SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 42, rue René-Boulanger, Paris-X® C. C. P. : Paris 11987-19 Comité de Rédaction : P. CHAULIEU R. MAILLE CI. MONTAL D. MOTHE Gérant : J. GAUTRAT Le numéro 200 francs Abonnement un an (4 numéros) 600 francs Abonnement de soutien 1.200 francs Volumes déjà parus (I, nº 1-6, 608 pages; II, nºs 7-12, 464 pages; III, nº 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume. SOCIALISME OU BARBARIE Sur le contenu du Socialisme a été Une première partie de ce texte publiée dans le N° 17 de Socialisme ou Barbarie, PP. 1 à 22. Les pages qui suivent représentent une nouvelle rédaction de l'ensemble et leur compré- hension ne présuppose pas la lecture de la partie déjà publiée. Ce texte ouvre une discussion sur les ques- tions de programme. Les positions qui s'y trou- vent exprimées n'expriment pas nécessairement le point de vue de l'ensemble du groupe Socia- lisme ou Barbarie. L'évolution de la société moderne et du mouvement ouvrier depuis un siècle, et en particulier depuis 1917, impose une révi- sion radicale des idées sur lesquelles ce mouvement a vécu jusqu'ici. Quarante années se sont écoulées depuis le jour où une révolution prolétarienne s'emparait du pouvoir en Russie. De cette Tévolution, finalement, ce n'est pas le socialisme qui a surgi, mais une société d'exploitation monstrueuse et d'oppression totalitaire des travailleurs ne différant en rien des pires formes du capita- lisme, sauf que la bureaucratie a pris la place des patrons privés, et le « plan la place du « marché libre ». Il y a dix ans, nous étions rares à défendre ces idées. Depuis, les travailleurs hongrois les ont fait éclater à la face du monde. L'immense expérience de la révolution russe et de sa dégéné- rescence, les Conseils ouvriers hongrois, leur activité et leur programme sont les matériaux premiers de cette révision. Ils sont loin d'être les seuls. L'analyse de l'évolution du capitalisme et des luttes ouvrières dans les autres pays depuis un siècle, et sin- gulièrement à l'époque présente, montre que partout les mêmes problèmes fondamentaux se posent dans des termes étonnam- ment similaires, appelant partout la même réponse. Cette réponse est le socialisme, le socialisme, qui est l'antithèse rigoureuse du 1 . . capitalisme bureaucratique instauré en Russie, en Chine et ail- leurs. L'expérience du capitalisme bureaucratique permet de voir ce que le socialisme n'est pas et ne peut pas être. L'analyse des révolutions prolétariennes, mais aussi des luites quotidiennes et do la vie quotidienne du prolétariat permet de dire ce que le socia- Usme peut et doit être. Nous pouvons et nous devons aujourd'hui, basés sur l'expérience d'un siècle, définir le contenu positif du socialisme d'une manière incomparablement plus précise que n'avaient pu le faire les révolutionnaires d'autrefois. Dans l'im- mense désarroi actuel, des gens se considérant comme partisans du socialisme, sont prêts à affirmer qu'ils « ne savent pas ce qu'il faut entendre par ce terme ». Nous prétendons montrer que, pour la première fois, on peut savoir ce que signifie concrètement le socialisme. L'analyse que nous allons entreprendre n'aboutit pas seule- ment à la révision des idées qui ont généralement cours sur le socialisme, et dont beaucoup remontent à Lénine et quelques-unes à Marx. Elle aboutit également à une révision des idées générale- ment répandues sur le capitalisme, son fonctionnement et la racine de sa crise, idées dont certaines viennent, avec ou sans déformation, de Marx lui-même. En fait, les deux analyses vont ensemble et exigent l'une l'autre. Cette révision, bien entendu, ne commence pas aujourd'hui. Plusieurs courants ou révolutionnaires isolés en ont fourni des élé- ments depuis longtemps. Dès le premier numéro de Socialisme ou Barbarie, nous nous efforçions de reprendre cette tâche de façon systématique. Les idées centrales se trouvent déjà formulées dans l'éditorial du numéro 1 de cette revue : que la division essentielle des sociétés contemporaines est la division en dirigeants et exé- cutants, que le développement propre du proletariat le conduit à la conscience socialiste, qu'inversement le socialisme ne peut être que le produit de l'action autonome du proletariat, que la société socialiste se définit par la suppression de toute couche séparée de dirigeants et par conséquent par le pouvoir des orga- nismes de masse et la gestion ouvrière de la production. Mais nous sommes nous-mêmes restés, d'un certain point de vue, en deçà de leur contenu. Ce fait ne mériterait pas d'être mentionné, s'il ne traduisait pas lui aussi, à son niveau, l'action des facteurs qui ont déterminé l'évolution du marxisme lui-même depuis un siècle : la pression énorme de l'idéologie de la société d'exploitation, le poids de la mentalité traditionnelle, la difficulté de se débarrasser des modes de pensée hérités. En un sens, la révision dont nous parlons ne consiste qu'à expliciter et à préciser ce qu'était l'intention véritable du marxisme à son départ et qui a toujours été le contenu le plus profond des luttes prolétariennes que ce soit à leurs moments culminants ou dans l'anonymat de la vie quotidienne de l'usine. En un autre ons, olle conduit à éliminer les scories accumulées pendant un Hoclo autour de l'idéologie révolutionnaire, à briser les verres déformants à travers lesquels nous avons tous été habitués à 1 2 MN regarder la vie et l'action du proletariat. Le socialisme vise à donner un sens à la vie et au travail des hommes, à permettre à leur liberté, à leur créativité, à leur positivité, de se déployer, à créer des liens organiques entre l'individu et son groupe, entre le groupe et la société, à réconcilier l'homme avec lui-même et avec la nature. Il rejoint ainsi les fins essentielles du proletariat dans ses luttes contre l'aliénation capitaliste non pas des aspi- rations se perdant dans un venir indéterminé, mais le contenu des tendances qui existent et se manifestent dès aujourd'hui, que ce soit dans les luttes révolutionnaires ou dans la vie quotidienne. Comprendre cela, c'est comprendre que pour l'ouvrier le problème final de l'histoire c'est un problème quotidien ; c'est, du même coup, comprendre que le socialisme n'est pas la « nationalisation », la « planification », ou même l'augmentation du niveau de vie --- et que la crise du capitalisme n'est pas l' « anarchie du marché », la surproduction ou la baisse du taux de profit. C'est, enfin, voir d'une façon entièrement nouvelle, les tâches de la théorie et de la fonction d'une organisation révolutionnaire. Poussées à leurs conséquences, saisies dans toute leur force, ces idées transforment la vision de la société et du monde, modi- fient la conception aussi bien de la théorie que de la pratique révolutionnaire. 4 : La première partie de ce texte est consacrée à la définition positive du socialisme. La partie suivante (1) s'occupe de l'analyse du capitalisme et de sa crise. Cet ordre, qui peut paraître peu logique, se justifie par le fait que les révolutions polonaise et hongroise ont fait de la question de la définition positive de l'or- ganisation socialiste de la société une question pratique immé- diate. Mais il découle également d'une autre considération. Le contonu même de nos idées nous amène à soutenir qu'on ne peut finalement rien comprendre au sens profond du capitalisme et de sa crise sans partir de l'idée la plus totale du socialisme. Car tout ce que nous avons à dire peut se réduire en fin de compte à ceci : le socialisme, c'est l'autonomie, la direction consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie ; le capitalisme privé ou bureaucratique c'est la négation de cette autonomie, et sa crise résulte de ce qu'il crée nécessairement la tendance des hom- mes vers l'autonomie en même temps qu'il est obligé de la sup- primer. - LA RACINE DE LA CRISE DU CAPITALISME L'organisation capitaliste de la vie sociale - et nous parlons aussi bien du capitalisme privé de l'Ouest que du capitalisme bureaucratique de l'Est crée une crise perpétuellement renou- velée dans toutes les sphères de l'activité humaine. Cette crise apparaît avec la plus grande intensité dans le domaine de la VAN (1) Elle sera publiée dans le prochain numéro de cette revue. 3 production (2). Mais la situation, quant à l'essentiel, est la même dans tous les domaines qu'il s'agisse de la famille, de l'éduca- tion, de la poliuque, des rappports internationaux ou de la cul- ture. Parioui, la struciure capitaliste consiste à organiser la vie des hommes du denors, en l'absence des intéressés et à l'encon- tre de leurs tenaances et de leurs intérêts. Ce n'est là qu'une autre maniere ae aire que la société capitaliste est divisée entre une mince couche de airigeants, qui ont pour fonction de décider de la vie de tout le monde, et la grande majorité des hommes, réduits à exécuter les décisions des airigeants et, de ce fait, à subir leur propre vie comme quelque chose d'étranger à eux-mêmes. Cere organisauon est proronaément irrationnelle et contra- dictoire, et le renouvellement perpétuel de ses crises, sous une forme ou une auire, est absolument inévitable. Il est proiondé- ment irrationnel de préienare organiser les hommes, qu'il s'agisse de proauction ou ae vie politique, comme s'ils étaient des objets, en ignorant délibérément ce qu'eux-mêmes pensent et veulent quant à leur propre organisation. Dans les faits, le capitalisme est obligé de s'appuyer sur la faculté d'auto-organisation des groupes humains, sur la créativité individuelle et collective des proaucieurs, sans laquelle il ne pourrait pas subsister un jour. Mais toute son organisation officielle à la fois ignore et essaie de supprimer le plus possible ces facultés d'auto-organisation et de creation. Il n'en résulle pas seulement un gaspillage immense, un énorme manque à gagner; le système suscite obligaioirement la réaction, la lutte ce ceux à qui il prétend s'imposer. Longtemps avant qu'il ne soit question de révolution ou de conscience politi- que, ceux-ci n'accepient pas, dans la vie quotidienne de l'usine, d'èire traités en objets. L'organisation capitaliste ne peut pas se faire seulement en l'absence des intéressés, elle est obligée en meme temps de se faire à l'encontre des intéressés. Son résultat n'est pas seulement le gaspillage, c'est le contlit perpétuel. Si mille individus ont un potentiel donné de capacités d'orga- nisation, le capitalisme consiste à en prendre à peu près au hasard une cinquantaine, à leur confier les tâches de direction et à décider que les autres sont des cailloux. C'est déjà là, méta- phoriquement parlant, une perte d'énergie sociale à 95 %. Mais ceci n'est qu'un aspect de la question. Comme les neuf cent cin- quante restants ne sont pas des cailloux, et que le capitalisme est simultanément obligé de s'appuyer sur leurs facultés humaines et de les développer pour pouvoir fonctionnner, ils réagissent à cette organisation qu'on leur impose, ils luttent contre elle. Leurs facultés d'organisation, qu'ils ne peuvent exercer pour un système qui les rejette et qu'ils rejettent, ils les déploient contre ce sys- tème. Le conflit s'installe ainsi en permanence au coeur de la vie sociale. Il devient, en même temps, la source d'un nouveau gas- pillage : car les activités de la petite minorité de dirigeants, ont (2) La production, l'atelier de l'usine et le « marché ». non pas l' « économie >> dès ce moment pour objet esssentiel non pas tant d'organiser l'activité des exécutants, mais de riposter à la lutte des exécutants contre l'organisation qui leur est imposée. La fonction essentielle de l'appareil de direction cesse d'être l'organisation et devient la coercition sous ses multiples formes. Le temps total passé au sein de l'appareil de direction d'une grande usine moderne à organiser la production est moins important que le temps dépensé, directe- ment ou indirectement, à mater la résistance des exploités qu'il s'agisse de surveillance, de contrôle des pièces, de calcul de primes, de « relations humaines », d'entrevues avec les délégués ou les syndicats, ou finalement de la préoccupation permanente visant que tout soit mesurable, vérifiable, contrôlable pour déjouer à l'avance la parade que pourraient inventer les tra- vailleurs contre une nouvelle méthode d'exploitation. La même chose vaut, avec les transpositions nécessaires, pour l'organisa- tion d'ensemble de la vie sociale et pour les activités essentielles de l'Etat moderne.. Mais l'irrationalité et la contradiction du capitalisme n'appa- raît pas seulement dans le domaine de l'organisation, de la forme de la vie sociale. Elle apparaît encore plus dans le fond, dans le contenu de cettte vie. Plus que tout autre régime social, le capi- talisme a mis le travail au centre des activités humaines et plus que tout autre régime il tend à faire de ce travail une activité proprement absurde. Absurde non pas du point de vue des philo- sophes ou des moralistes mais du point de vue de ceux qui l'accomplissent. Ce n'est pas seulement « l'organisation humaine » de la production, c'est la nature, le contenu, les méthodes, les ins- truments et les objets de la production capitaliste qui sont en cause. Les deux aspects sont bien entendu inséparables mais il est d'autant plus important de mettre en lumière le second. Par la nature du travail dans l'usine capitaliste et quelle que soit la source finale de l'organisation, l'activité du travailleur, au lieu d'être l'expression organique de ses facultés humaines, devient un processus étranger et hostile qui domine son sujet. A cette activité, dont les principes qui la règlent, les modalités qui la concrétisent, les objectifs qu'elle sert lui sont ou doivent lui être étrangers, le prolétaire n'est relié en thorie que par ce fil ténu et incassable la nécessité de gagner sa vie. Son propre travail, sa propre journée qui va commencer, se dressent désormais devant lui comme des ennemis. De ce fait, le travail signifie à la fois une mutilation continue, un gaspillage constamment renouvelé de force créatrice et un conflit incessant entre le tra- vailleur et son activité, entre ce qu'il tendrait à faire et ce qu'il est obligé de faire. De ce point de vue aussi, le capitalisme n'arrive à survivre que dans la mesure où la réalité ne se plie pas à ses méthodes et à son esprit. Ce n'est que dans la mesure où l'organisation « offi- cielle » de la production et de la société est constamment 5 contrecarrée, corrigée, complétée par l'auto-organisation effective des travailleurs que le système parvient à fonctionner. Ce n'est que dans la mesure où l'attitude effective des travailleurs face au travail est différente de celle qu'ils devraient avoir d'après le contenu et la nature du travail sous le capitalisme que le proces- sus de travail parvient à être efficace. Les travailleurs arrivent à s'approprier les principes généraux régissant leur travail -aux- quels d'après l'esprit du système ils ne devraient pas avoir accès et que le système essaie par tous les moyens de leur rendre obs- curs. Les travailleurs concrétisent constamment ces principes d'après les conditions spécifiques dans lesquelles ils se trouvent --- tandis que cette concrétisation devrait être faite uniquement par l'appareil de direction, dont c'est là la fonction présumée. Toute société d'exploitation vit parce que ceux qu'elle exploite la font vivre. Mais les esclaves ou les serfs font vivre les mai- tres et les seigneurs en conformité avec les normes de la société des maîtres et des seigneurs. Le prolétariat fait vivre le capita- lisme à l'encontre des normes du capitalisme. C'est en cela que se trouve l'origine de la crise historique du capitalisme, c'est en cela que le capitalisme est une société grosse d'une perspective révo- lutionnaire. L'esclavage ou le servage fonctionnent pour autant que les exploités ne luttent pas contre le système. Mais le capita- lisme n'arrive à fonctionner que pour autant que les exploités lut- tent contre le fonctionnement qu'il tend à imposer. L'aboutisse- ment final de cette lutte, l'élimination complète des normes, des méthodes, des formes d'organisation capitalistes et la libération totale des forces de création et d'organisation des masses, c'est le socialisme. LES PRINCIPES DE LA SOCIETE SOCIALISTE La société socialiste c'est l'organisation par les hommes eux-mêmes de tous les aspects de leurs activités sociales ; son instauration entraîne donc la suppression immédiate de la divi- sion de la société en une classe de dirigeants et une classe d'exécutants. Le contenu de l'organisation socialiste de la société est tout d'abord la gestion ouvrière. Cette gestion, la classe ouvrière l'a revendiquée et a lutté pour la réaliser aux moments de son action historique : en Russie en 1917-18, en Espagne en 1936, en Hongrie en 1956. La forme de la gestion ouvrière, l'institution capable de la réaliser, c'est le Conseil des travailleurs de l'entreprise. La ges- tion ouvrière signifie le pouvoir des Conseils d'entreprise et finalement, à l'échelle de la société entière, l'Assemblée cen- trale et le Gouvernement des Conseils. Le Conseil d'usine ou d'entreprise, assemblée de représentants élus par les travailleurs, révocables à tout instant, rendant compte régulièrement devant ceux-ci de leurs activités et unissant les fonctions de délibération, 6 de decision et d'exécution, est une création historique de la classe ouvrière qui a surgi, de nouveau, chaque fois que le problème du pouvoir dans la société moderne s'est trouvé posé. Comités de fabrique en Russie en 1917, Conseils d'entreprise en Allemagne en 1919, Conseils ouvriers en Hongrie en 1956 ont exprimé, au nom près, le même mode d'organisation original et typique de la classe ouvrière, Définir concrètement l'organisation socialiste de la société, n'est rien d'autre que tirer les conséquences de ces deux idées, gestion ouvrière et Gouvernement des Conseils, elles-mêmes créations organiques de la lutte du prolétariat. Mais cette défi- nition ne peut se faire qu'en essayant de décrire les grandes lignes du fonctionnement et des institutions de cette société. Il ne s'agit pas, ici, de donner des « statuts » à la société socialiste. Il est bien entendu que les statuts comme tels ne signifient rien. Les meilleurs statuts ne valent que pour autant que les hommes sont constamment prêts à défendre ce qu'ils contiennent de sain, à suppléer à ce qu'il y manque, à changer ce qu'ils contiennent d'inadéquat ou de dépassé. De ce point de vue, tout fétichisme de la forme « soviétique » ou de la forme « Conseil » est évidemment à condamner. Les règles de l'éligibilité et de la révocabilité à tout instant ne suffisent abso- lument pas en elles-mêmes à « garantir » que le Conseil restera l'expression des travailleurs. Il le restera aussi longtemps que les travailleurs seront prêts à faire tout ce qu'il faut pour qu'il le reste. La réalisation du socialisme n'est pas une affaire de changement de législation; elle dépend de l'action autonome de la classe ouvrière, de la capacité de la classe à trouver en elle- même la conscience des buts et des moyens, la solidarité et la détermination nécessaires. Mais cette action autonome ne reste pas et ne peut pas rester informe. Elle s'incarne nécessairement dans des formes d'action et d'organisation, dans des méthodes de fonctionnement et dans des institutions, qui peuvent la servir et l'exprimer de façon adéquate. Autant que le fétichisme « statutaire », il faut condamner le fétichisme « anarchiste » ou « spontanéiste » qui, sous prétexte que finalement la conscience du proletariat décide de tout, se désintéresse des formes d'organisation concrètes que cette conscience doit utiliser si elle veut être socialement effi- cace, Le Conseil n'est pas une institution miraculeuse; il ne peut pas être l'expression des travailleurs, si les travailleurs ne sont pas décidés à s'exprimer par son moyen. Mais il est une forme d'organisation adéquate : toute sa structure est agencée pour permettre à cette volonté d'expression de se faire jour, si elle existe. Le Parlement, par contre, qu'il s'appelle « Assemblée nationale » ou « Soviet suprême » (1) est par définition un type (1) Le « Soviet Supreme » actuel, bien entendu. 7 d'Institution qui ne saurait être socialiste : il est fondé sur la separation radicale entre la masse « consultée » de temps en temps, et ceux qui, censés la « représenter », restent incontrô- lables et en fait inamovibles. Le Conseil est fait pour repré- senter les travailleurs, et il peut cesser de remplir cette fonction; lo Parlement est fait pour ne pas représenter les masses, et cette fonction-là, il ne cesse jamais de la remplir. La question de l'existence d'institutions adéquates est donc essentielle pour la société socialiste. Elle l'est d'autant plus, que cette société ne peut s'instaurer que par une révolution, c'est-à-dire par une crise sociale au cours de laquelle la conscience et l'activité des masses parviennent à une tension extrême. C'est dans cet état que les masses arrivent à faire table rase de la classe dominante, de ses forces armées et de ses orga- nisations, et à dépasser en elles-mêmes le lourd héritage de siè- cles de servitude. Cet état n'est pas un paroxysme, mais au contraire une préfiguration du degré d'activité et de conscience des hommes dans une société libre. Le << reflux de l'activité révolutionnaire » n'a rien de fatal. Il est cependant toujours possible, face à l'énormité des tâches à accomplir. Et tout ce qui accumule les obstacles, déjà innombrables, devant l'activité révolutionnaire des masses, favorise ce reflux. Il est donc essen- tiel que la société révolutionnaire se donne, dès ses premiers jours, le réseau d'institutions et de méthodes de fonctionnement qui permettent et favorisent le déploiement de l'activité des masses, et qu'elle supprime parallèlement tout ce qui l'inhibe ou le contrecarre. Il est essentiel qu'elle se donne, à chaque pas, des formes stables d'organisation qui deviennent les modes normaux d'expression de la volonté des masses, aussi bien dans les « grandes affaires » que dans la vie courante qui est, en vérité, la première grande affaire. La définition de la société socialiste que nous visons com- porte donc nécessairement une certaine description des insti- tutions et du fonctionnement de cette société. Cette description n'est pas « utopique » (2), car elle n'est que l'élaboration et l'extrapolation des créations historiques de la classe ouvrière, et en particulier de l'idée de la gestion ouvrière. Le principe qui nous guide dans cette élaboration est celui-ci : la gestion ouvrière n'est possible que si l'attitude des individus face à l'organisation sociale change radicalement. Cela, (2) Au risque de renforcer l'aspect « utopique » de ce texte, nous avons utilisé partout, en parlant de la société socialiste le futur, pour éviter l'emploi du conditionnel, ennuyeux à la longue. Il va de soi que cette manière de parler n'affecte en rien l'examen des problè- mes, et le lecteur remplacera facilement : < La société socialiste sera... » par : « L'auteur pense que la société socialiste sera... >> Quant au fond : nous avons délibérément réduit au minimum les références à l'histoire ou à la littérature. Mais les idées énoncées dans les pages qui suivent ne sont que les formulations théoriques 8 à son tour, n'est possible que si les institutions qui incarnent cette organisation sociale acquièrent pour les individus un sens, si elles font partie de leur vie réelle. De même que le travail ne prendra un sens pour les individus que dans la mesure où ils le comprendront et le domineront, de même les institutions de la société socialiste devront être compréhensibles et contrôlables (3). La société actuelle est une jungle obscure, un encombre- ment de machineries et d'appareils dont personne, ou presque, ne comprend le fonctionnement, que personne ne domine en fait et auxquels finalement personne ne s'intéresse. La société socialiste ne pourra exister que si elle amène un changement radical de cette situation, si elle introduit une simplification extrême de l'organisation sociale. Le socialisme, c'est la transpa- rence de l'organisation de la société pour les membres de la société. Dire que le fonctionnement et les institutions de la société socialiste doivent être compréhensibles, signifie que la société doit disposer du maximum d'information. Ce maximum d'infor- mation n'équivaut nullement à l'accumulation matérielle des données. Le problème ne consiste absolument pas à munir cha- que habitant d'une Bibliothèque nationale portative. Le maximum d'information dépend au contraire tout d'abord d'une réduction des données à l'essentiel, afin qu'elles deviennent maniables par tous. Cette réduction sera possible du fait que le socialisme signifiera immédiatement une simplification énorme des pro- blèmes, et la disparition pure et simple des quatre cinquièmes des réglementations actuelles, devenues sans objet. Elle sera, d'autre part, facilitée par l'effort systématique vers la connais- sance de la réalité sociale et sa diffusion, comme aussi vers la présentation simplifiée et adéquate des données. Nous donne- rons des exemples des immenses possibilités existant dans ces domaines plus loin, à propos du fonctionnement de l'économie socialiste. Pour que le fonctionnement et les institutions de la société socialiste puissent être dominés par les hommes, au lieu de les de l'expérience d'un siècle de luttes ouvrières : expérience positive ou expérience négative, conclusions directes ou conclusions indirectes, réponses effectivement données aux problèmes qui ont été posés ou réponses à des problèmes qui n'auraient pas manqué de l'être si telle ou telle révolution s'était développée. Il n'y a pas une phrase de ce texte qui ne se relie ainsi aux questions qu'implicitement ou expli- citement les luttes ouvrières ont déjà rencontrées. Cela devrait clore la discussion sur l' « utopisme », Une élaboration analogue des problèmes d'une société socialiste est donnée par Anton Pannekoek dans le premier chapitre de son livre The Worker's Councils (Melbourne, 1950). Sur la plupart des points fondamentaux, notre point de vue est extrêmement proche du sien. (3) Bakounine déjà formulait le problème du socialisme comme étant d' « intégrer les individus dans des structures qu'ils compren- nent et qu'ils puissent contrôler ». .. 9 dominer, il faut réaliser, pour la première fois dans l'histoire, la démocratie. Démocratie signifie étymologiquement, la domina- Hon des masses. Mais nous ne prenons pas le mot « domination » on ton sens formel. La domination réelle ne peut pas être confondue avec le vote; le vote, même libre, peut être, et est le plus souvent, la farce de la démocratie. La démocratie n'est pas le vote sur des questions secondaires, ni la désignation de personnes qui décideront elles-mêmes, en dehors de tout contrôle effectif, des questions essentielles. La démocratie ne consiste pas non plus à appeler les hommes à se prononcer sur des questions incompréhensibles ou qui n'ont aucun sens pour eux. La domination réelle, c'est le pouvoir de décider soi-même des questions essentielles et de décider en connaissance de cause. Dans ces quatre mots : en connaissance de cause, se trouve tout le problème de la démocratie (4). Il n'y a aucun sens à appeler les gens à se prononcer sur des questions, s'ils ne peuvent le faire en connaissance de cause. Ce point a été souligné depuis longtemps par les critiques réactionnaires ou fascistes de la « démocratie » bourgeoise, et on le retrouve parfois dans l'argu- mentation privée des staliniens les plus cyniques (5). Il est évi- dent que la « démocratie » bourgeoise est une comédie, ne serait-ce que pour cette raison, que personne dans la société capitaliste ne peut se prononcer en connaissance de cause, et moins que tout autre les masses, à qui l'on cache systématique- ment les réalités économiques et politiques et le sens des ques- tions posées. La conclusion qui en découle n'est pas de confier le pouvoir à une couche de bureaucrates incompétents et incon- trôlables, mais de transformer la réalité sociale, de façon que les données essentielles et les problèmes fondamentaux soient saisissables par le individus, et que ceux-ci puissent en décider en connaissance de cause. Décider signifie décider soi-même ; décider de qui doit décider n'est déjà plus tout à fait décider. Finalement, la seule forme totale de la démocratie est la démocratie directe. Et le Conseil des travailleurs de l'entreprise n'est et ne doit être que l'instance qui remplace l'Assemblée générale de l'entreprise dans les intervalles de ses sessions (5 a). (4) L'expression se trouve chez Engels, Anti-Dühring, (éd. Costes), T. III, p. 52. (5) On a ainsi pu lire, il y a quelques années, sous la plume d'un « philosophe » à peu près ceci : Comment oserait-on discuter les décisions de Staline, puisqu'on ignore les éléments sur lesquels il était le seul à pouvoir les fonder ? (Sartre, Les Communistes et la Paix.) (5 a) Lénine ne perd pas une occasion, dans L'Etat et la Révolu- tion, de défendre l'idée de la démocratie directe, contre les réformistes de son époque, qui l'appelaient avec mépris « démocratie primitive ». 10 La réalisation la plus large de la démocratie directe signifie que toute l'organisation économique, politique, etc., de la société devra s'articuler sur des cellules de base qui soient des collec- tivités concrètes, des unités sociales organiques. La démocratie directe n'implique pas simplement la présence physique des citoyens dans le même lieu lorsque des décisions doivent être prises ; elle implique aussi que ces citoyens forment organique- ment une communauté, qu'ils vivent dans le même milieu, qu'ils ont la connaissance quotidienne et familière des sujets à traiter, des problèmes à résoudre. Ce n'est qu'au sein d'une telle unité que la participation politique de l'individu devient totale, à condition que l'individu sente et sache que sa participation aura un effet, autrement dit que la vie concrète de la communauté est dans une large mesure déterminée par la communauté elle- même, et non pas par des instances inconnues ou hors d'atteinte qui décident pour elle. Par conséquent, le maximum d'autonomie, d'auto-administration, doit exister pour les cellules sociales. Ces cellules, la vie sociale moderne les a déjà créées et continue à les créer : ce sont essentiellement les entreprises « moyennes » ou « grandes » de l'industrie, des transports, de commerce, de banque, d'assurances, des administrations publi- ques, où les hommes, par centaines, par milliers ou par dizaines de milliers, passent l'essentiel de leur vie attelés à une tâche commune, où ils rencontrent la société sous sa forme concrète. L'entreprise n'est pas simplement une unité de production, elle est devenue l'unité primaire de vie sociale de la grande majorité des individus (6). Au lieu de se baser sur des unités territoriales que le développement économique a rendu complètement arti- ficielles -- sauf lorsque précisément il a maintenu ou leur a conféré à nouveau une unité de production, comme le village à un bout, la ville d'une seule entreprise ou d'une seule indus- trie, à l'autre bout la structure politique du socialisme s'arti- culera sur les collectivités de travailleurs unifiées par un travail commun. La collectivité de l'entreprise sera le terrain fécond de la démocratie directe, comme le furent en leur temps et pour des raisons analogues la cité antique, ou les communautés démo- cratiques des fermiers libres aux Etats-Unis de XIXe siècle. Cette démocratie directe indique toute l'étendue de la décentralisation que la société socialiste sera capable de réaliser. Mais, en même temps, il faudra qu'elle résolve le problème de l'intégration de ces unités de base dans la société totale, qu'elle réalise la centralisation sans laquelle la vie d'une nation moderne s'effondrerait aussitôt. (6) V. sur cet aspect de l'entreprise Paul Romano, L'ouvrier amé- ricain, dans le n° 5-6 de cette revue, pp. 129-132, et R. Berthier ; Une expérience d'organisation ouvrière, dans le n° 20 de cette revue, pp. 29-31. 11 - Ce n'est pas la centralisation comme telle qui conduit dans la société moderne à l'aliénation politique, à l'expropriation du pouvoir au profit de quelques-uns. C'est la constitution d'appa- reils séparés et incontrôlables, ayant la centralisation comme tache exclusive et spécifique. La bureaucratie et son pouvoir sont inseparables de la centralisation, aussi longtemps que la centra- lisation est conçue comme la fonction indépendante d'un appareil Indépendant. Mais dans la société socialiste, il n'y aura pas de conflit entre l'autonomie des organismes de base et la centra- lisation, dans la mesure où les deux fonctions découleront des memes organes, où il n'y aura pas d'appareil séparé chargé de reunifier la société après l'avoir fragmentée et il faut rappeler que c'est cette tâche absurde qui forme la « fonction » de la bureaucratie. La monstrueuse centralisation caractéristique des sociétés modernes d'exploitation, et la liaison intime de cette centrali- sation avec le totalitarisme de la bureaucratie dans une société de classe amène aujourd'hui, chez beaucoup, une réaction violente, explicable et saine, mais qui reste dans la confusion, passe de l'autre côté de la barrière et par-là même renforce l'ennemi qu'elle veut abattre. La centralisation, voilà l'ennemi, c'est le cri que poussent, en France aussi bien qu'en Pologne ou en Hongrie, beaucoup de révolutionnaires honnêtes revenus du Stalinisme. Mais cette idée, déjà ambiguë, devient catastro- phique sans ambiguïté lorsqu'elle conduit, comme c'est souvent le cas, à demander formellement soit la fragmentation des instan- ces du pouvoir, soit purement et simplement l'extension des pouvoirs d'organismes locaux ou d'entreprise, en négligeant ce qui se passe au niveau du pouvoir central. Lorsque des militants polonais, par exemple, pensent trouver la voie de la suppression de la bureaucratie dans une vie sociale organisée et dirigée par « plusieurs centres » l'administration d'Etat, une Assemblée parlementaire, les Conseils d'usine, les syndicats, les partis poli- tiques comment ne pas voir que ce « polycentrisme » est équivalent à l'absence de centre réel, et que, comme la société moderne ne peut pas s'en passer, cette < Constitution » pourra jamais exister que sur le papier, et ne servira qu'à cacher le véritable centre réel se formant à nouveau au sein de la bureaucratie étatique et politique d'autant plus redoutable et incontrôlable ? Comment ne pas voir que, si l'on morcelle les organes accomplissant un processus vital, on crée par là même dix fois plus impérieusement le besoin d'un autre organe réuni- fiant les morceaux dispersés ? De même, si on s'axe uniquement ou même essentiellement sur l'extension des pouvoirs des Conseils au niveau de l'entreprise particulière, comment ne pas voir qu'on livre par-là même ces Conseils à la bureaucratie cen- trale, qui seule « sait » et « peut » faire fonctionner l'écono- mie dans son ensemble (et l'économie moderne n'existe que comme ensemble) ? Ne pas vouloir affronter le problème du pouvoir central, revient en fait à laisser à la bureaucratie celle-là ou une autre le soin de le résoudre. ne 12 La société socialiste devra donc de toute évidence donner une réponse socialiste au problème de la centralisation, et cette réponse ne peut être que la prise en mains de ce pouvoir par la Fédération des Conseils, l'institution d'une Assemblée centrale des Conseils et d'un Gouvernement des Conseils. Nous verrons plus loin que cette Assemblée et ce Gouvernement ne signifient pas une délégation du pouvoir des masses, mais une expression de ce pouvoir. Il nous faut seulement ici exposer le principe essentiel de leurs rapports avec les Conseils et les communautés sociales, car ce principe affecte de plusieurs façons le fonction- nement de toutes les institutions de la société socialiste. Dans une société où la population est expropriée du pouvoir politique au profit d'une instance centralisatrice, le rapport essentiel entre cette instance et les instances inférieures qu'elle contrôle (ou finalement la population) peut être résumé comme suit : les communication qui vont de la base au sommet trans- mettent uniquement des informations, les communications qui vont du sommet à la base transmettent essentiellement des déci- sions (et subsidiairement, le minimum d'informations nécessaires à l'intelligence et à la bonne exécution des décisions du sommet) En cela s'exprime non seulement le monopole du pouvoir exercé par le sommet monopole de décision mais aussi le monopole des conditions du pouvoir, puisque le sommet est le seul à possé- der la « totalité » des informations nécessaires pour juger et décider et que pour toute autre instance ou individu l'accès à des informations autres que celles concernant son secteur ne peut être qu'un accident que le système tend à empêcher, ou qu'il évite de toute façon à favoriser). Dire que dans la société socialiste le pouvoir central ne sera pas une délégation, mais une expression du pouvoir des masses, signifie une transformation radicale de cet état de choses. Des courants dans les deux sens seront instaurés entre la « base >> et le « sommet ». Une des tâches essentielles de l'instance centrale sera de retransmettre les informations recueillies à l'ensemble des organismes de base. Le Gouvernement des Conseils aura parmi ses fonctions principales d'être un collecteur et diffu- seur d'information. D'autre part, dans tous les domaines essen- tiels les décisions seront prises par la base et remonteront vers le sommet, chargé d'en assurer ou d'en suivre l'exécution. Un double courant d'informations et de décisions sera ainsi instauré, et cela ne concernera pas seulement les rapports entre le Gouver- nement et les Conseils, mais sera le modèle de toutes les rela- tions entre les institution, de n'importe quel type, et les parti- cipants (7). (7) Encore une fois, on n'essaie pas ici de définir des statuts à toute épreuve. Il est clair que collecter et diffuser des informations, par exemple, n'est pas une fonction neutre. Toutes les informations ne peuvent être diffusées ce serait le plus sûr moyen de les ren- dre incompréhensibles ou inintéressantes le rôle du Gouverne- ment est donc de toute évidence un rôle politique, même à cet égard. - 13 LE SOCIALISME, C'EST LA TRANSFORMATION DU TRAVAIL RMA Le socialisme ne peut s'instaurer que par l'action autonome de la classe ouvrière, il n'est rien d'autre que cette action autonome. La société socialiste n'est rien d'autre que l'organisation de cette autonomie, qui à la fois la présuppose et la développe. Mais cette autonomie est la domination consciente des hommes sur leurs activités et leurs produits, il est clair qu'elle ne peut pas être seulement une autonomie politique. L'autonomie sur le plan politique n'est qu'un aspect, une expression dérivée de ce qui forme le contenu propre et le problème essentiel du socia- lisme : l'instauration de la domination des hommes sur leur activité première, qui est le travail. Nous disons bien : instauration et non pas : restauration. Jamais en effet un tel état n'a existé dans l'his- toire, et de ce point de vue toutes les comparaisons avec des situa- tions historiques passées — celle de l'artisan ou du paysan libre, par exemple pour fécondes qu'elles soient à certains égards, n'ont qu'une portée limitée et risquent d'aboutir à des utopies à rebours, Que l'autonomie ne peut pas ce confiner au domaine politi- que, se voit immédiatement. On ne peut concevoir une société d'esclavage hebdomadaire dans la production interrompu par des Dimanches d'activité politique libre (1). L'idée que la production et l'économie socialistes pourraient être dirigées à quelque niveau que ce soit par des « techniciens » supervisés par des Soviets, des Conseils ou autres organismes incarnant le pouvoir politique de la classe ouvrière, est un non-sens. Le pouvoir effectif dans une telle société reviendrait rapidement aux dirigeants de la production. Les Soviets ou Conseils dépériraient tôt ou tard dans l'apathie de la population, qui ne nourrirait plus de son intérêt et de son activité des institutions qui auraient cessé d'être déterminantes dans le déroulement de sa vie essentielle. L'autonomie ne signifie donc rien si elle n'est pas gestion ouvrière, c'est-à-dire détermination par les travailleurs organisés de la production, à l'échelle aussi bien de l'entreprise particu- lière que de l'industrie et de l'économie dans son ensemble. Mais, à son tour, cette gestion ouvrière ne peut pas rester extérieure au travail lui-même, elle ne peut pas rester séparée des activités productives. La gestion ouvrière ne signifie absolument pas le rem- placement de l'appareil bureaucratique qui dirige actuellement la C'est pourquoi aussi nous l'appelons Gouvernement et non « Service Central de Presse ». Mais ce qui est important, c'est que sa fonction explicite est d'informer, qu'il en a la responsabilité. La fonction explicite du Gouvernement actuel est de cacher la réalité à la popu- lation. (1) C'est pourtant à cela que revient la définition de Lénine : « Le socialisme, c'est les Soviets plus l'électrification, >> 14 production par un Conseil des travaillleurs aussi démocratique, révocable, etc., que soit celui-ci. Elle signifie que pour l'ensemble des travaillleurs, des rapports nouveaux s'instaurent avec le tra- vail et à propos du travail. Elle signifie que le contenu même du travail commence à se transformer aussitôt. Actuellement l'objet, les moyens, les modalités, le rythme du travail sont déterminés en dehors des travailleurs par l'appareil bureaucratique de direction. Cet appareil ne peut diriger que par le moyen de règles universelles abstraites, fixées « une fois pour toutes » et dont la révision péricdique inévitable signifie chaque fois une « crise » dans l'organisation de la production. Ces règles comprennent aussi bien les normes de production proprement dites que les spécifications techniques, les taux de salaire et les primes comme l'organisation productive à l'atelier. L'appareil bureau- cratique de direction une fois supprimé, ce type de réglemen- tation de la production ne pourra plus subsister, ni pour la forme ni pour le fond. En accord avec les aspirations les plus profondes des ouvriers, les « normes » de production dans leur signification actuelle seront abolies et une égalité complète en matière de salaire sera instituée. Cela signifie la suppression de la contrainte économique sauf sous la forme la plus générale du « qui ne travaille pas, ne mange pas » -- comme de la discipline imposée extérieure- ment, par un appareil spécifique de coercition productive. La discipline de travail sera la discipline imposée par le groupe de travaillleurs à ses membres individuels, par l'atelier aux groupes qui le composent, par l'Assemblée de l'entreprise aux ateliers. L'intégration des activités particulières en un tout se fera essen- tiellement par la coopération des divers groupes d'ouvriers ou ateliers, elle sera l'objet d'une activité coordinatrice permanente des travailleurs. L'universalité essentielle de la production moderne se dégagera de l'expérience concrète du travail et sera formulée par des conférences de producteurs. Donc la gestion ouvrière n'est ni la « supervision d'un appa- reil bureaucratique de direction de l'entreprise par des représen- tants des ouvriers, ni le remplacement de cet appareil par un autre analogue formé par des individus d'origine ouvrière. C'est la suppression de l'appareil de direction séparé, la restitution de ses fonctions à la communauté des travailleurs. Le Conseil d'en- treprise n'est pas un nouvel appareil de direction ; il n'est qu'une des instances de coordination, une « permanence » et le lieu régu- lateur des contacts de l'entreprise avec l'extérieur. Cela déjà signifie que la nature, le contenu du travail com- mence à être transformé aussitôt. Le travail actuellement est dans son essence une activité d'exécution séparée, la direction de leur activité étant soustraite aux exécutants. La gestion ouvrière signi- fie la réunification des fonctions de direction et d'exécution. Mais même cela n'est pas suffisant ou plutôt conduit et conduira immédiatement plus loin. La restitution des fonctions de direction aux travailleurs les amènera nécessairement à s'attaquer à ce qui est actuellement le noyau de l'aliénation, c'est-à-dire à la 15 structure technologique du travail, de ses objets, de ses instru- ments et de ses modalités, qui font qu'obligatoirement le travail domine les producteurs au lieu d'être dominé par eux. Les tra- vailleurs ne pouront évidemment pas résoudre ce problème du jour au lendemain, sa solution sera la tâche de cette période his- torique que nous désignons par socialisme. Mais le socialisme, c'est d'abord et avant tout la solution de ce problème. Entre le capi- talisme et le communisme il n'y a pas trente-six périodes et « sociétés de transition », comme on a voulu le faire croire, il n'y en a qu'une : la société socialiste. Et cette société n'est caractérisée en premier lieu ni par la liberté politique, ni par l'expansion des forces productives, ni par la satisfaction croissante des besoins de consommation, mais par la transformation de la nature et du contenu du travail, ce qui signifie : la transformation consciente de la technologie héritée de façon à subordonner pour la pre- mière fois dans l'histoire cette technologie aux besoins de l'homme non pas seulement en tant que consommateur, mais en tant que producteur. La révolution socialiste signifiera le début de cette transformation, et sa réalisation marquera l'entrée de l'humanité dans l'ère communiste. Tout le reste la politique, la consom- mation, etc. ce sont des conséquences, des conditions, des implications, des presuppositions qu'il faut voir dans leur unité systématique, mais qui précisément ne peuvent acquérir cette unité, ne peuvent prendre leur sens, qu'en étant organisées autour de ce centre qu'est la transformation du travail lui-même. La liberté des hommes sera une illusion ou une mystification si elle n'est pas liberté dans leur activité fondamentale l'activité produc- tive. Et cette liberté n'est pas un cadeau de la nature, ni ne surgira d'elle-même, par surcroît, d'autres développements : les hommes auront à la créer consciemment. En dernière analyse, c'est cela le contenu du socialisme. Les conséquences qui en découlent pour ce qui est des tâches immédiates d'une révolution socialiste sont capitales. Les travail- leurs s'attaqueront au problème de la transformation de la nature du travail à la fois par ses deux bouts. D'un côté, il y a le besoin d'accorder au développement des capacités et des facultés pro- prement humaines des producteurs l'importance primordiale. Cela implique, en tout premier lieu, la démolition graduelle pierre par pierre de ce qui subsiste de l'édifice de la division du travail. D'un autre côté, il y a le besoin d'une réorientation de l'ensemble du développement technique et de son application à la production. Ce ne sont là que deux aspects de la même chose, qui est le rapport des hommes à la technique. Considérons le deuxième aspect, le plus tangible, celui du développement technique comme tel. On peut poser, en première approximation, que toute la tech- nologie capitaliste, toute l'appplication actuelle de la technique à la production, est viciée à la base, en ce que non seulement ellle est inapte à aider l'homme à dominer son travail, mais que son but premier est exactement le contraire. On pense et on dit 16 d'habitude que la technologie capitaliste vise à développer la production pour le profit, ou la production pour la production, et indépendamment des besoins des hommes les hommes étant conçus dans ce contexte comme les consommateurs potentiels des produits. Il s'agirait donc d'adapter la production aux besoins réels de consommation de la société, aussi bien quant à son volume que quant à la nature des objets produits. Ce problème existe, bien entendu. Mais le problème profond est ailleurs. Le capitalisme n'utilise pas une technologie qui serait en elle même neuire à des fins capitalistes. Le capitalisme a créé une technologie capitaliste, qui n'est nullement neutre. Le sens réel de cette technologie n'est même pas de développer la pro- duction pour la production; c'est en premier lieu de se subordon. ner et de dominer les producteurs. La technologie capitaliste est essentiellement caractérisée par la tentative d'éliminer le rôle humain de l'homme dans la production et à la limite, d'élimi- ner l'homme tout court. Qu'ici, comme partout ailleurs, le capi- talisme n'arrive pas à réaliser sa tendance profonde venait, il s'écroulerait aussitôt n'affecte pas ce que nous disons. Au contraire, cela éclaire un autre aspect de sa contradiction et de sa crise. s'il y par- Le capitalisme ne peut pas compter sur la coopération volon- taire des producteurs ; au contraire, il doit faire face à leur hosti- lité, au mieux à leur indifférence quant à la production. Il faut donc que la machine impose son rythme de travail; si cela n'est pas réalisable, il faut qu'elle puisse permettre de mesurer le travail effectué; dans tout processus productif, le travail doit être mesu- rable, définissable, contrôlable de l'extérieur autrement ce pro- cessus n'a pas de sens pour le capitalisme. Il faut en même temps, aussi longtemps que l'on ne peut pas se débarrasser com- plètement du producteur, que celui-ci soit remplaçable à l'extrême – donc qu'il soit réduit à sa plus simple expression, celle de la force de travail non qualifiée. Il n'y a ni complot, ni plan conscient derrière tout cela. Il y a simplement un processus de « sélection naturelle » des inventions appliquées dans l'industrie qui fait que celles qui correspondent au besoin fondamental du capitalisme d'avoir affaire à un travail mesurable, contrôlable, remplaçable sont préférées aux autres et sont seules ou en majorité appli- qués. Il n'y a pas de physique ou de chimie capitalistes : il n'y a même pas de technique, au sens général du terme, capitaliste; mais il y a bel et bien une technologie capitaliste, en entendant par ce terme, dans le « spectre » des techniques possibles d'une époque (déterminé par le développement de la science), la < bande » des procédés effectivement appliqués. A partir du moment, en effet, où le développement de la science et de la technique permet un choix entre plusieurs procédés possibles, une société choisira infailliblement les procédés qui ont pour elle un sens, qui sont « rationnels » dans le cadre de sa logique de classe. Mais la « rationalité » d'une société d'exploitation n'est -17 – pas la rationalité d'une société socialiste (3). La modification consciente de la technologie sera la tâche centrale d'une société de travailleurs libres. D'une façon correspondante, l'analyse de l'aliénation et de la crise de la société capitaliste doit partir de ce noyau de tous les rapports sociaux qui est le rapport de produc- tion concret, le rapport de travail, conçu sous ses trois aspects indissociables : rapport des travailleurs avec les moyens et les objets de la production, rapport des travailleurs entre eux, rap- port des travailleurs avec l'appareil de direction de la production. C'est Marx, comme on sait, qui a le premier accompli ce pas historique de dépasser la surface des phénomènes du capitalisme le marché, la concurrence, la répartition – et de s'attaquer à l'analyse de la sphère centrale des rapports sociaux, les rapports de production concrets dans l'usine capitaliste. Le Volume I du « Capital » attend encore sa continuation. La caractéristique la plus saisissante de la dégénérescence du mouvement marxiste est sans doute le fait que ce point de vue, le plus profond de tous, a été rapidement abandonné, même par les meilleurs, au profit d'analyses des grands phénomènes, analyses qui de ce fait se trouvaient soit complètement faussées, soit limitées à des aspects partiels et par là même conduisant à une optique catastrophique- ment faussse (4). Il est frappant de voir Rosa Luxembourg consa- crer deux importants volumes à l'« Accumulation du Capital » en ignorant totalement ce que le processus d'accumulation signi- fie dans les rapports de production concrets, en ne se préoccu- pant que de la possibilité d'un équilibre global entre production et consommation et en pensant découvrir à la fin un processus automatique d'effondrement du capitalisme (ce qui, faut-il le dire, est faux concrètement et absurde a priori). Il est tout autant frap- (3) Le fait qu'on choisit parmi plusieurs procédés techniquement possibles et que l'on aboutit ainsi à une technologie effectivement appliquée dans la production concrétisant la technique (comme savoir-faire général d'une époque) est analysé par les économistes académiques. Cf. par exemple Joan Robinson, The accumulation of capital, (Londres 1956), pp. 101-178. Mais évidemment le choix est toujours présente dans ces analyses comme découlant de critères de < rentabilité » et essentiellement des prix relatifs du capital et du travail ». Ce point de vue abstrait n'a que très peu de prise sur la réalité de l'évolution industrielle, Marx, par contre, souligne le conte- nu social du machinisme, sa fonction d'asservissement des exploités. (4) Cela a été le grand mérite du groupe américain qui publie « Correspondance » de reprendre l'analyse de la crise de la société du point de vue de la production et de l'appliquer aux conditions de notre époque. V. leurs textes traduits et publiés dans Socialisme ou Barbarie : L'ouvrier américain, de Paul Romano (nºs 1 à 5-6) et La reconstruction de la société, de Ria Stone (nºs 7 et 8). En France, c'est Ph, Guillaume qui a repris ce point de vue (voir son article Machinisme et Proletariat dans le n° 7 de cette revue). Plusieurs idées de ce texte-ci lui sont dues, directement ou indirec- tement. - 18 pant de voir Lénine, dans « L'Impérialisme », partir de la consta- tation fondamentale et juste que le processus de la concentration du capital est parvenu au stade de la domination des monopoles et négliger la transformation des rapports de production dans l'usine que signifie cette concentration, passer à côté du phéno- mène fondamental de la constitution d'un appareil énorme de direction de la production, qui désormais incarne l'exploitation, et voir la conséquence primordiale de la concentration dans la transformation des capitalistes en rentiers « tondeurs de coupons ». Le mouvement ouvrier paye encore les conséquences de cette manière de voir et, d'un certain point de vue, pour autant que les idées jouent un rôle dans l'histoire Khroutchev est au pou- voir en Russie en fonction de l'idée que l'exploitation ne peut être que la « tonte de coupons », Mais il faut remonter plus loin. Il faut remonter à Marx lui- même. Si Marx a mis en lumière, de façon incomparable, l'alié- nation du producteur dans le processus de production capitaliste, l'asservissement de l'homme à l'univers mécanique créé par lui, son analyse est parfois incomplète, lorsqu'elle ne voit dans cette activité que l'alienation. Dans « Le Capital » -- par opposition à ses manuscrits de jeunesse -- il n'apparaît guère que le prolé- tariat est — et ne peut qu'être — porteur positif de la production capitaliste qui est obligée de s'appuyer sur lui comme tel et de le développer comme tel en même temps qu'elle essaie de le réduire à un rôle purement mécanique et à la limite de l'expulser de la production. De ce fait même, cette analyse ne voit pas que la crise première du capitalisme est cette crise dans la production, décou- lant de l'existence simultanée de deux tendances contradictoires dont aucune ne saurait disparaître sans que le capitalisme s'ef- fondre. On y montre le capitalisme comme « le despotisme dans l'atelier et l'anarchie dans la société » - au lieu de le voir comme le despotisme et l'anarchie à la fois dans l'atelier et dans la société. On est ainsi amené à chercher la raison de la crise du capitalisme non pas dans la production – sauf en tant qu'elle développe l'oppression, la misère, la dégénérescence, mais aussi la révolte »; le nombre et la discipline du proletariat mais dans la surproduction et la baisse du taux du profit. On ne peut donc pas voir que, aussi longtemps que ce type de travail subsiste, cette crise même subsistera et tout ce qu'elle entraîne, quel que soit le régime non seulement de propriété, mais même de l'Etat et finalement même de gestion de la production. C'est ainsi que Marx arrive, dans certains passages du « Capi- tal » à ne voir dans la production moderne que le fait que le pro- ducteur est estropié et réduit à un « fragment d'homme » — ce qui est vrai tout autant que le contraire et, ce qui est encore plus grave, à relier cet aspect à la production moderne et finalement à la production comme telle, au lieu de le relier à la technologie capitaliste. C'est la nature de la production moderne comme telle, c'est une étape de la technique à laquelle on ne peut rien, - c'est le fameux « règne de la nécessité » qui serait le fondement de cet état de choses. C'est ainsi que la prise en mains de la société par 19 les producteurs - le socialisme - arrive parfois à signifier pour Marx seulement une gestion politique et économique extérieure laissant intacte cette structure du travail et en réformant simple- ment les aspects les plus « inhumains ». Cette idée s'exprime clai- rement dans le passage connu du Volume III du « Capital », où Marx dit, en parlant de la société socialiste : « Le règne de la liberté ne commence en effet que lorsqu'il n'existe plus d'obligation de travail imposée par la misère ou les buts extérieurs; il se trouve donc par la nature des choses en dehors de la sphère de la production matérielle proprement dite... Dans cet état de choses, la liberté consiste uniquement en ceci : l'homme social, les producteurs associés, règlent de façon ration- nelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle collectif, au lieu de se laisser aveuglément dominer par éux; et ils accomplissent ces échanges avec le moins d'efforts possible, et dans les conditions les plus dignes et les plus adéqua- tes à leur nature humaine. Mais la nécessité n'en subsiste pas moins. Et le règne de la liberté ne peut s'édifier que sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condi- tion fondamentale. » (5). S'il est vrai que « le règne de la liberté ne commence que lorsqu'il n'existe plus d'obligation de travail imposée par la misère ou les buts extérieurs », il est étonnant de lire sous la plume de celui qui a écrit que « l'industrie est le livre ouvert des facultés humaines », que « donc » la liberté se trouve en dehors du travail. La conclusion vraie que Marx lui-même a tirée en d'autres endroits est que le règne de la liberté commence lorsque le travail devient activité libre aussi bien dans ses motivations que dans son contenu. Dans cette conception, par contre, la liberté est ce qui n'est pas travail, ce qui entoure le travail soit le temps libre » (réduction de la journée de travail), soit la « réglementation rationnelle » et le « contrôle collectif » des échanges avec la nature, minimisant les efforts et préservant la dignité humaine. Dans cette perspective, effectivement la réduction de la journée de travail devient la « condition fondamentale puisque finale- ment l'homme ne serait libre que dans ses loisirs. La réduction de la journée de travail est en vérité impor- tante, non pas pour cette raison, mais pour permettre aux hommes de réaliser un équilibre entre leurs divers types d'acti- vité. Et l' « idéal » à la limite, le communisme, n'est pas la réduction de la durée de travail à zéro, mais la libre détermination par chacun de la nature et de la durée de son travail. La société socialiste pourra et devra réaliser la réduction de la journée de travail, mais ce ne sera pas là sa préoccupation fondamentale. Son souci premier, ce sera de s'attaquer au « règne de la néces- sité » comme tel, de transformer la nature même du travail. Le problème n'est pas de laisser un « temps libre » -- qui risquerait (5) Le Capital, tr. Monter, T, XIV, PP. 114-116: M 20 de n'être qu'un temps vide aux individus, pour qu'ils puissent le remplir à leur guise de « poésie » ou de sculpture sur bois. Le problème est de faire de tout le temps un temps de liberté, et de permettre à la liberté concrète de s'incarner dans l'activité créatrice. Le problème est de mettre la poésie dans le travail (6). La production n'est pas le négatif qu'il s'agit de limiter le plus possible pour que l'homme puisse se réaliser dans les « loisirs ». L'instauration de l'autonomie, c'est aussi c'est en premier lieu l'instauration de l'autonomie dans le travail. Sous-jacente à l'idée que la liberté se trouve « en dehors de la sphère de la production matérielle proprement dite se trouve une double erreur. D'un côté, que la nature même de la technique et de la production moderne rend inéluctable la domina- tion du processus de production sur le producteur au cours du travail. D'un autre côté, que la technique et en particulier la tech- nique moderne, suit un développement autonome, devant lequel il n'y a qu'à s'incliner, et qui posséderait par surcroît cette double propriété : d'une part, réduire constamment le rôle humain de l'homme dans la production, d'autre part, augmenter constamment son rendement. De ces deux propriétés inexplicablement combi- nées, résulterait une dialectique miraculeuse du progrès tech- nique : asservi de plus en plus au cours du travail, l'homme serait désormais en mesure de réduire énormément la durée du travail, si seulement il parvenait à organiser rationnellement la société. Or, pour les raisons indiquées plus haut, il n'y a pas de déve- loppement autonome de la technique appliquée à la production, de la technologie. De l'ensemble des technologies que rend pos- sibles le développement scientifique et technique de l'époque, la société capitaliste réalise celle qui correspond à sa structure de classe, qui permet au capital de mieux lutter contre le travail. On tend à considérer généralement que l'application de telle ou telle autre invention à la production dépend de sa « rentabilité » écono- mique. Mais il n'y a pas de « rentabilité » économique neutre, la lutte de classe dans l'usine est le facteur principal qui détermine la rentabilité. Une invention donnée sera préférée par la direction de l'usine à une autre, toutes conditions égales d'ailleurs, si elle augmente l'indépendance du cours de la production par rapport aux producteurs. L'asservissement croissant de l'homme découle essentiellement de ce processus, non pas d'une malédiction inhé- rente à une phase donnée du développement technologique. Il n'y a pas non plus de magie dialectique de l'asservissement et du rendement : le rendement augmente en fonction de l'énorme essor scientifique et technique qui est à la base de la production moderne, et malgré, non pas à cause de cet asservissement. L'asser- vissement signifie simplement un gaspillage immense, du fait que les hommes ne contribuent à la production que pour une frac- tion infinitésimale de leurs facultés totales. (Ceci n'implique aucune 161 Poési'e signiite très exactement création, 21 idée a priori sur ces facultés. Aussi basse que soit l'appréciation qu'en font M. Dreyfus ou M. Khroutchev, ils seraient obligés d'ad- mettre que leur organisation de la production n'en met à contri- bution qu'une partie infime.) La société socialiste n'aura donc à subir aucune sorte de malédiction technique. Ayant supprimé les rapports capitalistes- bureaucratiques, elle s'attaquera simultanément à la structure technologique de la production qui en est à la fois le support et le produit éternellement renouvelé. LA GESTION OUVRIERE DE L'ENTREPRISE La capacité des ouvriers d'un atelier ou d'un département d'organiser eux-mêmes leur travail ne fait guère de doute. Les sociologues d'industrie bourgeois eux-mêmes non seulement le reconnaissent, mais sont obligés de constater que les « groupes élémentaires » d'ouvriers accomplissent d'autant mieux leur tâche, que la direction les laisse en paix et n'essaye pas de les << diriger » (7). Mais comment le travail de tous ces « groupes élémentaires » ou bien des ateliers et des départements sera-t-il coor- donné ? Les théoriciens bourgeois, après avoir constaté que l'appareil de direction actuel, formellement chargé de cette coor- dination, est en fait peu capable de la réaliser véritablement, parce qu'il est sans prise sur les producteurs et déchiré par des conflits internes, en un mot, après l'avoir détruit par leurs criti- ques, n'ont rien à mette à la place. Et, comme au-delà de l'organisation « élémentaire » de la production, il faut bien une organisation « secondaire », ils en reviennent finalement au même appareil bureaucratique de direction, qu'ils exhortent de « com- prendre », de s'« améliorer », de « faire confiance aux gens », etc (8). On peut en dire autant, à un autre niveau, des diri- (7) Le texte de D, Mothé, « L'usine et la gestion ouvrière », qu'on lira plus loin, est déjà une réponse de fait - venant de l'usine même aux problèmes concrets de gestion ouvrière de l'atelier et d'organi- sation du travail. En renvoyant à ce texte, nous n'envisageons ici que les problèmes de l'usine dans son ensemble. (8) Voir exemple, dans l'excellente synthèse de la « sociologie industrielle » que fait J.A.C. Brown (The Social Psychology of Indus- try, Penguin Books, 1954) la contradiction totale entre l'analyse dévastatrice qu'il donne de la production capitaliste et les seules conclusions qu'il en tire - exhortations morales adressées à la direc- tion pour qu'elle « comprenne », « s'améliore », « se démocratise », etc. Qu'on ne dise pas qu'un « sociologue industriel » n'a pas à pren- dre position, qu'il décrit des faits et ne pose pas des normes : consell- ler l'appareil de direction de « s'améliorer », c'est prendre position et une position dont on a démontré précédemment soi-même qu'elle est entièrement utopique. 22 - - geants russes « déstalinisés » et « démocratisés » (9). C'est que les uns et les autres ne peuvent pas reconnaître la capacité gestionnaire des ouvriers au-delà d'un cadre très restreint. Ils ne peuvent pas voir dans la masse des travailleurs d'une entreprise un sujet actif de gestion et d'organisation. Pour eux, au-delà des dix, quinze ou vingt individus commence la foule, hydre aux mille têtes qui ne peut pas agir collectivement ou alors seule- ment dans l'hystérie et le délire - et que seul un appareil de direction et de coercition, conçu à cette fin, peut maîtriser et « organiser ». Ce point de vue ne peut pas nous préoccuper. En réalité, on sait que les défauts et les incohérences de l'appareil bureau- cratique de direction sont tels que même aujourd'hui les ouvriers individuels ou les « groupes élémentaires » d'ouvriers sont obli- gés de prendre à leur charge une bonne partie des tâches de coordination (10). Et l'expérience historique prouve que la classe ouvrière est parfaitement à même de résoudre le problème de la gestion des entreprises. En Espagne, en 1936-37, les ouvriers n'ont éprouvé aucune difficulté à faire marcher les usines. A Budapest, en 1956, d'après les récits, des réfugiés hongrois, les grandes boulangeries (employant des centaines d'ouvriers) ont fonctionné pendant les jours de l'insurrection et après, sous la direction des ouvriers, comme jamais auparavant. Ces exemples pourraient être facilement multipliés. La manière positive de discuter ce problème n'est pas de supputer dans l'abstrait les capacités gestionnaires des ouvriers mais d'examiner les fonctions réelles de l'appareil de direction actuel, celles qui gardent un sens dans une entreprise socialiste et la façon dont ces dernières pourront être accomplies, Ces fonctions sont actuellement de quatre types : Des fonctions de coercition. Des « services généraux » de toute sorte, non direc- tement reliés à la fabrication. Des fonctions « techniques ». Des fonctions de « direction au sommet », au sens strict du terme. La première partie des fonctions de l'appareil de direction actuel concerne les tâches de coercition des travailleurs. Ces fonctions et les postes correspondants par exemple la sur- veillance, les contremaîtres, une partie des « services du per- sonnel », etc. - seront purement et simplement supprimés. Chaque groupe d'ouvriers est parfaitement capable de se disci- pliner lui-même, comme aussi de conférer l'autorité nécessaire, - (9) Voir les textes du XX° Congrès du P.C.U.S. analysés par Claude Lefort, Le totalitarisme sans Staline, nº 19 de cette revue, en particulier pp. 59-62. (10) Voir le texte de D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière, publié plus loin, 23 - si une tâche particulière exige un commandement individuel, à quelqu'un choisi en son sein. Une deuxième partie comporte l'accomplissement de tâches qui, en elles-mêmes, ne sont nullement des tâches de direction, mais des tâches d'exécution indispensables au fonctionnement de l'entreprise et séparées de la fabrication directe. C'est le cas de la majeure partie des « bureaux » actuels. Rentrent ici l'ap- pareil comptable, les services commerciaux et les services géné- raux de l'entreprise. Au sein de ces services, le développement moderne de la production a rendu le travail tout autant divisé, parcellaire et socialisé que dans la fabrication directe. Les neuf dixièmes du personnel qui s'y trouvent n'accomplissent et n'accom- pliront, leur vie durant, que des tâches d'exécution parcellaires. Des réformes importantes devront être réalisées dans ces ser- vices. Tout d'abord, la structure capitaliste de l'entreprise y entraîne en général un gonflement démesuré de l'emploi (11) et il est probable que la transformation socialiste entraînera des grandes économies de travail dans ces secteurs. Ensuite, certains parmi ces services verront non seulement leur importance se réduire, mais leur fonction se transformer. Les services commer- ciaux actuels, par exemple, qui sont en train de connaître un développement vertigineux, deviendront dans une économie socialiste planifiée des services d'approvisionnement et de livrai- son, chargés essentiellement de tâches de comptabilité-matière d'un côté, de transports extérieurs de l'autre, en liaison avec les services homologues des usines-fournisseurs et des magasins de vente aux consommateurs. Ces transformations, et d'autres ana- logues, effectuées, ces services ne seront plus que des « ate- liers » comme les autres, organisant eux-mêmes leur travail propre, en contact et coordination avec les autres ateliers. Ils ne peuvent tirer aucune prérogative particulière de la nature de leur travail. Aucune n'en découle en fait d'ailleurs aujourd'hui, et ce n'est qu'en fonction d'autres facteurs la division entre travail manuel et « intellectuel », la hiérarchie beaucoup plus poussée dans les bureaux que les individus à la tête de ces services accèdent parfois au sommet de la véritable « direction » de l'entreprise. En troisième lieu, il y a l'appareil « technique » proprement (11) Voir, sur le gonflement extrême des services « improductifs >> dans l'usine actuelle G. Vivier, La vie en usine, dans le n° 12 de cette revue, pp. 39-41. Vivier estime que, pour l'entreprise qu'il décrit, « sans réorganisation rationnelle des services, 30 % des employ's sont en surnombre » (les mots soulignés le sont dans l'original). - 24 dit de l'usine, des ingénieurs aux dessinateurs. De celui-là aussi il est vrai que l'évolution moderne l'a transformé en un appareil collectif, au sein duquel le travail est divisé et socialisé et qui ne comprend pour les neuf dixièmes que des exécutants parcel- laires. Mais, ceci posé quant à sa structure interne, il est certair qu'il accomplit quant au reste de l'usine quant aux services de fabrication une fonction de direction. C'est cet appareil technique collectif qui détermine ou est censé déterminer, une fois les objectifs et l'échelle de production définis, les moyens et les modalités de la production, décide des transformations nécessaires de l'outillage, fixe la séquence et les modalités de chaque opération, etc. En théorie, les services de fabrication ne sont que des simples exécutants des consignes données par le service technique de l'usine, et une séparation complète existe entre ceux qui formulent ces consignes et ceux qui sont chargés de les exécuter dans les conditions concrètes de la production de masse. Cette situation repose, jusqu'à un certain point, sur un fait réel : la spécialisation et la compétence scientifique et technique réservées à une minorité. Mais il n'en découle nullement que la meilleure manière d'utiliser cette compétence serait de lui laisser la décision quant à la marche réelle de l'ensemble de la production. Cette compétence est, par définition, limitée à un secteur ou un aspect précis du processus de fabrication; sorti de ce secteur, le technicien n'est pas plus en mesure de prendre responsablement une décision que n'importe qui d'autre. Même au sein de ce secteur, d'ailleurs, son point de vue est fatalement partiel. D'un côté, il ignore et tend à négliger les autres secteurs, qui nécessairement influencent le sien. D'un autre côté, et sur- tout, il est séparé du processus réel de production. Cette séparation des techniciens et du processus effectif de production est actuellement une des principales sources de gaspillage et de conflits dans l'usine capitaliste. Elle ne peut être supprimée que si une coopération profonde s'instaure entre les services « techniques » et les services << productifs » de l'usine. Cette coopération reposera sur la détermination collec- tive, en commun, par les ouvriers chargés de la réalisation d'un processus de fabrication et les techniciens, des moyens et des modalités de cette réalisation. Cette coopération pourra-t-elle s'effectuer sans conflits ? Il n'y a aucune raison intrinsèque pour que des conflits insurmontables surgissent. Les ouvriers n'ont pas d'intérêt à contester les réponses que le technicien, comme technicien, donne aux problèmes techniques qui se posent, et, s'il y a contestation, elle peut se résoudre rapidement dans l'ex- périence : le domaine de la production permet des vérifications presque immédiates de ce qui est avancé par les uns ou par les autres. Que pour telle pièce ou tel outil (dans un état donné des connaissances et dans des conditions données de production), telle composition de métal soit la plus indiquée, par exemple, ne peut pas être et ne sera pas objet de controverse. Mais les réponses ainsi fournies de façon définitive par la techniquen 25 1 définissent qu'un cadre général ou une partie seulement des - éléments déterminant le processus concret de production. Au sein de ce cadre, il existe une multitude de façons d'organiser ce processus, et le choix ne peut se faire qu'en fonction, d'une part, de considérations d' « économie » en général économie de travail, de matières premières, d'énergie, d'outillage -- d'au- tre part, et surtout, de considérations relatives au sort des hom- mes dans le processus de production. Pour ces dernières, seuls les hommes sont par définition compétents, la compétence du technicien, comme tel, est absolument nulle (12). Par consé- quent, l'organisation réelle du processus de production ne peut qu'appartenir à ceux qui l'accomplissent, après prise en consi- dération des éléments techniques fournis par les techniciens compétents. En fait, un va-et-vient permanent sera évidemment instauré, ne serait-ce que parce que les producteurs envisageront de nouvelles manières d'organiser la fabrication qui poseront des problèmes techniques, pour lesquels les techniciens devront fournir les éléments certains ou probables d'appréciation, avant qu'une décision en connaissance de cause ne puisse être prise. Mais la décision, dans ces cas comme dans les autres, appar- tiendra aux producteurs (y compris les techniciens), de l'ate- lier, si elle n'affecte que l'atelier, de l'entreprise, si elle affecte toute l'entreprise. Les raisons d'un conflit possible entre travailleurs et tech- niciens ne sont donc nullement techniques; si un tel conflit surgissait, il serait un conflit nettement social et politique. Il ne pourrait découler que de l'éventuelle tendance des techniciens à assumer un monopole effectif de direction, à constituer à nouveau un appareil bureaucratique dirigeant. Quelle est la force et l'évolution probable de cette tendance? Nous ne pouvons pas entrer ici dans un examen, même sommaire, de cette question. Qu'il suffise de rappeler que ce ne sont pas les techniciens qui forment la majorité ou même une part essentielle de l'appareil supérieur de direction de la production, de l'économie ou de la société actuelles et cela dévoile en même temps le caractère mystificateur des arguments tendant à prouver que la classe ouvrière serait incapable de gérer la production, parce qu'elle ne disposerait pas des « capa- cités techniques nécessaires ». Dans leur grande majorité, les techniciens n'occupent que des positions subalternes et n'ac- complissent que des tâches d'exécution parcellaires. Ceux parmi les techniciens qui arrivent au sommet, n'y sont pas en tant que (12) Autrement dit, ce que nous contestons fondamentalement, c'est qu'il puisse y avoir une technique capable d'organiser les hommes extérieure aux hommes eux-mêmes (c'est finalement aussi absurde que l'idée d'une psychanalyse à laquelle le psychanalysé resterait extérieur, et qui ne serait qu'une « technique » de l'analyste). Il y a simplement des techniques de l'oppression et de la coercition, et des techniques de l' « intéressement personnel » qui d'ailleurs restent toujours finalement inefficaces. - 26 - techniciens, mais en tant que « dirigeants » et « organisateurs ». Le capitalisme actuel est un capitalisme bureaucratique, il n'est pas et ne sera jamais un capitalisme technocratique. La techno- cratie est une généralisation vide de sociologues superficiels ou une rêverie de techniciens éprouvant durement leur impuis- sance devant le régime actuel et son absurdité. Les techniciens ne constituent pas une classe à part; du point de vue formel ils ne sont rien de plus qu'une catégorie de travailleurs salariés et l'évolution du capitalisme moderne, en les transformant de plus en plus en exécutants parcellaires et remplaçables, comme en réduisant leur pénurie relative, tend à les rapprocher du prolé- tariat. A ce rapprochement s'oppose leur place dans la hiérarchie des revenus et des « positions sociales », comme aussi ce qu'il leur reste de perspective de « percée » individuelle. Mais cette perspective se ferme au fur et à mesure que la profession se mas- sifie d'un côté, se bureaucratise de l'autre. Parallèlement, une révolte se développe devant les irrationalités du système capi- taliste et bureaucratique et contre l'impossibilité où se trouve le technicien parcellaire et fonctionnarisé de donner libre cours à ses facultés d'invention et de travail. A une fraction de techni- ciens déjà arrivés ou arrivistes, qui se placent résolument du côté de l'exploitation, s'oppose ainsi une minorité croissante de techniciens révoltés, prêts à collaborer au renversement du sys- tème. Au milieu se trouve la grande majorité des techniciens subissant dans l'apathie leur sort d'employés privilégiés, dont le conservatisme présent signifie précisément qu'ils ne risqueraient pas un conflit avec le pouvoir réel, quel qu'il soit, et que l'évo- lution ne peut que tendre à radicaliser. Il est donc extrêmement probable que le pouvoir ouvrier dans l'usine, après avoir éliminé un petit nombre de techniciens-bureaucrates, sera activement appuyé par une fraction substantielle des autres et pourra sans conflit majeur intégrer le reste dans le réseau de coopération de l'usine. Reste la véritable « direction » de l'entreprise, qui en fait occupe actuellement très peu de personnes (les gens qu'un Prési- dent-Directeur Général « consulte » avant de prendre une déci- sion se comptent en général sur les doigts dans les entreprises les plus importantes). Les tâches de cette direction sont de deux ordres : d'un côté, prendre des décisions, en fonctions de fluc- tuations du marché ou des perspectives à long terme, relative- ment aux investissements, aux stocks, à l'échelle de fabrica- tion etc ; d'un autre côté, assurer la coordination des divers services de l'entreprise et, en particulier, des diverses fractions de l'appareil bureaucratique. Une partie de ces tâches disparaîtra dans une économie pla- nifiée : ainsi toutes les décisions reliées actuellement aux fluc- tuations du marché (échelle des fabrications, niveau des inves- tissements, etc). D'autres seront vraisemblablement réduites 27 considérablement : ainsi la coordination entre les divers secteurs de l'entreprise se présentera sans doute de façon beaucoup plus simple si les producteurs organisent eux-mêmes leur travail et si les divers groupes, ateliers ou départements, peuvent se mettre directement en contact les uns avec les autres. D'autres, en revanche, seront beaucoup plus poussées : ce sera le cas, en premier lieu, pour ce qui est de l'élaboration active des possi- bilités, des objets et des moyens de production future, autrement dit, des propositions concernant la place de l'entreprise dans le développement d'ensemble de l'économie. L'ensemble de ces tâches de direction sera à la charge de deux organes : a) Un Conseil des délégués d'atelier et de bureau, élus et révocables à tout instant. Dans une entreprise de cinq à dix mille travailleurs, ce Conseil pourrait comprendre trente cinquante membres. Les délégués ne sortiront pas de la pro- duction. Ils se réuniront en séance plénière aussi souvent que cela s'avérera, nécessaire à la lumière de l'expérience (probable- ment une ou deux demi-journées par semaine). Ils rendront compte à leur camarades d'atelier ou de bureau de cette séance, dont ils auront vraisemblablement discuté déjà auparavant les sujets avec eux. Ils assureront une permanence centrale formée d'un ou plusieurs délégués à tour de rôle. Ils auront, parmi leurs tâches principales, à assurer les liaisons avec le « monde exté- rieur ». b) L'Assemblée Générale de tous les travailleurs de l'usine, ouvriers, employés et techniciens, instance suprême de décision pour tous les problèmes concernant l'entreprise dans son ensem- ble ou résultant de divergences ou de conflits entre secteurs. Cette Assemblée Générale sera la restauration de la démocratie directe, dans le cadre naturel du monde moderne, l'entreprise comme unité sociale de base. Elle devra ratifier toutes les déci- sions du Conseil autres que de simple routine. Elle pourra évoquer toutes les décisions prises en Conseil des délégués, les ratifier ou les infirmer ; elle décidera elle-même des questions qui doivent lui être soumises directement. Eile aura une périodicité fixe -- une ou deux journées par mois, par exemple et pourra être convoquée à tout instant si un nombre donné de travailleurs, d'ateliers ou de délégués le demandent. Quel sera le contenu effectif de la gestion ouvrière de l'en- treprise, les tâches permanentes qu'elle aura à accomplir ? On peut voir plus clair dans ce problème en considérant schématiquement la gestion ouvrière sous deux aspects, l'aspect statique et l'aspect dynamique. Sous aspect statique, nous entendons qu'un objectif donné de production est fixé à l'entreprise par le plan pour une période donnée (nous verrons plus loin comment se fait la détermination de cet objectif) et qu'en même temps sont fixés les moyens au sens le plus général, dont disposera l'entreprise pour la réalisation de cet objectif. Le plan définira, par exemple, comme objectif de - 28 . production pour telle usine d'automobiles, la production annuelle de tel nombre de voitures de tel type, et lui allouera à cette fin les quantités de matières premières, énergie, outillage, etc. néces-- saires en même temps qu'il définira la quantité d'heures de travail (autrement dit, la durée du travail étant fixée, le nombre de travailleurs) correspondant à cette production. Sous cet angle, la gestion de l'entreprise par les travailleurs signifie que ce sont ces derniers qui ont la charge et la respon- sabilité de réaliser l'objectif qui leur est assigné avec les moyens mis à leur disposition. La tâche des travailleurs de l'entreprise est donc homologue aux tâches « positives » de l'appareil de direction actuel, qui aura été supprimé : l'organisation du travail de chaque atelier ou département par les travailleurs eux-mêmes; la coordination du travail des ateliers en rapport productif immé diat par les contacts directs entre intéressés (s'il s'agit de pro- blèmes limités ou de la routine de la production), par réunions de délégués, ou par assemblées communes de deux ou plusieurs ateliers ou départements (s'il s'agit de problèmes plus impor- tants) ; la coordination des travaux de l'ensemble de l'usine, par le Conseil d'entreprise et l'Assemblée Générale ; la liaison avec le reste de l'économie, assurée par le Conseil. Dans ces conditions l'autonomie, par rapport à la production, signifie la détermination des modalités de réalisation de certains objectifs donnés à l'aide de moyens généralement définis. Entre ces objectifs et les moyens dont il est nécessaire qu'ils soient définis par le plan (parce qu'ils découlent de la production d'autres entreprises), il y a un « jeu » important, un processus de concrétisation qui ne peut être effectué que par les travail- leurs de l'entreprise : objectifs et moyens ne déterminent pas automatiquement et exhaustivement les modalités de travail, d'autant plus que la définition des moyens par le plan reste for- cément générale et ne peut ni ne doit descendre jusqu'à tous les « détails » importants. Cette concrétisation, cette détermi- nation des modalités de réalisation de l'objectif de l'entreprise à l'aide des moyens fournis est le premier domaine d'exercice de l'autonomie des travailleurs. Il est très important. Mais il est limité et il est d'une importance cruciale de prendre nette- ment conscience de ses limitations, car celles-ci définissent le cadre inévitable de départ de la production socialiste le cadre qu'elle aura à faire reculer au fur et à mesure de son dévelop- pement. L'autonomie ainsi conçue, sous l'aspect statique, est évi- dement tout d'abord limitée dans la détermination des objectifs de la production. Les travailleurs d'une entreprise donnée parti- cipent à la détermination des objectifs de production de leur entreprise, du fait qu'ils participent à la détermination du plan dans son ensemble. Mais ils ne déterminent pas eux-mêmes d'emblée et tout seuls ces objectifs. Dans l'économie moderne, ou la production de chaque entreprise à la fois conditionne celle de toutes les autres et est conditionnée par celle-ci, la défin nition d'objectifs de production cohérents ne peut pas se faire 29 par chaque entreprise particulière, elle doit se faire par et pour toutes ensemble, et le point de vue général ne peut que prévaloir sur le point de vue particulier. L'autonomie est également limitée dans la détermination des moyens de production. Les travailleurs d'une entreprise ne peuvent pas déterminer en pleine autonomie les moyens qu'ils préfèrent utiliser, car ces moyens ne sont que le résultat de la production d'autres entreprises; une telle autonomie signifierait que chaque entreprise pourrait déterminer les objectifs de pro- duction de toutes les autres, et ces autonomies s'annuleraient réciproquement. Cette limitation est toutefois beaucoup moins rigide que la première - celle relative aux objectifs — car des modifications des moyens de production proposées par l'usine utilisatrice peuvent être facilement réalisables par l'usine pro- ductrice sans entraîner pour cette dernière des servitudes addi- tionnelles; cela se voit tout à fait clairement dans le cas des grandes usines de production mécanique — automobile, par exemple — à intégration poussée, où une bonne partie de l'ou- tillage utilisé est fabriquée par l'usine même, et où par consé- quent la coopération des ateliers fabriquant l'outillage et des ateliers utilisateurs pourra conduire à des modifications extrême- ment amples des moyens de production actuellement utilisés (13). + Mais si l'on considère ce que l'on peut appeler l'aspect dynamique de la gestion ouvrière, c'est-à-dire la fonction de la gestion ouvrière dans le développement et la transformation de la production socialiste, plus exactement le fait que ce déve- loppement et cette transformation seront l'objectif premier de cette gestion, tout ce que nous venons de dire doit être repris et les limites de l'autonomie reculent graduellement. On peut le voir tout d'abord sur le plan de la détermination des moyens de production. Partant de la technologie héritée du capitalisme, la production socialiste s'attaquera comme nous l'avons dit à la transformation consciente de cette technologie. L'aspect premier de ce problème est celui-ci : actuellement, l'équipement - et, plus généralement, les moyens de produc- tion est en principe conçu et fabriqué indépendamment de son utilisateur et de son point de vue (on prétend, bien entendu, en tenir compte, mais cela n'a rien à voir avec le point de vue de l'utilisateur placé dans les conditions concrètes de produc- tion de l'usine capitaliste). Or l'équipement est fabriqué pour être consommé productivement et le point de vue de ce consom- mateur productif, c'est-à-dire du producteur - utilisateur de l'équipement, est primordial. Dans la mesure où le point de vue du producteur de l'équipement est également important, le pro- blème de la définition des moyens de production ne peut être résolu que par la coopération vivante de ces deux catégories de (13) Voir l'artlele de D. Mothé publié plus loin. 30 - travailleurs. Au sein d'une usine intégrée, cela implique le contact permanent entre les catégories correspondantes d'ate- liers. A l'échelle de l'économie entière, cela doit se faire par l'instauration de formes permanentes, normales, de coopération entre usines comme entre secteurs de la production. (Ce pro- blème est distinct de celui de la planification générale ; celle-ci pose un cadre quantitatif tant d'acier, tant d'heures de travail, à un bout, tant de produits de consommation finals, à l'autre bout — mais n'a pas à intervenir dans la forme, le type, etc., des produits intermédiaires.) Cette coopération pren- dra nécessairement deux formes. D'un côté, les problèmes du choix des meilleures méthodes et de leur propagation, de l'uni- formisation et de la rationalisation seront l'objet de la coopé- ration horizontale des Conseils organisés par branche et secteur d'industrie (textile, chimie, mécanique, industries électri- ques, etc). D'un autre côté, l'intégration des points de vue des producteurs et des utilisateurs de l'équipement, et plus générale- ment de tous les produits intermédiaires, sera l'objet de la coopération verticale des Conseils représentant les étapes suc- cessives de production (sidérurgie industrie des machines- outils-industrie mécanique, par exemple). Dans les deux cas, cette coopération devra s'organiser sous des formes permanentes, de Comités verticaux et horizontaux des représentants des Conseils d'entreprise comme aussi de Conférences des producteurs plus larges. En considérant donc le problème sous l'angle dynamique qui est finalement le seul important on constate que le terrain d'exercice de l'autonomie s'élargit énormément. Déjà, au niveau des entreprises, mais surtout au niveau de la coopé- ration entre entreprises, les producteurs détermineront eux- mêmes les moyens de production. Ils seront par là à même de dominer graduellement le processus du travail, puisqu'ils auront non seulement à en définir les modalités, mais qu'ils pourront en modifier la base technologique. Ce fait lui-même modifie ce que nous avions dit sur la détermination des objectifs. Les trois quarts de la production moderne (brute) sont constitués par des produits intermédiaires, par des moyens de production au sens le plus général. La déter- mination des moyens de production par les producteurs signifie donc immédiatement une participation directe extrêmement importante à la détermination des objectifs de production (puis- que la nature des objets intermédiaires sera définie en commun par les producteurs et les utilisateurs de ces objets). La limi- tation qui subsiste et qui est importante découle de ce que finalement ces moyens doivent servir, quelle que soit leur nature précise, à la production de biens de consommation finals et que ces derniers ne peuvent être déterminés que de façon générale, par le plan. Mais, à cet égard aussi, la considération de l'aspect dyna- 31 mique modifie radicalement la situation. La consommation mo- derne est caractérisée par l'apparition incessante de nouveaux produits. Ce sera aux entreprises produisant des biens de consom- mation de concevoir, d'étudier et de réaliser ces nouveaux produits. Ceci pose le problème plus général du contact entre pro- ducteurs et consommateurs. La société capitaliste repose sur une scission complète de ces deux aspects de l'homme, et sur l'exploi- tation du consommateur comme tel. Il ne s'agit pas simplement de l'exploitation monétaire ou de la limitation des revenus. La production capitaliste prétend satisfaire plus que toute autre dans l'histoire les besoins des masses, mais en fait c'est elle qui détermine sinon ces besoins eux-mêmes, du moins la manière de les satisfaire. Le point de vue du consommateur n'est qu'une des nombreuses variables que manipulent les techniques de vente modernes. La scission entre producteur et consommateur apparaît avec une évidence particulière dans la question de la qualité des produits. Le dialogue entre l'ouvrier-homme et l'ou- vrier-robot que résume D. Mothé dans son texte publié plus loin : « Tu crois que c'est important, cette pièce ? - Qu'est-ce que ça peut te faire. Ça va dans le mur », montre de façon sai- sissante pourquoi le problème de la qualité est insoluble dans le cadre de la société d'exploitation. Le vulgaire voit dans une mar- chandise une marchandise, au lieu d'y voir un moment de la lutte de classe cristallisé ; il voit dans les défauts des marchandises des défauts, au lieu d'y voir la résultante d'un conflit de l'ouvrier avec lui-même, de l'ouvrier avec l'exploitation, et des diverses instances de la bureaucratie de l'usine les unes avec les autres. La suppression de l'exploitation entraînera d'elle-même une modification de cet état de choses, et l'ouvrier pourra lui-même faire prévaloir, au cours de son travail, son attitude de consomma- teur éventuel de ce même produit. Mais la société socialiste devra sans doute, à sa première phase, envisager l'instauration de formes normales autres que le « marché >> de contact entre producteurs et consommateurs comme tels. - Dans tout ce qui précède, nous avons présupposé la division du travail héritée de la société actuelle, qui fournira le point de départ. Mais nous avons déjà indiqué plus haut que la société socialiste ne peut pas ne pas s'attaquer, dès son premier jour, à la démolition de cette division. C'est là un problème immense, qui ne peut pas être traité dans le cadre de ce texte. Les pre- miers jalons de sa solution, cependant, apparaissent dès main- tenant. La production moderne, en ruinant pour une grande partie les qualifications professionnelles d'autrefois et en créant des machines universelles semi-automatiques ou automatiques a démoli elle-même l'ossature traditionnele de la division du travail dans l'industrie et a donné naissance à un ouvrier univer- sel, pouvant se servir de la plupart des machines utilisées après un court apprentissage. Décortiquée de ses éléments de classe, 32 la répartition des travailleurs au sein d'une grande entreprise moderne correspond de moins en moins à une véritable division du travail et de plus en plus à une division des tâches. Les tra- vaileurs sont rivés à des endroits donnés du mécanisme produc- tif non pas en fonction d'une correspondance irrévocable entre leurs « qualifications » et les « exigences du travail », mais parce que c'était la place disponible, parce qu'elle leur confère tel ou tel avantage - en fin de compte, parce qu'on les a mis là, tout simplement. L'usine socialiste n'aura évidemment aucune raison d'accepter la rigidité artificielle des emplois qui prévaut actuellement. Elle aura tout intérêt à susciter une rota- tion des travailleurs entre ateliers et départements, comme aussi entre départements et « bureaux ». Une telle rotation ne peut que faciliter énormément la participation active et en connaissance de cause des travailleurs à la gestion de l'usine, dans la mesure où une proportion croissante de travailleurs sera familiarisée de première main avec le travail d'un nombre crois- sant d'ateliers. La même chose vaut pour la rotation de travail- leurs entre différentes entreprises, et pour commencer entre entreprises productrices et utilisatrices. Quant à ce qui subsiste du problème de la division du tra- vail proprement dite, il ne peut être traité qu'en liaison avec le problème de l'éducation - non seulement des nouvelles géné- rations, mais aussi des adultes que nous ne pouvons pas aborder ici. SIMPLIFICATION ET RATIONALISATION DES PROBLEMES GENERAUX DE L'ECONOMIE Le fonctionnement de l'économie socialiste implique la direction consciente des processus économiques par les produc- teurs à tous les niveaux, et tout particulièrement au niveau central. Il est complètement illusoire de croire, soit qu'une bureaucratie centrale laissée à elle-même ou < contrôlée », pourrait diriger l'économie vers le socialisme (elle la conduirait à nouveau vers l'exploitation), soit que des mécanismes objectifs « automatiques » pourraient être établis qui, comme des appa- reils de pilotage, orienteraient à chaque instant l'économie dans le sens voulu. Dans tous ces cas direction de l'économie par une bureaucratie « éclairée », régulation par des mécanismes de « vrai marché >> restaurés dans la pureté originelle qu'ils auraient, semble-t-il, possédée avant que le capitalisme ne les corrompe, ou régulation par un super-ordinateur électronique la même impossibilité fondamentale apparaît. Tout plan pré- suppose une décision sur le taux d'expansion de l'économie, et ce taux à son tour dépend essentiellement de la répartition du produit social en consommation et investissement (14). (14) On pourrait ajouter : 1) qu'il dépend aussi du progrès tech- nique. Mais ce progrès est fonction essentiellement des investisse- 33 Or il n'y a aucune base rationnelle « objective » permet- tant de déterminer cette répartition. Une décision d'investir 0 % du produit social n'est ni plus ni moins « rationnelle » objec- tivement qu'une décision d'en investir 90%. La seule ratio- nalité qui puisse exister en la matière, c'est la décision que pren- nent les hommes sur leur propre sort, en connaissance de cause. Et la détermination des objectifs du plan par les travailleurs qui auront à l'exécuter est la seule garantie, en fin de compte, de leur participation spontanée et volontaire à l'effort de sa réalisation et donc d'une mobilisation effective des individus autour à la fois de la gestion et de l'expansion de l'économie. Mais ceci ne signifie pas que le plan et la direction de l'éco- nomie ne sont que « politique pure ». La planification socialiste s'appuiera sur des éléments rationnels objectifs et elle est seule capable d'intégrer ces éléments à une orientation consciente de l'économie. Ces éléments sont des moyens extrêmement puis- sants d'« économie » de pensée et de travail, de simplification de la représentation de l'économie et de ses lois, permettant de rendre accessibles les problèmes de la gestion centrale à l'en- semble des travailleurs. Une gestion ouvrière de la production non plus au niveau de l'usine particulière, mais au niveau de l'ensemble de l'économie n'est possible que si les tâches de direction ont subi une énorme simplification, de telle façon que les producteurs et leurs organes collectifs puissent avoir sur les problèmes décisifs des opinions en connaissance de cause. Il faut, autrement dit, que l'immense chaos des faits et des relations économiques puisse être réduit en quelques données qui conden- sent de façon adéquate les problèmes posés : limitées en nom- bre, compréhensibles, résumant sans déformation et sans mysti- fication, suffisantes pour juger. Une telle condensation adéquate peut avoir lieu, parce qu'il y a premièrement un linéament rationnel de l'économie, deuxièmement, des techniques modernes de compréhension de l'économie, troisièmement, la possibilité de mécaniser et d'automatiser tout ce qui n'est pas domaine de décision humaine proprement dite. La discussion de ces éléments, de ces techniques et de ces possibilités est donc indispensable dès maintenant. Sans le déblaie- ment étendu du terrain qu'ils permettent, la gestion ouvrière de l'économie risquerait de s'écrouler sous le poids de la matière qu'elle doit dominer. Il va de soi que cette discussion est loin d'être exclusivement « technique » dans son contenu, et que nous serons constamment guidés par les principes généraux posés au départ. ments consacrés directement et indirectement à la recherche ; 2) qu'il dépend de l'évolution de la productivité du travail. Mais celle-ci dépend à son tour du capital disponible par ouvrier et du niveau tech- nique (deux facteurs qui nous ramènent à l'investissement) et, sur- tout, de l'attitude des producteurs face à l'économie. Celle-ci est directement liée à leur attitude face aux objectifs du plan et à la méthode dont ils ont été déterminés, donc nous renvoie aux facteurs discutés dans le texte. 34 L'usine du plan Un plan de production, qu'il concerne une usine particulière ou l'ensemble de l'économie, est un raisonnement (comportant un très grand nombre de raisonnements secondaires) qui se réduit à deux prémisses et une conclusion. Les deux prémisses sont : les moyens dont on dispose au départ (équipement, main-d'oeuvre, stocks, etc.) et la situation qu'on se propose d'atteindre (produc- tion de telles quantités d'objets et de services spécifiés au cours de telle période). Nous les appellerons respectivement les condi- tions initiales et l'objectif. La conclusion, c'est le chemin qu'il faut suivre pour passer des conditions initiales à l'objectif (tels produits intermédiaires à fabriquer au cours de telle pério- de, etc). Nous appellerons cette conclusion les objectifs inter- médiaires. S'il s'agit, à partir de conditions initiales simples, de réaliser un objectif simple, l'objectif intermédiaire peut être déterminé immédiatement. Au fur et à mesure que les conditions initiales ou l'objectif ou les deux se compliquent ou s'écartent dans le temps, la détermination des objectifs intermédiaires devient évidemment plus difficile. Dans le cas de l'économie, la com- plexité des éléments est telle (il y a des milliers de produits dif- férents, plusieurs procédés de fabrication possibles pour beau- coup d'entre eux, et la production de chaque catégorie de pro- duits met à contribution directement ou indirectement prati- quement celle de tous les autres), qu'on pourrait penser qu'une planification rationnelle (au sens d'une détermination a priori de tous les objectifs intermédiaires une fois les conditions ini- tiales et l'objectif final fixés) est impossible. C'est ce qu'ont affirmé d'ailleurs pendant longtemps les apologistes de la « libre concurrence ». Il n'en est cependant rien (15). Le problème peut être résolu en général, et les techniques disponibles de calcul économique et de calcul tout court permettent de le résoudre d'une façon remarquablement simple. Une fois les conditions initiales (la situation de de l'économie au départ) connues et l'objectif ou les objectifs finals fixés, on peut rédui- re tout le travail de planification (la détermination des objectifs intermédiaires) à un travail purement technique d'exécution, qui lui-même peut être mécanisé et automatisé à un degré énorme. La base de ces méthodes est précisément l'idée de l'inter- dépendance totale des divers secteurs de l'économie (le fait que (15) La « planification » bureaucratique pratiquée en Russie et dans les pays satellites ne prouve rien, ni dans un sens ni dans l'autre. Elle est tout autant irrationnelle, contient tout autant d'anarchie et de gaspillage (« extérieur », indépendamment du gaspillage dans les usines et la production) que le « marché » capitaliste, quoique bien entendu sous une autre forme. Nous avons fourni une brève description de ce gaspillage et une analyse des racines de cette irra- tionalité dans le N° 20 de cette revue (La révolution prolétarienne contre la bureaucratie, pp. 139 à 156.) 35 tout ce qu'un secteur utilise pour produire est déjà produit d'un autre, et inversement que tout le produit de chaque secteur doit en fin de compte être utilisé par les autres). A cette idée qui remonte à Quesnay, et qui forme la base de l'analyse de l'accu- mulation capitaliste par Marx, un groupe d'économistes améri- cains autour de W. Leontief ont pu depuis vingt ans donner une expression statistique et une application à l'économie réelle qui vont s'amplifiant constamment (16). Cette interdépendance signifie qu'à tout instant (pour un état donné de la technique et une structure donnée de l'équipement de l'économie) la pro- duction de chaque secteur est liée par des relations relative- ment stables aux quantités de produits d'autres secteurs que ce secteur utilise (consomme productivement). Tout le monde sait qu'il faut une quantité donnée de charbon pour produire une tonne d'acier de tel type, et qu'en plus il faut tant de fer- raille ou de minerai de fer, tant d'heures de travail, tant de dépenses d'entretien et de réparations, etc. Le rapport « char- bon utilisé-acier produit », exprimé en valeur, est le coefficient technique courant déterminant la consommation productive de charbon par unité d'acier produite. Si l'on veut augmenter la production d'acier, au-delà d'un certain point il ne servira à rien d'augmenter les quantités de charbon, ferraille, etc, livrées aux acieries ; il faudra construire des nouveaux fours, autrement dit augmenter l'équipement ou la capacité productive installée des acieries. Pour produire telle quantité additionnelle d'acier, il faudra donc produire telle et telle quantité d'équipement (de type spécifié). Le rapport « telle quantité de tel type d'équipement-capacité de produc- tion d'acier par période », exprimé en valeur, est le coefficient technique de capital déterminant la quantité de capital utilisé par unité d'acier produite au cours d'une période. Tout cela est parfaitement connu et banal, et on peut s'en tenir là s'il s'agit de la direction d'une seule entreprise ; chaque firme se base sur ces considérations - beaucoup plus détail- lées - lorsque, ayant décidé de produire tant ou d'augmenter sa capacité de production de tant, elle achète ses matières pre- mières, embauche de la main-d'oeuvre ou commande son équi- pement. Mais lorsqu'on considère l'ensemble de l'économie, le problème change : l'interdépendance des secteurs fait que l'augmentation de la production d'un secteur se répercute (à des degrés différents) sur tous les autres et finalement sur le secteur même dont on est parti. Une augmentation de la pro- duction d'acier exige immédiatement une augmentation donnée de la production de charbon ; mais cette dernière entraîne, sup- 16) La littérature relative à ce sujet s'accroit tous les jours. Le point de départ d'une étude du sujet reste toujours le travail de W. Leontief, The structure of American economy, New York, 1951, V. aussi Leontief and others Studies in the structure of American economy, New York, 1953. 36 accrus - posons, d'un côté l'accroissement de tel type d'équipement des mines, d'un autre côté, l'embauche de main-d'oeuvre supplé- mentaire. Les besoins accrus d'équipement des mines entraî- nent (supposons) une demande additionnelle d'acier - et d'autres types de produits et de travail. La demande addition- nelle d'acier se répercute à son tour sur la demande de char- bon et ainsi de suite. De son côté, la main-d'oeuvre nouvel- lement employée a es revenus donc elle achète davantage de biens de consommation de divers types, dont la production exige telles et telles quantités de matières premiè- res, d'équipement, etc (et à nouveau de charbon et d'acier). Ce n'est pas la plaisanterie sur l'âge du capitaine, mais un des pro- blèmes centraux auxquels la planification doit — et peut -- répondre de combien augmentera la demande de bas nylon dans les Basses-Pyrénées si on construit un haut-fourneau en Lorraine ? La méthode des matrices de Léontieff, combinée à d'autres méthodes modernes (l' « activity analysis » de Koopmans (17) dont la « recherche opérationnelle » est un cas particulier) per- met, dans le cas d'une économie socialiste, la solution en théo- rie exacte de ce problème. Une matrice est un tableau dans lequel sont disposés systématiquement les coefficients techni- ques (courants et de capital) exprimant la dépendance de cha- que secteur par rapport à chacun des autres. Tout objectif final défini se présente comme une série de biens d'utilisation finale en quantités spécifiées devant être produits au d'une période donnée. Dès que cet objectif final est donné, la solution d'un système d'équations simultanées permet de défi- nir immédiatement tous les objectifs intermédiaires, donc les tâches à réaliser pour chaque secteur de l'économie. Cours La solution de ces problèmes sera la tâche d'une entreprise spécifique, mécanisée et automatisée à un degré important, et dont le travail consistera en une véritable « fabrication en série » des plans et de leurs diverses pièces détachées. Cette entreprise, c'est l'usine du plan. L'atelier central de l'usine du plan sera probablement (pour commencer) un ordinateur électronique dont la mémoire magnétique aura emmagasiné les coefficients techniques et les capacités installées de production de chaque secteur et qui, « nourri » avec des objectifs hypothétiques, « produira » les tâches de production par secteur que ces objectifs implique- (17) Voit T. Koopmans, Activity analysis of production and allo- cation, New York, 1951. 37 raient (y compris, bien entendu, les heures de travail qu'aurait à fournir dans chaque cas le secteur « travailleurs ») (18). Autour de cet atelier seraient disposés d'autres analogues, dont les tâches seraient : étude de la répartition et des flux régionaux de la production courante et des investissements nou- veaux ; étude de divers optima techniques, compte tenu de l'in- terdépendance générale ; détermination de la valeur unitaire des diverses catégories de produits, etc. Deux services de l'usine du plan méritent une mention particulière : le recensement et le service des coefficients techniques. La qualité du travail de planification, ainsi conçu, dépená de la qualité de la connaissance réelle de l'état de l'économie qui est à sa base ; l'exactitude de la solution dépend, autrement dit, de la connaissance adéquate des « conditions initiales » et des coefficients techniques. Des recensements industriels et agricoles sont faits à intervalles réguliers dans les pays capita- listes avancés dès maintenant ; ils offrent une base de départ, mais ils sont extrêmement fragmentaires, imprécis, inexacts et inadéquats. Un inventaire propre et complet sera la première. tâche d'un pouvoir ouvrier. Mais cet inventaire, qui implique une préparation sérieuse considérable, ne sera pas fait par décret du jour au lendemain, ni ne sera achevé une fois fait. Son perfec- tionnement et sa mise à jour sera une tâche permanente de l'usine du plan, en coopération étroite avec les services corres- pondants des entreprises. Les résultats de ce travail modifieront et enrichiront chaque fois la mémoire de l'ordinateur central (qui pourra d'ailleurs se charger lui-même d'une partie considérable de la tâche). D'un autre côté, la détermination des coefficients techniques posera des problèmes analogues. Elle peut être faite grossière- ment au départ à partir de données statistiques générales (« en moyenne, le textile a utilisé tant de coton pour produire tant de cotonnades »), mais elle devra être rapidement précisée par le travail des techniciens de chaque secteur, capable de fournir des relations beaucoup plus précises. Aussi bien la connaissance graduellement améliorée des coefficients techniques que surtout la modification réelle de ces coefficients à la suite des nouveaux développements de la technologie entraîneront des révisions pério- diques des données emmagasinées par l'ordinateur. (18) La division de l'économie en une centaine de secteurs, cor- respondant à la capacité présente des ordinateurs électroniques, est à peu près « à mi-chemin » entre la division en deux secteurs, biens de production et biens de consommation, avec laquelle travaillait Marx, et les quelques milliers de secteurs qu'exigerait une division parfaitement rigoureuse. Il est probable qu'elle sera suffisante dans la pratique. Elle pourrait d'ailleurs être facilement raffinée dès main- tenant par une solution du problème en plusieurs étapes. 38 Une connaissance aussi farge de l'état réel et des possibi- lités de l'économie, la révision perpétuelle des données maté- rielles et techniques et les conclusions instantanées qui pourront en être tirées chaque fois signifieront des gains dont il est diffi- cile de se faire une idée, mais dont il est probable qu'ils seront immenses. Nous ne citerons que deux indications. Dans une série de problèmes particuliers, l'emploi des méthodes modernes et des calculateurs électroniques a permis de donner des réponses s'éloignant considérablement de la pratique suivie jusqu'alors et beaucoup plus économiques et rationnelles. Or ces possibilités restent actuellement inexploitées dans le domaine où elles doivent être de loin les plus importantes, celui de l'économie dans son ensemble. D'autre part, toute modification technique dans un secteur donné peut en principe affecter les conditions de renta- bilité et le choix rationnel des méthodes de production dans tous les autres secteurs. L'économie socialiste pourra tenir compte de cet effet intégralement et instantanément. L'économie capi- taliste n'en tient compte qu'en petite partie et avec des délais considérables. La réalisation matérielle de cette usine du plan sera immé- diatement possible dans un pays moyennement industrialisé. L'équipement nécessaire existe d'ores et déjà, les hommes capa- bles de le faire fonctionner également. Des branches profession- nelles qui n'ont pas de raison d'être dans une économie socia- liste, comme les banques et les assurances, effectuent actuelle- ment, à l'aide de ces mêmes moyens modernes, un travail iden- tique dans la forme. S'adjoignant des mathématiciens, des écono- métriciens et des statisticiens, les travailleurs de ces secteurs pourront fournir le personnel de l'usine du plan. Et la gestion ouvrière, les exigences d'une économie rationnelle, donneront une impulsion extraordinaire au développement, à la fois « spon- tané et automatique » et conscient, des techniques logiques et mécaniques de la planification, Pour résumer : le rôle de l'usine du plan ne sera évidem- ment pas de décider du plan. Les objectifs du plan seront déter- minés par la société, sous une forme que nous décrirons plus loin. Le rôle de l'usine du plan sera : avant l'adoption du plan, de calculer et de présenter à la société les implications et les conséquences du plan ou des plans proposés. Après l'adoption du plan, de réviser constamment les données de la planification courante, et de tirer le cas échéant les conséquences de ces modi- fications, en informant l'Assemblée centrale et les secteurs inté- ressés sur les changements d'objectifs intermédiaires - donc de tâches de production qui doivent en découler. Ni dans le premier cas, ni dans le second elle n'aura à décider elle-même de quoi que ce soit, sauf, comme toute autre usine, de l'organi- sation de son propre travail. 1 39 Le marché des biens de consommation Avec une technique donnée, la détermination des « objec- tifs intermédiaires » est comme nous venons de le voir une affaire mécanique (avec une technique en évolution permanente, d'au- tres problèmes se posent, que nous traiterons plus loin). Mais qu'en est-il des biens de consommation ? Comment sera faite la détermination de la liste et des quantités des biens de consom- mation à produire ? Il est clair d'abord que cette détermination ne peut pas se faire de façon démocratique directe. La décision de planification proposée à la société ne peut pas porter, comme sur un objectif final, sur la liste complète dans le détail des biens de consomma- tion à produire et de leurs quantités. Une telle décision ne serait pas démocratique, car elle ne serait pas prise en connaissance de cause : personne ne peut prendre une décision sensée sur des listes comportant des milliers d'articles en quantités variables. Deuxièmement, une telle décision équivaudrait à une tyrannie de la majorité sur la minorité, dépourvue de toute justification. Si 40 % de la population désirent consommer tel article et sont disposés à payer pour l'avoir, il n'y a aucune raison de les en priver sous prétexte que les autres n'en veulent pas. Il n'y a pas de goût plus logique qu'un autre, ni une raison quelconque pour prendre une décision tranchant le problème, puisque la satisfac- tion des désirs des uns n'est pas incompatible avec celle des désirs des autres. Le rationnement car c'est à cela qu'un système de décision majoritaire reviendrait en l'occurrence wie est le mode le plus irrationnel de régler ce problème ; mode intrinsèquement absurde partout ailleurs que sur le radeau de Méduse ou dans la forteresse assiégée. La décision de planification concernera donc le niveau de vie ou le volume global de la consommation en termes de revenu disponible pour chacun et non par la composition dans le détail de cette consommation. Si le volume global de la consommation est défini, on pour- rait être tenté de traiter les articles dont il se compose comme des « objectifs intermédiaires ». On pourrait dire : « Lorsque les consommateurs disposent de tel revenu, ils achètent telle quantité de cet article ». Mais ce serait là une réponse artifi- cielle et finalement erronée. La détermination d'un objectif de niveau de vie n'entraîne pas pour la consommation humaine des implications du type de celles qu'entraîne pour la production de charbon la décision de produire tant de tonnes d'acier. Il n'y a pas des « coefficients techniques » du consommateur. Dans la production matérielle, ces coefficients ont un sens intrinsèque, dans le domaine de la consommation, ils ne représenteraient qu'un artifice comptable. Certes, il y a une régularité statistique de la structure de la demande des consommateurs, en fonction de leur revenu, régularité sans laquelle l'économie capitaliste privée ne pourrait pas fonctionner. Cependant cette régularité est toute MM 40 info relative. Ce qui est plus, elle sera modifiée de fond en comble pendant la période socialiste : une redistribution étendue des revenus aura lieu ; des bouleversements multiples surviendront sur tous les plans ; le viol permanent des consommateurs par la publicité et les techniques de vente du capitalisme cessera ; d'autres goûts surgiront en fonction de l'accroissement du temps libre. Enfin, la régularité statistique de la demande des consom- mateurs ne résoud pas le problème des écarts que la demande réelle au cours d'une période peut présenter par rapport au plan. Une planification réelle ne peut pas dire : « le niveau de vie augmentera de 5 % l'année prochaine, cela, comme l'expérience nous l'enseigne, entraînera une augmentation de 20 % de la demande de voitures, donc il faut produire 20 % de voitures de plus » et s'en tenir là. Elle sera obligée de commencer ainsi, à défaut d'autres critères ; mais elle doit comporter, incorporée à sa structure, des mécanismes correctifs pouvant répondre aux écarts de l'évolution réelle par rapport à l'évolution « prévue ». Pour ces raisons, la société socialiste réglementera la structure de sa consommation à partir du principe de la souve- raineté du consommateur - ce qui implique l'existence d'un marché réel pour les biens de consommation. La décision géné- rale de planification définira la proportion de son produit que la société veut consacrer à la satisfaction de ses besoins de consommation, celle consacrée aux besoins de la collectivité (« consommation publique ») et celle consacrée au développe- ment de forces productives (« investissement »). Mais la structure de la consommation sera définie par la demande des consommateurs eux-mêmes. Comment fonctionnera ce marché, comment s'y réalisera l'adaptation réciproque de l'offre et de la demande ? Il y a d'abord une condition d'équilibre global : l'ensem- ble des revenus distribués (salaires, retraites, etc.) devra être égal à la valeur (quantités x prix) des biens de consommation offerts au cours de la période. Une première décision « empirique » devra être prise pour commencer sur la structure de la consommation. Elle s'appuiera sur les régularités statistiques traditionnellement « connues », en les corrigeant pour tenir compte de l'effet des facteurs nou- veaux (égalisation des revenus, par exemple). Elle devra prévoir également la constitution de stocks plus élevés que ceux qui sont « techniquement » nécessaires. Les écarts possibles du déroulement réel de la consomma- tion par rapport aux prévisions rencontreront trois « amortis- seurs » ou processus de correction successifs : a) variations des stocks, b) hausse (ou baisse, en cas de déficit de la demande) du prix de la marchandise considérée aussi longtemps que les stocks continuent à baisser (ou à s'accumuler) avec explication au public de la raison de cette modification des prix. c) entre temps, rajustement de la structure de la produc- tion des biens de consommation, jusqu'au point où le flux de pro- 41 Men ME *** duction devient égal (après reconstitution de stocks normaux) au flux de la demande. A ce moment-là, le prix de vente est ramené au prix normal. Etant donné le principe de la souveraineté des consomma- teurs, l'écart entre demande réelle et production prévue doit être corrigé non pas par l'instauration d'une différence perma- nente entre prix de vente et prix normal, mais par la modifica- tion de la structure de la production. En effet, un tel écart signifie ipso facto que la décision de planification était erronée dans ce domaine. Monnaie, prix, salaires et valeur Beaucoup d'absurdités ont été dites sur la monnaie et sa sup- pression dans une société socialiste. Il est pourtant clair que le rôle de la monnaie est radicalement transformé à partir du moment où elle ne peut plus être instrument d'accumulation ou de pression sociale, personne ne pouvant posséder des moyens de production et tous les revenus étant égaux. Les tra- vailleurs toucheront un revenu ; et ce revenu prendra la forme de signes leur permettant de répartir leurs dépenses comme ils l'entendent dans le temps et entre divers objets. Luttant contre des réalités et non contre des mots, nous n'avons aucune hési- tation à appeler ce revenu « salaire », et ces signes « monnaie ». De même, nous avons appelé plus haut « prix normal » l'expression monétaire de la valeur-travail (19). Cette valeur, seule base rationnelle possible d'une comptabilité sociale et seul étalon de mesure ayant une signification pour les hommes, sera nécessairement le fondement du calcul de rentabilité de la production socialiste (calcul dont l'objet essentiel sera la réduction des coûts directs et indirects en travail humain). La détermination du prix des objets de consommation à partir de leur valeur signifiera que pour chacun le coût des objets de consommation apparaîtra comme l'équivalent du travail qu'il (19) La valeur-travail comprend évidemment le coût social actuel de l'équipement usé en cours de période. Voir, sur le calcul de la valeur-travail à l'aide de la méthode matricielle, Sur la dynamique du capitalisme dans le n° 12 de cette revue, pp. 7 à 22. L'adoption de la valeur travail comme étalon équivaut à considérer ce que les économistes académiques appellent « coût normal à long terme ». Le point de vue exprimé dans le texte correspond à celui de Marx, qui est en général violemment combattu par les économistes académi- ques, même « socialistes » ; pour ceux-ci, ce serait le « coût margi- nal » qui devrait déterminer les prix (cf. par exemple Joan Robinson, An essay on Marrian economics, Londres 1947, pp. 23 à 28). Nous ne pouvons entrer ici dans cette discussion. Disons seulement que l'ap- plication du principe du coût marginal signifierait que le prix du billet Paris-New York par avion devrait être égal tantôt à zéro et tantôt au coût d'un Super-Constellation. 42 aurait lui-même dépensé à les produire muni de l'équipement et de la capacité sociales moyennes. Ce sera une simplification et une clarification si l'unité monétaire est le « produit net d'une heure de travail », c'est- à-dire l'unité de valeur, et le salaire horaire une fraction de cette unité (égale au rapport consommation privée/production nette totalel, de telle façon que la « décision fondamentale » de la planification (répartition de produit social entre consom- mation et investissement) soit immédiatement évidente à cha- cun, de même que le coût social de tout objet qu'il achète. L'égalité absolue des salaires Suivant l'aspiration profonde des ouvriers, - les revendica- tions ouvrières, lorsqu'elles s'expriment indépendamment de la bureaucratie syndicale, sont de plus en plus souvent dirigées contre la hiérarchie des salaires (20) une égalité absolue pré- vaudra en matière de salaires. Aucune justification, autre que l'exploitation, ne peut fonder l'existence d'une hiérarchie des salaires (21), qu'elle corresponde à la qualification profession- nelle ou à des différences de rendement. Si le travailleur avan- çait lui-même les frais de la qualification professionnelle, et si la société socialiste le considérait comme s'il était une « entre- prise », la récupération de ces frais au cours de sa vie active pourrait tout au plus justifier » un écart allant dans le cas extrême de 1 à 2 (entre le manoeuvre-balai et le spécialiste de la chirurgie du crâne). Mais les frais de formation seront avan- cés par la société (ils le sont en fait dès maintenant dans la plu- part des cas), et le problème de leur « récupération » n'a pas de sens. Quant au rendement, il dépend déjà actuellement beaucoup moins de la prime, et beaucoup plus de la contrainte imposée par les machines et la surveillance, d'un côté, de la discipline des groupes élémentaires des travailleurs dans l'ate- lier, de l'autre. La société socialiste ne peut pas imposer l'aug- mentation du rendement par la contrainte économique, sans entrer de nouveau dans tout le fatras capitaliste des normes, de la surveillance, etc. La discipline de travail résultera (comme (20) Les grèves de Nantes, en 1955, se sont déroulées sur une reven- dication anti-hiérarchique d'augmentation uniforme pour tous. Les Conseils ouvriers hongrois demandaient la suppression des normes et une limitation sévère de la hiérarchie. Ce qui transpire des décla- rations officielles indique qu'une lutte permanente contre la hiérar- chie se déroule dans les usines russes. V. La révolution prolétarienne contre la bureaucratie, dans le n° 20 de cette revue, pp. 149-153. (21) Pour une discussion détaillée du problème de la hiérarchie voir Les rapports de production en Russie, dans le n° 2 de cette revue, pp.- 50 à 66. V. également sur la dynamique du capitalisme, nº 13, pp. 67 à 69. 43 . ---- ......" AXATDA 1 c'est en partie le cas aujourd'hui déjà) de l'organisation du groupe élémentaire des travailleurs dans l'atelier, de la coopération et du contrôle réciproque des ateliers dans l'usine, des conféren- ces des productions des diverses entreprises et des divers sec- teurs. Le groupe élémentaire de travailleurs dans un atelier peut en règle générale discipliner un individu, et, si celui-ci se révèle incorrigible, l'obliger à quitter l'atelier. Le récalcitrant n'aurait alo d'autre recours que de chercher à entrer dans un autre groupe de travailleurs et à s'en faire accepter ou de rester sans travail. L'égalité des salaires donnera un sens réel au marché des biens de consommation où chaque participant sera enfin doté pour la première fois d'un vote égal. 'Elle supprimera un nombre infini de conflits, aussi bien dans la vie courante que dans la production, et permettra de réaliser une cohésion extraordi- naire des travailleurs. Elle détruira à sa base toute la monstruo- sité mercantile du capitalisme, privé ou bureaucratique, la commercialisation des personnes, cet univers où l'on ne gagne pas ce que l'on vaut, mais où l'on vaut ce que l'on gagne. Quel- ques années d'égalité des salaires et peu de chose subsistera de la mentalité présente des individus. La décision fondamentale La décision fondamentale, c'est la décision par laquelle la société détermine l'objectif final du plan. Elle concerne les deux données, qui, en fonction des « conditions initiales » de l'écono- mie, déterminent l'ensemble de la planification : le temps de travail que la société veut consacrer à la production ; la partie de la production qu'elle veut consacrer respectivement à la consom- mation privée, à la consommation publique, à l'investissement, Dans la société capitaliste privée ou bureaucratique, le temps de travail est déterminé par la classe dominante, au moyen de contraintes directes (c'était le cas jusqu'à hier dans les usines russes) ou économiques. La société socialiste subira elle aussi la contrainte de l'économie puisque une décision de modification de la durée du travail se répercutera (toutes choses égales par ailleurs) sur la production. Mais elle pourra décider en connais- sance de cause, devant les données du problème clairement expo- sées. La société socialiste sera la première société moderne à pouvoir déterminer de façon rationnelle la répartition du produit social entre consommation et investissement (22). Dans la société capitaliste privée, cette répartition est effectuée de façon abso- lument aveugle, et il est vain de chercher une « rationalité » quelconque dans les facteurs qui déterminent le volume de l'inves- (22) Nous laissons désormais de côté le problème de la consomma- tion publique. 44 L A. rissement (23). Dans la société bureaucratique, le volume de 'investissement relève d'une décision entièrement arbitraire de a bureaucratie centrale, qui n'a jamais été capable de la justifier autrement qu'en psalmodiant des litanies sur la « priorité de l'industrie lourde » (24). Mais y aurait-il une base rationnelle << objective » d'une décision centrale en la matière, cette décision serait ipso facto irrationnelle si elle était prise en l'absence des seuls intéressés de l'ensemble de la société. Elle reprodui- rait la contradiction fondamentale de tout régime d'exploitation : elle traiterait les hommes dans le plan comme une variable à comportement prévisible parmi d'autres, elle les transformerait donc en objets dans son principe théorique et serait rapidement amenée à les traiter en objets dans la pratique. Elle contiendrait le germe de son propre échec, puisque au lieu de stimuler la participation des producteurs à l'exécution du plan, elle les éloi- gnerait d'un plan étranger à leur volonté. Il n'y a pas de rationalité « objective » permettant de décider, à l'aide de formules mathé- matiques, de l'avenir de la société, de son travail, de sa consom- mation, de son accumulation. La seule rationalité dans ce domaine, c'est la raison vivante des hommes, la décision des hommes eux- mêmes sur leur propre sort. Mais cette décision ne sera pas un coup de dés. Elle s'ap- puiera sur une clarification complète des données du problème, elle sera une décision en connaissance de cause. La possibilité de cette clarification résulte de l'existence, pour un état donné de la technique, d'un rapport déterminé entre l'investissement et l'accroissement de production que cet inves- tissement permet. Ce rapport n'est rien d'autre que le résultat de l'application à l'ensemble de l'économie des « coefficients techniques de capital » dont nous avons parlé plus haut. Tel investissement dans les acieries permet tel accroissement du produit net des aciéries ; et tel volume global d'investissements (23) Dans son œuvre principale, consacrée à cette question, et après un usage modéré d'équations différentielles, Keynes parvient à la conclusion que la déterminante principale de l'investissement sont les « esprits animaux » des entrepreneurs (The General Theory, pp. 161-162). Quant à l'idée que le volume de l'investissement serait essentiellement déterminé par le taux d'intérêt et que ce dernier découlerait du jeu des « forces réelles de la productivité et de l'épar- gne », il y a longtemps qu'elle a été démolie par l'économie acadé- mique elle-même (v. par exemple Joan Robinson, The rate of interest and other essays, 1951). (24) On chercherait en vain dans les copieux travaux de M. Bet- telheim la moindre tentative d'une justification rationnelle quelcon- que du taux d'accumulation « choisi > par la bureaucratie russe. Le « socialisme » de tels « théoriciens > ne signifie pas seulement : Staline (ou Kroutchev) seul peut savoir. Il signifie aussi : ce savoir, de par sa nature, n'est pas communicable au reste de l'humanité. Dans un autre pays, et en d'autres temps, cela s'appelait le Führer- prinzip. T. MAN permet tel accroissement net du produit social global (25). Par conséquent, tel rythme d'accumulation permet tel rythme d'ac- croissement du produit social, donc du niveau de vie (ou des loisirs) – et finalement, telle fraction du produit consacrée à l'accumulation permet tel rythme d'accroissement du niveau de vie. Le problème peut donc être posé dans ces termes : telle augmentation immédiate de la consommation est possible mais elle signifie qu'on renonce à toute augmentation pour les années à venir. Telle autre augmentation, plus limitée, permet- trait au produit social et donc aussi au niveau de vie de s'accroître au rythme de x % par an, et ainsi de suite. « L'antinomie entre le présent et le futur », avec laquelle se gargarisent les apolo- gistes du capitalisme et de la bureaucratie, sera encore là, mais clairement exposée ; et la société pourra la trancher, consciente du cadre et des implications de sa décision. Finalement donc, tout plan soumis aux travailleurs pour décision devra spécifier : La durée de travail qu'il implique. Le niveau de consommation pendant la première période. Les ressources consacrées à l'investissement et à la consommation publique. (25) Cet accroissement net n'est évidemment pas la somme pure et simple des accroissements dans chaque secteur ; plusieurs élé- ments s'ajoutent et se retranchent pour passer de celle-ci à celui-là. Telles sont par exemple les « utilisations intermédiaires » des produits de chaque secteur, d'un côté, les « économies extérieures », de l'autre (un investissement dans une branche, en supprimant un goulot d'étranglement, peut permettre l'utilisation de capacités de produc- tion déjà installées dans d'autres secteurs, jusqu'alors gaspillées). Mais le calcul de cet accroissement net ne présente aucune difficulté particulière ; il est effectué automatiquement en même temps que le calcul des « objectifs intermédiaires » (mathématiquement, la solution de l'un donne immédiatement la solution de l'autre). Nous avons discuté le problème de la détermination globale du volume des investissements ; la place ne nous permet pas de discu- ter le problème du choix des investissements particuliers. Bornons- nous à quelques Indications. La répartition des investissements par secteurs est automatique une fois l'objectif final déterminé (tel niveau de consommation finale implique directement ou indirecte- ment, telle et telle capacité installée dans chaque secteur). Le choix de tel type d'investissement entre plusieurs amenant le même résul- tat ne peut que dépendre essentiellement des considérations rela- tives à la situation que tel ou tel type d'équipement crée aux travail- leurs qui l'utilisent, et, d'après tout ce que nous avons dit, le point de vue de ces derniers sera décisif. Entre équipements équivalents sous cet angle, (centrales thermiques et hydrauliques, par exemple) le critère de rentabilité est toujours applicable. Là où le calcul de la rentabilité implique l'utilisation d'un taux d'intérêt « comptable », la société socialiste sera encore en position de supériorité sur l'éco- nomie capitaliste : elle utilisera comme « taux d'intérêt » le taux d'expansion de l'économie, car on peut montrer que ces deux taux doivent être nécessairement identiques dans une économie ration- nelle (von Neuman. 1937). 46 - Le rythme d'augmentation de la consommation pendant les périodes à venir. - Les tâches de production incombant à chaque entreprise. Nous avons par endroits, afin de simplifier, présenté la déci- sion sur l'objectif du plan et la détermination des objectifs inter- médiaires (implications du plan quant à telle et telle production spécifique) comme deux actes consécutifs et uniques. Mais en réalité, il y aura un va-et-vient continu entre ces deux phases, et pluralité de propositions. D'un côté, les travailleurs ne peuvent décider en connaissance de cause de l'objectif de la planification que s'ils en connaissent les implications pour eux-mêmes, non seulement en tant que consommateurs, mais en tant que produc- teurs de telle entreprise spécifique. D'autre part, il n'y a de déci- sion en connaissance de cause que si cette décision peut tenir compte de l'ensemble des possibles, donc si elle est choix portant sur une gamme d'objectifs et d'implications. Par conséquent, le processus de décision prendra la forme suivante : discussion par les Assemblées d'entreprise et élaboration par les Conseils de propositions totales ou partielles portant sur les objectifs et les possibilités de production pour la période à venir ; regroupement par l'usine du plan de ces propositions, élimination des proposi- tions irréalisables ou entraînant des sous-emplois non voulus ; élaboration des propositions réalisables (regroupées pour autant qu'elles sont compatibles) et de leurs implications sous la forme la plus concrète possible (« la proposition A implique que l'usine X augmentera l'année prochaine sa production de r % avec l'aide de l'équipement additionnel Y »); discussion de ces propositions au sein des Conseils et des Assemblées, éventuellement contre- propositions et répétition de la procédure précédante ; discussion finale et vote majoritaire au sein des Assemblées d'entreprise. LA GESTION DE L'ECONOMIE On a vu ce que signifie la gestion ouvrière de l'entreprise : la suppression de l'appareil de direction séparé et la réalisation des tâches de direction par les travailleurs eux-mêmes, orga- nisés sous forme d'Assemblées d'un ou de plusieurs ateliers ou bureaux, d'Assemblée générale de l'entreprise et de Conseil de l'entreprise. La gestion ouvrière de l'économie dans son ensemble signi- fie également que la direction de l'économie n'est pas confiée à un appareil de direction spécifique, mais qu'elle appartient aux travailleurs organisés. L'exposé qui précède montre que cette direction est par- faitement réalisable. Sa présupposition, c'est la clarification et l'exploitation des possibilités de la technique moderne par les hommes ; c'est l'utilisation consciente d'une série de pro- cédés, de moyens et de mécanismes, appuyés sur une connais- 47 sance de la réalité de l'économie, qui déblayent le terrain et simplifient les problèmes essentiels posés à la société. Tels sont, d'un côté, le « marché » de biens de consommation, l'égalité des salaires, la liaison entre les prix et les valeurs. D'un autre côté, et surtout, l'existence de l' « usine du plan ». La partie de loin la plus étendue des travaux de planification ne comporte que des tâches d'exécution et peut donc être confiée à une entreprise mécanisée et automatisée qui n'a pas comme telle ni rôle ni fonction politique et qui se borne à mettre à la dispo- sition de la société les divers plans possibles et les implications de ces plans pour chacun, tant du point de vue de la production que du point de vue de la consommation. Ce déblaiement effectué, et les orientations cohérentes possibles dégagées devant la population, le choix est effectué par celle-ci. Chacun peut décider des objectifs du plan en connaissance de cause, puisqu'il connaît les implications de tel ou tel choix pour lui-même en tant que consommateur et pro- ducteur. Les éléments du plan sont partis comme propositions des diverses entreprises ; ils ont été élaborés sous forme d'une gamme de plans cohérents possibles par l' « usine du plan » ; ces plans reviennent finalement devant les Assemblées d'entre- prise, qui en discutent et votent. Le plan une fois adopté, il trace le cadre des activités éco- nomiques dans la période qu'il couvre et il en constitue le point de départ. Mais le plan ne domine pas la vie économique de la société socialiste. Il n'est que ce point de départ, constamment repris et modifié. La vie économique et donc aussi totale de la société ne peut pas reposer sur une rationalité technique morte, donnée une fois pour toutes. La société ne peut pas s'aliéner à ses propres décisions. Ce n'est pas seulement que la réalité ne peut que s'écarter, sous une foule d'aspects, du plan le plus « parfait » du monde. C'est que l'activité gestion- naire des travailleurs tendra constamment, directement ou indi- rectement, à modifier à la fois les données et les objectifs du plan. De nouveaux produits, de nouveaux moyens de pro- duction, de nouvelles méthodes, de nouveaux problèmes et de nouvelles difficultés aussi surgiront constamment ; des temps de travail diminueront, des prix seront modifiés entraînant des réactions des consommateurs ou des déplacements de la demande. Certaines de ces modifications n'affecteront qu'une seule entreprise, d'autres plusieurs. et il y en aura sans doute qui se répercuteront sur l'ensemble de l'économie (26). L' « usine du plan » n'aura donc pas à fonctionner un jour tous (26) De ce point de vue, s'ils n'étaient pas faux, les chiffres mon- trant année après année la réalisation à 101 % des plans porteraient la condamnation la plus sévère de l'économie et de la société russes. Cela signifierait, en effet, qu'en pace de cinq ans, rien ne se passe dans le pays, que pas une idée originale n'a germé où que ce solt (ou alors, que Staline les avait toutes prévues et incorporées d'avance dans le plan, laissant dans sa bonté aux inventeurs la joie Wusoire de la découverte). les cinq ans, elle aura vratsemblablemenl à fonctionner tous Yes jours, pour une raison ou pour time altre. Le contenu de la gestion de l'économie Ce que nous avons dit jusqu'ici concerne surtout la forme de la gestion de l'économie, les institutions et les mécanismes qui en assureront le fonctionnement démocratique. Cette forme permettra à la société de donner à sa gestion de l'économie le contenu qu'elle veut - en un sens plus étroit, d'orienter libre- ment le développement économique. Mais de tout ce que nous avons dit, il résulte que ce déve- loppement visera des fins essentiellement différentes de celles que lui attribuent dans les sociétés contemporaines les idéolo- gues et les philanthropes les mieux intentionnés. On considère comme allant de soi que l'économie idéale est celle qui assure le rythme le plus rapide de développement de la production maté- rielle, et, conjointement, de réduction de la durée du travail. Cette idée, prise absolument, est absolument absurde. Plus exactement, elle n'est que la condensation extrême de toute la mentalité, la psychologie, la logique et la métaphysique du capitalisme, de sa réalité aussi bien que de sa schizophrénie. Le travail c'est l'enfer - il faut donc le réduire le plus possible. M. Wilson ou M. Khrouchtchev ne peuvent rien donner à la population, que des voitures et du beurre. Il faut donc que la société soit persuadée qu'elle n'est heureuse que si elle possède le plus de voitures pos- sible, que si elle « rattrape la production américaine de beurre dans trois ans ». Et lorsque les hommes arrivent à avoir les voi- tures et le beurre qu'ils peuvent utiliser, il ne leur reste plus qu'à se suicider. C'est ce qu'ils font dans ce pays idéal qui s'appelle la Suède. Cette mentalité « acquisitive », que le capitalisme fait vivre et qui le fait vivre, sans laquelle il ne pourrait fonctionner et qu'il pousse au paroxysme, a pu être une folie utile pendant une phase du développement de l'humanité. Mais elle mourra avec le capitalisme. La société socialiste ne sera pas cette course absurde derrière des pourcentages d'augmentation de la production - ce ne sera pas là sa préoccupation fondamentale. La satisfaction des besoins de consommation, de même qu'une répartition plus équilibrée du temps des individus entre le travail productif et leurs autres activités, seront sans doute des objectifs essentiels d'une économie socialiste, tout au moins pendant sa première phase. Mais le développement des hommes et des communautés sociales sera le principe central. Une part très importante de l'investissement de la société sera donc sans doute orientée vers les transformations de l'équipement, vers l'éduca- tion universelle, vers l'abolition de la division entre la ville et la campagne. Le développement de la liberté dans le travail et les facultés créatrices des producteurs, la création de communautés humaines intégrées et complètes, seront les voies dans lesquelles l'humanité socialiste cherchera le sens de son existence et qui lui permettront, par surcroît, de réaliser toute la puissance matérielle dont elle aura besoin. 49 - LA GESTION DE LA SODIETE Nous avons déjà vu le type de modifications qu'entraînera la coopération verticale et horizontale des Conseils d'entreprise, coopération qui sera organisée par des Comités d'industrie for- més par des délégués des entreprises. Une coopération analogue devra s'instaurer sur le plan régional, dans le cadre de Comités représentant toutes les unités de la région. Et finalement, cette coopération devra s'instaurer sur le plan national, pour l'ensem- ble des activités de la société, économiques ou non. Un orga- nisme central qui sera l'expression des travailleurs devra assu- rer, d'un côté, les tâches de coordination économique générale pour autant qu'elles ne sont pas couvertes par le plan, plus exactement pour autant que le plan est constamment ou fré- quemment modifié (ne serait-ce que la décision de déclencher la procédure de revision du plan doit être prise par quelqu'un) ; d'un autre côté, les tâches de coordination des activités des autres secteurs de la vie sociale qui n'entrent qu'en partie ou pas du tout dans la planification proprement dite ou dans aucune espèce de planification. Cet organe central sera l'éma- nation des Conseils, l'Assemblée Centrale des délégués des Conseil, désignant en son sein un Conseil central, le « Gouver- nement ». Ce réseau d'Assemblées et de Conseils n'est rien d'autre que l'Etat et le pouvoir de la société socialiste, tout l'Etat et tout le pouvoir. Il n'existe aucune autre institution pouvant diriger, pouvant prendre des décisions déterminantes pour la vie des hommes. Pour s'en assurer, il faut montrer : a) Qu'une telle organisation peut embrasser l'ensemble de la population de la nation, et non seulement l'industrie ; b) Qu'elle peut organiser, diriger et coordonner toutes les activités sociales qui ont besoin d'être organisées, dirigées et coordonnées, et en particulier les activités non économiques ; autrement dit, qu'elle peut accomplir les fonctions de l' « État >> socialiste (qu'il ne faut pas confondre avec les fonctions de l'Etat contemporain). Nous aurons, ensuite, à considérer quelle peut être la signi- fication de l'« Etat », des « partis » et de la « politique » dans cette société. Les Conseils, forme exclusive et exhaustive d'organisation de la population L'organisation des travailleurs par Conseils ne pose pas de problème particulier pour ce qui est de l'industrie (en pre- nant ce terme au sens le plus général : mines, énergie et services publics, manufactures, transports et communications, bâtiment et travaux publics). La transformation révolutionnaire de la société partira précisément de la constitution de Conseils par les travailleurs de l'industrie et est impossible sans celle-ci. 50 ** Dans la phase postrévolutionnaire de normalisation des rap- ports sociaux, un problème sera posé par la nécessité de regrou- per les travailleurs d'entreprises peu importantes, pour en faci- liter et simplifier la représentation ; il va sans dire que ce regroupement se basera au départ sur un compromis entre des considérations de proximité géographique et d'intégration indus- trielle. Ce problème est toutefois d'une importance limitée, car si le nombre de ces entreprises est grand, le nombre de tra- vailleurs qu'elles occupent ne représente qu'une petite fraction du total des travailleurs industriels. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'organisation de la population par Conseils peut trouver un fondement tout aussi naturel dans le cas de l'agriculture que dans celui de l'industrie. On pense traditionnellement que la paysannerie ne peut que créer des difficultés considérables à un pouvoir prolétarien à cause de sa dispersion, de son attachement à la propriété, de son arriération politique et idéologique. Il est certain que ces facteurs existent, mais il est fort douteux que la paysannerie montrerait une hostilité active face à un pouvoir prolétarien ayant à son égard une politique intelligente - c'est-à-dire socialiste. Le « cauchemar paysan » qui obsède actuellement beaucoup de gens résulte du téléscopage de deux problèmes complètement différents : d'une part, le rapport de la paysan- nerie avec un pouvoir et une économie socialiste dans le cadre d'une société moderne ; d'autre part, le rapport de l'Etat et de la paysannerie en Russie en 1921 et en 1932, ou dans les pays satellites de la Russie de 1945 à maintenant. La situation qui a conduit en Russie à la N.E.P. en 1921 n'a pas de valeur d'exem- ple historique pour un pays même moyennement industrialisé, car elle n'a aucune chance de s'y répéter. 11 s'agissait d'une agri- culture qui ne dépendait pas du reste de l'économie nationale pour ses moyens de production, que sept ans de guerre et de guerre civile avaient achevé de replier sur elle-même, et à qui l'on demandait de fournir ses produits aux villes. sans pouvoir lui donner quoi que ce soit en échange. En 1932 en Russie, comme après 1945 dans les pays satellites, on a assisté à une résistance absolument saine de la paysannerie contre l'exploi- tation monstrueuse que lui imposait l'Etat bureaucratique dans le cadre de la collectivisation forcée. Dans un pays comme la France pourtant « arriéré » eu égard à l'importance de la paysannerie un pouvoir proléta- rien n'aura pas à craindre la grève du blé, ni à organiser des expéditions punitives dans les campagnes. Précisément parce qu'elle est attachée à ses intérêts, la paysannerie n'aura cure d'entrer en lutte contre un Etat qui pourra en riposte la priver immédiatement d'essence, d'électricité, d'engrais, d'insecticides et de pièces de rechange. Elle ne le ferait que si elle était pous- sée à bout, soit par l'exploitation, soit par la politique absurde de collectivisation forcée. Mais l'organisation socialiste de l'éco- 51 LI IE nomie signifiera une amélioration immédiate de la situation économique de la majorité des paysans, ne serait-ce qu'en fonc- tion de la suppression de l'exploitation qu'ils subissent actuel- lement de la part des gros intermédiaires. Quant à la collecti- visation forcée, elle est l'antithèse exacte d'une politique socia- liste dans le domaine agricole. La collectivisation de l'agriculture ne peut être que le produit du développement organique de la paysannerie, aidé par l'évolution technique; sous aucune condi- tion elle ne saurait lui être imposée par la contrainte directe ou indirecte (économique). Le pouvoir socialiste commencera par reconnaître l'auto- nomie la plus large des paysans dans la gestion de leurs propres affaires. Il les invitera à s'organiser en Communes rurales, cor- respondant à des unités géographiques et de culture, compor- tant des populations approximativement égales. Chaque Com- mune aura, à l'égard du reste de la société, et quant à son organisation politique, le statut d'une entreprise ; son orga- nisme souverain sera l'Assemblée générale, sa représentation permanente le Conseil de paysans. La Commune rurale et son Conseil auront la charge de l'auto-administration locale ; ils décideront, en particulier, si, quand et comment ils veulent procéder à la constitution de coopératives de production, sous quel statut, etc, D'autre part, la Commune et son Conseil seront responsables face au plan et au gouvernement, et non les paysans individuels comme tels. La Commune s'engagera vis-à- vis du plan à livrer telle fraction de la récolte ou telle quantité de produits spécifiés, et recevra des quantités fixées de moyens de production et d'argent (27). Ce sera à elle de répartir les obligations et les recettes entre ses membres. La situation est analogue à celle existant dans l'industrie pour ce qui est des moyennes et grandes entreprises de services (27) Des problèmes économiques complexes, mais nullement inso- lubles, se posent à cet égard, dans lesquels nous ne pouvons pas mal- heureusement entrer ici. Ils se résument en ceci : Comment se fait la détermination des prix agricoles en économie socialiste ? La diffi- culté réside en ce que l'application de prix uniformes pourra main- tenir des inégalités importantes de revenu (des « rentes différen- tielles ») entre communes rurales ou même entre paysans de la même commune. La solution complète du problème dépend évidem- ment de la socialisation intégrale de l'agriculture. Entre temps, il faudra réaliser des solutions de compromis. Telle pourrait être, par exemple, l'imposition des communes les plus « riches > combinée à des subventions accordées aux communes les plus pauvres, jusqu'à atténuer substantiellement ces inégalités (les supprimer complète- ment par ce moyen équivaudrait à une socialisation forcée). A noter qu'une partie des différences actuelles de rendement provient du maintien artificiel d'exploitations sur des sols pauvres ou avec une capitalisation primitive, que l'Etat capitaliste subventionne pour des raisons politiques. Le pouvoir socialiste pourra réduire rapidement ces écarts en refusant de subventionner des activités non rentables ot on offrant d'autres solutions aux paysans affectés comme aussi on aidant l'équipement des communes saines mais pauvres. et l'ensemble des (commerce, banques, assurances, spectacles administrations de l'ex-Etat); 8) Elle est analogue à celle existant dans l'agriculture, pour ce qui est des mille et une formes de petite exploitation qui subsistent dans les villes (petit commerce, services « personnels », artisanat, certaines professions « libérales », etc.). Les solutions ici aussi ne peuvent qu'être du même type, en ce sens que le pouvoir ouvrier n'imposera en aucun cas une socialisation forcée, mais exigera de ces catégories de la population de se grouper dans des collectivités (associations ou coopératives) qui seront à la fois leurs organes politiques représentatifs et les instances reponsables face aux organismes de gestion de l'économie. Il n'est pas question pour l'industrie socialisée, par exemple, d'approvi- sionner individuellement chaque petit commerçant ou artisan, elle approvisionnera la coopérative dans laquelle ceux-ci sont regroupés, à charge pour elle d'organiser les rapports entre ses membres. Et, sur le plan politique, le choix pour ces catégories sera d'être représentées sous la forme de Conseils, ou de ne pas pouvoir l'être du tout, puisqu'il ne peut pas être question d'élec- tions générales de type français ou russe. Mais il ne faut pas méconnaître que ces solutions présentent un défaut grave par rapport aux Conseils des grandes entreprises ou même aux Com- munes rurales : ces derniers ne reposent pas sur l'identité de la profession (cela serait plutôt, dans la mesure où cela existe, leur faiblesse) mais sur l'unité d'un travail et en même temps sur une vie commune. Ils représentent, autrement dit, des unités sociales organiques. Une coopérative de petits commerçants ou artisans, dispersés localement et séparés dans leur travail et dans leur vie, ne reposera jamais que sur une parenté d'intérêts économiques au sens étroit, et en cela aussi elle sera un héritage capitaliste que la société socialiste devra éliminer au plus tôt. La solution sera (28) Voir, sur la structure d'une grande compagnie d'Assurances en train de subir une « industrialisation > rapide aussi bien techni- quement que socialement et politiquement, les articles d'Henri Collet (La grève aux A.G.-Vie dans le n° 7 de cette revue, pp. 103 à 110) et de R. Berthier (Une expérience d'organisation ouvrière : Le Conseil du personnel des A.G.-Vie, dans le n° 20 de cette revue, pp. 1 à 64). Sur la même évolution en cours aux Etats-Unis, et englobant de plus en plus les secteurs « tertiaires » voir c. Wright Mills, White Collar, New York, 1951, en particulier pp. 192 à 198. Pour mesurer l'impor- tance des changements qui sont à attendre dans ce domaine, 11 faut comprendre que l'industrialisation des bureaux et des « services >> et finalement, l'industrialisation du travail « intellectuel », en est encore à ses premiers balbutiements. Cf. N. Wiener, Cybernetics, New York et Paris, 1951, pp. 37-38. Dans un tout autre secteur, celui du théâtre et du cinéma, on peut comparer aux idées émises dans le texte le rôle multiple éco- nomique, politique, de gestion du travail qu'a joué pendant la révolution hongroise le Comité révolutinnaire des travailleurs du secteur. V. Les artistes du théâtre et du cinéma pendant la révolution hongroise, dans le n° 20 de cette revue, pp. 98 & 104. 53 donnée en partie par l'absorption rapide d'une partie de ces couches de la population, aujourd'hui hypertrophiées, par les autres occupations, en partie par l'aide que la société pourra leur apporter pour fonder des entreprises importantes, gérées en commun. Il faut répéter, à propos de ces catégories, ce que nous avons déjà dit à propos des paysans : nous n'avons aucune expérience de l'attitude de ces couches face à un pouvoir socialiste. Elles sont sans doute, au départ et jusqu'à un certain degré, attachées à la « propriété ». Mais jusqu'à quel point ? Ce que nous savons, c'est comment elles ont réagi lorsque le stalinisme a voulu les faire entrer de force dans un bagne, non pas dans une société socialiste. Une société qui, leur laissant une grande autonomie quant à leurs propres affaires, organisera rationnellement leur intégration dans l'économie, leur fournira l'exemple d'une gestion socialiste et les aidera positivement si elles veulent avancer vers la socialisation, jouira auprès d'elles d'un autre prestige et aura sur leur évolution une autre influence qu'une bureaucratie exploi- teuse et totalitaire, qui par tous ses actes n'a fait que renforcer l' « attachement à la propriété » de ces couches et les rejeter des siècles en arrière. Les conseils, forme universelle d'organisation des activités sociales Les cellules de base de l'organisation sociale que nous venons d'envisager ne sont nullement des simples organes de gestion de la production. Ils sont en même temps et surtout, les organes de l'auto-administration de la population sous tous ses aspects : d'un côté les organes de l'auto-administration locale, d'un autre côté, les seules articulations du pouvoir central, qui n'existe que comme fédération et regroupement de la totalité des conseils. Dire que le Conseil d'entreprise sera l'organe d'auto-adminis- tration des travailleurs et non seulement de gestion de la produc- tion, signifie simplement reconnaître que l'entreprise n'est pas seulement une unité de production, mais une cellule sociale, qu'elle est devenue le lieu principal de « socialisation » des individus où tendent à se dérouler une foule d'activités autres que le simple « gagne-pain » : cantines, coopératives, colonies de vacances, clubs, bibliothèques, loisirs, maisons de santé ou de repos, où les liens humains les plus importants se nouent, autant sur le plan privé que sur le plan « public ». L'individu moderne est actif, dans la mesure où il l'est, comme individu public, beau- coup plus par son activité syndicale ou politique dans l'entreprise qu'en tant que « citoyen » abstrait mettant tous les quatre ans un bulletin de vote dans une urne. La transformation des rapports de production et de la nature même du travail ne pourra d'ailleurs que renforcer énormément la signification - désor- 54 - mais exclusivement positive de la communauté des travail - leurs pour chaque individu qui y appartient. Par conséquent, le Conseil d'entreprise ou la Commune rurale absorbera la totalité des fonctions « municipales » actuelles et une foule d'autres que la centralisation monstrueuse de l'Etat contemporain soustrait aux organes locaux à la seule fin de mieux assurer le contrôle de la classe dominante et de sa bureaucratie centrale sur la population. Rentrent ici tous les services et entre- prises « municipaux » et « communaux », comme aussi l'exercice direct de la « police » (par des détachements de travailleurs armés désignés à tour de rôle), celui de la justice de première instance et le contrôle de l'éducation à ses premières phases. Certes, les deux regroupements - productif et local — ne coïncident pas actuellement dans beaucoup de cas : les habita- tions ne sont pas toujours concentrées autour du lieu de travail. Dans la mesure où cet écart est nul ou négligeable comme c'est le cas de beaucoup de villes ou de quartiers industriels, ou des Communes rurales — gestion de la production et autoadminis- tration locale s'effectueront par les mêmes Assemblées générales et les mêmes Conseils. Dans la mesure par contre où un écart important existe, il faudra que des Conseils locaux (Soviets) s'ins- tituent, représentant à la fois les diverses entreprises de la localité et les habitants comme tels. Dans la première phase, de tels Conseils locaux seront nécessaires dans beaucoup de cas. Mais il faut les concevoir comme des organes « latéraux » chargés des affaires locales, en coopération, au niveau local et national, avec les Conseils de producteurs qui seuls représentent les instances de pouvoir (29). Le problème posé par l'écart de ces deux types de regroupe- ment pourrait être résolu presqu'immédiatement par des change- ments organisés de lieux d'habitation des travailleurs. Mais ce n'est là qu'un petit aspect de la question. En fait, il s'agit d'un des problèmes fondamentaux qui se poseront à la société socialiste et qui met en cause son orientation générale pour des décennies, La concentration des habitations autour des locaux de production (29) Bien que le mot en russe signifie « conseil », le Soviet russe ne doit pas être confondu avec le Conseil dont nous avons parlé tout au long de ce texte. Ce dernier, basé sur l'entreprise peut jouer aussi bien un rôle politique qu'un rôle de gestion de la production. Il est par essence un organisme universel. Le Soviet (conseil) des Députés Ouvriers de Pétrograd de 1905, issu de la grève générale, quoiqu'ex- clusivement formé d'ouvriers, est resté un organe uniquement poli- tique. Les Soviets de 1917 le plus souvent basés sur la localité, étaient des institutions purement politiques au sein desquelles se réalisait le front unique de toutes les couches populaires s'opposant à l'ancien régime. (Voir Trotsky, 1905 et Histoire de la Révolution russe.) Leur rôle correspondait aux conditions du pays, en particulier à « l'arrié- ration » de l'économie et de la société russes et aux éléments « bour- geois démocratiques » de la révolution de 1917. Comme tels, ils appar- tiennent au passé. La forme normale de représentation des travail- leurs à l'époque présente est incontestablement le Conseil d'entre- prise. · 55 - ou le contraire---pose toute la question des aspects économi- ques, sociaux et humains de l'urbanisme au sens le plus profond du terme, et finalement le problème même de la division entre la ville et la campagne. Nous n'avons pas à entrer dans ce domaine mais simplement à souligner que la société socialiste ne pourra envisager, dès le départ, ces problèmes que comme des problèmes totaux, engageant tous les aspects de la vie des individus et de sa propre organisation économique, politique et culturelle. Ce que nous avons dit de l'auto-administration locale s'étend sans peine au niveau régional. Des Fédérations régionales des Con. seils d'entreprise et des Communes rurales auront la charge de la coordination des activités de ces Conseils à l'échelon régional et de l'organisation des activités qui n'apparaissent qu'à cet échelon. 1 1 L'industrialisation de l' « Etat » Nous venons de voir qu'une série de fonctions de l'Etat actuel seront confiées aux organes d'auto-administration de la population, et cela ne concerne pas seulement les fonctions « territoriales » locales ou régionales. Mais qu'adviendra-t-il des fonctions vraiment « centrales » de l'Etat, celles qui concer- nent par leur contenu l'ensemble de la vie nationale de façon indivisible ? Dans une société de classe, et en tout cas dans la société capitaliste « libérale » du XIX siècle, la fonction ultime de l'Etat c'est de garantir par le monopole légal de la violence le maintien des rapports sociaux existants. En ce sens, Lénine avait raison en reprenant l'expression d'Engels (30) d'affirmer contre les réformistes de son époque que l'Etat n'était rien de plus que « les détachements spécialisés d'hommes armés et les prisons ». En même temps, le sort de cet Etat lors d'une révolution socialiste était clair : cet appareil d'Etat devait être détruit, les « détache- ments spécialisés d'hommes armés » dissous et remplacés par l'armement du peuple, la bureaucratie permanente abolie et rem- placée par des fonctionnaires élus et révocables. La concentration du capitalisme en même temps que sa crise, l'intégration croissante de tous les domaines de la vie sociale et le besoin correspondant de les soumettre tous au contrôle de la classe dominante ont amené depuis cette époque une extension énorme de l'appareil d'Etat, de ses fonctions, de sa bureaucratie. L'Etat n'est plus simplement un appareil de coercition qui s'est élevé « au-dessus » de la société ; il est la pièce centrale du mécanisme quotidien du fonctionnement de la société, et, à Bol Vok* L'Etat et la Révolution. 56 LI SCH la limite, il apparaît comme résorbant l'ensemble des activités sociales (comme dans la société capitaliste bureaucratique pleine- ment réalisée : Russie et pays satellites). Au-delà du « pouvoir » au sens étroit, l'Etat contemporain assume un rôle chaque jour accru de direction et de gestion non seulement de l'économie mais d'une foule d'activités sociales. Et, parallèlement, il se charge lui- même d'activités qui n'ont en soi rien d' « étatique » mais qui sont devenues des instruments précieux de ses fonctions de domi- nation ou qui impliquent la mise en oeuvre de moyens considéra- bles qu'il est seul à posséder. Cette situation fait que, dans beaucoup de têtes, le mythe de l' « Etat , incarnation de l'idée absolue » que raillait Engels, a été remplacé par le mythe de l'Etat, incarnation inexorable de la centralisation et de la « rationalisation technique » de la vie sociale moderne. Cela conduit certains, d'un côté, à considérer les conclusions que Marx, Engels ou Lénine ont tiré de l'analyse théorique de l'Etat et de l'expérience des révolutions de 1848, de 1871 ou de 1905, comme dépassées, utopiques ou inapplicables ; d'un autre côté, à avaler tranquillement la réalité de l'Etat russe, par exemple, qui constitue (non pas dans ce qu'il cache la terreur policière et les camps de concentration mais dans ce qu'il proclame officiellement dans sa Constitution) la négation la plus totale qui se puisse concevoir de la conception marxiste de l' « Etat » socialiste et l'exacerbation la plus monstrueuse des caractères de l'Etat capitaliste les plus violemment critiqués par Marx ou Lénine (séparation radicale des gouvernants et des gou- vernés, inamovibilité des fonctionnaires, traitements et privilèges de ceux-ci incomparablement supérieurs à ceux de n'importe quel Etat bourgeois, etc.). Mais cette évolution elle-même contient le germe de la solution. L'Etat moderne est devenu une immense entreprise l'entreprise de loin la plus importante dans la société moderne. Ses fonctions de direction, il ne peut les accomplir que dans la mesure où il s'est transformé en une énorme cons- tellation d'appareils d'exécution, au sein desquels le travail est devenu un travail collectif, divisé et spécialisé. Il y a ici, à une échelle beaucoup plus grande, le même développement que celui qu'a subi la direction de la production dans les entreprises particulières. Dans leur immense majorité, les administrations publiques ne font qu'accomplir des tâches spécifiques, sont à proprement parler des entreprises spécialisées dans telle ou telle catégorie de travaux (dont certains sociaiement nécessaires et d'autres purement parasitaires ou rendus nécessaires par la structure de classe de la société) ; le « pouvoir » n'a pas plus de liaison intrinsèque avec ces travaux qu'avec la production d'automobiles, par exemple. La notion de « pouvoir » et de « droit administratif » qui reste collée à ce qui est en réalité une série de « services publics » est un héritage juridique sans $7 - contenu réel dont la seule fonction est de protéger l'arbitraire et l'irresponsabilité des sommets bureaucratiques (31). Dans ces conditions, la solution ne se trouve pas dans l' « élection et la révocabilité des fonctionnaires » ; celle-ci, dans la plupart des cas, n'est ni nécessaire - ces fonctionnaires n'exercent aucune espèce de pouvoir – ni possible ils sont des travailleurs spécialisés et on ne pourrait pas davantage les « élire » que des tourneurs ou des médecins. La solution consis- tera en ce que la plupart des administrations de l'Etat actuel seront purement et simplement industrialisées, ce qui ne sera très souvent que la reconnaissance explicite et la déduction des conséquences d'un état de fait déjà réalisé. Cette industriali- sation signifie concrètement : a) La transformation explicite de ces « administrations » en entreprises de même statut que les autres entreprises, au sein desquelles le processus de mécanisation et d'automatisation du travail pourra être systématiquement développé dans grand nombre de cas ; b) La gestion de ces entreprises par le Conseil des travail- leurs qu'elles occupent, et l'autonomie de ces travailleurs pour ce qui est des modalités d'organisation de leur propre travail (32) ; 1 c) La limitation de ces entreprises à leur rôle d'entre- prises, c'est-à-dire aux tâches d'exécution qui leur incombent et dont l'objet et l'orientation générale sont définis par la société. On a vu que tel sera le cas avec l' « usine du plan ». Il le sera également pour tout ce qui, des administrations actuelles relatives à l'économie, subsistera ou pourra être utilisé après transformation (finances, commerce extérieur, agriculture, industrie, etc.). De même pour ce qui est d'une série de fonc- tions de l'Etat qui sont d'ores et déjà proprement industrielles (travaux publics, transports et communications, santé publique et sécurité sociale, etc.). C'est en fin de compte également le cas de l'éducation. Le pouvoir central : Assemblée et Gouvernement des Conseils Ce qui subsiste des fonctions de l'Etat tombe sous trois catégories : les bases matérielles du pouvoir ou de la coercition, (31) Voir dans le livre de J. Ellul, La technique ou l'enjeu du siècle, (Paris 1954) le chapitre IV : La technique et l'Etat. Malgré son opti- que fondamentalement fausse, Ellul a le mérite d'analyser certains de ces aspects essentiels de la réalité de l'Etat moderne, joyeusement ignorés par la plupart des sociologues et écrivains politiques, * mar- xistes » ou non. (32) La formation de Conseils des travailleurs des administra- tions de l'Etat était une des revendications des conseils ouvriers hongrois. 58 it. - les « détacheme...s spécialisés d'hommes armés et les prisons >> autrement dit l'armée et la justice ; la « politique » au sens étroit du terme, intérieure et extérieure autrement dit, les problèmes que pourra poser au pouvoir ouvrier une opposition au régime ou le maintien de régimes d'exploitation dans les autres pays ; la véritable politique, la vue globale, la coordina- tion et l'orientation de l'ensemble des activités sociales. Pour ce qui est de l'Armée, il va de soi que les « détache- ments spécialisés d'hommes armés » seront supprimés et rem- placés par l'armement du peuple. Les travailleurs des entreprises et des Communes formeront les unités d'une armée non plus permanente, mais territoriale, chaque Conseil ayant la charge de la police dans sa région. Des regroupements régionaux per- mettront l'intégration des unités locales et l'utilisation ration- nelle de l'armement « lourd ». Dans quelle mesure des formes d'armement « stratégique » ne pouvant être utilisées que cen- tralement resteront nécessaires, cela ne peut être décidé à priori (33) ; dans l'affirmative, chaque Conseil devrait contri- buer par un contingent à la formation de certains services mili- taires centraux, qui seront sous le contrôle de l'Assemblée cen- trale des Conseils. Pour ce qui est de la justice, elle sera confiée aux orga- nismes de base, chaque Conseil étant tribunal de première instance pour les infractions commises dans son ressort. Des règles de procédure établies par l'ensemble des Conseils, comme peut être également le droit d'appel devant le Conseil régional ou l'Assemblée centrale, garantiront les droits individuels. Il ne saurait être question de Code Pénal, ni d'établissements pénitentiaires, la notion même de « peine » étant absurde du point de vue d'une société socialiste ; les jugements ne pour- ront viser que la rééducation du délinquant et sa réintégration dans le milieu social. La privation de liberté n'a de sens que s'il est jugé que l'individu constitue un danger permanent pour les autres, et dans ce cas ce ne sont pas des établissements pénitentiaires, mais des institutions essentiellement « pédago- giques » et « médicales » (« psychiatriques ») qui devront s'en charger. (33) Il est clair que non seulement les moyens mais la conception d'ensemble de la guerre pour un pays socialiste ne peuvent pas être copiés sur ceux d'un pays impérialiste, et il vaut pour la technique militaire ce que nous avons dit de la technologie capitaliste : il n'y a pas de technique militaire neutre, il n'y a pas de bombe atomique au service du socialisme. C'est Ph. Guillaume qui a clairement montré qu'une révolution prolétarienne doit nécessairement élaborer une stratégie propre et des méthodes se conformant à ses fins sociales et humaines (voir La guerre et notre époque, dans les n° 3 et 5-6 de cette revue). La nécessité des armements dits « stratégiques » ne va donc nullement de soi pour un pouvoir révolutionnaire. 59 Les problèmes politiques au sens étroit aussi bien qu'au sens large sont les problèmes qui concernent l'ensemble de la population et que seule celle-ci est habilitée à résoudre. Mais elle ne peut les résoudre que si elle est organisée à cette fin. (Actuellement, tout est organisé pour empêcher la population d'être à même de résoudre les problèmes politiques et pour la persuader que seuls des spécialistes de l'universel, les politi- ciens qui généralement n'ont d'universel que leur ignorance de toute réalité particulière en possèdent les solutions.) Cette organisation comportera, d'un côté le Conseil et l'Assem- blée générale des travailleurs de chaque entreprise, milieu collectif vivant de formation et de lutte des opinions et der- nière instance souveraine pour toute décision politique ; d'un autre côté, une institution centrale, émanation directe des organismes de base, l'Assemblée centrale des Conseils. L'exis- tence d'une telle instance centrale est évidemment nécessaire non seulement en fonction de questions qui demandent une décision immédiate (quitte à ce que cette décision soit ensuite ratifiée ou renversée par la population) mais surtout parce qu'une élaboration, une clarification et une information préalables à la décision sont presque toujours indispensables et qu'inviter la population à se prononcer sans cette préparation ne serait souvent qu'une mystification équivalant à la négation de la démocratie (puisque négation de la possibilité de décider en connaissance de cause). Il faut qu'il existe une forme sous laquelle les problèmes sont soumis à la discussion et la décision de la population, une décision sur le moment où ils le sont, etc. Comme nous l'avons dit déjà plus haut, ces fonctions ne sont nullement techniques », elles sont essentiellement et profon- dément politiques, l'instance qui les accomplit est bel et bien un pouvoir central (quoique très différent dans sa structure et dans son rôle du pouvoir central actuel) et il n'est pas de société socialiste qui puisse s'en passer. La question réelle n'est pas celle de l'existence ou non d'une telle instance, mais de son organisation de telle façon qu'elle n'incarne plus l'aliénation du pouvoir politique de la société entre les mains d'un corps spécialisé, mais qu'elle soit l'expression et l'instrument de ce pouvoir politique. Et cela est parfaitement réalisable dans les conditions de la société moderne. L'Assemblée centrale des Conseils sera formée par des délé- gués des organismes de base (ou de regroupements de ces orga- nismes, entreprises, communes rurales, etc.), élus directement par les Assemblées générales de ces organismes et révocables à tout instant. Ces délégués pas plus que ceux aux Conseils d'entre- prise ne sortiront pas de la production. Ils se réuniront en session plénière aussi fréquemment que ce sera nécessaire ; il est certain qu'en se réunissant deux jours par semaine ou une semaine par mois ils pourront abattre beaucoup plus de travail effectif que les parlements actuels (qui, à vrai dire, n'en accomplissent aucun). Ils devront rendre compte de leur mandat périodiquement (une . 60 fois par mois, par exemple) devant l'entreprise ou les entreprises qu'ils représenteront (34). Ils désigneront en leur sein ou torme- ront par rotation le Gouvernement, permanence de quelques dizaines de membres chargés de préparer le travail de l'Assem- blée, d'agir à sa place lorsque celle-ci n'est pas en session et de la convoquer extraordinairement si c'est nécessaire. Si le Gouvernement prend des décisions lorsqu'il peut et doit soumettre les questions à l'Assemblée, ou des décisions que celle-ci désapprouve, il est responsable devant l'Assemblée et encourt les sanctions de celle-ci. Si l'Assemblée prend indûment des décisions à la place des Assemblées d'entreprise ou des déci- sions contraires à la volonté de celles-ci, ses membres sont respon- sables devant leurs mandants et encourent les sanctions de leur part (dont la première est évidemment la révocation). Ni le Gou- vernement, ni l'Assemblée ne peuvent persévérer, car ils n'ont pas de pouvoir propre, ils sont révocables, et finalement les tra- vailleurs des entreprises sont armés. Mais si l'Assemblée laisse faire le Gouvernement, ou si les travailelurs laissent faire leurs délégués à l'Assemblée, il n'y a évidemment rien à faire. La population ne peut exercer le pouvoir politique que si elle veut l'exercer. Cette organisation fait simplement que la population pourra exercer le pouvoir, pourvu qu'elle le veuille. Mais cette volonté elle-même n'est pas une force occulte, apparaissant et disparaissant de façon inexplicable. L'aliénation politique dans la société capitaliste n'est pas seulement l'existence d'institutions qui par leur structure rendent « techniquement » impossible l'expression et l'exercice de la volonté politique du peuple. L'aliénation politique actuelle consiste en ce que cette volonté est tuée à sa racine, que sa formation même est empêchée, que finalement l'intérêt pour la chose publique est totalement supprimé. Rien n'a une résonance plus sinistre que les complaintes des démocrates libéraux sur l' « apathie politique du peuple », apathie que leur régime politique et social créerait à nouveau chaque matin si elle n'existait déjà. Cette suppression de la volonté politique dans les sociétés modernes résulte aussi bien du contenu de la « politique » actuelle que de son mode d'expression et de la distance infranchissable qui la sépare de la vie réelle des gens. Son contenu, c'est de mieux organiser la société d'exploitation, c'est-à-dire l'exploitation de la société. Son mode d'expression est nécessairement la mystification, par le mensonge direct ou l'ab- straction. Le monde dans lequel elle se déroule, c'est celui des (34) En France, cette Assemblée pourrait être formée de 1.000 à 2.000 délégués (un délégué par 10.000 ou 20.000 travailleurs). Un com- promis doit être réalisé entre deux exigences : comme Assemblée de travail, cette Assemblée ne doit pas être trop nombreuse ; d'autre part, elle doit fournir la représentation la plus large et la plus directe des milieux dont elle est issue. 61 .. « spécialistes », des combines secrètes et de la fausse technique occulte. Toutes ces conditions seront radicalement modifiées dans une société socialiste. L'exploitation étant supprimée, le contenu de la politique sera la meilleure organisation de la vie commune. Une attitude. différente des individus face à la chose publique en sera la conséquence immédiate, puisque les problèmes politiques seront les problèmes propres de chacun, qu'il s'agisse de l'entre- prise ou de la vie nationale, et que son attitude face à ces problè- mes jouera un rôle et aura des résultats perceptibles pour chacun. Le mode d'expression de la politique consistera à mettre les vrais problèmes à la portée de chacun. La distance séparant les « sphères politiques » de la vie réelle des gens sera totalement supprimée. Ces points méritent quelques explications. Qu'il s'agisse du mode d'expression et du contenu de l'activité politique ou de la distance qui la sépare de la vie réelle et des intérêts des gens, on prétend aujourd'hui de tous les côtés que ces phénomènes sont dominés par une évolution technique irreversible, qui supprime toute possibilité réelle de démocratie (35). Le contenu de la politi- que la direction de la société est devenu, dit-on, hautement complexe, il embrasse une foule extraordinaire de données et de problèmes dont chacun ne peut être dominé qu'en fonction d'une spécialisation poussée. Ceci étant, il est évident que ces problè- mes ne pourraient jamais être exposés au public de façon compré- hensible -- ou alors, seulement au prix de simplifications qui les déforment totalement. Comment s'étonner donc que le grand public ne s'intéresse à la politique guère plus qu'au calcul diffé- rentiel ? Si ces arguments présentés comme le dernier cri de la socio- logie politique, mais en réalité vieux comme le monde (36) prou- vaient quelque chose, ils prouveraient non pas que la démocratie, mais que la direction de la société tout court, quelle qu'en soit la forme, est impossible. Car le politicien devrait être alors l'incarnation du Savoir absolu et total. Aucune spécialisation tech- nique, aussi poussée soit-elle, ne qualifie son possesseur à la domination de disciplines autres que la sienne. Une assemblée de techniciens, dont chacun représenterait la pointe la plus avancée du savoir de sa branche, n'aurait, comme assemblée de techniciens, compétence pour résoudre aucune question : seul individu pourrait se prononcer sur chaque problème spéci- fique, et absolument personne sur les problèmes généraux. Ni la société actuelle n'est dirigée par les techniciens comme ! un (35) C'est le point de vue de J. Ellul dans son livre déjà cité, dont la conclusion est qu'« il est parfaitement vain de prétendre soit enrayer cette évolution, soit la prendre en main et l'orienter ». La technique, pour lui, n'est qu'asservissement se développant de lui- même, indépendamment de tout contexte social. (36) Ils sont longuement discutés par Platon, et le Protagoras leur est en partie consacré. 62 w tels (et ne pourrait jamais l'êtrel, ni ceux qui la dirigent n'in- carnent le Savoir absolu — mais plutôt l'incompétence géné- ralisée. En fait, d'ailleurs, la société actuelle n'est pas dirigée, elle évolue à vau-l'eau. Exactement comme la direction au sommet de l'appareil bureaucratique d'une grande entreprise, la « direction » politique actuelle ne fait que rendre des sen- tences arbitrales et profondément arbitraires tranchant entre les avis des divers services techniques qui la « servent » et qu'elle ne peut absolument pas dominer. En ceci, elle subit le choc en retour de son propre système et connaît la même aliénation politique qu'elle impose au reste de la société. Le chaos de son organisation sociale et le développement de chaque branche pour elle-même lui rendent impossible l'exer- cice rationnel (de son propre point de vuel du pouvoir qu'elle détient (37). Si nous discutons ce sophisme, c'est qu'il nous met sur la voie d'une vérité importante. Exactement comme dans le cas de la production, on met en cause la technique et la « techni- cisation » modernes en général, au lieu de voir qu'il s'agit de la technologie capitaliste spécifique. Comme dans le cas de la production, de même dans le cas de la politique, le capitalisme signifie non seulement l'utilisation à des fins capitalistes de techniques « en soi neutres », mais la création et le dévelop- pement de techniques spécifiques, visant là l'exploitation et l'aliénation du producteur, ici l'oppression, la mystification et l'aliénation politique du citoyen. Si, sur le plan de la produc- tion, le socialisme signifiera la transformation consciente de la technologie, afin de mettre la technique au service des hommes, sur le plan politique le socialisme signifiera une transformation analogue, afin de mettre la technique au ser- vice de la démocratie. La technique politique est essentiellement la technique de l'information et de la communication. Nous prenons ici ces mots avec leur sens le plus large : les moyens matériels d'in- formation et de communication ne sont qu'une partie des techniques correspondantes. Mettre la technique de l'infor- mation au service de la démocratie ne signifie pas seulement mettre les moyens matériels d'expression à la disposition de la population (ce qui est, certes, fondamental), ni ne coïncide avec la diffusion de toutes les informations et de n'importe quelles informations sous n'importe quelle forme. Cela signifie tout d'abord mettre à la disposition des hommes les éléments nécessaires pour prendre des décisions connaissance de les éléments que les hommes estimeront nécessaires. Cela signifie traduire fidèlement nombre limité et en Cause en un (37) Cf. C. Wright Mills, White Collar, pp. 347-8, et The Power Elite (New York, 1956), pp. 134 sq., 145 sq. et ailleurs, sur le manque effectif de tout rapport entre la direction politique ou celle des entre- prises et des capacités « techniques » quelconques. 63 compact d'éléments significatifs pour chacun les données essentielles des problèmes qui doivent être décidés. Nous avons pu donner un exemple précis d'une telle information plus haut, à propos de la planification. L'information véritable ne consisterait nullement, dans ce cas, à asséner une biblio- thèque d'économie, de technologie et de statistique sur la tête de chaque habitant; l'information qui en résulterait serait strictement nulle. L'information qui sera fournie par l' « usine du plan » à la population sera à la fois compacte, significative, suffisante et fidèle : chacun saura le travail qu'il aura à four- nir, la consommation dont il pourra jouir si telle ou telle variante de plan est adoptée. Voilà comment la technique (en l'occurrence, l'analyse économique, la statistique et le calcu- lateur électronique) peut être mise au service de la démocratie dans un domaine décisif (38). La même chose vaut pour la technique de la commu- nication. On prétend que les dimensions mêmes des sociétés modernes rendent impossible l'exercice de la démocratie. Les distances et les nombres excluraient désormais la démocratie directe et seule serait possible une démocratie représentative, qui renferme toujours un élément d'aliénation du pouvoir poli- tique des représentés aux représentants. En fait, il y a plusieurs façons de concevoir et de réaliser la démocratie représentative le Parlement en est une, le Conseil en est une autre et il est difficile de concevoir l'alié- nation politique au sein d'un Conseil fonctionnant d'après sa propre règle. Mais si les moyens de communication modernes sont mis au service de la démocratie, les domaines où la repré- sentation paraît inévitable peuvent subir un rétrécissement énorme. Les distances matérielles sont plus petites dans la France du XXe siècle qu'elles ne l'étaient dans l'Attique du Ve siècle avant Jésus-Christ; la portée de la voix de l'orateur donc aussi le nombre d'une assemblée y était limitée par la puissance de ses cordes vocales, aujourd'hui elle n'est limitée par rien (39). Les distances du point de vue de la communication des idées, d'ailleurs, n'ont pas rétréci; elles sont devenues nulles. Si la société le considérait nécessaire, - (38) Il n'y a pas de < cybernétique politique » pouvant définir les éléments nécessaires à la prise d'une décision ; seuls les hommes peu- vent les déterminer. (39) « Platon définit l'optimum de population d'une cité par le nombre des citoyens qui peuvent entendre la voix d'un seul orateur. Aujourd'hui, ces limites ne désignent pas une cité, mais une civili- sation. Partout où les instruments néotechniques sont disponibles et où l'on parle un langage commun, il y maintenant les éléments s'une unité politique qui se rapproche presque des plus petites cités de la Grèce jadis. Les possibilités en bien ou en mal sont immenses. « (L. Mumford, Technique et civilisation, Paris 1950, p. 219). 64 elle pourrait dès demain réaliser une Assemblée générale de la population française; il suffirait pour cela de mettre en contact entre elles par radio-télévision (multiplex) les Assem- blées générales des entreprises et des communes. Des liaisons analogues plus restreintes pourraient être réalisées dans une multitude de cas (40). De toute façon, les séances de l'Assem- blée centrale des Conseils et de Gouvernement pourraient être radio-télévisées ce qui, combiné avec la révocabilité des délégués, maintiendrait les institutions centrales sous le contrôle permanent des travailleurs et altérerait profondément la notion même de « représentation » (41). En bref : on se lamente de ce que l'étendue de la cité moderne, comparée à celle de la cité d'autrefois des dizai- nes de millions au lieu de dizaines de milliers rende impos- sible la démocratie directe, au lieu de voir : d'abord, que l'épo- que moderne a créé de nouveau le milieu organique dans lequel il faut commencer par instaurer cette démocratie, à savoir l'entreprise; ensuite, qu'elle a créé et peut encore déve- lopper indéfiniment les moyens d'une démocratie véritable à l'échelle de dizaines de millions. Aux problèmes d'une société supersonique, on ne voit de réponse que dans cette diligence postale de la machinerie politique qu'est le Parlement et on en conclut que la démocratie est devenue impossible. On prétend faire une analyse « nouvelle » – et on ignore ce qu'il y a de vraiment nouveau dans l'époque actuelle : la liberté de transformation du monde matériel, la technique, et son porteur vivant, le proletariat. (40) On dira que le problème du nombre reste, et que jamais les gens ne pourront s'exprimer en un temps raisonnable. Mais 1° dans aucune assemblée dépassant 15 ou 20 personnes la totalité des parti- cipants ne s'exprime ; la proportion de gens qui demandent la parole décline très rapidement avec le nombre des participants. La raison en est claire : 2° les opinions possibles ne varient pas à l'infini, ni les arguments. Dans les réunions ouvrières libres, organisées par exemple pour décider d'une grève, 11 n'y a jamais eu de difficultés dues au nombre des interventions ; les deux ou trois opinions fonda- mentales étant exprimées, et quelques arguments échangés, on passe à la décision, L'étendue des discours est le plus souvent inversement propor- tionnelle à leur poids. Benoit Frachon a parlé au dernier congrès de la C.G.T. quatre heures (Le Monde du 19 juin 1957) pour ne rien dire. Le discours de l'éphore qui a persuadé les Spartiates à entre- prendre la guerre du Péloponnèse tient dans Thucydide vingt et une lignes (1,86) ; sur le laconisme des assemblées révolutionnaires voir la description des séances du Soviet de Pétrograd par Trotsky (1905, p. 97) et celle d'une réunion des représentants des usines de Budapest pendant la révolution hongroise par un participant (dans le n° 21 de cette revue, pp. 91-92). (41) On pourrait évidemment s'amuser à radio-téléviser les séances du Parlement actuel ; ce serait un excellent moyen de faire baisser la vente d'appareils. 65 « Efat », « partis », « politique » Qu'est-ce que l'« Etat », la « Politique » et les « Partis >> dans une telle société ? Nous avons vu ce qu'il en est de l' « Etat ». Il y a un « Etat », dans la mesure où il n'y a pas encore pure et simple « administration des choses », où il y a toujours possibilité de contrainte à l'encontre d'individus ou de groupes, où la déci- sion de la majorité s'impose à la minorité, où des limitations subsistent à la liberté des individus. Il n'y a plus d'Etat dans la mesure où les organismes qui exercent le pouvoir ne sont rien d'autre que les organisations productives ou locales de la population, où les institutions d'organisation de la vie sociale ne sont plus qu'un aspect de cette vie même, où ce qui subsiste d'instances centrales est sous le contrôle direct et permanent des organismes de base. Cela est la situation de départ. Le développement de la société ne peut qu'amener une atrophie rapide (le « dépérissement » des traits « étatiques » de l'orga- nisation sociale : les raisons d'exercice de la contrainte dispa- raîtront graduellement, le champ d'exercice de la liberté des individus s'élargira. (Il va de soi que nous ne parlons pas, icl, des « libertés démocratiques » formelles, que la société socia- liste ne peut, au total, qu'élargir considérablement dès ses premiers jours, mais des libertés essentielles — non pas du droit à la vie, mais du droit de faire ce qu'on veut de sa vie.) La politique dans une telle société, débarrassée du fatras et des mystifications actuelles, n'est rien d'autre que la recher- che, la discussion et l'adoption de solutions aux problèmes de caractère général engageant l'avenir de la société — qu'il s'agisse d'économie, d'éducation ou de rapports avec le reste du monde, ou qu'il s'agisse des relations internes entre diverses couches et classes sociales. Ces décisions concernent l'ensemble de la population et lui appartiennent. Sur ces problèmes politiques, il est probable et même certain qu'il y aura des orientations différentes, dont chacune sera ou se voudra systématique et cohérente; et il y aura des gens qui partageront ces orientations, et qui se trouveront dispersés localement et professionnellement. Ces gens se regrou- paront pour défendre leurs orientations autrement dit, ront des partis. Les Conseils, à l'échelle nationale, auront à décider s'ils considèrent l'orientation de tel ou tel parti compa- tible avec le statut de la nouvelle société, et donc si ce parti peut fonctionner légalement. forme- - 66 Il serait vain d'essayer de se dissimuler qu'une contradic- tion existe entre l'existence de partis et le rôle des Conseils. 11 est impossible que les deux aillent en se développant simulta- nément. Si les Conseils réalisent leur fonction, ils seront le milieu vivant principal non seulement de confrontation, mais de formation des opinions politiques. Or, un parti est toujours un milieu exclusif de formation de l'opinion de ses militants de même qu'un pôle exclusif de leur loyauté. L'existence parallèle des Conseils et des partis signifie qu'une partie de la vie poli- tique réelle se déroulera en dehors des Conseils, et que des gens tendront à agir dans les Conseils en fonction de décisions déjà prises ailleurs. Si cette tendance devait prédominer, elle amène- rait rapidement l'atrophie et finalement la disparition des Conseils. Inversement, le développement socialiste ne pourra être caractérisé que par l'atrophie progressive des partis. Cette contradiction ne peut être supprimée par un trait de plume, ou par des dispositions « statutaires ». L'existence des partis traduit la persistance de traits hérités de la société capi- taliste et, tout particulièrement, d'intérêts divergents et d'idéologies leur correspondant, même après leur disparition. Les gens ne formeront pas des partis pour ou contre la théorie des quanta, ni à partir de simples divergences d'opinion sur tel ou tel point particulier. La vie ou l'atrophie des partis sera la mesure exacte de la capacité du pouvoir ouvrier d'unifier la société (42). Si des partis exprimant la survie d'intérêts ou d'idéologies divergents existent, un parti ouvrier socialiste, partisan de cette orientation, existera également. Il sera ouvert à tous les parti- sans du pouvoir des Conseils, et se différenciera de tous les autres, à la fois dans son programme et dans sa pratique, préci- sément sur ce point : son activité fondamentale ne visera que ceci, que les Conseils concentrent tout le pouvoir et qu'ils deviennent les seuls centres de la vie politique. Cela implique aussi qu'il luttera contre la détention du pouvoir par un parti particulier, quel qu'il soit. Il est, en effet, évident que la structure démocratique du pouvoir dans la société socialiste exclut qu'un parti « détienne le pouvoir » - ces mots n'ont même plus de sens dans le cadre que nous avons décrit. Dans la mesure où des grands courants d'opinion se forment et se séparent sur des questions impor- (42) Ce qui constitue les partis n'est pas la divergence d'opinions comme telle, mais la divergence sur des points fondamentaux et l'unité plus ou moins systématique de chaque « ensemble d'opinions », autrement dit, une orientation d'ensemble correspondant à une idéo- logie plus ou moins définie, qui à son tour découle de l'existence de situations sociales conduisant à des aspirations contradictoires. Aussi longtemps que de telles situations existent et que les aspirations qu'elles suscitent sont ainsi « projetées » politiquement, on ne peut < supprimer » les partis et au fur et à mesure qu'elles disparais- sent il est absurde de penser qu'll s'en formera sur des « divergen- ces >> en général. 67 tantes, il est possible que les tenants du point de vue majori- taire soient plus souvent que d'autres délégués dans les Conseils, etc. (Ce n'est point fatal, cependant, car un délégué à un Conseil est élu essentiellement sur une base de confiance totale ne dépendant pas nécessairement de sa prise de position sur telle ou telle question). Mais les partis ne seront pas des orga- nismes briguant le pouvoir; et l'Assemblée centrale des Conseils ne sera pas un « parlement ouvrier »; les gens n'y seront pas désignés en tant que membres d'un parti. La même chose vaut pour le Gouvernement issu de cette Assemblée (43). Le rôle d'un parti ouvrier socialiste sera sans doute grand au départ; il aura à défendre de façon systématique et cohé- rente cette conception, il aura une lutte importante à mener pour dévoiler et dénoncer les tendances bureaucratiques, non pas en général, mais là où elles se présentent concrètement; aussi et peut-être surtout il sera le seul capable au départ d'indiquer rapidement les voies et les moyens d'organisation et de domination de la technique et des techniciens permettant la stabilisation et l'épanouissement de la démocratie ouvrière. Le travail du parti pourra, par exemple, accélérer considérablement la mise sur pied des mécanismes de planification démocratique que nous avons analysés plus haut. Le parti est, en effet, la seule forme sous laquelle peut se réaliser déjà dans la société d'exploi- tation une fusion entre intellectuels et ouvriers qu'autrement cette société rend impossible - et qui puisse donc permettre la mise rapide de la technique au service du pouvoir ouvrier. Mais si, quelques années après la révolution, le parti « continue à se développer », ce sera le signe le plus certain qu'il est mort en tant que parti ouvrier socialiste. - Les libertés et la dictature du proletariat Le problème des libertés politiques se présente sous deux aspects : la liberté des organisations politiques et les droits des différentes couches sociales. Seuls les Conseils, à l'échelle nationale, peuvent être juges du caractère permissible ou non des activités d'une organisation politique. Le critère de fond qui devra les guider dans ce juge- ment ne peut être que celui-ci : l'organisation en question vise-t-elle à restaurer un régime d'exploitation autrement dit, vise-t-elle à supprimer le pouvoir des Conseils ? S'ils jugent que (43) Les événements de Pologne ont encore fourni une confirma- tion de l'idée que le parti ne saurait être un organe de gouvernement. (V. dans le n° 20 de cette revue La révolution prolétarienne contre la bureaucratie, p. 167 et, dans le n° 21, La voie polonaise de la bureaucratisation, p. 65-66.) 68 tel est le cas, les Conseils ont le droit et le devoir de se défen- dre, en interdisant ces activités. Il est clair que ce critère est loin d'offrir automatiquement une réponse dans chaque cas précis - mais il est également clair qu'une telle réponse auto- matique ne peut pas exister, et que les Conseils auront chaque fois la responsabilité politique de la réponse, au milieu de deux risques également grands : laisser agir impunément les ennemis du socialisme qui visent à le tuer ou le tuer eux-mêmes par des restrictions extrêmes à la liberté politique. Et il ne faut pas minimiser la portée de ce problème en disant qu'un courant politique tant soit peu important ne peut qu'être représenté dans les Conseils : il est parfaitement concevable et même infiniment probable que des tendances existeront au sein des Conseils s'opposant au pouvoir total des Conseils. La « légalité des partis soviétiques », par laquelle Trotsky croyait, en 1936, donner une réponse à ce problème, ne le résoud en effet nullement. Si le seul danger pour la société socia- liste était celui que lui feraient courir des partis bourgeois « res- taurationnistes », il est probable que, ces partis ne trouvant pas de soutien au sein des Assemblées ouvrières, ils seraient auto- matiquement exclus de la légalité politique. Mais le danger principal que court une révolution socialiste, une fois le capi- talisme privé liquidé, ne vient pas des tendances restauration- nistes; il vient des tendances bureaucratiques. De telles ten- dances peuvent trouver un soutien auprès de fractions de la classe ouvrière, d'autant plus que leur programme ne vise et ne visera pas la restauration des formes d'exploitation tradition- nellement connues, mais se présente comme une « variante » du socialisme. A ses débuts, lorsqu'il est le plus dangereux, le bureaucratisme n'est ni un système social, ni un programme clair : il n'est qu'une attitude de fait. Les Conseils ne pourront le combattre qu'à partir de leur expérience concrète. Mais un courant révolutionnaire au sein des Conseils dénoncera toujours le « commandement unique de l'usine par le directeur >> tel qu'il est pratiqué en Russie ou la direction centrale de l'éco- nomie par un appareil séparé comme en Russie, en Pologne ou en Yougoslavie comme une variante, non pas du socialisme, mais de l'exploitation; et il luttera pour la mise hors la loi des organisations qui défendent ces objectifs. Il est à peine nécessaire d'ajouter que si des limitations de l'activité politique de telle ou telle organisation peuvent s'avérer indispensables, aucune limitation n'est concevable dans le domaine de l'idéologie et de la culture (44). - . (44) Une véritable culture socialiste ne peut que signifier une variété réelle de tendances, « écoles », etc., beaucoup plus grande qu'aujourd'hui. 69 fait pas Mais, indépendamment de la question des organisations politiques, le problème se pose : toutes les couches de la popu- lation ont-elles et peuvent-elles, dès le départ, avoir les mêmes droits et participer également à la direction politique de la société ? Que signifie, dans ces conditions, la dictature du pro- létariat? La dictature du prolétariat signifie ce fait incontestable, que l'initiative et la direction de la révolution socialiste et de la transformation consécutive de la société ne peuvent qu'appar- tenir au prolétariat des usines. Elle signifie donc que le point de départ et le centre du pouvoir socialiste seront les Conseils ouvriers au sens strict du terme. Mais le prolétariat ne vise pas à instaurer une dictature sur la société et sur les autres couches de la population; il vise à instaurer le socialisme, à savoir une société dans laquelle les différences entre « couches » ou classes sociales doivent s'atténuer rapidement pour finalement dispa- raître. Le prolétariat ne peut diriger la société vers le socia- lisme que dans la mesure où il associe les autres couches de la population à cette direction, où il leur reconnaît toute l'auto- nomie compatible avec l'orientation générale de la société, où il les élève au rôle de sujets de la direction politique et il n'en ce qui serait contradictoire avec toute son orienta- tion des objets de sa propre direction. C'est cela que traduit l'organisation générale de la population en Conseils, l'autonomie étendue de ces Conseils dans leur domaine propre, la participa- tion de tous ces Conseils au pouvoir central, que nous avons définies plus haut. Si la prépondérance numérique du prolétariat n'est pas grande, si la révolution se trouve, au départ, dans une position particulièrement difficile, si d'autres couches adoptent une atti- tude d'hostilité active au pouvoir des Conseils ouvriers, la dicta- ture du prolétariat se traduira concrètement par une participa- tion inégale des diverses couches de la population au pouvoir central. Le prolétariat pourrait être ainsi amené à ne concéder au départ aux Conseils paysans, par exemple, qu'un vote de poids inférieur à celui des autres Conseils, quitte à augmenter ce poids au fur et à mesure que les tensions de classe s'atté- nueront. Mais la portée réelle de ce problème est limitée. Le prolé- tariat ne peut garder le pouvoir que s'il gagne à lui la majorité des couches salariées, même si elles ne sont pas dans l'industrie. Or, les salariés forment l'écrasante majorité des sociétés moder- nes — et chaque jour qui passe accroît leur importance. Dans ces conditions, si une forte majorité du proletariat des usines et la majorité des autres couches salariées sont du côté du pouvoir révolutionnaire, le régime ne serait pas vitalement menacé par une opposition politique de la paysannerie (qui, d'ailleurs, n'est nullement un bloc homogène); si elles ne le sont pas, on voit pas, de toute façon, comment ce pouvoir pourrait s'instaurer et encore moins durer. ne - 70 - . 7. LE LES PROBLEMES DE « TRANSITION » - La société dont nous avons parlé n'est pas le communisme, qui suppose la liberté totale et la domination complète des hommes sur leurs activités, l'absence de toute contrainte et l'abondance - en bref, une nouvelle structure de l'être humain. Mais cette société, c'est le socialisme, et le socialisme est la seule société de transition entre le régime d'exploitation et le communisme, c'est le seul type de société capable de conduire l'humanité au communisme. Ce qui n'est pas socialisme, tel que nous l'avons défini, n'est pas société de transition, mais société d'exploitation. Et toute société d'exploitation est, si l'on veut, société de transition mais de transition vers une autre forme d'exploitation. La transition vers le communisme n'est possible que si l'exploitation est immédiatement abolie car, autre- ment, l'exploitation se perpétue et s'amplifie d'elle-même. L'abo- lition de l'exploitation n'est possible que si toute couche de dirigeants séparés est abolie - car dans les sociétés modernes c'est la division en dirigeants et exécutants qui est la racine de l'exploitation. L'abolition de toute direction séparée signifie la gestion ouvrière de tous les secteurs d'activité sociale. La ges- tion ouvrière n'est possible que dans le cadre des nouvelles formes d'organisation démocratique directe des producteurs, que représentent les Conseils; et cette gestion ne pourra se conso- lider et s'élargir que dans la mesure où elle s'attaque aux sources profondes de l'aliénation dans tous les domaines et, en premier lieu, dans le domaine du travail. Cette position, dans son fond, coïncide absolument avec la substance des idées de Marx et de Lénine sur ce problème. Marx n'a jamais envisagé qu'une forme de société de transition entre le capitalisme et le communisme, qu'il appelle indiffé- remment « dictature du proletariat » ou « phase inférieure du communisme »; et il va de soi, pour lui, que cette société signi- fierait dès le premier jour la suppression de l'exploitation et de l'appareil d'Etat séparé (45). Les positions de Lénine, dans « L'Etat et la Révolution », ne sont, à cet égard, qu'une explication et une défense des thèses de Marx contre les réformistes de son époque. Ces vérités élémentaires ont été systématiquement défor- mées ou passées sous silence depuis la dégénérescence de la révolution russe. Laissons de côté les staliniens, dont c'était et c'est le rôle de présenter les camps de concentration, le pou- voir absolu du directeur de l'usine, le salaire aux pièces et le stakhanovisme comme l'image achevée du socialisme. Mais, sous une forme plus subtile et tout autant dangereuse, la même mys- tification a été propagée par le courant trotskiste et par Trotsky lui-même, qui sont parvenus à inventer un nombre chaque jour croissant de « sociétés de transition » s'emboîtant tant bien que mal les unes dans les autres. Entre le communisme et le capita- 145) Voft la « Oritique des programmes de Gotha et d'Erfurt - 71 ... lisme, il y avait le socialisme; mais entre le socialisme et le capi- talisme, il y avait l' « Etat ouvrier »; entre l' « Etat ouvrier » et le capitalisme, il y avait l' « Etat ouvrier dégénéré » (qui est susceptible, la dégénérescence étant un processus, de gradations : dégénéré, très dégénéré, monstrueusement dégénéré, etc.). Après la guerre, on a assisté à la naissance de toute une série d'Etats ouvriers qui étaient dégénérés sans avoir jamais été ouvriers (les pays satellites). Tout cela, afin d'éviter de recon- naître que la Russie était redevenue une société d'exploitation qui n'avait rien de socialiste, ni de près, ni de loin, et que la dégénérescence de la révolution russe obligeait à réexaminer l'ensemble des questions relatives au programme et au contenu du socialisme, au rôle du prolétariat, à la fonction du parti, etc. L'idée d'une « société de transition » autre que la société socialiste, dont nous avons parlé, est une mystification. Cela ne veut pas dire, tout au contraire, que des problèmes de transition n'existent pas; en un certain sens, toute la société socialiste est déterminée par l'existence de ces problèmes et son activité vise à les résoudre. Mais des problèmes de transition existent égale- ment en un sens plus étroit : ce sont ceux qui découlent des conditions concrètes de départ devant lesquelles se trouvera placée chaque fois une révolution socialiste, et qui rendent plus ou moins aisée, orientent vers telle ou telle forme la concréti- sation des principes qui sont l'essence du socialisme. C'est ainsi que la révolution ne peut que commencer dans un pays ou groupe de pays. De ce fait, elle aura à subir des pressions d'une nature et d'une durée extrêmement différentes. D'autre part, quelle que soit la rapidité de l'extension interna- tionale de la révolution, le degré de maturation d'un pays jouera un rôle important dans la concrétisation des principes dų socia- lisme. L'agriculture, par exemple, sera un problème probable- ment important en France et ne le sera guère aux Etats-Unis - ou en Angleterre (où le problème serait, inversement, celui de la dépendance extrême du pays par rapport aux importations alimentaires). Nous avons été amenés à envisager, au cours de notre analyse, plusieurs problèmes de ce type et nous croyons avoir montré que des solutions allant dans le sens du socialisme existent dans chaque cas. Nous n'avons pas pu envisager les problèmes particuliers qui découleraient d'un isolement prolongé de la révolution dans un pays et nous ne pouvons guère le faire ici. Mais nous espérons que toute l'analyse qui précède montre implicitement qu'il est faux de croire que les problèmes nés d'un tel isolement sont insolubles, qu'un pouvoir proléta- rien isolé doit mourir héroïquement ou dégénérer, qu'il ne peut tout au plus que « tenir » en attendant. On ne peut attendre, on ne peut tenir qu'en construisant le socialisme autrement on a déjà dégénéré, et l'on n'attend plus rien. Cette construc- tion du socialisme pour un pouvoir ouvrier dès le premier jour, 72 es non seulement est possible elle est ineluctable, autrement ce pouvoir n'est déjà plus un pouvoir ouvrier (46). Le programme que nous avons développé est un programme actuel, actuellement réalisable dans un pays moyennement indus- trialisé. Il définit les mesures ou l'esprit des mesures et l'orientation que les Conseils devront adopter dès les pre- mières semaines de leur pouvoir, qu'il s'étende sur plusieurs pays -ou sur un seul. Peut-être, s'il s'agissait de l'Albanie, il n'y aurait rien à faire. Mais si demain en France, ou même en Pologne comme hier en Hongrie des Conseils ouvriers se constituaient, établissaient leur pouvoir et n'avaient pas à subir une invasion militaire étrangère, ils ne pourraient rien faire d'autre que : - Se fédérer au sein d'une Assemblée centrale et se déclarer le seul pouvoir dans le pays; Procéder à l'armement du prolétariat et à la dissolution de la police et de l'armée régulières; Proclamer l'expropriation des capitalistes, la destitution de tous les dirigeants de la production et la gestion de chaque entreprise par les travailleurs de l'entreprise organisés dans leur Conseil; Proclamer la suppression des normes de travail et instaurer l'égalité complète des salaires et traitements de toutes sortes; Inviter les autres catégories de salariés à former des Conseils et à prendre en main la gestion de leurs entreprises respec- tives; Inviter, en particulier les travailleurs des administrations de l'Etat à former des Conseils, proclamer la transformation de ces administrations en entreprises, privées de tout pouvoir général et gérées par les travailleurs qui s'y trouvent; (46) Toute la discussion sur le « socialisme dans un seul pays » entre la fraction stalinienne et l'Opposition de gauche (1924-1927) montre à un degré effrayant comment les hommes font leur histoire en croyant savoir ce qu'ils font et en n'y comprenant rien, Staline affirmait la possibilité de la construction du socialisme dans la Russie isolée, en entendant par socialisme l'industrialisation plus le pouvoir de la bureaucratie. Trotsky affirmait que cette construction était impossible, en entendant par socialisme pratiquement une société sans classes. Chacun avait raison dans ce qu'il affirmait, et tort en niant l'affirmation de l'autre. Ni l'un ni l'autre ne parlaient en fait de socialisme, et personne pen- dant toute la discussion n'a mentionné le régime des usines russes, le rapport du prolétariat avec la direction de la production, et le rapport du parti bolchevik, où se déroulait la bataille, avec le prolétariat, principal intéressé en fin de compte dans l'affaire, - - 73 Inviter les paysans et les autres catégories non-salariées de la population à former des Conseils et à envoyer leurs repré- sentants auprès de l'Assemblée centrale; Procéder à l'organisation de l' « usine du plan » et soumettre rapidement à l'approbation des Conseils d'entreprise un pre- mier plan économique provisoire; S'adresser aux travailleurs des autres pays en expliquant la teneur et le sens de ces mesures. Toutes ces mesures seraient d'une nécessité immédiate et elles contiennent l'essentiel du processus de construction du socialisme. (La suite au prochain numéro.) Pierre CHAULIEU. L'usine et la gestion ouvrière son Il est difficile d'avoir une vue d'ensemble des choses dans notre société. C'est encore plus difficile pour un ouvrier à qui l'organisation du monde reste cachée comme une chose mystérieuse obéissant à des lois magiques et inconnues de lui. L'ouvrier ne perçoit d'abord les choses que dans cadre bien étroit; il doit se battre pour voir plus loin. Notre horizon se trouve limité à la parcelle de travail que l'on nous demande et nous impose. A côté nous ne savons plus ce qu'il y a. Notre travail, nous ne savons plus ce qu'il devient; il est lancé dans la machine de l'organisation; nous l'avons fait, nous ne le verrons plus, à moins qu'un hasard nous le fasse rencontrer et alors le plus souvent ce sera la surprise, l'éton- nement ou la déception de constater que ce que nous avons fait sert à quelque chose ou est complètement inutile. Nous ne devons rien savoir et l'organisation du monde semble être l'organisation de notre ignorance. Toutes nos rancours devant notre cloisonnement éclatent à tout instant. L'ouvrier se plaint six jours par semaine à ses camarades en ne pensant qu'au jour où la société le libérera de sa tâche fastidieuse et abrutissante. Mais ces rancours n'intéressent personne en dehors de nous. Nous sommes des hommes libres, nous avons le droit de vote et celui de nous exprimer sur les problèmes généraux du monde, mais on refuse d'entendre notre voix sur ce que nous faisons tous les jours, sur la partie de l'uni- vers qui est la nôtre. Nous savons par expérience que notre bulletin de vote ne change en rien cet univers. Nous expri. mer, nous le pouvons, mais cette expression reste limitée à nos camarades. Nous sommes seuls. Personne ne se soucie de nous, de ces rancæurs et on tend à nous démontrer que ces soucis sont étrangers aux problèmes généraux de la politique. La classe ouvrière a ses taudis, ses bas salaires et tout le lot de misère qui en découle, tout ce qui apitoie la littéra. ture, les touristes et les organisations syndicales, mais il y a 1 1 75 une autre misère sur laquelle pèse un énorme silence, c'est la misère qui émane de son rôle dans le travail. Les journaux syndicaux, pour s'opposer au patronat, s'appuient sur les « salaires de misère », sur les « cadences infernales », sur les « normes inhumaines ». Cela ne met pas en cause la société capitaliste, le système n'est pas attaqué, la soupape de sûreté peut jouer: si la classe ouvrière menace, il suffit d'augmenter les salaires et de diminuer les normes et les cadences. Voilà l'harmonie du monde réalisée. La lutte entre les patrons et les syndicats se fera autour de l'évalua- tion de cette misère. Pour les uns comme pour les autres, le mensonge deviendra la base de l'argumentation. C'est ainsi que l'on peut voir dans la « Vie Ouvrière » des images représentant l'ouvrier français affamé, devant un morceau de pain inaccessible, tandis que les journaux bourgeois tireront les conclusions les plus optimistes du nombre de voitures et de postes de télévision que la classe ouvrière possède. Les syndicats reprochent aux patrons de faire des superbénéfices, « d'y aller un peu fort ». Les patrons répondent que les ouvriers ont plus de richesses qu'il y a 50 ans. De cette controverse est née la codification de la consommation de l'ouvrier, le « minimum vital ». Les syndicats tendent à prouver qu'il est de l'intérêt du patron de bien alimenter la classe ouvrière. L'ouvrier, comme consommateur, est maintenu à son rang de machine, il a les mêmes besoins que cette dernière: alimentation, entretien, repos. C'est sur cette base essentiel- lement bourgeoise que se place le syndicat. Il discute avec le patron en adoptant ses critères. Sur ce terrain, des discus- sions interminables peuvent s'ouvrir pour savoir si le repos et l'alimentation de l'ouvrier, sont suffisants; pour cela on mettra à contribution les techniciens de la machine humaine, médecins, psychologues, neurologues, etc... Les syndicats pourraient ainsi polémiquer pendant des mois pour faire admettre au patronat et' au gouvernement que l'on doit rem- placer la balle de tennis par le ballon de foot-ball dans les 213 articles du minimum vital. L'ouvrier n'en reste pas moins la chose de la société, il est devenu la machine aux 213 articles. L'ouvrier a beau manger des bifteacks, et même avoir la télévision et son automobile, il reste dans la société une machine productive et rien de plus et c'est là sa grande misère; elle se manifeste en moyenne 48 heures par semaine. Il serait faux de croire que l'aliénation cesse dès qu'il a franchi les murs de l'usine. Nous nous bornerons cependant ici à décrire ce qui se passe à l'intérieur de ces murs et, là, nous abandonnerons l'idée que l'homme est une marchandise. Nous n'évaluerons pas sa misère et sa souffrance au nombre de pièces et de mouvements qu'il fait dans une heure ou une journée de travail, ni au salaire qu'il touche dans la quin- zaine; nous nous baserons sur le simple fait qu'il est un homme, avec toutes les conséquences que cela implique. Sa 76 . lutte, c'est la revendication permanente de ce droit d'être reconnu comme tel et c'est cela qui au départ est contesté par tout le système social. Est-ce la rançon inévitable du progrès et de la société moderne, comme veulent nous le faire croire aussi bien les défensours que les détracteurs de ce soi-disant progrès ? C'est à cette question que nous voulons répondre le plus concrètement possible; c'est pourquoi nous éviterons de pré- senter une image générale de la vie des ouvriers en usine. Les lignes qui vont suivre sont la description d'un atelier bien particulier, des contradictions de son organisation, de la réaction des ouvriers et enfin des solutions qu'une société socialiste peut apporter. Dans une prochaine étude nous nous proposons d'aborder un autre secteur bien plus complexe, le secteur du travail à la chaîne. Pour l'instant, il s'agit d'un atelier d'outillage des usines Renault qui groupe des ouvriers qualifiés, c'est-à-dire des ouvriers qui ont appris un métier et qui jouissent d'une certaine autonomie et de certains pri- vilèges. C'est ce que l'on nomme habituellement, « l'aristo- cratie ouvrière ». Cette autonomie est toutefois contrebalancée par les efforts de rationalisation de la Direction qui rend ce travail de plus en plus parcellaire, d'autant plus que, dans cet atelier plus que dans tout autre, l'ouvrier tend à ignorer ce qu'il fait puisqu'il ne fabrique pas de pièces destinées aux voitures. Il fabrique des pièces et des outils destinés aux machines qui usinent ou montent les éléments des voitures. Bien que la critique de l'organisation de l'atelier, et les solutions proposées soient relatives à cet atelier et rien de plus, il découle de cet exemple une série d'idées qui ont une valeur universelle. Mais tout d'abord, il faut voir ce qui se passe dans cet atelier. Pour les raisons que nous avons indiquées plus haut, il est difficile de donner une vue générale de l'organisation de l'usine. Il y a, bien sûr, les schémas d'organisation qui sont à la disposition du public et que publie le Bulletin Mensuel Renault. Mais quel est le rapport entre ces schémas et la réalité, entre le plan de la Direction et l'accomplissement de ce plan par les différents services et par les travailleurs ? Pour répondre d'une façon aussi globale à cette question, il faudrait supposer qu'une personne puisse connaître en détail tous les rouages de cette organisation. C'est justement cette possibilité que nous nions. Bien sûr, les « managers » (1) de l'usine connaissent par cour le schéma de cette organisation, (1) La direction, les cadres et la maîtrise, excepté toutefois la maitrise subalterne, chefs d'équipe et contremaitres. 77 ... ... - www mais leur connaissance n'est que théorique. La majeure partie de la réalité de la production leur est inaccessible, cachée par la petite maîtrise, par les ouvriers et par les techniciens, du simple fait que les « managers » ne sont pas seulement des gens qui doivent coordonner, mais aussi des gens qui com. mandent et exercent une coercition. Cette coercition, arme redoutable qui menace chacun, à des degrés différents, est un phénomène qui paralyse toute la hiérarchie de cette organisation et qui rend les subordonnés aussi méfiants vis- à-vis de leurs supérieurs que l'enfant vis-à-vis de l'adulte. La seule façon d'avoir une vue globale de l'industrie serait d'obtenir un témoignage de ceux qui participent à cette industrie et surtout de ceux qui réalisent ces schémas, bien plus que de ceux qui les conçoivent, Cet article est fait seulement par un ouvrier. C'est pour- quoi il ne donnera qu'une vue partielle et c'est pour cette raison aussi que la prétention de l'article n'est pas de répondre à tous les problèmes de l'organisation de l'usine, mais à ceux qui touchent le secteur de certains ouvriers qualifiés : les outilleurs. LA REPARTITION RATIONNELLE Quand la Direction présente un schéma rationnel de l'usine, n'importe qui est enclin à le considérer comme vrai. Pourtant ce qui nous est perceptible est tout à fait différent. Notre atelier figure en bonne place dans ce schéma, pourtant à notre échelle, il nous est difficile de parler de rationalité, ce que nous percevons est la négation même de tout plan organisé, en d'autres termes c'est ce que nous appelons « le bordel ». La rationalisation de la main-dæuvre Si vous demandez à la Direction l'effectif de l'atelier, c'est-à-dire le nombre d'ajusteurs, de fraiseurs, de tourneurs, etc., les différentes catégories parmis ces compagnons, P1, P2, P3, le nombre d'OS, et que vous contrôliez par vous- mêmes, vous serez étonné de ne pas y retrouver votre compte. Si vous approfondissez la question, vous serez encore plus étonné de constater que des ajusteurs sont sur des machines, que des tourneurs sont sur des fraiseuses, que des OS font le même travail que des professionnels, qu'une grande partie des ouvriers fait un travail qu'il n'a jamais appris à l'école professionnelle, et que des OS font un travail qu'ils sont censés ne pas connaître. Si vous avez cru un seul moment à la rationalisation de la main-d'æuvre, cet unique passage dans l'atelier vous fera perdre en un instant toute illusion à ce sujet, Que se passe-t-il done ? - 78 5 * N'étiez-vous pas imbus de la formule que vous aviez apprise dans les manuels et les revues de l'industrie, ou par les exposés des « managers » : « L'ouvrier est payé selon ses capacités professionnelles et le travail qu'il fait » ? Cette formule perd tout son sens dès que l'on a franchi les murs de l'atelier, elle n'a rien à voir avec la réalité. Pourquoi y a-t-il des Os, des P1, P2, P3 ? Pourquoi tel ouvrier est dans une catégorie plutôt qu'un autre ? Pour répondre à cela, il faut non seulement oublier la formule qu'on vous a apprise, il faut aussi fermer les yeux sur le travail qu'effectuent les ouvriers, il faut encore plus, il faut connaître l'histoire de chaque ouvrier. C'est le seul moyen de savoir pourquoi un tel est plus payé qu'un autre. Son travail peut bien être identique à celui d'un ouvrier d'une autre catégorie, c'est son passé seul qui compte. Mais il serait trop long de vouloir rapporter l'histoire d'une centaine d'ou. vriers, aussi nous nous bornerons à regrouper ces histoires. Certains sont ouvriers qualifiés parce qu'ils ont passé par l'école professionnelle de l'usine. Mais ne croyez pas qu'ils font obligatoirement le métier qu'ils ont appris. Il y a des ajusteurs, par exemple, qui ont appris pendant trois années leur métier et qui ont été placés dans l'atelier sur des machines qu'ils ne connaissaient pas auparavant. Ils sont fraiseurs, raboteurs ou surfaceurs, parce que le métier d'ajusteur est en voie de disparition et que l'on a besoin de plus en plus d'ouvriers sur machine. Ils sont passés dans leur nouveau métier avec la classification de l'ancien. Ainsi il n'est pas rare de voir un ajusteur P2 faire du jour au lendemain le travail d'un fraiseur P2, mais comme on peut changer plus facilement de travail que de catégorie professionnelle, l'ajus. teur P2 restera toute sa vie classé comme ajusteur, bien qu'il ne touche plus de lime. Par contre l'OS qui travaille sur une fraiseuse, et qui fait le même travail qu'un fraiseur Pl ou P2, ne pourra acquérir cette qualification et ce salaire qu'après le passage d'un essai, et les essais ne sont pas fonc- tion, comme nous le verrons, de sa volonté, mais surtout du nombre de places disponibles. Voici quelques cas parmi tant d'autres : Un ouvrier travaille sur une machine comme OS. Il veut passer un essai pour devenir professionnel, Comme il a appris étant jeune le métier d'ajusteur, il demande à passer un essai d'ajusteur. A force de demander on finit par lui faire passer son essai, qu'il réussit. Il devient ainsi ajusteur Pl. Changera-t-il de métier ? Non. Il continuera ce qu'il a fait jusqu'à présent. Il restera sur sa machine (une surfaceuse), mais gagnera plus, parce qu'il est capable d'exercer le métier dont il ne se sert pas et dont l'usine n'a pas besoin. Un autre OS travaille sur une fraiseuse, mais il préfère passer un essai de tourneur, car il a fait son apprentissage dans cette profes- sion. Il passe l'essai, le réussit et devient tourneur Pl. Il ne touchera certainement jamais plus un tour de sa vie. 1 79 * n. 1 1 1 1 1. PEALINN. TRIKINI! III. LIII Ici ont peut tirer deux conclusions. La première sur le plan du travail. La classification pro- fessionnnelle est indépendante de la capacité de l'ouvrier à exercer cette profession, elle dépend des nécessités de la production et elle dépend de « l'essai ». La deuxième conclusion se situe sur le plan du salaire. dire que la paye n n'est pas fonction du travail effec- tué, mais de l'essai que l'on passe. On peut L'essai Tout d'abord il est difficile de donner les raisons pour lesquelles certaines demandes d'essai sont acceptées, d'autres refusées, explicitement ou implicitement. C'est une loi qui doit obéir à un certain nombre de facteurs qui nous sont étrangers, et que seuls la maîtrise ou le bureau d'embauche sont susceptibles de connaître. Une chose est sûre, c'est que l'acceptation des demandes d'essai est indépendante de la capacité de l'ouvrier de faire le travail de la catégorie pro- fessionnelle qu'il sollicite. De plus la difficulté des essais est sans commune mesure avec le travail que le compagnon devra effectuer par la suite. Ceci fait hésiter l'ouvrier à demander le passage de l'essai. Il sait qu'il est capable de faire le même travail que son voisin, mais il doute de réussir un essai dont les cotes et le temps exigés sont extrêmement difficiles à réaliser. Il y a des ouvriers qui doivent recom- mencer plus de 6 fois leur essai (ce qui leur demande plusieurs années) pour passer à une catégorie supérieure, et cela bien qu'ils fassent le travail de cette catégorie depuis longtemps. Mais la réussite de l'essai ne dépend pas seulement de la qualité de l'essai lui-même, il dépend d'autres facteurs bien plus importants. Il dépend de l'appreciation du chef d'ate- lier, ce que les ouvriers nomment communément « la cote d'amour » et qui elle, dépend le plus souvent des relations de l'ouvrier avec la maîtrise. Il dépend du « coup de téléphone » qui est l'appui d'une personne influente de l'usine. Il dépend de l'appui d'un syndicat influent de l'usine, comme le sont ac- tuellement F.O. ou le S.I.R. L'ouvrier qui est rentré à l'usine tout de suite après la guerre a eu des possibilités bien plus grandes qu'aujourd'hui. L'usine avait besoin d'ouvriers qualifiés pour mettre les chai- nes en route. Elle en a créé de toutes pièces. Beaucoup d'O.S. sont devenus professionnels. Les essais étaient moins difficiles; ils étaient passés dans l'atelier de l'ouvrier et sur sa machine. Tout le monde (ses camarades et la maîtrise) était prêt à lui donner un conseil ou à l'aider s'il se trouvait en difficulté. Il arrivait ainsi que l'essai soit le produit de la collaboration de tout l'atelier. Dans certains cas même, s'il était jugé trop dif- ficile, ou pour plus de sûreté, c'était le meilleur ouvrier du coin qui l'effectuait. Un tel essai qui paraissait avoir enfreint les règlements, était en réalité un essai qui correspondait 80 $. INDI'11'! I" 11.IIIIII!!!!!!!!!!! beaucoup plus justement au mode de travail effectué cou- ramment. Beaucoup d'O.S. devinrent des ouvriers qualifiés, quelques qualifiés passèrent sans trop de difficultés dans la maîtrise. Les possibilités de promotion à l'intérieur de la maî- trise furent aussi facilitées. Depuis plusieurs années, ces pos- sibilités se sont réduites au point qu'un O.S. a peu de chances de passer professionnel et qu'un professionnel, à moins d'une chance exceptionnelle, ne passera jamais dans la maîtrise ou ne deviendra jamais technicien. Malgré cette anarchie dans la répartition de la main-d'oeu- vre l'atelier inarche. L'O.S. qui fait un travail de P2 se dé- brouille, l'ajusteur à qui l'on donne une machine nouvelle se débrouille, il apprend son métier. On verra par la suite que ce débrouillage n'a rien à voir avec le débrouillage individuel. L'ouvrier ne peut apprendre son métier ou faire un métier qu'il ne connaît pas, que parce qu'il vit dans une collectivité, parce que ses camarades lui enseignent et lui communiquent leur expérience et leur technique. Sans cet apport des autres ouvriers l'irrationalité de l'utilisation de la main-d'oeuvre en- traînerait des catastrophes dans la production. En un mot, si les ouvriers n'accomplissaient pas, en plus de leur travail, ce rôle de moniteurs d'école d'apprentissage pour lequel ils ne sont pas payés, il serait impossible à la Direction d'obtenir une aussi grande mobilité et une aussi parfaite adaptation des ouvriers. Le choix des organisateurs Comme nous l'avons vu, la répartition de la main-d'æu- vre est soumise pour une grande part, directement ou indi- rectement, à l'arbitraire de la maîtrise, mais les ouvriers réa- gissent contre cet arbitraire. Il y a la pression constante d'une moralité collective des ouvriers qui les empêche bien souvent de se plier aux exigences de cette maîtrise. L'ouvrier est con- tinuellement jugé par ses camarades. Il est le plus souvent jugé ouvertement devant tout le monde. Un fayot, un ouvrier qui respecte trop la discipline de l'usine, est condamné par ses camarades, Cette condamnation exerce une pression si réel- le que même les plus individualistes sont bien souvent obligés de céder. Un ouvrier qui moucharde ouvertement se trouve dans un tel climat d'hostilité de la part de ses camarades que sa vie à l'atelier devient extrêmement pénible. L'atelier est l'endroit où nous vivons la plus grande partie de notre vie. Nous vivons en collectivité et les rapports humains que nous avons entre nous ont une importance considérable et jouent un rôle primordial dans la production. Chaque geste est jugé, au point que si un ouvrier reste à bavarder amicalement plus de dix minutes avec son contremaître, il court le risque de se faire siffler et traiter de fayot. Nous réussissons tous à nous laver les mains avant l'heu- re, nous sommes arrivés à ce résultat progressivement. Bien 81 8 que la maîtrise exerce une pression en sens inverse, à partir du moment où cette habitude a été introduite, il est devenu presque impossible de la faire cesser. La pression collective est trop forte. Tout le monde se lave les mains avant l'heure, et pourtant c'est interdit, mais si l'un de nous refuse de com- mettre cette infraction, il sera désapprouvé par l'ensemble des ouvriers. Les désapprobations de ce genre ont une portée si grande qu'il n'y a pas d'exception dans ce domaine. La pro- motion ouvrière par voie de fayotage est donc considérable- ment freinée par cette morale tacite. Mais dès que nous pas- sons à l'échelon supérieur, c'est-à-dire dans les rangs de la maîtrise, cette moralité s'évanouit subitement. Il n'y a plus de morale collective dans les fonctions de coercition. On parvient dans le camp de la maîtrise parce que l'on possède des quali- tés de « chef », de « dirigeant », c'est-à-dire ce que l'on ap. pelle dans notre langue des qualités de « garde chiourme ». Le choix des organisateurs obéit à cette loi. Ce sont les plus dévoués à la direction qui sont choisis. Ce sont ceux qui sont le plus capables de s'opposer à cette morale collective des ou- vriers, ceux qui doivent s'opposer à toutes les infractions au règlement. Mais là aussi, ce choix est tout à fait interprétatif et arbitraire. Il y a un essai qui sert de barrière entre les dif- férentes catégories d'ouvriers, et on a vu que cet essai était surtout symbolique. Dans le cas de la maîtrise, cet essai, qui s'appelle « la commission », est encore beaucoup plus symbo- lique. Après avoir passé la commission seuls seront admis dans les différentes catégories de la maîtrise ceux qui auront fait preuve des qualités indispensables à cette fonction. Mais cela ne suffira pas, il faudra aussi faire partie des coteries, avoir du piston. Ici, la course à la promotion ne rencontre plus les barrières de la moralité collective que nous avons trouvées chez les ouvriers. C'est la loi effrenée de la concurrence qui joue, et qui surpasse toutes les autres lois. Pour grimper les échelons hiérarchiques, il ne faut pas seulement avoir passé la commission, il ne faut pas seulement être bien noté par la Direction, ne pas avoir de grève à son actif, il ne faut pas seu- lement avoir du piston, car le piston est aussi une chose qui se généralise, il faut aussi avoir le meilleur piston et, chose inévitable comme aux courses ou plutôt aux stock-cars, il faut éliminer les concurrents dangereux. Ici l'élimination des con- currents ne se fait pas par la violence, La seule arme c'est le mouchardage et le dénigrement. Ces lois sélectives des orga- nisateurs, qui ne figurent sur aucun manuel jouent, pourtant, un rôle considérable dans la rationalisation de la production elle-même. Cette espèce de concurrence entre les organisateurs pro- voque-t-elle l'émulation ? Certainement pas. Les organisa- teurs, dont le seul contrôle vient d'en haut, pratiquent à leur échelle le même système que nous, le débrouillage, mais ce débrouillage-là n'a rien de collectif, il est individuel et im- pitoyable. Le débrouillage, la concurrence, la responsabilité 82 - limitée vis-à-vis de la Direction, aucun contrôle de la part des ouvriers, tout cela provoque une sorte d'anarchie dont nous ne percevons à notre niveau que les conséquences. L'énumé- ration de ces conséquences pourrait à elle seule remplir des volumes. Pourquoi avons-nous le mauvais boulot ? Parce que nos chefs ne savent pas se débrouiller. Pourquoi avons-nous de bonnes machines ? Parce que le chef est copain avec celui qui est chargé de repartir les machines. Etc., etc. Le chef d'atelier, les contremaîtres essaieront de se dé- brouiller pour que l'atelier marche bien. Ils se débrouilleront aux dépens des autres ateliers. La vision générale de l'intérêt de toute l'usine n'existe pas à l'échelle du chef d'atelier. On ne peut dire où elle commence. Existe-t-elle seulement ? L'usine n'est à personne si elle n'est pas aux ouvriers. Elle n'est pas la propriété de la maîtrise, qui n'a que des parcelles de responsabilité. Tous ces « managers » ne sont que des ca- pitaines, souvent des petits despotes, parfois de braves types obsédés par leur propre situation, qui se tiennent en équilibre sur cet échafaudage hiérarchique et sont tourmentés par une seule idée : rester à leur poste, au besoin aller plus haut, mais au-delà, RIEN. LA FONCTION DE L'OUVRIER Dans l'atelier tout est organisé pour que l'ouvrier ait le moins de contact possible avec ses cam marades, l'ouvrier doit rester à sa machine et on fait tout pour qu'il y reste, pour que son temps rapporte, car l'ouvrier, en dehors de sa machine est censé ne pas produire et, ce qui est plus grave, ne pas produire de profit pour l'usine. Aussi va-t-on jusqu'à consi- dérer que, lorsque nous serrons la main à un de nos camara- des, nous enfreignons la loi sacrée de l'usine : nous sommes dans une collectivité de production, mais on tend continuelle- ment à nous isoler par tout un système de surveillance très complexe, comme si nous étions, chacun de nous, un artisan isolé. Nous avons des dessinateurs qui ont dessiné les pièces que nous avons à faire, des techniciens qui ont indiqué la suc- cession des opérations d'usinage à effectuer, et qui les ont ré- parties aux différents types de machines-outils, nous avons un magasin, qui doit nous procurer l'outillage dont nous avons besoin, au-dessus de nous nous avons les chefs d'équipe, con- tremaîtres, chefs d'atelier, qui doivent nous procurer du țra- vail et nous surveiller ; au-dessous de nous nous avons des convoyeurs qui doivent nous apporter les pièces à usiner. Nous avons des contrôleurs qui vérifient notre travail et parfois des supercontrôleurs qui notent tous les quarts d'heure si notre machine fonctionne, des chronométreurs qui nous allouent des temps, des agents de sécurité qui veillent à la protection de 83 - notre corps ; nous avons enfin des délégués syndicaux qui pré- tendent s'occuper de nos intérêts. Tous, jusqu'au balayeur qui vient nettoyer notre place, tous s'occupent de nous, pour que nous n'ayons qu'une chose à faire : faire marcher la ma- chine et ne pas nous occuper du reste. Un organisateur : le chef d'équipe Nous faisons un travail très divers et parfois très com- plexe, c'est-à-dire un travail qui exclut l'automatisme. Il y a un travail purement intellectuel d'interprétation du dessin : nous devons décider de l'organisation des opérations d'usi- nage. Les gammes (1) ont beau avoir été prévues, les techni- ciens ont beau avoir mentionné ce que nous avons à faire, nous mâcher tous les calculs, nous devons dans certains cas person. naliser notre travail, c'est-à-dire trouver une combine pour le faire plus vite et plus facilement. Mais cela ne peut pas être une cuvre individuelle, c'est une cuvre éminemment collective. Là, intervient le métier, l'expérience, la routine, c'est-à-dire des éléments qui se trouvent répartis inégalement chez tous les ouvriers, non réunis chez un seul. Pour faire la pièce, nous avons besoin de voir nos camarades, et de dis- cuter avec eux. La Direction, pour éviter cette hérésie. a in- venté le super-homme, le super-ouvrier qui doit réunir tou- tes les connaissances, qui doit accumuler toutes les expériences et connaître toutes les combines ; cet homme, elle en a fait le chef d'équipe. Le choix de cet homme n'a pas été sans difficul. tés, bien sûr, les fonctions de chef d'équipe, doivent exiger que ce soit le meilleur ouvrier, mais le meilleur ouvrier n'est pas forcément dévoué à la Direction, d'autre part la division ex- trême du travail a atteint aussi les ateliers d'outillage, de telle sorte que bien qu'un compagnon doive savoir tout faire, on essaie de plus en plus de le spécialiser, et de ce fait, il sera d'autant plus difficile de trouver un ouvrier qui ait une expé- rience générale sur le travail. De plus la Direction hésite à prendre un ouvrier qui donne entière satisfaction pour l'en- lever à sa machine et le mettre derrière un bureau. (2) (1) Lorsqu'un ouvrier réclame du travail à son chef d'équi- pe, il reçoit un carton de commande derrière lequel est collé le dessin de la pièce à usiner. Sur ce carton, est inscrite toute la succession des opérations à effectuer, depuis la fonderie ou le tronçonnage du métal, jusqu'au montage de la pièce sur son en- semble mécanique. La gamme du carton est donc l'inscription des opérations successives, qui sont suivies des temps alloués pour l'usinage, du numéro de l'atelier où se fera cet usinage, et clu nom de l'ouvrier qui l'effectuera. (2) Le chef d'équipe gagne environ de 10 à 20.000 francs de plus qu'un compagnon ; en principe, il ne travaille pas manuel- lement. Son bureau se trouve au milieu des machines, il n'a pas de cage vitrée, sa vie est pratiquement liée avec celle des com- pagnons. Sa véritable fonction est : 84 .. Enfin, il n'est pas obligatoire qu’un ouvrier qui aurait ces qualités de super-ouvrier possède aussi des qualités de surveillant, exerce son autorité, et maintienne la discipline. Pour que le chef d'équipe acquière ces qualités, on lui fait quitter sa machine, ce qui l'entraîne de plus en plus à per- dre contact avec le travail qui se trouve en perpertuelle trans- formation. En donnant un rôle coercitif au chef d'équipe, on lui enlève du même coup la confiance des ouvriers. Ainsi, en voulant éviter toute collaboration entre les ouvriers, voulant créer un super-ouvrier, la Direction a enlevé un ouvrier productif à sa machine, l'a confiné dans un travail de paperasse et l'a privé pratiquement de tout rôle productif et d'organisation. Les privilèges qu'elle lui a donnés ne sont pas même suffisants pour qu'il accepte d'accomplir son au- tre rôle de surveillance et de coercition. Chose plus impor- tante, la Direction n'a pas pu éviter la collaboration des ou- vriers entre enx, comme nous allons le voir plus loin. en Le problème de la responsabilité . La responsabilité de l'ouvrier tend de plus en plus à être réduite. Cela n'est pas ici poussé jusqu'au maximum comme dans les chaînes, où l'0. S. n'est pratiquement res- ponsable de rien, seuls le régleur, les chefs et les différentes catégories de contrôleurs étant considérés comme responsa- bles. L'ouvrier est responsable de la parcelle de travail qu'il accomplit et rien de plus : il ne doit pas s'occuper de savoir si cette parcelle est valable par rapport à l'ensemble. D'ail- leurs comment pourrait-il le faire, puisque tout est organisé pour lui cacher cet ensemble ? Il doit donc s'en tenir aux directives qu'il reçoit, c'est- à-dire au dessin. Il doit travailler en aveugle et faire unique- ment ce qui est nécessaire pour dégager sa responsabilité. Mais là intervient l'homme. Que va-t-il faire, accomplir son rôle d'automate ou bien réagir ? L'ouvrier se trouve placé devant une alternative. La pre- mière possibilité est de dégager sa responsabilité, c'est-à-dire se conformer au dessin et faire en sorte que la pièce soit accep- tée par le contrôle. Le règlement et l'organisation de l'usine : Celle d'agent de transmission entre les ouvriers et les autres services de l'usine. Mais il arrive bien souvent que les ouvriers se passent de cet intermédiaire par souci d'efficacité ou de rapidité; Celle de surveillance et de contrôle, Mais, pratiquement, cette fonction est assurée par le système de travail au temps qui interdit en principe à l'ouvrier de faire autre chose que de tra- vailler et, d'autre part, par le bureau de contrôle. En réalité, le chef d'équipe intervient lorsqu'une bataille de boules de chiffons menace de gagner tout l'atelier. Il place la plus grande partie de sa journée à bavarder. Sa grande misère, c'est l'ennui. 85 ne sont conçus qu'en fonction de cette attitude. Si donc l'ou- vrier s'en tient à cette solution, il travaillera dans le seul but d'être payé, c'est-à-dire de faire accepter sa pièce. La deuxième possibilité est d'essayer de comprendre à quoi sert la pièce, pour qu'elle soit non seulement bonne au contrôle mais utilisable, ou bien pour faciliter la tâche du compagnon qui prendra la suite des opérations (3). C'est le drame de conscience, c'est la tragédie de l'ou- vrier. D'un côté il peut réagir individuellement en ne s'occu- pant que de son propre intérêt matériel, de sa paye et c'est ce que le règlement lui demande de faire; de l'autre sa réac- tion peut être profondément sociale : il cherchera à deviner le but de son travail, il essaiera d'être solidaire de ses ca- marades en leur facilitant la tâche. Mais alors il lui faudra affronter le règlement et là aussi il devra tricher. C'est ici que se situe le dialogue entre l'ouvrier et sa cons- cience (qui est le même que celui qu'il tient avec ses cama- rades). Ce dialogue a ses mots particuliers, son propre argot et on le retrouve journellement parce qu'il nous obsède. L'ouvrier homme. A quoi sert cette pièce ? L'ouvrier robot. Qu'est-ce que ça peut te foutre. L'ouvrier homme. Crois-tu que cette cote a de l'im- portance ? L'ouvrier robot. Ça va dans le mur (4). L'ouvrier homme. En as-tu déjà fait? L'ouvrier robot. Tu te fais du mouron pour RIEN. L'important est que tu sois payé. L'ouvrier homme. Enfin, tu crois que ça ira ? L'ouvrier robot. Tu n'en achètes pas ? ALORS !.., Les erreurs Un artisan qui fait une machine du commencement à la fin, qui exécute lui-même tous les rouages de l'appareil et qui a l'idée de l'objet fini dans sa tête, travaille en fonction de cet objet idéal : de ce fait il sera moins susceptible que qui- conque de faire des erreurs ; il sait ce qui est important et (3) Parfois, pour nous faciliter le travail, nous nous mettons directement en rapport avec ceux qui prendront la suite de l'opé- ration et, là, il nous arrive de passer entre nous de véritables arrangements secrets. Ainsi pour l'usinage d'outils de tour, cer- tains fraseiurs consentent à finir directement les pièces à la ma- chine, de telle façon que l'ajusteur qui prend l'opération sui- vante, n'a pratiquement plus de métal à enlever à l'outil. Il est convenu au préalable que ce dernier partagera le temps alloué fraiseur qui lui a fait le travail. (4) Expresion courante qui signifie que la pièce n'a pas be- soin de plus de précision qu'un morceau de ferraille qui est ci- menté dans le mur. avec 86 ce qui ne l'est pas, de plus, s'il fait des erreurs, il les répa- rera au fur et à mesure, l'erreur sur une pièce peut être com- pensée par la modification de la pièce sur laquelle la première vient s'ajuster, sans mettre en cause le mécanisme de l'objet lui-même. La chose est bien différente quand chaque rouage de la machino est confié non pas à un, mais à 10 ouvriers de diffé- rentes professions dont aucun ne connaît l'importance du tra- vail qu'il exécute. Les possibilités d'erreur se trouvent multi- pliées par le fait qu'il y a un plus grand nombre d'exécu- tants, qu'aucun des exécutants n'a la machine idéale dans la tête, c'est-à-dire qu'aucun ne sait à quoi sert la pièce. Il ne s'agit évidemment pas ici que l'ouvrier ait une connaissance abstraite de tout le mécanisme de l'appareil qu'il contribue à fabriquer, mais qu'il ait la connaissance concrète de la partie de cet appareil où doit s'adapter sa pièce. Cette connaissance peut le guider et dans la manière de faire sa pièce et dans le soin qu'il doit apporter aux diffé- rentes parties de cette pièce. De plus, chaque exécutant est soumis à une pression constante de l'organisation de l'usine, pression qui s'exerce d'une façon aveugle elle aussi. Pour ne parler que de la plus importante de ces pres- sions, il suffit de mentionner que depuis le dessinateur jusqu'à celui qui termine la pièce, en passant par la dactylo qui copie les games et les temps sur les cartons que l'on donne aux ouvriers, tous sont soumis plus ou moins directement à l'im- pératif du bureau des méthodes : aller toujours plus vite. Un cas où les fonctions de l'ouvrier sont universelles au Il arrive dans certains cas que des ouvriers enfreignent les règlements et essaient de passer par dessus le cloisonnement des fonctions et l'isolement des travailleurs: c'est l'exemple de l'atelier qui fait les outils « widias ». Quand le fraiseur de cet atelier reçoit une commande à exécuter, il doit d'abord se procurer lui-même le dessin, con- sulter les fichiers et faire donc un travail pour lequel il n'est pas payé, car ce temps n'est pas prévu par le chrono. En tant qu’automate, il devrait faire la pièce conformément dessin, mais il sait par expérience que ce n'est surtout pas cela qu'il doit faire, car il pourrait avoir beaucoup d'ennuis. C'est-à-dire qu'il se fera engueuler si les outils qu'il a faits ne sont pas utilisables, même s'ils correspondent fidèle- ment au dessin. Le dessin est la reproduction finie de l'outil, mais il arrive fréquemment qu'en cours de fabrication, une modification mineure du dessin puisse avantager le déroule- ment des opérations d'usinage. Or, les outils doivent sortir finis des ateliers et doivent s'adapter non pas au dessin, mais au besoin des ateliers qui se servent de ces outils. Dans cet atelier des outils « widias », 87 ** tai ne comprend qu'un petit nombre d'ouvriers (une cin- quantaine), les affûteurs ont passé des consignes orales qui modifient les cotes et le dessin original, aux surfaceurs, qui ont passé des consignes orales aux fraiseurs, etc., tout cela en vue de faciliter le travail de chacun. Ces consignes n'ont pas été codifiées, on se doute un peu pourquoi ; ces modifi- cations qui sont fréquentes, pour être codifiées devraient con- tinuellement remonter la chaîne des bureaux et cela pourrait entraîner des heurts et des difficultés de toute sorte, et frois- ser bien des susceptibilités. C'est pourquoi l'atelier marche sur un mode plutôt artisanal. Il faut dire que la chose serait bien trop simple si ce mode de fonctionnement était reconnu, si la coopération entre les ouvriers pouvait se réaliser, mais il n'est pas reconnu, il est tacite. Ceux qui finissent les pièces sont de « vulgaires OS », tandis que ceux qui les commen- cent sont, pour la plupart, des ouvriers qualifiés, et entre les deux il y a une différence de paye de quelque 15.000 fr. par mois. Qu'un OS conseille un ouvrier qualifié pour accom- plir son travail est déjà une anomalie qui contredit le système hiérarchique de l'usine, si absurde soit-il. Autre obstacle l'ouvrier est considéré comme un être privé de toute responsabilité, aussi sa moindre initiative peut se retourner contre lui. D'autre part, s'il se conforme stric- tement au dessin, il se fera engueuler si la suite des opé- rations rencontre des difficultés. Donc, pour dégager sa res- ponsabilité, l'ouvrier peut demander au chef d'équipe quelle forme il doit donner à sa pièce, et le chef d'équipe en parlera au contremaître ; tous deux iront au bureau du contrôleur pour lui demander, à lui, ce que l'ouvrier leur avait demandé à eux ; le chef d'équipe, le contremaître et le contrôleur iront enfin auprès de l'affûteur poser la même question. La réponse suivra le même chemin et l'ouvrier pourra enſin commencer. Mais comme l'ouvrier est pressé, il se passera souvent de tous ces intermédiaires. Il ira voir directement les ouvriers qui prennent la suite des opérations, ce qui lui est théorique- ment interdit. Mais il ne commencera pourtant pas encore son travail à ce moment. Après avoir modifié la forme de la pièce et parfois le dessin, il faudra modifier les délais ; cette modification devra suivre le chemin inverse et remonter à ses origines. L'ouvrier connaît le tarif des opérations, mais il n': au- cun droit de modifier quoi que ce soit ; seuls les différents responsables se partagent les parcelles de ce droit ; voici donc ce qui en résulte. L'ouvrier ajoute au crayon le délai supplémentaire sur sa commande, qu'il donne ensuite au chef d'équipe, qui, lui, repassera à l'encre ce que l'ouvrier a écrit au crayon et signera, puis enfin le chrono viendra su- perviser le tout en apposant sa propre signature. Après s'être métamorphosé en clirono, chef d'équipe, contrôleur, contre- maître, notre ouvrier reprend sa place à sa machine, bien heureux s'il peut se faire pardonner toutes les infractions qu'il 88 vient de commettre. Mais il sait par expérience que tout lui sera pardonné si ça marche ; dans le cas contraire, ses initia- tives lui retomberont dessus, comme un boomerang qui au- rait manqué son but. Si ça ne marche pas, on peut lui re- procher deux choses : soit de ne pas avoir pris d'initiatives, soit d'en avoir pris de mauvaises. Mais gardons-nous de ver- ser des larmes : s'il sait prouver qu'il n'est pas un robot dans son travail, il sait aussi le prouver quand on vient l'engueu- ler. La rationalisation de notre outillage L'atelier d'outillage est la grande victime de la contradic- tion qu'il y a entre les efforts de rationalisation et les limites de celle-ci. On tente de standardiser l'outillage et de le fa- briquer en série, mais l'outillage est trop divers et la produc- tion trop étroite pour pousser ces méthodes jusqu'à leur li- mite, c'est-à-dire pour transformer les ateliers d'outillage en chaîne d'outillage. L'obstacle lont nous allons parler vient du fait que l'ate- lier reste donc un hybride entre l'atelier de style artisanal et l'atelier de fabrication en série. Un mélange de petit atelier fonctionnant sur le mode du travail à l'unité ou de la petite série et d'atelier de fabrication moderne. Tout d'abord nous devrions avoir notre outillage livré par un convoyeur, mais la diversité de notre travail entraînerait alors une augmentation trop considérable de convoyeurs, qui de plus devraient connaître le travail, ce qui n'est pas le cas, , c'est-à-dire avoir les mêmes connaissances que le compagnon qu'ils doivent servir. Par conséquent, nous devons chercher notre outillage nous-mêmes, et nous absenter de la machine assez longtemps lorsque nous devons faire la queue au maga- sin. Si l'outillage n'est pas disponible, il faut le commander pour l'obtenir quelques jours plus tard. L'atelier d'affûtage est un atelier séparé, il reçoit les li- vraisons d'outils à affûter la semaine suivante. Si donc un ouvrier remet un outil à affûter selon un certain profil à son magasin, il peut attendre jusqu'à 15 jours avant de recevoir l'outil. En réalité, il s'agit d'un travail d'affûtage qui néces- site tout au plus 5 à 10 minutes de travail et pour lequel l'ou- vrier devra interrompre son travail pendant une dizaine de jours. Si nous nous conformons à cette règle, il faut atten- dre, laisser notre travail, entreprendre autre chose, tout le temps que nous avons passé au réglage de notre machine est ainsi perdu, et, de plus, ce temps ne nous sera pas compté. Si nous objectons au chrono que son délai est trop court, parce que nous avons eu des ennuis avec l'outillage, il nous répond que ses temps ne peuvent tenir compte de ces inci- dences. Il n'y a pas d'outillage, oui, mais il devrait y en avoir et à cela le chrono n'y peut rien. Pour ne pas perdre de temps nous arrangeons nous-mêmes notre outillage, nous préférons 89 ILLUNDU perdre un peu de temps à nous transformer en affûteur que d'attendre. Mais là encore, nous devons affronter les foudres du magasinier qui nous reproche, avec juste raison, d'avoir modifié un outillage qui se trouve par là même inutilisable pour les autres. Il aurait mieux valu procéder régulièrement en faisant notre demande au magasinier qui, lui, aurait fait un bon de commande au magasin central, qui, à son tour, aurait pu cher- cher dans son stock, s'il ne possédait pas un outil de la forme demandée. Ainsi, on aurait évité de gaspiller un outil, mais on aurait gaspillé du temps. Il arrive que les pièces que nous faisons suivent un cer- tain roulement, c'est-à-dire que nous savons que les mêmes commandes reviendront à l'atelier au bout d'un certain temps; pour cette raison, nous nous fabriquons des outils ou des montages pour aller plus vite. De ce fait, chaque fois que nous recevons une commande, nous essayons de nous rensei- gner auprès de nos camarades, nous cherchons à savoir si l'un de nous qui a déjà fait ces pièces n'a pas inventé une combine pour aller plus vite. Normalement, ce n'est pas le chemin que nous devrions suivre, il faudrait demander au chef d'équipe qui, lui, nous mettrait en relation avec le com- pagnon qui pourrait nous documenter et nous faire bénéfi. cier de son outillage personnel. Comme on le voit ici, la multiplication des intermédiai- res qui séparent l'ouvrier et le stock d'outillage et les affû- teurs est un obstacle permanent que nous devons surmonter. Nous le surmontons en créant nous-mêmes un espèce de ma- gasin plus ou moins clandestin où nous stockons pour nous et pour nos camarades certains outils que nous nous sommes procurés. Encore une fois, nous avons court-circuité l'organi- sation de l'usine, encore une fois nous sommes en faute, mais ce n'est qu'à ce prix que nous pouvons travailler. Mais ce processus normal a un grand inconvénient, c'est qu'il met au courant le chef d'équipe de nos combines et ce dernier risque d'en informer le chrono ou les autorités supé- rieures, ce qui pourrait nous amener à une baisse de nos délais. Pour nous, la chose est claire: chaque découverte nouvelle doit se traduire par un allègement de notre peine, tandis que pour la Direction, au contraire, chaque innovation doit se concrétiser par une augmentation de notſe travail. Là encore, la conception de l'ouvrier robot se heurte à la réalité, elle provoque le gaspillage et tend à être un frein dans la production, c'est-à-dire qu'elle atteint l'objectif con- traire à celui qu'on s'était proposé. La lutte contre les délais Chaque pièce, en plus de sa forme et de la qualité de son métal, a dans l'usine une autre propriété : son délai d'usi- 90 - nage. Ce délai est inscrit sur la commande que reçoit l'ou- vrier. Mais un système de travail au rendement a été institué et chaque ouvrier a la possibilité de dépasser les temps al. loués. Ainsi, si une pièce qui a un temps alloué de 1 h. 30 est réa- lisée en 1 h., l'ouvrier recevra un supplément de paye; on dit qu'il règle à 150%; en réalité cette possibilité est deve- nue peu à peu la règle. Aujourd'hui l'ouvrier qui fait ses pièces conformément au temps alloué est non seulement lésé sur son salaire, mais encourt le risque de se faire renvoyer. Ce qui n'était au départ qu'une possibilité, est devenu une obligation, Il faut dire que cette obligation de travailler plus vite que les temps alloués a une limite qui est fixée par la Direc- tion. Cette Jimite était,, juste après la guerre, de 138 % en- viron; la pression syndicale, qui à cette époque soutenait farouchement l'accélération de la production, a fait monter ce plafond progressivement. Aujourd'hui l'ouvrier a le droit de régler à 153 %, c'est à dire que dans une quinzaine de travail de 100 heures il pourra effectuer 153 heures de délais, les heures de délais qu'il fera au dessus de 153 heures ne se- ront pas payées. Il existe deux façons d'établir un délai pour le chrono; si la pièce n'a jamais été faite et que le compagnon qui a fait la pièce a accepté le délai, toutes les pièces qui suivront auront le même délai C'est ainsi que s'établissent les délais et nous le savons. Quand un compagnon fait une pièce nou- velle il doit bien faire attention à ne pas laisser passer un délai trop court; pour cela, le plus souvent, il est contrôlé par ses camarades qui risquent d'ici peu de retrouver la mê. me pièce. C'est à ce moment là que se déroule une sorte de farce jouée par l'ouvrier et le chrono. L'ouvrier essaie d'avoir le temps le plus long, le chrono essaie d'octroyer le délai le plus court. Mais personne n'est dupe, chaque par- tenaire connait à fond le rôle de l'autre, il connait jusqu'aux répliques. Le chrono essaie donc au départ de mettre un délai faux, c'est à dire au dessous de ce qu'il juge norma- lement faisable, puisqu'il pense que l'ouvrier a de fortes chances de protester. L'ouvrier essaie lui, de réclamer un délai au dessus de ce qu'il peut réaliser, parce qu'il compte avec tous les impondérables dont le chrono ne veut pas tenir compte. Puis, c'est le marchandage, d'où naîtra finalement le délai, Le délai sera le produit de cette lutte, de plus il sera faussé par d'autres répercussions du système. Pour éviter les augmentations de salaire, la Direction a relevé les plafonds des coefficients de production. Ils sont ainsi passés de 138 % à 153 % depuis la guerre. Mais comme l'ouvrier veut faire sa paye au maximum, il exige que le délai alloué soit à son tour majoré de 53 %. S'il fait une pièce en 1 heure de temps il exigera que le délai inscrit soit plus long de 53 %. encore 91 - LLLLLL PU Les délais sont ainsi d'autant plus faux. Une fois établi, le délai sera contrôlé par l'ouvrier, qui tient sa propre comp- tabilité des temps qu'il a obtenus. Chaque fois que la pièce reviendra dans l'atelier, lui ou ses camarades pourront en vérifier l'exactitude. Ainsi le délai inscrit sur un carton est beaucoup plus fonction de la combativité et de la vigilance de l'ouvrier, ou de la personnalité du chrono, que de la rè- gle à calcul. Il arrive que justement certains ouvriers ont eu trop de complaisance avec le chrono et que certaines pièces sont matériellement impossibles à usiner dans les temps pré- vus. Dans ce cas que se passe-t-il ? Comme il n'est plus ques- tion de toucher au délai, qui une fois établi, est devenu tabou, le chef d'équipe peut compenser ce « mauvais travail » en donnant à l'ouvrier lésé des pièces dont le délai est bien au dessus de ce qu'il réalise habituellement. On peut y remédier aussi par des moyens plus ou moins tolérés, c'est-à-dire que que l'on se prête ou se donne des heures pour pouvoir réa- liser le maximum du coefficient. Enfin, peut par des moyens illégaux falsifier purement et simplement les cartons où sont enregistrés les délais. L'ouvrier doit donc continuellement se défendre pour gagner le maximum de salaire, il doit aussi se défendre s'il veut satisfaire son amour-propre d'ouvrier, c'est-à-dire faire quelque chose d'utile. LES PROBLEMES HUMAINS A L'USINE La lutte de classe n'est pas une idée sortie du cerveau de Marx ou un moyen de propagande et d'agitation auprès des ouvriers, la lutte de classe existe, il est nécessaire pour la bourgeoisie non seulement de la reconnaître mais aussi de lui donner un statut légal, avec ses droits et ses limites. C'est ainsi que le problème de l'homme est entré non seu- lement dans les préoccupations du législateur, mais aussi dans les statuts de l'usine. A côté des services d'entretien, de fabrication, de réparation se trouvent les services ou les organismes qui se préoccupent essentiellement de l'homme, de sa sauvegarde, de sa sécurité et de ses intérêts. Mais la sauvegarde de l'homme se heurte continuellement au système qui n'a qu'un but : l'exploiter. L'usine, l'atelier, la machine, les cadences le prennent, le broient continuellement, tendent à le transformer lui-même er machine, mais le corps humain ne peut être traité comme tel sans risquer de se détériorer. L'exploitation trop intense de l'ouvrier peut entraîner des maladies, des arrêts de travail qui, s'ils se répètaient trop souvent, ne manqueraient pas d'avoir de graves répercus- sions sur la production. Le but du capitalisme est de faire produire la classe ouvrière, de l'exploiter bien sûr, mais aussi de la conserver et non de la détruire. Pour cela la société a institué des services médicaux gratuits, des surveillances médicales obligatoires dans les usines et des indemnisations 92 11''. 1. HHLUTIE pour les accidents. Quand on songe à la somme d'expérience pratique à l'usine qu'a nécessité dans certains cas la forma- tion d'un bon ouvrier qualifié ou d'un bon O.S., et parfois même des mois ou des années d'apprentissage, on comprend que ce matériel humain devienne pour les classes qui tirent profit du travail un « matériel coûteux, à ménager ». C'est aussi pour cette raison que les rapports des industriels et de la classe ouvrière varient suivant la classification des ouvriers. Ainsi, on aura beaucoup moins de ménagement pour un O.S. ou un muncuvre lorsqu'ils peuvent être remplacés immé. diatement, sans formation préalable, que pour un ouvrier qualifié ou un technicien, pour lequel il aura fallu des années de formation et d'expérience. Pour les uns les cadences, les méthodes de travail seront plus dures que pour les autres, l'attitude de la maîtrise différera aussi, les vexations, les engueulades seront plus fréquentes pour les uns que pour les autres, de la même façon qu'un cheval de course est plus choyé qu'un cheval de trait. Les services de sécurité La contradiction du système d'exploitation réside dans le fait qu'il faut faire produire le plus possible à l'ouvrier, tout en le conservant en état de produire le plus longtemps possible. Comment cette contradiction est-elle résolue ? Pour la Direction la chose semble simple : aux services de pro- duction on ajoutera des services médicaux et sociaux, des ser- vices de sécurité, des délégués. Les accidents provoqués par les meules doivent être les plus fréquents. L'émeri se détache de la meule et se plante dans le cristalin. Le service de sécurité, qui a pour but de prévenir les accidents, avait fait apposer des affiches dans l'atelier. Dans certaines de ces affiches il était recommandé de mettre des lunettes pour affûter ses outils. Cette recom- mandation bien que légitime n'était suivie par personne car l'atelier n'avait qu'un nombre restreint de lunettes et pour se les procurer il aurait fallu que l'ouvrier fasse la queue au magasin et perdre quelques précieuses minutes. De toute fa- çon les ouvriers ne pouvaient se conformer à cette recom- mandation, car le nombre de lunettes en stock était nette- ment inférieur au nombre d'ouvriers susceptibles de les uti- liser. Pratiquement l'affûtage des outils se faisait donc sans lunettes et les accidents des yeux ne baissèrent pas. Après bien des années, les services de sécurité ont pu inventer une dis- positif ingénieux qui consiste à placer un écran de verre de- vant la meule, ce qui évite tous les risques de blessures aux yeux. Il serait curieux de voir par quel processus les services de sécurité arrivèrent à ce résultat. Combien de discussions, de rapports et de dossiers ont dû précéder cette solution que n'importe quel ouvrier qui utilise la meule aurait pu trouver en 5 minutes. - 93 Mais l'important n'est pas la lenteur du fonctionnement du service de sécurité, quand il fonctionne réellement, c'est son système de fonctionnement qui est surtout curieux. Com- me les services de sécurité n'ont pratiquement aucun rapport avec les ouvriers qu'ils sont chargés de protéger, ils effec- tuent cette protection au moyen d'affiches qui n'ont, la plu- part du temps, aucun rapport avec le travail exécuté dans l'atelier ou avec le type de machines utilisées. Le manque de contact entre le service de sécurité et les ouvriers fait que ce dernier n'agit jamais préventivement. Le seul moteur qui fait fonctionner ce service se sont les statistiques des accidents. De la même façon que l'on se préoccupe de l'utilité d'une pièce une fois qu'elle est loupée, on se préoccupe des causes de l'accident de l'ouvrier une fois qu'il est mort ou estropié pour la vie. Le délégué Nous savons qu'il existe un service qui nous protège comme un ange gardien, et comme un tel ange nous ne le voyons jamais. Pourtant il serait faux de dire que les services de sécurité n'ont pas du tout de contact avec les ouvriers. Les services de sécurité prennent contact avec le délégué, qui lui est censé représenter les ouvriers de l'atelier auquel il appartient. C'est donc ici qu'intervient le délégué du personnel. Le délégué représente les ouvriers vis-à-vis de la maîtrise et de la direction ou du service de sécurité. C'est la courroie de transmission qui est légalisée dans l'organisation de l'usine. Le délégué est aussi autre chose, c'est le représentant de la volonté des ouvriers contre la direction et contre la maîtrise. Il a été imposé par la lutte des ouvriers pour être l'expres- sion de leur volonté. Enfin voilà un rouage de l'usine qui permet l'expression de la volonté des ouvriers, dit-t-on. Au moins sur ce plan les ouvriers ne sont plus des robots, ce sont les hommes qui peuvent agir par l'intermédiaire du délégué. Le rideau de l'ignorance va-t-il enfin être levé ? Non, nous allons voir que l'ouvrier s'il ne sait pas ce qu'il fabrique, s'il ignore comment on préserve son corps des accidents, doit aussi ignorer comment on défend ses pro- pres intérêts d'ouvrier auprès de la Direction. Nous ne som. mes par là pour savoir, nos intérêts sont remis entre les mains d'une ou de plusieurs agences syndicales qui savent pour nous, décident pour nous. En effet le délégué est l'avocat des ouvriers, c'est aussi leur représentant officiel, c'est lui qui exprime ce que pensent les ouvriers. Mais en réalité la fonction du délégué, s'est dé- tériorée au cours des années. Son personnage est très com- plexe; son rôle en fait un personnage qui est intégré dans 94 l'appareil bureaucratique de l'usine, avec la différence qu'il est toujours un ouvrier 'productif. Le délégué a trois visages. Premier visage du délégué Le délégué essaie de s'informer auprès des ouvriers pour que ceux-ci lui communiquent les revendications qu'il devra inscrire sur le cahier de revendications et présenter mensuel. lement à la Direction. Il faut évidemment que ces revendi- cations ne touchent ni aux lois sur les salaires, ni aux règle- ments de l'usine. Ce sont donc des revendications mineures, qui ont pour objet soit l'amélioration des conditions de tra- vail (aménagement facilitant le travail, hygiène etc) soit la promotion ouvrière (passage d'une catégorie dans une autre). Mais le délégué syndical est aussi représentant d'un syndicat, ce qui gêne considérablement cette tâche. Chaque syndicat présente un cahier de revendications sensiblement identique à la Direction. Donc, si le délégué d'atelier est C.G.T., le militant F.0. refusera de lui faire des suggestions, car il sait que c'est l'obtention de telles revendications qui permet aux syndicats d'ageurer toute leur propagande : « Voyez, disent- ils, aux ouvriers, nous vous avons obtenu un robinet pour vous laver les mains, faites-nous confiance, et rejoignez notre centrale ». De plus, lorsque les ouvriers posent des reven- dications bien plus importantes d'augmentations de salaires, alors le délégué doit normalement en informer le syndicat. Deuxième visage du délégué Le délégué représente son syndicat auprès des ouvriers. Il leur diffuse la propagande et les consignes de la centrale, car il sait que ce n'est qu'à ce prix qu'il sera présenté aux prochaines élections. Il va de soi que le syndicat présente les délégués les plus soumis à sa politique. Le délégué repré- sente ainsi la politique de son syndicat devant la Direction et devant les autres syndicats; il essaie de conclure des alliances avec ces syndicats, ou bien de les discréditer auprès des ou- vriers, selon la tactique imposée par son syndicat. Souvent d'ailleurs il s'établit une affreuse confusion. Lorsque le délégué intervient auprès de la Direction, on peut se demander si c'est au nom des ouvriers ou au nom de son syndicat qu'il parle. Ce quiproquo échappe en général à l'opinion. Lorsque le délégué va voir la Direction, il n'a au- cun mandat des ouvriers, si ce n'est qu'il est élu une fois par an par eux. Quand le délégué dit : les ouvriers ou la classe ouvrière pense cela, cela veut dire, 99 fois 100, mon syndicat m'a dit cela. Ainsi on pourrait croire que la classe ouvrière est inféodée à autant de courants de pensée qu'il y a de syndicats. En réalité les ouvriers ne savent pas ce que 95 EN ... 1.1 IIII. dira le délégué à la réunion avec la Direction. Ils ne savent pas non plus ce qui s'est dit à cette réunion. Troisième visage du délégué Le délégué représente aussi la loi. Il doit défendre le Code du travail; si jamais la Direction l'enfreint, il doit faire respecter par la Direction toutes les lois qui protègent les ouvriers et le protègent lui-même. Mais en revanche, il est aussi lié aux lois qui défendent la Direction contre l'ouvrier. Ainsi pendant toute une période le délégué avait des fonc- tions de coercition autant que la maîtrise. C'est lui qui fai- sait la police, dénonçait publiquement les ouvriers qui poin- taient avant l'heure, ceux qui « tiraient au flanc » etc. Au- jourd'hui il ne défend plus le réglement avec autant de zèle, mais il en est prisonnier. Dans le cas où l'ouvrier enfreint le règlement de l'usine, le délégué ne peut accomplir son rôle et il reproche souvent aux ouvriers : « Je ne peut rien faire pour vous, vous vous êtes mis dans votre tort » dira-t-il souvent; et ce reproche sera d'autant plus amer qu'il traduit son impuissance (5). Mais la plupart des différends entre les ouvriers et la Direction se placent en marge du règlement, ce sont des oppo- sitions bien plus profondes qui se manifestent sur bien des plans. L'ouvrier conteste tout en principe, parce que toute l'organisation de l'usine l'opprime. Le délégué n'a le droit de contester que ce qui enfreint le règlement. Dans le cas où l'ouvrier se défend contre les délais, de quel secours peut être le délégué étranger à la profession ? Les seuls qui soient capables de lui apporter une aide sont ses propres cama- rades, Avec la rationalisation du travail la défense des ouvriers devient de plus en plus une question particulière et collec- tive. Particulière : parce que la division du travail est telle- ment poussée, qu'il serait absolument impossible à un seul individu de connaître tous les problèmes d'un seul atelier. Lorsque un délégué est surfaceur, il lui est à peu près im- possible de discuter seul les différends qui opposent les tour- neurs à la maîtrise, au chrono ou au contrôle. Collective : 1 (5) Une clause des accords Renault de septembre 1955 sti- pule que pour qu'une grève soit légale, il faut prévenir la di- rection 8 jours avant. Ainsi toute grève spontanée des ouvriers se place automatiquement dans l'illégalité. Dans de tels cas les délégués qui se trouvent liés par ces accords ne peuvent pas défendre ces grèves. Ce qui fut le cas par exemple de la grève qui éclata aux ateliers 61/43 et 61/44, l'été 1956, où les délégués ne purent que conseiller aux ouvriers de reprendre le travail. 96 parce que chaque problème intéresse l'ensemble de l'équipe. Mais il faut donner quelques exemples. Un fraiseur, s'il veut se défendre auprès du chrono con- tre un délai trop court devra se défendre sur le plan de sa profession et de son expérience. Mais comme nous l'avons vu, la profession et l'expérience sont essentiellement collec. tives. C'est pourquoi, on essaie chaque fois de provoquer des discussions collectives avec les chronos qui, sachant très bien le danger d'une telle chose, refusent, la plupart du temps, de discuter avec les intéressés et s'en refèrent au chef d'é. quipe. Les meilleurs arguments contre le chrono ne peuvent être trouvés que par l'équipe des ouvriers appartenant à la même profession. Le délégué ne peut que rester muet dans une telle controverse, s'il est étranger au boulot. Dans un atelier de réparation, les ouvriers décidèrent un jour de demander au chef d'atelier de ne plus venir tra- vailler le samedi soir. Ils se rencontrèrent et discutèrent la question ensemble. Ils firent ainsi une répétition générale avant de voir le chef d'atelier. Ils cherchèrent tous les ar- gument que le chef pourrait bien opposer et préparèrent une réponse à chaque objection. Après cette confrontation, ils désignèrent l'ouvrier qu'ils jugèrent le plus capable pour défendre leur point de vue. Ils obtinrent gain de cause, car le chef d'atelier ayant épuisé tous ses arguments n'aurait pu leur donner qu'un mauvais prétexte pour refuser. Entre temps, le délégué syndical ayant eu vent de la chose, avait lui aussi discuté avec le chef d'atelier, sans consulter qui que ce soit. Il ne résulta rien de cette entrevue. Bien qu'il cherche à s'immiscer le plus souvent possible dans ces conflits, le délégué doit rester muet ou quêter l'in- dulgence de la maîtrise. Seul, le rapport de force entre les ouvriers et la maîtrise peut décider de l'issue du conflit. Le seul moyen de pression qu'il a dans ce cas, c'est par l'intermédiaire du syndicat. La presse syndicale en général peut jouer un rôle de pression contre la maîtrise. De temps en temps, tel chef est dénoncé dans le journal. Cela provo- que bien souvent la colère du chef mis en cause, cela n'ap- porte par contre rien de positif aux ouvriers, si ce n'est la satisfaction d'avoir pu exercer leur vengeance. Le délégué a en réalité un tout autre rôle, c'est un rôle extérieur à la production. Il est beaucoup plus le représentant du syndicat auprès des ouvriers et de la Direction que le représentant des ouvriers auprès du syndicat et de la Direction. Son rôle est donc de distribuer les consignes du syndicat, les journaux, les tracts et les affiches. Le délégué, doit surtout embrigader les ouvriers dans l'organisme qu'il représente. Pour justifier son rôle le délégué essaie de glaner ça et là les revendications des ouvriers qui ne touchent ni aux ques- tions essentielles, ni aux normes de travail. Ce sont en géné- ral les problèmes d'aménagement de l'usine, de la sécurité 97 MUI et de l'hygiène et de la promotion ouvrière. Mais là nous assistons à une concurrence effrenée entre le délégué et la maîtrise. En effet ces problèmes rentrent aussi dans les fonc- tions de la maîtrise. Il existe ainsi une espèce de course, et lorsque l'ouvrier a besoin d'une prise de courant à portée de son travail, il peut aussi bien la demander à son contremaître qu'au délégué. L'un comme l'autre se feront courroie de transmission entre l'ouvrier et la Direction, chacun avec ses méthodes et sa phraséologie, mais quoi qu'il en soit tous les deux ne resteront que des organes de transmission, QUELQUES IDEES SUR LA GESTION DE L'ATELIER un La lutte des ouvriers contre les chefs, contre tous les or- ganismes qui les encadrent et contre les règlements, est frein à la production, mais aussi le seul moyen pour que que cette production s'accomplisse. Sans cette lutte, si l'ouvrier était complètement anihilé par la société, si cet homme était emprisonné dans un univers Kafkaïen, il est pro- bable qu'il n'y aurait pas de production du tout. Le capita- lisme peut se réjouir que les hommes qu'il exploite luttent contre sa propre absurdité, car le pire des désagréments qui pourraient lui arriver c'est que cette lutte de classes qu'il exècre disparaisse. Mais cette critique de la société et de l'usine est-elle suffisante pour affirmer que la gestion ouvrière, c'est-à-dire le socialisme, est réalisable dans l'usine moderne ? Il est impossible de répondre d'une façon très détaillée à cette question, parce que le fonctionnement et l'organisa tion d'une telle usine seront décidés par l'ensemble des ou- vriers. Ceux-ci, parce qu'ils agiront collectivement, auront un comportement très différent de celui qu'ils ont actuel. lement dans la société d'exploitation. De plus, la disparition du système mercantile changera aussi toute l'orientation de la production. On ne produira plus que pour satisfaire les besoins des hommes, c'est-à-dire seulement ce que les hommes exigent que l'on produise. Aujourd'hui, les hommes consom- ment les produits qu'ils trouvent sur le marché. Les besoins artificiels nés du capitalisme disparaîtront et avec eux toute une catégorie de produits. La production sera tellement bouleversée qu'il serait ridicule de vouloir faire un tableau détaillée de l'usine socialiste. Pourtant il serait aussi faux de prétendre qu'on ne peut rien dire à ce sujet. Déjà, nous l'avons vu, l'ouvrier pour combler les lacunes de l'organisation de l'usine passe au dessus des réglements. Il sait faire plus que ce qu'on lui demande. Il courtcircuite des organismes de transmission tels que la maîtrise, il rectifie les erreurs des bureaux des méthodes, parfois celles des dessi. nateurs ou des techniciens. Son travail l'oblige à entrer en rapport direct avec les bureaux techniques et à participer 98 aux tâches d'organisation, mais le règlement l'en empêche. Partout il tend à remplacer les rouages des organismes de gestion. Dans l'usine socialiste il devra les remplacer com- plètement. Comment ? Les trois principes essentiels du fonctionnement de l'usine socialiste peuvent se résumer ainsi : --- suppression de la coercition, suppression du système hiérarchique-bureaucratique de transmission, universalisation des tâches. La suppression des organismes de coercition Nous avons démontré dans les exemples précédents, soit l'inofficacité dos organismes de coercition, soit leur rôle négatif dans la production. Ou bien ces organismes ne fonc- tionnent pas et alors ils sont complètement inutiles, ou bien ils fonctionnent et alors ils deviennent soit une source de gas- pillage, comme les services de chronométrage, soit un frein pur et simple à la production et au développement technique. Ces organismes paralysent les subordonnés et créent leurs antidotes : la tricherie, la ruse, la méfiance et l'opposition systématique. 1º) Suppression de la maîtrise. Une des transformations primordiales de l'usine socialiste sera la suppression de ces organismes de coercition, c'est-à- dire la suppression pure et simple de la maîtrise. Aujourd'hui la maîtrise tend de plus en plus à ne conserver que ce rôle coercitif. Nous avons vu comment la Direction avait détourné le chef d'équipe de son travail productif pour lui donner un travail de surveillance et de mouchardage, qu'il refuse d'ailleurs d'accomplir 9 fois sur 10, car il veut garder de bons rapports avec les ouvriers avec lesquels il est en contact permanent. La fonction de répartition du travail qui est accomplie par le chef d'équipe reviendrait aux équipes elles-mêmes, qui se partageraient le travail entre elles, selon les possi- bilités et les aptitudes de chacun. Cela se réalise d'ailleurs dans bien des cas aujourd'hui. Les ouvriers échangent entre eux leur travail, ou bien il arrive que le chef d'équipe fasse la répartition après avoir consulté les ouvriers. De cette façon le favoritisme disparaitrait obligatoirement. Quant aux fonc- tions techniques du chef d'équipe, elles seraient remplies par l'ensemble des ouvriers (ce qui se réalise déjà quotidienne- ment). 2°) Suppression des services de chronométrage. Comme nous l'avons vu, le délai est dans l'usine capi- taliste un moyen de pression contre l'ouvrier. Il est déterminé 99 III'III!!!!!!!!!! 1111. . HILTI!. 4 11.11.11 Hw 1 beaucoup plus par les rapports de force entre les ouvriers et les chronos que par un calcul scientifique. Dans ce sens, le délai n'a plus de justification dans une usine socialiste. Même actuellement, la comptabilisation des délais est une source de gaspillage et d'absurdité. On a rationalisé, par exemple, certains temps jusqu'à l'absurde. Ainsi on calcule le temps de réparation d'une machine comme celui de l'usinage d'une simple pièce. Ce temps ne peut en aucun cas correspondre à la réalité, et cela tout le monde le sait. La complexité d'une machine moderne ne permet à personne, serait-il l'expert le plus éprouvé, de déterminer en l'examinant toutes les difficultés d'ajustage ou de montage que rencontrera le compagnon qui la répare. Il en est de même pour des pièces qui doivent subir une opération nécessitant un temps d'usinage très réduit. Pour l'ébavurage de certaines petites pièces, par exemple, le temps passé à comptabiliser le délai peut dépasser 4 ou 5 fois le temps d'usinage. La seule justification du délai concerne la comptabilité : pour servir de base à la planification et pour prévoir une répartition approximative du travail. Mais cette détermination comptable du délai ne peut en aucun cas être confiée à des organismes étrangers à la production, mais seulement à ceux qui réalisent le travail, c'est-à-dire aux ouvriers eux-mêmes. Ces modifications entraîneraient la suppression des chro- nos. La question se pose. donc de savoir si cette suppression provoquerait automatiquement une baisse de la production et inciterait les ouvriers à ne rien faire, Dans un atelier de l'usine, la Direction a essayé de sup- primer les chronos et a confié aux ouvriers le soin d'inscrire leur délai. L'expérience fut un échec d'après la Direction, qui s'empressa de tirer profit de cette expérience pour remettre le chrono et pour prouver qu'on ne pouvait pas faire confiance aux ouvriers et justifier l'usage de la coercition. Il ne est pas possible de tirer la même conclusion de cet exemple. L'indiscipline des ouvriers prou- vait simplement que ceux-ci continuaient à agir en classe exploitée, ce qu'ils demeuraient en réalité, puisque la Direc- tion, tout en leur donnant le droit de gérer leurs délais, les privait par ailleurs de tout droit sur la détermination de leur travail et l'organisation de la production. Si les ouvriers avaient agi autrement, cela aurait signifié qu'ils acceptaient de ne plus se défendre contre l'exploitation en échange d'une parcelle de confiance que leur donnait la Direction. Voilà l'unique raison pour laquelle les ouvriers s'opposent aux cadences. Qu'il en soit autrement, que, au contraire, cha- que fois que l'ouvrier augmente la production, sa fatigue et son temps de travail diminuent, alors son initiative dans cette direction ne fera que croître. On verra alors sortir les combines que jusque là nous avions sciemment camouflées, nous 100 1.LT 11.III. 1114 W' . 'L' IIII. ili 11 INTRE on verra des hommes, qui sont là uniquement pour faire marcher leur bras, réfléchir à ces problèmes et chercher à économiser leur force, Ainsi les ouvriers résistent aux délais parce que les délais sont un moyen de coercition souvent absurde, L'augmentation des cadences de travail ne se solde par rien de positif, si ce n'est par plus de fatigue et plus de difficultés à bien faire le travail, Si le résultat de son travail et de son imagination, de son activité, se solde non pas par des discours, des félicitations ou des augmentations symboliques de 1/2 %, mais par une diminution réelle et immédiate de sa fatigue et de son temps de travail, et par une augmentation dans un temps plus éloigné de son niveau de vie et du niveau de vie de toute sa classe, il est incontestable que l'ouvrier mettra à contribution toutes ses facultés et la porte s'ouvrira à un développement technique gigantesque. La morale collective Le mythe de la trique, une fois aboli, que peut-on dire de positif sur ce problème ? Comment régler la discipline de l'atelier ? Ne doit-on pas créer d'autres organismes de coer- cition ? Nous avons vu que, parallèlement au règlement de l'u- sine, il existe un règlement tacite des ouvriers qui s'oppose au premier. Il y a dans l'atelier et l'usine deux lois. Celle de la Direc- tion et celle des ouvriers; l'une est écrite et dispose de tout un appareil pour se faire respecter (police, maîtrise, chronos etc...). L'autre est tacite, sans appareil de coercition. C'est une loi collective qui a été élaborée sans que personne ne s'en aperçoive. Malgré tout l'appareil de coercition et les mesures de brimade dont dispose la loi de l'usine, on peut dire qu'elle est considérablement moins respectée que cette loi collective. D'une façon générale, il est infiniment plus facile de faire entorse au règlement de l'usine que de ne pas respec- ter les lois collectives des ouvriers. Comme nous l'avons vu, il y a un accord entre les ouvriers pour s'opposer au règle- ment, aux délais, au contrôle, etc... Le nombre de cas de mou- chardage est insignifiant de la part des ouvriers. Le fayotage est très rare. Et pourtant le mouchardage et le fayotage sont les deux seules possibilités qui s'ouvrent aux ouvriers pour s'élever au dessus de leur rang et pour assurer leur avenir dans l'usine. L'ouvrier sait que ses capacités manuelles, techniques ou intellectuelles ne le feront dépasser que dans des cas excep- tionnels le cap du P3. L'ouvrier qui reste à l'usine a devant lui la perspective de rester ouvrier toute sa vie. Pourtant il se plie à cette discipline collective qui lui bouche toute pers- pective de promotion, bien mieux, il est un défenseur de 101 LLLLLLLLL cette discipline. Il jugera ses camarades là dessus, il ira les engueuler s'ils enfreignent cette discipline. Quels sont les moyens employés pour faire respecter cette loi ? La réprobation collective, l'engueulade, le ridicule, la mise en quarantaine, exceptionnellement la violence. Cette pression morale est efficace, elle se passe d'appa- reil de coercition. Prétendre que la disparition de cet appa- reil entraînerait l'anarchie dans l'usine, c'est méconnaître cet élément fondamental dans l'usine actuelle. On pourrait objecter aussi que cette morale collective s'oppose aujourd' hui surtout à la production elle-même: ( l'ouvrier cherche à en faire le moins possible »; cette morale ne sera-t-elle pas inéfficace s'il s'agit au contraire du développement de la production ? Nous avons vu qu'elle n'est pas seulement né- gative, dans l'atelier actuel elle est même très positive, et on peut dire que sans cette morale la production serait inexis- tante. L'opposition des ouvriers n'est pas dirigée contre le travail comme tel. Elle est dirigée contre l'organisation du travail et contre l'écrasement de l'ouvrier par ce travail. La pression collective s'exerce, même aujourd'hui, dans le sens productif. Par exemple, un ouvrier qui sabote son tra- vail se fera engueuler par ses camarades, parce que dans le travail collectif le sabotage d'une opération entraîne auto. matiquement des difficultés pour ceux qui doivent effectuer les opérations suivantes. Cette réprobation est en général bien plus efficace que les pénalités du réglement. Dans le cadre d'une usine socialiste, si un ouvrier ne se conforme pas aux besoins et à la volonté de tous les ouvriers de l'atelier il devra partir. Il n'est pas question d'autres sanc- tions, un ouvrier ne pourra pas résister à la pression de tous ses camarades, c'est lui-même qui exécutera la sanction en partant, ou alors il se pliera à cette volonté collective, comme il le fait actuellement. La suppression du système hiérarchique-bureaucratique La deuxième idée qui découle de cette analyse est que l'organisation de l'usine et de l'atelier doit tendre à éliminer cette notion de l'ouvrier-robot. Nous avons vu comment l'or- ganisation de l'usine capitaliste, en confinant l'homme à un travail de machine, aboutit à l'anarchie et au gaspillage. Pour que le travail puisse se réaliser vite et bien, avec le moins de peine possible, il est ridicule d'imposer à l'ouvrier des cotes absurdes, des temps impossibles à tenir, il est par con- tre indispensable qu'il comprenne son travail. Toute l'orga- nisation de l'usine doit être orientée de façon que l'ouvrier sache ce qu'il fait. On doit donc poser comme principe la suppression des organismes dont la seule fonction est de transmettre les idées et les ordres des différents services. L'organisation de l'usine doit réaliser dans la mesure du pos- sible le contact direct entre celui ou ceux qui font les pièces 102 et celui ou ceux qui se servent de ces pièces. Ce contact doit s'étendre non seulement à ceux qui usinent les pièces, mais aux ingénieurs qui les conçoivent, aux dessinateurs qui les dessinent et ceci jusqu'à l'O.S. qui utilise les pièces. Ce con- tact entraînera non seulement une amélioration de la qualité des pièces, mais aussi ouvrira des possibilités énormes pour la transformation technique de ces pièces. L'usine socialiste doit abolir l'écran qui existe entre le technicien, l'outilleur et l'ouvrier de fabrication. Suppression des organismes de contrôle Le contrôlo est actuellement étroitement lié aux organis- mes hiérarchiques-bureaucratiques de transmission. La fonc- tion du contrôleur est la plupart du temps de faire la liaison entre la pièce et son utilisation, il ne fait cette liaison que dans les cas litigieux et lorsque la pièce est terminée. Mais lui-même n'arrive à faire cette liaison qu'indirectement. Ainsi, si une pièce est litigieuse, il soumettra la pièce au chef de l'atelier intéressé, qui la soumettra à son contremaître, qui s'adressera au régleur ou à l'O.S. qui utilise la pièce et cela dans le meilleur des cas, car, la plupart du temps le chef d'atelier, voulant justifier son autorité, prendra une dé- cision arbitraire. Les consignes pour la modification de la pièce devront suivre le même chemin en sens inverse, ce qui, la plupart du temps, atténue ou modifie les consignes initiales. Actuellement les contrôleurs vérifient les pièces à chaque opération, ils vérifient si les pièces correspondent au dessin, mais en général, de même que l'ouvrier, ils ignorent l'utili- sation finale de la pièce. Si au contraire le travail est collectif, la pièce sera faite en fonction de son usinage ultérieur et de son utilisation, c'est-à-dire que l'ouvrier se mettra en rap- port avec les autres équipes qui doivent effectuer la suite des opérations, et avec les ouvriers qui utilisent la pièce finie. De cette façon le contrôle de la pièce ne serait pas supprimé, mais au contraire amplifié. Et, ce qui est encore plus impor- tant, il serait préventif. Si l'ouvrier, avant de faire sa pièce, se met en rapport avec les autres ouvriers qui prennent la suc- cession des opérations, il effectue une sorte de vérification préalable et abstraite de la pièce qu'il n'a pas encore réalisée. Il arrive souvent qu'aujourd'hui les ouvriers se concer- tent ainsi clandestinement pour faciliter leur tâche. Les ris. ques d'erreurs s'en trouveraient considérablement réduits si ce système devenait la règle et, de plus, ce contrôle perma- nent de la pièce entraînerait obligatoirement la suppression de 95 % de sa manutention. Rappelons qu'une pièce qui exige, par exemple, 20 opérations pour être achevée, doit être convoyée 20 fois du magasin aux différents ouvriers, 20 fois des ouvriers au bureau de contrôle, et 20 fois du bureau de contrôle au magasin, sans compter les retouches possibles 103 SMDULLLLLLLL 1. II. III. II. qui peuvent multiplier encore ces manutentions. L'ouvrier se trouverait être responsable de ce qu'il a fait, non pas res- ponsable auprès des différents organismes : contrôle, mai- trise etc, mais responsable de la pièce devant l'ensemble des autres ouvriers. Vers l'universalisation des tâches L'organisation socialiste de l'usine doit compenser la parcellarisation du travail moderne par un effort d’uni- versalisation des tâches. Nous avons vu qu'en supprimant la bureaucratie de l'usine ces tendances à l'universalisation pouvaient être largement développées. Ce n'est pas tout. L'u- sine socialiste devra tout d'abord supprimer les absurdités de la parcellarisation. Ainsi la division des tâches a été pous- sée à un tel degré que, dans l'atelier d'outillage, pour tracer un trait ou pour donner un coup de pointeau sur une pièce, celle-ci doit parcourir des kilomètres et subir tout un travail de manutention et de planning qui dépasse à lui seul dix ou trente fois le travail nécessaire aux opérations d'usinage. Voici un cas choisi parmi les plus significatifs. C'est l'histoire d'une pièce. Le métal brut arrive au frai. seur qui réalise la première opération, puis la pièce repart au contrôle, puis est emmagasinée. La commande de la pièce est graphiquée par le bureau du planning. La pièce repart accompaynée d'une nouvelle opération de planning, mais cette fois elle va à l'ajustage. L'ajusteur fait un tracé, la pièce repart, elle va au contrôle, puis au planning et au magasin de nouveau. La pièce part une nouvelle fois, elle revient au fraiseur qui doit effecteur la deuxième opération. Le tracé a été fait pour lui faciliter la tâche, mais il connait la défini. tion du tracé : « Ce n'est qu'une indication », aussi s'il veut éviter des ennuis il ne se fiera pas au dit tracé, ou alors il le vérifiera de nouveau, puis, l'usinage une fois effectué, la pièce prend un nouveau départ, suivi d'une opération de con- trôle et de planning. Nouvel emmagasinage, nouveau graphi- quage, puis la pièce repart, elle revient à l'ajusteur pour être percée avec un délais de 2 minutes. La pièce repart. Nou- veaux contrôle, graphiquage, emmagasinement. La pièce re- vient au fraiseur qui doit effectuer une autre opération, puis elle repart avec toutes les conséquences habituelles qui en dé- coulent. La pièce revient à l'ajustage. L'ajusteur doit effectuer l'ébavure (temps 2 minutes 1/2). Puis nouveau circuit, la pièce va aboutir enfin au marquage où une graveuse lui ap- pose un numéro dans un délai de 1/2 minute. Malgré ces temps d'usinage dérisoires il a fallu à peu près six mois pour la réaliser. Il aurait suffi d'une demi-journée pour la réa- liser complètement si l'on avait laissé le fraiseur effectuer les opérations de traçage, perçage, ébavure et marquage. Pen- dans 6 mois la pièce a été l'enjeu de cette partie de cache- cache. Si la pièce n'y a rien gagné, par contre elle a procuré 104 Rund pas mal de travail aux employés, elle a provoqué une véri- table avalanche de papiers, fiches, elle a justifié la vie de cer- tains services, elle a peut-être provoqué quelques inquiétudes aux gens qui sont chargés de la surveiller : les suiveurs de pièco. Elle a aussi peut-être causé quelques insomnies au chef du service qui en avait besoin. Mais si tout s'est bien passé ce ne sera que demi mal. Supposons simplement que le fraj. seur, à la dernière opération, ne respecte pas la cote essen- tielle, alors tout sera à recommencer. Dans l'usine tout est organisé comme si chaque profession était séparée des autres de plusieurs milliers de kilomètres. Pourtant il n'en est rien. L'atelier est une petite unité de travail, les 130 ouvriers qui y travaillent rassemblent toutes les professions utiles à l'usi- nage des pièces, mais tout est organisé de telle façon que cha- que ouvrier est censé ne rien savoir faire en dehors de sa profession. Dans le cas de la pièce que nous avons suivie, il aurait guffi que le fraiseur trace, perce, ébavure et marque sa pièce pour que cette dernière puisse être réalisée six mois plus tôt et pour éviter tout ce gaspillage de fiches et d'emplois inutiles. Ainsi, dans tous les cas où c'est possi- ble, on devra laisser à l'ouvrier le soin d'usiner entièrement sa pièce. Par exemple, une pièce qui comprend 80 % d'opé- ration de tour, 10 % d'opération d'ajustage et 10 % d'opéra- tion de rectification, sera confiée à un seul tourneur dans le cas où les opérations d'ajustage et de rectification ne présen- tent pas de difficulté particulière. Cela peut être réalisé si l'atelier possède un nombre plus élevé de machines que d'ou- vriers, comme c'est d'ailleurs le cas le plus courant actuelle- ment. L'avantage d'un tel système est multiple. Tout d'abord il est infiniment plus rapide et plus économique, ensuite il supprime un grand pourcentage de possibilités d'erreurs. L'ouvrier qui continue na pièce jusqu'au bout est plus susceptible de rectifier les erreurs qu'il a pu commettre en cours d'opération. Il peut plus facilement réaliser les opéra. tions suivantes tenant compte des erreurs précédentes. Enfin, ce système rend au travail une partie de son attrait, Si l'atelier possède une grande diversité de machines on peut aussi facilement résoudre le problème de l'affûtage. Tout fraiseur apprend à l'école d'apprentissage à affûter ses outils, mais dans l'usine il lui est interdit de se servir de cette con- naissance. Comme l'affûtage est réservé à des ateliers spécia- lisés, nous avons vu que parfois l'ouvrier était obligé d’inter- rompre un travail pendant plus de 15 jours pour attendre l'affûtage d'un outil. Si l'atelier dispose d'une machine à affûter, l'ouvrier pourra lui-même réaliser cet affûtage en 5 ou 10 minutes, ce qui évite encore une fois tout le travail de paperasse, convoyage, et qui raccourcit considérablement le temps d'usinage de la pièce et donne à l'outil beaucoup plus de précision. En effet, actuellement, le fraiseur qui com. mande l'affûtage d'une pièce ne peut pas entrer en contact direct avec celui qui effectuera le travail. Sa commande est en 105 EN + réinscrite deux ou trois fois par des magasiniers ou des em- ployés de bureau qui peuvent altérer ou déformer l'idée pri- mitive du fraiseur, chose qui se passe très souvent. Le con- tact entre les ouvriers des différents services est impossible directement, il se fait par toute une série d'intermédiaires qui modifient souvent le sens de la commande. On devra donc essayer de redonner aux ouvriers, partout où c'est possible, le maximum d'initiative manuelle et tech- nique. Mais cela n'est évidemment pas possible dans beau- coup de branches, comme les ateliers qui travaillent à la chaîne par exemple. Le privilège des ateliers d'outillage est juste- ment que, dans bien des cas, il suffit de « déparcellariser » le travail pour le rendre plus rapide, plus précis et plus attrayant, Il suffit de redonner à l'ouvrier plus d'initiative, de lui faire utiliser une plus grande partie de ses connaissances techni- ques pour résoudre bien des problèmes. Mais ce n'est qu'un moyen et le moins important. Dans les endroits où la pro- duction d'outillage est devenue une production de série de tels changements ne peuvent être réalisés. Est-ce à dire que l'usine est condamnée a avoir deux catégories d'ouvriers bien distinctes : les compagnons pouvant utiliser leur connaissance et les O.S. réduits à des tâches de robots ? Certes non, le travail en série exige, plus que tout autre une coopération constante entre les ouvriers. Une ébauche de coopération Les ateliers d'outillage, nous l'avons dit, sont des ate- liers hybrides. On y trouve toute la gamme des travaux, de- puis l'ajusteur qui effectue un travail très complexe jusqu'à i'o.S. qui fait toujours les mêmes pièces, en passant par l'ou- vrier qui fait des petites séries revenant par roulement. A toute cette gamme de travaux correspond toute une série de solutions, mais c'est l'idée de la coopération qui doit déter- miner toutes ces solutions. Envisageons succesivement les deux pôles de cette production. Prenons d'abord l'un des ex- trêmes, celui de l'ajusteur-monteur le plus qualifié. S'il ne coopère pas avec ceux qui réalisent les pièces de son montage, ou si cette coopération se fait par l'intermédiaire de la bu- reaucratie de l'usine, il devra réparer lui-même ou avec les autres compagnons toutes les erreurs dues à ce manque de coo- pération. Il devra ramener sa pièce au tourneur, au fraiseur, pour qu'ils y effectuent les retouches utiles. Quoiqu'on veuille, cette coopération est si nécessaire qu'elle se réalise contre toutes les lois de l'usine. Prenons le cas de ceux qui font de la grande ou petite série. Les problèmes techniques relatifs à l'objet usiné sont moins importants que dans le premier cas. Il s'agit d'outils qui vont dans des assemblages standardisés, par exemple d'é. lectrodes destinés à opérer des points de soudure etc... La rationalisation de ces outils les réduit le plus souvent à des 106 1 formes très simples. Toutefois, les problèmes techniques relatifs au travail lui-même sont certainement très impor- tants. Dans l'usine actuelle ces problèmes sont réglés de la façon suivante. Des techniciens font monter des machines destinées à effectuer les différentes opérations sur les pièces, s'il s'agit de grandes séries, ou bien ils répartissent le travail sur des machines de type universel, s'il s'agit de petites sé- ries. Une fois la production réglée, elle continuera en général jusqu'à épuisoment de la série. Une fois monté, le système d'organisation d'une production n'a plus beaucoup de chance, d'évolunr, à moins qu'un technicien ou qu'un chef zélé (rare- ment un ouvrior) y apporte certaines modifications. Les ou- vriers s'intègreront dans ce système, en essayant de tricher, en cherchant les moyons de se fatiguer le moins possible, tout en cachant leurs innovations aux cadres pour que ceux-ci n'ex- ploitent ces innovations contre les ouvriers. La production une fois lancée stagnera jusqu'à son épuisement. L'aiguillon du chrono n'aura aucun effet évolutif sur ce système. La routine deviendra le seul principe de cette production, en- traînant avec elle le profond dégoût de ceux qui l'exécutent. L'évolution technique de ce système à moins d'accident sera arrêtée pour des mois, voire des années. C'est ici que le problème de la coopération prend toute sa signification. C'est au cours du travail que les ouvriers peuvent apporter des modifications constantes, non seulement sur la façon d'exécuter le travail, mais par des améliorations des ma- chines elles-mêmes. Dans ce sens la coopération peut ouvrir des perspectives d'évolution technique ininterrompue. L'ou- vrier dont le travail se réduit à une dizaine de gestes répétés des centaines de milliers de fois a la capacité plus que qui- conque, de donner des idées sur ce travail simple. Il a l'oc- casion d'y réfléchir continuellement. Il a, lui seul, le privilège d'avoir un cerveau relié directement à ses bras, un cerveau dont on lui interdit de se servir et dont il se sert malgré tout pour tricher et s'évader de cet univers atrophié où on l'a confiné. Lui seul est en contact permanent avec le travail effectif, il est au coeur de ce travail. Mais le cerveau du sys- tème actuel n'est pas à 50 cm. du travail, il s'en trouve au- jourd'hui éloigné de plusieurs centaines de mètres. Entre ce travail réel et le cerveau des techniciens il y a d'innombrables murs, il y a des cages de verre, il y a encore un mur bien plus épais, mais qui reste invisible au visiteur de passage, c'est l'hostilité. Le cerveau du travail a beau être pourvu d'une somme de principes livresques, être pourvu des con- naissances les plus larges, il lui manque la plus essentielle, la connaissance réelle et profonde des gestes qu'il a lui-même déchaînés, comme l'apprenti sorcier. Dans cette production de grande ou petite série il manque une chose, c'est l'unité du système de production. Cette organisation ressemble à un monstre dont les membres n'obéiraient que difficilement ou pas du tout au cerveau. Il manque la coopération réelle en- : 107 : tre ceux qui organisent et ceux qui produisent. Mais cette séparation n'existe pas seulement entre le bureau des tech- niciens et l'équipe, elle existe au sein même de l'équipe. Si le montage et la mise au point de la série sont réalisés par une tierce personne, régleur ou chef d'équipe, il y a division, il y a lutte, déjà au sein de l'équipe elle-même. Si l'ouvrier veut se reposer ou se venger de son chef, il lui reste une seule solution légale : casser son outil ou dérégler « acciden- tellement » sa machine. Il prouve là qu'il est capable d'ini- tiative, c'est sa juste revanche. La plupart du temps l'ouvrier connaît son travail, il est aussi capable de régler ses propres outils, mais il est considéré une fois pour toutes comme dé- pourvu de matière grise. Toute initiative lui est interdite. Il n'y a pas que l'ouvrier qui cache le fruit de sa propre expérience du travail. Cette appropriation personnelle de la technique est la loi de l'usine actuelle. Le régleur et le chef d'équipe, eux aussi, essaieront de stocker leurs connaissances pour justifier leurs privilèges sociaux. Chacun voudra prouver qu'il est indispensable et l'appropriation personnelle de la technique sera pour eux un moyen de prouver leur utilité et de lutter contre d'éventuelles mutations ou licencements. La propagation de cette technique acquise met en péril leur propre existence. Cette tendance existe aussi dans l'usine chez certains vieux professionnels qui redoutent de commu- niquer leur propre expérience de travail aux jeunes, unique- ment afin de compenser leur infériorité physique par leurs connaissances techniques. Si l'appropriation technique est un moyen pour les individus de se faire valoir dans la société actuelle, elle ne peut conserver ce privilège de valorisation que dans la mesure où elle reste limitée à une petite couche d'individus. Comme on le voit, la hiérarchie sociale, qui a toujours été présentée comme un facteur du développement technique, n'aboutit en réalité qu'au phénomène inverse : la stagnation et la limitation de la culture. Le but de la coopération serait au contraire de faire communiquer les expériences et les connaissances techniques entre elles, afin de leur donner les possibilités optima de développement. Mais cette coopération suppose au préalable l'abolition de toute hiérarchie sociale, aussi bien sur le plan des salaires que sur le plan des fonctions. Une telle coopéra- tion ne peut réellement exister que si elle est effective et totale. C'est-à-dire si elle embrasse tout le système produc- tif et toute la société. Quelles sont les formes de coopération que l'on peut en- visager ? La coopération horizontale, c'est-à-dire celle qui mettrait en présence les ouvriers travaillant sur des machines de même type (coopération des fraiseurs, des tourneurs etc...) Ce sys- tème de coopération horizontale aurait pour but de confronter des gens qui possèdent en principe une même technique, mais à des degrés ou des niveaux différents. Par exemple l'O.S. 108 tourneur qui travaille sur un tour automatique doit résoudre un certain nombre de problème différents de ceux d'un pro- fossionel qui travaille sur un tour universel. La communica- tion de ces techniques différentes pourrait avoir des résul- tats divers : modifications de machine, création de nou- veaux montages, diminution de la fatigue des ouvriers, pré- vision de systèmes de sécurité, d'hygiène, augmentation du rendement des machines, etc... Cette coopération horizontale devrait être réalisée sous forme de réunion périodique entre les différents ouvriers travaillant sur le même type de ma- chine ni appartenunt à un ou plusieurs ateliers, réunions aux- quelins ne joindruient les ingénieurs, dessinateurs ou techni- ciens spécialines dans cette branche. Les décisions de ces réu- nions anraient conimuniquées par des délégués : d'autres réu- nions de ce genre se tiendraient pour tenter d'uniformiser les technique et de communiquer leur développement le plus largement possible, La coopération verticale. C'est la coopération d'ouvriers de branches techniques différentes, mais groupés entre eux pour réaliser une unité de production déterminée. Nous n'en- visageons pas ici la coopération verticale à l'échelon de l'usine, mais uniquement à celui de l'atelier. Tout d'abord, la forme élémentaire de la coopération verticale, à son plus bas éche- lon, c'est l'équipe. L'équipe représente la somme des ouvriers travaillant dans un même atelier sur différentes sortes de ma- chines et qui ont entre eux un objectif commun : la fabri- cation de certaines pièces ou de certains ensembles de pièces. L'équipe comprend la gamme indispensable de tous les ou- vriers ou employés participant à cette unité de production. Les réunions de ces équipes permettraient de mettre en pré- sence les différentes techniques en vue de les coordonner. Il va sans dire que la détermination de l'unité de production ne pourrait être réalisée qu'en fonction d'une collaboration per- sonnelle effectivement réalisable. C'est-à-dire que ces équipes ne devront pas dépasser un certain nombre de personnes, car elles risqueraient alors de devenir complètement inefficaces. Les réunions d'équipes devront décider de l'organisation de leur propre travail et de tous las problèmes relatifs à ce tra- vail: disposition des machines, hygiène de l'atelier, etc... Remplacer tout le système bureaucratique de l'atelier par les assemblées de ces équipes est un moyen de résoudre les con- tradictions de la production à l'échelle de l'équipe. L'est-il à l'échelle de l'atelier? De l'usine? Comment coordonner le travail des différentes équipes ? Comment coordonner le travail des différents ateliers ? Il n'est pas dans notre intention de répondre ici à toutes ces questions d'une façon détaillée, mais on peut affirmer toutefois que la coordination essentielle d'un tel système peut- être réalisée par l'intermédiaire de responsables élus. Appe- lons-les les délégués. - 109 RULL LLLLLLL Les délégués. Leur nécessité ne peut se faire sentir que pour les pro- blèmes de la coordination du travail et pour les décisions de l'équipe qui touchent à l'ensemble de l'organisation de l'atelier ou de l'usine. Pour les problèmes concernant l'équipe elle-même, ce sont les assemblées de ces équipes qui décident et qui s'organisent en fonction de ces décisions. Le délégué ne peut être désigné que par l'équipe. Il va de soi qu'un tel système de désignation est le seul qui permette une sélec- tion judicieuse. Ce seront non seulement les plus aptes qui seront élus, mais ceux qui auront fait preuve de leur qualités humaines, morales, intellectuelles etc... La démocratie ne doit pas être seulement limitée aux problèmes politiques. Elle a sa valeur dans tous les problèmes humains. Elle doit régir les rapports humains dans la production comme elle doit ré- gir la production elle-même. En dehors de son travail de liaison et de coordination, le délégué devra accomplir ses fonctions productives qui se trouveront naturellement moins étendues que celles des autres. Ces délégués ne pourront re- tirer aucun privilège pécuniaire de leur fonction. Le délégué ne sera pas un chef, il sera celui qui sera chargé de coordon- ner le travail, son attitude sera totalement différente de celle de la maîtrise. Si le chef d'atelier a un patriotisme d'atelier, c'est pour la défense de ses propres intérêts. Si son atelier marche, c'est sur lui qu'en reviendra l'honneur et les possibilités d'avance- ment. De ce fait il se moque des autres secteurs de l'usine. Son horizon s'arrête à l'atelier. Que les voitures qui sortent au bout de la chaîne marchent ou ne marchent pas, peu importe si sa responsabilité est dégagée. L'important pour lui c'est sa place et non le fonctionnement des voitures. Le chef d'atelier de l'usine capitaliste n'est contrôlé que par ses chefs, il doit solliciter leur générosité ou leur indulgence. Le problème ne peut pas se poser en ces termes pour to responsable d'un atelier socialiste; ce dernier sera contrôlé par les ouvriers et il sera responsable devant eux. Il ne sera qu'un exécutant de leur volonté. Comme nous l'avons vu, le niveau de vie des ouvriers et leur temps de travail seront étroitement liés à la production, de telle façon que si la production est inutilisable c'est l'en. semble des ouvriers qui en pâtira. Ici la morale collective jouera de nouveau, Le patrio- tisme d'atelier d'un délégué sera toujours compensé par ce contrôle permanent des ouvriers, et par le fait qu'il n'est pas seulement responsable de l'atelier qu'il représente, mais de la production toute entière. On peut dire qu'à cette échelle le développement de la responsabilité collective et individuelle ou l'élargissement de la responsabilité des hommes, non pas à une parcelle mais à l'ensemble de la production, est un fac- teur primordial pour le bon fonctionnement de la production. 110 - Mais ici nous abordons la question de la coordination des différents ateliers. C'est une question qui soulève toute uno série de problèmes qu'il nous est impossible d'aborder aussi concrètement dans le cadre de cet article. L'horizon de l'ouvrier est limité à son atelier et il lui est impossible de dépasser, comme individu isolé, cet horizon. Ce n'est qu'on collaboration avec ceux qui appartiennent aux autres ateliors, aux bureaux, aux services techniques, que nous pourrions entreprendre cette tâche. Les idées qui sont émises dans cet article ne sont qu'une ébauche. Elles sont le fruit d'une expérience vécue et de nombreuses discussions avec les ouvriers de cet atelier. Il est souhaitable que d'autres contributions viennent compléter et élargir cette ébauche. D. MOTHE. : Les nouvelles réformes de Khrouchtchev L'article qui suit était déjà imprimé lorsque la retentissante condamnation de Molotov, Kagano- vitch, Malenko et Chepilov par le Comité Central a été annoncée. Les bouleversements politiques au sommet du Parti et du Gouvernement sont justifiés par l'opposition de la « fraction antiparti >> à la décentralisation, à la détente internationale et intérieure. Qu'on élimine ainsi, brutalement, une partie de l'équipe qui a assuré la direction du pays depuis la mort de Staline, c'est la preuve de la gravité de la crise actuelle, que la décen- tralisation et la détente visent à résoudre. Qu'on l'élimine en l'accusant de se refuser à rompre avec « les vieilles méthodes », de s'opposer, en substance, au « bien-être du peuple », c'est la preuve que les masses rejettent elles-mêmes, définitivement, ces « vieilles méthodes » et exer- cent une irrésistible pression pour modifier leur sort. Certes, les coups de pioche successifs que Khroutchtchev porte au système pour le réformer ne changent pas sa nature de régime d'exploita- tion. Mais ils brisent les liens qui enserraient la société russe. Maintenant les mythes y tombent en poussière et les classes y sont en mouvement. 5. . La « Loi sur le perfectionnement de l'organisation de la direc- tion de l'industrie et de la construction », adoptée par le Soviet Suprême le 10 mai dernier, marque incontestablement le début d'une nouvelle phase dans le cours ouvert en 1953. Aboutisse- ment des réformes partielles, des tâtonnements de ces dernières années, elle ne se propose pas seulement de corriger certains défauts de la structure économique, mais la transforme profon- dément. Elle atteste ainsi l'importance de la crise où se trouve plongé le régime et traduit l'énorme pression de forces sociales 112 ---- et de mécanismes économiques que les dirigeants de l'U.R.S.S. sont impuissants à maîtriser. Le principe de la réforme est clair : « Le centre de gravité d'une direction efficace de l'industrie et de la construction doit être transféré à la base, plus près des entreprises et des chan- tiers. A cette fin, il faut évidemment passer des anciennes formes de la gestion par les ministères et les services spécialisés à des nouvelles formes de gestion selon le principe territorial. Les formes de cette gestion peuvent être, par exemple, les Conseils écono- miques » (1). Il ne s'agit pas seulement d'éliminer un certain nombre de bureaucrates non-productifs planqués dans les administrations et de mieux répartir l'industrie dans l'ensemble du pays. La réforme bouleverse la structure même de la direction de la production. L'U.R.S.S. est divisée en régions économiques administratives (105, semble-t-il); à la tête de chacune est placé un Conseil économique régional. Les liens directs de chaque entreprise, avec les ministères centraux de l'U.R.S.S. sont coupés. Chaque entreprise dépendra désormais du Conseil économique régional. Parallèlement, les liens qui unissaient les entreprises d'importance locale aux minis- tères centraux ou à ceux des différentes Républiques fédérées sont supprimés et ces entreprises doivent passer sous le contrôle des organes administratifs locaux (soviets). Ce sont les Conseils économiques qui assureront la bonne marche des entreprises de leur région économico-administrative respective. En conséquence, la loi supprime purement et simplement vingt-cinq ministères industriels et transfère aux Conseils écono- miques « les entreprises et organisations, l'équipement, les matiè- res premières et autres valeurs relevant des ministères supprimés >> (Loi). Elle transfère également à ces Conseils « les entreprises relevant des ministères non-industriels de l'U.R.S.S. » (Loi). Les seuls ministères industriels qui subsistent sont ceux des industries de l'aéronautique, de la défense, de la radio-technique, des cons- tructions navales, de la chimie et des centrales électriques. Tou- tefois, les entreprises et organisations qui en relèvent sont éga- lement transférées aux Conseils économiques : les seules fonctions (« à déterminer ») de ces ministères consistent désormais à « pla- nifier » et à « assurer un haut niveau technique », mais même ces fonctions « sont réalisées par les ministères, par l'intermédiaire des Conseils économiques » (Loi). Les ministères correspondants des Républiques fédérées sont également supprimés, les entreprises et organisations relevant de (1) Thèses pour le rapport de N. Khrouchtchev à la 74 session du Soviet Suprême de l'U.R.S.S. (mai 1957), publiées par Etudes Soviétiques > sous le titre « Pour une meilleure direction de l'industrie ei de la construction en U.R.S.S. >, page 15. Les citations qui suivent concernent soit ces Thèses soit la « Loi sur le perfectionnement de l'organisation de la direction de l'industrie et de la construc- tion », dont le texte se trouve dans le n° 111 d' Etudes Soviétiques » (juin 1957). Nous nous bornerons à indiquer chaque fois : « Thèses » ou « Loi ». TS leur compétence sont transférées aux Conseils économiques ou aux soviets locaux. Le préambule de la loi ne laisse aucun doute quant qux causes de cette réforme : « A l'heure actuelle, alors que plus de 200.000 entreprises industrielles et 100.000 chantiers existent dans notre pays, il est impossible de diriger d'une façon concrète et opérante la production à partir de quelques ministères et admi- nistrations spécialisées, communs à toute l'U.R.S.S. » (Loi). Cette impossibilité est d'ailleurs abondamment illustrée par Khrouchtchev, avec des exemples frappants : A Leningrad, sur 360.000 tonnes de fonte et d'acier produites par an, par des usines de la ville (dépendant de ministères différents), 110.000 tonnes sont envoyées ailleurs, ce qui n'empêche pas d'autres entreprises d'y faire venir 40.000 tonnes. Ce n'est pas tout : au lieu de limiter la construction de nouvelles fonderies... on la développe, même dans des entreprises qui exportent déjà de la fonte ! Ces produits se promènent ainsi sur des milliers de kilomètres... Dans les constructions mécaniques, où la situation n'est guère brillante (2). il n'y a aucune liaison entre les différentes entreprises. Par exem- ple, on a aggrandi l'usine Krasny Excavator, de Kiev (qui dépend du ministère de la Construction de machines pour le bâtiment et les ponts et chaussées). Or, l'usine fournit déjà des pièces de fonte aux entreprises de ce ministère dans des villes situées à 3 et 4.000 kilomètres de distance, alors que de ces mêmes villes des entreprises dépendant d'autres ministères expédient des grandes quantités de fonte dans tout le pays. C'est pourquoi : « le prix du transport de la fonte de l'usine Krasny Excavator, de Kiev à Tiou- men, dépasse de 20 % le coût de la production » (Thèses). La situation n'est pas meilleure dans le bâtiment où « les sommes assignées à l'édification des entreprises industrielles et des maisons d'habitation sont dispersées, les délais de construc- tion ne sont pas observés, le coût des travaux de construction aug- mente considérablement, les machines et les moyens de transport sont mal utilisés, les frais d'entretien du personnel administratif augmentent... » (Thèses), (3). TA (2) « Du fait du faible développement de la spécialisation et de la coopération des entreprises, la production de la fonte, des pièces forgées et embouties se trouve dispersée entre un grand nombre de petites eritreprises dépendant de beaucoup de ministères et services. La production des usines spécialisées dans la production de la fonte et de l'acier coulé et des pièces embouties est encore très petite. > (Thèses). (3) Elle serait même particulièrement chaotique si l'on en croit Khrouchtchev : « Dans la région de Tchéliabinsk, par exemple, les travaux sont réalisés par 182 organisations de construction et de montage, dépendant de 25 ministères et servi- ces; dans la région de Sverdlovsk, par 203 organisations dépendant de 30 minis- tères et services qui effectuent souvent des travaux par l'intermédiaire de ces diverses organisations dans le même district, dans la même rue. On en est arrivé, par exemple, à confier l'édification de 8 maisons d'habitation dans la rue Kouz- basskaia, à Sverdlovsk, aux organisations du bâtiment de sept ministères et ser vices différents... (Thèses). 114 En ce qui concerne les approvisionnements : « Malgré l'exis- tence d'un nombreux personnel dans les organisations d'approvi- sionnement dépendant des services, les matières premières et les matériaux sont souvent livrés aux entreprises et chantiers de construction avec retard et incomplètement. Cela rend plus diffi- cile le travail des entreprises et des chantiers, trouble le rythme de leur travail, entraîne parfois des arrêts de travail des ouvriers et de l'équipement, l'accumulation et le blocage d'importants biens matériels dans certaines entreprises et la pénurie dans d'autres » (Thèses). * En reconnaissant l'impossibilité d'assurer la marche de l'éco- nomie au moyen de la centralisation bureaucratique, Khroucht- chev et le Soviet Suprême reconnaissent l'énorme décalage qui existait jusqu'ici entre la réalité officielle et la réalité tout court; ils avouent que le monstrueux appareil bureaucratique de direc- tion de l'économie n'était, en grande partie, que plaqué sur la pro- duction, que cette production se développait presque en dépit de l'appareil (4). Cet appareil ne correspondait pas non plus à la place occu- pée par les différentes catégories sociales dans la vie du pays et à leur importance respective dans le fonctionnement de la pro- duction. Les dirigeants officiels de cette production des fonc- tionnaires — en étaient, en fait, éloignés, alors que la catégorie des dirigeants réels les directeurs des trusts, des combinats, des usines, des chantiers, des mines, les organisateurs, les chefs de sovkhose et de kolkhose – qui croissait numériquement à mesure que l'industrialisation se développait, ne pouvait exercer ses fonctions que dans des limites étroites. Or, la pression de cette catégorie sociale n'a fait que croître depuis le début de la destalinisation. La discussion ouverte dans la « Pravda » autour des thèses de Khrouchtchev a fourni aux directeurs, qui y ont participé de façon massive, l'occasion de réaffirmer leur rôle capital et de réclamer une nouvelle extension de leurs droits, qu'on peut résumer ainsi : d'un côté : accroître les stimulants matériels des chefs d'entreprise comme le meilleur moyen d'assurer le bon fonctionnement des usines, de l'approvisionnement, des livraisons ; droit pour chaque entreprise de choisir les clients et les fournisseurs « les plus rentables »; . w (4) Au Soviet Suprême « Mme Osertzova, député de l'Oural du Sud, s'est taillé un franc succès en relevant que depuis dix-huit ans quatorze ministères construisent un combinat métallurgique à Omsk, qui n'est toujours pas achevé. Ce combinat a produit sa première tonne de fonte en 1950. Elle a souligné à ce pro- pos l'inutilité des ministères, précisant que depuis dix-sept ans le ministère des métaux non ferreux ne s'est jamais occupé du combinat du nickel, ce qui n'a pas empêché celui-ci d'accroître sa production. (A.F.P., 9-5-1957.) ► 1 115 - LLLLL LLLLLLLL LLLLLL limitation du rôle de la Commission du Plan d'Etat à la coordination des activités interrégionales et de celui des Conseils économiques à la coordination de leurs zones respectives; - le plan général de l'U.R.S.S. doit se limiter à quelques indi- cations générales à chaque entreprise ; de l'autre côté : renforcement de la discipline au sein de l'entreprise ; droit pour le directeur de muter et de congédier librement toutes les catégories de cadres ; extension des droits des chefs d'atelier et contremaîtres vis-à-vis des ouvriers (embaucher, congédier, accorder des pri- mes, etc.); - ouverture plus large de l'échelle des salaires et dévelop- pement des primes progressives. Comme on le voit, c'est un programme que ne désavouerait pas M. Dreyfus, Directeur-Général de la Régie Renault. Et ne serait-il pas parfaitement d'accord avec son collègue russe qui écrit : « Il faut énumérer législativement, non pas les droits du directeur, mais les cas où il n'a pas le droit d'agir » (« Pravda », 3-4-57) ? Ce programme ne fait d'ailleurs que reprendre une partie des demandes formulées par les directeurs dans la presse russe pen- dant l'année 1956, dont certaines avaient déjà été satisfaites : droit de changer d'emploi ou de congédier certaines catégories d'ouvriers et d'employés, cessation de certains contrôles financiers, droit de passer certains contrats, etc. Mais la politique des directeurs visait essentiellement à obte- nir l'autonomie financière de l'entreprise, le droit de s'approvi- sionner et d'écouler les produits directement entre entreprises, sans passer par le canal des ministères et des services, elle visait à la reconnaissance de l'entreprise comme cellule fondamentale de l'économie et à la reconnaissance des dirigeants de l'entreprise comme la seule autorité en son sein. De telles prétentions – inconcevables dans un régime socia- liste, mais dans un tel régime la fonction même de directeur est inconcevable... n'étaient nullement utopiques en U.R.S.S. Dans une société où, en dépit de l'adjectif « socialiste » dont on l'affuble gratuitement, la production est basée sur l'exploitation des travail- leurs, sur le monopole de la direction par une couche privilégiée, sur l'appropriation à peine déguisée des produits par cette couche, les prétentions des directeurs se placent dans une perspective de rentabilité industrielle désormais plus efficace que l'ultra-centrali- sation appliquée jusqu'ici. Or, les thèses de Khrouchtchev, ainsi que la Loi, ne se limi- tent pas à placer la direction de l'industrie au niveau des Conseils économiques régionaux. On a bien soin de préciser que l'appareil des Conseils économiques doit être le moins encombrant possible et qu'« il faut concentrer le gros du travail de direction des entre- prises et des chantiers dans les combinats, trusts et autres grou- pements économiques >> (Thèses). Il faut : « augmenter la renta- bilité des entreprises, accroître les accumulations à l'intérieur des 116 IV. 11 entreprises » (Thèses). « Il est nécessaire de consolider sérieuse- ment l'autonomie financiare, d'étendre les droits des dirigeants des entreprises et des organisations économiques » (Thèses). « Il est également indispensable d'augmenter la responsabilité des entreprises et des organisations économiques pour l'exécution de leurs plans financiers. Il faut prendre des mesures pour que la constitution de fonds de roulement propres aux entreprises, le financement de grands travaux de construction ainsi que les dépenses pour la formation de cadres et autres frais s'effectuent, dans une mesure importante, au compte des revenus des entre- prises » (Thèses). La circulation des produits se fera directement entre les entre- prises : « L'essentiel dans les questions de l'amélioration de l'approvisionnement en matériaux et en équipement consiste dans le développement de liens directs à l'aide de contrats entre les entreprises qui consomment et celles qui produisent, en tant que forme la plus rationnelle et économiquement la plus avantageuse de l'approvisionnement matériel et de l'écoulement de la produc- tion. Dans les contrats pour la fourniture de matériaux, doit être prévue une sévère responsabilité matérielle pour l'observation des conditions de livraison en ce qui concerne les délais, la quantité et la qualité de la production. Il convient que les entreprises accordent plus d'attention à l'édition et à la diffusion des cata- logues de leur production... » (Thèses), (5). En ce qui concerne la formation de cadres, ingénieurs et techniciens, non seulement les établissements secondaires d'ensei- gnement seront répartis dans les régions où se trouvent les bran- ches correspondantes de l'industrie, mais « les écoles supérieures et secondaires spéciales seront plus étroitement liées aux entre- prises pour lesquelles elles forment des cadres » (Thèses). D'autre part, des jeunes travailleurs de telle ou telle entreprise seront choisis (par la direction ?) pour recevoir une formation d'ingénieur ou de cadre sans quitter l'entreprise. On reconnaît donc le bien-fondé des exigences des direc- teurs. Certes, cela ne signifie ni l'instauration de la « libre entre- prise » ni, faut-il le dire, un retour quelconque à la propriété privée. Disposant de la masse de capitaux fournie par les reve- nus des entreprises (le « fonds d'accumulation »), l'Etat continuera (5) Cette circulation directe des produits entre les entreprises existait déjà à une large échelle sous forme clandestine, ou plutôt non-officielle. Ce n'était pas seulement une source de profits supplémentaires pour les directeurs, mais une nécessité économique absolue dans la mesure où, pour réaliser les objectifs du plan ou tout simplement pour assurer une marche à peu près normale de l'entre- prise, les chefs d'entreprise devaient se procurer par « les matières pre- mières, les produits finis et l'équipement que les organismes officiels d'approvision- nement ne leur fournissaient qu'avec des grands retards et incomplètement, ou même qu'ils ne leur fournissaient pas du tout. Le marché parallèle devient main- tenant marché officiel, sous le contrôle des Conseils économiques et des organismes de planification. troc 117 UULILLA TY WAT d'orienter la production au moyen des plans courants et des plans perspectifs. Le renforcement des pouvoirs de la Commission du Plan d'Etat (Gosplan) vise très explicitement à maintenir la cen- tralisation à ce niveau, ce qui, dit Khrouchtchev, « constitue l'un des avantages fondamentaux du régime socialiste sur le régime capitaliste avec ses contradictions antagonistes, la concurrence et l'anarchie de la production qui lui sont propres » (Thèses). Mais jusqu'où descendront les plans établis par l'organisme central ,autre ment dit fixeront-ils des tâches précises aux Conseils économiques régionaux, voire aux entreprises, indiqueront-ils, par exemple, le volume et la nature des échanges de produits entre : les entreprises d'une même région économique et des régions éco- nomiques entre elles ou bien se limiteront-ils à tracer les lignes générales du développement économique par régions et à fournir aux Conseils économiques les moyens financiers nécessaires ? Les thèses de Khrouchtchev plus explicites sur ce point que le texte très court de la loi semblent se situer à mi-chemin des deux solutions. La Commission du Plan d'Etat sera chargée d'élaborer des plans généraux, courants et perspectifs, mais ces plans ne descendront pas, semble-t-il, jusqu'à l'entreprise. D'autre part, Khrouchtchev insiste beaucoup sur le fait que le plan géné- ral doit être élaboré à partir des plans des entreprises et des Conseils économiques. Il recommande également que, dans le domaine de l'approvisionnement en matériaux et en équipement, « la répartition de la plus grande partie de la production n'entrant pas dans le plan économique soit faite directement par les Conseils économiques » (Thèses). Dans le cadre du plan général, ce sont ces Conseils écono- miques qui « seront chargés de mettre au point et de réaliser les plans de longue durée et les plans courants de production, de mettre au point les plans de spécialisation des entreprises, les plans de coopération de la production et des fournitures réci- proques de matières premières et de produits semi-fabriqués à l'intérieur de la zone économico-administrative, aussi bien que dans les autres régions et républiques ; de dresser et de réaliser les plans d'approvisionnement matériel et technique (Thèses). Ces mêmes Conseils économiques « Doivent assumer l'entière responsabilité de l'activité financière des associations économi- ques spécialisées, trusts, combinats, directions qui sont de leur ressort et, par l'intermédiaire de ceux-ci, la responsabilité de l'acti- vité financière des entreprises et chantiers de construction. Les Conseils économiques doivent réaliser la planification financière, équilibrer les ressources financières, redistribuer les revenus et les fonds de roulement et créer les réserves financières indis- pensables. Les Conseils économiques prennent les mesures néces- saires assurant la croissance du rendement des associations éco- nomiques par branche, l'exécution et le dépassement de leurs plans d'accumulation. Les droits à l'autonomie financière dont jouissent actuellement les directions principales des ministères doivent être octroyés aux associations économiques » (Thèses). Il semble donc que, dans le domaine de la planification, le 118 L. transfert d'une grande partie des attributions des organes cen- traux aux Conseils économiques régionaux doive avoir lieu éga- lement. Mais les Conseils économiques seront-ils capables de contrôler effectivement le volume et la nature des échanges entre les ontreprises ? Et qui contrôlera les échanges des entreprises d'importance locale ? Par quel mécanisme ces échanges seront-ils réglés do façon à les ajuster aux objectifs du plan ? Questions auxquolla ni les Thèses ni la Loi ne fournissent de réponse. Co qui est sûr, en revanche, c'est que la base matérielle du pouvoir des Conseils économiques est très forte, ainsi que celle des entreprises ollos-mêmes. Ce pouvoir, les liens économiques entre les ontroprises, lo renforcement de l'autorité des chefs de la production à la base », ne pourront plus être remis en ques- tion par l'Etat sans risquer de provoquer une catastrophe, sociale et économique. Dans ces conditions, la puissance des entreprises et des régions économico-administratives ne pourra que s'exercer fortement sur l'orientation des investissements, dont une partie sera d'ailleurs librement déterminée par elles. Dans la mesure même où la décentralisation et le pseudo-marché prévus par la Loi deviendront effectifs, des contradictions de plus en plus fortes surgiront entre la tendance à l'autonomie des entreprises et des régions et le développement de l'économie fixé par le plan géné- ral. A la base, les entreprises tendront à réinvestir elles-mêmes le maximum de profits et à diminuer par tous les moyens la partie versée au « fonds d'accumulation » de l'Etat, à écouler leur pro- duction en choisissant les « clients » qui offriront les meilleurs contrats, à choisir également les fournisseurs dans ce même esprit, ce qui avantagera les entreprises les mieux outillées, dis- posant de plus de stocks, etc., dont la puissance s'accroîtra ainsi, continuellement, aux dépens des autres. Au niveau de la région économico-administrative, la pression des entreprises s'exercera dans le même sens ; elle sera favorisée par les grandes inégalités de développement entre les régions et trouvera un appui dans les différences nationales et dans l'opposition des Républiques et ter- ritoires à la politique traditionnellement grand-russienne de Mos- cou. Dans les Thèses elles-mêmes, le flottement continuel entre « centralisation » et « décentralisation », l'imprécision déroutante de certaines mesures capitales, l'empirisme dont tout le docu- ment est imprégné, traduisent déjà les contradictions de la nou- velle phase, contradictions que la bureaucratie n'est pas plus capable de résoudre qu'elle n'a été en mesure de prévenir les conséquences néfastes du système ultra-centralisé. Le danger n'est pourtant pas ignoré par Kkrouchtchev : « Etant donné que la direction de l'industrie et du bâtiment sera assumée sur place, dans les régions économiques administratives, des ten- dances à l'autarcie, le désir de construire une économie fermée peuvent surgir... » (Thèses). « Sur la base locale, certains travail- leurs peuvent essayer... d'utiliser pour la satisfaction de besoins limités à la région, au territoire ou à la république plus de capitaux que l'Etat ne peut en affecter à ces fins. » (Thèses). 119 Leo Il propose en conséquence de lutter contre ces tendances au moyen de la planification d'Etat, des finances centralisées et de la statistique. On doit utiliser également les moyens de direction politique, c'est-à-dire, avant tout, le Parti. 1 . Y Le rôle du Parti est mis en avant un peu partout dans les Thèses, mais de façon à la fois très énergique et très vague, ce qui constitue d'ailleurs un des traits caractéristiques de la politique de Khrouchtchev depuis le XX° Congrès. Alors qu'on dit des choses concrètes sur l'organisation économique, sur les entreprises ou sur les attributions de telle catégorie sociale, la fonction des cadres du parti est toujours définie de façon générale... et contradictoire : ils doivent s'occuper du bon fonctionnement de tout, mais ne pas intervenir dans ce fonctionnement, ne pas remplacer les « gens compétents », ils doivent diriger tout mais ne pas occuper les postes de direction réelle. Dans ces conditions, rapprocher la direc- tion de la base productive, reconvertir une bonne partie des fonc- tionnaires en les plaçant aux échelons de direction au niveau du trust ou de l'usine selon leurs capacités techniques (ou d'organi- sation de la production), n'est-ce pas justement diminuer le rôle du parti qui, en tant que tel, se trouve par définition hors de la pro- duction ? Mais ce parti lui-même n'est pas un corps immuable et imperméable. Une partie importante de ses cadres est composée de chefs d'entreprise, de techniciens, d'organisateurs ; les perma- nents eux-mêmes (les fonctionnaires « purs ») font partie du même milieu social que les premiers, jouissent des mêmes privilèges, baignent dans la même atmosphère. La disparition de la terreur policière ôte d'ailleurs à ces fonctionnaires une partie de leur auto- rité. Le secrétaire du parti de X n'aura-t-il dès lors tout intérêt à être « bien » avec le directeur de la puissante usine Y de la loca- lité et, dans les conditions nouvelles créées par la réorganisation économique, l'influence de ce dernier ne sera-t-elle pas plus forte que celle du premier ? L'annonce faite récemment par Khroutchtchev d'une révision de la structure des organes du parti, qui doit commencer, semble t-il, au sommet par la libération d'une grande partie des effectifs du Comité Central (« Pravda » 24-5-1957), reflète une tendance certaine à une transformation du rôle du Parti qui, ossature de l'Etat dans la période de l'industrialisation forcée, pourrait deve nir, dans une phase de détente, un simple organisme régulateur des intérêts des différents groupes composant la classe dominante. Mais l'appel parallèle de Khrouchtchev au renforcement de l'acti- vité du Parti montre que, sur ce terrain aussi, la bureaucratie se trouve dans une situation contradictoire. Car si la décentralisation tend naturellement à diminuer le rôle du Parti, on ne voit pas quelle autre institution serait susceptible, dans le cadre d'une économie étatisée, d'assurer la cohésion de la classe dominante, de com- battre donc, dans l'intérêt même de cette classe, les tendances centrifuges suscitées par la décentralisation. 1 120 Incertaines sur le terrain du parti, les conséquences de la réforme sont prévisibles en ce qui concerne les relations de la classe ouvrière avec la classe des dirigeants. En adaptant l'appa- reil de direction à la réalité économico-sociale, la réorganisation décidée par le Soviet Suprême ne peut manquer de dévoiler encore plus clairement le caractère des rapports sociaux dans la produc- tion. Le rapprochement de la direction industrielle de la base, placera plus près des ouvriers la hiérarchie technico-administra- tive dont dépend leur sort immédiat et la rendra plus vulnérable. Alors que l'organisation verticole situait les centres dont dépen- daient les conditions de vie des ouvriers à des milliers de kilo- mètres de distance et en tous cas à une distance dans l'appa- reil hors de portée alors qu'elle faisait apparaître, dans une certaine mesure, la catégorie des dirigeants locaux comme sou- mise également au « despotisme bureaucratique » de ces centres, estompant ainsi sinon les différences de classe du moins les res- ponsabilités de cette catégorie de privilégiés, la réforme en cours tend à me face à face, bien plus neitement, dans tout le pays, les forces antagoniques du Capital et du Travail. Les informations tant officielles qu'officieuses qui viennent de Russie ne laissent pas le moindre doute quant à l'attitude des tra- vailleurs. On sait que la pression ouvrière a imposé au Gouvernement, au cours de l'année dernière, plusieurs concessions matérielles importantes : baisse de certains produits de consommation cou- rante, augmentation des salaires et traitements les plus bas, nou- veau barème des pensions favorisant les ouvriers et les employés les plus mal payés et, plus récemment, réduction des impôts sur les salaires. Elle a eu parfois un écho dans les journaux. C'est ainsi que l'organe central des syndicats, TROUD, signalait déjà le 1er octobre 1955 « l'impatience » croissante des ouvriers dans des entreprises où la législation du travail n'était pas respectée. Mais si le Gouvernement a dû faire des concessions, sa poli- tique de rendement devait se heurter aux intérêts des travailleurs. En effet, sa tentative de réviser les normes pour les adapter aux « possibilités techniques actuelles », c'est-à-dire de les relever, a rencontré une puissante résistance ouvrière (6). Aussi, dès le mois (6) Dans le système de rémunération le plus répandu en U.R.S.S. jusqu'ici, le salaire aux pièces, le paiement du salaire est subordonné à l'accomplissement d'une norme. A l'heure actuelle, ces normes sont largement dépassées par la majorité des ouvriers. Or, les pièces faites en sus de la norme sont payées avec une augmentation progressive, de sorte que : « Au fond, les normes sont actuel- lement définies non par le niveau technique et d'organisation du travail, mais par le désir de les adapter à un niveau de salaire déterminé. (Boulganine au XXe Congrès.) Ce qui signifie qu'en dépit du salaire aux pièces, les ouvriers étaient arrivés à imposer peu à peu aux chefs d'entreprise un certain niveau « normal » de salaire. 121 de novembre, la presse russe, tout en recommandant aux respon- sables de lutter contre la tendance à l'égalisation des salaires (TROUD 21-11-1956), devait reconnaître « les erreurs et les insuf- fisances de la réforme des salaires », après avoir constaté « des arrêts de travail prolongés » à la suite de ces « erreurs », Erreurs et arrêts de travail semblent avoir été assez importants pour faire réfléchir le Gouvernement : alors qu'en octobre 1956 il invitait les chefs d'entreprises à aug enter les normes et à ouvrir l'éventail des salaires, quatre mois plus tard il leur interdisait, comme le signale encore TROUD, « toute révision précipitée, en une seule fois, des normes et salaires » et leur conseillait de « remplacer les anciennes normes, en coopération avec les organisations syndica- les locales... et avec une participation active des ouvriers et des employés ». Il leur expliquait également que « la mise en ordre des normes de travail ne doit pas entraîner la baisse des rémuné- rations de certains groupes de travailleurs » et que l'augmentation de la productivité doit être obtenue principalement par « la mise en oeuvre de nouvelles techniques Mais l'attitude ouvrière va au-delà d'une simple réaction de défense. Le 30-11-1956, dans un éditorial consacré aux interven- tions d'ouvriers dans les assemblées pour l'élection de délégués syndicaux, TROUD s'élève contre ceux qui * se targuant de leur qualité d'ouvrier, profitant du fait que la tribune est ouverte à tous, ces criticaillleurs et braillards qui regardent notre réalité sovié- tique à travers des lunettes noires et cherchent à tout dénigrer, diffament notre vie, nos mours et nos cadres... Pour eux, notre administration n'est que bureaucratie, et nos comités syndicaux des assemblées de fonctionnaires ». Le même journal relate un incident qui s'est déroulé récem- ment à la Place Rouge, à Moscou, où un ouvrier a interpellé un membre du Soviet Suprême en ces termes : « Comme on est bien vêtu ! Qu'y a-t-il de commun entre nous autres, travailleurs, et un homme comme toi ? » « Ces bavards et ces démagogues » dit TROUD dans le même article, « sous couvert de critiques, font naître chez des gens insuf- fissamment avertis des sentiments d'incertitude et apportent la désorganisation dans la vie de la communauté ». De son côté, la PRAVDA du 8-12-1956, après avoir affirmé qu' « il n'est plus permis à aucun communiste d'adopter une atti- tude d'apaisement à l'égard des manifestations de toutes sortes, provoquées par l'étranger », avoue tout naïvement : « Si l'on refuse le contact avec les masses... il se produit souvent des sur- prises de toutes sortes. » Il s'agit donc d'aller aux masses, d'inviter les travailleurs à participer à la vie du pays, voire à l'organisation de la produc- tion (ce qui, entre parenthèse, prouve bien qu'ils n'y participaient pas jusqu'ici). De la PRAVDA aux IZVESTIA, de TROUD aux Thè- ses de Khrouchtchev, les appels au peuple travailleur se multi- plient... Cependant, cette participation a des limites bien précises : justement celles de l'exécution et non de la direction. Nous retrou- vons là, enrobée dans un langage pseudo-marxiste, la même 122 ALL ..(11111 ! RIH/ contradiction que dans les pays capitalistes occidentaux : sans la collaboration des ouvriers à l'organisation de la production, celle-ci rencontre des difficultés croissantes, mais les ouvriers refusent une collaboration qui ne change rien à leur condition de simples ins- truments d'exécution. Et c'est cette condition d'instruments que, d'une façon encore confuse, ils mettent en cause tout autant que leur bas niveau de vie. D'octobre à mars, l'écho de leur résistance à l'augmentation des normes, de leur critique des bureaucrates, de leur lutte contre la hiérarchie des salaires résonne parfois, assourdi, dans les colonnes des journaux russes ; c'est en avril que TROUD s'élève contre les prétentions des comités d'entreprises (élus par les ouvriers) trop a combatifs » qui « s'imaginent possé- der des fonctions de gestion » et déclare que « les intérêts de l'économie socialiste exigent un renforcement par tous les moyens du commandement unique dans l'entreprise » (10-4-1957 et 13-4- 1957). Après son long silence de la période de l'industrialisation for- cée, la classe ouvrière russe prend conscience de sa force et passe de la résistance passive à la critique et à la revendication. Mais c'est que la période du silence a été aussi celle de sa transfor- mation : quantitative d'abord, puisqu'elle est passée de quelques millions en 1927 à des dizaines de millions en 1957 ; qualitative ensuite puisque les paysans arachés à la terre par les plans quin- quennaux sont devenus des ouvriers modernes, puisque des nou- velles générations d'ouvriers n'ayant connu que la vie urbaine et industrielle possèdent maintenant les capacités techniques, les habitudes, le sens de la solidarité du proletariat. Ses premières manifestations ouvertes après la longue résistance des années sombres sont fragmentaires, elles ne débordent pas le cadre de l'usine. Mais la revendication de la gestion de l'usine qui vient de faire son apparition, contient en germe la négation d'un pouvoir politique exercé par une couche restreinte de dirigeants. Parallèlement au mouvement spontané des masses, une fer- mentation extraordinaire se développe dans les universités, chez les intellectuels et les étudiants, dont une grande partie est d'ail- leurs d'origine ouvrière et conserve des liens avec les travailleurs, Dans cette couche intellectuelle, qui a souffert d'une autre manière, mais tout aussi gravement, s'est manifestée également la volonté de changement. Sans doute est-elle divisée quant à la portée des transformations nécessaires, comme elle l'est aussi socialement, car si d'un côté elle touche à la classe ouvrière, de l'autre elle rejoint la bureaucratie étatique et le milieu des chefs de la production. 123 Ses exigences de « démocratisation » expriment donc aussi bien la politique des dirigeants économiques qui réclament le pouvoir absolu dans la gestion des entreprises et la réforme du cadre trop rigide de la planification, que les aspirations des tra- vailleurs. Les événements de Hongrie et de Pologne ont profondément retenti dans toute la société russe ; ils ont accéléré notablement l'évolution dan ces milieux, qui sont en train de découvrir la signification historique du stalinisme et des contradictions internes de l'U.R.S.S. Mais en Hongrie les intellectuels étaient en retard sur le prolé- tariat. Alors que les ouvriers étaient prêts à détruire de fond en comble l'appareil bureaucratique, alors qu'au cours de l'insur- rection ils ont mis en cause le pouvoir de la bureaucratie à l'usine et ont formé des Conseils qui pouvaient devenir les organes d'une gestion socialiste de l'économie et de la société, les intellectuels se contentaient de réclamer des réformes et, une fois les événe- ments en marche, une partie d'entre eux s'est tout simplement montrée incapable de concevoir une organisation politique autre que le plus plat parlementarisme de type occidental. Or, la situation n'est pas identique en Russie. D'abord parce que les anciennes classes dominantes d'avant la Révolution n'exis- tent plus, parce que la paysannerie elle- même a été profondément transformée, parce que la nature même des problèmes de la société russe en 1957 exclut le retour au libéralisme bourgeois classique. Ensuite, parce que le maintien par le régime d'une cou- verture idéologique « marxiste » a d'autres conséquences dans un pays comme l'U.R.S.S. où il y a eu une révolution prolétarienne en 1917. Pour les russes, aujourd'hui, étudier Lénine n'est plus seule- ment réciter une leçon imposée d'en haut, c'est aussi plonger dans leur propre histoire récente, étudier les causes, la signification et le déroulement des événements qui ont conduit au régime actuel. Le terrorisme policier maintenait cette étude dans le cadre de la légende stalinienne. Mais la légende est détruite, dans l'esprit des gens sinon dans la vérité officielle. Ces deux étudiants russes expulsés de l'Université (7), qui avaient des « idées fausses » parce qu'ils avaient lu « Dix jours qui ébranlèrent le monde », de John Reed, qui posaient des questions avec acharnement à leur profes- seur, existent par milliers dans les villes soviétiques. Comme en Pologne, où des intellectuels, des étudiants, réexaminent avec pas- sion le passé récent du mouvement ouvrier, où Trotsky n'est plus le traître des bandes illustrées mais tout simplement l'auteur de la grande « Histoire de la Révolution Russe » et un de ses principaux protagonistes, le sens profond de 1917 se dégage peu à peu pour les intellectuels de Russie et le « socialisme » des bureaucrates ne peut leur apparaître que comme son contraire. (7) Voir plus loin, dans le monde en Question : des étudiants en U.R.S.S. » « Le réveil des intellectuels et 124 D'ailleurs ,le soi-disant retour au leninisme préconisé par Khrouchtchev, qui vise à la fois à dissimuler aux yeux des masses le caractère et la portée réels de ses réformes et à susciter une attitude de collaboration que l'organisation de la production exige impérieusement, ne peut, bien malgré lui, que renforcer le contraste. Et il ne fait pas de doute que des intellectuels et des ouvriers de plus en plus nombreux entendent ce « retour » de façon tout à fait différente de celle des pontifes du régime. La conjonction organique des deux courants -- mouvement de revendication et de gestion des masses, critique historique et analyse théorique des intellectuels - entraînerait le passage à une période de transformation révolutionnaire de la société russe qui bouleverserait la situation mondiale et ouvrirait au socialisme des perspectives immenses. R. MAILLE. LLLL LLLLLLLLLLLLLL INLININ Agitation chez Renault Depuis la fin de la guerre les ouvriers travaillant en équipe n'ont qu'une demi heure payée pour casser la croûte. La disposition des cantines et leur nombre restreint font que pratiquement les ouvriers doivent manger en un quart d'heure. Tout d'abord le temps de se rendre à la cantine la plus pro- che peut s'élever à plus de 5 minutes pour les ouvriers des ateliers les plus éloignés. Puis il faut attendre les plats. Les quelques serveuses ont beau courir et se démener, il n'en reste pas moins que l'attente peut encore aller jusqu'à 5 minutes. Ensuite il faut attendre encore pour payer, puis prévoir assez de temps pour être à l'heure à l'atelier. Dans la plupart des coins la discipline était assez lâche et beau- coup d'ouvriers se lavaient les mains, partaient avant l'heure et revenaient souvent après le coup de klaxon. Mais depuis le mois de février la direction fit apposer des affiches inter- disant formellement aux ouvriers de quitter avant l'heure. Elle donna des consignes aux chefs d'atelier et fit poster des gardiens dans tous les coins de l'usine pour veiller à ce que ses ordres soient respectés. Il est cependant difficile de faire perdre leurs habitudes aux ouvriers qui considéraient les 5 ou 10 minutes prises en supplément comme des avantages définitivement acquis, et la simple affiche de la direction ne changea pratiquement rien à ces habitudes. Beaucoup d'en- tre nous se firent attraper par les gardiens et récidivèrent. Au début nous avions bénéficié de la complicité tacite d'une bonne partie de la maîtrise, mais, après de nombreux aver- tissements, nous avons dû nous conformer aux décisions de la direction sous peine de nous voir congédier. Que ceci ait pro- voqué un mécontentement c'est indéniable. Que faire ? Ac- cepter? Courir, manger en un quart d'heure, courir de nou- veau pour regagner nos machines avec la crainte qu'une mi- nute de retard nous fasse perdre notre emploi ? Cette situa- tion nous l'acceptions dans la mesure ou nous pensions que CAs ordres n'étaient que passagers et que peu à peu nous réussirions à tromper la vigilance des gardiens et que d'ici 126 L. . || | | | | | | | | | 11 1.1.111'111! THEMLILINE quelque temps nous arriverions à gagner nos 5 ou 10 minutes. Mais cet espoir semblait ne pas se réaliser et les syndicats s'emparèrent de l'affaire. Un matin un tract de la C.G.T fut distribué, invitant les ouvriers des chaînes de moteurs U5 et V5 à prendre 1/4 d'heure supplémentaire pour le casse croûte, le lendemain vendredi. Le 1/4 d'heure de grève fut un succès pour les deux départements en question. Quant aux autres secteurs, ils ne bougèrent pas. La majorité des ouvriers ignorait la reven- dication des deux départements ; d'autres, bien qu'étant au courant, n'osaient pas se lancer dans une action qui avait été présentée comme particulière à ces deux départements. Le lundi, un tract FO invitait pour le lendemain mardi les ou- vriers travaillant en équipe du matin de débrayer 1/4 d'heure avant l'heure de sortie et ceux de l'équipe du soir de com- mencer 1/4 d'heure après la reprise normale. La revendi- cation des 3/4 d'heure de casse-croûte semblait prendre de l'extension. Pourtant que de controverses allaient susciter ces deux mots d'ordres successifs ! Pourquoi la grève FO était- elle lancée quelques jours après celle de la CGT ? Pourquoi le mot d'ordre était-il différent ? Nous sentions tout d'un coup qu'on se servait de notre mécontentement pour alimen- ter la rivalité et la concurrence CGT et FO. Donc les discus- sions roulèrent sur ce terrain. Doit-on faire grève pour FO ou pour la CGT ? Le vrai problème de la revendication se trouvait déjà à moitié estompé. On discuta aussi pour savoir s'il était plus juste de dé- brayer après le travail ou après le cassecroûte. L'absence totale de discussion préalable des mots d'ordre des syndicats, sous prétexte d'efficacité, loin d'empêcher les controverses ne faisait que les accentuer. On refuse aux ouvriers de déter- miner leurs formes de lutte et leurs revendications. Ils en discutent donc une fois que les centrales ont lancé leur mot d'ordre. Beaucoup refusent de partíciper à de telles actions parce qu'ils ne sont pas d'accord avec tel ou tel point. Parfois il s'agit simplement de petits points de détail, mais la raison fondamentale de leur refus c'est qu'on les met devant une alternative dans laquelle ils n'ont plus qu'à répondre par oui ou par non, par un débrayage ou par une abstention. Si on nous consultait au préalable il est évident que la plu- part d'entre nous accepterait de se plier à la majorité, peut- être par simple esprit de camaraderie. Mais il est évident que cette volonté donnerait aux revendications un aspect tout différent et réussirait à réaliser notre véritable unité. Le lendemain matin (mardi) des tracts CGT et FO nous annonçaient que la direction avait accepté la revendication. Chacune de ces centrales revendiquait, bien entendu, les hon- neurs de la victoire. En réalité la victoire était bien mince et ne méritait pas tant d'honneur. On apprit par la suite que la direction accordait bien 10 minutes supplémentaires pour le casse-croûte, mais que ces dix minutes ne seraient 127 pas défalquées sur la production. Les ouvriers gagnaient dix minutes pour manger, mais ils devraient travailler plus vite pour les rattraper. Pour beaucoup ceci revenait, en réalité, à légaliser ce qui se passe depuis 10 ans dans l'usine. La grève des transports est venue se greffer quelques jours plus tard sur cette agitation. La grève de l'administration provoque toujours chez nous une certaine admiration. Les postiers, les cheminots, qu'ils soient de Nantes ou de Mar- seille, ou perdus dans un petit pays, se mettent tous en grève en même temps. Notre situation à nous est bien différente. Sans parler de grève de toute la métallurgie, nous sommes incapables de coordonner des mouvements dans l'usine même. Il est arrivé que nous apprenions au bout de huit jours que tel atelier était en grève. Il nous est arrivé bien souvent de ne pas le savoir du tout. Qui peut coordonner ? Les syndi- cats ? Et si les syndicats refusent ? 9 fois sur 10, les syndi- cats reſusent. Même les délégués ignorent le plus souvent ce que fait leur syndicat dans l'atelier d'à-côté. Combien de fois m'est-il arrivé d'informer moi-même notre délégué sur les tracts ou les décisions de son syndicat dans les départements voisins, soit parce que le hasard pla- çait sur ma route de telles informations, soit parce que mes amis, toujours à l'affût, ne manquaient pas de m'en parler. Notre petit noyau de camarades, bien que coupé de tout contact avec la direction et bénéficiant de l'hostilité générale des syndicats, est devenue ainsi une agence d'information qui, malgré la faiblesse énorme de ses moyens, possède un avantage considérable : celui de fonctionner. Le dernier jour de la grève des transports, un tract CGT invite les autres organisations syndicales à se réunir à 10 heu- res pour décider une action commune. Cette action c'est de débrayer une heure. Les revendications proposées par la CGT sont : augmentation de 30 fr. de l'heure, une prime de va- cance de 30.000 fr., puis viennent les autres revendications démagogiques qui sont servies régulièrement dans tous les tracts et tous les programmes depuis de nombreuses années, comme par exemple celle des 40 heures payées 48. Cette proposition fut accueillie soit avec hostilité, soit avec indifférence, et dans le meilleur des cas avec méfiance. « C'est tous ensemblequ'il faudrait s'y mettre. » C'est le slogan qui revient dans toutes les bouches dans de telles occasions. La plupart ajoutent : « Et puis ce n'est pas une heure qu'il faudrait débrayer, mais en mettre un bon coup une bonne fois pour toutes ». Même les militants communistes sont sceptiques, certains cégétistes franchement hostiles. « Pourquoi ne nous fait-on pas faire grève tous en même temps ? Maintenant que la grève des transports est presque finie, c'est la métallurgie qui se réveille. C'est le bordel. » 128 MAS D'autres au contraire rejettent toute la responsabilité de ce bordel sur la mentalité des ouvriers : «Ça ne marchera pas, on n'est pas encore assez malheureux ». Un meeting, Place Nationale, à 12 h. 30, devait nous rendre compte de l'éventuelle entrevue intersyndicale. A 12 h. 30 il y a eu meeting, mais à 10 h. il n'y avait pas eu entrevue. Comme il n'y avait pas eu d'unité syndicale; la CGT qui réalise toujours ses objectifs, même lorsqu'ils sont irréalisables, en a fabriqué une de toutes pièces. Dans tel département on a trouvé un ouvrier FO, dans un autre un ouvrier CFTC, qui ont consenti à apposer leur signature au bas d'un tract d'atelier ou de département invitant leurs camarades à débrayer, ou, si cela n'était pas possible, à réa- liser leur unité d'action. G. Linet, au meeting, n'eut plus qu'à énumérer les départements où les militants CGT avaient avaient fait leur boulot. C'est ce qu'il appela l'unité à la base. De retour dans les ateliers, beaucoup d'ouvriers ne savent plus très bien que penser, les uns disant que les orga- nisations syndicales sont toutes d'accord pour débrayer, d'au- tres le contraire. Nous qui travaillons en équipe ne sommes pas plus avancés par ces informateurs. Pourtant la majorité est sceptique sur l'unité et le débrayage : « On nous fait le coup trop souvent ». Notre délégué qui a disparu depuis pas mal de temps à fini par s'informer. Il surgit tout d'un coup, une pile de tracts sous son bras, qu'il distribue fièvreusement. Il passe comme une comète, puis il va se réfugier à sa machine et surveille la réaction des gars avec inquiétude, mais satisfait sans doute d'avoir fait son boulot. Nous sommes heureux d'apprendre par le tract que notre département a lui aussi réalisé l'unité d'action à la base. Le tract, qui est signé des deux délégués CGT et d'un ouvrier CFTC, nous informe aussi que notre volonté est de débrayer une heure. Cela suscite pas mal de discussions et le délégué finit · par s'approcher des groupes. On demande des explications. C'est toute l'usine, ou bien simplement notre dépar- tement ? Réponse du délégué : C'est toute l'usine, Pourquoi le tract n'est-il adressé qu'à notre départe- ment ? Réponse du délégué : Chaque département prend l'initiative de la grève, mais ça se fait dans tous les départements. Je montre un tract de la CFTC qui, lui, n'est pas partisan d'une action généralisée dans l'usine. Un cégétiste donne alors une autre version de la chose : - Ça se fait dans chaque département où l'atmosphère est favorable à la grève. Les copains ont demandé aux ou- vriers, et là où ils sont d'accord, on a lancé le mot d'ordre. . 129 ***** Dans notre atelier on nous a rien demandé, et pourtant il y a un tract qui dit qu'on est pour un débrayage. · A toi on a pas demandé, on s'excuse, mais aux autres on a demandé hier. Pourquoi n'avez-vous pas fait de réunion dans l'ate- lier à l'heure du déjeuner? La réponse est évasive : « Qui, on aurait dû le faire, mais on n'y a pas pensé ». Si on nous avait demandé, on ne se serait pas pro- noncé pour une grève par départements mais pour une grève dans toute l'usine. Oui, tu parles bien, mais c'est trop tard maintenant, dit un autre. Malgré tout, quelques cégétistes ou sympathisants sem- blent à présent décidés à la grève. Nous qui travaillons en équipe, devrions débrayer à 13 h. 30. Alors c'est chaque fois le même problème, le même malaise: doit-on débrayer même si l'on sait que c'est un échec? Doit-on accepter d'être le jouet des syndicats, qui se servent de nous comme des pions? Doit-on accepter nos conditions de vie sans protester ? Maintenant, certains sont d'accord avec le mot d'ordre de la CGT, ils le disent du moins, mais je sais qu'ils ne débrayeront pas. Ils se disent d'accord avec le syndicat, parce qu'ils savent qu'il est fort. Ils ne débrayeront pas, parce qu'ils ne veulent pas être dans la minorité qui brave la maîtrise. Ils seront toujours là où le rapport de force est favorable. N'y aurait-il pas de noyau de cégétistes militants autour d'eux qu'ils ne se seraient même pas posé le problème de débrayer. Je ne suis pas d'accord mais je débrayerais, je le sais, aussi. N'y aurait-il pas la maîtrise qui se plante au milieu de l'allée pour épier nos gestes, assister au spectacle de notre division et de notre écrasement, qu'au dernier moment je serais resté à ma machine. Mais cette scène où nous sommes les acteurs et le chef d'atelier et le contremaître les deux seuls spectateurs impassibles, fait définitivement pencher la balance. N'est-il pas assez pénible d'être battu, faut-il encore être nargué ? Faut-il plier encore sous l'humiliation de nos chefs? « Reste donc à ta bécane; tu es fou, les cégétistes ne débrayeront même pas. >> J'essaie d'expliquer. Expliquer quoi ?... Supposez que les ouvriers débrayent dans les autres départements. Supposez tout d'un coup que Linet n'ait pas menti pour une fois. Nous ne le savons pas, mais cela pour. rait se faire. Il y a une chance sur 1.000 pour que cela se réalise. Comme on ne peut pas savoir, je joue cette chance comme aux courses. Moi, je le sais, dit un ouvrier. La grève est un échec. Et pour mieux me le confirmer, il me montre un cégétiste qui s'agite fébrilement en faveur de la grève et ajoute : 130 - Moi je débrayerai après lui; alors, tu vois que je suis tranquille de rester là. Je trouve d'autres arguments, mais aucun n'est valable. On me reproche aussi mon manque de lucidité politique, c'est la mauvaise tactique que de se plier à ces mots d'ordre ab- surdes. Mais que je dise la vérité et tout le monde me com- prendra. J'ai envie de foutre le camp, de passer à côté de mes chefs et de sortir respirer. Un tract de la CGT annonce triomphalement, le lende- main, le succès du mouvement. Ce n'est qu'un commence- ment, proclame-t-il. Combien y a-t-il eu de commencements comme celui-ci, qui n'ont jamais continué nulle part, sauf dans la lassitude et le découragement des ouvriers ? L'Huma compte 4.000 grévistes. Y en a-t-il seulement 500 ? Les communistes multiplient-ils les chiffres par 10 ou par 100 ? On ne peut même pas se baser sur une logique mathématique du mensonge. C'est le bla-bla-bla continuel, toujours le même. Le tract dit que c'est un commencement, que la direc- tion a peur, etc... Pourquoi l'ont-ils même imprimé, tout le monde savait ce que dirait le tract. Le bla-bla-bla est codifié, il résiste à toutes les intempéries de la réalité. Toute grève a son épilogue et le lendemain nous épilo- guons sur l'échec manifeste de la grève. Trois staliniens no- toires ont débrayé, peut-être parce que j'avais moi-même débrayé et qu'ils craignaient qu'on ne le leur reproche. Nous en plaisantons : Je ne savais pas avoir tant d'influence sur les stali- niens. Mais ce sont ceux qui ont débrayé qui se font en général engueuler par les autres. Les temps ont changé. On ne croit plus aux héros, seule l'efficacité compte. Cependant beaucoup ont des idées concrètes sur la façon d'organiser une grève. Il faudrait dire tout ce que vous dites à toute l'usine. Il faudrait que ça se sache. Comment ? Pourquoi ne ferait-on pas un bulletin d'atelier où tous ceux qui veulent dire quelque chose au sujet de l'action revendicative le diraient ? Communistes ou pas communistes, FO ou rien du tout, on s'en fout. Mais que ceux qui ont des idées les expriment. J'explique que c'est réalisable et que c'est le seul moyen de rompre notre isolement. Réaliser la coordination en se communiquant nos idées. Si tous les ate- liers faisaient pareil, nous connaîtrions ce que l'on veut faire. Certains sont enthousiastes : On peut proposer ça à la cellule, voir ce qu'ils en pensent. J'expose l'idée à la cellule, en l'occurrence deux mili- 131 tants staliniens. Ils m'écoutent tête baissée, l'air gêné. lIs soupçonnent une mancuvre, c'est indéniable. Dans votre tract vous demandez que l'unité se réalise dans chaque atelier. L'édition d'un bulletin d'atelier est une solution. Oui, peut-être... C'est la seule réponse. Ils n'ont pas d'opinion et ne peu- vent pas en avoir avant d'en avoir référé à leur chef. Eux aussi ont fait la séparation entre la propagande des tracts, la ligne du parti, et la réalité. Ce sont les points d'un triangle imaginaire, mais ces points n'ont aucune ligne réelle qui les relie et c'est pourquoi il n'y a pas en fait de triangle. Prendre l'idée du tract à la lettre, ne serait-ce pas contre- dire la tactique du parti ? C'est la question qu'ils se posent certainement. IIs ne peuvent la résoudre seuls, puisqu'ils ne détiennent pas cette ligne du parti. Où cela les entraînerait-ils ? Ils ne peuvent plus avoir d'initiative. Les points du triangle sont devenus des pôles qui se repoussent. Que les tracts ou les journaux fassent de la propagande en ne disant pas la vérité, cela a été admis au début, peut-être, seulement par une petite couche de politiciens « ouvriers », mais peu à peu cette idée s'est étndue comme une tache d'huile. Aujourd'hui elle a gagné toutes les sphères du pro- létariat. Il semble que les militants communistes croient de moins en moins en leurs journaux. Ils pensent simplement que leurs journaux font de la bonne propagande, mais quand à dire la vérité, c'est une autre affaire. Beaucoup n'osent plus dire : ( c'est vrai, je l'ai lu dans l’Huma ). Il n'est pas rare, par contre, d'entendre un militant com- muniste ajouter naïvement à son argumentation une phrase « D'ailleurs, les journaux bourgeois l'ont écrit ». Même ceux qui croient en leurs journaux sont obligés de faire ce genre de concessions, car la grande majorité des ouvriers n'y croient plus. Pour la première fois on a pu constater que des journaux bourgeois avaient eu un certain écho au sujet de la guerre d'Algérie. Les témoignages de J.-J. Servan-Schreiber et de J. Muller ont non seulement franchi les murs de l'usine, mais ils ont été crus. Dans cer- tains cas le simple fait d'avoir une étiquette communiste suffit pour détruire toute valeur à l'information, même aux yeux des sympathisants du parti. Toutefois, exception faite de ces témoignages, la suspicion est étendue en général à tout ce qui est écrit. Quand on demande : « Où as-tu vu cela ? » La seule réponse « Je l'ai lu » ou « Je l'ai vu au cinéma », peut provoquer l'hilarité. « Ah! si tu crois ce que tu lis... La presse, la radio, le cinéma, tous les moyens d'information mentent. Le mensonge est devenu un virus si étendu la suspicion plane partout, elle dépasse les limites de la grande comme : que 132 ROL RUL II '...19 dire : presse. Tout ce qui est écrit dans les journaux et tracts de l'usine n'échappe pas à cette règle, et pour des raisons fort justes. Mais la méthode du mensonge systématique, bien quelle ait prouvé à la longue sa faillite totale, n'en a pas moins laissé une trace. On ne croit pas à la propagande, mais certains croient qu'il faut obligatoirement mentir pour faire de la propagande. Le mensonge est devenu pour beaucoup le prin- cipe élémentaire de la politique. Ceci provoque à la fois chez nous un dégoût profond pour la politique et une cer- taine indulgence pour le mensonge. Les mots mêmes en ont perdu leur signification. Les in- jures sont utilisées tellement souvent qu'elles se sont atté- nuées. Si bien qu'aujourd'hui être traité de fasciste n'a plus de sens. On ne fait plus la relation entre l'insulte et la réa- lité. On dit « Tu es un fasciste » histoire de plaisanter. Si on demandait la définition de fasciste beaucoup pourraient « Un fasciste c'est celui qui n'est pas d'accord avec un communiste et rien de plus »; ou bien : « C'est une insulte qui a la même valeur que salaud ou imbécile, selon les cas ). Vous, qui êtes restés sur vos souvenirs d'occupation ou qui avez un peu potassé l'histoire, ne soyez plus émus par ces exemples, la propagande, mieux que les académiciens, a mo- difié la signification du vocabulaire. Lorsque je m'emporte et me fâche devant devant ces calomnies, je sens que je ne suis plus compris. Pourquoi se fâcher devant ces accusations auxquelles personne ne croit ? Tout le monde ne sait-il pas que la politique c'est du baratin, et les militants des baratineurs ? Cette sorte de baratin est devenu un espèce de mécanisme chez la plupart des militants. D..., qui est un délégué CGT apparamment honnête, in- troduit dans son langage des sortes de slogans qu'il sort de temps à autre. Il semble que cela lui échappe peut-être in- volontairement. Je lui demande des nouvelles d'un de nos amis communs, connu comme oppositionnel de gauche. Est-il malade ? Malade ! Il s'est dégonflé de venir pour ne pas faire la grève. Il s'agissait en réalité d'une grève d'un quart d'heure et notre ami était absent depuis 4 jours. Venait-il à l'idée de D... que son camarade de travail qu'il connaissait depuis plusieurs années, préférait manquer quatre jours plutôt que de faire 1/4 d'heure de grève ? D'où venait ce manque absolu de psychologie ? D... ne pensait plus, il ne cherchait pas à dire la vérité. Il faisait de la pro- pagande. J'étais donc venu avec ma proposition, un peu comme un marchand qui va offrir ses articles au marché. Il fallait 133 faire ce que les syndicats ne font pas; nous informer, nous exprimer, essayer de créer une liaison entre nous. Tout cela était bien louable et l'on m'approuvait, mais n'étais-je pas, moi aussi, un marchand comme les autres ? Peut-être plus malin que les autres. Quel piège recouvrait ma proposition ? Pour d'autres, j'arrivais pour bousculer leur quiétude. Quelle perspective aurait ce bulletin ? Il faudrait le faire, le dé- fendre contre les accusations qui s'abattraient sur lui et puis de la défense on passerait à l'attaque et le bulletin retom- berait, un jour ou l'autre, dans les polémiques, il toucherait lui aussi inévitablement à la politique. La même ornière était tracée. Nous avons déjà commencé ensemble une expérience identique. Nous avons créé un petit journal. Mais dès le début nous avons été obligés de répondre à tant d'accusa- tions que notre petit bulletin avait dû aussitôt polémiquer et traiter les sujets plus à fond. Bientôt la rédaction du jour- nal ne reposait plus que sur un noyau de camarades de l'usine. Il avait dépassé les limites que beaucoup ne voulaient pas franchir. C'était inévitable. Lorsque des ouvriers expriment des idées et qu'ils sont accusés d'être des agents du patronat, la critique dépasse aussitôt le cadre de la simple polémique. C'est le problème de la démocratie ouvrière et celui de toute la société qui est mise en cause. Le simple fait de vouloir s'exprimer implique aussitôt une série de conséquences qui poussent automatiquement dans l'engrenage de la politique. Vouloir s'exprimer, c'est nier que les forces syndicales repré- sentent cette expression, c'est nier le mécanisme actuel des délégués, nier les organes représentatifs des ouvriers, la dé- mocratie syndicale et celle du pays... En un mot, c'est deve- nir des diviseurs de la classe ouvrière pour les uns, des forces incontrôlées pour les autres. Pourtant, que de choses pour- raient être imprimées. Les idées de J., de R. ou M., ou de 80 % des ouvriers sont le bon sens même. Mais faire débor- der le bon sens des limites de nos rapports personnels re- présente pour le moment un effort souvent trop grand. Im- possible de me substituer à la volonté de mes camarades. Il fallait attendre encore que le pourrissement du syndica- lisme se continue, jusqu'à provoquer une véritable nausée collective. Pour le moment c'est le plus souvent le stade de l'indifférence la plus dédaigneuse. Les dernières élections de la Mutuelle Renault en sont un exemple frappant. L'abstention massive a été interprétée par les organismes officiels comme la conséquence de la mo- dalité de vote (vote par correspondance). Mais ne peut-on pas retourner cet argument en disant que les abstentions sont moins élevées aux élections des délégués du personnel, tout simplement parce que l'on vote dans les ateliers pendant les heures de travail et que l'existence d'un prétexte pour arrêter sa machine ferait courir aux urnes l'abstentionniste le plus acharné ? 134 Après cela allez, si vous voulez, reprocher à la classe ou- vrière son manque de civisme. Mais quel civisme lui demande- t-on ? Plébisciter une fois l'an un syndicat et rien de plus. Plébisciter des organismes incontrôlables par nous. Plébis- citer des délégués embrigadés par les syndicats aussi étroite- ment que des ecclésiastiques. Ce voile de l'élection ne réussit plus à cacher pour la plupart d'entre nous les pudeurs du système. Ce manque de civisme, ce nihilisme c'est à la suite de notre écrasement, à la suite du mensonge systématique qu'il est apparu depuis quelques années et nous n'avons pas à en rougir. L'année passée une grève symbolique d'une heure, qui était lancée par tous les syndicats, avait rassemblé la quasi totalité des ouvriers dans la grève. Malgré la faiblesse de cette action le résultat fut surprenant. Le lundi, lorsque nous nous sommes tous retrouvés, il nous semblait avoir assisté à un grand événement. « Tout le monde a débrayé. » Ce mot revenait sur toutes les lèvres, comme si cette heure de grève avait été l'événement le plus heureux auquel nous ayons as- sisté depuis longtemps. Il l'était en réalité. Nous nous ser- rions la main sans arrière-pensée. Les vieilles animosités s'étaient subitement évanouies. Nous étions heureux de pou- voir tous, pour une fois, partager une même joie. Cette joie c'était notre force, c'était notre propre confiance en nous- même. Nous rendions-nous compte de tout ce qu'il était pos-, sible de réaliser dans une telle circonstance ? Certainement pas. Mais nous savions tous qu'il nous était possible de réa- liser des choses extraordinaires. L'univers des grandes choses nous était subitement ouvert. Il suffit d'avoir vécu un seul de ces moments pour comprendre tout ce que pouvait changer la réalisation de notre unité. Plusieurs mois après, nous nous retrouvions tous aussi divisés qu'avant, peut-être même plus. La plupart d'entre nous, quand on aborde ce problème, ont la même amertume que le ménage au milieu du tas d'assiettes cassées qui ont servi à consommer sa dispute. Ils sont là, inertes et ils repré- sentent la majorité au milieu de ces antagonistes irréconci. liables que sont les staliniens et les antistaliniens. C'est un thème qui hante nos discussions, celui de notre désunion. Ce thème est une obsession sourde qui a marqué l'usine depuis quelques années. «Tant que les syndicats ne seront pas unis il n'y aura rien à faire ». C'est le cri de dé. tresse de beaucoup. Cette division syndicale s'est développée avec son cortège de polémiques allant du tract de dénoncia- tion quotidien jusqu'au coup de poing sur la figure. Cette petite histoire de la lutte entre CGT et FO a créé un fossé de plus en plus grand. Il y a eu les événements extérieurs comme ceux de l'affaire de Hongrie, qui ont accentué le fossé. Aujourd'hui, le sectarisme stalinien a créé à son image un 135 sonner sectarisme anti-stalinien exactement symétrique. Il existe ac- tuellement dans la classe ouvrière un courant antistalinien qui n'est pas un courant de droite. Certains ouvriers se sont réfugiés à FO ou au SIR, moins à la CFTC, uniquement par haine et dégoût du stalinisme. Ces ouvriers n'ont pas d'idéo- logie spécifique. Ils peuvent accepter toutes les opinions, leur esprit est généralement ouvert à tout, sauf à la question du stalinisme, qui peut les faire parfois complètement dérai- : leur anti-stalinisme justifie tout, il peut aussi jus- tifier les méthodes staliniennes. Surtout depuis les événements de Hongrie, le courant stalinien se trouve de plus en plus isolé. Il n'y a plus la masse d'ouvriers autour de lui qui ac- ceptait ses mots d'ordre et sa propagande. Les cris d'unité de la CGT, s'ils contiennent un pourcentage démagogique im- portant, n'en sont pas moins la manifestation d'un besoin vital. Seule, la CGT ne peut rien faire, elle le sait. Aujour- d'hui, chez Renault, on voit ressortir la gauche de la CGT, les éléments qui ont refusé de se compromettre dans l'affaire hongroise. C'est eux qui ont plus de caution auprès des ouvriers, que les « durs à cuire » qui ont approuvé de A jug- qu'à Z la politique du PC. Cette minorité a fait, ces derniers temps, avec des éléments chrétiens, une propagande efficace contre les atrocités d’Algérie. Ils ont réussi à avoir un cer- tain crédit auprès des ouvriers que Linet n'aurait pas pu avoir. La contradiction des communistes sur cette question est inextricable. Ils ont besoin de donner un peu d'air à leurs organisations pour qu'elles puissent se développer, et sur- tout, pour rompre leur isolement, il leur faut rejeter leur sectarisme aux orties. Au milieu de ces deux courants il y a la masse des indifférents: la majorité des ouvriers, qui n'est plus cette masse si facilement perméable à la propagande sta- linienne. Cette troisième force inerte pose un problème de plus en plus important. Les jeunes générations quittent l'arè- ne de ce combat intersyndical. Les arguments de cette bataille sont déjà trop usés. Cette lutte a singulièrement isolé les anta- gonistes et plus elle se perpétue plus elle tend à les isoler. Cette lutte n'est que la manifestation des luttes internes de la bureaucratie. Le combat a beau se durcir, son écho dans les ateliers est limité à un pourcentage d'ouvriers qui devient de plus en plus faible. La majorité en a assez de ces chicanes épuisantes auxquelles elle a plus ou moins participé autre- fois. La lutte entre les syndicats a pris un petit air vieillot et tend de plus en plus à ressembler à la lutte entre cléricaux et anticléricaux. C'est un peu Vieille France et un peu clo- chemerlesque. Nous avons dans nos ateliers les leaders de cette bataille, mais ils ne ressemblent plus aux héros de la littérature ouvrière : ce sont des sortes de Peppones ou de Don Camillos. Ils font souvent rire. Comme on le voit, l'unité de la classe ouvrière présente un double aspect. Il s'agit de concilier à la fois les courants anta- gonistes et la masse des indifférents. Et là, il s'agit bien de 136 BP) * deux problèmes et non d'un seul comme le prétendent la plupart. Croire que réaliser l'unité entre les bureaucraties syndicales amènera automatiquement les masses dans le ber. cail du mouvement syndical, est aussi illusoire que de croire qu'un mouvement de masse puisse effacer définitivement les différends entre les bureaucraties syndicales. Ces différends ne sont pas basés sur des divergences fondamentales de con- ception, ils sont basés sur la rivalité des blocs impérialistes qui dominent la vie politique des centrales. Si les syndicats antistaliniens, et FO en particulier qui vit sur la lancée de son antistalinisme, peuvent se permettre de continuer indéfiniment à vivre isolément en s'accrochant comme des mendiants aux basques du gouvernement, il n'en est pas de même pour la CGT, qui a un besoin vital et per- manent de masses pour pouvoir retirer quelque menue mo- naie de son action revendicative. La CGT a beau se démener, l'unité qu'elle proclame ne peut s'obtenir qu'au prix de concessions, et aux bureaucra- ties concurentes et aux masses des indifférents. Ces conces- sions, ce sont des concessions politiques aux uns et des con- cessions démocratiques aux autres. Mais il n'est pas dit que, même au prix de ces sacrifices, la CGT puisse reconquérir ce qu'elle a perdu. Aujourd'hui elle évite de parler de la Hon- grie et son programme met en sourdine toute revendication politique. Mais ce n'est plus assez maintenant, il faut encore plus. Il faut démocratiser le plus possible. Mais là, elle ren- contre toujours la même contradiction. Si les staliniens cèptent de démocratiser leurs méthodes, ne verront-ils pas s'exprimer tout un tas de griefs de la part des ouvriers de base, qui mettront en doute la ligne politique du syndicat ? Démocratiser et boucher les oreilles n'est pas possible. Dé- mocratiser, c'est risquer de voir les indifférents se joindre à un raz de marée de reproches qui pèse à plus d'un depuis pas mal de temps, c'est risquer de voir l'appareil s'écrouler comme un château de cartes. Démocratiser, c'est courir un risque peut être plus grand que de se durcir. Mais sera-t-il possible encore longtemps à la CGT de crier à l'unité dans le désert de se lamenter sur sa solitude? Cette solitude risque de devenir tragique pour les staliniens. Le problème de la dé- mocratisation dépasse le cadre de la simple réforme des mé. thodes de la CGT, il est la négation même de ses principes fondamentaux. Si démocratiser n'était que donner la parole à quelques bureaucrates opposants, du genre de Le Brun ou Rouzaud, la question pourrait encore être résolue. Mais donner la parole à une opposition de cadres n'est-ce pas déjà donner le droit de discuter les ordres de la direc- tion ? N'est-ce pas l'engrenage fatal ? Croire que la démo. cratisation peut être canalisée en seulement deux ou trois tendances bien orchestrées est une illusion, tout d'abord parce que les divergences entre les cadres ne touchent même plus la base. Les ouvriers sont assez étrangers à ce langage, ac- 137. - ils ne le comprennent pas. Ce langage est celui des techni- ciens du syndicalisme, ce sont les problèmes du syndicat et non directement les problèmes des ouvriers qui sont en ques- tion. Cette soupape n'est plus suffisante. L'aboutissement normal de la démocratisation, c'est laisser s'exprimer les mi- litants, c'est accepter les divergences à la base, c'est laisser s'exprimer les ouviers, les syndiqués ou les non syndiqués, et prendre en considération cette expression. C'est instituer la souveraineté des ouvriers, c'est aussi condamner la bureau- cratie syndicale et les bases du syndicalisme actuel. Que les minorités cégétistes, non pas celles des cadres, mais celles qui se trouvent autour de certains militants non ortho- doxes dans les usines, redonnent une certaine vitalité à la CGT, c'est indéniable. Mais alors la scission entre la bureau- cratie syndicale et la base se fait à un échelon plus élevé. Dans certains endroits cette scission peut même s'opérer en- tre la bureaucratie et les cadres moyens. Si l'opposition des ouvriers se manifeste à l'intérieur des syndicats plutôt qu'à l'extérieur, cette opposition peut redonner une certaine jeu- nesse au syndicat. Mais le danger plane toujours. Cette jou- vence n'est-elle pas cyanurée ? Le monolithisme une fois abattu, les tabous dégonflés, que reste-t-il du syndicat ? Le vent de démocratisation peut faire craquer bien des charniè- res, bousculer ces vieillards encroûtés dans leurs tics et leurs privilèges. Mais l'appareil est trop aguéri, trop huilé, pour s'atomiser au premier souffle, et les syndicats tiendront tou- jours en main leur appareil, les idoles tiendront encore. Que seront ces Dieux s'ils n'ont plus de fidèles ? Pourtant la séni- lité des cadres syndicaux, leur routine bureaucratique, leur enlisement dans les manœuvres sont vite décelés par les ouvriers. Ce ne sont plus que des ficelles grossières qui ont servi pendant des années. La troupe des dupes diminue de plus en plus. Mais le syndicalisme anti-stalinien, dans cette perspec- tive, que devient-il ? Son anti-stalinisme est destiné à deve- nir de moins en moins une raison sociale suffisante pour se maintenir. Les syndicats FO ou indépendants dans la métal- lurgie essaient de s'adapter au rôle que la société capitaliste moderne exige du syndicalisme. Ils essaient de mimer de plus en plus leurs confrères, les syndicats anglais, américains ou allemands, mais cette différence toutefois, c'est que comparés à eux ils ne sont que des liliputiens. C'est par leur intermédiaire que les patrons ou le gouvernement font des concessions à la classe ouvrière et ce sont ces derniers qui sont devenus les meilleurs propagandistes de ces syndicats auprès des ouvriers. Ce sont ces syndicats qui sont reçus par la direction. Ce sont eux qui assument les fonctions d'avocat dou ouvriers. Si on veut réussir un essai, c'est un de ces syn- dicals qu'il faut consulter, si on veut être embauché ou évi- avec 138 1.10. ter un licenciement, c'est encore eux qu'il faut sonner. Mais ils vont encore plus loin. Chez Renault, FO est devenu le syndicat patronnal par excellence. La direction ne s'adresse pour ainsi dire pas aux ouvriers, son paternalisme, elle le réalise par l'intermédiaire de FO. Bien mieux, c'est FO qui prend la responsabilité des actes impopulaires de la direction. Si on obtient des augmentations de 1% tous les trois mois, ils peuvent dire que c'est grâce aux accords qu'ils ont signé avec la direction. Le paternalisme patronal a trouvé des inter- locuteurs valables parce qu'ils ne constituent pas un danger, qu'ils représentent les catégories les plus disciplinées, les ouvriers les plus sages, et qu'ils sont devenus les intruments dociles de la direction. Ce sont eux qui peuvent se taper sur la poitrine et dire : nous sommes le syndicat constructif. Mais que peut dire la CGT ? Elle aussi se frappe sur la poitrine et dit : « C'est grâce à notre pression », mais per- sonne n'y croit. La CGT frappe sur la table, mais elle n'éfa- rouche plus la direction comme il y a quelques années. La CGT, malgré ses voix, est aussi faible que les autres syndicats et sa politique d'intimidation n'a plus aucun effet. Dreyfus peut licencier des délégués, refuser de recevoir les représen- tants élus par 60% du personnel, la CGT ne peut que verser des larmes et se lamenter. Son syndicalisme d'action est mort, c'est elle-même qui l'a tué pendant des années de lutte politique. Alors elle oscille entre deux positions. Elle essaie de jouer le jeux des autres syndicats, d'entrer dans la foire pa. ternaliste de la direction, et elle essaye de jouer au syndicat révolutionnaire de masse. Mais ces deux politiques ne vont pas ensemble. Elle refuse de signer les accords de septembre 1955, mais quelques mois plus tard change de position et demande à parapher les accords qu'elle critique. La direc- tion refuse. La CGT s'indigne alors, mais son indignation n'émeut plus personne. En voulant jouer sur deux tableaux elle ne gagne sur aucun. La direction veut des partenaires dévoués et loyaux, et les ouvriers ne veulent plus, par leur action, soutenir un syndicat qui les a épuisés par ses mots d'ordre. La bataille électorale. . Précédant l'élection du 7 mai, les tracts syndicaux se sont déversés dans les rues avoisinantes de l'usine, avec un débit exceptionnel. Les syndicats se dénoncent les uns les autres. Le jeu est pourtant difficile, car les principes de la coalition anti-CGT ne jouent même plus. C'est chacun pour soi, il faut lutter contre trois concurrents à la fois. Le niveau de bassesse, de mensonge et de ridicule atteint est incroyable. FO ne cherche qu'à donner des garanties d'anti-stali- nisme. Un de ses tracts annonce triomphalement qu'elle a 139 HAWA . THRILNIM ALYSSA 1 voté le licenciement des quelques ouvriers qui, à Flin, s'étaient battus contre les jaunes. La guerre d'Algérie est justifiée, car, dit-elle, Moscou soutient les fellagas. Elle rejette la res- ponsabilité de la crise économique aussi sur la Russie et sur l'Egypte. Le SIR délire. Il nous annonce que les ouvriers ont rem- porté, en 1956, grâce à la politique de leur syndicat, plus de victoires que les ouvriers n'en ont remporté en 1936. Quant à la CGT, elle énumère toutes les revendications qu'elle a eu l'audace de poser. Dans notre atelier, un tract fait la liste des 24 revendications qui ont été posées depuis un an devant la direction. Ces revendications portent la plupart sur le tra- vail. Exemple : demande de la pose d'une soufflette, meil- leure qualité des chiffons, etc. Certaines sont humoristiques : demande de définition du terme « absence justifiée » pour l'attribution des primes trimestrielles. D'autres sont des revendications purement patronales. Celle-ci, par exemple : ouverture du magasin X jusqu'à 22 h. 330 le samedi. Le délégué demande donc à la direction que les magasiniers travaillant en équipe viennent le samedi soir faire des heures supplémentaires, bien que ceux-ci y soient franchement hostiles. Sans s'effaroucher, le tract re- vendique quelques lignes plus loin, le retour aux 40 heures. Tout est jeté pêle-mêle dans la bataille. La CGT veut con- tenter tout le monde pour avoir des voix. Tous les syndicats sont toutefois unanimes pour recoman- der de ne pas s'abstenir. Que vont faire les ouvriers en face de celà ? En général, les ouvriers n'osent pas avouer qu'ils vote- ront pour tel ou tel syndicat. Ils le cachent. Ils affichent au contraire leur scepticisme. Les militants n'osent pas faire de propagande orale. Ils sont muets, seuls les tracts parlent. La plupart semblent étrangers à cette bataille. Ils attaquent les autres syndicats, mais défendent rarement celui auquel ils sont sympathisants. Y aura-til beaucoup d'abstentions? En écoutant ce qui se dit dans les ateliers, on pourrait le croire. Ce qui se passe dans la réalité est pourtant diffé- rent. Ici on ne peut donner qu'une interprétation pour expli. quer ce décalage. Si la sympathie envers les syndicats est en général très faible, par contre l'antipathie à l'égard de cer- taines centrales est, la plupart du temps, très vive. Bien sou- vent on vote pour un syndicat uniquement par antipathie pour l'autre. De plus, la bataille électorale a conservé son caractère de compétition, on s'y passionne un peu comme aux Une chose paraît certaine, c'est qu'en général on vote contre et non pour. Le deuxième aspect du vote réside dans la cérémonie du vote lui-même. Nous avons notre temps passé aux urnes qui nous est rétribué. Le devoir de chacun ont donc de profiter de cet avantage acquis. Ensuite le vote comporte toute une mise en scène qui confère une certaine courses. 140 JUMLUNUN dignité aux électeurs. C'est le seul moment dans l'usine où nous nous sentons devenir quelqu'un, la seule fois dans l'an- née où on nous demande notre opinion. Ne pas voter ou voter blanc n'est-ce pas trahir cette confiance qu'on nous donne, n'est-ce pas refuser ce droit à la dignité ? Ces deux aspects, qui paraissent superficiels, déterminent le vote. Il est incon- testable que si l'élection avait lieu un dimanche, au bureau de mairie, le pourcentage des abstentions dépasserait toutes les prévisions. Enfin, l'abstention n'est pas considérée com- me un acte politique, les abstentionnistes sont aussi les élé- ments arriérés de la classe ouvrière, ceux qui ne s'intéres- sent qu'à eux. Comment se différencier d'eux ? L'abstention n'est pas un moyen. Il y aussi le doute perpétuel : peut-être un jour les syndicats changeront-ils, défendront-ils efficace- ment la classe ouvrière ? On ne sait jamais. Aujourd'hui l'ouvrier qui vote s'enfer- me la plupart du temps dans l'isoloir. Il se cache pour voter, il en est un peu honteux. Ce n'est plus comme avant, où la plupart ne prenaient qu'un bulletin et le mettaient directe- ment dans l'urne devant tous leurs camarades. Voilà une in- terprétation du vote, mais seuls les résultats comptent et c'est à ceux-ci que se réfèrent en général les gens extérieurs à l'usine. Mais aujourd'hui, même les plus fanatiques ou les dirigeants syndicaux, ne sont plus dupes. Ils savent que leur armée est tout juste capable de déposer le bulletin de vote dans l'urne. Ils savent que cette armée, comme épuisée par cet effort, ne peut rien faire d'autre que de douter. Pourtant notre armée allait avoir encore la force de con. voler à une nouvelle victoire. Ce fut la grève du 17 mai. La CFTC et la CGT lancèrent pour ce jour un mot d'or- dre : grève de 2 heures. Ces deux heures, comme l'année pré- cédente, étaient judicieusement choisies. Le jour était un vendredi le dernier jour de travail et les heures en fin d'après-midi. Cette grève allait coïncider avec la volonté de ceux qui choisissent la fin de semaine pour prendre une heu- re ou deux à leur compte, afin de vaquer à leurs propres affaires. Cette fois la grève fut précédée d'un référendum orga- nisé par la CGT. Les ouvriers devaient se prononcer par oui ou par non pour 2 heures de grève. La majorité se prononça pour. M., un cégétiste, m'apostrophe : « Il y en a qui se considèrent trop payés. Ils ne veu- lent pas faire grève. Il y en a d'autres qui ne répondent mê- me pas au référendum. >> J'explique que je n'ai aucune confiance en ceux qui orga- nisent le référendum. Ce qu'il aurait fallu faire, c'est une réunion d'atelier pour que tous, nous puissions nous expli- 141 - 40 quer et élire un comité de préparation à la grève. Si on fait cela dans toute l'usine, on peut connaître en une journée l'opinion de tous. Il ne s'agit pas de demander aux ouvriers de répondre à un mot d'ordre d'action par oui ou par non, ce sont eux qui feront l'action. J'ajoute que si ce système démocratique était réalisé, il n'y aurait pas de grève de 2 heu- res, mais une grève généralisée à l'ensemble de l'usine, car tel est l'avis de la majorité. M. soutient que les ouvriers ne savent pas ce qu'ils veu- lent. Ils sont lâches, ils se dégonfleront. « Ton système ne les changera pas ». « Pourquoi n'essaye-t-on pas ? Ça a existé déjà et ça a marché ». M., bien qu'il soit jeune, a déjà la nostalgie du passé : « Ah oui, avant, ça marchait, mais tout marchait alors, les gars, ils en avaient dans le ventre, mais mainte- nant... » Puis M. me regarde dans les yeux : « Tu sais pas ce qu'il faudrait ? Une équipe de gars avec des triques et le premier qui refuse de débrayer, on lui en met un bon coup. . Après, tu verrais comme ça marcherait... Après que je lui ai fait remarquer que ses considéra- tions sont les mêmes que celles des bourgeois les plus réac- tionnaires, nous nous séparons sans oublier de nous soulager de quelques vacheries réciproques. La disproportion entre la revendication et l'action pro- posée était flagrante. Allait-on obtenir 30 francs d'augmen- tation de l'heure avec deux heures de grève ? Les plus timo- rés, les moins combatifs, s'accrochèrent à l'idée de la grève. Ils voulaient montrer qu'ils n'étaient pas des jaunes et cette démonstration n'allait pas leur coûter cher. Ce furent les plus ardents à critiquer ceux qui se moquaient de cette grève de deux heures. Pour une fois, les rôles étaient renversés. Pourtant, la grève donnait un espoir, celui de la réali- sation de notre unité. Deux syndicats s'étaient unis ; allait. on voir enfin se réaliser ce rêve ? Non, FO et le SIR refusè- rent de participer. Bien plus, le 17 au matin, un tract FO fut distribué, dans lequel il était demandé aux ouvriers de ne pas débrayer. Toute une partie était réservée à des inju- res contre la CGT, où les événements de Budapest revenaient comme l'argument essentiel. Des critiques plus douces étaient faites à la CFTC, dont la faute était de s'allier à la CGT. La partie réservée aux problèmes de l'usine était assez inat- tendue. En effet, FO affirmait que la direction allait augmen- ter la prime de bilan. Le reste du tract était une condamna- tion pure et simple de la grève comme moyen d'action dans la période présente. Le tract eut l'effet contraire à celui qu'il visait. Une partie d'ouvriers indifférents à la grève fut par contre révoltée par le ton de ce tract. Comment FO con- nait-elle les décisions de la direction ? Pourquoi était-ce le 142 1 syndicat qui condamnait une grève revendicatrice avec les mêmes arguments qu'aurait pu donner la direction ? Cer- tajns donc s'en indignèrent et décidèrent de faire la grève < pour emmerder FO). A part les bureaux, où la grève fut un échec, l'usine a débrayé. Chacun finit donc sa semaine deux heures plus tôt que de coutume, le coeur allègre, et certains la conscience chaude d'avoir une action non compromettante à leur pal- marès d'ouvrier. Pendant les deux heures où il ne restait plus qu'une poignée d'ouvriers dans notre atelier, l'ancien délégué FO, socialiste notoire, passa à l'action. Il barbouilla les murs d'affichettes de son parti et de son syndicat, insultant le PC et la CGT et rappelant sans cesse Budapest. La conception de l'action syndicale de ce leader ne fit que nous irriter da- vantage quand, le lendemain, nous vîmes cette exploitation des massacres faite à la sauvette et destinée à défendre la cause de notre Directeur Général. « Dreyfus a eu peur », nous dit le délégué CGT. « Dreyfus mouille », disent certains en se frappant la poitrine avec des airs de héros, comme si leurs deux heures de grève étaient une médaille. D'autres ironisent : « Tiens, il ne doit plus dormir après cette action. Il paraît qu'il ne couche plus chez lui ». Une chose, pourtant, rassemble l'unanimité des opinions. Le syndicat FO est un syndicat pourri. A part cela, ceux qui prétendaient espérer une augmentation de salaire s'en vont tête basse quand nous leur rions au nez. Quelques jours plus tard, R. vient en colère : « C'est si facile qu'ils auraient tort de ne pas en pro- fiter ». « On se fout de nous ». Nous n'aurons pas d'augmentation de salaire, seulement une prime de bilan légèrement supérieure à celle de l'année précédente, bien que l'augmentation de la production et des bénéfices soit considérable. Tout est rentré dans l'ordre. Les syndicats ont applaudi bien fort cette grève, la CGT continue sa propagande et lance des invitations à FO pour l'unité. Que doit penser M., qui est pour la trique ? M. se tait. Je vais le voir et lui montre un tract CGT destiné aux cadres et à la maîtrise, où on de- mandait à ces derniers de soutenir la grève dans la mesure de leur possible ». « Alors, aux ouvriers, on leur dit débrayez ; à la mais trise, on leur dit soutenez dans la mesure du possible, et si on a une augmentation, c'est encore eux qui toucheront le plus ). M. sourit, gêné. Pense-t-il qu'il faut aussi la trique pour la maîtrise qui ne débraye pas ? Alors, si la trique n'est ni 143 1.1.1.1.11 UNTU..!'IVI.!!!!!!!LL LLLL pour FO, ni pour la maîtrise, pour qui est-elle ? J'ai débrayé mais je sens mon échine qui frissonne. Le mois de mai a eu sa grève d'avertissement comme l'an- née précédente. Les syndicats ont fait leur boulot : ils ont fait une action. Tous les rouages semblent bien huilés dans leur routine et leur inefficacité. Faute de grande lutte et dépourvus de la moindre victoire, nous nous rabattons tous sur la perspective des vacances. Plus le mois d'août appro- che, plus tout projet d'action devient illusoire. Les trois semaines de congé sont presque à notre portée, bien rares sont ceux qui consentiraient à les compromettre par une action. D'ailleurs, il faudrait avoir confiance en une action, Mais quelle action ? Les ouvriers n'ont pas la force de se lancer tous seuls, les syndicats sont encore les maîtres et, aujourd'hui, leur inac- tion suffit pour paralyser les moindres véléités revendica- tives. D. MOTHE. LUTIR *. LE MONDE EN QUESTION La situation française - On aurait tort de croire que la « crise gouvernementale » ouverte par la chute de Guy Mollet (et non résolue par la formation du gou- vernement Bourgès-Maunoury), n'est qu'un gag de plus dans l'inter- minable farce de la IV° République. La bourgeoisie française a renvoyé Mollet avec l'inconscience caractéristique d'une classe de parasites en pleine décomposition. Mais chasser le Sganarelle auquel les fournis- seurs refusent désormais ses chèques sans provision ne supprime pas le découvert, ni ne dispense d'avoir à payer. Depuis bientôt trois ans, la bourgeoisie française vit sur de la « cavalerie ». Qu'il s'agisse de l'Algérie, de finances publiques, d'économie et de balance extérieure, de ses problèmes sociaux ou de diplomatie internationale, elle bluffe et elle. triche, Renverser Mollet en refusant de payer une partie très faible de l'addition signifie vouloir continuer la tricherie, Mais celle-ci aura bientôt fait son temps. Le départ de Mollet ouvre une nouvelle phase dans l'histoire de la France d'après-guerre : celle où la guerre d'Algérie et ses conséquences deviendront une préoc- cupation quotidienne et directe de la Société. Depuis novembre 1954, lorsqu'elle a dû faire face d'un coup au problème algérien, la bourgeoisie française, incapable de lui donner une solution, s'entêta à nier la réalité. Il faut reconnaitre que l'insur- rection algérienne la plaçait devant des contradictions inextricables, sans commune mesure avec celles de la guerre d'Indochine. Passer la main c'était et c'est toujours une catastrophe. L'Algérie n'est pas une colonie comme une autre; après la perte du Maroc et de la Tunisie, c'est le dernier verrou qui protège l'exploitation impérialiste française en Afrique. La découverte des pétroles du Sahara n'a fait que renforcer son importance. Une couche importante d'exploiteurs français s'y est enracinée, étroitement liée aux cercles dominants du capital et de la politique métropolitains, et appuyée localement sur des larges fractions de population européenne privilégiée. Aucune base locale n'existe pour arriver à un compromis « raisonnable », et l'on a vu d'ailleurs, au Maroc et en Tunisie, ce que ces compromis signifient à plus ou moins court terme. Mais d'un autre côté, comment s'imposer par les armes à une population de dix millions, pour laquelle la « présence française » est devenue l'ennemi Nº 1 ? Comment finan- cer cette guerre longue, importante, qui rencontre l'hostilité crois- sante des Américains ? Comment la faire avaler à la population fran- çaise, qui pourrait ne pas réagir s'il s'agissait, comme en Indochine, d'une expédition d'une armée de métier financée par les Américains, mais qui n'était disposée ni à payer, ni à se faire tuer pour les intérêts de MM. Borgeaud et Blachette ? Devant ces contradictions, et dans l'incohérence et l'anarchie qui prévaut au niveau de la direction « politique » des affaires de la bour- geoisie française, aucune solution véritable ne pouvait être élaborée; les milieux algérois, puissamment secondés en France, imposèrent leur politique de « pacification » c'est-à-dire de guerre. Mais cette guerre, comment la faire ? Les élections de janvier 1956 montraient que la majorité de la population s'y opposait. Les manifestations des rappelés et des usines, trois mois plus tard, sans précédant dans l'histoire française en temps « normal » montrèrent d'ailleurs qu'on aurait eu tort de tabler sur une indifférence générale. Un gouvernement de droite aurait pu, à ce moment, précipiter une crise grave. ! 145 HULINI La seule solution possible était celle que pouvaient fournir les socialistes, valets fidèles de l'impérialisme français. Offrant la meil- leure « couverture à gauche » possible à la conduite de la guerre, ils apportaient en même temps indirectement à la politique impérialiste en Algérie les suffrages staliniens. Le P. C., soucieux avant tout de ses combines d' « unité d'action » avec les socialistes, votait les pouvoirs spéciaux à Mollet. Réformistes et staliniens ensemble réussissaient à enrayer les mouvements qui, au printemps 1956, se dessinaient contre la mobilisation. Mais le seul mot de socialiste ne suffit pas. Face à la population en général, à sa clientèle salariée essentiellement employés et fonc- tionnaires en particulier, la S.F.I.O. ne pouvait maintenir quelque influence et donc être utile à la bourgeoisie que si elle donnait ou paraissait donner quelque chose. D'où le « Fonds vieillesse », la troisième semaine de congés payés, et le fameux « refus de la pause sociale ». D'où surtout, le refus de financer vraiment la guerre, comme une guerre doit l'être en bonne logique capitaliste : en préle- vant sur le niveau de vie de la population. L'article de F. Laborde qu'on lira plus loin montre la portée véri- table de la politique « sociale » de Mollet; la guerre a été quand même en grande partie financée par un accroissement de l'exploitation. Mais il était essentiel que cet accroissement ne prit pas la forme d'une diminution pure et simple du pouvoir d'achat : le rendement a aug- menté sans compensation, mais les salaires réels n'ont pas été entamés. Cela ne suffisait pas. La guerre continuait à absorber des cen- taines de milliards, et l'issue n'apparaissait pas. L'inflation se fal- sait sentir de plus en plus. Ramadier a voulu persuader les gens que la falsification des indices des prix pouvait tenir lieu de politique éco- nomique mais la tâche était difficile. Chaque falsification coûtait d'ailleurs à l'Etat des dizaines de milliards. On vidait les caisses, pour ne pas avoir à les remplir. Mais l'escroquerie sur le plan intérieur est plus facile que sur le plan extérieur. Une part croissante de la pro- duction étant absorbée par la guerre, les exportations diminuaient continuellement, les importations ne faisaient que gonfler. A la crise intérieure s'ajoutait une crise des paiements extérieurs, on voyait et l'on voit toujours s'approcher le jour où les importations ne pourraient plus être payées. En mai, Mollet était obligé de demander à la bourgeoisie de payer une petite partie de l'addition. Ses impôts étaient ridiculement insuf- fisants, et frappaient beaucoup plus la population que les capitalistes. Ceux-ci, pourtant, n'ont pas voulu en entendre parler. Mais la droite qui a renversé Mollet doit faire désormais face à sa situation réelle. Elle continue à se nourrir d'illusions et Bourgès n'est rien d'autre que ces illusions à l'état gazeux. L'été sera peut-être encore une fois la saison des songes, mais dès l'automne les vrais pro- blèmes seront posés avec une acuité extrême. Brièvement parlant : la guerre d'Algérie ne peut être continuée que par un gouvernement de droite. Un tel gouvernement, en lui- même aussi bien que par la politique qui fera sa raison d'être et par les moyens qu'il sera de plus en plus forcé d'adopter, risque fortement de dresser contre lui la population et de provoquer une crise sociale. Pinay et Pleven le savent bien, qui ont refusé la Présidence du Conseil. Comment la guerre d'Algérie peut-elle être continuée ? Sur le plan militaire, aucune issue n'est possible. Il est presque impossible que l'A.L.N. l'emporte mulitairement, mais il est hors de question que la politique de « pacification » aboutisse avec ou sans sauce de « réformes ». Si la guerre continue, il faudra payer. Comment ? Les impôts de Bourgès constituent une attaque contre le niveau de vie de la popu- lation. Ils sont d'ailleurs absolument insuffisants. Lorsque Gaillard promet à la France de déboucher, en 1959, « en plein ciel », il ment et u le sait. Il n'y aura pas de miracle d'ici 1959. La guerre conti- Quant, l'état des finances publiques étant ce qu'il est, le capital fran- cals continuant à refuser de payer les frais généraux de son régime, - 146 Gaillard ne déboucherait en 1959 que sur l'inflation galopante. Le fait que l'expansion économique continue est une chose - et le fait que la bourgeoisie française est à un degré de décomposition politique, institutionnelle et même mentale qui lui interdit de mettre de l'ordre dans ses affaires en est une autre. La guerre ne pourra être financée que par une augmentation croissante du déficit de l'Etat, ce qui, dans les conditions de plein emploi actuel, signifie l'inflation, la montée de prix, et les grèves. Cela signifie aussi la continuation du déficit exté- rieur, auquel les restrictions aux importations n'apportent guère de remède. Le protectionnime français fait qu'en temps normal on n'im- porte que ce qui ne peut être produit en France, de sorte que les restrictions aux importations ou bien n'auront pas d'effet, ou bien risquent d'atteindre des approvisionnements essentiels pour la pro- duction ou pour l'équilibre du marché. Pendant ce temps là, les exportations françaises disparaissent des marchés étrangers, contre- carrées par la hausse des prix français et absorbées par les commandes militaires de l'Etat. Une aide américaine est plus que problématique. On évoque le précédent de l'Indochine. Mais en Indochine, les Américains payalent pour que la guerre soit faite; ils payeraient à la rigueur dans le cas de l'Algérie, mais pour que la guerre cesse. La « politique arabe des Etats-Unis va directement à l'encontre du maintien de l'impérialisme français en Afrique du Nord. L'évolution ou le manque d'évolution en Algérie renforce chaque jour l'hostilité américaine à la politique française. Tous les facteurs jouent dans le même sens : la figure conciliante que présente le F.L.N. avec les dernières déclarations de Yazid à New-York, la réaction croissante des autres pays atlantiques contre la politique française, le cynique démenti apporté par les actes du Gouvernement aux promesses faites par Pineau à la dernière session de l'O.N.U. Sur le plan international, la bourgeoisie française devra faire face à une offensive généralisée à la session de l'O.N.U. de l'automne. Tout imposerait donc à la bourgeoisie française de trouver une solution à la question algérienne. Et, malgré les manifestations de MM. Laugier et Aron, tout indique que cette solution, elle continue à la refuser. Ce n'est pas là seulement de l'aveuglement. Pour les raisons indi- quées au début de cette note, un compromis est presque impossible à réaliser en tout cas, il a été rendu presque impossible par la politique suivie jusqu'ici. Un abandon pur et simple, est inconcevable. On ne perd pas l'Algérie comme on perd l'Indochine. Une armée défaite ouvertement ou implicitement qui revient en France, des cen- taines de milliers de réfugiés, des capitaux importants perdus, des répercussions presque immédiates en Afrique noire. Le capitalisme français s'est mis dans une impasse dont on ne voit guère l'issue. Pendant ce temps, une polarisation des forces politiques dans le pays commence. La guerre d'Algérie a créé une effervescence d'élé- ments fascisants qui ne peut aller que s'accentuant, quelle que soit l'issue de la question algérienne en elle-même. La continuation de la guerre cristallisera de plus en plus l'idée de l'« Etat fort ». On en est déjà au point où des gens « de gauche » réclament de Gaulle au pouvoir. La cessation de la guerre rendrait disponibles des masses d'éléments prétoriens et fascisants, et pourrait déclencher une rage nationaliste dans la petite bourgeoisie. Le prolétariat, de son côté, n'acceptera sans doute pas la dété- rioration de son niveau de vie lié à la poursuite de la guerre. Dès l'automne, le problème des salaires sera posé, et Bourgès ne profitera plus du masque socialiste. Les appareils bureaucratiques des syndi- cats et des partis « ouvriers » pourront-ils canaliser les luttes ouvriè- res, les maintenir dans le cadre du régime ? La bourgeoisie se réjouis- sait de l'usure des staliniens après les événements de Hongrie, mais cette 'usure risque de se retourner contre elle. L'appareil stalinien est au minimum de son influence depuis la Libération : si Thorez parle . 147 - i'! CLINIC MAV LALINE EJL NLC POPISOW de « resserrer les liens avec les masses », il faut bien comprendre qu'il ne lui en reste pas beaucoup. Tous les éléments d'une crise profonde couvent dans la situation actuelle. Et encore une fois, tout dépend des ouvriers. Même de cette impasse-ci la plus grave, peut-être, de toute son histoire la bour- geoisie pourra sortir, malgré son incapacité, et sa décomposition, si le prolétariat se laisse faire ou se laisse dominer par les appareils bureau- cratiques. - P. CHAULIEU. Les comptes du «gérant loyal» 1. Le gouvernement Mollet aura mis à nu, plus manifestement que Blum en 36, et plus cyniquement qu'aucun gouvernement socia- liste français à notre connaissance, la fonction de la social-démo- cratie dans ce pays : gestion à la fois démagogique et bornée du capitalisme, Son existence aura en outre dévoilé le crétinisme et la poltronerie des milieux dirigeants de la bourgeoisie française. Tels sont les deux seuls titres à porter à l'actif du bilan déposé par le domestique de celle-ci, révoqué pour son arrogance et son incapacité. La signification apparente de la politique de Mollet est limpide : 11 s'agissait d'un national-réformisme : réformistes, la réduction des zones de salaire, le Fonds vieillesse, les trois semaines de congés payés, le projet Gazier, la refonte de l'enseignement; nationale, la politique de présence française en Algérie, au Proche-Orient, dans la Petite Europe, Abandonné à « gauche » pour ses opinions cocardières, à droite pour sa démagogie, Mollet serait ainsi tombé à la fois pour le salut de l'Empire et pour les conquêtes sociales. Telle est la version accréditée par ses soins. 2. La signification réelle du bilan est assez différente. Le bilan « national » d'abord est pas même nul ou négatif mais catastrophique : il est de notoriété publique, jusque dans les rangs de la droite, que les « succès » promis chaque trimestre par Lacoste en Algérie se résument à la capture de Ben Bella. à la saisie d'une centaine de bombes dans un garage d'Alger et à l'obtention, arrachée à l'O.N.U. grâce au concours des évêques sud-américains, d'une simple « recommandation ». Sur le plan militaire, pas de progrès, de l'avis des militaires eux-mêmes. Coût global, environ deux milliards par jour. I'affaire de Suez a mis à dure épreuve « l'orgueil national » : on la liquide honteusement à la faveur de l'interrègne gouvernemental. Ici, pas même les petites satisfactions d'amour-propre policier, comme en Algérie. Mais environ 250 milliards de pertes en tenant compte des avoirs français bloqués par Nasser (1). En tout, Suez plus Algérie depuis février 56, 1.150 milliards au moins pour avoir le droit de continuer à transiter par le canal (et encore peut-être faudra-t-il acheter des devişes fortes pour l'obtenir, ce qui aggraverait le passif de l'opération) et pour laisser aux capitaux nord-africains le temps de regagner la France dans de bonnes conditions : 435 milliards ont été transférés d'Afrique du Nord en France en 1956, dont 233 de la seule Algérie (2). Quant aux intentions européennes du marché commun, elles ont continué à être démenties dans les faits par la fermeture du marché français aux produits concurrents, à quelques exceptions près, grâce aux contingents et aux tarifs douaniers ; 11 est trop évident qu'une 1 (1) Evaluations, correctes semble-t-11, d'Armel, dans France-Observateur, 23 mai 1967. (2) Evaluation de la Commission des comptes de la Nation, problèmes Eco- nomniques, n° 487. 148 WOHNEN TALLINN bonne partie du patronat français redoute une libération intégrale des échanges, en raison de l'infériorité en capacité technique de nombreux secteurs économiques. Si bien que les effets de la poli- tique protectionniste à l'exportation (difficultés croissantes de déve- loppement) comme à l'importation (maintien du bas niveau tech- nique) se soldent par un déficit réel beaucoup plus considérable qu'on ne peut l'estimer sur le papier. 3. A cet échec de la politique tricolore, la droite a trouvé des raisons et des remèdes. Les raisons qu'elle invoque visent essentiellement l'aspect complé- mentaire de la politique de Mollet, c'est-à-dire le réformisme, Ce qu'elle appelle la « socialisation » d'abord, c'est-à-dire la prise en charge par l'Etat des mesures sociales, qui se réduisent en réalité au Fonds vieillesse, à la réduction des zones de salaires et à la générali- sation des trois semaines de congés payés. Ensuite la politique écono- mique de Ramadier n'a pas davantage satisfait la bourgeoisie. Le blocage des prix, alimentaires surtout, a été obtenu quelquefois par la pression d'importations destinées à concurrencer les prix français : la droite impute, avec la mauvaise foi la plus évidente, à ce procédé épisodique l'essentiel du déficit en devises. Mais surtout elle affirme. que le blocage des prix doublé de la hausse des salaires, en entrainant un accroissement relatif de la demande par rapport à l'offre, gonfle anormalement la consommation intérieure, conduit à l'inflation et détourne la production nationale des marchés extérieurs, déséquili- brant ainsi la balance du commerce extérieur. Elle préconise done, et tels sont ses remèdes, le déblocage des prix intérieurs, accompagné de mesures restreignant la consommation, et la relance de l'exportation soit par un accroissement de l'aide de l'Etat aux entreprises exportatrices, soit par une dévaluation : ques- tion d'onnortunité. D'autre part, elle exige des économies et une poli- tique d'austérité. En bref il faut obtenir une paupérisation relative. 4. Le bilan du réformisme est-il donc si favorable aux travail- leurs. si lourd pour la bourgeoisie qu'elle le prétend ? Examinons-le. En 1956 la production non-agricole s'est accrue d'environ 6,5 % (3). Pendant la même année, le total des heures travaillées était sensiblement le même qu'en 1955 : les conséquences du départ des disponibles et de la généralisation des trois semaines de congés payés ont été en effet à peu près compensées par l'immigration accrue da fravailleurs étrangers et par l'allongement de la semaine de travail réelle (qui est passée à 46.7 heures en octobre 1956). L'accroissement, de la production industrielle est donc imputable à un accroissement du rendement horaire des ouvriers de l'ordre de 6.5 %. Cet accroissement a-t-il été accompagné d'un relèvement éaui- valent ou supérieur du revenu réel ? L'accroissement des salaires nominaux en 1956 est estimé à 10 % par rapport à 1955 (4). D'autre part, l'accroissement des prix de détail entre le milieu de 55 et le milieu de 56 est estimé à 1,4 % (5). Mais cette augmentation de l'indice officiel des prix de détail est purement fictive : elle est le résultat des manipulations de Ramadier sur l'indice des 213 articles. Pour une partie. elle résulte de « blocages » de prix qui ne sont réali- sés que sur le papier ; pour une autre, elle a été obtenue grâce aux subventions accordées à des secteurs de plus en plus larges de la production. Ces subventions se sont soldées dans le budget des travail- Jeurs par un accroissement sensible des impôts directs et indirects : la fiscalité s'est alourdie de 11.5 % par rapport à 1955. et rien n'indique un changement de la répartition sociale de la charge fiscale. En fait, la hausse effective des prix à la consommation dépasse large- ment celle des indices ; le Rapport officiel sur les Comptes de la (3) Source : Rapport sur les comptes de la Nation, Problèmes Economiques no 485. (4) Même source. (5) Source : Huitième Rapport de l'O.E.C.E, sur l'Europe occidentale, Pro- blèmes Economiques, n° 489. 149 Nation en 1956 l'estime indirectement à 4 % (6) et les diverses centra- les syndicales la situent entre 5 et 8 %. Le revenu réel des ouvriers a donc augmenté beaucoup moins que le rendement, si même il a augmenté du tout. Le bilan de la politique Mollet, c'est l'alourdisse- ment de l'exploitation des travailleurs. 5. A cet échec de la politique sociale, la « gauche » a de son côté trouvé des raisons et des remèdes. Le réformisme aurait été rendu impossible par la politique « natio- nale » : les uns, comme le P.C., le disent clairement; les autres, comme les lieutenants de Mendès-France à la Commission des Comp- tes, le laissent entendre. La « gauche > raisonne ainsi : l'accroisse- ment de la production n'a pas été absorbé par l'accroissement de la consommation privée. C'est donc l'Etat qui l'a absorbé : les adminis- trations ont en effet consommé 30 % de plus en 1956 qu'en 1955 (7). On vient de voir que cet excédent considérable n'a pas été redistribué aux travailleurs sous forme d'un accroissement sensible de leur pouvoir d'achat. Il a donc été, pour sa plus grande part, englouti dans des dépenses improductives : Suez et l'Algérie. Par conséquent si le réformisme a échoué, c'est à cause de la politique « nationale », c'est-à-dire de la capitulation du gouvernement devant la bourgeoisie et les ultras algériens. D'autre part le soutien des secteurs exportateurs destiné à faire rentrer des devises pour monnayer les achats militaires à l'extérieur, outre qu'il a alourdi sensiblement la fiscalité, aurait entretenu ces secteurs dans une euphorie factice à l'abri de la concurrence étran- gère et encouragé les entreprises dans une stagnation technique qui les disqualifie sur le marché mondial et élève les prix de revient sur le marché intérieur, Il conviendrait donc de mettre fin à la politique dite « natio- nale », qui conduit à la faillite, en particulier en négociant une solu- tion pacifique en Algérie. Et il faudrait mettre sur pied d'urgence un plan d'ensemble destiné à réformer les structures économiques du pays, afin d'élever ses capacités productives en même temps que la consommation, seule perspective réaliste pour une politique effica- cement réformiste. 6. Donc Mollet n'est pas du tout tombé pour avoir voulu sauver tout à la fois l'Empire et la classe ouvrière, mais plutôt pour avoir tout abimé : non seulement la France n'a pas « repris sa place » en Europe occidentale, mais elle l'a laissée encore plus nettement qu'au- naravant à l'Allemagne occidentale, au point qu'il est question qu'elle sollicite de sa rivale un prêt en deutschmarks, non seulement ses rapports avec le monde arabe se sont complètement détériorés, au point qu'elle offre à Nasser de payer le passage de ses navires avec des marchandises, non seulement sa docilité à l'égard des Etats-Unis s'est accrue depuis l'aventure égyptienne, mais sur le plan social, on a vu ce paradoxe : F.O. soutenir des grèves contre son patron Mollet ! La réalité est que ce gouvernement n'a eu aucune politique, pas plus nationale que réformiste. La S.F.I.O. est venue au pouvoir dans des conditions économiques favorables, créées en 1955 1° par la cessa- tion de la guerre d'Indochine libérant une partie de la production ; 2° par le caractère retardataire de l'expansion française comparée à l'expansion de ses concurrents : la réduction du déficit de la balance commerciale observée en 1955 ne signifiait pas du tout que les pro- duits français se trouvaient désormais en état de concurrencer avan- tageusement les produits étrangers sur le marché mondial, elle signi- flait seulement que l'expansion des économies concurrentes créait une demande accrue de matières premières et de demi-produits, dont la production française en retard n'avait pas encore besoin. Donc la France équilibrait presque sa balance extérieure en exportant des produits agricoles, des matières premières et des demi-produits. *10) Rapport, etc., p. 4. (7) I didom 150 - en - Cette situation euphorique ne pouvait être que transitoire, si l'expansion française se poursuivait. En 1956 elle s'est poursuivie, nous l'avons vu. La balance s'est alors renversée de nouveau, parce qu'll fallait importer pour satisfaire les nouveaux besoins de l'économie. La consommation intérieure du surplus de production interdisait d'équilibrer par l'exportation de produits manufacturés la perte de uevises correspondant aux achats de matières premières industrielles. Cette structure, qui exprime en clair le retard de l'économie fran- çaise par rapport aux économies concurrentes et qui constitue la Taison fondamentale de la crise (8), est déjà ancienne. Sa réforme est retardée par les guerres coloniales que l'impérialisme français mène, en dépit de son bon sens, depuis la fin de la dernière guerre. Mais de toute façon une telle refonte exigerait 1° une aide extérieure susceptible d'équilibrer le déficit extérieur pendant quelques années ; 2° un plan utilisant cette aide à des fins exclusives d'équipement, dont le bénéfice serait pendant ces mêmes années tout entier employé à l'exportation. Or il n'est aucun homme ni parti politique qui puisse actuellement disposer d'une autorité susceptible de forcer la bour- geoisie française à une pareille discipline. Ramadier n'a même pas essayé. 7. En fait cette bourgeoisie pleutre, qui a tout fait pour détourner l'opinion d'une véritable compréhension des problèmes posés, quoi elle remplissait sa fonction a fini par se retirer à elle-même la possibilité de comprendre sa propre situation. Sur la question algé- rienne par exemple, qui se trouve posée en réalité depuis 1945 et manifestement depuis novembre 1954, et qu'il va lui falloir affronter positivement cet été, cette classe réputée dirigeante s'avère complè- tement incapable d'établir un bilan intelligent et d'élaborer une « solution » conforme à ses intérêts réels. Même à l'intérieur de ces agences électorales de la bourgeoisie que sont les divers partis « na- tionaux », où cependant le monolithisme idéologique est la rançon obligatoire du carriérisme politique, des « solutions » à la question algérienne s'entrechoquent, incroyablement contradictoires et à peu près toutes aussi sottes les unes que les autres, qui vont de l'intégra- tion pure et simple (général Faure) jusqu'à l'abandon résolu (Car- tier). Il est certain que ce puzzle recouvre dans ses grandes lignes celui des intérêts des divers groupes bancaires. Mais il est compliqué encore par des questions de personne ou de « conscience ». Le « sur- saut moral » de ceux qui découvrent tardivement que la répression, surtout quand elle est coloniale, ajoute l'infamie à la violence, pro- voque le « sursaut patriotique » de ceux, ministres ou non, qui veu- lent effacer leur défaite en étouffant les défaitistes. On en est à écrire des livres de morale sur l'Algérie ! Et P.-H. Simon en est à se féliciter du cynisme de Demarquet quand celui-ci réclame une morale d'exception pour juger une situation exceptionnelle ! Comme si la violence et l'infamie n'étaient pas l'ordinaire de cet impérialisme pourrissant dont la bourgeoisie française offre le spectacle depuis douze ans, comme si la violence et l'infamie pouvaient disparaitre sans qu'il disparaisse ! Comme si, enfin et de toute manière, une classe dominante n'était par définition en contradiction fonda- mentale et nécessaire avec la morale soi-disant universelle qu'elle affiche, Cette impuissance donc, qui se répercute jusque dans le choix du terrain où les intellectuels bourgeois, chrétiens ou non, en viennent à poser le problème politique, et dont les racines plongent dans une pratique sociale ancienne motivée par la crainte de voir se repro- duire les dures luttes prolétariennes du XIXe siècle, cette impuis- sance condamne d'avance le successeur de Mollet aux demi-mesures : défaitisme tempéré en Algérie, « modération sociale , > en France, « amorce nuancée » du marché commun, etc. (8) Voir l'article de P. Chaulieu, « Mendès-France : velléités d'indépendance et tentative de rafistolage », Socialisme ou Barbarie, nos 15-16. 151 TAI 11. 41 16. ..SE 11.11 1.7 Y: WHAT 1.1. L. II. M. THAT 8. La classe ouvrière n'a pas lutté énergiquement contre la guerre d'Algérie : anesthésiée par la propagande bourgeoise ; freinée dans son premier élan contre les rappels par les centrales réformistes aux- quelles « collaient » C.G.T. et P.C. poursuivant leur maneuvre d'unité avec les socialistes ; victime d'une méfiance soigneusement entretenue à l'égard des travailleurs vivant une autre vie que la sienne la classe ouvrière française a saisi la guerre d'Algérie de la seule manière qui restait en sa possession, par la pratique immédiate, par son incl- dence sur les prix, les salaires et les cadences. Elle n'est sûrement pas prête à lutter pour mettre fin à cette guerre tant que celle-ci restera ce qu'elle est ; il est probable qu'elle entrerait énergique- ment dans la lutte si l'on mobilisait 2 ou 300.000 hommes de plus ; mais il est certain qu'elle manifestera sa combativité réelle si le gou- vernement touche aux salaires, directement ou non. C'est le moment que le P.C. attend pour tâcher de la reprendre en main : la crise sociale en préparation, jointe à l'échec manifeste du réformisme en France et à l'éloignement de la répression bureau- cratique en Hongrie, lui permet d'envisager, pour la période politique qui vient, de sortir de l'isolement où l'adhésion au national-réfor- misme et au kadarisme, l'avait placé. Tant que la bourgeoisie mani- festera le même crétinisme, les staliniens, avoués ou honteux, se croient assurés de ne pas faire faillite : ils sous-estiment, et là encore c'est dans leur logique, le dégoût grandissant des ouvriers envers les formes dites « progressistes d'organisation et de lutte que le P.C. et la C.G.T, leur offrent. François LABORDE. Les grèves d'avril-mai Il faut être un travailleur, ouvrier ou employé, pour connaitre tout de la réalité de la vie d'une entreprise et des luttes qui peuvent s'y dérouler. A défaut de récits faits par les travailleurs eux-mêmes pour communiquer aux autres leur expérience, toute tentative d'ana- lyse de ces luttes se heurte à cette barrière de l'information, solide- ment dressée par tous, capitalistes, partis et syndicats et qui est en fin de compte le plus sûr maintien du cloisonnement et des divisions ouvrières. C'est cette barrière qui permet particulièrement aux syn- dicats de dissimuler l'opposition permanente entre leur « politique >> et les intérêts ouvriers, ce qu'on peut savoir de la réalité de l'entre- prise où l'on travaille permet de comprendre le sens de ce qui se déroule ailleurs : c'est un fil d'Ariane sûr pour se guider à travers le labyrinthe des mensonges, des réticences, des déformations que con- tient toute relation « d'événements sociaux »; mais cela ne permet ni de briser les conjurations du silence, ni de rétablir la réalité des faits (1). La réalité de la vie ouvrière, c'est la toile de fond des luttes quo- tidiennes, salaires, temps, brimades, primes, cadences, etc...) Hors de l'entreprise, nous en ignorons la richesse ; les syndicats ne parlent que des faits les plus importants eu seulement de ceux dont ils se servent parce qu'ils ont besoin de s'en servir. Le véritable caractère des luttes ouvrières, les faits les plus révé- lateurs de l'action autonome des travailleurs ont toutes chances de (1) Cette conjuration du silence ne pourrait être surmontée que par une participation active des travailleurs communiquant eux-mêmes par leurs propres récits leur expérience des luttes dans leur entreprise ; c'est seulement par cette vole que tous les travailleurs pourront reprendre conscience de leur soli- darité et de l'identité de leurs luttes, qu'ils pourront vaincre les divisions arti- nctolles et comprendront le rôle réel dans notre société, des organisations syn- dicalos, Tout lecteur de la revue, ouvrier ou non, devrait pouvoir ainsi commu- niquor son expérience ou celles dont il a pu avoir une connaissance directe. 152 INIME 18. WiLL 1.11.IIII rester ignorés si ces mêmes travailleurs ne les révèlent pas eux- mêmes. Lorsque la presse des syndicats et des partis en parle, c'est qu'lls peuvent les intégrer dans leur système ; mais si ces luttes sont ainsi sorties du silence, elles sont systématiquement déformées car elles doivent avant tout illustrer les thèmes du moment. Les événements de Hongrie ont fait toucher aux bureaucraties syndicales celle de la C.G.T. comme celles des réformistes, l'abime qui pouvait les séparer des masses ouvrières qu'elles affirment, à coup de résultats d'élections, avoir sous leur « contrôle ». Bien avant le dernier Comité Central du P.C.F. jamais il n'y avait eu dans les directives de la C.G.T. autant d'appels sur la nécessité « d'aller aux masses » et de la « participation » organisée de larges couches popu- laires ou d'appels de ce genre : * Renforcer notre travail de masse, organiser encore plus large- ment l'action des travailleurs et des populations de notre banlieue, s'engager hardiment dans la bataille pour rendre encore plus solides les accords d'unité déjà réalisés mais surtout pour réaliser le front unique avec l'ensemble des travailleurs... en saisissant chaque évé- nement, telles sont les tâches fixées aux communistes... » Bien sur « le parti ne peut pas lutter à la place de la classe ouvrière » et il appelle en conséquence < les travailleurs à prendre en mains leur propre destinée » (2), mais il faut avant tout effacer l'effet désastreux de prises de positions politiques trop marquées. Les directives de la C.G.T. montrent à la fois le souci d'éliminer de l'ap- pareil « les diviseurs de la classe ouvrière >> le désir de reconquérir les masses en les persuadant que ce syndicat n'est en aucune manière l'organe d'un parti. Dès le 3 janvier, dans l'Humanité, Frachon montrait la voie ; dans un article qui est un chef-d'ouvre du genre : si la C.G.T, n'a pas pris position contre l'intervention russe en Hongrie, c'est par souci d'indépendance politique ; par suite, l' « exploitation ignomi- nieuse » des événements de Hongrie est le fait des « ennemis de la classe ouvrière » ; « notre mission de défense des intérêts des travail- leurs est de démasquer tous les mauvais coups qui se trament contre eux et de les appeler à s'unir pour les déjouer tous ». Après avoir souligné que les ouvriers ont leurs partis (sic) pour discuter politique et condamné véhémentement à l'intérieur des syndicats « les maneu- vres sordides en faveur de tel ou tel groupement » (sic), Frachon conclut : « Les organisations et militants de la C.G.T. doivent être attentifs à dénoncer devant l'ensemble des travailleurs tous les mensonges, toutes les calomnies, toutes les maneuvres qui ont pour but de déso- rienter la classe ouvrière pour mieux l'écraser. AUCUNE DE CES ATTAQUES NE DOIT DEMEURER SANS RIPOSTE IMMEDIATE ET VIGOUREUSE » (en capitales dans le texte). Cela se traduit en clair pour les militants syndicaux : « L'unité qui s'était forgée et renforcée au cours des luttes ouvrières n'était pas sans inquiéter le patronat et la réaction. Dans la dernière période, avec l'aide des dirigeants de F.O. et de la C.F.T.C., ils ont tenté de briser l'unité en utilisant, mensongèrement, les événe- ments de Hongrie pour tenter de sauver la politique du gouvernement et retarder le règlement des revendications ouvrières ». (Le Délégué du Personnel C.G.T., nº 37, mars 1957.) Mais cela se traduit aussi d'une tout autre manière pour la masse : « Aussi comme il est difficile de mettre en cause notre dévoue- ment, notre compétence, tente-t-on de compliquer le problème... Il est donc nécessaire si on a vraiment pour souci premier de vaincre les patrons, de s'unir au sein de l'organisation syndicale. Les commu- nistes sont donc aussi des syndicalistes. (2) Rapport de Marcel Servin au Comité Central, 15 mai 57. 153 2. . « Dans le syndicat, les communistes n'ont pas une place à part. Ils y viennent à titre individuel et non en fraction organisée. Au syndicat, comme n'importe quel autre travailleur, le communiste fait les propositions qu'il juge être conformes aux intérêts de ses collè- gues et en définitive, c'est la solution qui est adoptée par la majorité qui est retenue... Nous ne connaissons pas, quant à nous, d'autre solution plus démocratique que celle-là. Alors en quoi donc la « coha- bitation » avec les communistes est-elle impossible ? Où donc est le « noyautage » ?... Il est absolument nécessaire que nous nous retrouvions tous ensemble pour vaincre. Nous autres communistes, sommes prêts à nous unir avec tous les autres travailleurs pour la défense de nos revendications communes, quelles que soient par ail- leurs nos divergences sur d'autres questions » (Banque Nouvelle, organe des cellules du Crédit Lyonnais.) Pour satisfaire certains opposants, la C.G.T. reprend le « pro- gramme économique ». Bien qu'on ressorte des archives la paupé- risation et que tout « plan économique » soit condamné en tant que * réformiste », des réformes autrefois rejetées sont reprises sous le titre de « revendications économiques et sociales des travailleurs >> (appel pour le 31e Congrès) en même temps que disparaissent prati- quement les mots d'ordre politiques, Sur le plan le plus concret, celui des entreprises, il s'agit de reprendre le « porte à porte syndical » déjà vanté en 1955 pour se montrer sous le visage de « seul défenseur de la classe ouvrière >> « Une telle action nationale se prépare service par service, par mille actions diverses scellant l'unité des employés, leur donnant confiance dans leur force, préludant à l'action générale » (tract syndical C.G.T. Banque). En d'autres termes il s'agit pour la C.G.T. et le P.C. d'effacer à la fois les conséquences profondes de l'insurrection hongroise (les militants se sentant plus isolés que jamais des masses) et ses consé- quences superficielles (renouer le dialogue avec les autres centrales et le gouvernement, regagner les suffrages électoraux perdus). Dans la ligne du P.C. comme dans celle de l'U.R.S.S., les « événements » de Hongrie doivent n'apparaitre en définitive que comme des « événe- ments regrettables », A l'opposé, les syndicats réformistes ont pu mesurer toute l'inanité de leurs efforts pour exploiter dans la logique de leur idéologie de façade sur le plan politique et syndical l'insur- rection hongroise ; maintenant tout pour eux rentre également dans la ligne ; après quelques escarmouches d'arrière-garde sur les dépla- cements de voix aux élections d'entreprise, toutes les bureaucraties syndicales se retrouvent pour l'exploitation commune des luttes ouvrières (c'est ça en définitive l'unité syndicale retrouvée). Depuis décembre se grossit la rubrique « Luttes et succès » de l'Humanité avec en contrepoint les « réveils des revendications sociales » hebdomadaires de « France-Observateur », les « heures de l'action » des réformistes (3) et en écho les « aggravations du climat social » de la presse bourgeoise ou du gouvernement « socialiste ». Les travailleurs de toutes les entreprises ont toujours quelque chose à revendiquer, souvent un rajustement de salaires. Les syndi- cats qui fin 56 freinaient les luttes, se trouvent d'accord maintenant pour « réengager l'action » (4). Dans toutes les professions, ils tentent le coup ; si les travailleurs profitent de cette opportunité, les syndi- cats en tirent toute la gloire. Cette fois encore la situation écono- mique et l'attitude de la classe ouvrière se prètent assez bien à la manæuvre ; il y a assez de secteurs où une agitation peut se déve- lopper et faire croire à l'efficacité des machines syndicales, mais ces mêmes secteurs sont assez dispersés et les revendications assez par- tielles pour que ces mêmes machines ne craignent pas d'être débor- dées. (9) France-Observateur, A, Détraz, Secrétaire de la Fédération du Bâtiment O.F.T.O. (4) Tract syndical C.G.T.-F.O-C.F.T.C. Assurances. 154 La guerre d'Algérie entretient une prospérité artificielle dans nombre de secteurs ; à une demande accrue de main-d'ouvre cor- respond une pénurie d'ouvriers qualifiés notamment, causée en partie par le maintien de recrues sous les drapeaux. Dans ces secteurs vitaux, les salaires tendent à s'adapter avec le retard habituel mais sans luttes longues ou de grande amplitude. Par contre, ces mêmes problèmes prennent un caractère d'acuité dans les secteurs habituel- lement en retard : les secteurs non productifs (fonctionnaires, che- minots, employés) et la province. Le gouvernement donnant 11 % aux mineurs et rien pratique- ment aux cheminots illustrerait assez bien cette idée si son attitude n'était pas suspecte d'intentions politiques. Il est cependant évident que les luttes actuelles tout au moins celles dont les syndicats et les journaux parlent se situent ou bien en province (sidérurgie de l'Est, métallurgie stéphanoise et lilloise, constructions navales, aéronautiques) ou bien chez les employés (banques, grands maga- - sins). Evidemment, il y a aussi toutes les autres luttes, celles que l'on voit « apparaitre » dans la presse quand il est nécessaire par de savants amalgames de les ajouter aux autres pour donner l'impres- sion d'une action « coordonnée ». Deux luttes peuvent permettre de montrer cette « action » des syndicats : la grève de 48 heures de la S.N.C.F. des 17-18 avril et les événements de Saint-Nazaire du 9 mai. L'unanimité des cheminots à réclamer un ajustement de leurs salaires pouvait être vantée par la C.G.T. comme un bienfait de < l'unité syndicale » (sous entendu retrouvée) ; mais cette « unité » des syndicats, y compris la réserve favorable des « jaunes » habituels et la « sympathie » du gouvernement, de la radio et de la presse bourgeoises, apparaît singulièrement étrange. Il est, évidemment, difficile de discerner les mobiles réels de tous ces comparses ; on peut seulement relever les points les plus obscurs : La pauvreté des mots d'ordre : réunion d'une commission paritaire sur les salaires, laquelle commission, laborieusement mise sur pied, n'a encore rien réglé, sans qu'aucune suite n'ait été donnée à l'action entreprise ; Le jeu politique du gouvernement : Mollet aurait donné l'ordre à F.O. de participer à la grève (5), qu'il avait peut être voulue en refusant toute augmentation supérieure à 1,50 %. L'écho de ce jeu était donné par la presse et la radio : c'était vraiment insolite et inhabituel de lire ou d'entendre des communiqués triomphants sur le succès de la grève. C'était à qui ferait circuler le moins de trains. L'attitude de la C.G.T., pour faire croire à une action étendue et concertée, pour clamer qu'une « nouvelle période de gran- des luttes revendicatives dans l'unité est commencée ». On fourre pêle-mêle, cheminots, métro, bus, services publics, Air France, Métallurgie (en fait, cela se localise ce jour-là, à Rouen), batellerie, qu'ils le veuillent ou non, pour fabriquer de toutes pièces « deux grandes journées de lutte ». Un but a été atteint sûrement : si la C.G.T. n'est pas réintroduite dans le circuit de discussion (elle est exclue de la commission pari- taire), en peut dire que les syndicats réformistes et Mollet ont bien mérité de la C.G.T. et du P.C. Les ouvriers des chantiers navals faisaient quelque peu parler d'eux : Dunkerque (21 mars), Le Havre, Saint-Nazaire, Lorient. Le 21 mars, les ouvriers des Ateliers et Chantiers de France à Dun- kerque avaient pris, au cours de la lutte pour les salaires, une atti- tude qui n'était pas sans rappeler celle des ouvriers de Saint-Nazaire (5) Canard Enchainé, 17 ayril. 155 - en 1955; on sentait que c'était une lutte ouvrière authentique, la réplique du patron, le lock-out, montrait bien que l'action était celle de tous et non une « action syndicale ». Un récit succinct permet bien de situer ainsi cette lutte (6) : « Depuis le début de la semaine, des pourparlers étaient engagés entre la direction et le personnel, portant notamment sur une aug- mentation de salaire de l'ordre de 15 % et sur le paiement de la prime du lancement du « Minnehoma », effectué en février sans cérémonie officielle en raison de l'agitation sociale déjà existante. « Les soudeurs, soit trois cents ouvriers sur deux mille, prati- quaient depuis un certain temps, des débrayages pour appuyer leurs revendications. La tension s'accentua lorsque la direction refusa de participer à une réunion paritaire convoquée par l'inspection du travail, en déclarant ne pouvoir rien changer à sa position. Treize soudeurs appartenant à des firmes sous-traitantes ayant été remis à la disposition de celles-ci, cette mesure détermina mercredi une vive réaction de leurs camarades, qui envahirent les bureaux admi- nistratifs, dont l'évacuation nécessita l'intervention de la police. « Jeudi, trois cents soudeurs en grève s'étant rassemblés, vers 13 h. 30, à l'intérieur des chantiers, accueillirent la police avec les jets des lances d'incendie. L'intervention de deux compagnies de C.R.S. déclencha de violentes bagarres, Repliés sur les cales de cons- truction et les poteaux en chantier, où leur nombre se grossit de plusieurs centaines de métallurgistes, les grévistes repoussèrent un premier assaut en prenant pour projectiles boulons et blocs de char- bon. La lutte gagna ensuite les bâtiments administratifs, dont les portes furent enfoncées à coups de madriers et de cornières. Un certain nombre de bureaux furent saccagés. Le recours aux grenades lacrimogènes accentua encore le désordre, le vent rabattant les gaz sur les C.R.S. Le calme ne revint que vers 16 heures. En cor- tège, les manifestants tentèrent de se rendre à la sous-préfecture et tinrent un meeting au cours duquel ils décidèrent de ne reprendre le travail qu'après le retrait des forces de l'ordre et le réembauchage des treize soudeurs licenciés. * Les Ateliers et Chantiers de France, qui possèdent un carnet de commandes exceptionnellement garni, ont actuellement en cons- truction un pétrolier de 52,000 tonnes, frère du « Minnehoma », des- tiné également à la Tide Water, de San Francisco, et deux autres tankers de 33.000 tonnes, dont le « Chaumont », destiné à la B.P. française. » A Saint-Nazaire, on trouve le même fond de lutte, avec la ten- tative de canalisation constante par les syndicats, mais sans qu'à aucun moment apparaissent les symptômes d'une poussée identique à celle de juillet 55. Depuis plusieurs mois les pourparlers se pour- suivent en commission paritaire pour l'aménagement de la conven- tion collective. Si l'augmentation du tarif des autobus fait déborder un peu la coupe, on ouvre la soupape de sûreté ; une manifestation de rue est organisée, mais des précautions sont prises contre de nou- velles « aventures » : deux meetings séparés, métallurgie d'un côté ; bâtiment de l'autre ; à part quelques carreaux cassés, il n'y a pas d'incidents, même avec la police qui a dû se tenir bien à l'écart ; des discours, des appels au calme, un accord signé le soir même pour reporter l'augmentation provisoirement ; un ballet bien réglé en haut lieu, Quel sens donner dans ces conditions à l'explosion de l'après- midi du 9 mai ? Il n'est même pas possible, à travers tous les récits de presse, de se faire une idée cohérente des événements. On ne peut en tirer qu'un récit très linéaire (7): « On pensait qu'après une manifestation, somme toute calme et digne, le travail reprendrait normalement l'après-midi, comme (0) Le Monde, 23-3-57. (7) Le Monde, 11-5-57. 156 l'avaient demandé les secrétaires de syndicats, convoqués entre temps à Nantes par M. Trouillé, préfet de la Loire-Atlantique. Mais, brus- quement, alors que rien ne le laissait prévoir, vers la fin de l'après- midi, tandis que M. Piconnier, secrétaire de l'Union locale C.G.T., pénétrait dans les chantiers navals, y ameutant les ouvriers, des éléments vraisemblablement étrangers et guère plus de cent cin- quante envahissaient le standard téléphonique et le détruisaient à coups de barre de fer. D'autres mettaient le feu à la bâche d'un camion, saccagaient deux cars servant au transport des ingénieurs et de la maîtrise et en renversaient un dans la cour des chantiers. Les ouvriers se rassemblèrent devant la direction, à l'intérieur des chantiers. Ils devaient briser toutes les vitres par des jets de pierres. La police locale intervint un peu tard et avec des moyens extrême- ment limités. « Ce brusque accès ne dura guère plus d'une demi-heure, mais les dégâts étaient considérables. Le central téléphonique, complè- tement détruit, est estimé à une vingtaine de millions. » Des faits sont pourtant très significatifs : la cassure entre l'action d'un groupe ( de nombre variable, de 100 à 200, d'ouvriers des chantiers ou de l'extérieur suivant les ver- sions) agissant manifestement sur un mot d'ordre, et la masse des travailleurs qui avaient manifesté le matin mais avaient tous repris le travail. Cette cassure explique les sanctions prises par la Direction (8) sans que rien soit fait par les ouvriers (à Dunkerque c'est le licenciement de 13 soudeurs qui avait déclenché les inci- dents). Ceci explique aussi le fait que la presse ait pu parler « de mauvais accueil » par les ouvriers et de « découragement ». Il est certain que toute action isolée non conforme aux intérêts des ouvriers d'une entreprise, visant des fins qu'ils sentent étrangères, entraîne une profonde méfiance de leur part. Le jeu des bureaucrates syndicaux apparaît en effet bien obscur. Alors que les trois secrétaires des syndicats des métaux sont à Nantes en discussion, c'est le secrétaire C.G.T. de l'Union locale des syndicats (l'homme de confiance du parti) qui vient « faire de ta- tion » sur les chantiers au moment même où se déclenche l'action du groupe. Les sanctions prises par le patron donnent lieu de la part de chaque syndicat à des communiqués très ambigus. Des querelles entre bureaucrates syndicaux de la C.G.T. semblent confirmer que certains éléments ont agi à l'insu des autres (9). Les récits assez embarrassés de la presse stalinienne qui vont de la sécheresse d'une quinzaine de lignes de « l'Humanité » à un récit grandiloquent de « Libération » (10) qui ne recouvre que du vide; en face, on peut mettre le « que s'est-il passé ? on l'ignore » de « France-Observateur ». La poursuite de la lutte revendicative sous l'égide des trois syndi- cats ; dès le 13 mai les ouvriers de l'entretien tiennent un meeting (8) Le nombre des licenciés va de 16 à 54, suivant les journaux; ce seraient principalement des militants C.G.T., quelques F.0.; un communiqué C.F.T.C. précisera, après coup, que la plupart n'auraient pas participé à l'action. (9) « La C.G.T. a réuni ce matin, à 10 heures, les cadres de son syndicat des métaux local, ainsi que les responsables de son Union locale, soit une tren- taine de personnes pour procéder à un examen de la situation. Il semble, en effet, que d'assez vives divergences se soient manifestées entre les leaders cégé- tistes. M. Busson, secrétaire du syndicat, qui avait donné sa démission jeudi soir, pour marquer sa désapprobation sur les déprédations du central télé- phonique a finalement été amené à conserver son poste. M. Mariller, de la Fédération cégétiste des métaux est venu spécialement de Paris à Saint-Nazaire pour assister notamment à la réunion de ce matin, » (Le Monde, 14 mai.) (10) « On sent qu'il suffirait d'un rien pour faire éclater cette colère à fleur de peau. Ce rien, cette étincelle va jaillir sur le coup de 16 eures... A la porte du bâtiment clair comme la proue d'un navire, le long des grilles, un gardien bouscule un ouvrier. C'est l'incident qui met le feu aux poudres, D'un seul coup, on voit des pierres partir dans les fenêtres du bâtiment... Les grilles deviennent la proie des flammes... Personne ne sait encore si demain grues et titans qui semblent paralysés depuis le début des incidents reprendront leurs fracas habituel... » Libération, 10-5-57. 157 .TV.1.1 [LINI I... 11 11 1.1.1.1. III.B II d'ERRNI ILLU La contre-révolution en Hongrie pour des revendications propres. Les événements du 9, les licencie- ments, paraissent rester des événements étrangers aux ouvriers, des événements que les bureaucraties syndicales ont étouffés bien que causés semble-t-il par la seule C.G.T. Est-ce que les dirigeants locaux du P.C. hantés par les directives de retour aux masses et par les souvenirs de 55 ont cru le moment propice, après la manifestation du matin du 9 mai, pour « amorcer >> des luttes dont ils auraient tiré profit en les développant en chaine et en les canalisant en même temps ? Ce n'est qu'une hypothèse que certains des faits ci-dessus permet de considérer comme vraisem- blable. R.BERTHIER. En Hongrie, la contre-révolution développe sa logique implacable. Des milliers d'hommes ont déjà été exécutés, et chaque jour, de nouvelles arrestations sont effectuées. Systém matiquement, hypocritement d'abord, puis cyniquement, le Pouvoir accomplit le plan qu'il s'est tracé d'écrasement de toute opposition. A peine avait-il feint de reconnaître la légitimité des revendications des conseils ouvriers, qu'il cornmençait de tirer des usines, un à un, les éléments les plus courageux et les plus conscients pour les jeter en prison; depuis plusieurs mois il les extermine. Comme toujours la Terreur contre-révolutionnaire - qu'elle porte le masque de Thiers ou celui de Kadar s'abat d'abord sur les ouvriers. Il sont la masse dont on ne saurait tolérer qu'elle ne soit entièrement soumise. Hier anonymes dans le travail, ils restent aujourd'hui anonymes dans leur mort; bien que la société ne vive que par leur travail et qu'elle ne se transforme, quel- quefois, que par leur combat, que par le sacrifice qu'ils font de leur vie. La mémoire historique ne conservera pas les noms du manoeuvre ou de l'ajusteur hongrois, pendu pour avoir voulu rendre à la société un peu de son humanité. Un moment sollicités de se rallier au régime, les intel- lectuels sont à leur tour victimes d'une persécution sans merci. Au moins leurs noms nous parviennent-ils de Tibor Dery, de Gali, d'Imre Soos, acculé au suicide des noms qui témoignent de la résistance à Kadar et auxquels peuvent s'accrocher la colère, la solidarité, les espoirs de ceux qui assistent momentanément impuissants à l'écrase- ment de la Révolution. ceux Faut-il comparer la terreur exercée par le nouveau régime et les prétendus excès des journées révolutionnaires de novembre ? Nous avons entendu des voix s'indigner de co qu'on pourchassait dans la rue des policiers rakosistes pour les pendre, de ce qu'on s'attaquait même à des membres du parti communiste. Mais quoi de commun entre la colère 158 - des masses, fût-elle aveugle, qui éclate contre ses oppresseurs et la violence calculée d'un gouvernement qui vise à étouffer toute opposition au sein du peuple ? Quand on voit la contre-révolution à l'oeuvre, peut-on, d'autre part, s'empêcher de juger la révolution timide ? Quand on voit qu'il y a tant de policiers pour jeter en prison les militants des conseils ouvriers et les intellectuels de gauche, tant de juges pour distribuer des sentences de mort, tant de politiciens et de journalistes pour ordonner ou justi- fier les mesures de terreur, on est frappé de la clémence d'une révolution qui a laissé vivre presque tous ses ennemis. En vain, assurément, l'on attendrait une protestation de ceux qui jouaient l'indignation dans les colonnes de L'Huma- nité : ils se taisent et ne sont pas gênés de se taire, c'est leur politique qui règne à Budapest, Mais puisse-t-elle au moins, cette politique, éclairer cetains qui s'ingéniaient encore à douter, après la seconde intervention russe. Ils parlaient d'une tragédie, de la nécessité atroce dans laquelle était Kadar de noyer dans le sang l'insurrection pour éteindre le putch fasciste qui couvait dans le dos du soulèvement popu- laire, ils citaient ce Kadar qui déclarait reprendre le pro- gramme de Nagy, gouverner avec le soutien des Conseils, négocier le départ des Russes, amnistier les combattants : n'était-ce pas la preuve qu'il était le sauveur, triste sauveur sans doute, grâce à qui le Parti restait debout et l'avenir socialiste possible. Maintenant que sont dissipées les lueurs de l'incendie de novembre, maintenant qu'il ne demeure rien des drames que leur imagination folle projetait sur l'âme de Kadar, ils restent stupides à contempler la face sinistre du dictateur méticuleux qui rétablit le régime de Rakosi. Kadar, pourtant, n'a pas changé. Le jour où il a sauvé le Parti, il a assumé la politique qui se développe aujourd'hui sous nos yeux. C'était cela, sauver le Parti, c'était rétablir l'Appareil totalitaire, séparé des masses, haï des masses qui ne pourrait régner que par la terreur, qu'en exterminant les ouvriers et les intellectuels révolutionnaires. Il n'y a pas de mystère Kadar. Celui-ci fait plutôt entendre la vérité de notre époque, dans la situation extrême où il a été placé : que le parti bureaucratique doit être détruit si la Révolution doit triompher. Nous l'avons dit, il y a six mois, l'insurrection hongroise comprenait des courants divers ; nul ne peut dire ce qu'il en serait advenu, en l'absence de l'intervention russe. L'extra- ordinaire mouvement des conseils ouvriers portait toute notre espérance ; parallèlement se reconstituaient des partis petits bourgeois et nationalistes auxquels il n'aurait pas man- qué de se heurter ; la révolution n'avait que quelques jours d'existence, elle devait mûrir : l'avenir était ouvert... Il n'y avait qu'une voie certaine de contre-révolution, celle qu'ou- 159 vraient les tanks russes. On peut aujourd'hui contempler le chemin parcouru par cette contre-révolution. Et ceux qui ont perdu leur temps et leur honneur à discourir sur les périls d'une réaction bourgeoise en Hongrie, quand l'urgence appe- lait à condamner sans réserve Kadar et ses maîtres, peuvent bien se poser cette question : « Qu'y a-t-il de pire que le régime actuel ? Au nom de quels critères pouvons-nous juger préférable à la possibilité d'une réaction bourgeoise, l'exis- tence de la dictature stalinienne ? » L'échec hongrois aurait un immense effet s'il apprenait au moins aux ouvriers communistes et à leurs alliés intellec- tuels à reconnaître tous leurs ennemis sous tous leurs mas- ques et à ne rien sacrifier de leur force dans une défense des uns contre les autres. Six mois de kadarisation A travers les quelques informations qu'il est possible de recueillir sur la Hongrie, on peut voir le régime policier ébranlé en octobre se reconstituer rapidement et l'appareil bureaucratique s'imposer aux masses, avec de plus en plus de violence. Il est significatif que les dirigeants ne parlent jamais des événements d'Octobre que pour les qualifier de contre-révolution. Le 23 mars, Kadar déclarait : « Parmi les causes de la contre-révolution figurent les erreurs de l'ancienne direction, la trahison des renégats de la clique Nagy, l'activité des fascistes et des anciens valets nazis. « Ainsi, la politique de Rakosi et de Geroe est simplement taxée d'erreurs, tandis que celle de Nagy devient trahison. Sans doute Kadar a-t-il oublié sa déclaration du 11 novembre à la radio où il affirmait que les anciens membres du gouvernement Nagy approuvaient pleinement son programme révolutionnaire et désiraient collaborer étroitement avec lui. Qu'il l'ait oublié ou non, le changement de langage est déjà révélateur d'une évolution et nous ramène tout droit aux classiques méthodes du stalinisme pour qui l'opposition ne saurait être que trahison et fascisme. Le gouvernement ne s'atreint plus aux promesses de négociations sur le retrait des troupes soviétiques par lesquelles 11 leurrait les conseils ouvriers en novembre. Dès le mois de mars, Kadar exaltait l'amitié hungaro-soviétique et quelques jours plus tard Marosan révélait que les troupes russes resteraient en Hongrie. Un mois plus tard, Kadar déclare à propos du stationnement des forces soviétiques dans son pays que la Hongrie reste fidèle au pacte de Varsovie et que la situation internationale, la militarisation de l'Allemagne occidentale et d'autres faits inquiétants obligent les pays du camp socialiste à se tenir prêts à toute éventualité. Toute cette orientation politique n'a évidemment d'autre but que d'assurer le retour à l'exploitation forcenée des travailleurs qui se révèle dès le mois de mars. Le « Monde » nous apporte sur ce point une infor- mation assez nette selon laquelle les syndicats hongrois réclament « à la demande des travailleurs » que soient rétablies les décorations et les primes en argent aux « travailleurs d'élite » et aux entreprises. D'autre part, les ouvriers communistes des aciéries de Dunapentele « ont décidé » de célébrer par un concours de travail la journée du 4 avril, anniversaire de la « libération » de la Hongrie par les Sovié- tiques. Compte tenu de la baisse générale de la productivité, ces 160 - décisions, souligne-t-on à Budapest, laissent prévoir un prochain retour aux anciennes méthodes d'émulation du travail et de stakha- novisme. Ainsi, les principales manifestations de l'exploitation ont vite fait de revenir : différenciation des salaires, création d'une aristocratie ouvrière privilégiée et, par le moyen du stakhanovisme, développement des normes dont la suppression était une revendica- tion constante des Conseils ouvriers. Ce retour aux anciennes métho- des ne peut évidemment s'effectuer sans une lutte très vive contre la pensée que le régime semble fort soucieux de ramener dans la ligne. Les écrivains sont d'abord rappelés à l'ordre, puis sont frappés très sévèrement et il est clair que le gouvernement n'entend pas laisser se renouveler l'agitation des intellectuels du cercle Petoefi. Dès le mois de mars, Josepf Ravai publiait un article retentissant en faveur de Rakosi. Cet article est commenté dans le journal Nepszobadsag, organe officiel du parti socialiste ouvrier hongrois. Le commentateur Lajos Mesterhazi se déclare heureux que Revai ait parlé et attend que Lukacs parle à son tour « mais naturellement, ajoute-t-il, en se désolidarisant des fautes de Imre Nagy et des siennes propres ». La tolérance du régime ne saurait aller au-delà et Kadar, au début de mai, en anonçant que Lukacs reviendrait en Hongrie déclarait : « Son cas n'est pas difficile à résoudre. C'est un homme qui n'a vécu pendant trente ans que pour la science et dans les livres. L'automne dernier il s'est empêtré dans la politique. Il ne lui sera pas difficile de se tirer de là. S'il n'était pas entré dans cette voie aventureuse, il ne lui serait rien arrivé. » Dans la Hongrie de Kadar comme dans la France de Figaro, pourvu que la science et les livres ne s'occupent ni de l'autorité, ni de la politique, ni de rien d'important, il n'arrivera rien à l'écrivain. Seulement, comme il est difficile de méditer sur le Marxisme sans toucher à la politique, voilà le philosophe Lukacs dans une situation délicate. Aussi bien s'en est-il rendu compte, puisque, rentré de Roumanie au milieu du mois de mai, il déclarait : « Je suis revenu frais et dispos comme vous voyez, et je veux me consacrer entièrement à mes travaux. » Selon la conception Kadar de la science et des livres, faut-il voir dans cette entière consécration de l'écrivain à ses travaux une volonté de ne plus « s'empêtrer dans la politique » ? Mais le régime a une attitude autrtement plus dure envers les écrivains plus combattifs. L'arrestation de Tibor Déry le 23 mars en est une preuve. On lui fait payer ainsi le rôle qu'il a joué dans l'opposition en dénonçant < cet état de gendarmes et de bureaucrates ». Dans un article du « Monde » Tibor Meroy commente ainsi cette arrestation : « Tibor Dery, écrit-il, était le maître incontesté de la prose hongroise, un humaniste véritable, un militant dévoué de la démocratie socialiste: c'est, en somme la littérature, la pensée et le progrès qui viennent d'être mis derrière les barreaux. » Le dernier texte de Déry, écrit pendant la révolution, s'élevait contre un régime « qui, en préten- dant édifier le socialisme enferme le citoyen derrière des murs de prison imprégnés de sang et de mensonge ». Depuis cinq ans, ses livres étaient confisqués, mais on n'avait pas encore osé l'arrêter. Il fallait sans doute que le gouvernement Kadar sente le besoin d'écraser énergiquement toute aspiration à un socialisme réel qui soit le pouvoir des travailleurs et non celui d'un appareil bureau- cratique. D'une façon générale la répression s'acharne sur les insur- gés d'Octobre. A ce sujet, les informations publiées par la presse constituent une assez désolante litanie. Le 8 avril, à Budapest, condamnation de onze jeunes gens accusés d'avoir édité un journal clandestin et d'avoir pris une part active aux événements d'Octobre, Parmi eux, Joszef Gali, fondateur du Parti Révolutionnaire de la Jeunesse. Celui-ci d'abord condamné à un an de prison voit sa peine commuée en peine capitale, au mois de juin, sans qu'aucun élément nouveau ne soit présenté par l'accusation entre les deux verdicts. Son ami, l'acteur Imre Soos et sa femme se suicident. Selon le « Monde » du 4 mai, des voyageurs arrivant de Budapest rappor- taient que de nombreuses personnes blessées en Octobre 1956 sont 161 *** *** *** E ... IN.. IN 218. ...112 11 18.11%...... transférées des hôpitaux civils dans les hôpitaux de l'administration pénitentiaire. Des personnes rétablies auraient été arrêtées à leur domicile et accusées sur la foi de leurs anciennes blessures d'avoir combattu les forces soviétiques ou les milices communistes. Le 9 mai, Radio-Budapest annonce la condamnation à mort de quatre insurgés accusés d'avoir fait sauter un pont à Poszto en novembre. Toujours au cours du mois de mai s'ouvrait devant le tribunal militaire de Buda- pest le procès de huit chefs de la « contre-révolution » de Dunapentele, et Attila Szigetti, ancien président du comité révolutionnaire de Gyoer était arrêté. Le 24 mai, le tribunal militaire de Budapest condamne à mort Preszmayer qui fut agent de liaison du général Maleter, et Pol Kobelacs pour avoir participé à l'attaque de Radio-Budapest le 23 octobre dernier. Maleter, officier de la Honved passé aux insur- gés était un héros de l'insurrection. Encore ne s'agit-il que des quel- ques informations que mentionne une presse de moins en moins soucieuse de ce qui se passe en Hongrie. Une Commission qui rap- porte devant l'O.N.U. estime que de 2 à 5.000 personnes ont été exécu- tées durant ces derniers mois. Cependant, au gré de « Nepszabadsag », la répression n'est pas assez énergique et il dénonce le libéralisme de certains magistrats dans la lutte contre la « contre-révolution ». Certains verdicts lui semblent trop cléments. En revanche, dès le mois d'Avril, la presse hongroise ouvrait une campagne pour que le nom des victimes « Martyrs » de l'insurrection soit donné à des rues de la capitale et d'autres villes où quelques militants communistes et surtout des membres de la police politique trouvèrent la mort lors des journées d'Octobre. Si l'on songe à quel point la police politique, organe de l'oppression bureaucratique, est détestée par la population, on voit le chemin parcouru par le régime. Ces procés sont-ils l'annonce d'un autre, plus spectaculaire : celui d'Imre Nagy ? Nagy a symbolisé, dans une large mesure, pour les révolutionnaires hongrois, un socialisme véritable où le pouvoir ne serait pas confis- que par le parti, Condamner Nagy, ce serait mettre la dernière main à la lutte contre cette aspiration et sonner le triomphe du Stali- nisme. Précisément tous les efforts de Kadar et des dirigeants hongrois, depuis novembre, ont tendu à discréditer Nagy et semblent préparer ce grand procès où la victime, soigneusement diffamée, entraînerait dans sa honte la révolution dont elle a exprimé les espoirs. Nous avons déjà vu que dès mars, Nagy et « sa clique > étaient qualifiés de traîtres et de renégats. Ce même mois Marosan déclarait : « Nous avons un compte à régler avec Imre Nagy qui, au lieu de défendre le parti menacé, ne s'est préoccupé que de ses rancunes et de ses ambitions personnelles », paroles où se dévoile cette nouvelle raison d'Etat qu'est l'intérêt du Parti, au nom duquel, le Stalinisme a toujours étouffé la critique et l'opposition. Le 16 avril, Kiss, membre du comité central du Parti Socialiste des Travailleurs, accuse Ferenc Janosi, gendre de Nagy et l'un de ses plus proches collaborateurs, d'avoir été en relation avec des contre-révolutionnai- res et il réclame l'épuration des éléments qui se sont opposés à « la puissance des Travailleurs ». Ceci donne quelque poids aux révéla- tions d'Anna Kethly du 26 avril : « Le régime Kadar, dit-elle, veut forcer M. Imre Nagy à avouer qu'il a collaboré avec des services secrets étrangers et qu'en 1953, lorsqu'il adopta sa politique libérale, il était déjà un agent des forces impérialistes occidentales. » Elle ajoute que les polices secrètes hongroises et soviétiques préparent les détails des accusations « ridicules > contre Nagy. Quelques semaines plus tard « Nepszabadsag » publie des « auto-critiques >> inédites de Nagy, afin de prouver que le déviationnisme de l'ex- président du Conseil se manifestait déjà en 1930. Nagy aurait reconnu à ce moment qu'il était dans une certaine mesure, le représentant, au sein du Parti, du déviationnisme de droite. Kadar, lui, n'y va pas par quatre chemins et déclare qu'Imre Nagy et son gouvernement ont été soutenus par le cardinal Mindszenty, le traitre Ferenc Nagy, Otto de Habsbourg et Miklos Horty. Le temps est loin où Kadar, pour désarmer les ouvrier se réclamait d'Imre Nagy. Ainsi se recrée 162 1.11.11.1 1 ......! II. FX4 ILI TIMIL 1 t...LLLILUMIINIL J.LIN l'atmosphère des grands procès staliniens dont Khrouthchev dénonçait le scandale aux beaux temps de la déstalinisation. Rien ne manque des thèmes classiques, ambitions personnelles, espionnage au profit de l'étranger, collusion avec les éléments réactionnaires résurgences inattendues du passé. Cependant, le procès n'est pas encore fait. Les dirigeants hongrois sentent-ils que les masses ne sont pas prêtes pour la mise en scène et qu'elles risquent fort de n'y voir qu'une sinistre mascarade ? On n'a guère d'informations sur les sentiments des travailleurs hongrois, mais on peut aisément penser que les insurgés d'Octobre doivent rester imperméables à la propagande du gouvernement. Le retour au même système et aux mêmes méthodes qui ont provoqué l'insurrection d'Octobre ne paraît pas un excellent moyen de rallier les travailleurs. Et Kadar, par avance, prononçait la condamnation de son régime actuel et recon- naissait qu'il ne pouvait qu'être oppressif et coupé du prolétariat quand il déclarait, le 11 novembre 1956 : « Il y a des gens, en Hon- grie, qui craignent que ce gouvernement ne réintroduise les méthodes de l'ancien parti communiste et son système de direction. Il n'est pas un homme ayant une fonction dirigeante qui songe à agir ainsi, car, même s'il le désirait, il serait balayé par les masses. » Aussi, comprend-on qu'il tienne à la présence des troupes russes et qu'il s'acharne, sous leur couvert, à briser l'énergie révolutionnaire des masses. M. LEROY. La situation en Pologne Il est difficile de savoir exactement comment évolue la situation polonaise, ne serait-ce que parce que la censure tend de plus en plus à refuser à l'opposition de gauche la possibilité de s'exprimer, Cer- tains éléments montrent, cependant, de façon fort claire que les conflits qui se dessinaient au début de l'année se sont considérable- ment aggravés. Le prétendu « réalisme » de Gomulka, cher aux jour- nalistes bourgeois de gauche, s'avère dans la réalité de plus en plus exposé aux coups des groupes sociaux qui s'affrontent, et l'on peut se demander sérieusement si d'ici l'année prochaine des événements de première importance ne viendront pas de nouveau modifier la situa- tion. Des informations déjà anciennes prouvaient que le mouvement des conseils ouvriers, il y a quelques mois, s'étendait, n'hésitait pas à revendiquer un rôle économique dirigeant et prenait des initiatives politiques. Les Conférences de représentants des conseils qui se tin- rent à Varsovie et à Cracovie, en février dernier dénoncèrent d'une façon violente les entraves que mettait la Bureaucratie d'Etat dans le fonctionnement des conseils et les forces politiques qui cherchaient à restaurer le régime stalinien renversé en octobre. A Cracovie, pour la première fois à notre connaissance, on demanda l'extension des pouvoirs des Conseils et leur reconnaissance comme organes diri- geants des usines. Or ce mouvement s'est heurté au Parti, qui, d'une façon plus nette qu'auparavant, a dénoncé les prétentions « démago- giques » des Conseils et affirmé qu'ils ne pouvaient jouer qu'un rôle auxiliaire. Ce n'est pas seulement l'organe officiel du Parti, Tribuna Ludu, qui juge qu'il faut freiner le développement des Conseils, c'est Gomulka qui déclare à la réunion du Comité central de mai qu'ils ne peuvent songer à devenir « les organes du pouvoir politique de la classe ouvrière » ou « des unités administratives d'un pouvoir popu- laire » et que l'extension de leurs prérogatives ne pourrait que ren- forcer l'anarchie économique qui règne dans le pays. Comme le gou- vernement cherchera dans la période qui vient à accélérer le rende- ment sans pour autant relever les salaires, on peut penser que le 163 11. I. II. HIFI IR","1617!" I'I'11 PINILIT WILL W'th 0.11 MI... 'WI SILI'1.10. WWII UW..11 L conflit qui l'oppose aux Conseils ouvriers deviendra aigu et que la question même de leur existence pourrait être finalement posée. Dans le même moment, Gomulka se heurte à une situation poli- tique de plus en plus difficile. La ge session du Comité central, qui s'est tenue du 15 au 18 mai, prouve en effet que les diverses tendances politiques se sont considérablement affermies et que la phase de l'unité nationale qui avait abouti à l'élection triomphale de Gomulka et de ses partisans en janvier est déjà close. En fait cette unité nationale masquait, nous avons eu l'occasion de le dire, des courants hétéro- gènes qui visaient des fins opposées (1) ; elle ne leur en apparaissait pas moins nécessaire, tant il était vrai que Gomulka semblait dans l'immédiat le moindre mal aux yeux de chacun; celui qui était capa- ble de rétablir un certain libéralisme aux yeux des petits bourgeois et des catholiques, celui qui pouvait défendre les conquêtes d'octobre contre la menace russe et stalinienne aux yeux de la gauche, le seul, enfin, susceptible d'arrêter le mouvement révolutionnaire aux yeux des staliniens. Les attaques du groupe de Natolin, notamment, étaient souterraines; elles ne mettaient pas directement en cause Gomulka, mais cherchaient à discréditer ses collaborateurs qui occupaient déjà des postes de premier plan avant octobre; elles visaient essentielle- ment à nier qu'il y ait eu en octobre un changement révolutionnaire et, en faisant du succès de la nouvelle direction le simple triomphe d'une clique, à lui imputer toutes les difficultés actuelles, Le fait nouveau, c'est que la lutte politique ouverte se rétablit. Et ce sont les staliniens qui en prennent l'initiative. Eux qui étaient, entre octobre et janvier, quasi paralysés, idéologiquement parlant, eux qui avaient pu craindre un moment pour leur vie et pour leur situation matérielle, qui étaient l'objet de la haine publique ont pu raffermir leur position au point d'attaquer le nouveau gouvernement au Comité central sur un terrain politique (ils demandent qu'on reprenne des mesures de collectivisation, critiquent le rôle des conseils ouvriers, dénoncent le compromis passé avec les catholiques, etc. Or si Gomulka a repoussé cette attaque en rappelant la faillite du régime précédent et en jouant la carte de l'indépendance natio- nale, il n'en est pas moins clair qu'il a cédé sur des points essentiels à l'opposition stalinienne. L'attestent, aussi bien sa capitulation dans l'affaire Berman (qui, bien qu'incarnant aux yeux de tous les Polonais les crimes de la police stalinienne, se voit frappé d'une sanction insi- gnifiante) que sa condamnation des éléments de gauche du Parti (« Dans la situation présente, déclare-t-il, c'est le révisionnisme qui constitue le plus grand danger pour l'unité et l'autorité du Parti »). Le rôle de premier plan joué de nouveau par les staliniens ne peut s'expliquer que par l'attitude de Gomulka lui-même. Profondé- ment différent de ceux-ci en ce qu'il cherche à affranchir la Pologne de la tutelle impérialiste russe et en ce qu'il a compris que la terreur est à long terme totalement inefficace pour diriger un pays, il a en commun avec eux de ne concevoir la direction de la société que sous les traits d'une Bureaucratie d'Etat, disciplinée et cimentée grâce au Parti. Toute la politique de Gomulka, depuis son avènement, a donc visé à reconstituer l'Appareil du Parti et son unité, en restreignant au maximum les pouvoirs des conseils ouvriers et en cherchant à réduire au silence toutes les critiques des communistes de gauche qui affai- blissaient cet appareil. Or dans le cadre du Parti, la solidarité des fonctionnaires politiques, leur compromission avec l'ancien régime, leur tendance naturelle à défendre leurs privilèges et à se séparer de la masse des travailleurs, tous ces facteurs jouent plutôt en faveur des staliniens qu'en faveur de Gomulka, dont le prestige tient surtout à sa position nationaliste, Entre les communistes de gauche et les staliniens il y a un anta- gonisme idéologique radical : le paradoxe c'est que Gomulka qui a . (1) Socialisme ou Barbgrie, nº 21. 164 CHIPMV! 11 PULL. IF! incarné les aspirations des premiers ne veut se différencier des seconds que sur des questions de méthode. La position idéologique des staliniens se renforce donc, d'autant plus que Gomulka assure main- tenant le gouvernement de Kadar de sa solidarité (ce qu'il s'était longuement refusé à faire) et va en visite officielle à Berlin-Est, cita- delle de l'ultra-stalinisme; celle de la gauche tend à s'affaiblir parce qu'elle est mise dans l'impossibilité de s'exprimer au grand jour et est paralysée par l'homme qu'elle a mis au pouvoir et dont elle a cru faire son porte-parole. Dans la période qui s'ouvre on peut penser que les staliniens joue- ront de plus en plus à découvert. Le fait qu'ils souhaitaient la réunion prochaine d'un congrès du Parti fait juger que leur position est forte dans cette organisation qui reste le maître réel de la société. Contre eux Gomulka a obtenu que le Congrès aurait lieu en décembre et il est probable qu'il fera d'ici là les plus grands efforts pour se préparer une majorité (il a pu introduire deux de ses partisans au secrétariat du Parti, Morawski et Kliszko). Il est en tout cas vraisemblable que la lutte va s'accélérer à l'intérieur du Parti d'ici le Congrès. Le tout est de savoir si les éléments de gauche seront assez lucides pour ne pas céder devant le chantage au péril stalinien qui ne manquera pas d'avoir lieu, s'ils sauront comprendre que, malgré l'apparence, la lutte dans le Parti n'est pas pour eux fondamentale, qu'en revanche leur action auprès des conseils ouvriers et finalement la combativité dont témoignera le proletariat polonais sont seuls capables d'empêcher l'étouffement du mouvement d'octobre, Ci. LEFORT. Le réveil des intellectuels et des étudiants en U.R.S.S. De nombreux échos de l'effervescence qui règne dans les milieux intellectuels soviétiques sont déjà parvenus en France. La « libéra- lisation » inaligurée par le XX Congrès a ouvert la porte à une révolte contre les dogmes officiels dont le feu couvait depuis de longues années. Si la majorité des vieux opposants est morte dans les camps ou les prisons, la contradiction flagrante entre le mythe du « socialisme » et la réalité sociale, entre « l'épanouissement de la culture et de l'homme soviétiques » et l'étouffante dictature bureau- cratique dans tous les domaines des sciences, de la technique et des arts, a engendré continuellement des nouveaux opposants, que seule la terreur policière contraignait au silence. La bureaucratie dirigeante fait aujourd'hui des efforts acharnés pour arrêter le mouvement. Elle met en branle toute la machine « culturelle » de l'Etat, toute la valetaille des intellectuels-fonctionnaires pour condamner lss dévia- tionnistes, redresser leurs « erreurs », interdire leur expression, Cela peut aller de la condamnation publique dans la PRAVDA jusqu'à l'expulsion de l'Université ou l'emprisonnement. Mais c'est trop tard. Elle pourra, pour un certain temps, empêcher les opposants de s'exprimer ; elle ne pourra pas empêcher qu'lls deviennent de plus en plus nombreux, que leur analyse éclaire toujours plus nette- ment la nature sociale du régime, que leur critique creuse toujours plus profondément dans ses contradictions. Les extraits qui suivent permettent de se faire une idée de cette situation nouvelle. 165 HLUSS 51!! 3. . QUESTIONS DEPLACEES (Un article de la « Komsomolskaya Pravda » du 9-8-56) Le journal explique que deux étudiants, Perow' et Konjajew, furent renvoyés de l'Institut de Radio de Taganrog sous prétexte d'avoir enfreint la discipline, Mais les jeunes gens restérent convaincus que leur exclusion était due à d'autres causes, notamment aux questions « déplacées » qu'ils avaient posées pendant le cours. Or, il s'agissait précise l'auteur de l'article d'étudiants irréprochables simple- ment désireux, à la suite du 20e Congrès, de se faire expliquer les thèses exposées au cours : « Abordant la situation politique du pays, ils demandèrent quelles sont les causes du vieillissement de l'outillage dans notre production, pourquoi le prix du charbon est plus élevé dans le Donbass que dans le Kusbass, si l'on prévoyait de nouveaux tarifs et quelles en seraient les conséquences, pourquoi divers produits manquent encore et quelles perspectives s'offrent au développement de l'industrie à l'Est. Parlant des problèmes internationaux, ils soulevèrent la question de la solidarité des travailleurs lorsqu'il y a coexistence pacifique du camp socialiste et des pays capitalistes, ou encore la question des rapports entre la guerre et la révolution. Ils discutèrent de la situa- tion en Allemagne après la guerre, des causes des révolutions et de l'apparition de nouveaux pays socialistes en Europe, les démocraties populaires. ». « Le professeur ne sut pas donner les réponses convenables. Les étudiants le reprirent lorsqu'il dit qu' « une révolution est un change- ment de gouvernement » et il se troubla... >> « Une question de Perow l'irrita particulièrement. L'étudiant avait lu le livre de John Reed « Dix jours qui ébranlèrent le monde » et en avait retiré une fausse image de ce qui, dans les années 1917-18, avait opposé notre parti à ses adversaires sur l'évaluation des possi- bilités de triomphe d'une révolution socialiste. Perow pria le profes- seur de lui préciser la position des adversaires. Mais il n'était pas en mesure de le faire et lui coupa purement et simplement la parole ! » Le professeur se plaignit donc au directeur, dont le premier mouvement fut de punir d'exclusion la malencontreuse curiosité des étudiants, « Attitude combien aberrante ! » commente le journaliste. Cependant, puisque des raisons de discipline avaient officiellement motivé le renvoi des deux étudiants, il convenait que la mesure ne paraisse pas isolée. On décida donc d'exclure quelques autres étu- diants sous prétexte qu'ils assistaient à des cours auxquels n'avaient pas droit ! Les étudiants furent plus tard réintégrés, mais, s'inquiète le journaliste : « Perow osera-t-il encore poser des questions ? ». Et de conclure : « Ce n'est pas avec de telles méthodes qu'on peut ensel- gner le marxisme et éduquer la jeunesse. » . ils DANS LES UNIVERSITES . KOMSOMOLSKAYA PRAVDA du 10-11-56 : * Le camarade Khrouchtchev a déclaré que... pour améliorer l'activité d'éducation parmi la jeunesse, il faut rectifier des opinions erronées et riposter aur manifestations malsaines ». LA CITE (Bruxelles), 27-11-56 : « Interrogé au sujet de sa déclaration à propos des événements à l'Université de Moscou au congrès socialiste, M. k, ministre du Commerce extérieur, a donné les précisions suivantes : De source privée mais sure, le parti socialiste belge a été informé que des remous s'étaient produits tout récemment dans diverses facultés de l'Untversité de Moscou. 166 - { Un journal mural, composé d'informations reprises de la BBC au sujet des événements de Hongrie, avait été affiché par les étu- diants dans une salle commune de l'Université. Le recteur fit enlever ces affiches. Six d'entre elles furent réapposées sur les murs par les étudiants qui placèrent un piquet pour les protéger. Le recteur réunit alors les étudiants et leur déclara que la presse et la radio soviétiques publiaient les seules nouvelles véridiques au sujet de la Hongrie. Beaucoup d'étudiants protestèrent en quittant la salle. » KOMSOMOLSKAYA PRAVDA, 4-12-56 : « Certaines discussions qui, ces temps derniers, eurent lieu dans une série d'écoles supérieures, ne peuvent pas manquer de soulever des objections. Ce n'est certainement pas que certaines de ces dis- cussions fussent violentes; au fait, chaque discussion presuppose qu'on défend passionnément sa propre opinion. Non, il s'agit d'autre chose. A côté des remarques critiques intelligentes et justes, adressées aux gens de lettres et aux artistes, ainsi qu'à leurs organisaitons, au sujet des erreurs commises en liaison avec le culte de la person- nalité, on a pu entendre, au cours de ces discussions, des vitupé- rations et des déclarations démagogiques tendant à nier toutes les conquêtes, pourtant incontestables, de notre culture socialiste. Le pire, à notre avis, c'est que ces déclarations prennent souvent la forme de phrases ultra-révolutionnaires dont l'audace doit frapper l'imagination de l'auditoire et provoquer des applaudissements... >> SOVIETSKAYA LITVA (Lithuanie), 9-12-56 : « L'insurrection armée de la réaction contre le régime démocra- tique en Hongrie a encouragé les réactionnaires également dans notre République... Certains d'entre eux se sont dissimulés sous le manteau de la critique, d'autres ont pris le masque d'une prétendue défense de la démocratie, mais d'autres encore ont essayé de calomnier tout à fait ouvertement et de semer la méfiance envers la politique pour- suivie en Lithuanie par le parti communiste et le Gouvernement soviétique... » « Certains enseignants, tout en remarquant un état d'esprit malsain parmi les étudiants, ne font rien pour le dissiper et luttent pas activement contre les défauts qu'accuse le travail d'édu- cation. » KOMSOMOLSKAYA PRAVDA, 15-12-56 : « Plus que jamais, les étudiants sont en train de mettre à nu les défauts de l'activité déployée par le Komsomol dans les établisse- ments de l'enseignement supérieur ; plus que jamais les étudiants critiquent d'une manière pratique et efficace les défaillances dans l'éducation... Tout en soutenant par tous les moyens les efforts des gens actifs, tout en défendant leurs intérêts dans la lutte contre des bureau- crates de toute espèce, notre peuple et notre parti n'ont jamais toléré de discoureurs, de bavards stériles, de démagogues qui se van- tent de tout comprendre et de tout pouvoir juger. Il existe un certain nombre de gens de cette sorte dans le milieu estudiantin. Leurs voix se sont fait entendre, de temps à autre, aux réunions plénières et aux conférences... KOMSOMOLSKAYA PRAVDA, 22-12-56 (article consacré aux étu- diants de Kharkov) : « Dans le milieu estudiantin, qui est sain et cherche à comprendre les choses, on rencontre, évidemment, des démagogues, des bavards, des forts-en-gueule qui, cherchant à ba tre monnaie des difficultés qui existent encore, se dissimulent derrière les phrases pseudo-révo- lutionnairs. Mais ces démagogues seront d'autant plus vite détrônés que nous expliquerons à la jeunesse plus hardiment et plus profondé- ment la politique du Parti et ses décisions. » ne 167 LILL NILIMI HULLWIJNLLWALL! A.F.P., MOSCOU, 22-12-56 : « Le recteur de l'université de Sverdlovk, le professeur Tchou- farov, vient d'être révoqué pour avoir perdu le sens de la responsa- bilité dans l'exercice de ses fonctions et « avoir dressé une barrière entre lui et les étudiants », annonce le journal SOVIETSKAYA ROSSIA, qui laisse entendre que cette révocation est liée aux remous constatés en ce moment dans les milieux universitaires. Le journal indique que « les déclarations démagogiques faites par les étudiants au cours de réunions universitaires et de réunions du Komsomol (Jeunesses Communistes) ont surpris les dirigeants locaux du Parti ». Selon le journal, le mal viendrait du fait que les professeurs évitent de répondre aux questions posées par les étudiants à la lumière de l'abolition du culte de la personnalité. Les professeurs s'obstinent à se référer uniquement « au passé lointain, en attendant que des instructions venant d'en haut leur donnent des indications sur la façon de présenter aux étudiants les événements d'actualité ». Le journal constate enfin que, malgré l'adhésion de 90 % des étudiants au Komsomol, « une partie des jeunes communistes manifestent de l'apathie et ont perdu la foi dans l'aptitude de leur organisation à présenter un intérêt quelconque. » PRAVDA, 27-12-56 (Conférence du Comité du Parti de Moscou consa- crée au Komsomol dans l'enseignement supérieur) : « Certains étudiants font preuve d'un état d'esprit malsain et tombent sous l'influence de l'idéologie étrangère. » A.F.P., MOSCOU, 28-12-56 : « Les étudiants soviétiques qui n'observent pas les règles du Kom- somol sont mis au pilori dans l'organe du Ministère de la Culture, MOSKOVSKI KOMSOMOLETS. Dans le style vivant du reportage, l'auteur de l'article peint, en termes méprisants, plusieurs types : d'abord celui qui écoute les radios étrangères, dont les informations N objectives » laissent filtrer « de méchantes calomnies sur la vie du peuple soviétique », ensuite l'étudiant « qui affecte de comprendre ce que les autres ne comprennent pas » et qui « use d'un langage démagogique », parlant de « son programme » de « sa plate-forme. » TROUD, 8-1-57 : « ...les organisations sociales actives dans les établissements de l'enseignement supérieur... n'ont pas suffisamment lutté contre l'état d'esprit vacillant dont font preuve des étudiants qui, tombant sous l'influence de la propagande bourgeoise, ont exprimé des opinions politiques notoirement fausses et malsaines. Au cours de la réunion des responsables du Komsomol à l'Institut de mécanique, précision et optique de Leningrad, l'étudiant Gorélik, qui a mal compris la cri- que relative aux élections dans les organisations de la jeunesse, parla d'un prétendu étouffement de l'initiative créatrice des étu- diants. A l'université d'Etat de Moscou, on toléra dans le journal mural Tribune des attaques grossières, reprenant des mensonges de la presse bourgeoise contre la presse soviétique. A l'institut polytech- nique de l'Oural, sous le drapeau de la critique et du développement de la démocratie, certains étudiants firent des déclarations démago- giques, tendant à opposer le Komsomol au Parti. >> UNE LETTRE DE MOSCOU : Voici les principaux passages d'une lettre reçue par un journa- Uste autrichien ayant vécu en U.R.S.S. Elle émane d'un étudiant de l'Université Lomonosov de Moscou et a été publiée par la revue autri- chienne FORUM (N° 38 Février 1957). Nous la tenons pour authenti- quo, car comment ne pas reconnaître dans son auteur un de ces « demagogues », « criticailleurs » et « déviationnistes » qui soulèvent l'indignation de la KOMSOMOLSKAYA PRAVDA, comment ne pas 168 faire le rapprochement entre les conclusions théoriques qu'elle rap- porte et le contenu des « programmes » et « plate-formes » que dénonce le MOSKOVSKI KOMSOMOLETS, sans oser les exposer ? « C'est par les informations diffusées par des stations de radio- diffusion occidentales, ainsi que par une nouvelle diffusée par Radio- Varsovie, que nous avons su que les événements de l'Université Lomo- nosov, à Moscou, ont été connus du monde occidental. Cependant, nous avons du constater que leur déroulement et leur importance n'avaient pas été compris correctement à l'Occident. Pour nous autres, étudiants soviétiques, le 30 novembre 1956 a été un jour mémorable ; certains disent qu'il a été un jour historique. Après que le professeur B.E. Siroiëtchkovitch eut fait son cours de marxisme-leninisme, un débat s'engagea, comme d'habitude. Au cours de ce débat, un étudiant posa une question essentielle, une question qui recèle peut-être en elle tout le destin de notre marxisme. Il exposa d'abord tout à fait correctement l'enseignement de Lénine selon lequel la grève générale est l'arme du proletariat, et selon lequel la grève générale déclenchée pour des motifs d'ordre économique peut, dans certaines circonstances historiques déterminées, devenir une grève politique et finir par se transformer en soulèvement armé. Après avoir insisté sur cette thèse de Lénine, et avoir fait observer que la grève générale ne pouvait jamais devenir l'arme de combat de la classe exploitante, l'étudiant demanda comment, dans un Etat socialiste ou, pour être tout à fait concret, en Hongrie, il a pu se produire une grève générale, étant entendu qu'il ne saurait y avoir de grève générale dirigée contre un gouvernement communiste des ouvriers et des paysans... Le professeur Siroiëtchkovitch répondit en se bornant à repren- dre les arguments invoqués par nos journaux. C'était peu pour un débat universitaire. commença à parler de la terreur répandue par les officiers fascisto-horthystes, et des activités diversionnistes des impérialistes occidentaux... Ses paroles furent noyées dans les protes- tations des étudiants qui, à grand renfort de citations de textes de Lénine, montrèrent que le professeur n'avait pas abordé le fond du problème. En conclusion, les étudiants invoquèrent une formule clas- sique de Lénine, selon laquelle le « parti du type nouveau » a pour devoir et pour tâche de faire siennes les revendications des travail- leurs énoncées pendant la grève générale et de leur donner l'orien- tation la plus efficace. En aucun cas le « parti du type nouveau » n'a le droit de combattre la grève générale avec les moyens employés par l'Etat des bourgeois et des exploiteurs, c'est-à-dire par les juridictions d'exception, la force des armes et la dissolution forcée des conseils ouvriers. Arrivée à ce point, le débat dégénéra en vociférations chao- tiques; le professeur jugea préférable de vider les lieux. La nouvelle de l'événement fit très rapidement le tour du quartier étudiant de l'Université, Des discussions se poursuivirent; tard dans la nuit, on alla réveiller des étudiants hongrois, hôtes de l'Université de Moscou, pour leur demander de fournir des renseignements sur la situation dans leur pays. Les Hongrois n'étaient pas habitués à de tels débats à coeur ouvert et, compte tenu des renversements successifs de la situation politique qui venaient de se produire dans leur pays ils éludèrent toutes les questions quelque peu délicates. Il n'empêche que le peu qu'il révélèrent fournit aux étudiants soviétiques suffisamment de points de comparaison avec la situation en Union Soviétique... Peu à peu, une question capitale, du point de vue du « socialisme réalisé », se cristallisa dans leur esprit. La voici : ne peut-on considérer que l'appareil du parti, bien que n'ayant aucun titre formel à la propriété des moyens de production de la commu- nauté, est devenu, par la domination effective de ces moyens de pro- duction, par leur utilisation, par le pouvoir d'affectation et de distri- bution des forces de travail et, enfin, par le contrôle qu'il exerce sur les salaires, une classe d'emploiteurs dans le sens marxiste originel de ce concept ? Et s'il en est ainsi, ne peut-on considérer que l'utilisation, contre l'appareil du parti, de l'arme de la grève générale, peut être légitime et même nécessaire ? - 169 LLLLL 11111 1.1.1 Le débat buta sur cette question essentielle, il se termina sans que les participants aient pu s'accorder sur une réponse. >> L'auteur de la lettre raconte ensuite comment des feuilles manus- crites exigeant la vérité sur la Hongrie sont apparues le lendemain sur les tableaux d'affichage de l'Université. Après avoir décrit la réunion du Komsomol de l'Université où, à propos des événements hongrois, la bureaucratie fut sévèrement attaquée, il poursuit : « Dans la soirée, la discussion fut reprise, à la « Maison des Let- tres » par un cercle d'écrivains et d'étudiants. Les événements de Hongrie n'en formaient plus le thème central, on ne les invoquait plus que comme l'exemple d'une évolution dont les prémisses existaient partout, et même en U.R.S.S... Aussi ne manqua- t-on de soulever, par voie de conséquence, le problème des classes dans la société soviétique. La presque totalité des participants au débat estimèrent que la formule officielle sur « l'alliance des ouvriers et des paysans avec les intellectuels, sous la conduite de la classe ouvrière » ne correspondait pas à la situation réelle et que l'opposi- tion entre exploiteurs et exploités continuait à exister dans l'Etat soviétique. Seul le signe distinctif de la classe des exploiteurs, fit-on observer, avait changé par la suppression de la propriété privée des moyens de production. Le droit de propriété des travailleurs sur les moyens de production, ajouta-t-on, est purement formel ; d'autre part, la pré- férence accordée par le parti, appuyé sur une administration centra- lisée, au développement de l'industrie lourde, avait fixé juridiquement les différences de classe dans la société soviétique : les bénéficiaires de cette politique avaient instauré, pour leur protection, une justice de classe semblable à celle qui, dans la société bourgeoise, doit protéger la classe des exploiteurs. Tout comme dans la société capitaliste, la justice de classe de l'Etat socialiste qualifie de haute trahison tout mouvement d'opposition contre les exploiteurs et le réprime en consé- quence. Cet état de choses, ajoute-t-on, signifie que les objectifs de la Révolution d’octobre s'étaient mutés en leur contraire... >> Des divergences se manifestent à la réunion du Comité des Komsomols convoquée pour discuter des incidents de l'Université Lomonosov. En fin de compte, le rectorat prononce l'exclusion de 150 étudiants et suspend les cours de marxisme-leninisme jusqu'après les fêtes de Nouvel An, Les discussions se poursuivent chez le étudiant : « C'est au cours de ces discussions que fut forgé le mot d'ordre de la « révolution socialiste contre l'Etat pseudo-socialiste ». Lénine lui-même en avait créé les bases idéologiques, et avait décrit minu- tieusement les méthodes et la tactique du combat à mener. Les étu- diants de nationalité russe furent les premiers à adopter ce mot d'ordre, car ils y voyaient une possibilité de maintenir l'unité de l'Etat. Les étudiants d'autres nationalité s'en tinrent plutôt au prin cipe des « voies différentes vers le socialisme » ; les oppositions tra- ditionnelles entre Russes proprement dits et les autres nationalités de l'U.R.S.S. se manifestèrent nettement à cette occasion. Selon toute apparence, le socialisme ne pourra se maintenir chez nous à longue échéance que s'il se révèle possible de réaliser d'une manière quelconque le mot d'ordre de « révolution socialiste contre l'Etat pseudo-socialiste ». En revanche, la formule des « voies diffé- rentes vers le socialisme », bien qu'ayant été énoncée pra les diri- geants actuels de l'Union Soviétique, semble ébaucher une évolution qui, au lieu de conduire à un renouveau du socialisme, semble plutôt devoir aboutir à la naissance de nouvelles entités autonomes, voire souveraines, dont le nationalisme risquerait de faire éclater les cadres de l'Etat unitaire et, par voie de conséquence, la liquidation de ses institutions socialistes. >> La lettre explique ensuite comment des discussions semblables ont eu lieu en d'autres points du pays : à Moscou, à Léningrad (« où parait un journal étudiant ronéotypé « Gouloboi Bouton », qui n'est contrôlé ni par le rectorat ni par le Komsomol, et dans lequel on 170 débat des questions du marxisme contemporain, de la création artis- tique, etc. »), à Kiev, à Kharkov, à Sverdlovsk, à Novosibirsk, et jusque dans les universités d'Asie centrale, à Tachkent, par exemple, Elle se termine ainsi : * Il est remarquable que ce mouvement n'ait pas été déclenché par les sphères dirigeantes, et qu'il soit né spontanément, à l'inté- rieur du camp socialiste. Il est probable que les solutions, elles aussi, seront trouvées à l'intérieur du camp socialiste ; les sphères diri- geantes ne les favoriseront certes pas ; mais il n'est guère probable qu'elles seront en mesure de s'y opposer. » - Grèves en Grande-Bretagne L'importante grève des ouvriers des chantiers navals et de l'in- dustrie mécanique, qui a récemment eu lieu en Grande-Bretagne, a paru confirmer l'idée selon laquelle deux puissances gigantesques domineraient ce pays d'une part, les capitalistes, et de l'autre, la fédération des Trade-Unions, le T.U.C. Cette idée correspond, sans aucun doute, à une certaine réalité. Avec ses 8 millions d'adhérents, le T.U.C. représente la seule fédération syndicale importante de Grande-Bretagne, et son expression politique, le Labour Party, est suffisamment forte pour empêcher le gouvernement de se montrer trop coriace. Et pourtant, ce n'est là qu'un aspect parmi d'autres, des choses : une fois de plus, les événements récents ont démontré que le T.U.C. n'exerce pas sur la classe ouvrière un contrôle aussi parfait que lui-même et la presse quotidienne voudraient nous le faire croire. En fait, alors, même que la grève se développait, nous avons été conviés à un spectacle des plus intéressants : les grands journaux bourgeois et d'abord le « Times >> soutenant les syn- dicats contre les ouvriers. Et le silence à peu près total observé par la presse française sur des événements considérés Outre-Manche comme forts importants, pose certaines questions qui valent quel- ques instants de réflexion. La cause immédiate de ces manifestations de tendresse à l'égard des syndicats doit être recherchée dans un rapport rédigé par Lord Cameron, président d'une Commission d'enquête chargée par le Gou- vernement d'étudier ce que Lord Cameron appelle « l'état d'anar- chie et de suspicion » qui règne aux usines Briggs (une succursale de Ford). Le motif officiel de l'enquête était la démission d'un « shop- steward », J. McCloughin. Mais, comme l'écrit le « Times » : « Le rapport de la Commission d'enquête se présente comme une étude objective sur un mal endémique dont souffre l'industrie. Cet inci- dent ne fut que le point culminant d'une interminable série de que- relles, de déceptions et d'arrêts de travail ; depuis 1953 on a compté chez Briggs 500 (!) grèves non-officielles ». Ces 500 grèves sont importantes du fait même que, à l'instar de 90 % des grèves britanniques, elles ont été non officielles, ce qui revient à dire que les centrales syndicales ne les ont ni déclenchées ni même soutenues. De telles grèves débutent au niveau de l'ate- lier et sont en général dirigées par des comités de délégués d'atelier (shop-stewards) élus plus ou moins directement et démocratique- ment par les ouvriers eux-mêmes (ce caractère démocratique varie considérablement d'une usine à l'autre, de même que le comité de délégués s'identifie plus ou moins avec le comité syndical local). Ces organisations représentent, pour la bourgeoisie, une source de soucis toujours croissants. Il est intéressant de lire les commen- taires auxquels la presse conservatrice se livre à ce sujet. Ainsi, le * Times », qui écrit : « De telles organisations sont un cancer sur le corps du syndicalisme. C'est aux syndicats eux-mêmes qu'il revient de trouver un remède efficace s'ils veulent continuer à protéger les intérêts de leurs membres et préserver leur autorité « (Editorial, 12-4-57) ». De même, l' « Economist » assume mais pour la pre- mière fois à l'égard des syndicats le rôle d'oncle plein de bien- - 17) NYUMBA I Talib Ir... 11.11.III.ILIPILIPILI... MWI .. veillance : « Ce n'est pas seulement l'industrie qui souffre du pou- voir irresponsable des délégués, mais, par dessus tout, la direction syndicale » (20-4-57), (c'est nous qui soulignons). Et Lord Cameron lui-même recommanda que « les syndicats en question étudient immédiatement l'organisation des comités de délégués et retirent à ceux-ci le pouvoir excessif dont ils disposent ». La relation entre les comités de délégués d'atelier et les grèves « non-officielles », d'une part, et les syndicats officiels de l'autre, est complexe : elle reflète le développement inégal de la classe ouvrière britannique que le système capitaliste incite à une révolte toujours plus affirmée, mais qui se refuse, en partie tout au moins, à rompre avec la bureaucratie travailliste, mue qu'elle est par la crainte que la désunion mette en danger les « réalisations concrè- tes » du Welfare State (1) et la position du T.U.C., par une répu- gnance traditionnelle à l'égard des schismes idéologiques, le Plein- emploi étant en outre suffisamment nouveau pour agir comme un frein. (2). Mais les événements récents indiquent que la classe ouvrière rejette toujours davantage_l'autorité du capitalisme aussi bien que celle des syndicats. Chez Briggs, par exemple, le nombre des grèves non-officielles entraîna la signature, en 1955, d'un accord entre la direction et les syndicats pour éliminer de telles grèves. Depuis cette date, 234 nouvelles grèves de ce genre ont eu lieu. Lord Cameron se plaint amèrement de ne pas voir les délégués, qui sont souvent en même temps des représentants des syndicats, « utiliser les puissants moyens dont ils disposent pour lutter contre la rupture de l'accord ». Le fait essentiel est que les ouvriers se moquent éperdument de ce que les syndicats signent ou disent. Quant aux syndicats, ils sont contraints d'accepter, comme un mal nécessaire, cette indiscipline chronique dont font preuve aussi bien leurs adhé- rents que leurs représentants aux échelons inférieurs ; ils n'osent se heurter trop directement, trop ouvertement, avec la base des usines. D'autres signes d'une telle évolution sont apparus lors de la seconde flambée de grèves dans l'industrie mécanique. Rappelons que ce mouvement débuta à la fin du mois de mars et fit rapide- ment « boule de neige », le nombre de grèves croissant de jour en jour ; mais l'arrêt du mouvement fut décidé bien avant que celui-ci ait atteint son plein développement. Le vote décisif sur la reprise du travail fut présenté par Carron, secrétaire du Syndicat de la Cons- truction Mécanique (A.E.U.), lequel savait cependant parfaitement que la majorité des membres y était opposée. Le « Times » du 4-4-57 décrit les incidents suivants, dont nous savons, d'après les rensei- gnements que nous avons pu recueillir, qu'ils furent loin d'être les seuls : 6.000 ouvriers de Glasgow conspuèrent les représentants des syndicats qui voulaient leur parler et défilèrent ensuite à travers la ville en criant « nous voulons la tête de Carron » ; 2.000 ouvriers manifestèrent à Manchester contre la cessa- tion de la grève ; 1.000 ouvriers à Bristol, 600 à North Shields, 400 à Newcastle et 400 à Slough votèrent des résolutions exprimant leur « profond dégoût », « condamannt les dirigeants qui nous ont vendus », etc. (1) « L'Etat Providence. » (2) Les réalisations sociales du gouvernement travailliste (médecine gra- tuite, facilités de logement et d'éducation), sont sans doute possible, plus consis- tantes que ce qui existe en France, par exemple. En outre, leur coût est infé- rieur à celui que représenterait une augmentation de 10 % des salaires. Quant à la capacité du T.U.C. d'obtenir de hauts salaires et, par là, de rançonner l'éco- nomie nationale comme disent les conservateurs personne n'y croit. Il y aurait beaucoup à dire sur les idées émises par B.C. Roberets, de la London School of Economics (pour citer un auteur éminemment respectable, peu suspect de vouloir favoriser ces anarchistes que sont les shop-stewards). Celui-ci écrit : « Il est à peu près certain que le niveau des salaires se serait élevé bien davan- tage en Angleterre durant les dix dernières années si les discussions collectives n'avaient pas été centralisées à un tel point » (Political Quarterly, July-Sept. 56.) 172 பட வாயயாம் Ces incidents sont limités, mais ils ne sont pas isolés. L'oppo- sition à l'égard de la direction de l'A.E.U, répond à celle des dockers à l'égard de leur propre bureaucratie (1). Et le fait que le mouve- ment noté chez Briggs représente un mouvement à long terme et destiné à s'étendre, est confirmé par les statistiques concernant les grèves. En Grande-Bretagne, la proportion des grèves portant sur des questions de salaires par rapport au total des grèves est bien plus faible que dans les autres pays d'Europe (50 % contre 70-90 %). En outre, une part croissante de ces grèves a pour origine, non plus des revendications immédiates de salaires, mais porte plutôt sur les conditions de paiement, etc. En fait, le pourcentage des grèves por- tant sur les salaires proprement dits, est tombé de 40 %, dans les années 1930, à 5,8 % et 8,4 % en 1954 et 1955. La catégorie de grèves qui s'est considérablement accrue, correspond à ce que les statis- tiques appellent « conditions de travail, règlements et discipline ». Durant la période 1927-38, cette catégorie représentait en moyenne 13 %, sans variations importantes correspondant aux fluctuations économiques, alors qu'en 1954 et 1955 elles représentèrent 37 % et 35 %. En bref, la lutte de la classe ouvrière prend toujours davan- tage la forme d'une révolte contre la discipline et l'autorité capita- liste dans l'entreprise, ainsi que contre la discipline des syndicats bureaucratisés. Les nouvelles grèves n'ont aucun besoin, même super- ficiel, de négociateurs professionnels. S. TENSOR. (3) Cf. Socialisme ou Barbarie, no 18. La grève des dockers anglais. MISE AU POINT * France-Observateur » du 9 mai dernier a publié une lettre adressée au Président de la République qui protestait contre les entraves apportées à la liberté de l'information en ce qui concerne la guerre d'Algérie. Ma signature figurait au bas de ce texte parmi trente-six autres. Je tiens à préciser, à l'intention des lecteurs de < Socialisme ou Barbarie » qui se sont étonnés de me voir accepter les termes de cette protestation, que ma signature n'a pas été sollicitée et que j'ignore pour quels motifs le Directeur du journal a cru pouvoir en faire état. Il va de soi que je suis prêt à me joindre à tout mouve- ment en faveur de la liberté de la presse, et tout particulièrement en faveur de « France-Observateur », mais je ne saurais m'adresser au président de la République dont la solidarité avec ceux qui mènent la guerre en Algérie et en général avec la politique de la bourgeoisie me paraît évidente, ni, en aucun cas, souscrire à la phrase suivante : « Nous revendiquons pour lui (le peuple français) le droit de savoir si ce qu'on y fait (en Algérie) est conforme ou non à l'honneur de son drapeau. » Il n'y a pas pour moi d'honneur du drapeau qui compte; il n'y a pas non plus de conditions qui justifient la présence d'une armée française en Algérie contre la volonté du peuple algérien. Claude LEFORT. i Le manque de place ne nous permet pas de publier dans ce numéro la correspondance des lecteurs. Nous le ferons dans le pro- chain numéro. 173