SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 42, rue René-Boulanger, Paris-Xe C. C. P.: Paris 11987-19 Comité de Rédaction : P. CHAULIEU R. MAILLE - CI. MONTAL D. MOTHE Gérant: J. GAUTRAT Le numéro 200 francs Abonnement un an (4 numéros) 600 francs Volumes déjà parus (I n°S 1-6, 608 pages; II nºs 7-12, 464 pages; III, nºs 13-18, 472 pages): 500 fr. le volume. SOCIALISME OU BARBARIE Bilan, perspectives, tâches Le premier numéro de Socialisme ou Barbarie est daté de mars-avril 1949. Avec ce numéro-ci, le vingt et unième, la revue commence la neuvième année de son existence. Ce n'est cependant pas cet anniversaire qui nous incite aujour- d'hui à dresser brièvement un bilan de notre travail, à essayer de scruter l'avenir et à définir de nouvelles tâches. Non, ce qui rend cette rétrospective possible et nous impose de nouveaux projets, c'est qu'entre 1949 et 1957 il y a beau- coup plus que huit fois douze mois, c'est qu'une nouvelle époque vient de commencer. Entre ces deux dates, il y a la crise du stalinisme et les premières révolutions proléta- riennes contre la bureaucratie. i En mars 1949, les circonstances ne paraissaient guère propices à la publication d'un organe de critique et d'orien- tation révolutionnaire. La lutte entre les deux blocs semblait imposer à tous les événements et à tous les actes une seule perspective, celle de la troisième guerre mondiale. L'antago- nisme russo-américain était inextricablement mêlé à la lutte de classes. De longues années de dégénérescence et de mysti- fication réformiste et stalinienne avaient laissé la pensée et l'idéologie révolutionnaires dans un état de dévastation ca- tastrophique. Les ouvriers, percevant de plus en plus ia bureaucratie et sa politique comme un corps étranger, se retiraient dans le silence, dans le refus de s'organiser et d'agir. Les tâches que nous nous sommes fixées en entreprenant la puhlication de Socialisme ou Barbarie correspondaient à cette appréciation de la situation. Il était clair à nos yeux que l'objectif pratique le plus important était la reconstruc- tion de la théorie révolutionnaire, qu'avant de nous préci. piter dans une « action » quelconque, il était urgent de cla- rifier nos idées et de permettre par là même à d'autres de le faire. Cette clarification devait obligatoirement commen- cer par l'analyse du développement de la société en général, et par la critique de l'expérience du mouvement ouvrier en particulier, depuis 1917. 1- Rappelons brièvement les conclusions principales de ce travail. La société russe n'est pas une société socialiste, ni un état ouvrier, aussi « dégénéré » qu'on le voudra. Elle est une société d'exploitation, où le prolétariat, frustré des pro- duits de son travail, exproprié de la direction de sa propre activité, subit le même sort que sous le capitalisme privé. La bureaucratie russe n'est pas une formation transitoire, ni une couche « parasitaire ». Elle est la classe exploiteuse dont la structure, l'idéologie, le mode de domination économique et politique correspondent organiquement à la concentration totale du capital entre les mains de ľ« Etat ». La dégéné- rescence de la révolution russe et son aboutissement, le pou- voir total de la bureaucratie, ne sont ni l'effet du hasard ou du caractère de Staline, ni de facteurs « conjoncturels », comme l'isolement de la révolution et le caractère arriéré du pays. Aux modalités et au style près, un déroulement ana- logue aurait pu survenir même si la révolution avait em- brassé plusieurs pays avancés. Aidée par les circonstances, la dégénérescence de la révolution russe a trouvé néanmoins sa racine profonde dans la concentration totale du pouvoir économique et politique entre les mains du parti bolchévik, qui a graduellement réduit les Soviets au rôle d'auxiliaire, puis d'ornement d'un pouvoir incontrôlé, qui a supprimé au nom de l'efficacité les tentatives des ouvriers russes, de 1917 à 1919, de s'emparer de la gestion des usines. Cette attitude du parti bolchevik n'est pas non plus le produit de parti- cularités personnelles des dirigeants ou d'erreurs théoriques. Elle a son corollaire dans une attitude correspondante du prolétariat. Les deux ensemble exprimert cette étape de l'évolution pendant laquelle le prolétariat croit pouvoir se libérer en déléguant son rôle historique, la direction de son mouvement et de la société, à un parti s'élevant au-dessus de la classe étape qui atteint sa limite pour se transformer aussitôt en son contraire sous le stalinisme, qui fait voir au prolétariat le vrai visage du parti dominant comme couche exploiteuse. Cette analyse de la bureaucratie ne vaut pas seulement pour la Russie. Sous réserve des correctifs nécessaires, elle s'applique à tous les pays où elle a pris le pouvoir. Et le capitalisme bureaucratique ne concerne pas seulement les pays où le parti stalinien domine. Loin d'être un phénomène exclusivement politique, le rôle prépondérant de la bureau- cratie est tout autant un phénomène économique. Il exprime les tendances les plus profondes de la production capitaliste moderne: concentration des forces productives, et dispari. tion ou limitation consécutive de la propriété privée comme fondement du pouvoir de la classe dominante; apparition au sein des grandes entreprises d'énormes appareils bureau- cratiques de direction; fusion des monopoles et de l'Etat; réglementation étatique de l'économie. Pour l'essentiel, la division des sociétés contemporaines — occidentales ou orier- 2 masses tales en classes ne correspond déjà plus à la division entre propriétaires et non-propriétaires, mais à celle, beaucoup plus profonde et beaucoup plus difficile à éliminer, entre dirigeants et exécutants dans le processus de production. Le socialisme n'est donc pas la « nationalisation » et la suppression de la propriété privée, que les régimes d'ex- ploitation tendent à réaliser d'eux-mêmes; ni non plus l'abo- lition de « l'anarchie du marché ». Cette anarchie, comprise au sens superficiel, le capitalisme privé de l'Ouest la sup- prime de plus en plus, et, comprise au sens profond de l'irra- tionalité de l'organisation de l'économie, la « planifica- tion » du capitalisme bureaucratique, la porte à son pa- roxysme. Le socialisme, c'est la suppression de la division de la société en dirigeants et exécutants, ce qui signifie à la fois gestion ouvrière à tous les niveaux – de l'usine, de l'économie et de la société — et pouvoir des organismes des Soviets, comités d'usines ou Conseils. Le socia- lisme ne peut être non plus jamais le pouvoir d'un parti, quelle que soit son idéologie ou sa structure. L'organisation révolutionnaire n'est pas et ne peut pas être un organe de gouvernement. Les seuls organees de gouvernement dans une société socialiste sont des organismes de type soviétique, embrassant la totalité des travailleurs. Le caractère bureau- cratique des organisations « ouvrières » actuelles ne s'ex- prime pas seulement dans leur programme ultime, qui, sous le couvert d'une phraséologie mystificatrice, ne vise qu'à mo- difier les formes de l'exploitation pour mieux en préserver le fond. Il s'exprime tout aussi bien à la fois dans leur struc- ture propre et dans le type de rapports qu'elles entretien- nent avec la masse ouvrière: qu'il s'agisse des partis ou des syndicats, ces organisations forment ou essaient de former des directions séparées de la masse, réduisant celle-ci à un rôle passif et essayant de la dominer, et reproduisent une profonde division entre dirigeants et militants (ou cotisants) en leur propre sein. Cette conception du socialisme serait doublement uto- pique si l'expérience des masses ne les y conduisait pas. Car pour elle, le rôle du prolétariat n'est pas de « soutenir » une organisation socialiste et de lui fournir la force d'im- pact, l'infanterie nécessaire, mais de construire lui-même, consciemment et à partir de sa propre expérience, la nou- velle société. Il ne faut même pas dire que le socialisme est « impossible sans » l'action autonome du prolétariat; il n'est rien d'autre que cette action autonome elle-même. Auto- se dirigeant elle-même: consciente d'elle-même, de ses buts et de ses moyens. Les régimes et les partis bureau- cratiques, s'ils trouvent pendant toute une période le fonde- ment de leur existence dans le prolétariat, y trouvent aussi finalement le germe de leur mort. Car le régime bureau- cratique, loin de résoudre la crise de la société capitaliste, la réduit simplement à sa forme la plus nue. Il rend visible que nome: 3 ; cette crise ne découle que du mode d'organisation de la so- ciété et non d'une fatalité naturelle ou métaphysique; et, loin de transformer les prolétaires en esclaves impuissants, il les oblige à achever leur expérience des régimes d'exploi- tation. Il supprime les voiles de la propriété privée, du mar- ché et de l'argent, en même temps que ceux de la propriété nationalisée, du plan et du génie des dirigeants, et pose à nu devant les travailleurs le problème le plus élevé, le mys- tère de l'histoire humaine, sous forme d'alternative prati- que et concrète : direction et domination de la société par une couche particulière - ou reprise par les hommes de la direction de leur vie, réorganisation de la société sur la base d'institutions que les hommes comprennent et dominent. C'est à ceux qui nous lisent de juger dans quelle mesure l'ensemble de cette conception a été confirmé par les évé- nements des trois dernières années, la crise du stalinisme, les mouvements révolutionnaires des pays d'Europe orientale, les revendications et le programme des Conseils hongrois et jusques et y compris l'évolution actuelle de la situation polo- naise. C'est à nous, par contre, de revenir brièvement sur l'erreur principale que contiennent nos analyses de la pé- riode 1949-1953: l'idée que la troisième guerre mondiale était inévitable. La maturation du prolétariat, pensions-nous, ne pouvait pas atteindre en dehors de la guerre suffisam- ment d'ampleur et d'intensité pour transformer le cours des événements. Dès juin 1953 la révolte du prolétariat de l’Al- lemagne de l'Est montrait qu'il n'en était rien. Les grèves d'août 1953 en France, celles de 1955 en Angleterre, aux Etats-Unis et de nouveau en France, Poznan, la Pologne, la Hongrie ont amplifié et approfondi le tournant historique. Nous avions sous-estimé l'acuité des contradictions et des cri- ses qui couvaient sous le système bureaucratique, la rapidité de la maturation du prolétariat d'Europe orientale, l'usure accélérée de l'emprise de la bureaucratie « ouvrière », stali- nienne ou réformiste, sur les ouvriers des pays occidentaux. La reconsidération des perspectives, que la nouvelle phase de luttes prolétariennes imposait, nous avons essayé de la faire depuis 1953 au fur et à mesure des événements. Son sens général est clair : le mouvement révolutionnaire se trouve au début d'une longue période d'ascension. Cela ne signifie certes pas qu'il pourra s'épargner les difficultés, les détours, les défaites temporaires; ni que la classe ouvrière ne rencon- tre pas encore devant elle et en elle-même des obstacles énor- mes. Face à la guerre d'Algérie, le prolétariat français ne par- vient pas à réagir de manière organisée. Le bureaucratie russe a pu écraser dans le sang la révolution hongroise sans que le prolétariat russe, polonais, tchèque ou allemand intervienne. Mais nous ne sommes qu'au début, et le comparaison avec ! 1949 peut permettre au regard le plus hâtif de saisir les traits nouveaux de la situation actuelle. L'usure de tous les appareils de domination est énorme. Leur incapacité de faire face aux problèmes de l'organisation du monde moderne – qu'il s'agisse d'économie, de politique ou des relations internatio- nales --- à la fois les plonge dans des crises perpétuellement renouvelées et les expose à la critique impitoyable des exploi- tés. Leurs tentatives de mystification idéologique rencontrent de moins en moins d'écho. La situation actuelle de la bureau- cratie stalinienne, en Russie ou ailleurs, illustre de la façon la plus éclatante la faillite des exploiteurs. Incapable de conti- nuer à vivre comme sous Staline; incapable en même temps de changer quoi que ce soit d'essentiel à son système de domi- nation; obligée à des concessions dont les populations sou- mises à son pouvoir s'emparent aussitôt pour exiger davan- tage; ayant ruiné elle-même son idéologie sans rien pouvoir mettre à la place elle ne peut plus résoudre aucune de ses contradictions, et en est réduite à les camoufler par l'usage de la force brutale, qui ne résoud rien et se retourne contre elle. Face à la décomposition des exploiteurs, le prolétariat com- mence à affirmer ses buts propres, à chercher les moyens effi- caces de sa libération. Les luttes ouvrières se répercutent les unes sur les autres. L'écho de Berlin, c'est Poznan, celle de Poznan, c'est Budapest. La leçon de Hongrie a été entendue à Billancourt comme à Stalingrad. En même temps que leur force, s'amplifie aussi le contenu de ces luttes. Aucun facteur actuellement répérable ne paraît en mesure d'inverser ce pro- cessus pour de longues années. - Dans cette nouvelle période, la définition de nos tâches se modifie d'elle-même. Ce qui primait jusqu'ici, c'était la clarification théorique. Elle reste indispensable, et rien n'est plus absurde que l'idée qu'une théorie puisse jamais être. achevée, ou que l'urgence des tâches pratiques permet d'en ajourner longtemps le développement. Mais au sein même de ce travail, l'accent doit être déplacé. Il n'est plus possible de se limiter à l'analyse et à la critique des régimes d'exploi- tation existants, ni même d'affirmer les principes fondamen- taux du socialisme. Il nous faut parler concrètement de la société socialiste, montrer les possibilités immenses qu'elle offrirait à l'épanouissement de la vie des hommes, discuter en termes précis de son organisation, de ses problèmes, de ses difficultés. Nous ne nous proposons pas de réintroduire un socialisme utopique. Mais essayer de parler du socialisme aujourd'hui n'est rien moins qu'utopique. Définir, en termes aussi concrets que possible, le pro- gramme socialiste, l'organisation de la vie sociale par le pro- létariat libéré de l'oppression, c'est essayer de répondre aux problèmes que posaient dans les faits les Conseils ouvriers 5 - Tusse ou hongrois, ou qui étaient impliqués dans leur action, ou qui auraient ineluctablement surgi si la bureaucratie n'avait pas écrasé la révolution hongroise. C'est répondre aux problèmes que se posent ou se poseront ineluctablement l'avant-garde du prolétariat polonais dans les usines, les noyaux de révolutionnaires existant dans le parti polonais. C'est répondre aux problèmes que posera demain le prolé- tariat russe, après-demain peut-être le proletariat français. Qu'est-ce que le socialisme? Qu'est-ce que le pouvoir ou- vrier? Les Conseils des travailleurs — ouvriers, employés, in- tellectuels, paysans peuvent-ils assurer toutes les tâches d'administration et de gestion de la vie sociale? Comment? Comment peut fonctionner une économie socialiste? Que signifie exactement la gestion ouvrière des usines? Comment fonctionne une usine gérée par les ouvriers? Comment peut s'opérer la centralisation de la vie économique indispensable dans la production moderne? Qu'est-ce qu'une véritable pla- nification socialiste? A-t-elle besoin d'un corps spécifique de a planificateurs » — ou bien les Conseils de travailleurs peu- vent et doivent assumer les tâches relatives à la planifica- tion? Se peut-il qu'il y ait une hiérarchie des salaires, ou des salaires au rendement dans une économie socialiste bien celle-ci implique, dès le départ, une égalité absolue des revenus? Comment peut-on intégrer dans une économie so- cialiste planifiée les secteurs « arriérés » (non industrialisés) de l'économie paysannerie, artisanat, services, etc. ? Que signifie un Gouvernement des Conseils? Quels sont les rapports entre ce Gouvernement et les Conseils locaux ou d'entreprise? Quel est le rôle des organisations politiques? Y a-t-il des limitations à la liberté, lesquelles, par qui sont- elles déterminées, par qui sont-elles appliquées? Y a-t-il des « sociétés de transition » ou bien le pouvoir des Conseils tend immédiatement à appliquer le programme socialiste l'adaptant aux circonstances spécifiques dans lesquelles il se trouve? Que peut et que doit faire un tel pouvoir instauré au départ dans un seul pays? Quels sont les rapports entre plusieurs pays socialistes? Doivent-ils obligatoirement se fédérer ou bien sont-ils simplement reliés par des traités d'alliance et de commerce? Sont utopistes aujourd'hui ceux qui ne voient pas l'ur- gence absolue de ces problèmes et aussi ceux qui veulent y répondre en dehors de l'expérience vivante du mouvement ouvrier des quarante dernières années, des tentatives du pro- létariat visant à résoudre ces problèmes, et des obstacles auxquels elles se sont heurtées. Notre tâche première pour la période à venir, c'est l'analyse et la discussion de la constitution, du fonctionne- ment et des problèmes de la société capitaliste. 6 - mas- Entre cette société, et la vie et les luttes du proletariat sous les régimes d'exploitation, il y a la révolution — mais il n'y a pas un abîme. Le prolétariat ne serait pas capable de construire une société socialiste, s'il n'était pas porteur de tendances socialistes dès maintenant. Ce n'est pas là un pos- tulat: « Le socialisme n'est possible que si le prolétariat porte déjà en lui des tendances socialistes — donc, il faut obligatoirement que ces tendances existent. » C'est le résul- tat auquel conduisent l'analyse et l'étude de la vie et des luttes du prolétariat dans les sociétés d'exploitation, si cette analyse est menée dans une perspective révolutionnaire. Cette perspective est, si l'on veut, un « postulat », — mais en dehors de ce « postulat » on ne peut rien faire de ration- nel, et on ne peut rien comprendre à l'histoire non seulement du prolétariat, mais de la société entière depuis cent cin- quante ans. Le prolétariat n'est pas, certes, que tendance vers le socialisme; il est tout autant et en même temps, objet de l'aliénation capitaliste, qui ne lui est pas extérieure que de carton plaqué sur un visage intact, qu'arracher serait alors d'une simplicité enfantine — mais qui pénètre et dé- termine profondément sa vie, sa conscience, ses luttes. La lutte du prolétariat pour le socialisme, n'est pas simplement une lutte contre des ennemis extérieurs les capitalistes et les bureaucrates; c'est tout autant et encore plus une lutte du proletariat contre lui-même, une lutte de la conscience, de la solidarité, de la passion créatrice, de l'initiative, contre l'obscurité, la mystification, l'apathie, le découragement, l'individualisme que la vie dans la société capitaliste suscite toujours à nouveau au coeur des ouvriers. La bureaucratie n'est pas tombée du ciel, ni elle n'a été purement et simple- ment « imposée » au prolétariat par le fonctionnement abs- trait de l'économie capitaliste. Elle a également surgi de l'ac- tivité propre du proletariat, des problèmes qu'il a rencon- trés sur la voie de son organisation, du fait qu'à une certaine étape de son histoire il n'a pu résoudre ces problèmes qu'en « déléguant » les fonctions de direction à une couche spéci- fique de dirigeants. Et c'est pourquoi la seule critique valable de la bureau- cratie est celle qui résulte de la tendance des ouvriers à s'or- ganiser et à se diriger eux-mêmes. La seule crise historique- ment importante de la bureaucratie est celle qui résulte de cette même tendance; autrement, la buraucratie pourrait se décomposer et s'abrutir à son aise pendant des siècles, sans qu'il en résulte autre chose qu'une régression de la société entière vers la barbarie. Ce n'est que pour autant que le prolétariat tend à réorganiser la vie sociale sur des bases socialistes, que la décomposition de la société capitaliste et bureaucratique se transforme en crise révolutionnaire de cette société grosse d'un monde nouveau. 7 C'est donc sous cet angle également que doivent être vues les luttes ouvrières sous le régime d'exploitation. Et le contenu de ces luttes, depuis quelques années, comme nous avons essayé de le montrer dans cette revue, marque éga- lement une nouvelle étape du mouvement ouvrier. Les ou- vriers se détachent de la bureaucratie non plus en se réfu- giant dans le refus de ses mots d'ordre, mais en agissant pour leurs propres mots d'ordre, et en essayant de s'organi- ser et de lutter en dehors de la bureaucratie. Par là même, les luttes « revendicatives » prennent un contenu socialiste et deviennent incompréhensibles en dehors de celui-ci. Les ouvriers hongrois demandaient que soit défini un plafond des traitements, et que soit opéré un relèvement anti-hiérar- chique des salaires. Mais les métallos de Nantes, une année auparavant, avaient demandé, à l'encontre de tous les mots d'ordre syndicaux, « quarante francs pour tout le monde ». Les ouvriers hongrois ont constitué des Conseils. Les ouvriers de Nantes n'ont pas été jusque-là; mais, pendant la phase culminante de leur lutte, ils n'ont accepté aucune direction extérieure, ils ont mené leur affaire eux-mêmes, à quinze mille, toujours présents dans la rue. Les ouvriers anglais, à côté de l'organisation officielle des syndicats, qui n'est plus qu'un rouage de la machinerie administrative du capitalisme anglais, sont en fait organisés autour de délégués d'atelier élus sur le terrain de la production et révocables à tout ins- tant mode d'organisation à contenu clairement soviéti- que. Les ouvriers hongrois ont demandé la suppression des normes de travail et la gestion ouvrière de la production. Mais les dockers anglais ont lutté en fait pour le droit d'or- ganiser eux-mêmes leur travail; et les ouvriers américains de l'automobile, en 1955, en repoussant le « salaire annuel garanti » de Reuther-Ford, ont mis en avant des revendica- tions qui signifiaient en clair ceci: la production doit être organisée autour des besoins des hommes au travail, - et non pas les hommes autour de la production. Le problème n'est pas de savoir si de telles revendications sont « réalisa- bles » ou non dans le cadre du régime actuel ; le problème est en premier lieu de comprendre que lorsque la classe ouvrière lutte non pas pour des objectifs qui lui sont im- posés, mais pour des objectifs qui découlent de ses propres besoins, elle met en avant des demandes au contenu socia- liste. Il n'y a pas des revendications «'économiques » ou « minimum » qui visent à défendre l'ouvrier comme vendeur de force de travail, et à préserver son existence biologique, et, à l'autre bout, un programme socialiste « maximum », presque exclusivement centré sur le problème du pouvoir. De même, il n'y a pas d'abîme entre le problème de l'orgas nisation des ouvriers maintenant, pour mener une grève, par exemple, et celui de leur organisation pour gérer les usines et la société. Dans les deux cas à travers une foule de diférences énormes que seul un fou pourrait négliger 1 8 - le fond de la question est le même: ce n'est que si les ou- vriers s'organisent et se dirigent eux-mêmes que leur action servira leurs intérêts et leurs besoins, ce n'est que si les ouvriers, s'organisent et se dirigent eux-mêmes que leur ac- tion será même matériellement efficace. Une grève dirigée par la bureaucratie est vouée à l'échec au même titre et pour les mêmes raisons ultimes qu'une usine dirigée par la bureaucratie est vouée au chaos, qu'une économie dirigée par la bureaucratie est vouée à la crise, qu'une culture diri- gée par la bureaucratie est vouée à la crétinisation. Il en résulte une deuxième série de questions, tout aussi importantes que celles concernant le programme socialiste ; questions déterminantes pour les années à venir, et que nous devons clarifier. Quelle sera la forme des luttes ouvrières dans la période qui s'ouvre? Quel doit en être le mode d'or- ganisation? Quel sera le contenu des revendications? La classe ouvrière doit-elle se borner à revendiquer une amélio- ration de son niveau de vie ou doit-elle entreprendre dès maintenant une lutte contre la hiérarchie? Doit-elle se limi- ter à lutter contre l'accélération des cadences ou doit-elle, chaque fois que c'est possible, attaquer les conditions de tra- vail dans l'usine capitaliste, l'existence même de normes de travail, les mille aspects sous lesquels s'exprime l'esclavage et la déshumanisation de l'ouvrier huit heures par jour, et dont la bureaucratie syndicale se moque éperdument? La transformation des syndicats, en règle générale, en organis- mes profondément bureaucratisés dont la fonction est d'in- tégrer les ouvriers dans le mécanisme de l'exploitation, signi- fie-t-elle qu'une forme massive quelconque d'organisation de classe des ouvriers dans le cadre du régime est impossible — ou bien que des organisations d'une forme et d'un contenu nouveau sont à créer? Quelle est, à cet égard, la portée de journaux ouvriers comme Tribune ouvrière, de chez Re- nault —, d'organismes comme le Conseil du Personnel des Assurances Générales-Vie, des délégués d'atelier anglais? (1) Si les tâches d'élaboration et de clarification restent de première importance, leur contenu doit donc subir une trans- formation poussée. Il nous faut aborder de front les problè- mes de la nouvelle société; il nous faut aborder de front les problèmes de l'organisation et des luttes du prolétariat dans la société d'exploitation. Mais le même facteur qui déter- mine ce changement de contenu doit également déterminer (1) Voir « Le problème du journal ouvrier », dans le n° 17: « Une expérience d'organisation ouvrière: le Conseil du Personnel des A.G.- Vie », dans le n° 20; « Les grèves des dockers anglais », dans le n° 18; « Les grèves de l'automation en Angleterre », dans le n° 19 de cette revue. 9 un changement de méthode d'élaboration. Ce qui sépare hier d'aujourd'hui, ce qui impose d'examiner des nouveaux pro- blèmes, n'est pas notre maturation théorique, notre évolu- tion intellectuelle. C'est l'activité du proletariat. Cette acti- vité ne montre pas seulement les vrais problèmes; elle seule peut aussi y fournir la réponse. Il est donc exclu d'aborder ces questions à partir de prémisses uniquement théoriques, aussi « complètes » soient-elles. Il faut également les aborder à partir de l'expérience vivante des luttes ouvrières. Et cela, à son tour, ne signifie pas seulement qu'il faut se pencher sur les comptes rendus des luttes passées, transformer les évé- nements en documents et essayer ensuite de retrouver dans ces documents les traces de l'action et de la vie. Il faut inté- grer de façon organique l'expérience ouvrière vivante à l'éla- boration théorique, il faut poser les problèmes devant les ouvriers, il faut se poser les problèmes des ouvriers, il faut devenir capable de poser les questions les plus élevées en termes qui ont une signification pour ceux qui travaillent sur la chaîne d'assemblage, il faut devenir capable de voir déjà dans la vie quotidienne de l'usine, le germe de toutes les crises et de toutes les solutions. Nous qui avons fait de la « théorie » pendant dix ans, et qui continuerons à en faire, nous ne craignons pas de dire que, dans le domaine de ce qu'on appelle « la politique », lorsque les ouvriers « ne com- prennent pas » un problème ou « ne sont pas capables de répondre », il y a en principe neuf chances sur dix pour que le problème soit mal posé, ne signifie rien ou n'existe pas. Depuis dix ans, les philosophes français n'ont pas fini d'écri- re sur la classe ouvrière, le socialisme, le stalinisme, le parti, les contradictions et les non-contradictions. En Hongrie, les ouvriers ont pris les armes, ont formé des Conseils et ont réduit à néant les pseudo-problèmes des philosophes. Certes, ils n'ont pas tout résolu loin de là. Pourtant, du point de vue purement philosophique, les Conseils hongrois ont da- vantage apporté et se sont situés à un niveau incomparable- ment plus élevé que les philosophes péniblement hissés sur vingt-cinq siècles de culture. Intégrer organiquement l'expérience ouvrière à l'élabo- ration théorique, signifie changer sa manière de voir, sa ma- nière de parler, sa manière de penser même. Mais cela signi- fie aussi créer un milieu vivant dans lequel puissent se ren- contrer et s'unir les deux courants et ceux qui les incarnent - les ouvriers et les intellectuels révolutionnaires. L'orga- nisation et la vie de la société capitaliste tendent constam- ment à éloigner les uns des autres intellectuels et ouvriers et à créer entre eux un fossé infranchissable. Les organisa- tions « ouvrières » bureaucratiques, et tout particulièrement le stalinisme, poussent cette tendance à sa limite. Les ou- vriers et les intellectuels y sont séparés par un cloisonne- ment total; les uns et les autres sont empêchés de s'expri- mer; on transforme les ouvriers en purs et simples exécu- - 10 tants des consignes de la direction, en leur fermant la bou- che au nom de la « théorie » que la direction serait seule à posséder; on transforme les intellectuels en larbins des chefs géniaux, en leur fermant la bouche au nom des exi- gences de la « base ouvrière » que la direction serait seule à pouvoir comprendre et mesurer; ni les ouvriers n'y peu- vent s'y manifester et créer en tant qu'ouvriers, ni les intel- lectuels en tant qu'intellectuels; encore moins peuvent-ils se féconder et s'enrichir les uns les autres. Ce milieu vivant dans lequel peut se réaliser la fusion de la théorie et de l'expérience, des intellectuels et des ou- vriers, n'est rien d'autre que l'organisation révolutionnaire. La réalisation du travail défini plus haut, et la mise en valeur de ses résultats dans les intérêts de la lutte ouvrière, dépendra directement de la possibilité de construire cette organisation dans la période à venir. Les principes sur les- quels l'organisation révolutionnaire devra se construire sont clairs : l'union organique des ouvriers et des intellectuels, de l'expérience et de la théorie, dans et par l'expression et l'ac- tivité à la fois libre et coordonnée des uns et des autres; la suppression de la distinction entre dirigeants et exécutants au sein de l'organisation; la transformation des rapports en- tre l'organisation et la classe ouvrière, celle-là considérant comme sa fonction non pas de dominer la deuxième ou de parler en son nom, mais de contribuer à son développement, de lui fournir les moyens de s'exprimer, de l'aider à coor- donner son action en même temps que de mettre sous ses yeux ses propres idées et son propre exemple. Ces prin- cipes découlent à la fois de l'expérience de la dégénéres- cence bureaucratique des partis « ouvriers » traditionnels, et de l'analyse des exigences et des besoins actuels des ouvriers d'avant-garde. Mais de même qu'il nous faut concrétiser l'idée de gestion ouvrière comme fondement du socialisme, il nous faut concrétiser ces idées concernant l'organisation. Beaucoup plus, même: car en fin de compte, les solutions réelles au problème du socialisme seront données – et ne peuvent qu'être données par la classe ouvrière elle-même. Mais la solution du problème de l'organisation, les révolu- tionnaires doivent commencer à la fournir dès maintenant, en fonction de leur expérience et des circonstances dans les- quelles ils se trouvent placés. Nous nous trouvons donc devant un troisième groupe de problèmes. Comment peut-on intégrer véritablement les ouvriers et les intellectuels dans une organisation? Comment peut-on promouvoir la synthèse entre la théorie révolution- naire et l'expérience pratique des ouvriers? Quel est le degré de centralisation nécessaire à une organisation révolution. naire? Comment cette centralisation peut-elle se concilier avec la démocratie dès qu'on dépasse les cadres de la loca- lité ou de l'entreprise? Y a-t-il un problème des « chefs », peut-on le dépasser? En l'absence d'une discipline bureau- . 11 - 1 cratique, comment se concilie la liberté des militants avec la cohérence de l'action de l'organisation? Quel est le terrain d'action de l'organisation? Comment peut-on définir et or- ganiser ses rapports avec la classe? Quelles sont les voies par lesquelles peut passer la constitution d'une organisation ac- tuellement en France? Il est clair que ces problèmes ne peuvent être résolus ni à partir de seules considérations théoriques, ni même en fonction uniquement de l'expérience des luttes ouvrières. La première peut en éclairer les aspects généraux, la deuxième montrer comment les ouvriers essayent de résoudre des pre- blèmes à la fois analogues et profondément différents. Mais les problèmes de la constitution et du fonctionnement de l'or- ganisation révolutionnaire ne peuvent être posés sur un ter- rain concret et recevoir des solutions concrètes qu'en fonc- tion de l'activité concrète de cette organisation. On ne peut discuter valablement du problème de l'organisation qu'au fur et à mesure qu'on organise quelque chose. Et, comme ce dont il s'agit c'est une organisation révolutionnaire ouvrière, on ne peut organiser que dans la inesure où des fractions de l'avant-garde ouvrière des entreprises, s'opposant à la bureau- cratie tendent à s'organiser pour lutter. Des divergences sur l'antinomie, vraie ou fausse, entre la centralisation et la dé- mocratie, peuvent rester complètement abstraites aussi long- temps qu'on se borne à en discuter; elles prennent un autre contenu, et leurs implications apparaissent en clair, s'il s'agit d'organiser l'action cohérente de plusieurs groupes dispersés dans diverses localités ou entreprises. Nous sommes donc devant ces deux aspects inséparables du problème : définir ce que peut être une organisation révo- lutionnaire et montrer qu'elle est possible, en mençant la construction. en com- Notre travail, qui depuis deux ou trois ans déborde de plus en plus le cadre de la revue, devra s'élargir et trouver des nouvelles formes dans la période à venir. Une de ces formes sera la publication d'une série de brochures, traitant des questions fondamentales de la période actuelle en liaison avec l'expérience ouvrière. Les premiers sujets retenus sont : « Le socialisme et la gestion ouvrière », « Les luttes ouvriè- res », « Les syndicats », « La hiérarchie », « Le capitalisme et les « relations humaines » dans l'industrie ». L'élaboration de ces brochures se fera avec la participation la plus large possible des camarades et des travailleurs qui nous sont proches; des projets ronéotypés seront mis en circulation et discutés au cours d'une ou plusieurs réunions, et le texte final. sera le produit de cette discussion collective. La revue elle-même devra refléter la modification de nos tâches. Elle accordera une place prépondérante à des 12 - textes sur le socialisme, les luttes ouvrières et les problèmes d'organisation. Nous voulons, d'autre part, en accord avec tout ce qui a été dit plus haut, transformer le caractère même de la revue : nous voulons dépasser, dans toute la mesure du possible, la situation actuelle où il y a d'un côté un groupe de camarades qui publient Socialisme ou Barbarie, d'un au- tre côté, les lecteurs qui reçoivent passivement la publication et la lisent, sans s'exprimer et en gardant par devers eux leurs réactions. Nous voulons associer le plus possible les lec- teurs au travail de la revue sous ses divers aspects et faire, en fin de compte, de la revue, tout autant l'instrument d'ex- pression d'un public vivant que celui d'une idéologie cohé- rente. Les lecteurs peuvent s'associer à notre travail sous des formes multiples et sans doute ils en trouveront d'autres, au-delà de celles que nous leur proposons aujourd'hui. En attendant, nous prions chaque lecteur de considérer les pro- positions ci-dessous comme adressées à lui personnellement: 1. Individuellement, nous invitons chaque lecteur à nous écrire sur le contenu de la revue, sur les problèmes qu'il désirerait y voir traités, sur les événements, sur les mouve- ments ou les luttes ouvrières dont il a connaissance. Nous pu- blierons régulièrement, sous une rubrique « Correspon- dance » que nous voudrions la plus fournie possible, toutes les lettres ayant ur intérêt tant soit peu général. Nous invi- tons également les lecteurs à nous envoyer des textes plus importants, que nous publierons sous une rubrique « Con- tributions et discussions » ou hors rubrique. 2. Collectivement, nous invitons nos lecteurs à former des Comités de lecteurs, ou, mieux, des Groupes de travail. Les tâches de ces comités ou groupes pourront être: discu- ter et critiquer le contenu de la revue; faire connaître et diffuser Socialisme ou Barbarie; proposer des sujets à trai- ter; préparer eux-mêmes des textes pour la revue; organiser entre eux des discussions sur les problèmes traités dans la revue, ou sur d'autres; participer à la préparation et à la discussion des brochures mentionnées plus haut; organiser des conférences et des discussions publiques dans leur loca- lité; prendre l'initiative de la publication de journaux d'en- treprise, comme Tribune ouvrière, ou de regroupements auto- nomes des travailleurs, comme le Conseil du Personnel des Assurances Générales-Vie; discuter et prendre position sur des problèmes de la vie syndicale ou politique dans les entre- prises ou les localités où leurs membres se trouvent (1). Les (1) Un premier groupe de travail a déjà été constitué à Paris en janvier. Il se réunit deux fois par mois. Il s'est fixé un programme de travail qui comprend d'un côté, une série de discussions, introduites par des exposés, sur les sujets suivants : le capitalisme contemporain; le stalinisme; le socialisme; les luttes et les revendications cuvrières; l'orga- risation révolutionnaire ; les pays arriérés et la révolution coloniale; la - 13 1 lecteurs qui désirent travailler en ce sens peuvent nous écrire, en nous communiquant leur adresse; nous nous chargerons de les mettre en contact les uns avec les autres. Lorsque ces Groupes se seront constitués, nous serons à leur disposition pour les aider dans toute la mesure de nos forces (documen- tation, envoi de camarades pour discuter, communication des résultats et de l'expérience de travail des autres grou- pes, etc...) Si de tels Groupes de Travail se créaient nombreux, s'ils arrivaient à fonctionner efficacement, à clarifier leurs idées, à s'intégrer dans la vie de leur localité, l'ensemble de ce mou- vement pourrait se poser d'autres tâches. Une conférence nationale de délégués de ces Groupes, d'autres courants qui nous sont proches, et d'organisations d'entreprise, pourrait alors se réunir, après une discussion préparatoire, pour envi- sager la consolidation de leur organisation et l'extension de leur domaine d'activité. Il faut avoir cette prespective pré- sente à l'esprit; mais à chaque jour suffit sa peine, et actuel. lement la première tâche qui se pose est de réaliser un regroupement des lecteurs de la Revue, sur des objectifs de travail précis et réalisables. Si les idées que defend Socialisme ou Barbarie depuis huit ans ont une valeur, si ses lecteurs y voient autre chose et plus qu'une théorie intéressante, la tâche de diffuser ces idées, de les critiquer de façon constructive, d'aider à leur développement et à leur enrichissement, appartient à tous ceux qui les partagent. Par la nature même de ses conceptions, Socialisme ou Barbarie ne peut et ne doit pas rester l'ouvre exclusive d'un groupe restreint de militants. Il doit de plus en plus appartenir à ses lecteurs — et les exprimer. Et les lecteurs peuvent faire de Socialisme ou Barbarie leur propre affaire, ils peuvent se l'approprier, de la seule façon dont on peut s'approprier un mouvement d'idées : en participant au travail et à la création continus qu'il représente. société française. D'un autre côté, il doit collaborer à la rédaction des brochures dont il a été parlé plus haut; c'est de camarades de ce groupe qu'émane l'idée d'une brochure sur « Le capitalisme et les « relations humaines » dans l'industrie ». 14 Retour de Pologne Pologne, depuis des mois ce nom signifie espoir. Espoir rendu par la révolte de Poznan à tous ceux, nombreux peut- être, mais solitaires, qui ne consentaient pas ou ne consen- taient plus à chercher dans le stalinisme les traits même dé- formés du socialisme. Espoir readu i ceux qui s'étaient obsti- nés à attendre qu'en un point du monde la voix, vite étouf- fée, des manifestants de Berlio-Est ait son écho, que le pro- létariat montre le cas qu'il fait des régimes d'oppression et d'exploitation parés de l'étiquette socialiste. La Pologac roste le pays de l'espoir. Budapest détruit, les militanus hongrois assassinés, arrêtés, exilés ou réduits au silenco, les conseils ouvriers dissous, la police souveraine, tous los actos qui attestent la fureur d'un Pouvoir menacé n'ont pas suffi à rétablir l'ordre dans l'univers stalinien. A Vansovie, le régime issu des journées d'octobrc dure. Au coeur d'un monde cerclé de fer, qu'on continue d'appeler par habitude ou par dérision « soviétique », environnés de ré- gimes mortels, les Polonais défendent au jour le jour leur liberté. Mais pour combien de temps? La pression de l'U.R.S.S. ne se relâche pas. Le gouvernement qui lui résiste tend à restaurer un pouvoir qui ne doive rien aux forces révolution- naires qui l'ont créé. Mille signes attestent un renouveau qu'on n'osait imaginer, il y a seulement un an, et pourtant mille signes attestent déjà une pétrification de l'Etat, du Parti, de la pensée politique. Etrange mue, en vérité: la vieille peau craquelée, disjointe reprend vie dans les intersti- ces de la peau neuve, le temps va dans les deux sens à la fois. La métamorphose a déjà fixé des formes ineffaçables, mais les forces en travail en changent constamment les rap- ports. A L'EIL NU C'est du renouveau d'abord dont je me sens le devoir de témoigner. On a beau savoir, de Paris, que la dictature policière est morte, que les prisons ont été vidées des détenus 15 politiques, que les privilèges des hauts bureaucrates ont été supprimés, qu'au sein du parti et dans la presse l'opinion s'exprime, que la méfiance et la peur ont été chassées des conversations : sur place, à chaque instant, les signes nous assaillent d'une liberté d'autant plus éclatante qu'elle a été longtemps étouffée. Mes camarades et moi avons pénétré en Pologne en au- tomobile (1). Quelques kilomètres nous ont suffi pour me- surer la distance « réelle » qui nous séparait de l'Allemagne orientale. Ici, la police est invisible; ici, l'homme de ren- contre, au lieu de nous fuir, nous aborde, nous interroge et, sans détour, nous parle de la victoire remportée contre le stalinisme, de la menace russe, de l'incertitude de l'avenir. Tout près de la frontière nous nous sommes arrêtés dans un petit village et nous avons eu notre première vision de la Pologne nouvelle. Une femme sur le pas de sa porte, un jeune garçon à ses côtés, regardait notre voiture avec une indifférence teintée d'hostilité. Nous lui demandions : « Ka- wiarnia » (café)? Elle ne répondait pas. Qu'étions-nous : des Russes, des Allemands, des Tchèques? (seuls voyageurs qu'on rencontre sur la route Francfort-Varsovie.) Quand nous avons crié: « Franzussi », son visage s'est illuminé. Empressée, affectueuse, elle nous a mené elle-même à la porte d'une petite baraque. Le café était misérable, des hommes très pauvrement vêtus ont tourné vers nous un regard mort. Au milieu du silence nous avons fait des gestes et des grimaces qui se voulaient drôles pour solliciter de la bière. Puis, de nouveau nous avons décliné notre identité: français. « Jour- nalistes ? » « Non. Communistes. En visite. Pas staliniens. » Par la suite nous devions vingt fois ou plus rejouer le même scénario et vingt fois revivre la même scène. Avec des gestes, des mots polonais ou allemands ou bien en français quand nous avons le bonheur de rencontrer un interlocuteur qui connaît notre langue et qui se charge alors de traduire à la cantonnade, nous expliquons que nous sommes invités par des amis de Varsovie, que nous venons maintenant, en jan- vier, c'est-à-dire après octobre, qu'avant nous n'aurions pu ni voulu nous rendre en Pologne, que nous sommes des com- munistes anti-staliniens. Alors les visages, s'éclairent, on nous entoure, on se dispute le plaisir de nous adresser la parole. Et, comme ce premier soir de notre arrivée, on nous parle en premier lieu des « Rouskis ». C'est pour nous dire qu'ils ne sont plus les maîtres, que Gomulka les a fait reculer, qu'on voudrait s'en débarrasser tout à fait. Les gestes sont éloquents : on rabat le pouce vers le sol, on montre la porte, et l'on fait un mouvement ample du bras qui balaye l'adver- (1) R. Antelme, D. Mascolo, E. Morin et moi-même étions invités à titre privé par des intellectuels communistes polonais. Nous sommes arri- vés à Varsovie, le samedi 19 janvier, soit la veille du jour des élections. Notre voyage dura une quinzaine de jours. 16 saire imaginaire. Les « rouskis communistes ? » On rit: « sta- liniens, toujours staliniens. » Krouchtchev, Staline: la main dans la main nous dit leur identité. Le terme de stali- nisme déclenche les jurons : toutes les injustices du régime précédent, toutes les craintes qu'inspire l'avenir paraissent condensées dans ce mot (qui, nous serons stupéfaits de l'ap- prendre à Varsovie, est de nouveau considéré comme tabou par la censure). Nous avons aussi la surprise d'entendre par- ler du parti communiste français : on sait qu'il a combattu la révolution polonaise et on le voue au même enfer que le parti russe. Etrange situation qu'est la nôtre : on nous plaint parce que nous n'avons pas pu nous déstaliniser... Le nom de Gomulka est toujours prononcé; sa popularité est évidente, il est le héros qui incarne la libération. Quant à l'avenir il est plein de dangers : le « coup » de la Hongrie peut se renouveler... Sur la route de Poznan à Varsovie, sur celle de Varsovie à Cracovie, à Praga, dans les faubourgs de Varsovie, l'expé- rience est la même, les Polonais parlent librement les uns devant les autres, ils font les mêmes confidences, s'amusant entre eux de leur complicité, établissant avec nous cette com- plicité publique, comme si le Russe ou le stalinien était derrière la porte, dans la rue, manigançant de sombres pro- jets, notre ennemi commun. Comment ne pas le constater: il y a en Pologne une opinion de l'homme de la rue ce qui précisément n'existe pas en France — un accord quasi uni- versel sur quelques haines et quelques espoirs. Le régime stalinien et l'occupation russe ont pesé si fortement sur la population qu'ils ont façonné une mentalité commune : on veut l'indépendance nationale, on réclame la liberté, on dé- nonce l'inégalité et la misère engendrées par l'Ancien Ré- gime, qui avait l'aplomb de se faire passer pour socialiste. A Varsovie, nous avons pu vérifier et confirmer ces im. pressions de route en découvrant dans d'autres milieux la même atmosphère de liberté et de sincérité. La discussion élaborée a les mêmes caractères que la conversation à bâ- tons rompus. Notre interlocuteur, le plus souvent intellectuel, militant communiste, est sans méfiance; il formule les pro- blèmes qu'il se pose dans un langage personnel, il fait sans réticence le procès du stalinisme, dénonce au passage l'argu- ment ou le cliché officiel, se rit de ses anciennes illusions ; sa pensée est en mouvement, elle se cherche et s'avoue cette recherche; jamais nous ne sentons un silence de commande, une manquvre d'intimidation, un regard de suspicion. Bref, il ne subsiste rien en lui de ce qui désigne en France l'intel- lectuel stalinien dans une discussion: la fuite de reptile devant l'argument gênant, l'allusion à des mobiles supérieurs incommunicables, le refuge dans les textes sacrés, la gran- diloquence outragée en réponse au doute, la maneuvre de l'inquisiteur. Davantage, il n'est pas moins loin de nos pro- 17 gressistes (faune caractéristique des régimes bourgeois): il a fait au jour le jour l'expérience du totalitarisme et il veut en faire maintenant une critique radicale; il est conscient que le stalinisme n'est pas une série d'erreurs, un plan mal conçu, des privilèges bureaucratiques excessifs, une police envahissante, qu'il est un système total qui, sous le couvert d'une idéologie révolutionnaire, a parachevé l'aliénation de l'homme, ouvrier, paysan, intellectuel ou artiste. Il est cer- tain que l'avenir du communisme passe par la défaite com- plète du stalinisme ou du néo-stalinisme. Sans doute ne dis- pose-t-il pas d'une théorie nouvelle qui embrasserait tous les aspects de la vie sociale, mais il sait que cette théorie est à faire et il est prêt à l'aborder délivré de tous préjugés. La pensée est libre, l'échange de pensées est libre, c'est qu'aucune menace ne plane sur l'opposant ou le non-confor- miste. J'ai déjà dit que la police était invisible. De fait, le jour des élections, j'ai cherché en vain une patrouille d'hom- mes en uniforme; je n'ai rencontré que quelques civils, mu- nis d'un brassard, qui se promenaient d'un air fort débon- naire sur un boulevard. Une milice? Renseignements pris, il s'agissait de volontaires destinés à s'assurer qu'aucun ivrogne (ils sont nombreux et l'alcool était interdit ce jour-là) ne troublerait la voie publique. Dans le quartier des ambassades et des ministères, les bâtiments ne sont pas gardés; un plan- ton fait seulement les cent pas devant le domicile de Cyran- kiewicz. L'immense immeuble du ministère de la Sécurité paraît désert, nos compagnons polonais nous disent d'ailleurs qu'il est désaffecté. L'année dernière encore, les barbelés in- terdisaient l'accès du trottoir devant le building, et le pas- sant préférait traverser l'avenue plutôt que de le longer. Ce changement paraît tout naturel aux Polonais. De même il semble naturel à l'un de nos hôtes d'écouter la B.B.C. le soir des élections et de téléphoner à ses amis pour s'esclaf- fer de l'intérêt que prennent les Anglais à la forte proportion de votants. « N'est-il pas dangereux de parler au téléphone de la B.B.C.? » Notre interlocuteur paraît quelque peu scan- dalisé de notre question. « Autrefois se serait-il permis de la faire aussi librement? » Il s'étonne de nouveau : autrefois sa ligne était branchée sur un poste d'écoute. Mais le passé est le passé, aujourd'hui tout est différent. C'est avec quelque orgueil et quelque ironie aussi que des amis polonais nous ont promené dans les rues de Var- sovie pour nous montrer les vestiges de ce passé révolu. Rien ne pouvait mieux nous faire sentir en effet la présence phy. sique de l'Etat bureaucratique que ces immenses buildings édifiés à sa gloire : le Ministère de la Sécurité, dont j'ai déjà parlé, construit dans un style de super-palace Côte d'Azur ; l'immeuble du Comité central du parti, surtout, qui s'élève au carrefour de deux artères principales de la ville, dont les dimensions évoquent celles du Palais de Chaillot, mais que 18 sa masse, écrasante à souhait, désigne comme la forteresse ultra moderne d'un Pouvoir absolu; le Palais de la Culture enfin, point de mire, quel que soit le lieu où l'on se situe, gratte-ciel prétentieux, pourvu de créneaux et de fioritures diverses, dont la fonction, au demeurant, est toujours restée indéterminée et qui est encore à moitié vide. Symboles de l'ère stalinienne, dépouillés de leur substance, citadelles ana- chroniques, c'est un autre monde qu'ils évoquent à l'heure de la « démocratisation » et des coupes sombres pratiquées dans la bureaucratie. Et pourtant ce monde est tout proche... Encore une fois il suffit d'observer. Nos amis polonais nous ont conduit jusqu'à l'Ambas- sade russe située à l'extrême pointe du quartier « officiel », en contre-bas du Belvédère, l'ancien siège du gouvernement polonais. Entouré d'un grand jardin, ce palais imposant, ré- cemment construit, éclipse par ses dimensions, non seulement toutes les autres ambassades, mais la plupart des bâtiments publics. Les Polonais le nomment leur « super-belvédère » et parlent de Ponomarenko comme de leur gauleiter. A pré- sent, cependant, l'humour n'est plus exempt d'amertume, ni de crainte. La puissance stalinienne incarnée dans l'architec- ture n'appartient pas au passé. Selon l'expression, maintes fois entendue, le pouvoir russe règne à Varsovie indépen- damment du pouvoir national. Ponomarenko, l'adversaire irréductible du mouvement d’octobre, lui qui déclarait aux journalistes que Poznan avait été l'ouvre du fascisme au moment même où Cyrankiewicz admettait qu'il s'agissait d'un soulèvement ouvrier, lui encore qui déclarait à une délé- gation de la jeunesse, pendant les fameuses journées d'octo- bre: « Aujourd'hui c'est le désordre, demain l'ordre sera rétabli, choisissez avant qu'il ne soit trop tard. » Ponoma- renko qui a conservé son hostilité entière contre le nouveau régime continue de trôner malgré l'avènement de Gomulka. L'Ambassade demeure le quartier général du stalinisme polo- nais et c'est entre ses murs que se prépare l'offensive quoti- dinne, lancée de Moscou, contre la presse de Varsovie. Or ce péril, attaché à la présence russe en Pologne, nous avons pu vérifier chaque jour qu'il était durement senti par la population, qu'il tarissait l'enthousiasme issu de la « Libération », qu'il interdisait l'espoir, qu'il inhibait la pensée elle-même, devenue incertaine du possible et donc du vrai. Nos impressions, de nouveau, se dégagent aussi bien de la conversation de rue que de la discussion proprement politique. Jamais, au cours de ces rencontres de hasard que j'évo- quais tout à l'heure, nos interlocuteurs n'ont manqué de par- ler de la menace russe. En vain leur disions-nous qu'elle pa- raissait écartée à l'heure actuelle, qu'une nouvelle édition de la répression hongroise était inimaginable: ils ne le ju- 19 geaient pas. Et je me souviens de cette réflexion entendue à plusieurs reprises : « Si les Russes nous attaquaient, il ne se passerait rien d'autre que ce qui se produisit en Hongrie; sans doute les Allemands se soulèveraient-ils, mais aucun au- tre peuple ne bougerait, ni dans le bloc soviétique ni dans le monde occidental; les Américains ne feraient que disposer leurs troupes à la frontière des deux Allemagne pour empê- cher l'extension de la guerre; l’U.R.S.S. aurait tout le loisir de nous écraser. » Si jamais l'expression « faire un exemple veut un sens, c'est bien en Pologne qu'on le découvre et qu'on aperçoit l'efficacité, au moins à court terme, de la répression russe. L'exemple hongrois hante tous les esprits. « Hongrois Ka- put », disait un ouvrier dans la région de Kusztrin, et pour montrer ce qu'il restait à faire aux Polonais, il marchait sur la pointe des pieds. Les nombreux intellectuels avec qui nous avons discuté exprimaient leurs sentiments d'une façon moins rudimen- taire, mais ceux-ci ne variaient pas. Autant leur critique du passé, nous l'avons dit, était radicale, autant était incertaine leur vision de l'avenir. Non qu'ils fussent hésitants sur la po- litique qui, dans l'immédiat, devait être suivie, sur la néces- sité de réformer fondamentalement le Parti, de faire le pro- cès des responsables staliniens, de légaliser la liberté de parole dans l'Organisation et dans la presse, de donner enfin le maximum d'autorité aux conseils d'entreprise. Mais leur pensée est continuelle: ce qu'il faudrait faire, c'est ce que l'encerclement stalinien rend périlleux, peut-être impossible; c'est ce que devrait accomplir Gomulka s'il s'appuyait réso- lument sur des forces sociales révolutionnaires, mais ce qu'il devient difficile d'entreprendre quand le gouvernement s'y oppose et déclare close la phase de démocratisation, quand il s'avère nécessaire de combattre à la fois le stalinisme et le régime nouveau qui l'affronte. Dans de telles conditions, l'espoir et l'ardeur se chan- gent vite en lassitude. Il m'a paru significatif que beaucoup de jeunes intellectuels communistes, fortement engagés dans le combat idéologique, rêvent d'aller passer quelques mois en France prochainement. Cette volonté d'évasion exprime sans doute le malaise d'une intelligentzia qui ne parvient pas à résoudre ses propres problèmes dans le cadre de la situa- tion objective qu'elle doit affronter. Il m'a semblé incomparablement plus grave que beau- coup d'intellectuels soient dans ce climat de nouveau isolés de la classe ouvrière. Le soutien, par exemple, qu'ils appor- tent au mouvement des Conseils n'est pas éclairé, le plus souvent, par une connaissance de ce qui se passe dans les usines, et, de ce fait, leurs revendications, aussi légitimes qu'elles soient, gardent un caractère purement « politique », leur attention se concentre exclusivement sur la lutte des tendances au sein du Parti. 20 russe A la crainte paralysante d'une intervention s'ajoute aussi, parmi les masses, si j'ai bien pu en juger, un attrait à l'endroit de l'Occident. De nombreuses fois, et no- tamment dans une usine de Varsovie, on nous a interrogés avec une curiosité admirative sur les conditions de vie en France, les prix des vêtements et de la nourriture, les avan- tages matériels dont pourraient disposer certains ouvriers de Renault (automobiles, télévisions, frigidaires...), la législation du travail. Implicitement ou explicitement la comparaison était établie avec les conditions d'existence en Pologne. Sans doute, n'est-il pas possible de savoir, sur la base de ces ra- pides échanges, quelle représentation exacte le Polonais se forge de l'Occident (et ceci, d'autant moins que le plus sou- vent nous ignorions tout de notre interlocuteur), mais il m'a paru que la dictature stalinienne avait suscité, en réaction contre ses propres mensonges, un certain nombre d'illusions sur les régimes de l'Ouest. Situation paradoxale, certes, si l'on songe qu'en France par exemple, beaucoup d'ouvriers se nourrissent d'illusions contraires sur les conditions de vie à l'Est, mais qui témoigne du désarroi de la masse. On peut enfin juger à vue d'oeil des difficultés héritées de la période stalinienne par la misère qui règne dans la population. Maintenant que les privilèges des hauts bureau- crates ont été abolis, et qu'il est vraisemblablement dange- reux de faire l'étalage de sa richesse, l'impression de « gri- saille » est dominante. Dans des cafés fréquentés par des médecins, des avocats et des intellectuels on peut observer une certaine recherche dans l'habillement, voire une certaine élégance chez la femme (qui vont de pair avec des relations de mondanité soigneusement entretenues). Mais dans la rue, la pauvreté est frappante. La masse de la population ne peut se vêtir décemment, obligée qu'elle est de payer une paire de chaussures de 450 à 700 zlotys, un complet ou un pardessus de qualité moyenne 2.000 zlotys, un pull-over de 400 à 600, alors que les salaires sont de 700 à 800 zlotys pour les catégories les plus défavorisées et de 1.000 à 1.500 pour la couche la plus nombreuse des travailleurs. Par ailleurs, la nourriture est à bas prix, mais tous les produits qui sor- tent de la consommation courante (et celle-ci offre un choix fort restreint) sont inaccessibles à la grande majorité de la population. Il suffit, en outre, d'entrer dans un grand maga- sin pour constater la rareté et la médiocrité des ustensiles ménagers et plus généralement des mille petits produits de la grande industrie qui caractérisent la vie d'un pays évolué. Les conditions de logement, enfin, sont particulière- ment dures. La plupart des intellectuels que nous avons ren- contrés disposent d'appartements minuscules, le plus souvent réduits à une seule pièce – bien qu'ils appartiennent à une couche nettement privilégiée (le salaire d'un journaliste ou d'un critique est de l'ordre de 2.500 zlotys et les possibilités qui lui sont offertes de publier ou de traduire des textes en - 21 dehors de son travail lui permettent d'accroître considéra- blement cette somme, voire de la doubler). Quant à la masse des ouvriers, des petits employés ou des petits fonctionnaires ils doivent parfois se contenter de partager un seul apparte- ment entre plusieurs familles et souvent s'accommoder d'une cuisine unique pour plusieurs appartements. La misère est plus voyante encore à la campagne que dans la capitale. Mais à Varsovie même, l'atmosphère de la rue suggère les difficultés économiques : les automobiles sont peu nombreuses, la lumière parcimonieusement distri. buée, les vitrines des magasins dépourvues de tout attrait; nous ne pouvons qu'évoquer le Paris de l'occupation aux jours les plus sombres. Certes on ne peut imputer au régime stalinien seul la responsabilité de la misère. La reconstruction de la capitale, encore inachevée, dit assez quelle fut l'ampleur des domma- ges subis pendant la guerre... Il n'en est pas moins certain que douze ans après la fin de la guerre, en dépit de l'extraor- dinaire essor technique qu'a connu le monde entier et no- tamment l'industrie russe, la Pologne demeure, par la faute du stalinisme, dans une situation matérielle lamentable. DISCUSSIONS eues - Telles sont les premières impressions que je retire de ce bref voyage; il va de soi qu'elles ne permettent pas de juger de la situation politique et sociale. Mais cette situation n'est pas visible, elle ne peut être que connue. J'ai donc voulu faire une place à part à ce que j'avais appris, dans les nombreuses conversations que j'ai pu avoir avec des mi- litants communistes, en réunissant et confrontant les infor- mations obtenues. Toutefois, plutôt que de présenter ces informations d'une manière systématique, il me paraît bon de ne pas les dissocier du cadre réel des discussions que j'ai le mode de pensée de nos interlocuteurs me semblant aussi intéressant que les faits rapportés. Renonçant à fournir quelques informations de détail recueillies par ailleurs, j'ai donc sélectionné quatre entretiens, les plus complets qu'il m'ait été donné d'avoir, et qui donnent une juste idée de la mentalité d'un certain nombre de communistes polonais. A l'exceptio 1 de D., haut fonctionnaire (dont nous rapportons les propos plus loin), tous ceux avec qui nous nous sommes longuement entretenus sont des collaborateurs de grands or- ganes de presse polonais: Tribuna Ludu, Nowa Kultura, Po Prostu, etc. Dans les pages qui suivent, je le signale aussi, j'ai cherché non pas tant à rapporter le propos littéral de l'interlocuteur qu'à restituer le mouvement du dialogue. En conséquence, je n'ai pas cherché à dissimuler mes propres interventions ou mes réflexions quand elles me paraissaient éclairer la discussion. 22 AVEC A. A. est communiste et joue un rôle de premier plan dans les milieux intellectuels et les milieux de presse. Je crois comprendre qu'à la différence de la plupart de ses compagnons il n'a jamais été stalinien. Précis, rigoureux, d'une culture politique étendue, sensible au plus haut degré à la diversité des facteurs qui interviennent dans la situation présente de gauche, A. donne une image de l'intellectuel communiste assez exactement contraire de celle que cher- chent à composer pour le discréditer certains correspondants de journaux progressistes français. Sur la liberté d'expression sure Nous parlons d'abord de la situation de l'écrivain et du journaliste. Leur est-il devenu possible de publier ce qu'ils veulent, du moins dans les limites qu'impose la présence russe et la menace qu'elle fait peser? Non, dit A. On peut écrire beaucoup plus de choses qu'autrefois, mais on ne peut écrire librement. La censure au reste se durcit de nouveau.. Peut-être est-ce la période électorale qui rend le gouver- nement plus vigilant, mais ce n'est pas sûr. Le souci domi- nant est d'éviter de provoquer les Russes ou seulement de les choquer. C'est ainsi que Nowa Kultura a été à plusieurs reprises victime de la censure dans la dernière période. Et les rédacteurs eux-mêmes, dans cette situation, sont de plus en plus préoccupés d'écrire des articles qui ne prêtent pas le flanc à la censure; ils tendent à pratiquer une auto-cen- ou une censure préventive. Nous nous inquiétons de cette réponse : il y a une logique du silence ou de la pru- dence qui mène à la passivité puis à la complicité. Mais nous n'avons rien à apprendre à A. sur ce chapitre. Il a vu cette logique s'exercer, de plus près que nous. Il ne peut nous donner tort. Mais nous sommes trop prompts à con- damner la prudence et nous ne prenons pas le temps de mesurer les difficultés. Aucun des intellectuels qui a lutté pour la déstalinisation n'a pris son parti de modérer ses cri. tiques, encore moins d'y renoncer; les rédacteurs luttent contre la censure, ils cherchent à faire « passer » le plus de choses possibles et si la censure se durcit c'est aussi parce que la critique se développe. Les circonstances ne permet- tent cependant pas d'attaquer la censure de front. Tandis que A. nous parle, je pense que l'antithèse li- berté-servilité est actuellement informulabie. A. connaît les procédés qui engendrent la servilité et il les hait, mais il est placé dans des conditions qui ne lui permettent pas de re- vendiquer la liberté entière. Il me semble qu'indépendam- ment des obstacles extérieurs auxquels se heurterait une telle revendication, il ne la juge pas souhaitable dans le présent. 23 Par exemple, la censure officielle le gène, il la critique, cite des articles que lui-même et des amis de sa tendance ont écrits et qui ont été interdits, admet qu'une mentalité stali- nienne se reconstitue sous le couvert de la prudence anti- stalinienne, mais il ne parle pas de la censure comme de l'ennemi. L'ennemi est l'U.R.S.S. et ses représentants polo- nais qui profitent de toutes les occasions pour faire le procès du nouveau Cours en termes menaçants. Les hommes du gou- vernement, les censeurs et les intellectuels du rang sont, bon gré mal gré, solidaires face à cette menace. Autrefois la cen- sure s'identifiait avec la volonté du parti communiste et celle- ci n'était qu'un mode de la volonté de l'U.R.S.S. Quiconque entrait en conflit avec la censure, s'il ne se déjugeait pas, apparaissait comme opposant au système total et était amené à se percevoir lui-même comme tel. Aujourd'hui, du moins dans de nombreux cas, le censeur dit au journaliste ou à l'écrivain : « Vous avez raison et je pense comme vous, mais ce que vous dites présente un danger. » Il n'y a plus de cen- sure idéologique mais une censure quasi militaire. Et encore celle-ci le censeur ne l’exerce-t-il qu'avec modestie, c.r il redoute son propre rôle et qu'on lui reproche d'entraver la démocratisation. Il veut donc (souvent) non seulement con- vaincre l'écrivain qu'il partage ses idées mais encore qu'il en interdit l'expression pour les sauvegarder. (Nous appren- drons plus tard, et cette nouvelle a de quoi nous stupéfier, que les censeurs sont les mêmes qu'à l'époque stalinienne.) A., comme les autres intellectuels communistes que je rencontrerai par la suite, n'est pas dupe de cette complicité que le censeur veut établir avec ses « victimes »; l'accepte- rait-il, il remettrait une fois pour toutes le sort de sa pensée entre les mains de l’Appareil et retomberait dans l'ancien statut de dépendance qu'il a voulu abolir. Toutefois il ne peut, non plus, percevoir le censeur une autorité étrangère; ses arguments il les a déjà formulés pour lui- même, quand il écrivait. Il les évalue seulement autrement. Il sait qu'une critique de la désorganisation actuelle du parti peut être utilisée par les natoliniens contre Gomulka ou bien qu'une critique de la fonction du parti sera considérée par la Pravda comme un signe de liquidationisme, mais il court ce risque, admettant qu'il peut provoquer une riposte de l'ennemi mais qu'il doit stimuler le progrès de la pensée communiste. Le censeur ne fait qu'inverser les termes du raisonnement: il reconnaît qu'on peut critiquer, mais affirme qu'on doit éviter les risques. Ce qui frappe dans le cas de A. c'est qu'il paraît à la fois extrêmement lucide et enfermé dans des contradictions de fait. Sa pensée est celle d'un marxiste habitué à prévoir et son attitude celle de quelqu'un qui vit au jour le jour. Quand nous l'approuvons de lutter pied à pied contre la cen. sure, il devient réticent comme si notre accord le gênait; soit qu'il craigne d'être jugé plus entreprenant qu'il ne l'est comme 24 réellement, soit que nous lui paraissions aveugles à toutes les difficultés qu'il affronte. Quand nous lui montrons le danger qu'il y a à pratiquer une « politique » de la parole et vers quoi mène un calcul appliqué aux idées, il nous de- vance comme si tout ce qu'il venait de nous dire en faveur d'une telle pratique ne devait en aucun cas être érigé en thèse, comme si le problème était précisément de ne pas convertir cette conduite en théorie. Nous avons d'abord admis tacitement que la libre ex- pression était dangereuse, mais l'un d'entre nous s'étonne à bon droit qu'on ne puisse distinguer sujets dangereux et sujets neutres. Critiquer le régime ou la politique de l’U.R.S.S. c'est évidemment s'exposer à une riposte, analy- ser librement la situation polonaise ou bien poser des pro- blèmes théoriques dont les incidences pratiques ne sont pas immédiatement perceptibles ne doit pas provoquer un con- flit idéologique de la même nature. On pourrait donc cir- conscrire des « zones de prudence » en dehors desquelles la pensée reprendrait ses droits. A. en convient. Il nous assure qu'en réalité cette dis- tinction est familière à tout intellectuel polonais, mais elle est moins opérante qu'on ne pourrait le penser du fait qu'elle est récusée par l’U.R.S.S. Les Russes se mêlent de tout et, pour eux, il n'y a pas de sujet neutre. Qu'on parle de l'or- ganisation de l'économie, du rôle des conseils ouvriers, de la structure du parti ou de la philosophie marxiste, on pro- voque également la condamnation de la Pravda. Tel ou tel rédacteur de Nowa Kultura est, le lendemain de la publi- cation de son article, taxé de liquidationisme par l'organe russe, sans pour autant que ses idées soient reproduites et sérieusement commentées. Ainsi se constitue un dossier anti- polonais qui paraît accumuler des preuves en vue d'un pro- cès final. Quel que soit le sujet dont on parle, on se meut donc dans une atmosphère chargée d'électricité, on écrit dans un état constant d'alerte, attentif aux détonations quo- tidiennes que provoque une expression libre. On sait que toute parole a son écho entre les murs de l'Ambassade, que Moscou est dans Varsovie, que deux lois s'entremêlent dont l'une, triomphant, serait mortelle. Comment s'étonner alors que la censure « gomulkiste » ne prétende à son tour se mêler de tout. A. donne un exem- ple récent: on a interdit un article philosophique portant sur les idées du jeune Marx et montrant leur déformation sous le règne stalinien. Le critique manquait de prudence... C'est dire que la stratégie idéologique passe à tous les niveaux. C'est dire aussi que si les intellectuels ne veulent pas se laisser asphyxier, une lutte quotidienne doit être sou- tenue, également à tous les niveaux; car si le harcèlement qu'ils pratiquent cessait un moment, par lassitude, une rigi- dité cadavérique s'emparerait du nouveau régime, à l'image du passé. - 25 N'y a-t-il donc d'autre avenir possible que dans cette tension constante entre la presse et la direction politique entre l'une et l'autre et l’U.R.S.S.? Selon A. un immense progrès serait accompli si la presse recevait un statut qui consacre son indépendance à l'égard du gouvernement. Un tel projet est à l'étude (j'en entendrai à plusieurs reprises reparler par divers écrivains qui mettent en lui tous leurs espoirs). Institué, il créerait une situation nouvelle car Go- mulka ne serait plus compromis aux yeux des Russes par le moindre des articles paru dans la moindre des revues polo- naises. Il deviendrait nécessaire pour le Bureau politique de Moscou de raisonner sur la Pologne à partir de critères nouveaux. Actuellement la publication d'un article anti-gouverne- mental dans la plus petite ville de province du Turkestan serait considérée par Krouchtchev comme le signal d'une insurrection, parce qu'il est établi que ne doit exister aucun écart entre la pensée des dirigeants suprêmes de l'Union soviétique et celle du militant du rang. En fonction d'une telle perspective, et par voie de réciprocité, Gomulka est tenu pour responsable de tout ce qui s'écrit dans les jour. naux et les revues polonaises. Leur indépendance reconnue, l'écrit ne serait plus une expression directe de la politique nationale et se délesterait donc, au moins partiellement, de la charge explosive qu'il possède dans le présent. Il me paraît significatif que A. ne parle de ce projet qu'avec une certaine réserve. C'est qu'il est douteux d'abord qu'il soit élaboré et plus douteux encore qu'il résolve le problème de la liberté d'expression. D'une part, on voit mal comment il ne provoquerait pas une tension avec l'U.R.S.S. supérieure à toutes celles qui ont été jusqu'à maintenant enregistrées, car ce que l’U.R.S.S. conteste c'est l'idée d'une vie politique polonaise autonome, c'est l'idée qu’un débat puisse s'instituer en Pologne sur la construction du socia- lisme. Les gages que lui a déjà donnés Gomulka en condam- nant spectaculairement les tendances gauchistes de Po Prostu, par exemple, ne permettent guère d'espérer qu'il l'affronte, sur le terrain des principes, en légitimant les oppo- sitions idéologiques possibles. D'autre part, on imagine avec peine qu’un statut de la presse n'accompagne pas une réforme fondamentale du parti. Pour une grande part, les rédacteurs de Tribuna Ludu, de Po Prostu, de Nowa Kultura ou de Tworczocs sont des com- munistes; leur reconnaître le droit de s'exprimer librement dans les organes de presse c'est consacrer le principe de la démocratie dans le parti; or si celle-ci s'exerce en fait ac- tuellement, elle n'a pas encore de statut et ne l’acquerra (si elle l'acquiert) qu'au prix de grandes difficultés. 26 Sur la politique de Gomulka Nous sommes ainsi conduits naturellement à parler de la situation politique qui conditionne le problème de la liberté d'expression. Au début, A. parait soucieux de faire comprendre les difficultés auxquelles se heurte Gomułka; mais peu à peu ses critiques s'accumulent. Nous nous inquiétons d'abord de l'ultime intervention de Gomulka dans la campagne électorale. L'idée de trans- former les élections en une sorte de plébiscite, si elle répon- dait au souci de couper court aux manouvres staliniennes, n'était-elle pas cependant contraire au programme nou- veau? On avait promis aux gens qu'ils allaient choisir, du moins dans certaines limites, leurs représentants. Au dernier moment, on les somme d'approuver les listes gouvernemen- tales et on leur présente le choix comme un acte d'opposi- tion à Gomulka. A. partage cet avis. Il pense que si Go- mulka réussit, son intervention aura été « habile » (à l'heure où nous discutons, nous ne possédons encore aucune indica- tion sur les résultats du vote), mais il paraît redouter cette habileté même. De fait, cette maneuvre est venue couron- ner toute une série de mesures tactiques également inquié- tantes. A. déplore notamment le mode de composition des listes de candidats; on a souvent rangé en queue de liste ou éliminé des éléments révolutionnaires qui avaient joué un rôle de premier plan dans la démolition de l'ancien régime, leur préférant, pour des raisons tactiques, des non-commu- nistes peu sûrs qu'on espérait ainsi rallier à la politique du gouvernement. Bref, on a prétendu jouer la carte de l'unité nationale et on a accepté de sacrifier une part des militants d'avant-garde. Ces mesures s'inscrivent d'ailleurs, nous dit A., dans une stratégie d'ensemble. Au lendemain de son avènement, Gomulka s'est avéré essentiellement préoccupé de freiner le mouvement qui l'avait porté au pouvoir. Loin de vouloir pro- céder à une épuration des staliniens, au sein du parti, il a cherché à les persuader qu'ils ne seraient pas inquiétés et à obtenir leur collaboration. Son objectif était de rassem- bler autour de lui les membres de l'appareil et d'orienter le parti vers ses nouvelles tâches, sans heurt. Convaincus qu'ils n'avaient aucune chance de reprendre la direction (à moins de provoquer une guerre entre l’U.R.S.S. et la Polo- gne), et de fait désemparés, les staliniens – le clan natoli- . nien n'auraient eu d'autre perspective que de reconnaître tacitement la faillite de leur politique et de conserver leurs postes en servant la nouvelle. Cette évolution apparaissait sans doute d'autant plus réalisable que l'immense majorité des cadres dirigeants était demeurée « stalinienne » jusqu'à la dernière heure et ne s'était convertie au gomulkisme qu'au cours de la crise d’octobre ou à sa veille. Entre Go- - 27 mulka et Nowak, la transition était assurée par Ochab et Cyrankiewicz. Il est dificile d'établir à coup sûr les mobiles qui ont inspiré Gomulka. On ne peut s'empêcher de penser que ses premiers réflexes ont été ceux d'un « politique » qui cher- che avant tout à manæuvrer, voire d'un bureaucrate dont le souci dominant est l'intégrité de l'appareil. Mais il n'est pas non plus douteux que des considérations < stratégiques » générales jouaient un rôle de premier plan. Neutraliser les natoliniens, puis se les concilier progressivement c'était pri- ver l’U.R.S.S. de sa base d'attaque en Pologne, c'était persua- der le Kremlin que le gomulkisme était un fait national irréductible. Quoi qu'il er soit, ces manoeuvres avaient un corollaire : refroidir l'enthousiasme de tous ceux ouvriers, étudiants, intellectuels - qui avaient fait triompher la déstalinisation et qui, maintenant, attendaient une épuration du parti, une démocratisation officielle dans les organisations de masse et, plus généralement, une participation active des comités révolutionnaires et des conseils ouvriers à la vie politique nationale. A tous ceux-ci, il fut demandé de faire confiance à la direction du Parti; la route était parsemée d'embûches, Gomulka savait ce qu'il faisait, il ne fallait pas le gêner dans son action... Bref, on reprit les arguments qu'utilisaient au- trefois les staliniens contre les mécontents. C'était dans un autre esprit, certes, et en fonction d'une autre cause, mais on recommença comme par le passé å prôner la confiance dans le chef, la discipline et la centralisation du pouvoir. Des comités surgis un peu partout tant à Varsovie qu'en province avaient pris des initiatives politiques, parmi eux beaucoup d'éléments entendaient être associés d'une façon permanente au pouvoir. Gomulka leur signifia que des con- seils ouvriers ne pourraient avoir qu'un rôle strictement éco- nomique, que celui d'organismes locaux de co-gestion. La politique demeurait du ressort exclusif du parti. Pendant les journées d'octobre s'était constitué un co- mité de liaison entre les représentants des ouvriers et ceux des étudiants; ce comité pouvait jouer un rôle politique de premier plan. Gomulka intervint pour qu'il soit dissous. A l'Université même, meetings et discussions se multi- pliaient. On votait des résolutions sur les questions les plus diverses. La section du Parti critiqua âprement la conduite des étudiants et exerça sur eux une pression constante pour les faire rentrer dans l'ordre. Cette tactique gomulkiste béné- ficia en outre de la confusion engendrée par l'écroulement du système précédent car dans le cadre de la liberté nouvelle s'exprimaient des critiques de toute nature dont certaines visaient le socialisme en tant que tel. Il était donc facile de confondre toutes les voix, de faire un amalgame entre les protestations révolutionnaires et réactionnaires et de dénon- 1 28 cer le péril que la critique en général faisait courir au ré- gime. Dans un tel climat, l'insurrection hongroise ne put, en- fin que renforcer les mesures d'autorité .A., sans contester la nécessité dans laquelle on était d'éviter toute provocation à l'endroit de l'U.R.S.S., insiste sur la déception causée par l'attitude gouvernementale. Et cette déception s'accrut en- core (alors même que la violence de la répression en Hongrie faisait mesurer les risques courus et tempérait l'ardeur révo- lutionnaire) quand Gomulka signa en Russie un texte qui reconnaît la légitimité de Kadar. Sur la résistance des staliniens et la situation dans le Parti Pour autant qu'il soit possible aujourd'hui de porter un jugement sur la politique gouvernementale depuis octobre, celle-ci paraît avoir échoué. Il faut reconnaître dit A. que Gomulka n'a pas obtenu la stabilisation qu'il recher- chait, mais plutôt que sont nés de nouveaux dangers. Les staliniens ont indubitablement saisi l'occasion qui leur était offerte de consolider leur position dans le parti. Puisque Go- mulka frappait lui-même les forces qui l'avaient porté au pouvoir, puisqu'il dénonçait en termes violents de jeunes militants révolutionnaires, stigmatisait des rédacteurs de Po Prostu, réduisait les prérogatives des conseils, on pouvait bien dans son sillage hausser le ton, déplorer le désordre issu d'octobre et imputer aux jeunes communistes, traités d'éléments irresponsables, toutes les difficultés économiques présentes. Comme no:ls nous étonnons que les staliniens puissent, un si bref espace de temps, relever la tête et se faire entendre d'une partie au moins de la population, A. nous montre qu'ils sont servis par la structure du Parti. en Qu'on considère ce parti. Il est pléthorique: 1.500.000 membres pour une population de 27 millions d'âmes et de 17 millions de personnes en âge de voter. L'une des premiè- res tâches de la nouvelle Direction était de réduire les effec- tifs de l'organisation et notamment de supprimer de nom- breux postes de « permanents » dont l'activité ne justifie aucunement un salaire spécial. Comme en U.R.S.S., comme dans toutes les autres démocraties populaires, cette couche de petits bureaucrates répond au seul souci de la direction de se constituer une base fidèle, qui dépende matériellement d'elle et assure la stabilité du régime. A. estime qu'en Polo- gne, si l'on compte les bureaucrates et leur famille, il y a environ un million de personnes qui tirent leur revenu de leur intégration à l'appareil du Parti. Ces éléments ne sont pas, du moins pour la plupart, des staliniens. Leur destin 29 n'a sans doute pas été le même; certains ont obéi servile- ment ou cyniquement aux consignes bureaucratiques, d'au- tres ont cru de bonne foi que le régime poursuivait par des chemins difficiles l'édification du socialisme, d'autres encore se sont engourdis dans leurs activités quotidiennes comme le font des employés qui voient dans le patron, quel qu'il soit, un payeur. Beaucoup ont vu avec sympathie (même si celle-ci n'était pas exempte d'inquiétude) le développement du mouvement qui aboutit à octobre. L'exploitation de la Pologne par l'U.R.S.S. ne leur était-elle pas aussi sensible qu'au reste de la population, et la discipline stupide de la bureaucratie ne s'exerçait-elle pas aussi à leurs dépens? Mais quelles que soient leurs opinions, ces fonctionnaires du Parti ont en commun d'avoir leur sort matériel lié à l'intégrité de l’Appareil. Quand Gomulka annonce que le nombre des permanents doit être considérablement réduit il se heurte donc de front à une couche, aussitôt rendue solidaire par le danger et prête à réadorer les anciens dieux pourvu qu'elle subsiste. La petite bureaucratie a d'autres sujets de méconten- tement. Elle est un objet de critique constant de la part des éléments révolutionnaires ou progressistes qui dénoncent l'ignorance, l'incompétence, le conformisme, du bonze local. Elle a l'impression qu'on veut lui faire endosser toutes les tares du système existant et s'irrite de voir des éléments qui embrassaient sans réserve il n'y a pas longtemps encore l'idéologie stalinienne se retourner contre elle comme si elle incarnait l'ancien régime. Or, dans le même temps, con- tinuent de régner à la tête du parti, des hommes (à com- mencer par Ochab et Cyrankiewicz) qui étaient ses maîtres de la veille et sont maintenant à l'abri de toute critique offi- cielle. Le raisonnement qu'elle tient n'est que trop clair : « On veut faire de nous des boucs-émissaires. On sacrifie l'employé pour sauver le patron. » Et comme ce raisonne- ment contient une part de vérité, il trouve un écho dans cer- taines fractions des masses. Aussi paradoxal que cela puisse paraître à première vue, des ouvriers, des employés, des pay- sans qui considéraient hier le fonctionnaire du parti comme un profiteur du régime, un démagogue ou un gêneur sont prêts à sympathiser avec son sort parce qu'ils sentent qu'il n'était qu'un salarié du système et qu'aujourd'hui où ses an- ciens privilèges sont abolis ses conditions d'existence ne le distinguent guère de la masse des salariés. Les staliniens n'ont pas de mal à exploiter cette situa- tion. Ils n'agissent pas à découvert en critiquant Gomulka et en louant le régime précédent mais ils affirment que la nou- velle politique s'édifie sur le dos des « militants » du parti. A la veille des élections ils diffusaient un tract dans les usi- nes, nous dit A., opposant la situation des fonctionnaires du parti à celle des leaders demeurés à la tête de l'Organisation et rejetant sur ces derniers toutes les responsabilités de l'an- 30 cienne politique. Grâce à ces maneuvres ils peuvent obtenir un écho qu'ils n'auraient évidemment pas s'ils se plaçaient sur un terrain idéologique. Très habilement ils nient au contraire toute différence entre la nouvelle et l'ancienne équipe dirigeante et accréditent l'idée que les changements survenus en octobre furent principalement l'effet de riva- lités personnelles. Ils sont servis en ceci par l'attitude de Gomulka qui hésite de son côté à promouvoir un programme nouveau et se borne à des déclarations d'intention. Mais il n'y a pas que la situation dans le parti qui leur soit favorable. Dans le pays entier les difficultés économiques engendrent un climat d'inquiétude; non seulement un relè. vement du niveau de vie des masses est improbable, mais dans l'immédiat on prend des mesures d'assainissement ou de rationalisation qui se soldent par d'importants licencie- ments dans les ministères et les entreprises. On peut bien leur expliquer que la bureaucratie stalinienne a multiplié les fonctions inutiles et engendré une véritable prolifération d'improductifs, ceux qui sentent peser sur eux la menace du chômage sont plus sensibles à une critique rudimentaire du nouveau régime. Nous faisons remarquer à A. que toutes ses informa- tions suscitent une grande défiance vis-à-vis de la politique gomulkiste dont les concessions aux natoliniens et la tac- tique manoeuvrière renforcent le danger contre-révolution- naire. Mais A. hésite manifestement à porter un jugement d'ensemble sur la politique de Gomulka. Selon lui, sans doute, il y a eu des maladresses, des errements, une prudence excessive, non pas une véritable politique qu'on doive con- damner. Gomulka vient de faire une expérience, il peut cons- tater l'échec de sa tactique à l'égard des staliniens; il peu: comprendre que s'il ne s'appuie pas résolument sur les for- ces qui l'ont porté au pouvoir, il ruinera son propre avenir. La visite personnelle qu'il a voulu rendre à l'usine Zeran à la veille des élections (la première de ce genre depuis octo- bre) ne témoigne-t-elle pas de cette prise de conscience? A. nous rapporte enfin un épisode de la lutte à l'in- térieur du Parti qui n'a pu, selon lui, qu'avoir une influence décisive sur Gomulka. Celui-ci s'était rendu personnellement dans une réunion d'une section de province pour appuyer la candidature d'un secrétaire partageant ses idées. Son in- tervention en faveur d'un nouveau cours dans le parti fut vivement applaudie mais quand il s'agit de voter, les mili- tants élirent contre son candidat un stalinien, épuré dans sa propre région, qui jouissait sur place d'amitiés personnelles. L'épisode permet-il d'espérer une évolution de Gomul- ka? Il illustre en tout cas la puissance de l'appareil tradi- tionnel. - 31 - AVEC B. et C. A la différence de C. et de la plupart de ceux que nous rencontrons par ailleurs, B. n'est pas inscrit au Parti. Il est l'un des principaux collaborateurs d'un organe de presse po- lonais et je crois comprendre qu'il est considéré comme plus critique que d'autres à l'égard du régime. En fait, à quelques nuances près son attitude est très proche de celle de C. et de A., dont nous avons déjà rapporté la conversation, i Sur la portée des élections. Quand nous nous rencontrons, les résultats des élections sont déjà largement connus; nous savons que dans la très grande majorité la population a suivi les consignes de Gomul. ka et s'est prononcée massivement pour les têtes de liste. C., qui s'était employé dès notre arrivée à Varsovie à justifier la tactique « plébiscitaire » de Gomulka, considère qu'elle vient de remporter un éclatant succès. La campagne abstentionniste qu'avaient déclenchée les staliniens, les nombreux appels d'autre part à barrer systématiquement les noms des candidats communistes pouvaient conduire à des résultats très douteux qui discréditent la nouvelle direction et l'exposent aux criti- ques impitoyables des russes. Gomulka a usé de sa popularité et prouvé qu'il pouvait regrouper derrière lui la quasi unani- mité du pays. Une étape nécessaire a donc été franchie qui rend maintenant possible l'application d'un programme poli- tique. Sans contester cette appréciation, B. est beaucoup plus réservé sur la portée des élections. Gomulka a atteint ses objectifs, certes, mais le soutien dont il a bénéficié est émi- nemment équivoque. Ses électeurs n'ont pas approuvé en toute connaissance de cause une orientation ou un programme poli- tique, ils ont répondu à l'appel de l'homme qui venait de dire : « rayer les noms des candidats du parti ouvrier unifié, c'est rayer la Pologne de la carte d'Europe ». Gomulka est appa- ru comme l'incarnation d'une raison d'Etat, comme l'homme irremplaçable dans la situation présente. Les ouvriers et la gauche ont voté pour lui, mais les catholiques d'une part et les staliniens de l'autre lui ont également apporté leurs voix. C'est dire qu'aux yeux de tous il représente - selon l'expres- sion traditionnelle - le moindre mal. C'est dire encore qu'il ne représente aucune force sociale réelle. Les uns attendent qu'il réforme le parti, qu'il fasse une part prépondérante aux organes des masses dans la gestion de l'économie; d'autres qu'il défende les droits de la petite propriété paysanne et du petit commerce; d'autres qu'il ramène insensiblement la Pologne dans le camp des démocraties populaires et rende leur autorité aux leaders de l'ancien régime. Et, pour être justes, ajoutons qu’une fraction du parti espère qu'il saura continuer à louvoyer entre les tendances opposées en évitant 32 ee toute compromission à l'égard de l'une ou de l'autre. Si les élections marquent une étape, elles laissent donc l'avenir ouvert et lourd de conflits possibles. Nos interlocuteurs nous citent un cas qui, plus que tout autre, témoigne de l'obéissance de la population aux consi- gnes de Gomulka. Gozdzik qui avait été placé septième dans une des listes de la capitale, n'a pas été, en dépit de la popularité dont il jouit, remis par les électeurs dans un rang meilleur qui lui eût permis d'être élu. Or on sait que Gozdzik, secrétaire du parti à l'usine Zeran, a été l'un des principaux artisans d'octobre. C'est lui qui mobilisa les ou- vriers dans l'entreprise pendant la visite de Krouchtchev, il est l'une des figures les plus aimées du nouveau régime et a été surnommé « l'idole de Varsovie ». Toutefois, plutôt que de déranger l'ordre de la liste établie par le Parti, les électeurs ont préféré le sacrifier. L'exemple est intéressant à double titre. Il nous ramène d'abord aux maneuvres de la direction du parti, car n'est pas un hasard si Gozdzik ne fut pas désigné comme l'une des têtes de liste. Moins réticent que C., B. est convaincu que la personnalité du métallo, ferme partisan du développement des conseils, est de inoins en moins appré- ciée par Gomulka. Nous apprendrons d'ailleurs par la suite qu'il fut vivement critiqué pour avoir attaqué les éléments centristes du Comité de Varsovie à une époque où celui-ci était la cible des naföliniens. Gozdzik fut vraisemblablement sanctionné pour n'avoir pas voulu jouer le jeu de la pru- dence gomulkiste. D'un autre côté, le comportement de la population est déroutant. Nous demandons à C. et à B. comment ils au- raient voté s'ils s'étaient trouvés placés dans la circonscrip- tion du secrétaire de Zeran. L'un nous répond qu'il n'aurait pas changé l'ordre de la liste, l'autre qu'il aurait replacé Gozdzik parmi les premiers de la liste. Mais tous deux nous assurent que la défaite de celui-ci n'est pas le signe de la passivité du corps électoral, qu'il a été consciemment sa- crifié à la raison d'Etat. Sur la raison d'Etat Nos interlocuteurs sont très soucieux de commenter ce terme, très soucieux de nous faire comprendre les sentiments du Polonais moyen. La mentalité de la population a changé, nous disent-ils, depuis l'écrasement de l'insurrection hon. groise. Dans la première phase de celle-ci, l'indignation fut à son comble; les Polonais s'identifiaient aux Hongrois et voulaient leur manifester leur sympathie de mille manières. Devant les offices de la Croix-Rouge où l'on venait donner son sang les files d'attente exprimaient la protestation poli. tique. On voyait même de jeunes enfants amenés par leur père entraînés malgré eux dans l'immense courant de soli. 33 darité. Dans les entreprises et à l'Université on demandait au gouvernement de prendre position en faveur des insur- gés. Une résolution alla jusqu'à proposer qu'on envoie en Hongrie l'armée polonaise prendre la relève de l'armée russe dans le cadre du pacte de Varsovie. Mais quand les blindés écrasèrent Budapest, les Polonais découvrirent qu'ils étaient à la merci d'une semblable répression, qu'ils étaient de nou- veau « seuls » dans le bloc soviétique et qu'en cas d'attaque russe personne ne viendrait à leur secours, comme personne n'avait prêté aide à la Hongrie. Depuis lors, l'obsession de la menace russe est commune et alors même que le danger devient moins probable on est conscient qu'un incident quel- conque est susceptible de provoquer une explosion. Si l'argument de la raison d'Etat est universellement entendu c'est qu'il rencontre un sens quasi biologique de la conservation. Ni C. ni B. ne veulent cependant justifier une idéo- logie inspirée par la raison d'Etat. Comme A., ils paraissent persuadés que le plus sûr moyen de ressusciter le stalinisme est de se laisser paralyser par la menace russe, de renoncer à ses espoirs en une démocratisation plus poussée du régime et de taire ses critiques. Comme A., ils nous parlent de leur lutte constante contre la censure et nous apprenons à cette occasion que les articles interdits sont finalement recueillis au Bureau politique où l'on peut espérer qu'ils apportent un écho des idées de l'opposition de gauche. Mais entre leur langage et le nôtre, il y a toujours un écart. Ils sentent que nous attendons d'eux une volonté plus ferme de combattre, de plus grands espoirs en un avenir socialiste, et nous sen- tons de notre côté qu'ils attendent de nous une meilleure compréhension de leur situation, une appréciation plus pru- dente de leur relation à Gomulka. Ils condamnent la raison d'Etat telle que l'entend le gouvernement, mais ils en con- servent l'idée qu'ils appliquent précisément à leurs rapports avec le gouvernement, les circonstances leur paraissant né- cessairement limiter l'action d'une gauche d'avant-garde. Cet écart entre nous apparaît clairement quand l'un d'entre nous formule l'alternative dans laquelle il voit en- fermée la situation polonaise : ou bien, dit-il, il y aura une radicalisation du mouvement commencé, les ouvriers se re- grouperont activement dans les conseils, exigeront des res- ponsabilités plus importantes, prendront peu à peu en mains les tâches qui étaient réservées à la bureaucratie d'Etat tan- dis que les militants et les intellectuels communistes conti- nueront de lutter en faveur d'une démocratisation de la vie politique et plus généralement de la vie culturelle; ou bien sous le couvert d'impératifs stratégiques et par la voie de mancuvres effectuées au niveau des sommets se rétablira une séparation complète entre la politique des dirigeants et les masses et la sclérose s'emparera de nouveau de l'Etat et du Parti. 34 Nos interlocuteurs n'admettent pas l'alternative, car s'ils jugent un épanouissement révolutionnaire peu probable dans le cadre de la Pologne isolée, ils ne peuvent non plus se représenter la suppression des conquêtes d'octobre. Ils admettraient que la violence pure puisse, comme en Hon. grie, réduire au silence les ouvriers et les intellectuels, mais ils estiment impossible qu’un programme de bureaucratisation ramène insensiblement à l'état ancien. Du stalinisme on a fait une expérience totale – non seulement l'expérience de l'asservissement à Moscou ou de l'irrationalité du Plan, d'un ensemble d'erreurs et de contraintes mais celle d'un sys- tème complet de pensée et d'action. On n'imagine pas que le Parti puisse se déclarer à nouveau l'agent infaillible de l'Histoire, que des grèves soient interdites au nom de l'ar- gument que les ouvriers ne peuvent entrer en conflit avec leur propre Etat, qu'écrivains ou journalistes soient mis en demeure d'adopter et de répéter les vérités officielles sous peine d'être traités de contre-révolutionnaires. Aux yeux des Polonais, ce qui a fait faillite ce n'est pas une certaine poli- tique et une équipe qui l'appliquait, c'est une certaine repré- sentation de la politique, c'est l'idée que l'Etat, le Parti, la Vérité puissent avoir un statut de droit divin. Dans de telles conditions le choix ne serait pas entre révolution ou contre-révolution car s'il est impossible de transformer radicalement la structure de la société il ne l'est pas moins (en l'absence, répétons-le, d'une intervention russe) de ressusciter l'ancien monde. La Pologne vouée à chercher son chemin dans l'entre-deux n'aurait le choix qu'entre des variantes du gomulkisme — variante autoritaire ou variante démocratique du moins jusqu'à ce que des événements nouveaux dans le monde ne viennent créer d'au- tres conditions d'évolution. Citant un mot à succès qui a cours dans les milieux de gauche, C. nous dit: l’U.R.S.S. a dû se construire dans l'encerclement capitaliste, la Pologne doit aujourd'hui se bâtir dans l'encerclement « socialiste ». Formule profonde sans doute, enveloppée dans la boutade, et qui montre bien le cas qu'on fait de l’U.R.S.S., mais for- mule qui ne manque pas d'inquiéter, car ce n'est pas le socialisme que l'U.R.S.S. a pu édifier dans les conditions de l'encerclement, mais le stalinisme. Certes, la Pologne déli- vrée de la mystification ne demande qu'à durer en préser- vant les chances d'un socialisme véritable, mais les exigences de l'encerclement ne sont-elles pas plus puissantes que les intentions des hommes politiques? - Sur les tendances réactionnaires et le danger « capitaliste » C. et B. nour reprochent par ailleurs de ne pas tenir compte de tous les aspects de la situation sociale. On ne peut raisonner, nous disent-ils, comme si le socialisme polo- 35 nais n'avait pour adversaire que le stalinisme russe et ses agents natoliniens. On doit au contraire se demander quels seraient les effets d'une instauration complète de la démo- cratie. La classe ouvrière ne constitue qu'une minorité de la population, encore subit-elle partiellement l'influence du clergé dont le rôle politique a été déterminant; si cette classe a grandi pendant l'ère stalinienne, elle a vu s’accuser son hétérogénéité, absorbant des couches de la paysannerie qui dans l’immédiat s'avèrent plus soumises à l'exploita- tion, plus conservatrices que le prolétariat déjà façonné par un long passé dans l'industrie. Quant à la paysannerie elle a fait l'expérience la plus cruelle et la plus irrationnelle de la collectivisation et de l'exploitation bureaucratique, elle peut à juste titre accueillir avec la plus grande méfiance la propagande socialiste dont elle n'a connu jusqu'à mainte- nant que la caricature. Il serait certes absurde de la consi- dérer globalement comme réactionnaire car sa résistance au stalinisme était saine, mais on ne doit pas se dissimuler qu'elle ne peut jouer le rôle d'une force révolutionnaire. Dans certaines régions, nous dit B., des paysans qui sont directement passés du régime de l'exploitation féodale à celui de l'exploitation bureaucratique ne savent faire autre chose que comparer ces deux statuts de servage et de leur haine contre le second ils tirent une validation du premier. Ainsi a-t-on vu des paysans venir proposer à l'ancien proprié. taire de leur terre d'en reprendre possession ou bien deman- der, après le démantèlement d'une coopérative, l'autorisa- tion à l'ancien propriétaire de se partager ses terres. Ces cas limites, sans donner une image de la situation générale, indiquent cependant jusqu'où peuvent aller les tendances rétrogrades dans la paysannerie. Comme on le voit, les arguments de C. et de B. sont essentiellement différents de ceux des staliniens français qui agitent le danger réactionnaire pour condamner toute libéra- lisation du régime dans les démocraties populaires. Pour eux et pour tous les Polonais avec qui nous avons discuté les dispositions dans lesquelles se trouvent les paysans à l'égard du communisme sont l'effet direct du régime de terreur qu'ils ont subi. Le paysan n'est pas l'ennemi, il est celui sur qui s'est acharnée avec le plus de violence la dictature de l'Etat. On doit seulement constater qu'il n'est pas dans l'immédiat en mesure de comprendre et qu'il faudra du temps avant qu'il découvre la vérité du socialisme. Mais dans le cadre même de leur appréciation de la situation nos interlocuteurs s'interrogent cependant sur la portée de la politique gouvernementale depuis octobre. D'un côté, la tactique gomülkiste peut s'en trouver davantage justifiée ; on peut, par exemple, tenir pour certain que des élections vraiment libres auraient donné l'occasion aux pay. d'éliminer massivement les candidats communistes, sans 36 po. qu'il fallait donc parer en premier lieu à ce danger. D'un autre côté, seules des initiatives radicales de la classe ou- vrière étaient susceptibles d'associer à des organes proléta- riens des organes de représentation des paysans et d'assurer sur des bases révolutionnaires leur participation à la vie poli. tique de la nation. On ne peut nier que le souci de la nou- velle Direction d'accaparer toutes les responsabilités a rétabli un cloisonnement entre les diverses couches de la classe ouvrière et entre celle-ci et la paysannerie qui engendre l'inertie et favorise les tendances réactionnaires. Ne pouvons-nous donc conclure que la seule et véritable hypothèque qui pèse sur la situation polonaise est la me- nace russe? En son absence ne serait-il pas clair que la seule politique valable serait de jouer sans réserve le jeu de la démocratie socialiste ? Mais cette question que nous sons éclaire les difficultés dans lesquelles se débattent nos interlocuteurs. C. notamment juge que les régimes de démo. cratie populaire qui sont le siège d'une révolution antistali- nienne affrontent le risque d'un retour au capitalisme de type occidental et qu'une des tâches majeures est pour les communistes de garder la direction de la démocratisation et de lui assigner les limites qu'implique un tel danger. Il en vient ainsi naturellement à réévaluer le rôle de l'U.R.S.S. dans la situation présente. Conscient du paradoxe qu'il énonce, il présente l’U.R.S.S. à la fois comme la puissance contre-révolutionnaire dont l'exploitation totale de la Polo- għe est à l'origine du bouleversement actuel et qui menace les forces d'émancipation d'une extermination et comme le régime à l'abri duquel il est possible d'effectuer des trang. formations qui ne reconduisent pas au capitalisme. A mon avis, et je le dis à C., un tel raisonnement réin. troduit un schéma néo-stalinien, de type traditionnel. Le ca. pitalisme de type occidental, c'est-à-dire fondé sur la pro- priété privée, est posé comme le mal absolu, le régime de l’U.R.S.S. sociologiquement indéterminé est seulement con- sidéré comme mauvais en fait; de telle sorte que toute action qui risque de favoriser le capitalisme ou les éléments qui lui sont liés en Pologne est exclue en principe tandis que toute mesure qui vise à ménager l’U.R.S.S. ou ses agents natoli- niens est seulement qualifiée de compromis, de ruse néces. saire, de moindre mal, etc. Dans la réalité, la propriété pri. vée est-elle bien le fondement de toutes les perversions so- ciales? Les Polonais ne savent-ils mieux que moi que son abolition peut aller de pair avec l'apparition de nouvelles méthodes d'exploitation? Ne savent-ils pas qu'une pseudo- socialisation des moyens de production est à l'origine d'une nouvelle couche sociale dominante dont les intérêts sont aussi distincts de ceux de la classe ouvrière que le sont les intérêts de la bourgeoisie dans un régime occidental? Peuvent-ils croire enfin que le succès des forces réactionnaires abou- tirait à une restauration de la propriété privée, à un rappel 37 des anciens maîtres des usines et de la terre alors que l'éta- tisation de l'économie aujourd'hui réalisée offre des possi- bilités d'exploitation des ressources matérielles et de con- trôle du travail vivant beaucoup plus riches qu'en un régime capitaliste de type classique? J'ai la surprise de voir C. (qui, rappelons-le, est com- muniste) abonder dans mon sens et me dépasser dans la critique de l’U.R.S.S.: non seulement il n'hésite pas à em- ployer le terme de capitalisme d'Etat pour caractériser son régime, mais il affirme qu'en comparaison, les régimes occi- sont indiscutablement progressifs ». D'un point de vue purement économique, dit-il, il s'avère d'une part que l'expansion extraordinaire de l'U.R.S.S. n'a été rendue possible que par l'extrême richessc des ressources de ses territoires et qu'elle n'a été acquise qu'au prix d'une exploi- tation forcenée des travailleurs, devenue impraticable dans les pays capitalistes avancés; d'autre part, que les mêmes méthodes économiques ont fait faillite dans les démocraties populaires. D'un point de vue social, l'oppression totalitaire qui met les ouvriers dans l'impossibilité de s'organiser, de revendiquer et même de changer de travail et qui interdit aux intellectuels toute expression libre désigne un régime « réactionnaire ». Et une fois de plus je dois constater, au moment même où je pense heurter des préjugés, que mes interlocuteurs polonais ont déjà su tirer des conclusions ra- dicales de leur expérience. Les oscillations de C. dans le raisonnement font seulement supposer que ces conclusions n'ont pas été confrontées et rassemblées dans son esprit, qu'il n'a pas encore abouti à une formulation d'ensemble des problèmes qui se posent au communiste à présent; mais sa pensée critique forgée au jour le jour dans la contesta- tion du totalitarisme stalinien a déjà dissous tous les tabous. AVEC D. D. est le seul communiste que nous rencontrons qui occupe de très hautes fonctions dans l'appareil d'Etat. C'est le seul aussi qui paraisse soutenir sans réserve la politique actuelle. Mais son soutien n'a rien de protocolaire. Il nous parle avec la plus grande franchise, sans jamais se retran- cher derrière ses responsabilités, soulignant à plusieurs re- prises qu'il exprime des opinions qui lui sont personnelles et qui ne sont pas nécessairement définitives. Nos critiques, nos remarques, il en discute en se situant sur un terrain idéologique, soucieux de ne pas donner des réponses con- ventionnelles. Dans le cadre un peu solennel d'un bureau « directorial » où sont sans doute quelquefois réunis les plus importants représentants du régime, la liberté de notre discussion atteste que le climat s'est aussi transformé dans les milieux dirigeants. 38 Les premiers mots de D. sont pour nous dire qu'il faut réexaminer chacun des problèmes qui se posent à la Polo- gne dans une perspective nouvelle. Il ne faut pas seulement constater l'échec des méthodes staliniennes, il faut s'affran- chir des théories dogmatiques, qui, sous le couvert du marxisme, prétendaient apporter des réponses de principe à toutes les questions concrètes de la vie sociale. Un exem- ple? On s'autorise de la théorie de la lutte des classes, sans d'ailleurs s'être demandé ce qu'elle signifie dans un pays où le capitalisme a été évincé, pour condamner l'exercice d'un enseignement religieux dans les écoles. Or dans la réalité non seulement l'immense majorité de la population mais l'immense majorité du prolétariat demande cet enseigne- ment. Aujourd'hui il faut le rétablir, mais il faut être conscient que des problèmes de cette nature ne peuvent ja- mois être résolu « a priori ». Un autre exemple: la collec- tivisation dans l'agriculture. On affirme que le socialisme implique la collectivisation; on pose comme koulak tout paysan qui s'y oppose et comme paysan pauvre celui qui l'ac- cepte. Dans la réalité, les 95 % de la paysannerie se dressent contre la collectivisation. Dans ces conditions, la théorie du socialisme dans les campagnes et de la lutte de classes de- vient absurde. Aujourd'hui il ne faut pas seulement dissou- dre les coopératives partout où les paysans le désirent, il faut admettre qu'aucune théorie ne peut être élaborée qui ne tienne compte de la situation réelle de la paysannerie et de ses aspirations. Sur les rapports de l'Etat et du Parti Ces premières réflexions amènent B. à formuler une idée essentielle, que nous avons entendu exprimer à plu- sieurs reprises dans d'autres discussions : le Parti ne doit pas s'identifier avec l'Etat. La confusion des rôles, si je comprends bien D., engendre le totalitarisme. Le parti étant amené à considérer que la vérité du prolétariat s'in- carne en lui ne tolère pas, quand il règne comme Etat, la moindre opposition, c'est-à-dire tout ce qui marque un écart par rapport à sa doctrine. En conséquence, l'une des tâches est de reconstituer un appareil d'Etat indépendant qui gou- verne en fonction des possibilités offertes par la situation et des aspirations de la population. Sur cet Appareil, le Parti pourra bien avoir une influence très importante, il ne pren- dra pas les décisions du Pouvoir. Nous faisons remarquer que les vices dénoncés par D. sont dus tout autant au totalitarisme qui règne à l'intérieur du Parti qu'à la fusion des deux Appareils. Le dogmatisme accuse ses ravages en tant qu'il devient doctrine d'Etat, mais il est d'abord à condamner comime tel : il faut donc déve- lopper et institutionaliser la démocratisation nouvelle, il faut que des tendances diverses soient reconnues, qu'elles puis- - 39 sent s'exprimer librement, que le programme de l’Organisa- tion soit l'objet de véritables discussions, etc. D. en convient, mais selon lui la réforme du Parti ne peut être que très lente. Les impératifs stratégiques ne permettent pas de cons- tituer en regard de celui de l'U.R.S.S. un parti d'un type nouveau; en outre il n'est pas possible de heurter de front une importante masse de militants « permanents » dont le sort dépend de l'unité de l’Appareil. Apparemment D. est violemment opposé à la conception stalinienne de la struc- ture du parti, mais celle-ci existante, il ne voit aucune possi- bilité de la transformer radicalement et propose de progres- ser empiriquement en en neutralisant les effets, c'est-à- dire en transférant peu à peu les responsabilités de la Direc- tion à un nouvel appareil d'Etat. Sur l'Etat bureaucratique et la gestion ouvrière Que sera donc cet appareil? Ou bien il sera soumis à tous les niveaux à un contrôle des masses ou bien il donnera naissance à une nouvelle bureaucratie dont on ne voit guère la supériorité sur l'ancienne. Si l'on veut forger un Etat démocratique, si l'on recherche un contrôle populaire, ne faut-il pas considérer que les Conseils d'usine et des organes analogues institués dans les milieux de travail doivent for. mer l'armature du Pouvoir? Et si l'on veut atteindre cet objectif ne faut-il pas s'inquiéter de ce que le gouvernement a tendu au contraire dans ses premiers actes à limiter stric. tement leur domaine de compétence? D. ne pense pas que les conseils puissent jouer un rôle de premier plan dans la situation présente. Dans chaque entreprise, dit-il, le conseil a tendance à défendre les inté- rêts immédiats des ouvriers qu'il représente. Or ces intérêts ne peuvent être que bousculés ; d'une part, la crise écono- mique est telle qu'un relèvement substantiel des salaires est impossible ; d'autre part, toute une série de mesures de rationalisation s'impose, que l'irrationalité de la gestion sta. linienne a rendues urgentes. Le plein emploi a été jusqu'à maintenant obtenu grâce à un gaspillage considérable de la main-d'oeuvre; il s'agissait de donner un salaire à chacun, aussi bas soit-il, sans se préoccuper des exigences objectives du travail; il s'agissait aussi pour les chefs d'entreprise d'utiliser le maximum de main-d'oeuvre pour réaliser les normes impératives du Plan à moindre frais. Le souci pré- sent d'améliorer la gestion des entreprises conduit à d'im- portants licenciements qui heurtent les intérêts immédiats de la masse des ouvriers. En outre, des investissement veaux sont nécessaires pour moderniser l'équipement qui impliquent des sacrifices de la part des salariés. La rationa- lisation de la main-d'oeuvre, le relèvement éventuel des nor- mes de travail, la détermination des investissements incom. nou- 40 bent à une autorité susceptible d'envisager les exigences de la production dans leur totalité et qui puisse transcender les intérêts locaux et quotidiens de telle branche d'industrie et de tel groupe particulier de travailleurs. D. va jusqu'à dire que dans l'intérêt qu'on accorde aux conseils ouvriers il y a des préoccupations rétrogrades et comme un retour à un idéal corporatiste. Cette critique nous facilite la réponse. Ce que nous en, tendons par Conseils (et cette conception nous avons eu la satisfaction de la voir partager par des militants commu- nistes polonais), ce ne sont pas des organismes essentielle- ment liés à la vie d'une entreprise particulière et dotés d'at- tributions exclusivement « économiques » (versions amélio- rées de nos comités d'entreprise), ce sont les éléments com. posants d'une représentation globale des travailleurs; leur originalité venant de ce que par leur mode d'élection et de révocabilité ils traduisent mieux que tout autre organisme la volonté collective des hommes associés dans un milieu concret de production et de ce que par leur fédération ils sont capables de traiter l'ensemble des problèmes économi- ques et sociaux. Or, autant l'on peut redouter que, limité aux tâches d'organisation de l'entreprise, le Conseil ait tendance à exprimer les intérêts matériels immédiats des ouvriers, autant l'on peut espérer que, placé devant des responsabi- lités politiques et économiques d'ensemble, un organisme central issu des conseils sache promouvoir une planification qui tienne compte des exigences de la société entière et aussi bien de son avenir que de son présent. Nous rappelons que tous les arguments qui ont été donnés dans le passé, en U.R.S.S. notamment, en faveur d'un appareil d'Etat indé- pendant ont servi l'avènement d'une bureaucratie dont on peut apprécier maintenant les effets. Si l'on juge, en remet- tant en usage un vieux schéma stalinien que la classe 'ou- vrière n'est pas mûre pour assurer la gestion de la produc- tion, on doit en tirer la conséquence que le socialisme n'est pas réalisable en Pologne. Pourquoi, en effet, le nouvel ap- pareil d'Etat, une fois établi, travaillerait-il à sa suppression, pourquoi les couches sociales qui s'aggloméreront autour de lui viseraient-elles autre chose que leur propre consolidation et la subordination de la masse des travaillleurs à leur die rection. Apparemment D. refuse de raisonner dans l'alternative du socialisme ou de la bureaucratie. Il existe à ses yeux une situation de fait dont il faut partir sans avoir l'ambition de la changer radicalement et au sein de laquelle certaines ré- formes sont possibles. Il pense comme nous que le contrôle de l'appareil d'Etat par les masses est décisif, mais il con- sidère que l'institution d'une nouvelle Diète douée de pou. voirs effectifs est déjà un immense pas en avant. Le gouver- 41 you nement ne décidera pas seul, ses projets ne seront plus éla- borés en secret, ils viendront en discussion, seront donc con- nus du pays entier; ainsi une pression de l'opinion publique s'exercera de nouveau par le truchement des députés et l’in- croyable isolement dans lequel se trouvait la Direction, au temps du stalinisme, ne sera plus possible. D. ajoute que parallèlement il convient de redonner vie aux institutions municipales et régionales qui, réduites à un pouvoir fictif dans le passé, peuvent redevenir des organes de représenta- tion véritable et apporter au niveau le plus haut, sur le même plan que le Parlement, un contrepoids à l'autorité gouvernementale. Nous pouvons bien souligner que la représentation par- lementaire est d'une autre essence que celle des conseils, qu'elle ne donne à l'électeur que la possibilité de choisir de loin en loin (tous les quatre ans) son représentant, qu'elle ne lui offre aucun recours sur lui durant la durée du mandat, qu'elle donne la parole à un individu artificiellement disso- cié de son milieu de travail. Nous pouvons bien remarquer que dans le présent l'organisation des élections a déjà violé la représentation parlementaire en assurant artificiellement une majorité communiste dont la discipline à l'égard de la direction pourrait rendre vain tout débat. Notre interlocu- teur ne semble pas avoir d'arguments à nous opposer sur ce plan, il se présente délibérément comme un empiriste, dé- cidé à soutenir toutes les mesures qui affaibliront le totali- tarisme passé, mais non moins résolu à ne pas faire passer une politique concrète pour une théorie du monde. Ce qui donne son prix à sa position c'est qu'il ne cherche pas à dis- simuler ses idées sous un décorum pseudo-marxiste. Lui di- rait-on par exemple : « Votre programme n'est pas socia- liste », il répondrait sans doute : « J'ignore ce qu'il faut entendre aujourd'hui par socialisme. » Et, en fait, question et réponse ont été indirectement formulées. Il n'en demeure pas moins que la critique légitime du stalinisme le conduit à rechercher consciemment ou in- consciemment dans les institutions des régimes capitalistes des palliatifs nouveaux. Or on est en droit de se demander si leur vertu se régénère quand ils sont appliqués en dehors de la structure capitaliste traditionnelle. Pour le penser il faudrait supposer qu'il y a une différence de nature entre le régime fondé sur la propriété privée et le régime fondé sur la socialisation des biens de production. Le système par- lementaire, par exemple, pourrait-on soutenir, vicié dans une structure déchirée par la lutte des classes où les privi- légiés ont mille moyens de faire prévaloir leur puissance regagne une efficacité entière là où toute la population est intégrée à la vie productive et où les conditions de l'acca- parement de la propriété n'existent plus. Mais cette thèse : | 42 repose sur l'équivoque créée par le terme socialisation. Dans la réalité si celle-ci ne se traduit pas par la gestion collec- tive des entreprises, par une planification dirigée par les représentants des travailleurs, elle revient à une socialisa- tion « privée », à circonscrire une nouvelle couche diri- geante, disposant librement des ressources matérielles et de la force de travail, libre de développer et de consolider ses privilèges et de faire servir à ses propres fins les moyens d'expression politique et culturelle. Au bout du compte, on est donc toujours ramené à la même alternative qui inté- resse à la fois l'organisation économique et l'organisation politique de la société : ou bien scission entre une bureau- cratie dirigeante et une masse d'exécutants, scission entre un appareil d'Etat er une population d'électeurs aux droits po- litiques plus ou moins étendus; ou bien à tous les niveaux de la vie sociale, contrôle des représentants par le milieu social dont ils sont les délégués et dont ils ne se détachent pas. AVEC E. E. exerce des fonctions importantes dans la presse offi- cielle du parti. Bien que ce soit un jeune rédacteur de Po Prostu qui nous mène à lui, sa position m'apparaît sensi- blement différente de celle des autres éléments de gauche que nous avons rencontrés. Il se présente avant tout comme un militant, dit « nous » pour désigner le Parti; en outre il critique assez durement les intellectuels qui tendent à vivre en milieu clos et connaissent mal ce qui se passe dans les usines. Bien qu'il ne cache rien de la tactique de Go- mulka (c'est lui qui nous fournit la meilleure interprétation de l'élimination de Gozdzik des têtes de liste électorales), il paraît plus soucieux que d'autres de justifier la politique de l'actuelle direction du Parti. Sa formation politique est étendue, son analyse pénétrante : c'est le seul communiste que j'ai rencontré qui ait une vision théorique de la situation polonaise. Sur la fonction du Parti dans la Société Au début de notre entretien, l'un d'entre nous résume les informations que nous avons pu recueillir sur les cou- rants politiques en présence: d'un côté, les staliniens qui ne combattent pas à visage découvert, mais exploitent toutes les difficultés et notamment le mécontentement des fonc- tionnaires du Parti, dénoncent le péril anarchiste et s'oppo- sent en fait à toute transformation; à l'autre extrémité, les éléments qui ont joué le rôle le plus actif dans l'avènement du nouveau régime et qui souhaitent la poursuite de la 43 sans déstalinisation, la reconnaissance du droit de tendance dans le parti, la légalisation de la liberté de la presse, l'extension des pouvoirs des conseils d'entreprise ; au centre, Gomulka, soutenu notamment par les ralliés de la dernière heure, qui temporise, manœuvre pour éliminer les staliniens des postes- clefs heurter leur tendance, cherche à réduire au si- lence les éléments de gauche et paraît viser principalement à reconstituer l'unité de l'appareil de l'organisation sous son autorité. E. ne souscrit à cette description qu'avec réserve. Il estime au moins prématurée la distinction opérée entre une politique de gauche et une politique gomulkiste. Il ne nie pas que Gomulka ait voulu restaurer rapidement la disci. pline dans le parti aux dépens des éléments révolutionnai. res, mais, comme C., il juge que les objectifs de la première phase ne pouvaient être que la consolidation de l'unité na- tionale réalisée pendant le mois d'octobre. Ce n'est qu'après les élections que les tâches proprement politiques pourront être formulées et qu'en conséquence l'attitude de Gomulka pourra être appréciée. En outre E. considère que la revendication du droit de tendance (et davantage encore celle de la pluralité des partis, avancé par l'un de nos camarades) ne répond pas aux problèmes présents. Ceux-ci exigent essentiellement une transformation de la société; or la démocratie dans le parti n'est qu'un aspect mineur de la démocratie dans la société qui implique une participation de plus en plus forte des ouvriers et des paysans à la vie politique. La démocratie dans le parti ne peut être efficace que si celui-ci est de nou- veau intégré dans la vie des classes, que s'il est le véhicule des aspirations des travailleurs. Ce n'est pas le cas dans le présent. Le parti n'est pas représentatif. La première tâche est donc de lui redonner une fonction réelle. Mais comme D., bien que dans un autre esprit, E. juge que cette fonc- tion ne peut être rétablie que si le Parti est et apparaît distinct de l'Etat. De fait, la vie intérieure du Parti et surtout ses liens avec les masses ne peuvent être modifiés qu'à la condition qu'il cesse d'incarner le Pouvoir et qu'il redevienne, conformément à sa destination primitive, l'ex- pression de l'Avant-garde, de la couche la plus consciente et la plus combative de la population. Cette avant-garde a cer- tes la tâche de propager son idéologie dans la société entière, de combattre en faveur d'un programme politique, mais elle ne peut se substituer à l'Etat qui représente la société dans son ensemble. En réponse à l'une de mes questions, E. précise que dans une société socialiste (et nous sommes d'accord pour définir par ce terme une société où le pouvoir serait exercé par des organes soviétiques) le Parti ne saurait davantage détenir la fonction dirigeante. Mais son analyse vise avant - 44 tout la situation présente en Pologne, au lendemain de l'ère stalinienne et reconnaît comme un fait l'existence d'un ap- pareil d'Etat indépendant des organes de représentation des travailleurs, c'est-à-dire d'une bureaucratie d'Etat. C'est ce dernier point qui nous divise, car pour ma part je ne conçois pas que la transformation de la fonction du Parti n'aille pas de pair avec une transformation de l'Etat lui-même, c'est-à-dire avec une liquidation de l'appareil bu- reaucratique ou tout au moins avec l'institution de nouveaux rapports entre celui-ci et la masse située au cæur du pro- cessus de production. E. se fonde sur une estimation fort sombre des condi- tions révolutionnaires en Pologne. Dans l’immédiat, l'atti- tude de la paysannerie et de la classe ouvrière lui paraît interdire à elle seule toute perspective socialiste. En consé- quence, la seule tâche est .de nouvrir cette perspective grâce à un lent travail de propagande. L'intérêt de son analyse est qu'elle vaut indépendam- ment des conditions créées par l'encerclement russe et qu'elle concerne d'une façon générale la situation d'un pays qui émerge d'un régime de dictature stalinienne. Sur l'héritage du stalinisme Le prolétariat polonais, nous dit E., traverse une crise qui tient à des facteurs économiques et idéologiques. En premier lieu, la politique d'industrialisation des dernières années a provoqué un afflux d'éléments paysans dans ses rangs. Comme il en va toujours dans une telle période, la masse des éléments venus de la campagne, plus conserva- trice que les ouvriers, dépourvue de traditions de lutte, moins politisée, plus docile, crée une disparité dangereuse dans la conscience et freine la combativité de la classe. Comme j'oppose à cette première remarque la révolte de Poznan, E. reconnaît que les ouvriers ont fait preuve à cette occasion d'une grande volonté de lutte; mais à son avis il s'agit essentiellement d'un mouvement provoqué par la misère et que l'assouplissement récent de la dictature avait facilité; la bureaucratie exploiteuse a bien été atta- quée en tant que telle, mais les revendications politiques les plus diverses ont été formulées, témoignant d'une grande confusion. Comme le montre cet exemple, ce que E. met en doute, finalement, ce n'est pas tant la capacité que possède le proletariat de se battre, que celle de se représenter sa propre action, comme action de classe, et de viser des objec- tifs révolutionnaires. Cette crise, selon E., ne peut s'expliquer qu'en rela- tion au stalinisme. Celui-ci vaincu laisse une classe ouvrière socialement atomisée et idéologiquement déconcertée. La classe ouvrière a d'abord vu se détacher d'elle son avant-garde. Les meilleurs militants communistes ont été 45 - a promus à des fonctions qui les séparaient du reste de ia masse, ils ont été transformés en fonctionnaires politiques, quelques fois en cadres techniques, intégrés sous une forme une autre à l'appareil d'exploitation. La masse ainsi vu s'opposer à elle sa propre avant-garde; elle a dé- couvert ses leaders comme des étrangers qui contribuaient à l'enchaîner à la production. Sans doute, beaucoup d'ouvriers (d'autant plus nombreux que le temps passait) ont-ils pu faire la critique de ces éléments détachés d'eux, dénoncer la permanence de l'exploitation. Mais le poids de leurs pro- blèmes les écrasait: pourquoi le communisme se changeait- il en son contraire, pourquoi les meilleurs éléments ouvriers devenaient-ils les meilleurs agents de l'Etat? Seule une petite minorité pouvait réaffirmer des objectifs révolutionnaires contre ceux qui les défiguraient, encore ne parvenait-elle pas à formuler un nouveau programme, une nouvelle orienta- tion, ni à se rassembler ni à s'organiser dans une situation où l'organisation dominante interdisait toute association rivale et continuait elle-même de professer une doctrine qui se réclamait du socialisme. Pour le plus grand nombre, ce- pendant, l'hostilité au régime, la résistance à l'exploitation, en l'absence d'une idéologie nouvelle, prenaient la forme d'une opposition aveugle: le socialisme devenait tel qu'il apparaissait dans la réalité quotidienne, un tissu de men- songes, l'expression d'un pouvoir de coercition perfectionné. La propagande du parti discréditait, en même temps que le Parti, le communisme. Simultanément se trouvaient revalorisés les régimes oc- cidentaux, dont on savait peu de choses sinon que les condi- tions d'existence qu'ils offraient étaient meilleures, les condi- tions de travail moins pénibles. Et se trouvaient aussi reva- lorisées, en Pologne même, les forces sociales — au premier rang desquelles le clergé - qui défendaient contre la terreur stalinienne, la liberté d'expression et les droits de l'indi- vidu. Dans une telle situation, où le prolétariat tendait à per- dre conscience de son identité, la politique de différenciation des salaires délibérément poursuivie par le stalinisme exer- ça une influence plus nocive qu'en d'autres pays: catégories, corporations, régions, s'opposant l'une à l'autre, revendi. quant l'une aux dépens de l'autre des avantages matériels, d'autant moins capables de surmonter leurs divisions que s'affaiblissait la vision d'un avenir de classe. E. ne nie pas pour autant que les ouvriers aient joué le rôle déterminant dans le renversement du régime stali- nien, donc qu'ils continuent de s'affirmer comme la force. révolutionnaire dans la société. Il juge seulement que la lutte contre le stalinisme si nécessaire et valable soit-elle ne coïncide pas avec une lutte en vue d'objectifs socialistes. Le stalinisme, souligne-t-il, a ligué contre lui toutes les couches de la population, il a redonné un sens à toutes les revendi- 46 cations petites-bourgeoises qui sont devenues indissociables des revendications ouvrières, il a engendré une opposition confuse au sein de laquelle le prolétariat tend à s'effacer. Cet effacement de la classe ouvrière ne doit d'ailleurs pas s'entendre en un sens exclusivement idéologique. Exploi- tées ou brimées à des degrés divers, les différentes couches sociales connaissent une sorte de nivellement. L'ouvrier n'est plus en mesure de se représenter comme membre d'une classe spécifique quand l'employé, le petit bourgeois paupé- risé, l'intellectuel, le paysan participent de la même situa- tion d'opprimés. Les anciennes lignes de clivage entre les classes sont estompées, tandis qu'une seule ligne de démar- cation s'institue entre la Bureaucratie d'une part et l'im- mense majorité de la population, de l'autre. Or si la bureau- cratie constitue bien une couche sociale spécifique et suscite une lutte de classe, cette lutte toutefois ne permet pas au prolétariat de se poser comme une classe à part, mais elle l'associe à des forces sociales fort différentes par leur tra- dition et leur mentalité. On doit donc redouter que, dans une telle situation, les conseils élus par les ouvriers dans les usines ne puissent pas devenir rapidement l'armature d'un nouvel Etat. Bien qu'il soit important qu'ils se forment, se multiplient, revendiquent des responsabilités accrues, dans les circonstances actuelles, dans le climat de dépolitisation et d'incertitude qu'a engen- dré le stalinisme, il serait vain d'espérer qu'ils aient la pers- pective d'exercer une fonction dirigeante dans la société et qu'ils parviennent à imposer à la société entière le modèle de la démocratie ouvrière. Si l'on considère l'évolution de la paysannerie durant ces dernières années, l'optimisme est encore moins justifié. De nouveau les effets du nivellement social sont sensibles. En effet, alors qu'avant la guerre, la masse des paysans pau- vres pouvait prendre conscience de son sort propre et s'op- poser aux gros et aux moyens propriétaires, elle se sent soli- daire de toute la population agricole, également victime de l'exploitation bureaucratique. Le gros propriétaire, frappé par l'impôt, contraint aux livraisons massives de ses récoltes, ne peut être perçu comme ennemi de classe, bien que sa richesse potentielle, ses prérogatives passées, sa mentalité continuent de le distinguer du paysan pauvre. Dans l'immédiat, la haine contre la couche privilégiée des agents de l'Etat masque les antagonismes de classe tra- ditionnels et empêche donc la masse des exploités de recon- naître leurs intérêts spécifiques. L'un des signes de cette con- fusion apparaît dans l'hostilité vouée à toute forme de col. lectivisme. Oubliant que la coopérative est autre chose qu'un procédé d'embrigadement du travail agricole, qu'elle fournit aux petits propriétaires un moyen de multiplier leur produc- tion par leur coalition et de triompher de la concurrence 47 de la grosse propriété, la masse des paysans revendique aveuglément le retour à l'exploitation parcellaire. L'hostilité au collectivisme est telle que des paysans par- tisans de reconstituer un kolkhose doivent se réunir clan- destinement (E. vient d'assister à une telle réunion) pour discuter de leur projet, de peur d'être persécutés par leurs voisins. L'analyse de E. serait sans doute inapplicable à l’U.R.S.S. Dans ce pays, vingt-cinq années d'industrialisation et de collectivisation ont profondément transformé la struc- ture de la société: la classe ouvrière après avoir assimilé d'importantes couches paysannes, s'est développée en un grand proletariat moderne; simultanément s'est constituée une véritable classe bureaucratique, composée des hauts fonctionnaires de l'Etat et du Parti, des directeurs d'usine, de la couche supérieure des techniciens et des cadres de l'armée. Dans les canupagnes, les anciens propriétaires ont été com- plètement évincés, la collectivisation accomplie a créé une division nouvelle entre la masse des producteurs et la bureau- cratie dirigeante. En bref, dans la société entière, les anciens rapports de classe ont été abolis et remplacés par de nou- veaux rapports. La Pologne, en revanche, comme la Hongrie et les autres démocraties populaires, sont des sociétés en tran- sition, qui tendent mais ne sont pas encore parvenues à se transformer en régimes bureaucratiquee. D'une part, la couche dominante ne réussit pas à se poser comme une véritable classe, sa cohésion demeure essentiellement politique; en outre, sa subordination à l'impérialisme étranger (russe) contredit à son enracinement dans la société. D'autre part, les anciennes forces sociales si altérées soient-elles, n'ont pas été abolies. De là, le jeu d'oppositions inextricables — nou- velles et anciennes d'où ne saurait se dégager dans l'im- médiat une politique claire de classe et des objectifs révo- lutionnaires. La conclusion de E. se dessine d'elle-même : il faut que le nouveau régime rétablisse les conditions de la lutte de classes. La destruction de la dictature et l'instauration de la démocratie, accompagnant d'une part le retour à l'initia- tive privée dans le petit commerce et dans l'agriculture, d'autre part la participation des conseils ouvriers à la gestion des entreprises doivent permettre aux forces sociales de se resituer l'une par rapport à l'autre et au parti communiste de retrouver son terrain d'action. Au fond, E. cherche à définir une politique empirique qui, sous l'égide d'une bureaucratie libérale, favorise à la fois la restauration de certaines formes du capitalisme (limi. tée par le maintien de la socialisation des moyens de pro- duction) et l'institution de certaines formes de gestion ou- vrière. Loin de baptiser socialisme ce régime, il le présente honnêtement comme une solution transitoire, imposée par 48 -- les conditions objectives héritées du stalinisme, au demeu- rant la seule possible dans le cadre international actuel. Pourtant, même appliquée à la seule situation polonaise, son analyse nous pose cette question : peut-on admettre l'hy- pothèse d'une bureaucratie libérale? N'est-il pas dans l'es- sence de la bureaucratie, si elle veut gouverner, si elle con. contre entre ses mains l'auorité politique et économique, de réduire à néant tout pouvoir ou tout embryon de pouvoir rival? Ne doit-on pas penser, en tout cas, que si elle peut reconnaître l'existence de formes capitalistes dans des sec. teurs secondaires ou dans l'agriculture, par nécessité, et idéo- logiquement composer avec l'Eglise, elle ne saurait tolérer des organes ouvriers qui limitent ou contestent son autorité au cæur de la vie économique? LES CONSEILS OUVRIERS A plusieurs reprises, j'ai mentionné les conseils ou- vriers polonais qui ont été, en fait, au cour de toutes nos discussions. Ce mouvement, en cours, dont l'ampleur est en- core mal connue et dont la signification est l'objet de chau- des controverses, marque l'une des principales conquêtes du prolétariat polonais. Il n'y a pas de doute que la gauche se définit notamment par le soutien qu'elle lui accorde. Nous avons pu recueillir sur lui quelques informations dans deux usines de Varsovie, W.F.M. (entreprise de motocyclettes) et Zeran, la grande usine d'automobiles, et rencontrer plusieurs membres du Conseil de la première entreprise. Comme je l'ai rapporté dans le cadre des discussions précédentes, ces organismes sont nés après octobre, c'est-à- dire après que fussent dissous les comités révolutionnaires surgis dans la lutte contre le stalinisme. Ils ont été créés of- ficiellement avec l'accord du gouvernement et ont été pré- sentés comme des expériences de participation ouvrière à la gestion des entreprises. C'est dire qu'ils sont dépourvus de toute responsabilité politique et que tout rapprochement avec les conseils ouvriers hongrois serait erroné. Il serait non moins erroné cependant de voir en une création artificielle du nouveau gouvernement, car ils sont venus répondre à une exigence depuis longtemps for- mulée dans la classe ouvrière. On nous l'a dit à la W.F.M., l'exemple des conseils yougoslaves a exercé un attrait puis- sant sur les ouvriers polonais (d'autant plus fort peut-être que ceux-ci ignoraient généralement leur fonctionnement réel), et dès le printemps dernier, le contrôle ouvrier sur la production était réclamé en même temps que l'abolition des lois sur la discipline du travail et le relèvement des salaires. Pendant la période d'agitation intense dans les usi- eux 49 au- nes qui va du printemps au mois d'octobre, la revendication se précise et se généralise. Il est donc vraisemblable que l'absence de toute mesure gouvernementale en ce sens rait provoqué une vive déception parmi les ouvriers d'avant- garde. Il est également vraisemblable que ceux-ci n'ont accepté la dissolution des comités d'octobre qu'avec la promesse gouvernementale de la création de nouvelles formes d'organisation dans les usines. Ce qui est tout au moins certain c'est que le vocabulaire officiel s'accorde mal avec la réalité. Le gouvernement dé- clare tenter une expérience. A la W.F.M., à Zeran, les inté. ressés se considèrent comme les pionniers d'un mouvement qui doit se généraliser sous peine de périr. Dès maintenant, l'on peut constater qu'il s'est étendu beaucoup plus rapide- ment que ne le prévoyait la direction du parti et sans doute que ne le souhaitaient un certain nombre de diri- geants. Zeran, dont le conseil fut constitué au début décem- bre, reçoit quotidiennement des délégations en provenance de toutes les régions de Pologne. Celles-ci viennent s'infor- mer du mode de fonctionnement du Conseil, du travail qu'il a déjà accompli et proposer d'établir des contacts perma- nents entre les entreprises. Déjà, dans le cadre de certaines corporations, une fédération s'ébauche. On nous a précisé que dans l'électro- technique un cartel des conseils s'était constitué, devant lequel l'Office central — ancienne forteresse de la bureau- cratie était amené à céder la place. Mais des liens se nouent aussi entre conseils d'usines relevant de branches d'industrie différentes, et ces derniers sont d'autant plus intéressants qu'ils s'effectuent indépendamment de toute autorisation officielle. L'idée de s'acheminer vers la création d'un organe central des Conseils est déjà formulée, bien que dans l'immédiat on ignore encore comment l'on y parviendra. Une caricature traduit bien la divergence de vues entre les partisans des conseils et les autorités oficielles. Parmi un groupe d'individus qui marchent sur les mains, deux ou- vriers sont debout sur leurs pieds; on les interroge: que faites-vous? Nous expérimentons, répondent-ils. Dans la presse, en général, s'affrontent assez clairement deux con- ceptions des conseils. Certains articles, notamment dans Po Prostu, insistent sur le rôle radical que peuvent jouer ces organismes dans la transformation des rapports de produc- tion; tandis que d'autres les présentent comme de simples organes locaux, destinés à améliorer le rendement de l'en- treprise en associant les ouvriers aux bénéfices annuels (pen- dant notre séjour, un article de Tribuna Ludu prenait vio- lemment à partie Po Prostu et lui reprochait d'entraver le progrès des Conseils — hypocrisie classique par son igno- rance de leurs tâches pratiques.) Le Conseil de W.F.M. a été l'un des premiers consti- tués (le 20 novembre; celui de Zeran, dans les premiers - 50 - jours de décembre). Il comprend 24 membres, soit un repré- sentant pour cent électeurs. Son élection s'est faite dans les conditions suivantes : 3 candidats sont sélectionnés pour cha. que siège à pourvoir, au cours d'un vote public, à main levée; puis un vote secret désigne les représentants. Ceux-ci sont tenus de se réunir une fois par mois, au moins (en fait, ils se réunissent plus souvent); à chaque séance, la prési- dence tourne. Le directeur fait partie du Conseil, mais il n'a qu'une voix consultative et ne peut occuper la prési- dence. Le conseil rend compte de son activité devant l’As- semblée du personnel tous les 3 mois. Il ne prend des déci. sions concernant les questions les plus importantes, notam. ment le partage des bénéfices, qu'en présence du personnel dans son entier. En outre, chacune de ses réunions est pu- blique. Il est élu pour deux ans, mais il peut être dissous avant la fin de son mandat si le tiers du personnel ou le Directeur en font la demande après avoir fait la preuve de son incom- pétence. Son autorité et l'étendue de ses attributions sont appa- remment importantes. Le Conseil nomme le Directeur avec l'accord du ministre. Il étudie l'organisation de l'entreprise (la meilleure utilisation des locaux, la meilleure répartition des travailleurs), toutes les mesures susceptibles d'améliorer le développement technique (élimination des machines péri- mées, investissements dans des machines modernes, utilisa- tion de nouveaux procédés de fabrication, etc.), les comptes financiers (analyse des bilans communiqués par la direction), les conditions de travail enfin, notamment les normes et les salaires. Depuis son installation, le Conseil de la W.F.M. avait déjà comme celui de Zeran, dont le mode de fonction- nement est similaire procédé à une transformation du système des salaires en faisant intégrer la plupart des primes dans le salaire de base ; il avait aussi pris un certain nombre de mesures concernant la rationalisation de l'entreprise, qui impliquaient d'ailleurs le licenciement d'un certain nombre d'imp uctifs. A Zeran, le Conseil avait manifesté son au torité en refusant la candidature du directeur commercial proposée par le ministre et en remaniant considérablement le plan de réorganisation administrative proposé par la Di. rection. Cependant l'examen des statuts de la W.F.M., comme la conversation que nous eue avec les membres du Conseil, révèlent une certaine équivoque et il est difficile de savoir jusqu'où s'étend l'autorité réelle de cet organisme. - avons En premier lieu, il est bien spécifié que, réduit à des tâches de co-gestion, dans le cadre de l'entreprise, le Conseil travaille « sur la base fournie par le Plan économique na- tional »; il ne paraît pas qu'il ait le pouvoir de collaborer 51 à l'élaboration de ce plan national; en outre, son approba- tion du plan annuel de l'entreprise est sollicitée mais aucune mesure ne prévoit ce qui pourrait se passer en cas d'un refus du plan. Le problème est alors de savoir si le plan est assez souple pour laisser une initiative locale; dans le cas con. traire, les droits du Conseil, par exemple son droit de déter. miner les normes de travail, seraient purement formels. En second lieu, les rapports du Conseil et du Directeur manquent de précision : si l'organe du personnel nomme le Directeur, celui-ci, en revanche, « guide seul l'activité de l'entreprise », nous dit le statut. C'est en outre lui qui pré- pare à chaque réunion le travail du Conseil. Il semble que la connaissance qu'il a quotidiennement du fonctionnement global de l'entreprise lui donne une supériorité considérable sur les membres du Conseil, réunis en principe une fois par mois pour contrôler la marche de la production. En troisième lieu, les fonctions du Conseil et celles du syndicat sont mal départagées. Aussi bien les décisions con- cernant le salaire, la répartition des bénéfices que celles tou- chant aux questions sociales, à la sécurité et au règlement intérieur de l'usine sont du ressort des deux organismes. En dépit de ces réserves, il semble bien que le Conseil de Zeran ait déjà fait preuve d'une intense activité. Mais son cas appelle d'autres questions : il a la particularité d'être composé pour la moitié de ses membres de techniciens. Comment expliquer cette proportion quand 80 % du personnel sont des ouvriers? Sans doute prouve-t-elle à la fois que l'élection ne se fait pas sur la base de l'atelier et que les ouvriers n'ont pas suffisamment confiance en mêmes pour choisir leurs délégués en leur propre sein. Enfin il faut signaler que la durée du mandat des mem- bres du Conseil (2 ans), la nature même l'organisme (qui n'a pas d'existence légale dans l'intervalle de ses sessions) créent un type de représentation fort différent de celui qu'ont incarné dans l'histoire du mouvement ouvrier, les Conseils d’usines. En fait, pour apprécier l'importance des organismes po- lonais, il faudrait savoir comment les ouvriers les jugent eux- mêmes, ce qu'ils en attendent, s'ils perçoivent d'une façon nouvelle leur travail. On ne trouve pas de réponse à des questions de cet ordre dans des statuts. Il nous faudrait con- naître également le rôle joué par les techniciens dans les Conseils. L'ère stalinienne s'est caractérisée, tous les témoi- gnages concordent sur ce point, par un extrême autorita. risme des instances politiques centrales et par un grand désordre économique. Il est naturel que dans de telles condi- tions un nombre important de techniciens et même de direc- teurs d'usine soient devenus favorables à une décentralisa- tion relative et au principe de la coopération du personnel en vue d'une rationalisation du travail. Mais ces cadres diri. gent-ils le mouvement nouveau en le maintenant dans les eux - 52 limites d'une gestion économique libérale, ou bien sont-ils susceptibles d'être entraînés par les ouvriers dans un boule- versement des rapports traditionnels de production? Tels qu'ils s'ébauchent à l'heure actuelle, les conseils polonais ne doivent être ni surestimés ni gous-estimés. Ils sont d'une toute autre nature que les conseils yougoslaves. Le terrain politique sur lequel ils naissent est beaucoup plus riche de possibilités. Si le mouvement s'acheminait vers une fédération nationale, l'importance des tâches économiques qu'il aurait à affronter lui donnerait un caractère nécessai- rement politique. Mais dans une telle perspective, il n'est pas non plus douteux que ce mouvement se heurterait à la Direction du Parti dont le comportement récent montre clai- rement qu'elle ne saurait tolérer un pouvoir démocratique rival. REFLEXIONS Durant notre séjour, nous l'avons rapporté, de nom. breux communistes polonais nous ont dit: Les élections marquent un tournant décisif. Une phase se clôt, celle de l'unité nationale. Fort du succès qu'il vient de remporter, Gomulka peut maintenant développer une politique cohé. rente; il peut promouvoir une réforme du parti, liquider les staliniens, institutionaliser la démocratie. L'U.R.S.S. doit tenir compte du soutien que lui ont apporté 90 % de la population. » Le mois qui vient de s'écouler inflige un démenti à cet espoir. La lutte contre les communistes de gauche se préci- pite; la liberté est dénoncée comme incompatible avec la discipline du Parti. Les signes d'un nouvel autoritarisme bureaucratique se multiplient et il n'est plus possible d'hé. siter sur leur sens. Staszewski démissionne. Il était secrétaire général du Co- mité du Parti de Varsovie, était considéré comme un adver- saire irréductible des staliniens, avait organisé la mobilisa- tion de la population pendant les journées insurrectionnelles d'octobre. Sa popularité, m'a-t-on dit, était presque égale à celle de Gomulka... Dans le même temps, le Bureau politi- que adresse à tous les organes du Parti une lettre dans laquelle il met en accusation les conservateurs qui s'oppo. à tout changement et les révisionistes qui veulent liquider le programme de l'Organisation et provoquer l'anarchie. En fait ces derniers sont les éléments de la gauche révolution- naire et c'est la première fois qu'ils sont attaqués de front, officiellement, en tant que tendance. Encore le B.P. balance- t-il ses avertissements entre staliniens et gauchistes. Devant les 3.000 délégués du Congrès de l'Organisation supérieure 53 technique, Gomulka déclare : « la critique des erreurs du passé ne doit pas s'éterniser et dépasser les limites fixées par les besoins du jour ». Ce qui signifie en clair que la dénonciation des staliniens doit se terminer. La lutte de la direction n'a plus lieu sur deux fronts mais sur un seul, contre la gauche. Peu après on apprend que Gomulka passant outre l'opposition de la plupart de ceux qui l'avaient soutenu en octobre impose le maintien de Nowak, le principal repré- sentant stalinien, à la Vice-présidence du Conseil du gouver- nement. C'est encore lui qui convoque les principaux rédac- teurs des grands journaux polonais et fait le procès de la presse à laquelle il reproche de ne pas se plier à la discipline du parti et de propager le révisionisme. Matwin, rédacteur en chef de Tribuna Ludu est contraint de démissionner, huit membres de la rédaction se solidarisent avec lui (et parmi eux, tel que j'ai rencontré et dont j'ai pu apprécier la rigueur, l'attachement au parti et les scrupules dans l'ana- lyse de la situation). Matwin est remplacé par Kassman, qui exerça la même fonction de 1948 à 1954, pendant l'ère sta- linienne. Enfin se trouve replacé à la tête des syndicats un stali. nien notoire, fortement détesté par les ouvriers. Certains progressistes français - dans France-Obser- . vateur ou dans l'Express veulent faire croire qu'il ne s'agit que d'un conflit entre Gomulka et les intellectuels « libéraux ». Expression, au demeurant, d'un conflit éternel entre le politique et l'intellectuel, entre la morale de res- ponsabilité et la morale d'intention. Gomulka gouverne, nous dit-on, et ne peut qu'obéir aux impératifs d'une situa- tion qu'il connaît; les intellectuels qui ignorent tout du pouvoir protestent au nom d'un absolu de liberté. Staszewski est-il donc plus intellectuel que Gomulka? Matwin que le stalinien Kassman? Et Gozdzik, le métallo evincé du par- lement? Et tel militant qui faisait il y a un mois le procès des intellectuels devant moi, aujourd'hui contraint de quitter son journal? Est-il aussi un mouvement d'intellectuels, le mouvement des Conseils que la direction du parti surveille avec une méfiance hostile? La vérité est plutôt que la politique esquissée par Go- mulka, au lendemain de son avènement, de reprise en main de l'appareil du parti, de centralisation du pouvoir ne peut qu'aboutir à une reconstitution de la bureaucratie. La vérité est que le conflit qui se développe avec une rapidité sans accrue ne peut qu'avoir des conséquences sociales décisives. cesse Il est utile de remarquer que tous ceux qui prenaient à la lettre les déclarations de Krouchtchev sur la déstalinisa- tion, il y a un an, et parlaient bruyamment d'un retour du communisme à ses origines sont aussi empressés d'identifier - 54 - le gomulkisme avec le communisme polonais, habitués qu'ils sont de ne voir dans l'histoire que le visage des gouvernants. S'il y a pourtant un enseignement à tirer des événe- ments récents en U.R.S.S. c'est que le changement politique marqué par le XXe Congrès n'avait aucune signification révo- lutionnaire et que la déstalinisation ne pouvait que se con- vertir en réaction violente aux premiers signes de lutte contre le totalitarisme. Et, pareillement, s'il y a un enseignement à tirer des événements polonais, c'est que l'éviction de l'équipe stalinienne ne pouvait avoir une portée réelle qu'à la condition que la structure de la société précédente soit transformée, c'est que la déstalinisation ne pouvait s'accom- plir que si elle devenait révolution sociale. La déstalinisation sur laquelle la gauche française fonde ses espoirs est en train d'engendrer un mythe nouveau. Assu- rément, elle a un contenu réel et une force explosive car la dénonciation du stalinisme exprime et active la haine que les masses portent à l'Etat et au Parti totalitaires. Mais en tant qu'elle désigne une politique, un ensemble de mesures gou- vernementales qui seraient susceptibles d'extirper des « vices » du régime bureaucratique sans le transformer, elle est une mystification. Le stalinisme est une forme extrême, sans doute, du régime bureaucratique, mais il n'en est qu'une forme; et si la forme dépasse le fond, elle l'exprime toute- fois si intensément qu'il n'est pas possible de la nier tout à fait. Ainsi, à Moscou, K. revalorise-t-il Staline après l'avoir accablé et à Varsovie, Gomulka, l'ancienne victime des sta- liniens, juge préférable de ne pas faire leur procès et déjà les réintroduit sur la scène politique. La variante libérale de la dictature tente ici et là de se substituer à la variante auto- ritaire, mais les premiers signes de détente provoquent un tel tumulte et une telle espérance que la libéralisation à peine esquissée se change en violence. Nous n'insinuons pas que Gomulka vaut Krouchtchev. Il a été effectivement porté au pouvoir par des forces révolu- tionnaires, il a su condamner sans équivoque la terreur poli- cière, l'exploitation des ouvriers et des paysans, l'incapacité des planificateurs. Il était en prison quand K. était au pou- voir; son anti-stalinisme a d'autres fondements et une autre force. Entre les deux hommes aucune comparaison n'est possible. Au reste, la situation polonaise eut-elle évolué comme la situation hongroise il est infiniment probable que Gomulka aurait joué le rôle de Nagy et non celui de Kadar, qu'il aurait choisi de faire sauter le Parti (qu'il met tous ses soins à préserver) plutôt que de composer avec les Russes sur le dos des insurgés. Il n'en demeure pas moins que la situation en Pologne nous inspire une conclusion analogue à celle que nous tirions d'une analyse de la situation russe après le XXe Congrès : il n'y a pas de rupture véritable qui puisse s'effectuer avec le 55 régime stalinien si les institutions totalitaires ne sont pas brisées. En U.R.S.S., une révolution n'a pas même été ébau- chée. En Pologne un formidable soulèvement populaire a permis de chasser une partie de l'équipe dirigeante, il a imposé le retour au pouvoir des leaders emprisonnés, l'appareil policier a été provisoirement dissous, la dictature a été dénoncée, les bureaucrates impitoyablement critiques et leurs privilèges supprimés, la pensée communiste s'est réveillée, un libre débat idéologique s'est instauré, des or- ganes ouvriers ont surgis dans les usines, mais, dans le même temps, l'institution essentielle du totalitarisme polonais a été préservée; paralysées par la menace russe, les forces révo. lutionnaires n'ont pu tirer les conséquences de leur action et briser la formidable machine du Pouvoir, le Parti. Face à la révolution, incapable d'imposer ses propres formes de gouvernement, l'organisation forgée par le stali- nisme est demeurée la seule organisation dans la société, le seul cadre au sein duquel pouvait se développer une activité cohérente, l'appareil susceptible de transmettre les décisions d'un pouvoir ceptral à tous les secteurs de la vie sociale. Face à l'avant-garde, née dans le cours de la lutte depuis le printemps, mais encore disséminée, la couche des perma- nents réduite pedant un temps au silence s'est main- tenue en place, seul corps constitué sur lequel pouvait s'appuyer la nouvelle Direction. La centralisation du pou- voir, la hiérarchie des relations, le cloisonnement des tâches, tout ce qui caractérise le Parti ont continué d'être la forme dominante dans laquelle est venue se mouler la politique de Gomulka. Il est vrai qu'on peut comparer l'évolution de la Po- logne à celle de la Hongrie : ici l'appareil du Parti a été pulvérisé, mais la conséquence immédiate en a été l'écrase- ment de l'insurrection par les Russes. N'est-ce pas la preuve qu'en Octobre une politique révolutionnaire était impossible et qu'elle le demeure aujourd'hui puisque la menace n'est pas définitivement écartée? N'est-ce pas la preuve encore qu'en dépit des critiques qu'elle suscite la voie suivie par Gomulka était la seule praticable? Posée en ces termes, la question n'appelle pas une ré- ponse certaine. On peut disserter sans fin pour prouver que la Pologne eut subi le même sort que la Hongrie, ou qu'au contraire la conjonction des deux insurrections eut trans- formé la face du monde. De toutes manières c'est un fait que l'intervention russe en Hongrie paralyse les forces révolu- tionnaires en Pologne; on ne peut que le constater (et le comprendre, fort bien...). Mais on n'en peut induire non plus que toutes les mesures prises par Gomulka avaient un caractère de nécessité. La reconnaissance du gouvernement Kadar, la réception accordée au parti communiste français, la lutte contre les éléments les plus représentatifs du mou- vement d'Octobre, l'influence rendue à des staliniens notoi. 56 res, qui dira qu'elles étaient dictées par l'événement? A cha- que moment, assurément tout n'est pas possible; mais les limites du possible, personne ne les connaît. Rétrospective- ment, l'audace qui fit interdire l'entrée du comité central à Krouchtchev, le 20 octobre, paraît presque naturelle, et naturelle aussi la mobilisation de la population, tandis que les troupes russes quittaient leur cantonnement. Et pourtant les Polonais n'auraient-ils pas résisté, cette audace serait imaginée comme une folie. Nous ne pouvons pas juger du poids des motifs qui dé. terminent les ciécisions de Gomulka. Mais ce n'est pas cela qui nous importe. Prouverait-on que Gomulka ne peut rien tenter de plus que ce qu'il fait et qu'il déteste dans son cæur ses propres actes, nous ne saurions davantage nous soli- dariser avec sa politique. Car celle-ci, en admettant qu'elle soit la seule politique possible de gouvernement, n'en a pas moins une logique contre-révolutionnaire, n'en mène pas moins à la restauration de la dictature d'une bureaucratie. Ce qui nous importe, en d'autres termes, c'est l'attitude de la gauche révolutionnaire, de l'avant-garde des ouvriers et des intellectuels qui a lutte contre le stalinisme. Or, celle. ci peut bien se reconnaître aujourd'hui minoritaire, elle peut bien admettre que les objectifs socialistes sont dans le présent inaccessibles, sa tâche n'en est pas moins de résister pied à pied à l'offensive autoritaire de Gomulka, de contra- rier l'évolution vers la dictature, et de préparer l'avenir. A notre sens l’Opposition ne pourra être efficace que si elle s'avère capable de faire la théorie de la révolution dans le régime bureaucratique, que si elle découvre notam- ment la fonction que joue le Parti comme organe essentiel du totalitarisme, que si elle trace la perspective d'une démo- lition de cet appareil. Seule une telle clarification permet- trait à l’Opposition de s'organiser, car elle s'affranchirait ainsi de l'idée traditionnelle que le parti offre le seul cadre de travail politique possible. Elle mettrait en outre les intel- lectuels en demeure de sortir de l'isolement que leur masque leur appartenance au parti et les engagerait à chercher dans le proletariat les formes possibles de regroupement révolu- tionnaire et les organes susceptibles d'assurer un pouvoir démocratique. Durant mon séjour en Pologne, il m'est apparu que les éléments de gauche, en dépit de leur lucidité, hésitaient à caractériser la politique suivie par Gomulka, hésitaient à se penser comme tendance séparée, et demeuraient incertains du rôle du Parti. Comme je l'ai rapporté, beaucoup « sen- tent » le danger que représente le parti, mais ils attendent d'une certaine division des pouvoirs, d'une revalorisation du Parlement et des organes municipaux, d'une extension des conseils d'usines actuels une neutralisation progressive de son autorité, sans voir que la fonction qu'il joue à la tête 57 et au coeur de la société le conduit nécessairement à se subordonner tous les autres organes représentatifs. Nul doute que l'évolution de la situation ne précipite la prise de conscience de cette gauche. En tout cas c'est "I'elle que dépend le maintien, au moins, des conquêtes d'octobre dont nous avons dit, en commençant, la valeur inestimable. Si ga pression se relâchait, l'ordre stalinien ou néo-stalinien ne tarderait guère à régner de nouveau à Varsovie. CLAUDE LEFORT. La voie polonaise de la bureaucratisation Dans l'article « La révolution prolétarienne contre la bureaucratie » publié dans le numéro précédant de cette revue, j'avais essayé d'analyser la situation polonaise, au mieux des informations disponibles fin décembre 1956 à Paris. Les points essentiels de cette analyse peuvent se résu- mer ainsi : la crise du régime bureaucratique et la mobili- sation propre des masses ont abouti aux journées d'octobre de Varsovie. La bureaucratie polonaise et le Kremlin ont été obligés d'accepter le changement de direction personni- fié par Gomulka. Ce changement était loin de résoudre les problèmes concrètement posés à la société polonaise par la faillite de la bureaucratie et par l'effervescence des masses : la situation de la Pologne « historiquement inédite », res- tait une situation révolutionnaire. Le courant révolution- naire, s'il ne parvenait pas jusqu'à constituer des organismes autonomes des masses Conseils ou soviets pénétrait quand même profondément les organisations existantes, en particulier le parti communiste. La discussion au sein de celui-ci devenait libre, des tendances révolutionnaires s'y exprimaient ouvertement et se livraient à une critique vio- lente de la bureaucratie, la mentalité des membres était transformée. Il était impossible qu'une telle situation dure, et l'alternative était claire: ou bien des organismes de masse se seraient constitués, et auraient assumé non seulement la « gestion » des usines particulières, mais la gestion de l'éco- nomie et la direction de l'Etat ou bien le parti redevien- drait finalement la seule instance de pouvoir et autour de lui se cristalliserait à nouveau une nouvelle bureaucratie politique, étatique et économique. La personne et le passé de Gomulka avaient relativement peu d'importance dans l'affaire - mais dès ce moment, quelques semaines après octobre, on pouvait constater que le Parti « penchait dan- gereusement vers la deuxième solution », la solution de son propre pouvoir. 59 - - au sens Aujourd'hui, deux raisons imposent de revenir sur cette analyse. D'abord, la question est tranchée, une nouvelle variante du régime bureaucratique est en train de naître en Pologne et le parti polonais en est l'accoucheur. Ensuite, l'analyse contenait une erreur importante: il était faux de croire et de laisser croire que le parti polonais pouvait changer jusqu'au point de devenir lui-même un des instru- ments de transformation révolutionnaire de la société. Il était faux de laisser subsister le moindre doute sur le fait que, l'appareil du parti et de l'Etat n'ayant pas été brisés ni des organisations du pouvoir des masses constitués, le parti gouvernant pouvait jouer un autre rôle que celui de point de départ d'une nouvelle évolution bureaucratique. La situa- tion polonaise reste une situation révolutionnaire que le nouveau régime éprouve d'énormes difficultés à se stabiliser, que la constitution de Conseils d'usine continue et paraît s’amplifier, que les ouvriers ne semblent pas dispo- sés se laisser museler par la « raison d'Etat » comme en témoignent les grèves qui éclatent ici et là —, que l'évo. lution idéologique de la gauche ne peut que s'accélérer face au visage chaque jour plus net du gomulkisme. Mais cette situation ne pourra se dénouer dans un sens révolutionnaire que par une nouvelle explosion du mouvement des masses, par une confrontation au grand jour entre celui-ci et l'état et le parti gomulkistes. Elle peut, en revanche, dégénérer et pourrir, et le nouveau régime bureaucratique se conso- lider à froid, si l'évolution actuelle continue. Dans la mesure où il ne s'agissait pas là d'une erreur d'appréciation, mais d'une erreur de principe sur un pro- blème fondamental que rencontre la révolution prolétarienne contre un régime bureaucratique, et dans la mesure où ce problème, posé pour la première fois en 1956, surgira de plus en plus fréquemment dans l'avenir, il est indispensable d'en mener la discussion d'une façon approfondie. La signification du gomulkisme On sait aujourd'hui quelle est la politique du gomul- kisme. Chaque semaine, une nouvelle information en confirme le caractère, et le témoignage que rapporte de Pologne Claude Lefort, illustre de façon frappante à la fois ses par- ticularités et ses traits profonds. A peine installé au pouvoir, Gomulka exige et obtient la dissolution du comité de liai- son créé en Varsovie pendant octobre entre ouvriers et étu- diants. Les comités ouvriers surgis par endroits en octobre sont dissous. Quelques jours après, Gomulka reconnaît le « gouvernement ouvrier et paysan hongrois » en clair le gouvernement de Kadar; et, au milieu de mars, il exprime à nouveau sa confiance dans le gouvernement de marionnet- tes de Budapest. Il n'ose pas s'opposer ouvertement aux « Conseils » qui se constituent dans les usines, mais il fait 60 1 - - tout ce qui est en son pouvoir pour en minimiser la portée et les confiner chacun dans son entreprise. Il renforce de plus en plus la censure. Il s'élève violemment contre la « gauche » du parti. Il met lentement en route ce qu'on ne peut considérer autrement que comme une épuration gra- duelle du parti — tandis qu'il protège en même temps les staliniens. Les militants les plus représentatifs de la « gau- che » sont amenés à démissionner des postes responsables. Les élections sont organisées et menées de telle façon, que les électeurs n'utilisent pas les droits très limités qu'on leur a accordés, et que les rares condidats vraiment représenta- tifs d'octobre, placés en queue de liste, sont automatique. ment éliminés du nouveau Parlement. Le sens de tout cela, le résultat objectif inéluctable, voulu ou non: restaurer l'autorité incontestée de l'Etat et du parti sur la société. Une certaine dose de liberté, stric- tement contrôlée, peut se concilier avec cette restauration mais non la liberté; certaines concessions à la tendance gestionnaire des ouvriers peuvent faciliter la situation dans les usines (et d'ailleurs pour l'instant on ne peut pas s'y opposer) à condition que la direction centrale de l'écono- mie reste sans conteste entre les mains du parti. L'évolution est d'une rapidité surprenante surtout lorsqu'on pense que le régime est obligé de louvoyer au mi- lieu d'un système de forces contraires d'une complexité extra- ordinaire. Et il est impossible, en considérant le gomul- kisme, de ne pas se rappeler le terme « bonapartisme », au sens que Trotsky lui avait donné. En vérité, si jamais il a existé un « bonapartisme », c'est bien celui-là. Gomulka repose sur un équilibre de forces contraires situées à tous les niveaux : entre le Kremlin et la nation polonaise; entre le prolétariat et le reste de la société; entre la « gauche >> du parti et ses éléments staliniens. Toutes les couches de la société polonaise, Washington comme Moscou, le soutien- nent — chacun pour des raisons qui s'opposent à celles de tous les autres. Mais précisément, le « bonapartisme » est un état pas- sager des rapports des forces politiques, il n'est pas une défi- nition d'un régime social. L'erreur de Trotsky, parlant du « bonapartisme » de Staline, était de ne pas voir qu'un bona- partisme qui dure cesse d'être du bonapartisme. Un régime, quels que soient les rapports de force qui ont permis son instauration, ne peut durer que s'il exprime en fin de compte la structure réelle de sa société. Dans une société bourgeoise, le pouvoir « bonapartiste » deviendra rapidement l'expres- sion des intérêts des couches les plus décisives de capita- listes : ce fut le cas de Napoléon III. Si la production est « na- tionalisée le pouvoir trouve la voie de son évolution toute tracée devant lui: il faut bien que quelqu'un dirige la pro- duction, l'administration, l'Armée. Un dirigeant qui n'est - 61 pas inamovible n'est pas un dirigeant. Une couche de diri- geants inamovibles, c'est la bureaucratie. Il est utile de discuter brièvement les arguments mis en avant de divers côtés pour « justifier » le gomulkisme ou pour soutenir qu'il existe toujours des possibilités d'évo- lution pacifique du régime vers le socialisme. On dit : les privilèges de la bureaucratie en matière de revenus ont été abolis, et ils n'ont pas été restaurés. Mais la bureaucratie, comme toute couche dominante, ne se définit pas par sa situation privilégiée dans la consommation; elle se définit par sa place dans les rapports de production, par les fonctions de gestion et de direction qu'elle exerce dans l'économie, l'état et la vie sociale en général. Longtemps avant qu'elle ne jouisse de privilèges de revenu qui vaillent la peine d'en parler, la bureaucratie russe émergeait comme couche monopolisant les fonctions de direction; la « troï- ka » dans la direction des usines, la « soumission indiscutée à une seule volonté », au « commandement individuel » dans la production sur laquelle insistait tellement Lénine ont même précédé la domestication des Soviets et la sup- pression de la démocratie dans le parti bolchévik. Certes, à la longue, les deux aspects sont inséparables, et une couche ayant consolidé son pouvoir s'octroiera également des pri- vilèges en matière de consommation. Mais c'est une grave erreur, théorique et politique, que de croire trouver l'origine du processus de bureaucratisation dans ces privilèges. Ceux- ci peuvent d'ailleurs rester par la suite extrêmement limités. Les capitalistes anglais payent, en théorie et en pratique, 19 shillings à la livre — soit 95 % - d'impôt sur la frac- tion de leur revenu personnel dépassant 6.000 livres par an, soit 500.000 francs par mois. Les capitalistes français payent beaucoup moins en théorie, et presque rien en pratique. En- tre les deux systèmes, lequel est le plus proche du véritable esprit du capitalisme, le plus solide en tant que capitalisme? Incontestablement, le système anglais. On dit : le système se démocratise, les gens parlent et écrivent librement ou presque. Le témoignage de Claude Lefort, les nouvelles que publient chaque semaine les jour- naux, montrent que c'est là une image fausse : la parole parlée est libre, la parole écrite l'est de moins en moins; le contrôle de fait du Parti sur la vie politique demeure, et s'affirme chaque jour davantage. Mais, indépendamment des faits, le principe d'une telle argumentation est faux. Il revient à confondre les formes politiques d'une domination et le fait de la domination lui-même. D’Hitler aux démocraties scan- dinaves, en passant par Guy Mollet, l'essence des régimes capitalistes ne change pas. Il est vrai que dans une société capitaliste privée, la position de la classe exploiteuse est 62 incomparablement plus « indépendante » des formes du pouvoir ou du système de gouvernement que dans une so- ciété capitaliste bureaucratique. Le grand capital peut gou- verner aussi bien par l'intermédiaire d'un dictateur que d'un gouvernement parlementaire issu du suffrage universel. La gamme est beaucoup plus limitée pour la bureaucratie. Il ne faut cependant pas croire qu'elle est inexistante. Les régimes bureaucratiques viennent d'apparaître sur la scène de l'histoire. Il serait faux de les confondre avec les formes et les méthodes du totalitarisme stalinien. Kroutchev n'est déjà plus Staline; il y a une variante chinoise, comme une variante yougoslave des formes politiques et économiques de domination de la bureaucratie. Nous assistons à la naissance d'une variante polonaise. Mais il ne s'agit que de variantes. Les régimes sont fondamentalement identiques du point de vue économique ; ils le sont aussi du point de vue politique. Leur dénominateur commun n'est pas difficile à trouver : c'est le monopole de fait du pouvoir exercé par le Parti. Et l'évolution présente du régime polonais s'éclaire si on la considère sous cet angle: tout vise, tout concourt à rétablir l'autorité incontestée du Parti. Si un véritable parlementa- risme, comportant la liberté de constitution d'organisations politiques et leur alternance au gouvernement, reste incon- cevable dans un régime bureaucratique, un pseudo-parle- mentarisme peut très bien au contraire servir les nécessités de la démocratisation ». Pseudo-parlementarisme car, comme viennent de le montrer les élections polonaises, c'est le Parlement qui doit en fin de compte se modeler à l'image du gouvernement, qui reçoit en fait son autorité du parti dominant, au lieu de la lui donner. C On oppose à cela la tendance, exprimée dans des dis- cours officiels et dans certains actes, à distinguer le Parti de l'Etat, comme aussi à réintroduire une séparation des pou- voirs, et une multiplication des instances de décision. On s'acheminerait ainsi, nous dit-on, vers un partage des pou- voirs effectifs entre un Parlement, un Gouvernement, le parti et des institutions représentant les producteurs — les Con- seils d'usine, par exemple. Mais si la confusion du Parti et de l'Etat, du législatif et de l'exécutif, de l'économique et du politique, est un trait du totalitarisme, sa suppression ne signifie nullement une avance vers le socialisme. Le socia- lisme est lui aussi une confusion des pouvoirs, plus exacte- ment une réunification des instances de direction de la vie sociale sous tous ses aspects. Un Soviet ou un Conseil est à la fois un organe de délibération, de décision et d'exécution. Une séparation entre un « législatif » et un « exécutif >> est inconcevable sous un régime socialiste. Il ne faut pas con- fondre l'avance vers le communisme avec le retour à Mon- tesquieu. Ajouter une dose de crétinisme parlementaire à l'arbitraire bureaucratique n'est ni une régression, ni une 63 - - progression; c'est une autre façon de battre les cufs pour servir la même omelette. Y a-t-il d'ailleurs vraiment retour à Montesquieu? En- core une fois, il ne faut pas confondre le droit et le fait, les discours et la réalité. Il n'y a pas de gouvernement parle- mentaire en Pologne, il n'est pas question que Gomulka soit renversé par la Diète ou qu'il ait changement des partis au pouvoir. Le Parti reste inamovible. Il essaie de donner un peu de vie à certaines institutions jusqu'ici purement décoratives pour arriver à faire fonctionner la société. Car la signification de la crise de la bureaucratie polonaise, qui a culminé en 1956 en une décomposition profonde de toute la vie du pays, était précisément celle-ci : la domina- tion du Parti empêchait littéralement le fonctionnement de la vie sociale. De leur côté, les ouvriers essaient eux aussi de redonner vie à certaines institutions cela semble être en partie le cas des syndicats et tendent à en créer des nouvelles les Conseils d'usine. Les deux courants peu- vent se recouper pendant une période, qui n'est pas encore finie: la période de « la nation derrière Gomulka ). Mais au fur et à mesure que leurs objectifs divergents s'affirme- ront, les deux courants se sépareront. Le Parti montre déjà clairement qu'il admet qu'une institution quelconque prenne vie seulement dans la mesure stricte où lui, Parti, la con- trôle. Cette attitude est profondément contradictoire — mais elle est tout aussi profondément réelle, elle correspond à l'essence même de la bureaucratie. Les masses, d'un autre côté, ne s'intéresseront finalement aux institutions que ce soit le Parlement, les syndicats ou les Conseils d'usine que dans la mesure où elles peuvent y exprimer véritable- ment leur point de vue, leurs aspirations, leur vie; dans la mesure où elles peuvent effectivement en faire quelque chose et s'en servir; c'est-à-dire, dans la mesure où ces insti. tutions échappent précisément au contrôle du Parti. La solu- tion de cette contradiction, à moins d'une autre explosion révolutionnaire, ne peut se faire que d'une seule façon : un nouveau dessèchement des institutions, leur abandon par les masses, leur chute à nouveau au sort d'éléments décoratifs, ou, au mieux, d'instruments claudicants du pouvoir du Parti. C'est là par excellence le type d'évolution qui peut se réali. ser à froid, par l'agglomération à nouveau de toutes les par- celles de pouvoir et d'initiative autour du Parti et à travers la spirale de la passivité à laquelle sera alors vouée la popu- lation : échec des activités et des initiatives auxquelles le Parti n'entend pas donner libre cours, — d'où décourage- ment d'où moins d'activité et d'initiative d'où néces. sité « objective » croissante que la couche de dirigeants pousse, mène, se démène et domine d'où retour pur et simple de la population à la « vie privée » - et ainsi de suite. Que la société polonaise parcoure à nouveau cette spi. rale jusqu'au point de rupture, ou qu'elle parvienne à se - - 64 stabiliser à un point intermédiaire quelconque est relati- vement secondaire. Du moment que la société est dépossédée de la direction de ses activités et que celle-ci appartient à un corps spécifique, le Parti, les institutions officielles sont vouées à cette pétrification qui fait que la vie réelle se dé- roule à côté d'elles et qu'elles ne peuvent jamais la saisir qu'imparfaitement. La distance entre les institutions offi- cielles et la vie sociale réelle est bien entendu variable d'un cas à l'autre mais ce qui caractérise la crise des sociétés d'exploitation contemporaines est l'inadéquation essentielle du contrôle que celles-là peuvent exercer sur celle-ci. Mais le parti lui-même, un part « rénové », « réformé », ne pourrait-il pas être cette institution qui exprime vérita- blèment la vie de la société — ou le pouvoir de la classe ou- vrière non pas de façon indirecte et « en dernière ana- lyse », mais immédiatement et organiquement? Non. Le parti, tout d'abord, est une petite minorité et ne peut que l'être. Il ne fournit pas le cadre dans lequel pourraient se dérouler les activités sociales et politiques de la grande ma- jorité de la population. S'il s'ouvrait à celle-ci, ce serait une autre affaire, mais aussi bien il ne s'agirait plus d'un « parti », ni pour la forme, ni pour le fond. Ensuite et sur- tout, par sa nature même, le parti est séparé de ce qui forme l'essentiel de l'activité des hommes – de la production. Le parti comme tel représente une « sélection » qui ne découle pas de la production elle-même, et ne s'articule pas sur celle- ci. En tant que parti, il ne peut saisir l'activité productive des hommes que de façon abstraite, de l'extérieur. Si nous affirmons depuis des années que le parti – et nous parlons ici d'un parti révolutionnaire, non bureaucratique — ne peut pas être, dans une société socialiste, un organe de gouver- nement et une instance de pouvoir, ce n'est pas pour des raisons de prévention antibureaucratique, par exemple pour éviter que le parti ne développe une tendance à confondre le pouvoir ouvrier avec le sien propre, donc à éliminer ou à réduire à un rôle inoffensif d'autres courants ouvriers, et en fin de compte à dominer complètement la vie des Soviets ou des Conseils. Certes, l'idée du parti au pouvoir implique presque automatiquement une structure antidémocratique. Mais l'aspect le plus profond de la question n'est pas là. Le socialisme n'est pas simplement le pouvoir politique des So- viets ou des Conseils il est tout autant, indissociablement, gestion ouvrière de la production à tous les niveaux. Le so- cialisme est tout d'abord une autre manière d'organiser la production – les rapports vivants des hommes au travail, non pas seulement les chiffons de papier concernant la pro- priété des usines. Or le parti comme tel n'a pas de rapport avec la production. Si le parti est dominant, il ne peut que tendre à diriger la production de l'extérieur, en utilisant 65 l'appareil de direction des usines légué par le régime pré- cédent ou en en créant un nouveau. Le premier résultat sera un gaspillage terrible; le deuxième, le conflit avec les pro- ducteurs et le retrait de ceux-ci; le troisième, la nécessité > du point de vue du calcul rationnel des chances. Ce sont ce- pendant ces absurdités, et non l'activité des compagnies d'as- surances, qui ont donné sa figure au monde qui nous entoure. Le gomulkisme, nous dit-on, est inévitable si l'on veut x'épargner une intervention russe, qu'une politique plus ré- volutionnaire risquerait de déclencher. Mais qu'est-ce que cela signifie? Qu'est-ce qui, dans la situation polonaise, est intolérable, pour la bureaucratie russe? L'indépendance na- tionale, plus ou moins relative? Mais celle-là, Gomulka n'est pas disposé à la sacrifier — c'est précisément pour ne pas la sacrifier qu'il se dit obligé de faire ce qu'il a fait par ailleurs. C'est du contenu social révolutionnaire du régime qu'il s'agit. C'est ce contenu qui inquiète au plus haut point Kroutchev. Voici donc le raisonnement: cette politique est révolutionnaire, qui supprime elle-même graduellement ce qu'il peut y avoir de révolutionnaire en Pologne, pour éviter que quelqu'un d'autre ne le fasse brutalement. L'évitera-t-elle jusqu'à la fin? De quels moyens dispose une politique polonaise pour empêcher une intervention russe ? Il y a deux voies. L'une consiste à supprimer en Polo- gne même tous les motfis que pourrait avoir la Russie pour intervenir. Ce n'est là qu'une façon déguisée de réaliser l'in- tervention russe. Kroutchev ne tient pas absolument à ce que les censeurs de la presse en Varsovie soient russes même « natoliniens il lui suffit qu'on censure ce qu'il r'aime pas. Le censeur supprime telle phrase ou tel article << pour éviter l'intervention russe » et ce faisant, il est lui-même cette intervention, il est Molotov habillé en polo- nais. On ne veut pas que Varsovie se transforme en un second Budapest de novembre 1956 c'est pourquoi on la trans- forme insensiblement en un second Budapest de mars 57. Empêche-t-on même ainsi qu'à la fin, une intervention russe se produise quand même et malgré tout? Une intervention qui n'aura pas besoin de prendre une forme militaire, et dont l'atout principal pourra alors être le découragement et l'apathie de la population créés par le gomulkisme lui- même? L'autre voie consisterait à mobiliser les seules forces sur lesquelles peut compter un pouvoir révolutionnaire : l'énergie et la conscience de la population travailleuse, sa cohésion, son intégration à des institutions qui sont sa vie même, et la solidarité des travailleurs des autres pays, qui dépend aussi de ce qui se fait en Pologne, de la clarté ou 68 et du contenu de classe de la transformation sociale qui y a lieu. On ne peut sauver la révolution polonaise que par des moyens révolutionnaires. Ce que la raison d'Etat ) peut sauver, c'est l'Etat, séparé des masses, non pas la révolution, mais la contre-révolution. nom- On dit: il ne faut pas juger la situation polonaise à partir de principes, le gomulkisme set une politique empi- rique qui essaie de naviguer parmi des récifs sans bre. Mais si on ne peut juger le gomulkisme à partir de prin- cipes, on peut encore moins essayer de le justifier : il n'y a de justification qu'au nom et à partir de certains principes. Et il n'y a pas, il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de politique véritablement empirique. L'empirisme, c'est une illusion subjective. Il y a des politiques qui assument leur logique et il y en a qui se laissent assumer par elle, c'est tout. On peut prétendre agir au jour le jour, on ne peut em. pêcher les jours de se suivre et de s'ajouter. Refuser d'envisa- ger les conséquences de ses actes et d'en élaborer la sifini. fication ne supprime pas les premières ni n'altère la seconde. L'ensemble de ces arguments revient à l'illogisme sui- vant, que la défense du stalinisme par les « progressistes v de tout poil a rendu classique depuis une trentaine d'années : le gomulkisme est une politique révolutionnaire, parce qu'une politique révolutionnaire est actuellement impossible en Pologne. La conclusion est absurde; la prémisse pourrait être vraie. Mais s'il en était ainsi, pourquoi discuter? Il ne resterait alors à chacun que de choisir sa place, de ce côté ou de l'autre du pouvoir, qui, d'après l'argument lui-même doit se transformer en pouvoir d'exploitation. Rester dans le parti polonais ou le quitter, avoir telle ou telle attitude sur telle ou telle question, ce sont là des problèmes que seuls les révolutionnaires polonais peuvent résoudre. Mais avoir et propager des illusions sur la nature de ce parti, sa fonction et son avenir - cela serait la catastrophe, pour les Polonais et pour tous les autres. Si même un pouvoir révolutionnaire était actuellement impossible en Pologne, cela ne signifierait nullement qu'une politique révolutionnaire le serait aussi. La gauche révolu- tionnaire, qu'elle se trouve dans le parti polonais ou en de- hors de celui-ci, se trouve devant des tâches immenses. Elle a à clarifier et à systématiser ses idées ; elle a à les diffuser sous toutes les formes dont elle peut disposer; elle a à s'or- ganiser; elle a à se lier avec le mouvement des usines. Elle a en somme à préparer l'avenir. Cet avenir peut surgir dès demain. La crise profonde du monde bureaucratique, comme du monde occidental, peut transformer d'ici peu de temps les conditions d'action des révolutionnaires polonais. Des possibilités infinies se trouvent devant eux non pas dans 69 - quelques générations, mais peut-être dans quelques années. La première condition pour qu'ils puissent se placer à la hauteur du rôle historique qui pourra être le leur, c'est qu'ils surmontent toute illusion relative au gomulkisme. C'est qu'ils comprennent qu'il n'y a pas de régime « progressif » sutre que le socialisme comme pouvoir ouvrier. C'est qu'ils voient qu'entre le pouvoir des Conseils et l'exploitation il n'y a pas de moyen terme. Les Conseils d'usine Ce qui montre qu'une politique révolutionnaire en Po- logne actuellement est loin d'être une utopie, c'est le mou- vement des Conseils d'usine. Ceux-ci tendent à se multiplier, à se fédérer par industrie, à élargir leurs pouvoirs au sein des entreprises. Leur nature, aussi bien que leurs rapports avec l'Etat et la direction officielle de l'économie posent de nombreux problèmes, qu'il est nécessaire d'évoquer briè- vement. Tout d'abord, les Conseils résultent bien d'un mouve- ment propre des ouvriers — commencé, semble-t-il, déjà avant octobre - et se répandent actuellement par l'initiative des ouvriers. Ils sont loin d'être, comme les Conseils yougo- slaves, de créations gouvernementales, sur lesquels le Parti a la haute main. D'autre part, la signification profonde de ce mouvement ne vient pas de son caractère « politique »; le mouvement des Conseils polonais se situe seulement sur un plan éco- nomique. Son sens politique reste pour l'instant implicite. Quel est le rôle que se proposent les Conseils polonais? Depuis quelque temps, on parle à tort et à travers de tous les côtés de gestion ouvrière et l'on applique ce terme aux Con- seils d'usine polonais. D'après ce que l'on sait, les Conseils polonais n'exercent pas la gestion des usines. Leur fonction véritable se rapproche beaucoup plus de ce que Trotsky en- tendait par « contrôle ouvrier ». L'appareil de gestion ou de direction des usines n'est pas aboli et remplacé par des délé- gués ouvriers et par des assemblées ouvrières. Il reste en place, et continue à diriger l'activité courante de l'usine. La nomination du directeur est dans certains cas soumise à la ratification du Conseil – mais pas toujours. Le Plenum du Conseil ne se réunit d'ailleurs (à Zéran, tout au moins, l’usine la plus avancée à ce point de vue) qu'une fois par mois : il est clair qu'il peut superviser, mais non pas diriger effec- tivement l'usine. Les rapports des pouvoirs respectifs de la direction et du Conseil semblent assez mal définis. Encore moins définis sont les rapports des Conseils et de la direc- tion centrale de l'économie. Les statuts des Conseils affir- ment souvent que le Conseil « émet son avis » sur le Plan 70 ou < vote » le plan annuel ou « le corrige) (voir l'article d’Edgar Morin dans La Vérité du 15 février), mais il est clair que cela laisse entièrement en suspens le problème des relations de l'usine avec le « plan » et donc avec le reste de l'économie. En revanche, à Zéran par exemple, le Conseil semble avoir procédé à une réorganisation de l'usine et à une restructuration de la masse des salaires dant dispose l'entre- prise. Dans l'atmosphère actuelle de la Pologne, le pouvoir de fait des Conseils dans chaque usine doit être important mais on en aperçoit clairement les limites. D'abord, ce pou- voir est un pouvoir de contrôle, non de direction; les tâches effectives de direction restent entre les mains d'un appareil spécifique. Ensuite, ce pouvoir s'arrête aux murs de l'usine ; or, l'essentiel de ce qui se passe dans l’usine objectifs de production, moyens fournis, salaires — est déterminé par ce qui se passe hors de l'usine. Ce sont là les tâches de direction centrale de l'économie et la bureaucratie n'est pas dis- posée à laisser les Conseils empiéter sur ce domaine. Il sem. ble que le parti, écrit E. Morin, a opposé son veto à la cons- titution de fédérations de Conseils et même à la publication d'un bulletin de liaison entre les Conseils. Cela ne se com- prend que trou facilement: la bureaucratie doit à tout prix conserver les tâches de coordination et de direction centrale autrement, c'est sa fin. - On arrive ainsi au noud de la question. Ce qui s'esquisse actuellement en Pologne, c'est une situation de double pou- voir sur le plan économique. Une partie du pouvoir dans les usines appartient en fait — quoi que puissent dire les sta- tuts aux Conseils émanant des ouvriers. Ceux-ci, dans la mesure où des conflits ou des frictions avec la direction sur- gissent, ne peuvent que tendre à limiter le rôle de celle-ci ou à se la subordonner. Mais surtout, ils ne peuvent que vou- loir étendre leur pouvoir au-delà de leur usine, puisque aussi bien leur rôle dans l'usine risque de devenir illusoire s'il se limite à l'usine. Déjà, à l'encontre des directives officielles, ils tendent à se fédérer, verticalement et horizontalement; et, d'après E. Morin, « les activistes des conseils sont unani- mes à penser que les Conseils périront par asphyxie s'ils de- meurent isolés et cantonnés au stade expérimental » (d'après la ligne officielle, les Conseils sont « des expériences inté- ressantes »). Cette tendance à la fédération signifie que les ouvriers veulent remplacer par l'activité coordinatrice vi- vante des producteurs eux-mêmes la coordination extérieu- rement imposée par le « plan » bureaucratique, qu'ils visent un plan de production émanant des producteurs et non la subordination des producteurs à un plan défini par la bu- reaucratie. Par là même, l'existence et l'extension du mou. vement des Conseils, en tant que mouvement économique, - 71 - en pose une foule de problèmes politiques — en fait, les pro- blèmes politiques les plus importants, à commencer par celui-ci : qui est le maître de l'économie? Les Conseils donc, malgré toutes leurs limitations, sont porteurs d'une dynamique révolutionnaire. Cela est très bien compris par la bureaucratie du parti et de l'état — qui s'y oppose et essaie de limiter le mouvement dans toute la mesure du possible. Pour elle, le processus doit se dérouler sens contraire : affirmer l'autorité de la direction cen- trale de l'économie, rétablir le pouvoir de l'appareil de di- rection dans chaque usine, — au besoin, au prix de quelques concessions aux Conseils, nécessaires pour maintenir la paix. L'idéal, ce serait de parvenir à faire des Conseils, sous une forme ou une autre, un rouage du mécanisme de direction des usines particulières visant à maintenir les ouvriers dans le calme et à augmenter la productivité. Son avantage, dans cette lutte, est l'avantage de toujours de ceux qui sont au pou- voir : les Conseils ne peuvent battre la bureaucratie que dans une lutte ouverte, la bureaucratie peut réduire les Conseils par l'usure, la lassitude de la base et la corruption des sommets. La liaison avec le mouvement des Conseils, la lutte pour son extension et sa généralisation, la clarification des problè- mes généraux de gestion de l'économie, la démonstration pratique de l'incapacité de la bureaucratie à planifier, sont les premières tâches de la gauche révolutionnaire polonaise. Celle-ci ne doit pas se borner à approuver le principe du mouvement; son avenir dépendra de sa capacité de trouver des formes de liaison organiques avec le mouvement des Con- seils d'usine. La révolution et l'appareil du Parti bureaucratique Le grand enseignement de la Commune, tel que Marx l'a formulé dès le lendemain de sa défaite, a été que le pro- létariat lors de sa révolution ne peut pas utiliser pour ses fins la machine de l'Etat existante, qu'il doit la briser et la rem- placer, dans la mesure ou un « Etat » reste nécessaire, par son propre « Etat », qui n'en est déjà plus un dans la mesure où il n'est rien d'autre que « l'organisation des masses armées ). Que devient cette idée dans le cas d'une révolution pro- létarienne contre un régime de capitalisme bureaucratique ? Que signifie, dans les conditions de domination de la bureau- cratie, « briser l'appareil d'Etat » ? Le trait déterminant, du point de vue politique, de la société bureaucratique. c'est la fusion de la classe dominante, de son parti, et de l'Etat. Le parti « communiste » n'est pas 72 à la bureaucratie russe ce que le parti républicain, le parti conservateur, ou les « modérés et indépendants » sont aux capitalistes américains, anglais ou français. D'un certain point de vue, le parti « communiste. » est cette bureaucra- tie elle-même. De même, la relation du parti à l'Etat n'a pas de rapport avec cette même relation dans le cas d'une démocratie capitaliste (mais le totalitarisme nazi ou fasciste réalise déjà une relation analogue dans une so té capita- liste privée); dans celle-là, l'appareil d'Etat est dans une large mesure indépendant du Gouvernement, et seul ce der- nier est entre les mains des partis. La division entre Parle. ment, gouvernement et administration correspond à une réa- lité. Mais en Russie, le parti n'est pas au pouvoir; il est le pouvoir. Bien entendu, classe bureaucratique et parti, état et parti, ne se recouvrent pas intégralement, des différences et des stratifications subsistent. Les positions des bureaucrates dans la hiérarchie économique ou dans la hiérarchie admi- nistrative ne coïncident pas forcément avec leurs positions dans la hiérarchie du parti. Dirigeants « économiques », ad. ministrateurs, militaires et « dirigeants politiques » forment des couches présentant entre elles une certaine différencia- tion, pouvant se livrer à une certaine concurrence autour du pouvoir. Mais de cette différenciation et de cette concur. rence émerge à nouveau le parti, comme organisme unifica- teur suprême et comme instance ultime de tout pouvoir réel. Dans ces conditions, « briser l'appareil d'Etat » signi- fie immédiatement et directement : briser l'appareil du parti bureaucratique. Et cette tâche est à son tour identique à l'expropriation de la classe dominante. La révolution russe devra ineluctablement commencer par la destruction de l'appareil du parti, de l'Etat et de la gestion bureaucratique de l'économie, qui dans leur essence ne font qu'un et qui sont physiquement formés, à 10 % près, par les mêmes per. sonnes. C'est ce qu'a fait, comme on le sait, la révolution hon- groise. La destruction de l'appareil d'Etat et du parti sont allées de pair – et la constitution de Conseils ouvriers, qui en est la contrepartie positive, a suivi pas à pas, pour ainsi dire, cette destruction. Dans le bref laps de temps qui lui a été imparti, la révolution hongroise a été très loin dans les deux domaines. Ces deux aspects : la destruction des institutions du pou- voir établi (état et parti) et la constitution de nouveaux or- ganismes de pouvoir (les Conseils), sont inséparables. Dans la mesure où les anciennes instances de gestion et de coordi. nation de la vie sociale s'effondrent sous les coups des mag- ses, celles-ci tendent à les remplacer aussitôt sont presque obligées de les remplacer aussitôt par de nouvelles, qu'elles façonnent elles-mêmes. Inversement, dès que de nouveaux organismes ont été constitués, ils entrent en conflit avec les - 73 appareils de domination existants. Et c'est, pour ainsi dire, « la même conscience qui fait comprendre qu'il n'y a plus rien à attendre des anciennes institutions et pousse à les mettre en morceaux, et qui incite les masses à créer les instruments de leur propre pouvoir. En Pologne, les choses se sont passées autrement. La crise du régime a culminé dans les « journées d'octobre ); pendant celles-ci, la mobilisation des masses, l'action de la fraction gauchiste du parti, le « tournant » d'une partie im- portante de l'appareil bureaucratique ont abouti à un chan- gement de direction et d'orientation politique, personnifié par Gomulka. Le parti a subi des transformations profondes, qu'il serait stupide de nier: destruction de l'idéologie sta- linienne, liberté d'expression, changement énorme de men- talité de la majorité des militants. La mobilisation des mas- ses est également allée très loin : préparation à la lutte ar- mée et constitution par endroits de comités ouvriers, consti- tution de comités de liaison entre ouvriers et étudiants. Mais l'appareil du parti est resté en place – et des organismes de masse n'ont pas été créés. Ici aussi, les deux choses sont allées de pair. Le parti « réformé » s'est chargé de « diri- ger la démocratisation » les ouvriers n'ont pas créé les organismes de leur propre pouvoir. Pour utiliser la termi- nologie classique, l'octobre polonais a bien été une révolu- tion mais une révolution politique, non une révolution sociale. Si l'on veut savoir ce que signifie une révolution politique sous le capitalisme bureaucratique, qu'on regarde les journées d'octobre 1956 à Varsovie. L'appareil du parti et de l'Etat sont demeurés au fond intacts et ce fait a déterminé toute l'évolution ultérieure. Dès ses premiers actes, Gomulka au pouvoir a tendu vers un objectif essentiel : consolider à nouveau l'autorité du parti et de l'Etat. Cette consolidation, qui se déroule depuis bien- tôt six mois, a sa propre logique qui n'a rien à voir avec celle de la révolution. sur le Ne pas voir cela dès le départ, croire et laisser croire un seul instant que le parti polonais aurait pu suivre une autre voie, était une erreur, une illusion « réformiste » compte des institutions bureaucratiques. Expliquer les ra- cines de cette erreur peut aider à mieux s'en préserver dans l'avenir. Ep Russie, la classe bureaucratique est entièrement for. mée et cristallisée, sa séparation de la société est aussi grande qu'elle peut l'être. Dans les « démocraties populaires », la société évolue vers le modèle russe et, du point de vue de sa définition est déjà incontestablement une société capi- taliste bureaucratique; n'empêche que la cristallisation de - 74 pas oublier la couche dominante est beaucoup moins avancée. Son avè- nement au pouvoir est beaucoup plus récent; sa rupture avec les classes travailleuses, beaucoup moins profonde ; les énor- mes difficultés qu'elle rencontre pour édifier une économie capitaliste bureaucratique rendent non seulement son régime plus vulnérable, mais sa propre cohésion de classe plus fra- gile; l'oppression « nationale » que subissent ces pays de la part de la Russie tend toujours à opposer, au sein de la bureaucratie locale, un courant « titiste » à une clique de gauleiters – en même temps qu'elle suscite un rapproche- ment des couches inférieures de la bureaucratie avec le reste de la nation exploitée et opprimée. La composition du parti « communiste » reflète en général cette situation. La majo- rité de ses adhérents actuels sont venus à lui immédiatement après la guerre, dans la plupart des cas comme à un parti révolutionnaire, quelles qu'aient pu être leur confusion et leurs déformations. D'autres, plus vieux, sont loin d'avoir toujours été définitivement stalinisés. L'auto-épuration de la bureaucratie et du parti est restée très imparfaite; il ne faut que Staline a dû tuer ou déporter un dixième de la population russe pour consolider le pouvoir de la bureau- cratie. Les dirigeants des « démocraties populaires » n'ont jamais pu voir aussi grand. Enfin l'ensemble du système, beaucoup plus inattaquable qu'un état bourgeois aussi long- temps que « ça marche », est beaucoup plus vulnébale de- vant un mouvement des masses dès que celui-ci est déclenché puisque toutes ses institutions, en théorie, « représentent >> la classe ouvrière, et que le mécanisme de l'exploitation et de l'oppression est étalé au grand jour pour ceux qui vivent sous le régime. Tout cela fait que, dès que la mobilisation révolution- naire des masses atteint un certain degré, la grande majo- rité des membres du parti communiste peuvent se trouver du côté de la révolution luttant, les armes à la main, con- tre l'état et le parti qu'ils étaient eux-mêmes encore la veille. Or, qu'est-ce qu'un Etat bureaucratique sans le parti « com- inuniste » - et qu'est-ce que le parti « communiste » sans ses militants? Cette situation, presque inconcevable dans une société bourgeoise, s'est réalisée en Hongrie – et a failli se réaliser en Pologne. Ne pouvait-on pas penser, alors, que ce parti, dont la majorité se situait sur le même terrain que les masses et dont celles-ci s'approchaient de nouveau, au sein duquel tou- tes les critiques explosaient, toutes les idées étaient remises en question, pouvait, sous la pression des masses, changer de caractère, devenir un des instruments de la révolution? C'est ce que nous avons pensé et c'est en quoi nous nous som- mes trompés. L'expérience polonaise prouve que, même dans les conditions les plus favorables qu'on puisse imaginer, le parti bureaucratique reste le parti bureaucratique. Indé- pendamment de l'évolution que peuvent subir ses militants 75 men- en tant qu'individus, sa structure, son programme, sa talité collective, la nature de ses rapports avec le proléta- riat, en un mot sa dynamique la plus profonde le conduisent inévitablement à freiner et à mettre sous tutelle le mouve- ment des masses, à s'ériger lui-même en instance suprême de direction. Quatre-vingt-dix-neuf virgule quatre-vingt-dix-neuf pour cent des militants actuels des partis staliniens peuvent être récupérés par la révolution. Mais il n'y pas, dans toutes les Galaxies, un électron de chance pour que leur organisation comme telle le soit. PIERRE CHAULIEU. Documents polonais Les deux textes que nous reproduisons ci-des- sous, publiés dans la presse polonaise le premier en avril 1956, le deuxième après les journées d'oc- tobre, permettent de constater la virulence qu’at- teignait la critique du régime déjà avant Poznan et le degré rême clarté sur la nature du système d'exploitation bureaucratique auquel sont par- venus les intellectuels de gauche de Po Prostu. DISCOURS PRONONCE A L'INAUGURATION D'UN NOUVEAU « MAGASIN SPECIAL » (Extrait de Nowa Kultura du 8 avri] 1956.) Rue Moto Kowska on a ouvert un nouveau magasin pour privilégiés, ce qui augmente encore le nombre de ces boutiques, célèbres derrière les « rideaux d'or ». On sait que ces points de vente font l'objet d'une prédilection toute particulière de la part des habitants de Varsovie et qu'ils sont aux termes de la langue officielle une preuve supplé. mentaire de notre progrès démocratique. Comme il est habituel que la cérémonie d'ouverture s'accompagne de discours, notre correspondant Kat · avait préparé, pour cette solennelle occasion, une allocution de bienve- nue. Cependant la petite fête étant à la mesure de ces magasins couverts par l'officialité, c'est secrètement aussi qu'elle se déroula, et l'allocution de notre représentant Kat ne fut pas publiée. C'est pourquoi nous avons décidé de la soumettre à nos lecteurs en l'écourtant légèrement. « Mesdames, Messieurs, Amis très honorés, » L'idéal qui nous rassemble pour cette inauguration perd, auprès des masses, quelque peu de son éclat. La brise nouvelle qui souffle sur notre patrie et sur les pays des autres républiques socialistes est și vio- lente que les rideaux d'or qui couvrent notre train de vie commencent à se soulever légèrement. Dans ces conditions, l'ouverture d'un nouveau magasin spécial au coeur de la capitale prend une signification et une importance particulières. Elle traduit nettement l'intégrité des respon. sables, l'honnêteté intellectuelle et la force d'hommes que l'insatisfaction générale, voire les murmures menaçants dans les rues, ne sauraient dé- tourner de leurs desseins et qui poursuivent logiquement la route dans laquelle ils sont engagés. » L'idée d'ouvrir des magasins accessibles seulement à quelques-uns est conforme à l'esprit du temps et aux données de notre situation. Ce que je dis à présent peut paraître déplacé, même anachronique, dans ces - 77 salles confortables et élégantes. On ne peut nier cependant que les hommes qui se trouvent dans la rue, de l'autre côté de nos fenêtres aux rideaux bien tirés, en sont venus à connaître une situation bien difficile en matière de ravitaillement. » Cette situation entraîne les pénibles scènes qui ont eu lieu dans nombre de magasins d'alimentation. Nous voulons rester absolument en dehors de cette atmosphère à tous égards nuisible. » Je me suis rendu il y a quelques semaines en observateur s'en- tend dans une boucherie ordinaire ; juste à côté d'un de nos naga- sins spéciaux. Soudain la porte s'ouvrit et une jeune femme élégante entra. « Mon Dieu, quelle foule aujourd'hui ! » soupira-t-elle avec un sou ire enchanteur. La foule silencieusement la toisa. Elle se rendit compte, je ne sais comment, que quelque chose n'allait pas. « Oh, je dois m'être trompée », roucoula-t-elle après un moment d'embarras, et elle ajouta : « Ce n'est pas le magasin spécial, n'est-ce pas ? » De nouveau, son visage rayonna de façon charmante et troublante à notre adresse. Elle quitta le magasin pour se rendre dans le nôtre, à côté. » Mes amis, quelle solidarité, quelle unanimité d'opinion se réali- sèrent alors dans le magasin comble. Quels abîmes de l'âme populaire se dévoilèrent, quelles vigoureuses expressions de la vieille langue polo- naise. Combien proches se sentirent soudain ces gens, par ailleurs étran- gers les uns aux autres. En un clin d'œil ils formèrent un front commun. » L'idée au service de laquelle nous sommes rassemblés ici, aujour- d'hui, a aussi des ramifications plus profondes et d'une portée plus large. Elle réunit des hommes qui ont le même mode de pensée, des hommes toujours opposés à l'instabilité comme à l'indécision, des hommes tou- jours d'accord pour souscrire pleinement à notre cause. En effet, qui d'autre pourrait se donner aussi pleinement à une cause, sinon celui qui, n'ayant que l'embarras du choix, peut se procurer tout, facilement, qui ne court pas le danger, en achetant des vivres, de voir ses boutons arra- chés dans la cohue des clients trop ardents. Qui acceptera volontiers de nouveaux mots d'ordre, sinon ceux qui, en vertu de la réalisation de tels mots d'ordre, conservent aussi le droit d'acheter dans des magasins spé- ciaux. » Notre grand maître Karl Marx disait: « L'existence détermine la conscience. » Et c'est vrai, le magasin spécial qui est bien pourvu de marchandises, devant lequel ne se tasse encore aucune queue, garantit la conscience inébranlable, dure comme du granit de nos activistes. Ils se montrent alors armés contre les pressantes revendications d'une foule excitée et fébrile. Lorsqu'ils sortent des magasins, franchissant les rideaux d'or, et qu'ils rentrent chez eux, leurs serviettes bourrées, ils peuvent, satisfaits et condescendants, considérer la foule qui se presse dans les Magasins ordinaires. Nous avons déjà atteint le standard de vie socialiste. Et, si nous l'avons atteint, c'est grâce au combat mené pour les maga- sins spéciaux, combat énergique, obstiné et couronné de succès. » EN QUETE DES VALEURS PERDUES (Extrait de « Po prostu » Varsovie, n° 49, 1956.) On édifiait sous nos yeux une société telle qu'on n'en avait jamais vu jusqu'alors de semblable. Sans doute la propriété privée des moyens de production était-elle abolie, mais l'aliénation économique demeurait. Le producteur devenait étranger, au sens classique du terme, à son tra- vail, et comme autrefois les fruits de ce travail continuaient d'échapper à son contrôle. Les propriétaires officiels ne pouvaient ni disposer de l'objet qui leur appartenait, ni le grer, et toute l' « influence » exercée par les ouvriers sur la fabrique aussi bien que sur la production se ramenait à l'accomplissement du plan. Sur le marché « socialiste » les marchandises étaient soustraites à l'influence des producteurs et cela, non pas seulement du fait des « ciseaux » constitués par les prix et les salaires, mais aussi voilà qui est plus essentiel parce que les producteurs n'avaient aucune espèce d'influence sur le destin des pro- 78 duits et qu'ainsi, à la suite du travail fourni, des parties aussi de leur vie, de leur existence, leur devenaient étrangères. Cette confrontation de principe entre producteurs et produits fut de quelle nature? Il est vrai que nous n'avons pas connu de crise de surproduction peut-être faudrait-il dire malheureusement. Mais la séparation marquée dans l'ordre existant entre producteur et produit entraîna, par suite du mécanisme économique, la naissance d'une nou- velle couche sociale remplaçant les capitalistes evincés - la toute- puissante couche des administrateurs politiques. En même temps elle se soldait pour les producteurs par une impuissance sociale effective. La nouvelle couche des administrateurs politiques (des administra- teurs universels, à bien regarder) disposait d'une puissance économique telle que le capitalisme n'en avait jamais connu de semblable: la gestion de la production industrielle totale et, en partie aussi, du reste de la production sur le plan national. Les années passées fournissent plus d'un exemple prouvant que cette force s'est exercée dans un seul sens : contre les ouvriers. Les produits servaient å opprimer les producteurs. Tel était le processus d'aliénation. Sur cette base économique s'édifièrent les nouveaux rapports de dépendance; dépendance, non des capitalistes, mais de ceux qui, diri- geant à la fois la politique et la chose publique, en vinrent aussi pour ainsi dire à diriger les hommes du fait de leur position sociale et des pouvoirs que le système leur avait accordés. Ouvriers et employés étaient complètement perdus dans les ramifications de ce complexe système de dépendance. De nouvelles bases, surtout politiques puis idéologiques et autres, se développèrent à partir des bases économiques. Ce système de dépendance devait étouffer la liberté. Les hommes furent anéantis de façon de plus en plus totale. Cela signifiait prati. quement que chacun pouvait à chaque instant perdre toute liberté. Limi- tés dans leur liberté, maintenus dans une dépendance économique et poli- tique, les citoyens étaient livrés à une oppression systématique et raffinée. En même temps que les hommes se perdaient les valeurs. La dignité du peuple était foulée aux pieds, l'étouffement de l'individu devenait alors chose insignifiante. Les crimes les plus terribles furent commis. En même temps que la vie, l'homme perdit sa réputation. De quel tragique bouleversant est imprégnée la mort de ces communistes polonais qui de bonne foi gagnèrent la patrie du communisme, pour s'y souiller, happés par sa corruption. Le drame de Rubaschow n'est en comparaison qu'une faible copie littéraire de la réalité et la suppression des noms dans cette histoire, une simple farce tragi-comique. Ainsi les hommes furent-ils dépouillés de leurs plus hautes valeurs morales. Où devait les chercher un homme qui avait abandonné tout espoir? Situation sans issue que la mystification idéologique rendit encore plus désespérée. Les hommes les plus malheureux sont ceux que l'on endort de belles formules. Privés de la liberté, ils croyaient posséder la plus grande des libertés jusqu'alors connues, celle qui consiste à recon- naître la nécessité et la justesse du système. Suspendus au bord d'un précipice, ils étaient convaincus qu'ils pourraient modeler leur destin par leur propre travail. Utilisés comme les outils permettant de conso- lider un ordre injuste, ils croyaient fonder tournés qu'ils étaient vers les belles formules et les idéaux élevés un ordre profondément juste. Le mensonge idéologique consacra l'emprisonnement de l'homme dans le filet d'une dépendance universelle. Toute protestation devint protes- tation, non contre les crimes continuels, mais contre les idéaux reconnus sacrés, autrement dit une révolte contre soi-même. Le mensonge idéolo- lique masqua complètement l'aliénation économique, la dépendance et le manque de liberté. Il répondait au besoin de justifier ou de fausser l'image éminemment tragique des conditions de vie matérielle d'hommes qui devaient être le support du système. Les tisserands de Lodz vivaient à vingt personnes, dont trois couples, dans une seule pièce. Les ouvrières gagnaient 360 zlotys par mois... Janusz KUCZYNSKI. - 79 Documents, récits et textes sur la révolution hongroise La portée de la révolution hongroise n'a pas besoin d'être soulignée: première révolution prolétarienne contre la bu- reaucratie à être allée jusqu'au bout et à avoi*“ posé le pro- blème du pouvoir, elle a en même temps fait renaître les organismes du pouvoir ouvrier: les Conseils, dont les reven- dications tant en matière politique qu'en matiere économique montrent non seulement la maturité de la classe ouvrière comme dirigeant de la société, mais uussi que cette classe est la seule capable de sortir la société moderne lu chaos dans lequel la plongent bureaucrates et capitalistes. L'étude de cette révolution, la propagation de ses leçons seront parmi les tâches fondamentales des révolutionnaires de tous les pays dans les années qui viennent. C'est pour contri- buer à cette étude et pour mieux faire connaître le visage de cette révolution que nous publions les documents, les récits et les textes qui suivent. Pour nous, malgré la foule d'éléments que la révolution hongroise a amené à se manifester sur l'avant-scène de la poli- tique, le facteur primordial et déterminant pour son avenir était l'action du prolétariat des usines. Si les deux premières semaines de la révolution ont pu obscurcir ce fait, le rôle des Conseils après le 4 novembre et encore maintenant (com- me on le verra à la lecture de l'article de Jean Amair) clôt la discussion sur ce point. Les trois premiers documents publiés ci-dessous montrent clairement ce qu'il pouvait y avoir de relativement imprécis au départ d'une révolution qui unissait toutes les couches de la nation exploitée et opprimée. Le texte de la résolution du Comité Central du parti des travailleurs du 26 octobre témoi- gne du désarroi de la direction devant l'action des masses, de même que de ses illusions. L'appel des étudiants du 2 no- vembre continue à marquer l'étape de l' « unité nationale ». Les récits et témoignages qui suivent parlent pour eux-mêmes. La résolution du Conseil ouvrier du Grand-Budapest, en date du 14 novembre, mériterait à elle seule une longue ana- lyse. Face à l'Armée de l'Empire stalinien, les ouvriers hon- grois se dressent comme un pouvoir en fait, comme le seul - 80 pouvoir national dans le pays; ils posent des conditions poli- tiques et économiques, exigent un rôle déterminant sur le plan politique - en même temps qu'ils foni preuve d'un sens tactique extraordinaire. L'article de Pannonicus constitue une précieuse contri- bution à l'étude, non seulement des Conseils ouvriers hon- grois, mais des problèmes du socialisme en général. L'histo- rique de la situation hongroise depuis noveinbre 1956 de Jean Amair jette lui aussi de la lumière sur le rôle présent des Conseils ouvriers, en même temps qu'il montre ies difficultés insurmontables que rencontre le gauleiter Kadar. L'ensemble de ces textes a été traduit ou rédigé par des camarades hongrois qui ont activement participé à la révo- lution et qui se trouvent actuellement en France. On com- prendra facilement les raisons pour iesquelles récits et arti- cles ne sont pas signés. 1. - Documents LES MOTS D'ORDRE DU CERCLE « PETOFI » 1° Nous exigeons une amitié soviéto-hongroise basée sur l'égalité léniniste. 2° Nouveau plan quinquennal servant l'élévation du bien-être du peuple. 3° Rentrée d’Imre Nagy dans la direction. 4° Procès public de l'affaire Farkas. 5° Ecarter ceux qui nous retardent. 6° A bas la politique économique stalinienne. 7° Vive la Pologne fraternelle. 8° Direction ouvrière des usines. 9° Redressement de l'agriculture, des coopératives volon- taires. 10° Un programme constructif pour la nation. 11° Vive la jeunesse de « Petöfi ». 12° Pour la démocratie socialiste. Paru dans un tract avec l'en-tête du journal Szabad Ifjusag (« Jeu: nesse Libre ») portant la mention suivante: Ce tract est publié par l'équipe de rédaction du Szabad Ifjusag le jour de la grande manifestation de la jeunesse luttant pour la démo. cratisation et le socialisme. Le 23 octobre 1956, MANIFESTE DES ECRIVAINS HONGROIS Nous sommes arrivés à un tournant historique de notre sort. Dans cette situation révolutionnaire nous ne pouvons faire notre devoir si tout le peuple travailleur hongrois ne s'unit pas, discipline, dans un seul camp. Les dirigeants du Parti et de l'Etat jusqu'à présent ne nous ont pas donné un programme viable. Les responsables de cette situation sont ceux qui au lieu de développer la démocratie socialiste, s'organisaient et s'orga- nisent encore pour une restauration du régime terroriste stalino-rakosien. Nous, écrivains hongrois, avons formulé dans les sept points suivants ce que la nation hongroise demande: 1° Une politique nationale autonome basée sur l'idée du socia- lisme. Il faut régler nos relations selon les principes leninistes avec tous les pays, avant tout avec l'Union Soviétique et avec les démocraties populaires. Il faut réexaminer nos relations internationales et nos relations économiques dans l'esprit de l'égalité des nations. 82 3° 5° - 2° Il faut mettre fin à une politique des minorités nationales contraire à l'amitié des peuples. Nous voulons que celle-ci soit sincère. Ce n'est possible qu'en réalisant les principes leninistes. - Il faut révéler au pays sa véritable situation économique. Nous ne pouvons dépasser la crise sans que les ouvriers, les paysans et les intellectuels ne reçoivent les places qui leur sont dues à la direction politique, sociale et économique du pays. Les usines doivent être dirigées par les ouvriers et les techni- ciens. Il faut réformer le système actuel des salaires et des normes de travail, la forme avilissante de la Sécurité Sociale, etc... Les syndicats doivent être des organisations qui représentent vraiment les intérêts des ouvriers. Il faut donner des nouvelles bases à notre politique envers la paysannerie. Il faut assurer le droit d'auto-direction des paysans, tant dans les coopératives que dans les fermes privées. Il faut créer enfin les bases politiques et économiques des coopératives volontaires. Il faut que le système des impôts et des livraisons change progessivement et qu'on aboutisse à un système qui assure que la production et l'échange des produits soient libres et socialistes. Tout cela est conditionné par des transformations fondamen- tales au sein de l'Etat et du Parti, tant du point de vue structure que personnel. Il faut éliminer de notre vie publique la clique de Rakosi, aussi bien que les tendances restaurationnistes. Imre Nagy, le communiste pur et audacieux, à qui le peuple hongrois se confie, doit être mis à une place digne de lui, ainsi que tous ceux qui, pendant les années écoulées, ont lutté de façon conséquente pour la démocratie socialiste. En même temps, il faut s'opposer fermement à toute tendance et tentative contre révolutionnaire. 7° Le développement exige que le Front Patriotique Populaire devienne la représentation politique des couches laborieuses de la société hongroise. Notre système électoral doit être transformé de manière qu'il corresponde aux exigences de la démocratie socialiste. Le peuple doit élire librement et secrètement ses représentants à l'Assemblée Nationale, aux Conseils et à toutes les formes d'auto-organisation. Nous croyons que dans nos paroles se manifeste la conscience de la nation. Budapest, le 23 octobre 1956. 6° - - L'Association des Ecrivains Hongrois. (Publié dans la Gazette Littéraire, édition spéciale ne contenant que ce manifeste, le 23 octobre 1956.) TRACT DU COMITE DES ETUDIANTS Nos jeunes amis ouvriers et paysans! La jeunesse étudiante vous tend une main amicale et vous demande d'aider la jeunesse hongroise, pour l'ensemble de nos objectifs communs, dans son travail de renouvellement et de reconstruction de tout le pays qui est en train de se développer. Nous voulons que les jeunes qui travaillent sur les machines, à la terre, sur les bancs des écoles et des universités et à leur bureau soient enfin groupés dans une unité véri- table. Il est temps de mettre fin même dans les plus petits villages du pays à la pression que nous a imposée la politique inhumaine de Staline et de Rakosi. C'est maintenant, dans le feu des réunions orageuses, que nous devons exclure de nos rangs tous ceux qui s'inclinaient devant le culte de la personnalité et devant la terreur brutale. 83 Deux tâches sont devant nous: d'abord faire le compte des fautes du passé, ensuite construire nos propres organisations de la jeunesse, qui représentent nos intérêts et soient capables de les réaliser à travers le feu et l'eau et donnent une force considérable dans le renouveau de la vie politique hongroise. Nous, étudiants, nous avons construit le M.E.F.E.S.Z. (1), construisez vous aussi vos organisations autonomes, où l'on puisse entendre votre voix et où se réalise votre véritable volonté. Nous voulons l'unité de la jeunesse, ne croyez pas les provocateurs qui veulent vous diriger contre nous, reconnaissez là les provocations mesquines des forces staliniennes et des forces de la droite. Ils tendent à la destruction du pays, à l'anarchie, afin de pouvoir faire subir au peuple le joug d'une dictature nouvelle. Envoyez vos observateurs, le 27 du mois courant, au Parlement des étudiants et inspirez-vous de nos principes et de nos buts. Construisez vos organisations autonomes ! Vive l'unité idéologique et politique de la jeunesse ! Le 23 octobre 1956. Le Comité d'Organisation du Parlement des Etudiants. DECLARATION DU COMITE CENTRAL DU PARTI DES TRAVAILLEURS HONGROIS 1° Au peuple hongrois : Depuis les deux guerres mondiales notre patrie n'a pas subi de journées aussi tragiques que maintenant. Une guerre fratricide se déclen. che dans la capitale de notre patrie. Le nombre des morts et des blessés se chiffre par milliers. Il faut mettre fin immédiatement aux effusions de sang. En vue de cela nous avons pris les mesures suivantes : Le Comité Central du Parti des Travailleurs Hongrois suggère au Présidium du Conseil National du Front Populaire Patriotique de proposer au Présidium de la République Populaire l'élection d'un nou- veau gouvernement national. Ce gouvernement est destiné à corriger tota- lement les défauts et les crimes du passé et, s'appuyant sur toute la nation, aider à répondre aux justes exigences de notre peuple. Les forces inépuisables de notre peuple créeront un pays libre, un pays de la richesse, de l'indépendance et de la démocratie socialiste. Le Comité Central a fait des propositions sur la composition du gouvernement qui se formera sous la direction du camarade Imre Nagy sur les plus larges bases nationales. Le nouveau gouvernement commencera des pourparlers avec le gouvernement soviétique pour régler les relations entre nos pays sur la base de l'indépendance et de non-intervention dans les affaires inté- rieures. En premier lieu, les troupes soviétiques, après le rétablissement de l'ordre, retourneront dans leurs garnisons. L'égalité de droits de l'Union Soviétique et de la Hongrie correspond aux intérêts des deux pays et une amitié vraiment fraternelle et indissoluble ne peut être construire que sur cette base. Les relations entre la Pologne et l'Union Soviétique sont en train de se réformer dans ce sens. 2° (1) Association des Etudiants des Universités et des Grandes Ecoles, fondée en 1946, absorbée par l'organisation unitaire de la jeunesse (stalinienne) en 1950, et reconstituée quelques jours avant la révolution d'octobre 1956. 84 - 3° Le gouvernement amnistiera tous les participants à la lutte, à la seule condition de déposer les armes immédiatement, et au plus tard à 22 heures, ce jour. 4° Le Comité Central et le Gouvernement ne laissent aucun doute qu'ils sont basés sur la démocratie, mais ils sont fermement décidés à défendre les résultats de la démocratie populairet ils n'abandonnent pas le socialisme. Leur programme est capable de rassembler tous les patriotes hongrois honnêtes. Le Comité Central n'a pas oublié que notre démocratie populaire a des ennemis acharnés, prts à n'importe quel acte, et il appelle les communistes, les travailleurs hongrois, surtout les ouvriers, les forces armées, les anciens partisans, les défenseurs fermes du pouvoir popu- laire, à anéantir sans pitié tous ceux qui se révoltent contre l'Etat de notre démocratie populaire, s'ils ne déposent pas leurs armes dans le délai indiqué. 5° — Le Comité Central considère comme juste l'élection de conseils ouvriers, avec le concours des organisations syndicales. Pour satisfaire rielles. Cette augmentation doit être réalisée d'abord pour les salaires Il faut faire les plus grands efforts compatibles avec nos capacités maté- rielles. Cette augmentation doit être réalisée d'abord pour les salaires les plus bas. 6° L'ordre une fois rétabli, nous commencerons immédiatement l'élaboration de toutes les transformations nécessaires : dans la direction de l'économie nationale, dans la politique agraire, celle du Front Popu- laire, dans la direction de tous les autres travaux du Parti, pour que les principes de la démocratie socialiste se manifestent parfaitement. Par un dialogue avec le peuple entier, nous préparerons et réaliserons le grand programme national de la Hongrie démocratique, socialiste, autonome et indépendante. Que l'unité et la fraternité de la nation suive cette période tragique des luttes fratricides et meurtrières. Que les blessures que nous nous sommes faites se guérissent. Si nous voulons vivre, nous devons commencer une vie nouvelle. Qu'après cette horrible catastrophe, notre peuple aie la paix inté. rieure, la vie sans peur, le travail créateur de la richesse, la liberté, le droit et la vérité. Vive la Hongrie indépendante, démocratique et socialiste. 26 octobre 1956. Le C. C. du P. T. H. APPEL DES DELEGUES DES FORCES ARMEES REVOLUTIONNAIRES ET DES CONSEILS REVOLUTIONNAIRES DE L'ARMEE POPULAIRE Les délégués des Forces Armées Révolutionnaires et des Comités Révolutionnaires élus par les corps de l'Armée Populaire ont pris la résolution suivante: 1° - Nous exigeons que les troupes soviétiques, après avoir quitté le territoire de Budapest, quittent aussi le territoire du pays. Les mem- bres du Comité ont pris en considération la nécessité de pourparlers diplomatiques, mais ceux-ci ne doivent pas donner l'occasion aux troupes soviétiques de prolonger leur stationnement en Hongrie éternellement. 2º — Nous exigeons que le gouvernement convoque immédiatement les participants du Pacte de Varsovie, et le dénonce. .3° - Les délégués des Comités Révolutionnaires de la jeunesse hon- groise et des corps de la Honved exigent que les troupes soviétiques quittent le territoire hongrois d'ici le 31 décembre 1956. Dans le cas contraire nous prendrons les armes pour la liberté du pays et la pureté - 85 5° de la révolution. Nous exprimons notre volonté de lutter au prix de notre vie aussi longtemps que des armées étrangères menaceront notre patrie. Nous déclarons que nous combattrons par les armes les ennemis extérieurs ou intérieurs qui mettent le pied sur la terre de notre patrie, et qui menacent notre indépendance. Nous exigeons que l'Armée Populaire Hongroise, avec l'aide des forces révolutionnaires, si cela est nécessaire, prenne possession, d'ici une semaine, des régions minières d'uranium de Hongrie. 6° - Ceux qui violent la discipline de l'armée révolutionnaire, ceux qui n'exécutent pas les ordres de ses commandants, nuisent à la révo. lution et doivent être jugés par les Tribunaux Révolutionnaires. 7° Les délégués des Forces Armées Révolutionnaires et des Co- mités élus par les corps de l'Armée Populaire créent le Comité Révo- lutionnaire de la Honved, organe suprême de la Honved. 8° Pour assurer l'ordre, le caline et la sécurité publique, la jeu- nesse révolutionnaire armée s'engage aux côtés des Comités Révolu- tionnaires de la Honved et de la police et se charge d'arrêter les éléments étrangers au peuple et les malfaiteurs de droit commun pour les confier aux Tribunaux Hongrois Libres. Nous sommes d'accord avec la disso- lution de l’A.V.H. et nous exigeons que les anciens membres de celle-ci ne puissent être incorporés dans aucune force armée. Budapest, le 31 octobre 1956. Les délégués des Forces Armées Insurgées. Les délégués des Conseils Révolutionnaires de l'Armée Po. pulaire. Les membres du Comité Révolutionnaire de la Défense de la Répu- blique Hongroise : Béla Kiraly, général. Pal Maléter, colonel, commandant de la jeunesse armée de la caserne Kilian. Varadi Gyula, général des forces blindées. Istvan Marian, lieutenant-colonel, chef des jeunes combattants de l'Université technique. Sandor Kopacsi, colonel de la police. Gyula Oszko, colonel de la police. Ferenc Nador, colonel des forces aériennes. Jozsef Penczi, colonel des transmissions. Mihaly Guylai, colonel, ville de Kecskemét. Andras Marton, colonel, académie Zrinyi. Ferenc Kovacs, major, caserne « Petöfi ». Lôrenc Kana, général de l'artillerie antiaérienne. Sandor Maté, major, commandement de l'artillerie. Janos Szalva, colonel, garde de la frontière. Sandor Kovago, colonel, caserne Bem. Tibor Sardi, colonel, Institut Technique des Communications. Bela Szekely, soldat, Sandor Erdélyi, lieutenant, délégués de la jeunesse révolutionnaire. Elemer Toth, lieutenant commandant technique. Istvan Kovacs, général d'Etat Major. Pal Demtsa, colonel, caserne Zalka. Publié dans Magyar Honved, nº 2, 31 octobre 1956. Le Comité fut élu par les 250 délégués de l'armée populaire, de la garde frontière, de la jeunesse révolutionnaire et de la police, à l'aube du 31 octobre 1956, dans l'édifice du Ministère de la Défense Nationale. 86 APPEL DU COMITE REVOLUTIONNAIRE DES ETUDIANTS AU PEUPLE HONGROIS Hongrois! Notre glorieuse révolution est loin d'être terminée. Le danger n'est pas écarté. La revendication unanime de notre peuple et les déclarations réitérées de notre gouvernement n'ont pas toujours reçu un écho favo- rable. Les troupes soviétiques n'ont pas encore commencé à se retirer de notre patrie. C'est pourquoi nous devons nous tenir prêts et main. tenir intacte l'unité qui s'est forgée durant les journées de la révolution. Abandonnons les positions partisanes, qui mènent à la division des forces nationales! La jeunesse universitaire appelle tous les partis et groupements poli. tiques à faire abstraction de leurs intérêts particuliers jusqu'à la victoire de la révolution et de la guerre de libération nationale et à ceuvrer au renforcement de notre unité nationale et de notre capacité de défense. La Hongrie indépendante et libre ne pourra être créée et sauvée que par l'union de tous les Hongrois ! Le Comité Révolutionnaire des Etudiants. Cet appel du C. R. E. fut rédigé le 2 novembre au soir et imprimé le 3 au matin, c'est-à-dire la veille de la deuxième intervention russe. Le Comité recevait des nouvelles alarmantes sur les mouvements des trou- pes soviétiques et pensait que l'organisation des partis, commencée depuis trois ou quatre jours, ne pouvait que susciter des troubles. Sa position fut d'autant plus nette que, selon les informations parvenues des diverses régions et de Budapest même, la grande majorité des ouvriers et de la population en général était, dans l'immédiat, hostile à une telle division. RESOLUTION DU CONSEIL OUVRIER DU GRAND-BUDAPEST Aujourd'hui, 14 novembre 1956, sur une initiative lancée à la base, le Conseil Ouvrier Central du Grand-Budapest s'est constitué avec des délégués des conseils ouvriers. Le Conseil Central est appelé à mener des discussions au nom des travailleurs des usines se trouvant sur le territoire du Grand-Budapest et à ordonner la cessation ou la reprise du travail. Nous déclarons que nous nous tenons strictement aux principes du socia- lisme; nous considérons que les moyens de production sont propriétés sociales et nous sommes toujours prêts à combattre pour les défendre. 1° Nous, ouvriers, sommes d'avis que, pour le rétablissement du calme et de l'ordre, il est nécessaire que notre Gouvernement ait à sa tête un chef de gouvernement qui jouisse de la confiance du peuple. Par conséquent, nous proposons que le camarade Imre Nagy prenne la direc- tion du Gouvernement. 2° Nous protestons contre le fait que les membres de l'A.V:H. soient admis dans les organes de sécurité nouvellement formés. Nous exigeons que les nouveaux organes de sécurité soient composés des jeu- nesses révolutionnaires, des membres de l'armée et de la police restés fidèles au peuple et des travailleurs des usines. Le nouvel organe de sécu- rité ne pourra pas devenir une formation appelée à défendre les intérêts d'un parti ou de certaines personnes. La déclaration préparée par Muen. nich pour les officiers de l'armée doit être immédiatement abrogée. De même, nous condamnons tout arbitraire. 3° Une liberté entière doit être assurée aux combattants de la liberté y compris Pal Maleter et ses compagnons. Ceux qui ont été arrêtés jusqu'à présent doivent être relâchés. - - 87 4° Afin de renforcer l'amitié avec l'U.R.S.S., les troupes sovié. tiques doivent être retirées le plus tôt possible du pays et la possibilité de construire notre pays dans la paix doit nous être assurée. 5° Nous exigeons que ni la radio ni la presse ne diffusent des informations non conformes à la vérité. 6° Jusqu'à ce qu'une réponse satisfaisante soit donnée à nos revendications, nous ne ferons fonctionne ener que les entreprises de pre- mière nécessité pour la vie de la population. Nous accomplirons les tra- vaux d'entretien, ainsi que ceux de reconstruction, importants pour l'éco- nomie nationale. 7° Nous exigeons que le système de parti unique soit aboli dans tout le pays et que la permission de fonctionner ne soit accordée qu'aux partis qui se réclament du socialisme. Nous exigeons des élections libres dans un délai limité et le retrait de tous les partis politiques des usines. 8° Si nous recevons une réponse satisfaisante à nos revendica- tions, nous reprendrons le travail. Les entreprises suivantes ont adhéré à la résolution ci-dessus: Centrale Electrique de Tiszapalkonya. Usine d’Aiguillage de Gyöngyös. Combinat de Fer de Dunapentele. Constructions Mécaniques Légères de Miskolc. Usine de Sidérurgie Lénine. Constructions Mécaniques DIMAVAG, de Diosgyôr. Usine de Machines-Outils Lourdes. Trust des Mines de Charbon de Borsod. Le Conseil Ouvrier Central du Grand-Budapest. II. - Récits RECIT D'UN SOLDAT Le récit qui suit a été fait par un jeune soldat hon- grois, militant de la Révolution et traduit librement en français. J'étais soldat depuis un an quand la révolution a commencé. J'étais affecté à l'artillerie antiaérienne. J'habitais dans une caserne non loin de la capitale. Le soir du 23 octobre, nous étions tous dans la caserne quand on a sonné l'alarme. On nous a donné des fusils et on nous a dit qu'il y avait une contre-révolution dans la capitale. On nous a donné les fusils sans nous donner de munitions. On nous a conduits à la station de la radio de Budapest. A cet endroit, la lutte était déjà commencée. Oui, c'était la lutte, mais une lutte très curieuse: la police politique avait des armes, la foule n'en avait pas. Elle luttait avec des pierres ou en enflammant les camions militaires. Nous avons su très vite à quoi nous en tenir. Une fois introduits dans les bâtiments de la radio, nous nous sommes emparés des munitions qui se trouvaient en abondance dans les chambres de la police politique, mais nous n'avons pas tiré sur la foule. Au contraire, nous avons commencé à attaquer la police politique. Je ne dis pas toute notre unité, car notre unité s'était dispersée en très peu de temps, mais la majorité de nos hommes étaient parmi ceux qui luttaient contre la police politique. En même temps, les manifestants s'étaient procuré des armes. On leur en apportait d'une usine d'armes située dans un faubourg de Budapest. La police politique luttait très âprement et très cruellement. Notre tâche n'était pas facile. Nous avons lutté toute la journée, toute la nuit, et même le jour suivant. Nous avons pris part à de petites bagarres dans les diverses pièces, dans les divers couloirs, aux différents étages du bâtiment, jusqu'au moment où nous avons réussi à occuper presque tout le bâtiment. C'est alors que le gou- vernement dit de Imre Nagy proposa l'amnistie à ceux qui cesseraient la lutte. C'était après deux jours de combat; j'étais déjà très fatigué ; je suis rentré chez mes parents qui habitaient à Budapest ; j'ai dormi presque toute une journée durant, et après, j'ai rejoint les unités révo- lutionnaires. Ces unités s'appuyaient sur des postes fixes, mais il y avait des postes mobiles. Il y avait surtout de simples soldats. Nous étions sous le commandement des officiers, mais nous étions du côté des révolu- tionnaires. J'ai lutté ainsi pendant plusieurs journées dans divers points de la capitale. Je participais à des manifestations et à des luttes contre la police politique. Après la victoire de la révolution, je servis dans les unités que maintenaient l'ordre dans la capitale. Après l'attaque du 4 novembre, je suis resté seul; j'étais séparé de mon unité, je ne pouvais pas la retrouver. La plupart des soldats avaient disparu; ils avaient abandonné leurs uniformes et regagné leurs maisons, leurs familles, dans la campagne ou à Budapest. Pourtant notre résis- tance s'est poursuivie. Quelques copains, quelques amis se sont unis et chaque nuit nous nous sommes rencontrés dans un faubourg de Budapest. 89 - Nous occupions des postes sur les routes qui menaient à la capitale et nous attendions les camions soviétiques. Quand ils arrivaient nous tirions sur les chauffeurs et sur les premiers soldats des convois et nous réussis- sions généralement à tuer les premiers hommes. Après avoir ainsi com. mencé la lutte, nous devions nous retirer parce que les soviétiques étaient beaucoup trop nombreux. Nous étions à peine 6, 7 ou 8 hommes chaque soir. C'est ainsi que nous avons lutté après le 4 novembre et, plus tard, après la chute de la capitale, dans les faubourgs jusqu'au 21 novembre. Quand j'ai compris que la résistance, même sous cette forme, était inutile, j'ai quitté Budapest et je suis allé en Autriche. RECIT D'UN ETUDIANT Je voudrais dire quelques mots de ceux dont on a relativement peu parlé, des combattants sans armes de la Révolution. Sans armes, l'ex- pression n'est peut-être pas tout à fait exacte, car ces jeunes hommes avaient entre les mains une arme des plus efficaces: les mots, les mots imprimés. C'est nous, les étudiants, qui avons donné le signal de la révolution lors de notre manifestation de l'après-midi du mémorable 23 octobre. Le lendemain nous nous réjouîmes de bénéficier d'une si grande et si soudaine réputation, et d'être devenus, d'un seul coup, l'avant-garde de la nation. Profiter de cette situation exceptionnelle, conserver cette puis- sance et l'utiliser à des fins justes n'était guère facile. Mais je crois que nous avons réussi, dans la mesure où le permettait la situation d'en. semble. Au deuxième jour de la révolution se sont réunis aux bords du Danube, dans l'édifice de la Faculté des Lettres, quelques jeunes gens de valeur, capables de prendre des décisions, capables de diriger. Etudiants, assistants, ils constituèrent le comité révolutionnaire de l'Université. En moins de deux jours l'immense bâtiment fut envahi par des masses d'étu- diants qui passaient leurs courtes nuits dans les salles de conférence et le jour luttaient, organisaient, écrivaient. Les chambres des professeurs furent transformées en autant de bureaux où arrivaient par les voies les plus inattendues les nouvelles et les manifestes émanant des villes de pro- vince où existait une université ou une école supérieure. Dans ces chambres, les jeunes étudiants se sont efforcés de réunir en un seul grand feu ces innombrables tisons enflammés. Le troisième ou le quatrième jour parut le premier numéro imprimé de la Jeunesse Etudiante, qui était auparavant polycopié. Les ouvriers typographes étaient en grève dans tout le pays, mais reprirent le travail pour permettre au journal des étudiants de paraître. Ils lurent les textes, qui leur plurent et qu'ils approuvèrent. Mais le papier manquait, et nous disposions de si peu d'exemplaires que certains quartiers n'en recevaient aucun. Nous fûmes contraints, les jours suivants, de ne plus les diffuser mais de les coller sur les murs. En première page, au-dessous du titre, nous avions inscrit cette phrase de notre grand poète Jozsef Attila : « Viens Liberté, tu dois me créer l'ordre! » Nos articles visaient aussi à informer et à combattre les exagérations qui se présentent dans toute révolution. Ce n'était pas facile. Je me souviens qu'un de nos arti- cles déplut à quelqu'un : il prit son crayon et écrivit sur le journal: « Journal communiste, ne le lisez pas. » Immédiatement il se fit un attroupement et si une patrouille d'étudiants n'était intervenue, l'auteur de ces mots aurait été battu. Alors qu'il s'enfuyait, il put entendre crier: « Cours donc vers l'Est, les fascistes et les communistes y sont éga- lement les bienvenus. » Slogan qui fournit le titre de l'article de fond du jour suivant. Dans les jours qui précédèrent la proclamation de la neutralité, la situation intérieure fut très tendue. Du fait des ruses innombrables des - 90 - 1 communistes, la population était sans illusions et n'avait plus confiance en personne. On ne savait ce qui se tramait dans les coulisses de la politique. Nagy ne pouvait rien dire de ses projets ni de ses démélés avec l’U.R.S.S. tant qu'il espérait une solution pacifique. Il ne put rien dire des entraves qui étaient apportées à son activité de Premier Minis- tre. C'est ce qu'on appelle la politique. Mais les peuples ont leur psycho. logie propre, qui s'accorde rarement avec la politique. Dans notre révo- lution ce fut la volonté du peuple de rejeter ses chaînes, qui fut décisive: ce peuple voulut, en quelques heures, conquérir cette liberté qui lui fut refusée au long des siècles. Il eut alors l'impression de continuer à traîner sur la terre au lieu de prendre son essor, et devint inquiet. L'opinion publique se détourna du Premier Ministre et l'on vit appa- raître des affiches qui traitaient Nagy d'agent du Kremlin. Ceux qui lisaient ces affiches n'étaient pas loin d'en approuver le contenu. C'est alors qu'un jeune professeur d'Université a rendu visite à Nagy et l'a informé de l'état de l'opinion. Au cours de l'entrevue, qui dura plusieurs heures, Nagy raconta son calvaire depuis le 23 octobre. Le professeur fut autorisé à nous rapporter ce récit et à le publier. Mais, peu après minuit, le téléphone sonna, et le directeur de l'agence officielle d'infor- mation (M.T.I.) nous fit savoir que Nagy nous demandait de surseoir à la publication de cette interview, la parution d'un tel article étant susceptible de faire échouer les négociations en cours avec les Russes. Nous dûmes retirer les pages déjà imprimées. Mais les paroles non imprimées étaient sans valeur. Les tracts dirigés contre le Premier Ministre se multipliaient. On nous posa même la question: « Vous les étudiants, avec qui êtes-vous? Avec les ouvriers, ou avec les traîtres ? » Le Comité Révolutionnaire de l'Université se décida alors à accomplir un acte décisif: il résolut de publier l'in. terview sans l'autorisation de Nagy. En même temps que des étudiants en automobile distribuaient des tracts communiquant en quelques phra- ses la vérité, nous, les rédacteurs qui d'ordinaire le matin rangions le matériel, l'après-midi écrivions, et le soir imprimions nous partîmes chargés de journaux. Nous collâmes les numéros sur les murs, de préfé. sur les manifestes ou affiches extrémistes. Un individu attaqua l'un des nôtres, mais celui-ci n'eut pas à se défendre; les spectateurs se chargèrent de chasser l'agresseur. C'était le jour où Nagy proclama la neutralité. Au soir de cette même journée, les représentants de toutes les usines se réunirent pour décider de la continuation de la grève. En qualité de journaliste, j'assistai à cette réunion. Bien que la révolution nous ait beaucoup instruit, ce fut là, seulement, que je réalisai combien les ouvriers sont conscients de leurs responsabilités. La question était posée: peut-on continuer la grève générale, sans cisquer un désastre économi- que? Sinon, quelles usines doivent, les premières, reprendre le travail? Les deux ministres présents (qui avaient appartenu au Cabinet Geroë) dressèrent un tableau très noir de la situation. La réunion a commencé tard dans la soirée. Le premier orateur fut le Ministre du Ravitaillement, lequel demanda qu'il soit mis fin à la grève et décrivit la situation sous un jour des plus sinistres. Le Ministre de l'Industrie lui succéda et émit un avis semblable en ce qui concerne l'ensemble de l'industrie. Alors parlèrent les délégués des usines, et d'abord un délégué des grandes gares de marchandises de Budapest: celui-ci nous apprit que des centaines de wagons chargés de vivres se trouvaient à Budapest et que seuls les hommes manquaient pour les décharger. Un ouvrier des usines de conserves déclara ensuite qu'à son avis il fallait que dans cette branche d'activité le travail reprenne. Mais il contredit le ministre qui avaient prétendu que les réserves ne permettraient de tenir que dix jours, en affirmant qu'elles étaient beaucoup plus importantes. Le plus grand silence accueillit l'intervention d'un ingénieur des mines, haut fonctionnaire, qui décrivit le danger qu'il y avait à pour- suivre la grève dans les mines; l'eau, le gaz menaçaient et la catastrophe était proche. Son discours fut approuvé par tous. rence 91 - Il fut suivi par l'intervention d'un président de Conseil Ouvrier, qui proposa de rétablir les communications dans la capitale (ce qu'ac. cepta ensuite le représentant des communications urbaines) et la for- mation de divisions ouvrières en vue d'assurer la défense de la capitale. Les délégués décrivirent donc la situation en des termes véri- diques : il n'était pas question de désastre. Les mines devaient reprendre le travail pour éviter des inondations. Le travail devait aussi reprendre dans l'industrie alimentaire, pharmaceutique et dans les fabriques d'ar- mes. Les ouvriers des autres usines devaient prendre les armes. Telle fut la résolution adoptée lors de cette réunion, bien que les affiches rédi. gées auparavant par les mêmes délégués appelaient encore à la grève générale dans tout le pays jusqu'au moment où le dernier Russe quit. terait le sol hongrois. La situation avait évolué, et les ouvriers avaient pris les décisions nécessaires. Ce sont ces propositions que le représentant de l'Université ras. sembla en une motion unique. Je me souviens qu'un délégué, intarissable dans ses critiques contre les autres, ne se privait pas de se couvrir de louanges. Nul n'intervint, mais un silence total suivit ses derniers mots. Lorsque par la suite il se permit encore de s'exclamer, on lui ferma la bouche (sans que ce soit là une image). La réunion se prolongeait. Vers minuit, un officier s'approcha sou- dain du président auquel il transmit une nouvelle. On vit tout de suite que celle-ci était désagréable, et le silence se fit. On entendit alors la radio qui annonçait : « Attention! A tous les aéroports: les troupes soviétiques occupent les aérodromes pour assurer le transport immédiat des familles et des blessés. N'ouvrez pas le feu ! Je répète... » Les délégués tressaillirent et voulurent interrompre la réunion. Ils voyaient déjà les tanks russes dans les faubourgs. Nous, les quelques étudiants qui étions présents, ne crûmes point à une attaque des Russes. Notre orateur prit la parole et proposa une résolution qui réunissait les mesures proposées. Il réussit à calmer l'assemblée. Mais ni lui ni nous n'avions malheureusement raison: seuls les ouvriers pressentirent les événements. Au cours des deux jours suivants, nous commençâmes à diffuser les émissions de la Radio de la jeunesse. Une usine nous offrit son émetteur de 2 kw. Le studio fut établi à l'Université, où tout le pro- gramme était enregistré sur bandes de magnétophone. Ce programme comprenait avant tout des poésies révolutionnaires, anciennes ou mo- dernes. La radio officielle ne diffusait pas de tels programmes, les acteurs étant en grève. Ceux-ci se refusaient à participer à des émissions avant d'être assurés que la station ne dise que la vérité. Mais dans notre émission il y avait l'entière vérité, et il y avait aussi l'art. A l'aube du 4 novembre, nous venions de terminer l'enregistrement de notre programme de ce jour et nous contrôlions la bande, lorsque nous entendîmes soudain des coups de canon. Nous ne voulûmes d'abord pas y croire. Mais la bande de magnétophone qui contenait une poésie de Jozsef Attila nous expliqua poétiquement que nous étions devant l'une des plus grandes trahisons de l'histoire. Nous entendîmes les vers suivants : Instruis ton enfant : Les brigands ce n'est que des hommes ; Les sorcières que des marchandes, des sacs. Ce sont des chiens aboyants, et non des loups. Qu'ils marchandent ou qu'ils raisonnent Tous troquent l'espoir contre de l'argent, Celui-ci vend du charbon, celui-là de l'amour Et quelques-uns vendent de la poésie. Et console ton enfant, si cela peut le consoler De savoir que toute la vérité est là. Berce-le avec un conte nouveau Celui du communisme fasciste 92 caux... A ces mots nous n'avons pu résister et nous avons coupé l'appareil. Le 8 novembre, j'ai parlé avec un jeune tankiste soviétique. Il était si audacieux qu'il descendit de son char et entra dans notre ruelle. Il cherchait des armes; nous l'aurions tué facilement, mais il était si jeune, avait l'air si effrayé... et ses yeux cherchaient des regards ami. La conversation fut assez longue à s'engager, mais devient de plus en plus intime. Nous lui montrâmes le grand magasin de la rue voisine incendié par les obus d'un char russe, en lui demandant si cette destruc. tion était nécessaire pour anéantir les « fascistes ». Il évita d'abord de répondre directement, puis il tira de la poche de son manteau un de nos tracts bilingues. Le texte disait: « Soldats soviétiques! Quittez notre pays! Nous ne sommes pas fascistes : nous voulons seulement vivre librement! Rentrez chez vous : nous ne vous en voulons pas et personne ne veut vous attaquer. » Il relut le tract, qu'il connaissait sans doute bien et nous demande: « Est-ce vrai? » A quoi nous lui répondîmes : « Avons-nous des têtes de fascistes ? » Il continua: « On nous dit que c'est un mensonge, qu'il faut jeter ce tract et ne plus poser de ques- tions. » En disant ces mots, il remit le tract dans sa poche. Nous avions compris. Lui connaissait la vérité. Et j'ai songé à la poésie dont l'audition avait été interrompue par les canons soviétiques, poésie que se termine par ces mots : Car il faut un ordre dans le monde Et l'ordre est là pour assurer Que l'enfant serve à quelque chose Et que le bien ne soit pas permis Et si l'enfant reste bouche béé, Te regarde ou se plaint Ne te laisse pas rouler, ne crois pas Que c'est ta leçon qui l'affole. Regarde ce bébé rusé Il hurle pour qu'on le plaigne Mais tandis qu'il sourit au sein Il fait pousser ses ongles et ses dents. DEUX JOURS ENTRE LES AUTRES (Extraits de mon journal) Le matin du 31 octobre, je me rendis assez tôt à « Igazsag » (« Vérité »), journal paraissant pendant la révolution. Avant de partir pour la ville afin de regarder, de recueillir des nouvelles, je voulais savoir s'il n'était pas survenu quelque chose d'important et dont il eût fallu écrire. A la porte de la rédaction je rencontrai deux garçons de Székesfehésvar (chef-lieu d'un département situé à 60 kilo. mètres environ au sud-ouest de Budapest). Tous deux étaient ouvriers et ils étaient déjà venus la veille à Budapest, en moto. Ils avaient apporté des nouvelles (les choses n'allaient pas très bien à Székesfehér- var, la ville était sous le contrôle de l'armée et le commandant mili. taire ne voulait pas obéir à la révolution) et voulaient ramener des journaux. Ils s'étaient immédiatement remis en route la nuit était très froide pour regagner leur ville, avec l'intention de revenir le lendemain en camion. Et ils avaient fait ainsi, passant deux nuits sans dormir. Ils me demandèrent d'aller avec eux à Székesfehérvar, si cela m'était possible, et d'emmener avec moi deux ou trois gars, un peu d'agi- tation étant nécessaire là-bas. Nous chargeâmes quelques liassses d' « Igazsag » sur le camion et nous partîmes pour l'Université. On doit pouvoir y trouver des gars pour venir avec nous, pensais-je. Puis: peut-être y a-t-il des tracts et des journaux de l'Université. Toute une foule attendait à l'Université: quelques-uns venaient de partir à l'imprimerie pour rapporter du ma- 93 tériel frais. Nous dûmes attendre nous aussi. Nous étions nerveux. Il était insupportable de devoir rester deux ou trois heures sans rien faire, alors que jour et nuit c'était la même chose, alors qu'il était interdit de s'écrouler de fatigue car toujours il y avait quelque chose à faire. Nous mâchions nos cigarettes. Enfin nous partîmes. Nous étions déjà cinq, car deux gars s'étaient immédiatement proposés pour venir avec moi. En cours de route, nous nous arrêtâmes plusieurs fois pour prendre des gens qui marchaient à pied au bord de la grande route. Cer- tains allaient jusqu'au prochain village, d'autres plus loin. Nous ne vîmes pas de Russes : ceux-ci s'étaient retirés à l'écart de la route. A Székesfehérvar nous nous rendîmes immédiatement au Conseil Révolutionnaire. Heureusement le Président du Conseil s'y trouvait en- core. La nuit commençait à tomber, et les autres membres du Conseil étaient déjà partis. Le calme nous sembla étrange, incroyable, qui con- trastait avec l'activité sans relâche des comités de Pest. Nous montâmes dans une salle de l'étage supérieur. Les deux gars qui m'avaient invité ne m'avaient rien dit sur le Président du Conseil, et il était à présent trop tard pour les interroger. Je ne savais pas avec qui je me trouvais. Lui non plus. C'était un homme de taille moyenne, au visage intelli- gent, un intellectuel, mais dont il était visible que le père labourait la terre. Les deux garçons se taisaient : l’un s'était assis dans un fauteuil de cuir sans même se séparer de son fusil. Je ne réfléchis que quelques secondes et je dis au Président pour quelles raisons j'étais venu. Je lui demandai de décrire la situation. Sa réponse m'étonna. Jusque-là en effet tout le monde avait loué la « Vérité », et selon moi avec raison. Or le Président du Conseil Révolutionnaire conimença à crier, en disant: l'article sur Székesfehérvar est un mensonge, il n'y a rien qui n'aille pas dans la ville, et leur radio (y avait-il une seule ville en Hongrie qui ne se soit pas procuré un poste émetteur?) avait déjà protesté contre cet article. Je me sentis mal à l'aise. Je n'osais pas regarder les deux garçons, et je pense qu'eux non plus n'osaient pas me regarder. Cet article en effet reproduisait leurs informations et c'était sur la foi de ses infor- mations que je les avais suivis. Mais je ne me laissais pas faire. Il s'est en effet révélé dans la discussion qu'il y avait eu un moment où tout n'allait pas bien: le commandant militaire, un lieutenant-colonel nommé Mikes avait été renvoyé. Le lieutenant-colonel Kemendy, dont la réputation était bonne, avait été nommé commandant des forces armées de la Transdanubie (partie occidentale de la Hongrie). Il n'était pas vrai que la rédactrice du journal local avait été emprisonnée pour des articles révolutionnaires. Elle avait été emmenée au siège du Parti, mais aussitôt relâchée. Depuis l’A.V.O. avait été désarniée. Les choses s'étaient passées facilement: les Avos étaient alors peu nombreux taine la majorité d'entre eux ayant été appelés à Budapest. Leur chef était d'accord avec les mesures prises à leur égard. Bref, il ne fut pas tiré un seul coup de feu. Les Avos étaient tous en prison. Ils étaient bien traités et on devait décider plus tard de leur sort, ce qui était la meilleure solution. Leurs camarades étant rentrés en douce de Budapest, ils étaient cent trente en tout, en taule, dans un calme total. La population était indignée par l'article de « La Vérité » d'autant plus qu'à la suite de celui-ci deux camions pleins de jeunes gens armés étaient arrivés de Budapest « pour aider Székesfehérvar ». En entendant ces mots, je me mis à sourire: il était étonnant de songer que pendant dix ans les journaux, la propagande n'avaient guère excité les gens et que, maintenant, un petit article faisait voler des insurgés armés d'une ville à l'autre. En dépit de ce sourire ces mots m'avaient fait du mal: je souffrais de m'être cité sans raison et aussi de ce que la « Vérité » eut menti. Mais je savais que le journal n'avait pas menti: ceux qui avaient apporté les nouvelles avaient quitté la ville depuis deux jours, à la veille des changements. Il n'y avait pas de contacts téléphoniques, les câbles ayant été noyés. Dans les jours où la situation se transforme à chaque instant, il est bien difficile de faire un journal: les hommes l'écrivent dans la rue. - une tren- - 94 Enfin nous nous séparâmes, chacun donnant raison à l'autre. Je voulus rencontrer la rédactrice du journal local. Peut-être m'appren- drait-elle quelque chose de nouveau. On me dit son nom: Rozsa Bokor. Ce nom me revint en mémoire, avec tous les souvenirs qui lui étaient attachés, et je voulus d'autant plus la rencontrer. Les deux gars de la ville m'indiquèrent le chemin et nous la tira- mes de son lit. Il me parut étrange de la retrouver et de discuter avec elle des problèmes de la Révolution, en pleine Révolution. Nous nous etions vus pour la dernière fois à Sztalinvaros. Elle était alors chef de la section culturelle du Conseil Municipal de Sztalinvaros, et moi un jeune écrivain qui voulais voir et apprendre. Cela se passait en 1953. Depuis je n'avais pas eu de ses nouvelles. Oui, il me parut étrange de la retrouver, rédactrice du journal révolutionnaire. Etrange et bon. Elle éprouvait des sentiments pareils, je le sais, car elle parla sponta- nément. Dans cette petite boîte qu'elle habitait, et où il y avait seulement place pour trois divans étroits comme celui d'où nous l'avions tirée, elle nous dit que tout lui semblait étonnant et qu'elle se sentait une autre femme: elle était devenue enthousiaste, fraîche, heureuse. Et pourtant elle avait cru qu'elle n'était plus capable d'éprouver de pareils senti. ments et que tout devait rester toujours gris et lourd comme le plomb. J'étais heureux qu'elle se soit retrouvée, que la Révolution lui ait rendu la foi. Nous nous regardâmes sans mot dire. Puis elle me demanda d'écrire un article sur la situation à Budapest, pour son journal. En particulier sur le fait que les ouvriers continuaient la grève: car des nouvelles leur parvenaient de Pest, selon lesquelles la grève était aban- donnée et les gens de Budapest trahissaient la Révolution. Je le fis et j'écrivis aussi qu'à Budapest on avait confiance en Imre Nagy et qu'il devait en être de même à Székesfehéravar. Je dormis, ou plutôt nous dormîmes les camarades de Pest qui m'accompagnaient et moi-même dans un internat de lycéens. Les deux gars nous quittèrent. A la porte nous nous heurtâmes aux « volontaires enthousiastes » qui repartaient pour Pest. Les lycéens m'ont engueule en apprenant que j'étais de la « Vérité ». Ils occupaient le bureau du directeur, pleinement conscients de leurs responsabilités, en tant que détachement de la garde nationale armée. Ils étaient étonnamment réso- lus, sages, décidés. On ne pouvait leur reprocher qu'une chose: d’agir et de parler avec trop d'enthousiasme. Mais ils ne différaient nullement des ( adultes ). Je leur expliquais en détail tout ce qui se rapportait à l'article. Pour refroidir un peu leur patriotisme local je les entraînais à la fenêtre: le calme et le silence régnaient, les magasins étaient tous ou- verts, alors qu'à Budapest... Oui, le calme, le quotidien qui émanaient des pavés, des rues de la ville m'étonnèrent: c'était comme si j'étais arrivé dans un autre monde. Comme si je ne respirais plus l'air de la Révolution. Et pourtant c'était bien elle. Mais Székesfehérvar est une ville de province, une ville où ce qui doit arriver s'effectue rapidement, et en ce moment la Révolution se déroulait déjà entre les murs. Au matin nous nous rendîmes au Conseil Municipal: je voulais ren. trer à Budapest et mes deux compagnons avaient l'intention de continuer sur Györ et Paja, afin de convaincre les gens d'avoir confiance en Nagy et de ce que la grève ne servait plus à rien. Car ce jour-là, premier no. vembre, la neutralité avait été proclamée. On me fit une place sur un convoi transportant des vivres. Cela fut vite fait, mais aimablement. Et pourtant ces gens avaient beaucoup à faire: ils devaient ravitailler la capitale. Je voyageai au milieu de paing. Le convoi était escorté par un jeune homme et une jeune fille blonde de 24 ou 25 ans, fusil à l'épaule. Ils étaient en route depuis trois jours, pratiquement sans arrêt. Pest avait taim. C'e ainsi que les paysans apportaient leur aide: ils envoyaient sur deux camions 16 veaux, et cela gratuitement. Ces veaux, je regrettais presque qu'ils dussent être abattus, mais les paysans, eux, d'habitude si regardants, ne le re- grettaient pas. Oui, cela m'impressionna de voyager sur un tas de pains cuits, la nuit passée, par les boulangers de Sz... Mais j'avais cruellement 95 - froid: l'air s'était refroidi et les vents qui déferlaient sur le camion me brûlaient la figure. Le camion de ravitaillement s'arrêta à Kelenfold (faubourg situé sur la rive droite, au sud). Mais durant ces journées toutes les voitures stoppaient pour prendre des passagers et j'arrivai, tout engourdi, sur la place Boraros, à Pest. Je descendis les grands boulevards: murs écroulés, chars incendiés. La caserne Kilian à moitié couchée sur la chaussée. Et les hommes affluaient dans les rues, sous la pluie froide qui commençait à tomber, mus par la curiosité propre aux habitants de Budapest. Au croisement des Grands Boulevards et de la rue Barros, un homme travaillait sur des planches qui étaient osées sur la grille du balcon du premier étage: il réparait le mur troué par les obus. Je m'arrêtai et le regardai longuement, distraitement. Puis je repartis vers la rédaction, en me disant: eh bien oui, la Révolution a triomphé. LES ARTISTES DE THEATRE ET DE CINEMA PENDANT LA REVOLUTION HONGROISE Le récit que je vais faire concerne des événements et des faits dont j'ai été le témoin. Je travaillais comme collaborateur scientifique de l’Association des acteurs de théâtre et de cinéma. Cette Association avait été fondée depuis plusieurs années par les communistes staliniens pour transformer à l'aide de cette Association l'opinion des artistes de théâtre et de cinéma. Mais cela n'a pas réussi malgré plusieurs changements dans la direction, changements imposés par le parti ; les artistes se méfie- rent longtemps et de plus en plus de cette Association; ils tenaient à leurs propres opinions. A la fin, même, les dirigeants de l'Association sont devenus membres et quelquefois chefs de l'opposition. L'opposition des artistes se renforça, surtout après 53 et, en 56, atteignit une telle ampleur qu’uncun des dignitaires de l'Association: président, secrétaire général, etc., ne pouvait rester en place. Ce fut à ce moment-là que le Praesidium démissionna et un Comité de six membres prépara les nou- velles élections. Ce comité était en opposition avec les staliniens mais il resta dans le cadre de l'opposition légale et c'est la raison pour laquelle il n'eut ni assez de force ni d'efficacité pour transformer la vie artistique du théâtre et du cinéma hongrois. Le comité de 6 membres préparait les élections pour le commencement de novembre 1956. Cette décision fut prise le 22 octobre. Le 23, avec la manifestation maintenant si connue des étudiants et de la jeunesse ouvrière, commençait la révo- Jution. Les acteurs n'en étaient pas absents; dès ce moment, des acteurs quelquefois de très grand talent participèrent aux manifestations de Budapest, déclamant la célèbre poésie de Petofi devant la statue du poète et devant la statue du général Bem, Polonais qui avait participé à la révolution hongroise de 1848; ce sont des acteurs qui, à ce mo- ment, se sont fait les porte-parole de l'opinion publique nationale. La manifestation générale avait lieu devant l'édifice de l'Assemblée natio- nale; les acteurs furent obligés en général de quitter la manifestation pour aller jouer dans leurs théâtres. Je me suis rendu dans l'antichambre du théâtre où l'on donnait une pièce déjà connue en France: Galilei de Laszlo Németh. L'un des meilleurs acteurs du théâtre national jouait le rôle de Galilei; c'était lui qui avait déclamé la poésie de Petöfi devant la statue du général Bem. Nous avons attendu impatiemment le discours du Secrétaire général du partie communiste Geroë, prévu pour 20 heures. Avec l'aide d'une T.S.F. portative installée dans les loges, nous écouté. Nous étions tous déçus et nous sentions que cette huile jetée sur le feu aurait de graves conséquences. Même pendant la représenta- tion, nous avons eu les nouvelles de la bagarre qui commençait à ce moment-là devant l'édifice de la radio de Budapest. On ne voyait pas encore clairement quelles conséquences aurait cette bagarre. Peut-être et nous l'avons cru à ce moment-là cela ne durerait pas longtemps; avons ne ce serait fini dans la nuit, mais quelles en seraient les conséquences? Le spectacle fini, les hommes sont rentrés chez eux, inoi aussi. Le lendemain nous avons su que la lutte n'avait pas cessé pendant la nuit, que les forces révolutionnaires, malgré notre méfiance, malgré notre incrédulité, s'étaient montrées beaucoup plus fortes qu'auparavant. A ce moment-là déjà un grand nombre d'acteurs participaient à la lutte. Un grand nombre participaient aux organisations révolutionnaires chargées de la propagande de la révolution. Dans les provinces, c'était déjà dans chaque ville que c'étaient formés des comités révolutionnaires. Les acteurs et les metteurs en scène de ces théâtres étaient toujours parmi les dirigeants où les mem- bres des comités révolutionnaires. Je ne nommerai pas les acteurs ni les metteurs en scène qui ont participé à la révolution parce que j'ai peur que ceux qui sont restés en Hongrie ne subissent des conséquences graves d'un récit qui porterait leurs noms; d'ailleurs, leurs noms diraient pas grand chose au public français. J'espère que les lecteurs auront confiance dans mon récit et accepteront ce que je dis. Parmi ces acteurs, se trouvaient les meilleurs éléments du théâtre hongrois et aussi du cinéma hongrois car il ne faut pas oublier de dire que, de leur côté, les cinéastes ne sont pas demeurés inactifs. Ils formèrent des équipes qui participèrent à la révolution les armes à la main; quelques-uns devinrent chefs d'équipe de guérillas; les autres, avec leurs appareils, ont tourné plusieurs milliers de mètres de pelli- cule. Et même ceux qui n'ont pas tourné ou qui n'ont pas combattu ont participé aux manifestations. Il y avait déjà des cinéastes présents aux manifestations du 26 octobre, devant l'Assemblée nationale, quand la police politique a tiré sur la foule. Cet acte cruel de la police politique fut le motif décisif pour lequel toute la population de Budapest se souleva contre la police politique. Cette lutte, au bout de trois jours, porta ses fruits. Le pouvoir était désormais entre les mains des troupes armées de la révolution, dans Budapest et dans les provinces. C'est alors que les théâtres ont repris leur activité, non spectacles, mais en se réorganisant. A partir du 28 octobre, les comités révolutionnaires des théâtres se sont formés. C'est le Théâtre National qui a donné le signal avec l'élection d'un comité révolutionnaire, et les autres théâtres l'ont suivi. Pour donner une idée de l'atmosphère des théâtres durant ces jours-là, je voudrais raconter une réunion du comité révolutionnaire du Théâtre National. La réunion avait été annoncée à la radio pour le 28 octobre; les acteurs et les ouvriers du théâtre se sont réunis vers 11 heures dans le foyer du Théâtre National; on sentait immédiate- ment qu'il se passerait quelque chose de très important; il y avait une agitation générale. Quelques acteurs du Théâtre National avaient parti- cipé, pendant la révolution, aux émissions de la radio ; leur participation n'était généralement pas bien accueillie, car durant cette période, la radio de Budapest tantôt disait la vérité, tantôt mentait en faveur des staliniens. Ces acteurs étaient considérés comme des collaborateurs du régime stalinien, comme des collaborateurs des troupes soviétiques attaquant la Hongrie. Une seule actrice, une des meilleures, peut-être la plus grande actrice du Théâtre National, s'est montrée très auda- cieuse durant ces journées-là; elle avait été invitée à participer à une émission de la radio; elle avait accepté, à condition de dire tout ce qu'elle voulait et de ne pas être contrôlée. Au moment où elle se trouvait devant le micro, elle déclara: « Je considère cette lutte du peuple comme juste, et je considère ces hommes comme vraiment révolution- naires; je considère l'attaque menée contre eux par la police politique et par les troupes soviétiques comme une agression, et je ne veux ni jouer, ni paraître sur scène, devant le micro, ou dans les studios de cinéma tant qu'un seul soldat étranger se trouvera sur notre territoire. » Ce matin-là, elle fut félicitée par tout le monde pour son audace. La séance fut ouverte par le directeur du Théâtre National qui proposa en quelques paroles l'élection d'un comité, nouvel organe directeur du Théâtre National. Puis il donna la parole à un jeune acteur d'un autre avec des 97 - a com- grand théâtre de la capitale qui lut une lettre de quelques membres importants de ce théâtre, lettre dans laquelle il proposait à tous les. autres théâtres de la Hongrie de faire grève, de s'opposer aux troupes hostiles de l'Union Soviétique et à la police politique, de prendre part à la révolution et de ne pas travailler tant que le pays ne serait pas entièrement libre. Il fit figurer dans cette lettre les autres revendications politiques et économiques, connues et acceptées à ce moment, en général, par tout le monde. Après son intervention, la secrétaire de la cellule communiste de l'organisation du Théâtre National proposa une liste improvisée sur le champ pour le comité révolutionnaire. On se tut, puis une voix s'est élevée: « Pourquoi ces hommes là ? Nous n'avons rien contre eux, mais nous en voulons encore d'autres. » Et on mencé à faire désigner tout à fait ouvertement les membres du comité révolutionnaire; on a voté ouvertement. Etaient acceptés pour membres du comité quelques acteurs de premier ordre du Théâtre National, des ouvriers qui travaillaient dans le Théâtre National, et quelques hommes de l'administration qui avaient l'estime générale. À peine élu, le Conseil désigna un Comité plus restreint de trois membres pour ré- soudre les problèmes urgents; il délégua quelques hommes aux élec- tions du comité révolutionnaire de notre association convoqués pour le début de l'après-midi. La réunion s'est terminée dans une très grande agitation, parce qu'à ce moment-là la lutte dans les rues contre la police politique a repris: la police s'était réinstallée dans quelques maisons autour du Théâtre National. Nous avons réussi très difficile. ment, en passant par les ruelles entre le Théâtre National et le siège de notre association, à arriver à la réunion de notre association; là, nous avons retrouvé quelques centaines d'acteurs et d'artistes des divers théâtres et des studios qui attendaient impatiemment l'ouverture de la séance. Cette réunion elle-même fut très agitée, plus agitée même que celle du Théâtre National, parce qu'on y discutait aussi. Quelques hommes, quelques acteurs ont tenté de contredire les orateurs ou leurs interlocuteurs qui parlaient de la nécessité d'une transformation, d'une épuration du monde théâral. Ils ont voulu modérer en quelque sorte la révolution, et quelques-uns exagéraient dans le sens contraire. Alors se levèrent des acteurs très connus, plus ou moins âgés, qui, avec une sagesse très appréciable, ont dit: « oui, il faut épurer le monde du théâtre et du cinéma des hommes qui étaient des staliniens féroces et qui n'avaient pas assez de talent pour mériter le poste qu'ils avaient. qui n'étaient pas du métier, qui étaient imposés par le gouvernement ou par le parti; mais il ne faut pas oublier que parmi les communistes, il y a des hommes honnêtes, il y a de bons acteurs et que nous avons besoin d'eux. » Ensuite, on a élu le comité provisoire de notre asso- ciation; y figuraient des délégués de chaque théâtre, élus d'abord par cette réunion, puis remplacés par des délégués élus dans les réunions des théâtres. Y figuraient des délégués des théâtres de province provi- soirement acceptés et qui plus tard furent changés par les théâtres eux- mêmes; y figuraient enfin des délégués des studios cinématographiques. 5 . Tous ces hommes-là avaient pour principal but l'épuration des sta- liniens, l'épuration des hommes imposés par la force et la préparation d'une nouvelle organisation théâtrale. Les élections des comités révolu- tionnaires des divers théâtres et des studios s'étaient déjà déroulées sous le contrôle de ce comité-là. Il donnait son point de vue aux orga- nisateurs des élections leur demandant de tenir compte, même en ce qui concerne les hommes imposés et non spécialistes, du point de vue humanitaire. Par exemple, il y avait des secrétaires du parti, des secré- taires du théâtre, des administrateurs, ou même des administrateurs préposés aux uestions artistiques; dans tous ces cas-là, notre comité donna le conseil de les maintenir dans un poste administratif s'ils ne pouvaient avoir d'autre emploi pour l'instant. En revanche, notre comité conseilla le licenciement immédiat de ceux dont le comportement anté- rieur n'avait pas été conforme aux principes humanitaires; le comité s'opposa aux tendances sporadiques qui voulaient éloigner tout homme, tout artiste communiste titulaire d'un poste quelconque, d'un quelconque 98 eu се sous rôle directeur dans la vie théâtrale. D'ailleurs, parmi les membres de notre comité, ou des autres comités de théâtre, on trouvait toujours d'anciens communistes qui ne se considéraient plus, dès ce moment, je crois, comme communistes. On y trouvait aussi des hommes de diverses tendances politiques: anticommunistes ou d'autres dont on ne pouvait pas bien, à ce moment-là, définir quelle était l'opinion politique exacte, car ce qui prévalait, c'était l'unité nationale, l'unité des idées pour défendre notre liberté, pour imposer aux forces hostiles toute la volonté nationale, pour imposer un système démocratique et un sys- tème de liberté économique et politique. En général, les élections des comités révolutionnaires ont résultat que les dirigeants des divers théâtres, compromis ou non le régime stalinien, ont démissionné; il y en a plusieurs qui ont été réélus dans les comités révolutionnaires des théâtres où on les a main- tenus dans leur poste de directeur du théâtre. Le directeur étant nommé par le gouvernement, et la réélection d'un directeur parmi les membres d'un théâtre signifiait qu'il était vraiment un homme du métier, og un homme dont l'humanité et la valeur étaient incontestables. Ce sont surtout les théâtres de province qui ont fait confiance à leur ancien directeur. Les théâtres de la capitale ont presque toujours changé de direc- teur, mais souvent les anciens directeurs prenaient place dans le comité révolutionnaire. Ces élections se déroulaient sous le contrôle du comité révolutionnaire de notre association; et il faut dire que le comité révo- lutionnaire de notre association exerçait toujours un rôle modérateur sur les exagérations éventuelles et tendait toujours à l'établissement et au renforcement de l'unité nationale. Les dirigeants de notre comité révo- lutionnaire ont énormément travaillé durant ces jours-là. Voici cominent se déroulait une journée d'activité du comité: le comité se réunissait généralement vers 9 heures ou vers 8 h. 30, dans le local de notre association, presque toujours entier. On écoutait le compte-rendu des divers membres qui expliquaient les événements de la veille ou le programme des activités de la journée dans les divers théâtres. On discutait sur les mesures prises par les divers comités révo- lutionnaires des théâtres; on donnait alors immédiatement des conseils et des directives. Ensuite les membres partaient pour les théâtres et revenaient en général l'après-midi. Pendant ce temps les membres qui étaient délégués permanents du comité révolutionnaire restaient dans le théâtre pour discuter des problèmes de la collaboration avec le gouver- nement ou avec les comités révolutionnaires des intellectuels, des étu- diants et les autres comités révolutionnaires du pays. L'après-midi avaient lieu de nouveau des comptes rendus, des discussions et des informations mutuelles. Cela durait jusqu'au soir et, en même temps, on cherchait de temps en temps à aider les divers théâtres et les divers artistes qui se trouvaient manquer d'argent: en effet, à cette époque, certains théâtres se sont trouvés manquer du contact avec les banques nécessaire pour pouvoir prendre l'argent pour payer les artistes et les membres du théâtre. C'est alors que les comités révolutionnaires sont intervenus auprès du ministère où se trouvaient quelques fonctionnaires ou auprès des organes de direction; ou bien ils empruntaient de leur propre caisse l'argent disponible sur le moment. Ainsi on travaillait tard dans la soirée. Puis les artistes rentraient chez eux parce que la nuit tombait et que dans l'obscurité il n'était plus tout à fait sûr de marcher dans les rues et dans certains quartiers de la ville: il y avait encore la menace de la police politique. Je me rappelle qu'un soir lorsque nous rentrions en petit groupe, nous avons observé que du toit d'une église, des agents de la police politique tiraient sur les passants qui passaient à proximité; avons dû faire un grand détour pour pouvoir suivre une autre rue. Mais les agents de la nouvelle police, c'est-à-dire une certaine formation qui comptait d'anciens membres de la police, d'anciens membres de l'armée et des insurgés, mainte- naient l'ordre, et jusqu'au matin, les agents de la police politique étaient dans l'impossibilité de nuire. On pouvait travailler jusqu'à 7 ou nous 99 8 heures du soir; vers 8, 9 ou 10 heures du soir, nous rentrions déjà chez nous. Le retour durait assez longtemps car les moyens de trans- ports urbains étaient en grève. Même durant ces journées de grève, les théâtres faisaient déjà des préparatifs pour la réouverture des salles ; ils discutaient pour savoir quelles seraient les pièces qu'ils pourraient monter après leur réouverture. Dans le répertoire, on a choisi les pièces les meilleures, les plus actuelles; on a pensé à des reprises et on cherché de nouvelles pièces qu'on pourrait désormais jouer librement. Parmi ces pièces figuraient plusieurs pièces d'auteurs français modernes, des pièces d'Anouilh, de Jules Romains ou de Sartre, etc... On voulait faire un choix dans toute l'ampleur et la complexité de la littérature internationale. а Le comité révolutionnaire de notre association s'occupait en même temps des négociations avec le gouvernement. On a négocié surtout la participation des acteurs aux émissions de la radio; le 23 octobre, très peu d'acteurs ont participé aux émissions et même, ces acteurs ont été dupés: ils ont cru qu'ils appuyaient le premier ministre Imre Nagy, alors qu'à la radio on n'était pas sous l'autorité du premier ministre: pendant plusieurs jours on fut dirigé par des staliniens qui utilisèrent la collaboration des acteurs en faveur des tendances staliniennes. Ces acteurs étaient généralement mal vus de leurs collègues ; on leur a même fait des reproches; mais ces acteurs n'étaient pas des staliniens : la preuve en est, en premier lieu, leur inactivité durant le gouvernement Kadar. Le gouvernement Imre Nagy, après le 28 octobre, quand il avait déjà en sa possession une certaine force: la radio et certaines organi- sations d'Etat, exigeait la collaboration des acteurs; mais les acteurs, déjà déçus par l'attitude de la radio, ne voulaient pas collaborer aux émissions ; ils ont exigé un contrôle des éléments artistiques (écrivains, acteurs, journalistes) sur les programmes de la radio. Cette négociation dura jusqu'au 1er novembre; le 1'' novembre est resté une journée très mémorable pour moi. Le matin du 1° novembre, un délégué personnel d'Imre Nagy est venu pour se mettre d'accord avec notre comité révolutionnaire et il nous a exposé toutes les difficultés de la situation. Il nous a annoncé que les troupes soviétiques recom- mençaient à envahir la Hongrie, venant de l'Union Soviétique; il a attiré notre attention sur la menace de l'Union Sociétique et a réclamé l'unité nationale contre cette menace. Notre comité se mit d'accord avec lui sur tous ces points: il faut vraiment réaliser l'unité nationale, les acteurs doivent donner leur collaboration aux émissions de la radio et les théâtres peuvent reprendre leur travail à condition que le pre- mier ministre déclare ouvertement la situation: l'activité des acteurs ne sera pas considérée comme une trahison par la population qui n'a plus confiance dans la radio. Certes ce n'était pas chose facile pour le premier ministre. Mais le soir même tout le monde savait déjà, en parcourant son discours prononcé à la radio, quelle était la situation de la Hongrie; nous avons entendu chez nous, dans le local de notre association, sa déclaration de neutralité. Après cette déclaration, toute l'attitude du comité révolutionnaire s'est transformée: ses membres se sont mis d'accord avec les dirigeants de la radio sur leur collaboration et ils ont préparé un programme qui fut diffusé le soir même (2. no- vembre). Ce programme comportait des poésies classiques et des poésies modernes. Ce sont surtout les membres de notre comité révolutionnaire qui ont collaboré à cette émission; ils ont d'ailleurs annoncé officiellement et solennellement qu'ils reprenaient leur travail en faveur du gouver- nement. Aucune voix ne s'est élevée contre eux; tout le monde était d'accord pour dire qu'ils avaient fait ce qu'ils devaient faire, leur devoir national. L'unité nationale s'est renforcée par et à travers les acteurs. Le 3 novembre fut une journée très grave et très difficile: notre prin- cipale activité était d'organiser des équipes d'acteurs pour donner diverses représentations dans les hôpitaux et dans les casernes des divers groupements militaires de Budapest; nous avons commencé par communiquer aux théâtres de province des conseils pour leur faire 100 reprendre leurs activités; on a envisagé la reprise de l'activité des théâtres pour la semaine suivante, sinon par des spectacles, du moins par des répétitions. Pendant la journée, nous avons rédigé un manifeste des acteurs et des artistes hongrois pour tous les artistes de théâtre et de cinéma du monde entier; nous avons traduit ce manifeste en plu- sieurs langues et nous l'avons remis à la station émetteur de Budapest, en lui demandant de le diffuser le jour suivant, c'est-à-dire le 4 novem- bre. Les cinéastes hongrois ne restaient pas inactifs : ils ont réorganisé les trois studios de Budapest; ils ont élu des comités révolutionnaires ainsi que des membres des comités directeurs des usines, parmi les meil- leurs techniciens et les meilleurs artistes des studios; la réorganisation ds studios avait pour but une liberté totale de l'expression artistique; cependant les cinéastes, durant ces journées, ne sont pas révélés comme des artistes, mais bien comme des historiens : les équipes, for- mées déjà depuis plusieurs jours, qui ont pris des vues sur les champs de bataille de Budapest, ont continué leurs activités en relatant, en immortalisant la vie d'un pays libre; ils ont tourné à nouveau plu- sieurs milliers de mètres de pellicule: ces pellicules pourraient servir de document absolument irréfutable sur la vérité de la révolution hon- groise, mais malheureusement elles sont pour le moment entre les mains de la police politique hongroise. se Qu'arriva-t-il après la terrible journée du 4 novembre ? Les armes ont recommencé à parler. Plusieurs artistes, acteurs, metteurs en scène, cinéastes se sont engagés de nouveau dans la lutte. Ils ont été de vrais héros; ils ont bien lutté, mais la force de l'armée soviétique était bien plus grande que celle des résistants hongrois. Après une semaine la capitale était occupée. Les artistes sont retournés dans les théâtres. Ils y furent contraints surtout parce que le ravitaillement de Budapest, durant cette semaine, était devenu très mauvais. Auparavant, il était très bon, même pendant les jours les plus difficiles de la révolution. Maintenant les artistes manquaient des aliments les plus nécessaires. Notre association reprit le travail, elle organisa le ravitaillement des acteurs avec l'aide des quelques usines et des quelques volontaires qui partirent dans la campagne et revinrent avec des provisions. C'était l'activité principale de notre association; mais le comité révolutionnaire ne s'est pas découragée il a continué aussi son activité politique; il avait pour but la continuation de la grève des artistes. Vraiment, après le 4 novembre, trois acteurs seulement ont été assez lâches pour colla- borer avec le gouvernement Kadar durant les premiers jours; aucun autre artiste ne s'est présenté au studio de la radio de Budapest ou d'une autre radio de province. C'était de nouveau la grève: sans organi. sation, sans aucun mot d'ordre, les artistes se donnaient pour tâche nationale principale de ne pas collaborer avec l'agresseur. Bien tendu, cette grève devenait de plus en plus difficile. Les troupes sovié- tiques ont commencé, surtout dans les provinces, à contraindre les acteurs à collaborer avec elles; ils se sont rendus dans les théâtres avec des forces armées et ils ont voulu forcer les théâtres à jouer devant leurs soldats. D'ailleurs, durant ces jours-là, le public hongrois n'aurait pas assisté aux spectacles du théâtre; mais les troupes soviétiques exigeaient qu'on les distrayât. L'activité du comité révolutionnaire de l'Association, après le 4 novembre, était bien différente de celle d'avant le 4 novembre. La journée ne commençait que vers les 10 ou les 11 heures; les membres du comité révolutionnaire se réunissaient pour discuter les problèmes de l'heure: comment protéger les bâtiments des théâtres, comment s'y prendre pour maintenir la grève et comment réussir à avoir les ali- ments nécessaires. Entre temps, les collaborateurs de l'Association com- mencèrent à distribuer les aliments reçus ou achetés ; on a distribué du lait et du beurre pour les enfants; on a distribué de la viande, du pain, des pommes de terre et quelques autres aliments qu'on a réussi à trouver dans la capitale. Cela durait jusqu'à midi et tout le monde restait au siège de l'Association parce que le restaurant avait commencé à fonctionner et on vendait des plats aux artistes. L'après-midi, la même en- 101 activité se poursuivait jusqu'à 3 ou 4 heures; en effet, au premier signe de la soirée, tous les hommes quittaient très subitement le bâti- ment et se dépêchaient de profiter des dernières heures du jour pour regagner leurs maisons, car, à ce moment-là, non seulement il y avait le couvre-feu à 7 heures du soir, mais dès 4 ou 5 heures on ne trou- vait plus personne dans les rues. On passait les soirées dans l'angoisse, en se demandant ce qu'il fallait faire: pourra-t-on vivre paisiblement, pourra-t-on supporter la nouvelle « paix », le nouveau joug qu'on nous a imposé par force. Nous avons tenté de nous mettre en contact avec les acteurs et les artistes de la Tchécoslovaquie, de la Pologne, de la Roumanie, et nous avons demandé une aide. Cela n'a pas réussi. Je suis convaincu que, malgré l'opposition des gouvernements tchèque et roumain, les acteurs de ces pays nous auraient aidés, et la sympathie de ces acteurs, de ces artistes était de notre côté; quant aux artistes polonais, nous étions sûrs de leur sympathie et de leur aide. Comme je l'ai déjà dit, toutes nos tentatives furent entravées : la situation était très triste, nous ne savions plus que faire; une seule chose était sûre: il ne fallait pas collaborer avec le gouvernement actuel car il n'était que le gouverne- ment de marionnettes de l'armée d'occupation qui nous opprimait. Que pouvions-nous faire? Résister aux côtés du peuple et c'est ce qui s'est s'est passé: les directeurs qui avaient donné leur démission pendant la révolution n'ont pas repris leur poste, bien que le gouvernement les y encourageât. Ils sont restés éloignés de l'activité des théâtres; les théâtres se sont bornés à réparer les plus grands dommages subis par leurs bâtiments et aux permanences les plus nécessaires. C'était le moment où, désespéré moi-même, j'ai quitté ma patrie. Quelques jours avant, avaient commencé les arrestations en masse, la répression contre les intellectuels. On pouvait attendre des répressions contre notre comité révolutionnaire aussi ; je ne me suis pas trompé. J'ai su déjà à Vienne qu'on avait fait des perquisitions dans le local de notre association. Quelques membres du comité révolutionnaire ont été jetés en prison. Plus tard, ils ont été remis en liberté; mais qui sait ce qui les attend encore? La situation actuelle, je ne la connais plus que par de très vagues nouvelles et par les récits de quelques émigrés récemment venus: on sait ainsi que l'activité artistique a repris. J'espère que les forces artistiques de notre peuple, les artistes qui ont subi déjà tant de difficultés et de peines trouveront quelque forme d'expression pour pouvoir manifester l'opinion de leur peuple. C'est leur tâche, tandis que celle des émigrés est de raconter la vérité, de publier la vérité sur la Hongrie et sur la révolution hongroise. C'est pourquoi j'ai fait ce récit. On pourrait se demander pourquoi on insiste tellement sur le rôle du théâtre et du cinéma dans la révolution hongroise. C'est parce que les théâtres et les cinémas ont eu une grande importance dans la révo- lution. Pour comprendre cela, il faut dire que les théâtres, dans la Hongrie, n'ont pas le même rôle social que celui que je leur vois jouer en France. Les théâtres n'y sont pas considérés comme des lieux d'éva- sion, ou comme des lieux de plaisir artistique. Les théâtres sont aussi des organes politiques très importants; ce rôle des théâtres remonte à plusieurs siècles en arrière dans l'histoire de la Hongrie mais s'était renforcé surtout après la deuxième guerre mondiale et surtout par l'action des communistes staliniens; ils exigeaient que chaque repré- sentation, chaque première des théâtres fût un événement politique. Tel était le programme qu'ils imposaient aux théâtres; les théâtres ont continué à jouer le rôle politique qu'on leur demandait de jouer, seu- lement c'était aussi un rôle d'opposition. Ce dernier rôle n'apparut, bien entendu, qu'après 1953; mais dès 1953, la majorité des spectacles qui étaient montés avaient pour but la clarification des idées et des sentiments ; c'était des pièces nouvelles hongroises, des pièces modernes des autres pays qu'on avait pu avoir et même des pièces classiques qui servaient à de tels buts. C'est pourquoi plusieurs pièces modernes hon- 102 encore au commen- groises ou plusieurs classiques ont été interdites ou déconseillées. Ce fut le cas d'un de nos plus grands classiques hongrois: la Tragédie de l'homme connu, je crois, à Paris par une émission de la radio et ce fut le cas aussi de pièces modernes comme la pièce déjà citée de Galilei, et d'autres Tout autant que les théâtres, les acteurs étaient contraints par le régime stalinien à avoir un rôle politique. On a cherché à les popula- riser dans de tels rôles, on les a forcés à prononcer des discours poli- tiques au moins en faveur du mouvement de la paix. Les acteurs savaient d'ailleurs se prévaloir de cette réputation politique et sociale et c'était une tradition des acteurs hongrois qui remonte cement du XIXe siècle. Mais on pourrait demander pourquoi les théâtres et les acteurs sont entrés dans l'opposition, pourquoi ils ont pris le parti de la population et non celui des dirigeants alors que, peut-on dire, une partie des acteurs comptait parmi les privilégiés du régime. Oui des privilégiés qui gagnaient beaucoup plus, bien entendu, qu’un ouvrier moyen, qu'un employé moyen, qui figuraient parmi les dignitaires et recevaient des distinctions. C'est pourtant parmi ces derniers qu'on trouva parfois les plus forts opposants, les ennemis du régime. Pour répondre à la question, il faut considérer deux facteurs : D'abord, le régime n'avait pas les moyens de sa politique; pour corrompre par les privilèges accordés les acteurs et les transformer en propagandistes de l'oppression et en oppresseurs, il aurait fallu que les privilèges accordés fussent de véritables privilèges. Même si les acteurs avaient des salaires supérieurs au salaire moyen du pays, ils n'avaient pas un salaire suffisant pour satisfaire tous les besoins essentiels d'un acteur. Par exemple un acteur ne pouvait pas avoir facilement les com- modités nécessaires à son travail intellectuel et psychologique si fati- gant: d'abord ils étaient surchargés de travail, ils figuraient presque chaque soir sur la scène et, en même temps, ils prenaient part aux émis- sions de la radio, au tournage et au doublage des films. On peut demander pourquoi les acteurs faisaient tout ce travail... C'est parce qu'ils manquaient d'argent et qu'avec un travail triple ou quadruple ils pouvaient gagner de quoi avoir un logement confortable, de l'eau chaude dans la salle de bain, un appareil de radio (pas de télévision puisque la télévision hongroise ne fonctionne pas encore), un magné- tophone pour se contrôler, ou encore, parfois, des appareils de photo ou une caméra de format réduit, très rarement d'ailleurs, je le pré- cise; parfois même une automobile. Sans doute trouvez-vous extraor- dinaire qu'un acteur de premier ordre ait de la peine à s'acheter une automobile; telle était pourtant, en Hongrie, la situation; cependant une automobile à Budapest ne serait pas un objet de luxe car la ville est assez grande. Manquait aussi aux acteurs la possibilité de développer libre- ment leurs talents. Ils n'avaient pas l'occasion de voyager dans les autres pays; c'est seulement depuis deux ans, et particulièrement pendant l'été 56, qu'il a été possible de visiter des pays comme la Pologne ou la Bulgarie ou la Yougoslavie; mais il n'était pas du tout possible de faire une visite en France, en Italie ou en Allemagne de l'Ouest ou de l’Est; aller en France ou en Italie était une chose très difficile que seules cinq ou six personnes, je crois, par année, pouvaient réaliser. L'impossibilité ne venait pas seulement des difficultés matérielles mais aussi des difficultés pour avoir un passeport et la permission de visiter un pays au delà du rideau de fer. Les acteurs rencontraient les mêmes difficultés s'ils voulaient s'informer de la vie théâtrale et cinématogra- phique des autres pays, s'ils voulaient lire les livres édités dans les autres pays occidentaux, en Amérique, par exemple; ils avaient les mêmes difficultés s'ils voulaient se procurer des disques ou des revues étran- gères. Ils ressentaient donc, même dans les questions matérielles, ủn certain joug, une certaine oppression qui les gênait dans leurs intérêts et dans la manifestation de leurs capacités. 103 - Mais je serais bien cynique, si je disais que seuls les problèmes matériels sont entrés en ligne de compte. Les meilleurs éléments du théâtre et du cinéma vivaient en contact avec le pays tout entier; ils cherchaient chaque jour dans les rues, dans les bistrots et dans les lieux les plus divers, les figures caractéristiques pour s'en inspirer en vue de leurs nouveaux rôles et, de ce fait, ils étaient liés indissoluble- ment avec le peuple, sans compter les relations familiales qui liaient surtout les jeunes éléments, fils des ouvriers et paysans avec le peuple. Même en matière artistique les mots d'ordre souvent très beaux et très moraux se sont retournés contre le régime stalinien. Les acteurs à cause de leur humanisme si nécessaire à leur métier, à leur vocation ont pris au sérieux ces mots d'ordre et ont agi en véritable conformité avec ces mots d'ordre, ce qui les a amenés à prendre position contre le régime afin de pouvoir atteindre les buts fixés par les mots d'ordre mêmes du régime. Et cela donna une force morale aux artistes qui les a placés ensuite dans les positions les plus dangereuses, dans la révolution, dès les premières manifestations jusqu'au 4 novembre et après le 4 novembre aussi. Pour compléter l'image donnée, il faut dire encore que ce n'est pas en vain que les acteurs ont pris cette attitude; avant la révolution, ils étaient très populaires, mais ils le sont devenus davantage encore pendant la révolution. Le peuple a senti que les acteurs qui montaient sur la scène des pièces où il retrouvait ses problèmes, des pièces qui traitaient de questions morales posées par la vie même, sont près de lui, sont avec lui et il sentait que les acteurs et les cinéastes étaient des hommes en qui il pouvait avoir confiance et que leurs actions avaient une valeur de signal pour sa propre action. Je n'entends pas dire ainsi, en passant, que ce sont les artistes qui ont forgé et déclanché la révolution, mais leur talent pour exprimer leurs opinions et leurs sentiments a certainement aidé les hommes à passer, sans hésitation, à l'action directe. Les conseils ouvriers de la révolution hongroise C'est depuis une centaine d'années environ qu'on observe la tendace socialiste dans l'histoire ou, pour em- ployer la phraséologie hégélienne, que le mouvement auto- nome de l'esprit pur « se socialise ». Il faut admettre que le mot « socialisme », en lui même, ne dit rien, ou plutôt dit trop. Derrière ce mot agissaient les hitlériens; le « socia- lisme » est le principe déclaré de plusieurs pouvernements sociaux-démocrates et, horribile dictii, c'est au nom du « socialisme » qu'on excerce des dictatures sanguinaires, comme celle de Kadar en Hongrie. La notion de socialisme doit donc être profondément et minutieusement expliquée et élaborée dans son contenu économique, social et politique. Il est indiscutable que l'exigence par les masses d'une vie meilleure et plus juste, d'une organisation sociale perfec- tionnée, tend vers des formes économiques, sociales et poli- tiques qui constituent ce qu'on appelle le socialisme. On ne peut, dans le cadre de cet article, présenter d'une façon détaillée ces formes. Il suffira de dire que le socialisme doit comprendre l'auto-direction des habitants, c'est-à-dire une décentralisation de la vie économique, sociale et politique d'un si haut degré qu'on puisse la comparer — si on peut risquer une comparaison globale - avec la démocratie des anciennes communautés primitives. Cette démocratie accorde à chacun le droit de résoudre les questions économiques, sociales et politiques en fonction de sa propre vie et exclut par là même la possibilité que certains individus puissent avoir une puissance absolue dans aucun secteur de la vie. C'est pourquoi les divers conseils ouvriers formés dans les dernières années, dans divers pays, ont une importance immense. En particulier, les conseils ouvriers nés dans le feu de la révolution hongroise, même si la période de leur acti. vité autonome et souveraine a été brève, nous offrent des expériences qui méritent d'être étudiées. . 105 Les conseils ouvriers hongrois ne sont pas nés, par une genèse mythologique, comme naquit l'allas de la tête de Zeus. Ils vinrent après des événements qui les avaient préparés et sans lesquels leur formation extrêmement rapide aurait été inimaginable. Je ne fais pas allusion aux éléments qui ont préparé, pour ainsi dire, psychologiquement les ouvriers à une telle expérience, mais à ceux qui précédaient directe- ment la formation des conseils ouvriers. L'existence et la nature de ces conseils n'étaient pas totalement inconnues en Hongrie. Bien qu'on ne connût pas exactement et en détail les conseils ouvriers yougoslaves, pourtant, le peu qu'on en savait suffisait pour que la créa- tion de tels conseils devînt une des revendications de la lutte antistalinienne qui se manifesta très vigoureusement pendant l'année 1956. Il est bien compréhensible que dans une dictature de capitalisme d'état tota'itaire où les syndicats et le soi-disant « parti de la classe ouvrière >> sont devenus des annexes et des forces exécutives de l'Etat bureaucratique exploiteur qui, par surcroît, comme c'était le cas en Hongrie, trahissait les intérêts du pays l'idée des conseils ouvriers ait eu un grand écho. C'est pourquoi, avant le 23 octobre et surtout dans la période qui précéda l'insurrection, le Cercle Petöfi et l'Union des Ecrivains in- sistaient sur la nécessité de leur création. Un des principaux mots d'ordre de la grande manifestation dont les étudiants prirent l'initiative le 23 octobre fut l'autonomie ouvrière, un de ses buts fut d'imposer la création des conseils ouvriers. On sait même que la première réponse de la clique Geroë à la manifestation fut le refus, et même la provocation. Mais, dès le 24 octobre, devant le développement croissant de l'insurrection et face à l'effondrement quasi total des appa- reils du parti et des syndicats, Geroë et sa clique changè- rent de tactique. Ils accepterent la création des conseils ouvriers et en confièrent l'exécution à l'appareil du parti. Le déroulement des événements montre précisément quel était leur but: freiner l'élan révolutionnaire et, d'autre part, impressionner la classe ouvrière en vue de la détourner de la révolution et de la reprendre en main. Alors que, aupa- ravant, ils avaient nié la nécessité des conseils ouvriers, maintenant ils s'empressaient de les organiser pour mobi- liser la classe ouvrière suivant leur expression contre la contre-révolution. Bien entendu, ils organisèrent les conseils ouvriers à leur guise, c'est-à-dire en vue d'être assurés « de leur fidé- lité »; ces conseils étaient donc composés du directeur, du secrétaire de la cellule, des chefs du syndicat et de quelques ouvriers domestiqués. Mais ils furent dépassés par les événements. La classe ouvrière était déjà du côté de la révolution. Le soir du 23 octobre, les étudiants avaient manifesté, appelant les ouvriers à la grève générale. La nuit, ils avaient parcouru ! - - 106 ! les usines avec des camions demandant aux ouvriers d'aban- donner le travail et de se rallier à la révolution. L'unité des ouvriers et des étudiants, dès le matin du 24 octobre, devint un fait indiscutable et resta la plus grande force de la révo- lution. Ainsi apparut une situation étrangement contradictoire : les ouvriers prenaient part à la révolution tant par la grève générale qu'en luttant dans les groupes armés, côte à côte avec les étudiants, et, pendant ce temps, les soi-disant « con- seils ouvriers » formés officiellement lançaient des appels pour la cessation de la grève et se déclaraient contre l'insur- rection. Les ouvriers luttaient contre Geroë et les marion- nettes de Geroë parlaient en leur nom. Il était évident que cette situation ne pouvait durer longtemps. Les ouvriers voyant les grandes possibilités des conseils prenaient conscience de leurs propres forces et ne pouvaient supporter que les hommes de Geroë se parent du prestige des conseils ouvriers et parlent au nom de la classe ouvrière. Ils regagnèrent les usines, mirent à la porte les bureaucrates usurpateurs et créèrent par des moyens démo- cratiques et révolutionnaires les conseils ouvriers. La formation des conseils ouvriers de la révolution hon- groise ne fut donc pas l'ouvre du hasard; si ces conseils ne furent pas le résultat d'une longue préparation, ils naquirent de l'activité directe de la classe ouvrière. L'analyse des élections et de la constitution des conseils ouvriers est un problème important, d'un point de vue moins sociologique que politique. Bien que nous ne disposions pas d'une documentation complète sur les conseils, les données que nous possédons nous permettent des constatations im- portantes. On peut affirmer que l'élection des conseils, même lorsqu'elle a eu lieu dans des conditions exceptionnelles, s'est déroulée démocratiquement. La date des élections était annoncée à plusieurs reprises et chaque ouvrier, chaque em- ployé des usines était invité à voter. Grâce à ces précautions, 50 à 70 % de l'effectif fut présent aux élections. Les ou- vriers votèrent malgré les combats qui continuaient dans les rues et bien que les communications fussent interrompues. Il est très naturel que le pourcentage ait été différent suivant les usines. Les élections furent faites au grand jour; on pouvait prendre la parole tout à fait librement; chaque électeur pouvait proposer des candidats et on discutait la compé- tence, l'attitude, l'activité passée et récente de chacun d'eux. L'unité de l'insurrection se manifesta à l'occasion de ces élections, quand les diverses usines laissèrent unanimement de côté toutes les organisations des partis et des syndicats. Chacun agissait non en qualité de délégué d'un parti quel. conque mais en qualité d'ouvrier de telle ou telle usine. 107 sans L'analyse de la composition des conseils ouvriers reflète aussi cette unité de la révolution, son caractère populaire et la maturité politique de la classe ouvrière. Cette analyse est à faire tant du point de vue social que du point de vue politique. Les conseils reflétaient fidèlement la composition sociale des usines, leur majorité étant for- mée par les ouvriers qui travaillaient près des machines et qui, de ce fait, avaient le plus de droit à la direction des usines. C'était eux surtout qui manifestaient la plus grande activité. Malgré le sentiment de seur supérioritt, les ouvriers élirent de nombreux employés et techniciens, plusieurs fois même comme présidents. Ce phénomène exprime premiè- rement l'unité sociale de la révolution à laquelle tenir compte des différences de classe tous les honnêtes gens participèrent au moins par la manifestation de leur sympathie. Deuxièmement, l'élection des intellectuels tech- niciens et économistes prouve que les ouvriers avaient une vue très claire de la situation : les conseils ne doivent pas être de simples organisations destinées à défendre les inté- rêts matériels, mais des organisations capables de diriger les usines et de représenter l'opinion et l'attitude générale des ouvriers à l'égard des autres organisations. Un autre phénomène saute aux yeux: le haut pourcen- tage de jeunes dans les conseils. Une explication du genre de celle-ci : « La révolution hongroise fut la révolution de la jeunesse » n'est pas seulement une expression poétique de la vérité; elle est également véridique à l'échelle des usines. Si le rôle immense de la jeunesse dans la révolution hon- groise exige une explication, il en est de même en ce qui concerne les conseils ouvriers. Les jeunes ouvriers, entre 18 et 30 ans, étaient les éléments révolutionnaires les plus actifs dans les usines. Ils avaient, moins encore que les autres, pu supporter l'horrible oppression, l'atmosphère de contrainte et de terreur qui régnait dans les usines et ils n'étaient pas le moins du monde retenus par des considérations théo- riques si jamais de telles considérations ont pu retenir des ouvriers. Les ouvriers plus âgés pensaient peut-être aux consé- quences possibles dans le domaine de la politique interna- tionale et à d'éventuelles représailles. Il faut ajouter encore que la révolution hongroise fut une révolte armée et que ce fut la jeunesse qui tint dans la bataille le rôle principal, conquérant ainsi, par son sang, le droit de participer à la direction des usines et du pays même. L'analyse politique de la composition des conseils s'avère non moins significative. Il y eut des usines dans lesquelles, immédiatement après l'ordre donné par Geroë et sa clique de constituer des conseils ouvriers, les ouvriers constituèrent des conseils qui exprimaient leur volonté et dont la composition ne fut plus modifiée par la suite. Ce 108 fut le cas du conseil de la fabrique Gamma de Budapest ou du conseil ouvrier du comité de Borsod. Ceux qui furent élus, d'une façon générale, étaient des ouvriers communistes honnêtes, partisans de Imre Nagy, qui soutenaient depuis longtemps les revendications ouvrières et qui avaient souffert maintes vexations ou persécutions. On a elu aussi des vieux militants sociaux-démocrales qui, pen- dant des dizaines d'années, avaient lutté pour les droits des ouvriers et qui avaient été emprisonnés ou poursuivis par les rakosistes. Par exemple, le président du conseil de Csepel fut Jozsef Ivanics qui avait lutté toute sa vie pour le bien- être des ouvriers, et qui avait passé des années dans les pri- sons de Rakosi. Il avait gagné, par sa vie de militant, par son talent et par ses connaissances, une réputation indiscu- table non seulement à Csepel mais partout ailleurs. Devin- rent aussi membres des conseils, des ouvriers et des techni- ciens qui luttaient depuis des années contre les rakosistes, défendant les droits des ouvriers; des bons ouvriers; des spécialistes. Y prenaient part enfin ceux qui, en pleine révo- lution, faisaient la preuve qu'ils étaient de vaillants guer- Tier3. de bons organisateurs et de vrais politicieas. Les conseils manifestaient les activités les plus variées. Ils menaient d'abord un travail politique. Ils organisaient des meetings où les problèmes politiques étaient discutés, où on précisait la position de l'usine et où on mettait au point ce que les conseils devaient réaliser. Cette activité politique visait les problèmes d'intérêt national et exprimait l'opinion et les revendications de la classe ouvrière. Les revendications des différentes usines du pays étaient si semblables, ou, du moins, avaient entre elles si peu de différences qu'il suffit de citer la résolution du conveil ouvrier de Borsod, prise le 28 octobre: 1. — Il faut, en excluant la participation des ministres qui ont servi sous le régime rakosien, constituer un nouveau gouvernement qui devra lutter pour une Hongrie indépen. dante, autonome, libre et socialiste. 2. — Un tel gouvernement ne peut être formé qu'après des élections générales libres. Comme la situation présente ne permet pas que ces élections aient lieu, Imre Nagy doit constituer un gouvernement provisoire qui ne comprenne que les ministères les plus nécessaires. 3." La première tâche du nouveau gouvernement, appuyé sur la coalition du Parti des Travailleurs Hongrois et du Front Populaire, est d'obtenir le retrait immédiat des troupes soviétiques. Les troupes soviétiques ne doivent pas retourner dans leurs garnisons, mais doivent se retirer dans leur patrie, l'Union Soviétique. 4. Le nouveau gouvernement doit incorporer dans son programme et doit réaliser les revendications des con- seils ouvriers, des organisations ouvrières et étudiantes. 109 - 6 - - 5. L'Etat ne doit posséder que deux corps armés: la police et la Honved. L'A.V.H. doit être dissoute. Il faut lever la loi martiale et accorder l'amnistie à tous ceux qui ont participé à l'insurrection. 7. D'ici deux mois, il faut organiser des élections générales avec la participation de plusieurs partis. Il est naturel que les revendications ainsi formulées se soient modifiées et concrétisées au fil des événements ora- geux de la révolution, mais les principes restèrent inva- riables. Les conseils ne sont pas devenus la force organisée la plus valable de la révolution pour ensuite appuyer des re- vendications étrangères ou même contraires aux intérêts des ouvriers. Ils n'ont pas lutté avec tant d'audace et tant de force imposante contre le régime de capitalisme d'Etat ins- tauré par Rakosi pour remettre à sa place le capitalisme privé. Les conseils ouvriers, contrairement à l'attitude stu- pide et dénaturée du régime rakosien qui étouffait toute initiative privée, ont considéré que de telles initiatives pri- vées étaient utiles et ont déclaré que l'Etat doit appuyer les initiatives des hommes simples (des artisans, par exem- ple). Mais ils ont affirmé aussi qu'is sont attachés aux résul- tats socialistes déjà acquis. Le conseil ouvrier de la fabrique de wagons de Györ, dans sa résolution du 3 novembre, s'est ainsi exprimé: «La classe ouvrière s'attache fermement à ses exigences sociales essentielles qui sont les conquêtes de la révolution nationale démocratique. Nous sommes, avec toutes nos forces, contre le rétablissement de la propriété foncière, contre la remise en propriété capitaliste des ban- ques et des grandes usines. Nous sommes également contre une restauration stalino-rakosienne. » Les conseils ouvriers ont également déployé une acti- vite politique dans les usines. Cette activité s'orienta dans une double direction : détruire les restes politiques et orga- nisationnels de l'ancien régime et instaurer une nouvelle politique caractérisée par le travail des conseils ouvriers. Les anciennes organisations politiques et syndicales se volatilisèrent sans que les conseils aient le moins du monde à intervenir. Cependant, les questions personnelles ne furent pas les plus simples. Dans des discussions agitées, on étudia, un à un, le cas des employés principaux dans les usines, des fonctionnaires dirigeants des syndicats et du parti qui avaient été généralement de durs exécutants de la politique de terreur du régime rakosien. Ils furent généralement con- gédiés et expulsés des usines. Quelquefois la haine et la fureur des ouvriers excités étaient telles qu'ils furent chas- sés brutalement et frappés. Pourtant, dans la plupart des cas, ils furent éloignés très poliment. L'objectivité, la jus- tesse des conseils est très bien caractérisée par le fait que, dans quelques usines, les conseils ouvriers confirmèrent dans leur poste des directeurs qui étaient des hommes honnêtes et 110 de bons spécialistes. Partout furent dissoutes les soi-disant « sections du personnel » qui étaient des centres de mou- chardage. Les dossiers personnels furent remis entre les mains des ouvriers. Toute cette activité signifiait la destruction totale de l'ancien appareil d'Etat, dans toutes ses organisations poli- tiques, d'espionnage et de répression. L'analyse des nouveaux phénomènes politiques qui se présentaient pour la première fois dans le cadre des conseils ouvriers est très importante. Tout d'abord, il y eut l'orga- nisation de la grève générale, d'une force inconnue dans toute l'histoire. Cette grève fut totale, embrassant toute la classe ouvrière, assurant la défense absolue des usines et organisant la lutte armée de la masse des ouvriers. Cette ceuvre politique eut des traits nouveaux. Elle n'eut aucun caractère bureaucratique, car les meetings ouvriers étaient les organes suprêmes de discussion et de délibération, des organes uniquement populaires. Ainsi les conseils ouvriers étaient la libre expression de la classe ouvrière dans un mode nouveau et révolutionnaire, expression libre qui se manifesta ainsi, presque sans aucun organe intermédiaire, aussi bien sur le plan local que sur le plan national. Parmi les problèmes économiques dont les conseils eu- rent à s'occuper, il faut mentionner, en premier lieu, les revendications formulées à l'échelle nationale qui, tout en étant des revendications politiques, touchaient en même temps de très près la situation économique du pays, y com- pris, bien entendu, la situation des ouvriers. Les conseils exigeaient l'abolition du système des normes de travail, l'augmentation des salaires, le droit de grève, de véritables syndicats démocratiques, la rupture avec la colonisation éco- nomique du pays, l'établissement du commerce avec l'Union Soviétique sur un pied d'égalité, etc., toutes revendications conformes aux buts de la révolution. Les conseils organisaient dans les usines les bases éco- nomiques de la grève. Ils continuaient à payer les salaires, avec une augmentation générale de 10 % - ils avaient donc immédiatement commencé la réalisation des revendications - ils organisaient le ravitaillement par un commerce direct avec les paysans à l'aide de convois de camions et ils con- centraient la distribution des aliments dans les usines mêmes. Pour les familles ouvrières les plus pauvres, les conseils ver- saient des aides immédiates. Pendant les quelques jours de la révolution, le système des conseils ouvriers s'organisa à une vitesse inouïe. Les conseils furent d'abord formés dans les usines, les délégués des usines désignèrent les conseils d'arrondissement dont les délégués constituèrent enfin le conseil du Grand-Budapest (c'est-à-dire la capitale et sa banlieue, environ deux millions d'habitants parmi lesquels se trouve presque la moitié de la classe ouvrière hongroise. Note du traducteur.) 111 - Le Conseil ouvrier du Grand-Budapest conquit en très peu de temps une autorité immense et apparut comme la seule force politique réelle du pays surtout après la seconde offensive soviétique du 4 novembre. Il exigeait pour les con- seils ouvriers une représentation autonome dans la future assemblée nationale, ce qui veut dire qu'il fit une tentative pour transposer sa force politique réelle dans les formes par- lementaires. Cette exigence du Conseil exprimait l'opinion de la classe ouvrière qui tendait à exprimer ses conceptions politiques directement, en tant que classe ouvrière, indépen- damment des partis. Cette opinion s'exprima aussi par le fait que les ouvriers se prononcèrent contre la création de cel- lules dans les usines et ils dénièrent à tous les partis le droit de créer des cellules. De nombreux organisateurs furent chassés des usines. La naissance des conseils ouvriers et leur activité prouve le caractère populaire et socialiste de la révolution hon. groise et offre des expériences, des actes nouveaux dans la recherche des formes du socialisme, de la gestion directe, de l'auto-direction ouvrière. Parmi les conclusions à tirer, il faut placer à la toute première place celle-ci : l'auto-direction révolutionnaire des ouvriers est la condition indispensable de tout soulèvement, de chaque combat populaire — fait qui, malheureusement, n'a pas été reconnu par les politiciens, écrivains et intellec- tuels hongrois. Deuxièmement: sous n'importe quel régime, un système qui exclut la participation directe et en masse des ouvriers, ou qui se réalise malgré eux, s'il se dit socia- liste, est une escroquerie. Troisièmement: l'expérience des conseils ouvriers a démontré qu'une politique calme et sage, un travail d'organisation économique ne peut être réalisé qu'avec des ouvriers autonomes et libres, qui se dirigent eux. mêmes. Quatrièmement: la direction d'un pays peut être confiée aux ouvriers qui sont égaux aux autres couches socia- les et peuvent collaborer avec elles. Cinquièmement: l'his- toire des conseils ouvriers doit être étudiée dans le détail, parce que, sans la connaissance de ces expériences générales et particulières, personne ne peut plus se nommer socia- liste. J'espère que le présent article, qui est plutôt un essai pour esquisser l'histoire des conseils ouvriers hongrois, inci- tera tous ceux qui s'intéressent au sort de la Hongrie et plus largement au sort du socialisme mondial à une étude plus approfondie du problème. PANNONICUS. La restalinisation de la Hongrie L'analyse de la situation actuell, de la Hongrie est un problème difficile à aborder. Il est très simple de constater que le régime actuel est en train de restaliniser le pays. Cela apparaît immédiatement à la lecture de quelques articles de la presse hongroise. Bien que cette iransformation soit loin d'être achevée, sa tendance est nette et ses méthodes sont trop connues pour qu'on puisse douter de la firection du courant. Mais il est beaucoup plus difficile, presque impossi- ble, de voir clairement ce qui se passe sous les flots. Il manque pou, cela les données nécessaires, et le contact direct avec la situation du pays. Un fait apparaît d'abord évident: c'est le changement intervenu entre la période ayant suivi la révolution et la phase actuelle. Il suffit de comparer quelques extraits des journaux hongrois de novembre ou décembre de l'année der- nière avec ceux de février ou mars de cette année pour illus- trer le changement des idées et du ton de la position offi- cielle. Le moment le plus marqué de ce changement se situe dans les premiers jours de janvier, immédiatement après le discours de Nouvel An de Kroutchev, réhabilitant Staline. Aussi bien la tactique ayant présidé à ce changement, que les obstacles auxquels il continue à se heurter sont assez clairs. Ce qui reste plus obscur, c'est le composition interne de la résistance nationale, les nuances des position, prises par les différentes couches de la société et par les divers grou- pements politiques ou idéologiques. C'est là que réside la difficulté de l'analyse. Pourtant certains faits frappants apparaissent déjà, faits qui de même que le déroulement de la révolution écrasée nous apprennent quelque chose de nouveau sur la nature des régimes « démocratiques populaires ». Le 4 novembre 1956, le gouvernement Kadar, dans sa première déclaration, reconnaissait que la révolution avait eu des objectifs justes, mais prétendait qu'elle s'était trans- formée, en cours de route, en contre-révolution. Ainsi accep- tait-il toutes les revendications des insurgés hongrois, à l'ex- ception de cinq: celles concernant la neutralité hongroise, le 113 pacte de Varsovie, le retrait des troupes soviétiques, les élec- tions libres et la publication des accords commerciaux russo- hongrois. Mais, depuis janvier 1957, toute la révolution, en bloc, est devenue pour le gouvernement une contre-révolution; même la manifestation des étudiants du 23 octobre n'échappe pas à cette caractérisation, et, depuis la publication, le 7 mars, de l'article de Joseph Révai, toute la préparation idéologique de la révolution (qui a commencé après la mort de Staline et a atteint une intensité extraordinaire au cours de toute l'an- née 1956) est considérée officiellement comme un tissu de menées contre-révolutionnaires. Il n'est que trop naturel que les concessions accordées les premiers jours au peuple soient en train d'être reprises ou falsifiées. Cela a commencé avec la dissolution des comités révolutionnaires (à ne pas confon- dre avec les Conseils ouvriers) et se termine — pour l'instant - avec la nouvelle dégradation de la fête nationale du 15 mars. Ce qui surprend dans cette évolution en arrière, c'est que les mesures prises ne sont généralement pas applicables. On a renié aux masses le droit de participer à la célébration de la fête nationale, mais le Gouvernement a dû la fêter plus solennellement que jamais. On a réintroduit l'enseignement obligatoire du russe et du « marxisme-leninisme », mais on a dû ajourner sine die l'application effective de cette mesure. On a officiellement recommencé à constituer des coopératives agricoles — mais depuis plusieurs semaines déjà on n'en entend plus parler. On attaque continuellement la contre-révo- lution, mais le gouvernement doit se justifier jour après jour. On ne peut que reconnaître dans ces reculs du gouvernement la force de la résistance du peuple, même si elle reste muette. Cette résistance n'est pas la même dans les diverses cou- ches sociales. Les attaques du gouvernement montrent qu'elle est la plus forte chez les intellectuels et chez les ouvriers. Les écrivains et les journalistes se taisent presque tous, les ar- tistes boycottent la « culture » soviétique et essayent d'aider le public dans sa tendance à l'évasion. Les techniciens tra- vaillent pour gagner leur vie, mais, à en juger d'après l'état des usines, ils ne doivent pas être très zélés. La résistance passive des étudiants et des professeurs atteint un tel degré que le Ministre de l'Education lance et lance encore des appels et des menaces pour les persuader à revenir aux uni- versités. A quel point cette répugnance des intellectuels est importante est démontré par le fait que le gouvernement ne se borne pas à les menacer, mais essaie de les amadouer en les flattant et en les excusant même pour leurs actions « con- tre-révolutionnaires». Des discours de Kadar jusqu'à des nom- breux reportages de journalistes, toute une série de manifes- tations sont destinées à prouver que parmi les intellectuels il y a toujours eu « des gens honnêtes et fidèles » et que même les autres sont récupérables. Les noms cités ne sont jamais 114 ceux des intellectuels staliniens, mais ceux des écrivains et journalistes qui, sans avoir été trop « compromis » aux côtés de Nagy ont quand même travaillé dans la même direction que lui. Ce phénomène montre clairement que, dans ses essais de gagner une certaine confiance de la masse, le gouverne- ment en est réduit à chercher l'aide de sa propre opposition, On en est arrivé au point où l'on essaie de faire parler le phi- losophe bien connu Georg Lukács, déporté avec Nagy, où l'on accorde des Prix Kossuth la plus haute distinction cultu- relle hongroise - à des poètes et écrivains de l'opposition, tels pour ne citer que les plus connus en France Laszlo Németh et Lörinc Szabo, porte-parole de la paysannerie et des intellectuels formés avant la deuxième guerre mondiale. Le gouvernement pourra-t-il ainsi influencer les intellec- tuels ou les masses ? C'est très douteux. Il faut rappeler ce fait extraordinaire qu'après la victoire de l'intervention russe le Comité des intellectuels révolutionnaires a pris une résolution dans laquelle il proclamait que l'initiative de la résistance appartenait désormais aux Conseils ouvriers et s'engageait 'à suivre toutes leurs décisions. Cette résolution n'est pas seule- ment une manifestation de la foi des intellectuels dans la classe ouvrière même si, compie telle, elle constitue un document humain émouvant et soiennel ; elle est l'expression d'une vérité politique, économique et sociale. Elle exprime l'urité politique qui a effectivement existé pendant la révo- Jution, fondée à son tour sur l'unité sociale qui s'était créée sous la pression du régime stalinien, et elle traduit la situa- tion actuelle, où la clé de l'évolution économique se trouve cntre les mains de la classe ouvrière, sans laquelle les techni- ciens ne peuvent rien sur la production. Et les ouvriers tra- vaillent le moins possible. Leur but est de vivre, plus exactement de survivre, sans donner à leurs oppresseurs plus que le strict nécessaire. C'est ce qui rend si souvent nécessaire l' « aide » de la Russie et des autres pays du bloc russe, qui doivent sauver de la catas- trophe économique, non pas le peuple hongrois, comme ils le déclarent, mais le régime Kadar, et camoufler le caractère de l'agression soviétique et de leur « solidarité internatio- naliste ». Ne pas trop produire pour ne pas être trop volé voilà l'attitude actuelle des ouvriers. Arme vieille et nou- velle à la fois, toujours utilisée par les exploités — mais rare- ment dans une situation tellement tendue. Une expérience nouvelle de la lutte de classe dans les cadres du « socia- lisme » est en train de se dérouler, Sor efficacité est démon- trec non seulement par les statistiques de la production, qui stagne, mais par l'acharnement avec lequel le régime attaque les Conseils ouvriers. Outre les offensives menées contre cer- tains Conseils « infestés par des éléments contre-révolution- naires », Kadar attaque ouvertement le principe même de - 115 - con- l'autonomie de la classe ouvrière, en déclarant par exemple le 27 janvier que « les Conseils ouvriers ne peuvent mener un travail vraiment utile et fécond s'ils ne sont pas conduits par les communistes, par le parti de la classe ouvrière ». Cette exigence signifie la dictature totale du parti, dictature contre la classe ouvrière, dictature qui veut étouffer la voix des ouvriers dans leurs propres organisations. La lutte de classe se poursuit donc, non plus dans les rues, mais au sein des Conseils ouvriers. Cette lutte, la classe ouvrière l'a perdue dejà une fois en Russie dans les Soviets, à une époque où sa majorité faisait confiance au parti holchévik. Et en Hon- grie? Après la déclaration déjà citée, Kadar a dû reconnai- tre que « pour la réalisation de ce hut, il faut que les mili- tants communistes fassent des sacrifices et travaillent beau- coup ». Il leur faut gagner la confiance des ouvriers fiarce qu'ils n'ont donc pas. Voilà un parti « ouvrier » qui ne peut pas s'appuyer sur la classe ouvrière. Cette contradic- tion caractérise bien le régime Kadar - qui n'en manque d'a:lleurs pas. Le régime reconnaît les Conseils ouvriers comme formes d'organisation de la classe ouvrière — mais en même tenips il leur dénie tout rôle politique et de direction, les corsidérant comme des organes de gestion économique fai- sant équilibre à la direction étatique des usines. Les Conseils peuvent accepter ou rejeter les plaus économiques, peuvent intervenir dans les questions courantes de la production, rati- fier ou non la nomination du directeur de l'usine. Ils ont donc des droits très semblables à ceux des comités d'entre- prise qui fonctionnaient en Hongrie dans les usines capita- listes entre 1945 et 1948 — l'année de la nationalisation des usine — et rappellent ces années de « double pouvoir » — sauf qu'actuellement, à la place des capitalistes, se trouve l'etat de Kadar. Ces Conseils, ces organisations ouvrières sont nes, d'après le discours déjà cité de Kadar, « dans le chaos de la contre-révolution ». Voilà une autre innovation en ma- tière de « marxisme-leninisme »: la contre-révolution crea- trice d'organisations ouvrières révolutionnaires. Si l'on con- sicière que la « révolution socialiste » de 1948-1953 n'en créa aucune, la conclusion découle d'eilr-nêre: il faut faire des contre-révolutions » pour que de leur chaos sortent des orga- nisations révolutionnaires. Celle de l'automne passé a été vrai- ment féconde en ce domaine. Elle a eu également comme résultat la reconquête du droit de grève, la réorganisation des syndicats. Sans avoir aucune illusion sur la direction des syn- dicats, où sont revenus les anciens staliniens, il faut signaler que le projet de statut des syndicais publié le 30 janvier, et dont la discussion n'est pas encorç teririnée, a subi les criti. ques du parti de Kadar. C'est sans doute sous la pression des masses ouvrières que les rédacteur de ce statut ont manqué d'affirmer quelques-uns des devoirs staliniens fondamentaux des syndicats, tels que : participation des syndicats dans l'or- ganisation de la production et de l'économie, organisation de - 116 la discipline « volontaire et socialiste », lutte pour des salai- res ( socialistes » en bref, toutes les formules staliniennes de l'exploitation « socialiste ». Il est également caractéristi- que que le projet ne dit mot sur les relations futures des syn- dicats hongrois avec la F.S.M., mais parle de relations avec toutes les organisations syndicales internationales. Une autre contradiction significative se trouve dans la prétendue « décentralisation » de l'économie, — cependant que la direction centrale de l'économie par l'état est main- tenue. On a déjà parlé du double pouvoir entre la direction élatique et les Conseils dans les usines; il faut ajouter qu'un phénomène semblable se produit entre les directions des usi- nes et les organisations centrales des branches d'industrie. Contradiction qui se faisait aussi sentir avant la révolution, mais qui s reofo.cr actuellement, parce que les Corseils ou- vriers pousa-nt les dirig eants. Les Conseils tendent vraiment vers une décentralisation, tandis que les trusts étatiques se défendent pour justifier leur existence. Le Parti ne peut qu'appuyer les trusts. Les articles de journaux qui critiqent les tendances bureaucratiques des organisations centrales attestent déjà la renaissance de ces len- dances et traduisent indirectement le mécontentement des wasses levant lequel le parti doit reculer au moins 'en paroles. Evidemment, l'existence de ces contradictions rend im- possible au régime de s'appuyer sur les masses ouvrières. L'ap- pareil policier — l'armée n'existe pas encore dans les faits renforcé par les Russes, ne parvient qu'à maintenir en vie le régime. Pour survivre plus longtemps, le régime a désespé- rément besoin de l'appui d'une certaine partie de la société. La paysannerie, numériquement forte, pourrait fournir cet appui. Mais son attitude pendant la révolution ne laisse pas de doute sur son peu de volonté de soutenir le régime. Celui-ci essaie pourtant de la gagner, ou tout au moins de la neutra- liser. Il lui fait des concessions économiques, il a consenti à la dissolution des coopératives agricoles. La petite propriété est mieux tolérée que jamais. Mais les paysans n'ont pas d'illu- sions dans le régime, d'autant moins qu'on lance déjà une campagne pour la réorganisation des coopératives dissoutes « irrégulièrement ». Même si on a dû arrêter cette campagne pour ne pas perturber les travaux agricoles du printemps, les paysans ne doutent pas des intentions finales du régime. Dans ces conditions, la neutralité paysanne ne peut durer long- temps. On peut comprendre aussi, que le régime essaie de s'ap- puyer sur la force politique de la jeunesse, en lui accordant des privilèges. Mais ce n'est pas la jeunesse hongroise qui accepte la main tendue de Kadar. Celui-ci a accepté le prin- cipe de la pluralité des organisations de jeunesse, en l'inter- 117 prétant à sa façon : il a permis l'existence du M.E.F.E.S.Z. (organisation estudiantine reconstituée spontanément à la veille de la révolution) et a lancé la reconstitution de l'or- ganisation des jeunes paysans, l'E.P.O.S.Z. Mais les jeunes ou- vriers n'ont pas le droit d'avoir leur propre organisation. Au lieu de celle-là, Kadar a créé une organisation des jeunesses communistes. Cette distinction laisse rêveur... Mais même ces organisations ne trouvent pas d'écho. On n'a pas encore réussi à donner le chiffre des membres de la Jeunesse communiste, celui de l'E.P.O.S.Z. est dérisoire, et les étudiants ne laissent pas les kadariens s'emparer de leur or- ganisation. Leur attitude est caractérisée par l'incident de la réunion organisée à l'Université Technique à l'occasion de la fête nationale du 15 mars, où Kadar s'est rendu pour pronon- cer un discours. La salle d'honneur élait pleine, et lorsqu'il est entré, tous les assistants se sont levés et, comme c'était habituel en l'honneur de Staline ou de Rakosi, ont commen- cé à scander: « Vive Kadar! Vive Kadar! » Leurs acclama- tions duraient depuis plus d'une demi-heure, lorsque le pre- mier ministre, tellement aimé, a dû quitter la salle sans pou- voir prononcer un seul mot. Il avait été littéralement balayé par l'enthousiasme. Et le parti, pourrait-on se deniander, en se souvenant de l'ancien parti, qui comptait presque un million de membres. Ce parti, englobant un dixième de la population, s'était ef- fondré devant la première manifestatior vraiment populaire. Le parti de Kadar est encore plus faible, non seulement du point de vue du nombre, mais aussi du point de vue de la qua- lité. Il a atteint le chiffre de deux cert mille membres, mais les déclarations cyniques des dirigeants sur la supériorité d'un « parti d'élite » sur un « parti de masse » camouflent mal les difficultés de l'organisation - d'autant moins, que quelques expressions qui leur échappent trahissent leur résignation de- vant l'impossibilité d'atteindre les effectifs du parti rakosien. Ils se comportent comme ie renard devant les raisins trop buui placés. Il est vrai que nous ne sommes pas un grand parti, mais il est mauvais d'être un grand parti, disent-ils. Mais ils ne sont pas seulement peu nombreux, ils sont surtout faibles parmi les masses Jaborieuses • Tandis qu'ils ont dû interdire l'admission de nouveaux membres dans les bureaux et les organisations centrales, ils réussissent à peine à former dans les usines une cellule parmı des milliers d'ouvriers. Là même où elles sont formées, ces cellules n'ont aucune force et de travaillent pas. C'est pourquoi une séance de la cellule d'une grande usine est triomphalement annoncée dans le jour- nal central du parti. En voulant proclamer leur activité, ils ne font ainsi que trahir leur faiblesse. Une analyse exacte de la composition du parti est diffi- cile. On se doute pourtant que la majorité de ses membres est - 118 - formée par des anciens bureaucrates du parti et de l'état, de ceux qui veulent parder leur position privilégiée, et de ceux qui veulent devenir des privilégiés. On y trouve en plus les anciens sectaires, les staliniens convaincus qui ont vivement rragi contre le XXe Congrès lui-même. La minorité du parti, c'est une autre problème. Elle forme l'opposition dans le parti - car le parti en possède déjà une, malgré les déclarations solennelles sur sa parfaite unité. Lorsqu'on sollicite l'unité, on avoue qu'on ne la possède pas. Quelle est cette opposition, que veut-elle? On sait peu de chosez sur elle, car elle a rare- ment l'occasion de se manifester. Quelques signes la trahis- sent pourtant, quelques noms, quelques articles. Une partie en est formée par des rêveurs désiilusionnés, qui ont peur de la vérité et de la vie. Essayons de les comprendre. Ce sont ceux qui ont dû reconnaître à la lumière de leur expérience per- sonnelle, parfois très douloureuse, la monstruosité du régime de Rakosi. Mais ils appartenaient, personnellement ou par liaisons familiales, à des couches quelque peu privilégiées. Ils ont occupé leurs places souvent à la faveur de services ren- us au régime, avec la conviction entière de travailler pour le bien du peuple. Pendant la révolution, ils auraient dû reconnaître la mystification du régime, la futilité et même le caractère coupable de leur activité passée. Ils n'y parvinrent pus. Et ils se sont créé de nouvelles illusions sur la nature du régime de Kadar. Vraisemblablenient, ils ne justifient pas l'agression soviétique, mais ils se résignent devant les faits et veulent entreprendre à nouveau une politique de réforme du parti. Ils veulent démocratiser l'absolutisme, décentraliser le centralisme, persuader la terreur. Probablement les derniers événements de la restalinisation ont dissipé une partie de lenrs illusions, mais ils s'en créèrent d'autres. Ce n'est pas là une opposition bien forte, et elle ne le deviendra jamais sans une action efficace des masses. Ce soni encore moins des mili- lants fervents. Ils sont déjà un Carjeau inerte pour le parti. Très proches d'eux sont ceux d'une autre catégorie, égale- ment inactifs, également timides. Ils acceptent le régime ac- tuel par peur d'une vie mouvemontée, d'une vie d'action. Avant la révolution, ils avaient trouvé leur place dans le ca- dre du système, même en le critiquant. Ils ont accepté volon- tiers les transformations proposées avant la révolution, mais ce grand mouvement des masses, qui mettait tout en question. qui était en train de constituer un nouveau pouvoir, qui avait donc devant lui des luttes ouvertes, des années de troubles, les a effrayés. Pour conserver « leur intimité protégée par le pouvoir », selon l'expression de Thoinas Mann, ils ont admis le pouvoir le plus proche, - celui de l'armée russe. A mesure que leur intimité sera troublée par le nouveau pouvoir, ils se défendront en se retirant, en devenant de plus en plus inertes. Il y a enfin une troisième catégorie d'oppositionnels. On pourrait les appeler les désillusionnés exaspérés. Ce sont ceux 119 --- qui ont accordé leur foi au commuuisme et qui l'ont perdue. Ils ont espéré avant et pendant la révolution une transforma- tion vraiment démocratique du pays, et la possibilité de son indépendance et de sa neutralité. Ils étaient en train de se créer une nouvelle foi — et l'ont également perdue. Ils ont reconu que dans la situation internationale actuelle il est im- possible pour la Hongrie de se séparer du bloc russe, et que, restant dans ce bloc, il lui est impossible de réaliser la démo- cratie. Ils veulent choisir le moindre inal, et essaient d'agir pour réaliser les meilleures conditions possibles. Les pre- mières semaines du régime Kadar leur ont permis de se for- ger de nouvelles illusions. Les dernières devaient les déso- rienter. Ce sont des hommes qui veulent agir, qui sont par leur nature à la fois des actifs et des rêveurs. Si le régime les opprime, ils seront les seuls oppositionnels agissants dans le parti. et ils pourront jouer relativement le même rôle que l'opposition d'avant la révolution. Pur l'instant ils sont no- cifs, car ils aident la propagatiou au sein de la population des illusions du compromis. Ce sera leur sort qui dissipera ces illusions. Ils ressemblent beaucoup aux gomulkistes polonais; ils représentent la même expérience à une échelle différente. Sur qui s'appuie donc le régime, en dehors des Russes? Sur personne sans doute inais il tend à trouver de nouveaux défenseurs parmi les petits bourgeois. C'est à eux qu'on a fait dernièrement les plus grandes concessions. Des milliers de per- mis ont été distribués aux artisans, et un décret du 9 mars a réorganisé le commerce privé. D'après ce décret, un magasin peut avoir jusqu'à trois proprietaires, qui peuvent y faire travailler leur famille et employer, en plus, deux salariés. C'est une possibilité de développement relatif pour la petite bourgeoisie, d'autant plus que le même décret permet la loca- lion à des particuliers pour 3 à 5 ans, de magasins apparte- nani avant la révolution à l'Etat, airsi que de restaurants, pâtisseries, etc. Il est facile de voir à quoi tend le gouver- nement. L'exploitation capitaliste camouflée par l'étatisme trouve ses alliés naturels lans les petits capitalistes. Dira- t-on que tout cela n'est rien d'autre que l'application de la « Nouvelle politique économique » de Lénine? C'est possible, mais cette constatation ne change rien au caractère de l'al- liance entre la bureaucratie exploiteuse et les petits capita- listes, qui essaie en même -emps de neutraliser la paysannerie, contre les ouvriers et les intellectuels. Pes désaccords peuvent naître dans cette alliance, si la petite hourgeoisie se méfie de la bureaucratie craignant qu'après sa consolidation cette der- nière ne la dévore encore une fois, ou si elle n'a pas confiance dans l'avenir économique d'un état dirigé par la brueaucratie ei se refuse par exemple à investir dans la production. Il est encore trop tôt pour connaître son altitude, mais quelle qu'elle soit elle ne changera ni la vraie nature du régime, ni ses ten- dances profondes. Jean AMAIR. 120 Une grève de seize semaines au Schleswig-Holstein Le droit de « se faire porter pâle » Ce qui frappe à première vue dans la grève des 35.000 métallos du Schleswig-Holstein, c'est la durée du combat: près de 4 mois. Mais lorsqu'on suit de plus près le mouve- ment, c'est le caractère des revendications ouvrières qui s'im. pose ainsi que l'ampleur et l'acharnement croissant de la lutte. La grève avait commencé de manière classique en Alle- magne de l'Ouest. La Centrale syndicale donne l'ordre de débrayage au moment et à l'endroit choisis par elle après des mois de pourparlers avec la Fédération patronale : les ouvriers qui cessent le travail ne sont qu'un argument dans la discussion. Ce ne sont pas eux qui ont pris l'initiative de la grève : on la leur a recommandée et ils ont voté pour. Une fois les chantiers et les usines désertés, le souci de la Fédération des Syndicats a été de ne pas laisser les ouvriers livrés à eux-mêmes. Ces derniers avaient été pris jusqu'alors dans l'engrenage de leur entreprise, non seulement par le travail mais par la cantine, par les services de transport en commun, parfois par la coopérative d'achats, le logement de service, les fêtes périodiques, etc. A leur tour les syndi- cats organisent un réseau d'influence qui tend lui aussi vers la totalité. C'est que le jeu est serré. Non seulement l'appa- reil syndical ne conserve de forces qu'en tant qu'il représente les ouvriers, mais d'autres appareils essaient également d'ob- tenir l'audience des grévistes : d'une part celui du patronat par la presse ; d'autre part, de manière moins efficace, l'ap- pareil stalinien de l'Allemagne de l'Est. Et, tandis qu'on met à la disposition des grévistes et de leurs familles, une profu- sion de spectacles, de soirées dansantes, voire de concerts de musique classique, pendant que d'une certaine manière on invite le peuple à se distraire, les dirigeants du Syndicat continuent à mener des pourparlers tantôt avec les autorités, tantôt avec la Fédération patronale. 121 - Les revendications présentées par le Syndicat en octo- bre dernier, lorsque la grève fut déclenchée, ne portaient pas sur le salaire proprement dit, mais sur certaines presta- tions sociales : - Prolongement des congés payés et de plus, une prestation patronale de congé de 7 DM. 50 par jour (environ 650 francs) ; Plein salaire en cas de maladie, l'entreprise devant cou- vrir la différence entre le salaire normal et la prestation de la Sécurité Sociale; ! Plein salaire pour les trois premiers jours de maladie appelé « délai de carence » et pendant lesquels l'ouvrier (comme c'est le cas en France) ne touche aucune presta- tion. En fin de compte, c'est cette dernière revendication, minime en apparence, qui fit jusqu'à la fin échouer tous les pourparlers. sons Il n'est pas douteux que d'un point de vue strictement financier, les revendications ouvrières représentent peu de chose pour l'opulente métallurgie du Schleswig-Holstein, et en premier lieu pour les chantiers navals du pays. Ces der- niers ont leurs carnets de commandes remplis pour quatre ans. La crise de Suez et la demande de pétroliers qu'elle a entraînée, a encore « amélioré » sous tous rapports la si- tuation des Chantiers allemands. Pour toute une série de rai. dont les salaires relativement bas qu'ils payent ces chantiers peuvent offrir à la demande « des prix sans concurrence » (Rheinische Post, 28.X.56). La rationalisation des chantiers a été poussée à l'extrême. En 1938, les Chan- tiers navals de toute l'Allemagne produisaient des navires d'un total de 504.000 tonnes avec un peu moins de 100.000 ouvriers. En 1955, dans la seule République Fédérale (Alle- magne occidentale), on produisit 900.000 tonnes avec seu- lement un peu plus de 100.000 ouvriers. De janvier à août 1956, les Chantiers navals allemands produisirent 643.233 tonnes, contre 553.645 tonnes pendant les mêmes mois de l'année précédente. De plus, parmi les chantiers allemands, ceux du Schleswig-Holstein sont les plus favorisés : c'est le « Land » (Pays) le moins développé de l'Allemagne de l'Ouest et où les entrepreneurs sont astreints à supporter le moins de charges sociales. Les chantiers allemands ont effectué leurs investisse- ments en premier lieu à partir de leurs propres bénéfices. D'après le calcul de la Fédération des Métaux, reproduit dans Streik Nachrichten du 9.11.56 (« Nouvelles de la grève >> Journal publié pour les grévistes) les Chantiers navals 122 du Schleswig-Holstein ont réalisé en 1954-55 des gains s'échelonnant entre 20 et 93 % de la somme des salaires déboursés, ceci après déduction des impôts payés. D'après la même source, l'ensemble des revendications ouvrières ne représenterait pour les chantiers, qu'un débours supplémen- taire de 3,82 % de la somme totale des salaires. Et ce dé- bours, compte tenu de la diminution d'impôts qu'il entraî- nerait, se réduirait en fait à 2,4 %. De plus, la revendication portant sur le paiement des trois premiers jours de maladie (délai de carence) représenterait seulement 1,12 % (sur les 3,82 % mentionnés) : c'est dire que l'aspect proprement financier de cette revendication ne rentre pas en ligne de compte pour les propriétaires de chantiers. Pourtant, la lutte s'est cristallisée sur ce point précis et les deux côtés, pa- trons et ouvriers, s'y sont montrés intraitables. C'est que, à mesure que la grève se déroulait, le payement de ces pre- miers jours de maladie prenait pour les ouvriers la valeur d'un symbole et d'une lutte pour la liberté et pour les pa- trons, celle d'un combat pour la discipline dans les entre- prises, discipline qu'ils considèrent comme la clé de la pro- ductivité. Pour comprendre le sens pris par cette grève de seize semaines, il faut tenir compte des conditions de travail dans le Schleswig-Holstein. Ce « Land >> agricole de la République Fédérale a vu sa population presque doublée par l'afflux de réfugiés des provinces perdues : paysans, ouvriers, petits bourgeois. La population des usines et des chantiers s'est renouvelée en grande partie. Et ces nouveaux ouvriers mais souvent aussi bien les anciens qui avaient tout perdu et qui pendant des années n'avaient pas mangé à leur faim se sont montrés d'une docilité exemplaire. Ils ont peu reven- diqué. Et pour se créer une vie matérielle malgré tout accep- table, ils ont effectué des heures supplémentaires « jusqu'à littéralement tomber de fatigue ». (Arbeiter Politik, 8.1.57). Le « Miracle économique » d'outre-Rhin a été sans aucun doute leur miracle, aussi bien que celui des autres ouvriers allemands. Et il est certain qu'à mesure que ce « miracle » donnait une allure d'opulence aux rues commerçantes des villes, les ouvriers ont eu un moment l'illusion que par leur travail ils atteindraient au moins le niveau de vie du petit bourgeois. Pendant des années ils ont pratiqué une véritable économie de pillage envers leurs propres forces. Or, depuis deux ou trois ans déjà, l'illusion de la vie bourgeoise par le travail s'évanouissait. La fatigue que l'on ne récupère pas, qui s'accumule prenait le dessus. Et bien que l'on vécût mieux, plus on se tuait au travail et plus la distance entre soi et le patron s'agrandissait. Dans ces petites villes de la Baltique où tout se sait, tous les ouvriers apprenaient que le proprié- taire du Chantier avait acheté telle propriété ou telle nou- 123 velle entreprise, ceci en dehors des agrandissements du chan- tier même (1). Peu à peu l'attitude ouvrière change. Sans doute on continue à faire des heures supplémentaires, mais en cas de maladie ou simplement de fatigue, on manque facilement. L'argument que les patrons opposent à la revendication des trois premiers jours de maladie payés, est résumé dans le Bulletin de la Fédération Patronale (Schnelldienst des Deuts- chen Industrieinstituts du 14.XII.56): « En juin 1955, sur 580.000 salariés qui ont manqué le travail et se sont décla- rés malades, seuls 174.000 l'étaient véritablement: ceci ré- sulte d'un contrôle effectué par des médecins. » Et le Bul- letin d'exprimer l'opinion patronale qu'au cas où les congés de maladie seraient pleinement payés il ne serait plus pos- sible de mettre des bornes à l'absentéisme. Sans doute serait- il nécessaire de serrer de près le critère suivant lequel ces médecins déclarent malade ou apte au travail, un ouvrier qui manque. Cependant il est très probable que l'argument avancé par les patrons, le « krankfeiern »: se faire porter pâle », correspond à la réalité. Et le fait que ni les syndicats, ni aucun des grands journaux de « gauche » n'ont véritable- ment répondu à cet argument mais se sont plutôt efforcés de le masquer, montre qu'au fond ils ne se placent pas sur le même terrain que les ouvriers (1). (1) Les Streik Nachrichten du 30 X. 56, donnent des exemples se rapportant aux ouvriers et aux propriétaires des chantiers du Lauenburg dans le Schleswig-Holstein. Que la distance s'accroît entre salaires ouvriers et bénéfices capitalistes, les statistiques officielles en témoignent: entre 1949 et 1955, dans l'industrie des biens d'investisse- ment, le salaire s'accroît de 48 % et la productivité du travail de 75,9 %. (Calcul de l' « Institut für Konjunkturforschung » - Frankfurter Rundschau du 22. XII. 1956). (1) Le Délégué de la Fédération des Métaux à la Direction de la grève, Sührig, s'est exprimé à ce propos dans une interview accordée à l'hebdomadaire « Der Spiegel » (13. 11. 57). Au cours des pourparlers les patrons auraient déclaré: « L'ouvrier ne connaît pas de mesure. Cette réforme qui est faite pour son bien, le paiement des « trois jours de carence », il va en abuser au-delà de toutes bornes « Et les patrons de souligner, qu'il n'en est pas de même pour les employés qui eux, sont plus attachés à leur entreprise. » A ceci Sührig répond: « Non, l'ouvrier n'est pas plus mauvais que l'employé ». Et Sübrig de donner l'exemple de la Badische Anilin Fabrik qui paie les « jours de carence » depuis 1951 et où « malgré des contrôles serrés, il n'y a eu au cours d'une année que vingt renvois (sur 20.000 salariés) pour abus flagrants ». Sührig ne note cependant pas que le nombre restreint des « abus » est peut-être dû justement au « contrôle serré » organisé par l'usine, ce qui au niveau de tout un pays est infiniment plus difficile. D'autre part, un tract édité par la Direction des Chantiers Howaldt de Kiel, mentionne que dans cette entreprise, les trois jours de carence sont payés depuis une année déjà, en cas d'accident de travail, et la Direction de souligner que depuis lors, le nombre des heures perdues a énormément augmenté ». Les Streik Nachrichten du 10. XII. 56 qui reproduisent ce tract ne nient pas les faits et répondent avec dignité ques les ouvriers ont raison de se faire soigner pour le moindre accident. - 124 ORIGINE ET DEROULEMENT DE LA GREVE Le problème de la semaine de 35, de 42 ou de 40 heures, aussi bien que celui du caractère nuisible des heures supplé- mentaires, est à l'ordre du jour en Allemagne depuis des an- nées déjà. Les syndicats ont souvent conseillé aux ouvriers de s'abstenir de faire des heures supplémentaires, mais ces conseils venant de bureaucrates hors du milieu des usines, venant aussi d'hommes qui, le plus souvent, gagnaient da- vantage que la moyenne des ouvriers, étaient envisagés un peu comme les recommandations de vertu du curé. Il a fallu que les ouvriers arrivent par leur expérience à la conscience du caractère réellement néfaste d'une journée de travail trop longue. Et ceci n'a pas encore eu comme résultat le refus des heures supplémentaires par la majorité des ouvriers, mais le « tire au flanc » et l'utilisation à fond des possibilités de la Sécurité sociale. En somme, la première grande action col- lective pour la liberté de repos, action qui implicitement va très loin car elle entraîne plus ou moins la liberté de quitter l'usine et d'y revenir c'est la grève du Sleswig-Holstein. Cette grève sur le terrain de l'action syndicale a toute une histoire. Le 13 juin dernier, en effet, la Fédération syn- dicale des métaux, après des mois de pourparlers, concluait avec la Fédération patronale respective, un accord suivant lequel la semaine de travail passe de 48 à 45 heures, sans réduction de salaire. Cet accord toutefois, qui était présenté par la Fédération des Métaux comme une victoire compa- rable à la conquête de la journée de 8 heures, mérite d'être analysé de plus près. L'accord prévoit une augmentation de 8 % sur le salaire de base, équivalent financier des trois heures de travail qui tombent. Mais en même temps, les syndicats s'engagent à ne pas présenter des revendications de salaire jusqu'à l'au- tomne 1957. Indispensable, l'augmentation des salaires l'était évidemment devenue vu la hausse des prix. Mais elle relevait aussi d'une certaine manière d'une stratégie défen- sive par suite de la hausse considérable de la productivité du travail. La « victoire » de la Fédération des métaux devenait ceci: le salaire de base sera augmenté de 8 %; le surplus pour heures supplémentaires sera payé à partir de la 46 heure au lieu de la 49e; en échange, malgré une pé- riode de pleine expansion de l'industrie, le syndicat s'enga- geait à ne pas présenter de revendications de salaires pen- dant 15 mois. En fait, peu nombreuses sont les usines où les ouvriers exigèrent de ne travailler que 45 heures. Sou- vent, par contre, ils s'empressèrent de profiter des nouveaux surplus (1). (1) La Revue économique des syndicats allemands Wirtschaftswis- - 125 - Ceci ne signifiait nullement que l'accord les contentait, au contraire. Prenons comme marque la plus nette de ce ressentiment l'Assemblée des délégués ouvriers de Bremer- haven du 12.VII.56, qui entre autres, déclarait dans sa réso- lution: « Abréger le temps de travail... n'atteint son but que si une véritable augmentation des salaires crée les prémisses indispensables. Autrement, il ne s'agit que d'un nouvel appât pour effectuer des heures supplémentaires. » En même temps l'Assemblée se prononçait contre la manière bureaucratique dont l'accord avait été conclu: « Nous protestons de la ma- nière la plus ferme, contre le comportement non démocra- tique de la direction (syndicale); seuls les membres (du syn- dicat) qui sont directement touchés par l'accord (avec la Fédération patronale), peuvent décider dans un referendum de l'acceptation ou du rejet de cet accord. C'est pour ceci que nous demandons l'organisation immédiate d'un refe- rendum. » (d'après Arbeiter Politik, 5.VIII.56). Même si l'exemple choisi est extrême, car le mécon- tentement face à la politique syndicale se cristallise dans une conférence et une résolution, il s'agit en réalité d'un mouvement général de désaffection à l'égard du syndicat. Nous allons revenir sur ce fait. Le déclenchement de la grève se place dans ce contexte. La Fédération des métaux a choisi un « Land » parmi les plus petits et les plus pauvres de la République Fédérale où les revendications présentées prennent un caractère de sim- senschaftliche Mitteilungen de février 1957 donne quelques indications sur la durée du travail : Durée moyenne hebdomadaire du travail pour l'ensemble de l'In- dustrie et du Commerce en dehors des mines (en heures): Octobre 1955 Octobre 1956 Hommes et Femmes 49 48,3 Hommes 50,1 49,1 Le temps de travail tend à baisser malgré tout. Notons que la convention du 13. VI. 56 n'est entrée en vigueur qu'en octobre, qu'elle n'a donc pas influencé les chiffres reproduits plus haut. Il est cependant intéressant d'analyser_les réactions des industriels face à l'accord du 13. 6. Le Stuttgarter Zeitung (29. VI. 56), journal patronal, écrit: « Les mines et la sidérurgie se différencient des autres branches de l'économie par les très grands investissements qu'elles nécessitent... pour cette raison, les installations toujours plus coûteuses devront être utilisées de manière continue autant que possible. En ce qui concerne les hauts fourneaux et les aciéries, une semaine de 42 heures avec des équipes de six heures, serait à la longue une meilleure solution que l'étape transi- toire de la semaine de 45 heures. Les mines préféreraient retourner à la journée de 8 heures... mais donneraient aux ouvriers deux ou trois jours libres se suivant. Dans les trois branches (Mines, Aciéries, Hauts Fourneaux), l'on est d'avis que la diminution du temps de travail peut être réalisée sans nouveaux embauchages, à condition que la producti- vité reste la même. On considère que dans les aciéries la réserve de productivité n'est pas inférieure à 20 %. >> On croirait presque lire une paraphrase de Marx, montrant dans quelles conditions les capitalistes ont intérêt à la diminution de la journée de travail. Du coup l'on comprend également pourquoi le temps de travail 126 ple justice. En effet, les congés payés par exemple, y étaient plus réduits qu'ailleurs (1). De plus les syndicats allemands accordent aux grèves qu'ils approuvent un appui matériel important allant de 50 à 75 % des salaires normaux. En choisissant le Schleswig-Holstein, la Fédération des métaux savait pouvoir tenir longtemps. D'autre part, la convention des 45 heures conclue le 13 juin ne laissait au Syndicat que la possibilité d'une action sur le terrain des charges sociales : le Comité fédéral a sans doute voulu « utiliser » de cette manière la conjoncture économique favorable et par là même tenté de reprendre en mains les ouvriers. La convention rela- tive aux charges sociales (en Allemagne ces conventions sont conclues par « Land » et pour plusieurs années), était venue à expiration à la fin de 1955. Le patronat adopta une tacti- que dilatoire : des concessions de sa part étaient inévitables, vu l'expansion économique. Les pourparlers commencèrent au printemps 1956 et durèrent avec des interruptions jus- qu'à l'automne. En octobre, 88 % des ouvriers appelés par les syndicats à un referendum, se prononçaient pour la grève, qui commença le 24 du même mois. Au niveau des sommets, les pourparlers reprirent bien- tôt et entre la fin d'octobre et la fin de janvier trois propo- sitions arbitrales furent mises au point, mais échouèrent à cause du refus des syndicats ou des ouvriers. Cependant l'état d'esprit des grévistes évoluait. Les Streik Nachrichten, le quotidien destiné aux grévistes, que nous avons mentionné et qui est rédigé par des responsables de la Fédération des Métaux, décrit ainsi la situation à Flens- burg à la fin d'octobre: « Tout se déroule dans une atmosphère tranquille comme c'est habituel ici, dans notre ville située à l'extrême Nord de la République Fédérale. Les ouvriers sont calmes, ils se plient, dans un mouvement de discipline volontaire, aux directives des organismes syndicaux choisis par eux. » (Streik Nachrichten, 31.X.56.) Sans doute cette image reflétait-elle la réalité au début de la grève. Cependant, à partir du mois de novembre. le mouvement s'étend. A six ou sept reprises, le syndicat an- nonce que, à son appel, de nouvelles entreprises sont entrées en grève. Mais cette fois, il semble bien que ce soient les ouvriers eux-mêmes qui aient demandé leur participation au mouvement (1). des hommes baisse davantage que celui des femmes: il baisse dans la sidérurgie où les capitalistes ont besoin d'une journée de travail plutôt intense que longue. Ce qui nous ramène au problème des conditions de travail et prouve qu'il est de moins en moins possible de présenter des revendications ouvrières sous l'angle du salaire seulement. (1) Shleswig-Holstein Congés pour adultes 16 jours 18 jours Jeunes jusqu'à 16 ans 15 Jeunes de plus de 16 ans 12 €24 (1) Suivant Arbeiter Politik, du 8. I. 57. Autres pays 24. » )) 127 - L'élément volonté de se reposer, d'échapper pour quel- que temps aux cadences de travail du chantier ou de l'usine, a joué sans doute un rôle important dans la grève. Les Streik Nachrichten citent les paroles d'une femme de gréviste qui déclare « que pour la première fois depuis des années, elle connaît une vie de famille », et le journal de commenter: « Très tôt le matin, il faut partir et le soir on a le corps si brisé de fatigue que l'on ne souhaite plus que d'aller au lit. » (12.XI.56.) Aussi significatif pour le caractère du mouvement que l'extension de la grève apparaît le fait que les ouvriers d'une usine métallurgique « ont cessé de faire des heures supplé- mentaires » (Streik Nachrichten, 13.XI.56), comme marque de solidarité avec les grévistes. Un mot d'ordre qui semble avoir été mis en avant par les ouvriers eux-mêmes est : « Nous ne voulons plus être des salariés de 2e classe. » Ce mot d'ordre qui parfois devient: « Nous ne voulons plus être des hommes de deuxième classe » exprime la volonté des ouvriers d'effacer la différence que les patrons ont mises entre eux et les employés. C'est que ces derniers reçoivent en cas de maladie, pleine paye et les trois « jours de carence » ne jouent pas pour eux.' Peu à peu c'est ce mot d'ordre qui passe au premier plan et la bataille commencée pour des avantages matériels devient une bataille pour la dignité ouvrière et pour l'égalité. Dès lors elle dépasse et les cadres du Schleswig-Holstein et ceux des marchandages de la Fédération des Métaux. Un certain nombre de militants grévistes demandent l'extension du mouvement à d'autres régions. Mais la Fédération des Mé- taux s'y oppose et ils échouent. Le mouvement ouvrier alle- mand reste très encadré par la bureaucratie du syndicat en dépit de l'affaiblissement relatif de cette dernière (1). (1) Voici ce qu'écrit le journal berlinois ! Tagenspgel » du 31.1.57: « Il est connu que les éléments les plus dynamiques parmi les grévistes ont toujours demandé que leurs revendications soient soutenues par des grèves de sympathie dans les Métaux des avtres « pays ». La Fédération des Métaux a eu du mal à empêcher de telles actions. » Le Tagenspiegel est un journal de droite, qui plaide à peu près cette thèse: « Le syndicat n'est pas un interlocuteur très valable: il n'a pas la classe ouvrière en mains. » Il est probable que ce journal exagère le « mal » que la Fédération des Métaux s'est donné pour empêcher l'exten- sion de la grève. D'autre part l'affaiblissement relatif des syndicats est sensible à la lumière de quelques chiffres. C'est ainsi par exemple que le 10.9.55, sur 19.200.000 salariés en Allemagne Occidentale, 6.104.000 étaient syn- diqués (soit 30,7 %); le 30.9.56, il y avait 6.124.000 syndiqués sur 19.500.000 salariés (soit 28,7 %). La Federation des Métaux comptait 1.290..098 membres en 1950, 1.483.392 en 1951, 1.5.662 en 1952; ce nombre diminuait en 1953: 1.494.444 pour remonter en 1955 àl.552.529 Tandis que de 1952 à 1955 les effectifs ouvriers dans les Métaux ont augmenté de 29 %, on enregistre une diminution de 2,5 % dans le nombre d'ouvriers syndiqués. De 1953 à 1955, à une augmentation du 128 Mais il ne fait pas de doute que les ouvriers de toute l'Allemagne suivent cette grève de l'extrême Nord de leur pays, comme ils n'ont pas suivi d'autres grèves depuis la guerre. Contrairement à l'attitude qu'ils avaient prise d'au- tres fois, les syndicats acceptent des collectes en faveur des grévistes, permettant au mouvement spontané de sympathie de prendre réalité. . { Du côté patronal, l'acharnement est comparable à celui des grévistes. Pour la première fois, le fonds de solidarité constitué depuis 1952, par la Confédération des industriels allemands, est mis à contribution (2). Les entrepreneurs dont les ouvriers font grève sont aidés à payer leurs frais géné- raux. Les amendes dues par suite de non-livraison des com- mandes, leur sont acquittées. C'est que plus le mouvement durait, plus il prenait de relief pour les patrons aussi bien que pour les ouvriers. En octobre novembre, il était possible de conjecturer: à une année des élections générales le pa- tronat se raidissait; il s'agissait pour lui d'amoindrir si pos- sible les syndicats et par là même de frapper le parti socia- liste. En janvier-février cependant l'enjeu est clair. L'envoyé à Kiel de la Frankfurter Rundchau écrit: « Suivant les pa- trons, les ouvriers sont moins attachés à leur travail leur travail que les employés. Aussi un frein est-il nécessaire pour qu'on ne joue pas au malade pour la moindre bagatelle. » (1.2.57). Nous avons noté que trois propositions arbitrales de com- promis avaient vu le jour. La première avait été refusée par les syndicats. La seconde, désapprouvée par ces derniers et soumise au referendum des grévistes, fut repoussée le 7.1.57, par 97,5 % des votants. (La grève avait été votée à 88 %.) La troisième proposition à laquelle les syndicats avaient donné leur accord, fut mise au point fin janvier, à Bonn. Les syndicats cédaient sur l'essentiel. Les patrons accordaient dans certaines conditions un supplément plus substantiel que jusqu'alors à l'indemnité payée par la Sécurité sociale; ils acceptaient également de prolonger les vacances payées, mais ne voulaient pas entendre parler de l'égalité des ou- vriers et des employés. Les trois premiers jours de maladie, notamment, ne seraient payés que dans la mesure d'un tiers si l'intéressé est présent depuis plus de trois mois dans l'en- treprise et si sa maladie a duré une semaine au moins : si elle a duré deux semaines, 2/3 sur ces trois fameux jours de carence » lui seraient payés. Le problème restait entier. personnel ouvrier de 22 %, ne corresponel qu’une augmentation d'ouvriers syrdiqués de 4 %. Entre 1954 et 1955 il y eut 643.000 nouvelles adhésions, et 585.000 retraits de l'organisation. (2) Der Spiegel 16. I. 57. 129 Le patronat avait fait des concessions sur les indemnités de maladies plus longues, mais justement par là même les ab- sences pour courte maladie, où le contrôle était pratique- ment impossible, devenaient plus nettement encore le noud du conflit. La mystification s'effaçait: les patrons n'avaient pas confiance dans la « loyauté » des ouvriers, et ces derniers ne voulaient pas collaborer, même dans la mesure où ils l'avaient fait jusque-là, à la prospérité de leur entreprise. Les ouvriers niaient l'ordre capitaliste de ces entreprises, d'abord en se levant contre la hiérarchie, contre l'inégalité entre eux et les employés, ensuite, en faisant porter cette lutte pour l'égalité justement sur le point critique des trois premiers jours de maladie. Les réunions syndicales devinrent houleuses, des ora- teurs, qui défendaient le compromis, se firent huer. Les Streik Nachrichten furent mises par les grévistes en tas et brûlés. A Flensburg, les syndicats avaient convoqué pour le 19-1-57 au matin, un meeting, mais l'avaient annulé craignant des incidents. Malgré tout, quelque 500 grévistes (sur 2.020 dans la ville), se rassemblent devant le local. La police les invitant à se disperser, ils se dirigent vers la maison des Syndicats et tiennent un meeting en faveur de la grève. Le soir, au cours d'une réunion des délégués ouvriers de Flens- burg, personne en dehors des chefs syndicaux ne se prononça en faveur du compromis de Bonn. La colère des ouvrierä est dirigée contre l'accord, mais aussi, à partir de ce moment, au moins autant contre la manière bureaucratique dont il a été conclu par la Fédération des Métaux. La grève tourne. Elle est orientée contre l'exploitation capitaliste, mais aussi contre la bureaucratie syndicale, contre le fait que celle-ci peut conclure, sans consulter personne d'autre qu'elle-même, un accord qui engage les ouvriers. Au référendum les grévistes votent à 76,25 % pour la poursuite du mouvement (1) (1) Dans son interview au Spiegel, Sührig, dirigeant de la grève, parle de l'attitude ouvrière après le compromis de Bonn: « Les collè gues le Schleswig-Holstein étaient de cet avis; à Bonn nous avons été vendus et trahis ». Pour Sührig il s'agit d'une méprise dont le grand coupable est la presse : le vendredi 25 janvier au matin, lorsque les accords ont été signés, la presse les a reproduits sans préciser qu'ils devaient être soumis pour approbation aux deux parties en présence: Fédération syndicale et Fédération patronale. Mais cette méprise dont l'origine est à chercher dans les journaux tout récents, est extrêmement forte: question du Spiegel : « Vous n'avez rien pu faire contre (cette méprise) ? Réponse: « Nous n'avons rien pu faire... Nos collègues n'etarent simplement plus dans l'état d'esprit nécessaire pour accorder foi à nos explications. Cela alla si loin qu'ils déchirèrent ou brûlèrent les Streik Nachrichten de lundi. Ou bien ils nous les renvoyèrent. Ils ne voulaient entendre aucune explication une fois leur opinion formée... » Les milieux capitalistes pour expliquer l'attitude ouvrière ont adopté le thème des « agitateurs extrémistes ». Personne n'a eu l'idée que tout simplement la classe ouvrière voulait être indépendante. Les grévistes avaient effectivement réagi devant les informations de la presse 130 La dernière phase de la grève commence le 1er février avec les nouveaux pourparlers et se termine le 15 avec la re- prise du travail. Le 10, la Commission d'arbitrage réunie cette fois à Kiel, soumet aux ouvriers une nouvelle proposition sur laquelle délégués syndicaux et patrons étaient tombés d'accord. Cette proposition contient ceci d'insolite que, sous certaines conditions, elle accorde 100 % d'indemnité pour les trois pre- miers jours de maladie (alors que jusque là ceux-ci n'étaient pas couverts du tout), mais elle ne les accorde pas pour les jours suivants. Les conditions sont: appartenance à l'entre- prise depuis un mois; maladie de 14 jours au moins (pour une maladie de 7 jours, l'indemnité est de 50 %). Ainsi les patrons avaient en réalité gain de cause. La barrière à l'absentéisme payé était posé. Le principe des 100 % d'indemnité était accepté pour sauver, dans une certaine mesure, la face aux syndicats. Le nouveau référendum eut lieu le 10 février. A une exception près (1) le syndicat ne convoque pas de réunion. Le journal socialiste Frankfurter Rundschau (15-2-57) estime que cette mesure a pour but d'empêcher les oppositionnels de radicaliser les ouvriers. Le résultat du référendum fut: 39,6 % en faveur de la reprise du travail, 57,66 % contre. Une majorité de 75 % étant statutairement nécessaire pour la continuation de la grève, le syndicat proclama la reprise du travail. La grève la plus longue en Allemagne depuis 1905 (2) prenait fin. Contrairement à ce qu'il avait fait quinze jours aupa- ravant, le Syndicat refusa de rendre publics les résultats de détail du referendum. C'est que les grandes entreprises votè- rent massivement contre la reprise du travail et que le syn- dicat craignait le déclenchement de grèves sauvages. D'après le journal Die Welt, (14-2-57) 82,5 % des grévistes de Flens- burg (« cette ville calme et paisible ») auraient voté contre la reprise du travail. Aux Chantiers Howaldt de Kiel, qui em- ploient 10.000 ouvriers, 30 % seulement des grévistes s'étaient prononcés pour la reprise du travail. qui, dans son ensemble, reproduisait ces déclarations patronales et syn. dicales qui donnaient toutes comme certaine la fin de la grève. Après le référendum, les capitalistes du Schleswig-Holstein décla- raient: « Nous ne reconnaissons plus nos ouvriers ». Quant à Sührig, il ne semble pas avoir tiré de conclusions de son échec. Question du Spie- gel: « Les membres du syndicat ont-ils la possibilité d'élire une autre direciion si une nouvelle fois ils se trouvent en désaccord avec ieurs responsables? » Réponse: « Non, la démocratie ne va pas si loin ». Question: « Vous êtes inamovibles? » Réponse: « En tous cas dans cette grève ». Question: « Aussi bien dans vos fonctions de dirigeants de la grève? » Réponse: « Bien sûr, puisque j'y ai été nommé par la commission des salaires de Schleswig-Holstein. » (1) A Flensburg, où nous retrouvons Sührig: « ...au cours de la réunion Sührig... est sifflé et des cheurs parlés lui crient de s'en aller ». (Die Welt 14. 2. 57). (2) Grève du textile à Crimmitschau en Saxe, qui dura cinq mois. - 131 - Il est difficile de dire au juste ce qui, entre les deux referendums, avait fait changer d'avis 15 à 20 % des gré- vistes. Auprès de la petite bourgeoisie, la grève commençait à être impopulaire : il se peut qu'une partie des ouvriers se soient laissés influencer. La bureaucratie syndicale a joué sur l'isolement et l'émiettement des ouvriers : au referendum de janvier les réunions avaient donné aux grévistes le sentiment qu'ils sont tous pour la poursuite du mouvement. Surtout la grève n'avait pas réussi à s'étendre : Circonscrite au Schles- wig-Holstein, posant une revendication qui à la limite devait bouleverser la vie des entreprises, elle ne pouvait en fin de compte aboutir. Ouvriers, Patrons, Syndicats, Parti communiste. La classe ouvrière d'Allemagne occidentale comme celle de toutes les sociétés modernes, est encadrée en même temps par plusieurs appareils bureaucratiques. Il est difficile de saisir la lutte et la vie de cette classe ouvrière sans l'envisager par rapport à ces appareils. Mais bien entendu, dans le cadre de cet article, il ne peut être question d'une analyse étendue de ce problème : nous nous proposons simplement de mieux éclairer la grève du Schleswig-Holstein. Nous avons vu que la Fédération des Métaux avait dé- clenché une grève ouvrière dans les conditions choisies par elle et que en somme, malgré un « accident », elle a réussi également à faire rentrer les ouvriers au travail. Face aux grévistes, le syndicat s'est comporté à un moment donné plus ou moins en porte-parole, lorsqu'il y a été forcé par le refe- rendum de janvier, mais en général il a été un intermédiaire relativement indépendant, agissant suivant sa propre logique. Sans doute le syndicat affirme-t-il qu'il agit en tenant compte d'éléments que les ouvriers confinés dans leur usine ou dans leur province ne peuvent apercevoir. Et d'une certaine ma- nière, c'est exact. Déclencher la grève au Schleswig-Holstein, c'était habile. Les caisses du syndicat étaient pleines : on pou- vait tenir longtemps (1). (1) Le déclenchement et le déroulement des grèves a été mis au point de manière minutieuse par le II° Congrès de la Fédération des Métaux (septembre 1952). Le règlement s'y rapportant comporte douze articles. Citons : 1° Le déclenchement de la grève nécessite l'approbation de la di- rection fédérale. De même l'organisation de piquets de grève. 2° La direction fédérale doit être avertie au moins un mois à l'avance du déclenchement d'une lutte offensive, par les directions syn. dicales locale et régionale. 3° Dérogation au délai d'un mois si un changement brusque et inattendu est intervenu dans la vie de l'usine. 4° Si au même moment, il y a une grève ailleurs, ou si dans une usine il y a trop peu d'ouvriers syndiqués, la direction fédérale peut refuser son autorisation à la grève. 5° Les décisions de la direction fédérale doivent être suivies en tout 132 . On arrachera quelques concessions aux patrons, dans ce Land et, ce précédent acquis, il sera sans doute possible de les étendre par voie législative à tout le pays. Le raisonne- ment paraît impeccable, mais les ouvriers ne l'ont pas accepté. Les cadences du travail en Allemagne se sont accrues d'année en année. Les maladies de cour, maladie des « ma- nagers » il y a vingt ans, sont devenues une maladie ouvrière. Les salaires sans doute se sont accrus mais la part des salaires dans le revenu national, a diminué d'année en année (1). Et face aux dirigeants syndicaux qui conseillaient régulièrement aux ouvriers de ne pas trop travailler, se sont brusquement levés ces mêmes ouvriers qui ne les écoutaient pas, mais qui, posant à leur manière le droit au repos mettaient en même temps en question un élément du système d'exploitation. Nous avons là un exemple de ce que les bureaucraties appel- lent l'irrationalité des ouvriers. Il faut tenir compte de la manière dont les pourparlers sont menés. La Fédération des Métaux a 1.290 permanents; la cotisation est d'une heure de travail par semaine et le nombre des membres de près de 1.600.000. Comme les au- cas. Si une grève est déclenchée malgré l'avis de la direction, les gré. vistes renoncent à toute aide. L'article 7 précise le montant de l'aide qui dépend de deux élé. ments: le nombre des cotisations versées; la durée de la grève. (Cf. Adolf Weber: Der Kampf zwischen Kapital und Arbeit, p. 174, Tübingen, 1954). La Fédération des Métaux constitue en quelque sorte une puissanc financière. Ses entrées d'argent se chiffrent à 2 millions de marks par semaine (environ 170.000.000 de francs). « Elle place cet argent dans des banques », précise Sührig dans son interview au Spiegel. Il reste cependant assez discret sur ce point. Il précise seulement que la grève coûte au syndicat 2 millions de marks par semaine et que: « on peut tenir ». Visiblement les syndicats avaient prévu une lutte « à l'améri. caine ». à coups de millions. Ajoutons que suivant les statuts du syn. dicat, seuls les membres qui ont cotisé pendant quatorze semaines au moins, ont droit à une aide. Mais au début de la grève une décision fut prise suivant laquelle seraient aidés même les nouveaux inscrits. Sührig déclare à ce propos, dans le style dont il a le secret : « ...pas de droit suivant les statuts mais nous avons dit: on doit donner quelque chose à ces gens. Ils sont membres même s'ils n'ont payé que deux cotisations, on doit leur donner de l'argent. » (Spiegel, 13. II. 57). Il y a eu cependant tout au long de la lutte, quelque 3.000 grévistes qui ont refusé de s'inscrire au syndicat malgré toutes les invites qu'on n'a pas manqué de leur faire et qui n'ont touché aucun secours syndical. (Ils ont pu toucher cependant, de la part des autorités, un secours pour nécessiteux). Il faut préciser aussi qu'il n'y a pas eu en Allemagne depuis la guerre de grand conflit du travail où il y ait eu aussi peu de briseurs de grève: 1 % environ. Dans les grandes entreprises notamment, le syndicat renonça à l'organisation des piquets de grève, le besoin ne s'en faisait pas sentir. (1) Part du salaire dans le national: 1949: 41,9 %. 1956: 41,2 %. Au cours de ces années cependant, le nombre des salariés s'était accru de 30 %. (Cf. Institut für Konjunkturforschung dans la Frank jurter Rundschau du 22.12.56) revenu 133 - tres Fédérations, elle entretient un Brain-Trust de spécialis- tes, juristes et économistes, qui peuvent parler de plein pied avec les spécialistes de la Fédération patronale respective. Ce sont des hommes du même milieu, ils ont fait les mêmes études, probablement ils ne sont même pas plus mal payés, mais ils sont « pour les ouvriers »: ceci veut dire par exem- ple que dans les pourparlers, ils essayent d'obtenir des avan- tages pour les ouvriers. Mais ceci peut vouloir dire autre chose encore. En effet, à partir du Conseil central de la Fédération des Métaux, les occasions sont fréquentes de pé- nétrer dans un Conseil d'administration d'usine ou de deve. nir Directeur du Travail : la loi de la co-gestion de 1951 le permet et en partie aussi la « loi constitutionnelle de l'en- treprise » de 1952. Ceci est un chapitre à part qui reste à écrire. Cependant, il n'est pas possible de dire que les repré- sentants syndicaux dans les conseils d'administration ou dans les directions d'usines se fondent parmi les représentants des actionnaires et les autres directeurs. Ils gardent leur colo- ration propre, ils « représentent » les ouvriers. C'est leur seule raison d'être présents dans ces Conseils ou Directions. Mais il est clair que la réalité de la condition ouvrière dans les villes leur échappe: elle échappe même à un Comité syndical local formé de permanents anciens ouvriers. C'est dans la logique de toute organisation bureaucratique de met- tre une barrière, de fausser les rapports entre les « admi- nistrés » et les « administrateurs ). Sans doute entre les dirigeants syndicaux et le patronat il existe des tensions et des heurts parfois violents. A l'occa- sion de la grève du Schleswig-Holstein le patronat a dénoncé « l'irresponsabilité » du syndicat. Entre le referendum de janvier et celui de février, une partie du patronat a eu face au syndicat une attitude qui pourrait être résumée ainsi : « Les syndicats ne tiennent pas en mains les ouvriers, il n'est pas possible de traiter sérieusement avec eux. D'ailleurs de- une instance arbitrale, ils refusent de s'engager à l'avance à respecter la sentence de l'arbitre: ils ne savent pas eux-mêmes comment réagiront les ouvriers. Il faudrait que l'arbitrage soit rendu obligatoire et qu'il y ait une légis- lation du type de la loi américaine Taft-Hartley qui per- mette d'arrêter les grèves ». Une autre partie du patronat conseillait plutôt aux ouvriers de ne pas suivre les « élé- ments extrémistes » et d'accepter le compromis auquel les syndicats avaient donné leur accord. vant Il semble que cette seconde tendance modérée, cher- chant une collaboration avec les syndicats est la plus repré- sentative du patronat allemand actuel. Au dernier Congrès confédéral des syndicats de la République Fédérale, le chan- celier Adenauer faisait partie des invités d'honneur et dé- - 134 clarait : « Je ne peux absolument pas concevoir un bon fonctionnement de notre économie sans les syndicats » (1). Ceci ne veut nullement dire qu'il n'y ait pas également de conflits entre dirigeants syndicaux et organismes capita- listes qui acceptent les syndicats. Comme nous l'avons noté, la Fédération des Métaux fait partie d'un grand nombre de Conseils d'administration. Sans doute, les délégués syndi- caux y demandent-ils des améliorations en faveur des ou- vriers, et parfois ils ont du mal « à faire passer » la conven- tion collective. Mais ils sont légalement tenus d'administrer la société en fonction de la situation objective: c'est-à-dire compte tenu de la loi du marché. En fait, théoriciens et praticiens de l'économie d'outre-Rhin se plaisent à recon- naître que l'expérience de la co-gestion est réussie, que les syndicats n'ont pas envoyé dans les Conseils d'administra- tion des « démagogues irresponsables ». Beaucoup plus que sur les revendications ouvrières, les conflits dans ces conseils semblent porter sur deux ordres de faits. Premièrement, les Délégués du syndicat sont accusés d'entretenir des contacts entre eux de société à société, sans tenir compte de la concur- rence, et de former une sorte de gigantesque super-trust. En réalité, les différences entre la bureaucratie syndicale, parti- cipant à la gestion et la bourgeoisie capitaliste, aussi impor- tantes soient-elles, se placent dans le cadre du même système : du même côté de ce système basé sur la séparation du travail de direction et d'exécution. Il faut envisager les rapports entre dirigeants syndi- caux et ouvriers dans le cadre de cette situation. Au cours de la grève des Chantiers navals Howaldt de Hambourg, dont nous donnons le récit plus bas, un ouvrier gréviste apos- trophe un dirigeant de la Fédération des Métaux: « Tu es membre du Conseil d'administration : pourquoi ne le con- voques-tu pas pour qu'on nous donne satisfaction? » Et un ouvrier de l'Aciérie Westphalen : « Si le Directeur du Tra- vail n'intervient pas pour qu'on nous augmente... cela ne étonne pas : il patron. » (Arbeiter Politik, 22.12.55.) Au cours de la grève du Schleswig-Holstein, le fait que les ouvriers avaient devant eux des dirigeants syndicaux si près du pouvoir économique, et détenant une parcelle de ce pouvoir, a influencé leur attitude. La grève a commencé contre les patrons, elle s'est terminée pour beaucoup d'ou- vriers dans une grève contre les patrons et contre les « bon- zes » du syndicat. nous est (1) Le dernier congrès du D.G.B. (Fédération des syndicats alle- mande) eut lieu du 1er au 6 octobre 1956 à Hambourg. Il faut préciser que depuis le congrès de 1954, les syndicats avaient adopté une orien- tation plus revendicative. 135 Depuis son interdiction l'été dernier, le Parti commu- niste joue un rôle peu important dans les conflits du tra- vail d'Allemagne occidentale. Au cours de la grève du Schles- wig-Holstein, Radio-Schwerin, de la zone orientale, consa- crait quotidiennement une émission aux grévistes. Tous les comités de grève ont reçu de la part de la Fédération des Métaux d'Allemagne orientale des messages de solidarité et des propositions de secours, qui ont été régulièrement re- poussées. Aux Chantiers Howaldt de Kiel un certain nom- bre de délégués ouvriers avaient appartenu au parti commu- niste : il est probable qu'ils ont milité pour la prolongation de la grève. Surtout la presse de droite s'est évertuée à dé- clarer communistes. tous les « éléments extrémistes ceux qui voulaient lutter jusqu'au bout pour le paiement des trois jours de carence. Dans d'autres cas, comme on le verra également dans les récits de grèves donnés plus bas, la divi- sion au sein des luttes ouvrières entre communistes et socia- listes a contribué comme en France à faire échouer ces luttes. »), tous Sans doute serait-il nécessaire, en nous éloignant quel- que peu de la grève du Schleswig-Holstein, de tracer un pa- rallèle entre les syndicats d'Allemagne de l'Ouest de ceux d'Allemagne de l'Est. Contentons-nous dans ce cadre, de pré- ciser, qu'à côté de différences importantes, il existe aussi des traits communs fondamentaux. A l'Est comme à l'Ouest, les syndicats prennent part à l'organisation de la production : du côté des organisateurs, des dirigeants, au niveau de leur sommet, du côté des dirigés, des ouvriers, au niveau de leur cadre de base. Plus spécia- lement ils jouent un rôle de médiateur entre les ouvriers qui disposent de la force productive-travail et les dirigeants de l'économie, qui disposent de la force productive inerte (ma- chines, bâtiments, etc.); mais à mesure que la production se complique et qu'il est nécessaire, pour qu'elle soit ren- table, de se concilier l'ouvrier, le rôle du médiateur s'ac- croît. Et tout en conservant son caractère de médiateur il tend à devenir « manager ». Comme nous l'avons vu, plus d'un parmi les dirigeants de la Fédération allemande des Métaux se présente face aux ouvriers, comme les dirigeants des syndicats de l'Est, à la fois en tant qu'intermédiaire et en tant qu'organisateur de l'économie (1). 1956 est une année de succès relatif pour la Fédération des Métaux et pour les syndicats allemands en général. C'est (1) Il est intéressant de noter que la Fédération des métaux consti- tue l'aile gauche du D.G.B. Ceci signifie notamment que ses dirigeants utilisent plus ou moins une terminologie marxiste pour critiquer la gestion capitaliste de l'économie. 136 la première année depuis la guerre où le salaire s'accroît plus vite que la productivité du travail. C'est également l'année où la Fédération des Métaux a déclenché une lutte, qui dès le début s'annonçait longue et dure. C'est que, nous l'avons noté, l'accord de juin ne contente pas les ouvriers et qu'il faut cette fois obtenir des concessions sur le terrain des conditions de travail. En ceci, la grève du Schleswig- Holstein ressemble aux grandes grèves des dockers anglais, aux grèves américaines de l'automobile et par certains côtés, à la grève de 1955 de Nantes (1). Mais portant sur les condi- tions de travail, la grève est infiniment plus dangereuse et plus difficile à manier. C'est que très vite, elle peut « dé- vier » et au lieu de simplement rogner la marge des béné- fices capitalistes, comme une grève de salaires, elle peut en question implicitement, sinon explicitement, le principe même de l'organisation du travail dans l'usine, donc la source même de ces profits. Il semble que ce type de grèves en Allemagne comme ailleurs, soit destiné à deve- nir de plus en plus fréquent, Déjà des « grèves sauvages » dont nous donnons deux exemples (2) s'étaient tournées en Allemagne, non seulement contre le patron mais contre le syndicat. Elles répondaient, en dehors des revendications qu'elles présentaient, à la vo- lonté ouvrière d'indépendance. Des grèves pour les condi- tions de travail peuvent facilement devenir des grèves anti- syndicat. Les syndicats allemands étaient, nous l'avons noté, en perte de vitesse. La grève du Schleswig-Holstein n'a certes pas arrêté ce mouvement. Les grèves sauvages, la grève si insolite et si normale pour le droit de « tire au flanc », la rébellion aussi des « demi-forts » – rébellion des jeunes qui saisissent le pre- mier prétexte pour se battre avec les flics, pour braver toute règle établie, pour faire du scandale dans la rue, mais aussi pour protester contre le service militaire et se trouver parmi les premiers dans certaines grèves : tout ce monde qui bout sous une très forte charpente sociale, montre bien que l’Al- lemagne n'est pas aussi sage et aussi digne d'être donnée en exemple que certains le voudraient. La grève du Schleswig-Holstein a été une manifestation d'indépendance prolétarienne et de volonté d'égalité, une tentative pour pratiquer une brèche dans le système d'exploi- tation. Sans doute elle n'a pas créé de formes nouvelles auto- nomes d'organisation du prolétariat et elle n'a pas mis en question non plus le problème de la gestion de l'entreprise capitaliste. De ce point de vue elle est en retard, par exem- ple, sur la grève des dockers anglais. (1) Cf. nº 18 de « Socialisme ou Barbarie ». (2) V. plus bas, p. 139 et suivantes. 137 Mais elle a tenté de résoudre de manière nouvelle une contradiction aiguë de la vie ouvrière dans les usines : con- tradiction entre les heures supplémentaires et le besoin de repos et de liberté --- contradiction qui finit toujours par entamer la solidarité des ouvriers. En ceci, cette lutte, que certains ont voulu confinée dans une province perdue du Nord de l'Allemagne, prend une valeur d'exemple. Ces métallos harassés par les cadences, et qui se sont retrouvés dans la grève, ont élevé leurs problè- mes concrets, communs à tous les ouvriers, jusqu'à une lutte pour l'égalité et la liberté donnant à ces derniers termes une valeur pleine. Hugo BELL 1 Deux grèves sauvages en Allemagne Nous donnons d'après la revue « Arbeiterpolitik » paraissant à Stuttgart (n° du 7-9, 21-9 et 5-11 1955) Jeux récits de grèves sauvages. Celles-ci se sont déroulées en été et automne 1955 à Hambourg et à Brème. Nous reproduisons ces récits en les abrégeant quelque peu. GREVE SAUVAGE AUX .CHANTIERS NAVALS DE HAMBOURG A Hambourg, aux chantiers navals de Howaldt et de Stülken, on a fait grève sans l'appui du syndicat pour une augmentation de 20 pfennig de l'heure, 40 mark par mois pour les employés et 20 mark pour les apprentis en attendant conclusion d'un nouveau tarif. Comment en est-on venu là? L'action est partie du chantier de Howaldt. Les chauffeurs, les riveurs et les soudeurs avaient réclamé une augmentation en adressant une pétition à la direction du chantier. La direction avait jusqu'au ven- dredi 19 août pour répondre. Elle repoussa la demande. Le lundi matin 22 août, réunis en assemblées de branches, les sou- deurs et les chauffeurs décidèrent de refuser pendant quatre semaines de faire des heures supplémentaires. D'autre part les soudeurs résolurent d'aller manifester devant les bâtiments de la direction. Par l'intermé. diaire d'un membre du Conseil d'Entreprise les compagnons renouve- lèrent la demande d'augmentation. La commission de négociations leur ayant communiqué le résultat négatif, il fut spontanément décidé qu'on ne bougerait pas de l'endroit. Plus tard les camarades parcoururent l'en- treprise pour exhorter les autres ateliers et les autres branches à parti- ciper à la grève. Le mardi matin à la réunion du personnel on décida de ne pas reprendre le travail avant d'avoir obtenu satisfaction. Mardi le travail était complètement interrompu à Howaldt. Voila comment se passaient les journées de grève: le matin les collègues arri- vaient à l'heure habituelle au chantier, se changeaient, mais personne ne travaillait. Par la suite chaque matin, aux réunions de personnel, on vota pour savoir s'il fallait interrompre ou continuer la grève. Dans la journée les ouvriers se tenaient un peu partout sur le chantier, ils jouaient aux cartes, se baignaient, et l'habituelle journée de travail terminée, rentraient chez eux. Des délégations essayèrent d'entrer en relations avec d'autres chantiers navals (Chantier Allemand - Stülken Chantiers du Nord) afin d'engager là aussi les compagnons à entrer en grève. Mercredi des gardiens essayèrent de couler le dock III. Quand on l'apprit, des centaines d'ouvriers du chantier se précipitèrent au dock et en empêchèrent ainsi l'immersion. Dans la nuit de mercredi à jeudi, des contremaîtres et des ingénieurs parvinrent, aidés de la police maritime à couler le dock V et à sortir le vapeur qui se trouvait là. Les collègues apprirent du comité de grève les noms des participants. Mercredi après- midi on exhorta les employés à cesser le travail en leur garantissant que les ouvriers les soutiendraient. - 139 ! A une exception près le conseil d'entreprise (1) du chantier de Howaldt demeura passif. Le chantier de Stülken débraya le jeudi. Au Chantier Allemand (le plus grand de Hambourg les délégués syndicaux réussirent à triompher de l'opinion favorable à la cessation du travail. Au chantier du Nord, il y eut d'abord de l'agitation, puis il fut simple. ment décidé qu'on refuserait de faire des heures supplémentaires. Jeudi après-midi (25 août) Deibicht, représentant de la centrale syndicale des métaux, essaya de parlez aux collègues du Chantier Howaldt. Après avoir d'abord refusé de parler à la tribune devant le bureau du conseil d'entreprise (il ne le fit que sur la promesse expresse du Comité de grève qu'il ne lui en coûterait pas un cheveu), Deibicht défendit l'attitude de refus adoptée par le syndicat. Il fit allusion aux négociations de tarif (qui, par la grève, furent avancées de trois se- maines: « On ne doit pas devancer les pourparlers de salaires. Les ouvriers montrent un égoïsme d'entreprise ». Là-dessus, Bartum, le porte- parole du Comité de grève, marqua que les collègues ne voulaient une augmentation qu'en attendant la conclusion du tarif et le paiement des jours de grève. Le collègue Petersen (membre du Comité de grève) de- mande pourquoi Deibicht, en sa qualité de membre du Conseil d'admi- nistration, ne fait pas convoquer ce dernier, afin de lui faire connaître les revendications. Au milieu du tumulte général, les délégués syndicaux quittent la tribune sans reprendre la parole. Lors du vote pour savoir si on continue ou non la grève vote auquel pour la première fois par- ticipent également les employés 50 voix sont en faveur de l'inter- ruption. Jeudi soir les patrons décrètent le lock-out et le directeur Scheckel annonce le licenciement par radio. Vendredi matin, aucun vapeur et aucun bac n'abordant la station de Howaldt, les grévistes s'essemblèrent à l'horloge des embarcadères. Après une brève allocution du Comité de grève, les collègues se diri- gèrent vers le marché. C'est là qu'on paya la 34 semaine de salaire. En chemin il y eut un incident quand la police essaya d'arrêter les membres du Comité de grève. Les collègues se groupèrent autour de leur comité pour le défendre contre la police. Mais, d'une manière générale, les collègues furen disciplinés. Après la paie, les policiers les remer- cièrent pour le calme et l'ordre qu'ils avaient observés. Samedi soir 27 août une manifestation des grévistes se déroula à Hambourg-Altona. 4.000 collègues s'y trouvaient. Des membres du Comité de grève parlèrent. Le collègue Bartum exposa encore une fois les raisons de la revendication et qualifia le lock-out d'énorme bluff : « Les patrons ont besoin de nous, sinon qui fait le travail? La grève s'est déclenchée spontanément parce que les patrons sont grippesqus. Ce que nous avons fait est juste. La grève durera tant que nous n'aurons pas remporté la victoire. » On décida de faire un tract et de se réunir dans les blocs d'habitation. Voila pour les faits. Pourquoi les compagnons furent-ils amenés à entrer en grève contre les patrons et la bureaucratie syndicale? La grève est née spontanément à la suite du refus des patrons d'accorder l'augmentation. Beaucoup de colère s'était accumulée chez les compagnons. Au chantier de Howaldt le prêt habituel avait été également refusé. A cela s'ajoutait le renché- rissement de la vie, l'augmentation des prix du loyer, du gaz, de l'eau, du lait Les circonstances, le besoin d'ouvriers spécialisés. Les offres d'emploi faites par d'autres chantiers ne sont pas des cas isolés. Les mêmes paroles revenaient inlassablement « ils ont besoin de nous; qu'ils nous donnent seulement nos papiers, on retrouvera du travail aussitôt ailleurs. » Un point non moins important est l'introduction au dernier tarif de septembre de trois nouveaux groupes de salaires. La répartition en différents échelons détermina une vive agitation. Chez les chauffeurs les compagnons sont échelonnés du groupe II au groupe V. (1) Conseil élu par le personnel, généralement sous l'influence du syndicat. 140 - La bureaucratie syndicale rejeta d'emblée la grève comme étant sauvage. Les responsables de la Maison du Syndicat exhortèrent les compagnons à reprendre le travail sous prétexte qu'ils gênaient les pourparlers de tarif. Mais les ouvriers de Howaldt s'y refusèrent. Sans 20 pfennigs d'augmentation et le paiement des jours de grève, ils n'étaient pas disposés à reprendre le travail. Pour les compagnons le fait que les syndicats aussi bien que les patrons parlent de l'avancement des pour- parlers, n'était pas une garantie. Les premières discussions ont déjà eu lieu. On n'avait pas confiance dans le bureaucrate syndical et les patrons 20 pfennigs sinon pas de poignée de main. Le nombre des ouvriers organisés à Howaldt est de 27 / 37 % au Chantier Allemand. D'ailleurs la grève a été princi- palement menée par les non organisés. Evidemment les organisés consi- dèrent les revendications comme justifiées, désapprouvent l'attitude des bonzes, n'ont pas non plus beaucoup de confiance. Mais ils se tiennent à l'écart. La bureaucratie syndicale espère se sortir de la grève par la conclusion anticipée du tarif. Elle n'a absolument rien compris à ce qui se passait sous ses yeux. Elle n'était pas du tout dans la course. Que les ouvriers réclament une augmentation trois semaines avant les pour- parlers n'arrivait pas jusqu'à leurs petits cerveaux réformistes. Au lieu d'exploiter ce combat des ouvriers pour faire pression dans les pour- parlers avec les patrons ils ont essayé de freiner l'action des ouvriers au chantier, de les démoraliser et pratiquement ainsi de faire un front commun avec les patrons contre les ouvriers. Beaucoup doivent peu à peu se rendre compte que le grand danger réside dans le fait que de nombreux collègues se détournent des syndicats. Du reste on jette déjà les cartes syndicales au panier. Et, parmi les collègues on pouvait entendre « On devrait balancer les cartes et ouvrir notre propre boutique ». - sur La grève des ouvriers de Howaldt et de Stülken s'émietta de jour en jour davantage au cours de la deuxième semaine. La première semaine on pouvait se rendre compte au chantier, que les ouvriers étaient par. faitement d'accord, que le Comité de grève les représentait tous. A la fin de la première semaine et au début de la deuxième, on sent, bien que les ouvriers ne le disent pas clairement, que l'état d'esprit est favorable à la reprise. On n'est plus aussi disposé à prendre pour argent comptant ce qui vient du Comité de grève. L'absence de confiance se traduit par le fait qu'on ne s'inscrit pas comme l'avait demandé le Comité la liste de grève. Les collègues de Howaldt et de Stütken ont peut-être aussi l'impression d'être lâchés par les ouvriers des autres chantiers. Il est possible que beaucoup aient compris que pour lutter contre les patrons et la bureaucratie syndicale la force des deux chantiers se révé- lerait très vite insuffisante. D'autre part si l'on cherchait des alliés, seul le K.P.D. (Parti Com- muniste Allemand) offrait son aide aux grévistes. Et de ce partenaire on ne voulait pas. Bien des compagnons refusent leur confiance au K.P.D. en tant que Parti. Bien sûr, une partie du Comité de Grève était composée de communistes mais s'ils avaient la confiance au chantier c'est en tant que collègues, non en tant que communistes. Du chantier on pouvait contrôler les collègues du Comité de Grève, ils travaillaient sous les yeux des compagnons. Après le lock-out ça n'a plus été possible, il est certain que les collègues ont alors senti l'emprise grandissante du K.P.D. sur le Comité de Grève. Peut-être plus d'un collègue a-t-il été étonné de voir Bartum, le porte-parole du Comité de Grève, participer à une conférence orga- nisée par le K.P.D. pour le personnel ouvrier, alors qu'on croyait qu'il n'était d'aucun Parti. Il fut du reste arrêté par la police, mais devait être libéré le lundi matin. La police, comme on pouvait s'y attendre, prit nettement position pour les patrons. Mais individuellement les policiers marquèrent de la sympathie pour les grévistes. Et cela pas seulement parce que les com- pagnons s'étaient montrés disciplinés. Il n'y a pas eu d'incident sérieux 141 tout au long de la grève. Lorsque les patrons, au début de la deuxième senisine invitèrent les ouvriers par lettrc individuelle à reprendre le travail, la plupart suivirent. Tous les compagnons n'étaient pas convoqués en même temps. On en convoquait seulement 1.000 à 2.000. Les vapeurs H.A.D.A.G., des chantiers en grève furent détachés des embarcadères, éloignés du pont de transbordement. Ainsi non seulement les ouvriers étaient isolés les uns des autres mais la police pouvait exercer plus faci- lement son contrôle. Les premiers jours deux cordons de police s'interposaient entre le pent et le chantier, on ne pouvait passer que sur présentation de la convo. cation. Les premiers jours aussi des bateaux de la police maritime ascortèrent les vapeurs. Ces mesures, que les ouvriers considéraient à juste titre comme des chicanes mesquines, durèrent bien une semaine, le soir elles retardaient les ouvriers. On ne pouvait pénétrer dans le chantier qu'avec un laisser-passer délivré à l'entrée compagnons lock-outés et licenciés ne pouvaient se rendre au chantier que sous la conduite de la police. Celle-ci devait prendre garde à ce que les compagnons ne parlent à personne. On talon- nait les contremaîtres et les chefs d'équipe pour que le temps de travail, les pauses, etc... soient très strictement observés. De simples remarques comme de dire par exemple, que la grève avait été justifiée, étaient dan- gereuses. Quant aux collègues qui n'avaient pas été réembauchés, il ne s'agissait pas uniquement de meneurs de grève, de communistes ou de camarades ayant joué un rôle particulièrement actif dans la grève. On essaya à cette occasion de se débarrasser de compagnons un peu âgés, dont plus d'un avait attrapé des cheveux blancs au chantier. De nom- breux compagnons furent repris lorsqu'ils portèrent plainte ou lorsqu'ils menacèrent de faire appel au Tribunal du Travail. La raison qu'on leur donnait était la suivante: il s'agissait d'une erreur venue « d'en-haut ». Certains aussi rentrèrent par l'intermédiaire de contremaîtres qui avaient besoin d'eux. Un certain nombre d'ouvriers spécialisés ont demandé leurs papiers et sont allés dans d'autres entreprises. A cette occasion, un chantier aurait enfreint les conventions patronales qui interdisent l'embauche des grévistes. La grève est un sujet de vive préoccupation pour les ouvriers. On discute; déjà l'idée de l'occupation des lieux se faisait jour. On aurait dû rester dans l'entreprise. La question des syndicats ne laisse pas non plus les ouvriers indifférents. A cet égard les initiatives doivent revenir aus ouvriers ay nt une conscience de masse. Ils doivent montrer aux ouvriers qui ne sont pas organisés, la différence existant entre le ver- biage réformiste, les activités des bonzes et la pensée syndicale. Ne s'en prendre qu'aux bonzes peut paraître radical mais ne traduit en fait que l'impuissance. Si l'on attribue au K.P.D. le rôle d'organisateur de la grève, on lui ait beaucoup d'honneur. Quand la grève a éclaté le K.P.D. n'est même pas arrivé à convaincre les ouvriers de faire une grève de solidarité au chantier Allemand qui avait été autrefois sa citadelle. Sans doute leurs « feuilles d'information » publiées pendant la grève affirment-elles que ça fermente dans les entreprises et qu'on est à la veille d'une grève. Et pourtant les groupes d'Entreprises communistes n'ont pas réussi à entraîner les ouvriers dans une action de solidarité. Le K.P.D. était le seul parti à soutenir la grève idéologiquement et financièrement. Et c'est précisément cette ingérence qui a poussé les ouvriers, comme il a déjà été dit à se détourner de la grève et du Comité. La plus grande partie des subsides émanant de la D.D.R., (1) l'argent recueilli ne ven pas uniquement du K.P.D. de nombreux compagnons s'abstinrent d'aller chercher les secours. Des pères de famille s'opposèrent au départ de leurs enfants quand ils apprirent qu'on les envoyait en D.D.R. tout (1) République démocratique allemande: Allemagne de l'Est. 142 Les comptes rendus qu'a donné le a Hamburger Zeitung », journal communiste, du déroulement de la grève ont été objectifs jusqu'au lock. out. On entendait ainsi dire « Tout cela est vrai, il n'y a pas de men- songe, nous avons fait cela ». Mais le K.P.D. reperdit la deuxième semaine cette sympathie acquise au cours de la première. Contrairement à ce qu'affirmaient les journaux bourgeois et social-démocrates la grève s'était déclenchée spontanément. Seuls les ouvriers de Stülken se joignirent à ceux de Howaldt. Evidemment on discutait beaucoup dans les chantiers mais on ne cassait pas le morceau. Cette circonstance poussa les gré- vistes à retourner dans l'entreprise. La discussion sur les salaires ayant été avancée de trois semaines, la grève eut moins de chance encore de durer. C'est ce que le K.P.D. a tout simplement omis de prendre en considération. Mercredi 30 août on parlait encore de la solidarité du front de grève. C'est ce qui faisait bien rire les 3.500 ouvriers du chantier. Ce n'est que le jeudi qu'on remarqua que la plupart étaient déjà dans l'en- treprise et l'après-midi on décida de reprendre le travail. Le nombre des participants aux réunions de grève montre d'ailleurs que les ouvriers ne marchaient plus. Si le samedi soir (27 août) 4.000 personnes environ assistaient à la réunion du Comité de grève, il n'y en avait plus que 1.500 le mardi (30) et à peu près 500 le jeudi. Parmi les participants se trouvaient nombre de femmes, des ouvriers des autres entreprises, etc... Les rapports du « Hamburger Zeitung » étaient de moins en moins précis. Aucune indication de nombre. A la place on trouvait maintenant des superlatifs tel que « massif » « des milliers », Voici la véritable image de la « grève organisée » et « dirigée » par les communistes: les ouvriers ont faussé compagnie aux phraseurs. Grâce à son appareil le K.P.D. pouvait se faire de la réclame, influencer le Comité de Grève, mais non les ouvriers. Il l'a sans doute payé de l'anéantissement par les patrons, de son groupe d'entreprise. La grève a dénoncé la crise de confiance opposant les ouvriers à la direction syndicale qui fut tout étonnée du déclenchement de la grève. C'est dirc combien elle a perdu le contact avec les ouvriers. Cette absence de confiance n'est pas sensible seulement au chantier naval, mais aussi dans d'autres entreprises du pays. L'entreprise Heidenreich et Harbeck ne fournit pas le premier exemple de réunion syndicale où les collègues demandent au caissier de rendre des comptes sur l'argent des cotisations. Les questions des ouvriers tournaient autour des salaires des bonzes, des Mercédès, des coo- pératives bancaires du syndicat, des coopératives d'habitations. La grève spontanée qui a révélé pas mal de défauts d'organisation a prouvé aussi que les prétentions du syndicat à la direction étaient forte- ment compromises. La direction née de la grève tomba bientôt sous l'influence du K.P.D. qui ne se montra pas non plus capable de diriger les ouvriers. etc... GREVE SAUVAGE DES OUVRIERS DU PORT DE BREME 2.000 à 3.000 ouvreirs du port se rassemblèrent le 29 septembre devant la remise 13. Leur porte-parole devait protester contre le per- pétuel ajournement des délibérations engagées avec la Société par le Con- seil d'Entreprise, au nom des compagnons. Voici quelles étaient les revendications: Une aide domestique de 80 mks versés en une seule fois, une aug- mentation journalière de 2 mks, une augmentation de 3 mks accordée pour travail pénible aux portefaix. La police interdit le rassemblement sous prétexte qu'il « n'était pas annoncé ». Les ouvriers marchèrent alors vers le bureau central de la rue Tilsitt, encadrés de policiers, munis de lances de pompiers, au son de la musique des hauts-parleurs. La dite musique ne fut pas inter- rompue lorsque les ouvriers arrivèrent. Comme le directeur de la Société, 143 D' Bierwirth était apparu à la fenêtre, ur ouvrier lui répéta les teven. dications. Bierwirth fit d'abord le jovial pour engager les ouvriers du port à reprendre le travail. Mais déjà irrités par la venue immédiate de la police, les gars ne se rendirent pas aux vaines promesses. Aussitôt Bierwirth prit un ton dédaigneux et hostile. Si au début, il n'avait pas été question de faire grève l'action conjuguée de la police et des patrons entraîna, après l'échec des pour parlers entre Bierwirth et la délégation des ouvriers, la décision spon- tanée de faire grève. La commission déléguée fut élargie en Comité de Grève ayant pour principal porte-parole le communiste Lieberum qui travaille depuis quelques mois au port. Les ouvriers de la Société d'Entre- pôts qui ne travaillent que sur les quais ne participèrent pas à la grève. Ici c'est le parti socialiste qui domine. Aux entrepôts de grains, par contre, on remarqua un état d'esprit favorable à la participation, mais le Conseil d'Entreprise s'y opposa parce que « si cela devait réussir on en profiterait de toutes façons. » Cet « argument » déchaîna alors l'indi- gnation de tous les compagnons actifs du port. Le 1er octobre la police du sénateur socialiste Ehler fermait les portes du port et occupait toutes les entrées et les sorties afin de « protéger hommes et marchandises du port ». Entre temps le Comité de Grève exigeait qu'on éloigne la police, qu'on ne prenne pas de mesures de représailles, que les jours de grève soient payés. Dès le début le syndicat O.T.V. (transports publics) se détourna de la grève. Il fit publier dans les quotidiens bourgeois de Brême, de concert avec l'Association Centrale des Entreprises Portuaires Allemandes, que les discussions concernant la Convention Collective annoncée devaient être terminées avant le 2 octobre. En même temps il exhortait les ouvriers à attendre les négociations. Dans les premiers jours de la grève l'O.T.V. fit savoir que le 29 septembre on avait dit aux ouvriers que les pour- parlers de salaires devaient avoir lieu les 5 et 6 octobre. La Société essaya de suggérer au public que la grève, sous le couvert de revendications économiques, avait des dessous politiques. Suivant le « Weser Kurier » du 3 octobre, 'treize bateaux quittèrent le port le 2 octobre avec un chargement partiel mais 8 furent détournés. Le Comité de Grève envoya des délégations à Hambourg, à Brem- kiven et autres mais elles ne parvinrent pas à entraîner ces ports dans la grève. La Société crut pouvoir ébranler les grévistes par une lettre où elle insistait sur la retraite des vieillards, l'assurance invalidité, les indem- nités pour maladie et accidents. Après avoir d'abord poussé à la reprise du travail le syndicat O.T.V. déclara le 3 octobre que les représentants élus à la Commission de Sa- laires par les ouvriers du port chargeraient les Conseils d'Entreprise de mener les pourparlers dans leurs entreprises en vue d'obtenir une aide pour l'approvisionnement d’hiver. Le Comité de Grève se borna à ré- clamer l'aide non remboursable de 80 mks pour la rentrée des pommes de terre. Le 4 octobre la Société lock-outa les grévistes. Radio Brême et le journal socialiste « Bremer Volkszeitung » ne participèrent pas à la conférence de presse organisée par le Comité de Grève. Les réunions de grève durent être remises parce que la Société, en vertu de son « droit de propriétaire » interdit aux grévistes l'entrée de son domaine. Les envoyés spéciaux des quotidiens bourgeois ne purent rester à la réunion de grève du matin 5 octobre car on les accusait de ne pas renseigner exactement le public C'est à l'unanimité que les 1.500 ouvriers présents décidèrent de lécommander le « Weser Kurier » et le « Bremer Nachrichten ». Par ailleurs on décida de choisir une délégation pour entrer en pourparlers avec le syndicat et la Société et montrer que l'on était prêt à discuter. Invité à parler, le président du Conseil d'Entreprise Lampe, affirme n'avoir rien négligé pour défendre ses camarades. Les grévistes avaient bun moral. Le même jour à 2 heures il y eut un nombre égal de par. ticipants. 144 La délégation de six membres que l'on avait envoyée à Hambourg rapporta que là-bas l'atmosphère était tendue. L'Union libre des Femmes Démocratiques (1) demanda les adresses des femmes des grévistes pour les aider. Le 6 octobre au cinéma « Kurbel », les quinze orateurs se pronon- cèrent en faveur de la continuation de la grève, la participation était la même que celle de la veille. Evidemment les ouvriers présents refusèrent d'entendre le communiste Beermsun du « Comité de Grève ». Le Comité de Grève fit savoir que la police avait installé dans la salle un dispo- sitif d'écoute. A la fin de la réunion les compagnons se rendirent au port pour toucher leur argent. Il y avait des cordons de policiers qui veillaient à ne laisser payer chaque fois que de petits groupes. Un représentant syn. dirai qui était apparu le 4 octobre devant le local de grève fut sommé par les grévistes de répéter au local ce qu'il avait dit le matin à la réunion. Il préféra se mettre sous la protection que lui offrait la police. Dès le 3 octobre il y avait une faille dans la grève lorsque ceux que l'on appelle les « batards » reprirent peu à peu le travail. Ce sont des arrimeurs, recevant leur alaire des entreprises d'arrimage, mais dépendant pour leurs autres droits de la Société du port. Petit à petit un certain nombre d'employés du port se joignirent à eux. Des étudiants ot des élèves marins se firent embaucher par la Société. Mais les ouvriers stables, qui ont cinq jours de travail garantis, tinrent du début jusqu'à la fin. Un tribunal condamna à trois et cinq mois de prison deux ouvriers du port dant la bile s'était quelque peu échauffée. Ils furent arrêtés dès proclamation du jugement. Les gars protestèrent énergiquement contre cette manière de les traiter comme des voleurs. A cette occasion le Comité de Grève dénonça le rapport du journal « Bremer Nachrichten ». La police procéda à des arrestations provisoires. Relachés la nuit les collè- gues furent en butte aux chicaneries des employés du sénateur socialiste Ehler dont les voitures de police déposèrent loin de leur domicile, les obligeant ainsi à faire une longue marche pour rentrer chez eux. Le 14 octobre 78 % des 777 grévistes se prononcèrent pour une reprise du travail. Les collègues lock-outés pendant la grève devaient faire une nouvelle demande d'embauche, l'aide domestique serait versée à titre de prêt sur demande. La Société déclara qu'elle n'avait pas l'inten- tion de contester aux ouvriers leurs anciens droits, mais les jours de grève ne seraient pas payés. Entre temps un certain nombre de collègues, on ne sait exactement combien pour l'instant, furent envoyés à l'Office du Travail avec un bulletin de la Société. On lisait sur le bulletin « Cergédié pour participation à une grève sauvage ». En pareil cas suivant les dispositions qui règlent le marché du travail, et l'assurance de chômage, l'indemnité de chômage est refusée. Mais à Brême, ainsi que nous l'apprenons d'un collègue touché, l'Office du Travail s'est résolu à donner des secours immédiats. Le K.P.D. distribua aux grévistes des colis de vivres et ménagea aux femmes et aux enfants des séjours en zone orientale. Bien que le K.P.D. ait influencé de façon décisive le Conseil d'Entreprise et le Comité de Grève comme cela s'était déjà passé une fois à la Société de la Weser le précédent président socialiste ayant mécontenté, on élut un Conseil d'Entreprise à majorité communiste les grévistes ne voulurent pas entendre parler des mots d'ordre du K.P.D. De toute la grève, le Conseil d'Entreprise ne se manifesta pratiquement pas. (1) Influencée par les communistes. 145 Les ouvriers français et les Nord-Africains La grève des Algériens chez Renault Les voitures de la police circulent autour de l'usine, tout rassemblement de Nord-Africains est immédiatement embarqué au poste. Des communistes qui distribuent des tracts ou des brochures sur l'Algérie sont aussitôt arrêtés, quelques-uns sont battus par la même occasion. Les autres ouvriers passent, regardent, n'interviennent pas. La grève est très largement suivie; rares sont les Nord-Africains qui travaillent. Ceux qui débarquent du métro ne vont pas plus loin que la porte. Ils se rencontrent, se parlent et s'en retour- nent par petits groupes. Pas de discussions violentes, pas de grands gestes, l'atmosphère est plutôt gaie. – La grève? Dans mon bureau, dit un dessinateur, les types s'en foutent. Ils n'en parlent même pas. Oh, ils ne sont pas hostiles aux Nord-Africains, mais ça ne rentre pas dans leurs préoccupations. Tu comprends, il y a tous les problèmes que pose la voiture et surtout celui de trouver de l'essence, alors c'est bien suffisant. Nous, à l'entretien, les ouvriers sont contre cette grève. Ils « bouffent du crouill », bien que certains manifestent leur admiration sur le succès de la grève : « Quand ils font grève, eux, ça marche ». — Dans notre atelier, dit un O.S., à part le délégué F.O. qui est franchement hostile, les autres ouvriers sympathisent avec la grève. Le délégué F.0. s'est fait engueuler par nous. Puis il s'est tourné vers un espagnol et lui a demandé de se taire parce qu'il était un étranger. « Si tu n'es pas content, va dans ton pays ». Un électricien qui défendait la grève raconte comment il s'est fait prendre à partie par tous ses camarades: Dans un atelier d'outillage il y a beaucoup de discus- sions. Une proposition de faire une collecte pour soutenir les Nord-Africains de l'atelier en grève a été accueillie par un tollé d'indignation. 146 - Dans un atelier, 17 ouvriers à qui on demandait de rem- placer les Nord-Africains pour des travaux de manæuvre ont refusé. Ils ont été immédiatement licenciés. Un militant communiste est licencié pour avoir distribué des tracts contre la guerre. Yveton est guillotine; à part les communistes, personne n'en parle. Aux endroits où les ouvriers Nord-Africains sont mélangés aux ouvriers français il semble que la solidarité soit plus forte. Il s'agit donc surtout des ateliers de fabrication et des chaînes. Au contraire, dans les ateliers d'ouvriers qualifiés, là où les Nord-Africains sont peu nombreux et réduits à des travaux subalternes, l'hostilité est plus grande. Là où il n'y a pas de contact le chauvinisme a plus de prise. Les écueils de la fraternisation La majorité du prolétariat nord-africain est un prolé- tariat nouvellement émigré, sans tradition prolétarienne; la plupart du temps anciens paysans, ils différent par leur mode de vie et leurs coutumes du prolétariat français. Les obstacles auxquels se heurte le Nord-Africain nouvellement débarqué en France ne sont pas seulement des obstacles dûs au racisme que développe la bourgeoisie française, mais des obstacles bien plus profonds. Il entre dans un monde totalement diffé. rent du sien, le monde capitaliste, un monde qui s'oppose a tout son héritage culturel et humain, un monde totalitaire qui ne peut rien accepter de sa personnalité, qui est destiné à le broyer, à le transformer entièrement et à l'intégrer à la grande armée du proletariat moderne. Voilà l'obstacle fondamental auquel il va se heurter et contre lequel il va lutter. Sa lutte de ce fait sera plus dure, elle sera dou- ble. Il devra à la fois lutter comme prolétaire exploité contre le capitalisme, il devra aussi lutter contre une civi. lisation étrangère qui veut l'assimiler et là son combat sera mené contre l'ensemble de la société française, le prolétariat y compris, et c'est dans ce combat que le nationalisme puisera sa force, Tout d'abord les liens humains qui unissent les ouvriers français sont d'une nature toute différente des liens qui unis- sent les populations nord-africaines. Ces liens ont pour seule origine le travail et ils sont très complexes. C'est dans la lutte contre le travail, contre l'exploitation quotidienne que se forgent les liens des prolétaires, mais la nature de leur travail les amène à s'opposer non seulement aux représen- tants de l'autorité mais aussi à leurs propres camarades. Les rapports entre proltaires dans ce sens sont beaucoup plus rudes et brutaux que les rapports entre paysans d'un même groupe. Le paysan algérien lui n'est habitué à s'opposer qu'à la nature ou aux autres communautés, mais non aux hom. 147 1 mes de son entourage. La plupart du temps il reconnaît l'au- torité de ses chefs, c'est une autorité qui a des racines ances- trales, religieuses et familiales. Il ne la conteste pas. La société dans laquelle il vient d'être plongé ignore ces liens; l'autorité du contremaître ou du flic est une autorité arbi- traire et conventionnelle qu'il admet difficilement. La désa- grégation de la famille prolétarienne par la vie d'usine rend encore plus étranger le prolétaire français aux yeux d'un Nord-Africain. Les liens humains entre prolétaires sont su- perficiels, ils sont une nécessité, ils disparaissent la plupart du temps dès que la nécessité ne s'en fait plus sentir; ces liens, c'est le travail, mais une fois le travail terminé l'ou- vrier français redevient un homme isolé. Les liens humains entre Nord-Africains sont plus profonds et plus durables. Nos rapports humains ont été remplacés souvent par des rapports hiérarchiques, ce qui les rend bien souvent durs et violents. Qui de nous n'a pas un sobriquet péjoratif, qui de nous ne se fait pas insulter dans la journée? L'esprit gouail- leur du titi parisien ou du titi d'une usine quelconque est né de ces rapports cyniques, parfois cruels. Cette atmosphère est si étrangère au Nord-Africain qu'il se cantonne souvent dans le mutisme, il évite d'adresser la parole aux Français. Le mot « crouil » ou « raton » sont pour lui les pires injures qu'il pardonnera difficilement et qui pourtant ne sont pas toujours le produit du racisme mais de la violence des rap- ports humains entre ouvriers. Le Nord-Africain arrive avec un sens profond de la dignité humaine ; cette dignité s'exprime chez le prolétaire d'une façon totalement différente, par une défense et une lutte continuelle contre la société. C'est tout un autre monde et l'adaptation y est très difficile. Tous ces facteurs entraînent le repli des Nord-Africains sur eux-mê- mes, un refus de s'adapter qui ne fait qu'accentuer la sépa- ration de ces deux proletariats. La société veut les dépouiller de toute leur personnalité; ils résistent et leur lutte devient une défense contre toute atteinte à cette personna- lité. Leurs coutumes, leurs rites religieux deviennent par ce fait un signe distinctif auquel ils s'accrochent obstinément. Un Nord-Africain à qui je demandais un jour s'il croyait vraiment que manger du cochon pouvait le damner répondit qu'il ne le croyait pas mais que jamais il n'en- freindrait les rites musulmans devant un Français. Ces rites étaient devenus pour lui une sorte de drapeau et de signe distinctif qui pouvait se résumer ainsi : les Français pillent notre pays et nous colonisent sous prétexte qu'ils ont une civilisation plus moderne que la nôtre. Ils nous 'traitent comme des parias, un peuple qui n'a rien et qui doit tout apprendre auprès de ses maîtres; eh bien, nous, nous leur montrons que nous avons une civilisation à nous, différente de la leur. Nous sommes un peuple qui a une personnalité. L'observation de ces rites religieux était pour lui un signe de cette personnalité. 148 L'ouvrier français a tendance à regarder avec un certain mépris le mode de vie que les Nord-Africains s'obstinent à conserver. Le chauvinisme a de ce fait beaucoup plus de prise sur lui. Un ouvrier italien ou balkanique, quand il entre en France, entre avec ses traditions de prolétaire qui sont sensiblement les mêmes que celles du Français. L'ou- vrier français, s'il peut manifester une certaine sympathie aux Nord-Africains parce qu'ils sont eux aussi des exploités, est profondément choqué par leur refus d'adaptation. Un ouvrier disait qu'il avait rompu avec une famille de Nord- Africains le jour où cette famille a marié sa fille. Les rites du mariage, la conception des Algériens sur les femmes l'avaient profondément révolté. Les Nord-Africains occupent des emplois subalternes. Très rares sont les professionnels. Dans les ateliers d'outil- lage ils sont manæuvres ou O.S. Ils ne sont pas uniformé- ment répartis. Ils occupent les emplois les plus durs et les moins payés (fonderie, forges, bâtiment). Ainsi le travail ne les intègre pas obligatoirement au prolétariat français; là aussi ils sont brimés, auprès des ouvriers français ils sont souvent encore des parias. Quitté l'usine, ils se retrouvent dans les mêmes quartiers; ils ont leurs restaurants, leurs bistrots, vivent dans les mêmes hôtels — souvent plusieurs dans la même chambre. Ils mènent une vie séparée de celle des Français et tout contribue à cette séparation. Le déve- loppement de la guerre avec son cortège d'atrocités réci- proques ne fait qu'accentuer cette séparation. La propagande française et celle du F.L.N. peuvent y puiser tous leurs argu- menst et accentuer cette haine. De plus, le caractère parti- culier d'une guerre de partisans, avec d'une part les métho- des policières et d'autre part un terrorisme aveugle, donne à cette lutte un caractère de plus en plus national et lui enlève tout caractère de classe. Le terrorisme n'est pas sélec- tif, le serait-il que la propagande de la bourgeoisie française n'aurait vraisemblablement aucune prise. Tout le monde a pu remarquer comment les ouvriers avaient accueilli la nouvelle de l'attentat contre le général Salan que l'on croyait être un acte du F.L.N. Que les Nord-Africains s'at- taquent aux cadres de la société, personne n'y voyait d'in- convénient, au contraire, car là on ne s'attaquait plus aux Français aveuglément mais à la même catégorie sociale que les ouvriers méprisent. Les faits sont là, ils sont le produit d'une situation réelle mais ils sont aussi provoqués par la politique des organisa- tions algériennes et par celle des organisations « ouvrières françaises ». Que ce soit d'un côté le F.L.N. et le M.N.A. ou de l'autre les syndicats ou les partis « de gauche » français, ni les uns ni les autres 'essaient de donner à cette lutte un caractère prolétarien. Les organisations nord-africaines po sent le problème uniquement sur le plan nationaliste: la na- tion algérienne libre et souveraine. Elles se placent sur le 149 - plan de la juridiction internationale, font appel à l'O.N.U., aux grandes puissances, au monde arabe. A part l'indépen- dance, aucune revendication sociale n'est mise en avant. Le prolétariat français, qui ne croit pas en son gouvernement, et qui a une certaine méfiance vis-à-vis de ses chefs syndicaux et politiques reporte cette méfiance et cette opposition sur les chefs politiques et militaires du mouvement algérien. L'émancipation du prolétariat nord-africain par l'indépen- dance nationale, il n'y croit en général pas. Quand le M.N.A. fait l'apologie du plan Eisenhower, l'ouvrier français a des doutes sur les véritables intentions du M.N.A. Quand le F.L.N. s'appuie sur Nasser, l'ouvrier français se méfie. Jamais ni le F.L.N. ni le M.N.A. ne posent les revendications du prolétariat et de la paysannerie, jamais ils ne s'adressent au prolétariat français. De leur côté, les organisations françaises restent sur la même base nationaliste. La C.G.T., le P.C., la Nouvelle Gau: che brandissent le slogan déjà bien usé du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Evidemment un tel slogan dans la bouche du P.C. ou de la C.G.T. est uniquement un moyen de propagande quand on songe à leur position vis-à-vis du peu. ple hongrois ou seulement quand on se rappelle que les communistes s'opposèrent en 1945 à la rébellion du Cons- tantinois, et qu'ils traitaient à l'époque le P.P.A. de inou- vement fasciste. Cela mis à part, ces organisations se placent aussi sur un terrain bourgeois. Pour elles, il s'agit de con- vaincre la bourgeoisie de la non-rentabilité de cette guerre et de faire confiance à l'O.N.U. ou aux grandes puissances. Cette propagande n'a pas beaucoup de prise sur le proléta- riat français, ni même sur les militants de ces organisations. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, n'est-il pas le droit des politiciens de la bourgeoisie à disposer de leur pro- létariat? Il suffit de voir comment les communistes firent pour convaincre les ouvriers que la révolution hongroise était une contre-révolution fasciste. Ils essayèrent de démon- trer par des mensonges que les Hongrois voulaient se libérer des Russes pour faire venir des Américains. Cet argument, bien que faux, avait prise sur certains ouvriers. Le fait que les Hongrois faisaient appel à l’O.N.U. était pour eux une preuve du caractère bourgeois de cette révolte. La réalité du monde moderne partagé en zones d'influence contribue à dis- siper chez beaucoup d'ouvriers ces illusions sur le problème de l'indépendance nationale. Des revendications essentielle- ment prolétariennes seraient-elles mises en avant qu'elles au- raient beaucoup plus de chance de rallier le prolétariat fran- çais à la de l'indépendance algérienne. L'idée : « D'abord l'union nationale, après on verra... » ne fait que brouiller le problème au lieu de l'éclaircir, car le seul allié véritable que peut avoir la classe ouvrière algérienne ce n'est ni l'O.N.U., ni les grandes puissances, mais uniquement le cause - 150 prolétariat des autres pays et en particulier le prolétariat du pays impérialiste. L'expérience des rappelés Quelle expérience les rappelés ont-ils tiré de cette guerre? Il est difficile de dégager des conclusions précises. A vrai dire, il semble que les six mois que les jeunes ouvriers ont passés en Afrique du Nord n'ont pas beaucoup modifié l'attitude du proletariat français vis-à-vis de la guerre et des Nord-Africains. Les ouvriers qui ont été en Algérie n'ont pas été surpris par ce qu'ils ont vu. Ce qu'ils ont vu, ils le savaient déjà avant de partir. Ils ont vu la misère et l'arrié- ration des Nord-Africains, chose qui ne pouvait que les émouvoir, si ceux qui étaient victimes de cette misère n'avaient pas en même temps représenté le danger perma- de l'ennemi. Il n'y a pas eu de choc psychologique; le soldat avant de partir avait été prévenu par la presse de ce qu'il allait voir. Il n'y a pas eu non plus de transforma- tion radicale de l'ouvrier en véritable soldat. Ce qu'on lui demandait c'était plutôt l'acte de présence qu'une véritable guerre. A part les risques d'embuscade et les patrouilles, la guerre n'a pas été tellement différente d'une simple période militaire. Les actes de répression n'ont pas été confiés aux rappelés et on n'a pas brisé leur résistance à la discipline. La tactique du quadrillage et les tentatives de pacification ont donné à cette guerre un aspect qui rappelait par certains côtés la « drôle de guerre » de 1939, avec cette différence que le soldat français avait certains des privilèges de l'armée d’occupation. Bien rares sont les rappelés qui sont revenus atterrés par leurs six mois. La plupart en parlent comme d'une aventure qui les a sortis de leur routine. Très peu en gardent une mauvais souvenir. Le ressentiment des rappelés serait plutôt tourné vers l'armée et ses inepties, mais même là ce ressentiment n'est pas toujours positif. Les avantages qu'ils auraient pu avoir comme armée d'occupation étaient contrecarrés par le caractère particulier de cette guerre qui se veut en même temps pacificatrice. Les plaintes des rappe- lés sont souvent axés sur cette contradiction. Combien de fois le rappelé ne s'est-il pas moqué amèrement du fait qu'on lui interdisait de tirer ou qu'il devait rendre des comptes sur le nombre de balles qui lui était attribué? Il en conclut: « Nous n'avions pas le droit de nous défendre. » Quelle drôle de guerre, qui interdit de tuer les ennemis et les ennemis, c'était un peu tout le monde. Un rappelé raconte qu’un jour ils volèrent des oranges dans une propriété, en menaçant les gardiens musulmans de leur mitraillette. Il raconte cela comme un fait naturel. 151 « Nous étions soldats, après tout », dit-il pour s'excuser. Puis il commence à s'indigner car un lieutenant qui avait pris la guerre pacificatrice au sérieux distribua les oranges aux enfants d'un village. Il conclut: « C'était un vrai con. » Et il raconte comment les autres officiers se moquèrent de ce lieutenant. Ce rappelé est un bon ouvrier, un bon cama- rade qui a l'estime de tous dans son atelier. Sauf chez quel- ques militants communistes, la solidarité prolétarienne entre les rappelés et les Nord-Africains ne s'est pour ainsi dire ja- mais manifestée. Pourtant, il serait faux de croire que l'ou- vrier, parce qu'il a revêtu l'uniforme, a perdu toutes les réactions qui le caractérisent dans l'usine. Le rappelé s'est conduit comme un soldat envers les Nord-Africains, il s'est souvent conduit comme un ouvrier vis-à-vis de ses chefs. Il a emporté dans son paquetage le même mépris qu'il réserve à ceux qui sont chargés de l'opprimer dans le civil. Il a réagi contre la discipline de l'armée, mais comme cette discipline limitait aussi son pouvoir d'occupant, bien souvent il avait tendance à tout mettre dans le même sac, les Nord-Africains et le Haut Commandement. Certains vont jusqu'à reprocher une complicité tacite entre eux : « Tout ça, c'est un coup monté. » Même les plus crédules ne croyaient pas en leur mission pacificatrice; quant au patriotisme, ils en étaient totalement dépourvus. Ce qui comptait surtout pour la plu- part, c'était de passer les six mois le mieux possible. « Dans notre compagnie, dit un rappelé, nous étions divisés en qua- tre groupes : les fainéants, les buveurs, les voleurs et les tueurs. » Tous réagissaient selon leur tempérament et ces réactions s'opposaient à la discipline militaire. Cette disci- pline n'était pas serrée et son relâchement s'est souvent fait sur le dos du fellah. La seule sympathie qu'ils manifestaient pour leurs chefs, c'était pour ceux qui, rappelés comme eux, réagissaient à la discipline, enfreignaient les consignes et faisaient preuve du plus grand « je m'en foutisme ». Aucune estime pour ces officiers qui prenaient au sérieux cette petite guerre. N'étaient-ils pas dupes ? « Les chefs du F.L.N., eux, n'étaient pas stupides; eux, au moins, ils prenaient la guerre au vrai sens du mot ». Ce qui domine c'est surtout une réac- tion de soldat indiscipliné. La plupart sont partisans « de tout laisser tomber ». D'autres ajoutent: « Il n'y a qu'à tout détruire avant de partir. » D'autres vont encore plus loin : « Y a qu'à tous les tuer. » Les Nord-Africains sont considérés comme ennemis, mais les Européens ne sont pas pour cela des amis. En ce sens, la propagande raciste n'a pas plus de prise que la propagande communiste. Pas un rappelé qui ait exprimé la moindre solidarité avec les Européens d'Afrique du Nord. De plus, la réaction de l'ouvrier empêche toute soli- darité avec les couches privilégiées. La réaction du soldat d'occupation va jusqu'au bout de sa logique. L'Algérie c'est la terre hostile; les habitants, des ennemis. Malgré les excès de langage propres aux Français, l'ennemi n'est pas aussi 152 par leurs haï qu'on pourrait le penser. Le rappelé n'avait pas affaire à des soldats mais à des partisans. Il n'a aucun respect pour les valeurs guerrières de son ennemi. a Ils n'ont rien, ils sont misérables », voilà l'ennemi contre lequel il doit se battre. Le patriotisme n'a aucune prise; il ne se sent pas un héros de combattre une telle armée. Le rappelé peut rarement faire état de ses exploits ou de ses faits d'armes, si ce n'est que des faits peu avouables qu'il dira à ses copains, mais qui sont loin d'être à son avantage. Les rappelés se sont aussi sentis un peu trahis camarades; après tout le battage contre la guerre, ils sont tout de même partis. Quelques-uns ont gardé une certaine rancour qu'on les ait laissés partir. Un rappelé de retour a de suite demandé, goguenard: « Alors les gars, on fait tou- jours de l'action contre la guerre? » L'un d'eux, ancien cégé- tiste, ajoutait : « Ils peuvent toujours venir me chercher pour faire quoi que ce soit, c'est fini, ce sont tous des salauds. » Non seulement il reprochait aux communistes d'être partis, mais aussi il leur reprochait d'être avec les fellagas. Com- bien de communistes se sont plaints de perdre leurs mili- tants dans cette guerre : « Quand ils reviennent, ils tournent leur veste », dit l'un d'eux qui ajoute aussitôt : « Tout ça c'est le fruit de la propagande bourgeoise. » C'est en réalité bien autre chose. Pourtant la situation était différente, au début de l'été dernier dans les usines et dans les gares. Les rappelés de juin 1956 n'étaient-ils donc pas les mê- mes hommes que ceux qui reviennent aujourd'hui? Jamais, peut-être, dans l'histoire d'une armée on n'avait assisté à un tel phénomène. Les mobilisés refusaient de partir, se cou- chaient sur les rails, arrêtaient les trains, tiraient les son- nettes d'alarme. Partis de Nancy au cri de: « Lacoste au poteau », c'est avec ce même cri que souvent ils ont débarqué à Alger même. Une telle « mobilisation » n'a pas de précé- dent dans l'histoire. On pouvait se demander si la bourgeoi- sie française disposait encore d'une armée. Atteignant une telle intensité, le refus des soldats de s'en laisser conter, d'accepter la discipline bourgeoise, traduisait un état d'es- prit dont on aurait pensé, en d'autres temps, qu'il annonçait une révolution à bref délai. Dans les usines, les ouvriers français s'agitaient. Il y a eu des manifestations de masse à Grenoble, à Nantes, un peu partout: en province, les ouvriers et la population manifes- taient dans les gares. Une grande partie de la population était hostile à la guerre et manifestait spontanément cette hostilité (1). (1) Voir le « Journal d'un ouvrier », publié dans le n° 19 de cette Revue. 153 L' La situation était différente mais elle s'est détériorée en l'espace d'une année. Les partis de gauche s'étaient hissés au Parlement en s'appuyant sur cette hostilité à la guerre de la population. Des radicaux aux communistes, tout le monde était contre la guerre. Un immense espoir avait rayonné après les élections du 2 janvier. Mais l'espoir de la population était basé sur les promesses des partis, les espoirs des partis de gauche étaient différents. Pour les radicaux et les socialistes, l'espoir c'était de former le gouvernement; pour les communistes, c'était la perspective d'un Front Populaire avec les radicaux et les socialistes. Une fois élus, les partis suivirent la politique qui devait les mener à leurs propres buts. Les socialistes se sont char. gés de continuer la guerre en Algérie. Ils demandèrent au Parlement des pouvoirs spéciaux pour cela. Et les commu. nistes les ont votés. Après avoir voté, les ouvriers ont signé des pétitions juste au moment où le gouvernement rappelait les classes. Beaucoup d'ouvriers ont obéi aux consignes de la C.G.T. ou du P.C.; il y a eu des grèves symboliques, des rappelés ont été accompagnés aux gares au son de la Marseillaise. Il y a eu des pétitions portées aux maires par des cortèges paci- fiques, les maires ont porté ces pétitions aux députés, les dé- putés au gouvernement, mais toujours rien. Le P.C. jouait le jeu parlementaire et ne voulait pas dépasser cette action. Il semblait que les députés communistes étaient tout d'un coup convaincus que le Parlement pouvait arrêter la guerre. Pourtant, nous l'avons déjà dit, lorsque la guerre les a touchés de près, lors du rappel des disponibles, les ouvriers étaient prêts à agir. Le « Journal d'un ouvrier », publié dans le n° 19 de cette Revue, montre comment chez Renault une grande partie des ouvriers était disposée à lutter pour empê- cher le départ de leurs camarades d'atelier. Il montre éga- lement que les possibilités qui incontestablement existaient alors, ont été minées, sabotées, finalement supprimées par l'attitude des organisations « de gauche » et en premier lieu du Parti Communiste et de la C.G.T. Tantôt par des maneu- vres savantes, tantôt plus brutalement, les communistes ont essayé de mener en bateau les ouvriers, jusqu'à ce que leur élan soit épuisé et ils y ont réussi. Aujourd'hui, les communistes continuent de même; mais si l'on vient critiquer leur attitude, ils répondent : Que voulez-vous qu'on fasse d'autre? Ne voyez-vous pas l'apathie de la classe ouvrière ? Ils oublient pourtant d'ajou- ter que chaque fois que la classe ouvrière tente de sortir de cette « apathie », tous leurs efforts visent à l'y replonger. Tout en empêchant l'action réelle des ouvriers, la seule efficace, contre la guerre d’Algérie, le P.C. a crié et continue - 154 à crier qu'il veut « la paix en Algérie ». La paix en Algérie, mais comment? Pendant des mois, il a fait signer aux gens des pétitions. Depuis quand les pétitions peuvent-elles arrê- ter une guerre? Pourtant les communistes s'acharnaient là- dessus. Pourquoi? Ils devaient faire « quelque chose » pour la paix en Algérie; mais pas une action réelle. Une telle action les entraînerait trop loin, dans une période où ils peu- vent difficilement dépasser le cadre de l'« opposition de Sa Majesté » En même temps, le but du P.C. c'était de se réconcilier avec les socialistes; l'unité d'action entre Tho- rez et Mollet est pour Thorez plus important que la paix en Algérie. Or, ce sont les socialistes, c'est Mollet qui fait la guerre en Algérie. Comment lutter à la fois pour la paix en Algérie et pour l'unité d'action avec Mollet? La pétition résoud cette quadrature du cercle: elle permet de paraître lutter pour la paix en Algérie, et en même temps, de ne pas couper les ponts avec les socialistes. On en arrive ainsi à ce paradoxe: l'action inutile, dont la pétition est l'exemple le plus probant, est présentée par le P.C. comme l'action la plus efficace. Et elle est en fait efficace non pas en vue de la paix en Algérie, mais en vue des maneuvres politiques du P.C., qui doit concilier la chèvre et le chou. Mais cette efficacité, les ouvriers s'en foutent. Les pétitions n'ont servi à rien — les ouvriers signent donc de moins en moins. « Ils sont apathiques », dit le P.C. Non; ils refusent de se laisser mener en bateau plus lougtemps. Mais cette politique du P.C. n'avait pas seulement pour conséquence de lasser les ouvriers les plus combatifs ; elle attirait à elle aussi les ouvriers les moins combatifs. Ceux qui ne voulaient rien faire d'autre que tranquilliser leur conscience. Bien plus : le P.C. utilisait ce phénomène comme argu- ment. Aux ouvriers combatifs il opposait l’apathie des au- tres. « Vous êtes pour des actions énergiques, oui, mais les ouvriers ne sont pas prêts à de telles actions. » Il montrait les risques des actions énergiques qui pourraient être illé- gales, en employant les mêmes arguments que la bourgeoisie, en traitant les plus acharnés « d'aventuristes » et en insis- tant en particulier sur les risques que courait le parti cans cette situation. Puis, quand les possibilités d'action diminuèrent avec le temps, quand les éléments combatifs se lassèrent, quand les jeunes furent rappelés en Algérie, beaucoup de militants communistes reprochèrent aux ouvriers de ne pas avoir agi de façon plus énergique, de ne pas avoir systématisé des actions telles que celles qui eurent lieu à Nantes ou à Gre- noble. Si le P.C. peut jouer ce jeu c'est qu'en fait il a un double visage : il a les traits officiels que montre sa presse, mais il a aussi ceux que lui donnent ses militants les plus énergiques dans les usines. Freinés, abandonnés à l'isolement, quand 155 leur action pourrait être efficace ces militants deviennent les garants de la combativité du parti, les glorieux exemples que l'on cite, quand le problème de les soutenir ne se pose plus. L'action parlementaire de P.C. constitue son lien avec la bourgeoisie et les autres partis de gauche. L'action de quelques militants dévoués constitue son lien avec le prolé- tariat. Tandis que la première est légale, la deuxième est clandestine et limitée, l'extension de cette deuxième forme risquant d'entraîner l'exclusion de la première. Les quelques emprisonnés communistes dans cette affaire sont devenus des instruments de propagande pour le parti, bien plus efficaces auprès de la classe ouvrière que n'importe quelle déclaration parlementaire. Hostilité, méfiance, indifférence, dans le meilleur des cas sympathie - voilà l'attitude des ouvriers vis-à-vis des Nord-Africains. Elle n'aboutit qu'exceptionnellement à la solidarité véritable. Est-ce là seulement le produit des influences bourgeoi- ses? Certainement pas. Face à la guerre menée par la bour- geoisie, à quoi pouvait donc se raccrocher le prolétariat fran- çais? A l'action préconisée par les partis de « gauche »? Nous avons vu ce qu'il en était. Il aurait fallu d'abord dire la vérité au proletariat, quitte à ne pas être entendu de lui. Mais on a menti aux ouvriers, on a tranquillisé la conscience des plus faibles, on a évité les insomnies aux plus lâches, on a fait croire qu'on pouvait arrêter une guerre avec une péti- tion. La bureaucratie politique « de gauche » a vanté sa puissance pour avoir la confiance du prolétariat. Comme la grenouille de la fable, elle s'est démesurément gonflée, elle a lassé le prolétariat — c'est pourquoi elle n'est restée qu'une grenouille qui est en train d'en crever. Elle a flatté les ou- vriers, clamé des victoires qui n'en étaient pas, et par là elle n'a fait que préparer leur défaite dans cette guerre. Mais qu'on ne s'y trompe pas : les flatteries affichées sur les co- lonnes de l'Humanité n'ont qu'un sens: donner un espoir à bon marché, même s'il est faux. En réalité, la bureaucratie ne croit pas en la classe ouvrière, et, quand un militant im- patient ou déçu viendra se plaindre, elle rejettera toutes les calamités sur cette classe qu'elle ne cesse d'encenser: « C'est de la faute des ouvriers, qui ne veulent rien faire. » Glorifié par devant, sali par derrière, l'ouvrier-lampiste sera tenu comme le seul responsable de sa défaite. La guerre a suivi son cours. Alors les espérances sont tombées. Ceux à qui on donne un fusil tirent: « Il faut bien se défendre. » A quoi s'accrocher, à quelles espérances? La seule qui reste bien souvent, c'est a la quille ». Les indécis se font une raison. La guerre d'Algérie ce n'est pas la guerre de 1914-18 ou de 39-45. Les pertes sont relativement petites. Il faut patienter et le soldat a la quasi- 156 certitude de rentrer chez lui au bout de six mois. Il est possi- ble aussi que le commandement ait tenu compte de l'état d'esprit manifesté par les rappelés en France. Les « coups durs », la répression ont pu être surtout confiés aux paras, à la Légion, à des régiments plus dociles (1). De toute façon, une grande partie des troupes a été surtout utilisée pour « faire masse », en particulier dans les villes, sans participer activement aux opérations. Et puis il y a l'engrenage de la guerre. Certains en emboitant le pas, y trouvent une certaine allégresse. Un ouvrier rappelé explique que lui aussi, bien qu'il soit hostile à la guerre, il a été gagné par le milita- risme. « Nous avons été canardés; eh bien, le commandant a dû nous retenir; tous, nous voulions aller déloger les fel- lagas dans la montagne. » Il ajoute, un peu consterné: a Même moi, j'étais décidé à aller me battre, je ne sais pas pourquoi ». De là il n'y a qu'un pas pour arriver à participer aux atrocités. Un ouvrier explique qu'un autre rappelé avait été muté dans sa compagnie : « Ils m'ont viré parce que je chantais trop l'Internationale », disait-il. Celui-ci, quelques jours plus tard, avec un de ses cama- rades organisait le viol d'une musulmane dans une mechta. Ni les soldats, ni les ouvriers ne savent plus à quoi s'ac- crocher, n'ont plus d'espérances. « Il faut attendre que cela finisse. » « Combien de temps crois-tu que cela va du- rer? » Voilà les réflexions que l'on entend à présent. Il y a quelques mois, on disait : « Il faut faire quelque chose », a on n'ira pas à la guerre ». Maintenant les ouvriers s'enferment dans un individua- lisme sans issue, c'est la politique du débrouillage individuel. C'est la rançon de la défaite que les ouvriers ont subie. Pour ne pas avoir été spectaculaire, cette défaite n'en est pas moins claire; la réaction des ouvriers n'a pas pu surmonter les obstacles, ni de la bourgeoisie, ni de la bureaucratie poli- tique du P.C. et du P.S. Cette défaite fait aussi partie de l'expérience ouvrière - et cette expérience n'est pas perdue. La prochaine fois, il sera infiniment plus difficile aux bureaucrates du P.C. et du P.S. d'endiguer et de faire dévier le mouvement des ouvriers. D. MOTHE. (1) Le « Dossier Jean Muller », publié par Témoignage Chrétien permet de nuancer beaucoup cette hypothèse, mais la confirme dans T'ensemble. 157 LE MONDE EN QUESTION L' « OPPOSITION COMMUNISTE » EN FRANCE S'il fallait la caractériser d'un mot, à la fois dans sa genèse et dans sa vocation, on pourrait dire que l'opposition au sein du P.C.F. est essentiellement orthodoxe. A condition de se souvenir que l'ortho- doxie, dans l'univers stalinien et néo-stalinien, se définit non seulement par rapport à une doctrine mais par rapport à des institutions dont la doctrine elle-même n'est que le point d'honneur et la justification idéo- logique. Que cette opposition exprime un certain nombre de tendances authentiquement centrifuges, inquiétudes et révoltes, et qu'elle les ren- force en les cristallisant, ce n'est pas douteux; mais ces tendances ne sauraient l'expliquer à elles seules. Depuis la constitution du P.C.F. en parti rigoureusement stalinien (accession de Maurice Thorez au secré- tariat général en 1930), elles sont un fait permanent et d'ailleurs inévi. table, étant donné la contradiction elle aussi permanente entre les intérêts révolutionnaires du prolétariat et la politique du parti bureau- cratique. Or elles n'ont jamais abouti jusqu'ici à la formation d'une véri- table opposition, c'est à dire d'une fraction intérieure organisée, protes- tataire ou réformatrice. Chaque crise importante (procès de Moscou, pacte germanosoviétique, affaire Tito, procès Rajk) donnait tout au plus le signal d'un certain nombre d'abandons. C'est que rien n'autorisait alors à envisager la possibilité d'un renversement du cours officiel. Depuis la défaite définitive, en 1929, de l’Opposition « bolchevique- leniniste », le stalinisme se présentait comme un système monolithique fortement hiérarchisé à l'échelle nationale et internationale, et toute tentative minoritaire se savait par avance vouée à l'échec. Une opposition ne pouvait donc se constituer qu'à l'extérieur du P.C., même quand elle visait en fin de compte à une reconquête ultérieure. Le choix n'était qu'entre la sécession et la soumission. Avec la mort de Staline, la « politique Malenkov », le XX° Congrès et le rapport Kroutchev s'ouvre en apparence une nouvelle période. Non seulement quelques-uns des dogmes les mieux assis de l'orthodoxie stalinienne sont révoqués, mais la direction russe de l'ex-Komintern semble à la recherche d'un cours nouveau. Les militants ébranlés par les « révélations » officielles ou officieuses, déçus par l'orientation inté- rieure du P. C. F. (problème algérien, politique d'unité), irrités par l'arbitraire, les incohérences ou les absurdités de son idéologie (théorie de la « science de classe », tendances au nationalisme culturel, antimal. thusianisme obscurantiste) et vaguement tentés par la « voie yougo- slave » se persuadent peu à peu qu'ils ont à l'Est des garants et des alliés, et qu'ils sont plus proches de la nouvelle orthodoxie que leurs propres dirigeants. L'orientation apparente du P.C. italien, l'évolution des P.C. polonais et hongrois, ne peuvent que les confirmer dans cette opinion. Les « staliniens endurcis » du Bureau Politique connaissent alors le temps du mépris: leurs jours sont comptés, et ils semblent les seuls à ne pas le savoir. Le congrès du Havre témoigne, dans sa prépa- ration comme dans son déroulement, de leur aveugle obstination. Les intellectuels écartés des assises ou publiquement foudroyés, bien loin d'enregistrer leur défaite, y voient une erreur supplémentaire de la « fraction dirigeante », et donc le gage de sa prochaine catastrophe. Jusqu'à la présence du Russe Souslov, lequel n'a pourtant pas la répu- tation d'un « libéral », et l'évident appui qu'il prête à Maurice Thorez, qui sont interprétés comme des signes favorables: Souslov, dit-on, n'a pas ses yeux dans sa poche, il a vu et jugé bien des choses, et nu! doute qu'il prépare à son retour un rapport meurtrier sur la « bureau- 158 >> cratisation » du P.C.F. Dans les colloques de la dissidence, circule alors le mot d'ordre: « Préparons le 15° congrès », qui en sous-entend un autre: « Kroutchev avec nous. Ainsi peut-on dire que cette opposition, quant à sa genèse, est un produit indirect de la « déstalinisation » inaugurée, comme on le sait, par les staliniens de Moscou. Ses thèmes et ses objectifs pourront évoluer, subir même, dans le détail, de curieux renversements du pour au contre, elle restera marquée par ses origines. Les opposants d'au- jourd'hui se remettront difficilement d'avoir été d'abord des malins ou des demi-malins qui croyaient avoir compris avant les autres, et mieux « pris le tournant ». Puisque l’Opposition est essentiellement orthodoxe, ou plus exac- tement super-orthodoxe, elle ne peut déborder le terrain choisi par les initiateurs du XX° Congrès: celui de l'idéologie. Il y aurait, derrière les crimes du stalinisme, des erreurs de méthode, des défauts de juge- ment, une sorte de pathologie politique plus ou moins collective, bref un état d'esprit à réformer, et de la libre discussion devrait jaillir l'in. dispensable Lumière. Chacun sait qu'une classe dirigeante admet bien qu'on critique ses structures mentales ou même ses procédés policiers, pourvu qu'on laisse intacts ses privilèges. Chacun sait aussi qu'en face de cette tolérance limitée, l'analyse marxiste se donne pour principe essentiel de consi- dérer dans une structure historique non ce pour quoi elle se donne mais ce qu'elle est en fait, et d'en appeler du masque de l'idéologie aux réalités de la politique et de l'économie. Or les analyses de l'Opposition et de ses amis hors-parti procèdent encore d'une démarche inverse, assez bien caractérisée par ces lignes parues dans France-Observateur du 1-11-1956: « Celle-ci (l'Opposition) va être tôt ou tard conduite à dénoncer le stalinisme sous son aspect français, et à lui opposer un certain nombre de mots d'ordre (élections véritables à tous les échelons, contrôle étroit de la gestion financière du parti, de la nomination de ses fonctionnaires, révision des exclusions, dénonciation des falsifications apportées à l'histoire du parti, etc.). De même, elle sera amenée par la logique des choses à combattre non seu- lement les méthodes générales du stalinisme, mais aussi ses répercus- sions pratiques sur la politique française et donc à évoquer la façon dont sont conduites et la campagne contre la guerre d'Algérie et les luttes syndicales. » Il apparaît clairement que pour l'auteur et les inspi- rateurs de texte la est d'ordre idéologique (les métho- des) et les conséquences d'ordre politique. En face d'un phéno. mène comparable (la faillite de la II° Internationale), Lénine invoquait autrefois des causes d'ordre social (naissance d'une aristocratie ouvrière, constitution d'une bureaucratie syndicale et politique, etc.), et cepen. dant la social-démocratie n'avait pas derrière elle un fait social aussi massif que celui constitué par le régime bureaucratique russe derrière les différents P.C. Mais l'Opposition est incapable d'entreprendre une analyse radicale du stalinisme, pour cette raison simple qu'une telle analyse détruirait nécessairement le mythe de la « destalinisation », qui est sa raison d'être. Force lui est donc d'abandonner toute « plateforme » cohérente. Elle doit se contenter de thèmes marginaux ou futiles (le birth-control, les yeux d'Elsa), ou bien aborder les grands sujets (Ìuttes ouvrières, question algérienne, expédition d'Egypte) d'un point de vue étroit pour ne pas mettre en cause le système bureaucratique. Pour prendre un exemple simple et dont les données sont connues de tous, l'Opposition peut reprocher à la direction du P.C. sa mollesse dans la défense des revendications nationales algériennes, d'une part; sa complaisance excessive à l'égard du régime social de l'Egypte, de l'au- tre; mais elle ne peut guère se permettre un rapprochement qui con. duirait vite de Thorez à Kroutchev et de l'idéologie stalinienne aux investissements soviétiques. Elle se trouve donc contrainte à une guérilla honteuse, et d'autant plus difficile à conduire que l'appareil du parti la somme en toute occasion de dévoiler ses raisons secrètes et 'tire parti се cause assez 159 de chacune de ses réticences, interprétée comme un signe de duplicité. Il faut ajouter qu'une extraordinaire diversité d'opinions et de tendances dans le détail vient encore semer le trouble dans ses rangs, et qu'elle ne peut combattre cette confusion qui tient à la précarité de ses prin- cipes: c'est ainsi qu'elle se rattache officiellement au cours droitier de la nouvelle équipe russe, mais que l'essentiel de ses critiques à l'équipe Thorez sont des critiques « par la gauche ». La seule revendication qu'elle puisse unanimement soutenir est la démocratisation de la vie interne du P.C. (élections réelles, liberté de tendances, etc.). , Le répertoire de l'Opposition (on ne peut guère parler de pro- gramme) explique son recrutement: fondamentalement idéologique, elle ne peut guère rallier que des idéologues. Non que la masse des adhé- rents ouvriers soit pleinement satisfaite de l'attitude du parti et sans inquiétude devant les obscurités de la politique néo-stalinienne; mais la critique mutilée qu'on lui en présente ne l'aide guère à saisir en quoi les intérêts fondamentaux du proletariat, et non les franchises de quel- ques intellectuels, sont engagés dans une agitation qui lui paraît au premier abord stérile ou suspecte. C'est pourquoi, dans son immense majorité, elle reste indifférente à ces querelles. L'Opposition reste donc le champ des intellectuels: écrivains, jour- nalistes, professeurs, étudiants, membres des professions libérales et fonctionnaires divers. Ils ne désespèrent pas officiellement de rallier un jour la classe ouvrière, mais confessent en privé qu'ils n'en voient guère le moyen. Leur action est essentiellement préparatoire: il s'agit moins d’influer sur la politique suivie par la direction pour tenter de la modifier, que de gagner à la cause oppositionnelle une masse tou- jours plus large d'adhérents qui constitueront un jour la nouvelle direc. tion. L'élaboration d'un programme apparaît donc tout aussi inutile qu'impossible: il ne s'agit que de se compter. Dans un tel contexte, une expression comme: « l'Opposition progresse v ne signifie pas qu'elle marque des points contre l'appareil, mais qu'elle se renforce numéri. quement. Au surplus une action résolue, se donnant une base program- matique et une organisation propre, risquerait de décontenancer les militants et d' « affaiblir le parti » – un parti qu'il s'agit au contraire de préserver dans une sorte d'hibernation, pour le retrouver un jour tout prêt à servir une cause rénovée. Une telle conception de l'histoire peut paraître étrange, et pourtant il est certain que bien des membres de l’Opposition se reposent sur cette sorte d'attentisme. En réalité, ils savent que leur victoire dépend pratiquement de l'évolution favorable du rapport des forces au Kremlin, qu'ils considèrent comme inéluctable. Et ce n'est pas le moindre paradoxe de cette opposition « nationale » et « démocratique » que d'être séparée de sa propre classe ouvrière et de tout attendre d'une directive venue d'ailleurs. N'importe, elle attend son heure et se constitue secrètement en équipe de rechange. La question à la mode vers la fin d'octobre 1956 est: qui sera le Go- mulka ou le Nagy français? C'est alors qu'intervient la grande épreuve: le voyage éclair de Kroutchev à Varsovie, les massacres de Budapest, ramènent à leurs justes proportions les intentions libérales du 20° Congrès et le contenu du mot « déstalinisation ». L'Opposition se trouve brutalement coupée des bases logistiques de son idéologie puisque les modèles jusqu'alors licites auxquels elle rattachait sa filiation sont contestés, emprisonnés, voire fusillés. L'effet est celui d'une réhabilitation à rebours. Hier, l'Opposition se sentait, du point de vue de l'orthodoxie, plus innocente que ses juges, elle triomphait par anticipation; elle se réveille coupa- ble, et déjà condamnée. On pourrait croire que ce choc a éveillé dans ses rangs une véri. table conscience oppositionnelle, et marqué pour elle le signal d'une attitude nouvelle, étrangère aux illusions et aux équivoques de la période précédente. Mais les faits, et les rares textes publiés, montrent exactement le contraire. L'insurrection hongroise pose en effet une 160 1 question claire à laquelle il faut répondre clairement; voici comment répond un des porte-parole de l'Opposition, sous le pseudonyme d'An. toine Roger et sous le titre prometteur: « L'Opposition communiste progresse », dans les colonnes de France-Observateur: « Pour les communistes français comme pour l'ensemble des communistes dans le monde, le 3 novembre, il ne restait plus autre chose à faire: l'armée rouge devait intervenir, en accord avec le gouvernement Kadar. Les mouvements antigouvernementaux étaient passés sous le contrôle des fascistes. La terreur blanche sévissait, etc. » Voilà pour une fois une prise de position sans équivoque. L'expérience cruciale a eu lieu. Il faut choisir. L'Opposition choisit en refusant de connaître le seul mouvement réellement oppositionnel qui se soit produit au sein du monde communiste; entre Kadar et les conseils de Csepel, elle choisit Kadar, c'est-à-dire Kroutchev, c'est-à-dire Thorez. Elle rentre sous terre, mais elle reste orthodoxe. Mais, dira-t-on, que peut-elle faire ensuite, ayant jeté toutes ses armes? La question est hors de sens, car encore une fois il ne s'agit pas de faire, mais d’être. Voici, toujours sous la plume d'Antoine Roger, une définition assez rigoureuse de l'opposant: « L'opposant, c'est celui qui reste et qui se bat pour le triomphe de son point de vue, en mettant de son côté toutes les chances de succès. » Mettre de son côté toutes les chances de succès, nous venons de voir ce que cela signifie. L'opposant, c'est celui qui reste. Où donc? Au parti, bien sûr. Mais le verbe est employé ici absolument, parce qu'en effet tout son sens est ramassé en lui-même. L'opposant, c'est celui qui reste, en général, dans l'absolu. Qui reste où il est. Et qui pourra dire, comme l'autre, au jour du règlement: « J'ai vécu. » L'Opposition, c'est la force d'inertie. Pour certains, de telles concessions sont des ruses nécessaires. On sait ce que valent en général ces habiletés, et comment l'appareil fait son profit de la moindre « concession d tactique. Mais il faut voir sur pièces combien pèse la contre-partie (c'est toujours Antoine Roger qui parle): « Des camarades demandent une « plateforme ». La plateforme, mais c'est le parti tout entier qui l'élaborera, et il s'agit moins de chan- ger de plateforme politique que de mours dans le parti... Nous vou- lons que cessent les censures et les mensonges... Nous voulons en finir avec la mise en tutelle des conférences réputées souveraines... Pour vaincre la machine répressive, nous exigeons le vote secret. » On voit que le bilan est plutôt maigre: Sur le plateau des « concessions », le reniement des ouvriers hongrois; sur le plateau des revendications, le vote secret. En présence d'une telle balance, on comprend le mot prêté à Laurent Casanova selon lequel l'existence de l'Opposition renforce le parti plutôt qu'elle ne l'affaiblit. On peut en outre prévoir sans pessi. misme qu'avec une telle tactique, le vote secret n'est pas pour demain. Cependant, l'Opposition « progresse ». Au Quartier Latin, on parle de 15 cellules dissidentes. Un comité clandestin de liaison avec l'oppo- sition socialiste, qui a ses lettres de noblesse et quelques lustres d'an- cienneté, est en voie de formation. Les événements les plus décisifs sont attendus pour les prochaines conférences de sections. Les opposants communistes déploient une activité considérable, puisqu'ils militent au moins deux fois : une fois comme communistes, et une fois comme oppo- sants. Pour les élections du Premier secteur de Paris, certains ont mené de front une campagne électorale officielle pour Monjauvis et une autre, clandestine, pour Bourdet, voire pour Hervé. Après quoi, le secret de l'isoloir a dû trancher de singuliers cas de conscience. En décembre 56 paraît le numéro 1 de l'organe officieux de l'Opposition:« L'ETIN- CELLE, pour le redressement démocratique et révolutionnaire du P.C.F. », qui engage le fer avec Thorez et Servin. Il serait fastidieux d'analyser les thèmes de cette polémique qui ne contient rien de nou- veau par rapport aux précédentes critiques de l'Opposition. L'inter- vention soviétique en Hongrie est encore une fois justifiée comme a iné vitable... sous peine de catastrophes de plus grande envergure encore ». 161 Encore une fois la diatribe se termine sur la revendication-tarte-à-la- crème d'un Congrès extraordinaire élu au vote secret (1). On peut dire en somme que l'Opposition a bien refoulé, au sens psychanalytique, l'affaire hongroise. Elle veut tout ignorer de ses réper- cussions pourtant évidentes sur sa propre situation. Condamnée par la mort sans phrases de la « déstalinisation », elle se refuse à consi- dérer cette condamnation et continue de miser sur un retournement dont l'éventualité est sans cesse démentie par les faits. Elle ne peut admettre que Thorez ait mieux joué qu'elle. Elle se prétend toujours orthodoxe au moment même où il devient évident qu'elle ne l'est plus; elle le prétend non seulement parce que les rites de la polémique au sein du P.C. l'y obligent, mais parce qu'elle le croit. Elle a trouvé en Gomulka une figure exemplaire qui exprime parfaitement son choix d'une opposition tolérée, et si possible au pouvoir. On pourrait évi- demment se demander ce que c'est au juste que ce Gomulkisme qui se retrouve chaque matin à l'endroit précis où le rapport des forces l'a placé pendant la nuit, et qui par là ressemble plus à un baromètre enregistreur qu'à une doctrine d'avant-garde Mais l'Opposition n'a que faire d'une doctrine: elle cherche un alibi. On voit où se situe son paradoxe fondamental: ce courant second, né d'un tournant avorté de la politique néo-stalinienne, est déchiré entre la logique de ses idées et celle de son attitude. Les critiques qu'elle dirige contre le P.C., conduites jusqu'au bout, peuvent mener à une prise de conscience radicale; quelques-uns parmi les opposants s'engagent peu à peu dans cette voie: mais pour autant que leur réflexion aboutisse, ils rompent totalement avec le stalinisme et quit- tent tout à la fois le P.C. et son Opposition. Ceux qui préfèrent suivre la logique des « concessions » ne tarderont pas à rejoindre, avec ou sans mauvaise conscience, le bercail stalinien. Bref, en tant que super- orthodoxie, l'Opposition n'est qu'une super-mystification. En tant que tendance révolutionnaire authentique, elle ne peut se réaliser qu'en se démystifiant, c'est-à-dire en cessant d'être une Opposition. Gérard GENETTE. NOUVELLE PHASE DANS LA QUESTION ALGERIENNE Nous voulons simplement faire ici le point d'une situation qui évolue très rapidement, en soulignant les résultats originaux que le développement des contradictions algériennes depuis un a pro- duits (2). an (1) Cet article était déjà écrit lorsque parut le deuxième numéor de l'Etincelle, qui fait état d'une diffusion de 8.000 exemplaires. Il y a peu à en dire. Comme d'habitude, les analyses fondamentales sont remises à plus tard, et les animateurs du bulletin semblent soucieux, avant tout, de prouver leur loyalisme. Citons cette phrase qui résume la situation: « Nous savons que des dizaines de camarades découragés et sur le point de quitter le parti ont repris, grâce à notre initiative, con- fiance et espoir. C'est un premier résultat qui n'est pas néligeable. Nous, les « liquidateurs », nous agissons déjà comme un ferment de vie et de renouveau pour le Parti. » D'autre part, l'Express publiait le 15 février un texte émanant d'un « groupe oppositionnel » distinct de celui de l’Etincelle. On y trouve une analyse assez fantaisiste des diverses « tendances » du P.C.F. et une définition prorammatique du socialisme qui décourage, entre autres, le commentaire: « Le socialisme que nous voulons réaliser n'est pas identique au système actuel de l'Union Soviétique. Il doit chercher à combiner la propriété collective des moyens de production essentiels à une démocratie économique et politique dans laquelle cette propriété sociale ne serait pas une abstraction, mais une réalité perceptible à la conscience des membres de la collectivité pris individuellement. » (2) Cf. Socialisme ou Barbarie, n° 18, « La situation en Afrique du Nord ». 162 ! I. Sur le plan international. Le problème algérien a été internationalisé en fait et comme pro- blème, lors du dernier débat à l'O.N.U. et du vote de la résolution finale. Ainsi la bourgeoisie française n'a pas pu étouffer complètement le bruit que font les 500.000 paires de bottes de ses soldats à la recher- che d' « une poignée de terroristes ». Mais le F.L.N. n'a pas obtenu la condamnation de la France. Cet insuccès tout relatif, car on est en droit de penser que le F.L.N. ne désire pas obtenir une médiation de 10.N.U. est dû tant à l'U.R.S.S. qu'aux Etats-Unis. 1. La « modération » soviétique. La position du bloc soviétique sur la question algérienne demeure pour l'instant inchangée; elle explique l'inaction persistante du P.C.F. sur le plan métropolitain. Il s'agit de maintenir l'Algérie autant que possible dans l'orbite de la domination économique, politique et cultu- relle française, afin de laisser ses chances à la succursale algérienne du P.C. français. Moscou et le Comité Central de Paris n'ont pas encore varié sur ce point: rapprochement avec la S.F.I.O., réticence à soutenir la résistance armée algérienne depuis novembre 54, sabotage systéma- tique de la lutte contre la guerre d'Algérie au sein de la classe ouvrière française (tous les militants non-staliniens qui ont essayé d'organiser cette lutte se sont heurtés aux manæuvres des secrétaires locaux). Mais simultanément, et à mesure que le conflit algérien s'intensifie les communistes algériens ont subi de plus en plus la répression, qui tend, assez sottement de son point de vue, à les amalgamer avec les nationalistes. Le Parti français voit certainement sans déplaisir la ré- pression travailler pour lui: la mort et les tortures infligées aux mili- tants algériens assurent au P.C.A. une place dans le martyrologue de la future république algérienne; et la ligne sinueuse, opportuniste et aventuriste qu'il suit actuellement ouvre peut-être la voie à un renver- sement de politique, si le conflit des blocs se rallume à l'échelle inter- nationale et si le P.C. passe dans l'opposition résolue en France. Par conséquent la tactique du P.C. et de Moscou est strictement fonction des rapports internationaux, la modération actuelle pouvant faire place très bientôt à une vigoureuse reprise de la propagande contre la « sale guerre D. 2. Le « soutien » américain. La « gauche » française a paru déçue du soutien apporté par les Etats-Unis à Pineau: elle paraissait espérer que les « bêtises » de Suez seraient sanctionnées par les Américains à l'O.N.U. Il n'en a rien été, apparemment. C'est que la désagrégation du bloc occidental lors de Suez avait atteint la limite tolérable. Les contradictions apparentes entre intérêts français et intérêts américains au Moyen-Orient devaient être étouffées, et la diplomatie américaine a prêté un appui « loyal » à la délégation française. Mais il est déjà certain que ce sauvetage sans vergogne a été acquis moyennant promesse française de trouver solution à brève échéance. Le Moyen-Orient et l'Afrique dans son ensemble apparaissent de plus en plus à l'impérialisme américain comme un enjeu de première importance dans la lutte pour la domination mondiale, maintenant que le partage est à peu près fait en Asie; et il paraît décidé à y relayer, dans les formes nouvelles imposées par les jeunes bourgeoisies récemment affranchies, l'impérialisme franco-anglais partout où celui-ci ne parvient pas à abandonner les vieilles formes de domination colo- niale. C'est le cas en Algérie. Inutile d'énumérer tous les avantages poli- tiques, économiques, stratégiques, diplomatiques que le capitalisme yankee pense tirer d'une « indépendance » politique des pays nord- africains. Par conséquent le soutien apporté par les Etats-Unis à la France lors du débat à l’O.N.U. doit être interprété davantage comme un répit que comme une victoire de la « thèse française », et les moyens de pression des Etats-Unis sur la France, dans un moment où celle-ci est une 163 menacée d'une crise financière, économique et sociale, sont suffisants pour que les perspectives d'un règlement de la question algérienne commencent à s'entr'ouvrir. Dans la mesure où il s'inscrit dans le processus d'émancipation politique des pays du Moyen-Orient et d’Afrique et où son issue condi- tionne directement ou indirectement l'accès au marché africain, le conflit algérien commence donc à revêtir une signification internatio- nale qu'il n'avait pas à ses débuts. Il semble que la convoitise de plus en plus pressante des impérialismes concurrents doive conduire le capi. talisme français, d'une manière ou de l'autre, et à travers quantité de contradictions, à lui chercher positivement l'issue la moins défavorable pour ses propres intérêts. Cette tâche, assez démesurée au regard des aptitudes des gouvernants français actuels ou éventuels, est cependant facilitée par une modification sensible de la situation algérienne elle- même. par consé. II. Sur le plan algérien. Cette modification, intervente en une année, paraît être caracté- risée par l'approfondissement et l'accélération du processus d'unifica- tion nationale. Cet élément nouveau semble favoriser de son côté les conditions d'un règlement futur. Il convient d'envisager séparément le progrès du mouvement national dans les classes urbaines et dans les campagnes. 1. Le F.L.N. et les classes urbaines. Signification de la grève. La grève de la fin janvier a exprimé l'adhésion massive des différentes classes urbaines musulmanes à l'idée nationale. Elle touchait d'une part tous les salariés: domestiques, ou- vriers et employés du secteur privé et du secteur public, fonctionnaires, enseignants, etc., d'autre part les commerçants et artisans quent la quasi-totalité de la population musulmane des villes. Le dé- ploiement des forces de répression était tel (le corps expéditionnaire retour de Suez cernait Alger) que l'adhésion de ces catégories sociales au mouvement de libération nationale ne pouvait se manifester que négativement, par l'abandon pur et simple de toute vie collective. Les salariés et les boutiquiers rompirent ce minimum de solidarité qui, en fait, associe les hommes, même au sein d'une société déchirée, et qui prolonge, en fait, le geste du boulanger, du docker ou du fonctionnaire en activité sociale. Ainsi l'appareil répressif fut-il, au début de la grève, isolé de la réalité sociale, il apparut comme un organisme massif et cependant sans poids; en abandonnant leur fonction, les travailleurs musulmans effectuèrent à une moindre échelle, mais au même titre que les travailleurs hongrois, la critique la plus radicale qui soit de rEtat, ils révélèrent concrètement son abstraction. Mais un dictateur sans échine populaire à faire plier ressemble à un paranoiaque. L'appareil répressif abandonné par la réalité sociale, reconstruisit comme un décor une « réalité » imaginaire: un par un, on alla débusquer, avec des camions chargés de mitrailleuses et gueu- lant de la musique arabe suprême ruse psychologique de nos spécia- listes de l'âme musulmane les travailleurs, les écoliers, les fonction- naires, les instituteurs, chez eux. On les mit en place. Alors le pro- consul descendit du Palais, fit trois pas très entourés rue Michelet, et eut la bonté de juger cette mise en scène vraisemblable. La Résistance et les commerçants. Mais laissons le petit roi à son délire logique. En réalité, le F.L.N. est désormais présent dans la petite bourgeoisie commerçante sous la forme de l'Union générale des com- merçants algériens, et dans la classe ouvrière grâce à l'Union générale des travailleurs algériens. La grève a manifesté l'ampleur et l'efficacité du travail de pénétration des frontistes au sein de ces deux classes qui, il y a un an encore, demeuraient relativement en marge d'un mouve- ment principalement paysan. La consolidation F.L.N. chez les commerçants doit pouvoir s'expli- quer par l'absence complète d'organisation de cette classe, livrée jus- - 164 - qu'à présent sans défense aux maîtres ultras des Chambres de commerce algériennes monopolisant le commerce de gros, et aux petits racistes du mouvement poujadiste algérien amateur de pogroms. Il semble que ce soient les excès du gros commerce européen, perpétrés par les bouti- quiers poujadistes qui aient déclenché chez les commerçants musul- mans (et quelquefois juifs) le réflexe anti-monopoleur et nationaliste, Pénétration dans la classe ouvrière. La pénétration nationaliste dans la classe ouvrière est, de son côté, un fait original. Bien entendu, le M.T.L.D. de Messali était un mouvement nationaliste essentiellement appuyé sur la classe ouvrière, principalement les émigrés en France. Mais il n'était jamais parvenu à produire une analyse précise de la société musulmane algérienne: partant de la constatation que bour. geoisie et classe moyenne musulmanes n'avaient aucun développement, et qu'il « existe une vaste et très étendue toile de fond: la masse », il s'intitulait lui-même « parti de masse », après avoir conclu « qu'en réalité il n'y a pas de classes sociales distinctes en Algérie et que, du point de vue social, le pays, pris dans son ensemble, ne présente pas d'antagonisme de classes » (20 Congrès national M.T.L.D., avril 53). Cette appréciation, quelque peu surprenante et sans doute explicable par la situation du mouvement avant le début de la lutte armée, faisait du M.T.L.D. une organisation monolithique et sans doctrine, incapable par exemple de proposer aux paysans ne fût-ce qu'une réforme agraire. Par un mouvement inverse, le Front, qui paraît conscient des objec- tifs spécifiques aux diverses classes sociales ,cherche à coordonner et à contrôler l'action de chacune d'elles par le moyen des Unions (Træ- vailleurs, Commerçants, Etudiants). C'est dans le cadre de cette stra tégie que l'U.G.T.A. a vu le jour. La dernière grève semble montrer qu'elle a pratiquement éliminé la C.G.T. comme organisation ouvrière ayant prise sur les masses musulmanes en Algérie: la C.G.T. était carac- térisée par une direction syndicale européenne versant parfois dans le paternalisme et toujours soumise aux fluctuations de la centrale fran- çaise, par la prééminence en son sein d'une aristocratie du travail (che minots et fonctionnaires) parfois fascisante, par ses objectifs strictement revendicatifs, métissés cependant de macuvres staliniennes assez gros- sières. La nouvelle centrale cherche au contraire à prendre appui sur les ouvriers agricoles, les dockers, les mineurs et a les nobiliser en vue d'objectifs nettement nationalistes en même temps que sociaux. Elle prétend expressément remplir la fonction de l'U.G.T. tunisienne ou de I'U.T. marocaine lors de la lutte pour l'indépendance dans ces deux pays. Le Front cherche ainsi à soutenir la lutte des bataillons paysans de l’A.L.N. pour la lutte sociale des organisations ouvrières, et à étendro le sabotage de l'économie coloniale à partir des terres jusqu'aux ate- liers, aux mines et aux ports. Si l'on considère les conditions de clandestinité absolue imposées par la répression à cette extension de l'emprise frontiste, il faut con- clure qu'en un an elle a fait des progrès très sensibles; le Front a incorporé des classes sociales nouvelles dans la lutte nationale, il a multiplié ses responsables, il a fait pénétrer son idéologie jusque dans les rangs des travailleurs manuels et intellectuels et des commerçants, il a gagné les villes jusque-là isolées par les troupes de tout contact avec la résistance paysanne. La cristallisation du processus national s'est donc sensiblement accélérée, en même temps que se poursuit la formation du personnel de la future administration de la nation. 2. L'appareil F.L.N. Ce dernier caractère, qui est parallèle à ceux que nous venons d'examiner, constitue un autre aspect de l'approfondissement du pro- cessus national. L'extrême faiblesse relative de la petite bourgeoisie musulmane distinguait sensiblement, il y a un an encore, la situation algérienne des situations marocaine ou tunisienne. La direction des maquis n'était pas encore suffisamment consolidée, techniquement ni socialement, pour pouvoir garantir aux interlocuteurs français éventuels un cessez-le-feu 165 ou une réforme agraire « raisonnable ». La lutte armée en particulier conservait dans une large mesure son caractère dispersé et relativement spontané de guérilla, elle mobilisait pour une statégie locale les réser ves d'exaspération des paysans misérables et chômeurs. Il ne s'agissait certes pas d'une jacquerie répressible par la force, nous avons toujours pensé au contraire qu'il s'agissait d'un processus irréversible; mais l'appareil dirigeant la lutte armée et le contenu social des maquis de- meuraient l'un et l'autre encore extrêmement fluides, strictement subor. donnés aux conditions locales et sans objectifs politiques coordonnés. Consolidation militaire. Au contraire, tous les faits que l'on peut saisir à travers la censure d'Alger témoignent des progrès considérables de l'organisation militaire et politique de la résistance algérienne. L'A.L.N. a étendu son champ opérationnel à la totalité du territoire algérien; elle en a organisé la responsabilité militaire en provinces, zones, régions, secteurs ; chaque territoire militaire semble confié à une direction étroitement contrôlée par les politiques; des grades et des soldes ont été institués. A ce noyau de permanents militaires vien- nent se joindre des partisans qui prennent les armes et les déposent selon les exigences et les possibilités de la situation locale. Il semble donc que le quadrillage réalisé par les forces de répression a été accom- pagné, voire même précédé du quadrillage effectué par la résistance algérienne. Consolidation politique et administrative. Une prise de possession politique et administrative consolide cette implantation militaire. Les commissaires politiques constituent dans les villages des comités res- treints chargés d'organiser les cellules F.L.N. Le mot d'ordre est : tout pour la lutte armée; l'objectif est la politisation des campagnes sur la base idéologique de l'indépendance nationale et de la réforme agraire (partage des terres). Cette pénétration politique tend à prendre le carac- tère d'une administration effective, coexistant avec l'administration fran- çaise ou la remplaçant. Le succès de cette prise de possession paraît vérifié par la dissolution de la totalité des anciens organismes admi- nistratifs, depuis l'Assemblée algérienne jusqu'aux djemaas officielles en passant par les communes mixtes : c'est que la petite fraction des féod et des bourgeois musulmans qui collaboraient encore avec l'ad- ministration française il y a un an a été physiquement et politiquement éliminée, de sorte que l'efficacité des décisions d'un préfet ne paraît pas outrepasser la portée des mitraillettes de son escorte. Le divorce de l'appareil gestionnaire et de la réalité sociale, qui fut si frappant dans les villes lors de la dernière grève, semble à peu près constamment réalisé dans les campagnes. Il semble que le but du F.L.N. soit d'ores et déjà de constituer dans tous les villages des « Assemblées populai- res », embryons des futures communes qu'il contrôlerait étroitement en monopolisant la présidence de ces assemblées ; les conditions de clan- destinité dans lesquelles cette nouvelle étape s'effectue sont extrême- ment favorables à un noyautage efficace. Fonction des classes moyennes dans cette consolidation. Il est évi- dent que ce travail de mise en place d'un appareil militaire, politique et administratif sur tout le territoire algérien supposait que le F.L.N. disposât des couches musulmanes économiquement les plus aisées et culturellement les plus développées. La désertion des facultés, des lycées et des écoles par la population d'âge scolaire qui comme dans tous colonisés représente une proportion importante de la popu- lation totale a rendu disponible une masse considérable de la jeu- nesse intellectuelle: elle constitue pour le F.L.N. un apport précieux, d'abord par son degré de culture très supérieur à celui de la masse paysanne, ensuite parce que sa jeunesse même la rend absolument im- perméable aux séductions de la collaboration avec l'administration française. D'autre part, la classe moyenne des commerçants musulmans, ralliée dans sa majorité à la résistance, lui apporte bon gré mal gré ses fonds (auxquels il faut ajouter les impôts prélevés sur les fermiers et les propriétaires européens). Caractères originaux du Front. On peut donc conclure que l'adhé- sion de la faible classe moyenne commerçante et intellectuelle au mou- les pays 166 vement national, qui s'explique finalement par l'impossibilité où elle se trouvait de se développer au sein de la structure coloniale, conduit à la constitution d'un appareil politico-militaire original. Il est carac- térisé par l'encadrement des masses paysannes (fellahs, métayers et ouvriers agricoles), par les éléments les plus éclairés et les traqués venus des couches petites-bourgeoises numériquement très faibles. Ces élé- ments apportent avec eux leur psychologie spécifique: « rationalisme », goût de l'organisation, conviction de l'importance des cadres, tendance au centralisme d'une part, et d'autre part populisme, dévouement sin. cère à la cause des masses misérables, sentiment authentique de parti- ciper à leur épreuve. C'est cette psychologie qui s'exprime sur le plan de son idéologie nationaliste, à la fois négativement et positivement. Négativement d'abord en ce que cette couche est dans son immense majorité absolument dénuée de tout fanatisine religieux et de tout pan- arabisme réactionnaire; elle a été éduquée dans les écoles françaises, elle connaît mieux Descartes que le Coran (nous n'avons ici ni à nous en louer ni à le déplorer); elle ne désire pas détruire la religiosité paysanne ni les « confréries », elle est prête à en tenir compte, mais dans la perspective d'une résorption progressive du caractère « totali. taire » de la pratique islamique; elle est non moins prête à lutter contre le clergé musulman vendu à l'administration française, et se vante déjà, à l'occasion, de savoir ne pas épargner sa vie, même dans les mos- quées. Par ses aspects positifs ensuite, l'idéologie F.L.N. témoigne encore de la psychologie que nous avons dite: elle est révolutionnaire sur son propre terrain historique, c'est-à-dire bourgeoise sur le nôtre; elle veut partager les terres parce qu'elle ne peut pas concevoir pour l'instant d'autre solution à la misère agraire; elle veut réaliser une démocratie politique parce qu'elle ne peut pas concevoir que « le peuple » puisse trouver une expression à sa volonté autrement que dans le cadre insti. tutionnel que lui a enseigné le juridisme français. Par conséquent la « pauvreté » du programme F.L.N. est une pau- vreté pour nous, ce n'est pas une pauvreté en soi, ce n'est surtout pas la manifestation d'un machiavélisme conscient qui entretiendrait à des- sein le vague sur ses intentions dernières pour mieux imposer sa « solution » plus tard. Mais en regard de cette idéologie pleine de bonnes intentions et vide d'analyse positive (mais peut-on demander à la bourgeoisie de faire l'analyse critique de la révolution bourgeoise?), se dresse la plus ex. trême intransigeance quant à la discipline de l'organisation: exclusi- visme rigoureux sur le terrain de la représentativité politique, centra- lisme à peine démocratique dans la circulation des informations et des consignes. L'exclusivisme résulte pour sa part de la situation historique des partis algériens avant novembre 54: il a mis fin au jeu de bascule du P.C.A., à l'attentisme du M.T.L.D. et de l'U.D.M.A., à l'inaction des Ulémas. Le Front est devenu maintenant, en fait, le seul appareil capa. ble de regrouper les militants sortis des anciennes formations et de s'agréger quantité d'inorganisés. Sur ce point sa ligne est celle du parti unique et la lutte armée ainsi que la clandestinité favorisent cet exclusivisme. Quant au centralisme, il est né des conditions mêmes de la lutte: le Front a été primitivement un organisme militaire, la subordination de toute son activité au soutien de l’A.L.N. et des partisans renfermait en elle la nécessité d'une direction unique et toute-puissante. Voici plus de deux ans que cette direction n'a pas été contrôlée par la masse et que les inasses au contraire reçoivent l'empreinte de sa propagande et de son action. Il faut ajouter à cela le fait que les cadres issus de la petite bourgeoisie qui s'incorporent depuis un an au F..LN. ne feront, en raison du niveau culturel qui les différencie des paysans, qu'accen- tuer la tendance au centralisme incontrôlé. Or cet appareil, unique et centralisé, est poussé par la logique du développement à s'implanter de plus en plus solidement dans les campagnes et dans les villes, et à contrôler de plus en plus 167 étroitement la totalité de la société musulmane. Il tend désormais à prendre en main l'administration du pays. Cela signifie que le F.L.N. se prépare d'ores et déjà au rôle de couche gestionnaire de la société algérienne et qu'il travaille objectivement à réaliser la confusion de l'organisation actuelle et du futur Etat. Il est encore trop tôt pour savoir si une fois le conflit achevé l'ap- pareil s'incorporera et se supprimera dans un Etat de type « démocra- tique » ou si au contraire il digérera l'Etat pour réaliser finalement un nouvel exemplaire de ces « régimes forts » que produisent les jeu- nes nations politiquement émancipées de la tutelle colonialiste. De toute façon le problème est déjà posé dans les faits. La profonde modification interne de résistance, telle que nous venons de la décrire transforme la signification globale du conflit algé- rien. L'organisation frontiste constitue désormais pour un gouvernement français un interlocuteur indiscutablement capable de faire cesser le feu dans tous les secteurs, capable de freiner s'il le faut le mouvement paysan de partage des terres, bref capable de sauvegarder les intérêts et les vies des Européens pendant une phase transitoire. Ce n'est que par un artifice grossier que les couches dirigeantes à Paris et à Alger prétendraient procéder en Algérie à une opération de simple police. Même si la forme du conflit s'est apparemment peu modifiée, son con- tenu en revanche a « basculé »: il ne s'agit plus de liquider des ban- dits, ni de « pacifier » des populations égarées, mais de marquer des points en vue de la négociation; tel est le sens du combat qui désor. mais s'impose, bon gré mal gré, aux deux camps. Il faut du reste noter au passage l'imbécillité de l'alternative dans laquelle s'est en- fermé le gouvernement français actuel: car ou bien il poursuit la guerre et il accélère alors la montée du F.L.N. au pouvoir; ou bien il remplit a intentions » déclarées, et la nature du contrôle exercé par le F.L.N. sur les masses assure à ce dernier le succès en cas d'élections libres. Si l'on ajoute enfin les motifs internationaux qui militent en faveur d'un règlement de la question et que nous avons invoqués pour com- mencer, il semble que l'on puisse conclure que l'affaire algérienne est entrée dans une nouvelle phase dont le sens est la cessation du conflit armé. Une telle appréciation ne signifie pas que l'on peut attendre l'ar- mistice pour un proche avenir. D'abord parce qu'on ne saurait assez faire sa place à l'inintelligence dont souffre la bourgeoisie française depuis la fin de la dernière guerre mondiale, en particulier dans la gestion de ses intérêts coloniaux: elle a cuvré avec une telle persé- vérance à sa propre destruction qu'elle finirait par faire douter que l'histoire soit rationnelle, si l'on ne savait que même la déraison d'une classe qui n'est désormais pas moins dominée que dominante est encore rationnelle. Elle peut continuer encore quelque temps à faire tuer le contingent pour mettre plus sûrement Ben Bella au pouvoir à Alger. Ensuite les caractères originaux de l'organisation et de l'idéologie fron- tiste, exclusivisme et centralisme d'une part, embryon de programme social et nationalisme « radical » d'autre part, qui sont des facteurs de « solution », peuvent effaroucher les dirigeants français. Il se peut qu'ils ne désespèrent pas de les supprimer ou de les atténuer par une guerre d'usure, par des maneuvres latérales (hommes de paille, etc.). Le quart d'heure légendaire serait alors remis à plus tard. On ne peut nier l'existence de telles entraves et d'autres encore au cessez-le-feu. Mais elles ne peuvent qu'approfondir en dernière instance le processus national algérien et par conséquent au travers de multiples contradictions conduire finalement à l'arrêt du conflit. ses F. LABORDE. Chez les Postiers UNE GREVE « CATEGORIELLE « Pour la troisième fois en quelques jours, le personnel » est invité par certains groupements professionnels à » cesser le travail. >> » J'avoue ne pas comprendre » (1). Eugène THOMAS, ministre « socialiste » des P.T.T. Cet aveu était superflu. Personne n'est assez naïf pour penser qu'un ministre, fut-il « socialiste », soit capable de comprendre quoi que se soit à rien. Les lecteurs, eux, comprendront aisément ce qui suit. Ampleur de la grève Le gouvernement d'abord, les journaux ensuite, même ceux qui étaient au départ plus ou moins favorables, ont tenté par tous les moyens de minimiser l'importance de la grève et ses répercussions sur le service postal. La vérité c'est que pour les catégories sur lesquelles elle a porté, et compte tenu de son caractère d'arrêt de travail de 24 heures (ou 48 heures pour les Bureaux-gares) cette grève est comparable en plusieurs points à la grève de 1953. En effet la manière de juger des ouvriers en cette matière est toute différente de celle des bourgeois ou du gouverne- ment. Ce dernier peut bien dire que seulement 12,5 % des postiers ont débrayé, il peut bien se vanter naïvement du peu de perturbations appor- tées au trafic postal, tout cela ne change rien à la façon dont les postiers, eux, ont interprété la portée de leur mouvement. Or le point de vue des postiers est ici le seul point de vue juste et il est nécessaire de le faire partager par les autres travailleurs. Il est tout d'abord très rare qu'une grève catégorielle, comme celle des facteurs, ou portant sur des conditions particulières de travail, comme celle des bureaux-gares, s'attire une participation aussi large et aussi enthousiaste. L'ampleur de cette participation se mesure à l'ampleur du mouvement dans les centres importants, syndicalement (1) Cette citation est tirée d'un a Communiqué au personnel de la Distribution signé du ministre des P.T.T. Les deux derniers para- graphes de ce communiqué méritent d'être cités, tant ils sont révélateurs de ce que peut être une mentalité de ministre. « J'entends bien, écrit M. Thomas, que certains représentants syndicaux vous laissent croire que tout est possible et qu'il convient de m' « aider » à faire oboutir vos revendications au moyen de grèves répétées. » Soyez assurés qu'ils se trompent et vous trompent lourdement. Ils ne réussissent qu'à indisposer tous ceux qui examinent les questions et à vous faire perdre la réputation de conscience professionnelle qui fait votre force. » Ils vous feront perdre aussi un salaire dont votre foyer a besoin et sans doute arriveront-ils finalement à justifier l'application d'un récent arrêt du Conseil d'Etat limitant par avance le droit de grève des fonctionnaires. » L'expression « indisposer ceux qui examinent les questions » est certainement digne de Kroutchev. Les postiers, eux, ne sont pas habi- lités pour examiner les questions, il y a des gens qui sont faits pour ça, c'est ceux que l'on appelle les dirigeants et les bureaucrates. Quant au coup des petits enfants qui pleurent à la maison le salaire perda et à celui de la menace de la limitation du droit de grève, voilà quelque chose qui est vraiment digne d'un « socialiste », car il faut être « socialiste » pour mélanger ainsi la pleurnicherie et la menace. - 169 organisés, tels, chez les facteurs, les grands centraux parisiens et les bureaux de banlieue et certaines grandes villes de province. Dans ces centres la participation à la grève a varié entre 60 et 90 %. A Paris, seuls Paris 15 (qui est pourtant le fief du cégétiste Redon) et Paris 17 n'ont pratiquement pas débrayé. Les autres ont débrayé à plus de 60 %. Les plus forts ont été Paris 5, 11, et 13 où la partici- pation s'est élevée à 90 %. Dans les bureaux de banlieue, l'impor- tance de la participation a été encore plus lourde de signification. Ces! bureaux de banlieue en effet se composent de 15 à 40 ou 50 facteurs au maximum et les conditions sont donc moins favorables à des dé- brayages. Pourtant on a constaté pour la moitié de ces bureaux de banlieue une participation à 100 %. On peut estimer que pour Paris et sa banlieue environ 5.000 à 6.000 facteurs ont débrayé. A la réunion qui a eu lieu à la Bourse du Travail se pressaient 2.000 à 2.500 fac- teurs de Paris et de banlieue (et beaucoup de banlieusards n'ont eu ni le temps ni la possibilité de venir). L'atmosphère y était telle qu'un responsable syndical chevronné a pu dire qu'il n'avait jamais vu une telle réunion de facteurs, aussi nombreuse et aussi enthousiaste, même en 1953. On le voit, qualifier cette grève, comme l'ont fait les journaux, de demi-échec est une absurdité au point de vue ouvrier. Quant à l'argu- mentation statistique de M. Thomas, elle est tout simplement déri- soire et on peut être sûr qu'il est le premier à ne lui faire aucun crédit. Il y a environ 52.000 employés des postes qui étaient intéressés par les revendications qui avaient justifié la grève. Sur ce nombre on compte en France, spécialement dans les petits patelins, quelque 5.000 receveurs distributeurs. Or le receveur distributeur, qui est le patron de la recette, tient le plus souvent le bureau avec sa femme et deux ou trois facteurs au maximum. Cela fait au total quelque 15.000 fac- teurs qui se trouvent dans les plus mauvaises conditions pour faire grève. Même en 1953 un grand nombre d'entre ceux-là n'ont pas parti. cipé au mouvement. Ces gars-là ne sont pas des jaunes, loin de là, mais leur abstention quasi obligatoire en l'absence d'un grand mou- vement de fond, ne fait que fausser les statistiques au bénéfice de l'argumentation gouvernementale. Cette argumentation n'est d'ailleurs pas plus convaincante lors- qu'il s'agit de mesurer l'étendue des perturbations apportées à la distri- bution du courrier. A Paris, six jours après la grève, le 26 février, on estimait encore nécessaires deux jours de travail pour liquider le courrier, surtout les imprimés, en attente. L'ouverture, Porte de Ver- sailles, d'un bureau de tri de dépannage n'a été qu'un expédient assez inefficace et qui avait pour principale raison d'être d'accréditer auprès du public l'idée qu'il est aisé de remplacer des postiers professionnels. Cette idée est entièrement fausse. A la Porte de Versailles, des rempla- çants non qualifiés n'ont pu faire le travail, tant bien que mal, que parce qu'ils disposaient d'une aire de travail infiniment plus large que celle dont disposent les postiers dans les bureaux. On exige, en effet, de ceux-ci qu'ils effectuent leur travail de tri sur un espace utile de 60 cm. de large et 80 cm. de profondeur, et pour ce faire il faut qu'ils soient vraiment qualifiés. Les remplacements au pied levé dont se vante tant l'Administration sont d'ailleurs, à l'occasion de cette grève ou d'autres, la source d'aventures toutes plus rocambolesques les unes que les autres et dont l'Administration sort chaque fois un peu plus ridiculisée et discréditée aux yeux de ses employés. Lors de cette dernière grève on ne sait quel responsable qui manquait du sens de l'humour a appelé la police à son secours. Les flics ont aussitôt eu une idée géniale: ils ont mobilisé tous les clochards qui étaient dans les commissariats du secteur pour remplacer les grévistes. Résultat, l'ensemble des employés de ce centre, y compris ceux qui appartenaient à des catégories qui n'étaient pas en grève, menacèrent de débrayer si l'on ne retirait pas immédiatement cette main-d'oeuvre supplétive, peut- être pittoresque, mais d'un genre un peu spécial. En 1953, dans un autre secteur, ce fut un peu plus grave. Des techniciens de la Marine 170 de guerre furent installés à la place des monteurs professionnels en grève. Résultat, il ne fallut pas moins de quatre mois pour remettre en état les installations après leur départ. De cet exploit les journaux n'ont évidemment pas parlé, mais les gars du métier, eux, en parleront encore à leurs petits-enfants. Les lecteurs qui ne sont pas ministres voient donc que cette grève a été loin d'tre négligeable. Encore n'ont-ils pas été en mesure de se rendre compte de l'enthousiasme des grévistes, qui est une chose qui ne se traduit pas en pourcentages statistiques. Dès que les trois Fédérations, C.G.T., C.F.T.C. et Autonomes, se furent mises d'accord, les gars dé- brayèrent sans se faire tirer l'oreille. Lors des réunions, les orateurs étaient accueillis par les grévistes aux cris de: « Unité, Unité », ce qui est leur manière à eux d'exprimer que leur combativité compte plus que les antagonismes des appareils syndicaux (2). Le contenu des revendications Qui dit revendications catégorfelles. dit quelque chose dont le contenu exact n'est pas très clair pour ceux qui ne sont pas de la profession. En réalité toutes les revendications sont simples et ce n'est que leur concrétisation dans le cadre des catégories inventées par les classes dirigeantes pour diviser les ouvriers qui rend leur compré- hension difficile. C'est évidemment cet aspect concret qui intéresse avant tout les syndicats et on ne peut le leur reprocher. Mais c'est aussi cet aspect concret qui est le moins important, car ce qui compte c'est la signification profonde de la reevndication et non la manière dont elle s'exprime dans le cadre des lois et de réglements existants. Les syndicats sont la victime d'un atroce paradoxe: pour être efficaces en tant que syndicats ils sont obligés de concentrer leur attention et de centrer l'essentiel de leur activité non sur le contenu des revendi- cations mais sur leur expression superficielle. On trouve là une des bases objectives de la bureaucratisation des syndicats qui, certes, n'est pas la plus importante ou la plus impérative, mais dont les effets sont les plus quotidiens et les plus permanents. Cela ne signifie nullement que les responsables syndicaux honnêtes ne sont pas conscients du contenu profond des revendications des ou. vriers. Cela veut simplement dire que leurs énergies s'épuisent dans des explications et des actions particulières, et qu'il ne peut pas, pour eux, en être autrement. Le cas de la revendication « catégorielle » des facteurs nous per- mettra d'illustrer ce que nous venons de dire. En effet, le contenu de cette revendication est en fait universel. Voyons les faits. Tout d'abord il faut savoir que lors de la réforme de 1948 les postiers ont eu le net sentiment d'avoir été les cocus de cette comédie administrative. Sur environ 1 million de fonctionnaires, 350.000 sont classés dans les catégories les plus basses, dénommées C et D. Or les postiers apportent à eux seuls un contingent de 140.000 C et D alors qu'ils ne sont au total que 230.000. Chez les postiers donc les petites catégories représentent 60,9 % du total des postiers. Les autres fonctionnaires apportent 210.000 employés des petites catégories pour un effectif total de 770.000, soit en pourcentage 27,3 %. Il découle de cette situation que pour les postiers la question des réformes passe avant celle du minimum vital. Ainsi les facteurs se sont battus pour obtenir une amélioration de leur situation dans la hiérarchie des fonctionnaires. L'élément mobi- lisateur de leur débrayage a été double: d'une part, on leur promet cette réforme depuis le 8 novembre 1954 sans jamais la leur donner, ensuite, M. Thomas, qui avoue ne pas comprendre, leur a offert la (2) Sur l'ensemble des postiers qui adhèrent à un syndicat, environ 50 % adhèrent à la C.G.T., 25 % à Force ouvrière et les 25 % restant se répartissent entre la C.F.T.C. et les Autonomes (F.N.S.A.). 171 pire des « réformes » qui pouvait leur être offerte: alors que les employés de la catégorie C sont à l'indice 130/195, soit de 31.700 à 41.200 francs par mois à Paris, il a créé un super-facteur, nommé au choix, à l'indice 210, soit 44.060 francs par mois (3). La réaction des facteurs a été immédiate: indice 210 pour tous ! Il en est toujours ainsi : lorsque les dirigeants, quels qu'ils soient, manœuvrent pour dresser les ouvriers les uns contre les autres, pour les diviser, ils créent par là même l'unanimité contre eux. Ce sont là les contradic- tions du pouvoir qui ne peut diviser les travailleurs qu'en les dres sant unanimement contre lui. Le gain que tirent les gens qui sont au pouvoir de telles manquvres serait bien mince s'ils ne trouvaient leur bénéfice dans la prime à la trahison que ces manævres procurent aux bureaucraties ouvrières, syndicales ou politiques. Nous en appor- terons la preuve à propos de l'action jaune de Force Ouvrière. Dans l'immédiat cependant rien n'a été plus absurde que cette initiative ministérielle. Il y a beaucoup de vieux facteurs qui n'ont plus grand chose à attendre de l'Administration. Si on leur avait dit: « On vous donne l'indice 210 », jamais ils n'auraient fait grève. Au lieu de cela on leur dit: « Durant les quatre années qui suivent, et dans la mesure où vous n'aurez pas atteint 50 ans, vous aurez la possibilité de postuler le 210, qui sera accordé au choix à environ 20 % des effectifs. » On ne peut pas se moquer du monde d'une manière aussi inso- lente. Non seulement la revendication attendue n'est pas satisfaite, mais encore on introduit une mesure de division des travailleurs qui, à elle seule, était capable de mettre le feu aux poudres. « J'avoue ne pas comprendre », dit Monsieur le Ministre « socia liste > Thomas... L'opinion des postiers Il y a des quiproquos vraiment bizarres dans le cours de la lutte de classe. Thomas qui aime faire le matamore, déclare hautement: « Je ne négocierai pas sous la pression. Si vous faites grève je ne présenterai pas le projet de réforme au prochain Conseil des ministres. » Cela fait bien auprès des lecteurs du Figaro ou de l'Aurore. Malheu- reusement, présenter le projet au Conseil des ministres cela veut tout simplement dire faire entériner sans discussion un projet dont les postiers ne veulent justement pas. Conséquence, donc, de la décla- ration de ce grand psychologue qu'est Monsieur Thomas: les postiers font grève, comme ça le projet ne passera pas toute de suite (il fallait attendre maintenant le retour de Mollet d'Amérique) et c'est toujours cela de gagné. Les gars disent qu'ils savent bien que s'ils n'avaient pas fait grève, le projet dont ils ne voulaient à aucun prix aurait été accepté tel quel. De plus, le lendemain de la grève, Thomas le dur déclarait à qui voulait l'entendre qu'il allait procéder à de nouvelles a améliorations ». Du coup, les gars se sont dit que c'était bon signo et que leur ministre fléchissait. Ils pensent qu'ils sont dans la bonne voie et ce qu'ils réclament maintenant c'est un contre-projet présenté par les trois Fédérations. En d'auters termes ils disent à leurs Fédéra- tions : « Mettez vous d'accord, on fera le reste. >> Cela ne veut pourtant pas dire que les postiers se fassent beau- coup d'illusions. Ils savent qu'il leur faudra se bagarrer dur, mais ils ont l'impression et c'est là l'essentiel qu'en se battant ils obtien- dront le 210 pour tous. Pour eux, ce objectif n'est pas mince, il ne s'agit pas d'une simple augmentation, mais surtout, sur la base d'une augmentation, ils veulent assurer le maintien de l'unité du corps des facteurs que les nouvelles dispositions tendent à diviser. Sous cette apparence catégorielle, cette action revendicative s'attaque au véri. table cancer de la gestion administrative de l'Etat depuis la fin de - (3) On remarquera à ce propos que, contrairement à ce que pour- rait croire le profane, le point n'a pas la même valeur à tous les niveaux de l'échelle. Cela serait trop simple. -172 la guerre: la division systématique des rangs des travailleurs de la fonction publique. Nous en donnerons deux exemples. D'abord celui des agents de surveillance des postes et du télégraphe. Les premiers sont une centaine en France (dont soixante environ à Paris), les seconds sont en tout six cent cinquante. Ils sont normalement classés à l'indice 250, mais un tiers d'entre eux, soit deux cent cinquante gars, peuvent être élevés au choix, à l'indice 270. Au service général, c'est-à-dire les services de guichet, les agents (qui sont les anciens commis d'avant guerre) ont été divisés arbitrai- rement en deux catégories : une minorité est classée contrôleur à l'in. dice 330 avec pour 10 % d'entre eux une classe exceptionnelle à 360, et une grosse majorité demcure agent d'exploitation à l'indice 250. Ainsi on classe directement une minorité à l'indice terminal alors que la justice la plus élémentaire aurait voulu que la totalité du corps termine à cet indice maximum. Il est bien entendu que dans tous ces cas le travail est strictement le même. Il est particulièrement révélateur de comparer cette situation à celle qui prévaut dans l'industrie, la métallurgie par exemple. Dans la pratique, le travail des métallos est extrêmement divers: il y a des bons et des mauvais boulots. L'institution des normes ou la pratique des bons de travail a théoriquement pour objet d'égaliser ces diffé- rents travaux. Dans la pratique il n'en est, le plus souvent, rien. Si bien qu'on peut dire que dans l'industrie la plaie du système est que l'on paye d'une manière égale des travaux différents, les sales boulots étant évidemment alignés sur la rémunération des boulots faciles. Dans l'Administration on observe le phénomène inverse: les postiers sont payés différemment pour faire un même travail. L'essence commune de ces deux méthodes c'est la division des travailleurs. Les revendica- tions justes dans les deux cas sont celles qui tendent à faire obstacle à cette division. Enfin et cela la bourgeoisie ne le comprendra jamais la justification suprême des revendications ouvrières correctes, ce n'est pas 10 francs de plus de l'heure, ou 10 points supplémentaires d'indice, c'est le combat pour maintenir et renforcer l'unité de la classe ouvrière. La base ne s'y trompe pas et elle sera toujours prête à faire des sacrifices qui dérouteront toujours les classes dirigeantes, car elles ignorent tout de l'aspiration profonde de la classe ouvrière au renforcement de sa cohésion et de son unité profonde. Force Ouvrière ou la logique de la trahison Malheureusement les bureaucraties syndicales n'ont rien à faire de l'unité réelle de la classe ouvrière. Elles peuvent bien bavarder sur l'unité par le haut, celle des appareils et des bureaucraties elles-mêmes, cela ne change rien à cette constatation. La réalité c'est que les bureau- craties syndicales, surtout lorsqu'elles sont liées aux bureaucraties qui sont au pouvoir, ont pour source de leur existence cette même division des ouvriers sur laquelle reposent tous les systèmes modernes d'exploi- tation. A l'échelle de cette petite grève « catégorielle » l'action de F.0. nous donnera l'occasion d'illustrer ce phénomène social profond. Tout d'abord la couverture idéologique. C'est toujours le réfor- misme pourri des bureaucraties qui cherche ses arguments dans l'ar senal des pires sophismes. Acceptez, dit F.O., ce 210 attribué au choix. Il porte sur à peu près 22 % des effectifs intéressés qui sont de 36.400 environ (4), soit sur 8.000 gars qui seront nommés préposés « spécia- (4) La réforme stipule donc précisément ceci: au bout de quatre ans 22.400 préposés resteront dans leur situation actuelle, c'est-à-dire qu'ils ne toucheront pas un sou de plus. 8.000 préposés « spécialisés >> auront le 210. Il sera en outre créé un nouveau corps de 7.000 pré- posés conducteurs facteurs motorisés qui n'existait pas jusqu'ici. Ces derniers ne sont évidemment pas compris dans le calcul, car leur nombre ne peut s'accroître mathématiquement au cours des années à venir. Ils toucheront aussi le 210. - 173 lisés » super-facteurrs, chargeurs, manutentionnaires. Comme d'au. tre part la durée de cette réforme a été fixée à 4 ans, cela signifie que dans 18 ans environ (4 x 4,5) les quelque 36.400 postiers intéressés (8.000 x 4,5) auront atteint le 210. On croit entendre les staliniens dans les « Démocraties Popu: laires » qui disent aux ouvriers : « Le mouvement stakhanoviste est un grand mouvement qui finira par englober la totalité de la classe ou- vrière », alors que la raison d'être de ce mouvement est justement de privilégier relativement quelques-uns pour pouvoir mieux exploiter la masse. - surtout : au Mais les analogies que présentent toutes les bureaucraties ne s'ar- rêtent pas au domaine de l'idéologie, loin de là. La politique de la promotion au choix que tous les gouvernements ont pratiquée depuis la réforme de 1948 et que le « socialiste » Thomas tente aujourd'hui d'aggraver a eu pour résultat depuis l'accession au pouvoir de Guy Mollet de mettre de plus en plus dans les mains de F.0. les cadres de la fonction publique. Nous sommes promus au choix, se disent les cadres, adhérons donc à F.0., adhérons même au groupe socialiste d'entreprise, notre carrière en sera plus rapide. Cet état de choses est particulièrement grave, surtout dans le cas des petits grades. Bien souvent, et lors de cette dernière grève, cela a été un agent de surveillance qui a fait débrayer les gars de son coin. L'agent de surveillance est un petit gradé; c'est lui qui organise le travail de distribution et a autorité sur tout le personnel de ce service, particulièrement sur les femmes et les rouleurs. C'est donc lui qui est en mesure de procurer les bonnes gâches ou, au contraire, de don- ner les sales boulots. Que se passe-t-il lorsque cet agent est à F.0. qui est lié gouvernement? Que se passe-t-il si de plus dans ce même coin l'inspecteur est aussi F.O.? Alors pour que les gars fassent grève il leur faut beaucoup de courage. Dernièrement, un gréviste écrivait à son syndicat (un de ceux qui ont lancé le mot d'ordre): « J'ai fait la grève, mais maintenant je ne dors plus, je suis malade, mon receveur (un F.O.) me dit qu'il est très mécontent. » On le voit, le cycle est bouclé: les bureaucraties politico-syndi- cales appuient une politique des rémunérations qui favorise la division des travailleurs et cette division des travailleurs leur sert à recruter des bureaucrates ou des agents de la bureaucratie parmi les petits arri. vistes ou les peureux. Grâce à cela il se constitue un petit appareil de bureaucrates ouvriers qui n'ont pour but que de briser toute grève véritablement unitaire. La caractéristique de la bureaucratie est qu'elle se nourrit de sa propre politique de trahison et de division. Sans inégalité des rémunérations ouvrières, il n'y aurait pas de bureau- crates. Sans bureaucrates il n'y aurait pas d'échec des mouvements qui tendent à unifier la classe ouvrière. Înversement, tout mouvement qui arrive à arracher des conditions égales de rémunération pour tous, porte un coup mortel aux bureaucraties. De fait, tous les types de pressions administratives et aussi toutes les démagogies ont été utilisés par F.0. lors de cette grève. Nous ne citerons qu'un exemple, mais qui en vaut plusieurs : celui du P.-L.-M. Cet important centre bureau de tri et transbordement de 1.500 postiers a le grand honneur d'être doté d'un inspecteur principal F.0. et de surcroît responsable du groupe socialiste d'entreprise de l'en- semble du centre. Notons en passant qu'un inspecteur principal est à l'indice 450 et qu'il a pour fonction essentielle d'être le flic de son secteur. Voilà l'histoire. Durant les 48 heures de grève des bureaux-gares on avait fait appel au P.-L.-M. à la troupe pour suppléer aux grévistes. Avec un chargeur non gréviste on mettait un griveton qui travaillait en équipe avec lui. Cela n'a évidemment pas plu aux grévistes. Lorsque le vendredi soir la grève prit fin, l'Administration décida de garder les soldats et de les mettre au travail en équipe avec les gars du transbord pour écouler le trafic engorgé. Pour aller plus vite on 174 - » les re- aurait de plus fait des heures supplémentaires. Aussitôt les gars du transbord refusèrent et de travailler en équipe avec les grivetons (5) et de faire des heures supplémentaires. Ce refus de faire des heures supplémentaires dura d'ailleurs jusqu'au soir du lundi suivant. Pour- tant on leur avait retenu leurs journées de grève (« chez nous heures de grève ne sont pas payées, dit fièrement le « socialiste » Thomas) et pourtant, de surcroît, le tarif qui leur est payé leur permet en une nuit d'heures supplémentaires de récupérer la valeur de deux jours de travail. Le vendredi soir, donc, notre inspecteur principal débarque au milieu des gars qui refusaient de faire des heures supplémentaires et de travailler avec les soldats. Il s'adresse d'abord au responsable C.G.T. qui se trouvait là: « Vous n'êtes pas des vrais résistants, dit-il, vous avez fait de la Résistance au profit de Moscou, moi j'étais un patriote français. » Stupéfaits de cette diatribe intempestive, les chargeurs pré- sents qui se pressaient autour des deux interlocuteurs se mirent évi- demment à rigoler. Furieux, Monsieur l’Inspecteur Principal se tourna contre eux: « Vous pouvez rigoler, lorsque vous aurez les chars russes au cul vous pourrez parler de grève. » La démagogie la plus ignoble n'est pas, on le voit, le monopole des staliniens. Cette histoire mérite un épilogue, qui mette en lumière l'attitude de F.0. Nous l'avons trouvé, dans un autre secteur mais à la même époque, chez Renault. La Hongrie, oui, cent fois oui, mais l'Algérie? Oh! il ne s'agit pas des maquis! Il s'agit de la grève faite par les travailleurs algériens, à Paris et en province, dans les usines, sur l'ordre de leurs organisations nationalistes pour appuyer leur cause lors du débat de l’O.N.U. sur la question algérienne. De la grève, encore est-ce beaucoup dire. Beaucoup de travailleurs algériens, soit par crainte d'être renvoyés, soit parfois par crainte d'être accusés par le F.L.N. .ou le M.N.A. de n'avoir pas fait grève, d'être des traîtres ou des jaunes, soit même parfois sur le conseil de ces organisations, se sont fait porter pâles. Le plus souvent ils ont utilisé cette méthode par manque d'ar- gent leur permettant de tenir le coup plusieurs jours. Toujours est-il qu'étant inscrits à la Sécurité Sociale ils ont touché les prestations correspondantes à leur congé maladie. La plupart d'ailleurs, faute de connaître un docteur peu tâtillon ou complaisant, s'étaient fait une quelconque blessure volontaire pour justifier leur absence. Quel est le prolétaire qui n'a pas eu recours à ce stratagème? Seulement voilà: F.O. Renault veillait, brûlait probablement de se distinguer, sur son petit terrain, dans l'ignominie. Et voilà ce que firent ceux qui crient aux égorgeurs de la Hongrie: dans un diffusé par la Section syndicale F.0. du Département 11, à la suite de trois petits articles essentiellement dirigés contre la C.G.T., trouve deux courts articles que nous reproduisons ci-dessous : tract on « Grève des Nord-Africains « Ce que nous avions prévu est arrivé. » La Direction, prenant prétexte des déclarations dont Choc (jour- nal C.G.T. de l'entreprise) fut l'exemple typique, a licencié certains travailleurs nord-africains. » Nous agissons pour que ces sanctions soient rapportées. Nous dénonçons une fois de plus l'exploitation dont sont victimes nos cama- rades nord-africains. » Congrès du Syndicat F.O. Au cours de notre congrès des 9 et 10 février, à la demande des congressistes, la motion ci-dessous fut adoptée à l'unanimité: ? (5) L'administration a bien gardé les soldats, mais elle a été obligée de les faire travailler à part, tout seuls et non en équipe avec un postier qualifié. Autant dire que leur rendement a été maigre. - 175 « Le congrès mandate la commission exécutive du syndicat pour entreprendre une campagne d'information pour la défense du projet Gazier, concernant le remboursement à 80 % des frais médicaux, » Dénonce l'attitude de certains médecins, qui ne voient que leur intérêt personnel avant l'intérêt général. » Condamne ceux qui se sont fait les complices des écumeurs de la Sécurité sociale durant la période du 28 janvier ou 4 février 1957. » ce Cette période, on le sait, c'est celle de la grève de 8 jours de « nos camarades nord-africains » et les « écumeurs de la Sécurité Sociale » ce sont ces mêmes « camarades » qui se sont fait porter pâles pour les raisons que nous avons exposées plus haut. Utiliser un tract mode l'expression littéraire proprement prolétarien qui sert à crier son indignation et demander justice pour dénoncer ces travailleurs défavorisés, exploités entre les exploités, ces époux de la sale ouvrage, en les traitant d' « écumeurs de la Sécurité Sociale », voilà ce que F.0. a été capable de faire. On ne peut que tirer un trait après cela. Post-scriptum. Depuis la rédaction de cette note, Guy Mollet est revenu des Etats-Unis, les facteurs ont de nouveau fait grève pour 24 heures... et le projet contre lequel ils luttaient a quand même été entériné par le Conseil des ministres, à quelques modifications près, de minime importance. Cette seconde grève, qui a été volontairement mini- misée par la direction des journaux (quelques journalistes honnêtes ont prévenu les syndicats qu'ils n'y étaient personnellement pour rien, les rédactions en chef s'étant chargées de cette honorable besogne elles- mêmes) a été en gros aussi suivie que la première et a même, aux dires de certains, été plus « musclée que la première. Est-ce vain? Nous ne le pensons pas. L'atmosphère à la Fonction Publique est à la combativité. Il n'y a pas de découragement et il est exclu que les choses restent en l'état. Pu. GUILLAUME. EN ESPAGNE : DE LA RESISTANCE PASSIVE A LA RESISTANCE ACTIVE Plongée dans une grave situation économique et sociale, qui a déterminé tout récemment le remaniement du Cabinet franquiste, l'Es- pagne est de nouveau à l'ordre du jour. Après les manifestations estudiantines de février 56 à Madrid, les grèves des ouvriers du Nord en avril et mai et les manifestations d'étu- diants à Barcelone en novembre dernier, le boycottage des transports publics déclenché par la population de Barcelone et repris quelques jours plus tard par les étudiants et les travailleurs madrilènes, a été un nouveau signe de l'hostilité des masses au régime, de leur désir d'en finir avec la dictature franquiste. Commencé le lundi 14 janvier, le boycottage fut marqué le deuxième jour par des manifestations devant l'Université, où des por. traits de Franco et de Primo de Rivera (le fondateur de la Phalange) brûlèrent et des bagarres avec la police eurent lieu. Le dimanche 20, alors que le mouvement se poursuivait avec un succès complet, la « grève des spectacles » débuta: cinémas et théâtres restèrent déserts, particulièrement dans les quartiers ouvriers, toute la semaine du 20 au 27. Treize jours durant, les Barcelonais parcoururent la ville à pied, matin et soir, pour se rendre au travail et pour en revenir. Alors que les soldats et les officiers eux-mêmes s'abstenaient d'utiliser les trams et les autobus, dans les faubourgs industriels des jeunes tranportaient - 176 gratuitement les ouvriers sur leur scooter ou leur moto et faisaient plusieurs voyages tôt le matin. Devant la Poste Centrale, les facteurs, chargés de lourdes sacoches, regardaient d'un oeil narquois les trams virculant å vide et se groupaient à quatre ou cinq pour prendre des taxis. Ni la mobilisation des flics et des phalangistes, chargés, avec leurs familles, d'utiliser au maximum les transports, ni l'ordre formel donné à tous les fonctionnaires d'empronter les transports publics sous peine de renvoi, ni les arrestations opérées par les autorités, ni l'énorme dé- ploiement des forces de police n'arrivèrent à briser cette magnifique protestation. En même temps, le 18 janvier, des violentes manifestations l'étu- diants avaient lieu à Séville, des trams étaient renversés, la police inter- venait et faisait usage de ses armes. Onze jours après la fin du mouvement à Barcelone, les étudiants et les ouvriers de Madrid boycottaient à leur tour, pendant 48 heures, les transports publics. Des manifestations se déroulaient à plusicurs reprises dans les rues aux cris de: « Vive la liberté ! » et « Barce- lone! » Le prétexte immédiat de ces mouvements était la hausse des tarifs des transports et, plus généralement, celle du coût de la vie. Mais per- sonne ne s'est trompé sur leur signification réelle. Le même prétexte avait été à l'origine du boycottage de 1951 à Barcelone qui, en peu de jours, avait abouti à une grève générale imposante dans la capitale catalane et dans plusieurs villes des environs, grève qui fit ensuite tâche d'huile dans tout le Nord et s'acheva par le boycottage des transports à Madrid, le 22 mai 1951. Or, comme en 51, et sans doute plus encore qu'en 51, le caractère politique du mouvement était manifeste. C'est contre le régime lui- même que la majorité de la population s'est dressée. Mais la crise du franquisme est aujourd'hui plus profonde qu'en 51. Le Ministre du Commerce Arburua avouait le 19 janvier: « La situation économique et financière est la plus mauvaise de celles que nous avons eu à affronter jusqu'ici. » Hausse accélérée des prix, rattrapant et dépassant largement les maigres augmentations de salai. res de l'année dernière, hausse du coût des matières premières impor. tées, baisse foudroyante des réserves de dollars, gonflement de la circu- lation fiduciaire, aggravation du déficit du budget dévoré par les dé- penses improductives, tel est le tableau qu'on en fait actuellement dans les milieux bourgeois. Or ces milieux bourgeois sont profondément inquiets. A leur mé. contentement de voir l'économie espagnole se développer difficilement alors que la production a considérablement augmenté dans d'autres pays, à leur déception devant l'insuffisance des crédits américains, à leur regret de ne pas avoir pu profiter de la manne du Plan Marshall, toutes choses dont ils font grief au franquisme, vient s'ajouter main. tenant l'appréhension de l'avenir. Où irons-nous si nous ne nous débar- rassons pas de ce monstrueux appareil bureaucratique qui ronge le budget? de ces démagogues phalangistes qui nous imposent des char- ges sociales « écrasantes » pour essayer de se rendre populaires de ces organismes étatiques qui empiètent dans notre domaine industriel et commercial, nous font une concurrence déloyale et nous soumettent à des règlements stupides et iniques? et où aboutira le mécontentement des ouvriers? que se passera-t-il le jour où il y aura « du nouveau »? Mais, justement, ne serait-ce pas imprudent de vouloir changer quel. que chose ! Ainsi se lamente le bourgeois espagnol, écartelé entre son mécontentement et sa peur. Ce n'est pas nouveau et cela dure depuis des années. Jusqu'à présent c'était la peur de la classe ouvrière, du prolétariat agricole, qui le dominait. Il n'avait pas oublié les sombres années où, dépossédé de son usine, il se cachait comme un rat. Franco et la Phalange étaient des bons gendarmes, pas des bourgeois intelli- gents, hélas, mais des bons policiers. A présent il doute même de cela. Ne vaudrait-il pas mieux lâcher du lest ? Et le bourgeois espagnol com- mence à devenir a opposant », « monarchiste », voire « libéral ». 177 Mais ce que le simple fabricant de chaussettes catalan aperçoit maintenant, les spécialistes de l'économie et de la politique le savent déjà depuis un bout de temps. L'Eglise et l'Armée également qui cher chent à briser la résistance de la bureaucratie phalangiste et à créer une transition pacifique à un nouveau système politique qui succéderait au franquisme. Pour l'Eglise et pour l'Armée, comme pour les grands propriétaires, terriens et la bourgeoisie, l'essentiel est d'éviter toute reprise de la lutte ouvrière et paysanne, de sortir de l'impasse actuelle sans rien changer à la structure sociale du pays. Cela explique à la fois l'agitation « monarchiste », les menaces de l'Armée exigeant l'évic- tion de la Phalange, les contacts pris par des généraux et des hommes politiques avec certaines organisations de l'émigration (socialistes, anar- cho-syndicalistes « droitiers », staliniens) et les garanties exigées par eux de ces organisations (abolition de la législation sociale franquiste « trop bureaucratique », pas de grèves pendant un long délai, etc.). Cela explique encore que des groupes gravitant dans l'orbite monar- cho-catholique s'efforcent depuis un certain temps de se créer une cer- taine audience populaire qui pourrait leur permettre de contrôler une intervention généralisée des travailleurs dans la crise actuelle. Ces tendances, qui n'ont pas hésité à participer en avril dernier aux grèves du pays basque, sont réapparues dans le boycottage de Bar- celone, comme semblent le prouver quelques-uns des nombreux tracts qui ont circulé dans la ville à cette occasion. En effet, les revendica- tions qu'on y trouve constituent une sorte de panachage des sujets de mécontentement de toutes les couches de la population. « Ouvrier dit l'un des tracts tu n'as ni pétrole ni gaz pour faire la cuisine. Patron: tu n'as pas de gasoil pour ton industrie. Démontre ton mécon- tentement en t'abstenant de monter dans les trams ». « Contre la corrup- tion qui règne dans les hautes sphères du Gouvernement dit un autre. Contre l'inflation provoquée par la dictature. Contre le désordre éco- nomique actuel. Pour un salaire plus juste et rémunérateur. Pour la défense des libertés humaines reconnues par les Nations Unies et par l'Eglise Catholique », alors qu'un troisième invite à une journée de prière: « Dans les églises et les foyers, nous devons prier pour que Dieu protège notre peuple et nous donne des forces pour continuer la lutte, sans violence, pour la liberté, la vérité et la justice », et qu'un quatrième se termine par ce cri: « Vive la concorde nationale! » Il est vrai que ces tracts ne prouvent pas grand'chose par eux- mêmes, car n'importe quel petit groupe peut prendre des initiatives de ce genre. Mais ce ne sont pas des faits isolés. Si l'on peut douter de l'influence ou de la représentativité de la « Junte Patriotique d'Action Citoyenne » qui a signé certaines des feuilles mises en circulation, le pouvoir des « Juntes Militaires de Défense », formées par des officiers de l'Armée, est incontestable. Dans leur dernier manifeste (1) adressé à Messieurs les Généraux, Chefs et Officiers des Armées de Terre, Mer et Air, c'est presque uu ultimatum qu'elles adressent à Franco et à la Phalange: « Les circonstances obligèrent il y a vingt ans les Forces Armées espagnoles à intervenir pour arrêter le processus d'anarchie et de décomposition de la nation. Maintenant, au moment où s'achève le cycle d'une génération, il est à craindre que les événements n'obli- gent à nouveau la Communauté Militaire à prendre une attitude déci- dée, de caractère préventif, pour défendre la Patrie menacée ». Et le document, qui compare la Phalange au parti communiste et son Conseil National au Présidium de l’U.R.S.S., accuse les phalangistes de mettre en danger la paix et l'unité de la nation, d'être responsables de l'aban- don du Maroc (!!), d'exercer un monopole des affaires politiques et de mener le pays à sa perte. De leur côté, les phalangistes répondent par une surenchère de démagogie. S'en prenant aux vieux politiciens tricheurs, à la monarchie (1) Reproduit par « La Batalla », organe du P.O.U.M. en France, n° 132, 23 février 57. 178 . de triste mémoire, aux égoïstes qui ne regardent que leur compte en banque, ils en arrivent à préconiser la réforme agraire et la nationali- sation des industries! De même Mussolini, en pleine dégringolade du fascisme, s'en prenait aux bourgeois et proclamait la « République Sociale » de Salo! Mais la Phalange est de plus en plus isolée et l'on sent monter la pression dans tout le pays. Aussi dans leurs publications semi-clan- destines, les monarcho-catholiques insistent non seulement sur l'urgence d'une solution aux problèmes posés mais sur le fait qu'elle doit être « l'oeuvre des classes dirigeantes, si l'on veut éviter une explosion popu- laire « comme celle de Hongrie ». Pourtant, ces classes dirigeantes sont divisées et encore hésitantes. Trop faible économiquement pour avoir un poids décisif, la bourgeoisie industrielle et de tout temps été trop liée à la grande propriété ter- rienne et à l'Eglise pour définir aujourd'hui une politique propre et l'imposer. Elle s'est acoquinée pendant des années avec la bureau- cratie phalangiste, avec les catholiques les plus réactionnaires, avec les policiers et les militaires. Il ne lui est pas facile à l'heure actuelle de prendre les initiatives politiques nécessaires et, en fait, elle les abandonne à l'Armée. Le régime s'effrite mais résiste, le temps presse, mais il n'est pas encore question de le pousser. Le récent changement de Gouvernement opéré par Franco, qui est une tentative de compromis, de neutrali- sation des différentes tendances et, en particulier, de la fraction la plus remuante de cette Armée, pourrait d'ailleurs accentuer l'hésitation des milieux dirigeants et leur faire repousser encore à plus tard la délicate et douloureuse opération politique que les circonstances sembleraient pourtant oxiger. Car la peur est plus forte que la nécessité. Elle n'est pas sans raisons. Dans les universités, une partie de la jeunesse étudiante manifeste son dégoût du régime, met en cause les principes sacrés et la vis- queuse philosophie officielle, cherche parfois à savoir ce qu'est ce socia- lisme tant honni... Dans les villes et les villages, ouvriers et paysans pauvies restent farouchement opposés non seulement au franquisme mais à leurs exploi- teurs directs: les patrons et les grands propriétaires de terres. Décimée par la guerre civile et la répression, découragée par la défaite, immobilisée par le carcan de l'Etat policier, la classe ouvrière est restée longtemps passive. Des jeunes générations entraient dans les usines, elles ignoraient tout de la lutte ouvrière. Les hommes qui ont 30 ans aujourd'hui en avaient 9 en 1936, les jeures de 20 ans n'étaient pas encore nés. Pourtant, dès 1947, la lutte reprenait: le 1" mai, des grèves revendicatives éclataient dans la région industrielle du pays basque et se prolongeaient plusieurs jours par solidarité avec les ouvriers arrêtés par la police. C'était ensuite les événements de 1951: à la grève générale de mars à Barcelone, faisait suite, jusqu'à mai, une série de grèves générales dans tout le Nord, pendant lesquelles, de nouveau, les ouvriers refusaient de reprendre le travail par solidarité avec leurs camarades emprisonnés. Le régime fit quelques concessions, sur le terrain des salaires no- tamment. Mais, en dépit de la démagogie « sociale » phalangiste, il ne voulait ni ne pouvait améliorer substantiellement le niveau de vie des masses. Confondant la politique avec les discours, la force avec la gran- diloquence, les réalisations avec les projets et l'Espagne avec inêmes, les dirigeants de l'Etat se révélèrent de surcroît absolument incapables d'assurer un fonctionnement cohérent de la vie économique. A l'heure actuelle, placées face à une situation particulièrement périlleuse, les classes dirigeantes, dans la crainte d'une explosion qui embraserait tout le pays, s'orientent peu à peu vers une solution de type monarchiste qui, tout en conservant intactes les structures tradi- tionnelles, adopterait une politique économique plus libérale et offrirait en pâture à la population travailleuse quelques vagues réformes démo- cratiques. eux 179 Cependant, il semble bien que la majorité des travailleursr ne se trompe pas sur le sens de cette maneuvre et que les groupements mo- narchistes et catholiques qui en sont les plus ardents' promoteurs ne leur inspirent la moindre confiance. Doit-on voir dans cette méfiance une des raisons de l'échec de la grève générale de 48 heures proposée par certains de ces groupes au cours du récent mouvement de Barcelone? Il serait risqué de l'affirmer, car il est certain que l'énorme dispositif policier mis en place devant les usines pour empêcher la grève, ainsi que la crainte du renvoi (2) ont sensiblement pesé sur l'attitude des ouvriers. D'autre part, il n'est pas prouvé que le mot d'ordre de grève ait été lancé par les responsables de l'opposition monarcho-catholique, car l'intervention des masses tra- vailleuses n'est nullement souhaitée par eux. Ce qu'il y a de certain en tous cas c'est que la faiblesse des orga- nisations clandestines à base ouvrière constitue actuellement, dans un sens, un facteur profondément négatif. Or, cette faiblesse n'est pas seulement due à la rigueur de la ré- pression, mais aussi à la politique « attentiste » et de compromis avec 1'« opposition » monarcho-catholique des dirigeants socialistes et anar- cho-syndicalistes droitiers (3) qui, négligeant les possibilités réelles d'or. ganisation et de lutte, se placent en fait à la remorque des intellectuels libéraux, des généraux et des évêques. 1 (2) Décret du 26 décembre 1956 sur la procédure de renvoi: « Ce décret, accordé aux chefs d'entreprises pour « compenser » l'augmen- tation de leurs charges sociales, les autorise à congédier leurs ouvriers dans de nombreux cas sans avoir à en référer préalablement à la magis- trature, comme le prévoyait auparavant la loi sur les contrats de tra- vail, et pourrait en effet aisément servir à briser toute menace de grève, même perlée ». Le Monde, 30-1-57. (3) Quant aux staliniens, qui n'auraient pu obtenir de Don Juan, le prétendant au trône, que la promesse d'une « tolérance » mais non d'une complète légalité, ils n'en prônent pas moins la « réconciliation nationale et les a solutions pacifiques »... avec les monarchistes et le patronat. Dans une déclaration publiée en juillet dernier pour commé. morer le XXe anniversaire du 19 juillet 1936, le Parti Communiste Espagnol écrit: « Le Parti Communiste Espagnol déclare solennellement qu'il est disposé à contribuer sans aucune réserve à la réconciliation nationale des Espagnols, à en finir avec la division provoquée par la guerre civile et maintenue par le général Franco... Le Parti Communiste appelle tous les Espagnols, des monarchistes, démo-chrétiens et libéraux aux républicains, nationalistes catalans, basques et galiciens, cénétistes et socialistes, à proclamer comme objectif commun à tous la réconcilia- tion nationale ». La neutralité a été également dans le passé la politique de l'Eg. pagne. Pendant la deuxième guerre mondiale, Franco n'a pas pu l'igno- rer complètement même s'il l'a compromise par une non-belligé- rance active. Dans les milieux industriels, commerciaux et agricoles de notre pays, de même que parmi les travailleurs et les intellectuels, on comprend mieux chaque jour les dommages que cause à l'économie espagnole le fait que l'Espagne soit le seul pays d'Europe à ne pas avoir des relations commerciales directes avec les pays du monde socialiste ». » Le fait que l'U.R.S.S. soit prête à admettre l’Espagne dans un pacte européen de sécurité collective, ainsi que son vote favorable à l'entrée de l'Espagne à l'O.N.U., démontre, en même temps que le caractère mensonger de la propagande franquiste, que le pays du socia- lisme est animé des meilleurs sentiments d'amitié et de collaboration vis-à-vis de l'Espagne o. » La « troisième force » monarchiste est sans doute celle qui se trouve le plus à droite. Dans la pratique, elle est l'expression de la 180 A chaque but, ses propres moyens. Compromis et manoeuvres sont peut-être les moyens propres à instaurer une monarchie ou une dio- tature militaire « de transition », destinées à sauvegarder l'ordre social capitaliste. Ils ne peuvent pas être ceux des ouvriers et des paysans dont le seul espoir réside dans le bouleversement de cet ordre social. Or, la crise actuelle n'est au fond qu'une nouvelle étape de la longue lutte qui oppose depuis un demi-siècle les ouvriers et les paysans espagnols à des exploiteurs particulièrement féroces, ignorants et corrompus. Il est probable que, cette fois-ci, ni Franco ni une éventuelle mo- narchie n'arriveront à empêcher la résistance active des exploités de se transformer en intervention ouverte. R. MAILLE. LA REVOLTE DE STOCKHOLM Lorsque F.-R. Bastide écrivait: « Il n'y a pas de Suédois intelli- gent qui, dès qu'on le connaît un peu, ne jette son masque d'homme heureux, pour montrer un visage d'homme révolté », (1) il savait qu'il ne serait pas beaucoup cru. Il s'appuyait sur quelques faits : « Certains soirs, Stureplan, qui est notre Rond-Point des Champs-Elysées... s'emplit d'un lent mouvement onduleux de gens qui se veulent inquiétants... Ces oisifs se rassemblent, s'agglutinent comme des pingoins, se lassent, grondent, s'injurient les dents serrées, se bourrent de coups fourrés, sans un cri... Soudain, il font basculer une voiture ou deux... les agents de police interviennent alors dignement, remettent les voitures sur leurs roues, arrêtent un ou deux marins... Un homme, il y a deux ans, s'est trouvé dans cette foule... a été arrêté, questionné: « Je suis venu da Nord pour voir cela »; il avait fait 1.200 kilomètres pour « voir cela ... on l'a mis en prison pour deux mois sous l'inculpation de vagabon- dage ». (2) F.-R. Bastide précisait que ces faits étaient vrais. Et, brus- quement, la « grande presse » confirmait: le soir du 31 décembre, 5.000 jeunes gens avaient envahi Kungsgatan (l'artère principale de Stockholm) et plusieurs heures durant, avaient « tenu la rue », « molestant les passants, renversant les voitures, brisant les vitrines et tentant finale ment d'ériger des barricades... D'autres renversaient les pierres tumbales qui entourent l'église voisine et jetaient du haut du pont qui eujambe Kungsgatan des sacs de papier pleins d'essence enflammée. » La police dut charger plusieurs fois sabre au clair; il y eut des luttes corps à pensée catholique et monarchiste traditionnelle. Entre ses conceptions et celles du Parti Communiste, par exemple, il y a des différences énormes. Néanmoins, la participation des uns et des autres, avec nos points de vue différents et opposés, à un régime parlementaire est parfaitement possible ». » L'idéologie de la démocratie chrétienne est opposé à celle du communisme. Mais dans les articles publiés par Monseigneur Zacarias de Vizcarra dans « Ecclesia » et dans quelques attitudes d'autorités ou de personnalités catholiques il y a un ton conciliant, civil, lorsqu'elles se réfèrent au Parti Communiste... ». » Les communistes sont prêts à établir les accords, pactes, alliances et compromis nécessaires pour obtenir la satisfaction de revendications partielles, politiques ou économiques, de sens démocratique, dans tel ou tel secteur de la vie nationale, même avec des forces qui ne se posent pas encore le problème de lutter pour l'abolition de la dictature... ». Parmi les revendications' » avancées par les dirigeants staliniens, figure la « démocratisation » des syndicats phalangistes. (1) La Suède (Le Seuil), p. 122. (2) Id., p. 143. 181 corps; plusieurs policiers furent transportés à l'hôpital. « C'egt la manifestation la plus grave qui se soit jamais déroulée dans la capitale. » déclara le Préfet de police de Stockholm. (3) Il faut préciser: 1°) Cette manifestation n'était dirigée contre personne; elle ne visait à soutenir aucune revendication (« des rebelles sans cause »). 2°) Il ne s'agissait pas d'un joyeux canular. Eva Freden écrit: « Les visages de ces adolescents sont fermés et mauvais. Ils ne s'amusent pas... ce qu'il y a de plus impressionnant dans leur foule, c'est leur silence . 3º) Les manifestants, fils d'ouvriers et d'employés, sont eux-mêmes des salariés (commis de magasin ou apprentis). Ils reçoivent le salaire d'un ouvrier qualifié de chez nous; pour peu qu'ils suivent un cours du soir (il y a, en Suède, 530 écoles professionnelles et près de 50.000 eercles d'études) ils peuvent être, à 18 ans, des techniciens qui gagnent de 70.000 à 100.000 francs par mois. La plupart continuent d'habiter chez leurs parents. Ces jeunes ont déjà leur place dans la société et pourtant, en 1955, ils ont doublé leur record de vols de voitures (3.355) et de vélomoteurs (3.521). Chaque homme avait droit à 2 litres d'alcool par mois (un veuf à trois litres) les femmes à un litre par tri- mestre. Maintenant l'alcool est libre et la consommation a augmenté de 210 %. Les parents n'interviennent pas dans le choix de l'époux, la dot n'existe pas. On sait d'autre part les « facilités » qui sont offertes aux jeunes en ce qui concerne les rapports sexuels avant le mariage. Une fille de 14 ans peut rentrer chez elle à l'aube sans que personne ne s'émeuve. Danielle Hunebelle (4) précise que « cela se fait à la sauvette au domicile des parents, ou chez un ami, ou dans les parcs, l'été, autour de Stockholm, ou dans l'île où l'on se rend en bateau à voile: parfois les parents sont priés de n'avoir pas à rentrer chez eux avant le lendemain matin. » Certes, cette liberté serait une triste « ruse de la nature » et engendrerait l'asservissement, à tout le moins, des femmes ; mais la loi, depuis 1935, autorise la vente des produits anticonception- nels, depuis 1947, l'avortement médico-social (6.000 avortements légaux par an) et, depuis 1955, l'enseignement sexuel est obligatoire dans les écoles. Une ligue pour l'éducation sexuelle (170.000 membres) complète l'enseignement officiel par la radio, par les journaux; la vente des produits anti-conceptionnels est obligatoire dans les pharmacies. Cepen- dant les mauvaises élèves ne sont pas punies: les filles-mères ne sont Pobjet d'aucun mépris; l'employeur n'a pas le droit de les débau- cher; au collège, elles ont droit à un congé de grossesse; si le père est mineur, l'Etat subvient aux besoins du nouveau-né, sinon on voit jusq'à cinq pères présomptifs se cotiser pour entretenir le même enfant jusqu'à l'âge de 16 ans. Il y a, en Suède, 27.000 filles-inères. Les vieux disent: « ils possèdent tout au commencement de la vie! » Dans ses Notes scandinaves, E. Mounier se demandait : « En supprimant la misère, l'homme supprime les maladies de la misère; y a-t-il des maladies du bonheur? » (5) Même dépouillée de formulation pathétique la question demeure: comment expliquer ces mouvements sporadiques, cette manifestation monstre du 31 décembre ? En Suède, la forêt occupe 55 % du territoire; dans certains en- droits, il fait nuit 8 mois sur 12. Dans un texte célèbre, (6) Alain semble s'amuser à expliquer par le sommeil les institutions humaines: la faim (comme le rut) dispersait les hommes, le soir la peur les rassemblait; « les uns montaient la garde pendant que les autres dormaient »; le matin, ils se sentaient anarchistes et partaient à la chasse; la nuit venue, ! (3) Eva Freden dans Le Monde du 5 janvier (4) Dans Réalités (février 1957). (5) Dans Esprit (février 1950). (6) Propos d'Alain, t. I, p. 60-61. 182 - 31 ils sentaient la fatigue et la peur et « ils aimaient les lois ». Mais le sommeil est père des songes aussi et nous donne accès à l'autre monde. Le soldat écarte les fauves et le prêtre les revenants; armée ct reli- gion: « ô nuit, reine des villes ! » Même si cette « explication » pouvait être prise au sérieux, il fau- drait noter que, en Suède, les prêtres ne sont plus les témoins du mys- tère et qu'une nouvelle angoisse naît des lois. Les prêtres, fonctionnaires de l'Etat, enregistrent les naissances et les décès ; ils délivrent les passeports. Après une réunion de théologiens et d'évêques auxquels l'Etat avait demandé de rassurer les fidèles, un grand journal de Stockholm pouvait titrer en première page: « L'enfer n'existe pas ». (7) Sur l'écran, à l'entr'acte, on a pu lire, entre autres, cette réclame: « Si vous avez besoin de vous détendre allez passer un moment à l'église Jacob » (8). Les Suédois « pratiquent » leur religion, ils ne « croient plus. La plupart des « réformes » qui constituent le programme reven. dicatif des divers partis soi-disant socialistes dans le monde sont réali- sées en Suède. Un rapport du Centre national du commerce extérieur signalait, dès 1940, que la différence de revenu entre les classes sociales était faible. Gustav Moller, ministre des Affaires sociales de 1924 à 1926 et 1932 à 1951, a rappelé, dans un article écrit pour une revue fran- çaise (9) que la journée de travail est réduite à 8 heures non seulement dans l'industrie et dans l'artisanat mais aussi dans l'agriculture, l'hôtel. lerie, le commerce et la navigation. Certes, il y a probablement une marge des principes à l'application. Il faut pourtant constater que les écarts de salaire, peu importants, sont encore diminués par l'impôt progressif: dans une mine, près d’Angelholm, un ouvrier a demandé la permission de ne pas travailler durant la dernière semaine du mois ; il avait calculé que ce travail le faisait passer dans une ratégorie fiscale supérieure et que, déduction faite de l'impôt, cette semaine ne lui rap- portait que 380 francs. (10) Pourquoi, d'autre part, accumuler des réserves ? I. y a des assurances contre les accidents, contre le chômage (un rapport de l'O.E.C.E. de 1954 constate que le plein empoi est devenu « chose normale en Suède ») contre les maladies, la maternité, les enfants (allocations, repas scolaires, livres gratuits), contre la vieil- lesse, contre la fatigue (une ménagère fatiguée peut obtenir des vacan- ces: voyage et séjour gratuits). Des associations veillent à ce que tout reste dans l'ordre, jusqu'à la qualité de l'unique marque de sauce-to- mate. Mais si, à l'origine, ces organisations étaient offensives et avaient pour but de lutter contre d'autres groupes ou contre l'Etat, elles sont devenues peu à peu partie intégrante de l'Administration de l'Etat, comme le remarquait, dans une conférence prononcée à l'Institut d'Etudes politiques, à Paris, en 1952, Gunnar Hechscher, recteur de l'Institut d'Etudes sociales de Stockholm. On en arrive à « une société sans concours, une société où on a peur de la concurrence et où on pré- fère s'arranger comme tout le monde » (11). Le programme est réa- lisé »; le réformisme est à bout de souffle, ou plutôt à bout d'imagina- tion; si bien qu'un délégué syndical à qui l'on demandait si l'ouvrier n'avait plus rien à désirer, répondit: « Si, une deuxième salle de bains » (12) Une troisième, une quatrième, le processus kafkaen de l'angoisse est déclanché. Que reste-t-il dès lors à faire de ce monde plat? Les relations humaines perdent tout embigüité; si un jeune homme prend rendez- vous avec une jolie fille « pour faire du bateau à voile », il s'agit vraiment de bateau à voile et non d'autre chose. S'il s'agit d'autre chose, (7) F.-R. Bastide, La Suède, p. 124. (8) D. Hunebelle dans Réalités (février 1957). (9) L'Age nouveau, avril-mai 1953. (10) F.-R. Bastide, La Suède, p. 121. (11) L'Age nouveau, avril-mai 1953, p. 29. (12) F.-R. Bastide, id., 116. 183 on le dit. L'amour est une hygiène et une technique; on n'en abuse pas, le plus souvent c'est l'alcool qui « y fait penser ». La religion a perdu son mystère, l'amour sa poésie, la vie son risque et voici que le monde que l'on a façonné selon ses désirs désormais n'est plus désiré. La révolte « surréaliste » éclate; il n'y a pas d'autre monde ailleurs et ce monde nous étrangle. Le directeur de l'Institut suédois pour les relations culturelles, à Paris, C.-G. Bjurström, parlant des « influences étrangères » cite que huit Picasso, Klee, Bartok, Schönberg, Elliot, Breton, Faulkner, Kafka. (13) Gunnar Ekelof traduisit, en 1935, les surréalistes français en collaboration avec Greta Knudson, alors mariée à Tristan Tzara. Artur Lundkvist intro- duisit Miller, Lorca, Loutréamont. J.-C. Lambert, auquel ces renseigne- ments sont empruntés, (14) cite ce poème de Pär Lagerkvist, prix Nobel. auteur notamment de Barabbas: ne noms : a L'angoisse est mon héritage ...vers la voûte atrophiée du ciel A tâtons je fais le tour de cette chambre obscure J'écorche jusqu'au sang mes mains levées. » Nul ne prétend, certes, que les 5.000 révoltés de Stockholm avaient lu Breton et voulaient manifester leur refus de s'adapter, comme il dit, « aux conditions dérisoires ici-bas de toute existence ». C'est pourtant la même révolte, la même insatisfaction, la même incapacité de s'intégrer à une vie sociale qui a perdu toute signification, qui s'expriment dans les écrits des littérateurs et dans la « fureur de vivre » - ou fureur de détruire des adolescents. A sa jeunesse comme à la jeunesse des classes moyennes la société américaine la société suédoise n'est plus capable de proposer aucune tâche, aucun domaine dans lequel elle pourrait librement déployer son activité pour atteindre des objectifs qui l'engagent pleinement. La société leur refuse tout avenir vériiable; dans le présent insipide de leurs aînés, ils peuvent déjà contempler ce que la vie leur réserve. Pendant longtemps, les marxistes ont critiqué le réformisme comme incapable de « réformer » vraiment quoi que ce soit. Et il reste vrai que, neuf fois sur dix, le « réformisme » n'est rien d'autre que la gérance loyale des intérêts capitalistes par des soi-disant « socialistes ». -Mais le vice le plus profond du réformisme ce n'est pas dans sa mysti- fication qu'il faut le chercher, c'est dans sa vérité. L'exemple suédois montre l'échec d'un réformisme véritable, qui peut augmenter les sa- laires ou réaliser le plein emploi mais reste incapable de donner un sens à la vie des mmes, de les faire participer à la société. On est bien loin de cet univers nouveau que Marx réclamait, de ce monde qui serait la création de la spontanéité humaine et l'expression de la liberté totale de l'homme. L'homme n'est pas seulement un consommateur; lo socialisme n'est pas la simple élévation du niveau de vie matériel. Le « socialisme » suédois offre l'image peut-être la plus effrayante de la bureaucratisation d'une société, où sans camps de concentration ni con- trainte de la faim, chacun est quand même maintenu dans un cadre de vie sociale qui n'a pas pour lui de sens et sur laquelle il ne peut rien. C'est ce cadre que la jeunesse suédoise désespérée essaie de briser par des manifestations qui traduisent, à leur façon, la crise profonde d'un ordre social devenu étranger aux hommes qui devraient le faire vivre. Yvon BOURDET. (13) L’Age nouveau, p. 4. (14) p. 83. - 184 EN ITALIE LA GAUCHE OUVRIERE REVOLUTIONNAIRE S'ORGANISE Le 16 décembre de l'année dernière s'est tenu à Milan le premier meeting de la gauche ouvrière révolutionnaire. Ce meeting a été orgæ nisé par quatre groupements : le groupe d' « Action Communistoj (oppositionnels de gauche au sein du P.C.I.), la Fédération conmu- niste libertaire, le Parti communiste internationaliste (Onorato Damen) et les groupes communistes révolutionnaires (trotskystes). Dans l'article qui suit je donnerai an compte rendu de ce meeting, où pour la pre- mière fois depuis les grèves de solidarité avec la république des Soviets, au lendemain de la révolution russe, des anarchistes et des commu- nistes se sont retrouvés côte à côte. Toute la matinée du 16 a été occupée par les discours des repré- sentants des quatre organisaticas. Onorato Damen, ancien dirigeant du Parti Communiste Italien, expulsé pour « gauchisme » avant la dernière guerre, a dit (en résumé): « Après conclusion du VIII Congrès du P.C.I. qui sous la direo tion de Togliatti a été la continuation d'une politique dont le but est de désorienter et de tromper les masses italiennes, nous apportons la première réponse objective à cette situation. Nous sommes la première manifestation sur la ligne historique de la continuité avec le passé, et nous entendons l'exprimer sur le plan de l'organisation politique, pour qu'il existe un centre qui polarise vers des objectifs révolutionnaires les forces qui au fur et à mesure se détacheront du parti de Togliatti. » Si nous vivons aujourd'hui dans un climat de tragédie politique c'est parce que émergent toutes les contradictions, les conséquences de tous les opportunismes idéologiques du P.C.I. Nous ne voulons pas faire un procès au P.C., nous voulons parler aux masses qui sont encore en- fermées dans le P.C. et qui par leur silence et par leur résignation ont permis que se perpétue une politique absolument étrangère à la lutte de classe intérieure et internationale. » Nos quatre groupements ne sont pas déterminants dans la sitas- tion actuelle, sur le plan de la force de masse, mais nous sommes et nous voulons être déterminants du point de vue de l'élaboration des instruments de la lutte de classe. Nous devons grouper les forces en vue de la constitution d'un parti de classe. Ce parti devra être l'expres sion physique du retour offensif de la classe ouvrière italienne. » Masini, de la fédération communiste libertaire, de son côté, s'est exprimé en ces termes : « Si nos quatre organisations sont réunies ici, c'est surtout parce qu'elles portent sur la politique ouvrière en Italie, de 1943 a aujourd'hui, un jugement critique identique. » En 1943 la bourgeoisie était à terre. Nous avions détruit l'instru- ment dont la bourgeoisie s'était servie pour opprimer les travailleurs italiens. Nous avions l'Etat, l'appareil de l'Etat, la bureaucratie, la magistrature, l'armée en morceaux devant nous. Et au milieu de cette décomposition des instruments de la puissance de la bourgeoisie, nous avions les formations de partisans, les organisations syndicales et ou- vrières animées d'un esprit nouveau. Aujourd'hui la situation est celle que Ferdinando Santti, secrétaire de la C.G.I.L., analyse dans les termes suivants: « Il est superflu de rappeler combien dans ces der- nières années le patronat italien s'est renforcé. La production et les profits sont en hausse constante. La Fiat, la Montecatini, Litalcementi, etc... font la pluie et le beau temps. Ils produisent ce qu'ils veulent au prix qu'ils veulent. Par contre, jamais comme ces dernières années les conditions de travail n'ont été aussi dures. Il y a un nombre fixe de deux millions de chômeurs. Les salaires moyens sont misérables, les heures de travail atteignent souvent les 60 heures par semaine; la discipline dans les usines est extrêmement dure; en quelques années les accidents du travail ont doublé. 185 - » Aujourd'hui nous avons un proletariat privé surtout de son parti. Le parti socialiste après tant d'années de chemin parcouru tourne le dos au P.C.I. La bourgeoisie italienne se propose de l'attacher à son propre chariot; avec l'unification socialiste on a essayé de porter la scission parmi les travailleurs italiens. » Nous sommes réunis ici surtout pour offrir aux travailleurs italiens une reprise organisée de la lutte de classe. Les conditions pour le faire existent. Et aux militants communistes qui retournent battus d'un congrès (celui du P.C.I.) qui a trahi leur attente, nous pouvons dire: rien n'est perdu s'il existe des organisations qui n'ont jamais abandonné l'idéal communiste et qui peuvent être la base de la reprise révolutionnaire. » Livio Maitan, pour les groupes communistes révolutionnaires (trotskystes) a réaffirmé la validité des thèses leninistes sur la prise du pouvoir, telles qu'elles sont enoncées dans l'Etat et la Révolution ». Je n'insiste pas, puisque ces thèses sont très connues. Pour Action communiste, c'est le vieux leader communiste Bruno Fortichiari qui a parlé. Fortichiari est un ancien dirigeant de l'époque du Congrès de Livourne et de la fondation du P.C.I. Mais contraire- ment à Damen, Fortichiari est toujours resté en contact avec le P.C.I. Il y a deux ans Fortichiari est sorti de sa retraite politique pour pren. dre la tête d'un mouvement oppositionnel de gauche au sein du parti et du journal de ce groupe: Action communiste. Les oppositionnels d'Action communiste étaient pour la plupart des militants qui s'étaient formés durant la guerre partisane, qui n'avaient accepté le soutien de la république bourgeoise et le renvoi à l'infini de la révo- lution sociale que pour des raisons de tactique, et qui brusquement s'étaient aperçus que de renvoi en renvoi d'une reprise de l'action révolutionnaire, le P.C.I. avait cessé d'être un parti révolutionnaire. Aujourd'hui Fortichiari et beaucoup d'autres d’Action communiste sont officiellement sortis du P.C.I., mais la grande masse des sympathi- sants du mouvement est encore au sein du parti. Les positions d'Action communiste sont très nettes en ce qui concerne la politique du P.C.I.: selon Action communiste le P.C.I. a abandonné la classe ouvrière au réformisme, et s'est totalement désintéressé des ouvriers agricoles, sous prétexte que le mot d'ordre: « la terre à ceux qui la travaillent » léserait les intérêts de la petite bourgeoisie rurale « progressiste ». Action communiste insiste beaucoup sur la nécessité d'organiser les tra- vailleurs agricoles, sur la nécessité d'utiliser le potentiel révolutionnaire qui existe dans les campagnes. Sur d'autres points les positions d’Action communiste sont impré- eises, et évoluent très rapidement. Par exemple Action communiste a consacré des pages entières de son journal (qui paraît deux fois par mois) à la défense d'André Marty (et des brigades internationales en Espagne). Des passages du rapport Krouchtchev où il est encore ques- tion de la voie révolutionnaire ont été montés en épingle. Action com- muniste semble abandonner l'évolution idéologique à la pression des faits et se consacrer presqu'exclusivement au travail d'organisation. Le meeting de la matinée du 16 a été suivi par une discussion qui a duré toute l'après-midi. Cinq cents militants environ ont participé à cette discussion. (Le meeting du matin avait été suivi par environ inille personnes, ouvriers pour le plus grand nombre). Au cours de cette dis- cussion au moins une divergence fondamentale est apparue, dans la façon de juger l'Union soviétique. Pour les trotskystes, évidemment, l'Union soviétique n'est qu'un Etat ouvrier dégénéré. Par conséquent on ne peut pas avoir envers l'Union soviétique la même attitude qu'envers les U.S.A. par exemple. Certains oppositionnels de gauche du P.C.I. (sym- pathisants d’Action communiste), surtout les intellectuels ont partagé I'attitude trotskyste. Mais plusieurs ouvriers du P.C.I. ont défendu, avec les communistes libertaires et les internationalistes de Damen, la thèse que l’U.R.S.S. est un capitalisme d'Etat. 186 La discussion s'est terminée par le vote des deux motions suivantes : « 1° Le premier meeting de la gauche communiste se déclare solidaire avec le proletariat hongrois qui s'est battu et se bat pour la défense de ses droits de classe; voit et salue dans la création de Conseils ouvriers l'organe du pouvoir de classe. 2° Le premier meeting de la gauche communiste: réaffirmant le devoir des organisations et de tous les militants représentés de travailler pour la reconstitution du parti de classe sur la base d'une unité de pro- gramme et d'organisation, considérant l'exigence de réaliser dès maintenant et dans la perspec- tive de l'unification organique, la plus étroite unité d'action entre les organisations représentées, décide de constituer un Comité d'Action de la Gauche Communiste, formé par les représentants des organisations soussignées avec la tâche a) de promouvoir, à travers la confrontation des positions respectives, le travail d'élaboration d'une plateforme idéologique unitaire, b) de favoriser l'entente et la collaboration sur le plan local, des orga- nisations adhérentes à la gauche communiste. Signé: la Gauche Communiste. » DIESBACH. JOURNEES D'ETUDES ANTICOLONIALISTES A FRONTIGNAN Le Cercle Spartacus de Montpellier se propose de réunir pendant les vacances de Pâques des camarades français et étrangers de différentes tendances politiques, de différentes races pour étudier et discuter en toute liberté le problème du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes afin de rechercher les conditions économiques, politiques et sociales de l'indépendance coloniale. Les orateurs qui présenteront les différents problèmes seront pour la plupart originaires des différents pays colonisés ; ils seront chargés de préparer la discussion qui suivra les exposés. Le dernier jour, les participants, après avoir étudié les différentes aspirations nationales feront une synthèse des résolutions adoptées les jours précédents et mettront au point une motion avec pour objectif de promouvoir l'émancipation politique, sociale et économique des peuples colonisés. Mardi 23 avril: Afrique du Nord, Madagascar, Sahara. Mercredi 24 avril: Afrique Noire, Kenya, Congo belge, Indochine. Jeudi 25 avril: Le Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et le bloc occidental. Le Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et le bloc oriental. Vendredi 26 avril: Mise au point - Résolution. Un emploi du temps précis sera remis à tous les participants. 187 - Hébergement à Frontignan les 23, 24, 25 et 26 avril. Colonie de vacances les Mouettes, au bord de la mer. Repas et coucher sur place à la colonie pour la somme de 700 fr. par jour. Possibilité de camping. Pensions à proximité. Le Cercle Spartacus accepte toutes suggestions et demande à ceux qui désirent participer à ces journées d'études d'écrire avant le 15 avril au secrétaire du Cercle Spartacus, M. LAMBERT, 14, boulevard du Jeu de-Paume, Montpellier. « Socialisme ou Barbarie » a déjà publié : 1 Socialisme ou Barbarie (N° 1) L'ouvrier américain, par Paul ROMANO (N° 1 à 6). Lettre ouverte aux militants de la « IV. Internationale » (N° 1). Les rapports de production en Russie, par Pierre CHAULIEU (N° 2). Babeuf et la naissance du communisme ouvrier, par Jean LÉGER (N° 2). Le parti révolutionnaire (N° 2). La guerre et notre époque, par Ph. GUILLAUME (N° 3 et 5-6). La consolidation temporaire du capitalisme mondial, par Pierre CHAULIEU (N° 3). Les kolkhoz pendant la guerre, par PEREGRINUS (N° 4). L'exploitation des paysans sous le capitalisme bureaucratique, par Pierre CHAULIEU (N° 4). Le trotskysme au service du titisme, par Claude MONTAL (N° 4). La bureaucratie yougoslave, par Pierre CHAULIEU et Geor- ges DUPONT (N° 5 et 6). Le stalinisme en Allemagne orientale, par Hugo Bell (N° 7 et 8). La reconstruction de la société, par Ria STONE (N° 7 et 8). Machinisme et prolétariat, par Philippe GUILLAUME (N° 7). Voyage en Yougoslavie, par Raymond BOURT (N° 8). La guerre et la perspective révolutionnaire (N° 9). La lutte des classes en Espagne, par A. VEGA (N° 9). Sur le programme socialiste, par Pierre CHAULIEU (N° 10). La direction prolétarienne, par Pierre CHAULIEU (N° 10). 189