, autour de 1939 et surtout à partir de 1945, s'introduit une modification qui reflète d'une manière plus précise encore la transformation des structures sociales. Dans la société entière, l'industrialisation conduit à centrer de plus en plus la vie des individus sur leur entreprise, tant pour le cadre supérieur que pour le manquvre. L'assurance va trou- ver sa forme « industrielle parfaite » en relation avec cette concentration des individus autour de la cellule sociale qu'est l'entreprise. L'assurance « de groupe » s'adresse maintenant à une collectivité ; il n'y a plus qu'une police collective qui fixe quelques règles applicables à tous : plus de quittances de primes, mais un seul état d'âge et de salaires, fourni par l'entreprise, et directement exploitable par les machines. Tout est calculé d'après les salaires et les machines peu- vent assurer 90% du travail, le reste étant un simple travail de préparation » qui doit suivre le rythme des machines. Cela entraîne la création d'un service nouveau; cette technique nouvelle ne peut être assimilée ni par la « grande branche » ni par la « populaire ». Cette évolution s'accentue après 1945 avec le développe- ment de la « populaire » dont les méthodes et le champ d'ac- tivité empiètent peu à peu sur les secteurs dévolus à la « grande branche ». De 1947 à 1952, la structure de l'entre- prise est complètement remaniée; la rationalisation s'introduit peu à peu dans la totalité des services. I d) Le travail à la chaîne dans une entreprise d'Assurance-Vie. Dans la « populaire », la chaîne est maintenant parfaite; en voici les articulations : . I. 2. Examen des propositions. Les propositions sont examinées, étiquetées, vérifiées par un bureau où la division du travail est très poussée, chaque employé effectuant une tâche très limitée (compostage, tari- fication, vérification, enregistrement...). Par exemple, le même employé peut avoir à composter à deux reprises plus de 1.500 propositions par jour ; le service peut passer jusqu'à 10.000 propositions par semaine de 40 heures; un rendement est obligatoire durant les dix jours de pointe de chaque mois (sans paiement de prime de rendement). Frappe des contrats. Les propositions ainsi traitées arrivent au central dacty- lographique où chaque dactylo doit taper et relire 75 stencils à alcool. C'est une tâche difficile, salissante (carbones spé- ciaux) et entraînant une grande fatigue nerveuse (bruit et cadence de travail). Une prime de rendement est attribuée; si les employées jeunes peuvent assurer le rendement, à partir d'un certain âge (entre 30 et 40 ans), beaucoup ne peuvent suivre le rythme et manifestent des troubles nerveux (1); les employées essaient de tenir en travaillant après l'horaire, ou en évitant les absences, même en cas de grande fatigue ou de maladie, pour conserver le bénéfice de leur prime de rende- ment ; mais à partir d'un certain âge, variable suivant leur résistance physique, elles doivent accepter leur mutation dans un autre service avec une perte de salaire mensuel d'environ 5.000 francs. A ce moment, leur longue période de travail standard leur a fait perdre toute qualification et souvent leurs troubles nerveux sont devenus chroniques. 3. Tirage des documents. Ce seul et unique cliché, frappé par des dactylos, sert à tirer, à l'aide de machines Ormig, tous les documents affé rents à une police : polices, fiches intérieures, dont celles ser- vant à l'établissement des cartes perforées. Le cliché est éta- bli de telle manière que ces fiches contiennent les renseigne- ments codifiés permettant directement la transcription sur la carte perforée. Il y a un bureau entier de ces machines, bureau exclusivement féminin. C'est un travail très salissant (car- bones et encres violettes) nécessitant le changement de vête- ments (blouses bleues) et le nettoyage à l'alcool. Il n'y a pas de cadence fixée, mais il y en a une indirecte puisqu'il faut écouler la production des dactylos qui, elles, sont à la tâche. 4. Tri des documents. Le contrôle et la ventilation des pièces sont un travail purement manuel. Des employées (bureau exclusivement fémi- (1) Il est remarquable, d'autre part, qu'il règne un climat de ner. vosité très particulier, dans ce bureau qu'on impute au mauvais caractère des employés alors que la nature de leur travail en est évi- demment responsable. 9 i nin) trient les pièces sortant « en vrac » des machines Ormig; certaines « vérifient » par lecture les polices, d'autre les met- tent sous chemise avec compostage des numéros, d'autres mettent sous enveloppes les polices destinées à l'assuré, d'au- tres enfin regroupent les documents destinés au circuit inté- rieur des pièces. Comme pour le tirage aucune cadence n'est imposée, mais en réalité c'est toujours la cadence des dactylos qui règle le travail. C'est une besogne fastidieuse, monotone, notam- ment en ce qui concerne la lecture des contrats (travaillant une partie de l'année à la lumière de tubes luminescents, les employées se plaignent de troubles visuels et de l'inadapta- tion de l'éclairage à leur travail). 5. Etablissement de la carte perforée. Le document de base de l'entreprise est la carte perforée. Il est plus utile pour beaucoup d'employés de savoir « lire » une carte perforée que de savoir écrire en bon français ou calculer rapidement, critères du « bon employé » d'autrefois. La perforation des cartes se fait essentiellement dans un bureau de «c perfos » d'après les fiches dont il a été ques- tion. Une seule fiche de contrat sert à l'établissement de plu- sieurs cartes perforées, les unes destinées au quittancement (soit deux cartes une pour la prime, une pour l'adresse soit une seule pour la « populaire »), d'autres destinées au calcul des réserves, d'autres au commissionnement. Sur cer- taines cartes, des données seules sont perforées, le reste de la perforation étant effectuée mécaniquement après calcul par des machines calculatrices, à partir des éléments perforés. Les perfos sont assujetties à une cadence élevée et per- çoivent une prime de rendement. Pour 9.000 perforations à l'heure, elles touchent une prime de base de 1.300 francs par mois (environ 5 % du salaire de base) augmentée de 600 francs par 1.000 perforations horaires supplémentaires (1). Un abat- tement d'un quart d'heure est accordé le matin et l'après- midi. Si l'employée ne peut réaliser la cadence minimum moyenne, elle est mutée ; en cas de maladie, la prime est diminuée proportionnellement aux jours d'absence. Il s'agit encore d'un bureau exclusivement féminin. Le travail entraîne une fatigue nerveuse dont l'effet à long terme est peu connu en raison de l'introduction récente du système (10 ans), et de la jeunesse des éléments féminins recrutés à l'époque. Comme pour les dactylos, le souci de conserver la prime ou de l'accroître, fait que ces employées travaillent souvent à la limite de leur résistance nerveuse. (1) Certaines employées arrivent à réaliser 12 à 13.000 perforations à l’H ure. Toutefois il difficile de préciser le rythme exact d'un tel rendement, certaines perforations étant automatiques. 10 6. Le central mécanographique. Les cartes servent à l'établissement de documents indi- viduels (quittances de primes, feuilles de commissions et d'états divers, bordereaux de commissions d'agences), de documents comptables et statistiques. Les machines principales sont les tabulatrices, mais des travaux préparatoires sont nécessaires : contrôle et mise à jour des fichiers, tri des cartes, reproduction, calcul, classe- ment (de nouvelles cartes) dans les fichiers. La plupart de ces travaux sont effectués par d'autres machines (calculatri- ces, reproductrices, trieuses) Les employés de ce service sont presque exclusivement masculins, ils ont une certaine qualification professionnelle. Pratiquement, il s'instaure une routine de travail qui rend inutile cette qualification à quelques exceptions près. Le tra- vail exige une cadence et une station debout continuelles, dans une atmosphère de bruit. L'employé est le plus souvent le servant d'une machine. Une prime dite de « planing » (prime de rendement déguisée) est attribuée; la cadence de travail est fixée non par des temps précis mais par l'obligation de sortie de documents à des dates limites. 7. Le contrôle et l'envoi des documents. Le contrôle, travail de pure mise en ordre, se fait dans les vestiges d'anciens services qui préparent le regroupement pour l'envoi dans les agences (« grande branche ») ou dans des centres de gestion (« populaire ») ou directement à la clientèle (« groupe »). ou e) Les chaînes annexes d'approvisionnement de la chaîne principale. Autour de cette chaîne centrale, épine dorsale de l'entre- prise, dont chaque rouage doit fonctionner normalement au risque de tout bloquer, les travaux d'« alimentation » d'« évacuation » ne sont pas encore entièrement rationalisés. Différentes raisons empêchent cette rationalisation totale, qui est cependant possible puisqu'elle est réalisée dans quel- ques entreprises pilotes. a) Certaines règles légales obligent à des tâches qui nécessitent le recours à des techniques périmées. Par exemple, les règlements de capitaux à la suite d'un décès ne peuvent être effectués sans la réunion obligatoire de pièces, ce qui nécessite l'établissement manuel d'un dossier et de correspon- dance. Jusqu'à une date récente, la législation imposait la tenue de répertoires de polices qui ne pouvaient être que rédi- gés à la main. Le décalage est tellement énorme entre la tech- nique et les obligations légales, que certaines règles légales ne sont plus observées, avec la tolérance du Ministère des Finances, chargé de contrôler les sociétés d'assurances. On + 11 - pourrait écrire des pages sur ces nombreuses règles sur lesquel- les butte la mécanisation. 6) Rationaliser tous les travaux signifierait imposer une cadence, celle de la chaîne, à tous les employés, quelles que soient leurs aptitudes physiques. Mais l'ancien système de travail artisanal a laissé une séquelle de vieux employés pra- tiquement « non récupérables » (ceux-là même que le patron qualifie de « toquards », en évoquant le poids qu'ils consti- tuent dans l'entreprise). Deux solutions peuvent résoudre le problème : la mise à pied ou l'attente de l'élimination par les départs en retraite. La nécessité de maintenir « un climat social » dans l'entreprise empêche toute transformation radi- cale. Les travaux de la chaîne sont assurés par un minimum de jeunes, les travaux annexes, non rationalisés ou semi- mécanisés, sont assurés par un maximum de vieux employés. La transformation se fait progressivement. On trouve donc dans les travaux annexes toute la gamme des activités qui ont jalonné l'évolution du travail jusqu'à nos jours et souvent les employés qui ont continué de les effec- tuer pendant tout ce temps. 1° L'artisanat. Ce sont les services en voie de dispa- rition : la comptabilité générale (obligation de tenue de livres), le service "I groupe » ancienne gestion (types de contrats encore en cours non-standard) ou maintenus en rai- son d'obligations légales (règlements) ou en voie de transfor- mation (établissement des contrats « grande branche » dont la rationalisation est en cours). 2° La semi-mécanisation. Ce sont les services en cours de transformation : inventaire (calcul des réserves), calculs (une partie importante de ces calculs est faite maintenant directement sur calculatrice électronique, ce qui entraîne une réduction importante de personnel); services financiers et comptables (comptes d'agents) dont la rationalisation a été poussée aussi loin que possible. 3° La mécanisation. Ce sont les véritables chaînes annexes soumises à une cadence directe ou indirecte : archi- ves, courrier, central dactylographique (centralisation de la frappe du courrier, usage de magnétophones), établissement des documents de mutations de contrats (vestige d'un service de quittancement n'effectuant plus que des travaux élémen- taires). 4° Les bureaux de province. La chaîne ne peut fonc- tionner régulièrement que si elle « exploite » des éléments standard ou tout au moins ne présentant pas une grande diversité. Par suite, ce qui « sort » de la chaîne correspond également à un certain degré de standardisation. Mais la concurrence commerciale, surtout dans l'assurance, contraint l'entreprise à tenir compte d'une multitude de détails, dans les clauses de contrats, dans l'encaissement des primes, etc. Il est donc nécessaire qu'un travail préparatoire soit fait sur 12 les documents de base (standardisation, groupement) et qu'en sens inverse une reconversion s'opère à la sortie de la chaîne (répartition aux encaisseurs des quittances, paiements isolés, etc.). Des services furent donc créés pour effacer les détails pratiques à l'entrée et les reconstituer à la sortie. Ce rôle est joué tantôt par les agences (« grande branche » mais surtout par les centres de province (« populaire »); pour le groupe », la perfection du mécanisme et la suppression des éléments particuliers rendent inutiles ces services de conversion et de reconversion. Les centres de province créés en 1954 ont, d'une part, un rôle centralisateur avec mission d'établir tous les docu- ments (propositions, états d'encaissements, états de transfor- mation, encaissements) de sorte que le siège puisse les assi- miler immédiatement sans attendre de renseignements; d'au- tre part, un rôle décentralisateur de répartition : des états, quittances, feuilles de commission, paiements arrivent en bloc au siège. Il est évident que leur rôle est capital car ils sont les intermédiaires entre toute l'organisation commerciale et l'or- ganisation rationalisée du siège. Tel est bien ce rôle que leur assigne la Direction car l'organisation de ces bureaux de pro- vince est très fortement contrôlée et réglementée; elle trouve d'ailleurs d'autres avantages dans ces centres. Le travail en province peut être moins payé qu'à Paris et la main-d'oeuvre « plus souple », plus facile à exploiter (la rareté des emplois opérant une plus forte pression sur le travailleur), peut être plus adaptée à des pointes de travail périodiques que l'orga- nisation rigide du siège ne pourrait tolérer. L'importance de ce secteur peut être mesuré au fait que les employés de province représentaient à peine 7 % de l'effec- tif total du Siège en 1950 alors qu'ils représentent plus de 25 % de cet effectif actuellement, f) La modification du recrutement des employés. Les modifications des conditions de travail ont complè- tement transformé le recrutement des enıployés. Avant 1930, un emploi de bureau était une bonne « situa- tion » pour la petite bourgeoisie. Depuis la mécanisation, la plupart des emplois cessent d'être intéressants, car rémuné- rations et conditions de travail se rapprochent de celles de l'industrie. Avant 1930, le recrutement se faisait par relations ; l'origine sociale était une garantie de « bon esprit » et les con- ditions de travail ne pouvaient qu'enraciner en chacun les préjugés déjà bien établis. Après le développement de la branche « populaire », de 1930 à 1939, le personnel nouveau était appelé à effectuer des tâches divisées sous une discipline plus rigoureuse, à une cadence plus élevée. Pendant cette période entrèrent dans l'en- 12 treprise des professionnels de l'industrie et du commerce sans travail. Beaucoup espéraient ne rester que temporairement ; certains sont encore employés, d'autres firent « carrière ». Un peintre décorateur est maintenant archiviste après avoir été garçon d'étage; un ancien souffleur de verre est garçon jusqu'à sa retraite; un autre verrier est devenu chef de service; des imprimeurs, des métallos, etc., rejoignirent aussi l'assurance. Ainsi se justifie la réflexion déjà citée d'un directeur en 1939 : « on peut prendre n'importe qui dans la rue pour en faire un employé »). Ces éléments nouveaux avaient un esprit tout à fait dif- férent de celui des anciens; ce sont eux qui furent les plus actifs en 1936; minoritaires, ils ne réussirent pas à entraîner le personnel dans le mouvement de grève mais ils fondèrent la section syndicale C.G.T. de l'entreprise. La guerre, la rationalisation accentuée après 1945 devaient bouleverser à nouveau le recrutement ; il entra, notamment dans l'après-guerre immédiat, beaucoup de jeunes issus de tous milieux et surtout de milieux petits employés et ouvriers. Cependant, les éléments « petits bourgeois >> pourvus d'une certaine instruction se détournent maintenant de ces travaux « abrutissants ». A l'intérieur même de l'entre- prise, les vieux services sont désorganisés et de nouveaux sont créés, entraînant des mutations fréquentes et un véritable brassage des employés. Il devient de plus en plus clair qu'on ne peut plus « faire carrière »; nombreux sont ceux qui s'aperçoivent qu'ils ne sont que des pions que l'on déplace à volonté pour les utiliser là où l'on a besoin d'eux. La transformation des conditions de travail des vieux employés, le contact des anciens et des nouveaux éléments achèvent de modifier le comportement du personnel. A l'indi- vidualisme tend à se substituer le sens de l'action collective (première grève de douze jours en mars 1950); au débrouil- lage individuel la solidarité; l'arrivisme tend à reculer et les employés deviennent sensibles aux injustices sociales. Ils tendent à se fondre dans la grande masse des travailleurs. Un indice très significatif de cette évolution se retrouve dans l'habillement : vers 1930, l'employé était le «prolétaire en faux-col », les femmes devaient venir travailler en bas et en chapeau ; la tenue était un attribut de l'employé. Aujour- d'hui, dans tous les services de la chaîne, hommes et fem- mes portent des blouses grises, bleues ou blanches, et même certains portent des bleus de travail; les femmes changent de tenue pour ne pas salir leurs vêtements. 8) Le rôle des cadres. Les cadres d'avant 1930 étaient souvent des fils de famille parfois issus de la noblesse que leur manque cité avait empêché de caser dans la diplomatie, l'armée, les finances ou les affaires. Ce qui importait, c'était que leurs de capa- 14 « bonnes manières » et le vernis qu'avaient pu laisser leurs études puissent inspirer le respect béat des inférieurs de la petite bourgeoisie, tout heureux de côtoyer chaque jour de tels supérieurs. On retrouve encore aujourd'hui chez un cer- tain nombre d'employés ce culte du cadre. Du jour où le travail se transformait, le cadre n'était plus le « supérieur » : il devait être ou bien un technocrate, l'équivalent de l'ingénieur (technicien en mathématiques ou en droit) ou bien celui qui commande et impose la discipline, le « garde-chiourme ». La majorité des emplois de cadres appartiennent à cette dernière catégorie et ne requièrent aucune connaissance particulière; beaucoup de cadres sont recrutés dans le rang en considération non de leurs capacités mais de leurs aptitudes à « servir ». Le «garde-chiourme » traditionnel tend d'ailleurs à être remplacé par un autre de type plus habile. C'est que la cadence du travail rend inutile la discipline stricte et que la division très poussée du travail nécessite un fonctionnement sans heurts; on ne demande donc plus au cadre qu'à être un surveilant de la vaste et complexe machine, sachant mettre de l'huile dans un rouage et être attentif à tout bruit du mécanisme pouvait révéler un défaut de fonctionnement. Il a un rôle de coordination mais on lui demande surtout de maintenir un climat social favorable : ce sont plus cef- taines qualités psychologiques qu'on requiert de lui que des qualités professionnelles. L'appartenance à un groupe social défini (syndicat « maison », francs-maçons, catholiques) est, en général, la référence pour la promotion des cadres, l'indé- pendance étant au contraire une contre-indication. Les cadres tendent à remplir leurs fonctions ainsi dén- nies en brisant la cohésion et la solidarité qui est la conse- quence normale d'un travail rationalisé. Ils font preuve, cet égard, d'une mentalité nouvelle, cherchant à s'immiscer dans la vie privée de leurs subordonnés pour mieux les domi- ner, ne reculant pas devant une certaine familiarité et visant parfois à jouer le rôle de confident et de conseiller. Au reste, cette attitude que favorise la présence constante du cadre auprès de l'employé n'exclut pas le recours à des procédés plus traditionnels (mouchardage, chantage, etc.); mais.ces derniers sont de moins en moins efficaces et tendent à paraî- tre périmés. Les cadres du type adjudant n'ont plus la core dans l'entreprise car le fonctionnement régulier d'une chaîne de travail ne peut souffrir les conflits et les tensions qu'ils ne manquent pas d'amener. h) La nationalisation. La nationalisation de l'entreprise, réalisée en 1946, a permis aux salariés de faire l'expérience de la bureaucratie; tout employé sait qu'elle ne lui a rien apporté, qu'il n'a fait que changer de maître et qu'une équipe de « petits copains >> a remplacé les anciens administrateurs et directeurs. à Les Assurances Générales-Vie sont une des rares entre- prises où il y ait eu, du jour au lendemain, un remplacement quasi-complet de l'équipe dirigeante. Ceux qui arrivaient pour prendre les places étaient des fonctionnaires de grade moyen sans autre appui que le syndicat, le parti politique ou peut-être la franc-maçonnerie. Ils n'avaient pas de base >> définie. Dix ans après, les employés parlent encore de la situation modeste des membres de la direction lors de leur arrivée, de leurs démarches pour se concilier les responsables syndicaux C.G.T. (et par contre-coup les employés) en accré- ditant la légende « qu'ils n'étaient pas des gens différents des employés ». En bons bureaucrates, leur ligne de conduite était de se constituer une base dans l'entreprise et des relations à l'extė- rieur de l'entreprise. Une gestion sans histoire et une grande souplesse vis-à-vis des gouvernements successifs devaient leur permettre de conserver leur poste à travers les évolutions politiques. Après s'être appuyée sur la C.G.T. avant la scission de 1947, la Direction s'appuya sur F.O., puis sur la C.F.T.C. quand le Président-Directeur général, mis à la retraite, fut remplacé par un ancien Directeur des Finances qui se trouva avoir la même appartenance politique que le bonze inamo- vible de ce dernier syndicat. Tous les employés connaissent le « bon syndicat » dont il faut faire partie si l'on veut espé- rer une promotion rapide ou de petits avantages personnels. La direction a ainsi nommé successivement agents de maîtrise ou cadres des militants C.G.T., F.O. et C.F.T.C. dans l'espoir qu'ils formeraient une base fidèle qui permettrait de dominer plus facilement le personnel. Sauf les vieux employés qui attribuent à la nouvelle Direction les inconvénients de la rationalisation et qui disent « c'était mieux autrefois », la plupart des employés traduisent la réalité par des réflexions du genre : « la nationalisation n'a rien changé ». La Direction nouvelle, issue de la nationalisation, a pu trouver en dix ans un cercle d'appuis politiques et a constitué avec les directions analogues des autres sociétés, de la Sécu- rité Sociale, des syndicats, de certains partis, une couche bureaucratique consciente de sa position dominante, qui tend à conserver le pouvoir qu'elle détient; elle a surtout des liens dans les milieux politiques que l'extrême-droite appelle « de gauche » (radicaux, U.D.S.R., S.F.I.O., P.C., M.R.P.) et dans tous les syndicats, y compris la C.G.T. Cette couche dirigeante montante qui a le regard tourné vers l'avenir peut appartenir pratiquement à des organisations et des partis différents qui en apparence luttent pour la prise totale du pouvoir; mais, faute de mieux, les membres de cette couche se partagent les postes disponibles et se serrent les coudes pour se maintenir. Il y a plus de liens et d'affinités entre la 2 16 couche dirigeante des syndicats (C.G.T. comprise) qu'entre ces mêmes dirigeants de syndicats et les employés, même syndiqués. Cette couche dirigeante s'est heurtée évidemment aux vieilles couches traditionnelles plus ou moins rénovées. Ces luttes traduisent des rivalités économiques et apparaissent dans l'orientation financière de l'entreprise : changement de relations avec tel groupe bancaire quand le Président-Direc- teur général change; remplacement du jour au lendemain, au Central mécanographique, des machines I.B.M. par des ma- chines Bull, services rendus à tel groupe ou tel homme poli- tique (appartements, prêts d'argent aux collectivités, à cer- taines personnalités). Cette lutte aboutit à la formation de clans sur le plan de l'entreprise et se poursuit par des cheminements obscurs, dont l'influence est surtout sensible parmi les cadres. Les employés restent souvent étrangers à ces luttes de clans dont is constatent seulement les effets : montée en flèche ou dis- grâce d'un cadre (sans capacités particulières), orientation nouvelle d'activité de l'entreprise, réforme des conditions de travail; même s'ils ne trouvent pas d'explications précises, ils se doutent que ce qui est présenté comme « l'intérêt de la Compagnie » pour expliquer tout n'est en réalité que la consé- quence de luttes de clans. i) Les syndicats et leur action. 1936 marque pratiquement le départ de l'activité syndi- cale dans l'entreprise. Auparavant dominait le mythe du bon patron, qu'on rencontre encore chez certains vieux travail- leurs. Un grand nombre d'employés respectaient la hiérar- chie; ils pensaient que seule leur soumission leur permettrait d'obtenir certains avantages et ces avantages ils les inter- prétaient comme le signe de la libéralité du patron non comme un dû. Les services qui connurent les premiers des conditions de travail plus dures, et où entrèrent des éléments issus d'au- tres milieux professionnels, posèrent d'emblée les relations de travail en termes différents : la constitution de la section C.G.T. de l'entreprise en fut la conséquence. Le patron, pour y faire pièce, suscita d'abord la formation d'une section du syndicat fasciste S.P.F. qui n'eut qu'une existence éphémère parce que politiquement trop voyante, puis s'appuya sur la C.F.T.C., notamment par l'intermédiaire des cadres moyens. Des employés parlent encore des pressions exercées avant 1939 et après 1944 par les chefs des grandes divisions sur leurs employés pour les forcer à adhérer à la C.F.T.C.; c'est à ce même syndicat que la Direction remit en 1945, lors de la création des Comités d'Entreprise, les auvres sociales, sûre qu'elles seraient gérées dans son intérêt comme dans celui de ce syndicat. 17 De fait, après la période de la guerre pendant laquelle la plus grande confusion semble avoir régné, dans l'entre- prise comme partout, ce syndicat a toujours joué et joue encore le rôle de « courroie de transmission » entre Direction et employés. L'origine sociale des vieux employés et d'une partie des nouveaux, la survivance de services non rationa- lisés, la position dominante de ce syndicat dans les ceuvres sociales, son habileté consommée à appuyer une espèce de paternalisme éclairé, tout cela lui assure une position de leader parmi les syndicats traditionnels dans l'entreprise. C'est d'ailleurs pratiquement un seul homme, le « délégué » (cumu- lant les fonctions de délégué du personnel, de délégué au comité d'entreprise et de secrétaire de ce comité ayant la haute main sur toutes les « æuvres sociales » depuis la can- tine jusqu'à l'arbre de Noël, la caisse de retraite et la maison de repos) qui assure la fonction, nécessaire dans une entre- prise moderne, de porte-parole de la Direction auprès des salariés. Il ne fait aucun travail, possède un bureau avec télé- phone, peut obtenir de tous services tous renseignements sur les employés. Les cadres le respectent comme détenteur d'un pouvoir de même nature que le leur; les employés ne veulent pas se mettre mal avec lui parce qu'ils savent « qu'il a le bras long ». Le Président blague ouvertement en public sur « ce personnage qu'on paie à ne rien faire », mais en aparté déclare « il est bien utile ». Ce délégué définit d'ailleurs sa fonction comme d'essence supérieure : jamais un compte rendu écrit ou oral au personnel, jamais de réunion du personnel, Aux réunions avec la Direction où l'on marchande les intérêts du personnel qui commence à « remuer », il lui est arrivé plu- sieurs fois de déclarer « tout ce qui se dit ici devra rester secret » et il pratique d'ailleurs obstinément quant à lui le secret comme un attribut de sa fonction. Son action, il la résume dans cette formule : « Nous faisons du social et du familial ». Sa politique est celle du cas personnel, jamais celle de l'action collective. Seule la C.G.T., numériquement plus puissante que la C.F.T.C. en 1946 dans l'entreprise, aurait pu faire pièce à cette influence grâce à l'appui que la Direction nouvelle pou- vait lui apporter dans le cadre de la nationalisation. Mais les militants les plus marquants se contentèrent d'occuper les places de cadres qu'on leur offrait, alors que le « délégué » C.F.T.C. continuait à jouer avec beaucoup d'habileté et d'expérience son rôle traditionnel, fort d'ailleurs de cette espèce d'indépendance de façade opposée à la « compromis- sion » des ex-militants C.G.T. (1) (1) Il semble d'ailleurs que les syndicats se partagent les entreprises en zones d'influences (postes aux Conseils d'Administration des entreprises nationales, délégués, Conseil National des Assurances, services sociaux intercompagnies); ils peuvent ainsi se rendre des services en cas de dan- ger les menaçant tous. Cette attitude n'est d'ailleurs pas exclusive d'une 18 La scission de 1947 devait amener une section F.O. forte de la quasi-totalité des adhérents de la C.G.T. et de l'appui de la Direction, tandis que la section C.G.T. se trou- vait réduite à des effectifs squelettiques (quelques employés restés par « fidélité » autour des quelques membres du P.C. de l'entreprise), et ne pouvait plus recueillir qu'une trentaine de voix aux élections suivantes. L'évolution déjà décrite des membres de la Direction de 1947 à maintenant, et le rôle dévolu à la section F.O., le caractère anti-stalinien du nouveau syndicat, faisaient que rien ne distinguait celui-ci de la C.F.T.C., sauf des ques- tions de personnes. De fait, les délégués F.O. ex-C.G.T., collèrent très étroitement à la C.F.T.C., les réunions de sec- tion furent souvent communes et les deux permanents se partagèrent le « travail syndical ». L'appartenance à l'un ou l'autre de ces deux syndicats dépend alors de considérations politiques ou religieuses; si l'on donne son adhésion à tel ou tel c'est parce qu'on espère être épaulé pour grimper dans la hiérarchie, ou bien béné- ficier de quelques avantages (logements, prêts, secours) ou encore qu'on veut manifester sa reconnaissance pour un ser- vice rendu (que le délégué a su monter en épingle) ou tout simplement parce qu'on craint l'hostilité d'un cadre syndiqué. Quant à ceux qui se contentent de voter pour un syndicat, ils n'ont, pour la plupart, d'autre souci que de maintenir en face du patron des organismes susceptibles de les défendre, malgré tous les défauts qu'ils leur reconnaissent (le souci d'ef- ficacité semble très fort chez les employés). La C.G.T. connaît un nouvel essor à partir de 1950. Jusque là, c'est-à-dire durant les trois années qui suivirent la scission, elle fut coupée de la masse des salariés. La poli- tique de la C.G.T. à l'échelle nationale, essentiellement axée sur les actions politiques du P.C. (aussi timidement qu'elle fût exprimée par les militants de l'entreprise) détournait vio- lemment les employés de ce syndicat. En 1950, la section C.G.T. fut ranimée par deux mili- tants, indépendants de tout parti politique, soutenus par un groupe d'employés, qui adoptèrent une politique de lutte à l'égard de la direction. Ils réussirent à évincer les membres du P.C. de la section et entreprirent un travail patient d'explication, destiné à dresser les employés à la fois contre le patron, les syndicats réformistes et la politique stalinienne traditionnelle de la C.G.T. La remontée rapide de la section, qui eut été plus rapide encore si la C.G.T. en tant que telle n'inspirait la méfiance, fut, en outre, favorisée par les nom- breuses contradictions que la rationalisation développait au sein de l'entreprise. internet certaine compétition entre eux, dans la mesure où certaines normes sont respectées. 19 Même lorsque la C.G.T.-Assurance, en 1954, réussit à manæuvrer et à replacer à la tête de la section un membre du P.C., la section maintint la nouvelle influence qu'elle avait acquise. Il faut d'ailleurs souligner que la Direction de la C.G.T.- Assurance, même dans les périodes « dures », n'a jamais rompu ses contacts avec la Direction de l'entreprise. Chacun sait que le Secrétaire général de la C.G.T.-Assurance tutoie le Directeur général-adjoint et qu'il obtient, à l'occasion, cer- taines concessions de détail par intervention personnelle (par exemple, le réembauchage d'employés licenciés ou le maintien d'employés menacés de licenciement), à titre d'échange de bons services entre bureaucrates. On sait aussi que l'admi- nistrateur C.G.T. obtint un appartement de la compagnie dès sa nomination. Après 1954, sous le couvert de l'unité d'action, la section C.G.T. s’aligna sur les autres syndicats et les contacts purent s'établir à l'échelon des délégués de l'entreprise (1). C. - LES CONTRADICTIONS AU SEIN DE L'ENTREPRISE. Telles qu'elles viennent d'être décrites, les structures de l'entreprise paraissent devoir permettre un fonctionnement régulier. En réalité, comme dans toute entreprise capitaliste, de multiples contradictions se font jour. C'est, d'une part, que les employés sont des hommes que l'on ne peut conduire comme des machines et, d'autre part, que l'intérêt qu'ils peu- pent avoir pour l'entreprise est en contradiction avec le rôle de purs exécutants dans lequel on les cantonne. Comme tous les salariés, ils se trouvent dans l'obligation d'exécuter leur travail de manière à ne pas encourir de repro- ches; suivant leur intérêt élémentaire, ils arrivent à souhaiter que l'entreprise marche bien. Ils peuvent d'ailleurs en tirer une légitime fierté, jusqu'à dire que leur travail fait marcher l'entreprise. En réalité, la bonne marche de celle-ci est liée surtout à la vente des « produits » donc à la situation économique — et à l'habileté de la gestion de la Direction. Les employés sentent qu'au-delà de leur « bon travail », l'es- (1), Il apparaît que la position de la C. G.T. dans ce milieu employé est adaptée à sa position minoritaire en face des réformistes et à la mentalité particulière des employés. Il est certain que dans les mi- lieux ouvriers elle manifeste un plus grand souci de s'adapter à la comba- tivité ouvrière et dissimule avec le plus grand soin les contacts qu'elle peut avoir avec les patrons et les autres syndicats. Toutefois il y a une unité d'attitude qui se révèle dans le fait qu'un bon membre du parti doit savoir s'adapter au milieu dans lequel il se trouve et, tout en ouvrant uniquement pour le parti, garder une façade de « meilleur défenseur de la classe ouvrière ». Ce ne sont que les travailleurs de chaque entreprise qui peuvent asquer, à l'aid d'exemples concrets, l'attitude réelle de la C.G.T. 20 sentiel leur échappe et que d'une certaine manière ils n'ont aucun intérêt à la bonne marche de l'entreprise qui les emploie. a) Coexistence de différents systèmes de travail. L'impossibilité d'atteindre une rationalisation totale a des causes très diverses : législation en retard sur les développe- ments économiques, luttes de clans se cristallisant autour de la lutte pour teile ou telle méthode de travail, obligation de maintenir un « climat social » que des mesures draconiennes briseraient obligation qui s'impose aussi bien aux bonzes syndicaux qu'à la Direction). Nous avons déjà noté, en ce sens, la coexistence de ser- vices anciens et de services modernes. Par exemple, de chaque côté d'un couloir, il y a deux services qui font exactement le même travail : l'examen des propositions. L'un traite les propositions « populaires » et est intégré dans la chaîne (nous l'avons décrit); l'autre traite les affaires « grande branche >> selon une répartition géographique des tâches, chaque em- ployé effectuant la totalité des opérations qui sont divisées dans l'autre bureau. Le rythme de travail est ici et là très différent. Le service rationalisé passe trois à quatre fois plus de propositions que l'autre. Le vieux service est coté « travail qualifié », l'autre «« travail d'ordre »; la différence de salaire de base est de 4 à 5.000 francs par mois (de 15 à 20 % du salaire de base). En outre, dans les vestiges de vieux services, il y a encore des « planques » où l'on travaille « à la papa » et qui sont souvent dénommées « services spécialisés »; des salaires de base élevés leur sont réservés. A cette injustice ressentie par ceux qui travaillent le plus pour un moindre salaire, se juxtapose le drame de ceux que l'on doit muter des vieux services vers les nouveaux par suite de la marche inexorable de la rationalisation comman- dée par la pression économique. C'est la source d'une double contradiction : 1° Les employés des « vieux services » sont des anciens qui peuvent difficilement s'adapter dans les nouveaux ser- vices en raison de leur âge et du fait qu'ils ont acquis une routine irréversible de travail; ils considèrent comme humi- liant et dégradant d'être mutés à un poste beaucoup moins intéressant que celui auquel ils étaient rattachés auparavant. Le plus paradoxal est que ce sont précisément les employés non évolués (et qui sont les plus sûrs soutiens de l'employeur) qui sont les plus directement exposés à ces mutations. La chute sera d'autant plus brutale que les cadres préoccupés de rendement les mépriseront et les qualifieront de « déficients », de « toquards », de « pauvres types » qu'on garde par cha- rité jusqu'à ce que la maladie ou la retraite en débarrase l'entreprise. 21 2° Pour maintenir la stabilité du personnel, les em- ployeurs ont toujours garanti le maintien des avantages acquis; la politique du cas 'personnel pratiquée par la direc- tion et les syndicats a toujours tendu à accroître ces avan- tages quand l'employé donnait satisfaction. Quand l'employé est muté dans un service rationalisé à bas salaire, il conserve tous ses « avantages » (sauf les primes de rendement), de sorte que se manifestent des différences de salaires allant parfois du simple au double entre des employés effectuant le même travail. Cette différence est d'autant plus ressentie que, selon le langage des cadres, ce sont ceux « qui gagnent le plus qui fournissent le moins de travail ». Un jeune avait un jour calculé qu'il faisait dans sa journée deux fois plus de travail qu'une ancienne employée dont le salaire était de plus de 50 % supérieur au sien. b) La disparité des systèmes de rémunération et les impératifs de rationalisation. Le système de rémunération dans son ensemble contient d'ailleurs une contradiction beaucoup plus importante. Le travail à la chaîne crée des tâches semblables; les em- ployés des services rationalisés ont conscience que les paies devraient être les mêmes. Mais patrons et syndicats, pour pouvoir pratiquer la politique du cas personnel, et aussi par une sorte de conservatisme bureaucratique, maintiennent et même font proliférer une classification établie en 1936, renou- velée en 1945 et 1954, qui ne compte pas moins de 110 caté- gories d'emplois et qui est de l'aveu des syndicats très ina- daptée. Dans les services vitaux pour la cadence de la chaîne (contrats et central mécanographique), l'octroi de primes de rendement substantielles qui semble venir compenser l'inéga- lité entre les salaires des services qui travaillent plus et ceux des services qui travaillent moins, suscite une autre injustice vis-à-vis des service: intermédiaires de la chaîne qui ont une même cadence de triivail mais sans prime. Il est difficile de décrire l'imbroglio que constitue ce sys- tème de rémunérations qui évolue d'ailleurs vers une simpli- fication sous les pressions économiques et selon une ligne défi- nie par le syndicat patronal : réintégration de l'ensemble des avantages individuels dans les salaires (fixation d'une rému- nération annuelle de base). Il semble aussi qu'une évolution se dessine dans le sens d'une simplification des classifications d'emplois (un employeur d'une entreprise-pilote en matière de rationalisation proposant à ses employés trois catégories d'emplois au lieu de 110). Mais cette politique qui tend à résoudre une contradic- tion en soulève une autre : pour une « saine » gestion écono- mique et pour maintenir le « climat social », on tend à égaliser les salaires sur des minima; mais les employés pen- sent cette égalisation selon des maxima... D'où les réactions 22 aux devant une opération chirurgicale où tout le monde se sen- tirait lésé. Syndicats et patrons hésitent donc à remettre en cause le statu-quo qui maintient des contradictions connues pour une solution qui risquerait d'en soulever de plus graves encore. c) Qualification technique et travaux d'ordre subalterne. La nationalisation a entraîné l'application d'un pro- gramme de formation technique des employés d'assurance : une Ecole Nationale d'Assurances fut créée avec un cycle élémentaire (C.A.P. pour les employés), un cycle normal pour les cadres inférieurs et un cycle supérieur pour les cadres supérieurs. La mystification du système consistait à faire croire à la possibilité d'une promotion ouvrière du simpie employé au directeur. En réalité, on avait voulu assurer la formation de personnel pour certains postes « techniques ». De fait, le cycle supérieur, où l'on entre sur recommanda- tion, assure surtout la formation de ceux qui s'intégreront dans la couche dirigeante. Les autres cycles ne conduisent pratiquement à rien. En effet, la rationalisation conduit résultats suivants : a) Les postes techniques d'assurance disparaissent; des tâches élémentaires leur sont substituées. Par exemple : un calculateur d'actuariat devait avoir une certaine qualifica- tion; aujourd'hui, le travail de cet employé est entièrement fait par une calculatrice électronique et l'employé réduit à la confection des fiches. b) Les techniques utilisées maintenant sont des techni- ques générales qui n'ont rien à voir avec l'assurance : dactylos habiles, opérateurs sur machines à cartes perforées. c) Même ces derniers postes techniques tendent à s'avilir, la machine accomplissant la partie la plus complexe du tra- vail de l'employé, ou bien la routine de travail dégradant la technicité de l'employé par utilisation d'une partie infime de sa formation professionnelle (c'est le cas pour les dac- tylos assurant la frappe des contrats ou pour les opérateurs effectuant périodiquement le même travail). Or, pendant ce temps : a) Les jeunes qui sont embauchés ont tendance à avoir un niveau d'instruction légèrement au-dessus de la moyenne (autour du B.E.); si le poste requiert une certaine formation technique, il est exigé souvent les diplômes techniques corres- pondants. b) Chaque année, des employés nantis du C.A.P., du Brevet professionnel ou de diplômes leur donnant des con- naissances techniques assez étendues rentrent dans l'entre- prise. Tous ces employés qui ont cru à la promotion ouvrière cherchent une récompense de leurs efforts et tombent d'autant plus haut qu'ils se rendent compte de l'inanité de leur travail. 23 3 Leurs espoirs tournent en déception d'autant plus amère qu'ils sont employés à des tâches élémentaires, qu'ils en savent souvent plus long que les cadres qui les commandent et que par leur attitude critique ils s'éloignent encore plus sûrement de l'avenir qu'on leur avait promis. On ne donne pas de place de cadre aux « mauvais esprits » même pleins d'intel- ligence et de capacités. d) Les nécessités économiques limitant l'accès à la couche bureaucratique. A cette dégradation de la qualification professionnelle, issue directement de la rationalisation, répond la nécessité de fermer la promotion vers le sommet. Pour bien gérer l'entre- prise il est nécessaire de réduire les frais généraux; les cadres coûtent cher, le travail au rendement permet d'accroître consi- dérablement la quantité de travail fourni avec un encadre- ment très différent. Nous avons déjà évoqué l'attitude de la nouvelle direc- tion lors de la nationalisation qui avait promu beaucoup de cadres et d'agents de maîtrise pour se créer une base sociale. Vers 1950, il y avait au siège social de la Société plus de 110 cadres et environ 250 agents de maîtrise pour à peine 600 employés. Or, pour que la rationalisation nécessaire soit payante, il faut que l'on puisse en tirer toutes les consé- quences. La direction avoue maintenant : « il y a 30 % de cadres en trop » (en pensant 50 ou 60 %). Les licenciements de cadres n'étant guère possibles, la réduction de leur effectif s'effectue par non-remplacement des sortants et utilisation des inutiles comme employés (avec une paie de cadre). Les promesses de promotion restent lettre morte, et sont d'autant moins oubliées que les nombreux cadres nommés il y a quel- ques années sont toujours là pour rappeler l'origine de leur ascension. Le blocage de l'avancement est un grief souvent formulé par les employés et il témoigne d'une étape de leur prise de conscience; apercevant l'inanité de leurs efforts indi- viduels, constatant l'échec de leurs ambitions, ils découvrent les conditions qui sont le lot commun des exploités et la soli- darité. Cette tendance est renforcée par le fait que la bureau- cratie dirigeante de l'entreprise et d'ailleurs est considérable- ment organisée depuis dix ans. Les membres de la Direction, isolés en 1946 et cherchant des appuis dans l'entreprise, se sont créé aussi bien dans le « monde de l'assurance » que dans les milieux politiques, un réseau de relations et n'ont plus guère à craindre des changements politiques. Ils n'ont plus les mêmes raisons de maintenir une couche inférieure de bureaucrates sur lesquels ils s'appuieraient puisqu'ils se sen- tent intégrés dans une couche supérieure. Ils détruisent ainsi 24 d'autant plus le mythe que la nationalisation pouvait « appor- ter quelque chose » et ils creusent d'autant plus le fossé entre dirigeants et exécutants qu'ils avaient essayé de masquer lors de leur arrivée. D. -- LES EMPLOYES ET L'ENTREPRISE. Les appréciations que l'on peut entendre dans le grand public sur les milieux employés se réfèrent soit à une époque où les « bureaux » étaient en marge de l'évolution indus- trielle, soit à une catégorie bien particulière, celle des fonc- tionnaires. Mais en réalité, l'industrialisation des bureaux venant avec cinquante ans de retard sur les autres secteurs a transformé complètement la mentalité de beaucoup d'em- ployés, la plupart du temps à leur insu. Pour apprécier ces transformations, il ne faut pas s'arrê- ter aux aspects les plus apparents de la vie de l'entreprise, comme si celle-ci se résumait essentiellement par l'activité syndicale et les grèves. Il faut voir que l'entreprise est un monde en évolution constante. Le renouvellement des salariés se poursuit sans cesse parallèlement au progrès technique ; des hommes provenant d'un milieu social déterminé viennent rejoindre l'entreprise à telle ou telle étape et leur évolution se développe à chaque fois selon un rythme propre. Certes, la ligne générale de l'évolution est la même pour tous, mais l'inégalité de développement des divers groupes ou individus n'en demeure pas moins, alors même que ceux-ci font un travail identique. Ainsi retrouve-t-on dans le présent, juxta- posées, les différentes étapes parcourues successivement : côte à côte travaillent l'employé type 1920, l'employé conscient du fait de l'exploitation et des employés à tous les stades intermédiaires d'évolution. Le brassage effectué par les tations nombreuses des dernières années accroît encore la diversité ainsi constatée, de sorte que finalement le comporte- ment collectif est à comprendre davantage comme une résul- tante (les influences des éléments avancés et des éléments moins évolués s'entrecroisant) que comme une véritable unité. mu- a) L'origine sociale et le recrutement. En l'absence de statistiques précises, il n'est possible de donner que des indications sur ce point. Si, autrefois, les nouveaux venus étaient issus de milieux bourgeois tradi- tionnels et bien pensants, le recrutement s'est ensuite considé- rablement prolétarisé (milieux petits employés et ouvriers). Beaucoup d'éléments nouveaux, jeunes, sont entrés dans l'en- treprise à la fin de la guerre; ainsi s'explique le pourcentage actuel assez fort d'adultes de 30 à 40 ans, l'autre groupe, le 25 plus important, étant formé de « vieux » de 50 à 65 ans (dont certains dans la Compagnie depuis plus de 20 ans). Les très jeunes (18 à 25 ans) sont assez peu nombreux car, en raison de la rationalisation, les partants ne sont pas remplacés. Le pourcentage de femmes est important, entre 60 et 70%. Géné- ralement elles occupent des emplois « subalternes ». Les raisons qui ont incité ces salariés à venir prendre un emploi de bureau sont fort diverses : attrait d'un emploi jugé supérieur à un emploi manuel, espoir d'un salaire supé- rieur à celui d'autres professions pour une fatigue moindre, déclassement social (maladie, échec dans des études ou dans d'autres emplois); pour les femmes, nécessité de trouver un salaire de complément; pour les jeunes filles, nécessité de gagner un salaire permettant de sortir du milieu familial. Mais pour la plupart, il n'y a pas eu de choix, ils cherchaient un emploi, ils sont venus là parce qu'ils ne trouvaient pas autre chose et auraient été aussi bien travailler ailleurs; ils sont restés parce que de « petits avantages » font pencher la balance en faveur de l'entreprise (1). Ce sont ces mêmes avantages qui assurent la stabilité du personnel. sont (1) Il arrive d'entendre des réflexions du genre « On n'est pas mal ici, il ne faut pas se plaindre », notamment chez ceux qui possèdent des éléments de comparaison (emplois antérieurs, travail du conjoint dans une autre entreprise). De fait, les « petits avantages » ne sont pas négligeables ; ils sont conçus, non dans l'intérêt des employés mais dans celui, bien compris, du patron. La plupart des travaux du moins dans l'ancien système faits de routines et supposent une « connaissance » plus ou moins étendue des différents services et des circuits de pièces. L'intérêt de l'employeur est dans la stabilité, sinon de tout le personnel, du moins d'une fraction de celui-ci. D'où des avantages parfois assez substantiels, la plupart condi. tionnés par l'ancienneté: prime d'ancienneté (1 % par année de présence avec plafond de 25 %, mais acquise seulement après 3 ans de présence); prime annuelle de « bonne gestion » (environ 1/2 mois de salaire pour les basses catégories), acquise seulement après 4 années de présence; prime d'intéressement aux résultats, fonction des bénéfices acquis après 2 ans de présence; augmentation de la durée des vacances avec l'ancienneté: 4 semaines après 7 ans de présence. 26 b) L'arrivisme et la prise de conscience. On peut dire sans beaucoup de chances d'erreur que près de 80 % des employés, lors de leur entrée dans l'entreprise, étaient disposés de par leur origine sociale à croire à la pos- sibilité d'arriver par leurs propres moyens. « Moi, l'argent seul m'intéresse », « Je ferai ce qu'il faudra pour arriver », ces réflexions d'employés beaucoup les ont faites pendant un temps plus ou moins long de leur carrière dans l'entreprise. Les moyens utilisés pour « arriver » sont : 1° L'application au travail, l'assiduité, en un mot le zèle. Ce sont surtout les jeunes qui croient à la « promotion ouvrière »; ils suivent les cours d'assurance, bien persuadés que le diplôme leur donnera la « place ». Mais leurs illusions se dissipent avec le temps. Plus ou moins rapidement, suivant l'expérience personnelle, l'emploi occupé, l'habileté des cadres, l'origine sociale, tous se rendent compte que les qualités requises pour les promotions ne sont ni le travail, ni les capa- cités, mais surtout le « bon esprit », l'exécution fidèle des ordres et le respect un peu servile des cadres. Une première différenciation se fait entre ceux qui acceptent, qui s'intè- grent dans le système et ceux qui refusent de se plier, par orgueil, par amour-propre, par dignité, parce qu'ils se ren- dent compte qu'ils ne sont pas « de taille », parce que ça ne les intéresse pas (attitude fréquente chez les femmes dont le travail est destiné à apporter un salaire de complément). Ceux qui ne peuvent ainsi s'intégrer prennent assez rapidement conscience du fait de l'exploitation. Prise de conscience très élémentaire mais qui peut se développer rapidement à la faveur d'un fait quelconque. Leur attitude commune est la résistance aux conditions de travail, au système d'exploita- tion; elle se précise dans des réflexions de ce type : « On en fait bien assez pour ce qu'on est payé ». 2° Un individualisme forcené qui suppose une certaine intégration dans la couche dirigeante. Le manque de scrupules amène certains à vouloir parvenir à tout prix, fut-ce en écrasant les autres. Ils agissent souvent comme s'ils étaient dans la peau du personnage qu'ils rêvent d'être dans l'entreprise. Il y a les malins qui savent les défauts des chefs et qui les utiliseront, les salauds qui mouchardent, les forts qui sauront naviguer patiemment dans les intrigues, qui connaîtront tous les petits secrets privés et feront à l'occa- sion du chantage discret. Tout ceci évidemment lié à une compétition malsaine sur le plan du travail, caractérisée par le souci constant de se faire bien voir et de rabaisser les « concurrents possibles ». 27 Mais même parmi ceux qui suivent cette voie, seule une minorité réussit. Beaucoup voient la vanité de leurs efforts : l'âge, la rationalisation, les événements imprévus (maladie) amènent souvent soit la mise à l'écart, soit l'hostilité des cadres. Même s'ils ont un peu progressé dans la hiérarchie, ils en voient d'autres leur « passer sous le nez ». Ces faits les conduisent à considérer d'une toute autre manière les rap- ports de travail; ils deviennent sensibles à des événements qui autrefois les auraient laissés indifférents. Cependant, leurs illusions ne disparaissent pas radicalement et ils restent, tout en évoluant, timorés; leur attitude demeure parfois ambiguë. Aussi faut-il bien les connaître pour ne pas « cho- quer » les idées auxquelles ils ont pu rester attachés. Parmi bien d'autres, l'exemple le plus typique est sans doute celui d'un garçon d'étage qui vivait un peu en marge de l'entreprise et restait fidèle à de vieux clichés sur la jus- tice du système établi; il fut un beau matin muté aux archives pour classer des polices, à l'âge de 50 ans. Les courbatures de son dos, la monotonie et la cadence du travail firent plus que toutes ses expériences antérieures; il devint d'abord un rouspéteur, puis une sorte de « militant » sans le savoir, exprimant ses réactions d'une manière d'autant plus juste qu'il était resté imperméable à toute phraséologie politique ou syndicale. Paradoxalement, ceux qui croient à la morale bourgeoise sont plus rapidement conduits à la révolte individuelle. Sur le plan de l'entreprise, on s'aperçoit rapidement que cette morale est unilatérale, que ceux qui la prônent ne la respec- tent jamais et que les principes ne sont qu'un cadre de domi- nation. Le recrutement du « bon personnel » ne représente en réalité aucune garantie pour l'employeur : il en tire bien des ambitieux qui confondent leur intérêt personnel avec « l'inté- rêt de la Compagnie » mais il en tire aussi sûrement des employés sensibles aux injustices. Le monde des employés compte autant d'aspects positifs que d'aspects négatifs; car l'évolution qui mène à la prise de conscience de l'exploitation est parfois fort longue et peut exiger une vie entière d'employé. Ceux qui croient à la possi- bilité d'arriver par leurs moyens sont évidemment les éléments qui freinent les luttes, qui brisent la solidarité d'un bureau; c'est sur eux que spéculent les cadres et la Direction pour maintenir leur domination sur le personnel. Pour qu'une lutte prenne un caractère unanime, il faut que toutes ces manifes- tations d'individualisme soient dépassées par la quasi tota- lité des employés. Cela, les employés les plus conscients le sentent et cette impression est un des éléments importants de leur appréciation de l'efficacité probable d'une lutte. 28 c) La vie personnelle des employés et leur vie collective dans l'entreprise. Pareillement, le contact avec l'entreprise tend à trans- former complètement la vie privée de l'employé. Il perd peu à peu, dans ce cadre, ses habitudes de vie individuelles et,. de plus en plus, ses préoccupations se centrent sur la cellule sociale qu'est l'entreprise. Il arrive souvent d'entendre des employés dire carrément : « Je vis ici 8 heures par jour, la partie la plus importante de ma vie, j'organise ma vie autour de cela ». La réduction de la pause de midi a rendu nécessaire l'or- ganisation d'une cantine. En dix ans elle a conquis presque tous les employés; le réfectoire où l'on mange à la gamelle individuelle a perdu presque toute sa clientèle. L'entreprise est, de plus en plus, un centre commercial actif; beaucoup d'employés s'approvisionnent à une sorte de coopérative; des commerçants de toutes sortes viennent dans un local réservé à cet effet vendre pratiquement de tout. Plus que son lieu de domicile, l'entreprise est pour l'em- ployé le lieu de ses contacts sociaux: c'est là qu'il se fait des amis, que jeune, il fréquente des jeunes filles, qu'il organise des « sorties ». Les discussions les plus importantes, il les a sur le lieu de travail avec ses camarades de travail. Il tend à modeler sa vie, depuis les détails matériels de l'habillement en passant par ses lectures, ses distractions, ses vacances, d'après les contacts qu'il a dans l'entreprise. Les conversa- tions qu'il a le soir chez lui tournent souvent autour de sujets évoqués dans la journée sur le lieu de travail. Sans qu'il s'en rende compte, ses manières de penser, ses habitudes de vie ne sont plus les « siennes propres » mais celles de la collectivité dans laquelle il vit. Sans doute, il semble parfois rester un individualiste, mais, de plus en plus, les problèmes de sa vie privée se posent à travers l'entre- prise et c'est dans ce cadre qu'il cherche à les résoudre. On ne peut bien comprendre les employés si l'on n'est pas sensible au décalage qui existe entre leurs paroles et leurs actes. En général ils s'expriment d'une manière beaucoup plus modérée qu'ils n'agissent. Il n'existe pas d'ailleurs d'employé type; chacun se situe à un moment donné de son évolution dans une situation intermédiaire. De plus, des progrès ra- pides sur le plan des rapports de travail n'entraînent pas de progrès parallèles immédiats sur les autres plans. L'employé croit encore plus ou moins aux principes de son éducation alors que son attitude au travail tend à nier ces principes mêmes. «Il y aura toujours des cadres, il ne faut pas attaquer la hiérarchie » dit une employée. Mais dans son bureau elle déclare : « c'est moi qui fait tout le travail ; ils (les cadres) ne sont même pas capables de prendre leurs responsabilités ». Une autre employée qui attaque violemment la direction et les bureaucrates syndicaux ne met pas en cause l'ordre social 29 et, à défaut d'autres arguments, use de clichés patriotiques pour critiquer la politique de la C.G.T. et ses liens avec le P.C. Les mêmes employés qui, dans certaines circonstances, cri- tiquent violemment les délégués syndicaux se laissent plus ou moins prendre aux manifestations paternalistes organisées par eux (Fête des Mères, Arbre de Noël, etc.) D'autre part, la vie dans l'entreprise et son intérêt oblige le salarié à un minimum de relations avec les cadres et les bureaucrates syndicaux; même s'il est édifié sur leur attitude réelle, il ne peut faire autrement que maintenir des rapports de façade avec ceux-ci. Chacun sait qu'ils sont puissants et que manifester ouvertement et individuellement son hostilité envers eux serait se mettre bien inutilement dans une situation délicate. « Ça me fait mal au ventre de lui serrer la main », disait un employé parlant du permanent C.F.T.C.; mais il la lui serrait et ne pouvait faire autrement. Le travail des bureaux favorise les contacts sur tous les plans; même si la cadence de travail est élevée, il y a des moments de battement où l'on cause. Des employés sont appe- lés à circuler et à avoir des contacts avec d'autres services. Si l'on ajoute que les cadres inférieurs travaillent avec les ém- ployés, on peut imaginer les discussions qui ne manquent pas de naître sur des sujets de toute espèce. « La Compagnie, c'est un village », disait un employé voulant évoquer à la fois la vie collective et les multiples rela- tions entre individus (il le pensait sous la forme péjorative de circulation de ragots). Le même ajoutait, d'ailleurs, que dans leur ensemble les employés essayaient de s'évader de la mono- tonie de leur vie de salarié en s'occupant notamment de la vie privée des autres, en ayant une sorte de deuxième vie sur le plan de l'entreprise beaucoup plus riche que l'autre. Et telle est bien la réalité. Tout circule, se répète, se dif- fuse, tantôt réel, tantôt grossi, tantôt inventé. Tout est le point de départ de discussions. Cela va des ragots sur la vie privée aux bruits de couloirs sur les nominations, les petits scandales de la Direction et des Cadres, les incidents avec les Cadres, des conversations sur un article lu dans le jour- nal, jusqu'aux histoires lancées comme ballon d'essai par la Direction et les syndicats. Tout le monde dit dans la Compa- gnie que tout se sait et que la direction finit par tout savoir; mais les employés finissent aussi par tout savoir. Il ne faudrait pas en conclure qu'il s'agit d'une atmos- phère pesante. Les remarques désabusées du genre « ce sont des imbéciles », « ils écoutent tout ce qu'on raconte »), « j'en ai marre de cette tôle » viennent soit d'aigris dont l'indivi- dualisme est en conflit avec la vie collective de l'entreprise, soit de délégués syndicaux qui ne peuvent manoeuvrer comme ils le voudraient. En fait, c'est à travers cette vie de l'entreprise que les employés se transmettent tous les petits faits de la lutte quo- tidienne, qu'ils peuvent juger de l'activité des cadres, du pas exclu- patron et des délégués syndicaux, qu'ils conservent le sou- venir des éléments marquants du passé ; c'est par elle qu'ils sont réellement membres de l'entreprise. d) Les employés et le travail. Tout employé qui travaille est un employé qui lutte. L'uti- lisation de moyens égoïstes pour « arriver » n'est sive de l'utilisation d'autres moyens pour « avoir » le patron. Il n'y a pas de discontinuité absolue entre l'employé qui joue des coudes et flatte les cadres et celui qui maintient une façade de travail pour en faire le moins possible ou celui qui se sent solidaire de ses camarades de travail. Ainsi que nous l'avons déjà souligné, l'attitude de l'employé dépend des circons- tances, de son expérience antérieure, de ce qu'il espère encore, de ce qu'il perçoit des chances d'une lutte individuelle ou col- lective. Mais la ligne générale de son attitude tend dans la plupart des cas à entraver constamment l'exploitation. La direction et les cadres croient connaître tout ce qui concerne le travail dans l'entreprise. En réalité ils ignorent tout des petits trucs secrets utilisés, même par les plus rai- sonnables, pour résister à la pression du patron et en quelque sorte, rétablir l'équilibre — secrets gardés par les intéressés ou connus de quelques initiés de confiance. Il est difficile d'en donner une description; les uns sont archi-connus (utilisation des lavabos, des heures d'entrée et de sortie) d'autres particu- liers qui ne peuvent être révélés, bien qu'édifiants, parce que ce serait les faire conaître à la Direction. L'esprit inventif des salariés dans ce domaine atteint un niveau insoupçonné. Cette lutte de tous les jours pourrait s'exprimer en une tendance constante à grignoter les cadres que l'employeur impose aux salariés. Ce grignotage est une réaction de dé- fense élémentaire, indépendante de toute théorie, de toute action coordonnée. Il s'adapte à toutes les règles, si dures soient-elles, et touche toutes les disciplines de l'entreprise: Le temps de travail: réduire le plus possible le temps effectif de travail, accroître les temps morts pendant le tra- vail, multiplier les absences sous forme de permissions, de jours de repos, d'entrée après l'heure, de sortie avant l'heure. La publication périodique de circulaires sur les heures de sortie, les rappels à l'ordre pour les retards, les pointages illé- gaux attestent cette chasse au temps de l'employeur et tout autant son inanité. - Le cadre des salaires: l'employé est un perpétuel insa- tisfait. Il y a une pression constante sur toute la hiérarchie des salaires qui fait que les basses catégories sont peu à peu vidées de toute référence réelle et inutilisées. Indépendamment des augmentations générales de salaires, l'échelle hiérarchique se déplace constamment vers le haut, en retournant contre l'employeur cette politique du cas personnel utilisée pour briser la solidarité des employés. Au contraire, un cas personnel satisfait devient le « cas » auquel on s'accroche pour réclamer NE 21 ce qui n'était pas justifiable auparavant. Il en est de même pour les avantages individuels dépendant d'une notation; pratiquement l'échelle de notes prévue de o à 20 devient une échelle de 12 à 18 et les protestations des mal notés sont si véhémentes que de plus en plus ce système destiné à différen- cier tend à se transformer en une répartition égale pour tous (revendiquée d'ailleurs directement par beaucoup); les em- ployés lésés par une nomination réclament très facilement des compensations et essaient de les obtenir par tous les moyens. Les règles de travail et le contrôle des cadres: Cette négation de la hiérarchie sur le plan des rémunérations existe aussi sur le plan du travail lui-même. Le conflit est constant entre les cadres qui tendent à faire donner le maximum de travail sous certaines formes permettant un contrôle étroit et les employés qui tendent à en fournir le minimum sous des formes plus élémentaires. Pour que le système de travail d'une entreprise rationalisée soit efficace, il faut de nombreux con- trôles permettant à la direction et aux cadres d'essayer de saisir la réalité; d'où une lourde machine administrative pour faire fonctionner « normalement » ce qui ne peut fonctionner qu'avec le concours des salariés ; ceux-ci ne sont jamais con- sultés et n'ont auun intérêt particulier à ce bon fonctionne- ment; ils ne font donc que le strict nécessaire. Si le cadre n'impose pas constamment par sa présence, par un contrôle de chaque instant, les règles que lui et la direction ont fixées, elles ne sont pas observées et tombent en désuétude. e) Les employés et la gestion de leur travail. Cette lutte contre les instructions et les règles de travail peut prendre l'aspect plus conscient d'une attitude critique face à l'organisation même du travail en général et de tous ceux qui participent à cette organisation : direction, cadres, délégués. La circulation des renseignements de tous ordres permet l'exercice par l'employé d'une sorte de contrôle étroit et de comparaison avec ce qu'il constate de par sa situation dans l'entreprise. L'employé connaît un certain nombre de détails matériels sur les « signes extérieurs » de la direction et des cadres; il connaît aussi leur situation et leur compor- tement dans l'entreprise. Il connaît encore plus intimement les cadres les plus proches de lui. Il a des idées sur l'organisation de son travail bien qu'il sache qu'on ne le consultera pas pour l'organiser ; il sait et il dit que ceux qui prennent les décisions tombent toujours à côté parce qu'ils ne connaissent pas le travail. S’il invente une amélioration, il la tait souvent. Témoin cet employé qui regrettait amèrement d'avoir indiqué à un cadre une simpli- fication dont celui-ci s'était servi pour se faire mousser auprès des supérieurs. Autre témoin, cet employé des archives qui expose, dans le plus grand détail, pendant plus d'une heure et en traçant un plan des locaux ce qui aurait dû être fait pour améliorer la marche du service et faciliter le travail. 32 C'est très souvent que l'on entend: « Ça marcherait mieux sans cela, comme cela » er même « s'il n'y avait pas de cadres ». Ce souci de la gestion du travail se transpose sur le plan de l'entreprise dans la recherche du renseignernent, de l'expli- cation et dans la critique du gâchis et des injustices. L'em- ployé ne peut parvenir à l'élever à une critique positive de l'entreprise, car il ne peut réunir, comme il en est capable à l'échelle de son bureau ou de son service, les fils qui lui permettent de saisir la totalité de la situation. Ce qui est positif c'est le désir d'avoir le plus de renseignements possi- bles, et le souci de trouver une explication à telle ou telle mesure. Mais son isolement relatif dans un service, le cloi- sonnement en dépit des échanges de renseignements l'empê- chent de parvenir à la notion d'une gestion de l'entreprise. L'employé sent bien qu'il existe une réponse aux explications qu'il recherche et que tout ce qu'il peut sentir doit se relier d'une manière cohérente. Les explications que les délégués des syndicats essaient de lui apporter ne le satisfont pas. C'est sur cette base autant que sur l'efficacité que se définit son attitude vis-à-vis de la direction et des délégués. Plus le travail est divisé, moins l'employé parvient à saisir le sens de ce qu'il fait, et plus il devient exigeant sur les explications. En même temps, le patron éprouve d'autant plus le besoin de cacher le véritable sens de l'exploitation accrue; il essaie de mettre dans son jeu ceux qui pourraient jouer vis-à-vis des employés ce rôle capital d'explication. De là le culte patro- nal du secret, les mystifications de la Direction, des Cadres et des Délégués. De là aussi l'appréciation par les employés du rôle exact joué par les délégués en «place » dans l'entre- prise. Les employés, les militants et les délégués. Que l'employé ne puisse juger la marche de l'entreprise ou la manière dont la Direction utilise son travail, cela ne signifie pas qu'il n'en soit pas capable ; il sent généralement qu'il existe là un problème dont il lui manque des données. Comme leur genre de travail, leur mode de rémunération les prédispose à être des gens calmes et prévoyants; comme leur bagage, peut-être légèrement supérieur à la moyenne, les rend moins perméables à certaines mystifications, ils sont en général méfiants et ne croient pas facilement ce qu'ils ne vérifient pas. Les idéologies ont assez peu de prise sur eux, la lecture du journal ou les petites discussions politiques ne les passionnent pas particulièrement. Par contre, si à la faveur d'un service rendu ou d'un fait dont ils ont eu eux- mêmes connaissance, ils font confiance à une personne ou à une idée, ce ne sera pas quelque chose d'éphémère. Cela peut se traduire par une recherche de l'efficacité dans leur attitude quotidienne sur le lieu de travail et par une attitude résolue en cas de grève. Quand les employés du Central mécano- graphique décident de faire grève, ils savent qu'ils ont de bonnes chances, autrement ils se tiennent tranquilles. L'attitude des employés vis-à-vis des délégués s'explique aussi de cette manière. Le délégué permanent essaie de cap- ter la confiance des employés, soit par des promesses, soit par de petits services. Mais il ne peut pas tout, et les pro- messes non tenues font réfléchir. Alors la confiance disparaît. Pour l'employé, il n'y a pas de distinction entre des militants sincères ou des bureaucrates syndicaux ; ces termes n'exis- tent pas dans son langage ; il y a ceux en qui il a confiance et ceux en qui il n'a pas confiance mais qu'il peut utiliser en raison de leurs fonctions. La confiance d'un employé ne se capte pas. C'est dans le travail qu'elle se forme, et elle ne peut exister envers tous ceux qui sont coupés de la communauté du travail. Les repro- ches les plus fréquemment entendus sur les délégués des syndicats visent la distance qu'ils ont prise par rapport à l'entreprise : « c'est nous qui nous appuyons leur travail » « ils ne sont jamais là » « on les a vus hier sortir du bistrot d'en face » « ils sont encore en réunion ». Cette rupture de solidarité dans le travail provoque de la colère quand le bureaucrate syndical veut encore commander dans le travail, témoin ce délégué C.F.T.C. qui ligue son bureau contre lui pour avoir déclaré entre deux séances : « il y a une drôle de pile de dossiers, il va falloir en mettre un coup », et avoir réparti les dossiers entre les autres employés. Les promotions des délégués sont soigneusement surveillées et colportées avec le commentaire adéquat : « il vient de passer AM3, qu'est-ce que cela récompense ? » « il a 8 degrés en 10 ans alors que les autres n'en ont que 4 en 20 ans. On sait ce que ça veut dire ». Mais les griefs les plus graves contre les délégués témoi- gnent du fait que les employés veulent comprendre ce qui se passe : « ils ne nous disent jamais rien » li on ne sait jamais ce qui se passe » — «on ne peut rien savoir » nous disent ce qu'ils veulent bien nous dire ». Le vrai militant, les employés le comprennent comme le gars avec qui on échange quelque chose, expérience pour expérience, qui doit pouvoir expliquer tout mais de manière ce que cela recoupe l'expérience vécue ; ils le comprennent comme celui qui travaille comme les autres, qui est irrépro- chable sur le plan du travail. Le vrai militant c'est celui qui vit le même rythme de vie, qui comprend sans qu'on ait à faire de discours, qui écoute et tient compte de ce qu'on dit. C'est celui dont on sait tout, ce n'est jamais celui qui commande, qui dissimule ou qui a des idées derrière la tête. Ce qu'un employé cherche chez celui en qui il a confiance, ce n'est pas seulement des explications limitées à l'entreprise, mais des explications sur tous les problèmes qui peuvent se poser dans sa vie, sur ce qui l'aura intrigué à la lecture du journal ou en réfléchissant sur tel ou tel fait. Et toujours ( ils 34 ce qu'il cherche ce n'est pas tant une leçon mais la confir- mation de ce qu'il sent comme la véritable explication sans pouvoir la formuler. Si un employé s'aperçoit qu'on veut l'annexer dans un but quelconque ou qu'on utilise ses réactions pour l'embrigader dans une direction ou une autre, il rentre dans sa coquille; comme il est, en général, poli, il écoute peut- être bien gentiment, mais il ne communique pas. E. LA LUTTE DES EMPLOYES ET L'ACTION D'UN GROUPE DE MILITANTS. L'analyse que nous venons de faire des conditions et de l'évolution du travail , de la mentalité et de la vie des em- ployés, de leurs relations avec les syndicats, était indispen- sable pour comprendre le sens de la lutte qui s'est développée depuis six ans et qui a abouti à la création du Conseil du Personnel. La grève de mars 1950 fut la première manifestation de l'évolution que suivait la mentalité des employés, en réponse aux nouvelles conditions de travail. (1) Son échec constitua pour beaucoup une prise de conscience des divisions syndi- cales et de ce qu'elles représentaient. Pendant longtemps tous les mouvements se heurtèrent au souvenir de la grève et à des réflexions du genre: « pour que ça se passe comme en mars 1950! » Et quand ,par hasard, les syndicats diffusaient un tract, on pouvait entendre: « enfin ils se décident à se mettre d'accord ». Entre 1950 et 1955, en revanche, il n'y eut pas apparem- ment d'action marquante, mais une lente maturation se pour- suivit. Quelques militants se rassemblèrent, décidés à mener un travail systématique et pratique de démystification. Ils ne furent d'abord qu'une poignée, mais ils prirent le contrôle de la section C.G.T. de l'entreprise et tentèrent de mener de front la lutte contre le patron, les syndicats réformistes et les bureaucrates communistes de la C.G.T. (dans la période « dure » de la guerre froide). Ils furent ensuite victimes des manæuvres de la Direction de la C.G.T. qui cherchait à les déposséder de leur influence; mais ils réussirent finalement à entraîner avec eux la majorité de l'entreprise. C'est que leur action exprimait justement l'évolution des conditions de tra- vail et la prise de conscience par les employés du véritable rôle des syndicats. Pour situer leur lutte dirigée à la fois contre le patron et les syndicats, il n'est besoin que de citer quelques épisodes significatifs: Ce ne sont toutefois que des exemples d'une action quotidienne pendant près de cinq années. (1) Voir Socialisme ou barbarie, n° 7 (août-septembre 1950). H. Col- LET, La grève des Assurances, p. 103. Contre la collusion des bureaucraties syndicales et pa- tronales: en 1950 un administrateur fut désigné par la C.G.T. au conseil d'administration de la Compagnie (fait déjà cité); deux mois après, il obtint de la Direction un appartement de sept pièces, alors que les employés n'en obtenaient pratique- ment jamais. Lors d'une réunion faite par le secrétaire national du syndicat C.G.T. de l’Assurance, « descendu » pour essayer d'expliquer cette anomalie, une vingtaine d'employés prirent violemment position contre les bureaucrates syndicaux. - Contre la politisation de la C.G.T.: L'activité de la C. G. T. était fertile à cette époque en mouvements politiques dictés par le seul scuci d'alignement sur la poli- tique de défense de l’U.R.S.S. du P.C. ; non seulement notre équipe ne distribuait jamais les tracts politiques venant du syndicat, mais elle adressait au secrétaire du syndicat des motions de protestation contre de telles actions, signées par la plupart des adhérents. Une de ces motions qui donna lieu à un incident violent fut adressée à l'occasion du mot d'ordre de grève du 12 février 1952; elle était ainsi rédigée: La section syndicale Employés C.G.T. des Assurances Générales Vie constate que le mouvement de grève du 12 fé- vrier 1952 n'a été que très partiellement suivi et que cet échec discrédite et ruine le mouvement syndical. Elle pense que: 1° Les travailleurs dans leur ensemble n'étaient pas d'ac- cord avec les mots d'ordre lancés; 2° Qu'à l'intérieur de l organisation, les travailleurs n'approuvaient pas cette orientation. Ces faits montrent qu'il existe un désaccord profond entre la Direction du syndicat et la majeure partie des adhé- tents. Les membres de la section pensent que pour remédier à cette situation il conviendrait: 1° D'appliquer plus largement les principes démocrati- ques au sein de l'organisation syndicale; 2° De provoquer la réunion d'un congrès extraordinaire pour élire démocratiquement des dirigeants syndicaux sur lil base d'un ou plusieurs programmes. 3. De procéder avant chaque mouvement de grève à un référendum parmi les syndiqués. C'est, à notre avis, le seul moyen de redresser l'organisa- tion syndicale. Bâtissons une organisation suffisamment large pour que tous les travailleurs s'y sentent à l'aise. Cette motion fut signée de 43 adhérents de la section sur environ so et fut affichée dans l'entreprise. Elle fut suivie d'une lettre individuelle du secrétaire du syndicat à tous les adhérents de la C.G.T. de l'entreprise, développant les arguments suivants: * Comme tout adhérent de la C.G.T., ils avaient le droit de n'être pas d accord. Ils avaient le droit et même le devoir de le dire au syndicat. Nous aurions pu nous expliquer et con- fronter nos arguments. Ils n'avaient pas le droit de se livrer publiquement à une attaque aussi odieuse que mensongère contre leur Organisation syndicale. Mais ceux qui vous parlent de démocratie vous ont-ils consultés avant d'apposer leur placard qui a fait la joie de votre Direction et de ses agents ? Ceux qui vous parlent de bâtir une organisation syndicale suffisamment large pour que tous les travailleurs s'y sentent à l'aise, pensent la réaliser sur la base d'une unification totale du balayeur aut Directeur ? » La réunion convoquée par le secrétaire du syndicat donna lieu à des explications violentes mais il n'y eut aucune dis- cussion sur le fond. A part quelques membres du parti et quelques « suiveurs », les autres employés présents purent constater de quelle manière un bureaucrate syndical savait se dérober à une discussion. Contre l'attitude des cadres à quelque tendance qu'ils appartiennent: Le conflit prit une forme très aigue à l'occa- sion de la comparution devant un conseil de discipline d'un employé de la C.G.T., ex-déporté et malade. Cet employé qui avait travaillé sous les ordres d'un chef-adjoint membre de la C.G.T. cadre, avait eu, sous l'empire d'une grande fatigue nerveuse, un incident violent avec un autre cadre. Le cadre C.G.T. rédigea un rapport écrasant concluant à « l'in- capacité » de l'employé. Ceci était d'autant plus grave que l'employé était étranger et que son renvoi l'aurait placé dans une situation très difficile. Le cadre, placé devant ses respon- sabilités, avait refusé de modifier quoi que ce fut de sa position. Il ne s'agit là d'ailleurs que d'un épisode de la lutte contre les cadres en général, à quelque tendance qu'ils apparte- naient, en tant qu'agents directs d'application de la « disci- pline » et des réformes des méthodes de travail (mutation, accroissement des cadres, renforcement du contrôle du travail). Contre la politique des syndicats réformistes, simples auxiliaires de la gestion du travail. La lutte contre le patron et celle contre les syndicats réformistes étaient presque insé- parables. C'était la trame quotidienne de notre travail d'expli- cation; et les faits les plus divers en fournissaient l'occasion: refus de mutation d'un employé malade; abandon des em ployés considérés « indépendables » pour la seule raison quc la Direction les jugeait tels, votes de confiance à la Direc- tion au Comité d'Entreprise. Tous les lieux étaient bons pour se battre sur ce terrain: réunions de délégués du personnel, Comité d'entreprise, etc... Dans cette lutte, il fallait d'ailleurs compter non seulement avec une hostilité marquée de la Direc- tion mais aussi avec l'inertie d'une importante fraction du 37 (( personnel qui se méfiait de notre participation à la C.G.T. Voici des exemples: Un employé des archives malade des reins (un seul rein) demandait sa mutation, avec un certificat médical à l'appui, depuis des mois; il s'était adressé en vain à son syn- dicat F.0.; en désespoir de cause il parle de son cas à un des camarades de notre équipe, délégué du personnel, qui de- mande ausitôt une entrevue au chef du personnel. Les délé- gués F.O. et C.F.T.C. l'apprennent et alertent la direction, qui accorde la mutation immédiate de l'employé. Celui-ci et un de ses camarades de travail comprennent sur ce cas indi- viduel le rôle réel des syndicats et viennent grossir le rang des convertis ». Lors du départ d'un Président-Directeur Général une quête pour lui offrir un cadeau est faite par le délégué F.O.. Nous tirons un tract en dehors du syndicat, intitulé « pas de quête pour le patron » qui rencontre un gros 'écho. Lors du vote du bilan au Comité d'entreprise nous refu- sons le vote en expliquant que « voter le bilan c'est approuver l'exploitation du patron ». Cela donne lieu, à plusieurs repri- ses, à des incidents violents. Cette action, si d'une certaine manière elle se trouve favorisée par l'isolement de la C.G.T. des autres centrales syndicales, est d'un autre côté freinée: Par le manque de moyens matériels. La direction du syndicat refuse de tirer les tracts qui lui paraissent attaquer trop violemment le patron ou les autres bureaucraties syndi- cales, ou bien contredire l'action de la C.G.T. et du P.C. Par exemple, refus d'un tract rédigé parce qu'on avait accordé une demi-journée de congé lors de la remise de la Légion d'honneur au Président-Directeur Général, refus d'une réfé- rendum lors de propositions de la direction pour l'augmen- tation de la durée hebdomadaire de travail. Par l'équivoque qui s'attachait à notre participation à la C. G. T. Sans doute tous les incidents connus des employés les faisaient progresser. Mais la masse des employés restait méfiante, d'autant plus que nos bulletins syndicaux étaient souvent modifiés d'office et que des mots d'ordre politiques y étaient ajoutés par les dirigeants du syndicat de l'assurance. D'autre part, des gens de l'extérieur venaient distribuer à la porte de l'entreprise les tracts politiques émanant du syn- dicat que la section de l'entreprise refusait, et pour cause, de diffuser. A partir de 1952, cette situation se modifia. Un certain nombre d'éléments, parmi les plus actifs de l'équipe, quittè- rent l'entreprise, ce qui favorisa l'action des membres du P.C. à l'intérieur de la section de la C.G.T. En même temps, avec la fin de la guerre froide, la C.G.T. commença un travail d'approche vers les autres syndicats qui l'amena à prendre, sur le plan de l'entreprise et vis-à-vis de la fédération patro- nale, des positions semblables à celles des syndicats réfor- mistes, utilisant toutes les opportunités pour rentrer dans le 38 circuit. Ce rapprochement se faisait essentiellement sous le couvert « d'actions communes », toujours parties du sommet. Cette mystification de « l'unité syndicale » rencontra un cer- tain écho au départ chez les employés qui sentaient que les divisions syndicales étaient les principales causes de leur fai- blesse. En même temps, les membres du P.C. et leurs pro- ches sympathisants s'entendaient avec les mêmes syndicats réformistes, sous le couvert de l'unité, pour isoler, discré- diter, circonvenir, décourager le groupe d'employés resté à la section C.G.T. et opposé à leur politique. La lutte se poursuivit pendant près de deux ans d'une manière sourde et tenace, sans intervention apparente des directions syndicales. Il ne peut être question ici aussi que de rappeler quelques incidents marquants: En juin 1953, la direction de l'entreprise et les réfor- mistes veulent imposer un horaire de 43 heures au lieu de 40. Le délégué C.G.T. (sympathisant communiste) est d'accord avec les délégués des autres syndicats. Le secrétaire de la section C.G.T. (seul restant de l'équipe de militants dout nous avons parlé) se voit refuser par le secrétaire du syndicat le tirage de tracts en vue d'un référendum et d'un appel au per- sonnel. Ce n'est qu'une assemblée du personnel convoquée sur sa seule initiative et une attaque violente des positions des autres délégués qui provoquent une réaction du personnel, laquelle force le patron à reculer et à lâcher une prime égale à un demi-mois de salaire pour calmer l'agitation. Paradoxalement c'est la C.G.T. qui tire le bénéfice de cette action indépendante: sa liste et le délégué sympathisant communiste récoltent un supplément de voix aux élections, alors que pour la première fois la liste C.F.T.C. perd des voix et que le nombre des abstentions s'accroît. De son côté le syndicat utilise certains faits pour prouver la supériorité de son action par intervention directe du secré- taire national du syndicat auprès du directeur. Il se vante, par exemple, d'avoir fait réintégrer un employé licencié pour cause de maladie, alors que l'action dans l'entreprise a échoué pendant un an en raison même de la passivité des délégués, y compris celui de la C.G.T. L'action de septembre 1953 fait ressortir mieux ce recol- lement de la C.G.T. au syndicat' réformiste et la position attentiste des employés qui ne sont pas décidés à agir sur ordre, là où leur situation ne paraît pas menacée (1). A l'intérieur de la section C.G.T., l'action des éléments pro-communistes se fait plus pressante à mesure que se déve- loppe la politique de la C.G.T. pour l'unité. Par décourage- ment, par souci de ne pas couvrir certaines équivoques, les élé- ments les plus conscients de la section syndicale C.G.T. se retirent dans l'abstention. (1) Voir Socialisme ou barbarie, nº 13 (janvier-mars 1954): J. SIMON, La grève dans les Assurances, p. 46. 30 Ces départs se font tantôt isolément, tantôt collective- ment, à l'occasion de faits qui font apparaître plus crûment les contradictions à l'intérieur de la section syndicale: le 28 avril la C.G.T. lance un mot d'ordre de grève générale au- quel s'associe plus ou moins la C.F.T.C.; les employés restés dans la section discutent sur le point de savoir si la grève sera suivie car elle n'intéresse pas la masse des employés. Tout se passe dans la plus grande confusion, il y a quatre grévistes sur 500 employés. Le lendemain l'un des grévistes, un gars du Central mécanographique démissionne et pose une affiche sur le panneau syndical, expliquant son désaccord avec le syndicat. Sa démission entraîne celle de tous les gars du central. Jusqu'à l'été 1954, les réunions de la section syndicale sont le lieu de violents conflits entre les employés restés fidèles à l'ancienne équipe et les pro-communistes; chaque fait, même le plus négligeable donne lieu à des discussions de principe, en raison de la ligne adoptée par la C.G.T. La situation de- vient si intenable qu'en septembre 1954 le secrétaire de la section C.G.T. démissionne pour ne pas avoir à couvrir cette politique sous peine de se discréditer totalement. A sa place un membre du P.C. de la cellule inter-entreprise est désigné; tout rentre ainsi dans la ligne. Mais en même temps tout se clarifie; il y a désormais deux catégories d'employés : ceux qui sont dans les syndicats et ceux qui sont en dehors des syndicats. L'union des syn- dicats F.O., C.F.T.C., C.G.T. peut alors se faire sans obsta- cles, sur une position de collaboration avec la Direction (1). Comme le dira plus tard le Président-Directeur Général, « nous avons là une bonne équipe ». Mais l'évolution des employés n'en continue pas moins, et les plus conscients gardent des contacts en dehors de « toute organisation », au hasard des rencontres de couloir, des discussions de can- tine, etc. Les syndicats croient qu'ils peuvent jouer leur jeu en toute impunité. Mais la mise au point par eux seuls avec la direction d'un nouveau système. d'avantages individuels qui laisse la plus large place à l'arbitraire patronal soulève de violentes protestations des employés. En même temps les délégués s'embarquent dans une histoire très paternaliste de « maison de repos » pour le personnel de la Compagnie. Ils deviennent de plus en plus, aux yeux de nombreux employés, des simples auxiliaires de la Direction, quelle que soit leur appartenance syndicale. En octobre 1955, deux délégués C.F.T.C. démissionnent publiquement pour protester contre cette ligne de conduite, (1) Le nouveau secrétaire de la section syndicale C.G.T. est d'ailleurs dès son entrée en fonctions appelé à la Direction. Il y est reçu seul et, de son propre aveu, donne tous apaisements sur son action future, dé- clarant qu'il ne sera jamais délégué du personnel. 0 se faisant l'écho de conflits et de refus de discussions au sein de la section C.F.T.C. Une réunion de bureau conduit pra- tiquement les responsables nationaux C.F.T.C. présents à couvrir l'activité du principal délégué et à faire passer les démissionnaires pour « des petits garçons qui ne comprennent rien ». Ce furent les grèves de novembre 1955 qui firent franchir à beaucoup d'employés un nouveau stade. F. LES GREVES DE NOVEMBRE 1955 ET LA FORMATION DU CONSEIL DU PERSONNEL. Il ne s'était rien passé en août-septembre. Un timide tract de la C.G.T. avait bien essayé, vers la mi-septembre, de « poser la question des salaires » mais rien ne s'en était suivi. Parmi le personnel on pouvait entendre ces réflexions: « Qu'est-ce qu'ils attendent pour faire quelque chose, ils se décideront quand ce sera fini ailleurs ». Vers la mi-octobre les syndicats, cadres et employés de toutes tendances, prirent des contacts avec la fédération pa- tronale. La base reniuait, revendiquant l'augmentation de 5 à 10 % acquise dans tous les autres secteurs. Les employés sen- taient que ça aurait pu être obtenu sans coup férir en sep- tembre, avec un minimum de frais comme dans beaucoup d'autres professions. Pour «« maintenir l'unité » la C.G.T., qui rentrait cette fois carrément dans le circuit, acceptait les revendications des autres syndicats : pas de salaire minimum inférieur à 25.000 francs par mois, rétablissement de l'échelle hiérarchique de 1947 (qui aboutissait à un sérieux étalement de la hiérarchie). Début novembre un « bulletin employé » fut diffusé clandestinement dans l'entreprise à environ 80 exemplaires. L'ex-secrétaire de la section C.G.T. l'avait rédigé et distribué avec quelques employés sûrs. Le numéro I comportait une prise de position abstentionniste aux élections de la Sécurité Sociale et essayait d'expliquer le rôle réel des délégués syn- dicaux: Ces positions et l'annonce d'une parution régulière intriguèrent et inquiétèrent les délégués « en place ». Sur leurs mots d'ordre et pour « vaincre la résistance des patrons », les syndicats engagèrent les employés à « agir »; mais les consignes données aux sections syndicales d'entre- prise étaient des consignes d'extrême modération. Alors qu'on citait à qui mieux mieux, les modèles de Saint-Nazaire pour solliciter les revendications particulières, on se gardait bien de parler de grève générale; les seules formes d'action con- seillées par les syndicats était les formes sporadiques déjà prônées en septembre, alliées à un verbalisme plus ou moins violent: grèves tournantes par service, pétitions, délégations, etc. La plupart des employés se rendaient compte que « cela ne rimait à rien, qu'il fallait en mettre un bon coup ». Cette 41 action se développa fin novembre pour arriver dans la der- nière semaine de' ce mois à une situation très confuse dans laquelle les syndicats de l'entreprise n'avaient pratiquement plus le contrôle du mouvement . Les services débrayaient à toute heure du jour en avisant simplement l'un ou l'autre des délégués. Ceux-ci en arrivaient à dire: « C'est de l'anarchie, on ne sait plus où l'on va. » Aucune réunion du personnel n'avait eu lieu, ni pour définir les buts de la grève, ni pour former un comité de grève. Sous la pression des employés les plus conscients, qui dans cette énorme fermentation se retrou- vaient pour critiquer les syndicats, les délégués convoquèrent une réunion du personnel : ils exposèrent d'une manière bien terne ce que les syndicats disaient dans les tracts et invitèrent les employés à les suivre. Il y avait dans l'exposé de nombreu- ses allusions au « Bulletin Employé » et un appel à un rallie. ment à un syndicat quel qu'il soit, « l'essentiel étant de suivre un syndicat pour être défendu ». Un seul employé prit la parole pour demander quelques explications que le délégué C.F.T.C., le « leader » des délé- gués, retourna facilement et l'interpellateur ne put que re- pondre qu'il « enregistrait ». En même temps, les délégués des syndicats essayaient de canaliser le mouvement avec un pseudo-référendum ne com- portant que deux questions: « Etes-vous pour des grèves tour- nantes d'une heure ou pour un arrêt général d'une heure ? » Une majorité peu nette se dégagea en faveur de cette dernière forme d'action. De toute manière, posée dans de tels termes, une consultation du personnel ne signifiait rien. Aussi la si- tuation « anarchique » continua quelques jours; tout ce que chacun constatait était que « ce n'était pas clair, que les chiffres donnés changeaient d'un tract à l'autre », qu'on ne « savait rien de ce qui se passait ». Brusquement, le 29 novembre, les syndicats qui discutent à l'échelon national avec la fédération patronale, annoncent par tract commun que les dernières propositions patronales (22.000 francs de salaire de base et une « recommandation » de 5 %) peuvent être discutées. De l'exposé du tract et des explications embarrassées des délégués, il apparaît que: 1° Les syndicats (pour terminer la grève) étaient prêts à signer cet accord malgré toute la démagogie précédente (il semblait que cet accord existait depuis un certain temps), mais que l'on avait attendu pour le révéler qu'une certaine « fati- gue » des employés puisse le faire accepter. 2° A la faveur de ce mouvement, les syndicats et les pa- trons faisaient passer une refonte et une unification du système de rémunération. (1) (1) La Fédération patronale, en faisant des propositions de ce genre, restait fidèle à sa politique fixée depuis plusieurs années en vue d'une anification des salaires de la profession et une simplification du système 42 3° Pour avoir l'air de tenir compte de la volonté des em- ployés, il était organisé, dans toutes les sociétés d'assurances, un référendum tambour battant pour ou contre la signature (déjà décidée par les syndicats). La hâte manifestée permet tait aux délégués d'entreprise des syndicats de raconter ce qu'ils voulaient et de prévenir toute réaction des employés; le vote organisé par entreprise donnait toute garantie sur le ré- sultat final. Le 30 novembre, dans la Compagnie, les commentaires allaient leur train et chacun attendait avec impatience ia réunion de 15 h. 30 à laquelle les délégués, encouragés par la « bonne tenue » de la première réunion et poussés par la base ne pouvaient se dérober. Un débrayage général d'une heure prévu depuis la veille devait suivre de 16 à 17 heures. A cette réunion, les délégués exposèrent les « nécessités qui devaient hâter une prise de position pour permettre la ratification de l'accord et posèrent les questions: « Doit-on signer l'accord ? Non à main levée, sauf deux ou trois. « Doit-on continuer le mouvement ? » --- Qui à main levée, sauf deux ou trois (1). Et les délégués annonçèrent qu'ils allaient porter cette réponse au meeting des responsables syndicaux d'entreprise convoqué à 17 heures. C'est alors que l'ancien secrétaire de la section C.G.T. demanda la parole. En termes précis, il commença à déve- lopper méthodiquement le rôle réel joué par les syndicats, par les délégués dans ce mouvement en montrant, se fondant sur de nombreuses citations de tracts et sur les démarches récentes, qu'ils ne souciaient guère des employés. Les employés présents (environ 400), d'abord un peu stupéfaits, prirent alors violemment à partie les délégués qui s'empêtraient dans leurs réponses quand ils ne restaient pas silencieux. Le délégué C.F.T.C. trouva habile lors d'une in- terruption de signaler : « je vous annonce qu'il est quatre heu- )) de rémunération pour tenir compte des effets de la rationalisation sur les catégories d'emplois. Cette fois, un important pas était franchi; un salaire annuel était défini comprenant la totalité des rémunérations perçues dans l'année (primes, avantages individuels, etc...). Cela entraînait la suppression pra- tique des « avantages individuels » et des avantages d'entreprise. Pour atteindre le nouveau salaire de base, on diminuait ces avantages parti- culiers de sorte que l'employé ayant des avantages voyait son total de salaire rester le même, « l'augmentation » se traduisant seulement par des déplacements de chiffres sur sa feuille de paie. De là la « recommanda- tion » d'augmentation minimum de 5 % alors que le salaire de base (coefficient 100) était augmenté de 17,64 %. L'acceptation par les syn- dicats de ces propositions patronales, en même temps qu'ils réclamaient à cor et à cri dans leurs tracts « le retour à la classification de 1947 > marquait bien leur duplicité. (1) Quelques employés expliquèrent par la suite leur refus de la grève par leur méfiance extrême des syndicats et des formes d'action pro- posées par eux, formes qui ne conduisaient à rien. *** 43 res » voulant dire par là qu'il fallait retourner dans les bu- reaux pour faire grève comme convenu. . Cette remarque fut saluée par les huées. Celles-ci alternaient avec les acclamations enthousiastes, les rires, dans une atmosphère quasi-délirante, jamais vue à la Compagnie et assez extraordinaire chez les employés. Cela dura plus de trois quarts d'heure. Aucune décision ne fut prise. Il n'y avait aucune pers- pective immédiate puisque les syndicats signaient. Continuer la grève n'avait aucun sens. Beaucoup d'employés sentaient que quelque chose venait de se passer. Certains cherchaient å manifester leur accord tout de suite, à l'ancien. secrétaire C.G.T., par des prévenances, par un sourire, par une poignée de mains parfois accompagnée d'un simple « merci », par une remarque c'est bien ». Un des délégués C.F.T.C. démis- sionnaire lui déclara: « J'avais un papier dans ma poche, j'étais prêt à intervenir si tu ne l'avais pas fait ». C'étaient surtout les employés les plus simples et les plus mal payés qui expri- maient leur approbation. (2) Dans la soirée et le lendemain, un certain nombre d'em- ployés vinrent voir l'ex-secrétaire de la section C.G.T. en in- sistant sur le fait « qu'il fallait faire quelque chose ». C'était manifestement l'opinion de tous. L'agitation était à son maximum. Vingt employés se réunirent et une proclamation fut ré- digée en commun, conviant le personnel à une réunion le jeudi 7 décembre au Théâtre Grammont (1). Le tract fut rédigé en commun d'après une règle toujours suivie depuis pour chaque papier ou bulletin: une première ré- (2) Le mouvement pour les salaires était d'ailleurs pratiquement terminé. Comme prévu, le meeting des responsables syndicaux d'entreprise se traduisit par un vote de confiance aux directions syndicales pour la signature. Pourtant le vote fut acquis de justesse (quelques centaines de voix) malgré tous les artifices utilisés (vote par bureaux dans certaines Compa- gnies sans réunions du personnel, appels et discours de responsables sans contradiction). La signature fut effective le 30 novembre, à minuit (un des argu- ments pour la signature était passé ce délai, nous perdons l'augmenta- tion de novembre »); les syndicats l'annoncèrent par tracts en renvoyant les employés à se défendre séparément sur le plan des Compagnies pour « améliorer l'accord »; en fait, à part deux ou trois sociétés, l'accord patronal fut appliqué strictement (l'augmentation moyenne étant celle des autres secteurs, de 5 à 7 %). La C.G.T.-Assurances éprouva d'ailleurs le besoin pour calmer les mécontents, d'expliquer dans un tract séparé, que « sa signature n'était pas un accord ). (1) Parmi les vingt employés, qui tinrent cette première réunion, dix appartenaient à des services de la « chaîne de travail », sept à des ser- vices en voie de transformation, deux étaient des garçons, un sous-chef, quatre étaient des femmes, quatorze avaient appartenu à un syndicat au cours des deux dernières années (deux C.F.T.C., le reste C.G.T.), six étaient non-syndiqués, neuf avaient 30 ans ou moins, six étaient des « anciens » entrés avant 1939. daction circule entre les vingt qui apportent souvent des modi- fications (2). Dans le cas présent, deux questions se posaient : En premier lieu, l'appel au meeting de Grammont serait-il signé? Tous répondirent sans hésiter « qu'il fallait prendre ses responsabilités », (certains employés protestèrent même après, parce que leur nom n'avait pas figuré). Et en second lieu, qui supporterait les frais ? Tous furent d'accord pour dire qu'il ne fallait « rien demander à personne », que « nous seuls devions payer ». En cinq minutes, les participants trouvèrent l'argent né- cessaire pour tirer le tract et louer la salle (plus de 12.000 fr.). Restait à fixer ce qui serait fait à la réunion du personnel: il fallait de toute évidence tenter un regroupement dans une organisation « qui ne soit pas un syndicat ». Les tendances qui se dégageaient des discussions de tous fixèrent les principes de base de cette organisation: 1° En toute chose concernant les salariés de l'entre- prise, aucune décision ne devait être prise, aucune démarche ne devait être faite, sans l'accord préalable de tous les em- ployés intéressés. Poser cette règle équivalait à se référer constamment à la base et à considérer que toute idée, exprimée par un respon- sable, un délégué ou un simple employé devrait être retenue en tant que suggestion mais ne pouvait être exprimée par l'orga- nisation et entraîner une démarche ou une action quelconque que si elle avait l'accord de tous. Cette pratique était exactement l'inverse de celle des syn- dicats. Ou bien ils donnent des ordres en tant que « direc- tion », ou bien ils pratiquent une caricature de démocratie qui consiste à faire choisir entre deux solutions posées par eux. Comme l'exprimait récemment la C.G.T. dans un tract: << Moyens d'action: participation du personnel à des mouvements ou actions orientées par nos syndicats, mais décidées par les travailleurs eux-mêmes » (c'est le tract lui-même qui soulignait). Comme principe de base de la future organisation, l était au contraire posé que les employés devaient définir eux- même l'orientation. 2° Les « fonctions » de délégués devaient être ramenées à leur juste mesure: celle de porte-parole de la volonté des sa- lariés. Cela comportait deux conséquences: a) Le maintien de la solidarité entre les délégués et les travailleurs; pas de réunion pendant les heures de travail; le délégué doit avoir la confiance des em- ployés de son bureau; pas d'utilisation des « heu- res » de délégués; pas de permanent; le délégué est et reste un employé qui ne doit profiter d'au- cune faveur légale ou patronale. Il doit rester soli- daire des autres travailleurs de l'entreprise. ........ (2) Voir le texte de ce tract en Annexe I. 45 6) Le contrôle des employés sur l'activité des délégués avec comme règles: - pas de démarches séparées à la Direction; démission si les employés de son bureau cessent de lui faire confiance; des comptes-rendus largement diffusés de toutes les démarches et réunions. 3º La future organisation ne se lierait à aucune autre orga- nisation ou parti; ceci étant un peu le corollaire des positions définies au premier paragraphe. Deux camarades rédigèrent un projet de statut pendant le week-end, qui fut lu et corrigé par les vingt qui lançaient l'appel. Ce projet modifié devait être soumis aux employés qui viendraient à la réunion, s'ils étaient d'accord pour un regrou- pement. Le projet de statųt tel qu'il était établi, essayait de répondre le plus largement possible aux tendances manifes- tées: c'était évidemment la pratique qui devait tout rôder. Une autre question se posa: laisserait-on les organisa- tions syndicales venir troubler la réunion? On décida que celle-ci étant destinée aux employés de l'entreprise, tous les employés, y compris les délégués pour- raient y assister et prendre la parole, mais qu'aucun bureau- crate « de l'extérieur » ne pourrait entrer. La réunion se déroula sans incidents. Il y vint de 130 à 150 personnes. (1) L'accord se fit pour un « regroupement ». Les statuts étaient approuvés. Quelques « délégués » de l'extérieur envoyés par la C.G.T. et la C.F.T.C. essayèrent d'entrer en cours de réunion. La porte leur fut fermée, non sans discussions violentes où les présents furent traités de « sociaux-démocrates » et « vendus au patron ». Le Conseil du Personnel était formé. (2) Les statuts furent déposés. L'organisation était consti- tuée. Pendant deux mois les réunions se succédèrent entre les vingt, en dehors du travail, une fois, deux fois par semaine; tous prenaient part aux discussions sur l'orientation du Conseil, sur l'activité, sur le Bulletin employé. 1° L'organisation, telle qu'elle était fixée par les statuts, ne fut pas mise en place. Il ne venait à l'esprit de personne de . (1) C'était un chiffre important pour une réunion tenue en dehors des heures de travail, le soir, et pour un personnel comprenant beaucoup de femmes et de banlieusards; un nombre relativement important d'em. ployés s'était d'ailleurs, chose inusitée, fait excuser. Indiquons en outre qu'il avait été à peine nécessaire d'organiser cette assemblée. Les plus actifs, parmi les vingt camarades dont nous avons parlé, firent d'eux. mêmes le contrôle à l'entrée. D'autre part, il n'y eut aucune propagande dans l'entreprise pour persuader les employés d'assister à la réunion, chacun devant rester libre de sa démarche. Les délégués des syndicats, en revanche, n'observèrent pas la même réserve: ils firent courir les bruits les plus divers, mêlèrent les menaces aux plaisanteries et assurèrent qu'on ferait payer la salle par les assistants. (2) Voir les statuts en annexe. 46 ne pas présenter de candidats aux élections de délégués du personnel. En demandant aux employés de voter blanc au premier tour, on pourrait mesurer la force du mouvement anti-syndical parmi les employés. Mais l'essentiel de la lutte n'était pas dans ces candidatures ou dans une « organisa- tion »; l'essentiel était de poursuivre inlassablement le travail d'explications, d'informations, le travail de démystification tant vis-à-vis du patron que des syndicats. 2° Aucune « campagne de recrutement » ne fut orga- nisée. On pensait « Il vallait mieux aller lentement »; des cartes provisoires furent simplement données à ceux qui le demandaient. 3° Un bulletin d'entreprise devait paraître chaque mois; il continuait le Bulletin employé dont un numéro était paru avant les grèves. La rédaction et la mise au point étaient collectives selon les mêmes règles qui avaient été fixées tout au début. Les syndicats n'avaient pas réagi: ils déclaraient à tout venant que « c'était un feu de paille », que « ça ne durerait pas »; le patron manifestait son hostilité, pas trop ouverte- ment parce que ç'aurait été donner des armes au Conseil et qu'il était tout prêt aussi à croire que « ça ne durerait pas ». Tous faisaient l'union pour qualifier le mouvement de « pou- jadiste ». Qu'y pouvaient-ils d'ailleurs comprendre? Un bureaucrate syndical ou patronal joue son rôle en toute cons- cience dans son univers propre, inaccessible à celui des gens qu'il « commande » a guide » à'une manière ou d'une autre. Les délégués avaient d'aileurs « en secret », sans com- prendre la leçon du 30 novembre, passé des accords avec le patron sur les salaires: les employés voyaient leurs salaires mensuels majorés de 17,64 % par application des minima fixés par les syndicats et la Fédération patronale. Mais l'in- certitude subsistait quant à certaines primes à toucher en 1956 qui pouvaient être supprimées et faire ainsi baisser le pour- centage d'augmentation. Cette position était une première victoire due à l'agita- tion du personnel. Toutes les autres Compagnies avaient obtenu 5 % au maximum 7 ou 8 %. Nous tenions 17,64 % provisoirement. Le sens de la lutte pour les salaires était clair : faire l'impossible pour « toucher les primes » pour que ce pourcentage ne baisse pas trop. Mais cette lutte, toute importante qu'elle fût, n'était pas essentielle. C'est la lutte contre toutes les formes d'exploita- tion, qui reste au centre de la vie du salarié. Le Bulletin employé et les discussions dans les réunions portaient autant sur cette lutte que sur les salaires. D'autre part le Bulletin essayait de toucher tous les employés: il devait être adressé aux employés de province (au nombre de 135). ou 47 G. LES ELECTIONS DE DELEGUES ET LA MISE EN PLACE DU CONSEIL DU PERSONNEL. Il serait bien fastidieux d'exposer minutieusement tout ce qui fut fait au moment des élections et après. Tout sembla se dérouler suivant un ordre sans hiatus, comme quelque chose depuis longtemps mûri. Pourtant les membres du Conseil du Personnel ne pen- saient pas eux-mêmes que leur mouvement allait atteindre tant d'ampleur. De même que les syndicats ne pensaient pas me- surer aussi brutalement la faiblesse de leur influence. Chronologiquement les faits se déroulèrent ainsi: 7-8 février: tract du Conseil appelant les employés à voter blanc et leur annonçant comment il fallait voter blanc et com- ment ils seraient appelés à désigner des candidats s'il y avait une majorité de bulletins blancs. Même appel aux employés de province. Tracts C.F.T.C. et F.O. contenant des attaques person- nelles et s'efforçant de vanter les « bienfaits des syndicats ». Pas de tract C.G.T. Il faut imaginer ce que représentait le fait de demander aux gens de voter blanc. Peu d'employés (et peu de salariés) connaissent le mé- canisme des élections de délégués du personnel et de délégués au Comité d'Entreprise. En fait, ces lois votées en 1945-46 à une époque où les deux syndicats (C.F.T.C. et C.G.T.) et les trois partis (M.R.P., S.F.I.O., P.C.) essayaient d'asseoir leur puissance, sont des lois de protection des syndicats et de leur bureaucratisme contre les travailleurs alors qu'elles ont toujours été présentées comme une protection contre les pa- trons. La procédure complexe des élections vise à décourager les candidatures extra-syndicales et à assurer aux « têtes », permanents de chaque entreprise, une réélection même si leur impopularité leur fait obtenir un nombre plus faible de voix que le dernier des colistiers. Au premier tour des élections, seuls les candidats des syndicats « représentatifs » peuvent se présenter. Mais si les suffrages exprimés, non compris les bulletins blancs ou nuls, n'atteignent pas la moitié des électeurs inscrits, le premier tour est nul et tout le monde peut se présenter au second tour. Donner la consigne de voter blanc n'était pas une petite tâche. Il fallait expliquer la nécessité du vote blanc, aussi bien aux employés du Siège qu'en province. Même si en novembre, dans un moment de colère ou d'enthousiasme, des employés pouvaient dire « je ne voterai pas pour eux » (les syndicats), qu'en serait-il trois mois après ? Même les plus optimistes, parmi les membres les plus actifs du Conseil du Personnel, n'osaient espérer un succès. D'autant plus que les syndicats ct la Direction affichaient un superbe mépris pour cette aventure sans importance « qui ne durerait pas ». 48 10 février: Premier tour des élections de délégués. Vote: inscrits: 596; votants: 500. Bulletins blancs: 193; nuls: 41; syndicats: 266. Du 10 au 23 février : le patron est « extrêmement mécon- tent ». « Je regrette la bonne équipe ». Il manquvre sur la fixation de la date du second tour. Une assemblée de tout le personnel réunit près de 250 personnes et le Conseil demande de désigner leurs « délégués de bureau ». C'est fait en une après-midi et le lendemain les employés choisissent les douze candidats délégués par référendum sur la liste des trente- huit délégués de bureau. Les syndicats se déchaînent: tract commun des « trois syndicats reconnaissant que cette divi- sion toute interne qu'elle soit, dépasserait bientôt le cadre de la Compagnie si elle devait être effective », trouvant « l'es- sentiel du problème » dans le fait que « les leaders en sont des agents de maîtrise » et cherchant à justifier l'attitude des délégués dans l'entreprise. Puis paraissent deux tracts F.O. et C.F.T.C. excessive- ment.violents, allant du mouchardage individuel à la divul- gation de secrets personnels. Une réunion convoquée in extremis (affiche apposée à 14 heures sous l'étiquette C.G.T. pour le soir) attire une trentaine d'employés, en majorité les bureaux des sections syndicales». Il est vraisemblable que les organisateurs s'étaient arrangés pour ne pas réunir tout le personnel, conscients que leurs calomnies auraient été alors impossibles. Les secrétaires nationaux de chaque syndicat étaient « descendus », chose que jamais ils n'avaient faite auparavant. Il n'y eut aucune discussion sur le fond, mais des injures et des rodomontades sur « l'efficacité », les « 'con- quêtes » des syndicats. Nous étions des « poujadistes », des « vendus au patron », des « hitlériens ». L'ex-secrétaire de la section C.G.T. répondit en reprenant les contradictions les plus flagrantes des syndicats, mais fut violemment pris à partie par le secrétaire national de l'assurance C.G.T. à pro- pos de l'attitude de la C.G. T. et du P.C. en 1936 et en 1945. La réunion finit dans la confusion la plus complète. Il ne pouvait en être autrement. 23 février: second tour des élections de délégués. Ins- crits: 596; votants: 541; blanc: 1; nuls: 9. Conseil du Per- sonnel: 258 voix; Syndicats (3 listes) 246 voix. Il y eut 3 délégués pour le Conseil, 2 pour la C.F.T.C., I pour F.O., la C.G.T. perdant son siège. Passées les élec- tions, la C.G.T. sortit un tract de « mise au point » atta- quant uniquement l'ex-secrétaire de la section, allant jusqu'à écrire que « l'assassinat est l'idéologie révolutionnaire dont il se nourrit »). 19 H. LE FONCTIONNEMENT DU CONSEIL DU PERSONNEL. Une organisation vaut ce qu'elle vaut. Les meilleurs sché- mas sur le papier ne sont rien si les « militants » (les vrais) ne cherchent pas à maintenir la ligne directrice fixée au départ. Mais eux-mêmes ne seraient rien d'autres qu'eux seuls si cette ligne ne consistait à s'effacer constamment devant la masse des employés, à rester avec la base. Le meilleur contrôle pour éviter que le Conseil reste dans « la bonne voie » n'est pas dans l'application stricte de principes mais dans une sorte de fonctionnement spontané qui s'exprime plus par des initia- tives non commandées que par des présences à des réunions ou des affirmations répétées « d'accord »: les employés ne s'expriment que lorsqu'ils ont besoin de s'exprimer, parce que pratiquement cela leur apparaît nécessaire. Les prises de posi- tion théoriques ne les intéressent pas. Comme l'exprimait un employé « il faut dire des choses simples ». Dès le départ, le Conseil, dans tout, s'est efforcé de dire des choses simples, non pas seulement simples dans le langage, mais simples parce qu'elles n'essayaient pas de théoriser mais de prendre les cas concrets et de les expliquer en termes de lutte de classe accessibles à tous, « Dire des choses simples », cela clarifie immédiatement la situation. La formation du Conseil a pratiquement fait éclater tous les syndicats. Deux blocs existent maintenant: « syndiqués » et « membres du Conseil ». Bien sûr, un nombre important d’employés suivent encore les syndicats. Mais il faut tenir compte de l'incroyable réseau d'intérêts que les bureaucraties syndicales ont pu tisser dans des entreprises nationalisées. Les employés qui espèrent décrocher une place, ceux qui agissent et pensent comme s'ils étaient titulaires d'une place de cadre, ceux à qui le cadre a promis « quelque chose » et qui y croient, sont en général dans les syndicats, c'est-à- dire dans le syndicat qui est le plus conforme à leur intérêt (celui du cadre, celui du délégué le plus influent, celui le plus en faveur auprès de la Direction). La facilité avec laquelle les syndiqués de la C.G.T., eux-mêmes, acceptent « l'union des syndicats » pratiquement derrire la C.F.T.C. confirme que cette notion d'intérêt est la base de la « confiance » main- tenue au syndicat. Les réactions spontanées des employés vont bien dans ce sens. Un extraordinaire bouillonnement de discussions révèle que la formation du Conseil a permis à beaucoup d'employés de « se libérer » en exprimant tout ce qu'ils avaient l'habitude de taire et de refouler dans les syn- dicats. Dans les positions simples de lutte de classe, les employés les plus conscients ont retrouvé la ligne directrice qu'ils cherchaient dans le noir, se heurtant au cloisonnement des Directions patronales ou syndicales. En réponse à un questionnaire un employé écrivit: « ils (le Conseil) osent dire ce que beaucoup cachent ou pen- . 50 sent. » Un autre exprimait sa prise de conscience, maintenant qu'il avait. « pris position », en déclarant: « il n'y a qu'en bossant avec les gens qu'on s'aperçoit de ce qu'ils valent ». Mais cette espèce de proclamation, rédigée peu de temps après les élections, traduit au mieux le sens de la réaction de tous les employés: CE QUE NOUS VOULONS: « Nous voulons: que la délégation soit un acte de dévouement à la cause commune du Personnel et non une sinécure pour quelques-uns. que les délégués soient aux ordres du Personnel et non redevables envers la Direction. que les discussions aient lieu en dehors des heures de service, car il est inadmissible que les collègues de ces « messieurs » se voient dans l'obligation con- tinuelle d'effectuer leur travail et que leurs chefs ne puissent les compter au nombre de leurs employés que lorsqu'il s'agit de leur attribuer des augmenta- tions, méritées par ceux qui les remplacent à lon- gueur d'année. qu'en aucun cas un délégué ne puisse se rendre seul chez des Messieurs de la Direction. La justice pour tous, délégués ou non, est que cesse le règne du favoritisme, et des « petits copains ». l'uniformité de la prime de vacances; elle doit être la même pour tous employés ou cadres, car si tou- tefois cette prime devait être hiérarchisée elle devrait l'être en sens inverse... que dans notre compagnie règne l'ordre, la justice, la propreté et l'union, tout ce qui est en somme con- traire à ce que désirent les syndicats et leurs délé- gués, qui ne trouvent leur force que dans la dés- union et le mécontentement. » Cette vie réelle d'une organisation, que nous évoquions, est la traduction dans les faits, de ces constatations. Un observateur extérieur pourrait dire que les employés « pren- nent leur rôle au sérieux » mais la vérité est qu'ils ne jouent pas de rôle. Le Conseil du Personnel doit s'identifier à la vie même des salariés dans l'entreprise; autrement il en résultera un décalage qui sera la mort de l'organisation. S'il existe un décalage, c'est plutôt dans le sens de la réalité qui va plus loin que la théorie. Le « sérieux » des employés, il fut frappant lors de l'as- semblée qui précéda la désignation des délégués de bureau pendant les élections. Il est difficile de décrire l'atmosphère d'une salle, mais elle était totalement différente de celle de la réunion un peu délirante du 30 novembre. C'est souvent 51 1 une impression de maturité, de réflexion, qui se dégage de ces réunions, sans doute parce que ce qui y est dit correspond à ce que les employés pensent ou ont pensé. Parce qu'aucune ombre, aucune arrière-pensée n'existe et qu'ils se sentent « en confiance ». D'ailleurs, sauf en période de grève, de telles réunions sont espacées: les communications et l'élaboration se fait aussi sûrement par une sorte d'osmose, par la voie des discussions de bureau. Il semble que l'institution des délégués de bureau assure en période « calme » plus que des réunions du personnel le rôle d'informations, d'explications, d'échanges nécessaires. Dans le bureau, ces délégués de bureau savent tout ce que le Conseil doit savoir, aussi bien sur la marche de l'entreprise et les démarches des délégués du personnel, que sur la vie du bureau dont ils sont un des membres. Les réunions du Comité de Gestion (Comité responsable du Conseil) sont exactement l'inverse des réunions syndi- cales habituelles ; elles se sont tenues jusqu'ici chaque semaine. Quinze à trente personnes y asistent régulièrement; tantôt l'un, tantôt l'autre, selon ce que chacun pense avoir à dire. Certains y assistent régulièrement (noyau d'une dizaine). Ceux qui « suivent » le plus, semblent être ceux qui n'ont pas fait l'expérience des syndicats parce qu'ils étaient très mé- fiants vis-à-vis d'eux. Les discussions sont très animées. Tous les sujets peuvent être discutés. Les « responsables » n'ont la parole qu'en dernier lieu. Chaque employé présent dit d'abord ce qu'il a à dire. L'expérience apprend que le fait le plus insi- gnifiant en apparence peut être le plus significatif et être retenu pour un article du Bulletin ou entraîner une explica- tion fructueuse pour tous. Ce qui est dit va des « ragots de couloir » aux incidents de bureaux, cas personnel aux in- formations de la Direction. Les choses plus sérieuses » (préparation des réunions de délégués, questions pratiques, etc...) sont traitées ensuite également par discussion. L'élaboration du Bulletin employé est significative à ce sujet. Les articles n'ont été écrits au départ que par un seul militant; celui-ci composait de simples projets qui, avant d'être publiés, circulaient à trente exemplaires afin d'être dis- cutés et réformés par le Comité de Gestion. Maintenant trois employés participent régulièrement à sa rédaction ; les articles sont toujours discutés de la même manière; et, comme on peut le penser, la discussion les loin d'être de pure forme. Les idées d'articles viennent de partout; « Tu devrais mettre cet écho dans le journal », dit l'un; l'autre juge « il vaut mieux parler d'autre chose. » Les observations sont fréquentes sur la présentation, sur la périodicité, sur le for- mat. Toutes les remarques, tant sur la forme que sur le fond, témoignent du souci d'assurer le maximum d'effet, compte tenu de la mentalité des employés: « Ton article sur l'augmen- tation de la vie n'est pas mal, mais il faudrait le présenter 52 -, *** i **** in*** autrement, par exemple parler de ce qui intéresse la boîte » « Les attaques personnelles ne sont pas intéressantes »). Après la publication d'un numéro, une discussion a lieu sur les échos qu'il a rencontrés; chacun raconte ce qu'il a entendu ou vu faire: « ça me fait mal au ventre de voir cer- tains le mettre au panier », dit l'un. Les remarques les plus significatives viennent non pas tant d'employés mais des mi- litants de syndicats ou des cadres. Le Bulletin employé est un organe d'explication et de discussion; ses sujets sont plus particulièrement ceux qui inté- ressent tous les employés, soit par leur nature, soit par leur valeur d'exemple. Mais il y a aussi une tâche d'information qui doit jouer dans les deux sens: le Conseil doit informer les employés de tout ce qu'il peut savoir de l'entreprise; il doit se renseigner pour savoir à chaque moment ce que pensent tous les em- ployés. Toutes les réunions avec la Direction, les réunions du Comité de Gestion, toute démarche, font l'objet de comptes rendus très détaillés avec commentaires, qui sont ronéotypés, affichés et mis en circulation auprès des délégués pour com- munication à tous les employés; l'expérience a montré qu'ils étaient attendus et suivis. Lors des réunions du Comité de Gestion, chaque employé présent a la parole avant tout res- ponsable pour communiquer à tous ce qu'il croit utile de dire sur n'importe quel sujet touchant l'entreprise; cette règle sem- ble avoir libéré beaucoup d'une sorte de timidité et les réunions sont devenues beaucoup plus vivantes. Pour les questions importantes, circulent des questionnaires destinés à faire préciser aux employés ce qu'ils pensent. Le premier de ces questionnaires fut très large; les autres roulaient sur les ques- tions plus particulières. Ils visent aussi à habituer les em- ployés à réfléchir sur leurs conditions de travail et sur l'en- treprise. L'important est de leur donner tous les éléments nécessaires pour leur permettre de formuler un jugement en toute connaissance de cause. Les employés veillent d'ailleurs avec un soin jaloux à être exactement informés; iis ne pardonneraient pas une tentative quelconque de déformer ou de cacher la vérité; cela serait irrémédiablement le point de départ d'une méfiance compa- Table à celle dont ils font preuve à l'égard des syndicats. Chaque rencontre motive des i qu'est-ce qu'il y a de nou- veau? » pleins de sous-entendus. Si un compte rendu a un peu de retard: « Il faut faire un papier. »» « Vous n'avez pas parlé de cela. » Et il faut une explication. Mais ce contrôle n'est pour eux que la contrepartie d'une activité spontanée. A partir du moment où le Conseil est leur, ils le défendent et prennent des initiatives localisées. Un compte rendu est-il arraché d'un panneau, un employé en colle un autre à même le panneau; un autre colle une étiquette disant: « Nous en avons encore cinquante »; un troisième met 53 une coupure d'article sur l'affichage libre, sur les panneaux syndicaux. Les faits et gestes des délégués des syndicats sont rapportés fidèlement. La collecte des fonds chaque mois s'effectue sans hiatus bien que sans ordres; on est loin de la lourde machine des timbres, collecteurs, carnets de pointage des syndicats. Une employée apporte 1.000 francs en une seule fois bien que son salaire soit modeste et demande l'ano- nymat; une autre employée propose ce qu'elle peut pour aider, faire des enveloppes chez elle sur son temps de repos; c'est la même employée qui transmet un article de journal, pensant « qu'il peut être utile ». Pourtant, c'est une employée âgée, très simple, mise à l'écart pour faire un travail d'ordre et qui n'a jamais été d'aucun syndicat. D'autres soulèvent dans leur bureau des critiques, des discussions et font sans le vouloir souvent le travail de vrais militants, parce qu'ils se sentent plus forts. Peut-être retomberont-ils dans la passivité, mais d'autres se relèveront, car c'est la situation objective dans l'entreprise qui les pousse à s'exprimer et cette situation est en pleine évolution. C'est parce qu'ils savent que le Conseil travaille pour eux que les employés ont confiance. Les plus conscients savent que, quoi qu'il arrive, ils n'abandonneront pas et qu'ils poursuivront leur travail autour du Bulletin. Le principal écueil est plus dans le bloc des syndicats, qui trouve une aide indirecte dans l'attitude patronale, que dans la masse des employés non évolués. Ce faisceau d'inté- rêts dont il a été parlé explique par exemple l'attitude d'un employé qui avait participé à la sortie, semi-clandestine, du premier numéro du Bulletin employé et qui, du jour où tout se fit au grand jour, refusa de suivre et rallia son syndicat (son chef de service est du même syndicat et lui a. promis une nomination d'AM3); et pourtant, c'est le même employé qui critique toujours ceux « qui donnent des ordres et qui décident de tout sans connaître le travail... »). Un autre employé qui, au départ, paraissait s'associer au mouvement fit savoir ensuite qu'il « ne marchait plus » (son chef de service est aussi du même syndicat et l'employé se trouve dans une situation financière délicate parce qu'il re fait construire ». Un tout jeune avait spontanément, sans que personne lui demande rien, organisé tout un service de la manière la plus parfaite; l'organisation est restée; lui, nou- vel employé non titularisé, a fait l'objet de pressions patro- nales et syndicales qui l'ont amené à abandonner le Conseil en disant « qu'il avait compris ». D'autres employés restés dans un syndicat et même candidats aux élections de délégués sur la liste syndicale, affirment en aparté leur solidarité avec le Conseil et lui apportent leur suffrages. Les délégués des syndicats n'ont d'ailleurs rien modifié de leur attitude; leur conception du syndicalisme et de leur rôle de défenseurs est tellement inhérente à leur incompréhen- 54 1 sion des rapports de travail qu'ils ne saisissent même pas ce que dit le Conseil. Ils ne voient en lui qu'une nouvelle orga- nisation qui tente de prendre les places auxquelles ils s'accro- chent désespérément. Ils continuent à tenir le même rôle d'auxiliaires du patron, à tout faire en secret, s'associant au paternalisme le plus grossier et acceptant les manifestations i d'amitié » du patron. D'ailleurs, même à supposer qu'ils soient habiles, l'industrialisation qui se poursuit ne peut qu'accentuer les contradictions qui leur ont coûté si cher. Pris à leur « rôle », la vue même de ce qui se passe réellement dans l'entreprise leur échappe; ils vivent à la petite semaine, avec le « programme, lointain et bien abstrait du syndicat comme référence, à l'occasion. Sous cet angle, il n'y a pas, semble-t-il, de revirement à craindre parmi les employés. Sans doute lez délégués des syndicats pourront-ils détacher les hésitants; sans doute, certains ambitieux déçus qui ont cru miser sur le Conseil passeront-ils de « l'autre côté ». Mais il s'agira de cas isolés, car le Conseil n'est pas extérieur aux travailleurs; il est les travailleurs eux-mêmes. Il est difficile de définir précisément quelles sont les caté- gories d'employés qui suivent le Conseil; ceux qui y sont hostiles, ce sont ceux qui ont un intérêt plus ou moins lointain à rester dans le syndicat, les employés des vieux services non encore transformés ou des services de jeunes nouvellement recrutés (par exemple le central dactylographique); ce sont par contre ceux qui ont fait l'expérience des syndicats, les employés d'un certain âge, ceux qui n'ont plus d'espoir ou ceux qui se trouvent soumis, le plus directement, aux nou- velles cadences de travail qui tendent à considérer que le Conseil exprime ce qu'ils pensent. Ce qui est certain, c'est qu'il y a déjà un noyau de dix employés très conscients et très actifs, et une centaine d'employés qui ont bien compris ce qu'était le Conseil. 1. - LES PERSPECTIVIES DU CONSEIL. Au sein de l'entreprise, la seule perspective est la recher- che constante de cette identification entre les employés et le Conseil. La désaffection de la classe ouvrière vis-à-vis des syndi- cats, ce découragement et cette passivité dont parlent sou- vent les délégués syndicaux vient du décalage entre les Di. rections (qui n'épousent les revendications ouvrières que dans l'intérêt de leurs organisations) et les salariés (qui ne com- prennent pas les positions des syndicats parce qu'elles ne coïn- cident que rarement avec leurs intérêts). Il est certain que les membres les plus actifs du Conseil ont des idées sur le système social; mais ils ne cherchent pas à les imposer. Car les employés, comme tous les salariés, ont aussi des idées sur leur travail, sur l'entreprise (des idées 55 partielles car elles ont pour support une expérience concrète limitée). Le rôle du Conseil du Personnel et de ceux qui l'animent est de parvenir à provoquer un échange, à faire saisir entiè- rement au plus grand nombre de salariés le sens réel de leur travail, de les amener à penser leur expérience en termes plus généraux de lutte de classe et à la relier à tout le système d'exploitation. C'est un travail de longue patience car il n'est pas possible de pousser plus vite que la réalité objective ne progresse. S'il existe dans l'entreprise un noyau conscient, une majorité est et peut rester longtemps encore dans des situations intermédiaires ambigues, n'évoluant que lentement. La tâche est immense, car les rivalités des syndicats, leur né- gligence volontaire d'une formation des employés, font que ceux-ci ont souvent à apprendre les notions les plus élémen- taires de lutte. Non pas dans des brochures ou en se faisant catéchiser, mais à travers des explications de ce qu'ils sentent de leur situation de salariés et de leur expérience personnelle. Même si le Conseil se réduisait au groupe d'employés les plus conscients, le plus important serait qu'il puisse poursuivre ce travail d'explication. Et cela, ceux qui ont formé le Conseil le savent. Dans cette voie, il n'y a pas d'échecs, il n'y a pas de découragement ; il y a simplement de la persévérance et l'abandon de l'idée habituelle des syndicats qu'il faut con- quérir quelque chose pour l'Organisation. On ne conquiert rien dans la classe ouvrière, on lutte et les perspectives de lutte apparaissent au fur et à mesure de cette lutte, l'élargis- sement de l'action se fait naturellement au cours de cette lutte. La première tâche fut d'annoncer dans l’Assurance l'existence de cette expérience; en avril, un tract imprimé (1) fut distribué à 10.000 exemplaires aux portes des plus gran- des Compagnies d'Assurances. Le résultat immédiat fut l'éta- blissement de liaisons dans cinq importantes Compagnies, avec la perspective de pouvoir y faire un travail d'explication iden- tique à celui poursuivi dans l'entreprise. Le but n'est pas tant de provoquer la formation de Conseils du Personnel dans chaque entreprise, que celle de noyaux actifs, chacun adaptant son action aux nécessités propres de l'entreprise et à l'état d'évolution des employés. Les contacts entre tous ces noyaux sont nécessaires, non sous le signe d'une Direction, mais sous celui d'un échange de discussions, d'une harmonisation des points de vue et d'une solution commune des questions matérielles (impression et distribution de tracts, documentation), chaque groupe d'entre- prise gardant son autonomie et restant toujours juge de ce qui doit se faire dans son entreprise. On pourrait aussi s'orienter vers une sorte de Fédération, chaque groupe d'en- (1) Voir le texte de ce tract en Annexe III. 56 nous sommes treprise gardant son autonomie propre, tout ce qui viendrait de l'extérieur devant se soumettre au contrôle absolu des employés de l'entreprise. En tout, il s'agit à la fois de suivre et de guider et ja- mais de diriger. Ce qui marque à notre avis que dans la bonne voie c'est cette sympathie, cette solidarité des gens simples, de ceux que les délégués des syndicats disent indéfendables, de ceux qui n'ont plus rien à espérer, de tous ceux qui sentent que le travail dans une entreprise capitaliste a écrasé leur jeunesse, leur vie et les a laissés plus ou moins désemparés. Il n'est pas de geste plus symbolique et plus pathétique à la fois que celui de cette vieille femme, un peu tournée en dérision par tous, qui à l'issue de l'extraordinaire réunion du 30 novembre vint serrer la main de celui qui avait pris la parole, ne lui disant rien d'autre que « merci ». A ceci fait écho cette réflexion d'un délégué syndical de l'entreprise : « Qu'est-ce que vous voulez faire avec les X, les Y, les Z. », en citant les plus humbles parmi les employés qui avaient signé le premier appel pour la réunion du Théâtre Grammont, avec un ton de mépris et d'ironie à la fois. Juste- ment c'est avec tous ceux-là que notre lutte aura un sens, comme le disait un retraité, ouvrier d'un service public qui travaille comme employé et qui a un passé syndical riche d'expérience: « Ce n'est qu'avec ces gens-là qu'on fait du travail ». ROGER BERTHIER. 57 1 ANNEXE I. Le premier appel signé de 20 employés Au cours des derniers mois tous les employés de la Compagnie out pu prendre conscience plus que jamais du rôle joué par tous les syndicats et par les délégués syndicaux de la Compagnie: 1° Les organisations syndicales après avoir, le 21 nocembre, « réal. firmé avec force qu'elles n'accepteraient de diescuter que » 25.000 et 10%, ont signé avec la Fédération le 30 novembre pour 22.000 et une a recommandation » de 5 %. « Avec force ? Quand on veut faire un mouvement, qui réussisse, on n'attend pas que les grèves soient finies depuis deux mois dans tous les autres secteurs, on demande l'accord de 'tout le personnel sur des revendications précises et on organise une grève qui gêne réellement les patrous. Si la Fédération n'a pas cédé, c'est que rien ne l'obligeait à céder. Et en particulier surtout pas la force des employés dispersée et fragmentée dans les fameuses grèves tournantes dont le résultat est bien connu. 2° Après s'être distingués dans l'élaboration en secret avec la Direc- tion du nouveau système d'attribution des avantages individuels, les délégués de la Compagnie sans exceptions ont fait au cours les grèves la démonstration la plus évidente de leur incapacité de mener la lutte et de leur mépris des revendications des employés. 3° Les organisations syndicales ne sont plus le lieu où les travailleurs peuvent se regrouper en rue de défendre leurs intérêts, mais le moyen idéal pour les bureaucrates syndicaux d'entrer en contact avec les autorités (Patronat et Etat) et de se tailler des avantages individuels autrement plus stables que les nôtres: par exemple les délégués du personnel devenús cadres ou en passe de l'être, ou auxiliaires précieux du chef du personnel, etc.. Ving années de collaboration avec le patronat et l'apareil d'Etat n'ont pas apporté à la classe ouvrière plus d'avantages que les luttes antérieures, elles ont entretenu parmi nous des maux que seule la volonté de tous pourra extirper: Isolement de chacun dans l'entreprise; Stagnation de l'esprit de solidarité; Division et méfiance à cause des salaires ; Soumission et passivité, toutes choses, même les luttes étant décidées d'en haut. La réunion de mercredi dernier a clairement prouvé que la majo. rité des employés en avaient assez d'être mystifiés et voulaient a jaire leurs affaires eux- mêmes ». Pour cela, il n'y a qu'un seul moyen, nous grouper et nous organiser nous- mêmes en fixant les règles qui dans chaque circonstance nous per mettront de décider nous-mêmes pour nos salaires et nos conditions do travail. Tous ensemble, mercredi prochain, nous pourrons voir comment nous y prendre. En venant trus sans exception, MERCREDI 7 DECEMBRE, à 17 h. 30 au THEATRE GRAMMONT. Nous montrerons que nous, employés, pouvons balayer tous ceux qui profitent de nous en nous divisant et jeter les bases d'une action où nous nous retrouverons unanimes. . 58 ANNEXE II. Statuts du Conseil du Personnel I. DISPOSITIONS GENERALES ARTICLE PREMIER. Il est formé entre les salariés de la Compagnie d'Assurances Générales sur la Vie, 87, rue de Richelieu, à Paris, une orga- nisation régie par les dispositions du livre III du Code du Travail sur les syndicats professionnels et dénommée « Conseil du Personnel des Assu- rances Générales Vie ». ARTICLE 2. Le siège social est fixé à ... ARTICLE 3. Cette organisation a pour objet exclusif d'asurer la défense des intérêts du personnel salarié de la Compagnie d'Assurances Générales sur la Vie; elle s'interdit toute activité politique ou religieuse. II. - COMPOSITION. - ADMISSION. EXCLUSION. ARTICLE 4. Sont membres de droit de l'organisation tous les sala- riés de la Compagnie d'Assurances Générales sur la Vie. ARTICLE 5. Tout salarié de la Compagnie reçoit sur sa demande une carte de membre où sont mentionnées les contributions qu'il acquitte. ARTICLE 6. Les membres ne sont pas astreints au versement de cotisations, Pour assurer le financement des frais du Conseil, il est fixé à titre de référence les cotisations suivantes: 20/00 pour les salaires mensuels inférieurs à 35.000 francs ; 30/00 pour les salaires mensuels de 35.000 à 50.000 francs; 4 0/00 pour les salaires mensuels supérieurs à 50.000 francs. ARTICLE 7. La qualité de membre de droit se perd lors du départ définitif de l'entreprise au d'exclusion prise à la majorité des deux tiers des membres de l'assemblée générale, sur proposition de tout employé de l'entreprise. ARTICLE 8. Aucun des membres de l'organisation ne peut avoir de fonction appointée de quelque nature qu'elle soit. Chaque mois, le reliquat disponible des cotisations après règlement des dépenses d'administration est versé à un fonds de solidarité. III. FONCTIONNEMENT ARTICLE 9. Assemblée générale. L'assemblée générale est formée de tous les employés de l'entreprise adhérents ou non à l'organisation. ARTICLE 10. Comité de gestion. Il est procédé par les travail. leurs de chaque bureau, adhérents ou non, effectuant un même travail, à la désignation d'un délégué pris parmi eux et adhérent ou non, sur la base de la confiance de ces travailleurs dans ses capacités pour la défense de leurs intérêts, ce délégué pouvant à tout moment être révoqué et rem- placé par les travailleurs qui l'auront mandaté. Ces délégués forment un comité de gestion chargé des questions admi. nistratives et de l'exécution des décisions prises par l'assemblée générale des travailleurs dans l'entreprise. Tout salarié de l'entreprise, adhérent ou non, à l'exclusion des délégués ou représentants des syndicats, peut assister aux réunions du Comité de gestion. Les délégués au Comité de gestion, désignent parmi eux les respon- sables pour tout travail pratique dont:- Un secrétaire, Un secrétaire suppléant, Un trésorier, Un trésorier suppléant, responsables des fonctions purement administratives. Les délégués au Comité de gestion devront satisfaire aux obligations des articles 5 à 6 du livre III ilu Code du Travail (uationalité française, jouissance des droits civils); les secrétaires trésorier et leurs suppléauts devront être adhérents. 59 ARTICLE 11. Pouvoirs de l'assemblée générale. Les décisions rela- tives à des questions intéressant l'ensemble des travailleurs de l'entreprise ne peuvent être prises que par l'assemblée générale à la majorité absolue des salariés présents dans l'entreprise ; cette assemblée devra être réunie chaque fois qu'une telle question aura à être résolue, à la demande de tout intéressé. L'assemblée générale décide à la majorité des deux tiers des salariés présents dans l'entreprise des modifications des statuts et des sanctions. ARTICLE 12. Pouvoirs du Comité de gestion. Les questions rela- tives aux travailleurs d'un service, d'un bureau, ou à un travailleur déter. miné ne pourront être résolues par le Comité de gestion qu'avec l'accord du ou des intéressés; en cas de contestation entre le Comité de gestion et le ou les intéressés, celui-ci ou ceux-ci auront la possibilité de porter cette question devant l'assemblée générale. Le Comité de gestion décide des questions de pure administration sans en référer à l'assemblée générale (ouvertue d'un compte chèque postal, engagement de dépenses matérielles); le secrétaire, le trésorier et leurs adjoints ont une délégation perraanente du Comité de gestion pour l'accomplissement de toutes formalités de déclaration et de publication prévues par la législation en vigueur. Toute autre question engageant l'organisation vis-à-vis du chef de l'entreprise ou relevant de la défense des intérêts des travailleurs de l'entreprise ne peut être résolue que dans les conditions fixées ci-dessus. Les délégués et responsables du Comité de gestion n'ont pas de pou- voirs particuliers autres que ceux définis ci-dessus. Tout délégué ayant été révoqué par les travailleurs qui l'ont mandaté cesse, à dater de sa révo- cation, d'occuper toute fonction qui aurait pu lui être confiée. ARTICLE 13. Sauf en cas de grève les réunions se tiendront en dehors des heures de travail. Sauf en cas de grève, les lieux et dates de réunion devront être rendus publics au moins quarante-huit heures à l'avance. Tout salarié de l'entreprise, adhérent ou non, y la possibilité de demander la convocation de l'assemblée générale ou du Comité de gestion, et il aura toujours la possibilité de s'exprimer dans ces assemblées; seuls, les délégués et représentants des syndicats ne pourront participer aux séances du Comité de gestion. IV. STATUTS DES DELEGUES DU PERSONNEL ET DU COMITE D'ENTREPRISE ARTICLE 14. Les candidats aux élections de délégués du personnel et de délégués au Comité d'entreprise seront choisis par l'ensemble des travailleurs de l'entreprise sur une liste composée de toute personne adhé. rente ou non ayant fait acte de candidature. Les délégués du personnel sont distincts des délégués au Comité d'en- treprise. ARTICLE 15. - Les questions présentées par les délégués devront être fixées par les travailleurs intéressés et le Comité de gestion dans les condi- tions posées ci-dessus. Lors des réunions avec le chef d'entreprise, les délégués présenteront ces questions et défendront la position arrêtée en commun. Ils ne devront, en aucun cas donner un accord définitif compor- tant une concession quelconque qu'après accord des travailleurs intéressés. Les délégués ne pourront être reçus séparément par le chef d'entre- prise ou l'un quelconque de ses représentants. Aucun délégué ne pourra présenter lui-même une revendication qui lui serait particulière; lors de la discussion de son cas avec le chef d'en- treprise, il devra se faire remplacer par un suppléant. V. - PUBLICATIONS ARTICLE 16. Le Comité de gestion doit publier un bulletin men. suel donnant un compte rendu précis de toutes les activités et de la situa. tion financière. 60 ARTICLE 17. Lors de la discussion de toute question intéressant l'ensemble du personnel, les points de vue en présence devront être exposés dans des tracts diffusés à l'ensemble du personnel. Tout salarié de l'entre- prise, adhérent ou non, ayant un avis différent pourra obtenir la diffusion de son point de vue dans les mêmes conditions. VI. MODIFICATIONS DES STATUTS. AFFILIATIONS. DISSOLUTION. ARTICLE 18. Toute modification des statuts pourra être faite par l'assemblée générale, à la majorité des deux tiers, sur proposition de tout travailleur de l'entreprise, adhérent ou non. ARTICLE 19. L'organisation ne pourra s'unir qu'avec des organi. sations dont les statuts présenteront un caractère identique. ARTICLE 20. La dissolution de l'organisation est décidée par l'assem- blée générale à la majorité des trois quarts des salariés de l'entreprise et l'actif disponible à ce moment est attribué par vote de l'assemblée à la même majorité, conformément à la loi. - 61 ANNEXE III. Extraits du tract distribué dans les autres Compagnies d'Assurances La majorité du personnel des Assurances Générales Vie, 87, rue de Richelieu, Paris n'est plus d'accord pour confier la défense de ses intérêts aux syndicats, quels qu'ils soient. C'est à la suite de la grève de novembre 1955 que nous avons décidé de défendre nous-mêmes nos intérêts. QU'AVONS-NOUS FAIT ? 1? Nous publions tous les mois un journal d'entreprise a Bulletin Employé dont les colonnes sont ouvertes à tous ceux d'entre nous qui ne peuvent s'exprimer dans les journaux des syndicats. Avant d'être publié, chaque article e st discuté entre nous pour qu'il représente bien l'opinion de tous. 24 Nous nous sommes organisés, le Conseil a un statut légal mais NOUS NE SOMMES PAS UN SYNDICAT OU TOUT SE DECIDE D'EN HAUT: Tout salarié de l'entreprise est membre de droit du Conseil du Personnel, qu'il verse ou non une cotisation. Aucune question ne peut être résolue sans l'accord de l'intéressé, des employés du bureau ou de tout le personnel, selon qu'il s'agit d'une question intéressant un seul employé, un bureau ou tout le personnel. Toutes les réunions sont publiques et tout employé s'y exprime librement. Nous sommes tous solidaires dans le travail, le Conseil n'a pas de permanents, les réunions ont lieu en dehors du travail. 3° Tout responsable est désigné sur la base de la confiance personnelle et révocable à tout moment : L'Assemblée Générale du Conseil, formée de tout le personnel, dé- cide des questions importantes. Le Comité de gestion, formé de 38 délégués du bureau, chacun représentant un groupe d'employés effectuant le même travail, règle les questions pratiques. 4? Pour être reconnu dans l'entreprise, le Conseil du Personnel a du faire élire des délégués du personnel. Mais les syndicats sont bien protégés par la loi; seuls ils pea- vent présenter des listes. Ce n'est que si leurs listes ne recueillent pas la moitié du nombre des électeurs que les élections sont nulles, au second tour tous candidats peuvent se présenter. Aujourd'hui, les organisations syndicales lancent les pires calomnies sur le Conseil: Poujadistes, diviseurs, fascistes, vendus au patron, etc... Il est nécessaire pour elles de briser ce regroupement spontané d'em- ployés sinon ce serait la preuve qu'il est posible de se passer des syndi- cats parce que les employés sont capables de s'organiser eux-mêmes, ce serait la preuve que l'appareil bureaucratique et politique des syndicats est inutile. 62 . VOILA CE QUE PENSE LE CONSEIL DU PERSONNEL DES A.G.-VIE: LES SALAIRES: Tous les employés d'une entreprise participent à une tâche collec tive. Chacun a des devoirs et des droits égaux. Mais personne ne touche le même salaire. Consultez collectivement vos feuilles de paie et jugez. Patronats et syndicats ont signé des accords: qui font varier la rémunération d'après l'emploi occupé (110 caté gories d'emploi dans la classification de juillet 54) qui élargissent constamment la hiérarchie ct accroissent les diffé. rences de salaires (accord de juillet 54, d'avril et novembre 55). Dans l'entreprise, les délégués des syndicats pratiquent souvent une politique du « cas personnel » qui élargit cette différenciation. Le ré- sultat: c'est que, dans toutes les entreprises, le personnel est divisé. Patrons et syndicats sont les diviseurs. LES CADRES: Cette division due à la biérarchie des salaires est encore plus marquée vis-à-vis des cadres. Ou bien ils ont le même travail que leurs cmployés. Ou bien ils sont réduits au rôle de simples surveillants, Pourquoi alors cette hiérarchie aucunement justifiée? LES SYNDICATS: Ils négocient avec le patronat des « accords de salaires qui nous laissent quelques miettes de l'augmentation des profits. Un point, c'est tout. En dehors de cette question, le patron est maître chez lui, il fait ce qui lui plaît en ce qui concerne le travail. Constatez vous-mêmes combien les délégués officiels defendent l'an- torité des directions dans l'entreprise. LE TRAVAIL: Dans l'immense majorité des cas, l'emploi que nous ocupons dépend, non pas de nos capacités réelles, mais du bon vouloir de la direction. Les tâches que rous avons à remplir nous fatiguent de plus en plus au fur et à mesure du progrès de la rationalisation et de la mécanisation. Le travail est conçu de telle façon qu'il ne nous permet pas d'appli- quer 10 % de nos capacités réelles. Les syndicats F.0. et C.F.T.C. participent à la commission de la productivité. La C.G.T. en 1945 invitait les salariés à faire tous leurs efforts poar accroître la production. Nous ne voulons pas que le travail soit encore plus pénible et plus stupide. Nous pensons, au contraire des Directions et des syndicats, que nous sommes capables de comprendre le sens de notre travail, et de l'organiser. LES DIRECTIONS D'ENTREPRISE ET LA FEDERATION PATRONALE : Elles utilisent tous les moyens (cadres, syndicats) pour accroître le rendement. Un seul principe: autorité absolue du patron dans l'en- treprise. Cette autorité entraîne le gaspillage, l'injustice, l'inadaptation au travail, la fatigue, la colère, le découragement. Si, autrefois nous avons pu faire confiance aux syndicats pour ba- lancer cette autorité, nous nous sommes rendu compte, qu'en général, les syndicats servaient cette autorité au lieu de la combattre. 03 CE QUE NOUS POUVONS TOUS FAIRE Dans vos entreprises, vos difficultés sont les mêmes que les nôtres. Vous ne pouvez compter que sur vous-mêmes. Vous n'êtes pas ce que disent les syndicats et les patrons: des inca- pables qu'on doit diriger. Vous êtes les plus nombreux, c'est sur vous que repose le fonction- nement des entreprises, vous êtes capables de vous grouper, tout en laissant à chacun la possibilité de contrôler et de gérer l'organisation eommune à tous; vous êtes ceux pour qui la solidarité n'est pas un vain mot. nous AIDONS-NOUS Dans chaque entreprise, vous pouvez former un conseil du personnel qui regroupe en une unité contre la Direction, tous les employés divisés et commandés par les syndicats. Si ce n'est pas possible tout de suite, formez un groupe pour publier un bulletin d'entreprise pour préparer la voie à la formation d'un conseil. Quelles que soient vos possibilités, prenez contact avec nous : vous apporterons notre expérience et l'aide matérielle nécessaire. Le Conseil du Personnel des Assurances Générales Vie ne vivra que si d'autres Conseils se créent dans d'autres Compagnies ; d'autres Con- seils ne pourront se créer que parce que nous avons pris conscience de notre force. Soyons tous solidaires : c'est pour nous tous que nous luttons. Le 15 mars 1956. Le Conseil du Personnel des A.G.-Vie. j 64 1 L'INSURRECTION HONGROISE Depuis quatre semaines, les politicien's et la presse de la bourgeoisie se livrent, à propos des événements de Hongrie, à une démagogie d'un cynisme rurement égalé dans le passé. Que Bidault, Laniel et Triboulet se découvrent d'un coup un amour sans bornes pour les travailleurs pourvu qu'ils habitent Budapest; que les massacreurs de Malgaches, de Vietnamiens et d’Algériens trouvent inacceptable l'attaque armée contre un peuple pourvu que cette attaque soit faite par d'autres qu'eux-mêmes; que l'Aurore et Paris- Presse se déchaînent en faveur de la révolution pourvu qu'elle ne soit pas dirigée contre la bourgeoisie, ces farces ignobles nous avaient déjà été offertes en spectacle par le passé. Mais c'est au moment même qu'ils faisaient débarquer leurs troupes en Egypte que Mollet et Pineau osaient s'indi- gner contre l'intervention russe en Hongrie. C'est sur la même page que Le Figaro se réjouissuit de la « nouvelle vigueur » insufflée à la politique française par Mollet - vigueur que mesurent à la fois les milliers de cadavres de civils à Port- Saïd et la déconfiture lamentable de l'aventure égyptienne et condamnait avec véhémence l'impérialisme russe. C'est en même temps que les dirigeants de Force Ouvrière et de la C.F.T.C. refusent la moindre action contre la guerre d'Algé. rie — ils ne font pas de politique, voyez-vous — et appellent à la grève... contre la guerre en Hongrie. La bourgeoisie et les « gérants loyaux du capitalisme » que sont les dirigeants d'un parti inexplicablement intitulé socialiste, utilisent les événements de Hongrie pour courrir leurs propres crimes. C'est clair. Mais cela ne change rien à la signification de ces événements ni au devoir impératif pour tous les travailleurs de connaître et de comprendre ce qui s'est passé. La lutte des travailleurs contre l'exploitation et l'oppression est une et la même sous tous les régimes et sous toutes les latitudes. Cette information, cette compréhension sont rendues pour beaucoup d'ouvriers en France d'autant plus difficiles, que la presse hourgeoise a présenté les insur- gés hongrois comme luttant à peu près pour la restauration d'une démocratie capitaliste « à l'occidentale », et que la presse du P.C.F. a surenchéri sur l'Aurore, en les présentant comme des fascistes purs et simples. Les pages qui suivent veulent dissiper le brouillard de la propagande, dont on se sert de tous les côtés pour dissi- muler la réalité sur la révolution hongroise, et montrer les véritables tendances, prolétariennes et socialistes, de cette révolution. 65 Questions aux militants du P.C.F. Dans son exposé du 2 novembre (publié dans L'Humanité du 3), Fajon a dit vouloir « répondre aux camarades peu rom breux une douzaine » qui se sont plaints de l'attitude de L'Humanité à l'égard des événements de Pologne et de Hongrie, reprochant au journal d' « avoir informé incomplè. tement ou mal ses lecteurs ». La réponse de Fajon est que « la tâche de L'Humanité n'est pas de publier sans discer- nement toutes les informations d'agence, toutes les opinions formulées par tel ou tel dirigeant d'un parti frère sur tel ou tel problème politique. Sa tâche est de publier des faits vérifiés et importants, en même temps que le point de vue du P. C. F. sur les grandes questions posées ). Or voici comment L'Humanité a informé ses lecteurs sur les événements de Hongrie. Le 25 octobre, elle titre : ves émeutes contre-révolutionnaires mises en échec à Buda- pst ». Le même jour, page 3, longue dépêche de l'Agence Tass suivant laquelle « l'ordre est rétabli à Budapest ». Le 26 octobre, titre : « L'émeute contre-révolutionnaire a été brisée ». Le 27, elle reproduit une dépêche de Tase affir- mant que « le Gouvernement est cependant maître de la situation ». Le 28, Huma-Dimanche titre : « La contre- révolution vaincue à Budapest ». — Le 29, lorsque Nagy a cédé devant les insurgés refusant de déposer les armes et qu'à sa demande les troupes russes, sérieusement éprouvées, se sont retirées de Budapest, L'Humanité écrit : « L'armée hongroise, soutenue par des éléments soviétiques, s'est rendue maître au cours de la matinée des derniers îlots ». « Gra- 1° Ces informations étaient-elles des « faits vérifiés » ou des mensonges purs et simples? Le 6 novembre, dès la formation du gouvernement Kadar et la deuxième intervention russe, L'Humanité annonce « la victoire complète du pouvoir populaire... le travail reprend ». Le 7 novembre, elle ne parle que des « secours envoyés par l'U.R.S.S. à la Hongrie ». Le 8, les journaux du matin n'ont pas paru ; mais le 9, les quelques lignes qu'elle publie sur 66 la Hongrie laissent croire qu'il ne s'y passe rien... sauf. la reprise du travail. De même, à la lire le 10, le 12, le 13, le travail ne fait que reprendre. Pourtant, le 13, elle reconnaît indirectement, en citant Michel Gordey, sans le démentir, que les combats ont continué au moins jusqu'au vendredi 9 novembre. 2° Est-ce, oui ou non, un fait vérifié que L'Humanité a cons- tamment menti à ses lecteurs, en leur cachant que pen- dant six jours du dimanche 4 novembre à l'aube du vendredi 9 novembre – la population de Budapest s'est battue contre l'armée et les blindés russes ? L'Humanité ne se borne pas à affirmer continuellement, depuis le 6 novembre, que « le travail reprend » et que « la situation est redevenue normale », infligeant ainsi chaque matin un démenti à ce qu'elle écrivait la veille. Elle écrit, le 12 novembre : « S'appuyant sur les travailleurs le gou- vernement Kadar remet le pays en route ». Pourtant, le même jour. Libération qui n'est qu'une succursale de L'Humanité à l'usage des « progressistes » cite le correspondant du jour- nal yougoslave Politika qui résume ainsi la situation : « Les masses hongroises sont inquiètes... Nagy n'a pas réussi, or la tâche de Kadar est bien plus difficile ». Le 14, un incroyable reportage d’André Stil, qui à la fois contredit tout ce que L'Humanité a écrit jusqu'alors et se contredit lui-même à p!u- sieurs reprises (on y reviendra), affirme qu'à Budapest « une foule pressée se rend au travail ». Or, le même jour, Libzéra- tion écrit: « Budapest continue à être privée de tous trans- ports publics. Devant les rares magasins autres que des maga- sins d'alimentation ayant rouvert, des gens stationnent autant que devant les boulangerie. Une foule considérable circule len- tement... sur les grandes artères qui ont subi les dégâts les plus terribles. Toutes les façades sont incendiées et quelques murs sont écroulés. Des gravats ou des morceaux de vitres tombent parfois des maisons. Des centaines de personnes sta- tionnent devant les hôpitaux. On entend partout répéter: "C'est pire qu'en 1945". (En 1945, Budapest avait été pen- dant des seniaines le théâtre de batailles acharnées entre les divisions allemandes et les divisions russes.)... On constate que l'industrie lourde et demi-lourde de la région est encore complètement arrêtée... Les invitations des Russes d'il y a quelques jours et celles présentes du gouvernement Kadar à la reprise du travail se heurtent à une désorganisation de fait. Bien que la plupart des ministères n'aient subi que peu de dégâts, il est difficile de trouver quelq::'un à son poste. Les habitants de Budapest ignorent encore où se trouve le Gouvernement, le Parlement reste portes closes. Il ne semble pas qu'une grève systématique puisse se prolonger 67 bien longtemps. Très peu de travailleurs peuvent se permet- tre le luxe de ne pas toucher leur salaire ». 3° N'est-il pas clair qu'André Stil est un menteur ? 4° N'est-il pas clair que, loin de « s'appuyer sur les travail- leurs », Kadar se trouve, dix jours après la « victoire complète du pouvoir populaire », face à une grève quasi- totale ? 5° N'est-il pas clair que Kadar, un gouvernement ou un patron capitaliste, compte sur la faim pour réduire la résistance des travailleurs et que, pour un ouvrier hon- grois, avoir une opinion sur le gouvernement de son pays est, comme l'avoue cyniquement « Libération », ( un luxe qu'il ne peut pas se permettre » ? сотте Pendant les quinze premiers jours des événements de Hongrie, L'Humanité, l'agence Tass, Radio-Moscou n'ont parlé que de « bandes fascistes », « émeutiers contre-révolu- tionnaires », «.provocateurs payés par les Américains », etc. Le lecteur de L'Humanité devrait croire qu'il n'y avait rien d'autre dans l'insurrection hongroise. En Espagne, en 1936, Franco disposait de la plus grande partie de l'armée de métier, il était soutenu par les proprié. taires fonciers et la bourgeoisie qui détenaient le pouvoir dans le pays, par des organisations fascistes qui se prépa- raient de longue date; il était aidé par Mussolini et Hitler qui lui envoyaient des armes, des avions et même des divi- sions entières. Il lui a pourtant fallu deux ans pour vaincre la résistance des travailleurs. 6° Est-il concevable qu'en Hongrie, pays, la veille encore, entièrement contrôlé par le << parti des travailleurs » (communiste), des « bandes fascistes » aient pu après six jours de combat (du mardi 23 au dimanche 28 octo- bre) venir à bout des forces gouvernementales, aussi bien dans la capitale que dans toutes les villes importantes de province et aient obligé les forces russes à se retirer de Budapest ? 7° Est-il concevable que, à partir du dimanche 4 novembre, le commandement russe ait eu besoin de jeter dans la bataille de nombreuses divisions nouvelles amenées en toute hâte (estimées généralement à 200.000 hommes et plusieurs milliers de chars) pour liquider quelques « ban- des fascistes », et qu'avec des forces aussi écrasantes, des blindés, des armes automatiques modernes, etc., il ait eu encore besoin de six jours pour écraser toute résistance organisée ? 68 8° Ces faits seraient-ils possibles s'il n'y avait pas eu, dans l'insurrection hongroise, une participation massive de la grande majorité de la population et une neutralité favo- rable à l'insurrection du reste ? A plusieurs reprises, pendant la première semaine de l'insurrection hongroise, L'Humanité affirme que le gou vernement s'appuie sur les ouvriers, qui participeraient à la lutte contre les « émeutiers fascistes ». Mais Stil, dans L'Humanité du 14 novembre, crache le morceau et avoue les mensonges de son propre journal : « Ce qu'il fau. dra expliquer, c'est comment les travailleurs, après tant de sacrifices pour un régime qu'ils savaient être le leur, ont pu, tout en réprouvant les émeutiers fascistes, se laisser troubler au point de ne pas intervenir avec force et résolution pour défendre contre eux ce régime ». 9° Le fait que L'Humanité mentait en parlant de lutte des ouvriers contre les insurgés n'est-il pas maintenant établi par le témoignage de Stil? 10° N'est-il pas plutôt infiniment probable que les ouvriers armés se sont battus contre le goilvernement et les Rus- ses ? Sinon, comment expliquer la défaite des forces gouvernementales ei des troupes russes pendant la pre- mière semaine de l'insurrection ? Les combats acharnés qu'ont dû livrer ensuite, du 4 au 9 novembre, les troupes russes renforcées pour écraser l'insurrection ? La grève générale après la victoire militaire des Russes ? 11° Ne peut-on pas parier que ni André Stil, ni aucun autre dirigeant du P.C.F. n' « expliquera » jamais pourquoi les travailleurs « ne sont pas intervenus pour défendre ce régime », pourquoi ils l'ont plutôt combattu jusqu'à le mort? Cette explication ne serait-elle pas que les tra. vailleurs, au bout de dix ans d'expérience, ont conclu que ce régime les exploitait et les opprimait? Après avoir imprimé pendant deux semaines que dans l'insurrection hongroise il n'y avait que des fascistes, L'Huma- nité, s'infligeant à elle-même un démenti, commence main- tenant à expliquer qu'il y avait aussi des travailleurs, trom- pés ou « intimidés » (!) par les fascistes. Stil a le front d'écrire, les 14 et 15 novembre, que les fascistes « usant de la démagogie autant que de l'intimidation », maintiennent en grève les usines. 12° Si l'on pense qu'après plusieurs années de régime « socia- liste » et de pouvoir du « parti des travailleurs », la majorité des ouvriers, des paysans et de la jeunesse de 69 Hongrie est capable de se mettre en lutte à l'instigation des fascistes, de se faire tuer pendant trois semaines il y a eu des dizaines de milliers de morts à Buda- pest, ville de 1.500.000 habitants et de rester en grève par la suite, après que les fascistes se soient démas- qués « en assassinant les militants ouvriers », comme dit L'Humanité, ne faut-il pas conclure que la société est irrémédiablement vouée au fascisme ? Peut-on rester un militant communiste avec de telles croyances ? 13° Cette idée, que quelques démagogues au service de buts inavoués, peuvent faire ce qu'ils veulent de la masse, n'est-elle pas la base de toute l'idéologie et de toute la pratique politique du fascisme ? N'est-ce pas cette même idée que depuis des années à propos de Berlin-Est, de Poznan, de la crise polonaise d'octobre 1956, de la révo- lution hongroise, soutiennent quotidiennement les diri- geants du P. C. russe et du P.C. F.? Que faut-il penser d'eux ? mere en SAKSAS til En parlant du soulèvement de Poznan, que L'Humanité a présenté et continue à présenter comme l'oeuvre de provo- cateurs et de gangsters, Gomulka a dit devant le Comité Central du parti polonais : « Tenter de présenter la tragédie de Poznan comme une cuvre des impérialistes et des provo- cateurs fut d'une grande naïveté politique. Les agents de l'impérialisme et les provocateurs peuvent se manifester en tous lieux, en tous moments. Mais jamais et nulle part ils ne peuvent déterminer l'attitude de la classe ouvrière... C'est chez nous, c'est à la direction du parti, au gouvernement, que se trouvent les causes véritables de la tragédie de Poznan et du profond mécontentement de la classe ouvrière. Le feu couvait déjà depuis plusieurs années ». (Comme le P.C.F. n'a pas publié à ce jour le discours de Gomulka, nous le citons d'après le texte publié dans France-Observateur et dans L'Express.) 14° Indépendamment de son application aux événements de Poznan, cette phrase ne contient-elle pas une vérité générale? Ne pourrait-on pas l'appliquer avec beau- coup plus de force aux événements de Hongrie ? Fajon, dans son discours du 2 novembre, a refusé d'ac- cepter l'explication de Gomulka sur les événements de Poz- nan, qu'il a qualifié de « défaitiste », et a continué à pré- tendre que le soulèvement ouvrier de Poznan était l'oeuvre de provocateurs, etc. Pourtant, avant même Gomulka, Cyran. kiewicz, Président du Conseil polonais, et Ochab, Secrétaire général du parti polonais, avaient reconnu que les ouvriers 70 s'étaient soulevés parce qu'ils avaient des motifs justes de mécontentement. 15° A qui est-il plus facile de mentir, à Gomulka Cyran- kiewicz, etc., parlant devant des Polonais de choses que ceux-ci ont vécues, ou à Fajon, à Paris, devanı les cadres du P.C. F. ? 16° Le marxisme est-il une conception matérialiste de l'his toire pour laquelle l'action des classes sociales est déter- minée par leurs intérêts, leur place dans la production et la conscience qu'elles développent à partir de leur situation - ou bien est-il une conception policière de l'histoire suivant laquelle l'humanité est formée par des masses aveugles, que des espions et des provocateurs mènent à volonté ? 17° La « conception » de Fajon, suivant laquelle la classe ouvrière peut être menée à volonté par les espions et les provocateurs, ne traduit-elle pas un profond mépris de la classe ouvrière ? N'est-ce pas plutôt cette concep- tior, qui serait profondément défaitiste ? Préférant pré. senter les ouvriers comme des imbéciles sans espoir plu- tôt que d'admettre les crimes de l'appareil bureaucra- tique qui ont conduit le proletariat à la révolte, Fajon ne se montre-t-il pas comme un bureaucrate ennemi irré- conciliable des ouvriers ? Après avoir constamment écrit que l'insurrection hon- groise était l'oeuvre de fascistes et de hortystes, L'Humanité publie, le 12 novembre, sans s'expliquer et sans rougir, le discours de Kadar, diffusé le 11 par Radio-Budapest, qu'elle résume ainsi : « Revenant sur l'origine des combats, Janos Kadar a déclaré que le mécontentement des masses était justifié mais que les contre-révolutionnaires ont exploité ce mécontentement légitime dans le but de renverser le pouvoir populaire. Ces forces, a dit Janos Kadar, risquaient de pren- dre le dessus ». Cependant, même ce résumé de Kadar - qui inflige un cinglant démenti aux calomnies que L'Humanité a déversé pendant quinze jours sur les travailleurs hongrois est falsifié par L'Humanité. Voici le texte du discours Kadar publié le même jour par Libération : « L'indignation des masses était justifiée. Elles ne voulaient pas renverser la démocratie populaire mais corriger les erreurs du passé. Cependant des contre-révolutionnaires se sont infiltrés dans les rangs du peuple et ont exploité l'action légitime des masses dans le but de renverser le pouvoir populaire. Ces forces risquaient de prendre le dessus, etc.). Nous avons souligné le mot « action » qui montre bel et bien que l'insura 71 rection a été l'ouvre des masses. D'ailleurs, le programme du gouvernement Kadar (publié par L'Humanité du 5 novem. bre) comportait comme point 3 « Le gouvernement n'ad- mettra pas que les travailleurs soient poursuivis pour avoir participé aux événements de ces derniers jours ». : 18° Kadar n'avait-il pas tout intérêt à dire lui aussi, comme L'Humanité, comme l'Agence Tass, comme Radio-Mos- cou, qu'il n'y avait parmi les insurgés que des fascistes ? 19° S'il est obligé de reconnaître que « les travailleurs ont participé aux événements de ces derniers jours » et que « l'action des masses » était « légitime », n'est-ce pas parce que, étant en Hongrie, il ne peut matériellement pas mentir sur des faits auxquels la grande majorité de la population a participé, et qu'il essaie désespérément de se réconcilier avec les travailleurs, après les avoir fait tuer par les blindés russes ? 20° Comment expliquer le fait que ni Kadar, ni les Russes n'ont été capables de gagner à eux les éléments de l’in- surrection qui « voulaient corriger les erreurs du passé » et de les opposer à ceux qui « voulaient renverser le pouvoir populaire » ? N'est-ce pas là une faillite politique sans précédent? Ne résulte-t-elle pas de ce que personne en Hongrie n'accorde la moindre confiance ni à Kadar, ni aux Russes? A quoi cela serait-il dû? Serait-ce la conclu- sion que la population a tiré d'une expérience de dix ans? De 1948 à 1954, les dirigeants russes, ceux du P. C. fran- çais et de tous les P. C. du monde qualifiaient Tito d’hitle- rien, d'assassin, etc., et le régime yougoslave de régime fas- ciste. Puis, brusquement et sans aucune explication, ils ont tous déclaré simultanément que la Yougoslavie était un pays socialiste qui suivait « sa propre voie pour réaliser le socia- lisme ». our 21° L'Humanité, pendant six ans, publiait-elle des « faits vérifiés » sur la Yougoslavie, ou des mensonges invrai- semblables sur commande ? Le « point de vue du P.C.F. sur les grandes questions posées » comme dit pompense- ment Fajon ne consistait-il pas à prendre un pays « so- cialiste » pour un pays « fasciste », c'est-à-dire le pour la nuit? 22° La différence entre socialisme et fascisme est-elle une nuance si délicate pour que de telles erreurs soient possibles, ou bien faut-il penser que les dirigeants du P.C.F. et du P.C. russe qualifient toujours de fascistes ceux qui s'opposent à leur volonté ? 72 La seule « explication » donnée sur le tournant du P.C. russe concernant la Yougoslavie a été la piteuse phrase de Khroutchev arrivant à Belgrade : « Nous avons été trompés par Béria »). 23° L'appréciation politique et sociale d'un régime dépen- drait-elle donc pour les dirigeants russes des informa- tions secrètes d'un chef policier ? Béria pourrait-il faire croire à Khroutchev ou à Thorez que la France, par exemple, est un pays socialiste ? 24° Est-il concevable que les directions des P.C., qui se veulent les Etats-Majors du prolétariat mondial se trom- pent pendant six années consécutives, non pas sur les agissements d'un individu, mais sur la nature d'un régime qui fonctionne au grand jour, est visité par les journalistes et tous ceux qui le désirent, etc.? 25° Est-il concevable qu'on dise aujourd'hui le contraire de ce qu'on avait dit la veille sans expliquer sérieusement ni pourquoi on s'était trompé, ni pourquoi on a changé d'avis? 26° De tels changements de position sans explication contri- buent-ils à élever la conscience des militants et des ouvriers, ou à les plonger dans la confusion et la démo- ralisation ? 27° N'est-il pas clair, sur l'exemple de la Yougoslavie, auquel on pourrait facilement ajouter des dizaines d'autres, que la direction du P. C. russe comme du P. C. français refuse toute discussion avec ceux qui peuvent être en désac. cord avec elle, caractérise immédiatement tous ceux qui ne se plient pas à sa volonté de « fascistes », essaie de les briser par la calomnie et la terreur ? Ces procédés ne sont-ils pas typiquement fascistes ? Ne faut-il pas se demander pour quelle raison la direction du P.C. recourt à ces procédés et ne peut tolérer aucune dis. cussion ? 28° Si les divisions russes étaient stationnées en 1948 en Yougoslavie, ne seraient-elles pas intervenues maintenant en Hongrie, contre le « fasciste Tito » ? Thorez et L'Humanité ne les auraient-ils pas approuvées? Qu'en serait-il alors advenu de la « voie propre de la Yougoslavie vers le socialisme », solennellement recon- nue six ans plus tard ? L'argument sur lequel se rabat constamment L'Humanité pour étayer ses calomnies contre les travailleurs hongrois, c'est le fait que la presse bourgeoise et les politiciens bour- geois font de la propagande contre l'intervention russe Hongrie. com me en 73 29° Aussi longtemps que la Russie et les P. C. attaquaient Tito, la presse bourgeoise n'a-t-elle pas « soutenu » Tito et la Yougoslavie ? Les Etats-Unis, l'Angleterre et la France n'ont-elles pas fourni au grand jour à Tito des centaines de millions de dollars, des armes, etc. ? Tito n'a-t-il pas conclu un pacte militaire avec les gouverne- ments réactionnaires de Grèce et de Turquie, pacte qui est toujours en vigueur ? Tout cela empêche-t-il Khrout- chev et Thorez de voir aujourd'hui dans la Yougoslavie un « état socialiste »? 30° Les directions des P. C., de 1948 à 1954, n'avaient-elles pas utilisé ces faits pour prouver que Tito était un « agent de l'impérialisme américain » ? L'Humanité n'a- t-elle pas monté en épingle, pendant ces six années tous les signes d'aide des Occidentaux à Tito pour prouv. la << collusion » de celui-ci avec les Américains ? N'est-ce pas là ce qu'elle fait aujourd'hui à propos de la Hon. grie ? 31° La presse bourgeoise et les politiciens bourgeois n'ont- ils pas, pour une bonne partie, « approuvé » et « 'éli- Khroutchev pour s'être délimité de Staline? Faut-il en conclure que Khroutchev est un agent de l'impérialisme américain ? 32° L'attitude de la presse et des politiciens bourgeois face aux événements de Hongrie ne s'explique-t-elle pas plu- tôt par ces facteurs : a) Qu'ils accueillent favorablement au départ tout ce qui pourrait affaiblir le bloc russe (voir le cas yougo- slave) ? b). Que l'intervention militaire russe leur donnait des magnifiques armes de propagande, dont ils avaient bien besoin pour couvrir leurs entreprises impéria- listes passées, présentes et à venir, et spécialement en Algérie et en Egypte ? c) Que l'ouverture d'une période de luttes politiques ouvertes en Hongrie leur faisait croire qu'ils allaient désormais avoir des possibilités d'action politique dans ce pays ? cité » L'Humanité, Kadar, Radio-Moscou, etc., ont parlé de « terreur blanche » qui aurait régné à Budapest pendant la' deuxième semaine de l'insurrection. Il est possible que des attentats terroristes ou des actes indivituels injustifiables contre des innocents aient été commis il y en a toujours dans toute révolution; en tout cas, après ce que l'on vient de voir, le fait que l'Humanité les dit est loin d'en constituer la preuve. · 74 33° Dans un pays où la classe ouvrière s'est armée et a cu..sti. tué des Conseils, l'instauration d'une « terreur blanche » est-elle possible? Les ouvriers n'auraient-ils pas immé diatement réagi si des véritables militants ouvriers étaiant l'objet d'une persécution systématique? Il est en revanche incontestable que des exécutions son- maires des membres de la polic secrète A.V.H, ont eu lica sur une grande échelle. 34" Savez-vous que l'insurrection a commencé parce que le 23 octobre la police secrète a ouvert le feu sur la foule de manifestants non-armés? 35° Qu'était la police secrète en Hongrie? En quoi différaii- elle de la Gestapo? Rajk et des centaines d'autres n'ont- ils pas été exécutés comme traîtres pour être réhabilités cinq ans après? N'avaient-ils pas « avoué » lcurs cri. mes? Comment les avaient-ils « avoués » puisqu'ils ne les avaient pas commis? N'était-ce pas sous l'i pression d'atroces tortures? Khroutchev n'a-t-il pas reconnu de- vant le XXe Congrès du P.C.U.S. que la police stalinienne faisait avouer par la torture aux accusés des crimes ima- ginaires? Gomulka n'a-t-il pas dit dans son discours : « Chez nous également... des gens innocents ont été en- voyés à la mort; d'autres innocents, nombreux. ont été emprisonnés, et quelques fois pendant de longues années; parmi eux, il y avait des commuristes; des hommes ont été soumis à des tortures hestiales; on a semé la peur et la démoralisation. » ? Ces membres de la police secrète hongroise, n'étaient-ils pas des tor- tionnaires? 36° Si vous aviez un frère, père, fils qui, arrêté par la police et torturé, avait « avoué » des crimes imaginaires et avait été fusillé, et que, après une insurrection victorieuse. vous mettiez la main sur ses tortionnaires, êtes-voils cer- tain de ce que vous feriez? N'y a-t-il pas eu des erécu- tions sommaires après l'écroulement du nazisme, en France et dans d'autres pays? L'Humanité a présenté pendant presque trois semaines l'insurrection hongroise comme une émeute de faescistes. A l'en croire, personne d'autre ne s'y est manifesté sauf lcs hortystes, les anciens capitalistes et propriétaires fonciers, qui auraient déjà quelques jours après l'insurrection com- mencé à rentrer en possession de leurs terres (!) On a vu que Kadar a avoué qu'il s'agissait d'une « action légitime des masses », au sein de laquele, d'après lui, des éléments contre- révolutionnaires « risquaient de prendre le dessus. » 5 37° Quelle base, parmi les masses de la population, pour- raient se créer des organisations politiques réactionnai- res? Des partis visant à rendre les usines aux capitalistes et la terre aux gros propriétaires fonciers pourraient-ils avoir un écho quelconque auprès des ouvriers et des paysans, qui forment l'énorme majorité de la population hongroise? Les ouvriers, armés et revendiquant la gestion des usines (voir plus bas), auraient-ils toléré l'existence des partis demandant la restauration de la bourgeoisie? Les paysans, exploités pendant des siècles par les féo- daux, auraient-ils accepté qu'Esterhazy récupère ses do- maines (comme L'Humanité a eu la bêtise de le pró. tendre) ? La presse bourgeoise a essayé de gonfler autant que pos- sible l'importance qu'avaient pu avoir, pendant la deuxième semaine de l'insurrection, les organisations politiques tradi- tionnelles hâtivement reconstituées, pour prouver que les Hongrois n'aspiraient qu'à ce bonheur suprême - une répu- blique parlementaire du type occidental. L'Humanité a été, sur ce point, absolument d'accord avec le Figaro et l'Aurore. Elle a, comme la presse bourgeoise, essayé de cacher toutes les manifestations révolutionnaires du prolétariat hongrois, les revendications qu'il a mises en avant, le fait qu'il s'est organisé dans des Conseils (c'est-à-dire des véritables Soviets, dont les membres, élus démocratiquement par les ouvriers, sont révocables à tout instant par leurs électeurs). De tels Conseils ont existé dans toutes les villes industrielles impor- tantes de la Hongrie. C'est le Conseil des ouvriers de Szeged qui a le premier mis en avant la revendication d'auto-gestion ouvrière des usines. Après s'être longtemps tue sur les Con- seils, l'Humanité écrit le 15 novembre par le truchement d'André Stil que les Conseils sont « constitués par des aventu- riers et des éléments du lumpen-prolétariat ». Stil est en re- tard d'un mensonge, car le lendemain du jour où il écrivait cela, le gouvernement Kadar était forcé, par la grève géné- rale, à entrer en négociations avec le Conseil Central des Ouvriers de Budapest et à lui promettre que toutes ses reven- dications seront satisfaites, pour obtenir la reprise du travail. 38° Le silence de L'Humanité et les ignobles calomnies de Stil ne prouvent-ils pas que la direction du P.C.F. craint par dessus tout une chose, l'organisation autonome des ouvriers dans des Conseils, qui sont le véritable et seul instrument du pouvoir ouvrier? Les revendications de plusieurs de ces Conseils ont formé l'essentiel du programme formulé par la direction des syn- 76 (c dicats hongrois. Voici le texte de ce programme. tel qu'il a été reproduit dans Le Monde du 28-29 octobre 1956 : Constitution de conseils d'ouvriers dans toutes les usines. Instauration d'une direction ouvrière. Transformation radicale du système de planification et de direction de l'éco- nomie exercée par l'Etat. Rajustement des salaires, augmentation immédiate de 15 % des salaires inférieurs à 800 forint et de 10 % des sa- laires de moins de 1.500 forint. Etablissement d'un plafond de 3.500 forint pour les traitements mensuels. Suppression des normes de production, sauf dans les usines où les conseils d'ouvriers demanderaient le maintien. - Suppression de l'impôt de 4 % payé par les céliba- taires et les familles sans enfants. Majoration des retraites les plus faibles. Augmentation d utaux des allocations familiales. Accélération de la construction de logements par l'Etat. » en се 39° Pourquoi L'Humanité n'a-t-elle pas mentionné programme? 40° Ce programme est-il réactionnaire, ou bien est-il pro- fondément socialiste? 41° Le socialisme consiste-t-il en ce qu'un appareil de bu- reaucrates dirige les usines et la production, ou bien en ce que des Conseils d'ouvriers dirigent, comme le de mandent les travailleurs hongrois? 42° Pourquoi les ouvriers hongrois demandent-ils la suppres sion des normes de production sauf là où les Conseils d'ouvriers en demanderaient la maintien? Comment sont déterminées les normes de travail dans les démocraties populaires et en Russie? Le sont-elles autrement quo dans les pays capitalistes? Etes-vous conscient de ce que signifie pour les ouvriers la détermination des normes de travail par d'autres qu'eux-mêmes? Croyez-vous que les ouvriers sont capables d'établir eux-mêmes une dis- cipline dans la production, ou bien qu'il faut les y forcer par les normes, le salaire aux pièces ou au rendement, et la contrainte exercée par les contremaîtres? Cette dernière position n'est-elle pas celle de M. Geor. ges Villiers et de tous les patrons du monde? N'est-ce pas celle qui est appliquée en Russie et dans les démocraties populaires? 43° Pourquoi les ouvriers hongrois demandent-ils une ré- duction considérable de la hiérarchie? Est-ce une reven- dication réactionnaire? Pourquoi en France la C.G.T. 77 )), soutient pratiquement toujours le maintien ou l'aggra- vation de la hiérarchie? 44° Pourquoi les ouvriers hongrois demandent-ils l'établisse- ment d'un plafond aussi bas pour les traitements inen- suels (3.500 forint, le salaire moyen semblant se situer autour de 1.000 forint) ? Cette revendication à elle seule ne démontre-t-elle pas qu'il devait y avoir un gonflement exorbitant des revenus des « mensuels c'est-à-dire les bureaucrates? L'existence d'une hiérarchie étendue des traitements ne rétablit-elle pas une répartition des re- venus personnels comparable à celle qui existe dans la société capitaliste, si l'on tient comnte du fait que le bureaucrate utilise tout son revenu pour sa consoinma- tion personnelle, l'accumulation étant faite par l'Ftat? Exista-t-il ou non, dans les démocraties populaires et en Russie, des traitements vingt, cinquante ou' cent fois su- périeurs au salaire moyen des ouvriers? Cela n'équivau- drait-il pas en France à les traitements ou à des revenus mensuels de six cent mille francs, trois millions ou six millions? Pendant les deux premières semaines de l'insurrection, il s'est constitué à Budapest un « parti révolutionnaire de la jeunesse ». On sait que la jeunesse a joué un rôle de premier plan dans toute l'insurrection. Le programme de ce parti, publié par Le Monde du 3 novembre, déclarait « qu'il n'est pas question de rendre les usines aux capitalistes, ni la terre aux propriétaires fonciers ». 45° La constitution de ce parti ne montre-t-elle pas que, en plus des Conseils ouvriers, des forces révolutionnaires saines, qui voulaient rompre avec un passé répudié par tout le monde et avancer vers le socialisme, étaient en train de s'organiser? Que kadar n'a ni pu ni voulu s'y appuyer? Que l'intervention armée des Russes a abouti à les écraser? Parlant des événements de Pologne et de Hongrie dans L'Humanité du 25 octobre 1956, Marcel Servin attribue les « difficultés matérielles qui subsistent encore » dans ces pays aux destructions subies pendant la guerre, à l'effort de défense, enfin à « des erreurs commises par certains partis des pays de démocratie populaire, notamment dans l'établis- sement de leurs plans économiques, erreurs reconnues, corri- gées ou en voie de coriection ». Quelques jours plus tard, Etienne Fajon, dans son dis- cours à la Maison des Métallurgistes reproduit dans L'Hu- manité du 3 novembre, disait : 78 « C'est ainsi qu'en Pologne, dès 1953, le revenu natio- nal avait doublé par rapport à l'avant guerre; la production industrielle avait presque quadruplé... l'année dernière, la consommation de viande par tête d'habitant était deux fois plus élevée qu'avant la guerre, la production de chaussures dix fois plus élevée... Des transformations analogues avaient été enregistrées en Hongrie... la production de l'industrie alimentaire y avait triplé... )) 46° Si les données fournies par Fajon sont exactes, n'est-il pas évident que Servin essaie de noyer le poisson en parlant des destructions dues à la guerre, onze ans après la fin de celle-ci, et lorsque tout le monde sait que dans tous les pays européens, de l’Est comme de l'Ouest, la reconstruction avait été achevée au plus tard en 1949. 1950 ? Et n'est-ce pas le même sophisme auquel se livre Fajon plus loin dans son discours en parlant lui aussi des « effroyables destructions de la guerre », après avoir dit que dès 1953 trois ans avant les événements actuels le revenu national en Pologne avait doublé par rapport à l'avant guerre ? 47° Si les données de Fajon sont exactes consommation de viande doublée, production de chaussures décuplée, production des industries alimentaires triplée, etc. c'est-à-dire si les masses travailleuses dans ces pays avaient connues une amélioration aussi importante de leur niveau de vie, y aurait-il eu la moindre chance pour les anciens exploiteurs ou les agents américains de fomenter une insurrection qui dure des semaines ? Les travailleurs seraient-ils à ce point dépourvus, non pas même de conscience de classe, mais du sens de la réalité? Sur l'évolution du niveau de vie en Pologne, voilà ce que dit Gomulka dans son discours du 20 octobre devant le Comité Central du parti polopais, radiodiffusé dans tout le pays (d'après le texte publié dans France-Ohservateur): « Le plan sexennal économique que l'on a prôné dans le passé avec beaucoup d'impétuosité comme étant une velle étape en vue d'un accroissement élevé rlu niveau de vie a trompé les espoirs des larges masses des travilleurs. La jonglerie des chiffres, chiffres qui ont indiqué une augmen- tation de 27 % des salaires réels au cours du plan sexennal, n'a pas réussi; cela n'a fait qu'irriter davantage les gens ». nou- ܪܚܳܐ. ܐ ܕܚܬ݁ ܝܳܐܐ ܡܶܬܚܙܡܵtܗ 48° Croyez-vous que Gomulka pouvait mentir sur une telle question dans un discours porté à la connaissance de toute la population polonaise ? Si non, n'est-il pas 79 évident que Fajon et la direction du P.C.F. falsifient les faits ? Personne ne conteste qu'il y ait eu une augmentation importante de la production dans les pays de démocratie populaire. Il y en a une d'ailleurs également dans les pays capitalistes. Mais à qui profite-t-elle ? 49° Si, comme le dit Gomulka dans le passage cité plus haut, parler d'une augmentation des salaires réels en Pologne n'est qu'« une jonglerie des chiffres qui ne trompe per. sonne », à quoi a-t-on utilisé le supplément de produc- tion ? A construire des usines ? Mais le capitalisme ne construit-il pas lui aussi des usines ? A quoi sert l'aug. mentation de la production dans le capitalisme, sinon à construire des nouvelles usines et à augmenter la consommation des privilégiés, les salaires n'étant aug. mentés que dans la mesure où les ourriers luttent pour arracher des augmentations? La situation dans les pays de démocratie populaire est-elle différente à cet égard ? En quoi ? Pendant que les salaires ouvriers stagnent en Polo- gne, qu'advient-il des traitements des bureaucrates, de ceux dont les ouvriers hongrois demandaient justement la limitation ? Si l'on construit des usines automobiles, par exemple, pendant que les salaires ouvriers stagnent, à qui sont destinés les automobiles produites ? 0. Lange, économiste du Parti Ouvrier Unifié (commu- niste) de Pologne, a écrit dans un article qui a servi de base au programme économique élaboré au VI° Plenum du Comité Central de ce parti (juillet 1956, donc avant le retour de Gomulka au pouvoir) et qui a été traduit dans le numéro de septembre-octobre 1956 des « Cahiers internationalix » (revue dont le Comité de patronage comprend Alain Le Léap): « Pour cela (pour surmonter les difficultés économiques existantes), il faut également liquider i'appareil bureaucra. tique pléthorique qui a proliféré dans tous les domaines de l'économie nationale. Cet appareil freine le bon fonctionne. ment de l'économie ct absorbe de façon non productive une partie excessive du revenu national. Les masses laborieuses le savent, elles qui considèrent comme un signe de gaspillage et de mauvaise gestion ce trop important appareil bureau- cratique ». 50° Si l'appareil bureaucratique « absorbe d'une façon non productive une partie excessive du revenu national », s'agit-il là d'une « erreur » ? Cet appareil ne vit-il pas par l'exploitation du travail productif des travailleurs ? 80 51° Pourquoi Thorez et Fajon, ni dans leurs allocutions du 2 novembre, ni nulle part ailleurs, ne parlent-ils pas de cet appareil bureaucratique, de ses privilèges basés sur l'exploitation des masses, mais parlent seulement d'« er- reurs de planification », comme si un ingénieur s'étoit trompé avec sa règle à calcul ? N'est-ce pas parce qu'ils sont eux-mêmes, et quelques milliers de cadres du P.C.F., candidats à ce rôle de bureaucrates-exploiteurs au cas où ils accéderaient au pouvoir ? Personne ne conteste l'augmentation de la production dans les démocraties populaires. Mais comment est-elle obte- nue ? Gomulka constate, dans son discours, qu'au cours du plan sexennal (1950-1955), la production de charbon do Pologne est passée de 74 à 94,5 millions de tonnes. Mais, en même temps, « les mineurs ont fait, en 1955, 92.634.000 heures supplémentaires, ce qui constitue 15,5 % du nombre global d'heures réalisées au cours de cette période. Cela représente 14.600.000 tonnes de charbon extraites en dehors des heures normales de travail... En 1949, l'extraction houil- lère, au cours d'une journée-travail, était de 1.320 kg par mineur. En 1955, cette production est tombée à 1.163 kg. c'est-à-dire de 12,4 %. Si nous considérons seulement l'extrac tion calculée par équipe de fond, cette diminution de l'ex traction s'élève à 7,7 % pendant ce temps par journée- travail ». Dans un autre extrait de son discours, cité par L'Express du 26 octobre, Gomulka dit : « La politique économique, en ce qui concerne notre industrie minière, a été caractérisée par une légèreté crimi nelle. On a institué comme règle le travail du dimanche, ce qui ne pouvait que ruiner la santé et les forces du mineur, et rendre impossible l'entretien adéquat de l'équipement minier. On a imposé à beaucoup de nos mineurs un travzil de soldat et de prisonnier ». 52° Les méthodes utilisées pour augmenter la production de charbon en Pologne ne sont-elles pas comparables aux pires méthodes d'exploitation capitaliste (heures supplé. mentaires, travail du dimanche, discipline de « soldat » et de « prisonnier »)? 53° Si le mineur polonais est soumis à ce régime pendant son travail et si, parallèlement, son niveau de vie n'ang- mente pas, en quoi la « nationalisation » et la « plani- fication » ont-elles changé sa situation réelle ? 54° La diminution du rendement par mineur, citée par Gomulka, relève-t-elle des « erreurs » et des « dispro- portions » dont parlent Servin, Thorez et Fajon, ou bien 81 exprime-t-elle une attitude des mineurs face à la pro- duction ? Dans tous les régimes où les travailleurs se savent exploités, leur première réaction n'est-elle pas le refus de coopérer à la production ? Dans les usines capitalistes, n'observe-t-on pas quotidiennement conflit insurmontable entre les ouvriers et l'appareil de direction autour du rendement ? un On pourrait penser que cette situation est particulière à l'industrie minière. Voilà ce que dit, concernant l'économie dans son ensemble, 0. Lange dans son article déjà cité (pages 73 et 78): « Nous observons, depuis plusieurs années déjà, une indifférence croissante à l'égard du travail, dans l'appareil administratif, de distribution et des services. Cette indiffé- rence paralyse notre vie quotidienne. Actuellement, elle gagne également les rangs de la classe ouvrière qui, étant la partie la plus consciente -- du point de vue social et poli- tique – de la nation, s'y était le plus longtemps opposée. Toutes les possibiltés de diriger à l'aide de slogans moraux et politiques et d'ordres de nature juridique et administra- tive sont aujourd'hui épuisées... L'attitude nihiliste d'une grande partie des travailleurs découle tant du bas niveau de vie que du fait qu'ils doutent que la politique écono- mique qui exige des masses laborieuses de tels sacrifices, soit juste et fondée ». 55° Y a-t-il des raisons de penser que, sur les points essen- ticls, la situation en Hongrie ou dans les autres démo- craties populaires soit substantiellement différente de ce qu'elle est en Pologne ? 56° Ce que Lange appelle, dans son langage de bureaucrate, « attitude nihiliste des travailleurs », est-il autre chose que la juste réaction de classe des ouvriers qui se savent exploités, ne croient pas aux mensonges qu'on leur raconte, et refusent leur coopération à la production autant qu'ils le peuvent ? 57° Pour que cette réaction de classe des ouvriers arrive à « paralyser la vie quotidienne » chose qu'on n'a pres- que jamais vu dans aucune société d'exploitation faut-il pas que l'exploitation et l'oppression soient deve- nues intolérables ? 58° Lorsqu'à partir d'une telle situation les ouvriers, au lieu de sombrer dans le désespoir et le « nihilisme », pren. nent les armes, se révoltent, forment des Conseils et eri. gent la gestion ouvrière de la production, comme ils l'ont fait en Hongrie, êtes-vous avec eux ou avec « l'appa- ne 82 reil bureaucratique qui freine le bon fonctionnement de l'économie et absorbe de façon non productive une par- tie excessive du revenu national » ? Le vendredi 2 novembre, le gouvernement de Pékin a publié une déclaration dans laquelle il est dit : « Certains pays socialistes ont négligé le principe de l'égalité des nations dans leurs rapports entre elles. Une telle erreur, dont l'essence est de nature chauvine-bourgeoise, peut, particulièrement lorsqu'elle est commise par une grande puissance, causer un grand tort à la cause et à la solidarite des pays socialistes... Ce sont de telles erreurs qui ont pro- voqué des situations tendues qui autrement. ne se seraient pas produites, comme celles de la Yougoslavie naguère, de la Pologne et de la Hongrie actuellement ». Cette déclaration a été reproduite par Le Monde du 4-5 novembre 1956, mais non par L'Humanité. C'est peut-être une de ces « opinions de tel ou tel dirigeant d'un parti frère » que, d'après Fajon, les lecteurs de L'Humanité n'ont pas le droit de connaître. Toutefois, d'une façon emasculée, on retrouve la même idée dans la déclaration soviétique clu 30 octobre (publiée dans L'Humanité du 31) où il est dit : Plus d'une difficulté a surgi, plus d'une tâche n'a pas été résolue, et des erreurs pures et simples ont été commises, en particulier en ce qui concerne les relations entre pays socialistes. Ces violations et ces erreurs ont réduit la portée des principes de l'égalite en droits dans les relacions entre les pays socialistes ». 59° Que signifie en français clair « négliger le principe de l'égalité des nations dans leurs rapports entre elles » ? Cela ne veut-il pas dire qu'une nation « une grande puissance », comme dit la déclaration de Pékin, cvec une délicatesse toute chinoise c'est-à-dire la Russie. domine les autres ? Est-il concevable que de plusieurs pays « socialistes » il y en ait un qui domine les autres ? Comment, non pas tel acte de tel dirigeant, mais la politique d'un pays « socialiste » pendant des années et ses rapports avec d'autres pays « socialistes » peuvent- elles présenter des « erreurs d'essence bourgeoise-chau- vine » ? Ces « érreurs » n'ont-elles pas des racines éco- nomiques et sociales aussi bien en Russie même que dans les autres pays « socialiste » ? Lorsque la Russie prend l'uranium hongrois ou tchèque, le charbon polonais, ie tabac bulgare et vend à ces pays ses produits, en fixant souverainement dans les deux cas le prix, est-ce une ou de l'exploitation ? Cette exploitation, même si elle prend des formes différentes, n'aboutit-elle ( erreur ) 83 pas aux mêmes résultats que l'exploitation des pays coloniaux par les pays impérialistes occidentaur ? Comme dans le cas de l’Algérie et de la France, la domi- nation politique et l'exploitation économique ne se con- ditionnent-elles pas alors l'une l'autre ? 60° Si le gouvernement russe parle aujourd'hui et pour l'instant il ne fait rien de plus que parler de redres- ser ces « erreurs », est-ce parce qu'il est devenu meilleur ou parce que la résistance des Polonais et des Hongrois l'y oblige? En quoi diffère-t-il des colonialistes francais qui n'ont commencé à se retirer du Maroc et de la Tunisie que lorsque la résistance de ces peuples les y a forcés ? Wink 84 L'insurrection hongroise LA VERITE SUR DOUZE JOURS DE LUTTE Que s'est-il exactement passé entre le 23 octobre et le 2 novembre ? Nous essayerons de le dire en nous appuyant presque exclusivement sur des informations diffusées par la presse et la radio hongroise, c'est-à-dire sans nous référer à des témoi- gnages dont on peut contester l'impartialité. La plupart des informations dont nous faisons usage ont été publiées par la presse française , mais cette presse a fonctionné comme presse bourgeoise. C'est-à-dire qu'elle a cherché à dissimuler ou à minimiser l'action du prolétariat et qu'en revanche elle a mis au premier plan tout ce qui permettait de présenter l'insurrection comme un souièvement national. Toutes les revendications politiques et nationales ont été soulignées et on a surtout parlé des combats que menaient les « insur- gés » en général, sans chercer à expliquer quelles étaient les forces sociales en lutte. Ce n'est que dans la toute dernière période qu'on a annoncé que des tendances très diverses se manifestaient. On n'a mentionné qu'incidemment l'existence des conseils, et leurs revendications. Grâce à cette maneuvre la presse a complètement déformé les traits de la révolution pendant la toute première période. Pendant les trois premiers jours en effet les émissions de radio-Budapest étaient pour leur plus grande part consacrées à l'action des usines, celles des faubourgs de Budapest – Csepel, Rada Utca, Ganz, I.unz, Etoile Rouge, Jacques-Duclos – celles des grands centres industriels de province -- à Miskolc, Gyor, Szolnok, Pecs, Debrecen, etc... Les villes où, selon des informations de sources diverses, des mouvements insurrectionnels ont éclaté depuis la nuit du 23 au 24 octobre ont été, en dehors de Budapest: Région de Borsod: Hongrie nord-orientale, aux confins de la Tchécoslovaquie. Mines de charbons et aciéries parmi les plus importantes du pays, importantes centrales élec- triques. Centre de l'industrie chimique hongroise. Ville la plus importante: Miskolc, 100.000 habitants. Autre centre sidérurgique: Diosgyoer. 85 I C t C De ces 1 € Région de Baranya : Hongrie méridionale, aux confins des frontières yougoslaves, entre le Danube et la Drau. Mines de charbon, gisements d'uranium découverts il y a quelques années. Capitale: Pecs. Gyoer: Hongrie occidentale, sur le Danube, sur la route de Budapest à Vienne. Ville industrielle, notamment la plus grosse usine de matériel ferroviaire de Hongrie. Szeged: troisième ville de Hongrie. Région agricole, aux confins des frontières yougoslaves et roumaines. Importante université. Szolnok: l'un des plus gros centres ferroviaires de Hon- grie. Base aérienne. Passage de la ligne de chemin de fer en direction de Moscou. émissions il ressortait qu'à l'exception de Budapest où dès le début l'ensemble de la population s'était soulevé, le combat révolutionnaire reposait exclut sivement sur les ouvriers d’usine: ceux-ci formaient partout des Conseils, partout formulaient des revendications révolu- tionnaires, partout s'emparaient d'armes, en plusieurs endroits se battaient avec acharnement. On sait que tout a commencé le 23 octobre par une mani. festation de solidarité en faveur des polonais, organisée par le cercl, Petoefi, c'est-à-dire par les étudiants et les intellec- tuels. Cette manifestation d'abord interdite, puis autorisée au dernier moment par le gouvernement fut rejointe par des masses d'ouvriers et d'employés qui avaient quitté les usines et les bureaux. Elle se développa dans l'ensemble pacifique- ment. Mais dans la soirée un discours de Geroe mit le feu aux poudres. Alors qu'ils s'attendaient à d'importantes conces. sions de la part du gouvernemnt les manifestants s'entendirent dire que l'amitié de la Hongrie pour l’U.R.S.S. était indéfec- tible, que des éléments troubles qui voulaient créer de l'agi- tations seraient matés et que le comité central n'avait pas l'intention de se réunir avant le 31 octobre, soit huit jours plus tard. A la suite de Geroe, Nagy prodigua quelques bonnes paroles et un appel au calme. Les manifestants ressentirent le discours de Geroe comme une provocation. Une colonne de manifestants se dirigea vers la Radio et chercha à pour que soient diffusées leurs revendications : « La radio mertNous voulons faire connaître ce que nous voulons ». La police de sécurité tira alors sur les manifestants et à partir de ce moment-là les combats se propagent dans la Quelques heures plus tard, Geroe, affolé, appelle Nagy au Gouvernement, mais cela ne modifie en rien l'atti- tude des insurgés, qui mettent en avant des revendications de fond, et ne se contentent pas d'un changement de personnes. Le discours de Geroe mit donc le feu aux poudres. Mais il serait risqué de penser que les manifestants seraient sage- y pénétrer vill. 86 dent rantrés chez eux si l'on avait bien voulu leur annoncer e retour immédiat de Nagy au pouvoir. Il y avait très long- emps qu'une extraordinaire effervescence règnait à Budapest. Et nous ne pensons pas seulement aux manifestations du ercle Petoefi où d'importants meetings avaient dénoncé tou- ours plus violemment la politique du gouvernement et le -ôle de l'U.R.S.S. Nous ne pensons pas seulement, non plus, l'extraordinaire climat qu'avaient suscité les funérailles de Rajk puis celles d'anciens membres du Parti et d'anciens officiers dont les masses avaient appris quelques fois en même emps la liquidation et la réhobilitation. Un fort courant s'opposition grandissait depuis des mois au sein du Parti; la Hémocratisation, la limitation de l'emprise russe étaient de- mardées avec insistance, les crimes et les tares du régine étaient dénoncées publiquement. Les événements de Pologne avaient porté à son comble cette agitation. C'est cette situation qui explique que, par la suite, la grande majorité des ca.!res moyens du Parti et de ses militants de base se sont trouvés du côté des insurgés. Mais en même temps, une grande agi- tation se manifestait dans les usines. Dès le mois de juillet dernier, l'organe du parti la signa- lait et demandait des réforines d'urgence pour apaiser les ouvriers. Le gouvernement dut ainsi promettre, à cette époque, que le niveau de vie des masses serait relevé de 25% et annoncer l'abolition de l'emprunt forcé ( qui équiva- lait à une retenue de 10% sur les salaires). Les promesses n'avaient pourtant pas suffi, elles étaient d'ailleurs tempé- rées par la légalisation de la semaine de 46 heures (heures normales) alors qu'un projet précédent avait prévu 42 heures. De toutes manières les ouvriers étaient décidés à ne pas se contenter de quelques miettes; ils ne voulaient plus des ca- elence de production imposées par le gouvernement; ils ne voulaient plus des ordres du syndicat et du parti qui étaient des agents de l'Etat aussi serviles que le directeur d’usine et ils élevaient la voix d'autant plus haut qu'en face d'eux les dirigeants syndicaux et politiques se trouvaient chaque jour discrédités par l'étalage dans la presse des méfaits du régime Rakosi auxquels ils avaient appartenu. Les ouvriers qui étaient dans la rue le 23 octobre n'étaient pas seulement venus réclamer le retour de Nagy; ils avaient autre chose en tête, leur attitude peut être résu- mée par la déclaration d'un ouvrier tourneur des grandes usines Csepel, publiée deux jours plus tôt par l'organe des jeunesses communistes : « Jusqu'à présent nous n'avons pas dit mot. Nous avons appris pendant ces temps tragiques a être silencieux et à avancer à pas de loup. Soyez tranquilles, nous parlerons aussi », 87 a une annonce ce mer se sont Dans la nuit du 23 au 24, la police de sécurité continue à tirer sur les manifestants. Mais les soldats hongrois frater. nisent avec ces derniers, et dans les «asernes, ils fournis- sent eux-mêmes des armes aux manifestants, ou n'opposent aucune résistance lorsque ceux-ci s'emparent des armes. Des ouvriers des arsenaux amènent des armes et les distribuert. Le lendemain lieu notamment grande bataille devant le parlement où interviennent, Radio Budapest, les chars soviétiques et des avions. Il n'y a pas de doute sur le rôle que jouent les ouvriers credi 24 ; ils battent 2 vec acharnement. Ce les ouvriers des usines Csepel qui sont à l'avant-garde et qui créent le comité central de l'insurrection. Un tract édité par « les étudiants et les ouvriers révolutionnaires » appelle à la grève générale. Le même jour la radio offi- cielle annonce que des troubles ont éclaté en province dans les usines; elle diffuse constamment des communiqués qui font état de manifestations survenues dans les centres indus triels de Hongrie. Le soir, elle annonce que le calme est revenu dans certaines entreprises de province et elle appelle instamment les ouvriers à reprendre le travail le lendemain matin. Le jeudi, le gouvernement donne l'ordre de nouveau aux ouvriers et aux fonctionnaires de reprendre le travail, ce qui atteste que la grève continue. A plusieurs reprises le gouvernement se croit maître de la situation et le dit. C'est qu'il ne comprend pas exactement ce qui se passe dans le pays entier: des comités ouvriers se constituent un peu partout mais le plus souvent ils expriment leur confiance à Nagy; la grève est générale mais elle n'est pas dirigée contre Nagy. Par exemple le conseil révolution- Daire de Miskolc qui joue très vite un rôle de premier plan demande le 25 « un gouvernement où soient placés des com- munistes dévoués au principe de l'internationalisme proléta- rien, qui soit avant tout hongrois et respecte nos traditions nationales et notre passé millénaire ». Les conseils peuplent la Hongrie, leur pouvoir devient dès jeudi le seul pouvoir réel en dehors de l'armée russe. Mercredi, le gouvernement manie tour à tour la menace et la prière. Tour à tour il annonce que les insurgés seront écrasés et leur propose de rendre les armes en échange d'une amnistie. Mais à partir de jeudi après-midi il s'avère qu'il est impossible de faire quoique ce soit contre la grève générale et les Conseils. Entre trois et quatre heures de l'après-midi Nagy et Kadar promettent qu'ils vont négocier le départ des Russes ; le soir le Front Populaire Patriotique déclare à la radio: « le gouvernement sait que les insurgés sont de bonne foi ». L'organe du P.C. hongrois, Szabad Nep a déjà reconnu le même jour que le mouvement n'est pas seulement l'auvre 88 de contre-révolutionnaires mais qu'il est aussi « l'expression de l'amertume et du mécontentement de la classe ouvrière ». Cette reconnaissance partielle de l'insurrection a été, comme on le voit, dépassée par les événements en quelques heures et c'est l'ensemble de l'insurrection que le gouvernement est contraint de légitimer. Le lendemain matin, le commandant des forces de l'ordre s'adrese par la radio aux insurgés en les appelant « jeunes patriotes ». Il y a donc jeudi une espèce de tournant. Il semble que l'insurrection ait vaincu, que le gouvernement cède. Et Nagy sanctionne ce changement en réformant le gouvernement; il appelle à collaborer avec lui Bela Kovacs, ancien secrétaire du parti des petits propriétaires, emprisonné par les Russes pour « espionnage » et Zoltan Tildy, du même parti, ancieri président de la République, au lendemain de la guerre. Cette transformation gouvernementale est très étonnante. Elle vise bien à satisfaire l'opinion puisqu'elle montre que le parti communiste est prêt à collaborer désormais avec d'autres partis; en même temps Nagy donne des gages de son hosti- lité aux Russes car il n'y a pas de doute que ses nouveaux collaborateurs, persécutés récemment par Moscou, l'aideront à exiger de nouvelles relations avec l’U.R.S.S. Mais cette ré- forme ne satisfait pas les Conseils ouvriers: ceux-ci deman- dent bien l'indépendance nationale et la démocratie, mais ils ne veulent pas de politiciens réactionnaires qui, au surplus, ont déjà collaboré avec les Russes. Le retour au pouvoir des anciens leaders « petits propriétaires » satisfait probable. ment, en revanche, une partie de la paysannerie et la petite bourgeoisie de Budapest, mais en même temps elle incite ces couches à s'enhardir, à formuler leurs propres revendications et à venir sur le devant de la scène, alors que jusqu'à présent le combat révolutionnaire avait reposé principalement sur le prolétariat. Plaçons-nous maintenant à la date du samedi 27 octobre et avant de rechercher comment évolue la révolution, consi- dérons ce que fut l'insurrection ouvrière durant les quatre premiers jours. Le Conseil de Miskolc nous servira d'exemple. Ce conseil a été formé dès le 24. Il a été élu démocrati. quement par tous les ouvriers des usines de Miskolc. indé- pendamment de toute position politique. Il a ordonné aussitôt la grève générale, sauf dans trois secteurs : les transports, l'énergie électrique et les hôpitaux. Ces mesures témoignent de son souci de gouverner la région et d'assurer à la popala- tion le maintien des services publics. Très tôt également (le 24 ou le 25) le Conseil a envoyé une délégation à Budapest pour prendre contact avec les insurgés de la capitale, leur 89 apporter le soutien actif de la province et agir de concert avec eux. Il publie un programme en quatre points : Retrait immédiat de toutes les troupes soviétiques ; Formation d'un nouveau gouvernement; Reconnaissance du droit de grève; Amnistie générale pour les insurgés. Sur le plan politique, le Conseil a nettement défini sa position, le jeudi 25. Grâce à la radio dont il s'est emparé, celle-ci a été aussitôt connue dans la Hongrie entière. Nous l'avons déjà rapporté : il est pour l'internationalisme prolé- tarien et simultanément pour un communisme hongrois na- tional. L'association des deux idées peut paraître confuse du point de vue des principes de communisme. Dans les cir- constances présentes, elle est parfaitement compréhensible. Le conseil est internationaliste, c'est-à-dire qu'il est prêt à lutter avec les communistes et les ouvriers du monde entier, mais il est national c'est-à-dire qu'il refuse toute sujetion à l'U.R.S.S. et demande que le communisme hongrois soit libre de se développer comme il l'entend. Par ailleurs le Conseil n'est pas opposé à Nagy. Il pro- pose un gouvernement dirigé par celui-ci. Cela ne l'empêche pas de faire le contraire de ce que demande Nagy. Au mo- ment où celui-ci supplie les insurgés de déposer les armes et plus particulièrement les ouvriers de reprendre le travail, le Conseil de Miskolc forme des reilices ouvrières, maintient et étend la grève et s'organise comme un gouvernement local indépendamment du pouvoir central. Ce n'est pas seulement parce qu'il veut chasser les Russes et qu'il croit Nagy leur prisonnier. Il n'est prêt à soutenir Nagy que si celui-ci appli- que le programme révolutionnaire. Ainsi, quand Nagy fait entrer au gouvernement les représentants du parti des pro- priétaires, il réagit vigoureusement. Dans un « communiqué extraordinaire » diffusé par sa radio le samedi 27 à 21 h. 30, le Conseil déclare notamment qu'il « a pris en main le pou- voir dans tout le comitat de Borsod. Il condamne sévèrement tous ceux qui qualifient notre combat de combat contre la volonté et le pouvoir du peuple. Nous avons confiance en Imre Nagy, ajoute-t-il, mais nous ce sommes pas d'accord avec la composition de son gouvernement. Tous ces politi- ciens qui se sont vendus aux Soviets ne doivent pas avoir leur place dans le gouvernement. Paix, Liberté et Indépendance ». Cette dernière déclaration met bien en relief aussi l'acti- vité du Conseil qui, nous venons de le dire, se comporte come un gouvernement autonome. Le jour même où il prend le pouvoir dans tout le département de Borsod, il dissoud les organismes qui sont la trace du régime précédent, c'est-à- dire toutes les organisations du parti communiste (cette me- sure est annoncée le dimanche matin par sa radio). Il annonce 90 aussi que les paysans du département ont chassé les respon. sables des kolkhoses et procédé à une redistribution de la terre. Le lendemain, enfin, radio Miskolc diffusera un appel demandant aux conseils ouvriers de toutes les villes de pro- vince « de coordonner leurs efforts en vue de créer un seul et unique puissant mouvement ». Ce que nous venons de rapporter suffit à montrer que s'est manifesté dès le lendemain du déclenchement de l'in- surrection de Budapest un mouvement prolétarien qui a trouvé d'emblée sa juste expression par la création des con- seils et qui a constitué le seul pouvoir réel en province. A Gyoer, à Pecs, dans la plupart des grandes autres villes il semble que la situation ait été la même qu'à Miskolc. C'était le Conseil Ouvrier qui dirigeait tout; il armait les combat- tants, organisait le ravitaillement, présentait des revendica- tions politiques et économiques. Pendant ce temps, le gouver- nement de Budapest ne représentait rien ; il s'agitait, lançait des communiqués contradictoires, menaçait puis suppliait les ouvriers de déposer les armes et de reprendre le travail. Son autorité était nulle. En face des conseils il n'y avait que les troupes russes, et encore dans certaines régions il semble bien qu'elles ne se battaient pas. Dans le département de Miskolc, notamment, on signala que les troupes étaient dans l'expectative et que dans plusieurs occasions des soldats soviétiques fraternisaient. Des faits analogues sont signalés dans la région de Gyor. Nous ne connaissons pas précisément toutes les revendi. cations formulées par ces Conseils. Mais nous avons l'exemple du Conseil de Szeged. Selon un correspondant yougoslave (du journal Vjesnik de Zagreb) qui se trouvait dans cette villc, le 28 octobre a eu lieu une réunion des représentants des Conseils ouvriers de Szeged, les revendications adoptées ont été: le remplacement des autorités locales staliniennes, l'application de l'autogestion ouvrière et le départ des troupes russes une Il est tout à fait extraordinaire de remarquer que les conseils nés spontanément dans des régions différentes, par- tiellement isolés par les armées russes aient immédiatement cherché à se fédérer. Ils tendaient à constituer à la fin de la première semaine révolutionnaire république des Conseils. Sur la base de telles informations, l'image qu'a composé la presse bourgeoise d'une simple participation ouvrière à un soulèvement national est évidemment artificielle. Répétons-le: on était en présence de la première phase d'une révolution prolétarienne. Quels étaient les objectifs de cette révolution? - 91 Nous les connaissons par une résolution des syndicats hongrois, publiée le vendredi 26, c'est-à-dire trois jours après le déclenchement de l'insurrection. Elle contient toute une série de revendications d'une immense portée. Sur le plan politique, les syndicats demandent: 1° Que la lutte cesse, qu'une amnistie soit annoncée et que des négociations soient entreprises avec les délégués de la jeunesse; 2° Qu'un large gouvernement soit constitué, avec M. Imre Nagy comme président, et comprenant des représentants des syndicats et de la jeunesse. Que la situation économique du pays soit exposée en toute franchise; 3° Qu'une aide soit accordée aux personnes blessées dans les luttes tragiques qui viennent de se dérouler et aux familles des victimes ; 4° Que la police et l'armée soient renforcées pour main- tenir l'ordre par une garde nationale composée d'ouvriers et de jeunes; 5° Qu'une organisation de la jeunesse ouvrière soit constituée avec l'appui des syndicats; 6° Que le nouveau gouvernement engage immédiatement des négociations en vue du retrait des troupes soviétiques du territoire hongrois. Sur le plan économique : 1° Constitution de conseils d'ouvriers dans toutes les usines; 2° Instauration d'une direction ouvrière. Transformation radicale du système de planification et de la direction de l'économie exercée par l'Etat. Rajustement des salaires, aug. mentation immédiate de 15 % des salaires inférieurs à 800 forint et de 10 % pour les salaires de moins de 1.500 forint. Etablissement d'un plafond de 3.500 forint pour les traite- ments mensuels. Suppression des normes de production, sauf dans les usines où les conseils d'ouvriers en demanderaient le maintien. Suppression de l'impôt de 4 % payé par les célibataires et les familles sans enfants. Majoration des re- traites les plus faibles. Augmentation du taux des allocations familiales. Accélération de la construction de logements par l'Etat; 3° Les syndicats demandent en outre que soit tenue la promesse faite par M. Imre Nagy d'engager des négociations avec les gouvernements de l’U.R.S.S. et des autres pays en vue d'établir des relations économiques donnant aux parties des avantages réciproques seur la base du principe de l'égalité. Il est dit en conclusion que les syndicats hongrois de- vront fonctionner comme avant 1948, et devront changer leur appellation et s'appeler désormais « syndicats libres hon- grois ». 92 Cette liste de revendications est signée par la présidence du conseil des syndicats hongrois, mais il n'y a pas de doute qu'elle reprend et systématise les revendications émises par les divers Conseils ouvriers. Considérons de près ces revendications. Assurément, elles ne constituent pas un programme socialiste maximum. Car un tel programme aurait pour premier point: gouverne- ment des représentants des conseils appuyé sur les milices ouvrières. Peut-être était-ce là ce que souhaitaient de nom- breux ouvriers, déjà très en avance sur les déclarations des « sommets ». Peut-être pas. Nous n'en savons rien. De toutes manières ce qu'on peut considérer comme théoriquement juste n'est pas nécessairement ce que pensent et ce que disent ceux qui sont engagés dans une révolution et qui sont placés dans des conditions déterminées. Tel quel, le programme des syndicats va très loin. D'une part il demande que Nagy gouverne avec les représentants de la jeunesse et ceux des syndicats. Or la jeunesse a été à l'avant-garde de la révolution; d'autre part, les syndicats doivent être transformés, redevenir des syndicats libres, de véritables représentants de la classe, leurs organismes doivent être démocratiquement élus. La demande revient donc à exiger un gouvernement révolutionnaire. En second lieu le programme prévoit l'armement per. manent d'ouvriers et de jeunes qui, avec l'armée et la police, seront le soutien du gouvernement. En outre, et ce point est essentiel, la résolution demande la constitution de conseils dans toutes les usines. Cela prouve que les ouvriers voient dans leurs organismes autonomes un pouvoir qui a une signification universelle; ils ne le disent pas, ils n'ont peut-être pas conscience de ce qui leur sera possible de faire, mais ils tendent à une sorte de république des conseils. Ils ne sont pas du tout disposés à s'en remetre au gouvernement du soin de décider de tout en leur nom, mais veulent au contraire consolider et étendre le pouvoir qu'ils détiennent eux-mêmes dans la société. Mais ce qui prouve la maturité révolutionnaire du mou- vement ce sont les revendications propres à l'organisation de la production. Ces revendications échappent évidemment à l'intelligence du journaliste jourgeois, car celui-ci ne voit que ce qui se passe à la surface des choses, c'est-à-dire sur le plan étroitement politique. Or ce qui dans la réalité décide de la lutte des forces sociales ce sont les relations qui existent au sein de la production, au coeur des entreprises. Les ouvriers pourraient bien avoir au gouvernement des hommes en qui ils ont confiance et qui sont aniriés d'excel- lentes intentions, ils n'auraient rien gagné encore si dans leur vie de tous les jours, dans leur travail ils demeuraient de . 93 simples exécutants qu'un appareil dirigeant commande, comme il commande aux machines. Les conseils eux-mêmes seraient finalement dépourvus d'efficacité et destinés à dé- périr s'ils ne comprenaient pas que leur tâche est de prendre en main l'organisation de la production. De ceci les ouvriers hongrois étaient conscients. Et c'est ce qui donne à leur programme une immense portée. Ils en étaient d'autant plus conscients que le régime stalinien, tout en leur refusant toute participation à la gestion des usines n'avait cessé de proclamer que les ouvriers étaient les vrais propriétaires de leurs entreprises. En quelque sorte le régime stalinien avait contribué sur ce point à son propre renver- sement car il avait permis aux ouvriers de comprendre une chose, plus clairement que partout ailleurs : c'est que l'exploi. tation ne vient pas de la présence de capitalistes privés, mais plus généralement de la division dans les usines entre ceux qui décident de tout et ceux qui n'ont qu'à obéir. Le programme des syndicats s'attaque donc à cette ques- tion qui est fondamentalement révolutionnaire : i) demande dans le même paragraphe « l'instauration d'une direction ouvrière et la transformation radicale du système de planifi. cation et de la direction de l'économie exercée par l'Etat ». Comment cette transformation radicale s'effectuera-t-elle ? Comment les ouvriers réussiront-ils au travers de leur direc- tion à participer à la planification? Cela n'est pas dit. Cela ne pouvait d'ailleurs être dit, trois jours après l'insurrection, dans le feu de la lutte encore, et dans un document qui ne pouvait affirmer que des principes. Mais si la revendication est encore mal définie son esprit ne fait pas de doute: les ouvriers ne veulent plus que s'élabore indépendamment d'eux le plan de production, ils ne veulent plus que ce soit une bureaucratie d'Etat qui envoie les ordres. Cela les intéresse au plus haut point de savoir ce que la direction décide à l'échelle nationale, comment la production sera orientée, dans quelles branches on projette de faire les plus grands efforts et pourquoi. Quel volume doit être atteint dans les divers secteurs; quelle est la répercussion de ces objectifs sur leur niveau de vie, sur la durée de la semaine de travail, sur le rythme de travail que cela imposera. Si l'on poursuit attentivement l'examen du paragraphe « économique » du programme on s'aperçoit enfin que les ouvriers ne s'arrêtent pas à des revendications de principe; ils font une demande très précise et qui a immédiatement une répercussion formidable sur l'organisation de la produc- tion dans les usines : ils exigent la suppression des normes de production, sauf dans les usines où les conseils en deman- deraient le maintien. Cela revient à dire que les ouvriers doivent être libres d'organiser leur travail comme ils l'en- 14 tendent. Ils veulent mettre à la porte toute la bureaucratie, depuis les agents d'études jusqu'aux chronos qui veulent ali- gner le travail humain sur le travail de la machine et qui, de plus en plus, alignent le travail des machines sur les cadences folles imposées au travail numain, quitte à faire sauter les machines. Ils n'excluent pas que dans certains cas des normes doi- vent être maintenues mais ils spécifient que ce sont les ouvriers qui, à travers leur Conseil, sont seuls qualifiés pour en décider. De toute évidence, cette revendication pose les premiers jalons d'un programme gestionnaire et si la situation lui avait permis de se développer elle ne pouvait que conduire à ce programme. Et, en effet on ne peut pas séparer l'organi- sation du travail des hommes de celle de la production en général. Les directeurs d'entreprise n'ont jamais toléré une telle dissociation et ne le peuvent effectivement pas car tout se tient dans l'usine moderne. Le jour où les hommes décident de la conduite de leur travail ils sont amenés à envisager tous les problèmes de l'entreprise. Finalement détachons du programme des syndicats les revendications de salaire. Ce qui est très caractéristique c'est qu'elles visent à resserrer l'éventail des salaires, c'est-à-dire à combattre la hiérarchie : 15 % au dessous de 800 forints, 10 % entre 8 et 1.500, un plafond de 3.500. Or la biérarchie est l'arme des staliniens comme des capitalistes, parce qu'elle leur permet, d'une part de constituer une couche privilé. giée qui est un soutien pour le régime établi et, d'autre part. de diviser les travailleurs, de les isoler les uns des autres en multipliant les niveaux de rémunération. La lutte contre la hiérarchie est aujourd'hui fondamentale pour les ouvriers du monde entier qu'ils travaillent à Budapest, à Billancourt, à Detroit ou à Manchester, et on la voit effectivement passer au premier plan chaque fois qu'aux Etats-Unis, en Angleterre ou en France une grève sauvage éclate, indépendamment des syndicats. Cette lutte devient d'autant plus claire pour les ouvriers que le développement technique tend à niveler de plus en plus les emplois : l'extrême différenciation des salaires apparaît ainsi absurde du point de vue de la logique de la production et justifiable seulement par les avantages politico-sociaux qu'en retire l'appareil dirigeant. Dans l'appel que lancera quelques jours plus tard (le 2 novembre) le Conseil national des syndicats hongrois il sera demandé un nouveau système de salaires, c'est-à-dire sans aucun doute une refonte des catégories artificiellement mul. tipliées par le régime précédent. Quelle est l'image que composent ces premiers jours de lutte? La population, dans son ensemble, s'est soulevée et a 05 cherché à balayer le régime fondé sur la dictature du P.C. La classe ouvrière a été à l'avant-garde de ce combat. Elle ne s'est pas dissoute dans le « mouvement national ». Elle est apparue avec des objectifs spécifiques : 1°) Les ouvriers ont organisé spontanément leur pouvoir propre: les Conseils, auxquels ils ont d'emblée cherché à donner la plus grande extension possible ; 2°) ils ont constitué avec une rapidité inouïe une puissance militaire qui a été capable de faire reculer dans certains cas, de neutraliser dans d'autres, les troupes russes et leurs blindés; 3°) ils se sont attaqués à la racine même de l'exploitation en présentant Jes revendications qui avaient pour effet de changer complète- ment la situation des ouvriers dans le cadre même des en- treprises. DIVERSITE DES FORCES SOCIALES EN LUTTE MOTS D'ORDRE DEMOCRATIQUES ET NATIONAUX Reprenons la fin des événements au moment où nous l'avions interrompu. Nous avons dit qu'à partir du jeudi 25 s'opère un tournant dans la situation. Le gouvernement recon. naît d'abord le bien fondé de la lutte insurrectionnelle; il promet qu'il négociera bientôt le départ des troupes russes; il donne des portefeuilles à des non-communistes (petits pro. priétaires). Sur cette base il se croit en mesure de réclamer que les insurgés déposent définitivement les armes. Pourtant les combais continuent. A Budapest la bataille fait rage au début de l'après-midi du vendredi 26 contre les chars sovié- tiques. Le gouvernement ne comprend pas cette situation : il pense que ses concessions sont déjà très importantes et sur- tout il est persuadé que les conseils ouvriers vont le soutenir, car, répétons-le, ceux-ci proclament qu'ils ont confiance en Nagy. Un ultimatum est donc lancé pour que les armes soient déposées le vendredi 26 avant 22 heures. Le lendemain ma- tin, la lutte se poursuit et la radio officielle soutient que ceux qui continuent de se battre sont des « bandits » et seront traités comme tels. Les insurgés sont de nouveau considérés comme des « agents de l'Occident ». Devant l'ampleur des combats qui reprennent (c'est no- tamment dans la nuit de samedi à dimanche que la prison de Budapest est attaquée et que sont exécutés les deux Farkas, chefs policiers du régime Rakosi et responsables d'une série de crimes, devant l'extension des conseils révolutionnai. res qui se multiplient en province et englobent maintenant toutes les couches de la population, le gouvernement est amené de nouveau à céder. La situation est semble-t-il très confuse le 96 clara que dimanche matin. D'une part des négociations avec des repré- sentants étudiants à Budapest aboutissent à un armistice, d'autre part, les combats persistent malgré cet armistice. Le plus probable est que certaines fractions des insurgés qui sont à court d'armes ou de munitions ou qui se trouvent dans une mauvaise posture acceptent la négociation, tandis que d'autres, réapprovisionnées en ormes par les soldats, poursui- vent ou reprennent le combat. Toujours est-il que l'après-midi du dimanche 28 amène une seconde retraite gouvernementale, qui est en même temps une capitulation russe. Entre 12 et 13 heures Nagy annonce qu'il a ordonné à ses troupes de cesser le feu. Á 15 heures, Radio Budapest déclare: « Bientôt le combat prendra fin. Les armes se sont tues. La ville est silencieuse. Silence de mort. Il convient de réfléchir aux mobiles de ce meurtre atroce, dont le stalinisme et la démence sanguinairo de Rakosi sont les causes véritables ». A 16 h. 39 Nagy dé- les troupes russes vont se retirer « immédiatement ». En fait, on le sait, les Russes n'évacuent pas Budapest. Ils attendent, soi-disant, que les insurgés déposent les armes. Ceux-ci de leur côté refusent de les rendre et sont encouragés par les conseils de Gyor et de Miskolc: les combats repren- neni. Ce n'est que mardi soir qu'on paraît assuré du départ des Russes qui est confirmé officiellement par Radio Moscou. Nous n'avons plus maintenant besoin de suivre le cours des événements d'aussi près et nous pouvons survoler la se- conde semaine révolutionnaire pour en dégager les traits principaux. Mais pour comprendre l'évolution du mouve- ment révolutionnaire, il nous faut d'abord noter ce qui se passe sur le plan gouvernemental, sur le plan politique gé- néral et sur le plan militaire. Sur le plan gouvernemental, Nagy faite toute une série de concessions qui, en un sens, ont un caractère démocratique, en un autre sens revalorisent les forces petites bourgeoises. Successivement, il annonce la fin du régime du parti unique (mardi 30) et le retour à un gouvernement de coalition na- tional analogue à celui de 1946; il promet des élections libres au suffrage universel ; il fonde un nouveau parti: le parti socialiste ouvrier; il projette un statut de neutralité pour la Hongrie et la dénonciation du pacte de Varsovie; il crée un nouveau gouvernement où les communistes n'ont que deux portefeuilles tandis que les autres sièges (à l'excep- tion d'un qui est accordé à un représentant du nouveau parti Petoefi) sont partagés entre nationaux paysans, petits pro- priétaires et sociaux-démocrates. Sur le plan politique, les anciens partis se reconsti. tuent rapidement: en province des sections des partis paysans, sociaux-démocrates et petits propriétaires se multiplient. 97 Cependant une nouvelle formation apparaît issue de l'insur- rection, le parti de la jeunesse révolutionnaire, situé sur une base nettement socialiste. Plusieurs nouveaux journaux sont publiés. Sur le plan « militaire », la situation est dominée par la présence des Russes. Ils ont feint d'accepter de partir le dimanche 28 et au lieu de partir ils ont attaqué les insurgés dans Budapest; ils ont annoncé qu'ils se retireraient dans la soirée de lundi 29 et ont quitté en grande partie la capitale, mais se sont regroupés à distance et à partir du jeudi 1er no- vembre, d'importants effectifs pénètrent sur le territoire hongrois. C'est dans ce climat qu'évolue le mouvement des masses. Or ce mouvement englobe maintenant de nouvelles couches sociales. Il a d'abord été principalement un mouvement des usines, sauf, rappelons-le, à Budapest où aux côtés des ouvriers se trouvaient étudiants, employés petits bourgeois. Il s'est traduit par l'apparition des conseils. Mais le premier recul du gouvernement (jeudi), la formation d'un gouvernement de coalition (vendredi) encou- ragent toutes les couches de la population à se soulever, car la victoire apparaît à tous à portée de la main. Aussi bien à Miskolc qu'à Gyor des conseils de villes et de départements se constituent et viennent sur le devant de la scène. Il est bien évident que la population non-ouvrière et particulièrement les paysans sont avant tout sensibles à des revendications démocratiques et nationales. Or ces revendications ont aussi une profonde résonnance dans la classe ouvrière, car elles constituent une démolition de l'ancien Etat totalitaire. Les ouvriers sont pour l'indépendance de la Hongrie face à l'ex- ploitation russe, ils sont pour l'abolition du régime du parti unique qui s'est confondu avec la dictature stalinienne; ils sont pour la liberté de la presse qui donne aux opposants le droit de s'exprimer; ils sont même pour des élections libres qui constituent à leurs yeux un moyen de briser le monopole politique du parti « communiste ». Une certaine unanimité dans l'euphorie de la victoire. peut donc s'instaurer: il n'en reste pas moins qu'elle va de pair avec une certaine confusion. Cette confusion est accrue par la menace que fait peser l'armée russe, car tout le monde est obligé de brandir en même temps le drapeau de l'indépendance nationale. Et cette confusion est aussi entretenue par la politique de Nagy qui, tout en reconnaissant les organismes autonomes de la classe ouvrière et en se déclarant décidé à s'appuyer dessus, ne fait en réalité que des concessions à la droite. On aura une idée du flottement de la situation politique en se reportant une fois de plus à l'activité du Conseil de 98 Miskolc. Dès le dimanche 29, celui-ci publie un programme qu'il soumet aux Conseils de Gyor, de Pecs, de Debreczen, de Szekesfehevar, de Nyiregyhaza, de Szolnok, de Magyarovar, d'Esztergom et de plusieurs autres villes de province: « Nous exigeons du gouvernement: 1. L'édification d'une Hongrie libre, souveraine, indé- pendante, démocratique et socialiste; 2. Une loi instituant des élections libres au suffrage universel; 3. Le départ immédiat des troupes soviétiques ; 4 L'élaboration d'une nouvelle Constitution; 5. La suppression de l’A.V.H. (Allamvedelmi Hatosa- gnom, police politique). Le gouvernement ne devra s'ap- puyer que sur deux forces armées : l'armée nationale et ſa police ordinaire; 6. Amnistie totale pour tous ceux qui ont pris les armes et inculpation de Ernoe Geroe et de ses complices; 7. Elections libres dans un délai de deux mois avec la participation de plusieurs partis. >> Ce programme, visiblement, reflète non plus seulement la volonté des ouvriers des usines de Miskolc mais celle de la population du département de Borsod dans son ensemble. Dans la seconde semaine il semble que ceux qui s'attaquent au communisme (sous toutes ses formes) parlent plus fort, tandis que ceux qui luttent pour un pouvoir prolétarien manifestent pas ouvertement sur le plan politique. A Gyoer, dès le dimanche 29, un communiqué du conseil ouvrier met en garde contre les élé- ments troubles non-comimunistes qui cherchent à exploiter la sitation. Le 2 novembre, des observateurs annoncent que le pouvoir des éléments communistes y est menacé. A Buda- pest, il semble que des manifestations réactionnaires ont lieu. Cependant il serait absurde de penser que se développe un véritable mouvement contre-révolutionnaire. Il n'y a pas de base pour un tel mouvement. Nulle part ne se font jour des revendications qui mettraient en cause les acquisitions de la classe ouvrière. Les éléments « droitiers » qui sont au gou- vernement prennent soin de déclarer qu'on ne peut en aucune manière revenir en arrière. C'est ainsi que Tildy, leader des petits propriétaires déclare le 2 novembre: « La réform agraire est un fait acquis. Bien entendu, les kolkhoses dispa- raîtront, mais la terre restera aux paysans. Les banques, les mines demeureront nationalisées, les usines resteront la pro- priété des ouvriers. Nous n'avons fait ni une restauration, ni une contre-révolution, mais une révolution. » Peu importe de savoir si Tildy pense effectivement ce qu'il dit. Le fait est qu'il ne peut parler autrement parce que les forces qui dominent sont révolutionnaires. ne se aussi 99 Nous ne A Budapest l'insurrection a été et reste l'ouvre des ou- vriers et des étudiants. Le premier appel de la Fédération de la jeunesse, le 2 novembre, est fort clair: voulons pas le retour du fascisme de l'amiral Horthy. Nous ne rendrons pas la terre aux gros propriétaires fonciers ni les usines aux capitalistes. » En province, la véritable force sociale en dehors du prolétariat est la paysannerie. Or si les revendications des paysans et leur attitude peuvent être confuses, il n'en est pas moins évident que leur lutte pour le partage des terres est de caractère révolutionnaire et que pour eux chasser les diri. geants des kolkhoses a la même portée que chasser les gros propriétaires. En effet les paysans en Hongrie n'ont jamais eu posses- sion de la terre; en s'en emparant ils ne régressent pas, ils font un pas en avant. Ils étaient sous le régime Horthy dans leur immense majorité des ouvriers agricoles et représen- taient alors plus de 40% de la population. Ayant bénéficié de la réforme agraire au lendemain de la guerre ils se sont vu presque aussitôt dépossédés de leurs nouveaux droits et condamnés à une collectivisation forcée. Leur haine contre les bureaucrates qui dirigeaient les coopératives, et s'enri- chissaient à leurs dépens s'est substituée presque sans transi. tion à la haine qu'ils témoignaient à leurs exploiteurs ances- traux, les aristocrates de la terre. En outre, ou sait que la redistribution des terres après le 23 octobre n'a eu lieu que dans certains secteurs, tandis que dans d'autres les coopératives reprises en main par les paysans, continuaient à fonctionner, ce qui prouve que pour certaines couches paysannes les avantages du travail collec- tif demeuraient sensibles malgré l'exploitation à laquelle il avait été associé sous le régime précédent. Il serait donc simpliste de prétendre que les paysans constituent une force contre-révolutionnaire; même si pour un grand nombre ils étaient disposés à faire confiance aux représentants ds partis « petits propriétaires», attachés à une tradition religieuse et familiale, empressés à saluer le retour du cardinal Mindszenty ils demeuraient membres d'une classe exploitée, susceptibles de rejoindre le prolétariat dans sa lutte pour des objectifs socialistes. Nous avons tout à l'heure cité le programme en 7 points de Miskolc pour montrer qu'il y apparaissait seule- des revendications démocratiques et nationales. Nous pouvons maintenant citer le programme de Ma. gyarovar qui lui fait en quelque sorte pendant. Pro gramme d'un « comité exécutif municipal » manifestement dirigé par des éléments paysans il demande des élections libres sous le contrôle de l'O.N.U., le rétablissement immédial ment 100 des organisations professionnelles de la paysannerie, l'exercice libre de leurs professions pour les petits artisans et les petits comerçants, la répartition des graves injustices commises contre l'Eglise et formule toute une série de revendications démocratiques bourgeoises, mais en même temps, il réclame la suppression de toutes les différences de classe (point 13). Rien ne peut mieux montrer, à notre avis, l'ambivalence du mouvement paysan dans lequel, comme la Révolution russe en particulier l'a montré, coexistent toujours des élé. ment conservateurs et révolutionnaires. LA LUTTE OUVRIERE CONTINUE On a essayé de faire croire qu'un important mouvement contre-révolutionnaire s'était déclenché à la fin de la seconde semaine de l'insurrection, et que les conquêtes ouvrières étaient en passe d'être liquidées. Kadar a du revenir par la suite sur ce mensonge et déclarer qu'il s'agissait d'une simple menace que faisaient peser des bandes réactionnaires et que le gouvernement avait du devancer leur action. Mais c'était encore un mensonge. La suite des évènements l'a prouvé car la classe ouvrière s'est battue avec acharnement dans la Hongrie entière, la grève est redevenue générale et les usines ont été de nouveau les bastions de l'insurrection. C'était les nouvelles conquêtes ouvrières les conseils et l'armement des ouvriers que les Russes ne pouvaient tolérer et qu'ils ont voulu écraser avec l'aide d'un gouvernement fantoche. Radio Budapest, durant la troisième semaine n'a pu que rééditer le programme de supplications qu'elle avait diffusé sous le premier gouvernement Nagy au début de l'insurrection : les ouvriers étaient priés d'avoir confiance dans le gouvernement, priés de déposer les armes, priés de reprendre le travail. La vérité est qu'à la veille de l'attaque des blindés soviétiques la situation était ouverte et que l'avenir de la société hongroise dépendait comme il en va dans toute révolution de la capacité des diverses forces sociales de faire prévaloir leurs objectifs propres et d'entraîner à leur suite la majorité de la population. Ce qui était exclu en tout cas c'était un retour à un régime du type Horthy, une restauration du capitalisme privé et de grande propriété foncière. Car il n'y avait aucune couche sociale inportante susceptible de soutenir cette res- tauration. Ce qui, en revanche, était possible c'était soit la recons- titution d'un appareil d'Etat qui serait appuyé sur un parle- ment, aurait utilisé une police et une armée régulière et aurait 101 sens incarné de nouveau les intérêts d'un groupe dirigeant de type bureaucratique dans la production; soit la victoire de la démocratie ouvrière, la prise en main des usines par les Conseils, l'armement permanent de la jeunesse ouvrière et étudiante, bref un mouvement qui se serait de plus en plus radicalisé. Dans ce dernier cas, sans aucun doute, une avant-garde se serait rapidement regroupée; elle aurait opposé au pro- gramme politique bourgeois ou bureaucratique un programme de gouvernement ouvrier; elle aurait aidé les Conseils à unifier leur action et à revendiquer la direction de la société. Les deux voies étaient ouvertes et sans aucun doute les évènements qui se seraient alors produits dans les autres démocraties populaires auraient exercé une forte influence dans un ou dans un autre. D'un côté, il est douteux qu'une révolution isolée ait pu se développer et triompher en Hongrie ; d'un autre il est non moins douteux qu'un mou- vement prolétarien ait pu durer sans faire sentir ses effets sur la classe ouvrière de Tchécoslovaquie, de Roumanie et de Yougoslavie qui continuaient à des degrés divers à subir une exploitation analogue à celle dont s'étaient libérés les ouvriers hongrois; sans donner une impulsion immense au mouvement ouvrier en Pologne, qui a depuis un mois imposé des concessions continues à la bureaucratie polonaise aussi bien que russe. Bien entendu, lorsqu'une révolution commence, son issue n'est pas garantie d'avance. Dans la révolution hongroise, le prolétariat n'était pas seul; à côté de lui, les paysans, les intellectuels, les petits bourgeois avaient combattu la dieta- ture de la bureaucratie, qui exploitait et opprimait toute la population. Les revendications démocratiques et nationales unissaient pendant une première phase toute la population; s'appuyant sur elles, un développement conduisant à la re- constitution d'un appareil d'Etat séparé et opposé aux Con. seils. d'une « démocratie » parlementaire pouvant bénéficier du soutien des paysans et de la petite bourgeoisie, était théori- quement concevable. Dans une deuxième phase de la révo- lution, le contenu contradictoire de ces revendications serait apparu; à ce moment, il aurait fallu qu'une solution s'impose brutalement aux dépens de l'autre, que s'impose le parle ment de type bourgeois ou les Conseils, une armée et une police comme corps spécialisés de coërcition ou une organi- satior armée de la classe ouvrière. Au départ, l'insurrection portait en elle les germes de deux régimes absolument différents. Cependant, la suite des événements a montré quelle était la force de la classe ouvrière. Nous nous sommes étendus volontairement sur le rôle des éléments non-prolétariens qui 102 corres- se sont manifestés pendant la deuxième semaine de l'insur- rection. Mais il ne faudrait pas non plus exagérer leur poids réel dans la situation. Il est fatal qu'à la sortie d'un régime dictatorial toutes les tendances politiques se manifestent, que les politiciens traditionnels, à peine sortis de prison, tienvent des meetings, fassent des discours, écrivent des articles, rédi- gent des programmes; que dans l'euphorie de la victoire commune, un auditoire soit prêt à applaudir tous les faiseurs de phrases qui proclament leur amour de la liberté. La me- nace que représentaient ces tendances politiques ne pondait pas encore à une force organisée dans la société. Pendant ce temps, les Conseils ouvriers continuaient à exister; les ouvriers restaient, l'arme à la main. Ces Conseils, ces cuvriers étaient la seule force réelle, la seule force orga- nisée dans le pays en dehors de l'armée russe. C'est cette force que la bureaucratie russe ne pouvait absolument pas tolérer. Les Tildy, les Kovacs, les Midszenty même elle peut passer des compromis avec eux, gouverner en leur faisant des concessions. Elle l'avait déjà fait en Hon. grie, dans tous les pays de démocratie populaire, et en France, où Thorez et Cie ne se sont pas gênés pour participer aux côtés de Bidault à plusieurs gouvernements de 1945 à 1947 Mais l'organisation de Conseils par les ouvriers en armes signifie pour la bureaucratie une défaite totale. C'est pourquoi, forgeant l'alibi du « péril réactionnaire », elle a lancé le dimanche 4 novembre ses blindés contre les Conseils, dont la victoire risquait d'avoir des répercussions immenses et de bouleverser son propre régime. Ce qui s'est passé alors est absolument incroyable. Pen. dant six jours, les insurgés ont résisté à une armée dont la puissance de feu était écrasante. Ce n'est que le vendredi 9 novembre que la résistance organisée a cessé à Budapest. Mais la fin de la résistance militaire n'a absolument pas mis une fin tout court à la révolution. La grève générale a conti- nué, plongeant le pays dans une paralysie complète, et démon. trart clairement que le gouvernement Kadar n'avait stricte- ment aucun appui parmi la population. Kadar, pourtant, avait déjà accepté dans son programme, la plupart des reven. dications des insurgés entre autres, la gestion ouvrière des usines. Mais le prolétariat hongrois ne pouvait évidemment pas se laisser duper par un traître, qui voulait instaurer son pouvoir par la force des blindés russes. Pendant une semaine, du 9 au 16 novembre, le gouvernement fantoche de Kadar a multiplié les appels, tour à tour menaçant, suppliant, promet- tant, et faisant en paroles des concessions toujours plus grandes. Rien n'y fit. Alors, le vendredi 16 novembre. Kadar était obligé d'entrer en pourparlers avec les Conseils le Conseil central des ouvriers de Budapest. Il reconr.aissait avec 103 par là même qu'il n'était lui-même qu’un zéro tout rond. que la seule force véritable dans le pays étaient les Conseils, et qu'il n'y avait qu'une seul moyen pour que le travail reprenne c'était que les Conseils en donnent l'ordre. Sous la condi. tion expresse qu'une série de leurs revendications seraient satisfaites immédiatement et en déclarant qu'ils n'abandon- naient pas « une virgule » du reste, les délégués ouvriers ont demandé par la radio à leurs camarades de reprendre le travail. Ces faits ne montrent pas seulement, de façon rétros. pective, le poids relatif des Jiverses forces dans la révolution hongroise, et la puissance extraordinaire des Conseils ouvriers. Ils-jettent une lumière crue sur la défaite totale de la bureau- cratie russe, même après sa « victoire » militaire. Déjà le fait de recourir à une répression massive, de mobiliser vingt divisions pour venir à bout d'un mouvement populaire était en lui-même, pour la bureaucratie russe obligée de se iúla mer du socialisme, une défaite politique extrêmement lourde. Mais cette défaite n'est rien, en comparaison de celle qu'elle est eu train de subir maintenant: il lui faut, par le truche- ment de Kadar, reconnaître qu'elle a massacré les gens pour rier.. qu'elle n'a pas restauré son pouvoir en Hongrie, que Kadaz a beau disposer de vingt divisions russes, il lui faut quand même composer avec les Conseils ouvriers. La révolution hongroise n'est pas terminée. Dans le pays, deux forces continuent à s'affronter: les blindés russes, et les ouvriers organisés dans les Conseils. Kadar essaie de se créer un appui, en faisant des concessions extrêmement larges. Mais sa situation est sans espoir. Au moment où ces lignes sont écrites, à la veille du lundi 19 novembre, il n'est pas certain que l'ordre de reprise de travail donné par les Conseils sera effectivement suivi; il semble que beaucoup d'ouvriers copsi. dèrent que les délégués ont eu tort d'accorder cette renrise à Kadar. Celui-ci vient de faire encore un faux pas était d'ailleurs obligé de faire : pour s'assurer que la reprise du travail sera effective, il n'a qu'un moyen, réduire les ou- vriers à la famine, exactement comme un patron ou un gou- vernement capitaliste. Il a donc interdit que le ravitaillement soit introduit à Budapest par les paysans autrement qu'avec la permission du gouvernement et de l'armée russe et que les ouvriers touchent des cartes de rationnement ailleurs que dans les usines. Par là même, il ne fait que se montrer encore plus clairement aux yeux des ouvriers hongrois tel qu'il est fusilleur doublé d'un affameur et approfondir le fossé jui le sépare d'eux. En même temps, les ouvriers continuent à demander avec persistance éi en premier lieu, le départ des troupes russes; celles-ci parties, on imagine aisément quel serait le sort de Kadar. qu'il un 104 LE REGIME CONTRE LEQUEL LES OUVRIERS SE SONT BATTUS La répression russe est si monstrueuse, le combat des ouvriers si évident que la vérité devrait s'imposer d'elle- même. Les militants communistes fançais devraient prendre conscience de la complicité qui unit dans le meurtre leurs propres dirigeants et ceux de l’U.R.S.S. Mais précisément parce que les illusions sur l'Etat « socialiste » sont près de se dissiper, parce que la confiance dans la clique de l'Huma- nité est près de s'évanouir, tous les moyens sont mis en euvre pour cacher le véritable caractère des évènements de Hongrie. Et peu importe que le mensonge soit immense, le P.C. français n'a pas le choix. Comme les coupables qui ont peur de se « couper » s'ils commencent d'avouer une partie de leurs crimes, le P.C. nie tout en bloc, il nie que la classe ouvrière se soit soulevée, il nie que les blindés russes l'aient écrasée, il nie même que la population voulait chasser la dictature de Moscou, il nie même que Nagy soit demeuré communiste. Il s'accroche à la thèse des assassins : l'insur- rection était un putch fasciste. These qui n'est d'ailleurs nullement celle de Kadar puisque celui-ci ne cesse d'affirmer que les revendications des insurgés seront satisfaites... Le P.C. ne peut convaincre, mais il sait que ses men- songes engendrent le trouble. Des militants, des sympathi- sants vont répétant que les mots d'ordre mis en avant dans la lutte étaient principalement bourgeois et donc réaction. naires, que l'hostilité contre l’U.R.S.S. était une manifesta- tion de nationalisme, qu'en l'absence d'une intervention russe le régime nécessairement était voué à une restauration capi- taliste. La plupart du temps ceux qui parlent ainsi ne com- prennent pas quelle est la situation dans laquelle la popula- tion se souleva, face à quel régime elle eut à se battre. La Hongrie connaît depuis dix ans un régime dit de démo- cratie populaire. Auparavant elle avait vécu pendant plus de vingt ans sous un régime mi-féodal mi-capitaliste cou- ronné par la dictature du Régent Horthy. Comme dans les autres pays d'Europe Centrale et Orientale, la paysannerie composait la majorité de la population, et les paysans pau- vres, en l'occurrence les ouvriers agricoles, représentaient à eux seuls près de la moitié de la population totale. Un pro- létariat encore laivie, mais nettement plus développé que dans les pays voisins (Tchécoslovaquie exceptée) travaillait dans des industries largement financées par le capitalisme étranger. Dans les villes s'était développé une classe moyenne, mais dont les aspirations se heurtaient au pouvoir dictatorial solidement établi sur l'aristocratie foncière et soutenu par i'étranger. Comme dans beaucoup d'autres pays sous-déve- 105 loppés, la stabilité du régime était en outre maintenue grâce à la complicité d'une partie de la bourgeoisie qu'une pers- pective révolutionnaire terrorisait et grâce à l'inertie des paysans qu'une extrême misère et un assujettissement com. plet aux grands propriétaires fonciers freinaient dans leur prise de conscience politique. L'Etat hongrois n'avait été fondé en fait qu'en 1918. Auparavant, les Hongrois, un des premiers peuples d'Europe orientale qui se sont formés une conscience nationale et un Etat, avaient été soumis pendant des siècles à la domination de l'Autriche, de sorte que le problème de l'indépendance nationale avait acquis, en particulier depuis 1848, une im- portance explosive que la domination russe, après 1945, lui donna à nouveau. Le démembrement de l'Empire autrichien par le traité de Trianon (1919) donnait une solution apparente au pro- blème national de la Hongrie, mais nullement aux autres problèmes de cette société : le problème de la terre d'abord, propriété d'une minorité de nobles, tandis que les paysans restaient soumis à une exploitation dont le fond, sinon la forme, était féodal. Le problè:ne de la démocratie politique, ensuite, impossible à instaurer, puisque l'écrasante majorité paysanne du pays, si elle parvenait à s'exprimer politique- ment, mettrait immédiatement en avant le problème du par- tage des terres. Comme en Russie tsariste, la bourgeoisie tardivement développée, ne pouvait ni ne voulait s'attaquer à ces pro- blèmes, craignant que les masses, une fois mises en mouve- ment, ne mettent en question d'ensemble du régime social. Et comme en Russie, le prolétariat, numériquement mino- ritaire, mais concentré et politiquement développé, fut poussé par la crise de la société à proposer ses propres solutions. Ce fut la révolution communiste de 1919, dirigée par Bella Kun, que les erreurs de sa direction et l'intervention armée des puissances de l'Entente ont conduit à la défaite. C'est sur cette défaite qu'a été établi ie régime de Horthy, qui n'a, comme on l'a vu, fait que maintenir par la force l'état de choses antérieur. Horthy participa à la guerre aux côtés d'Hitler Vers la fin de la guerre, pourtant, un nouvement avait tenté de dé- tacher la Hongrie de l'alliance avec l'Allemagne ; les Alle- mands ont alors occupé le pays et ont exercé une véritable terreur, pourchassant et exterminant les militants de gauche et déportant 400.000 juifs dans les camps de concentration. Avant leur défaite par l'armée russe, les Allemands retran- chés dans Budapest se battirent dans chaque rue et laissè- rent derrière eux une ville dévastée. 106 L'armée russe fit à son tour régner la terreur. Pillages, viols, pendaisons se succédèrent jusqu'à ce que fut installé à Budapest un gouvernement national. Ce gouvernement, dirigé par les communistes, avait au départ un terrible handicap : il était la création d'une armée d'occupation, et il s'élevait au milieu d'un pays en ruines que sa structure archaïque avait jusqu'ici condamné à vivre sous la tutelle de Horthy. On vit bien quel était le pouvoir réel des communistes quand aux élections de 1946 ils ne réussirent qu'à obtenir 15 % des voix tandis que les autres partis, petits propriétaires, nationaux paysans et social-démo- crates se partageaient le reste du corps électoral. Mais le parti communiste avait cependant dans son jeu des atouts considérables. D'une part, l'appui de l’U.R.S.S. lui garantissait une position dominante, d'autre part et sur- tout l'existence d'un prolétariat et d'une paysannerie sur- exploités lui offraient la possibilité de répandre rapidement une idéologie révolutionnaire. L'immense majorité du peu- ple hongrois était composée de travailleurs pauvres prêts à comprendre et à soutenir une politique résolument révolu- tionnaire. Que fit donc le Parti Communiste ? Simultanément, il s’employa à consacrer la défaite des anciennes couches domi- nantes en procédant au partage des terres et à la nationali- sation des banques et des industries et il chercha à s'appuyer sur les membres de ces anciennes classes pour constituer une nouvelle bureaucratie d'Etat. Des techniciens, des mili- taires, des hommes politiques même (par exemple, Kovacs) qui avaient été les agents du régime Horthy devinrent les cadres des nouvelles industries nationalisées, de la nouvelle armée, de la nouvelle police et affluèrent dans le parti. D'un côté donc des réformes spectaculaires, le partage des terres, les nationalisations paraissaient profiter à la paysannerie et au prolétariat; tandis que d'un autre côté se rétablissait une division stricte entre une classe dirigeante et les exploités auxquels le pouvoir restait aussi étranger qu'au temps du régime Horthy. Dans l'industrie, des conditions de travail extrêmement dures furent instaurées, à l'image de celles qui régnaient en U.R.S.S. Comme en U.R.S.S., comme dans les autres démo- craties populaires, l'ordre sans cesse renouvelé d'élever la productivité fut diffusé par les syndicats : les ouvriers devaient accepter les fréquents relèvements des normes passer pour des saboteurs. Les salaires étaient maintenus à un niveau extrêmement bas car les ouvriers devaient se sacri. fier pour la construction du « socialisme »; les grèves étaient interdites comme des crimes contre l'Etat. ou 107 Dans les campagnes, la collectivisation forcée succéda vite au partage des terres; les prix imposés aux paysans pour la vente de leurs produits à l'Etat, l'obligation dans laquelle on les mit de travailler dans les coopératives pour un revenu dérisoire les ramena à des conditions de vie ana- logues à celles qu'ils avaient connues sous le régime Horthy. Dans le même temps se construisait le Parti Communiste. Ses effectifs, très faibles en 1946, devaient atteindre le chif- fre considérable de 800.000 adhérents. Le but était de cons. tituer un appareil de direction de la société qui obéit stric- tement à la volonté du groupe dirigeant et qui contrôle à tous les niveaux l'application des décisions de l'Etat. Comme en U.R.S.S., comme dans toutes les autres démuncraties popu. laires, cet objectif ne pouvait être atteint qu', la condition de faire taire de force toute opposition, aussi bien à l'inté. rieur qu'à l'extérieur du parti. Toute expression politique publique fut donc contrôlée, la presse muselée, les intellec- tuels mis au pas. Après une étape de collaboration nécessaire avec les partis non communistes, le P.C. hongrois put gou. verner seul. La discipline du parti, la force de la police et des cadres de l'armée le dispensaient, dès 1948, de recourir à une façade démocratique. Cette évolution du Parti Communiste fut-elle due aux erreurs de Rakosi ? Il est bien évident que non. A dessein, nous n'avons pas encore parlé des excès de la collectivisation, du pro- gramme outrancier de développemeni de l'industrie lourde. C'est que même si on ne les mentionne pas, le totalitarisme du régime apparaît déjà clairement. Dans ses grandes lignes, la politique communiste fut aussi bien celle de Rajk et de Nagy que cele de Rakosi. C'est Rajk qui, ministre de l'Inté. rieur jusqu'en 1949, constitua l'élément essentiel de la dicta- ture : la police de sécurité, grâce à laquelle le gouverne- ment put désormais gouverner sans demander leur avis aux masses. Rajk et Nagy ne furent jamais en désaccord avec Rakosi que sur des modalités de la politique communiste. Nagy pensait que le rythme d'investissement dans l'industrie lourde risquait de désorganiser la production et de main. tenir le pouvoir d'achat des masses à un niveau si bas que l'on ne pourrait espérer un accroissement de la productivité. En d'autres termes, il pensait que la création de hauts. fourneaux ne pouvait être effectuée de manière satisfaisante par un prolétariat en haillons. De même il recommandait qu'on ne précipite pas la collectivisation parce qu'il avait le souvenir de la terrible crise dans laquelle l’U.R.S.S. avait été plongée du fait de la collectivisation forcée. Mais Nagy, pas plus que Rajk, n'eut une seule fois le programme de 108 consulter les ouvriers et les paysans sur l'organisation de la production. Encore moins proposa-t-il de faire participer des Conseils d'ouvriers à l'élaboration du plan. Ni Rajk ni Nagy ne luttèrent jamais pour une démocratisation effective du parti qui aurait reconnu le droit des tendances à s'orga. niser et à s'exprimer publiquement. Un niveau de vie misérable, une exploitation renforcée, un contrôle policier sur la vie sociale et intellectuelle, voici les traits de la démocratie populaire hongroise pendant dix ans. Le régime a substitué à la dictature Horthy une nou- velle dictature, orientée vers de nouvelles tâches (l'industria- lisation rapide, la collectivisation agricole), mais aussi hos- tile aux inasses que la première. Si l'on prend conscience d'une telle situation, on com. prend pourquoi toutes les couches de la population se sont liguées contre le pouvoir « communiste » aux premiers signes de faiblesse qu'il a donnés. LE SENS DES REVENDICATIONS « DEMOCRATIQUES » L’union des ouvriers, des paysans, des classes moyennes, de la jeunesse et des intellectuels, on ne la trouve que rare- ment dans l'histoire. C'est toujours dans une époque où le despotisme a été poussé au point d'acculer à la révolte le peuple entier. Une telle union a fait triompher la révolu- tion russe contre le tsarisme; et dans cette révolution, comme dans le mouvement hongrois, on retrouve en particulier la même et exceptionnelle fusion de l'intelligentzia et du pro- létariat et le même enthousiasme de la jeunesse qui résume en elle-même l'avidité de changement. Dans de telles conditions, les mots d'ordre démocra. tiques ont un effet explosif. Elections libres, abolition du régime du parti unique, liberté de la presse, droit de grève pour les ouvriers, partage des terres entre les paysans, toutes ces revendications ne représentent pas un pas en arrière mais un immense pas en avant, car elles ont pour effet de briser la machine de l'Etat totalitaire. En fait, ces revendications n'ont pas été les seules avan. cées. Nous avons montré que partout les conseils ouvriers en ont présenté d'autres, radicales, propres au prolétariat. Ce que nous voulons souligner à l'instant, c'est que les mots d'ordre démocratiques de l'insurrection ont eux-mêmes une signification progressive. Ils n'avaient jamais été réalisés sous le régime Horthy et c'est tout ensemble à la dictature féodalo-capitaliste et à la dictature stalinienne que les Hon. grois tournaient le dos. RUS 109 Les ouvriers n'étaient pas aveuglés par l'idéologie bour- geoise; quand ils soutenaient les revendications démocrati- ques, ils luttaient aussi pour leur propre cause. Car celles-ci redonnaient la parole aux masses populaires dans leur ensem- ble dont la voix avait été étouffée par la dictature. Le proletariat ne veut plus d'élections dans lesquelles le Parti Communiste impose une liste de candidats et dans lesquelles le résultat est joué d'avance, il veut choisir ses représentants. Demain, sans doute, il découvrira qu'il ne peut dominer par l'intermédiaire d'un parlement qui noie sa voix dans celle de toutes les couches sociales, demain sans doute il devra s'il veut triompher opposer ses conseils à ce parlement, mais dans l'immédiait il part des institutions existantes et cherche à leur rendre vie. Il revendique la liberté politique en général contre le totalitarisme, quitte à définir plus précisément quelle doit être cette liberté dans une seconde phase. Le prolétariat est pour l'abolition du parti unique, car il a vu que le règne exclusif d'un parti revient à interdire toute opinion et tout regroupement qui s'écarte des normes imposées par l'Etat. Il veut avoir la liberté de s'organiser. Sans doute sera-t-il amené à faire une distinction entre la pluralité des partis révolutionnaires qui est absolument légi- time et la pluralité des partis bourgeois qui peuvent menacer le régime socialiste. Sa réaction présente n'en est pas moins fondamentalement saine. De même quand il demande la liberté de la presse, il vise la destruction des organes inféo- dés à l'Etat et affirme son droit d'exprimer publiquement son opinion même si elle est oppositionnelle. PARTAGE DES TERRES ET COLLECTIVISATION FORCEE De toutes les revendications démocratiques, la plus typi- que concerne le partage des terres. Nous avons déjà noté qu'en plusieurs endroit les coopératives ont été préservées, mais nous ne reviendrons pas sur ces informations. Admet- tons que l'immense majorité des paysans se soient emparés de la terre. Pourquoi parler d'une geste réactionnaire ? Les staliniens français s'indignent. La décollectivisation est une terrible régression, une menace pour le socialisme, disent-ils. Mais nous demandons à notre tour : où est la vertu socialiste de la collectivisation ? Pour nous, la voici : la réunion des paysans dans des coopératives leur permet de mettre leurs ressources en com- mun, d'acquérir des machines agricoles puissantes, d'accroi- 110 en la tre leur production et grâce à ce progrès de relever leur niveau de vie et leur niveau culturel; en outre, le travail commun change leur mentalité ; les problèmes qu'ils affrontent dans leur entreprise les amènent à intensifier leurs échanges avec le reste de la société, à comprendre les rela- tions qui existent entre les diverses sphères de production, à participer d'une manière de plus en plus active à l'orga- nisation économique dans son ensemble. Cette vertu socialiste animait-elle la collectivisation hon. groise qui était une collectivisation forcée ? Il va de soi que si les paysans sont contraints par force de travailler dans des coopératives, si là ils ne déter- minent pas en commun leur travail, mais doivent obéir aux ordres de fonctionnaires qui ne travaillent pas, si leur niveau de vie ne s'élève pas, si la différence de leurs revenus et de ceux de la bureaucratie sont considérables, il va de soi, disons-nous, que dans de telles conditions la collectivisation n'a rien de socialiste. La haine des paysans pour la bureau- cratie des coopératives est alors aussi saine que la haine qu'ils témoignaient aux propriétaires fonciers ; leur désir de posséder la terre et d'être maîtres de leur propre travail aussi légitime qu'il y a dix ans. Les ouvriers révolution- naires peuvent souhaiter que les paysans comprennent peu à peu quels sont les avantages de la production collective, car effectivement ces avantages sont immenses et le socia- lisme ne sera assuré que lorsque les paysans auront eux- mêmes reconnu la supériorité des coopératives ; mais dans l'immédiat les ouvriers ne peuvent qu'aider les paysans à combattre l'oppression dont ils ont été victimes. L'Humanité a insinué que les gros propriétaires pour- raient récupérer leurs terres. Mais comme nulle part, et pour cause, les paysans ne songèrent à les rappeler, l'organe sta- linier se sontenta d'annoncer la libération du prince Este- rhazy. Libéré, il le fut bien puisque les prisons furent vidées. Mais que fit-il ? Après un rapide tour dans sa campagne natale, il passa en Autriche. L'EXPLOITATION DE LA HONGRIE PAR L'U. R. S. S. ET LES REVENDICATIONS NATIONALES On a présenté les revendications nationales comme typi- quement réactionnaires. Or, pour les apprécier correctement, il faut de nouveau considérer la situation dans laquelle elles se sont exprimées. Les faits sont là : depuis dix ans, l’U.R.S.S. exploite la Hongrie. Ce ne sont pas des statistiques et des témoignages 111 bourgeois qui nous l'enseignent, ce sont les communistes pro- gressistes hongrois qui, depuis la défaite de Rakosi (c'est- à-dire depuis juillet dernier), l'ont clairement dévoilé. Dans une première phase, l'U.R.S.S. a exigé des répa- rations qui ont fait peser un terrible poids sur l'économie d'un pays déjà exangue. En 1946, 65 % de la production totale du pays était consacrée à ces réparations; en 1947, 18 % du budget national y était encore affecté. Dans une seconde phase, les Russes ont pratiqué, comme dans toutes les démocraties populaires (et ce fut une raison essentielle de la rupture de Tito), une exploitation indirecte en contraignant les Hongrois à leur vendre produits indus- triels et produits agricoles à un prix très inférieur à celui qu'ils auraient obtenu sur le marché mondial. Ils s'appré- taient finalement à mettre la main sur des gisements d'ura. nium en offrant une contre-partie dérisoire. En outre, la domination russe n'avait pas ce seul aspect économique, elle apparaissait dans tous les secteurs de la vie sociale, politique et culturelle. Il était connu que le sort des tendances dans le P. C. hongrois était strictement lié à l'orientation de Moscou ; par exemple, la montée de Nagy dans la période Malenkov, puis sa chute consécutive à la disgrâce de ce dernier, mani. festèrent publiquement le rôle dirigeant du Politbureau russe. Les écrivains, philosophes ou artistes se voyaient de leur côté imposer le modèle russe et toute tentative d'ex- pression indépendante se voyait aussitôt réprimée ; c'est ainsi que, par exemple, le philosophe hongrois Lukacs, marxiste dépassant de cent coudées tout ce que la Russie stalinienne a jamais pu produire en ce ccmaine, dut faire des auto- critiques déshonorantes pour reconnaître qu'il n'y avait qu'une littérature et qu'une philosophie valables, celles pra- tiquées à Moscou. Dans les écoles, l'enseignement du russe était obligatoire. Si l'on ajoute à ce tableau la présence per- manente des troupes russes, on aura une idée des relations entre la Hongrie et l’U.R.S.S. Ces relations traduisaient en fait une exploitation de caractère colonial. Or, si dans tous les pays coloniaux grandit le désir de l'indépendance nationale, dans un pays comme la Hongrie doué d'un riche passé national, la haine de l'exploiteur étran- ger était décuplée. Qualifier cette haine de « réactionnaire » est faux quand c'est la conduite de l'étranger qui est réac- tionnaire. Certes, les revendications nationales sont toujours pré- tes à dégénérer en nationalisme (dans les pays coloniaux également). Nous sommes convaincus que parmi ceux qui brandissaient l'emblème de Kossuth ou qui arrachaient les 112 étoiles rouges des drapeaux hongrois, bon nombre d'éléments cédaient à un pur et simple chauvinisme. Nous re savons que trop que la petite bourgeoisie est un terrain d'élection pour ce chauvinisme. Nous pensons nous-mêmes que ie déchaînement des sentiments anti-russes a pu réveiller chez des paysans une haine ancestrale. Mais l'important n'est pas là. Il y avait aussi dans les revendications nationales un aspect sain. La jeunesse révolutionnaire et les conseils ouvriers qui exigeaient le départ immédiat des Russes et la proclamation d'une Hongrie souveraine et indépendante attaquaient l'oppression de l'impérialisme russe ; ils combat- taient simultanément l'Etat totalitaire étranger et l'Etat tota- litaire hongrois. Nous avons en outre la preuve que le combat mené contre les Russes s'est accompagné en de nombreuses occa- sions d'une conduite typiquement internationaliste. Les sol. dats russes ont été appelés à fraterniser et ils ont effecti- vement fraternisé. Il est à peu près certain que l'ampleur de ces manifestations a contraint la bureaucratie de Moscou à rappeler une partie de ses troupes et à envoyer des élé- ments plus sûrs qui n'étaient pas susceptibles de sympathiser avec la population. La fraternité avec laquelle les insurgés ont accueilli les soldats qui refusaient de tirer sur eux est attestée par une résolution demandant qu'on leur accorde le droit d'asile en Hongrie. Est-il besoin de dénoncer l'attitude des staliniens fran. çais ? Ils osent s'indigner du nationalisme des insurgés hon- grois alors qu'ils se sont vautrés dans un chauvinisme abject, en face de ce qu'ils appelaient les a boches » à la fin de la guerre. LA BUREAUCRATIE RUSSE ET LA REVOLUTION HONGROISE - On avait pu croire que le rideau était tombé sur le pre- mier acte de la révolution hongroise, quand Nagy annonça tout ensemble la victoire de l'insurrection et le départ des troupes russes. Il n'y eut pas de pause. A peine baissé, le ri. deau se relevait dans le fracas des tanks qui déferlaient sur le territoire hongrois, encerclaient Budapest, occupaient les ponts, les routes et coupaient le pays du reste du monde. Nous ne pensions pas que l'U.R.S.S. oserait. Il y a 6 mois, la dictature de Staline avait été solennellement condamnée; les dirigeants russes avaient promis la fin de la terreur policière, ils avaient multiplié les gestes qui visaient à réta- blir la confiance, ils avaient signé avec Tito des déclarations 113 sur les principes d'égalité qui devaient régir les relations entre nations socialistes ; il y a un mois à peine, ils avaient cédé devant le courant révolutionnaire polonais; 5 jours plus tôt, ils publiaient une longue résolution qui envisageait le retrait des troupes russes de plusieurs pays d'Europe centrale et orientale et qui confirmait le droit des démocraties popu- laires à déterminer librement leur propre politique; 48 heures avant l'attaque, enfin, leur délégué à l'O.N.U. affir- mait que les troupes russes ne cherchaient qu'à protéger le départ des ressortissants soviétiques de Hongrie. Mais en 24 heures les concessions sont reprises, les dé- clarations annulées, les promesses bafouées, la démocratisa- tion balayée et ils osent reprendre le visage hideux du stali. nisme qu'ils avaient eux-mêmes transformé en épouvantail pour ressusciter la confiance en leur propre personne. Sans doute l'histoire le l'humanité est-elle pleine d'exemples sanglants, pleine des mensonges et des traitrises des gouvernements, mais on ne pouvait imaginer qu'un Etat qui réclame du communisme fasse front contre un peuple entier et déchaîne la plus féroce répression connue jusqu'à ce jour. Alors même qu'on était conscient du véritable caractère du régime russe, qu'on connaissait le rôle contre révolution- naire exercé par les staliniens dans toutes les luttes ouvrières depuis 25 ans, qu'on se souvenait de l'impitoyable répression qui a frappé toutes les oppositions en U.R.S.S., qu'on se sou- venait aussi du sort subi par des populations entières, dépor- tées par millions à l'époque de la collectivisation (Kroutchev le confirmait récemment devant le 20e Congrès), on ne pen. sait pas que dans la conjoncture présente, l'U.R.S.S. - nous voulons dire son gouvernement assume devant le monde entier, devant les travailleurs de tous les pays et les commu- nistes de tous les pays la responsabilité d'écraser sous le poids de milliers de blindés une insurrection qui avait mobilisé toutes les couches de la population hongroise. C'est chose faite. Nous avions sous-estimé le Kremlin, sa puissance de mensonge, son cynisme et sa haine sans limite des masses populaires. Les Kroutchev, les Mikoian, les Boul- ganine qui se sont plus à charger Staline de tous les maux et de toutes les atrocités du passé, qui se sont eux-mêmes présentés comme les spectateurs impuissants d'une terreur qu'ils n'avaient pas voulue, cette bande infâme qui depuis plusieurs mois effectuait des pitreries dans diverses capitales du monde afin de se faire passer pour de « braves gens », ils ont dépassé Staline dans l'atroce. Et, de fait, jamais à Staline ne fut fournie l'occasion d'un tel carnage. Les milliers de discours d'hier et de demain n'effaceront pas leurs actes qui les dénoncent comme des criminels, des fusilleurs d'ouvriers 114 et qui dénoncent par delà leurs personnes leur régime : le ca pitalisme bureaucratique. Ce régime, aucune réforme ne peut le transformer. Il peut bien se libéraliser un moment pour tenter de recorquérir une assise populaire. Dès qu'il est menacé, il agit selon sa logique propre qui est d’écrabouiller l'opposant, cet opposant fut-il un peuple de 10 millions d'hommes. Que tous ceux qui étaient prêts à s'enthousiasmer pour la nouvelle bureaucratie progressive de l'U.R.S.S. contemplent aujourd'hui le visage hideux qu'elle a pris au combat, qu'ils voient les ruines, l'amoncellement des cadavres, l'horrible misère de ceux qui restent au milieu de leurs morts, isolés du monde, condamnés de nouveau à vivre sous l'oppression et qu'ils comprennent au moins qu'il faut choisir.Choisir radi. calement non pas entre Staline et Kroutchev, Kroutchev et Malenkov, entre les prétendus durs et les prétendus mous, mais entre la bureaucratie totalitaire et ceux-là seuls qui peuvent s'y opposer, ceux qui subissent l'exploitation et qui seuls peuvent réaliser le socialisme. LE JEU DU STALINISME STALINISME FRANÇAIS « Ne en comme Nombreux sont ceux qui, aujourd'hui, sont écourés par les mensonges des dirigeants communistes de Paris et de Moscou. Mais ils se sentent paralysés. C'est à eux particu- lièrement que nous nous adressons. Vous nous dites : voyez-vous pas que la bourgeoisie exulte et que vous la ser- vez en attaquant le P. C. ». Nous vous répondons : « La bourgeoisie a effet exploité à son profit la révolution hongroise. Mais il doit être clair pour vous que la bourgeoisie exploitera toujours les luttes qui se produisent dans le bloc russe, l'U.R.S.S. exploitera toujours celles qui éclatent dans le bloc occidental. Qu'en France le Figaro et l'Aurore ge réjouissent bruyamment des difficultés d'un impérialisme qui est leur adversaire, c'est naturel. Les ouvriers savent que la révolu- tion hongroise qu'ils soutiennent n'est pas celle dont se réclame leur ennemi de classe. Si vous vous laissiez para. lyser devant cette révolution pour la seule raison que la presse bourgeoise en tire un argument contre l'U.R.S.S. cela signifierait que vous ne soutiendrez jamais une révolution ouvrière qui éclatera dans un pays de l'Est ». Vous nous dites : « L'insurrection hongroise a entraîné des courants très divers, elle a redonné un pouvoir dange- reux à des éléments petits bourgeois et même à des réac- tionnaires ». 115 Nous vous répondons : « D'abord, une révolution n'est jamais pure, des tendances diverses se manifestent nécessai. rement. La grande révolution russe de février, vous le savez bien, n'était pas pure; aux côtés des ouvriers et des paysans pauvres il y avait aussi des petits bourgeois et même des éléments qui se battaient parce qu'ils s'indignaient de ce que le Tsar était incapable de mener la guerre contre l'Alle- magne. C'est la dynamique de la lutte qui sépare et oppose les tendances et qui règle finalement leur conflit. En Hon grie, le mouvement avait éclaté depuis douze jours quand les Russes ont décidé de l'écraser : le mouvement avait son ave- nir devant lui. « Ensuite, comprenez que dans toute révolution qui éclatera dans les démocraties populaires ou en U.R.S.S., le jeu des forces sera particulièrement complexe. Le totalita risme a suscité de tels sentiments de révolte que tout le monde est prêt à se liguer contre lui; dans le premier mo- ment, tous ceux qui se soulèvent ont un objectif commun, la liberté. Mais passé ce premier moment, les uns veulent ressusciter le passé national, la religion des aïeux, les petits profits d'autrefois, les habitudes inortes tandis que les autres veulent transformer radicalement la société et instaurer enfin le socialisme qu'on leur avait annoncé tout en les étouffant. Le petit boutiquier remercie Dieu de ce qu'il va pouvoir payer des impôts moins lourds et relever ses prix ; les ouvriers forment un Conseil qui demande de diriger l'usine. « Votre rôle n'est pas de gémir à l'idée que des bouti- quiers crient vive l'Amérique ou que des paysans courent se jeter aux pieds d'un cardinal. Votre rôle est de crier partout ce que fait le prolétariat, ce qu'il réclame, comment il s'organise et d'appeler à le soutenir ». Claude LEFORT. 116 Comment ils se sont battus UNE REVOLTE DE TOUT UN PEUPLE, PROLETARIAT EU JEUNES EN TETE Tout le monde sait maintenant comment cela a débuté. A la suite de l'avènement au pouvoir de Gomulka en Polognc, un grand espoir s'est levé sur la Hongrie. Tout le monde espère le retour de Nagy, le Gomulka hongrois, parce que, comme en Pologne, cela signifie un certain allègement de la contrainte économique et une petite indépendance vis-à-vis des Russes, moins d'ingérence ouverte de ceux-ci et moins de prélèvements sans contrepartie des richesses produites par le pays. Ce n'est pas grand chose, mais c'est déjà énorme en comparaison d’un passé exécré, celui de Rakosi. Ces timides revendications viennent des écrivains communistes (cercle Petoefi) et des étudiants communistes. Ces écrivains ne sont pas des écrivains « bourgeois », ayant une situation indé- pendante, comme Mauriac ou Sartre en France. Ce sont tous de véritables fonctionnaires du parti communiste. des servants de son idéologie, comme le philosophe Lukacs et qui, tous, ont chanté les louanges des Rakosi et de son ré- gime, même si ils l'ont fait parfois à contre ceur. Depuis la destalinisation cependant, et plus particulièrement depuis les événements de Pologne, ils ont pris quelques libertés, se sont exprimés ouvertement, ont tenu des réunions. Les étudiants ne sont pas des étudiants bourgeois; ce sont des fils de mem- bres du parti, de dirigeants syndicaux, de fonctionnaires de l'Etat communiste et même d'ouvriers et de paysans, à qui le régime qui a un énorme besoin de « cadres » donné, en échange de leur soumission, leur chance sur une échelle beaucoup plus grande que dans les pays capitalistes. Une manifestation est décidée pour le 23 octobre, mais peu après que les écrivains et les étudiants aient formé leur cor- tèges, toutes les autres couches de la population, dont essen- tiellement les ouvriers, se sont joints à eux jusqu'à former des cortèges s'élevant à plus de deux cent mille hommes, femmes et enfants. On sait aussi que Geroe, le secrétaire en titre du « parti des travailleurs » (communiste), prononçait devant les micros presqu'au même moment un discours traitant les manifestants de racaille et de ramassis d'individus. La nouvelle se répand rapidement. En sortant du bâtiment de la radio, Geroe faillit a 117 ses ser- être lynché par la foule. Immédiatement et spontanément les masses passent à l'action, se dirigeant vers les divers centres traditionnels du pouvoir, détruisant toutes ses insignes et attaquant ses fonctionnaires, ses représentants et viteurs. Dès ce moment le véritable moteur de la révolution est en marche : la destruction de l'appareil du parti et de l'Etat (mais c'est ici la même chose) totalitaire dit « communiste ». Pendant quinze jours, jusqu'à la deuxième intervention des blindés russes, les masses n'auront de cesse avant de mener à bien cette entreprise qui est la plus essentielle de toutes. Les seuls qui, en France, peuvent comprendre cela sont les ouvriers, car seuls les ouvriers connaissent la puissance, l'ar- bitraire, l'arrogance des fonctionnaires de parti at de syn. dicat. Qui ne se souvient de la Libération, où la moindre opposition à la politique du parti communiste français et de la C.G.T. était impitoyablement réprimée, où la moindre cri. tique, même de détail, même venant de la part d'un militant communiste ou cégétiste, était qualifiée de fasciste, et ceci à une époque où le mot d'ordre principal du P.C. et de la C.G.T. était le mot d'ordre anti-ouvrier de ( produire d'abord et revendiquer ensuite », accompagné de cette explication extraordinaire. a la grève, c'est l'arme des trusts ). En Hongrie il en etait de même depuis 1949, avec par dessus le marché, la police politique et les déportations. Il y avait aussi en plus les « salaires au rendement progressif », les « béros du travail, jaunes à qui l'on donnait des croix, les salaires des directeurs dix ou vingt fois supérieurs des ouvriers, la sacro-sainte hiérarchie des salaires, la direc- tion de droit divin des directeurs d'usine (le 3 novembre, Ulbricht, le Rakosi ou le Thorez de l'Allemagne de l'Est, disait : « Nous proposons que les ouvriers aient plus de res- ponsabilités dans la direction des usines, mais notre propo- sition n'a rien à voir avec l'autonomie ou l'auto-administra- tion, qui conduiraient au chaos. ») Toute la révolution hongroise a été avant tout cela : l'élimination et la destruction, même physique, de tous les suppôts de l'appareil du parti et de ses valets. On s'en prend aux fonctionnaires, aux secrétaires du parti, aux policiers, aux chefs d'entreprise. A la campagne et souvent avec l'appui des ouvriers les paysans secouent le joug du kolhoz-prison dans lequel le régime les a enfermés, pour les y soumettre au régime des livraisons obligatoires à l'Etat et à l'exploitation la plus for- cenée de la part des directeurs et des fonctionnaires de la planification. Voilà ce qu'est la révolution hongroise. Jeunes, ouvriers et paysans (et qu'il y a-t-il d'autre dans un tel régime sauf les pelits fonctionnaires de base du parti et de l'Etat?) prennent сеux 4 118 les armes, refusent vingt fois de les déposer et s'en servent justement pour liquider le parti totalitaire avant tout. Tout le long de la révolution cela a été la trame perma- nente des combats. Oui, mais il y a eu les blindés et les troupes russes. LE PREMIER ECHEC DES FORCES DE REPRESSION RUSSES « Ils nous prennent tout », disait-on en France pen- dant l'occupation nazie. En Hongrie, comme dan toutes les démocraties populaires c'était, à cet égard, la même chose. Un seul exemple: on découvre en Hongrie de très riches gise- ments de minerai d'uranium. Les Russes se précipitent, creusent fébrilement pour extraire ce minerai qu'ils s'attri- buent d'office, vont si vite qu'ils inondent par des infiltra- tions d'eau souterraines les puits de pétrole hongrois. Or la Hongrie, que les plans quinquenaux ont soumis à une indus- trialisation intensive, manque d'énergie au point que beau- coup d’usines nouvellement construites ne peuvent fonction- ner non seulement à leur capacité normale, mais même sou- vent à la moitié de celle-ci. Dans ces conditions, l'énorme majorité des bureaucrates eux-mêmes voulaient se débar- rasser de l'occupation russe. Voilà donc les conditions dans lesquelles les Russes, appelés par Geroe, interviennent: 99 % des Hongrois sont contre les Russes, 80 % de la population veut détruire le parti communiste totalitaire. La différence représente 19 % qui sont pris entre deux feux. Ceux qui ne sont pas trop ouvertement compromis avec le régime stalinien font front commun contre les Russes, les autres se terrent ou attendent leur heure. Et les Russes attaquent. En juin 1953 à Berlin-Est il y avait déjà eu une révolte, essentiellement ouvrière, que la seule présence des chars russes, avec tout au plus quelques interventions mineuses. avait suffi à briser. Il aurait dû en être de même en Hongrie, au pire au prix d'une intervention un peu plus active, pen- saient les Russca. Il n'en a pas été ainsi. Tout d'abord la présence des chars n’a nullement inti- midé la foule. Le flot des manifestants passait, sans égard aux chars. Cela a été le moment de l'insurrection « roman- tique », peut-être le plus décisif. Un vieux à qui l'on pro- posait une mitraillette (les soldats avaient déjà donné des armes aux insurgés) répondit: « Nous n'avons pas besoin d'armes, nous avons nos drapeaux ». L'intimidation avait échoué. Désormais le cadre des opérations allait être une foule révoltée, mais désarmée, une foule presque toujours présente et au-delà de la peur. 119 Pendant ce temps la jeunesse étudiante et ouvrière ne l'entendait pas de la même manière : très rapidement, les jeunes soldats font cause commune avec les jeunes insurgés et, par dessus les murs des casernes où ils sont sinon consi. gnés, au moins enfermés, ils leur passent des armes. Les pre- miers combats visent à liquider les troupes de la police poli- tique, qui savent ce qui les attend et sont pratiquement le dos au mur (Une dépêche de Varsovie du 3 novembre rap- porte que les unités locales de la police de sécurité de Poz- nan ont demandé au gouvernement qu'il veuille bien les dissoudre!) Pendant les quelques jours qui suivirent, la situation générale est commandée par trois éléments : 1° armement des insurgés par les soldats et même participation active de ces derniers à l'insurrection; 2° les masses désarmées manifes- tent sans être intimidées par les chars et les troupes russes ; 3° les insurgés les plus actifs sont les jeunes étudiants et ouvriers qui réunissent dynamisme, ruse et mépris total du danger. Les enfants de 14 ans sont nombreux parmi les in- surgés et attaquent les chars avec des grenades et des bou- teilles d'essence. Sans tradition, sans liens, opprimée et misé- rable, cette jeunesse a montré au monde moderne la voie à suivre. Que s'est-il passé du côté russe? Tout d'abord une cer- taine hésitation. Où était l'ennemi? Dans cette foule. le plus souvent désarmée, qui manifestait tout simplement était là? Fallait-il tirer sur tous sans distinction? Sur les insurgés qui, suivant en apparence les instructions du gouver- nement, déposaient les armes après s'en être servis jusqu'à épuisement... et qui allaient ensuite en chercher de nouvelles dans les casernes ? Pour des unités russes, les instructions pré- cises sont sacrées, et pour les commandants d'unité les ins- tructions politiques des dirigeants politiques sont encore plus sacrées. De là de multiples flottements. Cependant la répression s'étend rapidement, devient plus brutale et plus sauvage et ceci sous l'influence de trois facteurs : les provocations de la police politique hongroise aux abois, parfois l'affolement des tankistes russes eux-me- mes, et enfin l'attitude des dirigeants russes directement res- ponsables, qui ne se rendent pas compte de la situation réelle et donnent l'ordre de mettre le paquet. Et c'est en effet ce qui se passe. La répression est sau- vage : on pend aux reverbères des dizaines et des dizaines d'insurgés, on tire dans la foule aveuglément. Les réactions ne sont pas moins vives : des soldats russes sont pendus à leur tour. En province le tableau est analogue, bien qu'atténué. Les troupes russes s'y tiennent plus souvent dans l'expectative et les massacres sont surtout dus à la provocation et à l'affo- lement de la police politique. Cela dure plusieurs jours, au sein de la confusion la plus effroyable. Et puis tout d'un coup le commandement russe ou 120 se rend compte de l'impensable: l'essentiel de l'armée hon- groise passait du côté des insurgés ou pour le moins restait dans une neutralité favorable, un nombre croissant et de toute manière beaucoup trop grand de chars russes étaient mis hors de combat, enfin certaines unités de l'armée rouge fai- blissaient, quand même certains de leurs soldats n'allaient pas jusqu'à fraterniser avec les insurgés. Les bases logistiques de l'armée russe, c'est-à-dire en gros son ravitaillement en essence, vivres et munitions ainsi qu'en moyens de transport (voies ferrées, entre autres) n'étaient nullement autonomes. C'était l'armée hongroise qui possédait les stocks d'essence et de munitions, ainsi que les moyens de réparations importants. C'étaient les cheminots hongrois qui contrôlaient le réseau ferré. Les tanks brûlaient dans les rues de Budapest et ne pou- vaient plus agir isolément sans être attaqués par de véritables gosses de 14 ou 15 ans. Les soldats russes stationnés depuis longtemps en Hongrie, n'étant pas sans avoir eu quelques contacts avec la population, ne comprenant pas que l'or assas- sine tout un peuple de travailleurs et de paysans comme eux et qui de plus appartenait au bloc dit « socialiste », molis- saient, refusaient parfois de tirer, dans quelques cas frater- nisaient ouvertement et franchement. Il fallut bien se rendre à l'évidence: l'insurrection avait vaincu. C'est à ce moment - le dimanche 28 octobre que Nagy donna l'ordre à « ses troupes » de ne plus tirer. C'est à ce moment que les Russes, les seules forces de répression réelles, se sont aussi conformés à cet ordre et ont commencé à se retirer dans les faubourgs de la ville. Ainsi, pour la première fois dans l'histoire deux divi. sions blindées, dotées d'une puissance de feu immense (en Egypte deux divisions blindées israéliennes ont mis hors de combat la moitié de l'armée de Nasser) ont marqué le pas devant une insurrection populaire, au quart armée d'armes légères. Le monde s'en est trouvé ébranlé jusque dans ses fondements. Battus, car pendant cette première phase ils ont été battus, les Russes adoptent la manoeuvre politique. Utilisant Nagy comme intermédiaire, ils disent: « déposez vos armes et nous partirons ». Le Comité révolutionnaire des étudiants et les Conseils ouvriers refusent et répondent: « Partez d'abord Un moment l'attaque reprend en force à Buda. pest. Elle échoue assez rapidement, malgré les moyens mis en euvre. La révolution est « définitivement » victorieuse. La situation politique continue alors à évoluer. On trou- vera par ailleurs des analyses de cette évolution. Ce qui inté- resse ici, ce sont les leçons qu'ont tirées les Russes de leur échec. ». 121 LA PLUS BARBARE CONTRE-REVOLUTION DE L'HISTOIRE Il y avait longtemps que les bureaucrates russes avaient compris que des opérations de police ne pouvaient se faire qu'en utilisant des forces aussi puissantes que celles des plus puissants groupements des armées régulières. Les unités de police des pays de démocraties populaires sont déjà dotées de chars légers, d'artillerie moyenne et de mitrailleuses lour- des. Mais cela ne suffisait pas encore, ils le savaient. Ils ne pouvaient vraiment compter que sur leurs propres unités blindées. C'est là que résidait leur erreur. Quelque soient les forces utilisées, elles sont inefficaces contre le soulève- ment de tout un peuple, si l'on s'en sert dans le cadre étroit d'un opération de police. Il fallait faire une véritable guerre, avec les appuis logistiques correspondants, avec des troupes dont on soit sûr et avec pour seul objectif l'extermination pure et simple, sans ménagement aucun à l'égard de per- sonne. Les Russes allaient-ils se lancer dans cette aventure ? Ils prirent en tout cas rapidement leur dispositions en ce sens. Les troupes peu sûres et fatiguées ou démoralisées furent retirées. Plusieurs divisions blindées près de dix envahirent le pays de tous côtés avec le ravitaillement néces. saire, comme en temps de guerre. Le samedi 3 novembre on pouvait encore douter de leur décision. Il sera temps plus tard d'analyser les raisons de leur décision et encore plus les répercussions au sein du mouve- ment ouvrier mondial de leur action. Il est probable cepen- dant que le Kremlin a eu peur de voir sauter l'ensemble du glacis, de la Pologne à la Roumanie, de l'Allemagne de l'Est à la Tchécoslovaquie et la Bulgarie. Quant aux réper. cussions, le plus clair c'est que le Kremlin s'est résigné en agissant ainsi à un abandon à terme de toute influences des partis communistes dans les pays capitalistes (Italie et France avant tout) et au maintien de sa présence dans le glacis par la seule force de l'Armée Soviétique. A 5 h. 30 donc de ce matin du 4 novembre, une armée entière a lancé contre les insurgés une bataille d'extermi- nation avec les moyens les plus puissants : tanks de dernier modèle T 54 jusqu'ici inconnus, équipés de stabilisateurs gyroscopiques leur permettant de tirer en marche, obus au phosphore aussi atroces que le Napalm, aviation. La mission des troupes russes était double : détruire les centres de résistance massifs contre lesquels ils s'étaient précédemment « cassé les dents » ; paralyser par la terreur le partisanat urbain qui avait jusqu'ici entravé les tentatives d'attaque d'envergure contre les centres de résistance. En un mot, il fallait dissocier ces deux pôles de la lutte des insurgés hongrois dont l'association avait amené la défaite de la première intervention russe. L'attaque des centres de résistance a été effectuée suivant les règles les plus classiques 122 de l'art militaire : préparation d'artillerie, attaque de chars avec groupes d'appui, encerclement par l'infanterie. L'artil- lerie, ce sont des 105 et même les fameuses « orgues de Staline » (batteries de fusées) qui avaient fait la terreur des fantassins allemands à Stalingrad. La seconde mission peut se résumer par cet ordre donné aux tankistes russes : « Si on tire d'une fenêtre, détruire toute la maison ». C'est la nature de cette mission qui explique le temps que les Russes ont mis pour la remplir : trois jours pour les principaux combats lourds contre les centres de résis- tance, plus de six jours de terreur pour mettre fin aux tirs des partisans. Certes, cette mission militaire a été remplie par le com- mandement russe, mais cette mission elle-même n'avait d'au- tre objet que d'effacer l'échec précédent des troupes russes. Cette « victoire » se situant sur le terrain limité des armes ne signifiait pas obligatoirement la victoire définitive de la contre-révolution. La grève générale dirigée par les conseils ouvriers prit immédiatement la relève des armes. Après plus de vingt jours, cette grève prend fin mais les conseils ouvriers demeurent. Ayant organisé la lutte les armes à la main, puis la grève générale, les conseils ouvriers demeurent, aujourd'hui encore, la seule force sociale effec- tive de la société hongroise. On ne pourra parler d'échec définitif de la révolution hongroise que le jour où il n'y aura plus de conseils ouvriers authentiques. Philippe GUILLAUME. 123 Chez Renault on parle de la Hongrie Jeudi : Méfiance A la sortie de 14 h. 30 France Soir étale ses colonnes : « Révolte à Budapest. Le gouvernement fait appel à l'Armée Russe ». - Ça à l'air de barder, là-bas. Ce sont des bobards. L'homme continue à lire les gros titres. Ce n'est pas vrai; il ne savent pas quoi mettre dans leur canard. Il pousse son copain pour le faire avancer, mais ce der- nier semble bien pensif. Quelques mètres plus loin, d'autres ouvriers. - Les Hongrois, ce n'est pas comme les Polonais, ils ont été longtemps fascistes. Ils n'ont pas résisté Allemands. aux Vendredi Tu as vu les événements en Hongrie? Non. Tiens, lis. L'ouvrier rend le journal que l'autre lui a prêté. Il semble incrédule, sans opinion. Les communistes de l'atelier ne bougent pas de leur ma- chine; ils ne parlent pas des événements. Samedi: Enthousiasme. On se passe les journaux dans l'atelier. On discute avec autant d'ardeur que pendant le Tour de France. Tu as vu les Hongrois, ils ne se laissent pas faire. Ils ont raison. Les Russes leur prennent tout. Ils en ont marre. S'ils étaient heureux ils ne se révolteraient pas. Il n'y a pas de doute. Puis il répète pour lui-même: «« S'ils étaient heureux ils ne se révolteraient pas ! » Personne ne désapprouve. Cela semble à tous l'évidence même. 124 Ça ira loin, cette histoire-là. Tu vois, les Russes ils ont fait une gaffe de ne rien leur donner à bouffer. L'Huma est sur la table. Ceux qui parlent ainsi ont cer- tainement lu l'article de Marcel Servin. Personne ne criti. que L'Huma. On aura beau nous dire ce que l'on voudra. C'est bel et bien le peuple qui se révolte parce qu'il est misérable. Lundi Tu as vu les Russes, comment ils les soignent les Hon- grois, à la sulfateuse (lance flamme ou mitraillette). Est-ce de l'humour noir? Non; du dépit, de la rage peut-être. Tu as lu L’Huma, ce qu'elle en dit? Oh, mais eux ce sont des cons. Il n'y a qu'un journal qui dit la vérité. Le mien. Lequel, Libération. Qu'est-ce qu'il dit, Il ne fait pas de commentaires, il ne se mouille pas, mais ça suffit, tu comprends ce qui se passe. Puis, peu à peu toute la politique du P.C. et de la C.G.T. est mise en question: les pouvoirs spéciaux, l'unité avec les socialistes, le comité d'entreprise... Au jour le jour, un peu partout. C'est dégueulasse, ce qu'ils font en Hongrie. Moi, je ne crois plus en rien. Un militant communiste s'engueule avec un socialiste au sujet de la Hongrie. E. se mêle subitement à la conversation. Tes Soviets ce sont des salauds, et toi aussi. E. est un ouvrier tout ce qui a de plus apolitique; il ne prend presque jamais part aux discussions politiques. Dans les querelles personnelles, il n'intervient qu'à coup sûr. Dans une autre discussion E. intervient une fois de plus. Il exprime l'indignation de beaucoup. Une armée d'occupation qui tire sur les ouvriers ne peut pas trouver son approbation. Alors, tu as vu le cardinal Midzensky qui voulait prendre le pouvoir, Heureusement que les Russes ont mis de l'ordre ! F. est visiblement satisfait et se plaît à narguer les autres. 1 La grève pour la Hongrie. Nous surveillons qui va débrayer. Un ouvrier qui reste à sa machine dans toutes les grèves s'habille; puis c'est un autre du même genre qui s'en va. Les autres s'indignent et ne débrayent pas. En tout une dizaine de F.0. sont partis. 125 en Tu te rends compte, les salauds, ils n'ont même pas voulu débrayer une demi-heure quand J. a été rappelé. Ni donner un sou pour les copains qui sont Algérie. Moi, je ne ferais pas grève avec ces tocards. Mais pas avec les cocos non plus. Quand ils viendront me parler de paix, ceux-là, je les enverrais sous les roses. Dans un autre coin, les ouvriers sont indignés de l'affaire hongroise. Bien que n'ayant aucune sympathie pour F.0., X. les a mis au pied du mur: Puisque nous ne sommes pas content de ce qui se passe là-bas, il n'y a qu'à débrayer. C'est ce qu'ils firent. Comme ils discutaient avec beau- coup d'ardeur, la chose s'est envenimée et un communiste a promis à X. « qu'il serait pendu dès que les communistes seraient au pouvoir ». Ceci n'a pas plu à X. Devant les co- pains, il a répondu que de toute façon l'autre ne verrait pas ce jour-là. » Avant qu'on me pende, tu seras un mort. Les copains ont estimé que la réponse était à la hauteur de l'argument; quant au stalinien, il a difficilement caché son inquiétude. A l'atelier 11-50. Les ouvriers n'ont pas voulu débrayer sans se délimiter de F.0. Ils ont fait une résolution; c'est H. qui l'a rédigée. Les ouvriers l'ont discutée, modifiée puis ils l'ont fait cir- culer. 24 l'ont signée. Ils n'ont pas eu le temps de la faire circuler partout mais ils ont débrayé. Voici le texte de la résolution : Un certain nombre d'ouvriers de l'atelier 11-50 ont dé- cidé mercredi 7 novembre de signer une résolution et de débrayer à 17 h. 45 ainsi que de se réunir ensuite pour diffuser le plus largement possible le texte de leur résolution en invitant les camarades de l'atelier qui sont d'accord avec le texte de le signer à leur tour. Nous manifestons notre opposition à toutes guerres que ce soit : 1° Des Russes en écrasant la volonté revendicative des travailleurs et des paysans hongrois. 2° A la guerre d'Algérie qui dure depuis deux ans sans apporter de solution, faisant chaque jour plus de victimes et en apportant aussi plus de misère. 3º A la guerre en Egypte qui a pour but de défendre les actionnaires de la Compagnie du Canal de Suez. En conséquence nous condamnons indistinctement ces guerres et affirmons que nos intérêts n'ont rien à voir avec les actes du gouvernement. 126 Afin de faire connaître le plus largement notre position nous proposons d'envoyer la résolution à un certain nombre de journaux. L'Humanité, Franc-Tireur, Libération, France- Observateur, Express. Nous invitons les camarades d'accord avec la résolution de donner leurs signatures. Ailleurs, c'est une chaîne influencée par un gars du S.I.R. qui a débrayé. Mais là aussi, ce sont ceux qui ne débrayent jamais d'habitude. Il faut dire que la maîtrise a forcé un peu la main. Le chef leur a dit : Alors les gars, vous débrayez, Si vous débrayez, il faut le dire et on arrête la chaîne ensuite. Dans la chaîne d'à côté personne n'a débrayé, tellement ils étaient indignés. Dans l'ile Seguin. On vient trouver G. Tu sais, dans l'atelier d'à côté les gars veulent dé- brayer pour la Hongrie. Mais c'est F.O. qui lance le mot d'ordre. F.0. ou pas F.O. on s'en fout. C'est dégueulasse, ce qui se passe là-bas. Mais que ce soit F.Ö. qui lance ça, ça me fait marrer. G. a pris la résolution du 11-50 et l'a fait signer; ensuite ils ont débrayé. Il fallait bien se délimiter. Dans l'atelier à côté la plupart des syndiqués sont de la C.G.T., mais ils ont débrayé. Quatre d'entre eux ont remis leur carte C.G.T.; un jeune a déchiré sa carte de l’U.J.R.F. et celle du syndicat. Aux fonderies il y a eu pas mal d'ouvriers qui ont dé- brayé et parmi eux, pas mal de sympathisants communistes. Le fascisme ne passera pas Indignation contre les fascistes qui ont incendié les lo- caux de L'Huma. Pourtant quelques ouvriers chuchotent en douce leur satisfaction : Tu as vu ce qu'ils ont pris sur la gueule, les cocos! B. est tout retourné. Maintenant, il soupçonne les Hon- grois d'être des fascistes. Tu as vu comment les réfugiés sont traités. On leur donne des places aussitôt qu'ils arrivent ici. Il y a quelque chose de pas clair la dessous. Tu iras à la contre-manifestation? Bien sûr, et avec une trique encore. Le lendemain B. est revenu un peu déçu. On ne s'est pas battu et devant Le Populaire on a crié: « Unité! » Quelle connerie... Tu vas voir quelle grève il y aura le 13. 127 b> han de C 1 Puis, confidentiellement: Il paraît que les gars s'arment; ça va chauffer. Mais personne ne sait exactement ce qu'il y aura. La journée passe, des tracts sont distribués mais personne ne débrayera. La journée d'action se termine comme toutes les autres. Pourtant les staliniens ont fait une action et ce n'est pas à leur honneur. Au meeting de midi, Place Nationale, ils ont rossé Blanc, le secrétaire F.0. et trois autres ouvriers F.O. qui étaient à ses côtés. Dans l'atelier plaisanteries ironiques. Ça lui fera les pieds à Blanc, c'est un salaud. Tu as vu, l'unité d'action en marche. Tu parles s'ils n'ont trouvé que cela pour leur jour. née d'action. C'est facile de casser la gueule quand on est 50 cona tre 4. Moi, le premier qui me touche, je l'assomme. J'ai ce qu'il faut. L., en passant, lance: Tu crois qu'il passera? (le fascisme) Impossible! Il a essayé, mais penses-tu, il ne peut pas passer, tout est bouché. Rires. Quelques minutes plus tard : Tu l'as vu? (le fascisme) Oui, il est à la porte, mais il ne peut pas passer. Gestes de la main, clin d'ail ironique. On ne se dit plus bonjour, on dit « Il ne passera pas ». C'est pour se moquer. - Des enfants hongrois vont être adoptés. Si ce n'est pas malheureux ! Il n'y a pas assez d'éco- les ni de logements en France, et on accepte des réfugiés. La France, c'est le dépotoir. Tout le monde y vient et nous on est la mouise. Les staliniens font appel aux sentiments les plus réaction- naires de la classe ouvrière. Ils ne reculent devant rien. C j n g r C t 1 Avec les trotskystes nous attaquons. Un tract est distribué Place Nationale. Il se prononce contre la guerre en Algrie, la guerre en Egypte et contre la répression en Hongrie. Il s'élève contre la dictature stali- nienne Place Nationale et met en garde les ouvriers sur les dangers d'une telle situation. Le ton est violent, mais les ou. vriers l'accueillent avec sympathie. Il exprime ce que beau- coup ont sur le cour. Par plusieurs petits groupes des ouvriers sont là pour protéger les diffuseurs; très peu parmi eux dé- passent la trentaine. Tous sont prêts à intervenir à la moindre attaque stalinienne. La situation est tendue, mais il n'y aura pas de bagarre; nous sommes les plus forts et cela ne manque pas de renforcer la sympathie qu'on nous témoigne. Un S 128 - roupe de staliniens est sur le milieu de la place. Ils ne sont isiblement pas contents; certains l'expriment en jetant pectaculairement le tract avec mépris, d'autres le froissent t le lancent comme une pierre. Ils sont plus âgés que nous et ertains se sont fait une bonne réputation de dur. Quand je egagne mon atelier ce n'est plus la même atmosphère. On Liscute, le tract à la main, mais avec 'visiblement moins de ympathie. Un communiste m'apostrophe aussitôt : Ton tract est rempli de mensonges. Ce ne sont que Fes conneries. Tu dis toujours la même chose, renouvelle-toi un peu. Mais quand il fallait manifester contre les fescistes, tu 'étais pas là. Là, on ne t'a pas vu. Va te faire foutre, toi et tes fascistes. Je n'irai pas léfendre ton Huma. Si on te l'attaque, va te la défendre. Moi, e considère que ce canard est une ordure. Tu es un salaud. Une table nous sépare, mais j'ai ma main qui s'est -grippée à son encolure. Il fallait absolument réagir contre es méthodes. Je suis prêt à me battre. Il en a l'air étonné, nais il n'est pas chaud pour la bagarre à deux. Je ne sais plus qu'en faire. A court d'imagination je fais ce que l'on ait dans de telles circonstances. Je l'attire et le secoue, puis e le pousse et le lâche. C'est symbolique; on est fâché. Il ne dit: Reste à ta machine et ne viens plus me voir pour quoi que ce soit. Je lui réponds qu'il est un c.. pour conclure l'affaire. P. est navré. Voyons, qu'est-ce que tu as fait? Tu crois que c'est comme ça qu'on fera l'unité ? Non, tu n'aurais pas dû distri- Duer ce tract. Ah oui, ça te fait de la peine. Mais quand les autres apent sur la gueule des ouvriers, alors là, qu'est-ce que tu His? C'est une erreur. Quand on empêche les troskystes de parler, que les communistes les chassent à coups de pieds dans e derrière en les traitant de fascistes, alors toi qu'est-ce que Bis? Oh là, tu es bien indulgent. Tu es aussi très indulgent quand ils se font les complices des massacres des ouvriers ongrois mais alors si on traite ces gens de dégueulasses alors là, tu parles, là tu perds ton indulgence, tu t'indignes. Tu as Le cœur bien fragile, tout d'un coup... B. ne me pardonnera pas, lui non, plus d'avoir traité les staliniens de ( nervis ». La division entre F.O. et C.G.T. le paralyse, il n'a qu'une frousse, c'est d'être traité par ses co- pains de F.0. Gueuler sur F.0., est pour lui une garantie suf- Esante d'intégrité révolutionnaire. Il n'a d'ailleurs pas beau- coup de mal à satisfaire sa conscience car les P.O. sont peu nombreux et leur politique pas très appréciée des ouvriers. Il 129 1 insinue que je collabore plus ou moins à leur politique. Je lui explique qu'en dehors de la C.G.T. et de F.0. il peut y avoir une politique de la classe ouvrière. Vous avec un certain culot. Qui est-ce qui fait des appels continuels à F.0., si ce n'est la C.G.T. Et pourquoi Thorez il casse pas la figure à Mollet quand il le rencontre dans le Palais Bourbon ? Au contraire : là ce sont des sala- malecs et des votes de confiance et des appels à l'unité, mais quand il s'agit d'un ouvrier socialiste, là on lui casse tout simplement la figure pour montrer aux ouvriers que le parti est fort. Il est fort surtout quand il ne risque rien. A la Chambre des Députés il y a les flics, tandis qu'ici on est entre ouvriers; alors qu'est-ce qu'on risque? Ils respectent la dé- mocratie là-bas, la démocratie bourgeoise, mais la démocra- tie ouvrière, celle-là ils s'en foutent. B. n'est pas convaincu ; il se butte. On se quitte à moitié fâchés. S., ce soir, vient me raconter ses malheurs. J'étais avec F. (une autorité stalinienne de l'atelier), nous parlions et M. nous interrompit. Il dit à F.: « Tu dis- cutes avec lui? Mais il a dit que les communistes sont des salauds ». S. n'est pas content; il me dit que ce n'est pas bien de mêler la politique dans les rapports personnels. « Ce n'est pas parce que je ne suis pas partisan de leur politique qu'on doit cesser de se parler. » Il conclut que M. est up. Espagnol et qu'il n'a qu'à s'occuper de la politique de son pays. Je lui réponds que M. est un imbécile non pas parce qu'il est Espa- gnol mais parce qu'il est stalinien. Il finit par me croire, On a beau dire à R. (un socialiste) que Guy Mollet est un instrument de la bourgeoisie, et avec lui son parti, R. réagit pas. Tout ce qu'il demande c'est qu'on « bouffe du coco ». Cette seule plateforme lui suffit; il encaisse tout le reste avec abnégation. Pour cette circonstance, je consens à « bouffer du coco » avec lui, Depuis il vient sans cesse me voir à la machine. Tu es toujours fourré avec les F.0. maintenant, me dit K. Qu'est-ce qu'il faut que je fasse? que je lui casse la gueule? En réalité les communistes doivent être jaloux, eux qui réclament l'unité avec les socialistes. Tu ne sais pas, j'ai envie de m'inscrire au P.S. pour avoir la bonne côte avec les com- munistes. C'est peut-être le seul moyen. Nous en rions. ne La position des communistes est un enfer de contradic- tions. Ils en sont toujours à l'unité d'action, mais l'affaire hongroise les oppose à tous ceux qui sont contre leurs idées. 130 Que faire? Ne pas en parler? Mais justement ils ne font que ça, tellement ils ont à se justifier. Ils parlent de l'unité, mais créent la division sur l'affaire hongroise et là ils ne peuvent admettre le moindre doute ce qui aboutira à un durcis. sement de leur position. Ils se trouvent isolés et bien que leur effort soit extraordinaire, ils ne peuvent pas décider les ouvriers à les soutenir. Certains ouvriers consentent à approu- ver leurs flots d'arguments, mais c'est le maximum qu'ils peu- vent faire. Au-delà, ils ne peuvent donner rien d'autre aux staliniens. Pourtant les arguments sont tellement fragiles que dès que le propagandiste tourne les talons son travail risque de s'effondrer. Les arguments glissent. La superficialité de l'emprise qu'ils exercent sur la question hongroise ne fait aucun doute, et, à part cette question, les communistes ne semblent rien avoir à dire. D'autres ouvriers se rapprochent d'eux aujourd'hui après les avoir délaissés. Pour eux, le raidissement de la Russie les ultimatums de Boulganine et la contre-manifesta- tion de la République sont des signes de durcissement contre leur propre bourgeoisie. Ils espèrent ainsi que le P.C. va re- venir à une politique de lutte. Pour cela, ils veulent bien consentir à oublier les Hongrois où à les ignorer. Cette affaire pour beaucoup est une plaie, qu'un commando de fascistes peut bien faire cicatriser immédiatement, mais c'est une plaie qui demeure et que le moindr heurt peut faire s'ouvrir et s'envenimer. Les communistes paraissent des durs sur le plan international, mais sont des mous sur le plan syndical ou sur la politique intérieure française. Il y a malentendu. T. est gêné de parler de la Hongrie avec moi; il jette de temps en temps un coup d'oeil aux communistes pour voir s'ils le regardent. Il a honte d'approuver mes arguments, mais il a honte aussi d'approuver ceux des autres et il me jette le même regard gêné lorsqu'il est avec eux. Voudrait-il ne pas en parler? Non, car cette question le tracasse lui aussi, mais il voudrait peut-être en parler dans un autre climat, au cours de discussions amicales. Malheureusement il est difficile de parler amicalement des morts que l'on se reproche. On s'em- porte, on se hait sur le moment, et T. voit le petit édifice de ses rapports harmonieux voler en éclats. Il souffre de notre division, et nous tous en souffrons aussi bien que lui. Pau- vre T., il voudrait qu'il n'y ait jamais de révolte en Hongrie. I. admire la Russie parce qu'elle est forte. Il a misé sur la Russie, bien que sur le plan de l'usine son comportement ne corresponde pas toujours à celui des communistes. Parce que je ne fais aucune concession à cette idée, il me déteste, mais si je frappe sur la table ou m'engueule avec la maîtrise il oublie ses griefs. Notre petite démonstration Place Natio- nale l'a un peu impressionné. Y aurait-il d'autres forces qui pourraient rivaliser avec le parti communiste? - 131 C. est tourmenté au sujet de la Hongrie. Il est forcément anti-bourgeois, anti-gouvernemental, anti-parti socialiste; voilà ce qui le rapproche du P.C., qu'il a pourtant quitté. Mais les ouvriers hongrois ne sont-ils pas de la même trempe que lui? Il voudrait bien le savoir. Mais il a du mal à conce- voir que le parti communiste puisse devenir un parti d'ex- ploiteurs. Beaucoup, d'ailleurs, sont dans son cas; ils identi- fient le rôle du P.C. français et le rôle du P.C. hongrois. Suppose que la France devienne une démocratie po- pulaire, le délégué C.G.T. deviendrait chef d'atelier, par exemple. Eh bien, conclut C., si on se révoltait, crois-tu qu'on le tuerait? Non. Eh bien, les Hongrois, c'est ce qu'ils font. Moi je ne suis pas d'accord. Et si le délégué devenait un flic, un type de la Ges- tapo, par exemple? Crois-tu qu'il ne faudrait pas le des- cendre? Oui, malgré tous les griefs que l'on peut avoir contre le délégué, comment penser qu'il puisse devenir un flic? C'est impensable pour C. Pour moi, difficile à imaginer. Les arguments des staliniens sont terriblement fragiles, mais ils s'y accrochent comme à une planche de salut. Tu dis que les ouvriers hongrois sont malheureux, eh bien s'ils étaient si malheureux que ça, ils ne seraient pas si bien habillés. Regarde un peu les photos. Alors on épluche les photos, on discute pour savoir si oui ou non les ouvriers hongrois sont bien habillés. Ce sont les anciens fascistes qui font la pagaille là- bas; au temps des Allem inds, ils étaient tous avec eux. Qu'est-ce que tu faisais, toi, au temps des Allemands? Moi? j'étais encore un môme. Et les Hongrois, crois-tu qu'ils vieillissent moins vite que nous ? Un tract de la C.G.T. prétend que le secrétaire F.0. a été simplement hué par les ouvriers. Pourquoi ce mensonge? Pourquoi ne dit-on pas qu'il s'est fait casser la figure? Mais ce ne sont pas les communistes qui lui ont cassé la figure. C'est un socialiste qui était au meeting. Il doit être drôlement barraqué, ton socialiste, pour avoir cassé la gueule à quatre F.O. Ce sont des mensonges, et même des plus flagrants, qui servent de rempart aux communistes. Oui, mais il faut les discuter un à un. Dès qu'un mensonge est abattu c'est un autre qui apparaît; mais il semble que tous les mensonges dévoilés passent aussitôt dans le domaine de l'oubli. Que d'in. dulgence pour les mensonges les ouvriers communistes ont-ils ! Mais sont-ils oubliés réellement? Non. Demain, si un 132 communiste vient nous vanter le paradis roumain ou bul. gare, les mensonges auront laissé leur trace. Personne ne le croira. L'affaire hongroise marquera la classe ouvrière; au- jourd'hui, elle ne fait que commencer à la marquer. Bien que la question hongroise aujourd'hui soit un des motifs essentiels de notre division, c'est cette même question qui contribuera à nous rapprocher. Les illusions du paradis soviétique est l'élément principal de notre division mais même les pro- russes, s'ils conservent leur foi, en sortiront plus affai- blis; un doute persistera ou s'accentuera. L'atmosphère qui règne dans les ateliers est intenable; notre division se fait sur une question, en apparence, étrangère à nos propres pro- blèmes, elle devient par cela même à la longue un peu arti- ficielle. Il ne tient qu'aux ouvriers communistes de la faire disparaître. Déjà nous avons repris un peu nos contacts humains. Nous arrivons à plaisanter entre nous, même sur la politi- que, et à discuter des problèmes de l'usine et de l'atelier. L'affaire hongroise commence à lever l'hypothèque de la Russie et c'est une des choses, parmi tant d'autres, que nous ont données les ouvriers hongrois. D. MOTHÉ. : the wind 133 La révolution prolétarienne contre la bureaucratie Le mouvement du prolétariat d'Europe orientale contre la bureaucratie et son régime d'exploitation et d'oppression frauduleusement présenté comme socialiste, explose mainte- nant au grand jour. Il est resté pendant de longues années enfoui dans les usines, s'exprimant par le refus chaque jour renouvelé des ouvriers de coopérer avec leurs exploiteurs. Il a envahi les rues de Berlin-Est en juin 1953. Il a pris les armes en jụin 1956, à Poznan. Il a fait trembler de rage et de peur les maîtres de la Russie et les a obligés finalement de reculer en octobre 1956 en Pologne. Il monte à l'assaut du ciel depuis sept semaines en Hongrie, où il réalise l'incroya- ble: il pulvérise en quelques jours la classe dominante, son Etat, son parti et son idéologie comme nulle part classe, Etat, parti ou idéologie n'ont été pulvérisés ; il lutte les mains nues contre les tanks et les mitrailleuses de l'armée la plus puis- sante que la terre ait jamais portée; il retrouve, le lendemain de sa « défaite » militaire, encore plus de force, de clarté, de conscience et d'organisation qu'auparavant. La révolution hongroise est la pointe la plus avancée de ce combat. Cela veut dire qu'elle ne présente que l'expres- sion la plus claire, la plus achevée des tendances et des buts des ouvriers à notre époque. Sa signification est absolument universelle. Ses causes profondes se retrouvent dans tous les pays dominés par la bureaucratie soi-disant « communiste » comme dans les pays capitalistes occidentaux. Ses leçons valent pour les ouvriers russes, tchèques ou yougoslaves comme elles vaudront demain pour les ouvriers chinois. Elles valent également pour les ouvriers français, anglais ou amé- ricains. Aux usines Csepel, à Budapest, comme aux usines Renault, à Paris, les ouvriers subissent, aux formes et au degré près, la même exploitation, la même oppression. Ils sont frus- trés du produit de leur travail, ils sont expropriés de la direction de leur propre activité, ils sont soumis à la domina- tion d'une couche de dirigeants despotiques affublés de mas- ques « démocratiques » ou « socialistes ». Donc ici, comme là-bas, quelles que soient ses formes, la lutte des ouvriers est finalement la même. Ici, comme là-bas, les ouvriers visent et ne peuvent que viser les mêmes buts : supprimer l'exploita- tion, diriger eux-mêmes leur travail, créer une nouvelle orga- 134 nisation de la société. Les ouvriers hongrois ont poussé cette lutte jusqu'à sa forme finale. Ils ont pris les armes, ils ont constitué des Conseils, ils ont mis en avant les éléments essen- tiels d'un programme socialiste : limitation de la hiérarchie, suppression des normes de travail, gestion ouvrière des usines, rôle dirigeant des Conseils d'ouvriers dans la vie sociale. Obligés de cesser le combat armé devant la bestiale interven- tion des blindés russes, ils n'ont pas pour autant abandonné leur lutte. Depuis cinq semaines, leur grève générale, leur refus de coopérer avec Kadar, le courage incroyable avec lequel ils maintiennent leurs revendications en narguant les tanks et les mitrailleuses de Kroutchev, malgré la faim, le froid et les déportations, montrent au monde bouleversé l'impuissance des oppresseurs et l’inanité de leurs crimes devant la force immense d'un prolétariat conscient. Même si elle était momentanément vaincue, la révolution hongroise aura été une défaite profonde pour les exploiteurs, et ses répercussions qui ne font que commencer, auront transformé le monde en cette deuxième moitié du XXe siècle. Pour la première fois, un régime totalitaire moderne est mis en morceaux par le soulèvement des travailleurs. Ce é. gime, depuis dix ans, n'avait fait qu'exterminer toute oppo- sition; il avait enserré tout le pays dans un réseau de poli- ciers et de délateurs; il avait prétendu contrôler toutes les activités des hommes et jusqu'à leurs âmes. Et d'un coup, le système scientifiquement organisé de l'oppression totali. taire a volé en éclats devant la décision et l'héroïsme de la population hongroise, pratiquement sans armes. Après six jours de combats acharnés, les divisions russes elles-mêmes ont dû reconnaître leur défaite et cesser le feu le dimanche 28 octobre. L'écrasement de la résistance armée deuxième intervention russe, après le 4 novembre, qui a exigé une semaine de combats et vingt divisions blindées, ne di- minue pas l'exactitude de cette constatation : elle la renforce. Aucune « opération de police » ne pouvait venir à bout de l'insurrection hongroise. Il a fallu que plusieurs corps d'ar- mée engagent des opérations militaires régulières pendant six jours, pour vaincre la population civile d'un pays de dix millions d'habitants. Et, sur le plan politique, la « victoire » de l'impérialisme russe se solde par une défaite sans précé- dent. Dominer un pays, ce n'est pas dominer des ruines ni s'attirer à jamais la haine inexpiable de toute sa population à l'exception d'une poignée de traîtres et de vendus. Pour la première fois, le prolétariat se bat de front contre le régime bureaucratique, qui ose se dire « ouvrier », et qui représente en réalité la dernière forme, la plus achevée, des régimes d'exploitation et d'oppression. La totalité pres. que absolue de la population d'un pays se soulève et combat un régime prétendûment « populaire ». Par leur lutte, les travailleurs hongrois ont arraché le masque « communiste » par la 135 à la bureaucratie et l'ont fait paraître aux yeux de l'humanité dans sa hideuse nudité: une couche exploiteuse, pleine de haine et de peur des travailleurs, en décomposition politi- que et morale absolue, incapable de s'appuyer sur autre chose que les blindés russes pour dominer et prête à faire massacrer « sa » population, à réduire a son » pays en ruines par une armée étrangère pour se maintenir au pouvoir. La révolution hongroise démolit, non pas par des dis cussions théoriques mais par le feu de l'insurrection armée, la fraude la plus gigantesque de l'histoire : la présentation du régime bureaucratique comme « socialiste » fraude à laquelle avaient collaboré bourgeois et staliniens, intellectuels u de droite » et « de gauche », parce qu'ils y trouvaient tous finalement leur compte. L'usurpation du marxisme, du socia- lisme et du drapeau de la révolution prolétarienne par la couche d'exploiteurs totalitaires qui dominent en Russie et ailleurs apparaît d'ores et déjà comme une insulte intolérable aux yeux de larges masses de travailleurs. Il devient clair même pour les moins avertis que les staliniens au pouvoir représentent la classe ouvrière autant que le garde chiourme représente le forçat. La crise polonaise et la révolution hongroise font écla- ter au grand jour la crise terrible du régime bureaucratique, qu'elles intensifient à leur tour au centuple. Elles forcent la bureaucratie à ouvrir, ne serait-ce qu'en partie. ses livres de compte et ses archives de police secrète. Ce qui en ressort, n'est pas simplement l'image de l'exploitation et de l'oppres- sion la plus inhumaine; c'est aussi l'image du chaos incroya- ble de la société bureaucratique, l'anarchie effrayante de l'éco- nomie soi-disant « planifiée », l'incapacité totale de la bureau- cratie de gérer sa propre économie, son propre système. Par leur action, les ouvriers polonais et hongrois ont également montré la fragilité extrême de ce régime. Le « bloc » russe n'est pas moins fait de pièces et de morceaux que le « bloc » américain; l’un comme l'autre sont incapables d'organiser leur domination sur leurs satellites. La classe bureaucratique n'est pas plus solidement tissée à la société que la classe bour. geoise; quelques jours d'insurrection suffisent pour faire dis- paraître son régime, son appareil d'Etat, son parti. La révolution hongroise a réduit à néant la « démocra- tisation » et la « déstalinisation ». Elle a montré que pour la bureaucratie, comme pour toute classe exploiteuse, il ne pouvait jamais êtres question de concessions portant sur l'essentiel. Le vrai visage de la « démocratisation », les ruines de Budapest et les infâmes mensonges de Radio-Moscou le montrent aux travailleurs du monde. Plus encore: la révo. lution hongroise a montré l'incapacité où se trouve désormais la bureaucratie, tout comme la bourgeoisie, d'avoir une poli- tique cohérente quelconque, « démocratique » ou non. Il est logique, pour une classe exploiteuse, de tuer les gens pour une politique, mais il est clair que le massacre pur et simple 136 n'est pas, en lui-même, une politique, qu'il traduit plutôt l'absence de politique et l'incapacité d'en avoir une. De même que l'impérialisme français aux abois est à la fois incapable de dominer par la force en Afrique du Nord et de l'abandonner purement et simplement, de même la bureau- cratie russe est à la fois incapable de se retirer de la Hon- grie et de s'y maintenir. Obligée d'arrêter la « démocratisa- tion » qui se transformait en révolution, incapable de revenir au système stalinien désormais inapplicable, elle'en est ré- duite à l'usage spasmodique de la violence qui ne résoud rien et se retourne immédiatement contre elle. Kroutchev, gaf. feur hystérique et bavard aviné, est la digne incarnation de la période actuelle de la bureaucratie tout autant que Staline, perfide, taciturne, borné et cruel, l’était de la période précédente. Face à cette bureaucratie exploiteuse, corrompue, décom. posée, que la peur pousse à l'assassinat d'un peuple, se dresse la figure humaine du proletariat hongrois. Dix ans lui ont suffi pour faire l'expérience d'un régime nouveau d'ex- ploitation, et pour en tirer les conclusions. La terreur totali- taire et la misère ne l'ont ni réduit, ni démoralisé; elles ont au contraire éclairci sa conscience, affermi sa détermination, Sans aucune organisation préalable, sans que personne leur ait enseigné quoi que ce soit, les ouvriers hongrois s'organi- sèrent dès les premiers jours de l'insurrection dans les Con. seils. Seule une armée étrangère les empêcha et les empêche encore de s'emparer du pouvoir. Et pendant qu'une poignée de traîtres essaie sans succès de reconstituer un appareil d'Etat, les Conseils sont la seule forme d'organisation sociale qui subsiste. Leur force est telle, qu'ils ont pu réaliser ce miracle jamais vu auparavant: une grève générale de plu- sieurs semaines après la défaite militaire de l'insurrection. Leur programme égale et même dépasse celui de toute révo- lution prolétarienne à ce jour: limitation de la hiérarchie, gestion ouvrière des usines, suppression des normes de tra- vail. Ils présentent des revendications politiques, qui mon- trent qu'ils sont la seule force politique organisée dans cette société en ruines, et exigent en fait un rôle politique diri- geant. Ce sont eux qui demandent le retrait des troupes rus- ses. le droit de publier leurs propres journaux, la constitution de Conseils de travailleurs dans tous les secteurs de l'acti- vité nationale, la reconnaissance de leur représentativité et de leur fonction politique par le gouvernement. Les journalistes et les intellectuels de droite et de gau- che verront dans tout cela une foule de choses : l'incapacité de certains dirigeants, la lutte de tendances au sein de la bureaucratie, le hasard, la tendance vers le « socialisme na- tional », une crise particulière au régime bureaucratique, des nouvelles possibilités pour le réformisme. Ils y verront tout ce qu'ils veulent y voir — sauf la chose fondamentale, la seule qui importe: la lutte de la classe ouvrière contre 137 l'exploitation, la lutte de la classe ouvrière pour une nouvelle forme d'organisation de la société. Ils ne verront pas que der- rière les événements d'Europe orientale, comme derrière toute l'histoire depuis un siècle, il y a un facteur qui façonne la société moderne et lui donne ses traits caractéristiques : le développement du prolétariat et de sa lutte pour une société sans classes. Il n'y a pas de crise particulière de la bureaucratie et de son régime, le capitalisme bureaucratique, dès qu'on consi. dère le fond des choses. Bien sûr, la bureaucratie des pays satellites, plus récente, moins homogène, n'est pas aussi solide que la bureaucratie russe. Mais que celle-ci traverse, avec des délais différents, la même crise à l'intérieur de son propre pays, le XXe Congrès est là pour en témoigner. Et c'est cette même crise, qui rend vains tous les efforts des classes dirigeantes de l'Occident visant à stabiliser leur régime et diriger leur société. C'est elle qui cause l'incapacité du capi- talisme français de rationaliser la gestion du pays, ou de régler ses rapports avec ses ex-colonies, l'incapacité du capi- talisme anglais ou américain de discipliner leurs ouvriers, de dominer leurs satellites. Le capitalisme bureaucratique en Russie et en Europe orientale ne fait qu'appliquer à l'en- semble de l'économie et de la société les méthodes que le capitalisme privé a créées et appliquées à la direction de chaque usine particulière. Ces méthodes, basées sur la domi. nation d'une couche de dirigeants sur la masse des produc- teurs, sont de moins en moins capables de permettre un fonc- tionnement même modérément rationnel et harmonieux de la vie sociale. A l'Est comme à l'Ouest, les régimes doivent faire face à ce problème qui domine notre époque : aucune classe particulière n'est désormais à l'échelle nécessaire pour diriger la société. La vie du monde moderne, faite des acti- vités entrelacées et constamment changeantes de centaines de millions de producteurs conscients, échappe à l'emprise de toute couche dirigeante qui s'élève au-dessus de la société. Ce monde, ou bien il s'enfoncera de plus en plus dans le chaos, ou bien il sera réorganisé de fond en comble par les masses des producteurs, faisant table rase de toutes les insti- tutions établies et en instaurant de nouvelles, permettant le libre déploiement des capacités créatrices de millions d'indi- vidus, qui seules peuvent venir à bout des problèmes créés par la vie des sociétés modernes. Cette réorganisation ne peut commencer autrement que par la gestion ouvrière de la production, le pouvoir total et direct des producteurs orga- nisés dans leurs Conseils sur l'économie et sur toute la vie sociale. Depuis des années nous nous sommes acharnés à mon- trer comme d'autres groupes révolutionnaires l'ont fait dans d'autres pays – que le capitalisme bureaucratique ne résolvait nullement les contradictions de la société contem- poraine ; que, tout autant que la bourgeoisie, la bureaucratie 138 creusait elle même son tombeau; que les prolétaires des pays dominés par elle ne pouvaient être ni mystifiés par un « so- cialisme » imaginaire, ni réduits à l'état d'esclaves impuis- sants ; qu'au contraire faisant l'expérience de la forme la plus achevée, la plus concentrée un capitalisme et de l'ex- ploitation, ils mûrissaient pour une révolution dépassant dans la clarté et la détermination les révolutions précédentes. Aujourd'hui, c'est le proletariat d'Europe orientale qui est à l'avant-garde de la révolution mondiale. Nous nous sommes acharnés à montrer que la conclu- sion claire, définitive et irrefutable de l'expérience de la révolution russe était qu'un parti distinct de la classe ouvrière ne pouvait être l'instrument de la dictature du pro- létariat, que celle-ci était le pouvoir des organismes sovié- tiques des masses; mais aussi et surtout que la dictature du prolétariat n'avait pas de sens si elle n'était pas d'abord et en même temps gestion ouvrière de la production. Aujourd'hui, c'est la classe ouvrière hongroise qui fait spontanément son programme de la gestion ouvrière et du rôle prépondérant des Conseils des travailleurs dans tous les domaines de la vie nationale. De ces idées, la révolution hongroise est en train de faire la conscience commune des travailleurs de tous les pays. Par là même, par son exemple héroïque et quel que soit son sort ultérieur elle bouleverse les classifications politiques existantes, elle crée une nouvelle ligne de séparation aussi bien au sein du mouvement ouvrier que dans la société en général. Elle crée une nouvelle période historique. Une foule de problèmes sont vidés de leur contenu. Une foule de discus- sions deviennent purement et simplement oiseuses. Le temps des subtilités et des faux-fuyants est révolu. Pendant les années à venir, toutes les questions qui comptent se résume- ront en celle-ci : Etes-vous pour ou contre l'action et le pro- gramme des ouvriers hongrois? Etes-vous pour ou contre la constitution de Conseils des travailleurs dans tous les secteurs de la vie nationale et la gestion ouvrière de la production? L'ECONOMIE BUREAUCRATIQUE ET L'EXPLOITATION DU PROLETARIAT La « planification > bureaucratique Jusqu'ici, la propagande stalinienne -- aidée par les subtils avocats « objectifs » de la bureaucratie, dont Bettel- heim est le représentant typique en France — avait réussi à persuader le public que la « planification » telle qu'elle est pratiquée en Russie et dans les pays satellites représentait un mode à la fois nouveau et supérieur de direction de l'éco- nomie, infiniment plus efficace que l'orientation aveugle de l'économie réalisée par le marché capitaliste. 139 Il s'agit d'un mythe. La planification bureaucratique n'est rien d'autre que l'extension à l'ensemble de l'éco- nomie des méthodes créées et appliquées par le capita- lisme dans la direction « rationnelle » des grandes unités de production. Si l'on considère l'aspect le plus profond de l'économie, la situation concrète faite aux hommes, elle est plutôt la réolisation la plus achevée de l'esprit du capitalisme, elle pousse à la limite ses tendances les plus significatives. Exactement comme la direction d'un grand ensemble de production capitaliste, elle est effectuée par une couche séparée de dirigeants formée par les bureaucrates de l'économie, de l'Etat et du parti. Son essence consiste, comme celle de la production capitaliste, à réduire les producteurs directs au rôle de purs et simples exécutants d'ordres reçus, d'ordres formulés par une couche particulière qui poursuit ses propres intérêts. Cette couche ne peut pas diriger conve- nablement, tout comme l'appareil de direction des usincs Renault ou de Ford ne peut pas diriger convenablement (le mythe de l'efficacité productive du capitalisme au niveau de l'usine particulière, mythe que partagent les idéologues bour- geois et staliniens, ne tient pas devant l'examen le plus élé- mentaire des faits, et n'importe quel ouvrier de l'industrie (1) pourrait dresser un réquisitoire écrasant contre la « ratio- nalité » capitaliste jugée de son propre point de vue à elle). Tout d'abord, la bureaucratie dirigeante ne sait pas ce qu'elle doit diriger: la réalité de la production lui échappe, car cette réalité n'est rien d'autre que l'activité des produc- teurs, et les producteurs n'informent pas les dirigeants, capitalistes privés ou bureaucrates, sur ce qui a lieu réelle. ment; très souvent, ils s'organisent pour que les dirigeants ne soient pas informés (pour éviter une augmentation de l'ex- ploitation, par autagonisme ou tout simplement par' manque d'intérêt : ce ne sont pas leurs affaires). En deuxième lieu, toute l'organisation de la production est faite contre les tra- vailleurs, à qui l'on demande toujours, d'une façon ou d'une autre, davantage de travail sans contrepartie équivalente. Les ordres de la direction rencontrent donc inévitablement résstance acharnée de la part de ceux qui doivent les exécuter. Par là même, l'appareil dirigeant, qu'il se trouve en France ou en Pologne, en Amérique ou en Russie, passe la plupart de son temps non pas organiser la production, mais à orga- niser la contrainte, directe ou indirecte. En troisième lieu, l'appareil dirigeant bureaucratique, autant sinon plus que celui d'une usine capitaliste privée, est déchiré par des con- flits internes; les diverses « catégories » professionnelles de bureaucrates, auxquelles se superposent des coteries « poli- une revue: (1) Voir, parmi les textes publiés dans cette L'ouvrier américain, de Paul Romano (N° 1 à 6), La vie en usine, de G. Vivier (N°* 11 à 16), et le texte: Il faut se débrouiller (N° 18). 140 tiques », et même des clans et les cliques à proprement par- ler (clans et cliques dont les luttes, dans un régime « fonction- narisé », sont une donnée socialogique fondamentale) se tirent dans les pattes, se trompent mutuellement, se rejettent réciproquement les responsabilités, etc. Tout cela fait que la « planification » bureaucratique est un mélange de rationalité de d'absurdité comportant un degré de gaspillage comparable à celui de l'économie capitaliste traditionnelle. Car le gaspillage qui surgit dans toute usine capitaliste du fait de la scission radicale entre la classe diri- geante et la classe exécutantee et l'opposition irréconciliable des intérêts et des attitudes de ces deux classes, existe tout autant dans l'usine bureaucratique; et l'extension de ce mode de direction à l'ensemble de l'économie, où les problèmes, beaucoup plus complexes, sont beaucoup plus difficiles à résoudre, fait que l'économie « planifiée » présente un degré d'anarchie qui est finalement équivalent à celui qu'on observe, sous d'autres formes, dans l'économie capitaliste privée. La planification bureaucratique est un chaos autant que le marché capitaliste. Les staliniens et leurs apologistes parlent évidemment, depuis quelque temps, de certaines « erreurs » de la planifi- cation. Il ne s'agit pas d'« erreurs »; il s'agit d'une anarchie qui est organiquement inhérente à la planification par la bureaucratie. On voudrait faire croire, presque, que quelque part dans les Bureaux du Plan, un calculateur s'est trompé lors d'une multiplication. En fait, il s'agit d'un phénomène social et historique fondamental: la bureaucratie est inca- pable de diriger rationnellement l'économie, tout autant que le capitalisme privé. La démonstration empirique exacte de cette consiata- tion était jusqu'ici extrêmement difficile, du fait que la bureaucratie cachait systématiquement les données économi- ques de son système. Maintenant, certaines statistiques com- mencent à être publiées. Notons en passant que ce changement d'attitude traduit précisément cette crise dont nous parlons; en termes voilés, Kroutchev et d'autres orateurs du XXe Congrès du parti russe ont avoué que le mensonge de la bureaucratie se re- tournait contre elle-même, puisqu'il la rendait incapable de connaître même la vérité officielle sur sa propre économie. Bien entendu, la bureaucratie ne peut guérir un de ses maux qu'en s'en créant un autre: la publication de statistiques, même truquées, ne peut manquer de provoquer des discus- sions et des fermentations dans les milieux intellectuels, qui ne sont pas tous, il s'en faut, définitivement acquis au régime. Au niveau de l'ensemble de l'économie, le gaspillage de la planification bureaucratique se révèle d'abord par le manque de proportionnalité, de rapport technique rationnel, entre le développement des divers secteurs de production. On 4 141 exploite les ouvriers pour construire de nouvelles usines, mais ces usines ne fonctionnent pas ou fonctionnent très au- deça de leur capacité de production, - parce que les sec- teurs qui devraient leur fournir des matières premières ou utiliser leurs produits n'ont pas été développés de façon correspondante. Ainsi, d'après les chiffres officiels (2), la production visée par le plan tchécoslovaque pour 1956 doit rester de loin inférieur à la capacité de production installée dans les principaux secteurs. Voici les chiffres : Plan pour 1956 Capacité de production (par millions de tonnes) Charbon Lignite Minerai de fer Produits laminés Ciment (par milliers de tonnes) Acide sulfurique Engrais azotés Engrais phosphates 23,4 40,6 2,95 3,21 3,16 28,9 63,5 6,4 4,75 5,12 427 69 106 484 94 203 Les ouvriers tchécoslovaques ont crevé de faim depuis dix ans pour construire des usines qui ne tournent qu'à moitié de leur capacité! Que se passe-t-il d'autre sous le capitalisme privé? En fait, des pourcentages d'utilisation de la capacité installée aussi bas que ceux qui résultent du tableau ci-des- na de 68, 50 et même 40 %) n'apparaissent, en économie vä pitaliste privée, qu'en année de dépression très sévère. Ce n'est pas là une situation particulière à la Tchéco- slovaquie. En Hongrie, « la capacité n'est pas pleinement utilisée », disait au mois d'août, la Commission Economique pour l'Europe, aussi bien dans les industries mécaniques que dans les industries textiles et alimentaires, et cela pendant que la population était sous-alimentée au degré que l'on sait! En Russie, « les Directives pour le Plan Quinquennal révè- lent que des réserves de capacité importantes existent dans les industries mécaniques, chimiques et alimentaires >> (C.E.E., ib., p. 26). Quant à la Pologne, la description de 0. Lange, économiste officiel du régime, est absolument sinistre : (2) Voir le Bulletin Economique pour l'Europe publié par la Com. mission Economique pour l'Europe des Nations Unies, vol. 8, n° 2 (août 1956. Nos renvois se rapportent à l'édition anglaise). Tous les chiffres donnés dans cette publication proviennent de sources officielles des pays d'Europe orientale. Ces pays sont représentés au sein de la C.E.E. dont le secrétariat, dirigé par l'économiste suédois Gunuar Myrdal, a en général une attitude pleine de sympathie pour l' « écono- mie planifiée » et a oué un rôle important dans reprise du commerce Est-Ouest depuis trois ans. 142 a « Au cours de ces transformations sociales et économi- ques de caractère révolutionnaire (il s'agit de la création d'une industrie lourde et de la « nationalisation » des moyens de production - P. Ch.), de graves disproportions sont néan- moins apparues : disproportion entre le développement de l'agriculture et celui de l'industrie, disproportion entre la capacité de production de l'industrie et son approvisionne- ment, disproportion entre le développement quantitatif de la production industrielle et sa qualité ainsi que ses prix de revient, disproportion entre les programmes d'investissements et de production, d'une part, et l'état technique arriéré de nombreuses entreprises, de l'autre. « Ces disproportions se font sentir sous forme de grandes difficultés dans notre commerce extérieur, sous forme d'une absence de stocks, entraînant des arrêts de la production et l'utilisation partielle du potentiel productif existant de l'in- dustrie; sous forme de gaspillage des fonds fixes et des ma- tières premières ; sous forme d'un mauvais approvisionne- ment, fonctionnant mal par surcroît, de la population. » (3) Il faut comprendre pleinement ce que ces données signi- fient. La bureaucratie masque les échecs de la planification tout d'abord en mentant carrément en publiant des don. nées fausses; personne ne pouvait jusqu'ici (et dans la plu- part des cas, personne ne peut encore) vérifier si « le Plan a été réalisé à 101 %.) - Cependant il y a plus : le Plan peut être réalisé à 101 ou à 99 % par rapport à ses propres objectifs. Mais quel est le rapport de ces objectifs avec les possibilités réelles de l'économie? C'est sur cet aspect qui ne concerne plus seulement le rapport d'une série de chiffres sur le papier avec une autre série de chiffres sur le papiere." que les données fournies plus haut jettent une lumière crue: Si le plan de production tchécoslovaque des engrais phos- phatés est réalisé en 1956 à 100 %, cela signifie un gaspillage de 50 % de la capacité productive de ce secteur (voir les chiffres du tableau ci-dessus) – pendant que l'agriculture a un besoin pressant d'engrais. On trouvera, dans l'étude déjà citée de la C.E.E. (p. 26 . à 29) plusieurs autres exemples d'utilisation partielle de la capacité productive c'est-à-dire de chômage des machines. Lange dit à propos de la Pologne que utilisation partielle des forces productives existent dans l'industrie) est aujourd'hui considérée par la classe ouvrière et toute l'opinion comme un indice de gaspillage dans l'in- dustrie » (1. c., p. 75). Mais il est frappant de constater que le chômage des machines va de pair avec le chômage des « leur (3) 0. Lange, sur le nouveau programme économique, Cahiers Inter- nationaux, Nº 79, septembre-octobre 1956, p. 72-81. Cet article, publié en juillet en Pologne, a servi de base au programme économique élaboré par le VI Plenium du Comité Central du parti polonais qui a eu lieu en juillet. 143 hommes. Lange constate qu'en Pologne « de sérieux élé- ments de chômage apparaissent ». La C.E.E. est plus explicite. En Pologne, en Hongrie, en Roumanie, dit-elle « l'industrie manufacturière peut en général recruter autant d'ouvriers qu'elle veut ». En Pologne « il y avait en juin dernier 300.000 chômeurs, soit 4,5 % du nombre de travailleurs employés dans le secteur socialiste, et aussi bien en Pologne qu'en Hongrie l'absorption des jeunes terminant l'école dans la force de travail s'avère plus lente que d'habitude. A Buda- pest, par exemple, un tiers des 14 à 15.000 jeunes âgés de 14 à 15 ans n'ont pas trouvé immédiatement de travail, et on s'attend à des difficultés quant à l'emploi des jeunes âgés de 16 à 18 ans, qui n'ont trouvé jusqu'ici que du travail sai- sonnier à la campagne » (1. c., p. 26). erreurs >> La résistance ouvrière, cause dernière de l'échec du « plan >> Une des expressions les plus graves de cette dispropor- tionalité a été jusqu'ici dans presque tous les pays bureau- cratiques, la Russie, l'Allemagne orientale, la Tchécoslo. vaquie, la Hongrie et même la Pologne - le développement absolument insuffisant de la production d'énergie. Dans cec- tains cas, celui-ci résulte d'une « mauvaise planification » : en Russie, par exemple, la production des raffineries de pé trole pendant le premier semestre 1956 n'a pas atteint les chiffres fixés par le plan, à cause des difficultés de transport et du manque de capacité des entrepôts. Cela signifie qu'après trente ans de pratique de la « planification » la bu- ribucratie russe est encore capable de faire construire des ralfineries sans résoudre en même temps le problème du transport du pétrole jusqu'à ces raffineries ou de son entre- posage! Qui ne voit que de telles « ne sont pas accidentelles, mais résultent intrinsèquement du mode de planification bureaucratique ? Mais la cause fondamentale du manque d'énergie réside dans la crise de la production charbonnière. Cette crise exprime le même conflit entre les mineurs et les dirigeants de la production qui sévit également en France, en Angle- terre ou en Allemagne, et qui empêche aussi ces pays de développer leur production de charbon malgré le besoin im- périeux qu'ils en ont. Les conditions de travail dans les mines d'Europe orientale ne le cèdent en rien à celles des pays capitalistes occidentaux; de sorte que, bien que les salaires payés aux mineurs soient supérieurs à ceux des autres branches de l'industrie, les ouvriers fuient les mines dès qu'ils le peuvent, exactement comme dans les pays occi- dentaux. En Russie, les mines de Donets n'ont pas réalisé leur plan au premier semestre de 1956, à cause du manque de main-d'oeuvre. En Tchécoslovaquie, l'absentéisme des mi- neurs était de 9 % en 1937 (c'est-à-dire, un mineur ne se 144 Ou- présentait pas à son équipe 9 fois sur 100); il a été de 18 % au premier semestre 1956. « La situation du point de vue de la main-d'æuvre dans les mines de charbon tchécoslova. ques est en fait considérée comme tellement sérieuse que le Gouvernement a récemment formellement interdit aux vriers de ce secteur de le quitter mesure d'autant plus frappante, que la tendance actuelle en Russie et dans d'autres pays d'Europe orientale est vers une plus grande liberté dans le choix de l'emploi » (C.E.E., ib., p. 25). En Pologne, le plus important producteur de charbon parmi les pays satellites et un des principaux producteurs d'Europe, la production ne se développant guère (+ 3 % de 1954 à 1955, + 2 % entre le premier semestre 1955 et le pre- mier semestre 1956), le programme d'exportation de char- bon a dû être réduit, de 24,3 millions de tonnes en 1955 i 21 millions en 1956. Les exportations de charbon polonaises étant surtout dirigées vers les autres pays satellites, la C.E.E. estime que « les répercussions de cette réduction sur les éco- nomies d'autres pays d'Europe orientale seront inévitable. ment sérieuses » (ib., p. 27). La crise des charbonnages polo- nais résulte surtout d'après la C.E.E., du manque de main. d'œuvre et nous reviendrons sur les causes de ce manque. Mais elle résulte aussi d'une baisse du rendement. Gomulka, dans un passage de son discours devant le Comité Central du parti polonais (4), constate que le rendement journalier de l'équipe de fond dans les mines polonaises a diiminué de 7,7 % entre 1949 et 1955 (dans tous les pays capitaliste, le rendement augmentait pendant cette période). Du même pas- sage de ce discours il ressort que l'essentiel de l'augmentation de la production polonaise de charbon entre 1949 et 1955 est dû aux heures supplémentaires effectuées par les mineurs cette bonne vieille méthode capitaliste. Absentéisme, désertion de la mine, baisse du rendement jusqu'ici inconnue dans l'histoire de l'industrie moderne que signifie tout cela sinon le refus le plus acharné des mi- neurs exploités de coopérer à la production? Et quelle est la réponse de la bureaucratie à cette situation? C'est Gomulka qui la décrit en ces termes : « On a instauré comme règle le travail du dimanche, ce qui ne pou- vait que ruiner la santé et les forces du mineur, et rendro impossible l'entretien adéquat de l'équipement minier. On a imposé à beaucoup de nos mineurs un travail de soldat et de prisonnier. » Comment la bureaucratie ne voit-elle pas que cette ré. ponse, cette « solution » donnée au problème créé par le refus des mineurs sur-exploités d'accepter son système, ne fait qu'aggraver au décuple la crise existant au départ? C'est (4) Passage cité en entier p. 81 de ce numéro de Socialisme ou Barbarie. 145 qu'elle partage l'optique et la mentalité de toutes les classes exploiteuses : la contrainte doit forcer l'ouvrier au travail. Et elle a raison. Car dans son système, comme dans tout sys- tème basé sur l'exploitation, il n'y a qu'une méthode, une logique: la logique de la contrainte du producteur par les dirigeants, contrainte physique directe ou contrainte écono- mique indirecte. On voit sur ces exemples à la fois ce que vaut la « pla- nification » de la bureaucratie et quelles sont les racines les plus profondes de son échec. Son propre système - le men- songe, la terreur, le manque de contrôle, le gonflement sys- tématique des résultats, la peur de paraître « critiquer » les instances supérieures en montrant que leurs directives sont irréalisables condamne inévitablement la bureaucratie à planifier mal, à planifier de façon intrinsèquement erronée. Mais il y a beaucoup plus : la bureaucratie prend pour cer- tain que les ouvriers produiront ce qu'on leur dit de pro- duire, d'après des normes fixées d'en haut (et constamment accélérées). La bureaucratie décide sur le papier que les mineurs produiront tant pour cent de plus (ses représen- tants et ses garde-chiourmes dans les mines sont chargés d'y forcer le mineur) et, sur cette hypothèse, elle bâtit tant bien que mal le reste de son « plan » : le charbon ira dans telles fonderies ou aciéries, qui produiront tant d'acier, qui servira aux laminoires pour fabriquer tont le tôles, etc... Mais les mineurs quittent la mine, et ceux qui restent diminuent leur rendement. Le charbon n'est pas produit, et tout le plan est par terre. (Tout plan comporte bien entendu une certaine élasti- cité: plusieurs secteurs ont une production flexible dans des marges importantes, il y a des substituts, les stocks peuvent être diminués ou augmentés, etc... L'utilisation intelligente de cette flexibilité est cependant difficile pour la bureau- cratie, pour les mêmes raisons qui lui rendent impossible une planification intelligente. Mais de toute façon, lorsqu'à une planification déjà intrinsèquement mauvaise, vient s'ajouter la résistance des ouvriers à la production dans des secteurs essentiels, aucune élasticité au monde ne peut résorber la perturbation qui en résulte. Le gâchis se propage de façon cumulative de secteur à secteur, et il n'y a dès lors rien d'étannant si l'ensemble de l'appareil productif ne fonctionne quà 70, 60 ou 50 % de sa capacité.) La crise de la productivité « Nationalisation » et « planification » n'ont en rien changé la situation réelle de l'ouvrier dans la production. L'ouvrier est resté un simple exécutant, à qui les méthodes bureaucratiques de direction de la production non simple- ment dénient touts initiative, mais qu'elles transforment en pur et simple appendice de la machine. « Travail de soldat 146 et de prisonnier », dit Gomulka en parlant des mineurs po- lonais. Mais d'après Lange, cette situation est absolument générale dans l'industrie polonaise : « Nous avons géré l'éco- nomie avec les méthodes spécifiques de l' « économie de guerre », c'est-à-dire à l'aide de méthodes consistant en pro- clamations de caractère moral et politique et en ordres de nature juridique et administrative, en moyens divers de con- trainte extra-économique ». De là résulte la résistance des ouvriers à la production et à l'exécution des plans ressenties à juste titre comme de l'exploitation pure et simple. Cette résistance se répercute sur la productivité de l'économie de plusieurs façons, et aboutit à une crise terrible de désorganisation : a) La résistance à l'exploitation se traduit par une baisse de la productivité comme effort de la part de l'ouvrier (au sens le plus simple du mot effort); c'est là, par exemple, la cause essentielle de la baisse du rendement dans les mines constatée par Gomulka. b) Elle se traduit en même temps comme disparition du minimum de gestion et d'organisation collective et spontanée de leur travail normalement et obligatoirement déployées par les ouvriers. Aucune usine moderne ne pourrait fonctionner pendant vingt-quatre heures sans cette organisation sponta- née du travail qu'effectuent les groupes d'ouvriers indépen- damment de la direction officielle de l'entreprise, en bou- chant les trous des directives de production officielles, en parant aux imprévus et aux défaillances régulières du maté- riel, en compensant les erreurs de la direction, etc... Dans les conditions « normales » de l'exploitation, les ouvriers sont déchirés entre la nécessité de s'organiser aingi pour effectuer leur travail autrement cela se répercute et leur désir naturel de le faire, d'un côté; et de l'autre côté, la conscience que ce faisant ils ne servent que les intérêts du patron, à quoi s'ajoutent d'ailleurs les efforts continus de l'appareil de direction de l'usine visant à « di- riger » tous les aspects de l'activité des ouvriers, qui n'ont fréquemment comme résultat que de les empêcher de s'organiser. Il était réservé au ( socialisme » de la bureaucratie de réaliser ce que le capitalisme n'avait jamais pu faire: tuer presque complètement la créativité des ouvriers, supprimer presque entièrement leur tendance à organiser spontanément ces aspects de leur activité que personne d'autre qu'eux ne peut jamais organiser. Voici ce qu'en dit Lange: « Nous observons depuis plusieurs années déjà une indif- férence croissante à l'égard du travail, dans l'appareil admi- nistratif, de distribution et des services. Cette indifférence paralyse notre vie quotidienne. Actuellement clle gagne éga- lement les rangs de la classe ouvrière qui, étant la partie la plus consciente – du point de vue social et politique — de la nation, s'y était le plus longtemps opposée... L'attitude sur eux 147 nihiliste d'une grande partie des travailleurs découle tant du bas niveau de vie que du fait qu'ils doutent que la politique économique qui exige des masses laborieuses de tels sacri. fices soit juste et fondée. » (5) c) La résistance à l'exploitation aboutit à une baisse de la productivité qualitative : « ...Cette attitude psychologique renforce le processus de distension dans l'économie nationale. Dans l'industrie, le gaspillage et la mauvaise qualité des pro- duits deviennent des graves problèmes économiques. Dans la phase du début, cela se faisait sentir dans la fabrication des articles de consommation. La baisse de la qualité de ces arti- cles fut un important élément empêchant d'améliorer le ni- veau de vie, sans freiner pourtant le processus de production. Actuellement, la production d'articles défectueux a atteint la fabrication des machines, des appareils, des outils, du maté- riel de transport, des produits finis. Ce fait menace de freinsr le cycle technique de production, de désarticuler la base pro- ductive de l'économie nationale ». (6) d) Le résultat combiné de tout ce qui précède, s'est l'effondrement du plan bureaucratique, et la crise de la pro- ductivité considérée comme rendement d'ensemble de l'appa- reil économique : ce sont « les arrêts de la production et l'uti- lisation partielle du potentiel productif existant, le gaspil- lage de capital et de matières premières, le mauvais appro- visionnement de la population », constatés par Lange dans un passage déjà cité de son article. Nous n'avons considéré jusqu'ici que l'incapacité de la bureaucratie de planifier rationnellement en tant qu'elle ré- sulte de la résistance des ouvriers à l'exploitation. C'est en effet dans cette résistance que se trouve la cause fondamentale de l'échec de tout plan, de toute direction imposée de l'exté- rieur aux producteurs. Mais à cette cause s'en ajoutent d'autres, qui tiennent à la nature même de la bureaucratie. Nous n'en mentionnerons que deux. D'abord, la planificution est impossible sans une infor. mation exacte et rapide, en particulier sur les résultats de la production en cours. Or, dans un système bureaucratique, la situation des bureaucrates individuels ou de groupes de bu- reaucrates occupant telle ou telle place dans l'appareil de production, dépend des résultats qu'« ils » ont obtenus - an réalité ou en apparence. Et, à moins d'installer un sys. tème de contrôles se prolongeant à l'infini, la bureaucratia centrale est obligée la plupart du temps de se contenter des résultats apparents. Tout au plus peut-elle contrôler la quan- tité, nais non la qualité de la production. Il en résulte une tendance ineluctable des bureaucrates dirigeant les usines on les secteurs particuliers de l'économie à gonfler les résulta:s (5) Ib., pp. 73, 78. (6) Ib., p. 73. L48 qu'ils ont obtenus de sorte que la planification centrale s'appuie pour une large part sur des données imaginaires. Voilà ce qu'en dit 0. Lange : « Il faut en finir avec la course aux indices purement quantitatifs obtenus au détriment de la qualité, qui laisse à désirer, et à des prix de revient trop élevés. Cela aboutit en effet à des résultats purement fictifs, à la consommation de matières premières et de travail humain pour une production ne donnant pas l'effet économique cherché ni même, fré- quemment, l'effet technique attendu (par exemple, ces ma- chines agricoles qui après quelques semaines, sont hors: d'usage) ». (7) Deuxièmement, le système bureaucratique étant un sys- tème « fonctionnarisé », le problème de la nomination des individus à divers postes et de leur promotion devient un pro- blème fondamental. Or, la bureaucratie ne dispose d'aucune méthode « objective pour résoudre ce problème. Par contre, une grande partie de l'activité des bureaucrates comme indi- vidus consiste à essayer par tous les moyens de résoudre leur problème personnel. Il en résulte que le fonctionnement de cliques et de clans acquiert une importance sociologique et économique fondamentale, et qu'il vicie radicalement toute la « politique du personnel » de haut en bas de l'économie nationale donc cette économie nationale elle même. Dans l'article déjà cité, Lange affirme que la politique du person- nel est en Pologne « entièrement indépendante des résultats professionnels d'un travailleur donné », qu'elle se base sur une « appréciation bureaucratique s'étayant sur des enquêtes et tenant compte des coteries et des amitiés », qu'elle aboutit à « remplacer des techniciens expérimentés par des gens sans qualification professionnelle, dont la loyauté politique n'était souvent qu'apparente et souvent même par des gens de mora- lité douteuse ». Constatant qu'il y a eu « un abaissement général du niveau des cadres dans tous les domaines de l'économie nationale », Lange demande qu'on liquide le « piston » et le « copinage ». Ceux qui ont la moindre expérience du fonctionnement d'une grosse entreprise capitaliste savent que l'appareil bureaucratique qui la dirige souffre exactement des mêmes vices, aussi bien quant à l' «information » que quant à la « politique du personnel ». La situation dans les usines russes La résistance des ouvriers des pays satellites à l'exploi- tation et la mise en échec de la planification bureaucratique qui en résulte sont, on l'a vu, reconnues aujourd'hui par les porte-paroles officiels de la bureaucratie. On ne dispose pas de documents d'une portée comparable pour ce qui est de (7) Ib., p. 74. 149 la Russie. Mais une analyse attentive des compte-rendus du XXe Congrès du P.C.U.S. conduit à des conclusions analogues. La bureaucratie russe, tout en se félicitant de l' « en- thousiasme » et du « labeur héroïque » de ses ouvriers, insiste à mille reprises, par la bouche de ses représentants qualifiés, sur la nécessité absolue d'intéresser matérielle- ment les ouvriers individuels aux résultats de la production, de lier les salaires à la « qualité et la quantité » du travail fourni etc. Elle s'inflige ainsi à elle même le plus violent des démentis; car, si l' « enthousiasme » des ouvriers pour la production était tellement grand, point ne serait besoin de s'acharner sur la nécessité du salaire au rendement. Celui-ci prouve, en Russie comme dans les pays occidentaux, que l'ou- vrier est foncièrement hostile à l'accroissement de la produc- tion, car il voit dans celui-ci un accroissement de son exploi- tation, et que le seul moyen de l'y intéresser, c'est l'appât de la prime. Mais en même temps, la bureaucratie est obligée d'avouer que le système des primes individuelles est cons- tamment mis au rancard sous la pression des ouvriers. Ainsi Kroutchev se plaint de ce que « l'on constate dans le sys- tème des salaires et des tarifs beaucoup de désordre et de confusion... Il arrive fréquemment que les salaires soient uniformisés... Il faut appliquer avec conséquence le principe de l'intéressement matériel personnel des travailleurs... Il est nécessaire... de faire dépendre directement le salaire de la qualité du travail fourni par chaque travailleur et d'utiliser à fond le puissant levier de l'intéressement matériel pour augmenter la productivité du travail. » (8). Il critique cer- taines tendances « utopiques », chez lesquelles « on a vu fleurir le dédain envers le principe socialiste selon lequel le travailleur doit être matériellement intéressé au résultat de son labeur ». (9) Boulganine dit froidement: « Au fond, les normes sont actuellement définies non par le niveau technique et d'orga- nisation du travail, mais par le désir de les adapter à un niveau de salaires déterminé. » (10) Kaganovitch explique: « Le caractère désuet du système des tarifs est le principal défaut de l'organisation des salaires. Les tarifs qui sont à la base des salaires ont particulièrement vieilli dans la plupart des branches de l'industrie. Entre 1940 et 1955 les salaires moyens des ouvriers et des employés ont plus que doublé. Or, les taux n'ont presque pas changé. Il en a résulté un gros décalage entre le salaire accru et le tarif des salaires des ou- vriers. Pour maintenir le niveau des salaires atteint, on main- tient les tâches à un bas niveau. Ainsi, le tarif des salaires et les normes de production ne constituent plus le principe orga- (8) Rapport d'activité de N. Kroutchev. a XX° Congrès du P.C.U.S. », éd. des Cahiers du Communisme, p. 78. (9) Ib., p. 116. (10) Ib. 9. 164. 150 nisateur essentiel dans les questions d'accroissement du ren- dement du travail et celles des salaires, la moitié environ du salaire étant obtenue au compte du dépassement des tâches, des primes et d'autres payements supplémentaires. En raison des multiples modifications qui y ont été introduites depuis vingt ans, le barême contient des éléments de nivellement. Le décalage qui existe entre les bas taux de salaire et les salaires réels est une des causes qui font que dans notre industrie les normes de travail sont mal établies ». (11) Enfin, Chvernik dit: « Il convient d'introduire plus résolument des « tâ nes » justifiées par le rendement de l'outillage, de renoncer à la fixation des tâches basée sur l'esprit de camaraderie, et de les revoir en fonction de l'évolution des procédés de fabri- cation, de l'organisation de la production et des autres amé- liorations des conditions de travail qui assureront l'accrois- sement de la productivité du travail » (12) Ni Taylor, ni un patron capitaliste quelconque n'éprou- veraient la moindre difficulté à signer ces phrases. On n'y constate pas seulement que la bureaucratie russe, pas plus que le capitalisme français, anglais ou américain, ne peut s'appuyer sur l' « enthousiasme » des ouvriers pour la pro- duction, et que le seul moyen dont elle dispose sont les pri- mes au rendement. On voit en même temps que, exactement comme dans l'usine capitaliste traditionnelle, ces primes sont utilisées comme une gigantesque fraude. On dit d'abord aux ouvriers : si vous dépassez de 20 % la norme, votre salaire sera de 20 % plus élevé. Une fois que la norme est dépassée, sous prétexte que l'outillage a été modifié ou sans prétexte, on dit: il a été démontré que tout le monde peut réaliser 120 %, donc il est « techniquement justifié » que la norme soit portée désormais à 120 %. Bien entendu, ceux qui réali. seront 20 % de plus de la nouvelle norme, seront payés en conséquence. C'est exactement ce que disent Kaganovitch et Chvernik dans les citations données plus haut. Et les argu- ments concernant les « améliorations de l'outillage » ne va- lent pas plus dans ce cas que lorsqu'ils sont mis en avant par les capitalistes. Car cet outillage, ce sont encore les ouvriers qui l'ont produit, et ce sont les ouvriers qui l'ont payé - avec la partie non rémunérée de leur travail; si donc il améliore le rendement, il n'y a que les ouvriers qui doivent en profiter. Mais il y a beaucoup plus. La bureaucratie prétend diri- ger l'économie, et en particulier, fixer les salaires par le moyen de tarifs de base et de primes au rendement. En fait, on s'aperçoit à la lumière de ces citations qu'elle ne parvient à diriger que très partiellement. Depuis vingt-cinq ans, elle proclame que le salaire doit être adapté au rendement indi- viduel; elle invente le stakhanovisme, elle crée des « héros (11) Ib., p. 345. (12) Ib., p. 402. 151 avec du travail », etc. Et que voit-on? Que la pression ouvrière dans les entreprises est telle, que « les normes sont actuelle. ment définies non par le niveau technique et d'organisation du travail, mais par le désir de les adapter à un niveau de selaires déterminé ». « Le tarif des salaires et les normes de production ne constituent plus le principe organisateur essen- tiel dans les questions d'accroissement du rendement du tra- vail et celles de salaires », dit Kaganovitch. Il vaudrait autant qu'il dise: Depuis vingt-cinq ans, nous n'avons fait que battre du vent quant à l'organisation du travail et des salaires. Com- ment une « planification » basée sur un tarif donné de sa- laires et des normes données de production peut-elle fons tionner, si ce tarif et ces normes « ne sont plus le principe organisateur essentiel » ? Ce que Chvernik appelle poliment « la fixation des tâches basée sur l'esprit de camaraderie », signifie en clair ceci: ni les primes au rendement, ni le stakhanovisme, ni le Guépéou, ni les camps de concentration ne donnent au directeur d'usine russe les moyens de disci. pliner les ouvriers et de leur imposer purement et simplement des normes et des taux de rémunération. Il est obligé de composer eux. Et c'est évident pourquoi. Il suffit que les ouvriers sabotent systématiquement et en y mettant les formes la production, pour que l'entreprise ne réalise pas son « plan » et que le directeur y perde sa tête ou sa place. Le directeur fait donc obligatoirement des concessions, et par contre-coup il triche avec le « plan ». Ce que vaut la « planification » dans ces conditions du point de vue strictement technique, s'entend - ne se comprend que trop facilement. Un autre aspect fondamental de la lutte ouvrière, c'est l'uniformisation dont se plain Kroutchev, « les éléments de nivellement qui rendent malheureux Kaganovitch. Cela signifie en clair: non seulement le directeur de l'usine sou- vent (13) ne parvient pas à contrôler la masse totale des salaires dans l'entreprise, - c'est-à-dire les ouvriers exigent une rémunération globale donnée, à un rythme de travail donné, que le directeur ensuite « justifie » devant les auto- rités supérieures en inventant des normes de travail qui y correspondent mais il ne réussit pas à déterminer non plus la répartition de ce salaire au sein de l'entreprise. Visi- blement les ouvriers réussissent que la fixation des normes se fasse de telle façon, que tout le monde dans la production (les traitements des bureaucrates sont une autre affaire) ait à peu près le même salaire en faisant un travail « honnête ». 7 13) Combien souvent, on ne peut pas dire. Pour que ces idées re- viennent comme une obsession dans les principaux discours des dirigeants, il faut que la situation réelle qu'ils veulent combattre atteigne des sec- teurs considérables de la production. C'est ce que nous sommes incités à penser. Mais pour ce que nous voulons montrer, l'étendue du phénomène a relativement peu d'importance; son existence, irrefutablement prouvée par les discours 'officiels, suffit. 152 On constate donc que dans l'usine russe la lutte des ouvriers contre les différenciations de salaire va aussi loin, sinon plus, que dans l'usine française ou américaine. On connaît l'impor- tance que les revendications dirigées contre la hiérarchie ont pris en Pologne et dans la révolution hongroise. La stagnation du niveau de vie des ouvriers et les revenus des bureaucrates au Les statistiques officielles de la bureaucratie annoncent, année après année, des augmentations importantes du niveau de vie de la population. Un des thèmes favoris de la propa- gande stalinienne en France et ailleurs est qu'en Russie et dans les « démocraties populaires » le niveau de vie s'élève rapidement, tandis qu'il stagnerait ou même reculerait dans les pays capitalistes. En fait, le développement rapide du niveau de vie (ra- pide par comparaison aux périodes antérieures de l'histoire économique) est un phénomène général des économies mo- dernes, en particulier des pays industriels développés. Les statistiques le démontrent amplement; et c'est un fait que l'expérience individuelle permet à chacun de constater. La différence sous ce rapport entre les pays du capitalisme privé, et les pays de capitalisme bureaucratique, si elle est réelle, ne peut être qu'une différence de degré. Mais même comme telle, il est douteux qu'elle existe. Pour 1955, les chiffres officiels concernant le « volume des ventes détail des magasins d'Etat et des coopératives » donnent les accroissements suivants par rapport à 1954: Russie, 5 %; Allemagne orientale, 6 %; Bulgarie, 12 %; Hongrie, 5 %; Pologne 11 %; Roumanie, 5 %; Tchécoslovaquie, 11 %; (C.E.E., ib., p. 34-35). Dans la mesure où ces chiffres laissent en dehors les « ventes du marché libre », qui concernent essentiellement une partie des produits alimentaires et doi. vent donc augmenter plus lentement au fur et à mesure que le niveau de vie s'élève, ils surestiment plutôt l'augmentation de la consommation totale. Quoiqu'il en soit, il suffit de les comparer avec les pourcentages d'augmentation de la consom- mation privée dans les pays occidentaux pour constater qu'ils n'ont rien d'exceptionnel : d'après le Bulletin Statistique l'O.E.C.E. (septembre 1956, pp. 103-118), la consommation privée pendant la même période augmentait de 10 % en Autriche, 1 % en Belgique, 7,5 % en France, 11% en Alle- magne occidentale, 4% en Italie, 7,5 % aux Pays-Bas, 3 % en Suède et au Royaume-Uni, 7 % au Canada, 7,5 % aux Etats-Unis. Une comparaison rigoureuse devrait embrasser plusieurs années et tenir compte de divers autres éléments mais la similitude fondamentale des situations est in- contestable. 153 En deuxième lieu, les pourcentages globaux d'augmenta- tion de la consommation publiés par les pays de l'Est mas- quent tout autant que ceux publiés par les pays capita- listes - le fait que la progression de certaines catégories de revenus, et plus précisément des revenus des catégories privi. légiées, peut être plus rapide que celle des salaires ouvriers. On reviendra plus loin sur l'importance de la différenciation des revenus dans les pays bureaucratiques. Il suffit de rap- peler qu'une augmentation globale de la « consommation » de 5 % peut signifier une augmentation de 0 % de la con- sommation des ouvriers et de 20 % de la consommation des bureaucrates. Mais le plus important est que les chiffres publiés par la bureaucratie sont pour la plus grande part faux. Ils sont souvent faux en partie dans les pays capitalistes, notamment du fait que les indices de prix utilisés ne sont pas représen- tatifs ou sont même délibérément manipulés (c'est ce qui se passe en ce moment en France). Mais ils ne le sont pratique- ment jamais au degré où ils le sont dans le cas des pays d'Europe orientale. Il a fallu la crise polonaise pour qu'on se rende compte de l'étendue de ces falsifications. D'après Gomulka, l'augmentation de 27 % des salaires réels en Pologne pendant la période du Plan sexennal (1949- 1955) était « une simple jonglerie de chiffres, qui n'a trompé personne et n'a fait qu'irriter davantage les gens ». Cela si- gnifie que l'augmentation de 11 % en 1955 indiquée plus haut pour ce pays est en grande partie ou totalement imaginaire. Voilà d'ailleurs ce qu'en disait, six mois avant Gomulka, la Commission Economique pour l'Europe : « Pendant les six années qui vont de 1949 à 1955, le salaire nominal moyen en Pologne a augmenté de 130 % et l'indice officiel des prix de détail de 80 %. Si l'on rapproche ces deux chiffres, on arrive à la conclusion que le salaire net c'est-à-dire réel - P. Ch.) a augmenté de 28 %; cependant, cette proportion... est certai- nement trop élevée... Si l'on calcule grosso modo le prix d'achat des marchandises et services choisis jusqu'en 1949 pour l'établissement de l'indice du coût de la vie, on obtient un pourcentage de hausse de 130 %, ce qui correspond à peu près à la hausse du salaire nominal moyen. Mais, là encore, il se peut que ce résultat soit assez éloigné de la vérité, ne se- rait-ce qu'à cause du choix des marchandises qui entrent dans le budget familial et qui n'est pas très satisfaisant. Quoi qu'il en soit, on ne peut guère éviter de conclure que le salaire réel dans les branches d'activité les moins favorisées semble avoir baissé non seulement par rapport aux autres branches, mais aussi en valeur absolue » (Bulletin Economique, mai 1956, p. 33-34). Autrement dit: sur la base de l'indice des prix utilisé jusqu'en 1949, et qui déjà n'était pas « très satisfaisant », l'augmentation du salaire réel pendant six and en Pologne a été nulle. Et, plus forte que Ramadier, la bureaucratie polo- 154 naise a confectionné un indice truqué, pour persuader les gens... qu'ils vivaient mieux. D'autre part, le niveau de vie se détériore en fonction d'un facteur qui n'a pas de représentation statistique: la crise de la productivité se traduisant par la baisse de la qualité des marchandises. Lange dit : « la baisse de la qualité des articles de consommation fut un important élément empêchant d'amé. liorer le niveau de vie. » (p. 73) La Commission Economique pour l'Europe écrit (Bulletin d'août 1956, p. 34): « La pro- blème du choix et de la qualité - la Tchécoslovaquie peut- être exceptée - continue à être d'une importance extrême pour le consommateur, malgré des améliorations récentes... En Hongrie, pendant les six dernières années, la qualité de nombre de biens de consommation s'est détériorée, par suite d'un effort exagéré visant les résultats quantitatifs. Comme dans ces conditions le renouvellement des achats avec une fré- quence plus grande est devenu nécessaire, cause de la qua- lité inférieure des marchandises, les salaires réels ont été en fait réduits d'autant (citation du Szabad Nep du 19 juin 56)». A côté de cette situation des ouvriers, la consommation des couches bureaucratiques privilégiées s'est développée sans frein. Nous ne pouvons pas nous étendre ici sur cette question, car le caractère fragmentaire des données statistiques exige- rait une analyse trop détaillée. Il nous suffit de citer Lange, qui constate qu' « un appareil bureaucratique pléthorique a proliféré dans tous les domaines de l'économie nationale. Cet appareil freine le bon fonctionnement de l'économie et absorbe de façon non productive une partie excessive du revenu national. » (p. 78). Mais nous pouvons affirmer ceci: compte tenu du fait que les revenus des capitalistes dans les pays occidentaux sont destinés pour une grande partie à fi- nancer l'investissement, qui est, dans les pays bureaucratiques, financé par l' « Etat », la distribution des revenus consomma- bles dans ces derniers ne semble guère moins inégale que dans les premiers. Lorsqu'un bureaucrate jouit, comme cela arrive fréquemment, d'un revenu (qui combine son salaire officiel et les divers « avantages en nature » dont il bénéficie) vingt, trente ou cinquante fois supérieur au salaire moyen de l'ouvrier, il faut penser que ce revenu est consacré exclusive- ment à sa consommation, et le comparer non pas au revenu d'un capitaliste français ou anglais, mais à la consommation de ce dernier, Le sens de la critique des ouvriers Les staliniens, en France et ailleurs, veulent expliquer la révolte ouvrière en Pologne et en Hongrie par le bas niveau de vie absolu, et ce dernier, à son tour, par la pau- vreté de ces pays, leur caractère arriéré, les destructions de la guerre, etc... 155 Ici encore, comme dans toute leur propagande, les stali- niens sont de plus en plus réduits à des absurdités. La classe ouvrière ne se révolte pas contre le bas niveau de vie comme tel, dans l'absolu notion qui n'a d'ailleurs guère de sens. La classe ouvrière se révolte contre la stagnation de son ni. veau de vie au bout de plusieurs années de travail inhumain; elle se révolte contre sa misère comparée au luxe des para- sites bureaucratiques; elle se révolte enfin et surtout contro le gaspillage immense que crée la bureaucratie dans les usines et dans l'économie, contre le fait qu'on lui rogne des demi.. secondes sur les temps alloués sous prétexte d'augmenter la production, pendant qu'au même moment, des millions d'heures de travail social sont purement et simplement dé- truites par l'anarchie et l'incapacité des chefs géniaux. Les revendications ouvrières en Hongrie, principalement dirigées contre la hiérarchie et visant la gestion ouvrière des usines, le montrent clairement. L'EVOLUTION POLITIQUE ET LA « DESTALINISATION » La bureaucratie se prétend « communiste ». Elle a orga- nisé l'économie de façon soi-disant « socialiste »; elle a natio- nalisé les usines, elle a soumis la production à un «. plan ». Mais elle n'a rien changé à la situation réelle des ouvriers. Dans la production, les ouvriers restent soumis au pouvoir total de l'appareil de direction de l'usine. De cet appareil de direction, le personnel seul a été changé - et pas toujours; mais son esprit, ses méthodes et son rôle restent exactement les mêmes que sous le capitalisme privé: extraire le plus de travail possible aux ouvriers, en combinant la contrainte directe, l'accélération des cadences, les primes au rendement; dénier aux ouvriers le moindre droit quant à l'organisation et au rythme de leur travail. Tout comme l'ouvrier français, anglais ou américain, l'ouvrier polonais, tchèque ou hongrois est transformé en un simple écrou de la machine, en un corps sans âme qui n'a rien à dire ni sur son propre travail, ni sur celui de son atelier ou de son usine. Sans droit de faire grève, la grève étant qualifiée de « crime contre l'état socialiste »); sans droit de former une organisation pour dé- fendre ses intérêts — l'organisation syndicale officielle n'étant qu'une succursale de la direction de l'usine, ayant comme fonction essentielle de pousser à l'augmentation du rende- ment; livré à l'arbitraire du moindre contremaître ou du moindre cadre du parti, l'ouvrier a vu l'exploitation s'abattre sur lui aussi lourde qu'auparavant, sinon davantage. Il a vu aussi que son exploitation servait les mêmes buts que sous le régime capitaliste privé: d'un côté, construire toujours plus de nouvelles usines et de nouvelles machines; 156 d'un autre côté, permettre une existence privilégiée à une couche de parasites qui n'étaient plus les anciens patrons, mais les bureaucrates dirigeants des usines, techniciens, militaires, intellectuels, dirigeants des syndicats, du parti et de l'Etat. Le prolétariat a vu que ce régime, se prétendant « com- muniste », n'était qu'une autre forme du régime capitaliste, dans laquelle la bureaucratie avait pris la place des patrons privés; que la « nationalisation » et la « planification » n'avaient rien changé à sa situation. La dictature totalitaire l'empêchait de s'organiser, de discuter librement, de lire ou d'écouter à la radio autre chose que les mensonges officiels. Mais la dictature totalitaire ne pouvait et ne pourra jamais empêcher les ouvriers de voir la réalité dans laquelle ils vivent: leur asservissement perpétuel à une couche de diri. geants qui ne font la plupart du temps que gaspiller leur tra- vail, toute la production organisée en vue de leur extorquer encore plus de rendement, leur misère opposée au luxe des parasites ni de ressentir comme le plus infâme des affronts les discours des dirigeants présentant tout cela comme le o socialisme » et le « règne de la classe ouvrière ». La dictature totalitaire ne pouvait pas non plus, et ne pourra jamais, empêcher les ouvriers de lutter contre l'ex- ploitation par le moyen qui est toujours à la disposition des exploités : le refus de coopérer à la production, manifesté d'une infinité de manières. L'industrie moderne ne peut absolument pas fonctionner sans un minimum de coopéra. tion des ouvriers, sans le déploiement de leur initiative et de leurs capacités d'organisation qui dépassent de loin ce que les ouvriers sont officiellement supposés faire et qu'il est impossible de leur extorquer par la contrainte. Dès 1950, la résistance des ouvriers au sein de la production atteignait un tel degré d'intensité que l'économie des pays satellites entrait dans une crise terrible, dont on ne mesure qu'aujourd'hui la profondeur. Cette situation n'est pas, répétons-le, exclusive aux pays satellites. Elle sévit également en U.R.S.S.. Mais elle est forcé- ment plus grave là où la bureaucratie est la plus récente, là où elle a été implantée le plus artificiellement; et surtout, là où elle se trouve devant un proletariat qui, ayant une existence plus ancienne, une conscience de classe plus formée, se laisse faire beaucoup moins facilement et réagit plus fer- mement à l'exploitation. En Russie, sous le régime stalinien, malgré l'incohérence et l'incapacité de la bureaucratie, il n'y a pas eu, de 1928 à 1941, de crise ouverte, essentiellement parce que le prolétariat était constamment dilué par un afflux énorme de jeunes paysans absorbés par l'industrie, pour qui l'entrée en usine signifiait objectivement et subjectivement un important progrès économique et social. Mais sans doute depuis la guerre, la tension monte dans les usines russes ; 157 c'est ainsi, comme on l'a vu, qu'au XXe Congrès les dirigeants de la bureaucratie ont été obligés de reconnaître que la plu- part du temps les directeurs d'usine en opposition à toutes les règles officielles étaient incapables de déterminer les normes de travail et que ces normes étaient en fait le résultat d'un compromis, en même temps d'ailleurs que les salaires distribués. Après la mort de Staline, la nouvelle équipe diri- geante a compris qu'elle ne pourrait plus pendant longtemps continuer à diriger par les vieilles méthodes autoritaires, et a essayé de prévenir un conflit par un certain nombre de concessions. C'était là le sens de la « déstalinisation ». (14) Elle y était poussée par la situation russe ; mais elle l'était autant par la situation dans les pays satellites, en par- ticulier ceux où un prolétariat ayant l'expérience du capi- talisme, ne confondait pas la construction de nouvelles usines avec le socialisme, savait que l'accumulation des instruments de production a été constamment le souci principal des pa- trons, et savait aussi, ce que le paysan bulgare ou ro roumain, transformé en ouvrier, est en train de découvrir et ce que le paysan chinois saura aussi d'ici quinze ou vingt ans, que quel que soit le rythme de progrès de la production et les miracles de l' « accumulation socialiste », son corps et son esprit sont de plus en plus asservis au rythme infernal des machines. Et c'est précisément dans ces pays satellites où une classe ouvrière avec une expérience du capitalisme existait déjà, que la révolte des ouvriers contre la bureaucratie a explosé ouvertement: En Allemagne orientale, où les ouvriers se sou- levaient en juin 1953, combattaient les armes à la main les bureaucrates soi-disant communistes, proclamaient : « les (C ...une autre (14) Nous écrivions dans cette revue, il y a trois ans: relation, moins apparente, est beaucoup plus importante: c'est le rôle qu'a joué dans le ralentissement du cours vers la guerre l'opposition du proletariat à l'exploitation, et en tout premier lieu l'opposition du pro- létariat russe. C'est parce qu'elle sentait son régime craquer sous l'oppo- sition des ouvriers, que la bureaucratie russe, Staline mort ou pas, était obligée d'accorder des concessions, qui entraînaient nécessairement une diminution des dépenses militaires et donc aussi une politique extérieure plus conciliante. Que cette opposition n'ait jamais pu se manifester av grand jour, ne change rien à l'affaire; les concessions de la bureaucratie russe, réelles ou apparentes, manifestent sa virulence, comme aussi après coup les luttes ouvrières en Tchécoslovaquie et en Allemagne orientale ». (Socialisme ou Barbarie, n° 13, janvier-mars 1954, p. 1). Bien entendu, la « déstalinisation » est un phénomène complexe, déterminé par une foule de facteurs. Si ces facteurs résultent tous en dernière analyse de la crise d'une société construite sur la scission radicale entre dirigeants et exécutants et sur leur opposition donc en fin de compte de la lutte des ouvriers contre la bureaucratie il n'en reste pas moins que cette crise présente divers aspects, parmi lesquels l'incapacité de la bureau- cratie à régler ses propres structures, les relations de ses institutions et de ses couches entre elles, est un des plus importants. Pour un examen approfondi des problèmes de la « déstalinisation », voir l'article de Claude Lefort, Le totalitarisme sans Staline L'U.R.S.S. dans une nou- velle phase, dans le n° 19 de cette revue, pp. 1 à 72. 158 se vrais communistes, c'est nous », et demandaient « un gouver- nement de métallurgistes ». Presqu'en même temps, des grè- ves et des émeutes ouvrières avaient lieu en Tchécoslovaquie. Aussi bien la bureaucratie russe que celle des pays satel- lites, essaya dès ce moment d' « adoucir » son cours. Sentant ses arrières rien moins que sûrs, elle se rapprocha des impé- rialistes occidentaux; elle réalisa un accord tacite avec eux sur un arrêt de la course aux armements, et, limitant sa pro- duction militaire, essaya d'apaiser les ouvriers par quelques concessions sur le niveau de vie. Puis, elle essaya de changer Bon visage politique: elle a voulu présenter Staline comme individuellement responsable de toute l'exploitation et de tous les crimes qu'elle avait commis, et affirma qu'elle allait ( démocratiser ». C'était là le sens politique du XXe Congrès. Si elle a pu ainsi tromper quelques intellectuels déso- rientés et diverses espèces d'épaves politiques, elle n'a pas trompé les ouvriers des pays qu'elle domine. Pour les ou- vriers, la « démocratie » n'a jamais signifié et ne signifiera jamais autre chose que cela : le droit de s'organiser eux-mêmes comme ils l'entendent, de pouvoir se réunir et s'exprimer librement. Tout le reste est pour eux, à juste titre, du bavar- dage. On en était et on en est toujours très loin, dans les pays bureaucratiques. La situation réelle n'était pas changée, ni de ce point de vue ni du point de vue économi- que. D'autre part, les ouvriers sentirent que la bureaucratie ne faisait pas ces concessions par bonne volonté, qu'elle , avait été effrayée par la révolte de Berlin-Est et les événe- ments de Thécoslovaquie, qu'elle ne cédait quelques bribes, que dans la mesure où les ouvriers l'avaient combattu ouver- tement et avaient essayé de la renverser. La leçon de 1953 n'avait pas été perdue pour les ouvriers d'Europe orientale : que seule la lutte paye, qu’une révolte d'un jour, même battue, fait plus pour améliorer le sort des ouvriers que dix ans de « planification » et de bavardages sur les « lende- mains qui chantent ». Les quelques « concessions » de la bu- reaucratie et les déclarations du XXe Congrès, les ouvriers les ont à juste titre interprétées pour ce qu'elles étaient: le signe d'une énorme faiblesse. Une effervescence extraordinaire s'empara dès lors de la plupart des pays satellites. Longtemps contenue dans les usines, la réaction ouvrière commença à percer au grand jour. Elle se refléta parmi tous les milieux sociaux, en particulier la jeunesse, - elle s'introduisit dans la base des organisations bureaucratiques, partis et syndicats, qu'elle commença à corroder. La bureaucratie se trouva rapidement incapable de mai- triser la révolte de la société. Par des mesures spasmodiques, réhabilitant les anciens « traîtres », promettant plus de li- berté, reconnaissant pitoyablement ses « erreurs », changeant son personnel dirigeant et le remplaçant par des bureaucrates 159 qui pouvaient faire figure des « gauchistes » ou d' « oppo. sants », elle essaya d'apaiser la population, de montrer que quelque chose était « réellement changé ». Le voyage de Kroutchev à Belgrade en juin, celui de Tito à Yalta en octo- bre, essayaient de démontrer que la Russie était désormais capable de reconnaître dans les faits l' « indépendance » des pays satellites, mais aussi, exprimaient l'angoisse crois- sante des bureaucrates de Moscou comme de ceux de Bel. grade devant le développement d'une révolte dont les uns et les autres sentent qu'il leur sera presque impossible d'évi- ter les répercussions chez eux. LA CRISE POLONAISE ET GOMULKA Rien n'y fit. En juillet, à Poznan, les ouvriers de l'usine Staline donnaient le signal d'une révolte ouverte contre le régime; ils défiaient les blindés, dont ils s'emparaient d'ail- leurs peu après en partie, avec la complicité des soldats et des cadres inférieurs de l'armée, il essayaient d'occuper les bâtiments gouvernementaux. Leurs mots d'ordre, simples et profonds, « du pain », « démocratie », « liberté », « c'est notre révolution », « à bas les bonzes » démontraient à la fois que la « déstalinisation » n'avait rien changé dans la réalité, et que les ouvriers, ayant fait l'expérience de la bu. reaucratie, étaient parfaitement capables d'identifier les hommes et le système responsables de l'exploitation. La révolte de Poznan fut battue; mais sa répercussion dans le pays et dans les autres pays satellites fut énorme. La bureaucratie polonaise, russe, yougoslave, les menteurs éhontés de L'Humanité essayèrent de la présenter comme un soulèvement d'éléments réactionnaires soutenus par les Ame- ricains. Mais personne dans les pays satellites n'a cru les mensonges de la bureaucratie sur la révolte de Poznan. L'at- titude des Yougoslaves, taisant systématiquement les procès de Poznan le montre clairement, s'il le fallait. Au con. traire. A la fois tous les signes visibles, et tout ce qu'on peut déduire des changements d'attitude de la bureaucratie, mon- trent que la révolte de Poznan a sonné un passage à l'attaque des ouvriers dans plusieurs pays en Pologne et en Hongrie en tout premier lieu. De juillet en octobre, la Pologne a vécu dans un état d'effervescence extraordinaire. Les masses commencèrent à envahir la scène politique. L'appareil bureaucratique stali. nien, qui avait déjà perdu avec la déstalinisation sa cohésion intérieure et beaucoup de postes de contrôle décisifs – par exemple la police politique se retournait contre lui trouva absolument incapable de dominer la situation. Les meetings se succédaient contredisant les mots d'ordre officiels, exprimant la méfiance des travailleurs face છે se 160 tous les bavardages habituels, demandant des changements réels. La base de l'appareil bureaucratique, les « militants >> du rang et les petits cadres, perdait toute sa cohésion. Subis- sant la pression énorme de la masse ouvrière, s'étant aperçu que toute l'idéologie sur laquelle elle avait vécu pendant des décennies s'écroulait (les dirigeants = chefs géniaux et in- faillibles, l'opposition = trahison, le parti = parti de la classe ouvrière, la nationalisation + la planification = socia- lisme, etc...) elle devenait sensible aux revendications ou- vrières. Elle transmettait cette pression à l'intérieur de l'appa. reil bureaucratique, dont les sommets, eux-mêmes décom. posés, saisis de peur, déchirés entre plusieurs lignes à suivre, n'ayant plus confiance dans Moscou où Kroutchev accu. mulait gaffe après gaffe, avec la résolution du C.C. du P.C.U.S. du 20 juillet d'abord, son voyage-éclair à Varsovie avec qua. torze généraux à la fin - ont pataugé pendant trois mois avant de trouver la a solution »: rappeler Gomulka, seule couverture « à gauche » possible en ce moment, à cause de son opposition à la tendance dominante depuis 1949, de son pessé « polonais » (chef du P.C. polonais depuis 1943 dans la clandestinité et de ce fait opposé aux émigrés de Moscou revenus en 1945) et « pro-titiste », de ses origines ouvrières. En rappelant Gomulka au pouvoir, la bureaucratie polo- naise savait qu'elle allait se heurter à Moscou, qui, plein de rage impuissante, voyait la situation échapper de plus en plus à son contrôle. Mais elle ne pouvait pas faire autrement. La liquidation de la fraction la plus compromise de la direc- tion stalinienne du parti, de l'Etat et de l'économie, était le minimum indispensable pour essayer de contenir le mouve. ment des masses qui était en train de prendre une ampleur extraordinaire. On sait maintenant que pendant la séance du Comité Central du parti polonais, le 20 et 21 octobre, qui rappela Gomulka au pouvoir, toute la population, ouvriers et étudiants en tête, était sur pied de guerre et prête à se battre contre un coup d'Etat de la fraction stalinienne. L'efferver. cence monta à son comble avec la nouvelle de l'arrivée de Kroutchev et de ses quatorze généraux à Varsovie. Les ou- vriers restèrent dans les usines, prêts à intervenir en masse contre un coup de force des Russes et de leur instrument, le maréchal Rokossowski. Des sections de l'armée et de la police politique étaient déjà sur pied de guerre. Les Russes com- prirent qu'il ne s'agirait pas dans ces conditions d'une simple « opération de police », encore moins d'un « coup d'Etat » d'une fraction polonaise contre une autre, et qu'ils devraient entreprendre des opérations militaires à l'échelle d'une véri. table guerre. Pensant pouvoir garder un minimum de con- trôle sur la situation en Pologne par l'intermédiaire du parti — ce qui s'avéra totalement impossible deux semaines plus tard à Budapest - ils opérèrent ce qu'ils pensaient sans doute être un recul tactique, 161 La situation révolutionnaire actuelle en Pologne et les contradictions du gomulkisme. La situation actuelle en Pologne, pour être historique- ment inédite, n'en est pas moins clairement une situation révolutionnaire. Les crimes odieux du régime antérieur sont étalés au grand jour, le caractère exploiteur et oppresseur de la bureaucratie au pouvoir pendant dix ans est devenu cons- cience commune, toute tentative de retour vers un régime même lointainement similaire est radicalement exclue, les tendances « restaurationnistes » (bourgeoises) sont prati. quement inexistantes. Des meetings d'ouvriers et d'étudiants se déroulent constamment, que personne ne pourrait inter- dire, où personne ne peut être empêché de dire ce qu'il pense. Des revendications y sont constamment formulées, et discu- tées, sur la hiérarchie des salaires, sur la gestion ouvrière des usines, sur la démocratie. D'autre part, on n'assiste pas encore à la formation d'organismes soviétiques des masses, de Conseils d'ouvriers ou de Comités analogues. Mais il y a une transformation extrê- mement profonde des organisations politiques et syndicales existantes. Le caractère du parti communiste du parti ouvrier unifié de Pologne — est changé. Quelles que soient les survivances du passé par endroits les noyaux staliniens pouvant subsister dans telle ou telle organisation du parti, les restes de mentalité bureaucratique un peu partout les militants et les cadres moyens du parti polonais dans leur grande majorité se situent actuellement sur un terrain com- muniste. L'effondrement du régime et de l'idéologie stali. nienne, la compréhension, dans la pratique, de ses origines et de ses conséquences, l'opposition à l'impérialisme russe, la leçon de la révolution hongroise, et par-dessus tout, la pres- sion et les exigences des masses ouvrières polonaises ont déjà complètement transformé la mentalité de ces militants. Ces facteurs sont extraordinairement renforcés par l'entrée de nouveaux éléments ouvriers dans le parti, porteurs de la men- talité et des exigences prolétariennes. Ces changements ne sont pas seulement psychologiques : ils s'inscrivent d'ores et déjà dans des faits objectifs, qui ne sont certes pas « irréver- sibles », mais qui ne pourraient être remis en question que par une longue évolution et au prix de nouveaux conflits : pour la première fois depuis 1927, la discussion est libre au sein d'un parti communiste. C'est là un fait d'une portée énorme. Dès maintenant, au sein du parti polonais, les gens repoussent la stupide théorie du « culte de la personnalité » et des « erreurs » de Staline ou de Béria : ils demandent que soit analysé le stalinisme c'est-à-dire en fait le capitalisme bureaucratique comme système total et cohérent, comme un tout économique, politique, social et idéologique. Des analyses allant dans ce sens que l'on peut juger timides de Paris, mais qui ont le mérite d’exister et d'être faites par des gens 162 ayant une expérience vécue du système bureaucratique paraissent déjà dans la presse polonaise. Des discussions commencent à avoir lieu même sur la conception léniniste du parti, et les critiques que formulait dès 1918 une révolution- naire polonaise, Rosa Luxembourg, contre la dictature du Co. mité Central sur le parti et du parti sur les masses, sont reti- rées des oubliettes staliniennes. Dans ces conditions, quels que soient le passé et les intentions subjectives des membres de la dirction du Parti, de Gomulka, d'Ochab, de Cyrankiewitz, il est évident qu'ils ne peuvent diriger que dans la mesure où ils marchent avec ce courant irrésistible. Des transformations analogues ont lieu au sein du mou- vement syndical. Depuis les journées d'octobre de Varsovie, le caractère des organisations syndicales se modifie. L'appa- reil bureaucratique des syndicats, dont la fonction sous le régime stalinien était de pousser les ouvriers au rendement, est en voie de liquidation. Les réunions syndicales, aupara- vant désertées, sont envahies par les ouvriers; et l'on a pu voir, lors du Congrès des Syndicats à Varsovie en novembre, les 120 délégués officiels composant théoriquement le Con- grès mis à l'écart par un millier de délégués envoyés sponta- nément par la base, qui ont bouleversé l'ordre du jour et le contenu du Congrès, ont imposé l'ouverture des « livres de comptes » au sens le plus total du terme des syndicats et ont transformé le Congrès en un réquisitoire implacable contre les méfaits de la bureaucratie syndicale. Autant les différences des situations en Pologne et en Hongrie sont importantes, autant leurs analogies profondes sont incontestables. Le mouvement des masses éduquées par l'expérience du capitalisme bureaucratique montre dans les deux cas une force extraordinaire. En Hongrie, cette force s'est traduite par la destruction de toutes les institu- tions existantes et le conflit ouvert avec l'impérialisme russe ; en Pologne, elle s'exprime par une transformation poussée du caractère des institutions les plus importantes, parti et syndicat, et par le recul infligé à l'impérialisme russe. La situation est donc entièrement ouverte en Pologne, et l'avenir du parti communiste l'est tout autant. En même temps, la révolution polonaise – et la politique du parti polonais sont prises dans une série de contradictions objec- tives. Mettre en lumière ces contradictions, essayer de les analyser dans la clarté, est la première condition pour pou- voir les surmonter. D'un côté, la révolution polonaise conduit à la des- truction de la domination de l'impérialisme russe pays; en même temps, elle forme une plaie ouverte au flanc du monde bureaucratique. Sa puissance de contagion est énorme; elle a déjà donné le signal à la révolution hongroise. Tous les exemplaires de Tribuna Ludu sont vendus quelques minutes après leur arrivée à Moscou, que la bureaucratie russe sur le 163 ne peut pas interdire. Mais en même temps, la révolution polonaise ne peut pas défier ouvertement la Russie. La bureau- cratie russe guette la révolution polonaise, prête à l'étrangler d'une façon ou d'une autre à la première occasion. La direction du parti polonais est obligée dans ces con- ditions de composer avec le Kremlin. L'accord russo-polonais signé lors du dernier voyage de Gomulka à Moscou présente, comme tout compromis, des côtés positifs et négatifs. En signant l'accord, la bureaucratie russe se rend beaucoup plus difficile une intervention ultérieure; elle a été obligée de reconnaître qu'elle a exploité la Pologne de 1945 à 1953; elle renonce à cette exploitation pour l'avenir et s'engage à fournir un aide économique. D'autre part, Gomulka est obligé d'accepter le stationnement des troupes russes en Pologne, qui contient des menaces pour l'avenir; et il signe une phrase approuvant en fait, quoique de façon indirecte, l'écra- sement de la révolution hongroise par les Russes (l'accord ne parle pas de l'intervention russe ni de Kadar, mais de l'appui des deux gouvernemenents polonais et russe « au gouverne- ment ouvrier et paysan de Hongrie »). C'est là déjà une con- cession sur les principes, qui peut se retourner un jour ou l'autre contre la Pologne elle-même. Le but de tout compromis est de gagner du temps. Dans les circonstances présentes, la révolution polonaise doit ga- gner du temps, d'un côté parce que la crise de la bureaucra- tie met d'ores et déjà la révolution prolétarienne à l'ordre du jour en Russie et ailleurs et de toute façon limite les possi. bilités d'intervention du Kremlin, d'un autre côté parce qu'elle doit pouvoir se continuer, s'étendre et s'approfondir en Pologne même. Et c'est surtout de ce dernier point de vue que le compromis passé avec la bureaucratie russe prendra sa signification définitive: il aura été positif, s'il aura permis le développement de la révolution dans le pays. Ce développement se trouve placé devant des contra- dictions tout aussi profondes que celles des relations exté- rieures. La situation économique léguée par le régime stali- nien est chaotique; la coordination des divers secteurs de production est à reprendre à partir de zéro; l'intégration de la paysannerie dans le circuit énocomique, après dix ans de spoliation du paysan par le moyen des livraisons obligatoires, de collectivisation forcée, présente des difficultés énormes. Sur le plan politique, et, plus profondément, de l'organisation de la vie sociale sous tous ses aspects, des organismes de masse n'existent pas quoique, comme on l'a vu, le caractère du parti communiste ait subi des transformations profondes. La bureaucratie stalinienne est constamment éliminée des postes dirigeants de l'économie et de l'Etat. Mais un appareil de direction « épuré » continue à gérer l'économie. L'appareil d'Etat a changé de personnel, mais non de caractère objectif; il reste un appareil séparé, formé par une bureaucratie per- manente et en principe inamovible. 164 Il faut s'arrêter ici et essayer d'approfondir l'examen de ces contradictions à partir du problème qui est le plus essen- tiel et qui de ce fait échappe à la vue de ceux qui aujourd'hui bavardent à la périphérie de la révolution polonaise - le problème de la gestion ouvrière de l'économie. La gestion ouvrière de la production est la conclusion évidente, indiscutable, consciente et explicite que les ouvriers des pays d'Europe orientale tirent de l'expérience du capita- lisme bureaucratique. Personne évidemment n'a, parmi eux, pensé un instant au retour des patrons privés. Mais personne non plus ne peut avoir désormais confiance en aucune sorte de bureaucratie dirigeante, même « démocratique >>, même « révolutionnaire ». Cette bureaucratie, nous la dénonçons ici depuis longtemps à partir de documents, de statistiques et de raisonnements. Mais l'ouvrier hongrois ou polonais en a fait l'expérience dans sa peau. Il en a fait l'expérience, non seulement comme d'une couche exploiteuse, mais comme d'une couche incapable de gérer la production. C'est la gestion bureaucratique de l'économie qui a fait faillite aux yeux du prolétariat d'Europe orientale. Dans la mesure où il agit, celui-ci est donc poussé inéluctablement à cette con- clusion : il ne reste d'autre solution que l'organisation de la production par les producteurs eux-mêmes. Le parti ouvrier polonais reconnaît cette situation et les demandes correspondantes des ouvriers. Il hésite cependant et il se propose d'instaurer, à titre pourrait-on dire expéri- mental, une sorte de gestion õuvrière dans certaines usines. Mais il ne peut pas s'agir d'expérimentation; dans la situation polonaise, la gestion ouvrière est la seule possibilité de re- mettre en marche rapidement l'économie et la production autrement au bout d'une période de chaos, il faudra revenir sous une forme ou sous une autre à un système bureaucra- tique pur et simple. Il ne peut pas s'agir non plus de limiter la gestion à quelques usines, ni de la limiter aux usines laissant les fonctions de coordination et de gestion de l'en- semble de l'économie à un appareil bureaucratique. D'un côté, si la gestion ouvrière est effective au sein des usines particulières — et non une mystification, comme la « co-gestion » de Tito - les ouvriers supprimeront la hiérar- chie, et ils supprimeront les normes de travail. La discipline de production sera établie par les ouvriers eux-mêmes et sera d'autant plus efficace. Mais cela ne peut pas se faire dans chaque usine sans coordination avec les autres ; car toute rationalisation de l'ensemble du processus productif devien- drait impossible. Cette rationalisation suppose, une fois la « concurrence » et le « marché ».capitaliste supprimés, qu'une règle générale est appliquée à toutes les unités de production particulières. Cette règle générale, il n'y a que deux façons de l'établir: ou bien par des normes de production abstraites et impersonnelles qui doivent être définies et imposées de en 165 l'extérieur et c'est la fonction d'un appareil bureaucrati- que séparé; ou bien elle se fera par des assemblées de repré- sentants des Conseils d'ouvriers de chaque entreprise, qui, par branches d'industrie, tâcheront d'uniformiser et de rationali. ser les méthodes et le rythme de production de façon vivante et en tenant compte des conditions concrètes de chaque entreprise. D'un autre côté, le Conseil ouvrier gérant une usine par- ticulière est obligé de s'occuper du reste de l'économie. Son approvisionnement en machines et matières premières, l'écou. lement de sa production en dépendent. Il distribuera des salaires, dont le pouvoir d'achat dépend de ce qui se passe partout ailleurs dans l'économie (et en particulier dans le secteur agraire). Le problème d'une direction centralisée de l'économie se pose ainsi dans toute son acuité. Lui aussi peut être résolu de deux façons : ou bien, les Conseils d'ouvriers se formeront, se fédéreront sur le plan national, compren- dront des représentants de Conseils de paysans par village ou par district, et assumeront l'ensemble des tâches de direction de l'économie, y compris les fonctions de « planification », seule voie conduisant au socialisme. Ou bien, les tâches de direction centrale resteront entre les mains d'une bureau- cratie séparée des producteurs, auquel cas une inversion du processus sera à la fin inévitable, et la gestion ouvrière des usines particulières elle-même perdra son contenu et se trans- formera en un moyen d'attacher les ouvriers à une producton sur laquelle ils n'auront à nouveau aucun pouvoir. Pour l'instant, le parti polonais a sur cette question une attitude hésitante et contradictoire. D'un côté, il affirme que son objectif final est la gestion ouvrière ; d'un autre côté, il hésite à s'engager dans sa voie. Le programme économique adopté par le Vſe Plenum de son Comité Central, en juillet (et dont les éléments se trouvent dans l'article de 0. Lange que nous avons cité à plusieurs reprises) n'était rien de plus qu'un programme d'assainissement et de mise en ordre de l'économie bureaucratique. Il entendait dépasser la crise de la produc- tion, le fameux « nihilisme » des ouvriers, par la réintro- duction des procédés typiquement capitalistes de l' « inté- ressement matériel » et des « stimulants économiques » clair par le travail au rendement. Il entendait dépasser l'anar- chie de la planification par la rationalisation de la hiérarchie qui devrait désormais être basée sur l' « efficacité économi- que » et non sur les « clans et les intrigues politiques ». Dans ce contexte, les appels à un « élargissement considérable de la participation des travailleurs à la direction des entrepri- » perdaient objectivement toute signification : tous les régimes d'exploitation en sont là aujourd'hui, depuis que la faillite de la direction bureaucratique de la production est devenu évidente aux yeux des exploiteurs eux-mêmes. Les comptes rendus du XXe Congrès du parti russe sont remplis d'appels aux dirigeants des usines visant à « associer les tra- en ses 166 vailleurs au fonctionnement des entreprises », et, en Occident, le capitalisme essaye à son tour de persuader les ouvriers qu'ils devraient lui faire connaître leur avis sur la production. Et toutes ces entreprises échouent, car les ouvriers savent que la gestion ne leur appartient pas et que leur collaboration est utilisée en fin de compte par les dirigeants pour les intégrer davantage à la production et les exploiter encore plus; de même que les « stimulants économiques >> échouent devant la résistance de plus en plus forte que les ouvriers opposent au travail au rendement et à la différenciation des salaires. Le programme du VIe Plenum est dépassé par les faits mais reste le programme officiel du parti polonais. Il est pourtant clair que la voie des « stimulants économiques », du travail au rendement, des normes fixées par une bureau- cratie séparée de la production c'est la voie du retour, à plus ou moins long terme, à la domination économique de la bureaucratie. ou Les mêmes contradictions se retrouvent sur le plan « po- litique » qui est en fait le plan de la vie sociale globale. Le parti a changé de caractère mais il reste en fait et en droit l'instance suprême du pouvoir. Un parti, quel que soit son caractère, peut-il conduire la société au socialisme bien ce passage implique-t-il la prise de leur sort entre leurs mains par les masses organisées dans les Conseils ou d'autres organismes soviétiques? La dictature du proletariat peut-elle être la dictature d'un parti? Ce ne sont pas là des questions théoriques, ni des subtilités de doctrinaires. Ce sont les ques- tions suprêmes de notre époque, et le sort de la révolution polonaise dépend, de la façon la plus pratique et la plus immédiate, de la réponse qui leur sera donnée. Nous pensons que toute l'expérience des quarante der- nières années, et l'analyse de la situation actuelle, permettent de répondre de la façon la plus catégorique à cette question. Le pouvoir ouvrier ne peut être rien d'autre que le pouvoir des organismes ouvriers de masse. La dictature du proletariat n'est pas la dictature d'un parti, mais le pouvoir des Conseils ouvriers, qui réalisent en même temps la démocratie proléta- rienne la plus large. Le parti, l'appareil d'Etat et l'appareil de direction de l'économie dépérissent en étant résorbés par les organismes de masse qui assument les fonctions diri. geantes sur tous les plans ou bien se séparent des masses, les réduisent au silence et se développent suivant leur propre logique vers une bureaucratie totalitaire, quelles qu'en soient les formes. Le problème du rôle du parti dans la dicta- ture du prolétariat est le problème de la réunification de la vie sociale indispensable pour la réalisation du socialisme. Que se passe-t-il en ce moment en Pologne ? Que risque-t-il de se passer, de façon beaucoup plus nette, demain? D'un côté, la vie réelle des gens, dans la production et ailleurs; d'un autre côté, un appareil dirigeant l'économie, qui doit, pour 167 donne pas - diriger efficacement, être formé par les représentants des producteurs, et qui en fait ne l'est pas; en troisième lieu, un appareil d'Etat qui est lui aussi séparé de ceux qu'il doit administrer; et, coiffant le tout, le parti, qui essaie de coor- donner tout cela tant bien que mal, et qui est une contra- diction vivante : car ou bien c'est effectivement lui qui coor- donne et alors il est la seule instance de pouvoir et tout le reste n'est que fantôme et décoration; ou bien il ne coor. et alors il est superflu comme organisme de gouvernement (non pas, bien entendu, comme regroupement « politique » et « idéologique »). En d'autres termes : ou bien la vie réelle de la société, sous tous ses aspects, s'identifiera avec la vie d'un seul réseau d'institutions, les Conseils; ou bien, les institutions tradition- nelles - parti, Etat, direction de l'économie et des usines séparées de la masse des hommes et par la même de leur vie réelle, s'élèveront à nouveau au-dessus de la société et, rede- venues l'incarnation d'une catégorie sociale particulière, la domineront. De ce point de vue, finalement le plus important, la situation polonaise contient des éléments négatifs très lourds. Tout d'abord, le mouvement des masses n'a pas jusqu'ici abouti à la formation de Conseils; le parti l'a canalisé, non seulement « idéologiquement » et « politiquement » mais aussi organisationnellement. On ne sait pas dans quelle me- sure il n'a pas contribué à empêcher la formation de Con- seils ce qui de toute façon prouverait qu'on pouvait l'em- pêcher. Aussi bien, il ne peut pas être question pour le parti de créer des Conseils par décret. Il est certain que le mouve- ment spontané des masses est resté jusqu'ici en deça de la constitution d'organismes de pouvoir. Mais l'attitude même du parti, par son ambiguité, con- tient une foule de dangers. Le parti se trouve dans une situa- tion unique dans l'histoire : la masse de ses membres vient d'accomplir, l'espace de quelques mois, un progrès immense ; ses structures sont régénérées ; ses liens avec les travailleurs se renforcent. Et, en dehors de lui, il n'y a pas d'organismes représentatifs de la classe ouvrière. Dans cette situation, il peut tâcher de contribuer par tous les moyens dont il dispose au développement du mouvement des masses; ou il peut se replier sur lui-même, considérer que la réalisation du socia- lisme c'est son affaire et qu'il trouvera en lui-même toutes les solutions. Il ne faut pas cacher qu'une foule d'indications montrent que le parti penche dangereusement vers la deuxième solu- tion. Lorsque Gomulka dit : « le processus de démocratisa- tion ne peut être dirigé que par le parti ouvrier unifié », il n'y a pas là seulement la contradiction dans les termes d'une démocratisation dirigée par un parti unique (unique en fait). Cela traduit en même temps la volonté de maintenir au parti le monopole du pouvoir — et par là même, compromet les 168 chances du développement du mouvement des masses. Lors- que le parti reste dans l'expectative sur la question cruciale de la gestion ouvrière, les chances d'une nouvelle bureaucratisa- tion sont renforcées. Lorsque la constitution d'organisations politiques ouvrières demeure interdite, aussi large que soit la démocratie à l'intérieur du parti, les possibilités de con- trôle du prolétariat sur la situation restant dangereusement limitées. Personne ne peut donner des leçons à la révolution polo- naise, et il faudrait être aveugle pour ne pas voir les diffi- cultés énormes devant lesquelles se trouvent les communistes polonais, le courage dont ils font preuve en les attaquant. Ces problèmes sont à l'heure actuelle discutés intensément en Pologne et le mouvement révolutionnaire dans les autres pays a le droit et le devoir de connaître à la fois la force de la révolution polonaise et les dangers, extérieurs et intérieurs, qui la guettent. L'AVENIR DE LA REVOLUTION HONGROISE Après la deuxième intervention russe, et la constitution du gouvernement fantoche de Kadar, le véritable caractère de la révolution hongroise, prolétarienne et socialiste, s'est manifesté avec encore plus de clarté qu'auparavant. Comme on l'a dit, les boutiquiers étaient sortis de leurs boutiques lors de deuxième semaine de l'insurrection; ils y sont défini- tivement rentrés après la troisième. La seule force réelle exis- tant dans le pays, à part les blindés russes, la force des ouvriers organisés dans leurs Conseils, est restée là, a organisé la grève générale, et a maintenu ses revendications lorsqu'elle ne les a pas approfondies. Les demandes posées par les Conseils à Kadar à divers moments depuis le 11 novembre comprennent: La gestion ouvrière des usines (bien que Kadar l'ait déjà « décrétée»); La constitution de Conseils des travailleurs dans toutes les branches de l'activité nationale, y com- pris les administrations de l'Etat ; Le droit des Conseils de publier leurs journaux; Le retrait des troupes russes ; La constitution de milices ouvrières ; La reconnaissance des Conseils comme organes repré- sentatifs de la classe ouvrière; La reconnaissance du rôle politique des Conseils ; Le retour de Imre Nagy au pouvoir, donc la démis- sion du gouvernement actuel. La portée de ces revendications n'a pas besoin d'être analysée. Il faut simplement souligner qu'en les posant, au moment où tout dans le pays se plie devant la terreur russe, 7 169 et en en présentant certaines plutôt que d'autres suivant la situation tactique du moment, les Conseils ont montré leur capacité de se placer au point de vue de la population dans son ensemble, et par là même d'être la seule direction de la société, Dès son premier jour, les gens s'empressèrent d'enterrer la révolution hongroise. Ces lignes sont écrites le 9 décembre et cette révolution qui dure depuis 48 jours est aussi vivante que jamais. Malgré les déportations et les arrestations noc- turnes des membres des Conseils, ceux-ci n'abandonnent pas la résistance. La lutte plus ou moins ouverte cesserait-elle d'ailleurs pour quelque temps, qu'il n'y aurait pas davantage de solution pour les Russes et pour Kadar. Désormais, le régime en Hongrie est considéré par toute la population comme provisoire au même titre que l'occupation nazie l'était pendant la guerre et cela détermine aussi bien l'attitude des gens face à Kadar que l'incapacité de celui-ci à rétablir une machine d'Etat fonctionnant à un degré satis- faisant. Les Russes sont placés devant un dilemme insoluble : partir, c'est avouer une défaite énorme et montrer à tous les peuples qu'ils oppriment qu'il suffit de se battre avec suffi- samment de détermination pour vaincre. C'est aussi ouvrir la voie à la révolution prolétarienne et au socialisme en Hon. grie et à l'appel irrésistible que son exemple fournirait aux autres pays de l'Est. Rester, ce n'est pas seulement maintenir dans le pays un chaos qui ne mène nulle part; c'est en fin de compte importer la révolution en Russie, car les soldats russes stationnés en Hongrie sont successivement contaminés par ce qui s'y passe et, par leur intermédiaire, une fraction chaque jour croissante de la population russe. Et cela à un moment où les manifestations de la crise du régime en Russie même vont croissant; où Kroutchev reconnaît que l'attitude de la jeunesse russe face au régime ne diffère pas tellement de l'attitude de la jeunesse hongroise; où des avertissements de plus en plus sévères sont adressés aux intellectuels qui ne comprennent pas les limites de leur rôle d'amuseurs de la bureaucratie; et où, à ces signes infaillibles de l'orage qui approche, s'ajoutent les grondements souterrains de la colère ouvrière qu'on ne peut plus étouffer, d'un proletariat qui compte quarante millions d'individus et qui considère, comme est obligé de l'écrire l'organe officiel des syndicats russes, que « notre administration n'est que bureaucratie, nos syndicats que des assemblées de fonctionnaires ». La révolution prolétarienne contre la bureaucratie vient de commencer. Pour la première fois depuis la révolution espagnole de 1936, la classe ouvrière crée à nouveau en Hon- grie ses organismes autonomes de masse. Dès son premier jour, cette révolution se situe à un niveau plus élevé que les révolutions précédentes. Le régime bureaucratique est cor- battu de l'intérieur, par les travailleurs qu'il prétendait frau- 170 duleusement représenter, au nom du véritable socialisme qu'il a si longtemps prostitué. L'emprise des organisations bureau- cratiques sur le mouvement ouvrier des pays capitalistes occi- dentaux ne se relèvera jamais du coup qu'elle vient de subir. Notre tâche est d'abord et avant tout aujourd'hui de pro- pager le programme de la révolution hongroise, d'aider le prolétariat français dans sa lutte contre sa propre bureau- cratie, indissociable de sa lutte contre l'exploitation capitaliste. Elle est aussi de travailler au regroupement, sous toutes les formes, des ouvriers et des militants qui reconnaissent dans la lutte et le programme des ouvriers hongrois, leur lutte et leur programme. Pierre CHAULIEU. i - 171 con Les Impérialismes et l'Egypte de Nasser L'expédition contre l'Egypte a donc eu lieu. Mais pas tout à fait comme l'imaginaient nos petits Napoléons Mollets. Pas de balayage-éclair d'Hitler-Nasser. Pas d'entrée triom- phale des magnifiques troupes françaises et de nos braves alliés au Caire. Pas de coup de chapeau des nations subju- guées par la mâle initiative franco-britannique... Non, rien de tout cela. Des cadavres, oui plus de 5.000 civils tués rien qu'à Port-Saïd des blessés, des brûlés, des familles errant dans les ruines des quartiers populaires détruits... et l'échec complet de la France et de l'Angleterre. Nous savions déjà que les dirigeants socialistes étaient des valets fidèles de la bourgeoisie française, personne ne pouvait imaginer qu'ils étaient crétins à ce point. Nous ne nous étendrons pas sur le bilan catastrophique de l'expédition: retraite piteuse devant la pression des Deux Grands, isolement à l'O.N.U., maintien de Nasser, canal de Suez obstrué pour de longs mois, disparition définitive des possibilités d'exportation et d'investissement de capitaux au Moyen-Orient, probable liquidation des investissements exis- tants, aggravation de la situation économique en France par suite des restrictions sur le pétrole et l'essence, dépendance plus grande des Etats-Unis, accroissement de l'influence russe dans cette région. Le passif est si évident que la bourgeoisie française elle-même aussi décrépite, inibécile et lâche soit- elle — ne peut plus le nier. Dans les arrières-boutiques poli- tiques, les anciens et futurs ministres « qui n'étaient-au-cou- rant-de-rien » pestent contre les Tartarins maladroits, les ban- quiers s'inquiètent, les industriels s'affolent... Bien entendu, ce n'est pas si facile que cela que de mettre ce Mollet à la porte : l'arithmétique parlementaire, n'est-ce pas... La tentative aventureuse de la France et de l'Angleterre de conserver par la force leur influence au Moyen-Orient a donc lamentablement avorté. L'affaire est entrée maintenant dans la phase du marchandage et le rôle principal dans · l'épreuve est tenu par les Deux Grands, les Etats-Unis et l'U.R.S.S. C'est dire qu'il n'y a pas de solution rapide en vue. La crise n'est pas terminée et des rebondissements im. prévus ne sont pas à exclure. Mais le recul de la France et 172 de la Grande-Bretagne est, lui, bel et bien définitif. Le Moyen- Orient est perdu pour la France et il échappe de plus en plus à l'Angleterre. Or, l'affaire d'Egypte n'est qu'une défaite de plus dans une retraite générale. C'est tout leur système traditionnel de domination des pays arriérés qui est en pleine décomposition. La domination directe — les glorieux Empires des Churchill et des Lyautey s'écroule visiblement. La domination par personne interposée est également mise en cause presque partout. Parce que les personnes interposées, les gouverne- ments fantoches, sont de plus en plus fantoches, impuissants à maintenir les vieux rapports avec ces anciennes grandes puissances, parce que celles-ci sont de moins en moins capa- bles de les soutenir et, surtout, parce que l'énorme supériorité économique et militaire des Deux Grands entraîne tout natu. rellement Washington et Moscou à se substituer peu à peu à ces puissances. Or, l'expédition franco-britannique, qui mettait en dan- ger l'équilibre précaire tacitement accepté par l'Amérique et l'U.R.S.S., devait obligatoirement les amener à intervenir et à précipiter par là même la dégringolade de Paris et de Londres. Cette intervention, plutôt brutale, a démontré une fois de plus l'impossibilité pour n'importe quel pays capitaliste de prendre des initiatives tant soit peu indépendantes sans qu'immédiatement soit posée la question des rapports entre l'Est et l'Ouest. Mais son effet principal est de rendre ainsi encore plus aigu le problème des rapports entre pays avancés et pays arriérés, dont l'affaire d'Egypte vient de montrer le caractère explosif. Les déclarations anti-colonialistes des Deux Grands sout bien connues ; leur amour pour les peuples opprimés est quo. tidiennement proclamé au Kremlin et à la Maisou Blanche. Mais quelle est leur position réelle vis-à-vis des pays arriérés ? En ce qui concerne l’U.R.S.S., on ne pouvait pas la con. sidérer jusqu'ici comme une puissance « colonialiste » sens classique du mot. Cependant, sa politique d'exploitation pure et simple des pays arriérés satellites, son incapacité à intégrer les économies de ces pays dans un vaste ensemble suffisent pour montrer que ses rapports de grande puissance industrialisée avec les pays d'Afrique ou d'Asie ayant une économie arriérée, bien que différents à certains égards, ne seraient pas fondamentalement distincts de ceux des autres grandes nations industrielles et que, pas plus qu'en Rou. manie ou qu'en Bulgarie, elle n'agirait en fonction des besoins réels de ces pays. Mais le candidat le plus probable à la succession de la France et de l'Angleterre dans ces régions est actuellement l'Amérique. Or, ce qui ressort finalement de la crise égyp- tienne, c'est que, obligés par la force des choses à répudier au 173 Je « colonialisme périmé » et ses méthodes de domination directe, les Etats-Unis sont tout aussi incapables d'établir d'une autre manière une emprise solide sur les pays qui accèdent à l' « indépendance nationale ». Quant à l'orienta- tion réelle de leur politique, l'installation des compagnies pétrolières américaines au Moyen-Orient et l'utilisation des promesses de financement d’Assouan comme moyen de pres- sion sur l'Egypte montrent qu'elle ne diffère en rien, quant à la substance, de celle des vieux pays impérialistes. La politique classique des impérialistes a été de traiter les pays arriérés comme des sources de matières premières et des débouchés pour les marchandises des nations indus- trialisées. S'ils y ont investi des capitaux, c'est surtout pour développer les exploitations minières (ou de matières pre- mières) et, à partir d'une certaine époque, l'industrie légère et l'infrastructure (ports, routes, chemins de fer) nécessaire au transport des marchandises. Ils ont créé dans ces pays des bases militaires, pour asseoir leur propre domination d'abord, pour lutter contre les impérialismes rivaux ensuite (aujourd'hui : réseau de bases américaines en Arabie, Tur- quie, Irak, Pakistan, complétant les bases anglaises ou les remplaçant). Ces territoires ont été reliés ainsi à l'économie capita- liste, mais leurs structure sociale n'a pas subi de transforma- tions profondes. Les impérialismes se sont appuyés sur la ciasse dominante au pouvoir grands propriétaires ter- riens, chefs religieux et militaires, fonctionnaires. Si la pro- duction agricole a subi parfois des transformations dues au développement d'une monoculture étroitement dépendante du marché mondial, le structure pré-capitaliste des campagnes s'est maintenue, les méthodes d'exploitation du sol sont res- tées presque inchangées et les masses paysannes ont continué de vivre dans une misère extrême. Pendant ce temps, la faible bourgeoisie indigène ne disposait d'aucun pouvoir réel et, tout en exploitant férocement ses propres ouvriers, regar- dait avec rage et envie le développement de la grande pro- duction dans les pays avancés. Confortablement assis sur le dos de gouvernements cor- rompus, distribuant aux couches dirigeantes quelques miettes de leurs profits, les capitalistes occidentaux, solidement pro- tégés par leurs cuirassés et leurs mercenaires, fondaient des cuvres de bienfaisance et se plaignaient de la saleté des indigènes. Aujourd'hui ce bel édifice craque de partout. En dix ans, de 1946 à 1956, les explosions se sont succédées : les Indes, la Chine, l'Indochine, l'Indonésie, l'Afrique du Nord, l'Egypte. 174 En ébranlant les structures traditionnelles, le dernier conflit mondial a facilité l'irruption de forces sociales qui luttent pour briser le vieux cadre économique et politique, pour changer les anciens rapports entre pays avancés et pays arriérés. L'opposition des classes se fait plus vive, mais se mêle avec l'opposition à l'impérialisme étranger. Les paysans pauvres réclament la terre, les ouvriers des meilleures condi- tions de vie, les bourgeois indigènes des profits accrus, l'in- dustrialisation, l'usine moderne, l'Etat moderne; les cadres intellectuels et les militaires rêvent de planification, d'éner- gie atomique. Mais le poids des bourgeoisies indigènes est encore très faible et leurs liens avec les propriétaires fonciers et les sociétés étrangères trop solides. Aussi leur attitude à l'égard des puissances dominatrices consiste essentiellement à marchander, à demander une partie plus grande des profits. Pourtant, dans certains pays, dont l’Egypte, les éléments les plus actifs de la bourgeoisie, alliés avec l'armée, les jeunes cadres de l'industrie et de l'Etat, veulent diriger eux-mêmes leurs propres affaires, être sur un pied d'égalité complète avec les grandes nations. Les conditions locales et le degré d'affaiblissement de l'impérialisme dominant le pays font que ce mouvement reste au niveau du marchandage ou de- vient lutte ouverte, lutte d'autant plus âpre alors, mais aussi d'autant plus confuse, que les possibilités d’un développe- ment économique indépendant sont très précaires. En effet, aucun de ces pays ne peut se soustraire à la situation réelle qui se caractérise par le gigantesque décalage existant entre les énormes investissements exigés par l'industrialisation et les faibles ressources en capital des régions arriérées. C'est pourquoi les nations du Moyen-Orient désireuses de contre-ba- lancer l'influence anglaise sont obligées de solliciter la péné- tration du capital américain. C'est pourquoi l'Egypte doit rechercher, tour à tour, l'aide des Etats-Unis et de l'U.R.S.S. Cependant, devant la petitesse ridicule et l'inefficacité de l' « aide économique » des grandes puissances et la poli- tique à courte vue des monopoles internationaux, certains groupes bourgeois indigènes essaient d'étendre l'industrie en s'appuyant sur l'Etat, dont le rôle dans ce domaine de- vient chaque jour plus important. Or, ce n'est pas un hasard si cette tendance s'est mani. festée plus fortement en Egypte qu'ailleurs, car elle est, après Israël, la nation du Moyen-Orient où le développement de l'industrie est le plus fort, bien que celle-ci ne représente encore qu'une petite partie de l'économie du pays (i). (1) « Quels que soient les progrès réalisés par l'industrie en Egypte, la situation dans ce pays n'est nullement comparable à celle d'Israël. Sans doute satisfait-elle ses besoins à peu près en sucre, 90 % pour la 175 Essentiellement agricole, l'économie égyptienne a été dominée pendant des longues années par le problème du coton. En effet, développée par l'Angleterre qui désirait assu- rer à son industrie textile une source de matières premières placée sous son contrôle, la production de coton, qui constitue environ le tiers du revenu agricole de l'Egypte, alimento une exportation capitale pour ce pays puisqu'elle représente 80 % de la valeur totale des exportations. S'il a considéra- blement contribué à étendre et à perfectionner le réseau d'ir- rigation, ce développement a placé l'économie égyptienne sous la dépendance du marché mondial du coton et a obligé ce pays à consacrer une bonne partie de ses ressources à l'achat des céréales qui lui font défaut. Favorable aux grands propriétaires fonciers et aux inter- médiaires commerçants, cette situation constituait un obsta- cle majeur au renforcement de l'industrie, qui étouffait sous le poids de la concurrence étrangère et avait besoin de ma- chines et de matières premières. Le développement de l'in. dustrie dépendait donc dans une large mesure de la trans- formation de l'agriculture, c'est-à-dire de la réduction des surfaces de culture de coton, de l'accroissement des cultures vivrières et de l'élevage, et n'avait aucune chance de s'accom. plir sans un profond changement dans l'orientation générale de l'Etat. Après la hausse due à la guerre de Corée, la chute vertigineuse des prix du coton provoqua en 1952 la dété. rioration rapide d'une situation économique déjà très fragile, C'est dans ce cadre qu'eut lieu le coup d'Etat contre la mo. narchie en juillet 1952. Ecoulement des stocks de coton et réforme agraire fu. rent les deux premières mesures du nouveau régime, qui passa des accords avec l'Est portant sur le troc coton/produits in- dustriels (mais bientôt: coton/armes !) Le Gouvernement prit en même temps toute une série de mesures destinées à favoriser les investissements privés (2), chaussure, le ciment, le savon ; mais elle doit toujours importer, même des cotonnades. Aussi bien l'industrie n'y représentait-elle, en 1951, que 10 % du revenu national, contre 42 % à l'agriculture. Elle n'em- ployait que 6 % de la population active (835.000 personnes) contre 53 % à l'agriculture (7.555.000). Elle est encore partiellement artisa- nale puisqu'un tiers des établissements ne comportent qu'un ouvrier, le propriétaire, et que 8 % seulement ont plus de 5 ouvriers. Mais ces derniers emploient les deux tiers de la main-d'oeuvre. Le contraste est donc brutal entre les grosses firmes à inonopole (sucre, ciment, verre) ou celles qui sont groupées en cartels (textile, cigarettes, brasse- ries) et les tout petits ateliers. Les entreprises les plus nombreuses, celles dont la valeur de production nette était la plus élevée, en 1947, étaient les industries textiles. (12.400 entreprises et 124.500 employés). Ensuite venaient les industries alimentaires, l'égrenage du coton, l'indus- trie chimique, puis l'industrie métallurgique. » BIROT ET DRESCH, a La Méditerranée et le Moyen-Orient », p. 404. (2) « On peut citer la suppression des droits de douane sur les matières premières, la dét cation de 50 % des bénéfices exceptionnels réinvestis, l'exemption d'impôts pour sept ans et proportionnellement 176 aussi bien ceux de la bourgeoisie égyptienne que des groupes étrangers, et la concentration des entreprises. Il amorça la transformation de la production agricole et l'introduction des machines dans le travail des champs. D'autre part, une série de projets fut élaborée pour cccroître le potentiel industriel. Outre la création d'une aciérie qui devait exploiter le minerai de fer de la région d'Assouan et fabriquer des produits semi-finis (3), les prin- cipaux projets portaient sur la construction de nouvelles cen. trales thermiques et d'une centrale hydroélectrique sur le barrage actuel d’Assouan, ainsi que sur l'augmentation de la production d'engrais azotés. Il y avait enfin le fameux plan du haut barrage d’Assouan qui devait permettre d'accroître de 30 % la surface cultivable et de 900 % la production d'électricité. Les péripéties qu'a subi ce dernier projet sont bien connues. Or, comme l'a montré justement l'affaire du haut bar- rage d’Assouan, la question du financement était capitale pour la réalisation de ces plans. Le Gouvernement essaya d'abord de la résoudre par la participation du capital étran. ger. Il obtint l'aide des Etats-Unis pour le financement des chemins de fer et de l'irrigation (6,5 millions de livres et 10 millions de dollars respectivement), mais sa demande de 100 millions de livres à la Banque Internationale pour le Développement et la Reconstruction resta en panne tout comme l'ensemble des négociations concernant le haut bar- rage. (Le coût de celui-ci est estimé à plus de 400 millions de livres, c'est-à-dire 400 milliards de francs). D'autre part, en dépit des affirmations de Nasser, il était généralement admis, avant les derniers événements, que la nationalisation du Canal (avec toutes les charges qu'elle entraîne: indemni. sation aux anciens actionnaires, entretien, modernisation, etc.), si elle pouvait, à longue échéance, constituer une source de bénéfices appréciable pour l'Etat, n'aurait, pen- dant une longue période, aucune valeur pour la réalisation des projets envisagés. Il est vrai que ces projets, bien qu'es- sentiels pour le développement de l'économie, n'étaient que le prolongement spectaculaire d'une évolution vers l'indus. trialisation que Nasser ne faisait qu'essayer d'accélérer et de coordonner (4). aux nouveaux investissements pour les sociétés dans l'industrie, les mines, l'hôtellerie, l'énergie et les terres, l'exemption de cinq ans d'in- pôts et proportionnellement aux augmentations du capital pour les sociétés qui augmentent leur capital, etc. » - a Economie et Politique », n° 26, août septenibre 1956. (3) C'est la « Société Egyptienne pour le Fer et l'Acier fondée en 1954, qui créera l'aciérie. 50 % du capital de cette société appar- tient au Gouvernement, 30 % à la Banque Misr. La société allemande Demag fournira le reste, 20 %, sous forme de matériel. (4) « En Egypte, le capital des entreprises industrielles a doublé entre 1945 et 1950 et la plus grosse part ne vient plus de l'étranger. Alors que toutes les banques établies dans le pays perdant la deuxième 177 Mais si les efforts de l'Etat ont été indéniables, si l'oppo- sition entre sa politique et les intérêts de certaines puissances étrangères est indiscutable, cela ne signifie nullement que le but du régime ait été d'améliorer le sort des paysans et des ouvriers ou, pour parler comme Nasser, de « donner le bonheur au peuple ». La réforme agraire elle-même, tant vantée par les pro- gressistes du monde entier, n'a pas été déterminée par le souci d'élever le niveau de vie du fellah. La loi promulguée en septembre 1952 limite la surface des propriétés à 300 feddans (un hectare=deux feddans et demi). Le surplus est confisqué par l'Etat contre indemnité, sous forme de bons du Trésor, aux propriétaires dépossédés. La terre est distribuée ensuite à des petits paysans, qui ont un délai de trente ans pour acquitter le prix d'achat (majoré de 15 %). Leurs ver- sements annuels sont, en outre, majorés d'un intérêt d'en- viron 3 % et ils doivent payer les impôts supportés avant par le propriétaire exproprié. La réforme ne touche qu'environ 500.000 feddans, soit un dixième à peine de la terre cultivée. Sur une population paysanne totale d'environ 14 millions (soit 66 % de la population totale de l'Egypte), elle ne tou- chera, au plus, que quelques 800.000 individus. (5) Mais, dans la réalité, les dispositions adoptées, qui ne concernent pas les sociétés foncières, ont été tournées par des partages fictifs entre membre d'une même famille de grands proprié- taires ou des ventes directes des terres à des commerçants des villes. La distribution aux petits paysans n'a pu se faire que pour une petite partie. En effet, la plupart d'entre eux, déjà endettés, ne disposaient pas des sommes nécessaires pour l'achat de la terre et surtout des engrais et instruments de travail. Ceux qui ont pu acheter de la terre, l'ont fait au prix de nouvelles dettes, et seront vraisemblablement forcés de la revendre à des riches paysans ou à des bourgeois. Le résultat le plus clair de cette réforme réside donc, d'une part moitié du xx siècle étaient des succursales de banques étrangères, la banque Misr, banque d'affaires fondée en 1920, a groupé des capitaux égyptiens et s'est intéressée à des secteurs de plus en plus variés de l'économie, égrenage, filature et tissage du coton, tissage de lin et de soie, industries de la rayonne, de produits pharmaceutiques, du tabac, huileries, exploitation des mines et carrières, pêcheries, transports flu- viaux, maritimes et aériens, imprimerie, théâtre et cinéma. Après la guerre, en 1947, une loi a imposé aux sociétés anonymes une partici- pation majoritaire de capital égyptien et une banque industrielle a été fondée. Mais des mesures, à partir de 1952, ont été prises pour favo- riser les investissements étrangers. Un accord d'assistance technique a été signé avec les Etats-Unis (Point Quatre); de nouvelles entreprises ont été créées par des capitaux anglais et surtout américains, ou avec l'aide financière ou technique de sociétés américaines (usine de montage automobile Ford, Coca-Cola, soie artificielle, engrais). A vrai dire, les investissements nationaux ou étrangers sont lents. » BIROT ET DRESCII, ouvrage cité, p. 398. (5) En 1949, 38 % des terres cultivées appartenaient à 21.600 pro- priétaires, 25 % à 134.500 propriétaires, 37 % à 2.547.000 propriétaires ; des millions de paysans ne possédaient pas de terre. 178 dans l'appropriation par l'Etat d'une partie des terres, qu'il exploite directement par le truchement du Comité pour la Réforme Agraire, d'autre part dans la ponction opérée sur la fortune des grands propriétaires pour les obliger à investir dans l'industrie. Pour les ouvriers égyptiens, la politique de Nasser ne signifie pas non plus le « bien-être ». Politique de dévelop- pement du secteur industriel, favorisant, comme nous l'avons vu, l'investissement sous toutes ses formes, elle ne peut en aucun cas admettre des augmentations de salaire qui, suivant l'expression chère aux bourgeois, « grèveraient lourdement le coût de production dans les usines ». Aussi bien les salaires sont pratiquement bloqués et les grèves officiellement inter- dites. La pendaison de deux ouvriers coupables d'avoir parti- cipé à une grève illustre parfaitement les méthodes de Nasser dans ce domaine. Les syndicats sont contrôlés par le seul parti autorisé, l' « Union Nationale », et si des principes « sociaux » ont été inscrits dans la Constitution (droit au tra- vail, assurances sociales), toute liberté de mouvement est interdite non seulement aux ouvriers, mais aux partis et orga- nisations dits de gauche, qui ont été déclarés illégaux. Les militants ouvriers et les intellectuels opposants connaissent la prison, les camps de concentration et la torture. Le récent procès contre le parti communiste égyptien prouve, en outre, que le progressiste Nasser, tout en acceptant l'aide russe, ne veut pas d'une collaboration que les staliniens lui offrent tous les jours, mais qui risquerait d'introduire un élément étranger dans l'édifice totalitaire qu'il essaie de construire. Le régime a cherché pourtant à conserver la sympathie populaire dont il bénéficiait dans la mesure où il se trou- vait en opposition avec certaines catégories de privilégiés et avec certains impérialismes étrangers. Nul doute que Nasser n'ait songé à assurer aux ouvriers, en contre-partie d'un sa- laire misérable, des « avantages sociaux » tels que la stabi. lité de l'emploi ou les assurances sociales et que son emblème « Union, discipline, travail » ne recouvre une orientation fort semblable à celle que suivait Péron en Argentine. Mais, dans la pratique, sa politique vis-à-vis des masses a consisté essen- tiellement à canaliser leur mécontentement contre les an- ciennes minorités privilégiées et surtout contre l'étranger. Nasser a recouru pour cela aux armes traditionnelles du nationalisme et de la religion. Il a évoqué la perspective démagogique d'un empire arabe allant de l'Océan Indien à l'Atlantique. Il a exalté l'armée et le militarisme. Il a fait prêcher la guerre sainte par les chefs religieux et, méthode de lutte inattendue contre l'impérialisme, il a introduit l'en- seignement obligatoire du Coran dans les écoles étrangères d'Egypte. La petite bourgeoisie des villes, une partie de la jeunesse, le suivaient enthousiasmées. Des dizaines de milliers de personnes assistaient aux défilés et applaudissaient aux discours. Mais quel était le sentiment profond des ouvriers 179 férocement exploités dans les usines, des fellahs courbés dans les champs? Quelle sera maintenant leur réaction devant l'inévitable aggravation de la situation économique, dont les conséquences, comme toujours, retomberont sur le dos des exploités? A l'heure actuelle, il ne s'agit plus pour l'Egypte d'accé- der à l'indépendance politique. Dans les limites imposées aujourd'hui à toutes les nations par la suprématie des Deux Grands, cette indépendance est acquise et n'est ni plus ni moins réelle que, par exemple, celle de la Grèce ou de la Turquie. Il s'agit, en réalité, de se développer dans un sens capitaliste. Le régime est pourtant progressiste, disent nos gens de gauche, et les staliniens de préconiser, pour l'Egypte, a l'union étroite de toutes les couches sociales attachées à la sauvegarde de l'indépendance politique et à la construction des bases de l'indépendance économique » (6). Oui, le régime est progressiste. Il progresse dans la voie du capitalisme et, vraisemblablement, dans celle d'un capitalisme fortement étatisé. Mais la transformation, combien lente et hésitante, des vieilles structures ne se fait qu'au bénéfice de la bour- geoisie et des nouveaux privilégiés de l'Etat. Mais ni l'indus- trialisation (très modeste), ni la réforme agraire (très insuf. fisante), ni l'éviction de l'étranger (très relative) ne doivent entraîner automatiquement une élévation du niveau de vie des exploités des usines et des champs. Quant à la classe ouvrière égyptienne, elle ne peut en aucun cas, c'est l'évidence même, défendre un système « féo. dal ». périmé ni s'opposer à l'extension d'une industrialisa- tion qui, en accroissant sa propre force, lui permettra de peser sur la marche des événements, de mieux (léfendre ses intérêts et d'arriver ainsi à revendiquer ses buts finaux. Mais ce n'est pas elle qui a la tâche ni les moyens d'opérer cette industrialisation, c'est-à-dire de créer du capitalisme. Et ce n'est pas une attitude de collaboration des ouvriers qui poussera la bourgeoisie égyptienne à approfondir la transfoz. mation du pays. Tout au contraire. C'est la lutte des ouvriers et des paysans pauvres pour leurs propres intérêts salaires, conditions de vie, distribution gratuite des terres et des ins. truments de travail -c'est leur organisation autonome, qui pousseront la bourgeoisie et l'Etat à chercher dans l'indus. trialisation une solution (même si elle n'est que provisoire) aux problèmes posés par les exploités. Lieu de rencontre de l'usine moderne et de l'atelier du Moyen-Age, de la culture industrielle et de la propriété (6) « Economie et Politique », revue mensuelle stalinienne, n° 26, août-septembre 1956. 180 féodale, l'Egypte est également un champ de bataille où s'affrontent les intérêts des grandes puissances et un carre- four stratégique de premier ordre. C'est pourquoi la crise de Suez et l'expédition militaire franco-britannique sont à la fois un épisode de la lutte qu'une partie de la bourgeoisie, de l'armée et des cadres égyptiens mènent pour faire de ce pays un Etat capitaliste moderne et un moment de la lutte entre les Occidentaux et le Bloc russe, en même temps qu'une illustration des rivalités internes du camp occidental. En provoquant l'intervention de l'Amérique et de I'U.R.S.S. par l'entremise de l'O.N.U., l'aventure militaire de Paris et de Londres a eu comme principal effet de reposer au niveau le plus élevé le double problème des rapports entre pays avancés et pays arriérés et des rapports entre l'Est et l'Ouest. Il ne fait aucun doute que ces deux questions consti- tueront dans l'avenir immédiat les principaux thèmes de la diplomatie et des rencontres des Chefs d'Etat. Mais ce que personne ne songera à inscrire dans les ordres du jour des marchandages entre les Grands de ce monde c'est le sort du fellah du Nil, de l'ouvrier d'Alexandrie. C'est pourquoi le point de vue des travailleurs ne peut être en aucun cas celui des Gouvernements, à quelque camp qu'ils appartiennent. C'est pourquoi il ne peut pas être non plus celui des partis politiques directement ou indirectement liés à ces Gouvernements. Car si la croisade anti-Nasser pre- chée en France par la droite, les socialistes et une partie de la « gauche libérale » exprimait la rage d'un impérialisme battu, les applaudissements des staliniens au progressisme du Caire ne visaient qu'à renforcer l'alliance provisoire de l'U.R.S.S. et de la bourgeoisie égyptienne et leur opposition, toute verbale, à la guerre était avant tout déterminée par la position prise par Moscou. Or, pour les travailleurs, le problème n'est pas de choisir entre les anciens impérialismes et les nouveaux régimes dits « progressistes », mais de mener la lutte pour leurs propres intérêts. Pour les travailleurs français, il s'agit de refuser foute espèce de guerre ou d'expédition militaire, pour les travailleurs égyptiens d'organiser leur résistance à l'oppres- sion « nassériste ». R. MAILLE. 181 LE MONDE EN QUESTION SUEZ au Ainsi, il aura suffi de quelques jours pour que la détente, et cette atmosphère de paix à laquelle chacun s'était doucement habitué et qui semblait remettre en question les perspectives les mieux établies, ne soient plus qu'un souvenir. Fait étonnant, il semble que la bêtise de quelques dirigeants irresponsables ait déclenché un processus sur lequel l'analyse objective a peu de prises et dont l'issue est encore indécise. Alors que le monde demeurait stupéfait devant la victoire des insurgés hongrois, une poignée de ministres français, qu'appuyait un gouver- nement britannique réticent, ont cru possible de remettre en question à leur profit le statu-quo établi au Moyen-Orient. Plus de trois mois furent nécessaires aux Conservateurs britanni- ques et aux Socialistes français pour préparer la « promenade militaire » en Egypte, et pour mettre au point le subtil engrenage des prétextes, dont on se demande comment ces hommes ont pu croire un instant qu'ils leur permettraient de camoufler les buts réels de l'expédition. Mais ces prétextes ridicules et odieux, et la rapidité de la « réaction » franco-britannique à l'attaque israélienne, s'ils n'en révélèrent que mieux la préméditation, ont pu masquer durant quelques heures ce qui appa- rut bientôt en plein lumière : la pusillanimité des conspirateurs, l'ab- sence de toute entente profonde entre les protagonistes de l'affaire, les. quels ne s'accordaient en fait que sur une fausse estimation de la conjoncture international. L'U.R.S.S. était occupée en d'autres lieux et certains indices donnaient à penser qu'elle n'interviendrait pas Moyen-Orient, où elle semblait se soucier avant tout de maintenir l'équilibre en ne favorisant pas exclusivement Nasser : le délégué sovié- tique à l'O.N.U. ne venait-il pas d'appuyer la résolution demandant que soit assuré le libre passage des navires israéliens à travers le canal ? Quant aux Etats-Unis, on les savait paralysés par les élections présiden- tielles, et l'on spéculait sur le désir des deux grands partis américains de ne pas s'aliéner les voix de l'importante communauté juive. Le moment était bien choisi pour agir et pour régler, d'un seul coup, tous les problèmes, en récupérant le canal de Suez et en écartant Nasser. Mais, derrière les visées immédiates, les dirigeants de Londres et de Paris poursuivaient des rêves assez différents : les uns songeaient, de longue date à modifier au profit de l'Irak le rapport de forces entre pays arabes et à retirer à Nasser le leadership au Moyen-Orient pour le confier à la dynastie hachémite, toute acquise au gouvernement de Sa Majesté ; du même coup, ils prétendaient neutraliser la Jordanie, où de récentes élections venaient de révéler les progrès considérables de l'influence égyptienne. Quant à M. Mollet et à ses amis, ils confes. saient modestement qu'ils attendaient de ce « retour à la virilité » un renouveau du prestige de la France auprès des pays arabes, lesquels comme chacun sait sont avant tout sensibles à la force et au succès des armes, et par là-même la solution de tous les problèmes en suspens en Afrique du Nord. Sans doute est-il inutile d'insister sur l'étonnante attitude de chefs de gouvernements « démocratiques », plaçant leurs parlements devant le fait accompli. Eden se savait assuré de sa majorité. Quant à Guy Mollet, il peut aujourd'hui tout se permettre, fût-ce de déclencher la troisième guerre mondiale : le silence de l'Assemblée, paralysée par la question algérienne, la totale des partis « de gauche » l'assurent d'une impunité dont il profite de la plus indécente façon. La surprise fut extrême, mais on aperçut bien vite les limites d'une carence 182 si belle audace : alors que les stratèges affirmaient que le coup pou- vait réussir si ses auteurs faisaient preuve d'une détermination sans défaillances et surtout s'ils procédaient rapidement, on vit le gouverne- ment britannique hésiter dès les premières remontrances de l'O.N.U. et, deux jours après l'ultimatum adressé à Nasser, envisager une modi- fication des plans militaires. Et si l'on assignait pour cause à la lenteur des opérations, les difficultés techniques considérables présentées par celles-ci, nul ne faisait mystère des divergences entre a techniciens » anglais et français. En fait, les ministres français, qui n'avaient osé s'engager dans une telle entreprise que forts de l'approbation et du concours des Bri- tanniques, furent dès les premières heures lachés par leurs collègues d'Outre-Manche. Le gouvernement anglais prit conscience bien plus rapidement que le gouvernement français des conséquences de l'inter- vention en Egypte : en butte aux attaques d'une opposition libre de ses mouvements, menacé de voir le Commonwealth se décomposer en quelques jours, abandonné par quelques-uns de ses plus fidèles amis, Eden comprit immédiatement l'étendue de la gaffe qu'il avait commise et ne songea plus, dès lors qu'à se retirer de l'affaire le plus rapide- ment possible. Il fut parmi les premiers à appuyer la proposition canadienne de constitution d'une force internationale, et le premier à exiger, après l'ultimatum russe, l'arrêt immédiat des opérations. Ce qui ne l'empêche pas d'être à présent complètement discrédité. Guy Mollet, quant à lui, est toujours bien en place. Ne disions- nous pas que tout lui est permis, fût-ce de prétendre que l'expédition d'Egypte ne s'est pas soldée par un échec total ? Il n'est pas besoin de réfléchir beaucoup pour apprécier l'ampleur du désastre qui s'abat aujourd'hui sur la France et sur la Grande-Bretagne, et pour mesurer la dérobade extraordinaire de ces hommes qui partaient en guerre le sourire aux lèvres. Il suffit de se référer au discours de Mollet, en date du 30 octobre : ne s'agissait-il pas d'abord d'assurer le fonction- nement régulier du canal, en occupant Port-Saïd, Ismaïlia et Suez ? Aujourd'hui, le canal est bouché pour six mois au moins, et les franco- britanniques vont évacuer la seule ville qu'ils aient osé occuper, sans avoir reçu aucune assurance concernant le règlement d'ensemble de la question de Suez. Sans doute, sait-on à présent ce qu'il faut penser de force de Nasser, qu'on nous peignait comme un nouvel Hitler. Mais qui a sérieusement à la triste farce que nous ont jouée des hommes qui vou- laient, à peu de frais, se poser en héros, en prétendant faire face à une situation semble à celle que l'Europe connut lors de Munich ? Cette comédie, ils n'ont même pas pu la jouer jusqu'au bout, et Nasser est toujours en place, fort de l'appui conjugué de l'U.R.S.S. et des U.S.A. : l’O.N.U. va lui réparer son canal, et voici qu'on reparle du barrage d’Assouan. Jamais peut-être son prestige n'a été plus grand dans les pays arabes. L'Angleterre peut se prétendre satisfaite des diri- geants des pays arabes, mais derrière les hésitations de ceux-ci, les masses semblent de plus en plus influencées par la politique soviétique. Compte-t-on, pour les amener à composition, sur la paralysie de « l'éco- nomie » des pays arabes du fait du tarissement des « royalties » versées aux féodaux par les compagnies pétrolières ? Qui ne voit que, par là-même, est mise en question la domination d'hommes vendus aux impérialistes, et que les gouvernements occidentaux devront au contraire consentir des sacrifices considérables pour les maintenir au pouvoir ? On touche ici au plus grave de l'affaire, c'est-à-dire à ses conséquences économiques. Le canal obstrué pour de longs mois, les pipes-lines de l'Irak Petroleum Cº en feu, l'Europe va connaître une disette de pétrole sans précédent, disette dont les effets, qui vont se combiner avec les facteurs d'inflation et pénurie dont elle souffre sur le plan énergé- tique, ne peuvent encore être mesurés. L'Europe guettée par la faillite économique, la France et la Grande-Bretagne ridiculisées et à peu près totalement isolées, l'O.N.U. bafouée par ses créateurs, oui Guy Mollet a raison : il faudra du recul pour juger des résultats... cru 183 Mais l'affaire de Suez et la débâcle des franco-britanniques ne sont qu'un aspect mineur d'une crise plus vaste qui oblige à revoir les perspectives qu'on avait pu fonder sur l'analyse des événements des trois dernières années. Si l'affaire de Suez comme celle de Hongrie ont mis au premier plan les contradictions dont souffre chacun des deux blocs, et ont révélé leur tendance à la désintégration, elles ont aussi permis de constater les limites de l'indépendance qui peut être accordée aux pays secondaires. Si les chars soviétiques ont détruit le mythe des voies autonomes vers le socialisme, l'Amérique tient aujour. d'hui à sa merci les gouvernements occidentaux qui se flattaient de leur « connaissance des pays arabes » et de leurs traditions. diploma- tiques. Devant le fiasco complet des entreprises de leurs alliés, les dirigeants américains ne font pas mystère de leur volonté d'user de l'aide économique comme d'un moyen de chantage propre à persuader les dirigeants français et anglais de marcher droit. Voici donc à nouveau l'Amérique et l'Union Soviétique face à face. Et le vent qui souffla sur le monde pendant plus de quinze jours, n'est pas encore retombé : de toutes parts, on s'emploie à entretenir l'inquiétude, à affoler « l'opinion ». Pour ce qui est des dirigeants fran. çais, leur intérêt est clair : il s'agit pour eux d'abord de camoufler leur mauvais coup, ensuite d'en masquer l'échec ; certes, nous n'avons pas atteint nos objectifs, mais nous avons révélé au monde les prépa- ratifs soviétiques au Moyen-Orient. Et chacun de trembler à la lecture de informations concernant l'armemert recueilli dans la presqu'île du Siraï. Les Américains, dont on sait cependant à quel point ils s'inquiè- tent de toute ingérence russe au Moyen-Orient, ne paraissent pas parti. culièrement effrayés. Le critique militaire du « Times » rappelle-t-il qu'il avait, un mois plus tôt, donné tous les renseignements utiles sur les fournitures soviétiques à l’Egypte, et découvre-t-on que les Mig 17 de M. Pineau sont en réalité des Vampires anglais, nul n'y prend garde et chacun veut apercevoir dans les difficultés économiques que connaît aujourd'hui l'Europe, non une conséquence directe de l'imbécilité de ceux qui dirigent la France et l'Angleterre mais le signe de la gravité de la situation internationale. Dans ce concert, Mendès France parvient encore à faire entendre sa voix. Hué dès qu'il paraît en public, accusé de défaitisme, abandonné de ceux qui l'appuyaient voici quelques jours encore, il ne lui reste plus d'autre moyen d'attirer l'attention que de recourir aux assertions les plus dramatiques et les plus spectaculaires. Mais la campagne d'affollement menée par nos dirigeants a un autre sens : de même qu'on veut nous faire croire que l'U.R.S.S. est décidée à aller jusqu'au bout, on feint d'avoir songé à intervenir en Hongrie ; ici, la mesure est à son comble, et M. Pineau n'est plus seulement ridicule. Comment ne pas voir que les larmes que verse sur le sort des hongrois la bourgeoisie française cachent en réalité son soulage- ment devant l'écrasement de la révolution hongroise ? Ouel régime bourgeois eut pû soutenir en effet une révolution qui a poussé aussi loin que la révolution hongroise la mise en question des régimes d'exploi. tion ? Ce n'est certes pas un hasard si les Occidentaux n'ont parlé d'intervenir en Hongrie que lorsqu'ils ont cru, un peu trop tôt, que cette révolution était totalement écrasée. Deux jours plus tard, la résis tance continuant, plus personne ne parlait d'autre chose que de quêtes en faveur de la Croix-Rouge et d'aide aux réfugiés. Si demain l’U.R.S.S. intervenait en Pologne, ce qui est à présent bien improbable, il ne fait aucun doute que les Occidentaux clameraient leur indignation ; mais soyons assurés qu'ils en resteraient là. A cette propagande, les bureaucrates staliniens font largement écho. Il leur faut, en effet, détourner au plus vite l'attention du drame hon- grois ; notons que les dirigeants français et anglais leur ont, à cet égard, singulièrement facilité la tâche : le 5 novembre, au lendemain des sanglants événements de Budapest, les grands titres des journaux fran- çais étaient consacrés à l'affaire égyptienne. Quant à la presse stali- 184 nienne, elle n'a cessé de multiplier les déclarations alarmistes, témoi. gnant ainsi à la fois du souci des dirigeants soviétiques d'effacer la fâcheuse impression produite par la répression de la révolution hon- groise, et de leur détermination de profiter jusqu'au bout des invrai- semblables gaffes de MM. Mollet et Cie. Ainsi chacun s'efforce-t-il d'affoler l'autre et ses propres partisans afin d'accroître une confusion qui profite à tous. A présent, la situation est claire, affirme Mollet : il n'y a que deux camps, l'Est et l'Ouest. Et les Staliniens : le choix est, aujourd'hui, entre le fascisme et le socialisme. Ainsi s'unissent-ils pour dissimuler leurs fautes et leurs crimes, et masquer leurs respon- sabilités, et pour entraver toute réaction de classe au sein d'un prolé tariat qu'ils s'emploient à désorienter en brandissant la menace d'un conflit atomique. Et ceux-là mêmes qui prétendent renvoyer dos à dos Soviétiques et Occidentaux en mettant sur le même plan l'affaire hon. groise et l'expédition d'Egypte, participent, à leur manière, à cette mystification. Car la portée et la signification des deux événements n'est absolument pas comparables. En Hongrie, la révolution la plus radicale des trente dernières années, que la bureaucratie « communiste » écrase dans le sang. En Egypte, une entreprise impérialiste comme il y en a eu des dizaines, un des derniers soubresauts de deux impérialismes en déconfiture, gouvernés par des cervelles à leur image. * Si les Russes ont agi, dans toute cette affaire, avec le souci de profiter des contradictions du bloc occidental et du crétinisme des hommes d'Etat français et anglais, s'ils se sont efforcés de « déborder » les chefs arabes Nasser lui-même était prêt à s'en remettre à l’O.N.U. et d'affoler leurs adversaires en leur adressant, par le canal des agences de presse, des ultimatums qui ne prenaient un sens cohérent que lorsqu'on les réunissait pour les considérer comme un tout, et dans lesquels les menaces elles-mêmes étaient ambiguës, n'allons pas croire pour autant que toutes les initiatives du Kremlin ve relevaient que du bluff. Objectivement, les lettres adressées aux Occidentaux ne contenaient rien de plus que la menace d'une nouvelle guerre de Corée, guerre que les Russes étaient, certainement, résolus à mener, le cas échéant. La crise qui mûrit au Moyen-Orient, depuis plusieurs années, portée à son paroxysme par l'agression franco-britannique, permet aux Russes, à peu de frais, de pénétrer pour la première dans cette région, jus- qu'alors chasse gardée des Occidentaux. En outre, l'action des franco- britanniques coïncidant avec la brutale mise en question de la domi- nation soviétique sur les démocraties populaires, rendait plus nette encore aux yeux des dirigeants soviétiques l'alternative devant laquelle ils se trouvaient placés. Et ce n'est pas une des moindres gaffes de MM. Mollet et Eden que d'avoir, par leur geste plein de « virilité », saboté en quelques heures toutes les chances qui s'offraient aux impé- rialistes occidentaux d'exploiter, face aux pays du groupe arabo-asiatique, la crise qu'affrontait la Russie en Hongrie et en Pologne. Si l'on ne peut faire que des hypothèses sur le point de savoir si l'ultimatum adressé à Nasser a renforcé à Moscou la position des « durs », on est de même réduit aux conjectures en ce qui concerne l'orientation future de la politique russe. Bien que les problèmes qui ont rendu nécessaire la déstalinisation et la politique de « détente » soient fondamentale- ment les mêmes, et bien que les dirigeants soviétiques n'aient aucune raison objective d'accepter aujourd'hui, le risque d'un conflit généra- lisé qu'ils refusent depuis plusieurs années, la difficile situation de l'appareil bureaucratique du Kremlin, agissant sous la pression impé- rieuse d'événements dont certains le mettent directement en cause, est susceptible de le pousser à des décisions aussi irraisonnées que celles que peuvent prendre un Mollet ou un Eden. Sans doute les membres de l'équipe dirigeante du Kremlin sont-ils conscients de ce fait, et leur dernière note, qui contient des propositions nouvelles sur le désar- 185 mement, témoigne indéniablement du désir de ménager une pause qui permette à tous de reprendre pied. Ce qui ne préjuge en rien de l'avenir : assisterons-nous à la reprise de la guerre froide, laquelle présenterait pour les Russes des avantages certains, et leur permettrait de consolider leurs positions, ou verrons-nous, au contraire, se pour- suivre la politique inaugurée au lendemain du XX° Congrès, politique dont chacun connaît aujourd'hui le sens et les limites ? Pour l'instant, la réponse dépend surtout de l'évolution des luttes du prolétariat à l'intérieur du bloc russe. Quoiqu'il en soit, les dirigeants soviétiques pouvaient d'autant mieux se permettre de recourir aux menaces, et peut-être même de passer à une action limitée, qu'ils étaient assurés de la relative passivité des Etats-Unis. Les élections présidentielles n'étaient pas seules paralyser le gouvernement américain, et le délégué des Etats-Unis au Conseil de Sécurité a fort bien dit, après le véto contre la résolution américaine demandant l'arrêt immédiat des hostilités en Egypte, qu'il s'agissait d'abord pour l'Amérique de ménager « l'opinion » des pays arabo- asiatiques. Jamais la diplomatie américaine n'a fait montre d'un tel « tact », ni les dirigeants américains exprimé si clairement le désir, où ils sont à l'heure actuelle, d'éviter à tout prix un conflit généralisé. Si la question d'Egypte peut conduire à une reprise de la guerre froide, les Etats-Unis ne se refuseraient pas, quant à eux, à un vaste règlement d'ensemble, don Eisenhower lui-même a envisagé la possibilité et qui ne pourrait que consacrer l'élimination définitive de la France et de la Grande-Bretagne du rang des grandes puissances. De toute manière, l'affaire ne sera pas facile à régler, et risque d'être fertile en rebon. dissements. Mais Nasser lui-même semble aujourd'hui décidé à ne pas pousser trop loin son avantage tandis que les Français et les Anglais sont prêts à toutes les capitulations qu'exigeront d'eux les Etats-Unis, soucieux avant tout de désamorcer la poudrière où MM. Mollet et Eden se sont précipités la tête la première en fermant les yeux. L'échec de l'entreprise franco-britannique était inévitable. Cet échec, ce désastre, témoigne des limites de tout recours à la force dans la conjoncture actuelle. Tant que les deux « Grands » seront résolus à éviter une guerre générale, ils ne pourront eux-mêmes user de la force que sur une échelle restreinte, si brutale que puisse être leur interven. tion. Quant aux Etats d'importance secondaire, il ne leur appartient pas de décider de la guerre ou de la paix, pas plus qu'il ne dépendait de M. Mollet que son nom fût ou non attaché à la troisième guerre mondiale. Français et Anglais ont prétendu user rapidement de la force pour limiter le conflit. Ils ne sont parvenus qu'à élargir celui-ci et à se voir contraints d'en abandonner la solution aux Etats-Unis et à l'U.R.S.S. M. Blin. ALGERIE : DES HOMMES DE CONFIANCE Un ministre résident qui clame, aujourd'hui encore, son optimisme alors que la situation en Algérie se détériore chaque jour davantage; qui quittait Paris, « encouragé par la confiance qu'on venait à nouveau de lui témoigner », alors qu'en fait, de toutes parts, on travaillait à sa chute ; un Président du Conseil qui s'affolait en apprenant, en plein banquet, la nouvelle de l'arrestation des chefs du F. L. N., mais se rassurait, le lendemain, à la lecture du « Figaro », et bombait le torse à la tribune ; le Secrétaire d'Etat aux Affaires marocaines et tuni. siennes démissionnaire ; une « équipe » dont les membres multipliaient les déclarations contradictoires et intriguaient dans les coulisses : c'est à ces hommes, qui devaient quelques jours plus tard, se lancer dans l'aventure égyptienne, qu'une large majorité accorda en octobre sa confiance, renouvelant ainsi le contrat par lequel elle se lie à eux. 186 a, Jamais confiance ne fut plus méritée, disait-on à droite, où l'on se félicitait de la démission de Savary, départ que Guy Mollet s'efforça par tous les moyens d'empêcher. Nombreux étaient ceux qui envisa- geaient sans effroi un conflit généralisé en Afrique du Nord, et qui voyaient en Mollet le pantin prêt à s'y précipiter les yeux fermés. Quant aux autres, qu'une telle perspective inquiétait et qui osaient quelques timides remarques, ils n'en votèrent pas moins la confiance en demandant au Président du Conseil, qui mettait au point l'agression franco-britannique, de sauver la paix. Au lendemain du vote, l’Express s'étonnait : « Au cours du débat fleuve qui vient de s'achever au Parlement, les vrais problèmes ont été constamment éludés, la définition d'une politique a été remplacée par de nouvelles et imprudentes_ rotomontades ». Mais qu'a fait Mendès-France, patron de l'Express ? « Sauvez la paix ! Sauvez l’Afrique française en danger, la patrie en danger ! » a-t-il clamé sur un ton mélodramatique, tout en accordant sa confiance à ceux qui se disaient prêts à faire la guerre à « l'Islam » tout entier. Qu'a fait l'opposition socialiste, sinon refuser d'exposer en public les divergences qui divisent le P.S. ? La bourgeoisie « intelligente » depuis longtemps, renoncé à affronter les injures de la droite. Mais voici à présent davantage; elle n'a plus rien à proposer, et même la tâche dérisoire que ses chefs lui assignaient, il y a quelques mois à peine, lui paraît démesurée. Peut-être quelques-uns ont-ils compris qu'il n'y a plus, aujourd'hui, aucune « politique » possible en Afrique du Nord. Leur silence n'a rien d'étonnant, ni la démission du Parlement, et la révision de la Constitution qui doit, paraît-il, assurer la stabilité de l'exécutif est de nouveau à l'ordre du jour. Jamais cependant gou- vernement ne fut assuré d'un plus large, d'un plus aveugle soutien : qui aurait osé, en effet, le renverser ? Qui aurait voulu le remplacer ? Sans compter que Mollet, Lacoste, Pineau, etc., avaient bien des qualités. Rarement vit-on gouvernants plus soucieux de se donner les apparences de l'action comme ces malades, incapables des gestes les plus simples et qui s'efforcent, par une gesticulation sans objet, de dissi- muler leur déficience. Rarement vit-on gouvernants mieux disposés à recourir aux maneuvres, aux astuces qui enchantent la droite et contrai. gnent les autres au silence. Ainsi de l'arrestation des chefs du F.L.N., dont la plupart et le Monde tout le premier attendaient qu'elle paralysât la rebellion. Le premier jour, on s'inquiéta quelque peu : un « si beau coup » n'avait de sens que s'il s'insérait dans une perspec- tive audacieuse. C'était tout juste si on ne parlait pas d'engager des négociations avec les chefs rebelles incarcérés ; Mollet lui-même osa prétendre que l'opération, à laquelle il voulut d'abord s'opposer, faisait suite « à toute une action gouvernementale ». Mais le ton changea vite et le coup des services de Lacoste fut ramené à ses vraies proportions : celles d'une louche opération policière, favorisée par le hasard, comme le fut la capture d'un navire « pirate » au large des côtes d'Algérie. La presse bourgeoise se gargarisait des renseignements recueillis : à présent on savait tout; tout sur la rebellion, tout sur le rôle de l'Egypte, sur celui du Maroc, de la Tunisie, sur celui de Ben Bella, etc.; et les « Actualités » ne nous laissèrent rien ignorer de l'arsenal découvert sur l'« Athos ». Dur coup pour la rebellion, et dont on se demandait com. ment celle-ci pourrait se relever... Et pourtant, depuis l'été, la conjoncture parlementaire avait consi- dérablement évolué : bien des Indépendants et le M.R.P. presque au complet en étaient à réclamer une solution politique. Les Libéraux d'Algérie élevaient la voix, et le Maire d'Alger n'hésitait pas à exiger l'ouverture immédiate de négociations avec les véritables interlocuteurs, c'est-à-dire, précisait-il, ceux avec lesquels on n'est pas d'accord et avec qui on se bat. Les milieux d'affaires eux-mêmes et les bonnes âmes du M.R.P. s'en lamentaient semblaient s'intéresser de inoins en moins à une affaire si peu rentable à long terme, et dont les répercussions étaient déjà sensibles dans tous les domaines. Talonné de tous côtés, Lacoste était intarissable : la situation était chaque jour plus encou- rageante, les rebelles plus désespérés. S'efforçait-il en brandissant ses 187 communiqués de victoire de « regonfler » la droite qui jusqu'ici avait soutenu sa politique de guerre, de rassurer « l'opinion » en libérant, à grand tapage, les rappelés ? Mais nul ne croyait plus à ses vantardises, ni même au fameux « préalable égyptien », et la chute semblait proche. La bourgeoisie française était-elle donc prête à agir réellement ? Il a suffi de l'astuce de quelques policiers pour lui épargner cette peine, si évidemment démesurée. Alors elle respira, et avec Guy Mollet, prit des airs avantageux. Ces hommes qui semblaient lassés d'une guerre sans issue, on les vit soutenir un gouvernement qui provoquait le Maroc, insultait la Tunisie, faisait massacrer ses ressortissants à travers toute l'Afrique du Nord et envoyait la flotte française croiser en Méditerranée. Sans doute s'agissait-il seulement pour eux de gagner du temps, de reculer encore un peu l'échéance. Aujourd'hui, après la glorieuse campagne d'Egypte et les retentissantes gifles qu'a reçues Mollet, son équipe est toujours en place : Nasser aussi, mais celui-là il semble qu'on s'efforce à présent de le faire oublier. Que faire d'autre après lui avoir donné l'occasion de se repeindre à neuf des pieds à la tête ? Un professeur arrêté, quelques journaux interdits, Lacoste acclamé à Alger le 11 novembre, rien n'est changé et déjà le refrain reprend : la situation s'améliore, le découragement gagne dans les rangs des rebelles, une solution est vue. Mais nul ne s'y laisse prendre, et le gouvernement lui-même reconnaît qu'aucune « solution » n'est actuel. lement applicable. N'avait-on pas cependant proclamé jusqu'à satiété qu'une solution devait être trouvée avant que l'Assemblée Générale de 10.N.U. n'ait à connaître de la question algérienne ? Le gouvernement donne la nausée. Et comme tout le Parlement a été son complice, la guerre risque de durer. Ne sera-ce pas les Etats-Unis oui, profitant de ce qu'ils tiennent inaintenant la France à leur merci, imposeront une solution du type marocain ou tunisien dans laquelle ils n'oublieront pas leurs intérêts ? en M. Blin, LA BOURGEOISIE NORD-AFRICAINE cen- L'article qui suit a été écrit avant les derniers événements qui viennent de bouleverser les relations à peine établies entre la Tunisie, le Maroc et la France. Il éclaire la situation dans laquelle s'est produite l'arrestation des chefs du FLN. En un sens la nouvelle vague de nationu- lisme peut permettre de faire passer au second plan les problèmes so- ciaux qu'affrontaient les gouvernements marocains et tunisiens. Mais en un autre sens, et nul doute que cet aspect de la situation ne l'em- porte sur le premier, l'édifice politique fragile dressé par Bourguiba et le sultan se trouve considérablement ébranlé. Leur orientation « triste », comme dit Laborde, est remise en question sous la pression de l'incroyable offensive lancée par le gouvernement français. L'heure de la vérité sonne au Maroc: la bourgeoisie marocaine n'accuse-t-elle pas publiquement « son prolétariat d'être cause du ma- rasme où elle se débat? « Rappelez-vous, chers compatriotes, qu'il nous avait fallu tout notre courage et toute notre foi en notre avenir, ainsi que tout notre amour pour notre souverain vénéré, pour accepter de gaîté de ceur des grèves de plusieurs mois qui ont eu sur le commerce et l'industrie des répercussions profondes ». Et le président Bekkai, auteur de ces pieuses paroles, ajoutait avec un désespoir réaliste: « Des milliards de traites impayées ont encombré les guichets des banques, des dizaines de milliards ont fui notre pays ». Avec une spontanéité à laquell rendra hommage, la jeune bourgeoisie marocaine a retrouver le ton paternel et vaguement croquemitaine des classes diri. on su 188 geantes devant l'agitation ouvrière. Du même coup elle a jeté bas le masque de l'union nationale au moment où elle en a besoin de la façon la plus pressante; les travailleurs marocains n'ont pas l'air pressés de reprendre leur rôle dans la comédie nationaliste si l'on en juge par le nombre des exhortations au « calme » et des appels à la « maturité » dont ils sont journellement gratifiés. Même si le président Bekkaï « n'accepte plus de gaîté de ceur » les grèves, il n'est pas certain que la tendresse que lui portent les ouvriers lui épargnera de nouvelles mé- lancolies. La crise économique n'a en réalité surpris personne. Les Français détenaient 90 % des investissements privés dans l'économie marocaine. Il est clair que depuis le retour du sultan, et pour les plus prévoyants depuis son exil, les bénéfices tirés de ces capitaux n'ont pas été réinvestis: ils se sont évadés vers Tanger, la France, la Suisse, ou bien ils ont été utilisés à des fins spéculatives, ou encore ils ont été purement et simplement thésaurisés. D'autre part le gouvernement fran- çais a suspendu son aide financière jusqu'à la signature de conventions lui donnant des garanties suffisantes: or le budget marocain est évi- demment déficitaire, la contribution métropolitaine seule permettait de le boucher tant bien que mal lors du Protectorat. Par surcroît les paysans ayant mis à la porte leurs percepteurs en la personne des caids, manifestent une tendance regrettable à ignorer l'administration fiscale de. Rabat. Comment équilibrer le budget? se demande le très orthodoxe gouvernement Bekkaï. Et il a ce trait: il taxe l'électricité et le pétrole. De même que Napoléon III « par l'impôt sur le sel perdit son sel révolutionnaire », de même Bekkaï perd son essence nationaliste par l'impôt sur l'essence. Comme les transports sont routiers au Maroc, 68 % de taxes sur l'essence plus l'impôt sur l'électricité, cela suffit à doubler les prix de la consommation. La capacité du marché intérieur, déjà remarquablement faible, s'affaisse un peu plus. Les petites entre- prises ferment; les chômeurs, plus de 100.000 dans la seule région de Casablanca, commencent à assaillir les municipalités. Les ouvriers qui ont du travail débraient pour obtenir des augmentations. C'est alors que le sévère Bekkaï élève la voix pour demander « le travail dans l'ordre, la paix et la sécurité des biens et des personnes ». Faute de quoi il se démettrait, lui et son ministère de coalition. De toute façon la coalition ministérielle est déja démise en fait, comme le front national dans le pays. Le gouvernement Bekkai était composé, grâce à un savant dosage, de ministres Istiqlal, P,D.I. (Parti Démocratique de l'Indépendance) et indépendants. Comme ainsi tout le monde est « indépendant d'une manière ou de l'autre, comme les étiquettes n'ont pas fini d'être collées sur les personnages, comme les programmes de chaque parti, voire de chaque « personnalité », demeu- rent prudemment évasifs, comme la laïcité, le dirigisme, le monarchisme ou le républicanisme, l'occidentalisme ou l'orientalisme ont déjà plu- sieurs fois changé de camıp, il serait audacieux de camper la signifi- cation sociale des partis au gouvernement. Toutefois la crise, nous l'avons dit, démasque un peu plus chaque jour les vrais visages: la majorité des ministres, Istiqlal, P.D.I. ou indépendants, est d'un libéra- lisme bon teint, - y compris ces terroristes sanglants que la Résidence a un peu mis au cachot les années dernières, Balafrej par exemple qui vient d'apaiser de façon convaincante le capital international abrité à Tanger. Cette majorité est flanquée sur sa droite de quelques représen. tants de la classe caïdale, pas trop compromis avec les Français par exception dont le chef est le caïd Lyoussi, ancien ministre de l'Inté. rieur, actuellement ministre d'Etat et démarcheur de la cause anti- partis dans les montagnes et dans le Sud. Enfin Bouabid, Istiqlal, repré- sente, à gauche, la fraction du parti qui contrôle l'Union des Travail. leurs Marocains: c'est le « progressiste » de l'équipe. Le tout se marche réciproquement sur les pieds sous la houlette de sa majesté. Il faut accorder à la perspicacité du monarque que cette singulière macédoine politique reflète assez bien la réalité sociale du Maroc. Le développement combiné de ce pays juxtapose en effet une société rurale 289 pré-capitaliste à peu près maintenue dans son organisation tribale par les soins de l'administration française, et des noyaux d'économie capita- liste fixant dans les ports, dans les mines et dans quelques usines les germes d'un prolétariat moderne. En gros le problème qui se pose concrè- tement à la bourgeoisie marocaine consiste à détruire l'aristocratie caïdale sans se faire dévorer par les travailleurs. Il lui faut lutter sur les deux fronts; et le reproche qu'elle fait à Bekkaï par la voix de l'Is- tiqlal est de ne lutter que sur un seul, celui des ouvriers. De fait l'aris- tocratie agrarienne a déjà pris l'offensive sous la conduite de Lyoussi, avec le concours, désavoué mais objectivement efficace, de certains groupes colonialistes, et le soutien officiel d'Ab-el-Krim; ici encore singulière conjonction, qui éclairera sans doute les travailleurs marocains. Si la classe caïdale passe à l'attaque (sous la bannière royale, comme il se doit et comme tout le monde), c'est qu'elle est particulièrement menacée non seulement par la situation présente, mais par l'évolution historique elle-même. La naissance de la nation marocaine signifie en effet la mort des seigneurs du bled. Ces aristocrates, dont les quartiers de noblesse ne remontaient souvent pas plus loin que Lyautey, subissaient une lente mise à mort de ceux-là même qui les avaient élevés. La pénétration impé- rialistc impliquait objectivement la condamnation de l'organisation tri- bale et patriarcale que l'administration impérialiste entrenenait très subjectivement. La conservation, de plus en plus artificielle, des structures sociale traditionnelles contraignait les fellahs (les deux tiers de la popu- lation marocaine) à une pratique agraire catastrophique: terres mor- cellées à l'extrême par la coutume de l'héritage, utilisation de l'eau au compte-goutte selon des rites ancestraux, outillages tragiquement déri- soires à l'échelle de la propriété, épuisement des terres par des cultures vivrières répétées, etc.,, Cette pittoresque civilisation « berbère », qui n'intéressait plus, à défaut des « berbères ») eux-mêmes, que leurs cards, non seulement tuait les paysans commes des mouches, non seule- ment remplissait les bidouvilles d'un immense prolétariat en haillons, mais encore interdisait le développement de l'économie urbaine, préci- pitait la crise, rendait de plus en plus intolérables aux paysans les grands agrariens profiteurs de cet état de choses. Il n'y avait pas, il n'y a toujours pas de marché intérieur: les campagnes « vivent », si l'on peut dire, presque en marge de l'économie monétaire. L'impérialisme s'en faisait une raison: il spéculait sur les ventes de terres, d'immeubles, sur les adjudications, sur les changes, fusillait ou déportait les mécon- tents. Mais pour faire sauter le verrou de l'appareil politique français, il a bien fallu que la bourgeoisie marocaine libère la force des paysans exaspérés. L'Istiqlal a pénétré dans les campagnes sur la base de cette situation, accélérant le pourrissement de la communauté tribale et son déplacement par l'idée nationale ou en tout cas dynastique. Il y a 600.000 adhérents à l'U.T.M.: la moitié est rurale, preuve de cette transformation. Autre preuve: beaucoup de tribus ont chassé leurs sei- gneurs. Le roi leur a envoyé de nouveaux caïds pour les administrer au nom de la nation. Mais c'étaient quelquefois les mêmes, repeints à neuf, et de toute façon il a bien fallu qu'ils mettent un terme au « dé- sordre »: ils persécutent donc les cellules rurales de l'Istiqlal, ouvrant les hostilités sans phrases. Que vont faire les paysans? Lyoussi prépare sa réponse: ce qu'ils ont toujours fait, c'est-à-dire ce que leurs caïds leur ont toujours fait faire, descendre en armes sur les villes pour imposer la volonté du bled, entendez de leurs seigneurs. Ce Juin du Maroc indépendant lance « ses » paysans à l'assaut des villes bourgeoises et ouvrières, pour imposer au roi une monarchie selon son ceur, un Etat Féodal. Peine perdue, si du moins notre appréciation de la situation dans les campagnes est exacte. Car même si les paysans sont incapables d'or. ganiser eux-mêmes leur force, leurs aspirations les poussent dans un sens qui est contraire à celui que Lyoussi veut leur imposer. Les paysans ne feront rien tout seuls, sauf le banditisme, mais on ne leur fera pas faire n'importe quoi. En réalité la question de la révolution démocra- 190 tique est posée sinon dans leurs têtes, ce qui n'est même pas sûr, au moins dans les faits. Et l'on retombe ainsi sur la vieille affaire de la Révolution Perma. nente: cette révolution dont les prémices sont apparues dans les cam. pagnes, et qui permettrait à la bourgeoisie de constituer le marché inté- rieur dont elle a besoin pour se consolider, la bourgeoisie elle-même est-elle incapable de la faire, comme le pensait Trotski? En luttant sur les deux fronts, la bourgeoisie marocaine est-elle vouée à l'échec? Est-il vrai que « pour les pays arriérés le chemin vers la démocratie passe par la dictature du prolétariat » ? Sans vouloir trancher le problème dans sa généralité, on peut en tout cas montrer qu'il est ici un faux problème. Le prolétariat marocain n'est absolument pas en état de construire sa propre dictature. Il est nombreux, bien sûr, mais l'appréciation des forces révolutionnaires n'est pas une comptabilité, et ce n'est pas là l'essentiel. L'essentiel c’est qu'il n'est pas en possession d'une conscience claire de ses objectifs propres ni de ses moyens. Cette classe ouvrière n'est pas socialiste, et n'a pas encore produit d'avant-garde. Elle commence tout juste à se désempêtrer des oripeaux nationalistes dont la bourgeoisie marocaine l'a déguisée pendant la résistance. Certes les ouvriers n'ont pas attendu que Bekkaï les morigène pour s'apercevoir qu’un patron marocain face à une grève différait peu d'un patron français. Sans doute les dirigeants Istiqlal ont beau persister dans la ligne « nation contre nation », détourner la coni- bativité ouvrière contre « Présence Française », l'armée française, les frontières françaises, la police française, il reste que le mécontentement des médinas gronde contre tous les affameurs, contre tous les spécula- teurs, contre tous les flics. Cela dit, les 200 à 300.000 ouvriers dispersés dans les villes marocaines ne sont pourtant pas concentrés dans de grandes entreprises où le contact direct de chacun avec tous serait constant; en fait les discussions se font dans les cellules Istiqlal, les échanges sont toujours contrôlés, orientés par les responsables Istiqlal, les mêmes que les ouvriers retrouvent au syndicat: car l’U.T.M. est à l'Istiqlal ce que la C.G.T. est au P.C.F. Bien plus, le patron de la petite boîte où ils travaillent, pour la plupart, est lui-même Istiqlal, à des titres de résistance, sait parler, les désarme. Dans ces conditions, le déve. loppement d'une conscience de classe est puissamment entravé par la classe qui ne veut pas de conscience. C'est pourquoi la bourgeoisie « de gauche » peut développer le thème: nous ferons ensemble l'industriali. sation contre les caïds, les colons et les droitiers. Est-ce possible? Si la dictature ouvrière est impossible, la dictature bourgeoise l'est-elle aussi? Le programme actuellement développé par la « gauche » bourgeoise est bel et bien celui d'une dictature jacobine: il faut liquider toutes les traces de l'impérialisme: armée, police, admi. nistration, etc...; soutenir à fond la lutte algérienne; détruire l'ennemi de l'intérieur (colonialistes et caïds), l'exproprier et redistribuer ses biens. La réalisation de ce programme exige une direction homogène, que l'Istiqlal revendique, mais assez mollement en raison de son hété. rogénéité interne. Cette ligne fournit-elle de quoi payer l'industriali- sation? Certainement pas. Allal el Fassi estime qu'avec 600 milliards de francs, le plan quinquennal est assuré. De leur côté les libéraux pensent qu'il faut 200 milliards par an. Où trouver les fonds? Il est question que la Frartce prête 30 milliards, quand les conventions seront signées. Pour le reste on peut penser que les offres de services ne manqueront pas, à l'Est et à l'Ouest. La question sera celle des garanties que le capital exigera en échange. La « droite » est prête à freiner la lutte contre la féodalité et l'impérialisme pour apaiser les bailleurs de fonds : mais alors elle se condamne elle-même comme bourgeoisie locale. C'est ce que la « gauche » comprend bien, qui veut au contraire placer les prêteurs devant une bourgeoisie marocaine forte, c'est-à-dire poursuivre d'abord la lutte nationale. Mais il faudrait qu'elle prenne appui sur le monde paysan, qu'elle le forme, qu'elle le radicalise; or elle est consciente du danger d'une telle opération. Allal el Fassi de déclarait-il pas récemment: « Aujourd'hui nous sommes dans les campagnes en 191 présence d'une force semblable en tous points à la force chinoise » ? Sans doute voulait-il seulement faire un peu frissonner les droitiers et les libéraux: mais il a probablement réussi à se faire frissonner lui-même; si l'on en juge par l'adoucissement récent de son attitude à l'égard du problème du ministère. C'est que dans la voie d'une révolution paysanne, la bourgeoisie irait ausi à sa propre perte: elle est trop liée à l'aristo- cratie foncière. Et de toute façon, le voudrait-elle, qu'elle ne trouverait pas à la compagne de quoi former une bourgeoisie rurale; il ne s'agit nullement de partager les terres, mais au contraire de les collectiviser. Il ne reste plus à la bourgeoisie marocaine que de faire son unité autour d'un programme centriste impliquant: le ralentissement, puis l'arrêt du cours révolutionnaire à la campagne sous le contrôle des admi. nistrateurs du sultan, éventuellement avec la caution des anciens maqui- sards pendant la transition, l'apaisement de l'opposition ouvrière par un réformisme modéré, la mise en route d'un plan d'investissement dont les hommes d'affaire marocains ont déja proposé au sultan les grandes lignes et dont le capital anglo-saxon lui fournira l'indispen. sable aliment. C'est ce centrisme que le Palais pratique avec système depuis le retour de Mohamed ben Youssef. Comme dit son fils, le sultan « peut seul résoudre les problèmes, car il est au-dessus de toutes les tendances politiques ». Alibi des caïds contre les bourgeois, alibi des impérialistes contre les paysans et les ouvriers, alibi des impérialistes contre les travail. leurs marocains, mais idole des paysans, le polymorphisme du de Gaulle marocain n'a pas encore réussi à composer son rôle pour les ouvriers: il lui manque le coup de gueule nlébéien de Thorez pour les inviter efficacement à retrousser leurs manches. Mais en retour les petits Thorez marocains ne lui manqueront bientôt pas pour faire cette beso- gne: déjà les staliniens sont entrés individuellement à l'U.T.M., décidés à s'y incruster coûte que coûte. Ils crieront bientôt: « Vive le Roi! », par dialectique. A Tunis, qui est Rabat au' futur, Bourguiba a nis la barre au centre depuis beau temps. Le gouvernement de coalition de Ben Amar, préfiguration de celui de Bekkaï, ayant fait la preuve de son incapacité, Bourguiba est lescendu dans l'arène et fait son numéro centriste en expulsant les ultras et en domptant l'agitation sociale. Le presse fran- çaise applaudit, l' « Express » en fait son « homme de la semaine ». « Le gouvernement tunisien garantit aux propriétaires français le main- tien de leurs biens et de 1 eurs entreprises privées », précise l'article 29 de la convention économique. Par les articles suivants le même gouver- nement s'interdit d'intervenir dans le régime juridique des terres et des sociétés françaises ou à majorité française. Et Bourguiba, très rassu- rant, confirme: « Il n'est pas questions d'étendre la réforme agraire aux grosses sociétés » (France-Observateur, nº. 30, Août 56). Les échanges commercdeux garantissent un régime préférenciel aux produits français entrant en Tunisie. Décidément cet interlocuteur-là était valable. Mais la moitié des travailleurs est en chômage complet. Pour arrêter les pillages, Bourguiba fait distribuer du pain, à défaut des terres. La suite est connue: il faut trouver des capitaux? Les capitaux français ont la préférence de Bourguiba. Pourquoi? Parce que ce capitalisme incer- tain, tartarin et froussard en Méditerranée, est le moins dangereux des prêteurs internationaux. Mais surtout parce que ce même capitalisme éprouve en Algérie quelques déboires qui sont un peu aussi les déboires de Bourguiba. Le petit calcul de ce grand homme est en effet de s'inter- poser entre le F.L.N. et Mollet pour implanter le Bourguibisme en Algérie: il sait bien qu'en se prolongeant, la lutte algérienne diminue les médiocres chances qu'avait une bourgeoisie libérale déjà fort mince de s'emparer du pouvoir. Ces chances s'étaient un peu accrues quand Ferrat Abbas s'était rallié au F.L.N.: les professionnels du nationalisme allaient peut-être détrôner l'appareil militaire et politique formé dans 192 les maquis. Bourguiba reconnut aussitôt ce représentant qualifié pour son sosie. Cependant les l uttes internes ne sont pas achevées au F.L.N. On ne sait qui l'emportera. Mais Bourguiba sait qu'en abrégeant le combat, il multiplie les chances d’Abbas, de ses pareils et du même coup les siennes. Arbitre d'une conférence conciliatrice, non seulement, il aurait sa première victoire diplomatique, il étendrait son prestige jusqu'à Rabat, il pourrait parler plus fort pour obtenir de Paris et d'ailleurs de meilleures conditions financières, mais il en finirait avec les armes algé. riennes et françaises ; il obtiendrait le départ des troupes françaises sta- tionnées en Tunisie, et surtout il ferait lâcher pied aux maquisards algé. riens. On remettrait les armes au ratelier, ce qui soulagerait fort notro médiateur. Pourquoi? Parce que les maquis algériens n'ont pas oublié qu'au moment où ils se constituaient, le Néo-destour abandonnait de son côté la lutte armée pour la négociation. On se souvient de la phrase de Ben Bella: « la vigilance des combattants tuera dans l'auf le bourguibisme en Algérie ». C'est à présent la vigilance de Bourguiba qui vúudrait bien tuer ce qu'il appelle l' « extrêmisine » en Algérie. Amener les deux parties à négocier, c'est faire passer iu premier plan les hommes qui savent parler, l'intelligentsia, les globe-trotters de la cause, l'émigration, c'est leur rendre la main sur la résistance intérieure, déborder les cadres de l'organisation militaire. Mais quelle est la basc du conflit opposant Bourguiba et les cadres algériens du F.L.N.? Question de personnes? Bien sûr, mais encore? Pour l'apprécier, il faut se replacer dans la situation qui a “récédé le 14 novembre 1954: les tergiversations de la direction M.T.L.D., les conflits opposant Messali et les « centristes » avaient convaincu certains éléments de la base de l'impuissance des dirigeants chevronnés à mener à bien la lutte nationale. Bourguiba est longtemps resté pour ces élé. ments, qui ont forıné les cadres des maquis, le synıbole ennemi de la direction conciliatrice. Peut-étre n'a-t-il plus exactement cette signific cation à leurs yeux, maintenant qu'il a obtenu l' « indépendance ». Mais la réconciliation des hommes du F.L.N. avec les anciens leaders natio. nalistes ne peut de toute façon se faire que par l'intégration de ceux-ci à l'organisation frontiste, comme l'a montré le ralliement d’Abbas. Cette hostilité repose-t-elle sur des bases sociales? On ne peut pas douter que les éléments de la bourgeoisie libérale classique, comine Balafrej ou Bourguiba, avaient perdu la direction en Algérie à la fin de 1954, Bourguiba veut la leur rendre; et il est vrai que la conjoncture approche d'une phase qui leur sera favorable, celle de la lassitude française. Mais ils ne représentent pas une force sociale: avorton de bourgeoisie, produit centenaire d'une adıninistration tout à fait directe. Si Bourguiba échoue, il pourrait finir par avoir quelques centaines de kilomètres de frontières communes avec un régime déplaisant; à savoir, un appareil politico-militaire procédant à quelques nationalisations spectaculaires, à une réforme agraire un peu plus téméraire que celle de la Tunisie, capable d'entraîner démagogiquement les masses beaucoup plus que n e le fait le terne régime destourien, parce qu'il leur donnerait le sentiment, à la fois illusoire et authentique, de participer directement à la lutte pour l'« indépendance ». Il n'y a aucune raison de croire que l'exemple de Nasser ne puisse devenir contagieux quand les conditions objectives de cette « solution_» sont réunies. Le Destour pourrait alors craindre de subir le sort du Wafd égyptien. Nous ne voulons pas dire que demain Ben Bella sera le Nasser de l'Algérie. Nous voulons seulement dire que la question de la nature du pouvoir est pendante en Algérie, tandis qu'elle ne l'a jamais été en Tunisie ni au Maroc, que la transformation de la lutte de classes sous la forme de la consolidation d'un régime militaire serait capables de faire rebondir cette même lutte dans les pays voisins, et que telle est la crainte qui motive la politique ultra-centriste et conciliatrice à 100 % que fait actuellement Bourguiba. 193 Cependant celui-ci occidentalise la famille, l'école, la Constitution tunisiennes, tandis que les travailleurs commencent à attendre qu'on désoccidentalise un peu le capital. Mais à ce dernier le Néo-destour ne fera pas plus de peine que l'Istiqlal. Et pas plus que l’U.T.M., l’U.G.T.T. n'y poussera: son réformisme n'est que la face sociale du Bourguibisme. Demi-mesures, conciliation, réformes: dès que la lutte de classes émerge du marécage nationaliste dans les pays arriérés, les nouvelles classes dirigeantes cherchent à l'y engloutir de nouveau. Mais elles ne peuvent empêcher que leurs efforts mêmes ne démystifient peu à peu les travailleurs et ne les conduisent finalement à envisager la lutte selon leurs propres intérêts. F. LABORDE. LE CONGRES DU HAVRE bien que ( Le Congrès du Havre de juillet dernier qui fut surnommé le Con. grès de l'Ennui n'a pas fait surgir de changements dans le P.C.F. Les procédés, différents de ceux employés autrefois, ont permis à l'appareil du Parti de passer le cap de la crise provoquée faiblement par le XX Congrès du P.C.P.S. Le cadre est plus sobre; ni kermesse, ni fanfare. On aborde le nouveau cours >> réformiste par un symbolisme qu'il n'est pas sans intérêt de souligner. A la place des monumentales effigies de Staline, Thorez et tous les leaders passés ou présents, on ne voit plus que Marx et Lénine, les anciens incontestés et, faisant le pendant, Jaurès et Guesde pour le « socialisme à la fran- çaise ». Si l'on ajoute à ceci un style des interventions plus discret, sans les tirades dithyrambiques, les litanies du rite stalinien, on a un aperçu superficiel mais significatif de la façon dont les dirigeants français ont abordé la déstalinisation : en douceur. On a déjà montré dans cette revue (1) quel embarras et quelle confusion furent ceux du Bureau Politique pendant toute la période qui suivit le XXe Congrès; le silence, la prudence, les hésitations dominèrent la vie publique et intéricure du Parti. Durant cette période les chefs ont utilisé leur astuce et leur métier pour « chapeauter » les réactions des militants. Celles-ci, rappelons-le, pouvaient se diviser en deux: d'une part, la protestation des intellectuels sur la question du culte de la personnalité et des erreurs des dirigeants eux-mêmes ; d'autre part, la sourde protestation des sympathisants et des ouvriers du rang au sujet de la politique de soutien à Guy Mollet. Tout d'abord le secrétaire général temporisa, puis noya le poisson en mélangeant critiques et éloges de Staline. Et ce fut ensuite l'attente. prudente des conséquences du processus de destalinisation en U.R.S.S. et dans les démocraties populaires ainsi que dans les principaux P.C. occidentaux. On a pu dire de Thorez qu'il est le dernier stalinien; c'est certai- nement le plus habile des bureaucrates et les circonstances l'ont assez bien servi. En particulier les événements de Poznan ont amené un durcissement de la position dite libérale de Kroutchev ont permis de mettre en sourdine le procès du passé. La résolution du C.C. russe de juillet faisant une « analyse marxiste du culte de la person. nalité » et l'affirmation renouvelée et fort gratuite que « ce ne sont les les bases du socialisme qui sont en cause » furent utilisées comme un paravent par nos bureaucrates. La caution de Souslov au Havre, traitant Thorez de « cher ami », a contribué à maintenir l'ordre dans les rangs et à revaloriser les bonzes. L'orage était, pour le moment, passé et notre Maurice pouvait tenir encore le gouvernail du Parti, se donner une justification et la fournir aux militants. et (1) N° 19, p. 147-152. 194 Comment se passa la préparation du Congrès? On voulut donner au Parti l'illusion qu'il discutait à fond les thèses du Comité Central. Les cellules, sections, tédérations furent appelées à en débattre. Une tribune de discussion fut ouverte dans l'Huma. Dans les cellules, celle-ci fut vive, souvent violente. Elle porta plus souvent sur la politique vis-à-vis de la guerre d'Algérie que sur le rapport Kroutchev et les problèmes plus théoriques soulevés par le tournant russe. Au niveau des sections et des fédérations le ton change. On fait des critiques de détail visant les carences du travail d'organisation et de la politique d'unité d'action. Les ténors viennent donner de la voix et coiffer de leur autorité les désaccords. Si on n'invoque plus Staline et ses écrits, c'est à l'aide de citations de Marx et Lénine, savamment tronquées, qu'on impose le silence à des assemblées de militants qui ont désappris depuis des lustres ce qu'est la discussion politique. A la base on continue d'« expliquer » aux camarades qui ne la comprennent pas « la justesse de la ligne politique du P.C. ». Les conclusions sont rares mais exemplaires. On ramène les brebis égarées sous la houlette bien- veillante de son berger Maurice. Chez les intellectuels c'est un peu différent. En ce qui concerne, P. Hervé, dont la rebellion est loin d'avoir une signification révolution- naire, c'est une question de tactique et de personnes. Lorsqu'on écarta Trotsky, partisan d’intensifier l'industrialisation alors que Staline mar- chait à pas de tortue pour adopter ensuite sa politique on procéda en gros de la même façon que la direction du P.C. français vis-à-vis de Lecaur et Hervé. La comparaison ne vise, bien entendu, que la méthode bureaucra- tique et non le contenu politique de la querelle sinon elle serait terri- blement injuste pour Trotsky. Ce que nous voulons souligner, c'est que Thorez ne peut supporter que d'autres postulent la direction du Parti avec une politique qui sera en gros la sienne demain. Le cas des rebelles Morgan et Baby est aussi plein de sens. Parce que celui-ci met en doute les bases scientifiques de la soi-disant théorie de la paupérisation absolue le fustige et le ridiculise; on le met sur la touche. Nous reviendrons plus loin sur l'importence que revêt, pour la direction, cette question. La tribune de l'Huma donne en outre la mesure de cette pseudo. discussion. Elle est en réalité une tribune d'approbation, avec plus de liberté dans la forme. Si quelques opinions divergentes sont publiées sur la stagnation économique du capitalisme français, par exemple, c'est pour permettre à un membre du C.C. de répondre que les camarades n'ont pas compris et de fournir une explication. Ce faisant, d'ailleurs, en passant à côté des objections les plus valables et sans les refuter le moins du monde. Enfin pour clore « ces larges discussions » il n'y a qu'à lire les résolutions des fédérations: de la Corse, à la Seine-Maritime, ce n'est qu’un concert de louanges. (1) Au sujet de ce Congrès, il n'y a pas eu dans toute la presse de ( gauche » de plus grands illusionistes que l'équipe de Bourdet et Martinet. A les en croire, était arrivée la période tant réclamée ou le P.C. se démocratisait, où les divergences et les tendances seraient admises dans le Parti. N'ont-ils pas parlé de changements radicaux dans celui-ci et dans un sens révolutionnaire bien entendu. Il fallait maintenant faire des critiques constructives et les anciens staliniens feraient . place à des vrais ( communistes D. Nous ne nions pas qu'il puisse y avoir des bouleversements. Ce n'est certainement pas parce qu'une discussion large et ouverte pourrait se dérouler. La possibilité de régénérer le P.C.F. est pour nous exclue. (1) Voir L'Humanité du 1er au 18 juillet. 195 Seule, une poussée extraordinaire des masses mises en mouvement par des événements, tels que coux qui se développent actuellement en Hou- grie aurait des chances de le faire éclater. Jusque-là sous l'égide de la couche bureaucratique régnante ou d'une autre direction de rechange seules des désaffections individuelles ou de metits groupes peuvent être, croyons-nous, enregistrées. Pour tous les « enfants de cheur de la gauche française », le P.C. est le parti du socialisme, le parti ouvrier par excellence. Peut-être est. il mal dirigé, mal orienté? Il faut l'aider à retrouver une voie juste. Cette mythologie est tenace, elle est encore très répandue dans la classe ouvrière. En répétant que sans ce parti qui est l'expression de la grande masse des travailleurs, rien ne peut être fait pour le socialisme, les soi-disant progressistes renforcent et perpétuent les illusions les plus néfastes. (1) Si la préparation du Congrès ne modifia ni les thèses, ni la ligne comme certains l'imaginaient, son déroulement lui-même fut aussi tyraditionnel, dans le fond, que par le passé. Les deux pièces maîtresses, le rapport de Thorez et celui de Duclos, occupèrent l'attention et une bonne partie du temps des délégués. Le premier, « Pour un avenir de progrès social, de paix et de grandeur na- tionale », dont le titre est déjà tout un programme, est la tentative de justifier idéologiquement l'action du P.C.; l'autre, « Les municipalités au service des masses laborieuses », prépare l'activité néo-réformiste, met en avant la volonté de légalisme, le souci de_bien gérer, dans le cadre du régime existant, les communes de la IV° République. Les ténors de second plan n'intervinrent que comme spécialistes illustrant et commentant des points particuliers du rapport du chef. Garaudy défendit la culture française, Kanapa parla des irtellectuels vis-à-vis du Parti, Marcel Servin de l'organisation, Jeannette Vermeersch de l'unité d'action. Ce fut une bonne orchestration et chacun tint sa partition avec discipline. Du long rapport de Thorez il nous semble que trois idées clés ont retenu l'attention. La première, qui fait suite à l'examen habituel des succès économiques de l'U.R.S.S. et, partant, de la stagnation de l'éco. nomie capitaliste française, introduit les fameuses « thèses sur la pau- périsation absolue et relative (sic) » de la classe ouvrière. En second lieu, Thorez, s'appuyant sur la force garndissante du camp de la Paix, démon. tre que la coexistence pacifique est une politique à long terme et que la guerre n'est pas fatale; ce qui lui permel d'exposer les nouvelles voies vers le socialisme. Ensuite le problème de l'unité d'action est pré. senté comme la charnière de la politique communiste dans la période actuelle et il renouvelle à ce sujet les positions de soutien, guidées par le souci de « l'intérêt national ». Après avoir fait le panégyrique de l’U.R.S.S., l'énoncé des mirobo. lantes perspectives du Vi plan quinquennal et le tableau des rythmes d'accroissement très élevés de la production, le secrétaire général n'en est que plus à l'aise pour annoncer les catastrophes qui attendent le monde capitaliste. Ce qui jusque-là ne nous étonne guère. Décrire l'agonie du système colonial présenter la stagnation économique de la France comme absolue est ensuite un jeu pour ce maître. Sanz aller au fond de l'analyse, on peut dire que l'expansion de ma production en France est ralentie et le sera vraisemblableinent plus par la perte de privilèges coloniaux. Que les rythmes d'expansion soient plus (1) « Pourquoi, demandent certains communistes, pourquoi cette sollicitude constante pour le sort de notre parti? » La plupart des hommes de gauche répondent généralement: « Parce que ce parti a la confiance de millions de travailleurs et qu'aucune politique progressiste pe peut être faite sans lui. » Il en existe déjà un certain nombre qui ajoutent: « ...et parce que, tôt ou tard, nous nous retrouverons, les uns et les autres, au sein d'un même parti »! Gilles MARTINET (France. Observateur). 196 - grands en U.R.S.S. qu'aux U.S.A. et que, dans ce dernier pays, ils soient plus forte qu'en France, ne veut pourtant pas dire qu'ils n'existent pas dans les puissances occidentales. Ce que ne dit pas Thorez c'est qu'en ce qui concerne l'U.R.S.S., cette accélération tend aussi à se ralentir et qu'il n'est nullement évident qu'elle puisse dépasser le niveau atteint par les Etats-Unis. Ce qu'oublie encore de mentionner Thorez, c'est que le formidable essor qu'a connu l'Union Soviétique a été largement favorisé par le retard qu'elle avait par rapport aux pays les plus avancés. Ce retard ratrappé, l'U.R.S.S. fait face aux difficultés que rencontrent toutes les économies développées et le XX° Congrès révèle clairement qu'elle est loin de les avoir surmontées. Quant aux bases économiques malsaines et fragiles dont parle Thorez, toute son argumentation revient à dire: l'économie est mal gérée en France et les secteurs qui devraient recevoir en priorité des investissements n'en reçoivent pas. Seuls les communistes sont capa- bles de gérer convenablement et de planifier l'économie. Bien entendu, il est vrai que le capitalisme ne fait pas face à ses tâches de gestion, qu'il est tenaillé par des contradictions insurmon. tables. Mais cela ne veut nullement dire qu'il y ait stagnation absolue de l'économie. Si, comme le dit Kroutchev lui-même, en répudiant ce qu'il aprelle « les analyses schématiques de Staline », la production capitaliste peut encore progresser, qui doit-on croire de Thorez ou de Kroutchev? Et quand le « camarade Mikojan » déclare: « La théorie de la stagnation absolue du capitalisme est étrangère au marxisme-leninisme. On ne sau. rait admettre que la crise générale du capitalisme aboutit à l'arrêt de l'essor de la production dans les pays capitalistes », faut-il l'accuser, lui aussi, d'opportunisme et de déviationisme? La vérité est que Mikoian et Kroutchev ne peuvent plus, comme Thorez, falsifier aussi grossièrement les notions incontestées de l'analvse économique marxiste. Car l'un et l'autre affrontent dans la réalité la tâche de « rattrapper et dépasser les normes de productivité du régime capitaliste » et ils sont obligés de dissiper certains mensonges idéologiques, pour agir efficace- ment dans leur société. Mais le leader du P.C. nous entraîne dans cette galère pour démontrer que sa thèse de la paupérisation absolue de la classe ouvrière est juste. Celle-ci ne vise pas seulement à renforcer son autorité de théoricien et de guide éclairé, mais à préparer une poli- tique à long terme. Et de même ru'il n'y a pas de stagnation absolue de la production il n'y a pas paupérisation absolue. Toute une série de chiffres donnés dans plusieurs interventions du Congrès veulent prouver que le travailleur français est plus, pauvre dans l'absolu qu'en 1938, ce qui fait dire à Thorez: « l'ouvrier français d'aujourd’hui mange moins de viande que sous le second Empire ». Cette argumentation est d'autant plus démagogique, si on pense aux positions qu'affichaient les staliniens jusqu'à leur départ du gouvernement en 1947, et qui visaient précisénient à démontrer le contraire. Et, pourtant, la vérité se suffit à elle-même. Etant donnés l'aug. mentation du revenu national, de la productivité, du volume des produits et de l'accumulation, il est clair que, même si la masse des salaires a augmenté relativement, la classe exploitée n'a pas sa part. Malgré sa ré. sistance, ses luttes revendicatives (d'ailleurs en grande partie freinées et édulcorées par les staliniens), l'ouvrier subit un taux d'exploitation plus élevé. Mais dire que dans l'absolu il s'est appauvri est une contre- vérité, et c'est en outre escamoter le problème fondamental de l'exploi. tation. Car la politique des hauts salaires aux U.S.A., pour prendre un exemple, n'empêche pas le prolétariat d'être exploité, d'être dépouillé de toute activité proprement humaine, d'être dépossédé du sens de son travail. A quoi rime donc tout ce fatras sur la paupérisation? S'il n'y a, en fin d'analyse, entre l’U.R.S.S. et les pays occidentaux ques des différences de rythme dans l'expansion, le schéma de Thorez ne sert plus sa politique. Cela revient à dire: en France les travailleurs ont beau lutter pour de meilleures conditions de vie, ils s'appauvris- 197 sent constamment tandis qu'en U.R.S.S., pays du socialisme, sans lutter le bien-être augmente et augmentera régulièrement. Il nous semble que la position révolutionnaire consisterait à dire: En France comme ailleurs dans le monde, U.R.S.S. y compris, l'exploi- tation du travail humain est en augmentation constante sans pour cela que la paupérisation soit absolue et les travailleurs, en attendant de briser le pouvoir étatique par des voies révolutionnaires, obligatoirement violentes, doivent (et le font d'ailleurs) mettre en avant des revendi- cations qui les conduisent peu à peu, même quand elles portent sur 25 francs de l'heure à la gestion totale de la société. Ce n'est pas, bien entendu, ni de près ni de loin, le langage de Thorez. Une autre partie importante du discours de celui-ci se référa à la paix et à la coexistence pacifique. Il commença par un amalgame honteux de la position révolution- naire de Lénine et de l'action du « Camp de la Paix ». Lénine dit aux ouvriers de lutter contre la guerre par l'action révolutionnaire, les par- tisans de la Paix, eux, par des bulletins de signatures et des colombes. Le chef ex-stalinien dit que le développement des forces de paix a enfin imposé la coexistence pacifique et la fin de la guerre froide. De toute évidence, il oublie de rappeler l'antagonisme explosif qui a, jusqu'en 1953, opposé son « Camp de la Paix » au bloc impérialiste occidental et les provocations régulières et réciproques, qui faillirent mettre le feu aux poudres. Cela n'aboutit pas à la guerre mondiale pour des raisons qui sont loin d'être l'existence de l'appel de Stockolm et « le renforcement du camp des pays démocratiques dans le monde ». Mais c'est bien plutôt la conscience des deux blocs d'arriver au bord de l'abîme, de n'être plus absolument aîtres des forces productives et des forces de destruction. Ce n'est pas la lutte révolutionnaire, mais cependant les révoltes ouvrières de juin 1953 à Berlin-Est, les grèves aux Etats-Unis, en Angleterre et en France, et bien d'autres mouve- ments ouvriers qui contribuèrent à imposer aux deux blocs la coexistence- pacifique. Ce n'est pas l'attitude des P.C. dans ces mouve- ments qui imposa aux exploiteurs cette trèye mais ces révoltes et grèves qu'on a appelées « sauvages » à défaut d'un meilleur terme. Dans cette perspective pacifique à long terme, le P.C. français, comme la bureaucratie russe, doit rechercher son mode d'existence. Il le trouve en paraissant reprendre les positions de K. au XX Congrès, mais, en fait, en remettant sur le tapis ses déclarations de 1946 : « Déjà en 1946 dans l'interview au journal anglais Times, j'avais pu expliquer que les communistes français, en se fondant sur le développement sans précédent des forces démocratiques dans le monde, sur l'affaiblissement de la bourgeoisie capitaliste après la deuxième guerre mondiale, envisageaient, pour la marche de la France au socia- lisme, d'autres chemins que la voix suivie trente ans plus tôt par nos camarades russes. Nous affirmions que le peuple de France, riche d'une gloricuse tradition politique, saurait faire preuve d'initiative créatrice et trouver lui-même sa route ». Cette déclaration a, pour Thorez, un double objectif. Le premier est d'affirmer son accord avec K.; le second, à usage des querelles inter- bureaucratiques, est de préciser qu'il avait soutenu de telles idées il y a belle lurette. Mais l'ironie de l'histoire est vraiment cruelle. Car pour Thorez, prétendre en 1946 accéder « à la société socialiste par des voies démocratiques » cela était basé sur la conscience du P.C. d'être dominant en influence dans la classe ouvrière et de se croire capable en cas d'ex- tension du bloc russe de « Faire le coup de Prague ». Les socialistes auraient de gré ou de force, pour sauver les apparences, fait partie du Parlement Populaire. Aujourd'hui cette citation dont Thorez n'a pas besoin pour une fois de changer un seul mot, n'a pas la même signification historique. Le coup de Prague ne se fera pas en France et les voies démocra. tiques que suggère Thorez sont vraiment celles de la conquête pacifique du Parlement bourgeois. Une différence importante existe néammoins entre les deux époques: les communistes ne peuvent espérer convaincre les 198 « camarades » .socialistes par la présence des tanks de K. à Paris ou dans les environs. Les chefs réformistes n'en veulent à aucun prix. Quant au côté théorique de la question, là comme ailleurs les citations ne font pas défaut. A quoi sert le long passage critiquant la a démocratie bourgeoise menteuse », l'absence de liberté réelle (seul passage qui reproduit fidè lement l'argumentation léniniste), sinon d'alibi révolutionnaire pour faire absorber le reste ? La citation d’Engels (critique du Programme d'Erfurt) selon laquelle « dans les pays de très grande liberté on peut concevoir une marche pacifique au socialisme » est tronquée et dépouil- lée de tout sens. Engels y parle de la démocratie anglaise au XIXe siècle où précisément l'Etat et toute la bureaucratie étaient loin d'avoir atteint la rigidité et la force cærcitive qu'a atteint le plus démocratique (en apparence) des Etats capitalistes modernes. Ensuite, précisons que l'expérience réelle et non plus seulement les textes des penseurs socia- listes aussi autorisés soient-ils, à prouvé au proletariat en 1917 en particulier que la voie démocratique dite réformiste devait être dépas. sée par la révolution violente et la rupture du pouvoir de classe existant si on voulait qu'un pas quelconque soit fait dans le sens du socialisme. Il est particulièrement irritant de constater que dans le chaos idéo- logique que nous traversons les bureaucrates se donnent tous des titres de théoriciens du mouvement ouvrier international, que ce soit Krout. chev, Tito ou Thorez, alors qu'ils font preuve d'une pauvreté idéolo- gique croissante. La théorie des voies nouvelles conduisant au socialisme permet au guide éclairé de la classe ouvrière d'introduire le problème de l'unité d'action et du Front Populaire. Réclamer plus de démocratie dans le fonctionnement de la République, démontrer aux socialistes qu'eux, a communistes », sont aussi des gérants loyaux du régime, donner des gages de paix sociale qui les feraient rentrer dans la communauté natio- nale, sont les soucis primordiaux de la bureaucratie thorezienne. Le malheur est que les socialistes ne l'entendent pas de cette oreille. Ils sont trop conscients de l'habileté des ex-Staliniens, et de plus leur base sociale a bien évolué vers la petite bourgeoisie; ils ne subissent donc pas la pression que cette propagande pourrait exercer. En second lieu, les fondements, même limités, de cette politique de Front Populaire n'existent pas dans la classe ouvrière. Certes, il y a une confuse nostalgie des mouvements unitaires de 1936. Mais il y a plus: une expérience de ce qu'ont fait les partis dits ouvriers lorsqu'ils étaient unis (36 à 39 et 45 à 47). O se rappelle qu'ils ont freiné les luttes ouvrières et leur ont ôté, dès que c'était possible, l'orientation révolu- tionnaire qu'elles prenaient pour leur substituer une expression républi- caine et nationaliste. Le rapport reproduit aussi, sans rien y changer, l'interprétation des votes du groupe parlementaire communiste, malgré les remous évidents que ceux-ci avaient causé dans le Parti. Là réside une contradiction qu'il aura du mal à surmonter : Il ne peut aller plus avant dans le soutien à Guy Mollet et à la guerre d'Algérie sans perdre un peu plus la confiance des ouvriers. Il ne peut espérer progresser dans sa politique de collaboration avec la S.F.I.O. en vue d'une politique néo-reformiste commune, s'il développe ou même laisse se développer une action vigou- reuse contre la politique guerrière et anti-ouvrière de Mollet. Le Front populaire n'est donc pas à l'ordre du jour. Et, récemment, le vote hostile à Mollet a bien démontré quelles étaient les limites de manæuvre du P.C. Quant à la déstalinisation, elle fut l'objet d'un escamotage en règle. Thorez prit seulement le soin de spécifier qu'elle n'avait pas sa place on France: « Dans la discussion, les camarades ont estimé que la critique du culte de la personnalité ne saurait en aucun cas être transférée méca. niquement chez nous, appliquée telle quelle à notre Parti qui n'a pas eu à subir de défauts semblables ». 199 Il est vrai que Thorez jouit, par rapport aux leaders des démocra- ties populaires, d'une situation privilégiée. Les transformations drama- tiques auxquelles nous assistons dans les démocraties populaires sont imposées à la bureaucratie par la réalité sociale. Les ouvriers font chaque jour, dans ces pays, l'amère et cruelle expérience de ce qu'est le faux communisme. En revanche, en France ou en Italie, les dirigeants peuvent encore salver la face à l'aide d'une légère modification des formes, car ceux qui les soutiennent n'ont pas vu s'exercer dans la réalité les méthodes d'exploitation bureaucratique. Nous doutons d'ailleurs, que les militants du P.C., à part les intellectuels (ou, du moins, une fraction de ceux-ci) aient discuté à fond les problèmes du 20*Congrès. L'éteignoir mis sur le rapport Kroutchev en est une preuve. Et il est significatif que dans l'Humanité on ne parle que d'un rapport « attribué au camarade Kroutchey » comme si l'origine en demeurait douteuse. Nous avons toujours pensé que les ouvriers feront plus encore leur expérience de la véritable signification des « communistes français » dans leurs luttes. Celles-ci, dès qu'elles auront un caractère unitaire anti. bureaucratique, anti-hiérarchique, forceront le P.C. et les autres courants soi-disant ouvriers à se dévoiler dans leur affreuse nudité. Les moyens actuels de faire à fond le point sur les multiples trahi. sons de chefs staliniens manquent aux travailleurs. Car la mystification pèse encore lourdement sur leur conscience. La remise en question de tout le passé n'est pas encore faite dans les rangs des ouvriers militants. L'habileté maneuvrière de l'équipe Thorez n'est pas un mot mais une réalité vécue par tous ceux qui passèrent dans le P.C. Les bureau- crates ont sur les réformistes la supériorité d'être toujours restés en contact avec la classe ouvrière, au prix de quelles acrobaties, virages, tripotages de textes historiques. Toutefois, on peut penser que l'orientation néo-réformiste que cherche à prendre le P.C. français contribuera à la démystification des masses. De fait, maintenant qu'ils ne peuvent plus s'agripper au roc de la science stalinienne, maintenant qu'ils ne peuvent plus justifier toutes leurs manæuvres par l'impératif absolu de la défense inconditionnelle de l'U.R.S.S., les staliniens français sont obligés de jouer à fond le jeu d'une politique nationaliste, « démocratique » et néo-réformiste. Comment seraient-ils candidats sérieux à une nouvelle participation à la vie politique nationale s'ils ne donnaient des gages de leur volonté de paix sociale et de transformation pacifique des institutions ? Tout au plus cherchent-ils à se différencier de la S.F.1.0., théoriquement, par la thèse de la paupérisation absolue et relative dans laquelle ils voient un moyen de se présenter comme les représentants « historiques »de la classe ouvrière. Mais toute leur propagande est axée sur la nécessité d'un travail loyal dans le cadre du régime existant. Des contradictions dans lesquelles on voit le P.C. s'enfermer, il serait sans doute dangereux de déduire qu'il est exposé dans la période prochaine à des bouleversements radicaux. Mais il nous paraît non moins douteux que se détacheront de lui un nombre croissant de ceux qui ont jusqu'ici continué de le soutenir en espérant, malgré tous les signes con- traires, qu'il se rénoverait et renouerait avec une politique révolu. tionnaire. (1) A. GARROS (1) Ce texte était déjà composé lorsque la crise polonaise et la révo. lution hongroise éclatèrent. Celles-ci ont provoqué, comme on sait, une crise de la bureaucratie du P.C.F., sur laquelle nous reviendrons. 200 MARCINELLE causes MARCINELLE ! Une épreuve supplémentaire pour le prolétariat. Une fois encore la classe ex-loitée, dépossédée de sa force de travail par le capital, paye, en plus, de son sang. Ceci, nous ne le soulignerons jamais assez. Mais nous ne pouvons comprendre le sens particulier de cette catastrophe, ensevelissant 265 hommes au travail, qu'en la plaçant dans son contexte réel. Il s'agit de saisir le degré d'aliénation du mineur sous son aspect le plus profond. Politiser, comme l'ont fait à l'époque les Staliniens et autres, non seulement n'explique rien, mais devient à proprement parler indécent devant l'ampleur de la catastrophe. Il est peut-être naturel de rechercher les dans les cadences, la sécurité insuffisante, le rendement, les comparaisons de pourcentage d'accidents d'un pays à l'autre ou d'une mine à l'autre. Mais les arguments employés, le plus souvent valables, ne font pas avancer d'un pas et se perdent dans des polémiques stériles, ce qui, di fait, arrange bien tout le monde, en l'occurrence : patrons belges, C.E.C.A.(1), syndicats. Et il suffit de faire déclarer au vice-président de la C.E.C.A., Frantz Etzel, que la catastrophc est due à des défail. lances du personnel pour que tout ce « petit et grand monde » ait résolu la question. « Il y a des consignes de travail, elles sont affichées partout, tout le monde les connaît, si elles ne sont pas appliquées, qui la faute ?... » Voilà ce qui est toujours dit en pareil cas. Tous les ouvriers connais. sent ce genre d'arguments et tous voient, à longueur d'année, cette affiche disposée dans les ateliers français, invitant à ne jamais passer sous. une charge suspendue. Seulement, dans la pratique, on ne sait où passer. Il n'y a pas d'allée évitant le pont roulant, et il a toujours des charges en mouvement. Attendre que la charge soit au sol ? Et les temps morts ? Mais pour quelles raisons, de telles défaillances entraînent-elles la mort de 265 hommes, en une seule journée, à l'époque où le dévelop. pement technique permet des « protections » de toute sorte ? Pourquoi ont-elles provoqué celle de près de 450 mineurs allemands en 1945, dans les conditions de Marcinelle (catastrophe dont on n'a jamais parlé)? Pourquoi 600 mineurs italiens sont-ils morts en Belgique depuis dix ans dans des accidents individuels ? Pourquoi 629 de leurs camarades belges ont également péri de la même façon et dans le même temps ? Pourquoi tant de morts dans le monde de la mine ? Manque de sécurité, improbabilité, enchaînement de circonstances, « coup de pouce du destin » répond J. CALLEN dans France-Observateur. Bien sûr que dans la mire le danger est permanent. Bien sûr qu'à chaque mètre l'éboulement est possible, le grisou présent. Bien sûr que l'imprévisible règne en maître. Il faut, dit J. CALLEN, atteindre en Europe le pourcentage américain d'accidents. Ceci dit, la question paraît résolue. Seulement, répondre de cette façon, c'est oublier un facteur, de notre point de vue, le plus important : l'exploitation. La première chose qui apparaît, à un examen un peu plus profond, c'est que dans une mine quelconque, vétuste ou non, les consignes de sécurité n'exis- tent partout qu'à l'état théorique. Leur non-application est dissimulée en permanence, avec l'accord de tout le monde, Direction comprise. Et on ne s'en souvient pour les appliquer qu'au moment où l'initiative individuelle pourrait résoudre plus efficacement certains problèmes (dans le sauvetage, par exemple). Dans le cas particulier de Marcinelle, il faut rappeler l'état des mines belges. Elles sont parmi les plus profondes et les plus dange- reuses d'Europe. Mais, comme France-Observateur le fait remarquer, (1) Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (Pool Schu mann). 201 « la Belgique n'est pas mal placée dans la comparaison internationale des taux d'accidents » (0,98 pour les U.S.A., 0,66 pour la Belgique pour 100.000 journées de travail). En fait, le problème se circonscrit dans l'opposition Sécurité-Ini.. tiative, opposition qui se situe, elle-même, dans l'antagonisme de classe : Direction-Exécution. La direction administrative et technique (cadres divers et ingénieurs de surface) s'ingénie à imposer, de différentes manières, les normes de travail indispensables à la bonne marche de l'exploitation. Pour cette catégorie d'individus, la sécurité fait d'abord partie des moyens nécessaires à l'extraction rationnelle du charbon. De ce point de vue, il n'y a pas d'incompatibilité entre Sécurité et Rende ment. Les consignes s'intégrant dans cette perspective sont respectées jusqu'à un certain point. Au-delà, elles deviennent, pour l'homme du fond, des entraves à la façon de produire et à la production elle-même. Leur existence étant nécessaire, elles sont donc affichées et même divul. guées de différentes façons. Des contrôles périodiques sont pratiqués au fond par les ingénieurs de surface, de façon à veiller à leur bonne exécution. Ces individus, complètement étrangers à la vie et au travail à 1.000 mètres au-dessous du niveau du sol, se trouvent devant la situa- tion suivante : ou bien la non-application des règlements est flagrante, et ils ferment les yeux (parce qu'ils sont incapables de trouver une solution de rechange à une question déterminée), ou bien ils ne peuvent constater les entorses faites car, de l'ingénieur de fond au mineur de taille, en passant par les porions ou chefs porions, tout le fond maquille la réalité. Tous cachent astucieusement les combines de toutes sortes tournant le règlement. En fait, tout le monde dans les mines sait que l'application des règlements de sécurité correspondrait à une grève du zèle d'une efficacité exceptionnelle. Le caractère propre de la mine, son travail dur et dangereux, en font non seulement le creuset par l'excellence de l'exploitation de l'homme par l'homme, au sens humain et économique du terme, mais aussi celui de la contradiction totale de cette exploitation. A propos de la sécurité dans les mines, c'est presque tout le problème de notre société qui surgit. D'un côté, la direction patronale ou bureaucratique, qui d'abord se sert des consignes de sécurité pour améliorer le rende ment (à la limite, il faut bien donner de l'air aux mineurs), ensuite se protège sur le plan juridique et enfin se met à l'abri contre des attaques diverses sur ce sujet. Des articles de caractère législatif sont donc élaborés et « destinés à protéger le mineur ». A l'avance, on sait ces textes inapplicables, compte tenu des exigences de production, ou inadequats en regard des investissements qui seraient nécessaires pour les rendre efficaces. Quels sont les résultats de cet état de choses? Bien entendu, on voit les ouvriers, pour qui la seule solution est le système D, prendre toujours plus de risques pour tenir les cadences ; les services d'entretien, négliger certains travaux au profit d'autres ; les « responsables », laisser faire, ce qui aboutit à une conjugaison de tous contre les services de contrôle ou, plutôt, contre leur inutilité du double point de vue de la Direction et de la Sécurité. On comprend, dans ces conditions, l'existence des « coups de pouce du destin » provo- quant aux enchaînements d'accidents aux conséquences catastrophiques. De la sorte, on peut constater la multiplication des chances qu'a la roche se détachant subitement de trouver un homme à écraser sous elle. L'image de cette situation a été donnée à Marcinelle comme sous un verre grossissant. Et c'est dans le contraste des conditions journa. lières du travail que nous venons de décrire et celles du sauvetage, que cette image est la plus claire. Nous venons de le dire : la seule façon d'être efficace dans le travail de la mine, c'est de passer au-dessus des règlements de sécurité, et ceci à tous les instants. Mais la Direction, qui à tout autre moment fait seulement semblant d'appliquer ces règles, se rend prisonnière de celles régissant le sauvetage. Ainsi, à Marci. nelle, on a prétendu être efficace en respectant, d'une façon stricte, les consignes appropriées au sauvetage et si, dans l'obscurité de la besogne de tous les jours, « on » tolérait les initiatives personnelles, dans la lumière de la catastrophe, les sauveteurs ont été impérativement 202 débarrassés de cette initiative et ont dû, pendant les premiers jours du moins, obéir aveuglément aux principes établis. Cette comparaison per- met, à priori, de supposer que le sauvetage, laissant jouer l'esprit d'ini. tiative à plein, aurait peut-être permis de tirer quelques vies humaines de cet immense cercueil en flammes. Car se serait ajouté, dès le début, an courage des sauveteurs, l'esprit de solidarité se concrétisant dans des actes dépassant le rationnel. Le divorce entre l'émotion humaine qui libère des forces insoupçonnées et les règles sociales, se serait alors réalisé au profit des camarades en voie d'asphyxie. Ainsi la trentaine de sauveteurs (sur 130) originaires de Marcinelle ou connaissant bien la fosse, ayant un membre de leur famille ou un ami au fond, aurait peut-être fait plus que les 100 autres étrangers au puits. Ceci, s'il leur avait été possible d'agir dès les premières minutes sur la base de leur expérience journalière. Au lieu de cela, on a vu une tentative de sau- vetage procédant de méthodes scientifiques certes, mais de méthodes ralenties par leurs modalités d'application. Pourquoi ? Parce que les principes régissant le sauvetage et ordonnant une attitude déterminée devant un cas précis sont élaborés par des gens de surface qui n'ont, du danger et des accidents, qu'une vue du dehors. Les sauveteurs, eux- mêmes, malgré leur courage, établissent forcément, entre eux et les emmurés, le rapport impliquant en fin de compte le choix : lui ou moi. Ainsi, dans leur lutte contre les éléments, ils choisissent d'abord leur vie propre. Tandis que l'homme, comme par exemple ce chef porion (dont on a par ailleurs beaucoup parlé), sạchant son fils en péril de mort, verra ses forces dans une certaine mesure se décupler. Ce fossé entre Direction et Exécution explique et porte la respon. sabilité de la mort des 265 mineurs de Marcinelle et de bien d'autres mineurs et travailleurs. Il s'est exprimé au grand jour pendant les semaines qui ont suivi la catastrophe. D'un côté : Van den Heuvel, directeur général de la mine du Bois du Cazier, s'enferme peureusement dans son bureau protégé par la police et informe les familles et la population de temps à autre (et quelquefois faussement) par de laco- niques communiqués. De l'autre : les familles, les mineurs du Borinage en grève contre l'avis syndical, réclamant des informations, exigeant des comptes, et que Van den Heuvel, par son infâme pusillanimité en matière d'informations, fait passer par d'atroces alternances d'espoir et de désespoir. Et entre les deux, les forces de police, parfaite image de l'Etat, « protégeant » le carreau, l'entrée du puits, escortant les sauveteurs jusqu'au bureau du patron de crainte d'indiscrétion pouvant, à tout moment, provoquer « la colère de la foule ». Quelle image plus claire de notre société ! Tous les travailleurs de Marcinelle ont, dans cette tragédie, montré un courage sans bornes. Dans la douleur et le désespoir, ils ont mani. festé un degré de solidarité et de conscience exceptionnel. Ils ont su démontrer qu'ils n'étaient pas dupes et qu'ils savaient où étaient les vrais responsables. Dans le calme muet qui, la plupart du temps, carac- térisait leur attitude, des moments de colère ont trouvé leur manifes. tation dans des « invectives violentes lancées contre la Direction » (lo Monde), la distribution de quelques coups, à titre d'avertissement, à des photographes de journaux à sensation manquant de discrétion, la prise à parti du roi Baudoin, lors de sa visite ce qui l'a amené à se faire représenter, par la suite et surtout, le renvoi violent dans leurs églises des curés qui, profitant toujours de ce genre de situations, voulaient officier en plein air. Ces derniers, devant le porion Hendrickx dénonçant le caractère spectaculaire de la messe, n'ont pu que ranger leurs instruments au plus vite. Enfin, il faut souligner l'attitude des mineurs du Borinage. Tous ont développé la grève de solidarité contre les syndicats. Et ceux-ci, incitant, dans un pareil moment, les mineurs à produire, se sont dénoncé eux-mêmes. Leur impudeur risque, dans l'avenir, de leur coûter cher. R. NEUVIL. 203 LA LUTTE DES SYNDICATS AUTOUR DU COMITE D'ENTREPRISE RENAULT се Nous publions deux articles parus dans Tribune Ouvrière au sujet du différend qui éclata entre la C.G.T. et la direction des Usines Renault à propos du Comité d'entreprise. La direction ayant refusé d'octroyer uile somme supplémentaire de 110 millions aux services sociaux du Comité d'entreprise, la C.G.T., qui en détenait le contrôle, protesta et appela les autres syndicats et les ouvriers à la soutenir. A cet effet, de nombreux tracts édités par les syndicats circulèrent dans l'usine. Voici l'article tiré du numéro 27 de Tribune Ouvrière publiée en septembre dernier. L'Unité syndicale est un mythe qui est souvent brandi mais le mythe résiste mal à la réalité. Chez Renault le mythe de l'unité s'arrête là où commence la course aux bons postes du Comité d'Entreprise. La majorité cégétiste y a cou. quis de haute lutte les organismes sociaux: cantine, colonies de vacan- ces, etc... Elle y planque une armée de réserve qui, le cas échéant, sort toute fraîche, ou pour organiser une grève ou pour la saboter. Elle peut récompenser un bon militant en lui donnant un bon poste dans ses services, un directeur de cantine est aussi grassement payé que dans n'importe quelle cntreprise capitaliste. — D'organisation syndicale, elle devient organisation patronale et elle demande à ses employés non selu lement leur force de travail, mais aussi leur dévouement à la cause. ''e privilège est évidemment convoité par les centrales concurrentes qui sont traîtées en parents pauvres. Ces centrales F.0, C.F.T.C., S.I.R., C.G.C., dénoncent souvent Comité d'Entreprise car elles voient toutes les possibilités qu'elles pour- raient en tirer si elles le détenaient elles-mêmes. Dernièrement, nous avons assisté à un marchandage de ce genre. Devant les offres d'unité d'action de la C.G.T., les autres centrales syndicales lui demandaient une place à la Direction des Services Sociaux donnant, donnant! Pour réaliser cette unité-là, il ne s'agissait plus d'échanger des paroles, il fallait troquer des slogans d'unité d'action contre la gérance de 350 millions de francs. La C.G.T. a jugé que l'unité d'action à laquelle elle semblait atta- cher le plus grand prix en parole, ne valait pas jusqu'à sacrifier les bonnes places et le contrôle du magot. Alors ce fut la comédie habi. tuelle. Les tracts se sont sucédés, la C.G.T. a dénoncé les concurrents et les concurrents ont pleurniché et ont aussi dénoncé. La Direction peut se féliciter de la chose. Il lui suffit de prendre 350 milions sur le salaire des travaileurs et de les distribuer au C.E. pour voir aussitôt la discorde s'établir entre les syndicats autour de l'argent. Cette discorde arrive à passionner certains ouvriers, laisse indiffé- rents d'autres, mais elle occupe les syndicats et permet de distraire les ouvriers de leurs véritables problèmes de classe. Pendant cette querelle il y avait aux fonderies 300 ouvriers qui faisaient grève. S'ils se battaient eux, ce n'était pas pour se partager les bonnes places mais pour se défendre contre ce que la direction vou- lait leur prendre. Il y avait 300 ouvriers qui faisaient la grève mais le bruit de leur lutte était savamment étouffé par le bruit de la dispute entre les Centrales syndicales. Là encore la Direction pouvait se frotter les mains. Si l'unité syndicale s'arrête dès qu'il s'agit d'avoir de bons postes ou de partager la gérance d'une véritable entreprise, on peut imaginer ce qu'elle serait demain si l'enjeu était plus important. La lutte autour du C.E. chez Renault est un cxemple typique d'une lutte syndicale étrangère aux luttes ouvrières. Les syndicats intervien. nent dans les luttes ouvrières, approuvent ou désapprouvent ces luttes, 204 concilient, aident ou sabotent ces luttes. Dans le cas présent, il s'agit d'un problème tout différent : les ouvriers n'appellent pas les syndicats pour les défendre contre la direction, ce sont les syndicats qui appellent les ouvriers pour défendre leur propriété. Et là le puissant édifice de la force syndicale laisse voir ses lézardes. C'est l'envers du décor qui appu. raît. Malgré les tracts et l'agitation que fait la C.G.T. demandant Gilx ouvriers de s'organiser pour la soutenir, les travailleurs ne volent pas au secours du syndicat qu'ils ont pourtant élu à la tête du C.E. La force syndicale chez Renault apparaît dans de telles circonstances souls son véritable jour. La force syndicale, ce sont les milliers de bouts de papier que sont les bulletins de vote, ce sont les textes de loi bour. geoise, ce ne sont même plus les timbres syndicaux qui se font de plus en plus rares sur les cartes. Les bonzes ont beau se pavaner dans des congrès, prétendre représenter des milliers d'ouvriers, ils ne représen. tent ni leur volonté ni leur combativité. Les ouvriers ne venant pas aider la C.G.T. dans cette affaire et la direction ne voulant pas céder, il ne restait plus qu'une solution: la C.G.T. finit par céder et consentit à partager les postes de direction des services sociaux du C.E. L'importance de ces postes pour la bureaucratie syndicale se com- prend facilement. D'après les chiffres publiés dans Le Monde du 2 no. vembre et que la C.G.T. n'a pas contesté à ce jour le directeur des services sociaux louchait comme salaire mensuel de base 205.977 fr., plus des primes au coefficient 800; le directeur adjoint, un salaire men- suel de base de 154.937 fr.; le chef du bureau du club sportif, 137.900 fr.; un « agent technique » de la contine, surnommé par les ouvriers le a goûteur de sauces », 85.800 fr. Au total, la bureaucratie de la C.G.T. disposait de 250 à 300 postes, par rapport auxquels elle agissait en véritable patron la qualification principale des employés devant être, bien entendu, la fidélité totale à l'égard de l'appareil bureaucratique. Voici un deuxième article tiré de Tribune Ouvrière n° 28 du mois d'octobre, paru après cet accord et qui traite de la question générale elu Comité d'Entreprise. Depuis le retour des vacances, nous sommes inondés de tracts nous informant de la bagarre qui se joue entre les organisations syndicales et la Direction autour du Comité d'Entreprise. Nous ne voulons pas rentrer dans le détail des polémiques sordides qui se développent autour de l'assiette au beurre. Nous voulons seulement profiter de cette « bagarre » pour nous remettre en mémoire le véritable rôle des Comités d'Entreprises. Le 22 février 1945, le gouvernement provisoire institua les Comises d'Entreprises (Ordounance 45280). Que nous apprend l'exposé des motifs' de cette ordonnance? « Le grand mouvement qui a libéré la France je l'ennemi n'a pas été seulement un mouvement de libération nationale; il a été également un mouvement de libération sociale. » Et plus loin: « aussi bien, dès la libération du pays des comités de production ou des comités de gestiou se sont-ils constitués spontanément dans de nome breuses usines ». Bien sûr, le plus souvent ces comités étaient dirigés par des représ sentants qui n'avaient nullement l'intention de les conduire dans une voie révolutionnaire. Mais tant que ces comités n'étaien! régis par alicu.79 loi, il existait toujours une possibilité pour que les travailleurs chasse!it les mauvais dirigeants et se servent des comités qu'ils avaient formes pour mener eux-mêmes leur propre lutte sociale. C'est pourquoi l'exposé des motifs précise: « Le moment semble venu de légaliser et de géne. raliser l'existence de ces organismes ». Contrôler les Comités d'usinag existants ou ceux qui pourraient se former en les ein prisonnant dans le cadre de textes légaux qui n'avaient même pas force de loi puisqu'ils émanaient d'un gouvernement provisoire qui n'avait pas étéélu par ! suffrage universel, voilà à quoi visait l'ordonnance du 22-2-45. Cette ordonnance définit clairement les attributions du C.E.: « Ces comités ne sont pas, dans le domainc économique, des organismes de lé. 205 resser oision. Les Comités d'Entreprises ne seront que consultatifs sauf en ce qui concerne la gestion des œuvres sociales ». L'exposé des motifs insiste sur les droits (sic) des C.E. qui peuvent proposer des mesures tendant à améliorer le rendement et accroître la production; il insiste également sur le fait que le Comité d'Entreprise ne saurait avoir un caractère revendicatif et il termine en indiquant « qu'il est indispensable d'associer les organisations syndicales à la grande æuvre de rénovation de l'industrie française ). Un peu plus d'un an plus tard, fut votée la loi 46.1065 du 16-5-46 qui modifiait quelque peu l'ordonnance du 22-2-45. On présenta cette loi aux ouvriers comme un élargissement des droits des Comités d'Entre- prises. En effet, cette loi supprimait l'exclusivité antérieure en ce qui concerne les questions de salaires. Désormais, les C.E. pourront s'inté- aux problèmes des salaires de l'entreprise mais ainsi que ie faisait remarquer M. A. Croizat dans sa circulaire d'application ilu 31-7-46: « il doit se placer sur le plan de l'entreprise et aborder les questions de salaires sous leur aspect économique. C'est en tenant compte des possibilités économiques et financières de l'entreprise et aussi des conditions techniques dans lesquelles elle fonctionne que le Comité sera amené à étudier les questions de salaires ». Ainsi, M. Ĉroizat imposait au C.E. de se placer du point de vue de la marche de l'en- treprise c'est-à-dire du point de vue du patron et non du point de vue des ouvriers. Tant que, grâce à l'appui du « produire d'abord », les « dirigeants » ouvriers aidèrent le patronat à reconstruire ses industrie, celui-ci favo- risa au maximum la marche des Comités d'Entreprises. A cette époque, plus encore qu'aujourd'hui, le matériel du C.E. servit à répandre des tracts dans l'usine. Mais comme ces tracts demandaient aux ouvriers de retrousser les manches, M. Lefaucheux, ne s'en plaignit jamais. « L'accé. lérateur », journal du C.E. fu tmême écrit et imprimé avec l'aide de la Direction. En 1947, les ouvriers ne purent plus se contenter des slogans publi. citaires du C.E. et des syndicats. Il leur fallut entrer en lutte pour riposter à la diminution constante de leur pouvoir d'achat. Les saltini- banques du C.E. et des syndicats furent impuissants à endiguer la lutte des ouvriers bien que, malheureusement, ils réussirent à la freiner consi- dérablement. Mais à ce moment-là, la Direction jugea que ses valets ne remplissaient plus leur rôle et elle les écarta de plus en plus. Le rôle du Comité d'Entreprise fut alors limité au rôle de gestion des cuvres sociales, et en 1951, la Direction rogna les attributions finan. cières du C.E. au minimum que lui imposait la loi. La Direction aurait pu trouver des artifices légaux pour retirer aux syndicats la gestion des cuvres sociales. La preuve, c'est que chez Citroën la Direction gère elle- même ses peuvres sociales et le Comité d'Entreprise peut toujours proa: tester contre cette illégalité, cela ne change rien. Chez Renault, la Di- rection jugea qu'elle pouvait encore utiliser le C.E. pour mener politique et elle s'en servit. D'abord pourquoi la Direction s'ennuierait-elle a gérer des cuvres sociales ? Ce n'est pas une activité rentable. Et puisque c'est elle qui tient la clé du coffre-fort que risque-t-elle? Ne vaut-il pas mieux pour la Direction que quelques dizaines de militants s'occupent des cuvres sociales plutôt que des revendications ouvrières? Si ces militants sont sincères et honnêtes, il vaut mieux pour la direction qu'ils utilisent leur sincérité et leur honnêteté à gérer des organismes qu'elle serait bien obligée de faire fonctionner si ces mili- tants ne s'en chargeaient pas. Et si dans la quantité, certains se corrom. pent dans la course aux bonnes places, c'est encore la direction qui gagne spéculant l'incapacité la malhonnêteté des a responsables ». Dans l'affaire qui vient d'éclater à la R.N.U.R., la Direction reproche au Comité d'Entreprise d 'avoir dépensé en neuf mois ce qu'il aurait dû dépenser en douze. Le C.E. rétorque que les sommes allouées étaieat. insuffisantes et que ce qui a été dépensé a profité aux ouvriers, sa en sur ou 206 Dans sa lettre au personel, M. Dreyfus ne manque pas de souligner la mauvaise gestion des oeuvres sociales. Voilà ce que c'est que d'accepter d'être le gérant des activités improductives du patron. On fait le travail à la place du patron et en remerciement, il vous flanque son pied an derrière. Nous avons montré au début de cet article que le rôle des C.E. avait été de détourner le mouvement de libération sociale des travailleurs verg la reconstitution des biens économiques du patronat, La gestion des oeuvres sociales par les Comités d'Entreprises permet aux patrons de discréditer la capacité de gestion des ouvriers. Certains prétendent que dans les C.E., des ouvriers font l'apprentissage de la gestion. Nous n'avons pas à apprendre à gérer les affaires des capi- talistes. Nous devons apprendre à gérer nos propres affaires. Cela ne peut pas se faire en collaboration avec la bourgeoisie, mais contre elle. LA FUREUR DE VIVRE Nous détachons d'une étude d'amis des Etats-Unis sur la civilisation ainéricaine le fragment suivant, à propos du film La fureur de vivre, pro- jeté ce printemps à Paris. La rupture profonde entre la société établie et la jeunesse, analysée dans ce texte à propos des Etats-Unis, a éclaté depuis deux mois avec la violence qu'on sait en Europe orientale. « Il est d'abord nécessaire de comprendre la situation singulière des a classes moyennes » aux Etats-Unis, ces gens économiquement puissants, dont le revenu va de dix à vingt mille dollars par an (1). Dans un pays comme la Grande-Bretagne, à un niveau de revenu quelque peu inférieur, les gens de cette catégorie ont maintenu en politique, dans les arts et en général dans la vie sociale, des principes de patriotisme, de culture, de sobriété et d'honnêteté au service de la société capitaliste, de l'Empire et des traditions, tout en se montrant en même temps assez souples pour adapter leurs principes aux revendications croissantes de la classe ouvrière. Aux Etats-Unis, cependant, ces couches de la population ne jouent aucun rôle important. Leurs porte-parole essayent de créer une théorie nouvelle du conservatisme, mais en vain; le mot lui-même est tellement contraire aux aspirations passées et présentes du pays, que leur tentative échoue, et que même ceux qui voudraient le plus passionnément croire à cette théorie sont obligés d'admettre qu'elle n'a de sens ni pour le pays, ni pour eux-mêmes. Leur défaite la plus grande, la plus frappante, c'est qu'ils n'arrivent même pas à amener leurs enfants à y croire. Les enfants des classes moyennes sont peut-être l'exemple le plus dramatique de l'effondrement rapide de la société américaine d'aujour- d'hui. Dans La fureur de vivre (2) on les voit prêts à répondre à la moin- dre provocation par des coups de couteau, à régler leurs différends par des épreuves de résistance nerveuse, comme les sauvages les plus primitifs dans la jungle; sauf que, là où les sauvages ne se servaient que de leurs couteaux, eux se servent de couteaux et d'automobiles. Depuis des années, et spécialement depuis la guerre, ces jeunes ont fait de leurs « courses à la cocotte », de leurs jeux avec la mort, leurs clubs « anti-vierge », leur usage de narcotiques, un sujet banal de la conversation américaine. Peu importe de connaître le pourcentage de ceux qui se livrent à ces pratiques révoltantes. L'essentiel est qu'ils sont reconnus comme une partie constituante de cette classe de la population et que tout prouve que la situation ne fait qu'empirer. Les auteurs du film, en montrant tant de jeunes, garçons et filles, participant à cette orgie de cruauté et de bestialité, sans qu'aucun parmi eux manifeste une répulsion instinctive envers un comportement si peu civilisé, ont trahi le fait que, à leurs yeux d'adultes, ce comportement était normal chez les jeunes ; leur tentative d'en jeter la responsabilité sur les parents était aussi grossière qu'inacceptable. La raison véritable de cette dégénérescence, c'est la corruption de la société américaine, et en particulier de son système politique et de sa 207 vie publique. Cette jeunesse n'est pas différente de la jeunesse des autres pays: pleine d'idéalisme, méprisant le danger et l'intérêt personnel, iinpa. tiente à mettre à l'épreuve son être et son caractère au profit de causes sans rapport avec des avantages matériels. Elle a, de plus, cette vitalité particulière à la jeunesse américaine, une maturité physique el psycho- logique survenant plus tôt que dans d'autres sociétés plus tradinionna. listes; elle a la liberté et les moyens matériels (l'absence de contraintes et les automobiles) qui lui permettent d'entrer très tôt en contact avec la vie sur plusieurs plans. Mais les Etats-Unis n'offrent à ces jeunes ancun moyen de se développer et de satisfaire leurs instincts d'une façon sociale, et ceci dans un monde où les conceptions sociales doninent de plus en plus la pensée publique et privée. En Europe, ils auraient été disciplinés par une tradition sociale, politique et culturelle, bonne ou mauvaise, ils l'auraient défendue ou combattue; ils auraient trouvé, à un niveau inférieur, la tradition soigneusement maintenue de la loyauté envers l'école, qui révèle à sa façon une vie sociale ordonnée. En Amé. rique, leurs maîtres ne .leur ont préparé rien d'autre que l'accumulation de richesses. En Europe, en Asie, en Amérique latine, la jeunesse iles classes moyennes, secouée par un monde en transition, se porte en inasse vers la politique des partis travaillistes, des partis nationalistes vu encore, comme en France et en Italie, des partis « communistes », formant l'aile ia plus radicale et la plus idéaliste de ces organisations. Même lorsqu'elle se maintient dans les milieux traditionnels, elle essaie de rajeunir les vieux partis et associations. Aux Etats-Unis, la jeunesse des classes moyennes n'a pas ces possi. bilités, essentielles pour ceux qui sont nés et ont grandi dans ce inondo moderne où la conscience politique et sociale atteint une telle intensité. Les deux hoas de la vie politique, le parti Démocrate et le parti Ripus blicain, sont pleins de corruption et d'avidité; les anciennes méthodes des organisations politiques indépendantes domaine ou l'Amérique a été à la tête de tous les autres pays disparaissent et ces organisations sont englouties par des voraces organisations bureaucratiques étatiques. Coupée de tous les débouchés normaux qui auraient pu satisfaire ses üspi. rations et absorber sa vigueur, la jeunesse des classes moyennes ne peut que retourner son idealisme et son besoin d'une vie aventurcuse contro elle-même. Elle corrompt l'aptitude technique naturelle des Américains en faisant des automobiles les instruments d'épreuves dangereuses; son inquiétude recherche des sensations nouvelles dans l'intensification des rapports personnels et dans l'usage de nioyens anorinaux d'excitation. Elle ne peut rien trouver à quoi elle puisse appartenir, rien sauf rez handles ou groupes de relations personnelles, tous dominés par la même inquié. Inde. Les Américains n'ont jamais été un peuple à mentalité impérialiste; le patriotisme fanatique de pays souvent envahis et belliqueux, come la France et l'Allemagne, leur est inconnu, et la propagande frénétique de ces dernières années sur la nécessité d'assumer la direction du monde laisse cette jeunesse indifférente, lorsqu'elle ne la fait pas ricaner. Le coup de grâce est donné à ces jeunes par leurs parents, lorsque ceux-ci, privés de tout moyen de distinction sociale autre que l'argent, essaient de frire de leurs enfants les représentants et les agents publicitaires de leur siluation financière et 's'efforcent, à celte fin, de détruire la facilité des rapports et le mélange des classes sociales différentes qui est encore un des ineilleurs aspects de la vie américaine. Cette démoralisation de quelques-unes des forces les plus précienses de la nation ne doit pas être confondue avec la délinquanre juvénile pure et simple. Lorsque les enfants des pauvreg volent, ils le font p.our avoir des choses qui leur manquent. Lorsque les enfants des classes morennes volent, ils le font parce que cela les excite, et aussi pour voir s'ils peuvent riussir le coup. Les enfants des pauvres n'ont pas tellement d'argent à dépenser, ni du temps à perdre, car le travail les attend à la maison. Mais, ce qui rst le plus important de tout, ils appartiennent à un groupo sncial qui a ses principes établis, sa discipline, son unité quant aux buts, tout ce qui est compris sous le terme travail. Les enfants (les pauvres appartiennent à une communauté. » 208 TABLE DES MATIÈRES 1 66 85 R. Berthier: Une expérience d'organisation ouvrière : le Conseil du Personnel des Assurances Géné. rales-Vie Questions aux militants du P.C.F. Claude Lefort: L'insurrection hongroise Ph. GUILLAUME : Comment ils se sont battus D. MOTHÉ: Chez Renault on parle de la Hongrie Pierre CHAULIEU: La révolution prolétarienne contre la bureaucratie R. MAILLE: Les impérialismes et l’Egypte de Nasser 117 124 134 172 LE MONDE EN QUESTION: Suez. – Algérie : des hommes de confiance. --- La bourgeoisie nord-africaine. Le Congrès du Havre. Marcinelle. La lutte des syndicats autour du Comité d'Entreprise Renault. La fureur de vivre par M. BLIN, A. GARROS, F. LABORDE, R. NEUVIL. 182 Les textes « Questions aux militants du P.C.F. » et « L'insurrection hongroise » ont été tirés à part en une brochure de 48 pages. On peut adresser les commandes à Socialisme ou Barbarie, 42, rue René-Bou- langer (Paris-10), en joignant 100 francs (en timbres, mandat ou chè. que postal: C.C.P. 11987-19) par exemplaire commandé. Les lecteurs de Socialisme ou Barbarie sont frater- nellement invités à la REUNION PUBLIQUE qui se tiendra le SAMEDI 5 JANVIER 1957 à 20 h. 30 au PALAIS DE LA MUTUALITE (Métro : Maubert-Mutualité) A l'ordre du jour: LE PROLETARIAT FACE A LA CRISE DU STALINISME La salle de la réunion sera affichée au tableau. " IMPRIMERIE CARACTÈRES", 5, rue Gît-le-Coeur, · PARIS-66