SOCIALISME OU BARBARIE Le contenu social de la lutte algérienne Depuis un an le rapport des forces en présence en Algérie s'est profondément transformé. D'une part le capitalisme a reconstitué sa domination sur sa fraction algérienne et sur l'appareil militaire que cette fraction avait cherché à orienter selon ses intérêts propres. Mais d'autre part ce succès ne lui a pas encore permis d'apporter à la question algérienne une réponse conforme à ses intérêts globaux, à commencer par la paix. La résistance ne s'est pas décomposée, elle n'a pas capitulé. Elle est, plus que jamais, l'interlocuteur dont on guette la réponse. En attendant la guerre s'est poursuivie, mettant à jour l'intensité du processus révolutionnaire dont elle est l'expression. Après un bref inventaire des forces dont le 13 mai 1958 avait signifié la commune victoire, nous voudrions nous attacher plus précisément au contenu révolutionnaire de la crise algérienne, et en dégager d'ores et déjà la signification sociale et historique. 1. --- REORGANISATION INTERNE DE L'IMPERIALISME L'un des éléments qui occupaient précédemment le devant de la scène algérienne a été refoulé et presque éliminé comme force déterminante : les ultras. La masse des associations, comités, groupements, mouvements qui couvraient l'Algérie au milieu de 1958 et étendaient leurs ramifications jusque dans la métropole s'est peu à peu réduite : éclatements, dissolutions, exclusions sont succédés dans le monde ultra pendant un an sans inter- ruption. On compterait d'une main ce qu'il reste des organisations qui ont mené la population algéroise à l'assaut du gouvernement général. se - 1 - ن تمام Les rivalités personnelles, l'asphyxie de quelques leaders par l'atmosphère spéciale du Parlement et des Cabinets ministériels ont assurément favorisé la désorganisation de l'opposition algéroise à Paris. Sans doute encore la dislo- cation du bloc formé par certains chefs militaires et les ultras a-t-elle porté à ceux-ci un coup décisif : perdu le soutien de l'armée, ils étaient dépouillés de toute force réelle aussi bien contre Paris que contre le FLN. Mais la raison profonde de leur décrépitude n'est pas là. Elle est dans le fait que la pression politique que les Européens d'Algérie exerçaient sur leurs organisations a sensiblement décru. Il faut chercher les raisons de cette baisse de l'activité poli- tique dans l'Etat gaulliste lui-même. A mesure que de Gaulle réorganisait le pouvoir et en interdisait l'accès à l'ensemble de la population, il confinait dans l'inactivité et l'attentisme non seulement les organisations politiques et les « groupes de pression » de la métropole, mais encore la seule fraction populaire qui se fût réellement montrée combative dans la période précédente, à savoir les Européens d'Algérie. Le problème algérien étant devenu' « l'affaire personnelle du général », les foules du Forum se trouvaient san's emploi ; elles se dépolitisèrent à leur tour (1). De son côté l'armée, autre protagoniste du 13 mai, a subi l'assaut du régime qu'elle a porté au pouvoir. Non seulement de Gaulle cherchait à sectionner les liens qui unissaient l'Etat-Major et les organisations ultras en reti- rant les officiers des CSP, mais il procédait au limogeage de tous les officiers supérieurs suspects d'ultra-gaullisme, il envoyait les colonels totalitaires exercer leurs talents dans les djebels, il rognait les griffes aux super-préfets militaires en les flanquant de responsables civils, il déléguait à Alger un homme à lui, muni de directives destinées à rendre à l'administration civile la direction des affaires, bref tout le personnel appartenant aux organes de gestion subissait (1) Le processus était déjà en cours pendant l'hiver 58-59. Cf à ce sujet l'article de P. Canjuers, « Naissance de la Cinquième Répu- blique », dans le numéro 26 de cette revue, pp. 51. sq. Il faut encore associer à cette dépolitisation le changement d'attitude du grand colonat : depuis trois ou quatre ans les colons les plus riches et les grosses sociétés ont racheté à bas prix les terres abandonnées par les petits colons qui ne parvenaient pas à régler leurs dettes aux collec- teurs du LN, ou laissées en friche à cause des opérations. Cette concentration de la propriété à des fins spéculatives leur permet maintenant d'envisager avec une certaine sérénité la perspective d'une réforme agraire accompagnée d'indemnités. Au demeurant certaines de ces terres ont déjà été rachetées à leurs récents acqué- reurs par l'administration afin d'être redistribuées aux fellahs. Il est probable qu'en revanche le commerce européen verrait le départ de 500 000 militaires d'un assez mauvais œil : c'est que l'armée constitue un marché énorme par rapport aux capacités réelles de l'Algérie. 2 une véritable mutation. Il n'est pas jusqu'au plus obscur capitaine de la zone opérationnelle la plus crottée qui ne reçut de ses nouveaux supérieurs des directives concernant les prisonniers, les otages, la recherche du renseignement, les rapports avec la population algérienne. Les remous que ces mesures provoquèrent dans l'armée, le reflux de mécontentement qui vint battre les portes du ministère de la Guerre, témoignèrent de la violence du choc. Mais une fois les généraux et les colonels démissionnés des CSP, et surtout une fois la capitulation de Salan obtenue (non sans mal), l'essentiel de la résistance que de Gaulle pouvait rencontrer dans l'armée se trouvait vaincu, pour autant que cette résistance ne reposait sur aucune base sociologique réelle. Le mot, en faveur à l'époque, selon lequel de Gaulle n'était que le Néguib de Massu, exprimait les obsessions exotiques des officiers d'Algérie, certainement pas une réalité sociologique observable. Dans un pays sous- développé comme l’Egypte l'armée constitue le seul appareil organisé capable d'engager la lutte contre le gou- vernement de l'oligarchie et ses alliés impérialistes : elle est l'instrument de la prise du pouvoir par la bourgeoisie locale, ou plutôt l'instrument par lequel l'embryon de bourgeoisie qui étouffait dans la société coloniale peut se développer en réorganisant cette société selon ses intérêts propres. En Algérie Massu n'était qu'un officier impatient de recevoir des ordres. Le rôle politique réel lons dire : autre que celui qui résulte du carriérisme et de l'ambition personnels d'une armée dans un pays où le grand capital détient solidement le pouvoir social, est nécessairement nul. Tout ce que nous venons de dire montre qu'en dépit des intentions affichées par certains officiers, la faction militaire d'Alger a été rapidement encadrée par le personnel politique proche de la grande banque, et ultérieurement décapitée. Les conditions d'une dictature militaire totalitaire n'ont jamais existé à l'échelle de la société globale, même si elles existaient ce qui est cer- tain -- sur le plan de la réalité algérienne. Ce qui, dans l'armée, résiste encore à de Gaulle, ce n'est pas l'armée elle-même, c'est la société algérienne. Ce qu'il est convenu d'appeler l'opposition des capitaines à la politique algérienne de de Gaulle n'exprime pas un conflit quelconque entre le sommet d'un appareil et son échelon exécutif, mais la contradiction réelle entre la société algé- rienne actuelle et les intentions du capitalisme français. La gestion sociale totale à laquelle les officiers subalternes sont employés bon gré mal gré par la nature même de la guerre algérienne est apparemment inconciliable avec les directives que ces officiers reçoivent du sommet. On l'a vu lors du referendum et des élections en Algérie. Il apparais. sait clairement que de Gaulle cherchait alors à dégager chez nous vou- 3 les Algériens une couche petite bourgeoise et bourgeoise politiquement intermédiaire, susceptible de faire contre- poids au FLN. Mais il n'est pas moins évident que l'armée. c'est-à-dire les officiers subalternes chargés d'effectuer concrètement la pacification, était hors d'état de mener à bien une telle politique ; l'eût-elle acceptée dans son ensemble qu'elle n'aurait pu l'appliquer : que peut sifini- fier pour un capitaine chargé de gérer un douar kabyle l'ordre de « promouvoir les élites locales » ? Une bonne partie de ces élites est dans les maquis, ce qui reste ou bien se terre et doit être contraint à collaborer, ou bien collabore ouvertement avec l'autorité militaire, et dans les deux cas la réussite de cette politique exige la « protec- tion » de l'armée contre les représailles de l'ALN, c'est-à- dire la consolidation du pouvoir gestionnaire du capitaine. Par conséquent une fois liquidées les résistances les plus voyantes, mais les moins solides, à la reprise en main d'Alger par Paris, le gouvernement de de Gaulle rencontre, dans ce que l'on nomme les « capitaines », la matière même du problème, l'objet du conflit en personne, c'est-à-dire la question : comment gérer l'Algérie actuelle ? Le problème de l'armée n'est plus alors celui d'un complot, c'est celui d'une société (2). De l'examen rapide des deux grandes forces naguère coalisées en Algérie contre la IV° République, il ressort que depuis un an la politique gaulliste a rassemblé certaines conditions tactiques d'un règlement algérien, en ce sens qu'elle a débarrassé l'impérialisme français de certaines contradictions internes qui entravaient son approche du problème. La dépolitisation des Européens et des militaires signifient la réintégration du secteur algérien français dans le giron de l'impérialisme. Il s'agissait là d'une condition préalable à toute tentative sérieuse de résoudre le pro- blème (3). Mais il est évident que le problème n'est pas pour autant résolu ni dans sa forme ni dans son fond, comme l' « opposition des capitaines » nous l'a fait pres- sentir. Sa forme, c'est six à huit dizaines de milliers (2) Les journalistes de gauche et d'ailleurs, en continuant de s'interroger sur des complots tramés dans les sphères supérieures de l'armée et dirigés contre de Gaulle, donnent la mesure de leur compréhension du problème. C'est à croire que pour eux le 13 mai n'a jamais eu d'autre sens qu'un putsch militaire. Espèrent-ils que le régime actuel périra par ses propres armes ? Cela donnerait à penser sur la confiance que la « gauche » a dans sa propre activité. De toute manière ce serait omettre que ce régime signifie justement une consolidation de l'Etat capitaliste, laquelle exclut désormais l'effica- cité des complots en général. (3) Cf Laborde, « La guerre « contre-révolutionnaire », la société coloniale et de Gaulle », Socialisme ou Barbarie, n° 25, p. 27. d'hommes qui ne désarment pas ; son fond, c'est que la société algérienne continue à échapper à toute organisation, c'est qu'elle vit dans une sorte de milieu institutionnel fluide. 2. PERSISTANCE DE LA SITUATION REVOLUTION- NAIRE Que la guerre continue, plus violente que jamais on en a la preuve en ce que la moindre baisse des effectifs du contingent suffit à ébranler le dispositif français et motive la suppression des sursis. Si l'on appelle pacification l'en- semble des opérations qui rendent possible la reconstitution d'une société non-militaire, aucun progrès n'a été fait dans la pacification. Il est toujours exclu à l'échelle de l'Algérie que les activités sociales les plus simples puissent s'exercer sans cette couveuse artificielle que forment les 500 000 mili- taires français. Il ne suffit pas de pourchasser les bandes, disait tel général, il faut rester. Ce n'est un secret pour personne que la moindre localité algérienne ne pourrait survivre durablement dans son organisation actuelle au retrait des troupes françaises. Ce fait signifie que les insti. tutions qui devraient en principe régler les rapports actuels en Algérie ont perdu toute réalité sociale ; elles ne vivent qu'à portée de mitraillette. Du point de vue sociologique, et compte tenu de la nature de la guerre algérienne, le fait que la guerre dure n'est rien d'autre que le fait du désa- justement permanent de la réalité sociale aux modèles d'organisation dont on prétend la coiffer. depuis cinq ans. On sait qu'aucun des vêtements juridiques qui ont été essayés sur la société algérienne, ni l'assimilation, ni la « personnalité algérienne », ni l'intégration, ni la « place de choix », n'a pu l'habiller ; de Gaulle en a implicitement convenu en offrant le choix entre trois statuts. Mais cette impossibilité formelle ne fait que révéler, sur le plan du droit, une situation sociologique remarquable : si l'impé- rialisme français n'a pas à ce jour réussi à doter cette société d'une organisation autre que celle de la terreur, c'est qu'aucune institution. ne peut actuellement répondre de façon satisfaisante aux besoins des Algériens, c'est que ceux-ci se conduisent d'une manière telle que l'ordre social antérieur ne coïncide plus avec ces conduites d'une part et que d'autre part celles-ci ne sont pas encore parvenues à se stabiliser en un ensemble d'habitudes qui: formerait un ordre nouveau. On peut résumer cette situation en disant que la société algérienne est « déstructurée ». Quand le CRUA a ouvert les hostilités, on aurait pu croire que les activistes du MTLD poursuivaient par la violence ce que Messali, voire Ferhat Abbas, avaient com- 5 mencé par la parole. Somme toute, « la guerre continuait la politique par d'autres moyens ». Mais une telle descrip- tion empruntée à la réflexion la plus classique sur la guerre, si elle s'applique fort correctement aux conflits impéria- listes du XXe siècle, n'est pas du tout conforme à la réalité de toute guerre anticolonialiste. Quand un peuple colonisé abandonne les armes de la critique pour la critique des armes, il ne se contente pas de changer de stratégie. Il détruit, lui-même et immédiatement, la société dans laquelle il vivait en ce sens que sa rébellion anéantit les rapports sociaux constitutifs de cette société. Ces rapports n'existent qu'autant qu'ils sont tolérés par les hommes qui y vivent. Dès l'instant où ceux-ci agissent collectivement en dehors de ce cadre, produisent des conduites qui ne trouvent plus place au sein des relations traditionnelles entre les indi- vidus et entre les groupes, alors toute la structure de la société est, de ce seul fait, désarticulée. Les modèles de comportement propres aux différentes classes et catégories sociales et qui permettaient à tous les individus de se conduire de façon adaptée, c'est-à-dire de répondre à des situations sociales-types, ces modèles deviennent immé- diatement caducs parce que les situations correspondantes ne se présentent plus. Ainsi, au sein de la famille, les rapports entre jeunes et vieux, hommes et femmes, enfants et parents se trouvent profondément transformés. L'autorité que le père exerce sur son fils ne résiste pas à l'activité politique de celui-ci, à son départ pour le maquis ; le jeune homme prend l'initiative, avec ou sans le consentement du père, et cela suffit à prouver que la situation telle qu'elle est vécue par le fils non seulement contredit son rapport traditionnel de subordination à l'autorité paternelle, mais qu'elle en triom- phe. S'agissant d'une famille encore très patriarcale, le fait est déjà remarquable. Mais il l'est plus encore quand ce sont les filles qui échappent à la tutelle de leurs parents. Sans doute les bourgeoises mulsulmanes d'Alger avaient-elles commencé à « s'émanciper » avant 1954 ; mais même dans cette couche la plus perméable à l'influence de la civilisa- tion capitaliste, si l'on consentait à montrer ses jambes, on ne dévoilait pas encore son visage ; ce qui donne, somme toute, une image assez fidèle de ce que « notre » civilisation entend émanciper chez les femmes. Maintenant la partici- pation des femmes à l'activité politique et militaire est attestée par les condamnations de militantes frontistes, dont Djemila Bouhired est devenue pour toute l'Algérie comme l'incarnation. Sur un autre plan, celui de la culture, les conduites impliquées dans la guerre actuelle échappent complètement aux traditions de l'Algérie coloniale. Aux alentours de 1950, la scolarisation touchait à peine 7 % de la population 6 enfantine musulmane rurale ; cela faisait une proportion d'analphabètes (en français) de 93 % pour la jeune paysan- nerie. Les écoles coraniques leur inculquaient des notions d'arabe littéral, qui est à peu près, pour l'usage qu'on peut en faire, ce que le latin est au français. Les petits paysans de cette époque sont actuellement dans les maquis. On conçoit mal qu'ils puissent y assumer certaines tâches sans savoir au moins lire, éventuellement écrire. En apprenant ces techniques élémentaires, ils font, implicitement ou explicite- ment, la critique aussi bien de la culture française, distribuée au compte-gouttes, que de la culture musulmane, absolument inutilisable pour leur vie réelle. En luttant contre l'oppres- sion, ils reprennent possession des instruments les plus sommaires de la pensée, desquels l'Algérie coloniale les avait tenus éloignés pendant des générations. Le contenu révolutionnaire de ce nouveau rapport avec la culture est si évident que le commandement français a dû y répondre en multipliant de son côté les écoles improvisées. Sans doute la scolarisation des maquisards demeure-t-elle aussi rudimentaire que celle des populations « protégées », et limitée aux futurs cadres. Mais que ces cadres puissent être puisés dans la masse paysanne est en soi un fait absolument contradictoire avec les fonctions subalternes que la coloni- sation réservait aux fellahs. De même que l'analphabétisme exprimait simplement, sur le plan de la culture, la même interdiction de toute initiative qui pesait sur le travail rural, de même le développement de l'initiative et de la responsabilité dans les maquis conduit inévitablement à l'apprentissage du langage écrit. S'agit-il des valeurs religieuses, économiques, sexuelles, on pourrait montrer que dans toutes les catégories de l'activité quotidienne, l'Algérie actuelle, en tant qu'elle est activement engagée dans la guerre, brise les conduites dont la tradition locale, l'Islam et la colonisation avaient, en se combinant, forgé la « personnalité de base » algérienne. On peut dire alors qu'une situation révolutionnaire existe, en ce sens que les hommes ne vivent plus selon les institutions formellement dominantes, et tel est bien le cas en Algérie. Cela ne veut pas dire que la révolution soit faite: celle-ci suppose que les hommes qui brisent ainsi avec les rapports traditionnels aillent jusqu'au bout de leur critique, détruisent encore la classe qui dominait la société par le moyen de ces rapports, instituent enfin de nouveaux rap- ports. Reste que la rupture durable et ouverte d'une classe ou d'un ensemble de classes avec la structure de la société revêt nécessairement une signification révolutionnaire. En Algérie, non seulement cette situation existe mani- festement mais elle revêt une intensité, et occupe une durée, dont la combinaison peut nous mettre sur la voie du contenu sociologique réel de la guerre d'Algérie. 7 On connait sa durée : nous entrons dans la sixième année de guerre. Il y a cinq ans le sens révolutionnaire de l'insurrection était tellement caché qu'on pouvait redou- ter que les actions engagées dans la nuit du 1er novembre fussent une simple flambée de caractère aventuriste, peut- être provocateur, en tout cas sans avenir. Lors de cette première phase, la faiblesse numérique des fellagas, le caractère artificiel du déclenchement de l'opération, l'impréparation politique apparente, et par-dessus tout le terrorisme, semblaient effectivement indiquer que la lutte n'était pas engagée sur le terrain social lui-même, et que les groupes du CRUA, isolés d'une population apparemment inerte, ne viendraient pas à bout des institutions qu'ils avaient jugées irréformables et qu'ils cherchaient désormais à détruire par la violence. Si l'on confronte l'état actuel des rapports entre les unités de l'ALN et la population avec ce qu'il était à la fin de 1954, on peut mesurer leur resserrement à la densité du quadrillage que les militaires lui opposent (4). L'adhésion de la population algérienne à la cause du FLN n'est pas niable, ou bien il faut renoncer à expliquer que 500 000 réguliers ne parviennent pas à anéantir 60 à 80 000 rebelles (5). Cet échec de la répression suppose en cinq ans un tel élargissement de la base sociale de la rébellion que celle-ci a tout à fait perdu son caractère initial et qu'elle s'est muée en activité révolutionnaire. L'intensité de cette situation n'est pas moins notable que sa durée. Partout et toujours la non-participation à masses (4) C'est ce que de Gaulle appelle « les contacts larges et profonds. (de l'armée) avec la population », dont il' dit qu'ils n'avaient aupa- ravant jamais été pris. Il en fait un succès de la pacification. Mais replacés dans l'histoire réelle, ces « contacts » sont un échec : ils témoignent d'une part de la sous-administration antérieure, c'est-à- dire de l'extériorité de l'appareil étatique algérien par rapport aux surtout rurales, et d'autre part de la nécessité actuelle d'encadrer étroitement la population pour sauvegarder la fiction d'une Algérie française. (5) Depuis un an, si l'on en croit les communiqués de l'Etat- Major, les troupes françaises éliminent 600 combattants pa: semaine, ont détruit des centaines de caches, récupéré des milliers d'armes, démantelé quantité de réseaux, obtenu des redditions massives, etc., et s'infligent à elles-mêmes le pire démenti, en trouvant chaque semaine de nouveaux combattants à mettre hors de combat, de nouvelles caches à détruire, etc. 600 fellagas perdus par semaine, cela fait 30 000 par an, c'est-à-dire l'effectif de l'ALN reconnu officielle- ment par Alger. Par conséquent ou bien les chiffres sont faux (et il est certain à la fois que les 600 victimes ne sont pas toutes des soldats et que l'ALN compte beaucoup plus de 30 000 hommes), ou bien l'ALN est capable de réparer ses pertes aussi vite qu'elle les subit ; ou bien enfin, ce qui est le plus probable, les deux hypothèses sont exactes ensemble : l'effectif total est bien supérieur à 30 000, on baptise fellaga tout algérien mort, la puissance de reconstitution des unités ALN est intacte. 8 l'activité sociale constitue la forme élémentaire de résis- tance à l'organisation de la société, de refus de ses modèles de conduite. On l'observe dans toutes les sociétés de classe chez les travailleurs : bien qu'ils soient confinés dans des tâches d'exécution, ils sont constamment sollicités de parti- ciper à l’organisation de ces tâches. Ils opposent à cette sollicitation, qui en vient vite à employer la contrainte, une attitude de repli, d'irresponsabilité qui met en ques- tion la forme même des rapports de travail qui leur soni imposés et vise finalement les règles d'une société fondée sur elle. La duplicité, la paresse, la mauvaise volonté, le penchant au vol, qui sont les moindres défauts dont on entend les coloniaux accuser l'indigène, expriment à des niveaux différents ce même et unique refus de participer à sa propre exploitation. Corrélativement la haine que le Français de souche voue à l'arabe traduit son impuissance à le faire coopérer et son inquiétude à sentir les rapports sociaux qu'il veut lui imposer constamment repoussés par la « passivité » des Algériens. Le racisme naît de là. L'Algé- rien ne s'est jamais montré « bon enfant », c'est-à-dire coopératif, il n'a jamais émoussé totalement dans ses conduites cette pointe dirigée contre l'exploitation, contre la structure même de la société qu'on lui imposait, et son repli sur soi n'était à cet égard pas moins redoutable que les explosions de violence qui ont secoué l'histoire de l'Algérie française. Les Européens n'ont jamais ignoré qu'en dépit des apparences qu'ils voulaient lui donner, leur société coloniale ne tenait pas debout. Il est évident que si ces rapports n'avaient pas offert avant le début de la rébellion une tension telle qu'elle rendait la rupture constamment possible, la situation révolutionnaire n'aurait pu naître de l'action terroriste. Avant 1954 aucun mouvement politique contrôlé par des Européens n'avait été en mesure d'apprécier correctement cette tension, et même les dirigeants « centralistes » du MTLD n'en soupçonnaient pas l'intensité puisqu'ils hési- tèrent quelque temps avant de se rallier aux activistes. C'est dire que ceux-ci, plus proches des masses paysannes auprès desquelles beaucoup d'entre eux vivaient dans l'illégalité, avaient mieux compris que quiconque le contenu critique de l'attitude des fellahs (6). Mais le repli sur soi, l'impénétrabilité du « monde musulman » à la contrainte européenne ne constituait qu'une prémisse de la situation révolutionnaire. Cette (6) C'était vrai surtout des régions où cette tension était déjà parvenue à la rupture brutale : ainsi les massacres de 45 dans le Constantinois et la région de Sétif restaient présents dans toutes les inémoires. Nous y revenons plus loin. 9 forme de résistance ne constitue pas encore une négation dialectique de la société qu'elle vise, elle ne parvient pas à surmonter les rapports sociaux auxquels elle s'oppose. Elle n'est qu'un premier moment qui appelle son dépas- sement en une lutte d'une nouvelle forme. L'organisation qu'une telle lutte suppose ne peut naître, -- l'échec des mouvements d'Abbas et de Messali le prouve, dans la « légalité », dans un système institutionnel précisément fondé sur l'anéantissement de toute initiative algérienne. La carence de la bourgeoisie nationaliste est ici en cause : nous y reviendrons plus loin. L'absence de forts noyaux de proletariat industriel agit dans le même sens ; quant à la paysannerie, elle ne trouve pas dans ses conditions de travail ni dans son mode de vie matière à dépasser positi- vement la forme de sa résistance. La société algérienne était organisée, au sens le plus complet du mot, pour que ses contradictions ne puissent aboutir. De là les caractères de l'insurrection de 1954. La poignée d'hommes qui engage la lutte armée introduit sans transition la violence directe et ouverte là où apparemment il n'y avait une semaine auparavant pas la moindre trace de lutte. En réalité le mécanisme des contradictions se trouve comme « dégrippé », les maquis offrent aux paysans, aux ouvriers et aux intellectuels, le moyen d'exprimer positivement leur refus de la société algérienne. Nous reviendrons plus loin sur la signification sociale de la solu- tion donnée par le CRUA aux contradictions de la société. Mais il suffisait que le feu fut ouvert pour que démons- tration soit faite que l'Algérie n'existait plus comme colonie française. Une colonie, c'est une société. Quand les colo- nisés prennent les armes, ils ne sont déjà plus colonisés, et la société coloniale disparait comme telle. Les signes de cette dislocation de la société, qui sont autant de symptômes de la situation révolutionnaire, sont innombrables. Les grèves successives qui touchaient les ouvriers et les employés, les commerçants, les enseignants, les étudiants, dans l'hiver 56-57, portaient au grand jour, en lui donnant une assise et une solennité collective, l'attitude de retrait que nous décrivions tout à l'heure. Que ces grèves puissent être vaincues par la contrainte ne faisait pas de doute. Mais que leur défaite ait exigé l'investisse- ment d’Alger par une armée entière, en cela elles attei- gnaient leur but, qui était de manifester que désormais le minimum de coopération exigé pour que la société algé- rienne existe et fonctionne ne pouvait être arraché aux Algériens que par violence (7). : (7) Cf Laborde, « Nouvelle phase dans la question algérienne », Socialisme ou Barbarie, nº 21, p. 162. 10. Mais le chemin de la violence n'en finit pas. A la limite il faudrait au moins un soldat pour contrôler chaque Algérien. Les conditions qui régnaient et règnent dans la métropole interdisant cette solution totalitaire, des pans entiers du territoire algérien venaient à échapper à la répression, c'est-à-dire à l'administration de la violence. Ces zones réputées interdites par le commandement fran- çais étaient en réalité des zones interdites à ses troupes. Les Aurès, les Kabylies, la presqu'île de Collo, l'Ouarsenis, les régions frontières se détachaient de l'Algérie coloniale. Sans doute ne pouvait-on imaginer sérieusement que ces régions fussent inexpugnables. Des opérations récentes ont montré que les compagnies de paras et de légionnaires parvenaient à circuler dans les bastions rebelles, et même à y installer des postes. Mais ici encore on peut douter que le dessein réel de l'Etat-Major de la rébellion ait jamais été de libérer de cette manière le territoire algérien. Mise à part l'évidente commodité stratégique de ces zones pour la concentration des unités ALN, leur équipement, leur entrai- nement et leur mise au repos, la fonction fondamentale de ces bases est ici aussi d'administrer la preuve que la France n'est plus en état de gérer toute la société algérienne selon les normes colonialistes. Ainsi en va-t-il plus encore des zones où l'implantation militaire autorise la fiction d'une Algérie inchangée. Par elle seule la densité du quadrillage témoigne contre la fonction qu'elle est censée assumer. Le déplacement, pour ne pas dire la déportation, de centaines de milliers de paysans en réalité des femmes, des vieillards et des enfants, — leur concentration dans des villages soumis à la surveillance continuelle des troupes et à la délation chronique des indicateurs, le nettoyage des régions déser- tées et la destruction des villages abandonnés, l'ingérence croissante des militaires dans la gestion de toutes les affaires de la collectivité paysanne, fournissent surabon- damment la preuve, non pas de la capacité des Français à administrer l'Algérie, mais bien de leur incapacité. Ce n'est pas administrer que d'opérer sur une population comme sur du bétail. Sans doute ce genre de rapport est-il impliqué dans toute société où les uns exécutent et les autres dirigent. Encore ceux-ci tentent-ils par tous les moyens de cacher aux travailleurs leur transformation en simples objets, puisque c'est à la condition qu'ils acceptent cette situation que celle-ci peut persister. Mais ici les exécu- tants sont manifestement manipulés comme des choses ; l'intensité des moyens mis en cuvre contre la situation révolutionnaire qui écartèle la société algérienne témoigne contradictoirement de l'intensité de cette situation. Il y a, enfin, les unités ALN elles-mêmes. Leur nombre est difficile à estimer, d'abord parce qu'on n'a, d'un côté 11 ni de l'autre, aucun intérêt à fournir des indications exactes, ensuite parce que la qualité de combattant ne se laisse pas aisément cerner quand il s'agit d'une guerre de ce type (8). Mais un premier fait s'impose, c'est que l’ALN n'a rencontré depuis cinq ans aucun problème de recrutement, en dépit des prévisions hypocrites ou inconscientes ? — du commandement français. La base de ce recrutement, c'est la paysannerie. Les fellahs algériens souffrent d'un sous-emploi chroniquè ; le chômage partiel atteignait il y a 10 ans la moitié de la population rurale dans toute l'Afrique du Nord, et la proportion est certai- nement plus élevée aujourd'hui pour la seule Algérie, où quantité de terres sont perdues pour la culture du fait des opérations. Admettrait-on un instant que le métier des armes soit devenu pour les jeunes fellahs une profession plus rémunératrice que le travail de la terre, on reconnaî- trait encore ainsi, au prix d'une singulière ignorance des sentiments réels du maquisard, le fait fondamental que les institutions selon lesquelles le travail devrait s'effectuer, c'est-à-dire les rapports de production, sont devenus abso- lument incapables d'assurer la production. A supposer que la seule misère gonfle les rangs des unités rebelles, celles-ci y trouveraient une justification suffisante de leur caractère révolutionnaire : l'abandon massif de la terre par les jeunes paysans, c'est le refus de continuer à vivre comme vivaient leurs parents, c'est la rupture avec l'Algérie coloniale. Mais une interprétation aussi étroitement économiste manque la signification essentielle que revêt la constance des effectifs rebelles depuis des années. La lutte armée, c'est une forme qualitativement autre que toutes celles que nous venons de dire : celles-ci sont des résultats de celle- là. Dans l'existence des maquis et dans leur permanence, le rapport préexistant entre le problème algérien et les exploités se trouve renversé : ce n'est plus le problème qui se pose aux Algériens, ce sont les Algériens qui posent le problème de leur exploitation, et ce simple fait modifie totalement la donnée. Auparavant lorsque tel gouvernement, < (8) L'organisation rebelle distingue les inoudjahidines, combat- tauts réguliers, et les moussebilines, partisans temporaires. On peut concevoir des états intermédiaires. Alger chiffre les effectifs rebelles à 30, parfois 40 000. Yazid parlait à Monrovia de 120 000 combattants. Si l'on retient le chiffre de 80 000 fellagas, on admet un rapport de 1 à 6 entre maquisards réguliers et troupes de répres- sion, qui nous paraît justifier l'absence de succès militaires de part et d'autre. Un rapport supérieur donnerait un avantage sensible à la rébellion : c'était le cas avant 56. Et inversement. Le rapport 1/6 était celui que les généraux allemands, en 1949, jugeaient nécessaire pour mettre à égalité défenseurs et assaillants, 'selon leur expérience du front russe. Cf Ph. Guillaume, « La guerre et notre époque », Socialisme ou Barbarie, nº 3, p. 11. 12 ! la « gauche » française elle-même, abordaient la question algérienne, ils en acceptaient implicitement la position ; il fallait résoudre ce problème pour les Algériens, ce qui signifiait quelquefois : dans leur intérêt, et toujours : à leur place (9). Quiconque a milité dans les organisations « de gauche » en Algérie avant 1954 n'ignore pas que le paternalisme, c'est-à-dire ces même rapports de dépen- dance qu'elles cherchaient en principe à détruire, persistait sous des formes à peine voilées entre militants européens et militants algériens. Une telle façon de poser le problème le rendait évidemment insoluble, puisque le contenu essen- tiel du problème n'était rien d'autre que la forme universelle des rapports sociaux en Algérie, à savoir la dépendance elle-même. La lutte armée a brisé le charme. Les Algériens, en se battant, ne sollicitent plus des réformes, ne demandent plus qu'on leur octroie des écoles, des hôpitaux, des usines, ils contraignent l'impérialisme à lâcher son emprise, ils passent à l'attaque, et c'est là le contenu littéralement révolutionnaire de leur action. La société algérienne n'était plus une société de dépendance du moment que les « sous- hommes » qu'elle opprimait démontraient concrètement qu'ils n'étaient pas des débiteurs, et qu'ils mouraient pour cela. On ne peut pas comprendre l'angoisse des Européens devant la résistance si on ne la replace pas sur l'horizon de paternalisme rassurant dans lequel ils essayaient de vivre. La critique radicale du mythe selon lequel les Algé- riens étaient faits pour obéir, exécuter et éventuellement être exécutés, cette critique explosait déjà au bout des fusils de chasse des premiers maquis. Qu'on imagine la stupeur des Français de souche ! Ce n'était même plus leur monde en question, c'était, exactement, leur monde à l'envers. 3. LES CLASSES MOYENNES ET LE VIDE SOCIAL. Mais s'il est vrai que la situation révolutionnaire, par sa durée et par son intensité, exprime la destruction des rapports sociaux fondamentaux en Algérie, on peut, de cette même intensité et de cette même durée, tirer argu- (9) J. Bauliu, dans son livre Face au nationalisme arabe, cite ce commentaire d'un collaborateur du Monde : « Prétendre acheter un mouvement nationaliste, passe encore ; mais espérer l'enlever au rabais... » (pp. 125-6). Cela définit exactement le maximum de subti- lité de la « gauche » et de la « bourgeoisie intelligente » dans la question algérienne : mettre le prix. C'est d'ailleurs l'un des remèdes préconisés par Baulin lui-même dans la question arabe, avec cette différence qu'il le présente ouvertement comine la seule stratégie cohérente du capitalisme. 13 ment pour montrer que la situation ne parvient pas à. maturité. Un fait s'impose : personne n'est sorti victorieux de cinq ans de combat, ni les forces de répression, ni l'ALN. Sur le plan sociologique, ce fait signifie assurément, nous l'avons dit, que l'armée de l'impérialisme n'est parvenue à consolider sur la réalité algérienne aucune forme durable de rapports sociaux ; mais la durée de la guerre implique aussi que le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne n'a pas non plus fait surgir des cendres de l'Algérie coloniale une société nouvelle conforme à ses objectifs. En examinant la situation algérienne sous cet angle, nous entendons parvenir au contenu de classe qu'ex- prime ce double échec. L'évolution de la stratégie et de la tactique de l’ALN depuis 5 ans fournit à cet égard une première indication, si l'on admet avec Trotski que « l'armée représente en général une image de la société qu'elle sert » (10). Constitué d'abord de guerillas centrées autour de quelques noyaux politiques illégaux dans les régions traditionnellement les plus hostiles à la colonisation, le réseau du CRUA s'est peu à peu tissé entre ces foyers selon une trame corres- pondant aux exigences du ravitaillement et aux possibilités politiques et militaires de l'implantation. Plus le réseau se resserrait, plus les groupes de combat s'enfouissaient profondément dans la population algérienne, plus aussi les problèmes de recrutement et de survie se trouvaient simplifiés. Ce processus, vérifiable pour les campagnes et pour les villes, parvenait à son point culminant fin 56-début 57. Alors l'emprise administrative du FLN sur les communes rurales et les quartiers arabes des villes faisait de lui comme un anti-Etat déjà présent en filigrane dans une société algérienne encore provisoirement soumise à la répression française. On pouvait à cette époque se demander si le Front n'allait pas se transformer en appareil politico- militaire immédiatement capable de passer après la victoire, à la gestion de la société algérienne indépendante . Les combats, dont l'ALN avait le plus souvent l'initiative, pre- naient de plus en plus la forme de batailies livrées selon les règles de l'Ecole de guerre ; la structure de l'ALN se hiérarchisait, des grades apparaissaient, les unités deve- naient de plus en plus volumineuses, le commandement distribuait des soldes. Le fait dominant de cette phase, à savoir l'incorporation massive des couches bourgeoises et petites-bourgeoises dans les rangs de la résistance, se reflétait dans l'organisation et la tactique de l'ALN par (10) Histoire de la Révolution Russe, t. I, p. 233. 14 se l'importance croissante des cadres et la subordination accrue des hommes de troupe. L'armée algérienne parais- sait préfigurer l'organisation de la future société, où la bourgeoisie ne manquerait pas de subordonner la paysannerie. Mais il eût été prématuré à l'époque de vouloir identi- fier distinctement la nature sociale de la direction frontiste. D'abord parce que ce processus de structuration croissante restait à l'état de tendance et qu'il était contrarié par le fait que les unités devaient l'essentiel de leur sécurité à l'appui des ruraux, ce qui obligeait les cadres à conserver dans leur idéologie les motifs permanents du mécontentement rural, et dans leur commandement le respect pour les éléments paysans dont ils se donnaient comme les repré- sentants. Ensuite parce que cette structuration de l’ALN et du Front lui-même pouvait s'interpréter aussi bien comme expression de la montée au pouvoir de la bour- geoisie algérienne que comme incorporation des éléments issus de cette bourgeoisie dans un appareil politico-militaire déjà solidement constitué. Il n'était pas encore possible, à ce stade du développement de la révolution algérienne, de préciser si le Front avait d'ores et déjà acquis la capacité de dissoudre les éléments de la bourgeoisie qui se ralliaient à lui, et de constituer avec ces éléments et ceux qui venaient de l'Organisation Spéciale un embryon de bureaucratie ; ou bien si au contraire la bourgeoisie algérienne avait un poids spécifique suffisant pour imposer au Front la politique de ses intérêts (11). La suite des événements devait permettre de dissiper cette ambiguïté. Pendant l'été 57, en même temps que l'autorité de Paris sur la conduite de la guerre périclitait, le bloc des ultras et des militaires constitué à Alger impo- sait ses propres méthodes de lutte. Les forces de répression étaient réorganisées, les effectifs militaires gonflés, les réseaux policiers multipliés et leurs méthodes intensifiées, on distribuait des armes à la population européenne et on l'organisait dans des groupes d'autodéfense, tandis que la forme prise par les combats dans les djebels défavorisait désormais les unités ALN : à égalité de structure et de tactique, leur équipement ne pouvait rivaliser avec celui des troupes de choc iinpérialistes. se ou au (11) « Il est encore trop tôt », écrivait-on ici en 1957, « pour savoir si une fois le conflit achevé l'appareil s'incorporera et supprimera dans un Etat de type « démocratique » si contraire il digérera l'Etat pour réaliser finalement un nouvel exem- plaire de ces « régimnes forts » que produisent les jeunes nations politiquement émancipées de la tutelle colonialiste. De toute façon le problème est déjà posé dans les faits » (« Nouvelle phase, etc. », S. ou B., n° 21, p. 168). 15 En automne de la même année, le FLN perdait la bataille d'Alger, et dans les principales villes son organi- sation était traquée par les paras et la police. Le Front reportait alors son effort sur la dissociation de ses unités, désormais trop lourdes pour garder l'avantage dans des combats ouverts avec des régiments d'élite bien entraînés et puissamment équipées. Jusqu'au début de 58, les forces de répression reprirent l'initiative, contraignant les unités rebelles à se diviser, accélérant ainsi le processus de recons- titution des guerillas. Le commandement français qui avait politiquement les mains libres et qui savait avoir repris l'initiative dans la conduite des opérations, cherchait à détruire les bases rebelles. L'affaire de Sakhiet vint mettre un point final à cette phase. En tant qu'incident diploma- tique, le bombardement du village tunisien reportait l'atten- tion du monde sur l'irresponsabilité de Paris dans les affaires algériennes, et ouvrait la crise politique en France. Les contradictions internes à l'impérialisme avaient alors atteint leur point de rupture, et elles passèrent sur le devant de la scène algérienne: Pendant toute cette crise les yeux des militaires furent tournés beaucoup plus vers Paris que vers le bled. Le FLN, s'il fut ébranlé quelque peu sinon par les « fraternisations » du 16 mai, au moins par la venue de de Gaulle au pouvoir, put en revanche mettre à profit le répit relatif que lui laissait le règlement des comptes entre Paris et Alger pour remanier son organisation militaire et sa stratégie. Les grosses formations furent résolument aban- données, ainsi que le combat ouvert. Quant le contact militaire redevint officiel, dans l'été 58, il apparut claire- ment que les unités ALN avaient repris leur fluidité initiale et la tactique de harcèlement et d'embuscade propre aux guerillas. Au lieu de poursuivre, après Salan, un quadril- lage militaire relativement stable qui immobilisait une lourde fraction de ses forces, Challe se proposa de consti- tuer des unités aussi mobiles que celles de son adversaire, cependant qu'il assignait au quadrillage une fonction plus administrative que militaire. On put croire, à partir de l'automne 58, que la lassitude des fellahs aidant, l'entrée dans la cinquième année de guerre allait signifier l'effondrement de la résistance armée. Les djebels n'étaient plus parcourus que par des groupes de trois à dix hommes qui n'acceptaient le combat que dans les conditions les plus favorables. Déjà Juin proclamait la guerre « virtuellement terminée ». Outre qu'une guerre est toujours virtuellement terminée, et avant même de com- mencer, c'était faire un contre-sens complet sur la nature du problème algérien et confondre l'analyse politique avec une conférence d'Etat-Major. N'y revenons pas. Ce qui nous importe ici, c'est la constatation suivante : il n'y a pas eu 7 16 depuis 1954 une stratification régulièrement croissante qui eût transformé ce qui n'était initialement que des guerillas dispersées en unités de plus en plus volumineuses, hiérar- chisées, centralisées. Ou du moins ce processus a été arrêté vers la fin de 1957, et s'est inversé. Si l'on passe sur le plan politique, le sens de cette situation était en ceci qu'elle tendait à restituer contradic- toirement aux chefs des maquis un poids politique que leurs succès antérieurs leur avaient fait perdre au sein de la direction frontiste. Le repli de la résistance sur ses bases strictement paysannes découvrait du même coup la compo- sition réelle des forces sociales combinées dans le Front. Tant que l’ALN avait accumulé les succès, le Front avait exercé sur les éléments bourgeois une attraction dont le ralliement de Ferhat Abbas avait été la consécration ; on était alors tenté de considérer le FLN comme l'organe dont la bourgeoisie locale allait se servir pour contrôler les paysans d'une part et d'autre part entamer en bonne posture une négociation avec l'impérialisme. On pouvait en ce sens invoquer le précédent tunisien où les maquis avaient surtout permis à Bourguiba d'ouvrir les pourparlers menant à l'autonomie. Mais quand les offres de de Gaulle en octobre 1958 furent repoussées, la preuve fut faite que la fraction bour- geoise du GPRA n'avait pu imposer à l'ensemble de la résistance une orientation bourguibiste. Les chefs paysans et les anciens illégaux de l’OS encore vivants avaient posé comme condition préalable à tout pourparler la reconnais- sance du GPRA comme gouvernement algérien, c'est-à-dire la reconnaissance de leur propre présence dans toute phase politique ultérieure. Le refus du GPRA de venir à Paris se faire pardonner ses inconduites signifiait en réalité que les éléments de l'appareil refusaient de rendre leur liberté aux bourgeois libéraux pour mener à bien une négociation dont en définitive ils ne pouvaient être que les perdants : une fois les armes déposées ils étaient privés de toute force sociale réelle, on les invitait gentiment à retourner dans leurs familles pour y conter leurs exploits cependant que cette même bourgeoisie dont l'impuissance avait motivé le recours à la violence allait s'installer avec la bénédiction de de Gaulle aux places de choix que celui-ci leur offrirait dans une Algérie confédérée à la France. En repoussant la manouvre gaulliste du drapeau blanc dans les maquis et du tapis vert à Paris, par laquelle l'impérialisme cher- chait à dissocier le Front et à y sélectionner ses interlocu- teurs « naturels », le GPRA ne sauvegardait pas seulement son unité, il offrait la preuve que la politique ultra pour- suivie en fait en Algérie et particulièrement la tentative d'écrasement militaire de l'ALN renforçaient la position des cadres politico-militaires de la rébellion armée aux - 17 dépens de sa façade bourgeoise-libérale. La seule force réelle- ment déterminante demeurait la paysannerie en armes, dont le contrôle, en dépit des tentatives des éléments bour- geois pour recueillir les fruits de son combat, restait le monopole de l'appareil, et celui-ci manifestait, à travers le refus du GPRA, une indépendance, relative, mais certaine, par rapport aux méthodes qu'eût employées une bourgeoisie libérale et que Bourguiba préconisait. Une telle interprétation trouve au demeurant sa confir- mation dans la naissance même du Front. Non seulement l'initiative de sa création n'était pas venue des représentants politiques de la classe moyenne algérienne, non seulemeni les essais de constitution d'un Front anticolonialiste étaient demeurées infructueuses lors des années 50-52, mais ce n'est qu'au prix de la destruction de l'Union Démocratique du Manifeste Algérien et du Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques que le rassemblement des forces nationalistes avait pu s'effectuer en novembre 54. L'UDMA, expression traditionnelle de la bourgeoisie dési- reuse de participer à la gestion de l'Algérie coloniale, avait disparu de la scène politique bien avant qu'Abbas, son chef, se fut rallié au Front ; quant au MTLD, ultérieurement converti en Mouvement National Algérien, il ne devait une survie plus longue qu'à son implantation chez les travail- leurs algériens de la métropole, mais l'orientation de plus en plus conciliatrice que lui donnait Messali, et le poids qu'exerçaient sur ses militants les succès réels du Front en Algérie finissaient par le décomposer. En Tunisie, puis- qu'il faut en finir avec ce parallèle, les maquis constitués à la suite des ratissages massifs de la fin 51 n'avaient pas le moins du monde ébranlé le Néo-destour ; tout au contraire ils avaient permis à cette organisation de la bourgeoisie de consolider et d'étendre son implantation dans les masses rurales, et jamais aucune force sociale n'était venue s'interposer entre les chefs de bande et les responsables destouriens. Si l'on examine les rapports du Front avec les « pays frères » du Maghreb, on y trouve une autre expression de l'originalité sociale de la direction rebelle par rapport aux gouvernements bourgeois nationaux. Les intérêts que la bourgeoisie marocaine et tunisienne entend sauvegarder tout en réglant son contentieux avec l'impérialisme la pré- disposent à des méthodes conciliatrices. Sa perspective de classe dirigeante et possédante rencontre dans la guerre d’Algérie et dans l'intransigeance du GPRA un obstacle, permanent à sa consolidation, non seulement dans ses rapports diplomatiques avec la France, mais sur le plan intérieur, par la pression constante que le FLN exerce sur l'opinion des deux pays : l'implantation massive des réfu- giés algériens, la présence d'importantes bases militaires > 18 ALN permettent en fait aux agitateurs frontistes d'exercer une active propagande dans les masses tunisiennes et marocaines qui peuplent les régions frontières ; il est possible que certaines zones soient directement adminis- trées par les cadres du GPRA ; celui-ci étend son influence sur la vie politique des pays voisins par le canal de frac- tions politiques, comme l'ancienne équipe de l'Action dont Bourguiba a dû se débarrasser, ou comme le PDI au Maroc; la collaboration des unités ALN et des groupes de:l'Armée de Libération marocaine dans le Sud échappe à coup sûr au gouvernement chérifien. Si l'influence réelle que Tunis et Rabat exercent sur le Front est beaucoup moins forte que l'audience de celui-ci dans les couches populaires tunisienne et marocaine, c'est bien parce que les deux bour- geoisies maghrébines ne trouvent pas chez les dirigeants frontistes des éléments libéraux capables de diffuser effica- cement des directives « bourguibistes ». On pourrait multiplier les signes qui depuis cinq ans et au-delà révèlent la faiblesse relative du rôle joué par la bourgeoisie algérienne dans le mouvement national. Nous en rechercherons tout à l'heure les raisons. Mais il importe d'en souligner immédiatement les implications, qui se résument en ceci : si la situation révolutionnaire que l'on voit se perpétuer depuis cinq ans n'a pas encore abouti sous la forme qu'il paraissait raisonnable de lui prédire, c'est-à-dire celle d'un partage du pouvoir et du profit entre une couche dirigeante algérienne et l'impérialisme, c'est d'abord parce que l'impérialisme n'était pas parvenu à replacer sous son contrôle sa fraction algérienne, mais c'est surtout parce que la réalité sociale algérienne ne pouvait pas lui fournir, en guise d'interlocuteurs, les représentants d'une classe dont les intérêts pussent à la fois servir de pôle à toutes les classes algériennes et s'avérer immédia- tement compatibles avec ceux de l'impérialisme. Il y a un rapport absolument direct entre la durée et l'intensité de la situation révolutionnaire et le fait qu'aucune catégorie sociale capable de poser sa candidature à la direction de la société algérienne ne préexistait au déclenchement de la lutte. En d'autres termes les éléments de la bourgeoisic étaient restés dans une position beaucoup trop latérale par rapport à la structure même de la société pour pouvoir y introduire des modifications susceptibles de mettre rapi- dement fin à la crise. Le schéma qu'offre l'Algérie est, du point de vue de la question coloniale, aux antipodes du modèle traditionnel. Ici la faiblesse politique de la bourgeoisie coloniale ne pro- vient pas de la combinaison de ses intérêts avec ceux de l'impérialisme sous la forme de participation aux profits tirés du travail colonial ; tout au contraire la bourgeoisie algérienne a été tenue systématiquement à l'écart des posi- 19 tions sociales où le partage de la plus-value est décidé. Sa faiblesse politique résulte de sa faiblesse économique et sociale. C'est ce qu'il convient d'expliquer. Il a toujours existé en bordure des empires précapi- talistes que Marx enveloppait sous le vocable de « despo- tisme oriental » une frange de bourgeoisie mercantile dont la fonction était de négocier au profit des bureaucra- ties (12) qui y détenaient le pouvoir le surplus non consommé du produit du travail paysan. On trouve cette (12) Appliquer la notion de bureaucratie å la classe réellement dominante des sociétés orientales, et plus particulièrement à celle qui, sous le couvert de l'Empire ottoman, a dominé tout le monde proche-oriental, du Danube au Golge Persisque, d'Aden jusqu'au Magreb, pendant plus de trois siècles ne relève pas d'une bureau- cratophobie généralisante dans sa forme, aiguë, mais permet de résoudre les caractéristiques du développement du monde oriental sans trafiquer l'histoire comme le font les historiens staliniens. L'analyse montre en effet que les rapports de production prédomi- nants dans ces sociétés sont de type servile, en ce que l'extraction de la plus-value s'opère sous la forme manifeste des impôts en travail (corvées) et en nature (prélèvements sur les produits du travail), mais non de type féodal, puisque la classe qui s'approprie la plus-value n'est pas constituée de seigneurs possédant de façon privée les moyens de production. La forme de la propriété est toute différente de ce qu'on voit dans le Moyen Age occidental : la terre et les eaux, c'est-à-dire l'essentiel des moyens de production dans ces régions à dominance steppique et dans les conditions de faible déve- loppement des forces productives, sont propriété formelle du souve- rain ; leur disposition, c'est-à-dire la réalité sociale de la propriété, appartient en fait à ses fonctionnaires. Le rôle de cette classe dans le processus productif apparait clairement sur l'exemple parfaitement pur de l'Egypte ancienne : l'extension des cultures dans la vallée du Nil exigeait l'utilisation à plein des crues périodiques ; mais l'endi- guement, la construction de barrages rudimentaires, le creusement de canaux et de bassins de réserve, la régulation des débits dans les zones irriguées, la synchronisation dans la manœuvre des vannes, la prévision des maxima de crue aux différents points de la vallée, cet immense travail de prise de possession de toute l'Egypte fertile par l'homme ne pouvait être accompli par des communautés paysannes sporadiques. Une fois mises en valeur les zones qui pouvaient être cultivées moyennant une irrigation locale, l'organisation en villages dispersés ou même en fiefs séparés constituait un obstacle objectif au développement des forces productives. Le gain de nouvelles terres à la culture exigeait le contrôle de toute la vallée depuis Assouar jusqu'au Delta, c'est-à-dire l'incorporation de tous les travailleurs à un organisme centralisé capable de distribuer l'eau, la terre, et en définitive la force de travail elle-même selon les exigences de la production. L'Etat égyptien n'était que l'appareil coercitif dont la classe bureaucratique avait besoin pour maintenir l'ensemble des paysans sous sa domination. L'aliénation totale des ruraux à l'appa- reil despotique, qui caractérise les rapports sociaux de l'Egypte pendant des millénaires, prend source dans la monopolisation formi- dable des moyens de production par les fonctionnaires, telle qu'elle était impliquée par les conditions naturelles. On peut nommer ces rapports de production « servage d'Etat », et la classe des fonction- naires peut être dite bureaucratie, en ce sens qu'elle disposait en commun des moyens de production, que, comme toute bureaucratie, elle était formellement hiérarchisée depuis les surveillants de chantier 20 1 couche de marchands en Chine et aux Indes, dans l'Orient musulman, et plus lointainement encore à Byzance et même dans l’Egypte pharaonique. Sa présence n'est pas fortuite: elle permettait à l'Etat de réaliser la plus-value présente dans les produits arrachés à la paysannerie et dont il détenait le monopole exclusif. A cette bourgeoisie mar- chande se trouvait associée une petite bourgeoisie artisanale spécialisée dans la production d'objets de luxe destinés au marché des couches bureaucratiques. La petite bourgeoisie des bazars et même la bourgeoisie mercantile demeuraient inévitablement subordonnées à la bureaucratie puisque celle-ci constituait en définitive leur seul débouché dans la mesure où elle s'appropriait de façon exclusive la richesse produite par les villageois. La prospérité de ces classes n'était donc déterminée que par le degré de domi. nation que les fonctionnaires impériaux parvenaient à imposer aux travailleurs ruraux. Dans l'Algérie musulmane, cette structure ne s'est jamais présentée sous une forme pure. La société n'y a jamais été réellement dominée par la bureaucratie otto- mane. Celle-ci ne s'y est pas même implantée directement, elle'a seulement officialisé au xvie siècle le pouvoir que des corsaires venus de Tunisie avaient réussi à installer à Alger et le long des côtes. Les administrateurs turcs « campent » dans le pays, ils n'y constituent pas une classe qui détruit les rapports sociaux préexistants, essentiellement tribaux, et impose ses modèles propres d'organisation sociale ; la portée réelle de leur pouvoir n'excède pas une journée de marche de leurs janissaires, et leur gestion ressemble singulièrement au pillage. Les marchands qui conimercia- lisent le produit de l'impôt, ou de la razzia, comme on voudra, ne forment pas une couche économiquement stable et socialement distincte, assurant une fonction régulière dans les rapports sociaux. Pendant des siècles la source principale de ses revenus sera la course sur mer, que les pachas d'Alger encouragent activement. Les traits carac- téristiques des couches dirigeantes algériennes à cette époque sont donc d'une part le parasitisme non seulement à l'égard des populations algériennes, mais aussi par rapport au commerce méditerranéen, d'autre part la ten- dance à la confusion complète entre bourgeoisie mercantile et fonctionnaires algérois. Quand les Français débarquent à Alger, la société et les gardes-chiourme jusqu'au souverain, et que la plus-value était distribuéc entre ses membres en fonction de la hiérarchie. Sur la question de la bureaucratie orientale, voir le travail de P. Brune sur la Chine, à paraître. L'organisation de l'Empire ottoman est dans ses grandes lignes assimilable à celle d'une bureaucratie fondée des rapports serviles. sur 21 algérienne rurale a conservé à peu près intacte la physio- nomie précédente. Les tribus de cultivateurs et de nomades qui peuplent l'intérieur échappent pratiquement au contrôle de l'administration algéroise. Une partie des fonctionnaires turcs a commencé à se détacher de la bureaucratie et à se constituer en oligarchie féodale en s'appropriant à titre privé les moyens de production et de défense; de leur côté certains chefs familiaux ou tribaux se sont approprié directement le patrimoine collectif ; cependant les rapports dominants conservent la forme de la communauté libre exploitant collectivement les terres et les troupeaux. Quant à la bureaucratie algéroise, elle offre le spectacle d'une décomposition totale ; elle est devenue une espèce d'orga- nisme pillard opérant au Nord par la course sur mer, au Sud par des raids de mercenaires sur les territoires des lribus. La bourgeoisie marchande d'une part, arme les navires corsaires et empoche le plus gros du produit des rançons, d'autre part spécule activement sur les grains volés aux paysans. Elle a ainsi rejoint les débris de la bureaucratie pour former la pègre dorée qui tient Alger dans la corruption et la terreur. La consolidation des Etats européens après 1815 porte un coup décisif à la course barbaresque et ruine Alger. C'est alors que les troupes de Bourmont viennent prendre place des janissaires. La classe petite bourgeoise d'artisans et de commer- çants qui vivotait dans l'Algérie préimpérialiste allait se trouver condamnée à végéter par la forme même que pre- nait l'occupation française de l'Algérie. La nature sociale des groupes favorables à l'occupation d'Alger en 1830 (essentiellement des compagnies commerciales) et la pers- pective qu'elles imposèrent longtemps, avant que le capital financier se mêle de spéculer sur les terres, montrent qu'il ne s'agissait tout d'abord que de monopoliser les voies commerciales de la Méditerranée occidentale en éliminant les corsaires barbaresques. Mais à mesure que les terres sont saisies et mises en exploitation, les compagnies instal- lées à Alger accaparent les opérations de plus en plus fructueuses portant sur l'exportation des produits. Les petits commerçants musulmans et juifs qui disposent d'un capital assez maigre se trouvent confinés au commerce intérieur, nécessairement faible en raison de la misère paysanne, ou a'u prêt à usure, recours inévitable du paysan criblé de dettes. Quant aux artisans algériens, ils ne trou- vent plus de clientèle ni dans les familles paysannes réduites au minimum biologique, ni dans la population française qui préfère à leurs produits les objets importés de la métropole. Les possibilités d'expansion de ce qui restait des classes moyennes après la décomposition anté- rieure de la bourgeoisie mercantile étaient donc réduites à leur plus simple expression. 22 nom Dans les autres pays musulmans, et en général dans presque tous les pays qu'il s'est approprié, l'impérialisme a utilisé une procédure beaucoup moins coûteuse, financiè- rement et politiquement, que l'expropriation en propre. S'appuyant sur la classe au pouvoir lors de sa pénétration, généralement l'oligarchie agrarienne, il a tenté de lui conserver les prérogatives d'une couche dirigeante, un Etat, une monnaie, une langue nationale, se contentant de doubler chaque département « indigène » d'un départe- ment européen correspondant. Cette implantation offrait à une partie des classes moyennes des pays colonisés, la possibilité de trouver du travail dans l'appareil adminis- tratif lui-même. La petite bourgeoisie rurale, artisanale et commerçante, affaiblie de génération en génération par la concentration croissante des richesses dans les mains de l'impérialisme, pouvait envoyer ses fils à l'école et à l'Uni- versité pour qu'ils deviennent officiers, professeurs, doua- niers, postiers, cheminots, etc. Sans doute la perspective d'un reclassement des chômeurs issus des classes moyennes dans l'appareil étatique était-elle obstruée à court terme parce que l'exploitation impérialiste d'une part et d'autre part la population de ces classes s'accroissaient à un rythime plus rapide que l'appareil administratif lui-même. Mais précisément, en concentrant dans cet appareil les contra- dictions issues du développement de l'impérialisme dans les pays colonisés ce processus faisait de l'Etat lui-même le point faible de la société coloniale. Car la crise qui attei- gnait les classes moyennes et la paysannerie locales devait atteindre nécessairement le personnel, issu de ces classes, qui peuplait les bureaux, les casernes, les collèges, etc... Il n'était pas dans l'intention de ' l'impérialisme d'offrir indéfiniment, à la société qu'il était en train de détruire, le remède d'un Etat-providence. La saturation de l'appareil étatique portait à son comble la crise des classes moyennes: compétition de plus en plus rude, corruption généralisée, dégoût de plus en plus radical à l'égard de la classe diri- geante associée à l'impérialisme. C'est alors que l'Etat offre, par sa structure même, à ce profond mécontentement une organisation qui favorise son expression et accélère sa transformation en activité politique : de là le rôle détermi- nant de l'armée dans les révolutions égyptienne, syrienne, irakienne, etc. En Algérie, rien de cela. L'appropriation directe des terres et des échanges par l'impérialisme s'accompagnait de l'occupation massive de tous les départements adminis- tratifs par les Européens. L'origine sociale du personnel de l'appareil étatique n'était pas, du reste, substantiellement différente de son équivalent égyptien ou irakien : les « petits blancs » qui y exercent les fonctions subalternes sont pour une bonne parť les descendants d'anciens petits 23 colons expropriés par les sociétés. Mais la compétition pour les postes de fonctionnaire était inégale : les chômeurs musulmans étaient handicapés par l'usage du français comme langue officielle, par tout un ensemble de conduites étrangères à leurs habitudes culturelles, et finalement par la barrière raciale. Le pourcentage des Algériens occupės dans l'administration est resté remarquablement faible. C'est ainsi que les classes moyennes algériennes furent condamnées aux carrières libérales, principale issue à leur asphyxie, ce qui explique l'importance relative des étudiants algériens en droit, médecine, pharmacie, etc., et aussi à l'émigration. Dans les deux cas, et a fortiori quand ils se combinaient, elles demeuraient pulvérisées, et leur natio- nalisme ne pouvait guère dépasser l'étape des déclarations d'intention, à supposer qu'il existât. C'est un fait incontesté que le nationalisme, dans les pays colonisés, est la réponse que la population finit par donner à la désocialisation profonde que l'impérialisme y produit. On peut supposer que l'occupation directe, comme ce fut le cas en Algérie, désocialise encore plus radicale- ment que l'appropriation par « personnes interposées ». Plus qu'ailleurs la population algérienne rencontrait, une fois toutes ses institutions réduites à néant, le problème de reconstruire une vie sociale nouvelle, un mode de coopération qui prenne pour base l'état même où l'avait placée le choc colonial, et qui ne pouvait donc plus être emprunté à un modèle pré-impérialiste. Or la nation cons. titue en général le type de réponse à ce problème : elle offre un mode de coexistence et de solidarité d'une part, et d'autre part elle épouse le cadre même que l'impérialisme a donné au pays colonisé, elle rassemble, au-delà des anciennes communautés villageoises, tribales ou religieuses, des hommes qui ont tous été broyés ensemble, sinon identi- quement, par le colonialisme. Encore faut-il, pour que l'idéologie nationaliste puisse se développer et se répandre comme solution à la situation coloniale, que des classes sociales ayant une expérience ou du moins une vision de l'ensemble de la société soumise à l'oppression impérialiste soient capables de donner à tous les mécontentements particuliers, à toutes les révoltes isolées, une formulation universelle et des objectifs communs. Ce rôle est en général assumé par les éléments expulsés des anciennes classes moyennes et regroupés dans l'appareil même dont l'impérialisme se sert pour maintenir sa tutelle sur la société. En Algérie cette condition faisait défaut. Pourrait-on comprendre autrement qu'Abbas eût pu déclarer en 1936 : « Si j'avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste et je n'en rougirais pas comme d'un crime... Je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n'existe pas. Je ne l'ai pas découverte. J'ai 24 interrogé l'histoire, j'ai interrogé les vivants et les morts ; j'ai visité les cimetières : personne ne m'en a parlé... Personne d'ailleurs ne croit sérieusement à notre nationa- lisme... » (13) ? Comprendrait-on que l'Etoile, fondée par Messali sur le noyau le plus politisé des travailleurs algé- riens émigrés en France, fût nord-africaine avant d'être algérienne ? Il n'est pas besoin d'insister davantage : quand les , premiers coups de feu ont retenti dans les casbahs en novembre 54, les hommes de l'OS n'avaient derrière eux ni une classe moyenne encore insérée solidement dans les rapports de production, ni un appareil d'Etat susceptible d'être retourné contre l'impérialisme et les éléments colla- borateurs. L'idéologie nationaliste qu'ils faisaient éclater au grand jour, n'avait pour ainsi dire pas de support socio- logique spécifique, et ce n'est pas seulement un vide politique qu'il leur fallait combler, mais un vide social. Politiquement d'abord, le Front n'était pas la transposition pure et simple, dans l'univers de la violence, d'une organi- sation nationaliste préexistante, il était au contraire le moyen violent de faire exister cette organisation (14). Mais socialement parlant, il n'y avait pas une classe travaillée par le nationalisme qui prenait enfin les armes, mais ces groupes armés cristallisaient sur eux-mêmes un nationa- lisme que la situation de la bourgeoisie algérienne avait empêché de parvenir à sa propre expression. Tout se passait donc comme si les classes moyennes rendues incapables par leur faible développement de véhiculer efficacement une idée de nation qui puisse servir de réponse à la crise de la société algérienne, étaient remplacées dans cette fonction par un appareil appuyé directement sur les masses paysannes. De là la forme prise par la lutte nationale-démo- cratique en Algérie, de là l'intensité, la longueur du processus révolutionnaire, de la durée de la guerre. Reste à expliquer d'où provenait cet appareil, qui étaient ces hommes, comment leur entreprise allait être la seule réponse efficace à la situation algérienne. (13) L'Entente, 23 février 1936 ; cité par C.-A. Julien, L'Afrique du Nord en marche, p. 110. (14). « L’union idéologique du Peuple Algérien autour du prin- cipe de la Nation Algérienne a déjà été réalisée. L'union réelle, l'union dans l'action continuera d'être notre objectif principal parce que nous sommes persuadés que c'est le moyen efficace pour venir à bout de l'impérialisme oppresseur ». Ces lignes tirées de l'éditorial d'El Maghrib el Arabi, journal du MTLD en langue française, et datées du 16 janvier 1948 reflétaient correctement cette situation. L'organe ajoutait : « notre inquiétude est grande à la lumière de certaines informations », faisant allusion à la difficulté de réaliser l'unité d'action avec les éléments bourgeois. 25 4. FORMATION DE L'EMBRYON BUREAUCRATIQUE. On peut en un sens résumer tout ce qui vient d'être dit tant sur le processus révolutionnaire lui-même que sur son contenu de classe, de la manière suivante : la lutte nationale algérienne ne pouvait se développer que sous la forme de maquis. Ceux-ci contiennent en eux-mêmes et le sens révolutionnaire de la lutte et sa signification sociale. Son sens révolutionnaire, parce que les hommes qui se rassemblent dans les maquis abandonnent consciemment et presque géographiquement leur société traditionnelle pour prendre les armes contre elle. Le maquis, c'est la société voulue par eux, distinguée de la société dont ils ne veulent plus et déjà présente en elle. Cette rupture avec la vie quotidienne indique la profondeur de la crise sociale : la société algérienne n'offrant aucune possibilité légale de sa propre transformation, il faut se placer hors la loi pour la modifier. Mais la signification de classe des maquis est beaucoup plus riche. Le support social du maquis, c'est par définition la paysannerie. S'il est vrai que les cadres actuels du FLN sont pour une bonne part des éléments issus des classes moyennes, ce qui fait des maquis le point de jonction de la bourgeoisie jacobine avec les paysans, il n'en allait pas de même pour les initiateurs du mouvement. Le rôle joué par les illégaux du MTLD exige quelque éclaircissement. On pourra en tirer la preuve d'une réelle différence de nature sociale entre les cadres du FLN et la bourgeoisie proprement dite. A la différence de l’UDMA, mouvement de notables, les cadres politiques de l'ancien Parti Populaire Algérien, devenu MTLD après son interdiction, étaient issus de la paysannerie algérienne exilée dans les ateliers, les mines et les chantiers de la métropole. Si l'Etoile nord-africaine avait été fondée à Paris, ce n'était pas seulement parce que la répression y était moins rude pour les Algériens qu'en Algérie, c'était d'abord parce que la conscience de leur activité et leur besoin de solidarité s'y faisaient plus aigus au contact des métropolitains. Un sentiment national, encore flou puisqu'il englobait tous les Maghrébins par contraste avec les Européens, naissait de l'exil lui-même. D'autre part les conditions du travail industriel et les contacts étroits qu'ils entretenaient avec les organisations ouvrières apprenaient à ces paysans chassés de leurs villa- ges par l'oppression impérialiste les raisons de leur sort et les formes d'organisation qu'il leur fallait constituer pour le transformer. On sait que les Algériens viennent travailler en France pendant quelques années, et retournent en grand nombre : 26 . en Algérie. L'émigration algérienne a donc joué pendant des années le rôle d'une école de cadres pour l'organisation du mouvement nationaliste. Des milliers de paysans algė- riens sont nés à la lutte de classes dans les usines de Nanterre, dans les mines du Nord, sur les barrages. L'uni- vers industriel métropolitain a rempli, par rapport au développement des antagonistes de classe en Algérie, un rôle parallèle à celui que jouait l'appareil d'Etat pour l’Egypte ou l'Irak. Au Proche-Orient, on l'a dit, cet appareil en rassemblant les débris des classes moyennes ruinées par l'impérialisme a permis que ces éléments dispersés, indivi- dualistes, prennent conscience de la communauté de leur sort et lui cherchent, quand la crise a atteint les fonction- naires eux-mêmes, une issue collective. En Algérie ce qui restait de l'appareil local traditionnel fut anéanti, et celui que reconstitua l'impérialisme fut pratiquement fermé aux Algériens. De là deux conséquences fondamentales : la crise que subirent les classes moyennes ne trouva pas d'issue dans le fonctionnarisme, et leur poids spécifique dans la société diminua en même temps que la population augmentait ; d'autre part les paysans ne purent trouver dans le maintien d'un Etat local la sauvegarde de certaines institutions traditionnelles, ils reçurent de plein fouet le choc colonial, l'impérialisme ne leur vola pas seulement leurs terres et leurs moyens de vivre, il les dépouilla encore de leurs manières et de leurs raisons de vivre. Ce ne fut donc pas dans l'appareil étatique colonial lui-même que les débris des classes disloquées par la colonisation purent chercher refuge et s'organisèrent contre l'exploita- tion, ce fut dans les usines de la métropole que les paysans chassés par la famine affluèrent et qu'ils découvrirent les moyens de transformer leur condition. Dans ce qui sera les bastions de l'insurrection, Kaby- lies, Aurès, Nementchas, Quarsenis, le contact des paysans avec la colonisation était tout à fait épisodique. Il n'y a pas de grandes propriétés européennes, les fellahs ne sont pas des journaliers, mais des paysans libres. Ce sont au contraire des zones où la paysannerie a été refoulée depuis longtemps, pendant que la colonisation s'emparait des riches terres des plaines côtières et des vallées. De sorte que les villages kabyles, qui sont parfois à 60 kilomètres de piste de toute route, vivaient d'une façon telle que le rapport de leur propre misère avec la colonisation n'appa- raissait pas immédiatement dans les conditions de leur travail. Au contraire dans les terres riches, la paysannerie a été essentiellement prolétarisée : les terres ont été acca- parées, une partie des paysans a été employée comme force de travail louée dans les exploitations européennes, le reste est allé à la ville former la plebe sans travail qui peuple les banlieues. Dans cette paysannerie qui est en contact 27 permanent avec la situation coloniale, certains éléments d'une prise de conscience sociale et politique se trouvaient sans doute rassemblés. Mais ils étaient constamment étouffés par l'écrasante concurrence que l'étroitesse de l'emploi faisait peser sur les travailleurs : ceux qui ont du travail ne font rien qui puisse les en priver, ceux qui n'en ont pas sont réduits par la misère à une vue sur les choses absolument a-sociale et a-politique. Le lumpen-prolétariat n'a jamais été une classe révolutionnaire. En résumé dans les zones de refoulement comme dans celles de l'occupation coloniale, les masses paysannes ne pouvaient trouver, encore que pour des raisons diverses, une issue sociale et politique à la situation que leur faisait la colonisation. Dans les réduits montagnards, l'idée que le malheur ne venait pas d'abord de la nature, mais des conditions sociales qui résultaient d'une colonisation vieille d'un siècle, cette idée ne pouvait être spontanée. Elle eût impliqué une vue sur la paysannerie comme telle que chaque village ne pouvait avoir, elle supposait une mise en perspective historique profondément étrangère à la répé- tition cyclique du travail paysan. Dans le prolétariat agri- cole, la menace permanente du débauchage entravait les tentatives pour constituer des organisations de lutte. Enfin dans les couches faméliques des bidonvilles, se développait, à l'encontre de toute perspective de classe, cette attitude spécifique de la misère, qui se manifeste par l'imprévoyance, l'absentéisme, la démographie galopante, et qui exprime en définitive l'essence même de la misère : l'absence de futur. C'est pourquoi la paysannerie dans son ensemble exprimait sa critique de la société dans des formes de résis- tance élémentaire, de repli sur soi, de retour aux vieilles superstitions, qui ne portaient aucune promesse de dépas- sement positif de sa condition. Transplanté dans l'usine française au contraire le paysan kabyle prenait contact à vif avec des conditions d'exploitation exposées crûment dans l'organisation même des ateliers ; et le chôrneur des plaines et des bidonvilles se trouvait brutalement réintégré dans une unité socio- économique aussi structurée que son mode de vie en Algé- rie avait été « amorphe ». A l'un l'expérience industrielle apprenait à démasquer l'exploiteur derrière les prétendues « nécessités » du travail à la chaîne, à l'autre elle rendait la conscience d'appartenir à une collectivité. Et dans les deux cas, cette expérience directe des antagonismes de classe dans un pays industrialisé était en même temps l'expé- rience de l'organisation capitaliste de l'exploitation et celle de l'organisation ouvrière de la résistance à l'exploitation. L'apprentissage des formes de lutte dans l'usine et au dehors portait rapidement ses fruits, les contacts étroits des ouvriers nord-africains avec la CGT et le PC avant 36 28 eurent pour résultat de transformer bon nombre de ces paysans déracinés en inilitants actifs, héritiers des tradi- tions prolétariennes, voire même déjà pervertis par les formes bureaucratisées que l'Internationale communiste imposait à l'organisation ouvrière de la lutte de classe. On aurait pu penser qu'en partageant ainsi avec les ouvriers français l'expérience industrielle et politique, la plupart de ces travailleurs algériens s'incorporeraient fina- lement au prolétariat métropolitain. Or même ceux qui s'installèrent dans la métropole continuèrent à vivre à part, et la proportion de ceux qui rentrent en Algérie a toujours été élevée. Daniel Mothé a expliqué (15) pourquoi l'assimi- lation ne se fait pas avec la classe ouvrière française. Les raisons qu'il donne ne valent pas seulement pour la période qu'il décrit, où la lutte armée est engagée en Algérie. Même avant l'insurrection, les ouvriers algériens ne parviennent pas à s'intégrer à la classe ouvrière française. Les rapports qu'ils entretiennent entre eux demeurent empreints de leurs traditions communautaires précapitalistes, et opposent une résistance considérable à la pulvérisation, à l'atomisation qu'entraîne la société capitaliste industrielle. A cette différence sociale vint s'ajouter, lors du Front Populaire, un divorce politique définitif. Avant 36, l'Etoile est en contact étroit avec le PC. Pendant l'année 36, les hommes de Messali se joignent à toutes les manifestations de massę, participent aux grèves ; au mois d'août Messali expose publiquement à Alger un programme dans lequel l'objectif de l'indépendance est placé au premier rang. Mais à la fin de l'année, le PC renverse complètement sa position à l'égard du nationalisme algérien : dans les usines et les bistrots de la banlieue, à la tribune des congrès, les stali- niens accusent le mouvement messaliste de vouloir la sécession et par conséquent de se rendre complices des colons les plus réactionnaires, aggravant ainsi la différence de civilisation, insinuant le chauvinisme et le racisme anti- arabe jusque dans la conscience ouvrière, poussant enfin le mouvement algérien à chercher appui du côté des orga- nisations de droite, comme le PSF (qui soufflera à l'Etoile son nouveau nom de Parti Populaire Algérien). En janvier 1937, l'isolement dans lequel la campagne stalinienne a placé les Algériens permet à Blum de dissoudre l'Etoile, sans provoquer de la part du PC que des commentaires platoniques et rares. Les Algériens prenaient ainsi, bien avant la classe ouvrière française elle-même, la mesure du caractère * prolétarien » du Front Populaire. Celui-ci n'étaii que la Socialisme (15) « Les ouvriers français et les Nord-Africains ou Barbarie, n° 21, pp. 146 sq. 29 .: coalition de la bourgeoisie radicale, du réformisme et du stalinisme, portée par une puissante poussée des masses. et destinée à la détourner de ses objectifs révolutionnaires. Le cas de l’Algérie constituait un véritable test du contenu politique réel de cette coalition ; les mesures prises par le gouvernement et connues sous le nom de projel Blum- Viollette, en proposant l'assimilation pure et simple des « évolués » algériens à la bourgeoisie française, visaient la consolidation de l'impérialisme en Algérie. C'est bien ainsi que les ouvriers algériens l'entendirent ; leur démys- tification à l'égard du stalinisme et du réformisme en matière coloniale fut complète ; c'est à partir de cette date que le mouvement algérien rompit toute unité d'action avec les partis « ouvriers » français, et que les plus lucides de ses militants commencèrent à comprendre qu'ils ne pou- vaient compter que sur eux-mêmes pour mettre fin à l’exploitation colonialiste en Algérie. Ils ne furent sûrement pas étonnés que le gouvernement MRP-SFIO-PC ordonne ou tolère en 45 le massacre du Constantinois, ni qu'en cette occasion les militants du Parti Communiste Algérien pré- lent, au moins individuellement, la main à la répression. La différence culturelle d'une part et d'autre part la rupture politique avec le stalinisme et le réformisme fran- çais eurent pour résultat de placer le nationalisme au premier plan de l'idéologie du PPA, et dé renvoyer la lutte algérienne sur le terrain de l'Algérie elle-même. Mais par rapport à la composition sociale de l'Algérie, où la masse paysanne avait à affronter vingt-quatre heures sur vingt- quatre le problème élémentaire de son minimum biologique, et où les éléments libéraux, en raison de leur faiblesse, demeuraient constamment tentés par l'assimilation et la collaboration, la signification politique de l'expérience faite par les ouvriers algériens de la métropole ne pouvait guère être comprise que par eux-mêmes et par les éléments les plus avances du prolétariat local : encore celui-ci demeu- rait-il pour une bonne part placé dans des conditions de travail quasi artisanales, condamné aux tâches les moins qualifiées, et de toute manière peu enclin à risquer le chômage que lui promettait le patronat au cas où il s'agite. rait ; il était enfin numériquement débile. Les militants retour de la métropole et la mince avant- garde locale formaient ainsi un ferment politiquement original dans une Algérie coloniale où il ne pouvait pas agir, bien qu'il résultât indirectement de l'une de ses contradictions majeures. Isolés de la grande masse pay- sanne, dont ils étaient issus, par leur expérience ouvrière et leur conscience politique, privés de tout développement du côté prolétarien par la faiblesse de l'industrialisation, conscients de l'impuissance des « évolués », ces hommes ne pouvaient pas espérer obtenir dans leur pays une - 30 audience telle qu'ils puissent engager ouvertement la lutte politique contre l'administration coloniale. Bien au con- traire leur isolement relatif permettait à celle-ci de les arrêter, de les interner, de les déporter, de leur interdire le séjour en Algérie avec la plus totale impunité. La pers- pective d'un développement politique légal paraissait donc complètement obstruée, et le projet de constituer à toutes fins utiles une solide organisation clandestine au-dessous de l'encadrement officiel du MTLD naquit à la fois de l'impasse politique et du souci de ne pas laisser décimer par la répression les militants les plus actifs. Ainsi le passage à la clandestinité revêtait surtout, dans les années 46-50, le sens d'une parade défensive ; mais le nombre croissant des illégaux et la crise subie par l'impérialisme français à partir des années 50 allait ouvrir aux cadres clandestins une perspective' proprement offensive. La violence de la répression qui s'abattait sur le MTLD renforçait contradictoirement les éléments qui se consa- craient à l'Organisation Spéciale, c'est-à-dire à la mise en place d'un appareil armé, et en général les clandestins du parti, aux dépens des politiques que l'orientation légaliste, prise lors des tentatives de front commun avec l'UDMA, avaient précédemment placés sur le devant de la scène politique. En 54, l'échec de la politique d'unité avec Abbas et de participation aux élections, voire aux administrations communales, préconisée par les organes centraux du parti, était manifeste, au moment où Tunisie et Maroc entamaient ouvertement la lutte pour l'indépendance et où l'impéria- lisme se voyait infliger sa plus cuisante défaite en Indo- chine. Fortement inspirés par le précédent du Viet-Minh, avec lequel certains d'entre eux avaient eu des contacts directs, et dans lequel ils reconnaissaient une organisation voisine de la leur, directement impulsés par la révolution égyptienne, les hommes de l'Organisation Spéciale estimè- rent que le moment'était venu de passer à l'attaque ouverte fût-ce au prix d'une rupture avec Messali. Leur jonction avec la paysannerie sur la base des maquis devait s'avérer relativement aisée, et cela pour deux raisons : dans les montagnes, beaucoup d'illégaux vivaient depuis des années en contact étroit avec les paysans et les avaient travaillés politiquement ; d'autre part la constitu- tion même des maquis coïncidait avec l'une des formes endémiques de la résistance paysanne à l'exploitation coloniale. Dans les couches rurales décomposées par l'impéria- lisme, on observe toujours à l'état chronique ce qu'il est convenu d'appeler le banditisme. Quand le fellah est écrasé de dettes, quand il se sait promis à la prison, pour avoir violé des dispositions légales auxquelles il ne comprend rien et dont il éprouve seulement la brutale contrainte sous 31 les espèces du gendarme ou du garde-champêtre, il décroche le fusil et rejoint ceux qui tiennent la montagne. Ces « coupeurs de route » » sont des produits immédiats et immémoriaux de l'exploitation subie par les paysans. Inutile, pour les comprendre, d'aller chercher l'héritage spirituel des tribus arabes ou le bellicisme congénital de l'âme musulmane. Ce sont des hypothèses à la fois bien grosses et bien légères, et que dément l'observation de n'importe quelle paysannerie placée dans les mêmes condi- lions d'exploitation. Il est parfaitement exact de dire, comme la presse bien pensante !e soulignait alors avec une vertueuse indi- gnation, qu'il y avait des « bandits » dans les maquis. Tout ce qui peut indigner dans cette affaire, outre l'hypocrisie ou la sottise de ladite presse, c'est qu'une société ait pu, en plein xx° siècle, imposer aux travailleurs ruraux des condi- tions de vie et de travail telles qu'ils ne pouvaient y répondre que par les mêmes conduites que leurs ancêtres du iyº siècle. Il est évident qu'e, pas plus que les tempêtes de jacque- ries venues battre jusqu'aux portes des villes algériennes depuis des siècles, ce banditisme n'avait un sens politique conscient. Le simple fait que les bandits soient obligés pour survivre de s'attaquer parfois aux paysans suffit à montrer, s'il en était besoin, qu'aucune tentative de solu- tion de la question agraire à l'échelle de la paysannerie comme classe ne dirigeait l'activité de ces hors-la-loi. Mais la symbiose des paysans révoltés avec les cadres illégaux du PPA allait transformer radicalement la signi- fication politique du fellaguisme. En intégrant à l'appareil rebelle les hommes dressés contre la crise de la paysannerie, les cadres relièrent cette crise, jusqu'alors ressentie élémen- tairement au niveau du village, à celle de la société globale. Ils replaçaient ainsi le travailleur dans la collectivité algé- rienne, et son histoire dans l'histoire de l'Algérie. Ils ouvraient les yeux d'une paysannerie, condamnée à l’hori- zon du douar ou du bidonville, sur la perspective globale de l'émancipation politique. La volonté de lutte des paysans trouvait ainsi son prolongement et l'occasion de sa muta- tion dans la forme radicale que les cadres du MTLD donnait à l'action politique. La paysannerie incapable de construire comme classe une solution au problème de sa propre exploitation, trouvait dans l'idéologie et dans la pratique que lui insufflaient les illégaux une plate-forme susceptible de cristalliser sa combativité et de donner valeur universelle à sa lutte. On peut comprendre maintenant les rapports exacts des cadres fellagas avec la bourgeoisie et la paysannerie algériennes. Sur des classes moyennes qui ne parvenaient pas, en raison de leur situation spécifique, à dépasser un 32 liberalisme complètement irréaliste par rapport au problème algérien concret, les méthodes de lutte innovées par les maquisards exercèrent à la fois l'attrait de l'efficacité et la répulsion que tout possédant, même petit, éprouve pour la violence. Les jeunes intellectuels, qui n'avaient pas grand chose à perdre, pas même une carrière d'avance condamnée, furent les plus vite conquis, et ils vinrent les premiers s'incorporer à l'appareil frontiste. Les artisans et les com- merçants gardèrent une attitude plus prudente, sympathi- sant ouvertement quand les succès. du Front leur offraient l'espoir d'avantages substantiels dans une République algé- rienne où leur activité ne serait plus bridée par l'impéria- lisme, mais se retirant dans la neutralité, voire dans la collaboration avec les forces de répression, quand la violence de celle-ci leur conseillait de conserver ce qu'ils tenaient. Tout ce que le Front parvint à leur soutirer, ce fut, un peu de leur essence, il est vrai : leur argent. Il est de toute manière évident que les cadres militaires et politiques de la rébellion sont distincts, idéologiquement et politique- ment, de la petite bourgeoisie. Le noyau initial avait, on l'a dit, une origine paysanne et une expérience ouvrière qui suffisaient déjà à délimiter complètement sa mentalité de celle d'un petit commerçant ou d'un artisan : fonda- mentalement, les illégaux étaient des gens qui n'avaient rien à perdre, aussi bien comme paysans 'expropriés que comme ex-salariés industriels, et la frontière qui les coupe des bourgeois, c'est celle qui passe entre les hommes qui ne possèdent pas et les hommes qui possèdent, serait-ce un tout petit peu, les moyens de travailler. Leur vue sur l'économie et la société est qualitativement autre, leur désaliénation par rapport à la possession privée des biens de production irréductible à la religion de l'argent, qui est celle des petits bourgeois. A cette divergence sociologique s'ajoute l'espèce de mépris que les permanents clandestins, traqués pendant des années et formés au combat à main armée, ne peuvent manquer d'éprouver pour une classe dont l'ambition la plus extrême a toujours été, jusqu'à l'insurrection, d'être assimilée à la petite bourgeoisie fran- çaise. Les hommes du FLN considèrent sûrement, et non sans raison, que cette attitude des « évolués » n'est pas pour rien dans l'humiliation permanente où les masses paysannes ont été délaissées pendant des décades. Les cadres ne sont donc pas politiquement petits bourgeois, même si une fraction de l'intelligentsia a été incorporée à l'appareil frontiste. Est-ce à dire que leurs objectifs soient ceux de la paysannerie ? - Que l'ALN soit une armée paysanne ne fait aucun doute ; mais une « armée paysanne » renferme des contradictions sociales. Ce n'est pas parce que beaucoup de ses cadres, peut-être la majorité actuellement, proviennent directement des 33 classes rurales, que cette armée ne contient pas pour autant un antagonisme entre les objectifs paysans et ceux que le Front comme appareil se propose. Retenons-en quelques symptômes. Si l'extermination des maquis messalistes pouvait s'expliquer par l'attitude de plus en plus équivoque du MNA et par l'usage que le commandement français entendait faire des troupes de Bellounis, il n'en reste pas moins que les paysans de l'ALN ne durent pas sans hési- tation attaquer des paysans qui avaient comme eux pris les armes et dont la volonté de lutte anti-impérialiste n'était pas moins indubitable que la leur. L'attitude spon- tanée des soldats devait être ici la fraternisation, tandis que l'appareil frontiste poursuivait systématiquement son programme de liquidation totale du messalisme. La disci- pline exigée par le Front apparaissait à ce propos comme une discipline imposée de l'extérieur, et l'on ne s'aventure pas beaucoup en supposant que des discussions violentes opposèrent dans les katibas les cadres et les paysans, suivies occasionnellement de sanctions capitales. --- Dans le même sens, les paysans ne durent pas voir d'un très bon vil le fait que les privilèges d'argent épargnaient aux propriétés des grands colons et des sociétés le sort que les groupes de saboteurs de l'ALN réservaient aux petites fermes isolées : là encore les raisons de politique générale invoquées par les commissaires politiques durent laisser assez insensibles des fils de fellahs fort conscients que la grande propriété avait ruiné leurs pères bien plus que les petits colons, avec lesquels au contraire ils ressentaient une certaine communauté de sort. --- Le nationalisme lui-même ne doit pas laisser sans soupçon des paysans trop habitués aux promesses pour ne pas les passer au crible de leur bon sens campagnard. Que l'appareil n'ait pas placé en tête de son programme la question agraire, qu'il n'ait pas inlassa. blement répété que le problème essentiel est celui de la redistribution des terres et par conséquent de l'expropria- tion, ne peut laisser indifférent les fellahs. Il leur importe peu sans doute qu'Abbas remplace Delouvrier à Alger si les terres ne changent pas de mains dans les campagnes. On leur dit qu'Abbas industrialisera et que le trop plein de la main-d'oeuvre rurale trouvera du travail dans les usines. Mais Delouvrier aussi dit qu'il va industrialiser ; et le fellah sait très bien que l'emploi industriel restera pendant de longues années sans commune mesure avec le chômage rural. En résumé, il y a déjà dans les rapports entre cadres et paysans les signes ceux que nous venons de dire, et bien d'autres - d'un antagonisme qui porte finalement sur le sens global qu'il convient de donner à l'action politique, et qui révèle, de façon encore esquissée, mais déjà identi- fiable, un conflit de classes. L'examen des rapports contradictoires qui lient les 34 membres de l'appareil frontiste avec les éléments petits- bourgeois et avec les masses laborieuses prouve en effet que les cadres permanents issus de l'ancien noyau MTLD et multipliés par la guerre elle-même ne représente fidèlement ni les classes moyennes, ni le prolétariat, ni la paysannerie, et qu'ils constituent un appareil étatique distinct, en fait, des classes qu'ils rassemblent, à des titres divers, dans la lutte commune. Cette couche originale n'incarne les intérêts politiques d'aucune catégorie particulière dans la société algérienne, elle récapitule plutôt en elle-même la société algérienne globale : l'histoire de sa formation, c'est le déroulement de toutes les contradictions algériennes. Au départ, il y a l'absence d'un nationalisme bourgeois et petit-bourgeois suffisamment fort pour pour cristalliser le malaise de toutes les classes algériennes autour de l'idée d'indépendance. Ensuite la naissance du mouvement natio- naliste chez les ouvriers émigrés en France exprime l'une des contradictions fondamentales que l'impérialisme crée dans la colonie : la formidable décomposition de la paysan- nerie ne trouve pas d'équilibre dans une industrialisation complémentaire. Les paysans deviennent ouvriers, mais en France, et le mouvement politique algérien recoupe alors le mouvement ouvrier français et mondial, au moment où celui-ci expose au grand jour, et pour la première fois en Occident, la gangrène stalinienne. L'impossibilité de trouver une issue à l'exploitation et à la répression coloniales ni du côté des classes moyennes locales ni du côté des partis de gauche français maintient isolé, pendant toute une phase, un noyau de « nationalistes professionnels ». Ceux- ci trouveront enfin dans la crise qui ébranle l'impérialisme en Indochine, en Egypte, en Tunisie et au Maroc, l'occasion de rompre cet isolement par la violence ouverte. La forme de leur lutte et sa longueur, c'est-à-dire ce que nous avons appelé l'intensité et la durée de la situation révolutionnaire, s'éclairent si on l'envisage à partir de ce contenu socio-historique. Aucune couche sociale algérienne n'avait la force de mettre un terme, prématuré du point de cadres, à la guerre en entrant en pourparlers avec l'impérialisme français. Au contraire, la poursuite de la guerre était de nature à transformer les noyaux de maqui- sards en éléments d'un appareil, puis à étoffer cet appareil lui-même aux dépens des couches sociales qui subissaient le plus durement la situation coloniale. Quantité de jeunes paysans se détachaient de leurs villages pour grossir les rangs de l’ALN et devenaient des permanents politico- mi ires ; de leur côté les intellectuels quittaient l'Univer- sité ou le Barreau pour se transformer en commissaires politiques ou en délégués extérieurs, rompant tout lien matériel avec leur classe d'origine. Le Front puisant d'une part dans la paysannerie l'essentiel de ses forces, décom- 35 posant d'autre part la petite bourgeoisie intellectuelle, commençait à remplir le vide social dont nous avons parlé. Ainsi l'appareil tendait par sa fonction dans la guerre er grâce à la durée de cette guerre, à se constituer en couche distincte. Ce qui avait été au début une bureaucratie poli- tique au sens classique, c'est-à-dire un ensemble d'individus occupant des rôles hiérarchisés au sein d'un parti, com- mençait à devenir une bureaucratie au sens sociologique, c'est-à-dire une couche sociale issue de la décomposition profonde des classes sociales antérieures et porteuse de solutions qu'aucune de ces classes ne pouvait envisager. Le fait que cette bureaucratie naisse non pas du pro- cessus de production lui-même, mais de ce processus de destruction qu'est la guerre, ne change absolument rien à sa nature de classe, puisque aussi bien cette destruction exprime directement l'impossibilité où se trouvait l'Algérie coloniale d'assurer le processus productif dans le cadre des rapports antérieurs. La destruction n'est ici que la forme prise par la contradiction entre les forces productives et les rapports de production, et l'on savait déjà, au demeu- rant, que la violence est une catégorie économique. - Que vette violence enfin donne à la classe en gestation dans les maquis la forme d'une bureaucratie, on le conçoit aisément puisque tous les rapports entre les membres de cette classe ne sont rien d'autre et rien de plus que tous les rapports entre les cadres de l'appareil politico-militaire, constitué justement pour la guerre : salariés, hiérarchisés, adminis- trant en commun la destruction de l'Algérie traditionnelle, comme peut-être demain ils administreront en commun la construction de la République algérienne. Le processus en cours au sein d'une situation révolu- tionnaire vieille de cinq ans, c'est celui de la formation d'une nouvelle classe et la totalité des données qui compo- sent cette situation fait nécessairement de cette classe une bureaucratie. Mais pour qu'une bureaucratie algérienne se consolide comme classe, il faudrait d'abord que la situation révolu- tionnaire qui maintient béant le vide social où elle prend place se poursuive assez longtemps pour que l'appareil bureaucratique puisse s'agréger des fractions notables de la paysannerie. et des classes moyennes, il faudrait donc que la guerre dure, et cela ne dépend pas d'elle seulement, mais aussi et entre autres de l'impérialisme. Une fois admise cette première hypothèse, il faudrait encore que l'appareil arrache à l'impérialisme une victoire militaire décisive, de l'ordre de celle de Dien-Bien-Phu : alors seule- ment la bureaucratie aurait acquis la capacité d'éliminer sa concurrente politique, la bourgeoisie française, et de 36 ce prendre en main sans compromis la réorganisation du pays (16). Or il est évident que le poids de l'impérialisme français sur la société algérienne est beaucoup trop lourd pour que ces deux hypothèses puissent être raisonnablement rete- nues. Le dixième de la population, soit la moitié du produit algérien (17), se réclamant à coup sûr de la métropole, les 2/5* des terres appartenant aux Français, soit plus de la moitié de la production agricole, un sous-sol saharien qui promet des milliards de profits - rien de cela ne s'abandonne, surtout quand l'impérialisme sort consolidé de la crise que lui avait fait indirectement traverser la rébellion elle-même. En revanche tout cela peut se négocier, et se négociera - sûrement, parce que bon gré mal gré le régime gaulliste, s'il veut stabiliser même provisoirement la situation algérienne et faire avorter le processus de bureaucratisation, devra tenir compte du fait que depuis cinq ans des postulants très sérieux à la direction des affaires algériennes se sont manifestés. En s'orientant dans sens, la déclaration de de Gaulle, quelque soit la raideur du ton, tente de dégager au sein du Front et aussi en dehors de lui, un interlocuteur prêt à négocier un partage des richesses et du pouvoir avec l'impérialisme. Et la réponse de GPRA signifie que les bureaucrates de l'appareil sont maintenant prêts à engager les pourparlers dans une perspective nationale démocra- tique. Dans l'état actuel des choses, c'est-à-dire si aucun renversement sérieux n'intervient dans les rapports entre de Gaulle et la fraction européenne d'Algérie, cette pers- pective est la plus probable. Sa signification politique et sociale est fort claire : c'est le même poids écrasant de l'impérialisme qui a produit ce vide dans lequel la nouvelle classe a commencé à se cons- tituer, et qui lui interdit maintenant de se développer complètement. Depuis 57, les cadres frontistes savent bien à la fois qu'ils ne seront pas vaincus et qu'ils ne peuvent vaincre ; le commandement français a acquis la même certitude en ce qui le concerne. Cet équilibre ne peut être rompu de l'intérieur. Il faudra bien qu'il se résolve en compromis entre les deux parties. Quels que soient l'échéance, la forme et le contenu de ce compromis, il en (16) Telle était sans doute la perspective de Ramdane, ancien responsable pour Alger. (17) Le revenu annuel global de l'Algérie était estimable en 55 à 537 milliards de francs (sur la base des chiffres donnés par Peyrega). Le total du revenu dont disposaient tous les algériens musulmans pouvait se chiffrer, selon le rapport Maspétiol en 53, à 271 milliards. Les Français d’Algérie recevaient donc sensiblement la moitié du produit global, 37 la résultera, au moins pendant une phase transitoire, que la bureaucratie ne pourra pas continuer à se consolider comme elle le faisait à la faveur de la guerre. Le seul fait qu'il y ait compromis signifie en effet qu'il lui faudra accepter, par exemple sous forme d'élections, un nouveau type de rapport avec la population algérienne. Le caractère réellement démocratique de ces élections ne peut évidem- ment pas faire illusion ; mais au-delà de la comédie libé- rale, le problème posé sera celui de l'implantation réelle des cadres politico-militaires dans les couches paysannes, qui seront décisives par leur nombre. Ce qui reste acquis en attendant, c'est d'abord que guerre d'Algérie nous offre un exemple supplémentaire de la formation de la bureaucratie en pays colonial (avec ce trait spécifique qu'ici la classe en question ne parvient pas dans l'immédiat à son plein développement), - mais c'est aussi que la lutte émanticipatrice dans les pays sous tutelle, en ce qu'elle requiert l'entrée des masses sur la scène poli- tique, est porteuse d'un sens révolutionnaire qu'il importe de souligner. Nous savons bien que les perspectives offertes à la révolution algérienne comme à toutes les révolutions coloniales ne sont pas et ne peuvent pas être celles du socialisme, et nous ne soutenons pas le mouvement algérien - parce qu'il finira par moderniser les rapports sociaux dans un pays arriéré : à ce compte il faudrait applaudir la bureaucratie chinoise, voire même un impérialisme « intel- ligent », s'il est vrai ce que nous pensons qu'aucune « nécessité objective » ne s'oppose à ce qu'il procède lui- même à la décolonisation (comme on le voit pour l'Afrique Noire). Mais ce qu'aucune classe dirigeante, locale ou métro- politaine, ne peut faire, ne peut même souhaiter, c'est que les travailleurs coloniaux interviennent eux-mêmes, prati- queinent et directement, dans la transformation de leur société, qu'ils brisent effectivement, sans en demander à personne la permission, les rapports qui les écrasaient, ei donnent, à tous les exploités et à tous les exploiteurs, l'exemple de l'activité socialiste en personne : la récupéra- tion de l'homme social par lui-même. En particulier, les paysans les ouvriers et les intellectuels algériens ne pour- ront plus oublier et cela est d'une immense portée pour l'avenir de leur pays qu'ils ont, pendant ces années-ci, maîtrisé leur sort, voulu ce qui leur arrivait, et qu'il se peut donc qu'il arrive à l'homme ce qu'il veut. 7 Jean-François LYOTARD. 28 Un algérien raconte sa vie (11) (Suite et fin) Le première partie de ce texte a été publiée dans le précédent numéro de Socialisme ou Barbarie, pp. 11 à 40. CHAPITRE III : EN FRANCE Alors là, après, vers 1945, je suis venu en France. Je voulais venir en France. Je me disais : peut-être la mentalité n'est pas pareille. Ils avaient même fait un bureau de recrutement, rue Tanger, pour lancer une propagande pour tous ces nord-africains qui veulent foutre le camp en France. Et d'ailleurs je voyais des algériens qui allaient demander des renseignements. On leur promettait la lune. Et une fois qu'ils arrivaient en France, eh bien, ils n'avaient pas de boulot. Il fallait qu'ils se débrouillent ou bien on les exploitait à faire 36 000 travaux. Premier patron en France... Quand je suis arrivé en France, j'avais mon métier. J'ai fait mon premier patron. C'est au bout de deux mois que j'étais là que je me suis dit : « Tiens, maintenant il va falloir que je me mette à travailler ». Parce que j'avais un peu d'argent devant moi. Alors je suis rentré chez un patron chez lequel on faisait du travail aux pièces. Il y avait bien 30' ou 35 ouvriers dans cette boîte. Donc, je rentre, je présente mes papiers. Le type, il n'avait pas tellement confiance parce qu'il voyait que j'étais algérien. Finalement ils m'ont embauché. Il me donne à faire du travail et me dit : « Voilà, on paye 500 F la pièce ». D'accord. Mais natu- rellement comme il n'avait pas confiance en moi, il m'a donné des pièces qui étaient un peu esquintées ; mais, dans notre métier, on peut les rattraper, on peut les camoufler. J'ai fait le travail. Et il y avait un contremaître qui avait dit au machiniste : « L'algérien c'est un as, il y va dans son boulot ! » Quand j'ai fini ma première série, je descends prendre une deuxième série. Il y avait un autre ouvrier, un nommé Martin, qui travaillait à l'étage en dessous. Il faisait exactement le même travail que moi. Alors je vais le voir pour savoir si ça allait, pour faire sa connaissance. Je discute. Il me dit : « Ça va, ça te plaît ? » Je dis « oui, ça me plaît, mais seulement le travail n'est pas fignolé, parce que, mon vieux, il y a plein de défauts là-dedans ». « Ah 39 oui ! qu'il me dit, c'est un essai, c'est pour voir si tu les loupes pas, parce que si tu les loupes ce sera pas une grande perte ». Je lui dis : « D'accord, mais c'est pour le prix ». Il me répond : « Pour 550 F, c'est pas formidable ». « 550 F.? moi je n'ai que 500 F ». Il dit : « Il faut demander au contremaître comment ça se fait qu'il te les donne à 500 F, parce que, dis, il ne faut pas après qu'il me dise à moi aussi qu'il me les donne à 500 F » ...et premier sabotage « T'en fais pas, ça va péter avec moi ». J'attrape le contre- maître et lui dis : « Vous êtes satisfait de mon travail ? ». « Oui ». « Vous savez, le prix que vous m'avez donné, c'est pas formidable. » « On pensait t'augmenter, mais pas pour l'instant, plus tard ». - « Oui, mais donnez-moi au moins le même prix qu'à l'autre ». — « Mais il a le même prix que toi ». « Non, il a 550 F ». « Je vais en parler au patron ». « Bon, parlez-en au patron, parce que moi, vous savez, si vous me donnez moins je ne travaille pas ». A ce moment-là on cherchait des ouvriers. Alors j'ai rangé le bois, j'ai tout préparé, et l'après-midi j'ai attrapé le contremaître et je lui ai demandé s'il avait parlé au patron. Il m'a dit que oui, mais qu'il fallait que je finisse encore cette série et qu'après, à l'autre série, j'aurai 550 F. Je l'ai regardé et j'ai rien dit. Alors si c'est comme ça, je me suis dit, c'est mon premier patron et déjà il veut m'exploiter. J'en ai marre de l'exploitation. J'étais en Algérie, j'étais exploité, j'arrive en France et je trouve la même mentalité que là-bas. Non, ça va plus ! Et je n'ai rien dit. J'ai fait acte de présence. Je venais tous les matins, je faisais une heure de présence, je changeais les bouts de bois de place pour montrer que j'avais fait quelque chose. On nous payait en deux fois. D'abord pour les quarante heures une somme de tant, ensuite, quand on avait fini la série, le supplément. C'était pour le fisc qu'ils faisaient ça. Le mardi j'avais donc touché le solde de ma première série et le vendredi je devais toucher la part qui correspondait aux quarante heures pour la nouvelle série. Donc le mercredi, le jeudi et le vendredi matin je changeais mes bouts de bois de place pour faire croire que j'avais travaillé. Puis, le vendredi après-midi, je suis venu et je me suis mis au boulot. Et il y a un certain travail que l'on fait dans notre métier qui permet, si on veut faire du sabotage, de tuer dix pièces d'un seul coup, et ça fait une somme de cent mille francs. A cette époque-là, ça faisait cent mille francs de foutus en l'air. Mais ce truc-là on ne pouvait pas s'en apercevoir tout de suite. Seulement deux ou trois jours après. Alors je me suis dit « puisque c'est comme ça, vache pour vache... » J'ai préparé mes outils et puis j'ai préparé mon coup. Je lui ai fait tout le sabotage. Et puis la comptable est venue, elle m'a remis mon enveloppe. Et je suis parti, je n'ai rien dit à personne. 40 Deuxième patron... Quand j'ai eu quitté, j'arrive chez un autre patron. Je demande de l'embauche. Il m'embauche aussi sec. Mais je n'ai pas voulu lui dire que j'avais déjà fait une place. Il aurait dit « qu'est-ce que c'est que ce zèbre-là ! il a fait une semaine là-bas et il vient ici, qu'est-ce que c'est que ça ? » Je n'étais pas au courant du tarif que les ouvriers devaient encaisser. On était deux ouvriers plus le patron. C'était un petit artisan et les artisans c'est des salopards, hein ? Il me dit : « Je te paye 65 F de l'heure, c'est le tarif ». Bon. Je commence à travailler. Je voyais qu'il était heureux. Il avait l'air content parce que, sans me faire confiance, je sais travailler. Il m'avait même dit : « Tu verras, plus tard je vais agrandir et tu seras contre- maître là-dedans ». Je disais « oui, oui, oui » et puis je faisais mon boulot. Mais en moi-même, je me disais : « Si je trouve quelque chose de mieux, je foutrai le camp. >> Voilà qu'un soir la personne chez qui j'habitais, un ami je n'étais pas en hôtel à cette époque là me présente au café un ami à lui. C'était un fabricant. La discussion commence. Depuis combien de temps que j'étais là ? Deux mois et demi. Où j'avais travaillé ? Telle ou telle boîte. Et puis je lui raconte mon histoire : que mon premier patron voulait m'arnaquer et que je l'avais arnaqué. Que j'étais chez un petit artisan. « Mais il est conscien- cieux, que je dis, il me donne 65 F de l'heure ». Il me dit : « Il te déclare 65 F de l'heure ». Je lui dis : « Il me donne 65 F de l'heure et il me déclare 65 F de l'heure ». Il me répond : « C'est pas normal, parce que régulièrement il doit te déclarer à 65 F de l'heure et te donner 75 F de l'heure ». A cette époque tous les ouvriers c'était comme ça, c'était le prix. « Mais moi, il ne me donne pas ça ». « Eh bien ! moi je t'embauche si tu veux ». ...et deuxième sabotage « Je veux bien, seulement je ne veux pas lui faire de vacherie, alors je vais voir s'il accepte de me donner 75 F de l'heure, comme tout le monde ». J'ai été voir mon patron et je lui ai expliqué et puis je lui ai dit : « Moi, je vous le dis franche- ment, j'ai trouvé une place où on m'a offert ce prix-là. Si vous voulez bien me donner 75 F, je reste chez vous. Je vous avertis, je ne veux pas être vache ». « Ah non ! non, non, qu'il me dit, il faut patienter ici. Et plus tard, je te le promets, tu seras contre- maître ». Je lui dis : « Oui, si je dois être contremaître pour que vous m'exploitiez comme vous m'exploitez à l'heure actuelle, je ne marche plus ». Et j'ajoute : « Je ne suis pas vache, je reste tra- vailler, mais je vous avertis que samedi je prends mon compte, parce que je suis sûr que si je pars maintenant vous payerez pas ». — « Non, je ne te payerai pas, je ne te payerai que samedi ». Je m'étais dit : "ça va, il va réfléchir. Le vendredi soir je l'ai attrapé. « Vous avez réfléchi, vous me donnez. 75 F ? » Il me dit : « Non ». Le samedi je devais faire un travail qui devait rester sous forme jusqu'à lundi. Je me suis dit : mon petit bonhomme, ne me tu m'as arnaqué pendant une semaine à ce prix-là, eh bien ! moi aussi je vais t'arnaquer, il n'y a pas de pitié. Et je lui ai fait le même sabotage qu'à l'autre. Je lui ai tué son boulot. Il n'a rien vu, il ne pouvait rien voir. Et puis j'ai foutu le camp et j'ai été chez l'autre patron, celui qui m'avait proposé de m'embaucher. Relations avec les ouvriers français On était 17 ouvriers à travailler là-dedans. Ça allait, j'étais bien vu. Et même les ouvriers étaient heureux de voir un algérien qui travaillait parmi eux. Mais cela n'empêche pas que de temps en temps ils m'envoyaient des piques : « Alors le crouille, alors le bicot ! » Alors je n'osais pas trop, mais après je les ai remis à leur place. C'est des mots vraiment vexants, quand on dit « crouille » à quelqu'un, j'estime que ce n'est pas bien. Et puis il y en avait un qui me jalousait. Je ne faisais pas cas de lui. Mais je sentais qu'un jour ou l'autre, ça péterait des flammes. Le patron avait vu que j'étais assez débrouillard dans mon métier, alors il me confiait certains travaux qui étaient vraiment intéressants à faire. L'autre, ça lui faisait mal au cæur, parce qu'il était classé comme moi. C'était un très bon ouvrier aussi. Donc le patron, comme il voyait que j'étais vif, il me donnait ces travaux là à faire. Comme c'était en pleine chaleur, j'allais plus vite, parce que moi, la chaleur, je ne la craignais pas. Il n'y avait que l'hiver que je craignais, alors là l’hiver, je les avais les miches là. Lutte de classe Mais le patron commençait déjà à avoir des ennuis. Il faisait la bringue et tout ce qui s'ensuit. Un jour, c'était un samedi soir, on attendait la paye. D'habitude c'était à cinq heures que le patron arrivait pour nous payer. Il était six heures et tous les ouvriers commençaient à gueuler là-dedans. Mais il n'y en avait pas un qui était syndiqué, il n'y avait rien. C'était tous faux jetons et compagnie. Ils étaient tous en train de gueuler. Moi je ne disais rien. Mais il у avait parmi les ouvriers un petit maneuvre qui était un bon communard. Celui-là c'était un champion. Ce copain-là, il rouspétait bien un peu et puis il s'arrêtait, il ne disait plus rien. Alors le patron est arrivé. On l'avait attendu jusqu'à 8 heures. Il a commencé à gueuler après les ouvriers. Il disait : « Et puis vous verrez, il va y avoir du chômage et si vous foutez le camp, vous irez tous à la soupe populaire ». Moi je me disais : de la manière dont ils gueulaient avant qu'il n'arrive, j'espère mainte- nant qu'ils vont lui foutre une tannée ou qu'ils vont rouspéter après lui, qu'ils vont le mettre à sa place. Ils ont tous fermé leur claquemerde. Pour moi, il faut que je te dise que le patron m'estimait bien. Des fois il m'invitait à aller au restaurant manger avec lui. C'était bien simple, son père lui-même s'occupait d'acheter mon ravitail- lement, parce que je me faisais à manger à l'atelier, j'avais tout mon attirail, des pommes de terre et tout le bataclan. Donc, moi 42 je ne disais rien. Et puis tout d'un coup je lui fais : « Dis donc, Robert ? ». Il me dit : « Oui, qu'est-ce qu'il y a ? ». Alors je lui dis : « Comment faire pour te donner tes 8 jours ? » Ce n'était plus lui qui me donnait mes 8 jours, c'était moi qui lui envoyais. « Pourquoi ? » – « Parce que moi je t'emmerde et je te donne mes 8 jours. Parce que s'il y a la soupe populaire, je m'en fous, j'irai à la soupe populaire. Mais je n'aime pas être dominé par un type comme toi. Parce que, eux, ils ont gueulé avant que tu viennes et maintenant il n'y en a pas un qui bronche, parce qu'ils ont peur de la sauter, ils ont peur de crever de faim. Mais moi je t'emmerde et puis je fous le camp de chez toi, je ne travaille plus chez toi ». Quand le petit maneuvre a vu ça, il a dit : « Moi aussi je fous le camp, je ne reste plus chez toi ». Et puis il y avait aussi un autre ouvrier. Il n'avait rien dit, mais quand il a vu que j'avais remis à sa place le tôlier et que le petit maneuvre avait suivi, il a dit : « Moi aussi je fous le camp ». Mais tous les autres sont restés à l'atelier. Il y en a 14 qui sont restés. Alors donc c'est des bons à lap, des bons à nib, moi je dis. Il n'y a pas de solidarité ouvrière quand on a affaire à des brebis galeuses comme ça, on ne pourra jamais s'en sortir. Chômage Donc, on est sorti tous les trois et on a été boire un coup au bistrot. Et on était heureux malgré qu'on sache qu'on allait être au chômage. J'ai cherché du boulot. Le petit maneuvre je l'ai perdu de vue, l'autre aussi. J'ai cherché, mais je ne trouvais pas de boulot. Alors là ça a été dur. Je me rappelle, il y avait du pain rassis à la maison, je le mouillais, puis je le mangeais. Et puis un jour, je rencontre mon patron dans la rue. Il me fait : « Tiens Ahmed ! alors tu ne travailles pas ? » Je lui dis que non, et il m'invite à venir boire un coup. Je vais boire le coup, mais j'avais le ventre vide. Il m'interroge et je lui dis que je suis fauché, que je ne travaille pas. Il me dit : « Je te reprends ». Je lui réponds : « Je veux bien retourner chez toi, mais ne t'imagine pas que je m'incline, parce que je n'ai rien à foutre. Je ne marche pas si tu me reprends dans l'espoir de dire que tu me soulages. Parce que tu sais, moi, j'ai mangé du pain mouillé, mais si je vois que vraiment je n'ai plus rien à croquer, eh bien, je t'attends au coin de la rue près de chez toi, et puis je t'attaque et puis je t'assomme et je te prends ton pognon. Il faut pas jouer avec moi ». Il me dit : « Non, non, non, c'est parce que je t'estime bien. C'est toi qui a été le plus franc, tu m'as envoyé promener et tu vois, les autres, de la manière dont ils étaient faux comme ça, ils sont perdus dans mon estime, mais toi tu as été franc ». Je dis : « Bon, je retourne. Ils sont tous là ? » « Qui ». « Je retourne, mais c'est histoire de les emmerder, parce qu'ils sont tous des faux jetons ». Tu vois, il y en a des ouvriers qui sont des champions, mais sur. 17 on était 3. Donc, s'il y avait eu toute la masse, qu'est-ce 43 1 . qu'il aurait fait le patron ? Hein ? C'est pas lui qui aurait touché aux outils, alors il aurait coulé, il aurait bouffé du pognon. Avec une solidarité de 17, il ne serait pas monté sur ses quatre che- vaux. Seulement ils étaient là qui gueulaient et quand il est arrivé ils ont fermé leur gueule. J'ai trouvé ça dégueulasse. Donc le patron m'a invité à aller déjeuner. J'ai mangé et le lendemain je suis retourné à l'atelier. Antagonisme Quand je suis arrivé, tous ils me regardaient de travers. Ils se disaient : il est revenu comme un petit chien. Moi je ne disais rien, je laissais tâter le terrain. Le patron, il savait que si ça n'allait pas je ferais la bagarre, alors il ne disait rien non plus. Alors ça se passait comme ça : si j'en voyais un et que je lui disais « tiens, passe-moi ça », il faisait le sourd-muet. Alors moi, automa- tiquement, je disais « dégueulasse ! >> Mais il y en avait un, il m'en voulait vraiment, il m'en voulait du premier jour que j'étais là. Il y avait un outil dont il fallait que je me serve, et comme il était près de lui il s'en servait aussi. Un jour j'arrive pour prendre l'outil. Il me dit « laisse-moi cet outil ». Je lui dis « pourquoi ? C'est pas à toi, c'est l'outil de l'ate- lier et donc j'ai autant le droit que toi de le prendre ; et si tu n'es pas content c'est la même chose. » Alors il veut me l'arracher des mains. A ce moment là je le lui donne, et puis je lui rentre dedans, je lui fous une année. Ça a été la bagarre, et puis le patron et son père sont venus et nous ont séparés. Mais celui-là, je ne lui pardonnais plus. Il partait avant l'heure, le soir, parce que moi je l'attendais à la sortie. Je voulais le taper, je voulais le liquider. Alors le patron, après ça, m'avait mis dans un endroit spécial pour moi tout seul. Je n'étais plus avec les autres. Il m'avait mis un poêle à côté de moi et je travaillais tranquillement. Ahmed de nouveau à son compte Ici c'est toute une histoire. Mais c'est trop long à te raconter. Le patron était en train de couler, il allait faire faillite. Et puis un jour il avait fait des chèques sans provision et les flics sont venus et l'ont emmené en taule. Il y avait à l'atelier un nouveau, un petit italien nommé Bruno, qui était sérieux et avec qui j'étais copain. Quand la boîte a coulé, on s'est mis en association et on a travaillé ensemble. Ça a duré un an et demi. Et puis il y a eu une petite crise. Et Bruno ne voulait pas patienter, il a voulu liquider notre petite affaire. Alors pour la liquidation on s'est brouillé. Surtout à cause de son père. Même que ça a manqué finir en bagarre. Je ne l'ai plus revu et j'ai essayé de me mettre à mon compte. Alors j'ai commencé à travailler dur, je me suis crevé. Je n'avais pas de machine, j'étais obligé de tout faire à la main. Et quand j'étais obligé de passer par les machines, j'allais travailler chez des types qui me louaient des machines. Alors là, qu'est-ce que j'ai pu supporter avec eux ! J'étais obligé de m'incliner. Donc j'ai travaillé dur et je me suis installé. Avec le pognon, j'avais . ΔΑ: sance pris un tout petit local. Il a fallu que je paye un pas de porte de 15 000 fr. J'ai commencé à travailler avec rien et je me suis dé- brouillé. Un jour je mangeais, le lendemain je ne mangeais pas. J'étais habitué. Fiançailles Je connaissais une jeune fille, qui est d'ailleurs maintenant ma femme. On s'est mis en ménage. J'avais une petite chambre et j'en avais fait une belle petite chambre. On avait comme table une caisse. Madeleine travaillait comme bonne. Elle travaillait chez des gens qui disaient être ses protecteurs, et puis, total, ils cher- chaient à l'exploiter. Sa patronne n'aimait pas que je la fréquente, elle disait « c'est un algérien, c'est un truand ». Elle nous a même fait suivre. Quand, par exemple, le soir j'allais la chercher pour aller au cinéma, il y avait quelqu'un qui nous suivait pour voir dans quel endroit on allait. Alors un jour j'ai dit à Madeleine « demain soir tu diras à ta patronne de venir avec toi pour que tu lui fasses les présenta- tions ». Le lendemain sa patronne est venue pour faire ma connais- parce que ma fiancée lui avait dit qu'elle avait l'intention de se marier avec moi. On était au café, elle a voulu payer. J'ai refusé en disant que c'était moi le fiancé. Elle m'a dit « mais vous parlez bien le français ». Je lui ai dit que j'ai été élevé dans un endroit où on parlait couramment le français. Elle m'a dit « vous êtes différent des autres, je vous prenais pour un bandit, un voyou, un pruneau, quoi ». Je lui ai répondu : « Ah madame ! je ne suis pas un voyou. Mais rappelez-vous d'une chose, c'est qu'un algérien n'est pas un voyou. Vous dites que les algériens sont des voyous, mais le plus grand voyou, le plus grand gangster c'est Pierrot le Fou, et s'il y a parmi nous des voyous, d'accord, mais pas d'aussi grande classe. » Quand elle a vu ça, elle était malade. Et j'ai ajouté : « Rappelez-vous une chose, c'est que quand je prendrai ma femme définitivement avec moi, elle ne travaillera plus chez vous. » Elle m'a dit « oui, mais je pensais lui faire une situation ». J'ai répondu « la situation, c'est moi qui lui ferai, elle n'a pas besoin de vous ». Alors, après, j'ai dit à Madeleine « elle me dé- goûte ta patronne, c'est une dégueulasse, allez hop ! il faut quitter ta place ». Alors elle a quitté et elle est venue habiter chez moi là où on avait une petite caisse. Débuts difficiles Et on était malheureux. Je me rappelle quand elle était en- ceinte, un soir de réveillon de Noël, on n'avait même pas de quoi acheter un petit gâteau. C'est pour dire comme on était malheu- reux. Quand j'avais besoin de machines, donc, j'allais travailler chez les types qui en avaient. Ils prenaient 200 F de l'heure à cette époque, pour louer leurs machines. Là ils m'avaient donné un sur- nom qui montrait que j'étais nord-africain. Moi je ne faisais pas cas, je me disais un surnom je m'en fous du moment que je fais mon boulot et que je gagne mon bifteck. Ma femme est enceinte, 45 c'est l'essentiel. Et en rigolant comme ça, il y en avait qui me di- saient « et alors, bicot ! ». Alors je disais « tu me dis ça, tu sais, moi ça me touche pas ». Je ne sais pas ce que j'ai eu, je pensais trop à mon boulot. Je n'avais pas la réaction de répondre à ces trucs là. Ces mecs là qui avaient trouvé ça, c'étaient des artisans ; à l'heure actuelle ils disent qu'ils sont du P. C. et tout ce qui s'en- suit ; c'est des beaux dégueulasses. C'est des artisans. Avant peut- être c'était des bons, mais du moment qu'ils se sont mis à leur compte... parce que généralement c'est un ouvrier, mais quand il se met à son compte tout de suite il passe réactionnaire, il devient le contraire des autres, il cherche à exploiter même son copain. Ça a duré pendant deux ans au moins, comme ça. Racismes en chaine... Alors moi ça me tapait sur les nerfs. Et puis je me disais : maintenant qu'ils ont pris l'habitude, ça serait vexant de ma part de leur dire d'arrêter définitivement. J'ai donc employé une autre tactique. Quand ils me disaient « bicot ou crouille » et tout ce qui s'ensuit, moi je leur disais « frangaou ». C'est un mot d'Algérie. Les français de là-bas, quand ils voient un français de France arriver à Alger, ils disent « ça c'est un frangaou ». Par exemple, quand les trouffions ils essayaient de danser au bal avec les filles, 4 elles leur répondaient : « ah ! moi non, je ne danse pas avec un frangaou ». Textuellement. S'il y a encore des français de France, des ouvriers qui ont fait leur service en Algérie et qui sont francs, ils diront que c'est pas du bidon. «. Alors frangaou, espèce de con ! », je leur répondais. Et d'autres trucs comme ça. Quand ils me disaient d'autres paroles comme ça, j'avais essayé aussi une autre tactique pour ne pas qu'ils m'emmerdent. J'allais, je les prenais et je les tournais et je leur disais « tu vas voir le bicot, qu'est-ce qu'il va te faire ! » et je faisais le geste de leur donner. Alors il y en avait qui réagissaient et d'autres qui disaient seulement « allez, fais pas le con ! » Et je répondais « tu vas voir comment vais faire le con ! » Ça fait que d'un coup ça passait à la rigolade. Mais au fond ça me vexait. Jusqu'au jour où il y a eu une bagarre. Un algérien et un français se sont bagarrés. Ça a pété des flammes. Et il y en avait un, qui soi-disant était le plus intelli- gent de toute la clique, que je connaissais. Et il a dit « quand même, ces sales bicots, quelle sale race ! ». Pourquoi il disait ça ? Il l'avait dit sans penser que moi j'étais à côté de lui. Alors je lui ai dit : « Monsieur, pourquoi vous dites ça ? Pourquoi vous dites sale rące ? Est-ce que ça vous plairait qu'on vous dise sale race à vous ? Hein ? ». Il me dit : « Non, il ne faut pas te vexer ». « Si, je dis, je me vexe. Parce que jusqu'à l'heure actuelle j'ai tout supporté, je n'ai rien dit. Mais il arrivera le moment où je vous cracherai à la figure. Maintenant je ne fais rien, parce que je fais mon travail chez vous. J'ai besoin de vous. Je suis franc de vous le dire. Mais il arrivera le jour où, moi, tel que vous me voyez, je vous cracherai à la figure et je vous ferai 46 voir qu'est-ce que c'est qu'un sale bicot ou une sale race. » Puis. je dis : « Est-ce que vous savez lequel a eu tort ? Il y en a deux, et peut-être que c'est le français qui a eu tort, hein ? Peut-être qu'il l'a provoqué, comme vous venez de me dire sale race, sans vous dou- ter que j'étais à côté de vous. Ce n'est pas beau ce que vous dites là. Il ne faut jamais dire des choses comme ça. Quand vous voyez un noir, pourquoi vous dites tout de suite « négro » ? C'est un africain, un africain de couleur, n'importe quoi, un sénégalais par exemple. S'il a été créé comme ça, si son père l'a fait comme ça, noir, ce n'est pas de sa faute. » Ça fait que, plus tard, j'ai acheté une machine et j'ai continué à travailler tranquillement. ...bagarre au café Et puis j'ai une figure, un comportement... on ne dirait pas que je suis algérien. Alors quand je rentre dans un café ou n'im- porte où, j'entends des critiques inimaginables. Au début je me bagarrais, mais après je n'ai plus rien fait. J'ai compris, parce que nous autres, dès qu'on fait quelque chose, ça y est, on est bon comme la romaine. Avant, au moindre petit coup j'intervenais. Si je rentrais dans un café, si on parlait des algériens, je ne disais rien. Mais si on disait « sales bicots, c'est des crouilles », alors j'intervenais, je leur demandais des explications. Des fois ça s'arrangeait, des fois il y avait des types qui étaient un peu doux, quoi. Mais des fois il y avait des types qui voulaient se montrer, alors ça déclenchait la bagarre. Ça m'est arrivé une fois au café. Ils me connaissaient là-de- dans, j'y achetais mes cigarettes et j'y buvais souvent un petit coup. Donc, je commande un café. Mais je vois que le garçon ne me servait pas tout de suite et je réclame encore une fois. Alors il me dit : « dis-donc toi, le crouille, si tu es pressé, eh bien ! tu as le temps. » Alors ça c'est un coup fumant ! Je l'ai regardé, je l'au- rais dévoré. Mais j'ai attendu. Je lui ai dit « donnez-moi un café, monsieur ». Alors le type a dit « ah ! bien, je vais te servir ». Et puis il a été servir deux clients et il m'a donné mon café après. C'était une injustice ça. Je n'ai rien dit, mais j'étais révolutionné dans mon coin. Quand il a servi mon café, j'ai attrapé la tasse, je lui ai dit « tu vois le bique, hein ? » et je lui ai foutu tout en pleine figure. Alors ça a déclenché la bagarre. Les autres garçons sont ve- nus, et il y avait des gens. C'était la grande bagarre. Ils sont venus à cinq. Ma parole, contre cinq je ne pouvais rien faire. Ils m'ont foutu des coups et j'ai reçu une trempe. S'ils avaient agi seulement comme ça, il n'y aurait eu que demi mal, mais cette bande de dé- gueulasses, ils ont appelé les flics. Les flics sont venus. Moi je les regarde et leur première réac- tion a été « c'est un bique encore ! » Alors moi je dis : « Oui, ils se sont mis à cinq contre moi, et puis le garçon, ce fumier là... « Ferme ta gueule, sinon je vais te rentrer dedans », dit un Alic. « Non je ne ferme pas ma gueule ». Alors ils m'ont attrapé 47 et ils m'ont foutu dans le panier à salade. Et moi je criais « il faut qu'ils viennent tous, tous ceux qui étaient contre moi ». Mais ils ont mis la voiture en marche et m'ont emmené au commissariat. ...au commissariat Je rentre. On me dit : « Enlève ta ceinture » << Dis donc, je n'ai pas envie de me tuer, ma ceinture je la garde » – « Enlève, ou je vais te foutre des coups. Et puis enlève tes lacets ». Alors ils m'ont foutu au cachot. Pas dans le machin grillagé, ils m'ont foutu carrément au cachot. J'ai passé la nuit là dedans. Le lendemain, je vois un flic que, vu que j'étais du coin, je connaissais. Je l'appelle et je lui dis «dis donc, Maurice, donne-moi une cigarette et, si ça te fait rien, va voir mon dossier, voir ce qu'il y a dans le rapport ». Il dit « tu sais que je n'ai pas le droit de te donner une cigarette, mais je vais te la donner quand même ». Il me passe une cigarette. Je la fume. Ah ! ça me paraissait bon de fumer. Et puis il a vérifié le dossier. Eh bien, je devais descendre au Dépôt. Cette bande de salopards, ils avaient fait un drôle de rapport contre moi : j'aurais foutu des coups à une femme et tout ce qui s'ensuit. J'avais jamais eu affaire avec des femmes, moi ! Maurice devait finir son service à midi. Alors je lui ai dit : « écoute, si tu veux me rendre service, tu n'as qu'à aller voir telle personne ». C'était une personne que je connaissais, qui était assez bien. C'était un juif. Pour ça, moi, je suis bien avec tous. Il n'y a pas de religion, il n'y a pas de race. Un homme c'est un homme. Il a été le voir et l'autre a fait le nécessaire. Et à trois heures de l'après-midi le flic de service vient et me dit : « Tu vas aller voir le commissaire, mais avant qu'est-ce que tu veux boire ? » « Un bon café au lait ». Et il a été me le chercher au bistrot d'en face. Quand je me suis bien coltiné le café au lait, je suis monté là-haut voir le commissaire. Mais à côté de lui il y avait un type auquel j'avais donné un coup de poing. C'était sûrement l'un des premiers qui avaient voulu intervenir. Je lui avais ouvert un peu l'arcade. Le commissaire me dit : « Tu sais que tu vas descendre au Dépôt ? » – « Je ne vois pas pourquoi. Je me suis bagarré avec le garçon parce qu'il m'a manqué, et si celui-là a voulu inter- venir, ce n'est pas de ma faute. Je me défends ». Il me dit : « Oui, mais il y avait une femme. Elle était enceinte et elle a reçu des coups. C'est la femme à monsieur ». « Je n'ai pas vu de femme ». Enfin il me dit : « Il n'est pas méchant, mais il faut que tu lui fasses des excuses, autrement tu vas descendre au Dépôt ». En moi-même je me disais : faire des excuses... et si je ne fais pas d'excuses, ma femme elle va rester avec le môme. Surtout qu'on était pas riche. Alors je lui ai fait des excuses, mais au fond de moi-même je me disais c'est un enfoiré, c'est pas un homme d'agir comme ça. Et je suis sorti. Je suis retourné au café et j'ai demandé un café. Il y avait un marchand de journaux qui était devant la porte et qui avait vu le truc. Il me dit : « Ils ont été dégueulasses hier. Chope-les donc dans un petit coin. » « Je ne peux pas. Ils ont fait un rapport. 48 Si jamais je les attrape un par un, je vais y passer. Si je suis là, c'est parce que j'ai eu un petit coup de piston. » Plus tard j'ai revu le type à l'arcade sourcillière. Je l'ai ren- contré dans la rue. Je lui ai dit « dis donc, ce n'est pas vrai, je ne t'ai pas fait d'excuses, c'était du bidon, c'était pour que je sorte ». Et ça s'est arrêté là. ...leçon de morale dans le train Il y a eu aussi un autre coup. J'avais fait du travail, j'avais un peu de sous et je m'étais dit on va prendre un peu de vacances. Ma femme et le gosse étaient partis et je prenais le train pour les rejoindre. Je rentre dans le compartiment. Il y avait une jeune fille, toute jeune, deux garçons avec elle et un couple, un monsieur et une femme assez âgés. Je m'installe, je ne dis rien. Je lisais. Mais en cours de route ces jeunes cons là se sont mis à parler des algé- riens. Moi, ma physionomie ne montre pas que je suis algérien. Alors automatiquement ils se permettent, parce que s'ils en voient un ils ferment leur claquemerde, ils arrêtent de dire quoi que ce soit. Ils parlaient de la rue de la Charbonnière, des crouilles, des bicots. J'ai tendu l'oreille. Ils disaient que les types étaient dégueu- lasses, qu'ils étaient sales et tout ce qui s'ensuit. C'est allé cinq minutes, après ça a commencé à me révolutionner. Surtout après ce que j'avais vu là-bas à Alger. Et puis j'arrive en France, je rentre chez un patron, il cherche à m'exploiter ; je rentre chez un autre, il commence à m'exploiter aussi ; je rentre dans un atelier, il y avait des ouvriers que c'étaient des fumiers... Alors d'un seul coup le sang me monte à la tête et je dis : « Si les algériens sont tels, c'est le bienfait que la France leur a fait. Maintenant vous parlez des algériens, est-ce qu'ils vous ont attaqué ? » Le type ne savait pas quoi répondre : « Non, mais qui êtes-vous ? » « Moi qui suis devant toi, je suis un algérien, je suis un arabe. Je vais te prouver que je ne suis pas un dégueulasse : ma femme, je vis avec elle et je vais la rejoindre, elle est en vacances. C'est une jeune fille, elle a un gosse de moi. Je vais te prouver qu'un algérien n'est pas un salopard. Qu'est-ce que j'en ai à foutre, moi, à me marier avec une française après tout ce que j'ai passé, hein ? (je ne lui ai pas raconté ma vie) qu'est-ce que j'en ai à foutre ? J'aurais pu tirer un coup et puis au revoir et merci, si elle est enceinte je m'en fous. Toi, s'il t'était arrivé la même chose, tu aurais gonflé la petite et tu l'aurais laissée. Donc je te prouve qu'un algérien n'est pas dégueulasse, je vais la rejoindre ». Et puis alors là je lui ai dit « tu es un enfoiré » ; je ne savais plus me retenir. Je lui ai craché à la figure. « Sale con, et puis les algériens, ils t'emmerdent ». Et ça s'est déchaîné. Le type, il ne disait plus rien et finalement il s'est levé et il est parti dans le couloir. Alors j'ai pris sa place, j'y ai bien installé mes deux jambes et je suis resté là. La jeune fille et le jeune homme qui étaient restés, je ne leur disais rien, parce que c'était l'autre qui avait attaqué. Alors je les ai regardés, bien regardés, et 49 Et on au fond de moi-même je voulais leur montrer qu'il ne faut pas être comme ça. J'ai pris mon paquet de cigarettes et je leur ai dit « c'est un nuage qui est passé ». J'ai tendu mon paquet et je leur ai dit « fumez ». Ils ont fait un large petit sourire et ils ont dit « non merci, monsieur ». continué le chemin. Mais l'autre enfoiré il est resté dans le couloir, il n'est pas rentré de tout le trajet. J'avais bien mis mes pieds de façon que s'il avait voulu rentrer il aurait fallu qu'il me dise « pardon, monsieur ». Il n'y avait rien à faire. Des trucs comme ça j'en ai entendu, vraiment que s'il fallait que je me dispute à tout bout de champ, je me disputerais tous les jours. Soit des mots vulgaires par là, soit des mots vulgaires par ci. On rentre dans un café et on est obligé d'entendre des tas de sornettes. ...Une curieuse compagnie aérienne Un an plus tard, je dis à ma femme « depuis le temps que je suis en France je n'ai pas revu ma mère ni aucun membre de ma famille, je voudrais bien aller à Alger ». Mais comme le gosse avait deux ans et demi, on a pensé que l'avion c'était mieux. Pas depuis Paris, ça coûte trop cher, mais pour la traversée, depuis Marseille. Donc un jour de juillet je vais à Air France, à l'Opéra, pour prendre mes billets. Je ne sais pas, c'est peut-être parce que je n'étais pas rasé : je venais de quitter mon boulot et j'étais parti en vitesse. Toujours est-il que la bonne femme me dit « je regrette, monsieur, il n'y a plus de place ». Et elle me dit d'aller à la Com. pagnie Air-Algérie. J'y vais, je me présente. C'était un petit bureau insignifiant. Je prends deux billets aller-retour. Le gosse ne payait pas. J'ai seulement payé l'assurance pour lui. On me dit « soyez à Marseille tel jour, à 5 heures et demie, au poste de rassemblement ». On prend donc le train un jour à l'avance, pour pouvoir se reposer une journée à Marseille, pour que ça ne fatigue pas le gosse. Le lendemain matin on se lève à l'aube et on se présente au bureau à 5 heures et demie. On attend. A 6 heures et quart, un car nous emmène à Mari- gnane. Arrivés là-bas, on nous dit « asseyez-vous et attendez ». L'avion devait partir à 6 heures et demie. Arrive 7 heures et de- mie, 8 heures, toujours rien. Le gosse était réveillé depuis 5 heures, on l'avait sur les bras, quoi. Je réclame et on me dit que j'aurai le prochain. De temps en temps il y avait des gens qu'on appelait, monsieur un tel, monsieur un tel. Tous des français. A 11 heures du matin, j'ai fait une pétarade là-dedans. Ça bardait, je criais. Arrive une espèce de commandant qui me dit « qu'est-ce que c'est ? ». J'explique que j'attends depuis 5 heures. — « Ce n'est pas votre tour attendez ». Je tempête, demande à être remboursé. D'un seul coup l'hôtesse vient et nous dit que la compagnie nous offre à déjeuner. Je refuse d'abord et puis après on y va. C'était une espèce de restaurant où il y avait tous les aviateurs, les pilotes. Pendant le repas, j'explique mon cas à un pilote. Il ne me répond pas, mais il avait un petit sourire. Puis il se lève et va cher- 50 cher une chaise longue pour le gosse. Jusque là on nous avait rien donné pour lui, il était toujours sur nos bras. Deux heures et de- mie, toujours rien. Je vais revoir l'hôtesse. Alors elle me dit « oui, mais vous êtes algérien ». Textuellement. Je lui dis « pourquoi ? parce que je suis algérien ? je suis français, non ? » Et je com- mence à gueuler. L'espèce de commandant revient et dit « dites donc, il ne faut pas crier comme ça, vous n'êtes pas chez vous ici ». Enfin, vers quatre heures et demie, l'hôtesse arrive et dit « je m'excuse, je n'y suis pour rien, vous pouvez partir maintenant ». Et on prend l'avion. Après j'ai fait le calcul : ils convoquaient les algériens le matin et ils les embarquaient le soir, parce qu'ils attendaient qu'il y ait la quantité voulue pour les mettre dans l'avion. Tous les algériens ensemble. Mais le plus beau ça a été dans l'avion. On s'asseoit et l'hô- tesse de l'air tire un rideau. Je ne fais pas cas, je ne voyais pas de français. L'avion décolle, on peut enlever les ceintures. Alors je cherche l'hôtesse parce que le gosse avait soif. Je tire le rideau. Qu'est-ce que je vois ? C'étaient tous, des français qu'il y avait là- dedans. Donc les français à part et les algériens à part. L'hôtesse arrive, je lui demande à boire et je lui dis : « Qu'est-ce que c'est que ce racisme qu'il y a là-dedans, on tire le rideau, d'un côté les algériens et de l'autre les français ! Mais ils sont bons pour aller se faire casser la gueule quand il y a une guerre ». Alors, elle : « Monsieur, taisez-vous, pas de scandale ici ». Sûrement ils ont dû dire de moi qu'il y avait un révolution- naire dans l'avion, parce que, arrivé à Alger... On descend à Mai- son Blanche. Un car s'amène, on porte les valises des français et on les met dans le car. Puis un type vient et dit aux algériens qui étaient restés en groupe : « Vous n'avez qu'à prendre vos vali- ses ! ». Moi je dis : « Mais j'ai payé pour qu'on m'amène mes vali- ses jusqu'à Alger ». Et d'un seul coup je vois un flic qui me dit « vos papiers ». Il les regarde et dit « Ah ! c'est vous qui rous- pétez tant ». Je me défends, je raconte mon histoire. Mais une autre espèce de commandant arrive et dit : « Plus de rouspétance, plus un mot ! » — « Comment, que je dis, j'ai le droit de rouspé- ter, je suis chez moi, puisque là-bas à Marseille on m'a dit vous n'êtes pas chez vous. Ici je suis à Alger, je suis chez moi ». Alors, tu sais ce qu'ils m'ont fait ? Ils ont demandé à ma femme l'acte de naissance du gosse. Elle ne l'avait pas. Et ils ont dit « qu'est-ce qui prouve que ce gosse n'a pas été volé ? » Tex- tuellement, je te donne ma parole d'homme. Et ils m'ont dit : « Ne la ramenez pas, sinon vous allez passer de drôles de vacances en taule, ne la ramenez pas ! » Quand on a vu vraiment qu'il y avait du racisme en plein, on a fermé notre gueule, pris nos valises et puis, dans l'autocar, j'ai commencé à faire la morale à tous les algériens qu'il y avait là- dedans, Tout ce qu'il y a de plus merveilleux ce voyage là ! Mais je me suis vengé. Je suis allé à la compagnie et je leur ai raconté que ma femme se plaisait à Alger et qu'on avait décidé d'y rester définitivement et qu'il fallait qu'ils me remboursent mon retour. 51 Ils ont accepté et puis, quand ils m'ont eu payé, je leur ai dit « c'est du bidon, je vais retourner en bateau, parce que vous êtes une sale compagnie ». Le type, il était soufflé. Et je suis retourné en bateau. Fraternité Revenu en France, j'ai continué à travailler. Je ne pensais qu'à mon boulot. Et puis je me suis dit en moi-même que je voulais faire quelque chose. Alors j'ai formé un petit gars. C'était le fils d'un ami à moi. Quand il travaillait avec moi je le considérais comme mon fils. Il a vécu cette fraternité. A quatre heures, je buvais un petit café et ma femme lui apportait aussi. Et puis il est parti faire son service militaire en Algérie. Et tous les mois je lui envoyais un petit mandat. Je me disais : ma foi il est jeune, il a besoin de s'amuser, ses parents ne sont pas bien riches ; je lui envoyais tous les mois 1 000 fr. Quand il est parti à Alger, je lui ai donné l'adresse de ma mère et certaines indications où il pouvait aller s'amuser. Des bons tuyaux, quoi. Et je lui ai dit : « Si tu as besoin d'aide, si tu es fauché, que tu es en permission et que tu ne veux pas payer l'hô- tel, ou si tu as du linge à faire laver, tu vas et tu montes à la mai- son ». Il y a été d'ailleurs, il a vu ma mère, le jardin où il y a des oranges. Quand il est revenu du service je lui ai demandé son com- portement, comment il était. « Ah ! il m'a dit, j'étais bien à Alger et puis après ils m'ont envoyé dans une espèce de bled. Ah ! là-bas c'était dégueulasse. L'armée nous faisait une moralité de ne pas acheter chez les arabes, par exemple la bière ou le pain ou les fruits. Alors moi, j'étais écouré, parce que franchement quand je parlais des arabes je pensais à toi, qui étais comme un frère pour moi. » Plus tard il s'est marié. J'étais à son mariage. Il y a eu un autre cas. C'était un type qui était dans toute cette clique de petits artisans que je fréquentais et qui m'avaient donné un surnom et me disaient toutes sortes de mots. J'ai voulu leur montrer ce que c'était qu'un algérien. Ce type, un italien, sa première femme l'avait quitté. Un nommé Pingotti. Son associé avait profité de ce qu'il était dans les vaps pour liquider leur affaire à son profit et il était resté dans la misère. Alors moi, bien qu'il était avec tous ces types qui me di- saient des choses vexantes, je lui ai trouvé un local, je lui ai même prêté des sous. On a traité affaires, je lui ai passé certains tuyaux. On a travaillé ensemble pendant quelque temps, je lui ai donné un bon coup de main. Jusqu'au jour où il est tombé malade, il est parti de la caisse. Alors là, je m'occupais de ses affaires pendant qu'il était malade. Et puis après, quand il est sorti du sana, vrai. ment il ne pouvait plus continuer à travailler dans ce métier. C'était trop fatigant. Sans prétention, je leur ai montré à tous que j'étais plus ma- lin. Je l'ai fait rentrer comme représentant dans une maison. Il était heureux là-dedans, il gagnait bien sa vie. Je lui avais vendu 52 le local entre temps, il avait touché son pognon et tout. Et puis il a rechuté et il est mort. Il paraît même que quand il est mort il a dit : « Appelez-moi Ahmed, il n'y a que lui vraiment qui est un bon copain. » Ce type s'était remarié. Pendant qu'il était malade, la deuxième fois, je faisais des collectes pour sa femme. J'allais trou- ver ses copains, tous ces types là et je leur disais « allez hop !, envoyez le pognon, il y a un malade là-dedans », et je le donnais à sa femme. Eh bien ! s'ils étaient tous comme ça, s'ils avaient une cor- dialité comme ça, eh bien ! on ne serait pas dans la misère. S'ils n'avaient pas peur de s'unir. « Qu'est-ce que c'est le syndicat ? » Ah ! oui, bien sûr, il y a le syndicat. Qu'est-ce que c'est le syndicat ? Le syridicat. Quand je suis allé travailler à Pantin, je suis rentré dans une usine, il y avait 500 types. Et soi-disant dans cette boîte il fallait rester quinze jours pour savoir si tu es un ouvrier ou pas. Et puis, en plus de ça, ils vous gardent les quatre premiers jours de paye. Si tu fais cinq jours, ils ne t'en payent qu'un seul. Pourquoi ces quatre jours ? Parce qu'ils en profitent eux, les gros, de ses quatre jours, avec notre sueur. C'était des carrosseries automobiles et tout ce qui s'ensuit. Comme il n'y avait pas de boulot, j'étais rentré là-dedans. Donc je travaille la semaine, cinq jours. Donc il fallait qu'ils me payent une journée . Ils me donnent une enveloppe et je vois 82 l'heure. A cette époque là 82 F de l'heure ! J'attrape un ouvrier et je lui dis :. « Combien qu'on paye ici dans ma catégorie ? » « 92 F de l'heure » « Mais moi j'ai 82 F » « Oui, mais c'est parce que tu es à l'essai >> « Combien de temps ça dure ? » « 15 jours ». Je lui dis : « Mais il n'y a pas besoin de quinze jours, dans notre métier, au bout de 2 heures on voit si c'est un ouvrier qualifié ou pas. » « Ah ! c'est pas moi, il faut t'adresser au délégué ». Bon. Je me présente à ce putain de délégué — parce que tous, c'est tous des fumiers, parce qu'ils ont la bonne planque, hein ! - et je lui dis : « Ça fait cinq jours que je suis ici, on me donne 82 F de l'heure, ça va pas. Je connais mon métier, vous l'avez vu ». Il me dit : « Oui, mais je ne peux pas faire autrement, il faut attendre ». Je lui réponds : « Je m'adresse à toi, tu es délégué, fais quelque chose, tu es un ouvrier ». Il me dit : « Moi, je ne peux rien faire ». Alors je lui dis : « C'est ça le délégué ? Tu n'es rien du tout. Puisque c'est comme ça, vous allez voir, attendez, bande de va- ches ! » La paye avait été distribuée à quatre heures et l'usine fermait à six heures. J'attrape mes vieux outils, je les fais changer au ma- gasin contre des outils neufs, je remplis ma valise, je m'asseois et je mets ma valise à côté de moi. Le contremaître arrive et me dit qu'il faut travailler, qu'il faut pas rester comme ça pendant que les autres travaillent. « Moi, travailler ? J'ai été voir le délégué, il n'a rien voulu faire. Pourquoi voulez-vous que je travaille ? Et de 53 puis si ça vous plaît pas que je sois assis, allez le dire à la Direc- tion ». Sur ce, un espèce de directeur arrive et me dit : « Alors, vous ne voulez pas travailler ? » « Je veux bien travailler, mais on me donne 82 F de l'heure et ça fait 5 jours que je suis ici et on me garde 4 jours. Quatre jours ! et les actionnairės ils travaillent avec ces quatre jours là, et puis il a fallu que je bouffe, moi, pendant ce temps là. Et en plus on me donne 82 F au lieu de 92 F, mais, sans prétention, je connais mon métier ». « Mais vous êtes à l'essai » « Dans notre métier, au bout de deux heures, on voit si on est un ouvrier ou si on ne l'est pas » « Ici ce n'est pas comme ça. Et puis est-ce que vous avez trouvé du travail ? >> « Non, mais j'en trouverai. » « Patientez ». Je lui dis : « Non, je ne patienterai pas, parce que je préfère mieux crever en me reposant que crever en travaillant pour vous autres ». Et je suis parti à 6 heures. Ça a fait deux heures de récupé- rées, près de deux cents balles. J'ai vu aussi le délégué et lui ai dit : « Bande de cons, des délégués comme ça on en chie tous les ma- tins dans la poubelle ». 14 juillet 1953 Ma femme était à l'hôpital. Elle venait d'accoucher d'un deuxième enfant. Alors je sors de l'hôpital et je savais qu'il y avait le défilé. Je me dis, je vais défiler, c'est pas loin. Mais manque de pot, je tourne d'un côté et je tombe sur trois cars de Alicaille qui étaient là. Ils me regardent d'un sale wil. Moi je m'en foutais, je les emmerdais. Il y avait l'autre gosse à la maison qui m'attendait, mais je me suis dit : il va bien m'attendre un petit peu, je vais voir comment c'est le défilé. Parce qu'il y avait Marcel Cachin. J'aimais bien voir ce vieux-là. Et puis d'un seul coup, poum ! vlan ! j'en- tends que ça commence la bagarre là-dedans. Alors je me dis : ça y est. Il vaut mieux que je foute le camp, parce que j'ai le gosse qui m'attend à la maison et si je me lance dans la bagarre, ça va encore péter des flammes. Et si je suis ra- massé, mon gosse qui est-ce qui va lui donner à manger ? Surtout que je n'ai pas de famille, moi la famille, il faut traverser. la mer. Alors je suis rentré à la maison. Mais arrivé à la maison, j'ai pris le gosse et je suis descendu au café. Il y avait là une bonne femme, une grande gueule : « Ah ! le parti communiste, moi je suis une communiste ! » Elle me dit : « Tu te rends compte qu'est-ce qu'ils ont fait les algériens ! » « Qu'est-ce qu'ils ont fait ?» — « Eh bien ! ils ont manifesté, et tu te rends compte, ces putains de flics, ils ont laissé arriver juste les algériens et alors ils ont chargé ». Je dis : « Il y avait des fran- çais ? » – « Oui, seulement c'est les algériens qui ont arraché les pavés et qui ont fait la grande bagarre. Il y avait les flics en l'air, les cars de renversés et tout le bataclan ». « Ah ! je dis, c'est beau, les flics, les cars, allez hop ! on renverse tout ça ». J'étais content. Je me disais : .puisque ça prend de l'extension et que je connais deux gars du P. C. qui sont acharnés là-dedans, je vais aller les voir et puis je vais commencer à activer, je vais 54 m'acharner. Puisque c'est comme ça et comme il y a pas mal de compatriotes parmi nous qui sont là-dedans c'est pas comme à Alger je vais activer. Mais le lendemain matin je regarde le journal et je vois tant de blessés, tant de morts. Oh! Oh ! Alors ça m'a soulevé un petit problème. Je me suis dit : c'est là où je vais voir vraiment si les types du P. C. ils sont capables ou non ; je vais voir vraiment si les chefs principaux et tout le bataclan ils peuvent nous défendre ; on va voir. Puisqu'il y a pas mal d'Algériens qui sont morts, s'il y a une solidarité, ils vont faire une manifestation, une deuxième mani- festation en l'honneur de ceux qui sont tombés en manifestant pour le P. C. Eh bien, je l'attends jusqu'à l'heure actuelle. Il n'y a pas eu ça, il n'y a pas eu de manifestation. Ils ont fait des articles sur eux, et puis ils n'en ont plus parlé. C'est là que je me suis aperçu qu'il y a pas mal de types qui sont à la tête du P.C. qui ne valent rien du tout. Parce que les algériens avaient fait acte de solidarité avec l'ouvrier français - puisque l'ouvrier algérien était parmi eux et qu'il a combattu et que les flics ont attendu que ce soit l'algérien qui passe pour lui foutre des coups les ouvriers français auraient dû se réunir pour faire une mani. festation en l'honneur de ces victimes. Ils l'ont fait dans le bla- bla, dans l'écriture, et c'est tout. Alors là je me suis dit en moi- même, ça ne vaut pas le coup, avec des mecs comme ça, non. Solidarité ouvrière Moi je voudrais que l'ouvrier français et l'ouvrier arabe même demain ou après-demain, quand il y aura l'indépendance algérienne — je voudrais que l'ouvrier français et l'ouvrier arabe soient la main dans la main. Je voudrais que tous les ouvriers aient la main dans la main. Alors là, je donnerais mon sang là- dessus. Et ça c'est un truc qu'il faut faire, parce qu'à l'heure actuelle, en Algérie, s'il n'y a pas une entr'aide entre l'ouvrier français et l'ouvrier arabe, s'il n'y a pas une communauté de ces deux ouvriers, on va être bouffé par la bourgeoisie algérienne. Oui, on va être bouffé par la bourgeoisie algérienne. Donc il faut tenir compte de ça, alors moi ce que je veux c'est une bonne entente de l'ouvrier. Aider maintenant ce peuple qui veut acquérir son indépendance. Qui c'est qui se bat ? C'est l'ouvrier qui se bat ; le fellagha qu'est-ce que c'est ? Chez nous le fellagha, c'est le fellah. C'est celui qui travaille la terre et qui gagnait 20 francs par jour avant la guerre, et qu'est-ce que c'est que 20 francs par jour quand il avait quatre ou cinq gosses et qu'il mangeait un pain avec des oignons dans la terre ? Eh bien ! s'il y avait vraiment une fraternité de l'ouvrier, on arriverait à quelque chose. 55 Profession de foi J'ai eu des copains dont l'idéal, quand ils seront arrivés à un certain point qu'ils espèrent, est d'avoir des villas et tout ce qui s'ensuit. Alors moi je leur répondais, je leur disais : « Ecoute, moi, mon plus grand souci, ma plus grande joie, le jour où on aura l'indépendance, ce n'est pas d'avoir une villa, ce que je cherche c'est de former une école, de former des gosses et de leur appren- dre un métier, parce que là ça a plus de valeur. Qu'est-ce que j'en ai à foutre d'une villa, moi ? Il fait toujours beau à Alger, alors si tu vois le soleil quand tu te lèves le matin, que je sois dans ma villa ou que j'aille sur la plage me mettre au soleil, c'est la même chose ». Moi ce que je veux, c'est de former un centre d'apprentissage, mais pas faire un centre d'apprentissage comme ceux qui existent à l'heure actuelle, qui sont dirigés par des types qui ne connaissent pas le métier, comme les français l'exigent d'ailleurs. Là ça ne marche pas. Les problèmes de l'apprentissage Lorsque j'étais en France, j'aurais pu embaucher un algérien pour lui apprendre le métier. Mais ce n'était pas possible, parce que, automatiquement, l'algérien qui travaille en France et qui veut apprendre un métier ne peut pas l'apprendre. Primo, il faut qu'il paye sa chambre d'hôtel ou qu'il trouve une chambre, et qu'il se nourrisse ; deuxio, il faut qu'il envoie des sous à sa mère. Et puis il y a une autre chose – mais ça c'est pareil pour les français et les algériens. C'est le contrat de l'artisanat et moi je ne l'admets pas, c'est de l'exploitation d'un gosse. Un artisan dans notre métier fait une pièce en série, il fait toujours le même modèle. Admettons qu'il prenne un gosse de 15 ou 16 ans pour lui apprendre le métier. Pendant trois ans que le gosse restera, il apprendra toujours ce même modèle. Le jour où il s'en ira, il ira chez un autre et il ne saura pas faire un autre modèle de série, parce qu'il ne le connaîtra pas. Donc là-dessus je suis contrat. Je suis pour un contrat pour un gosse, mais pour un an seulement. Moi, dans l'engagement du contrat, je veux qu'on spécifie bien qu'au bout d'un an que le gosse a appris ce que je fais, ce que je fabrique, je le place chez un autre patron, un copain qui fait le même métier que moi et qui fait un autre modèle que moi, une autre série ; de façon que le gosse il a appris ma façon de travailler et après il voit la façon de l'autre de travailler. Parce que chez tous les artisans il n'y a pas la même façon de travailler. Mais en France on est obligé de prendre un gosse, par contrat pour trois ans. Et quand on a un gosse sous contrat, on le paye 40 ou 50 F de l'heure et il reste trois ans à apprendre le métier et il ne peut trouver autre chose si on ne lui résilie pas son contrat. C'est ce qui est arrivé à un gosse que je connais, son patron ne veut pas lui résilier son contrat. Pour un algérien, c'est pire. Automatiquement il ne peut pas apprendre un métier, parce qu'il ne peut pas gagner 40 ou 50 F de l'heure. Il lui faut beaucoup plus que ça. Donc si j'avais voulu contre 56 apprendre un métier à un algérien quand j'étais en France, je n'aurais pas pu. Parce que moi je ne suis pas riche, je travaille et si j'avais pris un algérien et que par exemple je l'avais déclaré à 45 F et que je l'avais payé 100 F en douce, pour rester contre les lois, eh bien, quand même avec ces 100 F il ne pourrait pas vivre. Alors qu'est-ce qu'il est obligé de faire ? Il est obligé de faire le manæuvre pour gagner ses 180 F de l'heure. C'est pour ça qu'en France on ne peut pas former d'apprentis algériens. Et en Algérie, il n'y a pas de professeurs. Les profes- seurs qui sont en Algérie, c'est des types qui ont appris à être professeurs par la lecture, ils n'ont pas appris par la pratique. Ils ont appris par la théorie. Et ce n'est même pas sur la théorie qu'il faut compter. Il faut compter sur la pratique, parce que quand on ne sait pas tenir un outil, on a beau savoir la théorie, on ne sait pas travailler. En Belgique Maintenant je suis en Belgique, mais mon plus grand désir c'est d'aller à Alger, quand on aura l'indépendance, former une école. Sans prétention, ce que je connais je l'enseignerai. Et il y a des types encore plus qualifiés que moi, qui connaissent le métier beaucoup plus à fond. Alors, oui, d'accord. Mais je ne pense pas m'enrichir, avoir une villa et me pavaner là, avec des rafraîchis- sements et tout ça. Ça ne marche pas. Mais il y en a qui sont comme ça ? Ah ! il y en a beaucoup qui sont comme ça. C'est juste- ment, quand on rencontre des types et qu'on voit qu'ils sont comme ça, il faut essayer de les ramener d'eux-mêmes et de leur montrer la réalité. Là, oui d'accord, là seulement tu es un homme. Autrement si c'est pas comme ça, ce n'est pas un homme pour moi. Voilà le mot de la fin. Mais en Belgique, depuis que tu y es, comment ça va ? Il n'y a pas grand chose à dire. C'est un peu comme en France, seulement en Belgique, ils s'en foutent de l'Algérie. On est moins harcelé. Ils ne nous regardent pas trop d'un sale wil. 57 1 . La Chine à l'heure de la perfection totalitaire 1. - « Fleurs parfumées et plantes vénéneuses ». Devant l'agitation qui en mai et juin 1957 s'amplifiait de semaine en semaine et menaçait de faire de la Chine une deuxième Hongrie, la bureaucratie chinoise a eu peur et il ne fait aucun doute que les éléments les plus avertis des sphères supérieures du Parti aient parfaitement com- pris la nature des contradictions qui minent le régime et la signification historique de cette action de sape (1). Mais les dirigeants de Pékin n'ont pas pour autant reconnu explicitement la vérité toute simple, à savoir que le système d'exploitation et d'oppression issu de la Révolution de 1949 s'est déjà développé sous une forme suffisamment achevée pour que les masses ouvrières et paysannes entrent désor- mais ouvertement en conflit avec lui. Au contraire, pendant tout l'été 1957 la préoccupation dominante de l'appareil a été de défigurer complètement le sens des événements de l'hiver et du printemps précédents et les plus hautes auto- rités du Parti se sont acharnées à fournir la démonstration que tout se réduit en réalité à un complot réactionnaire fomenté par un bloc de politiciens bourgeois, d'étudiants origines sociales douteuses et de travailleurs dévoyés (2). Lu bureaucratie ne peut pas admettre le carac- tère prolétarien et révolutionnaire de l'opposition à laquelle elle se heurte, sous peine de voir s'effondrer toute sa doc- trine officielle et la représentation qu'elle se fait d'elle- même et de son propre univers. C'est pourquoi, à mesure que le processus réel es luttes sociales contredit avec de plus en plus de violence ses conceptions idéologiques, elle est obligée d'essayer de le supprimer de façon imaginaire, aux (1) V. P. Brune. La lutte des classes en Chine bureaucratique. Socialisme ou Barbarie, n° 24. (2) Jen-Ming-Jih-Phao (Quotidien du Peuple). Fékin, 8, 10, 11 et 21 juin 1957. 58 par des falsifications historiques, étayées sur de grossiers analgames policiers. Dès le mois de juillet 1957, faussaires, théoriciens et policiers sont au travail pour accréditer la fable du complot réactionnaire. Tout d'abord un complot a, de coutume, des chefs. On les trouve. Ce sont Tchang-Po-Kiun et Lo-Long- Ki, deux politiciens de la bourgeoisie libérale tardivement ralliés à la Révolution (3). La vérité est que les deux com- pères au plus fort de la crise du printemps 1957 se sont simplement consultés avec quelques-uns de leurs amis, « communistes libéraux » et bourgeois « progressistes », pour examiner l'éventuelle constitution d'un gouvernement à la façade plus « démocratique », dans le cas où les ouvriers et les étudiants coalisés auraient renversé les « durs de l'appareil ». Craignant que tout l'édifice bureau- cratique ne s'écroule et que le pouvoir ne tombe dans la rue, ces politiciens avisés envisageaient de marcher sur les traces de Nagy et de Gomulka, c'est-à-dire d'essayer de sauver l'existence d'un appareil et d'un Etat en mettant en avant des solutions réformistes. Mais dès le 1er juillet la presse les accuse d'avoir fomenté « des plans sinistres pour jeter le pays dans le chaos » (4). Ils protestent, allèguent qu'on exagère, qu'on ne les a pas compris. Peine perdue. Des pressions de plus en plus menaçantes s'exer- cent sur eux. Au bout de quinze jours, l'Appareil arrive à ses fins : Tchang-Po-Kiun et Lo-Long-Ki avouent tout ce qu'on veut, et dénoncent leurs complices, une dizaine d'intellectuels et de politiciens bourgeois ralliés en 1949 (5). Après les têtes du complot, ses ramifications. Pendant tout le mois de juillet la presse multiplie les dénonciations en choisissant ses victimes dans ces milieux ci-devant bourgeois qui, au mois de mai, se sont rendus suspects de « liberalisme droitier » et ont manifesté leurs « sentiments restaurationnistes ». Les accusés refusent-ils de se prêter à la comédie policière qui se prépare ? Le Parti a de puis- sants moyens d'action. La vie de tous ces éléments qui ont autrefois collaboré avec le Kuo-Ming-Tang, est rarement sans taches. La police et la presse fouillent dans le passé, ressortent des affaires depuis longtemps classées, soulèvent des aperçus sur les scandales des vies privées. Le chantage réussit à merveille. A la fin de juillet les journaux dévoilent un peu plus chaque jour, l'ampleur du complot réaction- naire, qui, de Pékin, où une quarantaine de députés com- promis passent à leur tour aux aveux, avait poussé des (3) J.-M.-J.-P., 11 juin 1957. (4) J.-M.-J.-P., 10 juillet 1957. (5) J.-M.-J.-P., 16 juillet 1957. antennes vers presque toutes les villes (6). Les aveux des accusés, les détails qu'ils donnent sur leur passé et leurs activités contre-révolutionnaires étoffent d'anecdotes vécues les thèses de l'accusation. La radio et les quotidiens en donnent d'interminables récits. Alors, lorsque le caractère de l'opposition a été suffi- samment établi avec la collaboration des accusés eux- mêmes, le Parti passe à la deuxième phase de cette immense entreprise de mystification. A tous ces hommes de la « clique Tchang-LO » qui sont indiscutablement d'anciens bourgeois qui ont effectivement fait au printemps 1957 une critique de « droite » du régime bureaucratique, le Parti amalgame brusquement des « communistes » et les éléments qui ont fait eux une critique révolutionnaire de la dictature sur la base programmatique de la Révolution des Conseils ouvriers de Hongrie (7). Des étudiants, de jeunes militants anonymes, des vétérans de la guerre civile, des écrivains rouges de. Yenan, de vieux communistes qui ont derrière eux trente ans de vie militante dans des condi- tions terribles, sont fourrés dans le même sac que les poli- ticiens ralliés, et catalogués porte-paroles de la bour- geoisie (8). L'accusation est si énorme que la plupart des membres du Parti ne parviennent pas à cacher leur gêne et leur peu d'enthousiasme à approuver les mesures qu'il va falloir prendre contre les « traitres ». Il faut pour les faire taire, que le 23 septembre le secrétaire du P.C. prononce un discours grondant de colère et de menaces contre ceux qui osent mettre en doute la réalité du « complot des droi- tiers » (9). Mais déjà les théoriciens fournissent les explications « marxistes » nécessaires sur les événements du printemps 1957. En 1956, le socialisme avait remporté une victoire écrasante dans le domaine de la transformation des rap- ports de propriété. Mais, comme chacun sait pour peu qu'il ait parcouru les cuvres de Staline, il se produit un certain décalage dans le temps entre les changements qui interviennent dans les infra-structures sociales et ceux qui affectent les superstructures idéologiques. Le développe- ment de la conscience retarde sur le développement de la réalité. La crise de la Chine en mai et juin 1957 trouve tout entière son explication dans une application particulière de cette loi générale : l'esprit bourgeois survivait à la disparition de la bourgeoisie comme classe et la conscience (6) J.-M.-J.-P., 20 janvier 1958 et New China News Agency (Agence officielle de Pékin), 15 janvier 1958. (7) J.-M.-J.-P., 1, 11 septembre et 19 octobre 1957. (8) J.-M.-J.-P., 1er septembre 1957. (9) J.-M.-J.-P., 19 octobre 1957.- :: 60 socialiste du peuple gardait quelques mois de retard sur la réalité socialiste des rapports de production. La campa- gne de rectification était un piège tendu aux droitiers et à tous ceux qui restaient infectés de conceptions bourgeoises, Il fallait les démasquer. C'est maintenant chose faite. « Ce n'est qu'en laissant les plantes vénéneuses apparaître sur le sol qu'on peut les extirper » - écrivait le 10 juillet 1957 l'éditorial du Jen-Ming-Jih-Pao. Une telle explication n'a à coup sûr pas grand chose à voir avec la conception marxiste du processus historique comme dialectique d'une totalité en changement et on ne voit pas très bien comment, à travers ce monisme vulgaire et cette représentation grossièrement mécaniste des rap- ports de la conscience et de la réalité, le P.C.C. parviendrait à expliquer que, par la vertu de quelque force mystérieuse, une transformation socialiste de la société ait pu s'opérer en l'absence d'un mûrissement de la conscience socialiste des masses. Mais les doctrinaires de la bureaucratie n'ont cure de tout cela. Pour eux, la philosophie n'est qu'une servante de la police et pour accomplir des besognes aussi basses des approximations suffisent. C'est bien en effet une immense opération de police que prépare le travail des faussaires et des idéologues du C.C. Febrilement les services de sécurité trient les oppo- sants et d'une façon assez inattendue, c'est le rapport Mao et la nouvelle théorie des contradictions dont il est riche, qui fournissent les critères pour l'établissement des fiches de police. Bien que tous les opposants soient uniformément qualifiés de droitiers, le Parti ne réserve pas en effet à tous le mêine sort. Ceux qui sont restés dans les limites des contradictions qui peuvent, se manifester à « l'intérieur du Peuple », et se sont bornés à critiquer le régime et à réclamer sa libéralisation, c'est-à-dire, en fin de compte les authentiques droitiers, sont simplement destitués de leurs postes et condamnés à travailler dans une usine ou village en partageant le sort des ouvriers et des pay- sans (10). Les autres, ceux qui ont effectivement essayé de pousser les massés à la révolte et se sont livrés à des actes qui sont du domaine des « contradictions antagoniques >> opposant le Peuple à ses ennemis, sont, sans plus de forme, renvoyés devant les tribunaux (11). De juillet à décembre 1957 les procés publics se succèdent, expédiant devant les pelotons d'exécution ou dans les bagnes concentration- naires, la fine fleur du prolétariat et de l'intelligentsia révolutionnaires. Au total 3 000 groupes clandestins sont détruits. Rien que dans le Parti 8 000 militants tombent, un (10) J.-M.-J.-P., 4 août 1957. (11) J.-M.-J.-P., 13 octobre et 14 décembre 1957. 61 victimes de cette nouvelle vague de terreur, 230 000 < contre-révolutionnaires >> subissent de lourdes condam- nations. Près de 2 millions de personnes sont arrêtées et interrogées par la police (12). Dans les derniers mois de 1957 la victoire de l'appareil semble complète. Dans les villages, les usines, les univer- sités, les administrations, chacun se tait ou proclame très haut son attachement au Parti (13). La Chine a eu elle aussi sa période de « Kadarisation » à froid. La mise au pas des bureaucrates libéraux et hésitants, la désarticulation des organisations révolutionnaires et le rétablissement d'un monolithisme sans fissure dans tout le Parti ne sont du reste qu'une étape préparatoire et c'est bientôt la nation tout entière qui fait l'objet d'une campa- gne de reprise en mains et de « remoulage idéologique » qui n'a sans doute jamais eu d’équivalent dans aucun autre pays. Déclenchée au cours du mois d'août 1957, elle se termine vers le printemps 1958. A cette date pas un village, une úsine, une école n'y a échappé. D'un certain point de vue, cette nouvelle campagne de rectification prolonge celle du printemps car il s'agit comme quelques mois plus tôt de combler le fossé qui s'est creusé entre le Peuple et l'Appareil (14). Mais le régime est maintenant sur ses gardes et les réunions « de critique et d'autocritique » se tiennent en présence de cadres et d'activistes itinérants qui au nombre de 1 750 000 sont spécialement affectés à la tâche de diriger la campagne de « remoulage » et de faire en sorte que les meetings ne dégénèrent pas en manifes- tations révolutionnaires (15). Comme au mois de mai 1957 les masses sont certes invities à faire entendre leurs doléances envers les métho- des des cadres et des tableaux d'affichage sont même posés partout de manière à ce que les travailleurs puissent for- muler leurs critiques dans des journaux muraux (16). Mais ces critiques sont maintenant contenues dans des limites très étroites et il n'est plus toléré que le régime lui-même soit mis en question. Si çà et là des imprudents s'enhar- dissent encore à proférer des paroles de rebellion, ils sont aussitôt dénoncés par le troupeau hurlant des activistes comme des « voyous anti-socialistes » et parfois même (12) J.-M.-J.-F., 15 octobre '1957. N.C.N.A., 21 octobre, 18 et 25 novembre 1957. Hsueh-Hsi (Etudes, revue mensuelle du Parti). Pékin, janvier 1958. (13) J.-M.-J.-P., 1 et 23 novembre, 1 et 5 décembre 1957. N.C.N.A., 23 novembre et 5 décembre 1957. (14) N.C.N.A., 26 mars 1958. (15) J.-M.-J.-P., 20 octobre 1957. (16) N.C.N.A., 26 mars 1958. 62 roués de coups. Ces brutalités ne sont pas rares, surtout dans les villages. Il y a, en tout cas, suffisamment d'excès pour que les dirigeants du Parti jugent nécessaire de rappeler aux activistes que la critique doit être menée par la parole et non pas à coups de poings, qu'on ne peut pas assimiler tous les mécontents à des comploteurs et qu'il n'est pas possible de reconquérir la confiance des niasses en plongeant tout le pays dans un bain de sang (17). Une fois cette : « critique dirigée » de l'appareil par les masses menée à bien, la bureaucratie fait à son tour son autocritique. Le Parti ne conteste pas que les griefs que formulent les travailleurs à l'encontre de l'appareil soient le plus souvent, légitimes. Cet appareil est trop lourd, beau- coup de cadres sont incompétents, et parfois même corrom- pus, leur style de travail est entâché d'arrogance, de * commandisme » et de formalisme bureaucratique. Pour remédier à ces défauts, les dirigeants n'hésitent pas à prendre de rudes décisions. D'abord, un million et demi de fonctionnaires qui occupent dans les villes des postes qui ne sont guère que des sinécures vont être expé- diés dans les villages et y recevoir des tâches bien déter- minées. Ensuite, quelle que soit leur affectation, tous les cadres participeront désormais au travail manuel, au moins quelques heures par semaine (18). Bien entendu cette décision, qui restera d'ailleurs purement symbolique pour les hautes sphères de l'appareil, a d'abord un caractère démagogique et vise à estomper la netteté de la séparation des classes. Mais plus profondé- ment, elle constitue une tentative pour surmonter l'aliéna- tion de la couche dirigeante par rapport à la production sans modifier la structure de classe dans laquelle cette aliénation prend racine. Au bout de cinq ans de planifica- tion le Parti a appris à mesurer les difficultés auxquelles se heurte l'entreprise de faire diriger la production et le travail par une couche sociale qui se trouve organiquement séparée des producteurs et du processus productif et n'a aucune connaissance directe des réalités qu'elle doit gou- verner. Il s'agit de faire en sorte que les cadres cessant désormais d'être étrangers au travail, puissent participer au savoir que les ouvriers et les paysans acquièrent et renouvellent chaque jour, par suite de leur présence perma- nente en plein caur du processus de production, de telle manière que les décisions de l'appareil dirigeant des entre- prises ne soient plus inadaptées à la réalité et entachées d'arbitraire et d'inefficacité (19). (17) J.-M.-J.-P., 19 octobre 1957. (18) J.-M.-J.-P., 17 et 25 novembre 1957. N.C.N.A., 26 novembre 1957. (19) J.-M.-J.-P., 19 octobre 1957. 63 Les admirateurs béats des régimes bureaucratiques, en apprenant que les cadres chinois travaillaient désormais dans les usines et les rizières n'ont pas manqué d'imaginer que la bureaucratie commençait déjà à dépérir et à se résorber dans le proletariat et la paysannerie. Mais en réalité si le socialisme signifie avant tout la gestion de la production par les producteurs eux-mêmes, il est bien certain que la Chine n'a pas fait un seul pas en avant dans ce sens. La participation des cadres au travail ne tend pas à faire des ouvriers et des paysans les dirigeants de leurs propres activités, mais seulement à faire des dirigeants des travailleurs temporaires, quelques heures par semaine et la division de la société en dirigeants et exécutants reste intacte. Bien plus, l'intrusion des membres de l'appareil de direction et de contrôle dans les brigades de travail signifie la présence quotidienne et permanente de l'oeil du maître parmi les ouvriers et les paysans. Les mille procédés camouflés dont usaient les travailleurs pour « couler » les normes et freiner les cadences vont se trouver dévoilés et devenir en grande partie impraticables. Le travail manuel des cadres, ce n'est pas « le premier bourgeon du socialisme naissant » c'est un renforcement extrêmement rigoureux de la surveillance des ouvriers et des paysans, c'est la riposte de la bureaucratie à la crise de la productivité du travail comme forme élémentaire de la lutte des classes sous un régime de terreur. Des soucis analogues inspirent encore la décision de créer dans chaque entreprise, usine ou village, une assem- blée de travailleurs qui coopérera à la gestion. Désormais les objectifs de production, l'organisation des ateliers et des brigades, l'établissement des normes, des primes, des salaires etc. ne résulteront plus seulement d'une décision unilatérale de l'appareil dirigeant. Réunis en assemblée générale les ouvriers et les paysans donneront leur avis, formuleront leurs critiques et leurs propositions. En même temps que les dirigeants descendront parmi les masses pour participer à leur travail, les masses seront appelées à participer à la fonction dirigeante des cadres (20). Mais là encore, il faut une bonne dose d'optimisme réformiste pour voir dans tout cela une étape dans la voie conduisant la « société de transition » vers l'épanouissement du socia- lisme selon un processus où se combineraient la résorption de la couche dirigeante dans la masse et l'accès de la masse aux tâches de direction. D'abord les assemblées de travailleurs ne sont ni libres ni souveraines (21). Elles peuvent formuler des voeux et (20) J.-M.-J.-P., 19 octobre 1957. (21) Ibidem. 64 des suggestions, mais ce sont les organes bureaucratiques qui en dernier ressort tranchent et décident. De plus elles se tiennent en présence des cadres et des activistes qui ont pour tâche non seulement de recueillir les « propositions justes » que pourraient faire les travailleurs, mais de repérer et de critiquer ceux qui manifesteraient l'insuffi- sance de leur « niveau idéologique ». La création des assemblées de travailleurs se situe dans le contexte de la campagne de « remoulage » et d'épuration qui sème la panique dans le pays. C'est elle qui lui donne son sens, Ce que le parti en attend, c'est d'abord la déroute des opposants qui seront démasqués, isolés, poursuivis s'il le faut. C'est ensuite, lorsque les masses auront été émiettées et rendues dociles par l'extirpation de l'avant-garde, une transformation radicale de leur attitude. vis-à-vis de la production. La bureaucratie. ne se borne pas en effet à enregis- trer les plaintes des ouvriers et des paysans. Elle riposte, en critiquant à son tour les masses et leur attitude négative vis-à-vis de la production. On n'attend pas des ouvriers et des paysans des récriminations et des revendications stériles mais des propositions constructives, des indications et des renseignements sur la façon dont il faut procéder pour fixer de manière rationnelle les normes, les cadences et les objectifs de production de manière que le travail et l'outillage rendent au maximum. Pendant l'automne et l'hiver 1957-1958 les cadres se déchaînent et abasourdissent littéralement les travailleurs de conférences destinées à les persuader que très vite tout ira mieux si chacun se donne à fond à l'effort de production socialiste et collabore active- ment avec toute son intelligence à la difficile tâche d'extir- per les incohérences et les absurdités qui caractérisent trop souvent le fonctionnement des entreprises et de la vie économique. Pendant des semaines, des mois, aussi longtemps qu'il le faut, les réunions de remoulage idéologique se succèdent, interminables, lassantes, obsédantes. L'attitude de chaque brigade de travail, puis de chaque membre de la brigade est longuement passée au crible. On exige, on finit par obtenir que chacun fasse la critique de son comportement passé, reconnaisse ses insuffisances et apporte sa contri- bution à l'immense mouvement d'émulation qui doit préci- piter la marche vers le socialisme. Malheur à ceux qui résistent ! Malmenés par les équipes d'activistes, assaillis de tous côtés, traqués, exténués, ils n'ont que le choix entre toute résistance, manifester bruyamment leur adhésion à la campagne de remoulage et y apporter leur contribution, ou bien se faire classer parmi les éléments irrécupérables (22). On comprend aisément ce que signifie cesser (22) Hsueh-Hsi, janvier 1958. 65 dans une pareille atmosphère la participation des travail- leurs à la gestion. En l'occurrence, l'institution d'organis- mes « co-gestionnaires » ne vise qu'un seul but : contrain- dre les travailleurs à mettre leur connaissance du travail et leur ingéniosité au service de la couche dirigeante pour l'aider à rationaliser sa domination et son exploitation. Lorsque vers le printemps 1958, après avoir fait rage pendant tout l'hiver, la campagne de « remoulage » et d'épuration se termine, les masses semblent dépossédées de toute volonté autonome. Nulle part aucune voie discor- dante ne se fait plus entendre dans le concert de louanges et d'approbations qui, de tout le peuple chinois, monte vers son gouvernement (23). Dans les usines, les ouvriers réclament maintenant le relèvement des normes et péti- tionnent pour qu'on n'introduise pas encore les congés payés. Dans les campagnes, les paysans insistent pour que le gouvernement les autorise à dépasser la durée légale de la journée de travail. Ils refusent de chômer le repos hebdomadaire, le jour de l'An et les fêtes traditionnelles que célébrait depuis un temps immémorial la campagne chinoise. Les universitaires, les érudits, les chercheurs icientifiques sollicitent avant de faire leurs cours ou de publier leurs travaux les conseils et les lumières des cama- rades du Parti et autres détenteurs de vérités universelles. Dans les grandes villes des processions « d'offrande du caur au Parti » s'organisent et les écrivains, les savants, les professeurs, les artistes défilent docilement dans les rues avec des cæurs de carton peints en rouge épinglés sur la poitrine. Au début de l'été 1958, la Chine donne en vérité un étrange et fascinant spectacle. Paradoxalement le système totalitaire a revêtu les apparences d'une démocratie pres- que parfaite. Les techniques du « remoulage des âmes » appliquées à la nation tout entière ont donné de tels résul- tats que le gouvernement n'a même plus besoin de dicter des ordres. Soumises à une pression et à une manipulation constante, les masses reflètent avec une exactitude presque parfaite la volonté des dirigeants de sorte que ceux-ci ne se trouvent jamais mis dans le cas de prendre une décision qui n'ait d'abord été exigée frénétiquement par le peuple unanime. Bons princes, les maîtres de Pékin ne font que céder à la volonté populaire telle qu'ils l'ont faite au préala- ble s'exprimer par des pétitions et des meetings monstres. lls appellent cela suivre la ligne des masses. Jusqu'ici on pensait, qu'en principe du moins, dans un régime démo- cratique les actes du gouvernement expriment la volonté (23) Liu-Chao-Chi. Rapport sur le travail du C.C. du P.C.C. à la 24 session du VIII Congrès. Pékin, 5 mai 1958. In « Recueil de docu- ments ». Pékin, 1958. 66 du peuple. Mais les dirigeants chinois ont aussi rectifié les principes et le fonctionnement de la démocratie de sorte que c'est l'inverse qui se produit dans leur pays : 600 mil- lions d'hommes se comportent comme s'ils avaient été transformés en zombies et étaient intégralement possédés par une volonté étrangère, celle de l'Etat. . 11. Les merveilles du grand bond en avant. A peine cependant la bureaucratie a-t-elle achevé de procéder à cette terrifiante reconstruction de l'unité tota- litaire de sa société qu'elle lance à corps perdu la nation dans la politique « du grand bond en avant ». Toute l'année 1957 a été du point de vue économique une année d'incertitudes et d'hésitations. Malgré l'opti- misme de façade qui avait longtemps été de rigueur à Pékin, il est aujourd'hui officiellement admis que pendant toute la durée du 1er plan quinquennal, les forces de production se sont développées avec beaucoup trop de len- teur pour que la Chine puisse s'arracher au cycle infernal du sous-développement. Le pays était trop pauvre, le revenu national trop bas et les investissements trop faibles en valeur absolue. Certes, longtemps les chinois s'énorgueillirent de faire visiter aux étrangers les installations minières et sidérur- giques ultra modernes qu'ils ont équipées avec des machi- nes et de l'outillage importés de l'URSS. Mais outre que les entreprises géantes et les usines automatisées exigent des années de travail avant d'être mises en route, elles absor- bent une part beaucoup trop grande du maigre capital disponible en Chine pour la construction industrielle et n’emploient, en raison même de leur modernisme, qu'une assez faible main-d'oeuvre. Or, huit ans après la Révolution, les problèmes du chômage et du sous-emploi ne sont tou- jours pas résolus. Alors que, pendant le 1er plan quin- quennal soviétique, le nombre d'ouvriers avait augmenté de 11 millions, il ne s'est accru en Chine entre 1952 et 1957 que de 8 700 000, c'est-à-dire sensiblement moins vite que la population active du pays (23). Dans les villes et plus encore dans les campagnes la masse des sans-travail continue à s'accroître et l'essor démographique – la popu- lation globale augmente de 13 à 14 millions d'unités par fait peser sur l'avenir les plus lourdes menaces. Malgré les interdictions répétées et les mesures de refou- lement sans cesse renouvelées, des centaines de milliers de ruraux sans emploi continuent à déferler vers les an (23) Ch. Bettelheim. La croissance économique de la Chine. Cahiers internationaux, n° 102. 67 villes (24). De temps à autre les autorités recrutent dans ces bas-fonds de la main-d'ouvre et des familles entières partent vers les lointaines steppes d’Asie Centrale, travail- ler pêle-mêle avec des concentrationnaires et des « pion- niers rouges » à la construction des voies ferrées et des combinats industriels de la Sibérie chinoise. Mais de toute façon, les quantités de main-d'ouvre susceptibles d'être absorbées par l'industrialisation débutante de ces terres vierges d'Asie sont hors de proportion avec la formidable surpopulation de la campagne. Toutes choses égales les zones industrialisées de la Chine risquent de plus en plus de prendre l'aspect d’îlots futuristes perdus dans un océan d’archaïsme et de misère. Même en laissant de côté l'épineuse question du chô- mage, la poussée démographique menace à elle seule de poser bientôt le problème alimentaire en termes inquié- tants. Déjà le retard de l'agriculture ne permet de nourrir la population existante qu'au prix d’un rationnement draconien et violemment impopulaire. Or la Chine ne semble capable ni de fabriquer, ni d'importer de l'étranger la formidable quantité de moyens de production agricoles nécessaires pour faire accomplir quelques progrès à ses campagnes misérables et arriérées. De sorte que tous les efforts déployés pour parvenir à une stabilisation du sys- tème bureaucratique semblent tôt ou tard devoir être remis en question. Pendant tout l'été 1957 Ges graves problèmes agitent les sphères supérieures du Parti et de nouveau des diver- gences de vues et des déchirements dramatiques se mani- festent. Pour les éléments les plus intransigeants groupes autour de Liu-Chao-Chi, il faut accepter de courir le risque d'imposer aux masses un dur surcroit de labeur et de privations afin de précipiter le rythme de la construction industrielle et se donner les moyens d'arracher l'agricul- ture à son état de stagnation technologique. Les plus graves périls seraient à craindre, expliquera Liu-Cha-Chi, « si 600 millions d'habitants devaient pendant une longue période vivre dans la pauvreté et déployer tous leurs efforts juste pour mener une vie de misère » (25). Contre cette politique qui lui paraît mener directement à un conflit catastrophique entre le peuple et le Parti, se dresse tout un groupe de dirigeants qui seront bientôt accusés de déviation de droite. Ils préconisent un étalement prudent des tâches de l'indus- trialisation et de la modernisation de l'agriculture sur une période de plusieurs quinquennats cependant que la poussée (24) N.C.N.A. 17 avril 1955. 16 novembre 1955, etc. (25). Liu-Chao-Chi, Rapport sur le travail du C.C., op. cit. 68 démographique sera corrigée par une vigoureuse politique de « birth control » (26). Mais tandis que les « droitiers » qui semblent d'abord l'emporter inondent les autorités locales d'instructions et de circulaires sur la nécessité de la limitation des naissan- ces, Liu-Chao-Chi et ses amis mènent la campagne de rectification. Son succès sera la perte des droitiers. En reprenant puissamment en mains la nation tout entière, Liu administre à tous la démonstration que la droite surestime démesurément la puissance des courants d'oppo- sition et les dangers qui peuvent en résulter. Ces masses que les « droitiers » trop prompts à s'effrayer imaginent prêtes à la révolte au moindre signe de durcissement de la politique gouvernementale, la campagne de rectification les a si bien transformées, qu'il n'est pas d'effort supplémen- taire qu'elles ne soient prêtes à accomplir dans un débor- dant mouvement d'enthousiasme socialiste. De tout le pays, affluent les pétitions populaires qui réclament du gouver- nement une politique qui soit à la hauteur des capacités créatives de la nation chinoise. Dès lors à mesure que le succès de la campagne de « remoulage idéologique » s'affirme, la droite perd du terrain. Mao-Tsé-Toung, qui a d'abord paru hésitant, se prononce pour l'accélération de la construction économique. Les objectifs du 2 plan sont révisés (27). Un slogan est lancé que la presse, le cinéma, la radio, les agitateurs du Parti vont inlassable- ment populariser : « Rattraper la Grande-Bretagne en quinze ans » (28). Au mois de mai 1958, les dernières hésitations sont balayées. Le « grand bond en avant » de la production se déclenche et s'accélère rapidement. Le triomphe de la ligne de Liu-Chao-Chi est complet. Pendant tout l'été 1958 c'est un déluge de chiffres de production qui grimpent sur un rythme vertigineux. Les records mondiaux de la croissance économique sont pulvé- risés, du moins sur le papier. Jamais, même en URSS le « socialisme » n'avait réussi à opérer de pareils miracles. La production de grains qui était passée de 138,7 millions de tonnes avant guerre à 185 millions en 1957 atteindra, assurent les autorités, 350 millions de tonnes après les récoltes de 1958. La production de coton brut passera de 1,64 millions de tonnes en 1957, à 3,50 millions de tonnes en 1958. La production d'oléagineux atteindra après les récoltes d'automne 20 millions de tonnes, contre 13,82 (26) Hsueh-Hsi, octobre 1955. Kwang-Ming-Jih Fao, 13 août 1956. (La Lumière Quotidienne, Pékin). (27) State bureau of Statisties. Pékin, 1957. (28) Yang-Chen-Paï. Racing to overtake Britain, in China recons- trúcts, n° 14, p. 12.: (Revue officielle d'information à destination des pays anglo-saxons). ... 69 l'année précédente (29). La presse de Pékin délire d'enthou- siasme : les Etats-Unis eux-mêmes sont surclassés. Ils n'ont produit que 38,65 millions de tonnes de blé alors que la Chine va en récolter 40 millions. La production de coton brut de la terre chinoise dépassera de presque un million de tonnes, celle de la « cotton belt » américaine estimée à 2,65 millions de tonnes. Parallèlement le bond en avant se manifeste d'une manière tout aussi sensationnelle dans l'industrie : Alors que, pendant le 1e' quinquennat, la production industrielle n'a progressé en moyenne que de 19,2 % par an, en 1958 le taux de l'accroissement est de 29 % en mars, de 42 % en avril, de 46 % en mai, de 55 % en juin. A la fin de l'année Po-I-Po annoncera que la production industrielle a augmenté de 65 % en 1958 (30). L'extraction de la houille est passée de 124 à 210 millions de tonnes, la fabrication de l'acier de 5,35 millions de tonnes, à 10,7, la production d'électricité de 193 millions de kwh. à 275 millions (31). Déjà la Grande-Bretagne a été dépassée pour l'extraction de la houille. A la fin de l'année elle sera rattrapée pour la production de l'acier que la Chine se propose de porter à 18 ou même 20 millions de tonnes cependant que les charbonnages accroitront encore leur production de 110 millions de tonnes (32). A l'exception de la production du sucre et des filés de coton qui augmentent pourtant respec- tivement de 50 et de 43 %, tous les objectifs qui avaient été primitivement assignés à l'industrie pour la fin du 2° quinquennat, sont d'ores et déjà dépassés (33). Certes il apparaîtra par la suite que tous ces chiffres vertigineux ne donnent qu'une traduction assez fantastique d'une réalité beaucoup moins miraculeuse, mais il est incontestable cependant qu'une extraordinaire métamor- phose s'accomplit dans les campagnes chinoises, qui, en quelques mois, bouleverse toutes les idées reçues sur le développement des pays arriérés. A l'inverse des « droi- tiers » la majorité du C.C. est partie de l'idée que la force de travail, l'ingéniosité et la créativité des masses, étant bien plus encore que l'outillage, l'élément primordial et décisif du processus productif, les bras et l'intelligence de centaines de millions d'hommes et de femmes en surnom- bre dans le pays pouvaient suppléer aux machines moder- nes qu'il n'était possible ni d'acheter, ni de fabriquer (29) China reconstructed, n° 12, p. 6-7. (30) PO-I-Po. Industry's tasks in 1959. Peking Rewiew. Janyary 6-1959. (Revue officielle d'informations économiques). (31) China reconstructs, op. cit., p. 6-7. (32) Po-I-Po. Ibidem. (33) Proposals of the 8th National Party Congress for the 2 nd. 5 year. Plan. Péking, 1956. 70.- í immédiatement en nombre suffisant. Rompant avec une imitation trop étroite des méthodes soviétiques mal adap- tées à la réalité chinoise, le P.C.C. a entrepris de remplacer les usines de type soviétique ou américain trop coûteuses pour un pays aussi pauvre par des armées du travail et d'élever la Chine au niveau des Etats avancés en mobili- sant sa seule richesse véritable, la force de travail du quart des habitants du globe. Cette décision de se rabattre sur l'emploi massif des techniques artisanales et paysannes, sur la pioche, la pelle, la brouette, le rouet et le métier archaïque du tisserand n'implique d'ailleurs aucun abandon du développement des grands centres industriels modernes. Au contraire : dans la mesure où les ateliers villageois équipés avec des moyens techniques si primitifs qu'ils n'exigent à peu près aucune dépense nouvelle, seront désormais capables, tant bien que mal, de satisfaire à la consommation populaire et même aux besoins de l'agriculture, l'Etat peut reporter tous les capitaux disponibles vers les grandes industries et la fabri- cation d'équipements modernes. En 1958 les investisse- ments dans les grands complexes industriels augmentent de 80 % par rapport à 1957 et au total 700 grandes mines et usines de toutes sortes sont construites ou terminées au cours de l'année (34). Le problème du manque de capitaux et de moyens de production trouve ainsi une solution d'une extrême originalité ; en jetant dans la bataille de la produc- tion la totalité des forces de travail en réserve dans le pays les dirigeants chinois ont trouvé le biais leur permet- tant de précipiter furieusement la croissance économique sans procéder à un écrasement du niveau de vie aussi terrible que celui qui aurait été autrement nécessaire. En revanche le « bond en avant » bouleverse la vie de dizaines de millions de paysans qui en quelques semaines se trouvent arrachés à leur vie familiale et incorporés à l'immense armée du travail qui s'organise. En décembre 1957 dans le Heilunkiang, 500 000 paysans creusent des canaux sous la neige et le vent sibérien. Dans le Kiangsi ils sont 1 million, dans le Shansi 2 500 000, dans le Kansu 3 400 000 qui creusent des puits, aménagent des réservoirs, assèchent des marais, rectifient le cours des rivières, cons- truisent des terrasses sur les flancs ravinés des montagnes, y transportent de la terre avec de simples paniers et plantent des arbres. Dans les premiers mois de 1958 ces formidables armées de travailleurs grandissent encore. Vers la fin de l'hiver 1958, il y a 6 500 000 paysans dans le Kiangsi, 10 000 000 dans le Honan, 15 000 000 dans le Shantoung qui travaillent à l'aménagement des terrains. (34) Three monthly economic Rewiew of China, North Korea and Hong-Kong. February 1959. -.71- En mai 1958 à la 2° session du VIII Congrès du Parti, Tan-Chin-Lin et Liu-Chao-Chi peuvent dresser un bilan déjà fort impressionnant des résultats obtenus par la méthode du travail en masse. Les superficies irriguées qui sur 110 000 000 d'hectares de terre cultivée en couvraient 34 000 000 à l'automne 1957, ont augmenté de 23 500 000 hectares auxquels s'ajouteront 13 500 000 s'ajouteront 13 500 000 hectares de champs autrefois inondés et marécageux qui sont mainte- nant drainés et soumis à une irrigation régulière. A l'au- tomne, 66 000 000 d'hectares bénéficieront de l'irrigation soit 59,5 % des terres mises en culture dans tout le pays. Près de 20 000 000 d'hectares ont été plantés en forêts, 30 000 000 d'hectares ont été mis à l'abri du travail de l'érosion. Cet immense travail d'aménagement du sol per- mettra d'accroître de 7 500 000 hectares la superficie des rizières, de 4 200 000 hectares la superficie des terres consa- crées aux pommes de terre et de 1 500 000 hectares les cultures de maïs (35). Mais lorsque vers la fin de l'hiver ces travaux touchent à leur fin et que l'époque des labours et des semailles arrive, les dirigeants de Pékin ne rendent pas les paysans terrassiers à leurs charrues. Ils les affectent en masse à des chantiers industriels destinés à faire surgir de nouvelles entreprises « aussi nombreuses que les étoiles qui brillent dans le ciel de la Chine »... De même qu'ils ont avec des pelles et des pioches bouleversé la physionomie de cantons entiers de la terre chinoise, les paysans rivaliseront avec les usines modernes par la force de leur nombré, en utilisant et en perfectionnant des techniques élémentaires parfois connues depuis des siècles (36). Dans le Set-Chouen 10 000.000 de paysans sont trans- formés en mineurs et affectés à l'extraction du charbon et du minerai de fer. Trois millions de coolies remplacent à. l'aide de paniers les voies ferrées et les camions qui man- quent pour le transport des produits miniers. A partir du printemps 700 000 paysans travaillent dans le Houan à créer des moyens de transport. Dans le Shantoung des centaines de milliers de ruraux construisent en quelques mois les voies ferrées nécessaires à l'industrialisation. Ailleurs, ce sont des armées de 20 000, 50 000, 70 000 villa- geois qui se concentrent pour construire des barrages hydro-électriques ou attaquer le flanc des montagnes afin d'en extraire le charbon, le fer et le cuivre, cependant que d'autres détachements de travailleurs édifient ces hauts + (35) Tan-Tchen-Lin. Explication sur le programme national pour le développement de l'agriculture 1956-1967. Pékin, 17. mai 1958 et Liu-Chao-Chi. Rapport sur le travail du C.C., op. cit., p. 29-30. (36) Li-Fou-Tchoun. Où en est l'édification du socialisme ? Pékin, 1958. 72 ces fourneaux campagnards qui ont tant surpris les observa- teurs et des milliers d'entreprises villageoises. Il y avait 15 000 hauts fourneaux rustiques en juillet 1958. Il y en a 30 000 en septembre, 700 000 en octobre, 900 000 en décembre (37). A la fin de l'année la production métallur- gique des campagnards dépasse officiellement celle des installations sidérurgiques de Mandchourie et de Wuhan. Des dizaines de millions de femmes, d'enfants et de vieil- lards à l'aide de rouets et de métiers manuels filent et tissent davantage de cotonnades que les usines modernes de la côte et des régions du Yang-Tsé. Plus de 7 500 000 entreprises nouvelles fonctionnent dans les villages qui produisent aussi bien de la farine, de l'huile, du sucre que du ciment, des briques, des engrais, des charrues, des batteuses, des brouettes, des machines à décortiquer le riz et une foule d'autres engins agricoles où se combine l'emploi du métal et du bois (38). Bien entendu. industries rurales sont d'un archaïsme proprement stupéfiant. La plupart des hauts fourneaux villageois ne dépassent pas deux mètres de haut. Ils ont été construits avec des briques et de l'argile puis consolidés avec des cercles de fer. C'est avec des brouettes ou des charrettes qu'on les approvisionne en charbon et en minerai, avec des échelles de bois et des paniers qu'on les recharge. Les convertisseurs et les fours rotatifs qui leur sont accouplés ne sont que de vieux fûts d'essence ou de goudron dont l'intérieur a été garni d'argile réfractaire. Ce que les documents officiels , appellent « usines villa- geoises » ne sont que des installations souvent ingénieuses mais extrêmement rudimentaires mises en mouvement par des animaux de trait, la force hydraulique, parfois la force éolienne. De vieux paysans fabriquent des billes pour roulements tout simplement à l'aide de câbles d'acier sectionnés en rondins qui sont ensuite, avec une patience infinie, arrondis et polis par frottement dans un creuset de pierre meulière. D'autres, moulent et éliment des pièces de machines d'après des modèles de bois qui leur ont été fournis. Plus loin on rassemble les pièces et on opère le montage. Entre les brigades de production, les hommes, les femmes, les enfants, les vieillards, une division du travail et une spécialisation des tâches apparaissent (39). A l'automne, les paysans chinois sont capables de cons- truire des charrues de fer, des herses, des rateleuses mais aussi, nous assure-t-on, plus de 150 modèles de tracteurs (37) Hsueh-Pao-Ting. The big drive for Steel, in China recons- tructs, nº 12. Et A. Gatti. Notes de voyage dans les communes chinoise, in Cahiers franco-chinois. Paris-Pékin, nº 1, mars 1959. (38) Démocratie Nouvelle. Paris, numéro spécial, décembre 1958. (39) China reconstructs, nº 12. 73 qui sont fabriqués en un mois de travail en copiant et en simplifiant les modèles construits en URSS et en Tchéco- slovaquie et surtout des « machines de remorque à câble » qui actionnées par l'homme, les bêtes de trait, le vent, l'énergie hydraulique ou l'électricité, sont utilisées pour les labours, le désherbage et les moissons (40). Bref, à sa manière, la Chine rurale est en train de se mécaniser. Lorsque à ce propos, la presse de Pékin parle d'une « révolution de la culture et des techniques » dans la Chine ale; et du déclenchement d'une « campagne de recher- che scientifique de masse », elle se ridiculise par l'outrance de ses termes et de ses informations. Mais il est bien certain cependant que l'industrialisation rurale, suppose, même compte tenu de l'archaïsme des moyens de fabrication employés et de la mauvaise qualité des produits qui sortent des manufactures rurales, l'acquisition par cette paysan- nerie routinière et inculte, d'une foule de connaissances techniques et professionnelles qu'elle ne possédait pas. A partir de l'idée que la science et la technologie ne cons- tituent pas un mystère accessible aux seuls spécialistes mais que au contraire n'importe quel travailleur est capable de comprendre l'essentiel du savoir scientifique applicable à la production et même de l'enrichir en communiquant aux experts le résultat de ses réflexions nées de l'utilisation de l'outillage, un effort considérable de diffusion des connaissances techniques a été fait (41). Les paysans se sont mis à l'école des artisans et des ouvriers, des déléga- tions sont allées dans les usines examiner comment les machines pouvaient être copiées, simplifiées, réadaptées aux maigres moyens du village. Des millions de réunions d'étude se sont tenues au cours desquelles les travailleurs ont conféré avec des techniciens et des ingénieurs et exposé leurs idées sur les moyens d'améliorer l'outillage. Dans tous les villages, par centaines de milliers, se sont crées des sociétés pour « la recherche scientifique de masse » qui ont organisé la communication entre les connaissances théoriques des spécialistes et le savoir empirique des pro- ducteurs. Bientôt la presse, la radio et le cinéma ont rendu célèbres les meilleurs « inventeurs populaires », paysans et ouvriers qui avaient amélioré les machines, inventé de nouveaux engrais, découvert de nouveaux insecticides, créé de nouvelles méthodes d'hybridation des céréales, etc... Des expositions se sont organisées pour faire admirer leurs inventions, des réunions se sont tenues pour les étudier et tâcher de les dépasser. Finalement les autorités ont (40) Démocratie Nouvelle. Numéro spécial, décembre 1958. (41) Tsaï-Pang-Hwa, Scientists learn from peasants. China reconstructs, n° 10, p. 14. 74 décidé de créer partout des écoles où les travailleurs vien- dront occuper leurs loisirs à perfectionner leurs connais- sances professionnelles en même temps que leur instruction politique. En quelques années, c'est la totalité des chinois qui doivent devenir à la fois « experts et rouges » (42). Cette industrialisation que les paysans font presque de leurs mains nues n'exige à coup sûr que fort peu d'inves- tissements. La plupart des « usines » rurales ont été mises en route à l'aide de « procédés maison » et de matériaux qui autrement seraient restés inutilisés. En revanche, la multiplication de ces fabriques rurales qui prolifèrent d'un mois à l'autre sur un rythme affolant exige de formidables quantités de travail et de peine. Or en cette année 1958 les travaux agricoles nécessitent un surcroit considérable de labeur paysan. D'abord, parce que les superficies cultivées ont aug- menté. Ensuite parce que, sur 54 000 000 d'hectares on a appliqué les nouvelles techniques agraires du « labour en profondeur et de la plantation serrée » qui nécessitent un défonçage du sol jusqu'à deux ou trois mètres de profondeur, plusieurs labours étagés entre un mètre el cinquante centimètres et un épandage de fumier aux diffé- rentes couches de labour. Si cet ameublissement de la terre et cet entassement de couches d'engrais – plus de 2 000 tonnes par hectare permettent d'ensemencer deux ou trois fois plus de grains sur la même superficie et d'élever en conséquence, les rendements, les labours profonds imposent aux paysans un colossal travail. Si on ajoute à cela la multiplication des opérations de hersage et désher- bage, l'emploi d'insecticides, la sélection des semences et enfin le surcroît de peine que représente la tâche d'engran- ger des récoltes qui sont, nous assure-t-on, deux fois supé- rieures à celles des années précédentes, on finit par admettre cette constatation paradoxale des dirigeants de Pékin : la Chine pays traditionnel de la surpopulation a maintenant trop peu de bras pour mener à bien le fantastique effort de production qui lui a été imposé (43). III. — Ils appelaient cela l'aurore du communisme. Dès l'hiver 1958, le gouvernement chinois a commencé à rechercher une solution aux problèmes de main-d'æuvre que devaient inévitablement faire surgir les méthodes employées pour réaliser le « bond en avant ». Déjà les (42) Chen-Po-Lin. The technical revolution. China reconstructs, n° 11, p. 12. Ling-Keng. Home grown technical revolution. China reconstructs, n° 9, p. 10. Chang-Lin-Kouan. Foisonnement d'écoles pour tous. Démocratie Nouvelle, op. cit. (43)Premier bilan du bond en avant. Cahiers franco-chinois, op. cit., p. 106.: 75 grands travaux d'aménagement du terroir qui exigent le travail de dizaines et parfois de centaines de milliers de paysans ne peuvent pas être accomplis à l'échelle du village. Même pendant les mois creux de l'année agricole, celui-ci ne saurait fournir suffisamment de bras adultes pour des tâches d'une pareille ampleur. Dès cette époque il faut pour organiser les armées du travail rassembler les ruraux dispersés dans des dizaines et des centaines de villages, les concentrer sur des chantiers qui se trouvent souvent fort éloignés de leurs lieux de résidence et par suite organiser des campements et des cantines pour ces travail- leurs qui se trouvent, au sens premier du terme, mobilisés. Ces mesures avaient, cependant, ou du moins on pou- vait le croire, un caractère exceptionnel et provisoire. Mais lorsqu'au printemps 1958 les dirigeants prennent la décision de pousser parallèlement le « bond en avant » agricole et industriel force est bien de maintenir en permanence les armées de travailleurs, pour les affecter suivant les saisons et les besoins, à des travaux de terrassements, à la cons- truction d'usines ou au travail des champs. C'est cette nécessité de regrouper de manière stable de grandes masses de paysans dans des organismes plus larges que les villages qui fait naître l'idée des Communes Populaires. Réunissant dans une même unité sociale et économique tous les villages d'un canton, soit 30 à 50 000 habitants en moyenne, la Commune est à même, d'organiser toute l'année des déta- chements mobiles de travailleurs, qui se déplaçant sur son territoire suivant les nécessités de la production, tantôt travaillent à édifier des barrages d'irrigation, tantôt cons- truisent des centrales électriques, creusent des mines ou viennent fournir des renforts pour les gros travaux agri- coles tels que labours et moissons. Détachés de toute vie familiale, déplaçables à volonté, mangeant en plein air, couchant au bivouac dans le voisinage du chantier, ces travailleurs mènent une vie de soldats en campagne. Effectivement, ils sont les soldats de la furieuse bataille de la production que mène la Chine. Bientôt cette bataille d'ailleurs exige davantage encore: pour atteindre les objectifs du « bond en avant » c'est la totalité de la population qui doit être organisée selon un mode militaire. Lorsqu'arrive la saison des gros travaux agricoles, les besoins de main-d'oeuvre sont en effet devenus si pressants qu'il faut non seulement multiplier les brigades mobiles de travailleurs recrutées parmi les hommes mais y incorporer en masse les femmes et même les enfants, et pour cela, désagréger la vieille famille rurale et réorganiser la vie de chacun de ses membres, en fonction des nouveaux impératifs de la production. Comme les ouvrières de toutes les villes industrielles du monde capitaliste, la paysanne chinoise est « libérée » par la Commune du fardeau d'en- 76 tretenir son ménage, de préparer les repas et d'élever les enfants, afin d'être entièrement disponible pour aller travailler 9 ou 10 heures par jour aux hauts fourneaux, à la mine, à la fabrique du village ou aux champs. Désormais, tandis que les enfants sont confiés à des pensionnats com- munaux où ils partagent leur temps entre les différentes activités scolaires et des travaux industriels et agricoles, les vieux et les infirmes sont pris en charge par la Commune et placés dans des foyers de vieillards. Quant aux adultes, hommes et femmes, ils prennent dorénavant leurs repas quotidiens dans des réfectoires collectifs afin de n'avoir pas à perdre un temps précieux à cuisiner leur nourriture et à faire des allées et venues entre leur lieu de travail et leur domicile (44). Cette dissolution de la vie familiale traditionnelle n'est pas une malédiction particulière à la Chine bureau- cratique. Partout dans le monde le capitalisme a désagrégé d'une façon plus ou moins complète la cellule familiale et dispersé ses membres en fonction des exigences de la production. Dès 1847 Marx comparait le prolétariat à une armée. Cependant si la tendance à transformer les travailleurs en soldats de la production est commune à tous les régimes capitalistes, la rupture des liens familiaux a été en Chine plus brutale que partout ailleurs et la subordination de la vie quotidienne de chacun à la production y est plus systématique et plus cruelle que dans n'importe quel autre pays. Le processus de déracinement des paysans de leur village et de leur foyer s'est en effet opéré avec une extrême soudaineté. C'est le 29 août 1958 que le C.C. prend la déci- sion historique, d'étendre à toute la Chine le système des Communes qui depuis le mois d'avril fait l'objet d'expé- riences et d'études tenues secrètes dans le Honan, le Hopeï et le Shantoung (45). Un mois plus tard, à la fin de septembre 1958 la quasi totalité de la population rurale des vingt-deux Provinces se trouve intégrée au nouveau système social. Quelques 26 000 Communes remplacent les 275 000 coopératives rurales qui existaient jusque là et dès le mois d'octobre 1958 le gouvernement commence à pré- parer la création de Communes industrielles dans les villes (46). Tout compte fait la formation des Communes (44) Liu-Yi-Hsing. Foeple's commune, à new stage. China recons- tructs, n° 12, p. 8. Chen-Han-Seng. From cooperative to Commune. China recons- tructs, n° 12, p. 27. (45) J.-M.-J.-P., 13 août et 10 septembre 1958. (46) Hung-Chi, 15 octobre 1958. (Le drapeau rouge, organe théo- rique du P.P.C.). 77 ) a été beaucoup plus rapide que ne l'avait été celle des coopératives. C'est que l'affaire, savamment et longuement préparée a été menée de main de maître, grâce à une ingénieuse combinaison de propagande, de promesses et de contrainte. On a fait entrevoir à ces paysans encore à demi- affamés les plus alléchantes améliorations de leur niveau de vie. Avec un grand luxe de détails les plus aptes à frapper les imaginations, les cadres ont longuement fait miroiter aux yeux des ruraux éblouis tous les avantages qu'ils ne tarderaient à retirer d'un effort supplementaire de produc- tion. Ici, les agitateurs du Parti expliquent aux paysans rassemblés que s'ils mènent à bien l'équipement des manu- factures rurales et les travaux d'irrigation qu'on leur propose, chacun pourra non seulement manger à satiété mais acheter pour sa famille plusieurs costumes, 6 paires de chaussures et même du vin. Ailleurs on calcule ensemble combien de bicyclettes et de postes de radio on pourra faire venir de la ville après la récolte de l'automne. Le passé le plus récent est du reste trop sordide, trop. humiliant et souvent même trop horrible, pour que la paysannerie demeure entièrement inerte lorsqu'on lui propose de faire surgir une Chine nouvelle que sa force mettra à l'abri des agresseurs impérialistes et qui sera libérée de ces calamités millénaires que sont les inonda- tions, l'épuisement des terres cultivées, les famines et les épidémies. Comme dans tous les pays sous-développés, la politique d'industrialisation recoupe la volonté opiniâtre des masses rurales de transformer leur propre vie et de s'arracher à la misère, à l'ignorance et à la routine du village asiatique et fort habilement le Parti a su canaliser ce courant diffus qui anime la paysannerie et la porte vers la création d'une civilisation nouvelle. Plus de 500 millions de ruraux ne constituent pas cependant un bloc parfaitement homogène. Si certains éléments de la paysannerie, ont été effectivement persuadés d'apporter leur collaboration active à l'industrialisation rurale et à la « révolution des techniques » le Parti n'a pas eu pour autant la naïveté de croire que la totalité des villageois se précipiterait d'elle-même vers les armées du travail et changerait totalement de mode d'existence sans être pressée de le faire. C'est pourquoi la formation des Communes a été précédée de la mise en place d'un solide appareil d'encadrement de la masse. Pendant toute une année la campagne de rectification, a permis non seulement d'extirper des villages tous les éléments susceptibles d'être les noyaux d'une opposition organisée, mais elle a donné l'occasion de sélectionner une foule d'activistes, le plus souvent des jeunes issus du prolétariat rural, qui en deve- nant des ouvriers d'élites dans les coopératives avaient 7 78 commencé à s'intégrer à l'aristocratie du travail, et s'étaient fermement persuadés que la soumission la plus zélée à la politique du Parti était le meilleur moyen de grimper dans l'échelle sociale. C'est sur ces noyaux d'activistes que le Parti s'est appuyé pour briser la résistance des éléments hostiles ou réticents. Dès la mi-août en effet, sous couleur de préparer la lutte contre une éventuelle agression impérialiste la crise de Formose et bientôt le bombardement de Quemoy commencent - le gouvernement fait procéder à la création de Milices Populaires c'est-à-dire en réalité à l'armement des activistes (47). Lorsque, quelques semaines plus tard, la formation des Communes se généralise dans tout le pays, il n'est plus guère possible de s'y opposer : les détachements armés se sont partout constitués dans les villages et ils ont vite fait de réduire les quelques tentatives de résistance qui se dessinent çà et là (48). Vers la fin de septembre 1958 presque toute la popu- lation valide des deux sexes est embrigadée dans des équipes qui se rendent au travail escortées par les Miliciens armés. Plus de 1 500 000 cantines communales ont été organisées, et parfois même les couples ont été affectés à des chantiers si éloignés que les hommes et les femmes doivent dormir dans des « dortoirs collectifs » c'est-à-dire, pour le moment dans des campements improvisés. En octobre, à l'exception des travailleurs de plus de 40 ans qui ont le privilège d'être employés dans le village et de dormir dans leur lit, la totalité de la population paysanne des deux sexes mène une vie de soldats en campagne. Tout est fait d'ailleurs pour que cette assimilation entre la vie civile et militaire soit aussi complète que possible. Comme des soldats, les travailleurs sont groupés en escouades, en brigades, en compagnies, qui le matin sont réveillés au clairon et après l'appel, partent au travail en colonne à la manière de détachements militaires (49). Toutes les semaines les autorités publient des communi- qués sur les succès remportés dans la « bataille de l'acier >> ou la « bataille du riz » et la presse se remplit du récit des exploits qu'accomplissent les « héros de la production sur le front économique ». La journée de travail s'allonge jusqu'à 10-et bientôt 12 et 14 heures. Pour ne pas perdre un seul instant on décide que les réunions d'endoctrine- ment et d'éducation technique se tiendront pendant les repas qui devront être pris en silence. Les activistes lancent des campagnes pour des journées de choc aux hauts four- (47) Hung-Chi, 16 août et 16 septembre 1958. (48) J.-M.-J.-P., 5 et 20 septembre 1958. (49) I. Hoa. Le bond en avant des chinois. Démocratie Nouvelle, octobre 1958. 79 neaux et renoncent à leur repos hebdomadaire. On exerce: d'opiniâtres pressions sur les autres travailleurs pour qu'ils imitent cet exemple. Bientôt il n'y a plus que deux jours de repos par mois. Le Kung-Jen-Jih-Pao vante l'héroïsmo de travailleurs qui font dans le mois trois journées de 24 heures, six journées de 18 heures et peinent le reste du temps 14 ou 15 heures par jour. Les enfants eux-mêmes à partir de 8 ans, passent la moitié de la journée à travailler aux champs ou dans les hauts fourneaux qu'on construit dans les cours d'écoles. Des étudiants, des travailleurs urbains de toute sorte viennent faire dans les Communes des périodes de production (50). La Chine n'est plus qu'un immense chantier où 500 millions de paysans « mis en condition » par un appareil de propagande et d'encadrement gigantesque n'ont plus d'autre liberté que de se soumettre entièrement à l'appareil et d'autre fonction que de peiner tout le jour et une partie de la nuit pour faire naître de rien une civilisation indus- trielle. Les dirigeants chinois ont le front de se réclamer à tout propos de l'enseignement de Marx. Leur politique, expliquent-ils, est une application géante, dans les condi- tions d'un pays arriéré, de la conception marxiste selon laquelle le travail humain est le seul créateur de toute la richesse. Mais en réalité en les soumettant à une domination totalitaire sans fissure et en dépossédant les paysans de la faculté d'organiser eux-mêmes leur vie et leurs activités dans la Commune, les maîtres du peuple chinois n'ont fait que pousser jusqu'à l'extrême ce que Marx dénonçait dès l'époque du Manifeste comme l'essence même du rapport d'oppression capitaliste : la déshumanisation du prolétaire que l'aliénation réduit à l'état d'une simple force de travail nécessaire à la réalisation du processus productif. Des centaines de milliers de gens par le monde consi- dèrent Mao comme un brillant disciple de Marx ayant su « adapter les vérités générales du marxisme à la pratique de la révolution chinoise ». Le moins qu'on puisse dire c'est que cette adaptation a été très loin, si loin même que les mots et les choses identiques ont fini par prendre un sens radicalement opposé sous la plume de Marx et sous celle de Mao. Lorsque le premier parle des ouvriers organisés militairement » et devenus de « simples soldats de l'industrie », des femmes et « des enfants transformés en instruments de travail », il dénonce ces terribles réalités de son époque comme l'expression même de l'infamie de la domination du capital. Cent dix ans plus tard, Mao arrache des centaines de millions de paysans à leur vie familiale pour les incorporer à des armées du travail orga- << (50) Hung-Chi, 1er septembre 1958. 80 nisées comme des détachements de combat, militarise de fond en comble la vie de toute la Chine ruralę y compris celle des femmes et des enfants et les « marxistes » de Pékin ont l'audace d'annoncer que l'aube du communisme se lève sur l'Asie. IV. De la mégalomanie au chaos totalitaire. Au demeurant la réalité aura vite raison de ces rodo- montades bureaucratiques. Dès le mois d'octobre 1958 il apparaît que le parti n'a pas réussi à instituer réellement cette « ligne des masses » qui lui avait paru le plus sûr moyen de surmonter les incohérences qui résultent de l'aliénation de l'appareil dirigeant par rapport à la produc- tion et de la non participation des masses à la direction de leurs activités laborieuses. Certes les décisions prises ont été appliquées et des centaines de milliers de réunions ont été tenues pour que les travailleurs collaborent à l'établissement des objectifs de production et des normes. Mais l'expérience a fait éclater la contradiction majeure que recelait cette tentative d'orga- niser une participation des travailleurs à la gestion d'une société par ailleurs tout entière modelée par un écrasant conformisme totalitaire et où la division sociale entre diri- geants et exécutants. ne s'est trouvée en rien altérée par cette caricature de socialisme que sont les Communes. En réalité les méthodes utilisées pour recréer « l'unité du Peuple et du Parti » ont détruit toute espèce de rapport authentique entre les dirigeants et la masse. Il y a eu trop d'arrestations et de déportations pour que les travailleurs exposent franchement leurs opinions et mettent en ques- lion les décisions prises par les cadres. Le mensonge, la simulation et la comédie du conformisme sont la rançon inévitable de la terreur: Incapable d'obtenir une collaboration réelle des travail- leurs à la direction des entreprises, la bureaucratie n'est pas non plus parvenue à serrer de plus près les réalités de la production 'en y participant elle-même. L'universel conformisme de la société totalitaire s'est imposé aux cadres comme aux simples paysans. C'est que la sécurité ou tout simplement la carrière des éléments qui constituent la couche dirigeante des Conimunes dépendent de leur apti. tude à faire triompher la ligne générale du C.C. et nul d'entr'eux n'est assez imprudent pour faire observer que les décisions prises en-haut lieu sont inapplicables. Au contraire, un arrivisme forcené et féroce a partout conduit les cadres à instituer entre eux de véritables compétitions de vitesse dans l'empressement à 'appliquer les directives officielles. Pendant tout le mois de septembre 1958, ce fut à qui battrait les records et éblouirait les dirigeants par 81 les rapports les plus sensationnels sur les réalisations faites à la base. Une fois cette course du bluff commencée il n'y eut plus de limites et le C.C. lui-même finit par être intoxi- qué par l'universel mensonge que secrète par tous ses pores la société totalitaire. Se croyant poussés effectivement par le peuple unanime, les dirigeants glissèrent sur la pente des exigences les plus insensées jusqu'au moment où la lutte renaissante des travailleurs exaspérés et le chaos de l'économie vinrent briser le mur du mensonge officiel. Cette compétition furieuse que se livrent les cadres exige des masses rurales un effort exténuant et meurtrier. Partout les usines et les mines rurales sont mise en route avec une précipitation stupide. Pékin veut des hauts four- neaux par centaines de milliers. Les cadres en font sortir de terre comme des champignons après un orage d'été. Or ces paysans transformés en quelques semaines en ouvriers sont mal adaptés au travail industriel. Bousculés par les cadres, talonnés par le système des amendes et des mises à pied qui peuvent leur faire perdre la presque totalité de leur maigre salaire en argent, ils travaillent trop vite et trop longtemps. Dès septembre 1958 les accidents aux hauts fourneaux et surtout dans les mines dont l'organi- sation a été baclée atteignent des proportions affolantes : les galeries mal étayées s'effondrent, ensevelissant par centaines les mineurs improvisés. La bataille du travail, a, elle aussi son infanterie férocement sacrifiée à l'arrivisme des états-majors de la production (51). Il n'importe. Les cadres, veulent, pour leur avance- nient, des records de production. Ils en obtiennent, quitte à retirer en masse des bras aux travaux agricoles pour affecter les paysans à des tâches industrielles. D'un bout à l'autre du territoire communal, les travailleurs vont, viennent et repartent. Marcher et contre-marcher, ordres et contre-ordres se succèdent et provoquent un incroyable gaspillage de temps. Au mois d'octobre ce gaspillage redouble lorsque le C.C., aveuglé par des dizaines de milliers de rapports mensongers qui lui parviennent de toute la Chine décide de relever encore les objectifs de production et d'accélérer le rythme de l'industrialisation rurale. Mais cette fois l'effort exigé est trop grand. Il lasse les meilleures. volontés. Les paysans qui depuis le début de l'hiver 1958 ont travaillé comme des damnés, tombent littéralement de fatigue. Au terme des journées de choc devant les hauts fourneaux les hommes s'endorment debout hébétés de surmenage. Dans les fabriques les travailleurs s'écroulent de fatigue et de sommeil sur les machines et les accidents 7 (51) Résolution sur quelques questions concernant les communes, adoptée le 10 décembre 1958. pour la Vie Session du C.C. Pékin, 1959. 82 déciment les brigades. Les femmes et les enfants, des écoles eux-mêmes surmenés par des tâches au-dessus de leurs forces ont atteint les limites de l'épuisement (52). Lors- qu'arrive le temps des moissons de l'automne la paysan- nerie éreintée par des travaux industriels qu'on lui a fait accomplir avec la précipitation la plus folle, n'a plus la force d'engranger les récoltes. Or la plupart des entreprises industrielles que les Communes ont dû mettre en route en quelques semaines et parfois en quelques jours, n'auront guère servi qu'à faciliter la promotion des cadres les plus ambitieux. Dès le mois de septembre la Pravda avait signalé que le 1/3 des hauts fourneaux rustiques serait incapable de fonctionner conve- nablement parce qu'il serait impossible de les ravitailler régulièrement en charbon et en minerai (53). Les chinois ne s'en sont pas moins obstinés à les multiplier. Mais en décembre 1958 le .C.C. sera contraint de reconnaître que les industries rurales n'ont pas été localisées avec bonheur. Quelques mois plus tard, on apprendra que plus de 400 000 hauts fourneaux ont été abandonnés, tant la qualité de l'acier produit par ces installations rustiques est faible. Aujourd'hui les statistiques officielles ne tiennent même plus compte de l'acier que fabriquent les quelques installa- tions sidérurgiques. rurales qui fonctionnent encore. Epuisée par des travaux industriels dont plus de la moitié peut être n'aura servi à rien, la paysannerie a été de surcroît démoralisée et finalement révoltée par la nou- velle politique que la bureaucratie a adopté en matière de rénumération dans les Communes. Vers la mi-septembre, toute la presse chinoise a . annoncé, dans le style tapageur qui lui est désormais habi- tuel, une extraordinaire nouvelle : brûlant les étapes dans le processus de sa « révolution ininterrompue » la Chine a déjà dépassé le stade du socialisme pour aborder celui du communisme. Le principe de distribution « A chacun selon ses besoins » va commencer à entrer en application. Dans les Communes la nourriture devient gratuite pour tout le peuple. On commence même çà et là, à distribuer des vête- ments aux travailleurs sans qu'il leur en coûte la moindre pièce de monnaie. Chose étrange cependant, les paysans ne semblent pas s'enthousiasmer pour ce soudain passage au communisme et bien qu'ils soient peu versés dans les questions théoriques, ils ont vite fait de comprendre quelle réalité se cache dans les considérations doctrinales doni les cadres les abreuvent afin de leur expliquer le sens béné- fique de la transformation qui s'accomplit. En fait, en . (52) Ibidem. (53) Pravda, 26. septembre 1958. 83 échange de leur treize ou quatorze heures de travail quoti. dien, ce « début de communisme » leur offre tout juste la nourriture, des vêtements de travail et un salaire en argent dérisoire de quelques yuans tous les mois. Adieu les bicy- clettes, les postes de radio et autres merveilles modernes qu'on avait espéré faire venir de la ville ! Le Parti se félicite que la distribution des biens puisse déjà se faire suivant la formule « A chacun selon ses besoins ! ». Mais il est bien entendu que les besoins de chacun se réduisent à peu près à la nourriture, au logement dans un campe- ment improvisé et à un bourgeron de travail c'est-à-dire à ce que Marx appelait l'entretien élémentaire de la force de travail. Jamais une classe dominante n'avait osé per- vertir à ce point le sens des mots. Mais cette fois, la bureaucratie n'est même pas habile : la mystification se détruit du fait même de sa grossièreté. Dans les réfectoires communaux les paysans ne sont même pas nourris convenablement. D'abord parce que leur orga- nisation -- réalisée en quelques jours a été une tâche bàclée comme celle des crèches d'enfants et des pensionnats scolaires. On n'avait ni le personnel compétent, ni les bâti- ments, ni le matériel qui auraient été nécessaires. Ensuite parce que les quantités de vivres dont disposent les Com- munes pour nourrir la main-d'ouvre, les enfants et les vieillards sont à peine suffisantes par suite de l'importance des livraisons obligatoires à l'Etat qui n'ont cessé d'aug- menter à mesure que la production agricole progressait. De juin à novembre 1958 c'est-à-dire pour une période de cing mois les livraisons de céréales exigées par l'Etat représen- tent déjà les 4/5 de celles qui avaient été prélevées pendant Tés douze mois de l'année 1957. De leur côté les livraisons de coton ont augmenté de 80 % par rapport à celles effec- tuées en 1957 (54). Partout, en conséquence, la nourriture est médiocre, monotone, mal préparée, souvent peu ragoû- tante (55). Dans certaines Communes éclatent de mysté- rieuses affaires d'empoisonnement. Sabotage et mancuvres criminelles de cuisiniers contre-révolutionnaires déclarent aussitôt les autorités embarrassées. En réalité plus simple- ment et plus vraisemblablement, intoxications alimentaires provoquées par une alimentation insuffisante, sans variété et finaleinent malsaine. Il n'est sans doute pas exact cependant que la paysanne- rie ait subi en bloc une réduction de son niveau de vie, car dans les régions les plus pauvres les travaux d'aménage- ment du terroir et l'industrialisation rurale ont permis de ? (54) Three monthly economic rewiew of China, North Korea and Hong-Kong, n° 25, février 1959. (55) Résolution sur quelques questions concernant les Commu- nes, op. cit. 84 doubler ou même de tripler le nombre annuel de journées ouvrables. Pour les habitants des cantons les plus misé- rables qui passaient parfois de longs mois la faim au ventre, la maigre ration des réfectoires communaux a du moins l'avantage d'être quotidienne. Pourtant il ne fait aucun doute que dans l'ensemble, les ruraux espéraient davantage que cet extrême minimum vital qu'assure à tous le nouveau système. Des manæuvres aux activistes, tous ont le senti- ment que le régime n'a pas tenu ses promesses : à quoi bon ce labeur de damnés pour ne bénéficier finalement que de la médiocre pitance des cantines communales ? Dans les dernières 'semaines d’octobre la déception des paysans se mue çà et là en colère et en révolte. Lorsque malgré l'état de surmenage dans lequel se trouvent les ruraux les cadres prétendent à la fois accélérer la produc- tion industrielle des campagnes et engager la bataille pour les moissons d'automne, les premiers troubles éclatent dans les Communes. Dans le Hopeh les paysans s'opposent réso- lument au surcroît d'effort qu'on leur demande et les journaux de cette province font allusion à des rebellions villageoises ayant occasionné des meurtres et des incendies. Les forces de police opèrent aussitôt des descentes dans les villages pour anéantir les groupes de « meneurs » qui malgré les épurations de l'année précédente se sont recons- titués. Mais déjà, l'agitation gagne le Honan considéré jusque là comme la province modèle. Les forces de sécurité, visiblement inquiètes tiennent une conférence à Cheng- Chow pour étudier les moyens de briser < l'esprit de rebel- lion et de sabotage ». Elles décident finalement d'instituer des « tribunaux populaires » qui, appliquant une procédure expéditive, jugeront sur place, à la fabrique ou aux champs, les éléments suspects d'entretenir l'agitation et de pousser les masses à la résistance. De nouveau les travailleurs vivent dans la terreur de « la rectification devant les hauts fourneaux » ainsi que les publications officielles appellent d'une manière sinistrement transparente cette politique de répression. Partout le duel recommence entre les travail- leurs et la bureaucratie. Moins d'un an après la formidable cainpagne de « remoulage idéologique » entreprise par Liu-Chao-Chi, la lutte des classes resurgit des profondeurs de la société totalitaire et brise sa trompeuse unité. Malgré les mesures de terreur, l'appareil ne réussit plus à imposer sa volonté aux masses. Rapidement le rapport des forces entre les travailleurs et les cadres s'inverse de nouveau. Lâchées par les activistes qui sont eux-mêmes brisés de fatigue et cruellement déçus par les faibles récompenses que leur a valu leur zèle, en butte à l'opposition et à la passivité des paysans, les autorités communales commencent çà et là à céder aux pressions populaires. Un peu partout elles 'multiplient les fausses 85 : déclarations sur les récoltes de l'automne qui sont mainte- nant volontairement sousestimées afin que la part de produits exigible par l'Etat se trouve réduite et celle qui reste dans les Communes pour être consommée par les paysans, augmentée d'autant. Les cadres se refusent-ils à prendre la responsabilité de faire de fausses déclarations ? Les paysans consacrent alors tout ce qui leur reste de forces à moissonner d'abord les récoltes qui resteront dans les greniers communaux et ils laissent périr sur pieds ce qui devait revenir à l'Etat. Ni les menaces, ni les sanctions, ni les appels au patriotisme et au dévouement socialiste ne peuvent venir à bout de leur obstination et de leur fatigue. En novembre dans le Shensi, alors que les travaux agricoles touchent à leur fin une partie importante des récoltes n'a pas été rentrée et court le risque d'être rapide- ment abimée par le mauvais temps. Il faut que les autorités provinciales se démènent pendant plusieurs semaines pour réussir à faire moissonner 7 500 000 tonnes de grains que les paysans avaient abandonnées. Malgré l'envoi en renfort des étudiants, des enfants des villes et de centaines de milliers de travailleurs citadins à la fin du mois de novem- bre 40 % du riz, 30 % du coton, 20 % des tubercules ne sont pas encore récoltés alors que déjà l’hiver com- mence (56). Ces récoltes de 1958 dont les fabricants de statistiques officielles avaient dit tant de merveilles ont été gaspillées dans des proportions énormes. On ne saura jamais sans doute combien de millions de tonnes de grain et de coton ont péri sous la pluie, faute d'avoir pu être récoltées, transportées et stockées dans des conditions convenables. La production agricole de la Chine a rattrapé celle des Etats-Unis, nous assurait-on. Mais, chose étrange, le gouvernement de Pékin n'a pu ni exécuter les contrats de livraison qu'il avait conclus avec les puissances étran- gères, ni augmenter la consommation de la population. Fin décembre des informations de Pékin annoncent même une réduction des rations alimentaires (57). Au seuil de l'hiver une pénurie dramatique de produits de consommation sévit de nouveau dans la plupart des centres industriels. De proche en proche, en effet, le chaos économique s'étend suivant un processus de réaction en chaîne. Les tâches assignées aux nouvelles industries rurales, chargées tout spécialement de la production de moyens de consom- mation, se révèlent très au-dessus de leur capacités réelles. Equipées avec un outillage conçu et fabriqué par les villa- geois, les fabriques Communales présentent inévitablement (56) Thoree monthly economic rewiew. of China..., op. cit., nº 25. (57). N.C.N.A., 27 décembre 1958., 86: de graves et multiples imperfections technologiques. La fonte et l'acier des paysans permettent à la rigueur de fabriquer des outils agricoles élémentaires. Ils ne permet- tent pas de construire des machines industrielles capables de supporter bien longtemps l'épreuve du fonctionnement dans une fabrique. A chaque instant les « usines » Com- munales voient leur production interrompue par de graves avaries techniques et, fonctionnant par à-coups, ne parvien- nent à atteindre les objectifs qui leur ont été fixés, de sorte que les magasins de l'Etat se vident sans pouvoir renouveler leurs stocks. 'L'extrême décentralisation sur laquelle repose l'indus- trialisation communale fait surgir de surcroît un problème quasiment insoluble des transports. Des millions de coolies équipés de brouettes ou de paniers ne parviennent pas à remplacer réellement les trains et les camions qui man- quent, surtout pendant la période où il faut tout à la fois distribuer les matières premières aux millions d'entreprises dispersées dans les communes, acheminer leurs produits vers les consommateurs, fournir régulièrement aux grandes usines les produits indispensables à leur fonctionnement et transporter les récoltes vers les lieux de stockage. Les tâches démesurées auxquelles doit ainsi faire face le maigre système de transports de la Chine aboutissent après les moissons d'automne à un formidable engorgement de la circulation des produits et à une rupture des circuits économiques. Le gaspillage des denrées agricoles et la pénurie de moyens de consommation s'aggravent. Les villes et les Communes rurales cessent d'être approvisionnées, les files d'attente s'allongent devant les magasins publics plus désespérément vides que jamais. Manquant de tout, les Communes se replient sur elles-mêmes, essayent de vivre par leurs propres moyens et ce glissement vers l'autarcie achève de désorganiser la circulation des produits (58). Même le secteur moderne de la production se trouve graves ment atteint par la crise des transports. Affolées par la perspective de la catastrophe alimentaire qui se prépare si Jes récoltes ne sont pas mises assez tôt à l'abri du mauvais temps, les autorités affectent par priorité le matériel rou- lant au transport des convois de vivres. Mais dès lors les grandes unités de production ne recevant plus les matiè- res premières en quantités suffisantes sont obligées de tourner au ralenti ou de s'arrêter et la désorganisation gagne de proche en proche tout l'appareil industriel des. villes. Faute d'avoir reçu les équipements nécessaires, des centaines d'usines en voie de construction sont incapables d'entrer en fonctionnement à la date prévue et les calculs (58) Résolution sur quelques questions..., op. cit. 87 des organismes de planification s'en trouvent entièrement bouleversés. Loin d'avoir permis au système bureaucratique de surmonter ses tares congénitales, la « campagne de recti- fication » n'a réussi qu'à les exaspérer : en muselant le peuple tout entier, en le courbant sous un despotisme sans fissure, Liu-Chao-Chi a détruit, pour un temps, tout ce qui pouvait servir de frein aux sphères dirigeantes et ils les a aussi poussées vers une mégalomanie, qui dans les derniers mois de 1958 aboutit à un ensemble de perturbations d'une violence probablement sans précédent dans une économie planifiée. Le miracle du « bond en avant » n'était pas seulement comme on pourrait être tenté de le penser, un gigantesque bluff, une fantasmagorie de chiffres truqués organisée par des statisticiens en délire. Ces moissons sensationnelles avaient bien été semées et à quelques dizaines de millions de tonnes prés, elles avaient bien effectivement mûri. Des centaines de milliers de hauts fourneaux, de mines et d'installations industrielles de toutes sortes avaient bien été mises en route. Seulement cet effort immense, héroïque et meurtrier des masses populaires a été gaspillé d'une manière abominable. On a pendant des mois épuisé tout un peuple à fabriquer sur un rythme frénétique de l'acier inutilisable et à construire de l'aube au soir des entreprises industrielles, que quelques mois plus tard il faudra aban- donner parce qu'elles ne peuvent pas marcher. On a fait accomplir aux paysans des travaux pharaoniques, pour arracher la Chine rurale à sa misère millénaire. Mais lors- que, vient le temps des moissons, les ruraux brisés de fatigue et désespérés n'ont plus la force de recueillir les fruits du labeur écrasant de toute une année et les récoltes pourrissent sur pied ou en tas sous la pluie, parce que quand on les semées nul ne s'est soucié de savoir comment on les transporterait et comment ou les stockerait. Jamais sans doute aucun système d'organisation de la production n'avait atteint un pareil degré de monstrueuse absurdité. Pour la Chine, l'heure de la perfection totalitaire a été aussi celle de la perfection de l'anarchie et du gachis totalitaire. Les dernières semaines de l'année 1958 sont inquié- tantes et sombres. Certes, partout les forces de l'ordre restent maîtresses de la situation et au moindre signe de rébellion ouverte une répression sans faiblesse s'abat sur les villages. Mais en -lui-même ce retour aux méthodes. brutales du « commandisme » et de la terreur constitue un écrasant échec pour un régime qui pendant toute une année s'était flatté d'avoir obtenu une adhésion et une participation volontaire du peuple tout entier à la politique du bond en avant. Ployée sous la terreur, la Chine ouvrière et paysanne se tait. Mais ce silence lui-même exprime son 88 opposition : lorsque les cadres réunissent les assemblées de travailleurs, ils n'entendent plus de critiques malson- nantes et ne sont plus interrompus par les apostrophes ou les réflexions ironiques. Mais en revanche, ils ne parvien- nent plus à extorquer à leurs auditeurs le moindre applau- dissement, la moindre parole d'assentiment et bien entendu la moindre proposition constructive. Les masses chinoises ont appris à défier leurs maitres sans prendre de risques inutiles et face à ce peuple qui se fait volontairement inerte et amorphe, qui s'enfonce dans un silence buté et dans un refus de participation qui est comme une gigantesque grève perlée, la dictature éprouve soudain son immense impuissance et son extrème vulnérabilité. De nouveau le spectre d'une révolution populaire hante les anciens révo- lutionnaires qui, dans les palais gouvernementaux de Pékin, se trouvent maintenant presqu'aussi isolés du peuple que l'étaient naguère les dignitaires de l'Ancien Régime. Les dirigeants soviétiques eux-mêmes s'inquiètent. Dès le début ils ont accueilli avec la plus froide réserve les vantardises et les fantaisies théoriques des chinois. Mais lorsqu'au début de l'hiver ils découvrent le chaos auquel ont abouti les extravagances du P.C.C., ils n'hésitent plus à prodiguer au Parti frère les mises en garde les plus pressantes contre les conséquences incalculables qu'aurait pour le « camp socialiste » tout entier une crise de la République Populaire de Chine. Aussi bien, les dirigeants chinois savent maintenant que les limites. de ce que peut supporter le peuple ont été atteintes. Depuis le 2 novembre à Chen-Chow, puis à Wuhan, les cadres supérieurs du Parti et bientôt la totalité du C.C. confèrent avec Mao-Tsé-Toung qui est rentré fort inquiet d'une de ses coutumières tournées d'inspection à travers le pays. Les échanges de vues et les discussions durent plus d'un mois et nul ne sait ce qui se dit lors de ces conférences protégées par un huis-clos rigoureux. Mais le communiqué final publié le 10 décembre sur cette VI Session du C.C. ne parvient pas à masquer, malgré les quelques fanfaronnades qui y retentissent encore, un fait d'une importance décisive ; l'appareil totalitaire n'a pas été le plus fort et il a été finalement contraint de plier devant la résistance populaire. Toute une série d'importantes concessions sont faites aux travailleurs : réduction de la journée de travail ramenée à une durée de 10 heures, augmentation des salaires payés en argent, interdiction de séparer les hommes et les femmes mariés et d'inrposer aux enfants des tâches au-dessus de leurs forces, amélioration de la nourriture dans les cantines, abandon des méthodes militaires d'organisation du travail et restitution aux paysans qui en feront la demande de leurs meubles et de 89 leurs maisons (59). S'il ne se déjuge pas entièrement le Comité Central atténue du moins singulièrenient les rigueurs d'un système qu'il renonce d'ailleurs à implanter dans les villes. Au dernier moment le pire a été évité et l'année 1959 s'ouvre sous les auspices d'une indiscutable détente. Mais ce répit, la dictature bureaucratique ne l'a obtenu que parce qu'elle a su reculer en temps voulu. Pour la deuxième fois depuis 1956 le sol a tremblé sous pagode aux dix-huit étages > (60). « la P. BRUNE. 1 . (59) Résolution sur quelques questions..., op. cit. (60) On se souvient que les opposants emploient cette expres- sion imagée pour désigner la hiérarchie de l'appareil bureaucratique qui domine la Chine. Cf. Brune. La lutte des classes en Chine bureau- cratique, op. cit. 90: A la mémoire de Benjamin Péret ои Notre camarade et ami Benjamin Péret n'est plus. Avec lui, le mouvement révolutionnaire a perdu, en septembre 1959, un des rarissimes esprits créateurs qui ont, toute leur vie durant, refusé de monnayer leur souffle en argent, prix Goncourt Staline et cocktails chez Gallimard. Péret restera pour nous un exemple, car il a garanti ses idées par son existence non seulement en quelque circonstance exceptionnelle mais jour après jour pendant quarante ans, par son refus quotidiennement renouvelé d'accepter le moindre compromis avec l'infâmie bourgeoise ou stalinienne. La presse bourgeoise et « progressiste » avait tenté dė l'enterrer sous son silence pendant qu'il était vivant ; elle a encore essayé de mutiler son cadavre en parlant de lui, à l'occasion de sa mort, comme si Péret n'avait été qu'un littérateur. Mais ce qu'est la « littérature pour ces Messieurs, était aux yeux de Péret-une abomination. Il était resté, avec André Breton, un des rares surréalistes du début pour qui le surréalisme avait intégralement gardé son contenu révolutionnaire, une négation non seulement de telle forme de la littérature, mais de la littérature et du littérateur contemporain comme tels. La révolution dans la culture était pour lui inséparable de la révolution dans la vie sociale et inconcevable sans elle. Et cette unité de la lutte pour la libération spirituelle et matérielle de l'homme n'est pas restée chez Péret un væu ou une profession de foi. Elle a pénétré à la fois son duvre d'écrivain et sa vie. Militant au Parti Communiste lorsque celui-ci méritait encore ce nom, il s'est très tôt rallié à l'Opposition de Gauche rassemblée autour de Trotsky. Combattant pendant la guerre d'Espagne, il a été conduit par l'expérience du stalinisme dans les faits à réviser les idées de Trotsky et à comprendre qu'il ne subsistait plus rien, en Russie, du caractère prolétarien de la révolution d'octobre. Il a été ainsi amené à critiquer violemment les positions du trots- kisine officiel, dans Le Manifesté des Exegètes, brochure publiée en 1945 à Mexico. Après sa rupture avec le trots- kisme, survenue définitivement en 1948, il a continué, avec des camarades français et espagnols, ses efforts pour la reconstruction d'un mouvement révolutionnaire sur de nouvelles bases. Il nous a paru que nous ne pouvions pas mieux hono- 91 rer sa mémoire qu'en reproduisant ici Le Déshonneur des Poètes, publié à Mexico en février 1945 et qui est resté à. peu près inconnu en France. Car en montrant dans ce texte comment les valeurs les plus élevées de la poésie et de la révolution, loin de s'opposer, convergent, en montrant com- ment la prostitution au chauvinisme a conduit les Aragon et les Eluard à la fois à trahir le prolétariat et à revenir aux canons bourgeois de la beauté, Péret y exprime à la fois la vérité de sa propre vie et ce qui, de cette vie, doit rester pour nous un exemple impérissable. SOCIALISME OU BARBARIE. ~ - 92 Parti sans sans laisser d'adresse « La philosophie commence par la ruine d'un monde réel » ; la poésie aussi. L'expression « en marge » s'applique parfaitement à Benjamin Péret qui ne prit part, depuis 1922, à « la vie culturelle et politique française » que pour s'employer à la ruiner, avec la dernière énergie. Cette vie là n'étant, dans ses formes traditionnelles de littérature de commercialisme, de parlementarisme et de collaboration de classes qu'un ensemble de concessions de portée révolutionnaire nulle faites à la société. Péret a lutté jusqu'au bout contre les idéologies bourgeoises et pseudo-socialistes, contre les dogmes chrétiens et staliniens, contre l'esclavage et la technocratie... pour un art révolutionnaire indépendant. Il n'était ni réformiste ni mystique (et en cela se distinguail des « intellectuels de gauche »), il n'était pas de ces litté rateurs pour qui la prépondérance de l'imaginaire sur le social suffirait à masquer l'infinie absurdité du monde actuel. Son mépris pour toute espèce de réalisme, en art. était aussi radical que son dédain pour les égomaniaques perdus dans la contemplation de leur nombril ; il ne légi- timait pas le monde tel qu'il est, et ne tentait pas non plus de ne le changer que pour lui, en regardant ailleurs. La réunion, tant souhaitée par Breton, de Marx et de Rimbaud en une seule force, Benjamin Péret est peut-être le seul à lui avoir consacré touté son existence : ce fut à la fois un marxiste et un grand poète. Son intégrité, la rigueur de sa conduite et de ses jugements, son abnégation, sa violence, son appétit, son regard d'enfant, son opiniâtreté, son humour, sa tristesse sont déjà légendaires. Alors qu'aucun journal ne sáluait du moindre entrefilet la paru- tion de livres aussi importants que Déshonneur des poètes, Feu central, Mort aux vaches et au champ d'honneur, etc... sa mort a suscité, comme par hasard, un grand intérêt chez ces messieurs de l'Aurore, des Lettres Françaises, de France-Soir, de Libération et du Figaro Littéraire (1). Même (1) Depuis 1948 Péret militait dans une formation révolution- naire espagnole. Cela n'a pas empêché les journaux phalangistes madrilènes de le couvrir d'éloges... posthumes. 93 1 horizon, même méthode : maintenant qu'il est mort ils l'admirent. L'autre après-midi, aux Batignolles, à l'enterrement de cet ami irremplaçable sans lequel bon nombre de ceux qui étaient là pour le saluer une dernière fois ne seraient pas ce qu'ils sont, j'ai pensé que le seul hommage digne de lui eût été de faire calligraphier par un avion, en rouge et noir, au-dessus de Paris, cet épigraphe de Trotsky : « La Révo- lution doit conquérir pour tous les hommes, le droit non seulement au pain, mais à la poésie ». C'est une promesse que nous tiendrons. ) Jean-Jacques LEBEL.. 94 BENJAMIN PERET Le déshonneur des poètes Si l'on recherche la signification originelle de la poésie, aujourd'hui dissimulée sous les mille oripeaux de la société, on constate qu'elle est le véritable souffle de l'homme, la source de toute connaissance et cette connaissance elle- même sous son aspect le plus immaculé. En elle se condense toute la vie spirituelle de l'humanité depuis qu'elle a commencé de prendre conscience de så nature ; en elle palpitent maintenant ses plus hautes création's et, terre à jamais féconde, elle garde perpétuellement en réserve les cristaux incolores et les moissons de demain. Divinité tuté- laire aux mille visages, on l'appelle ici amour, la liberté, ailleurs science. Elle demeure omnipotente, bouillonne dans le récit mythique de l’Esquimau, éclate dans la lettre d'amour, mitraille le peloton d'exécution qui fusille l'ouvrier exhalant un dernier soupir de révolution sociale, donc de liberté, étincelle dans la découverte du savant, défaille, exsangue, jusque dans les plus stupides productions se réclamant d'elle et son souvenir, éloge qui voudrait être funèbre, perce encore dans les paroles momifiées du prêtre, son assassin, qu'écoute le fidèle la cherchant, aveu- gle et sourd, dans le tombeau du dogme où elle n'est plus que fallacieuse poussière. Ses innombrables détracteurs, yrais et faux prêtres, plus hypocrites que les sacerdotes de toutes les églises, faux témoins de tous les temps, l'accusent d'être un moyen d'évasion, de fuite devant la réalité, comme si elle n'était pas la réalité elle-même, son essence et son exaltation. Mais, incapables de concevoir la réalité dans son ensemble et ses complexes relations, ils ne la veulent voir que sous son aspect le plus immédiat et le plus sordide. Ils n'aperçoi- vent que l'adultère sans jamais éprouver l'amour, l'avion de bombardement sans se souvenir d’Icare, le roman d'aventures sans comprendre l'aspiration poétique perma- nente, élémentaire et profonde qu'il a la vaine ambition de satisfaire. Ils méprisent le rêve au profit de leur réalité comme si le rève n'était pas un de ses aspects et le plus bouleversant, exaltent l'action aux dépens de la méditation 95 sang séché comme si la preinière sans la seconde n'était pas un sport aussi insignifiant que tout sport. Jadis, ils opposaient l'esprit à la matière, leur dieu à l'homme'; aujourd'hui ils défendent la matière contre l'esprit. En fait c'est à l'intui- tion qu'ils en ont au profit de la raison sans se souvenir d'où jaillit cette raison. Les ennemis de la poésie ont eu de tout temps l'obses- sion de la soumettre à leurs fins immédiates, de l'écraser sous leur dieu ou, maintenant, de l'enchaîner au ban de la nouvelle divinité brune ou « rouge » rouge-brun de plus sanglante encore que l'ancienne. Pour eux, la vie et la culture se résument en utile et inutile, étant sous-entendu que l'utile prend la forme d'une pioche maniée à leur bénéfice. Pour eux, la poésie n'est que le luxe du riche, aristocrate ou banquier, et si elle veut se rendre « utile » à la masse, elle doit se résigner au sort des arts « appliqués », « décoratifs », « ménagers », etc. D'instinct, ils sentent cependant qu'elle est le point d'appui réclamé par Archimède, et, craignent que, soulevé, le monde ne leur retombe sur la tête. De là, l'ambition de l'avilir, de lui retirer toute efficacité, toute valeur d'exalta- tion pour lui donner le rôle hypocritement consolant d'une saur de charité. Mais le poète n'a pas à entretenir chez autrui une illusoire espérance humaine ou céleste, ni à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège. Tout au contraire, c'est à lui de prononcer les paroles toujours sacrilèges et les blasphèmes permanents. Le poète doit d'abord prendre conscience de sa nature et de sa place dans le monde. Inventeur pour qui la découverte n'est que le moyen d'atteindre une nouvelle découverte, il doit com- battre sans relâche les dieux paralysants acharnés à main- tenir l'homme dans sa servitude à l'égard des puissances sociales et de la divinité qui se complètent mutuellement. Il sera donc révolutionnaire, mais non de ceux qui s'oppo- sent au tyran d'aujourdhui, néfaste à leurs yeux parce qu'il dessert leurs intérêts, pour vanter l'excellence de l'oppresseur de demain dont ils se sont déjà constitués les serviteurs. Non, le poète lutte contre toute oppression : celle de l'homme par l'homme d'abord et l'oppression de sa pensée par les dogmes religieux, philosophiques ou sociaux. Il combat pour que l'homme atteigne une connais- sance à jamais perfectible de lui-même et de l'univers. Il ne s'ensuit pas qu'il désire mettre la poésie au service d'une action politique, même révolutionnaire. Mais sa qualité de poète en fait un révolutionnaire qui doit com- battre sur tous les terrains : celui de la poésie par les moyens propres à celle-ci et sur le terrain de l'action sociale sans jamais confondre les deux champs d'action sous peine -96 de rétablir la confusion qu'il s'agit de dissiper et, par suite, de cesser d'être poète, c'est-à-dire révolutionnaire. Les guerres comme celle que nous subissons ne sont possibles qu'à la faveur d'une conjonction de toutes les forces de régression et signifient, entre autres choses, un arrêt de l'essor culturel mis en échec par ces forces de régression que la culture menaçait. Ceci est trop évident pour qu'il soit nécessaire d'insister. De cette défaite momen- tanée de la culture, découle fatalement un triomphe de l'esprit de réaction, et, d'abord, de l'obscurantisme reli- gieux, couronnement nécessaire de toutes les réactions. Il Caudrait remonter très loin dans l'histoire pour trouver une époque où Dieu, le Tout-Puissant, la Providence, etc., ont été aussi fréquemment invoqués par les chefs d'Etat ou à leur bénéfice. Churchill ne prononce presque aucun discours sans s'assurer de sa protection, Roosevelt en fait autant, de Gaulle se place sous l'égide de la croix de Lorraine, Hitler invoque chaque jour la Providence et les métropo- lites de toute espèce remercient, du matin au soir, le Seigneur du bienfait stalinien. Loin d'être de leur part une manifestation insolite, leur attitude consacre un mouvement général de régression en même temps qu'elle montre leur paniqué. Pendant la guerre précédente, les curés de France déclaraient solennellement que Dieu n'était pas allemand cependant que, de l'autre côté du Rhin, leurs congénères réclamaient pour lui la nationalité germanique et jamais les églises de France, par exemple, n'ont connu autant de fidèles que depuis le début des présentes hostiſités. . D'où vient cette renaissance du fidéisnie ? D'abord du désespoir engendré par la guerre et de la misère générale : l'homme ne voit plus aucune issue sur la terre à son horri- ble situation ou ne la voit pas encore et cherche dans un ciel fabuleux une consolation de ses maux matériels que la guerre a aggravés dans des proportions inouïes. Cepen- dant, à l'époque instable appelée paix, les conditions maté- rielles de l'humanité, qui avaient suscité la consolante illusion religieuse, subsistaient bien qu'atténuées et récla- maient impérieusement une satisfaction. La société prési- dait à la lente dissolution du mythe religieux sans rien pouvoir lui substituer hormis des saccharines civiques : patrie ou chef. Les uns, devant ces ersatz, à la faveur de la guerre et des conditions de son développement, restent désemparés, sans autre ressource qu'un retour à la foi religieuse pure et simple. Les autres, les estimant insuffisants et désuets, ont cherché soit à leur substituer de nouveaux produits mythiques, soit à régénérer les anciens mythes. D'où l'apothéose générale dans le monde, d'une part du christia- nisme, de la patrie et du chef d'autre part. Mais la patrie et le chef comme la religion dont ils sont à la fois frères 97 et rivaux, n'ont plus de nos jours de moyens de régner sur les esprits que par la contrainte. Leur triomphe présent, fruit d'un réflexe d'autruche, loin de signifier leur éclatante renaissance, présage leur fin imminente. Cette résurrection de Dieu, de la patrie et du chef a été aussi le résultat de l'extrême confusion des esprits, engendrée par la guerre et entretenue par ses bénéficiaires. Par suite, la fermentation intellectuelle engendrée par cette situation, dans la mesure où l'on s'abandonne au courant, reste entièrement régressive, affectée d'un coefficient néga- tif. Ses produits demeurent réactionnaires, qu'ils soient « poésie » de propagande fasciste ou antifasciste ou exalta- tion religieuse. Aphrodisiaques de vieillard ils ne rendent une vigueur fugitive à la société que pour mieux la fou- droyer. Ces « poètes » ne participent en rien de la pensée créatrice des révolutionnaires de l'An II ou de la Russie de 1917, par exemple, ni de celle des mystiques ou héréti- ques du Moyen Age, puisqu'ils sont destinés à provoquer une exaltation factice dans la masse, tandis que ces révo- lutionnaires et mystiques étaient le produit d'une exaltation collective réelle et profonde que traduisaient leurs paroles. Ils exprimaient donc la pensée et l'espoir de tout un peuple imbu du même mythe ou animé du nême élan, tandis que la « poésie » de propagande tend à rendre un peu de vie à un mythe agonisant. Cantiques civiques, ils ont la même vertu soporifique que leurs patrons religieux dont ils héritent directement la fonction conservatrice, car si la poésie mythique puis mystique crée la divinité, le cantique exploite cette même divinité. De même le révolutionnaire de l’An II ou de 1917 créait la société nouvelle tandis que le patriote et le stalinien d'aujourd'hui en profitent. Confronter les révolutionnaires de l'An II et de 1917 avec les mystiques du Moyen Age n'équivaut nullement à les' situer sur le même plan mais en essayant de faire descendre sur la terre le paradis illusoire de la religion, les premiers ne sont pas sans faire montre de processus psychologiques similaires à ceux qu'on découvre chez les seconds. Encore faut-il distinguer entre les mystiques qui tendent malgré eux à la consolidation du mythe et prépa- rent involontairement les conditions qui amèneront sa réduction au dogme religieux et les hérétiques dont le rôle intellectuel et social est toujours révolutionnaire puisqu'il remet en question les principes sur lesquels s'appuie le mythe pour se momifier dans le dogme. En effet, si le mystique orthodoxe (mais peut-on parler de mystique orthodoxe ?) traduit un certain conformisme relatif, l'héré- tique en échange exprime une opposition à la société où il vit. Seuls les prêtres sont donc à considérer du même vil que les tenants actuels de la patrie et du chef, car ils ont la même fonction parasitaire au regard du mythe. 98 Je ne veux pour exemple de ce qui précède qu'une petite brochure parue récemment à Rio-de-Janeiro : l'Hon- neur des poètes, qui comporte un choix de poèmes publiés clandestinement à Paris pendant l'occupation nazie. Pas un de ces « poèmes » ne dépasse le niveau lyrique de la publicité pharmaceutique et ce n'est pas un hasard si leurs auteurs ont cru devoir, en leur immense majorité, revenir à la rime et à l'alexandrin classiques. La forme et le contenu gardent nécessairement entre eux un rapport des plus étroits et, dans ces « vers », réagissent l'un sur l'autre dans une course éperdue à la pire réaction. Il est en effet significatif que la plupart de ces textes associent étroite- ment le christianisme et le nationalisme comme s'ils voulaient démontrer que dogme religieux et dogme natio- naliste ont une commune origine et une fonction sociale identique. Le titre même de la brochure, l'Honneur des poètes, considéré en regard de son contenu, prend un sens étranger à toute poésie. En définitive, l'honneur de ces poètes » consiste à cesser d'être des poètes pour devenir des agents de publicité. Chez Loys Masson l'alliage religion-nationalisme com- porte une proportion plus grande de fidéisme que de patriotisme. En fait, il se limite à broder sur le catéchisme: Christ, donne à ma prière de puiser force aux racines profondes Donne-moi de mériter cette lumière de ma femme à mes côtés Que j'aille sans faiblir vers ce peuple des geôles Qu'elle baigne, comme Marie de ses cheveux. Je sais que derrière les collines ton pas large avance. J'entends Joseph d'Arimathie froisser les blés påmés sur le Tombeau et la vigne chanter entre les bras rompus du larron en croix. Je te vois : Comme il a touché le saule et la pervenche le printemps se pose sur les épines de la couronne. Elles flambent : Brandons de délivrance, brandons voyageurs ah ! qu'ils passent à travers nous et qu'ils nous consument si c'est leur chemin vers les prisons. Le dosage est plus égal chez Pierre Emmanuel : O France robe sans couture de la foi souillée par les pieds transfuges et les crachats O robe de suave haleine que déchire la voix tendre férocement des insulteurs O robe du plus pur lin de l'espérance Tu es toujours l'unique vêlement de ceux qui connaissent le prix d'être nus devant Dieu... Habitué aux amens et à l'encensoir staliniens, Aragon ne réussit cependant pas aussi bien que les précédents à 99 allier Dieu et la patrie. Il ne retrouve le premier, si j'ose dire, que par la tangente et n'obtient qu'un texte à faire pâlir d'envie l'auteur de la rengaine radiophonique fran- çaise : « Un meuble signé Lévitan est garanti pour long- temps ». Il est un temps pour la souffrance Quand Jeanne visite à Vaucouleurs Ah / coupez en morceaux la France Le jour avait cette pâleur Je reste roi de mes douleurs. Mais c'est à Paul Eluard qui, de tous les auteurs de cette brochure, seul fut poète, qu'on doit la litanie civique la plus achevée : Sur mon chien gourmand et tendre Sur ses oreilles dressées Sur sa patte maladroite 1 J'écris ton nom. Sur le tremplin de ma porte Sur les objets familiers Sur le flot du feu béni J'écris ton nom... 1 Il y a lieu de remarquer incidemment ici que la forme litanique affleure dans la majorité de ces « poèmes > sans doute à cause de l'idée de poésie et de lamentation qu'elle implique et du goût pervers du malheur que la litanie chrétienne tend à exalter en vue de mériter des félicités célestes. Même Aragon et Eluard, jadis athées, se croient tenus, l'un, d'évoquer dans ses productions les « saints et les prophètes », le « tombeau de Lazare » et l'autre de recourir à la litanie, sans doute pour obéir au fameux mot d'ordre « les curés avec nous ». En réalité tous les auteurs de cette brochure partent sans l'avouer ni se l'avouer d'une erreur de Guillaume Apollinaire et l'aggravent encore. Apollinaire avait voulu considérer la guerre comme un sujet poétique. Mais si la guerre, en tant que combat et dégagée de tout esprit natio- naliste, peut à la rigueur demeurer un sujet poétique, il n'en est pas de même d'un mot d'ordre nationaliste, la nation en question fût-elle, comme la France, sauvage- ment opprimée par les nazis. L'expulsion de l'oppresseur et la propagande en ce sens sont du ressort de l'action politique, sociale ou militaire, selon qu'on envisage cette expulsion d'une manière ou d'une autre. En tout cas, la poésie n'a pas à intervenir dans le débat autrement que par son action propre, par sa signification culturelle même, quitte aux poètes à participer en tant que révolutionnaires à la déroute de l'adversaire nazi par des méthodes révolu- tionnaires, sans jamais oublier que cette oppression corres- 100 - pondait au voeu, avoué ou non, de tous les ennemis - nationaux d'abord, étrangers ensuite --- de la poésie com- prise comme libération totale de l'esprit humain car, pour paraphraser Marx, la poésie n'a pas de patrie puisqu'elle est de tous les temps et de tous les lieux. Il y aurait encore beaucoup à dire de la liberté si souvent évoquée dans ces pages. D'abord, de quelle liberté s'agit-il? De la liberté pour un petit nombre de pressurer l'ensemble de la population ou de la liberté pour cette population de mettre à la raison ce petit nombre de privi- légiés ? De la liberté pour les croyants d'imposer leur dieu et leur morale à la société tout entière ou de la liberté pour cette société de rejeter Dieu, sa philosophie et sa morale ? La liberté est comme « un appel d'air », disait André Breton, et, pour remplir son rôle, cet appel d'air doit d'abord emporter tous les miasmes du passé qui infestent cette brochure. Tant que les fantômes malveillants de la religion et de la patrie heurteront l'aire sociale et intellectuelle sous quelque déguisement qu'ils empruntent, aucune liberté ne sera concevable : leur expulsion préalable est une des conditions capitales de l'avènement de la liberté. Tout « poèine » qui exalte une « liberté » volontairement indé- finie, quand elle n'est pas décorée d'attributs religieux ou nationalistes, cesse d'abord d'être un poème et par suite constitue un obstacle à la libération totale de l'homme, car il le trompe en lui montrant une « liberté » qui dissimule de nouvelles chaînes. Par contre, de tout poème authen- tique s'échappe un souffle de liberté entière et agissante, même si cette liberté n'est pas évoquée sous son aspect politique ou social, et, par là, contribue à la libération effective de l'homme. Mexico, février 1945. 101 DOCUMENTS Chômage partiel dans le textile à Beauval (Somme) Usines SAINT-FRÈRES : filature et tissage de jute (1) I. - SITUATION GÉNÉRALE DE L'ENTREPRISE. SITUATION 1 Au cours de l'Assemblée générale, qui s'est tenue le 3 juillet dernier, M. Roger SAINT déclarait que l'entreprise, grâce à son dyna- misme et à la protection étatique, avait pu, pendant les 15 dernières années, « panser ses blessures », « reprendre son élan » et « retrouver ses plus hauts niveaux de production ». Elle avait « consolidé puis amélioré son potentiel industriel et ses positions financières sans reculer devant certaines modifications de structure ». Le chiffre d'affaires qui était de 13 milliards en 1956 était passé à' 15 milliards en 1957 et à 17 milliards en 1958 ; les bénéfices avoués, de 359 mil- lions en 1957, à 379 millions en 1958. (Voir La Vie Française, du 10 juillet 1959). Pourtant, malgré tous ces progrès, l'entrée dans le Marché com- mun restait préoccupante car, disait M. Saint, « nos coûts de trans- formation demeurent grevés de charges fiscales, financières, sociales, dans l'ensemble plus élevées qu'ailleurs ». Après cet appel du pied à la compréhension des pouvoirs publics », M. Saint laissait toutefois espérer un arrangement au sein de l'Association européenne de jute « grâce à d'étroits contacts avec (ses) collègues étrangers >> ci une organisation professionnelle « cohérente » entre les six pays. En clair, cela signifië que les protections douanières seront remplacées par des accords inter-trusts pour supprimer la concurrence. Malgré l'optimisme de commande dans une allocution à l'usage des actionnaires, M. Roger Saint croyait devoir dénoncer une menace grave pour son industrie « dans l'introduction massive à la faveur de complaisances intéressées, de produits asiatiques en Europe ». M. Roger Saint admettait « une stabilisation et même une légère régression des ventes, dans certaines branches, au cours du premier semestre 1959 ; l'alourdissement des stooks provoquait des réductions d'horaires dans les usines de filature et de tissage de jute. Enfin et en conséquence M. Saint avertissait que toute nouvelle augmen- tation des salaires ruinerait ses efforts en vue d'accroître les expor- ations. (1) V. dans le nºi 27 de cette revue, pp. 98 à 108, La grève dle l'usine Saint Frères à Beauval. 102 II. LA SITUATION À BEAUVAL EN OCTOBRE 1959. A. La réduction des horaires Les premières réductions ont été introduites dès octobre 1958 ; la grève de 5 semaines ensuite a peut-être rendu inutiles de nouvelles réductions, mais, cet été, la situation s'est aggravée : les ouvriers du tissage circulaire qui travaillaient 4 jours par semaine (32 heures) ne travaillent plus que 3 jours (24 heures) voirei 2 jours (16 heures). Ce ralentissement touche maintenant les ateliers de filature et de sacherie qui de 45 heures passent à 40 et à 32 heures par semaine, Deux jours de travail, cela ne fait pas 3.000 francs par semaine ! Si on se souvient que ces ouvriers ont, l'automne dernier, soutenu une grève de 5 semaines, on peut imaginer quel peut être leur degré de misère. Pendant ce temps, les actionnaires avouent se partager 379 millions 276 mille 577 francs de bénéfices ! B. L'état des esprits: à Beauval (Visite du 8 octobre 1959) a) Deux passants, près de l'école maternelle L'un des deux est assez modeste, s'apitoie sur les réductions : « Deus jours par semaine ! » Il est sympathique, mais il n'exprime aucune opinion, aucun jugement, il ne sait pas. Le second porte un complet-veston, il pourrait être instituteur en retraite. Selon lui, les réductions d'horaires ne sont pas une « vengeance » des patrons après la grève de l'an dernier. C'est la crise du textile ; cette crise est la conséquence des bruits de paix en Algérie, il en avait été de même, au moment de la paix en Indochine. Mais leur 2 CV. les attend ; il aurait fallu demander si, en conséquence, il fallait déplorer la paix, dans le style : Gaulle = Mendès. Il me semble plutôt que cet homme voulait donner « une explication objective », sans porter de jugement de valeur. b) Un ménage ouvrier Il n'est pas difficile de rencontrer les chômeurs partiels de l’usine Saint ; dans la Cité ouvrière, sur le bord d'une petite route le long de. laquelle sont accolées leurs petites maisons uniformes en briques, je Jes vois en conversation debout devant le pas de leur porte. Pour m'avoir aperçu, l'an dernier, à l'occasion de la grève, quelques-uns me reconnaissent. C'est le nari qui parle, la femme confirme, approuve, ponctue d'une exclamation. Ils paraissent avoir 45 ans ; ils n'envisagent pas d'aller ailleurs : ils ont acheté la maison qu'ils habitent. Ce qui est important pour eux c'est le fait de la réduction des horaires ; en ce qui concerne les causes, ils se contentent de rapporter ce qui se dit, sans prendre parti. Il ressort toutefois qu'on se trouve en présence de trois groupes d'explications. 1) L'entreprise manque de commandes, ses produits sont trop chers pour le marché commun ; les Saint n'ont pas voulu baisser leur prix, « à ce qu'on dit », ce qui expliquerait la mévente. 2) En ce moment, on installe encore de nouvelles machines ; il en résulte une augmentation des cadences de 30 % ; par exemple, un ouvrier qui avait la charge de 12 bobines, en aura 18. Le chômage partiel est une bonne méthode pour faire accepter cette aggravation des conditions de travail. Hier, un « vieux » de 52 ans, on lui a doublé son travail ; il a protesté : « Je ne pourrai pas le faire ! » « Si tu ne peux pas le faire, tu ne reviendras pas demain !.» Ces nouvelles machines coûtent cher, d'autant plus qu'on met les autres à la ferraille ; pour amortir ces nouvelles machines, on diminue la 103 masse des salaires par diminution des horaires et augmentation des cadences. 3) Quant aux représailles, à cause de la grève de l'an dernier, on ne sait pas, mais cela se dit ; ces bruits viennent bien de quelque part, dit l'ouvrier, probablement on l'aura entendu dire dans les bureaux. On cite le cas d'une autre usine de Saint : après la grève, ils ont organisé un chômage partiel. Que faire ? Ce ménage parait découragé. « Naturellement, dis-je, dans ces conditions, il n'est pas question de faire une nouvelle grève... Ils poussent immédiatement des exclamations horrifiées ; la femme lève les bras : « Ah ! non ! Cinq semaines nous ont suffi ! » c), Un peu plus loin, un second ménage ouvrier L'hoinme est plus jeune, dynamique, révolté : « Ah ! s'il y avait seulement une autre usine dans la région ! Dunlop ? c'est à 15 km. Au début, il avait été prévu qu'un car passerait pour prendre les ouvriers, vous pensez si j'en aurais été ! En prévision de cette éven- tualité, Saint avait mis au point un barème d'augmentation. Mais ils ont trouvé quelque chose de plus habile, le car ne passera jamais ! Accord inter-patronal sans doute ou action sur les autorités locales, les Saint dominent toute la région ! Nous sommes dans la misère, ils nous donnent juste de quoi ne pas mourir de faim : 700 francs par jour d'allocation-chômage pour les ouvriers, 200 francs pour les femmes. Pourquoi cette diffé- rence ? On u'en sait rien ; on ne sait jamais rien ; ils se croient tout permis ! Ces gens-là (les Saint) quoi qu'on leur dise, quelque anomalie qu'on leur fasse. remarquer, ils répondent : C'est normal ! c'est normal ! tout est toujours normal. Je l'ai bien vu l'an dernier, à l'occasion de la grève, j'étais en délégation à Paris, ils avaient fait la leçon à tout le monde : c'est comme ça ? eh bien ! c'est normal ! Et comme se parlant à lui-même et se, posant une nouvelle fois la question avec' impuissance mais avec rage : : « On ne sait pas ce que c'est que ces gens-là ; ils peuvent donc faire tout ce qu'ils veulent ! ? » Le premier ouvrier à qui j'avais parlé s'est rapproché ; il seinble ine signifier d'un geste : vous voyez comme il confirme ce que je vous ai dit ! puis il ajoute, avec son caline habituel : « Sans vouloir mêler à cela la politique, voilà des patrons qui vont bien avec le gouvernement que nous avons maintenant ». Ce n'est pas tout ! Après 5 semaines de grève, l'an dernier, ils avaient signé des accords avec nous; ces accords qu'ils avaient signés, ils les ont déchirés ; ils ne les appliquent plus, lettre morte ; aucune réclamation n'est admise, ni même écoutée : le délégué du personnel a demandé audience au sous-directeur, aucune réponse, il ne sera pas. reçu. Vraiment, je ne sais pas ce que c'est que ces gens-là ! CONCLUSION : Les ouvriers sont découragés ; ils se sont battus pour rien. Contre une entreprise du genre des Saint Frères une grève dans une de leurs usines peut être une gêne, elle ne suffit pas si elle ne s'étend pas à toutes les usines. Mais les Saint n'imposent pas partout les mêmes conditions de travail afin d'éviter une généralisation des conflits ; ils récompensent les bons et punissent les méchants. Si les ouvriers ne savent pas déjouer ces « habiletés », ils ne pourront vaincre. Seule une action simultanée dans toutes les usines pourrait imposer une diminution des cadences et alors il n'y aurait plus lieu de diminuer les horaires. Sinon ces ouvriers devront continuer à redouter de perdre un travail inhumain, à la fatigue de cadences au-dessus de leurs forces s'ajoutera l'angoisse permanente de la 104 misère et les parasites de leur labeur continueront à se distribuer des centaines de millions de bénéfices ! Les ouvriers sentent confusément que ce qu'il faudrait c'est une société nouvelle, que dans la société actuelle ils sont coincés comme des rats, mais cette société nouvelle, sans exemple nulle part, ils ne discernent ni les voies ni les moyens d'y parvenir. DERNIERES NOUVELLES. (Beauval, 6 novembre 1959). se Dès le 20 octobre, le journal local signalait une « amélioration » de la situation notamment dans la branche la plus atteinte par « la pénurie de commandes » : le tissage circulaire. Alors que les horaires hebdomadaires étaient tombés à 16 heures, on revenait brusquement à 48 heures pour faire face à une importante et très urgente commande de sacs destinés aux produits chimiques ». Le titre de l'article : « Amélioration TEMPORAIRE » était repris dans la suite du texte et on ajoutait que « la Direction 'espérait qu'une fois cette importante commande, exécutée, d'autres seraient groupées et permettraient un travail continu ». Entre temps et pour répondre aux critiques, la Direction aurait fait savoir que le chômage partiel n'était pas le fruit de son impré- voyance ni de son incurie mais de la sécheresse. Cette dernière, en effet, réduisant la récolte de betteraves a, par là même, réduit lc besoin de sacs. En ce qui concerne la modernisation des usines, la Direction expliquerait qu'il y va de l'intérêt de tous : si les « vieil- les » machines ne sont pas remplacées par d'autres plus rapides et plus économiques en main-d'œuvre, les Etablissements Saint ne pourront plus lutter contre la concurrence étrangère et toute la région sera ruinée par la faillite de Saint. Les renvois occasionnés par la modernisation seront faits avec discernement ; on tiendra compte de l'âge (mises à la retraite, anticipées, non remplacement des jeunes qui sont appelés par l'armée, etc.). Est-il besoin d'ajouter qu'on tiendra compte aussi de la qualité du travail fourni, du bon esprit ? Si on en doutait un incident récent le confirmerait : un des gardiens de l'usine (veilleur de jour et veilleur de nuit) âgé. de 62 ans, avait, le jour, quitté son poste pendant quelques minutes en se faisant remplacer par un autre veilleur (celui qui devait prendre la suite quelques heures plus tard). La Direction avisée (on ne sait par qui) de ce manquement a adressé une lettre recommandée au domicile 'du veilleur, affolant sa femme. Le pauvre homme n'ose même pas protester ni expliquer quoi que ce soit ; « il est vieux, vous comprenez, il accepte cette réprimande injustifiée ; on pas mis à la porte tout à fait, on l'a remis en usine ; le pauvre homme répète : je suis dégradé ! » Ce que la Direction a bien fait entrer dans la tête des ouvriers c'est qu'ils ne peuvent pas lutter contre elle. La patronne d'un des cafés répète : c'est bizarre, brusquement ceux qui travaillaient le moins se mettent à travailler plein rendement et on leur demande de faire des heures supplémentaires, le samedi et même le dimanche; dans un autre département de l'usine, au contraire, l'horaire diminue; c'est ainsi à tour de rôle, toute amélioration est « temporaire », aucune section de l'usine n'est à l'abri du chômage soudain et brutal Partir ? se révolter ? Non, car le travail peut reprendre brusque- inent... Ces ouvriers vivent l'aliénation au dernier degré : à chaque instant, leur sort dépend d'autrui d'une façon imprévisible. ne l'a Y. B. - 105 LE MONDE EN QUESTION Les Actualités LES ELECTIONS ANGLAISES Le trait le plus apparent des dernières élections anglaises c'est leur américanisation. S'il reste encore une différence, c'est surtout qu'en Angleterre l'analogie avec le « show » est remplacée par l'analogie avec le « match ». La population électorale est devenue un public ; ce public compte les points, en se fondant sur des critères aussi profondément politiques que le plus ou moins astucieux usage de la télévision, l'allure plus ou moins sympathique et entraînante des leaders... Même les programmes électoraux sont d'abord jugés en tant que morceaux de genre, sur leur valeur en quelque sorte technique, comme une affiche ou un publi-reportage. Il n'y a qu'à lire l’Economist pour s'en convaincre. Il est évident, néanmoins, que même telles, ces élections mettent en cause l'attitude politique de la société anglaise, et que c'est en termes politiques profonds et non accidentels que l'on doit rendre compte du problème : pourquoi l'échec du Labour ? A cet échec, les atouts des conservateurs fournissent un premier ordre de raisons. Ces atouts, c'était, comme les Conservateurs l'ont proclamé, la paix et la prospérité. Alors qu'après l'affaire de Suez, les Tories avaient facilement pu être présentés par leurs adversaires comme des fauteurs de guerre, aujourd'hui, l'oubli aidant, Macmillan, l' « homme au bonnet de fourrure », l'audacieux visiteur de la Russie en plein hiver, a beau jeu de se donner pour un pionnier de la rencontre au sommet et pour un partenaire indispensable à la poursuite de la « détente ». Dans ces conditions à quoi peuvent prétendre les Travaillistes ? Qu'on leur fasse confiance pour parler aux Russes mieux que Macmillan ? De inème, il y a six mois, au plus bas de la récession, on pou- vait imputer .aux Conservateurs l'extension du chômage, etc.. Mais aujourd'hui les affaires ont repris, le chômage est en grande partie résorbé ; la production de biens de large consommation est en plein essor : c'est bien ce qu'en langage capitaliste, on appelle la prospé- rité. Il reste aux Travaillistes d'offrir encore plus de prospérité. En somme le capitalisme anglais se trouve, tant sur le plan extérieur que sur le plan intérieur, en bonne posture, ayant surmonté ses difficultés sans faire appel à des moyens exceptionnels ; car s'il cst vrai que, il y a six mois les Travaillistes auraient eu plus de chances de l'emporter, il est encore plus vrai que l'Angleterre est sortie de la récession sans avoir eu besoin des Travaillistes. Le fonction- nement normal d'un capitalisme moderne trouve en lui-même les ressources qui lui permettent de triompher de ses difficultés conjonc- turelles. Et, de fait, les réformes de structure proposées ou plutôt suggérées par le Labour l'ont été avec une extrême timidité. De nombreux candidats travaillistes ont à peine osé parler à leurs élec- teurs de nationalisations et de renforcement de l'intervention étatique. En revanche, ils se sont déchaînés sur le chapitre des promesses électorales aux « catégories défavorisées de la population » : hausse considérable des rentes et des pensions, stabilisation des loyers, ren- flouement des entreprises touchées par la récession, donc par le chômage, subventions aux entreprises nationales également en vue du : plein emploi etc... Cette accumulation de promesses а 1:06 'surtout effrayé, car on voyait mal comment ils parviendraient à les concilier dans un budget, et elles n'ont pas fait le poids en face de la prospérité réelle dont les Conservateurs ont pu se targuer. En somme, les électeurs n'ont pas vu en quoi les programmes des deux grands partis étaient différents et c'est ce qui explique que les élections aient pris la tournure d'un match, ou d'une course de chevaux. Cette métamorphose n'a pas du tout profité aux Travail- listes. Ils ont fait figure à bon nombre d'électeurs, surtout parmi les jeunes, d'un appareil ayant perdu sa raison d'être, n'ayant plus prise sur le réel. Même si les Conservateurs n'ont guère d'attraits supplémentaires et même beaucoup plus de chances d'être odieux, du moins leur rôle dans la société apparaît comme plus sérieux. Dans la situation actuelle du capitalisme anglais, l'option entre les deux grands partis n'est plus fondée dans la réalité, ne correspond plus à une alternative réelle. Cependant pour éclairer la situation du Labour par rapport à la vie réelle de la société, il faut le confronter avec ce qui est sans doute le problème du capitalisme anglais contemporain, problème qu'il est de moins en moins capable de régler, et qui est 'infiniment plus profond que toutes les récessions et les guerres froides ; il s'agit de l' * indiscipline » endémique des ouvriers, se traduisant par des grèves « sauvages » qui éclatent un peu partout, à tout moment et à propos de tout, et déchaînent le chaos dans le processus produc- tif (1). Un exemple en est la grève des ouvriers de l'oxygène, qui a éclaté en pleine campagne électorale, et a paralysé ou menacé de paralysie plusieurs secteurs fondamentaux de l'économie anglaise tels que l'industrie automobile, la construction navale, le bâtiment. Ces grèves sauvages traduisent ce fait essentiel que la classe ouvrière tend à échapper au contrôle du patronat sur le processus de pro- duction lui-même. Mais aussi contrôle de la bureaucratie < ouvrière ». Et c'est à partir de là que l'on doit comprendre la situation des syndicats et du Labour dans la société. L'échec du Labour aux élections, exprime bien que sur le plan le plus superficiel cette situation. Pour se faire, accepter comme interlocuteur valable par la bour- geoisie, il est évidemment vital pour la bureaucratie réformiste de prouver qu'elle est seule capable de contrôler la classe ouvrière. Les grèves sauvages apportent un démenti catégorique à cette prétention. Aussi la bureaucratie n'épargne-t-elle. pas efforts pour lutter contre elles. Reprenons l'exemple de la grève de l'oxygène. Elle a été déclen- chée alors que des négociations entre le syndicat (TGWU) et le patron avaient abouti, pour le renouvellement du contrat collectif, à un relatif succès du syndicat. Mais les ouvriers n'étaient pas d'accord avec la revendication présentée par le syndicat (au lieu d'une seinaine de congé supplémentaire, ils préféraient une hausse plus importante des salaires) et aussi, ils ne faisaient pas confiance au patron ni au syndicat pour l'application du contrat dont en outre certaines clauses ne leur étaient pas connues. Les grévistes se sont donné une très forte organisation, avec un comité de grève et des assemblées générales de la base qui décidaient ; l'appel à la solidarité des ouvriers d'autres secteurs leur a fourni des fonds amplement suffisants. Les plus hauts bonzes syndicaux se sont déran- gés pour tenter de faire reprendre le travail, inais ils se sont heurtés d'abord au refus des ouvriers de les laisser leur parler, et ensuite malgré cet obstacle franchi, au vote hostile de la base. Les au ses (1) Cf. Soc. ou Bar., n° 26 : P. Chaulieu : les grèves de l'auto- mation en Angleterre ; et notes dans les nºs 22 et 24. 107 un ouvriers n'ont repris le travail que devant les mises à pied de leurs camarades d'autres industries paralysées par leur grève. Mais, de l'aveu même du Financial Times, grâce à son organisation, à la participation de la base et à ses ressources, même après une reprise du travail, cette grève pourrait à tout moment éclater de nouveau. Le souci causé aux syndicats et par suite au Labour par les grèves sauvages s'est manifesté sur un plan plus général l'occasion du Congrès des Trade Unions. A part quelques efforts pour élaborer une ligne de revendications, qui ont abouti à ce qu'on laisse l'initia- tive en cette matière aux Fédérations particulières, ce Congrès s'est occupé particulièrement du problème des grèves sauvages et des shop-stewards. On sait en effet que les shop-stewards (délégués d'atelier contrôlés d'extrêmement près par la base) jouent souvent un rôle déterminant dans l'organisation des grèves sauvages. Mais comme ils sont en même temps le seul lien vivant grâce auquel la bureaucratie communique encore avec sa base, la seule conclusion de ce débat fut, à part des jugements très sévères sur la conduite des shop-stewards, la décision de faire une enquête sur leur rôle... pour en reparler l'an prochain. Ainsi, les syndicats et leur expression politique, le Labour, se trouvent-ils largement déconsidérés aux yeux des patrons en tant qu'instruinents capables de maintenir les ouvriers dans la discipline de la production ; ce n'est pas pour rien que le Financial Times déplore « le grave défaut de communication entre les responsables et leur base », et exhorte les syndicats à y trouver des remèdes. Mais aussi, les organisations réformistes encourent discrédit encore plus grave pour elles de la part de la fraction la plus comba- tive et la plus radicale de la classe ouvrière. Il est vrai que cette fraction n'a pas de limites bien strictes. Dans certaines régions forteinent industrialisées. en Ecosse, par. exemple les ouvriers mènent des luttes fréquentes et énergiques, souvent malgré et même contre leurs syndicats, tout en restant encore largement attachés au Labour. Ils prolongent ainsi leur action revendicative par une action politique de type traditionnel. Mais il est de plus en plus évident que, pour un nombre croissant d'ouvriers, il s'établit. une coupure profonde entre la lutte contre le capitalisme sur le plan des conditions de vie et de travail et l'attitude politique : ils font des grèves sauvages et votent conservateur. Pour expliquer cette opposition, il faut admettre qu'aux yeux de ces ouvriers, la politique au sens traditionnel du terme ne paraît plus concerner la vie réelle, ce pour quoi ils luttent sans cesse. En d'autres termes, ces deux plans, les organisations réformistes n'arrivent plus à les joindre. Ceci cst, en un sens, positif. C'est l'aspect que prend en Angle- terre l'expérience par le prolétariat de la vraie nature de la bureau- cratie, et le début de l'affirmation de ce que signifie la politique pour le prolétariat face à la politique telle que l'exercent les appa- reils au pouvoir. Mais il reste que de larges couches d'ouvriers anglais ont voté conservateur. Cela mesure l'immensité de la tâche des révolutionnaires qui doivent travailler à approfondir et à élargir ces objectifs et ces méthodes de lutte mis en avant dans les usines pour les porter jusqu'au niveau de la politique globale, où ils pour- ront seulement trouver leur pleine signification et apporter une solution au problème de la société. La société capitaliste anglaise ne comporte plus d'alternative réformiste réelle mais seulement une alternative révolutionnaire. La « dépolitisation » actuelle des ouvriers anglais ne pourra être dépasséc que s'ils arrivent à prendre une conscience globale de cette alternative et à s'organiser pour la faire triompher. 108 1 KROUCHTCHEV AUX ETATS-UNIS En se rendant aux Etats-Unis, Krouchtchev avait moins pour but de convaincre les dirigeants américains de la nécessité d'un accord entre les deux Grands, que de donner des garanties de sincé- rité et de bonne foi. En effet ni Eisenhower ni aucun autre politicien américain « sérieux » n'avaient besoin d'être persuadés qu'un accord entre l'URSS et les USA est aujourd'hui inévitable. La nécessité de s'entendre découle simplement de l'impossibilité d'exterminer l'adver- saire. Plus exactement à l'équilibre auquel les deux blocs sont parvenus dans le domaine militaire s'ajoute la nature même des forces équilibrées ; celle-ci est telle que les employer signifierait que ni l'un ni l'autre bloc n'échapperait à des destructions colos- sales, et ceci quelle que soit l'issue finale. On ne saurait conclure de l'impossibilité présente d'une guerre (à moins de folie subite de la part de Krouchtchev, Eisenhower ou de Gaulle) à son impossibilité permanente' : il est probable au contraire que les développements dans le domaine des fusées ou dans d'autres domaines permettront de dépasser cette situation et de remettre en cause l'équilibre actuel. Il n'en reste pas moins que pour l'instant les Grands ne peuvent que s'entendre, et c'est ce dont les dirigeants américains ont aussi claire- ment conscience que Krouchtchev. Mais il était indispensable pour Eisenhower que Krouchtchev donne des preuves concrètes de sa bonne foi, que la phraséologie pacifiste soit appuyée par un comportement pacifique : il s'agissait que Krouchtchev se présente aux américains non comme le meneur d'une entreprise de subversion internationale, mais comme le chef d'un Etat se préoccupant exclusivement de lui-même, de ses courbes de production et de son niveau de vie. A cet égard Krouchtchev a totalement rassuré. Au cours de son voyage il manifeste un mépris total pour les « problèmes sociaux » américains, reconnaît avec son cynisme invraisemblable mais éminemment accessible aux politiciens et aux hommes d'affaires américains qui ne tiennent pas un autre langage, que « Les esclaves du capitalisme ont l'air d'assez bien se porter », ajoutant que « les esclaves du communisme ne sont pas mal non plus ». Pour qu'on ne puisse pas se tromper, il affirme qu'il ne fait « aucune distinction entre le peuple américain et son gouvernement » et réserve sa sympathie aux poules, aux porcs et au maïs. En agissant de la sorte, Krouchtchev a permis à Eisenhower de se libérer de la pression de l'aile droite sudiste et réactionnaire et plus généralement de tous les politiciens qui pour une raison ou pour une autre ont intérêt à la continuation de la guerre froide et qui se sont efforcé de multiplier les incidents et les provocations tout le long du voyage. S'acheminant vers la « paix », Eisenhower et Krouchtchev s'appuient l'un sur l'autre, le pouvoir et le prestige de l'un se trouvant renforcés à chaque moment par le comportement de l'autre. Plus profondément, les classes dirigeantes qu'ils représentent consolident mutuellement leurs doininations respectives et l'évolution actuelle des rapports internationaux doit être considérée dans cette perspec- tive. Il importe de souligner ce point, car l'idée qu'une politique de « paix » manifeste une victoire des travailleurs et de la gauche sur la bourgeoisie a valeur d'évidence dans les milieux « progressistes » et constitue un des rares bijoux du trésor intellectuel de France- Observateur. La « détente » telle que les classes dirigeantes de l'Est et de l'Ouest l'organisent actuellement représente une cohésion ren- forcée pour les unes, et les autres. Elle permet par exemple à la bourgeoisie américaine et à ses sphères dirigeantes de remporter une victoire décisive sur les éléments ultra-réactionnaires, maccarthystes non-lepentis, racistes, qui ont pesé au cours de ces dernières années d'une façon décisive sur l'orientation de la politique américaine et plus particulièrement sur la politique extérieure, rendant impensable un accord avec l'URSS alors même que les cercles dirigeants étaient 109 parfaitement convaincus qu'un tel accord ne pouvait plus être évité. A l'Est la « détente », en imposant définitivement les idées de Krouchtchev, permet aux éléments centraux de la bureaụcratie de donner le coup final aux éléments extrémistes, périphériques et staliniens et de réaffirmer la cohésion et l'unité de la classe diri- geante soviétique derrière un homme et une politique. Parler dans ces conditions d'une « victoire » des travailleurs relève du délire. Si la politique de « détente » représente bien le dépassement au profit des classes dirigeantes de certaines contradictions politiques et militaires de l'époque antérieure (une guerre qu'on prépare mais dont on sait d'avance qu'il ne peut en sortir aucun vainqueur, une tension qui ne sert que les intérêts d'une minorité de politiciens), il n'en reste pas moins qu'on peut voir dès maintenant que la situa- tion à laquelle cette politique conduit est elle-même grosse de contra- dictions. Pour s'en tenir aux plus flagrantes, il est évident que la conférence au sommet ne peut aboutir qu'à officialiser laborieuse- ment le statu quo présent. En dehors du règlement possible de problèmes subalternes tels que le statut de Berlin, il n'y a rien à attendre de la conférence en ce qui concerne l'Allemagne, la Corée et le Vietnam dont on nous rebat les oreilles depuis des années et à propos desquels l'un ou l'autre des Grands profère périodiquement des menaces de guerre, mais dont en réalité ils se moquent tous éperdument. Les conflits locaux, les tentatives d'infiltration des russes en Irak et ailleurs continueront à se produire. Que reste-t-il å discuter ? Il ne peut être question de modifier en quoi que ce soit les délimitations actuelles des blocs, puisque c'est précisément parce qu’on a reconnu de part et d'autre l'impossibilité de faire reculer l'autre bloc d'un pouce qu'on se dirige, les uns résignés, les autres enthousiastes, vers une conférence au sommet. Il est de même exclu que la conférence parvienne à autre chose qu'à souhaiter pieusement un désarmement général, pendant qu'au même moment on développe fiévreusement à l'Est comme à l'Ouest la recherche et la technologie dans le domaine des fusées intercontinentales et interplanétaires. Dans ces conditions la conférence au sommet ne peut avoir d'autre résultat que de prouver que la « politique internationale » dont on parle avec tant de sérieux n'est qu'une vaste farce dans laquelle moins que jamais les gens ne peuvent accepter de se laisser impliquer. Depuis des années la crainte d'une guerre mondiale va en s'amenuisant. Un an et demi après l'affaire de Suez, les événe- ments d'Irak ct de Jordanie, puis la tension entretenue à propos du statul de Berlin, ont été incapables de créer parmi la population une psychose de guerre. Krouchtchev a agité ses fusées, Eisenhower a agité les siennes, les politiciens ont parlé d' « heures graves ». Mais quelles heures graves ? De quelle guerre s'agissait-il ? La guerre qui possède une réalité déci ive aux yeux des gens est celle qui se produit chaque jour au bureau et à l'usine. Comme le dit un ouvrier américain dans Correspondence (journal rédigé par des groupes d'ouvriers américains): « Il se déroule en ce moment une telle guerre froide entre nous et nos patrons que nous n'avons pas le temps de nous occuper de Krouchtchev. Nous essayons de nous débrouiller dans notre propre guerre froide. Il y a bien des gars qui sont persuadés que les russes veulent les réduire en esclavage, mais la plupart estiment que nous sommes de toute inanière des esclaves si bien qu'on se demande ce qu'on peut avoir à perdre ». Au plus fort de la guerre froide les dirigeants de l'Ouest et de l'Est ont été totalement incapables de faire croire aux gens que le sort de l'humanité ne dépendait plus que d'eux, mais maintenant qu'ils parlent de paix et qu'ils présagent un avenir de « concurrence pacifique » et de « prospérité », la situation n'est pas changée à cet égard. Que Krouchtchevet Eisenhower parviennent ou non à s'entendre sur le statut de Berlin cela n'a pas la moindre impor- tance, même et en premier lieu en ce qui concerne la politique . ... 110 internationale elle-même et les rapports, entre les blocs, qui conti- nueront à être régis par les rapports de force réels. D'autre part la période de paix et de prospérité à laquelle la conférence au sommet est censée introduire l'humanité, après des années de guerre froide, de menaces de guerre chaude et de tension permanente, est indis- cernable du passé, et l'effet que toute cette grande politique et ces victoires diplomatiques des Krouchtchev et Cie peut avoir sur la vie réelle des gens est absolument nul. C'est" justement parce qu'ils reconnaissent que cette coupure entre leur 'politique dans tous ses aspects, mais particulièrement dans son aspect international, de loin le plus grotesque, et la vie privée et sociale des gens est totale, que les dirigeants, comme Krouchtchevaux Etats-Unis, vont peuple », et, dans une grande folie d'embrassades, de tapes sur le ventre, de mangeaille, de pitreries et de grossièretés, essaient de refiler leur camelote au public. au LA GREVE DE L'ACIER Au moment où Krouchtchev se trouvait aux USA, un demi-mil- lion d' « esclaves du capitalisme »'estimant qu'ils ne se portaient pas assez bien venaient de déclencher la grève la plus longue que la sidérurgie américaine ait jamais connue. Il n'effleure pas l'esprit de Krouchtchev que « bien se porter » puisse vouloir dire autre chose. que : « être bien payés », ni que les conflit's puissent concerner autre chose que les salaires. Ce conflit ne contient pourtant qu'accessoire- ment une revendication d'augmentation de salaires, il s'explique. essentiellement. par la volonté : du patronat d'enlever aux ouvriers certains avantages qu'ils ont acquis au cours de ces dernières années, notamment en ce qui concerne les conditions de travail et la pratique du recours à la grève « sauvage » dans les conflits qui surgissent à leur propos. Un ouvrier résume la situation ainsi dans Correspon- dence : « Ils veulent que je travaille là où on me dit de travailler, comme manæuvre ou comme n'importe quoi, selon ce qu'ils veulent. C'est de cela qu'il s'agit dans cette grève ». Le patronat, d'accord en ceci avec cet ouvrier, reconnaît sans fard que l'enjeu de la grève est le contrôle des conditions de travail, et réclame la suppression du « featherbed » (« lit de plumes ») et l'augmentation du rende- ment. L'histoire du déclenchement de ce conflit est extrêmement signi. ficative. Le syndicat avait réclamé, lors des négociations pour le renouvellement du « contrat » (convention collective), une modeste augmentation des salaires. Les ouvriers étaient extrêmement tièdes et ne paraissaient pas disposés à appuyer cette demande par une grève. Mais le patronat: a répondu en se déclarant prêt à accorder des augmentations de salaire, mais réclamant en revanche la suppression des clauses du « contrat » qui limitaient ses pouvoirs en matière de conditions de travail. C'est cette attitude du patronat qui a radicalement transformé l'attitude des ouvriers et leur a fait soutenir une grève totale pendant plusieurs mois. POLOGNE : L'EFFICACITÉ DES BUREAUCRATES Aux Etats-Unis les patrons s'indignent vertueusement à l'idée que les ouvriers puissent chercher à humaniser les conditions dans lesquelles ils travaillent. En Pologne Gomulka mène lui aussi combat contre le « lit de plumes » : « reprenant les griefs rassemblés depuis quelque temps contre les travailleurs polonais, M. Gomulka a confirmé la volonté du gouvernement de lutter contre les divers abus commis en matière de salaires : rétribution indue d'heures supplémentaires, absentéisme, indiscipline au travail. Le premier secrétaire a égale- ment stigmatisé les « simulateurs » subventionnés par les assurances 111 aux une sociales et annoncé un relèvement des normes de travail, « ridicu- lement basses ». (Le Monde, 20 octobre 1959). Mais l'« efficacité » que Gomulka, d'accord avec les patrons américains, réclame des ouvriers fait totalement défaut dès qu'il s'agit du travail des dirigeants eux-mêmes. En effet, simultanément mesures qu'on vient d'évoquer, Gomulka doit annoncer augmentation de 25 % du prix de la viande et des graisses. Selon Le Monde (21 oct.), cette augmentation serait le résultat direct d'une « erreur des planificateurs ». « Ce n'est pas un pur hasard, écrit Le Monde, si lo cheptel bovin est tombé de 12 millions 300 000 têtes en juin 1957 à 11 millions 200 000 en juin 1959. Les paysans n'avaient pas intérêt à élever des bêtes dont la nourriture leur coûtait, selon la revue Zycie Gospordacze, 17 zlotys et qui leur étaient achetés 17,5 zlotys le kilo. Ils ont préféré vendre leurs pommes de terre aux distilleries plutôt que de les « jeter aux pourceaux ». Même les fermes d'Etat ont réduit de 100 000 têtės cette année leur cheptel porcin, ce qui prouve que les directives gouvernementales étaient erronées ou qu'elles n'étaient pas présentées avec la clarté néces- saire ». Le dernier mot de l'histoire nous est fourni par cette information (Le Monde, 15-16 nov. 1959) : « Varsovie, 14 novembre. Les autorités polonaises envisagent de faire venir des experts américains pour réorganiser l'agriculture et encourager la classe paysanne à utiliser des méthodes de produc- tion un peu plus modernes. Tel est l'un des points qui vont être discutés au cours de la visite que M. Frederick H. Mueller, le secré. taire d'Etat américain au commerce, entreprend aujourd'hui samedi à Varsovie ». S Et vive la supériorité des méthodes « socialistes » ! CHINE : « DES STATISTICIENS INEXPERIMENTES » Pour le bureaucrate polonais les paysans pourraient tout aussi bien être des martiens, à ceci près qu'il en sait probablement plus long sur la planète Mars que sur les campagnes polonaises. Battant comme d'habitude tous les records établis, le bureaucrate chinois ne voit même pas ce qui se passe sous son nez, chez lui, dans la rue, à la cantine, Tibor Mende, pourtant favorable au communisme en tant que mal nécessaire, au moins en ce qui concerne les pays arriérés et sous-développés, donne dans Le Monde (30 sept. 1959) une image saisissante de la « compétence » des bureaucrates à s'occuper des affaires de la société. Après le « grand bond en avant » de 1958, écrit-il, « une atmosphère de triomphe régnait dans les ministères de Pékin. Le directeur du ministère de l'agriculture m'assura que le problème du ravitaillement était assuré pour un demi-siècle. Les autorités envisageaient, m'informa-t-il, de réduire les superficies cultivées... Puis en avril le premier ministre lui-même confirma ces chiffres devant le Congrès du peuple ». « Mais, poursuit Tibor Mende, pendant ces semaines j'avais pu voir dans les villes de longues files d'attente devant les magasins d'alimentation. Les rations de céréales furent même réduites dans les villes... Entre temps sur les panneaux d'affichage les courbes de production s'élevaient à des hauteurs vertigineuses ». L'explication officielle de cette modeste « erreur » fut que des « statisticiens inexpérimentés » avaient faussé les chiffres. Il est donc admis que pour apprendre ce que n'importe quelle ménagère sait au bout de 5 minutes de marche, les ministres et les premiers ministres n'ont pas d'autre solution que de mettre en branle des administra- tions gigantesques qui parcourent le pays, compilent des chiffres, dressent des courbes, et concluent finalement que « le problème du ravitaillement est réglé pour un demi-siècle », alors qu'au même ***REAN KHAS 112 moment les gens se demandent s'ils auront encore de quoi manger demain. On ne peut qu'en conclure que les « esclaves du commu- nisme », comme ceux du capitalisme, se porteraient mieux s'ils pou- vaient s'occuper eux-mêmes de leurs propres affaires. LE DERNIER CONGRES MENDESISTE 1 Le congrès de septembre dernier par lequel les mendésistes ont décidé d'adhérer au P.S.A. en vue de former un grand parti socialiste a ceci de particulier qu'il y a été fort peu question de socialisme, pour la raison très simple que là n'était pas le problème. En fait de quoi s'agissait-il ? Essentiellement de créer une force cette fameuse gauche non communiste et la formation de cette force constitue en elle-même, à leurs yeux, une perspective, un idéal et un but. Aussi les différentes interventions des militants en faveur de l'adhésion du P.S.A. ont-elles toutes traité de la nécessité de s'unir, mais n'ont jamais été jusqu'à la question : « s'unir pour faire quoi ? » Pour mieux comprendre cette vue étroite des choses, il faut savoir qui sont les mendésistes. Ce sont des gens qui ont répondu à l'appel de Mendès en entrant en masse au parti radical, dont ils se moquaient totalement et pour lequel ils n'avaient aucune sympathie particulière. Alors que la venue au pouvoir du général de Gaulle a eu pour effet d'endormir les français qui s'en remettent à lui pour régler les problèmes, le passage de Mendès au gouvernement avait eu l'effet tout opposé. Les français avaient brusquement recommencé à s'inté- resser aux affaires publiques, avaient eu le sentiment qu'ils pouvaient agir sur les événements, et, chose plus importante, en avaient eu le désir. Quels sont les gens qui s'étaient ainsi brusquement révélés ? Ils appartenaient à toutes les classes de la société (y compris à une partie de la classe ouvrière, bien que les adhésions. d'ouvriers au parti radical aient été fort peu nombreuses : c'était quand même trop leur demander). Mais ils avaient une chose en commun : leur âge, qui allait de 25 à 35 ans avec une forte proportion d'hommes et de femmes de 30 ans. Ces hommes et ces femmes, sans aucune forma- tion politique, mais bouillant de l'ardeur du néophyte, se sont trouvés rapidement englués dans les méandres et les subtilités de la vie du parti radical, auxquels ils n'ont rien compris et qu'ils ont d'ailleurs refusés en bloc. D'où leur dégoût, leur inertie à l'intérieur du parti et leur inca- pacité à soutenir Mendès dans la réorganisation d'un parti dont ils ne voulaient pas. Ils n'étaient pas venus pour ça et ils n'avaient qu'une idée, c'était sortir de là pour créer une nouvelle formation avec Mendès à sa tête. D'où aussi la fascination qu'ont exercé sur eux la naissance et le développement du P.S.A. De leur passage au parti radical ils ont tiré des conclusions simplistes qui sont celles-ci : il faut être nombreux, il faut être organisés, il faut être disciplinés. Le P.S.A., organisé et discipliné, pouvait devenir un grand parti s'ils y venaient entendez par là un parti à nombreux adhérents. Le problème qu'ils ont donc tous traité au congrès'a été celui-ci: « pouvons-nous par notre adhésion au P.S.A. en faire un grand parti? c'est-à-dire n'y a-t-il pas opposition irréductible entre notre clientèle et celle du P.S.A.? » D'où de savantes études plus ou moins sociolo. giques qui ont démontré que l'union du P.S.A. et des mendésistes assurait la possibilité d'avoir prise sur toutes les classe moyennes, avec deux franges extrêmement intéressantes : d'un côté ce qu'on appelle maintenant les « technocrates » (y compris les grands fonc- 113 tionnaires) et de l'autre côté une minorité, certes, d'ouvriers, mais de ceux que l'on considère coinme les plus évolués et les plus dynainiques. Ce qui laisse espérer que l'on pourrait récupérer à plus ou moins longue échéance ce million d'électeurs communistes qui s'est déplacé lors de la venue au pouvoir de de Gaulle. Cette démonstration faite, ce ne sont pas les quelques interven- tions opposées à cette fusion qui ont pu renverser le cours des choses. En effet, à deux exceptions près, elles avouaient en toute candeur des préoccupations personnelles étonnantes : « mais si j'adhère au P.S.A. je ne serai jamais élu. Vous jugez de haut ici à Paris, sans tenir compte des situations particulières ». Le congrès, passant outre aux situations personnelles, a donc voté la fusion à une majorité écrasante. Mais maintenant qu'il est en route, ce grand parti, la question « pour faire quoi ? » se pose quand même avec urgence. La réponse nous est donnée dans l'intervention finale de Mendès-France à ce congrès, intervention dont l'Express a donné de très larges extraits. La signification de cette réponse est analysée dans la note publiée plus loin. Constatons simplement qu'elle revient à convier les niilitants à faire la « Révolution » pour établir une Vie Répu- blique.. sæur jumelle de la IVe ! Mendès-France et le nouveau réformisme se « Mendes-France est-il socialiste ? demande gravement Tribune du Peuple du 10 octobre. C'est la question que se sont posé et se posent beaucoup de gens, et en premier lieu les militants du P.S.A. et de l’U.G S. Sans doute un certain nombre y a déjà répondu négativement. Il est clair, en effet, que les explications qu'il a fournies de son adhésion au P.S.A., l'orientation qu'il a tracée dans son discours au congrès du C.A.D. (1), ne contiennent pas la moindre parcelle de socialisine. Pierre Naville lui-même est bien obligé de le constater, dans un article de cette même Tribune du Peuple, où, après avoir montré que Mendès-France ne va pas au-delà d'une sorte de dirigisme économique, reste sur le terrain du capitalisme, il conclut cependant de manière surprenante : <... les récentes prises de position de Mendès-France nous amènent enfin (! !) à débatttre des problèmes essentiels de l'orientation du mouvement socialiste. Que cela nous conduise à forger un parti unique, ou que nous poursuivions une action concertée dans une solide Union, l'essentiel resto que le dégel des forces socialistes s'accentue, et qu'il ne peut mener qu'à leur renaissance ». Mais laissons Naville à ses inconséquences ; les militants de l’U.G.S. devraient y trouver matière à réflexion. Pour nous, l'adhésion de Mendès-France au P.S.A. est indiscu. tablement celle d'un bourgeois libéral à certaines méthodes du capi- talisme d'Etat. Planification pour accroître la production, extension des nationalisations. « C'est l'Etat démocratique lui-même qui doit définir les objectifs, les moyens de parvenir aux objectifs, et qui doit contrôler l'exécution des décisions ». < Création et formation d'une élite ouvrière apte à jouer un rôle partout où se décident (1) Publié dans « L'Express » du 1-10-59 : « Les raisons d'un choix ». 114 mesures ne l'orientation économique et l'investissement, où se fait la planifi- cation et où s'exerce le contrôle ». « Formation de cadres nou- veaux » (2). Encore imprécises, ce sont les grandes lignes d'un programme de réforme du capitalisme français. Par la planification et la natio- nalisation, alléger le poids des groupes privés sur l'orientation de l'économie, fixer des objectifs de production et les atteindre, réorga- niser le circuit commercial. S'assurer, pour ce faire, la collaboration de la classe ouvrière, à la fois par une « meilleure répartition des richesses », liée à l'accroissement de la production, et par l'association de son élite (les dirigeants politiques et syndicaux) à l'orientation économique. Bien entendu, de telles modifieraient pas d'un millième la substance même du régime hourgeois. Ce prétendu socia- lisme, s'il entend transformer dans des cas extrêmes la forme juridique de la propriété, par la nationalisation, ignore l'exploitation et ne se propose d'apporter aucun changement aux rapports de production cux-mêmes, c'est-à-dire aux rapports entre les classes dans le processus productif. Dans le système politique et social « profondément transformé » qu'envisage l'ancien Président, la bour- geoisie et la haute bureaucratie de l'Etat, renforcées des « élites ouvrières », dirigeraient la production comme par le passé, au niveau de l'entreprise et au niveau de l'économie nationale, décideraient des investissements, de la répartition des produits, et par là même, objectivement, du niveau de vie des travailleurs ; ceux-ci exécute- raient, comme par le passé, les ordres reçus, seraient toujours dans le même rapport de dépendance vis-à-vis des chefs de la production (patrons ou bureaucrates) et de la production elle-même, dont l'a. gestion leur échapperait totalement. Leur condition de prolétaires resterait inchangée. Mais si les solutions de Mendès-France n'ont rien à voir avec le socialisme, son adhésion au P.S A. tend en un sens à créer une situation nouvelle dans la classe ouvrière française. En effet, si elle vise tout d'abord à accélérer le regroupement des appositions au Gouvernement sous la bannière d'un candidat sérieux à la succession, au-delà elle rejoint les efforts faits de divers côtés pour constituer en France ce mouvement réformiste dont toute démocratie moderne semble avoir besoin. Le regroupement des oppositions trouve sa raison d'être dans la situation présente. Cette situation est de toute évidence « anor- male » et ne saurait se prolonger indéfiniment. La séparation entre le Gouvernement et les travailleurs est totale ; plus même, l'espèce de communication que les institutions démocratiques modernes sont censées établir entre l'Etat et la population n'existe plus dans les institutions de la Ve République. Or, ce « blocage » est dangereux pour la société bourgeoise à un double titre : il empêche de canaliser le mécontentement et, ayant supprimé toute soupape de sûreté, tend à accumuler les tensions sociales ; il accentue l'attitude négative des ouvriers face à la production et aux institutions politiques. Le vide entre les pouvoirs publics et la population, le personnel qui entoure de Gaulle est incapabe de le combler. A sa droite coinme dirait L'Express il y a les colonels, les activistes, les colons et les politiciens les plus obtus, derrière lui la masse amorphe do l'U.N.R., à sa gauche... Gaillard; Mollet ? Ce n'est pas sérieux ! C'est à la gauche de prendre la relève, dit Mendès-France. Et (2) Mendès-France. Discours cité. 115 c'est un discours d'homme d'Etat qu'a prononcé l'ancien gouvernant de la IV. en rejoignant le P.S.A. (3). Certes, le rassemblement de la gauche, la lutte politique, la succession du régime, sont ses buts immédiats. Il n'en reste pas moins qu'en adhérant aux « socialistes autonomes » et non en fondant son propre mouvement il renforce les éléments qui, dans ce parti et hors de ce parti, rêvent depuis longtemps d'un mouvement réformiste solidement implanté dans la classe ouvrière : bureaucrates planificateurs en puissance de l'appareil F.0. et C:F.T.C., de l’UGS et du PSA, progressistes qui regardent avec envie les chiffres de production des régimes staliniens, mais « répugnent aux méthodes », « honnes seulement pour des pays arriérés ». Tous ceux, en somme et ils sont nombreux au P.C. lui-même -- qui, regrettant amère- ment' les liens de celui-ci avec Moscou, souhaitent qu'un nouveau parti réformiste, libre de toute attache avec l'URSS, de tout dogma- jisine stalinien, puisse jouer en France le rôle réformateur que le parti de 'Thorez ne pourra, par sa nature même, jamais assumer (4). Que ce soit pour ses objectifs immédiats ou à long terme un parti réformiste aura besoin de l'appui de la classe ouvrière. Dès mainte- nant, s'il veut avoir un certain poids, il doit conquérir l'adhésion d'importants secteurs ouvriers. Sur ce terrain, il rencontrera inévitablement celui qui est déjà en place : le P.C. Or, ce n'est pas seulement au poids de la tradition, au fait que le P.C. dispose d'un appareil politique et syndical parfaitement rodé que le parti réformiste va se. heurter. C'est à quelque chose de plus profond. En effet, ce qui motive - l'adhésion d'une partie de la classe ouvrière au P.C. n'est pas que la tradition ou la propagande autour de l'URSS. Pour bon nombre d'ouvriers qui le suivent, l'élément fondamental de leur attachement est la position de ce parti dans la société bourgeoise en France. Le P.C. leur apparaît avant tout comine une force d'opposition à la classe dirigeante et, dans l'entreprise, au patron. Dans ce sens, leur attachement se fonde essentiellement sur leur refus de s'intégrer à l'entreprise capitaliste, sur une attitude de non collaboration vis- à-vis de la production et des structures capitalistes. Dans une situation où l'expansion de l'économie est conditionnée par l'augmentation de la productivité, ce refus ne risque pas de s'atténuer. Toute tentative de pousser sérieusement, au niveau de l'entreprise et au niveau national, une politique de collaboration des classes, se heurterait inévitablernent à une telle attitude, qui, sans traduire une conscience révolutionnaire, n'en exprime pas moins une « sagesse » ouvrière, purement défensive : profiter de toute concession, mais refus de collaborer, et encore plus d' « y croire ». Or, les secteurs ouvriers qui suivent le P.C. sont parfaitement capables de comprendre, dès maintenant, la signification du pro- gramme qu’annoncent Mendès-France et les ex-ministres S.F.1.0. fraîchement « démollétisés ». Ce n'est certes pas un tel emplâtre qui les décidera à changer d'organisation ! Premier écueil de taille pour l'implantation d'une organisation réformiste dans la classe ouvrière. (3) Voir dans « Socialisme ou Barbarie », 11° 15-16, l'article de P. Chaulieu : « Mendès-France, velléités d'indépendance et tentative de rafistolage ». (4) Voir dans « Socialisme ou Barbarie », n° 26 : « Objectifs et contradictions du P.C.F. ». 116 D'un autre côté, le passage d'ex-députés S.F.1.0. et de mendés- sistes de tout poil au P.S.A. risque d'avoir des répercussions négatives dans le milieu même où : s'étaient développés jusqu'à présent les efforts confus ou pas de reconstruction d'un mouvement socia: liste et révolutionnaire. Le courant d'adhésions dont avaient bénéfició le P.S.A. et l'U.G.S. était formé en partie d'anciens militants et de jeunes qui cherchaient à construire tout autre chose qu’un parti de type travailliste, Le parlementarisme, les compromissions avec la bourgeoisie, la Hongrie, la guerre d'Algérie, l'orientation des centrales syndicales, leur propre expérience dans des organisations bureau- cratisées, dominées par les leaders, avaient poussé des militants de la S.F.I.O. et du P.C. à rompre et à rejoindre des jeunes organisations où ils pensaient trouver une théorie et une pratique socialistes et révolutionnaires.' Des employés, des étudiants, des jeunes ouvriers, y avaient adhéré dans le même esprit. Quel qu'ait pu être le degré de confusion créé par l'appareil U.G.S. et P.S.A., l'inévitable déformation subie dans des organisations dont l'activité a été jusqu'ici principalement centrée sur les campa- gnes électorales, ces militants et ces jeunes ne peuvent pas accepter purement et simplement l'orientation réformiste et le visage classi- quement social-démocrate que le nouveau mouvement est en train de prendre. En revanche, la masse des éléments intellectuels et petit-bourgeois dont la tendance au réformisme, à la paix sociale et à l'efficacité à court terme est naturelle dans des périodes de relative stabilité sociale, va se trouver satisfaite. Il s'agit aussi bien d'adhérents actuels du PS.A. et de l'U.G.S. que d'une bonne partie de membres, ou d'ex-membres du P.C., de sympathisants et d'inorganisés. Il s'agit essentiellement de cette masse de lecteurs de journaux de gauche qui, si elle s'oppose aux injustices les plus criantes, aux crimes les plus féroces de la société bourgeoise, en accepte quand même les fonde- ments et en subit l'influence. C'est la masse des éléments pseudo- politisés qui voient dans la hausse du niveau de vie le signe que le socialisme s'approche, qui identifient l'industrialisation planifiée et la société socialiste, la paix et la conférence au sommet, la classe ouvrière et lès dirigeants syndicaux. Au-delà, il reste encore la grande masse des salariés qu'on qualifie d'indifférents, des millions de travailleurs qui ne militent pas, mais qui subissent comme les autres le poids de l'exploitation, qui votent généralement à gauche, souvent P.C., exceptionnellement de Gaulle, qui réagissent parfois, dans des périodes de violente tension sociale, et bouleversent alors par leur poids la face du pays. C'est à eux aussi que prétend s'adresser le nouveau parti réformiste. Mais qu'a-t-il à leur proposer ? La planification et la nationalisation ils s'en fichent, quand ils ne s'en méfient pas, à juste titre. Il pourrait à la rigueur recueillir une partie de leurs voix dans une consultation électorale, mais leur participation active un parti, quel qu'il soit, ne l'obtiendra pas si leurs intérêts quotidiens ne sont pas en cause. S'adressant à son public de gauche, Mendès-France l'a mis en garde contre l'illusion d'une lutte uniquement électorale et a évoqué la nécessité d'une « pulsation » populaire. Mais une telle « pulsa- tion », c'est-à-dire un mouvement des masses, ne peut pas se déve- lopper sur les objectifs que lui et ses amis proposent. Quel que soit l'accident qui déclenche le mouvement, c'est pour leurs propres intérêts que les travailleurs se mobilisent. Et le rôle des réforinistes est alors non de dégager le fond réel de cette « pulsation » dirait 'Mendès mais de l'obscurcir, de détourner les masses de leurs propres intérêts. C'est ce qui s'est passé en 1936. Mais le inouveinent gréviste de 1936 a été tellement falsifié par les staliniens et les réformistes qu'il est devenu un exemple glorieux die mesures bénéfiques pour les travailleurs prises par les partis unis au d'une « pulsation » pacifique : une espèce de crise de bons sentiments commc cours 117 on de toute la société française, sauf quelques traitres, les deux cents familles et autres cagoulards. Que Mendès-France ľui-même soit victime ou non de cette image d'Epinal cn souhaitant un mouvement populaire qui emporterait le régime, il est certain que son parti d'ex-parlementaires déçus ne mobilisera pas la masse dite des indifférents pour construire une démocratie dirigée. Si la cohorte informe du P.S.A. se retrouve dans le même parti avec l'ancienne U.G.S., pourra alors parler enfin de gauche retrouvée, mais cc sera, avec son lourd passé, sa confusion idéologique, ses audaces verbales et ses dérobades pratiques, pour expliquer à la bourgeoisie les vertus d'un capitalisme « à la page » et pour essayer d’en persuader la classe ouvrière. Quant aux jeunes travailleurs et aux militants qui auront gardé une conscience claire des objectifs pour lesquels ils avaient adhéré à ces organisations, il ne leur restera plus le moindre espoir de les voir défendus par le nouveau parti. Dès maintenant, ils doivent prendre conscience du fossé qui sépare la réforme sociale de la révolution, l'aménagement de l'exploi- tation de sa suppression. Dès maintenant, ils peuvent nous aider à construire l'organisation révolutionnaire qui luttera pour le pouvoir et la gestion des travailleurs. R. MAILLE 118 CORRESPONDANCE A PROPOS DE « POUVOIR OUVRIER » Nous avons reçu à propos du supplément mensuel ronéoty pé de la Revue, Pouvoir Ouvrier (12 numéros parus à ce jour) la lettre ci-dessous dont le contenu nous parait justifier la reproduction intégrale, malgré sa longueur. Nous excusons auprès de autres correspondants de devoir, de ce fait, ajourner à notre prochain numéro, la publication de leurs lettres. nous nos une A mon avis, l'importance de « Pouvoir Ouvrier » dans la période actuelle réside dans le fait qu'il doit être considéré comme tentative pour aider la classe ouvrière à reprendre l'initiative dans sa lutte permanente contre l'exploitation capitaliste, au lieu de déléguer ses pouvoirs à des formations qui lui sont étrangères et qui l'utilisent pour leurs propres fins. "Les actions des dernières années prouvent la volonté des travail- leurs d'imposer leurs revendications et leurs méthodes dans les luttes; mais elles prouvent aussi leur échec faute d'un outil approprié pour coordonner leurs luttes, unifier leurs revendications et imposer leurs décisions. Cet outil, la classe ouvrière ne le forgera pas spontanément, c'est le rôle des militants révolutionnaires de l'y aider. Si « Pouvoir Ouvrier » répond à une nécessité dans des circons- tances données, il est important de connaître ce qu'il y a de carac- léristique dans la période actuelle pour que se dégagent pratiquement les formes d'organisation et de lutte dans ces circonstances. A mon avis, ce qui caractérise la période actuelle c'est les rapports qui se sont établis au sein inême de la production entre dirigeants et exécutants depuis un quart de siècle, ces rapports étant le résultat de la division à l'infini du travail. La division du travail existait déjà dans les sociétés pré-capita- listes, marchandes ou primitives. L'apparition des manufactures accentue cette division, mais celle-ci n'est pas encore très complexe. Le directeur de la manufacture n'est pas seulement un directeur administratif, c'est généralement un homme qui connaît le travail d'un bout à l'autre et ses contremaîtres sont formés à la même école; l'unité du travail se réalise dans la tête de quelques hommes inter- changeables et de ce fait les problèmes inhérents à la division du travail sont résolus assez simplement. Ce qui n'empêche pas que les problèmes relatifs à l'exploitation se posent avec acuité. Dans la société moderne, ces derniers se posent peut-être plus impérieusement du fait de l'augmentation du taux d'exploitation, mais sensiblement dans les mêmes termes qu'avant. En revanche, la division du travail s'est non seulement accrue à l'infini dans la production, mais elle s'est imposée à son tour dans les tâches de direction. Au point qu'il n'y a plus aujourd'hui un directeur capable de prendre des décisions pour résoudre, plus ou moins heureusement peut-être mais résoudre tout de même, les problèmes pratiques. Mais un homme irresponsable (du point de vue technique), pour lequel les problèmes se posent sous forme de conflits entre différents services, qu'il ne peut résoudre, arbitrairement en général, qu'après discussion au sein d'un conseil d'administration fórmé en majorité d'actionnaires incompétents, sensibles uniquement aux : questions de chiffres. 119 Cette division se reproduit ensuite au sein de chaque service. Jusqu'à la dernière guerre, on admettait de placer comme chefs d'atelier des anciens compagnons, connaissant par expérience les différentes phases de la production dans leur atelier, et même dans les ateliers voisins. Ces hommes jouaient encore dans la grando industrie le rôle joué par les directeurs dans les manufactures. Ils étaient responsables de la production de leur atelier et s'opposaient à l'organisation formelle de l'entreprise quand les besoins l'exigeaient. Ils cumulaient des fonctions administratives et techniques et impo- saient généralement leurs décisions aux bureaux administratifs et aux bureaux des méthodes. Si le titre subsiste, ce genre d'individus tend à disparaître aujourd'hui et a déjà complètement disparu de la grande entreprise moderne. Le chef d'atelier est aujourd'hui un homme qui sort des grandes écoles et qui est choisi pour ses qualités d'administrateur et quel. quefois pour ses connaissances en < relations sociales » (on range sous ce vocable les hypnotiseurs capables de faire avaler les « plus grosses couleuvres » ; ils sont très appréciés des directions recher- chant la paix sociale à bon compte). N'importe comment ses fonctions sont purement coercitives. Quant à ces hommes-tampons que l'on nomme chefs d'équipe ou contremaîtres, tous ceux qui travaillent dans les grandes entreprises savent qu'ils sont choisis pour leur souplesse de l'échine, et quand par hasard il s'en trouve un qui veut conserver quelque dignité dans l'exercice de son travail, il s'en tire en favorisant l'organisation informelle de l'entreprise,- ce que nous appelons plus communément le « démerdage ». Quant aux problèmes techniques, ils sont du ressort du bureau dès méthodes. Mais celui-ci n'apparaît à l'ouvrier que sous les traits impersonnels des services d'acheminement qui apportent les pièces brutes, dessin réduit à sa plus simple expression : l'opération à exécuter, et bon de travail. Arrivé à ce stade, l'ouvrier n'a plus qu'à travailler, il n'a pas vue d'ensemble du travail en tant que travailleur isolé (ni personne autour de lui). Il lui est donc difficile de juger du bien fondé de l'opération qu'il exécute, excepté dans les ateliers d'outil- lage. Ses attaques au sujet de l'inadaptation de l'outillage prévu dépassent rarement la forme de la « rouspétance » ; il lui faudrait, renuer ciel et terre pour faire admettre une modification justifiée. Mais là où il ne peut abandonner la lutte, car sa paye et sa santé en dépendent, c'est sur le temps alloué. Nous avons vu pourquoi étaient choisis les chefs d'équipe ; professionnellement, ils ont en général une expérience inférieure à celle de l'ouvrier, et ils n'ont aucune possibilité de faire modifier les temps alloués, excepté dańs certains cas, à l'outillage. L'ouvrier, ne pouvant pas compter sur eux, doit s'adresser ailleurs. Pour les temps alloués, allons donc voir le chrono, ce qui paraît assez normal. Mais là aussi le travail est divisé et le chrono n'est responsable ni des tolérances demandées par le bureau de dessin ni des exigences des contrôleurs. À côté de l'imposant appareil administratif et coercitif de l'usine, toute l'organisation technique se réduit, au niveau de la production, à ce composé binaire : .chronométreur-contrôleur, qui s'évanouit devant l'ouvrier. Le premier, en réponse à une demande de rallonge de temps, dit : « Tu n'as pas besoin de fignoler comme cela, c'est bien hon pour ce que c'est faire », et quand l'ouvrier livre les pièces, le second dit : « Il y a deux triangles sur lc.'dessin, je ne veux pas de rayures, le chrono doit donner le teinps nécessaire ». Mais l'ouvrier subit encore les contre-coups de la division du travail à l'intérieur du « contrôle ». Quand au début d'une série il fait contrôler. une pièce pour vérifier le réglage de la machine, le une 120 contròleur préposé à la pièce-type fait souvent cette réponse pleine d'humour : « Pour une pièce de série elle serait bonne, mais pour une pièce-type fais-en une mieux », et le contrôleur qui vérifie la série renvoie les pièces en disant : « elles sont moins bien que la pièce-type, retouche-les » (1). Présenté de cette façon, nous pourrions croire à une histoire de fous, mais ce n'est pas un artifice de présentation, c'est cette histoire de fous que l'ouvrier vit, ou du moins vivrait à longueur d'années s'il n'y avait pas le « démerdage », par nécessité pour lui et pour le plus grand bien de l'entreprise, Tous les ouvriers savent ces choses, mais du fait même de la division du travail, ils ne voient le résultat des petites combines que dans un secteur restreint de la production, et simplement comme un moyen d'adoucissement des conditions d'exploitation. Très rares sont ceux qui reconnaissent' un caractère universel à cette organisation parallèle de la production dans l'usine. Il est pourtant impression- nant de voir le nombre de décisions importantes qui sont prises par l'ouvrier contre l'organisation officielle de l'usine. Si j'ai insisté un peu longuement sur ce que je considère être le trait caractéristique de l'organisation de l'usine moderne, c'est parce que je pense que c'est cela que le journal ouvrier doit traduire dans ses lignes. Politiser le journal ouvrier, si ce n'est pas traiter de la dégéné- rescence de la révolution russe ou de la participation au Marché Commun, comme l'a démontré D. Mothé (2), nous voyons maintenant ce que ce doit être : la relation de faits vécus, non pour photographier le « milieu ouvrier », mais pour dégager le caractère universel de la participation active de la classe ouvrière à la production. Mais la question qui se pose maintenant est de savoir pourquoi nous pouvons considérer que le fait de montrer que le débrouillage généralisé est une véritable organisation parallèle à l'organisation officielle de l'entreprise est une politisation du journal ouvrier. J'ai dit plus haut que c'est cette histoire de fous que l'ouvrier vivrait à longueur d’années s'il n'y avait pas le « démerdage ». En effet, pour l'ouvrier, ce ne peut être autre chose. Lorsqu'il se trouve devant un travail à exécuter où sont imposées des conditions incom- patibles, il peut soumettre le problème à une autorité supérieure. En adınettant qu'il s'agisse d'un jeune chef qui veuille faire du zèle, il ira discuter l'affaire dans les bureaux des méthodes ; cela, il pourra le faire deux ou trois fois, mais on lui fera vite comprendre qu'il est un empêcheur de danser en rond et que s'il veut faire des ennuis, on peut lui en faire aussi, il devra plier ou sauter, Le débrouillage, pour lui, est simple ; il dira à l'ouvrier : les autres le font bien, si tu ne peux pas y arriver, cherche-toi un autre emploi. Mais l'ouvrier est dans la situation de Charlie Chaplin dans « Le Dictateur »: quand il doit désamorcer la bombe, il n'y a personne derrière lui à qui transmettre l'ordre, il doit le faire lui-même. C'est pourquoi beaucoup de décisions sont prises en fait par l'ouvrier, non seulement en dehors de l'organisation officielle mais contre elle. Les petites combines sont souvent connues du chef d'équipe, qui ferme les yeux, mais le jour où il y a un ennui (les décisions prises par l'ouvrier, si elles résolvent le problème immédiat créent quelquefois un autre problème à un stade plus avance de l'usinage ou au mon- tage, car il n'a pas une connaissance générale du problème à résoudre) l'ouvrier est le seul responsable devant la direction. Pour l'individu isolé, il ne s'agit que d'un débrouillage, qui lui est d'ailleurs imposé, nous l'avons vu, par l'organisation du travail dans l'entreprise. Ce débrouillage fait partie de l'exercice même du (1) Ces réflexions, textuelles, sont loin d'être exceptionnelles ; elles dénotent au contraire un état d'esprit général. (2) V. « Socialisme ou Barbarie », n° 17, p. 29. 121 tel que métier, et tout en sachant que le copain à côté de lui agit de la même façon et que cela se répète dans toutes les branches de la production, il n'en tire pas la conclusion que c'est grâce à ces initia- tives ouvrières, non seulement imprévues mais encore interdites et en fin de compte niées par la directioni, que le produit peut être livré. Et il ne peut itirer cette conclusion du fait même de la division du travail, car il résoud un problème qui est une infime partie du produit fini, lequel représente à ses yeux le résultat concret d'une décision supérieure et il ne peut admettre qu'il soit seulement le résultat d'une suite de hasards. De là naît un complexe d'infériorité de l'ouvrier devant le rôle technique de la direction de l'usine, qui subsiste même quand il la critique. Un journal ouvrier ne peut donc pas naître spontanément, mais seulement du travail d'un groupe de militants politiques le considé- rant non comme un hut en soi mais comme une forme de travail politique. Ce qui ne veut pas dire que n'importe quel groupe de militants politiques puisse promouvoir un journal ouvrier, du moins le définit. D. "Mothé dans l'article sur le journal ouvrier (S. ou B., n° 17), car, en le faisant, on reconnaît implicitement l'absolue nécessité de l'initiative ouvrière dans la lutte de classe. Toutes les organisations, politiques ou syndicales, d'extrême- droite, du centre ou d'extrême-gauche, qu'elles utilisent le mécon- tentement en vue de faire pression sur les autorités ou qu'elles recherchent simplement des électeurs, cherchent à s'attirer la clien- tèle ouvrière. Mais seule l'organisation révolutionnaire, par définition même, peut laisser l'initiative ouvrière se développer à travers sa lutte permanente contre l'exploitation. Et de plus, elle doit la favoriser sous peine de se nier comme organisation révolutionnaire. Non seulement les partis et syndicats traditionnels ne peuvent promouvoir un journal ouvrier sans mettre en danger leurs privilèges de bureaucraties dirigeantes, mais ils ne peuvent même pas imaginer un tel journal, car leur conception de l'organisation est le reflet de l'organisation capitaliste de la société, c'est-à-dire de la division du travail entre dirigeants et exécutants" (3). Et pour eux, écrire un journal est du ressort des dirigeants. C'est pourquoi je considère le lancement d'un journal ouvrier comme une expérience très intéressante. C'est une forme d'activité où l'organisation révolutionnaire .se différencie pratiquement des organisations staliniennes, réformistes ou même chrétiennes. En lançant un journal de ce genre, un groupe de militants poli- tiques fait un travail politique, car si en multipliant les exemples d'initiatives ouvrières dans la lutte contre l'exploitation ils détruisent les illusions, entretenues par les bureaucraties syndicales que c'est grâce à elles que des victoires (?) sont remportées, en multipliant los exemples d'initiative's ouvrières dans la production ils prouvent non seulement le caractère, universel de la participation "ouvrière à cette production, mais aussi que ce que fait l'ouvrier est impor- tant (4). Toute l'organisation capitaliste de la production tendant à réduire le rôle des ouvriers à celui de simples exécutants et les syndicats acceptant cette interprétation, aider à la détruire c'est faire un travail politique. De plus, en détruisant par des exemples répétés le mythe de l'organisation rationnelle de la production capitaliste, en montrant que lorsque l'appareil de direction prend une décision c'est au hasard et qu'il y avait une quantité d'autres décisions, ni meilleures ni plus mauvaises, on aide l'ouvrier à se débarrasser du complexe d'infé- riorité devant l'organisation technique d'une part, et d'autre part (3) V. « Prolétariat et organisation », « S. ou B. », n° 27, p. 68. (4) V. dang*::Pouvoir Ouvrier », n° 5, Particle : *Ce: qui est important » 122 LLLLLL on prouve théoriquement que les producteurs peuvent gérer la production, non seulement aussi bien mais en fait beaucoup mieux qu’une direction séparée d'eux, en attendant qu'ils puissent le prouver pratiqueinent par la prise du pouvoir. Lorsque les ouvriers admettront profondément que ce qu'ils font est important, le problème de la participation au journal ouvrier sera à moitié résolu. Dans l'article de « P.O. » : « Pourquoi les ouvriers n'écrivent-ils pas », la question de la formation scolaire (ou plutôt de la non-formation) est bien traitée, mais c'est incom- plet. Car si l'on s'arrète là, tout le temps que l'éducation reste entre les mains des classes dirigeantes les ouvriers ne pourront pas s'expri- mer et il faudrait attendre que l'éducation socialiste soit un fail pour lancer un journal ouvrier. Or, la formation de l'individu se fait non seulement à l'école, mais dans la société. en général, dans les organisations de jeunesse, au cinéma, dans l'armée ou mêine å l'église, mais surtout à l'atelier et au bureau, car c'est là que nous passons les trois-quarts de notre vie active. Mais cette formation ne se fait pas seulement par ces organismes, mais aussi contre eux, dans la lutte que les exploités: doivent toujours développer pour défendre leurs conditions d'existence, leur dignité ou leur idéal. L'initiative que les exécutants ne peuvent développer dans le pro- cessus de production, ils la développent dans leurs luttes' contre l'exploitation. C'est pourquoi la lacune de la formation scolaire n'arrètera pas leur participation au journal le jour où ils admettront que leur expérience personnelle est importante et utile à leur lutte. Mais depuis plusieurs décades, les mouvements de masse qui auraient dù permettre aux travailleurs de se former en luttant contre les organes du pouvoir de la bourgeoisie, agissent en fait de la même façon qu'eux en disant : « Faites-nous confiance et surtout ne prenez pas d'initiatives, vous êtes ignorants des grands problèmes et par vos interventions intempestives vous prenez des risques inutiles et vous compromettez la solution finale, dont nous seuls pouvons avoir conscience ». Nous savons aujourd'hui où nous ont conduits de telles méthodes. Et je pense qu'il est indispensable de reprendre le travail à la base et que le journal ouvrier est un moyen qui favorise ce travail. Mais je ne dis pas que le journal ouvrier doive être limité à cela ; la plus large publicité doit être faite à l'action ouvrière, aux méthodes de lutte, aux formes d'organisation, à la solidarité effective dans l'action, etc. Je dis simplement que le développement pratique de cette théorie de l'interférence de l'attitude des ouvriers sur la production donnerait plus de force à l'action ouvrière en lui donnant une perspective. En effet, si l'on excepte les grands mouvements comine celui des postiers en 53, où les travailleurs espéraient par leur unité à la base obtenir une action commune des syndicats et améliorer leur niveau de vie, la plupart des mouvements ont un caractère désespéré. Et ceci ressort particulièrement des articles de « Pouvoir Ouvrier ». Far exemple, dans le n° 6, « A la Société Métallurgique de Normandie », ou dans le n° 5, « Solidarité avec un nord-africain », un membre de la direction avait dépassé la limite que les ouvriers pouvaient accepter, rien n'aurait pu empêcher le déclenchement de l'action ouvrière, ni la crainte des représailles ni les calculs sur les chances d'aboutir. C'est le reflexe incontrôlable à une certaine limite, celle-ci étant variable évidemment. Il en est de même pour la revendication économique. L'exploité ne peut accepter, par lassitude, un certain niveau de vie, car l'exploi- teur n'a comme limite à son appétit que la résistance de l'exploité. La revendication est une nécessité impérieuse, combien de fois pouvons-nous entendre : « A quoi bon faire la grèvé, il nous faudrait deux ans pour récupérer la perte de salaire » -« si la vie n'augmen- tait pas » « alors ne la faisons pas » « on ne peut tout de inême pa's se laisser faire sans rien dire !... et puis la vie augmentera 123 ---- quand même ». Il est évident qu'entrer en lutte avec de telles perspectives n'est guère encourageant ; savoir en plus que l'on est sûr de la trahison des syndicats pour terminer, explique assez le inanque d'enthousiasme dans la lutte. Dans les cas du réflexe devant les vexations, de la lutte contre les cadences ou de la revendication économique, la perspective d'une possibilité de dépassement de l'objectif particulier vers quelque chose de plus général, donnerait beaucoup plus de combativité dans la classe ouvrière. Si l'on arrive à montrer que la gestion ouvrière n'esi pas une idée fumeuse, une abstraction, mais une réalité déjà palpable dans l'usine moderne, si l'on prouve que le contrôleur n'est pas indispensable, que l'ouvrier peut très bien éliminer lui-même les pièces qu'il a loupées le jour où ni sa paye ni son amour-propre ne dépendront du nombre de pièces bonnes, si l'on montre que la qualité de la production sera supérieure puisqu'il n'aura pas besoin de « camoufler' » les pièces mortes et que la disparition des chronos ne signifiera pas une réduction de la' production puisque la suppression de la lutte de classe dans la production évitera le gâchis de temps et de matières premières, on facilitera l'élaboration de mots d'ordre plus avancés de la classe ouvrière. Pour lutter, il faut d'abord croire à la possibilité du but que l'on vise. Si le trait le plus caractéristique de la période actuelle est le caractère social de la production, cela ne veut pas dire que ce soit un fait universellement reconnu, bien au contraire. La tendance dans la classe ouvrière à considérer tous ceux qui ne travaillent pas avec leurs mains comme des bons à rien est tout aussi ridicule que la tendance parmi les techniciens à nier la valeur de l'expérience ouvrière. Cette conception est d'ailleurs le reflet parmi les travailleurs de l'atelier ou des bureaux de l'idéologie capitaliste. La bourgeoisie n'étant pas à une contradiction près parle de l'association « capital- travail » et base sa propagande sur la possibilité de la promotion individuelle, car, consciemment ou non, elle a besoin de mystifier la classe ouvrière sur ce point. Il lui serait en effet difficile de recon- naître le caractère social de la production et de multiplier en même temps les échelles de salaires comme elle le fait constamment. Ces considérations n'ont pour but ni de régler le problème du journal ouvrier ni de donner des directives ; je voulais seulement montrer en quoi à mon avis, il doit différer du journal d'opinion.; pour le reste, s'il devient un journal ouvrier réellement vivant, nous ne pouvons lui tracer des cadres pour l'avenir, ou alors il ne deviendrait qu'un journal d'opinion camouflé, c'est-à-dire artificiel en tant que journal ouvrier, et donc sans intérêt. Je n'ai nullement en vue la dissolution de l'organisation poli- tique dans le mouvement de inasses, mais au contraire son renfor- cement par le redressement de ses liens avec la classe. Il ne faut pas dire non plus que refuser de lui imposer une ligne politique bien définie d'avance c'est l'abandonner aux autres orga- nisations, car si la classe ouvrière suivait une organisation réformiste ou stalinienne c'est que la position de Socialisme ou Barbarie sur la possibilité d'un développement de la lutte autonome du prolétariat aurait été fausse, du moins dans l'immédiat, ce que je ne crois pas, et le maintien d'un journal ouvrier artificiel ne changerait rien à la situation. D'autre part, ce qui différencie l'organisation révolutionnaire des organisations réformistes ou bureaucratiques c'est qu'elle n'utilise pas le prolétariat pour ses fins propres, mais au contraire qu'elle en est l'émanation et donc que son existence n'est pas menacée mais renforcée par les initiatives ouvrières. Et bien que j'aie insisté surtout sur le comportement de la classe ouvrière dans la production car c'est le point qui est resté le plus dans l'ombre dans « Pou- voir Ouvrier » le regroupement des forces ouvrières autour d'un journal se fera surtout au travers de la lutte sous toutes ses formes 124 et là encore seule une organisation révolutionnaire peut soutenir complètement les initiatives ouvrières. Dans « Le contenu du socialisme », Chaulieu a démontré que la démocratie en société socialiste consisterait d'abord à poser les problènies en termes compréhensibles pour que les décisions soient prises en connaissance de cause (5). Or, en régime capitaliste, la « démocratie » demande toujours à la population de se prononcer sur des problèmes complexes (et pour cause) ; évidemment le choix se fait passionnément même pour ceux qui le couvrent par des argu- ments. Et l'organisation révolutionnaire est toujours désarmée, car la seule position qu'elle peut prendre est négative ; « laissons la bourgeoisie se débouiller avec ses problèmes » et en dehors d'une période d'agitation elle ne peut donner de directives positives. Beaucoup considèrent cette attitude comme une défaillance, car ils acceptent la division du travail entre dirigeants et exécutants, ne pouvant pas imaginer une autre forme de rapports au sein d'une organisation que les rapports que le capitalisme crée dans ses propres organisations, et se considérant comme exécutants ils attendent des directives de l'organisation. En développant ses rapports avec « Pou- voir Ouvrier » sur une autre base, Socialisme ou Barbarie montrerait pratiquement ce que peuvent être d'autres rapports. La chose n'es! pas simple, et surtout ces rapports ne peuvent être définis d'avance, inais en développant le journal ouvrier les militants politiques ne doivent pas perdre de vue que le but est de. les établir. Le problème n'est pas de savoir si l'organisation révolutionnaire doit développer tout ou une partie de ses positions politiques, si le journal ouvrier doit avoir des positions politiques assez souples ou un caractère plus général, etc. Les positions politiques d'une organisation révolutionnaire ne sont pas le résultat d'un hasard ou d'une idée géniale d’un militant politique, mais le reflet sur le plan des idées et au travers de l'expé- rience historique de la classë" ouvrière, des problèmes que l'organi- sation de la société lui pose à une époque donnée. C'est pourquoi c'est un devoir pour l'organisation politique de développer toutes ses positions politiques dans un journal ouvrier, si elle considère ce journal comme un outil de liaison entre elle et la classe. Le problème qui se pose n'est pas qu'est-ce que l'on peut dire dans ce journal, mais comment on doit le dire. Par « comment », je ne pense pas à la simplification de la rédaction, qui n'est qu'un problème technique : les questions doivent être exprimées clairement, comme partout, mais dans toute leur complexité. Je veux dire qu'elles doivent être traitées dans leurs conséquences au niveau de la produc- tion. C'est de cette façon que l'organisation à son tour pourra profiter de l'expérience ouvrière, car les problèmes intéressant directement les ouvriers ils pourront facilement faire part de leurs initiatives, de leurs suggestions pour les régler, au lieu d'attendre les mots d'ordre des syndicats. : A mon avis, nous pourrions attendre beaucoup d'un journal ouvrier. Il devrait permettre le regroupement d'une avant-garde qui, dans les usines, les bureaux ou chez les fonctionnaires, aurait comme soul souci la lutte contre l'exploitation et une base politique suffi- sante pour que les travailleurs dirigent eux-mèine's leurs luttes au lieu de pousser les syndicats à les défendre et pour qu'ils considèrent une organisation révolutionnaire non comme une chapelle à côté de beaucoup d'autres, mais comme l'organisation de la classe. Je ne discuterai pas de l'opportunité de lancer le journal ouvrier en ce moment puisqu'il existe. Et l'accueil qu'il a reçu « pour » ou « contre » prouve qu'il n'arrive pas par hasard. JEAN DOMINIQUE. (5) « S. ou B. », n° 22, p. 60. 125