SOCIALISME OU BARBARIE Paraît tous les trois mois 16, rue Henri-Bocquillon PARIS-15e Règlements au C.C.P. Paris 11 987-19 Comité de Rédaction : P. CARDAN A. GARROS D. MOTHE Gérant : P. ROUSSEAU 4 F. 12 F. Le numéro Abonnement un an (4 numéros) Abonnement de soutien Abonnement étranger 24 F. 18 F. Os Volumes déjà parus (I, nºs 1-6, 608 pages ; II, nºs 7-12, 464 pages; III, nº 13-18, 472 pages : 5 F. le volume ; IV, n°8 19-24, 1112 pages ; V, nºs 25-30, 760 pages : 7 F. le volume ; VI, nº$ 31-36, 662 p., 10 F.). La collection com- plète des nºs 1 à 36, 4 078 pages : 30 F. Numéros séparés : de 1 à 18, 0,75 F. le numéro : de 19 à 30, 1,50 F. le numéro, de 31 à 36, 2 F. le numéro ; les suivants, 4 F. le numéro. L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure Comment lutter ? (Déc. 57), brochure Les grèves belges (Avril 1961), brochure 1,00 F. 0,50 F. 1,00 F. SOCIALISME OU BARBARIE De Monsieur First à Monsieur Next Les Grands Chefs des relations sociales nous Depuis deux années, trois personnes, chargées de répon- dre aux délégués du personnel se sont succédées à notre direc- tion générale. Ces trois personnages, comme allons le voir et contrairement à ce que l'on pourrait croire sont très diffé- rents les uns des autres aussi bien sur le plan du caractère que sur celui des principes, ce qui ne manque pas ici de soule- ver un point théorique très important, sinon fondamental. En effet, dans l'espace de ces deux années, aucune révolution n'est venue troubler la quiétude de notre usine et de notre société ; pourtant, comme nous le verrons, insensiblement des principes changés se sont glissés incidieusement dans les roua- ges de nos rapports avec la direction. Etant donné que les trois personnes qui se sont succédées représentent toujours — puisqu'il n'y a eu aucune révolution apparente les intérêts immuables et historiques de l'usine, c'est-à-dire du gouverne- ment, donc de la société capitaliste, on pourrait en déduire que ce sont ces intérêts qui ont changé et que l'histoire a pris un autre cours. Mais prétendre que l'histoire est fantai- siste risquerait de choquer des esprits sérieux et dogmatiques ; c'est pourquoi nous ne ferons qu'effleurer le problème en évitant soigneusement de prendre parti. Aussi il faut dire qu'à l'encontre d'une telle thèse il existe une constatation qui pèse de tout son poids de l'autre côté de la balance. C'est que de notre côté, des représentants ouvriers, rien n'a changé et nous savons pertinemment que l'histoire, aussi fantaisiste soit- elle, ne peut rien faire sans nous. Nous sommes restés de granit, immuables avec nos habitudes, notre langage et notre clairvoyance déjà séculaire. - 1 MONSIEUR FIRST Le premier représentant de la direction que j'ai connu et qui nous recevait était un homme de trente-cinq ans envi- ron. Sa tenue vestimentaire aussi bien que sa démarche évo- quait l'équilibre et la pondération. Il marchait à pas égal et s'habillait d'une façon aussi égale, c'est-à-dire impersonnelle. Pas un bouton laissé au hasard d'une fantaisie malfaisante ; ou bien tous étaient rivés à leur boutonnière ou bien tous en étaient libérés. L'homme était impeccable mais il l'était d'au- tant plus lorsqu'il parlait et puisque sa fonction était de par- ler et non de se promener, c'est particulièrement de celle-là que nous traiterons. Il parlait modérément mais si modérément que les phra- ses avaient quelques difficultés à se former. Pourtant le fran- çais employé était aussi rigoureux et précis que celui d'un mathématicien. La métaphore, la parabole, les allusions même en étaient soigneusement bannies comme des artifices inuti- les et dangereux ; les effets oratoires les plus anodins, abso- lument inexistants. Cet homme, il faut lui rendre cet hom- mage, n'était pas un démagogue. Quand chaque mois, comme c'est la coutume, il s'instal- lait à son pupitre pour répondre aux questions d'un aréopage de plus de cent délégués du personnel, nous savions que pen- dant trois heures précises, il ne se départirait pas de son calme et de sa pondération. Nous savions qu'il emploierait tout ce temps à construire ses phrases calmement mais sûrement comme s'il s'agissait de petits cubes d'un jeu de construction. Il y avait, à chaque séance mensuelle environ 45. ques- tions, toujours semblables, posées en bonne et due forme, et que M. First avait eu le loisir d'étudier, puisque suivant le protocole établi, un délai de huit jours est prescrit entre la déposition des questions et leur réponse. Evidemment les trois heures étaient bien insuffisantes pour y répondre, cela indépendamment de la lenteur du lan- gage de M. First, à cause de l'ampleur et de l'importance des questions elles-mêmes. Peu importe : à 17 heures préci- ses, M. First se lèverait et la séance aussitôt de même. La lenteur des phrases du représentant de la direction était directement proportionnelle à leur concision. A peine M. First avait-il terminé la construction de sa phrase définitive, celle qui devait figurer en bonne place dans le compte rendu officiel, que déjà dans la salle plusieurs mains se levaient pour interpeller et surtout manifester un désaccord profond . Le dialogue commençait souvent ainsi. « Nous les travailleurs, ne sommes pas d'accord vous ». Mais d'autres délégués, pour donner plus de vie à ce dialogue, simulaient faussement l'étonnement devant avec une 2 réponse déjà connue puisqu'elle était similaire depuis bien des années. Il y avait ainsi toujours dans la salle celui qui commençait son intervention de la sorte. « Nous les travailleurs, sommes très étonnés d'enten- dre votre réponse ». Mais M. First planait bien au-dessus de l'étonnement ou de la surprise. Pour lui, ces éléments du dialogue ne pouvaient appartenir qu'à un passé révolu ou à un système irrationnel car il avait banni aussi bien de son langage que de ses préoc- cupations toute surprise et ne manifestait dans son comporte- ment aucune émotion de ce genre. Pas de soulèvement de sour- cils intempestif pouvant donner lieu à de multiples interpré- tations, pas de soulèvement d'épaule ou de har: le coeur. First n'aimait pas le mime. Il était là pour répondre ; il répondait. Une fois donc la vague d'indignation, de désaccord et d'étonnement réprobateur passé, le représentant de la direc- tion répondait à la réponse de la réponse. Bien sûr, M. First n'allait pas jusqu'à répéter textuellement ce qu'il avait dit auparavant, il devait innover et donner l'apparence de l'inédit à son langage et c'est cette création qui devenait pénible aussi bien pour lui que pour nous. En effet, que d'embûches et de traquenards devant la création spontanée des phrases et des idées. C'est pourquoi M. First était si prudent. Les mots hâchés, se poussant derrière les uns des autres avec beaucoup de difficulté mais avec une précision et une inattaquable vérité, répondaient aux réponses. Le sujet du dialogue reposait toujours sur l'augmentation des salaires. C'était toujours la première question, mais c'était aussi pratiquement la totalité des autres. On s'accro- chait à ce sujet qui devait être traité pendant les trois heu- res de notre entretien. Comme l'on devait s'y attendre, nous n'influencions aucunement M. First qui d'ailleurs n'était pas payé pour cela mais M. First non plus n'était pas convaincant, même lorsqu'il nous fournissait des chiffres, et Dieu sait si son lan- gage était peu avare d'une telle denrée. Les choses auraient pu se passer ainsi dans l'ennui et dans l'indifférence, où chacun des partis se serait répété jus- qu'à l'heure fatidique avec la monotonie des protocoles ; mais le déroulement presque certain de ce combat prenait un cours différent. Il se passait un phénomène étrange qu'il est nécessaire de décrire. Appelons-le, pour être plus clair, le phénomène passionnel. Le fait que cet homme réponde d'une façon mathéma- tique et si précise, n'apportant aucun élément sentimental et passionnel, provoquait dans la salle un effet inverse. La ratio- nalité de M. First semblait être une sorte de machination 3 ou bien les machiavélique, de l'hostilité bien plus subtile encore qu'un langage qui aurait été intentionnellement blessant. J'irai même jusqu'à dire que M. First nous apparaissait comme un provo- cateur. Alors devant ce mur de rationalité impersonnelle, de chiffres et de preuves, la salle commençait à réagir et à s'échauffer. Comme il était pratiquement impossible de s'en prendre aux paroles invulnérables de M. First, chaque orateur essayait d'en gratter le vernis pour y découvrir tous les stratagèmes cachés. Ainsi plus M. First paraissait imperturbable, plus l'auditoire lui prêtait des intentions qu'il n'avait pas formulées. Et beaucoup d'affirmer : — « Vous semblez dire Monsieur... » : « A vous entendre, on croirait que... » ; ou encore - « Si l'on vous écoutait, on aurait l'impression que... » Il va sans dire que le doute enveloppait toute l'atmo- sphère et que bientôt la suspicion irait s'insinuant dans tous pores des conversations, un peu comme de la vermine. Les orateurs se transformaient en détectives, décalant sous chaque mot l'intention cachée ou le piège. Le dialogue se déroulait ainsi sur deux voies toutes différentes sans rencontre. Il y avait d'une part M. First qui s'accrochait aux mots comme à des bouées de sauvetage, et les ajustait inlassablement les uns aux autres comme des puzzles. M. First ignorait ostensible- ment l'océan des intentions, tellement il était préoccupé par l'assemblage mathématique de ses phrases. Sur l'autre voie, par contre, les orateurs ne prenaient en considération que ce qui n'apparaissait pas et se souciaient fort peu des édifices rhétoriques de leur partenaire. Ils répondaient aux idées et aux désirs qui se camouflaient derrière les constructions de M. First. En agissant ainsi les orateurs s'en prenaient directement à la logique et au mécanisme de M. First. Lui, par contre, refusant de combattre sur un autre terrain répondait toujours imperturbable, sans nuances, refusant d'élever d'un demi-ton sa voix même lorsqu'elle était couverte par le bruit de l'indi- gnation de ses adversaires. Alors un orateur plus téméraire et poussé par la déma- gogie s'indignait : « Monsieur First, parlez plus fort, on ne vous entend pas ! » Il espérait sans doute engager une querelle sur la puis- sance de la voix, mais rien ne pouvait troubler le mécanisme de la logique. M. First répondait qu'il lui était impossible de parler plus fort, sans en expliquer les raisons et en évitant soigneu- sement d'élever la voix pour lui répondre. D'autres avaient la prétention de vouloir enfermer M. First dans ses contradictions comme on enferme un insecte 4 dans une boîte, et ces orateurs commençaient toujours leur intervention par un préambule prometteur. « Monsieur First, ce que vous dites est en complète contradiction avec ce que vous avez affirmé à telle séance en telle occasion ». Mais l'effet oratoire n'allait souvent pas plus loin car M. First savait que ses mots n'avaient pas de faille et il répé- tait textuellement ce qu'il avait dit à la séance en question en dépouillant ses mots de leur interprétation. Ici je n'ai nullement l'intention de juger le débat lui- même, puisque étant ouvrier et délégué du personnel, je me range inconditionnellement derrière les arguments de mes confrères. Mais j'essaie de juger le climat qui, lui, semble être indépendant de la logique des arguments et de la ratio- nalité des idées. Je tente de donner au lecteur une idée de ce phénomène étrange et passionnel qui surgissait dans les débats; bien que j'en rejette évidemment l'entière responsabilité sur le comportement de M. First, il m'est difficile d'en donner l'explication. Pourtant il était évident que le langage de M. First était soigneusement criblé et débarrassé de toutes les scories suscep- tibles de blesser l'advsersaire. Pas un mot explosif ou pervers ne passait ses lèvres. Pas une phrase insidieuse ni hypocri- tement flatteuse. Rien. Rien qu'un langage aussi plat et aride que le désert, un langage sans oasis, sans aspérité pour s'accro- cher, pour faire une halte, pour grappiller, grignoter quelque récréativité ou quelques succulantes plaisanteries. Pas de faux pas non plus, donnant prise au calembour. Pas de mot que l'on puisse prendre à contresens pour le délayer en rigolade générale. M. First n'avait rien qui trahisse un soupçon d'humanité et bien souvent je pensais qu'on pourrait facilement le rem- placer par ces merveilleuses machines électroniques qui, à l'aide de petites cartes perforées, vous donnent en langage clair et concis une réponse à une question quelconque. L'usine a déjà introduit des machines un peu semblables pour le chewing-gum. Il suffit d'y introduire une pièce pour être satisfait. J'imagine aisément une telle invention que l'on pourrait nommer, « le distributeur de réponses » qui serait placée dans chaque atelier. Ainsi aurait-on contribué à la grande entreprise de démocratisation de l'usine et l'ouvrier spécialisé, en revenant des lavabos, pourrait ainsi à loisir met- tre un jeton demandant la diminution de ses cadences. Il recevrait en échange la réponse imperturbable et concise de M. First. Mais dans cette hypothèse, il est probable que de tellen machines ne résisteraient pas à la fureur collective. M. First, lui, y résistait. Parfois j'avais l'impression que M. First était un gros chien bien dressé qui répondait aux questions exactement - 5 comme ceux qui servirent dans les expériences du célèbre docteur Pavlov. Par moments, on avait l'impression que cer- tains rivalisant d'audace s'approchaient de plus en plus du gros chien non plus pour lui poser des questions mais pour lui tirer la queue. Que l'on me pardonne cette image. Mais tout ceci faisait toujours partie de l'expérience pavlovienne, et ce que cherchaient certains c'était non plus la réponse mais l'aboiement. J'entendis ainsi : « Monsieur First, il paraît que vous êtes un ingénieur. Eh bien, laissez-moi vous dire que vous êtes un drôle d'ingénieur ». La banderille était bien placée, avec un accent faubou- rien impeccable et un murmure passa dans la salle comme dans une arène. Nous fîmes silence, attendant la riposte à l'estocade. Mais rien ne vint et M. First, insensible à la tauro- machie, fit simplement remarquer que cet argument ne prou- vait rien et n'apportait rien de positif et de nouveau dans le dialogue. Encouragé par l'audace du banderillero, et pour ne pas être en reste, un autre apostropha M. First lui reprochant un rendez-vous qu'il n'avait pas tenu. La salle lassée cette fois ne réagit pas et la question n'eut peut-être même pas de réponse. Mais nous avions un toréro de marque dans la salle, un tribun de talent comme on n'en trouve guère de nos jours. Il se levait de sa chaise, entreprenait M. First et une sorte de joute commençait, elle aussi prometteuse. Pendant quelques minutes les questions et les réponses se succédaient, et bien que notre torero avait le don de poser des questions embarras- santes, M. First y répondait toujours tant et si bien que le duel se terminait toujours par la lassitude de notre orateur qui finissait par s'asseoir avec une visible tristesse. Son talent allait briser comme des vagues sur cette imperturbable mécanique, les effets oratoires restaient sans réponse et, bien qu'ils emportassent l'approbation de la salle, le manque d'écho enlevait une grande partie de leur saveur. Toute tentative de transformer nos réunions en séances jacobines se soldait par un échec car l'enthousiasme n'était visiblement que d'un seul côté et c'est cet élénient qui déchaî- nait de notre part cette irritation insupportable. Nous connaissions toutes les réponses, nous savions tout ce qui allait se dire et surtout nous savions qu'aucune décision ne serait prise au cours de la réunion, mais nous y attendions certainement un peu d'illusion. Et même cette bribe de simulation de débat nous était enlevée. M. Firul nous volait notre raison d'être, il poussait l'affront jusqu'à ne pas se montrer comme un adversaire mais uniquement comme un mécanisme impersonnel. Le débat ne pouvait plus prendre des dimensions humaines, il restait en deça et cela blessait se 6 les participants jusqu'au fond de leur être. Mais tout cela arrivait ainsi à cause de qui ? A cause de M. First. Tout n'était qu'un stratagème, un défi à notre fonction, une sorte d'humiliation. Puis, un jour, M. First disparut comme il était venu, englouti dans l'appareil de direction et affecté à un autre poste. Il nous quitta aussi impersonnellement qu'il nous était apparu. Peut-être s'était-il usé à nos dialogues, nous voulions bien l'espérer pour croire encore à l'utilité du langage. Mais si M. First partait pour d'autres raisons, alors... MONSIEUR S. Monsieur S. qui le remplaça est très différent comme personnage, les traits de son visage sont fortement marqués et il n'a pas cette face impersonnelle et poupine de M. First. Des rides longitudinales le font ressembler à un héros de western, on croirait un peu Gary Cooper. Mais il n'y a pas que le visage qui évoque ce trait, sa haute stature et sa démar- che décidée lui donnent l'apparence de l'homme d'action. Seules ses grosses lunettes d'écaille rappellent qu'il a exercé pendant longtemps une profession intellectuelle. En effet c'est, dit-on, un ancien gendarme ou quelque chose qui y ressemble. Lors de nos réunions mensuelles, quand M. S. entre dans la grande salle de conférence il va s'asseoir à son poste d'un air si décidé que M. First qui l'a assisté encore pendant quel- ques séances nous apparaît comme plus raffiné et précieux, une sorte d'homme du XVIIIe siècle. M. S., comme un soldat qui monte à l'assaut, va à son pupitre et on comprend tout de suite qu'il aime se battre. Cela va sans dire, ce n'était pas pour nous déplaire. Enfin M. S. serait-il notre mesure permettant d'étalonner nos facultés et notre valeur ? Nous l'espérions et nous atten- dions chez S. un adversaire qui nous revaloriserait nous- mêmes, un ennemi qui accepterait notre combat, en dehors de la logique mécaniste de M. First, dans l'arène des senti- ments et des passions. Les séances sont plus passionnées bien que M. S. réponde de la même façon laconique et impersonnelle que M. First, mais comme le dialogue s'engage, il y entre de plain-pied. Comme son prédécesseur, il a éliminé de son langage les ter- mes apparemment blessants, ceux qui vous colent à votre condition subalterne comme du papier mouche. Ce sont des petites phrases sèches pour commencer, mais qui sont beau- coup plus liées et en rapport avec les interventions des orateurs. Il s'amorce, semble-t-il, un véritable dialogue. Et pourtant, pourtant, le phénomène, oui le même phénomène qu'avec M. First apparaît. L'hostilité, la haine dirais-je, font - 7 sera leur entrée. Les autres et moi-même nous nous mettons à détester M. S. car, il faut le dire, M. S. est plus fort que nous. Ses réponses ont quelque chose de définitif et d'immuable, elles tombent comme des couperets de guillotine et donnent le malaise de l'impuissance. Ainsi quand nous réclamons une augmentation de salaire et que M. S. démontre avec talent qu'il n'y aura pas d'augmentation, le climat devient hostile et pourtant personne n'est dupe, tout le monde connaît la réponse avant qu'elle soit formulée. Mais le fait que M. S. s'obstine à placer soigneusement tous les arguments comme des obstacles irrite la salle. Pourquoi dépenser tant de raffi- nement pour nous dire non, c'est-à-dire aboutir à la même réponse que M. First ? Il est arrivé plusieurs fois qu'un orateur s'écrie : « Mais, M. S., dites-nous non simplement, ce plus clair au lieu de vouloir nous amuser ». Avec M. S. c'est donc la réaction inverse qui se produit et ce qui lui est repro- ché c'est son talent pour dire des choses que l'on connaît d'avance. Cette sorte de plaisir qu'il met à contredire ses interlocuteurs semble une sorte de raffinement perfide. Si l'on en voulait à M. First pour son impersonnalité, on en veut à M. S. pour le plaisir qu'il trouve à refuser nos désirs. On peut penser que ce plaisir est purement intellectuel, et imagi- ner que son sadisme ait une origine plus perverse serait une interprétation absolument gratuite. Si la logique de M. S. est rigoureuse, c'est aussi parce qu'il a la chance de se trouver du bon côté de la table, ce qui donne un sérieux coup de pouce à la logique et au reste d'ailleurs. Il a avec lui les lois logiques du négoce, les lois non moins logiques du prix de revient et de la concurrence, la logique de la production, la logique des lois sociales et bien d'autres encore. Dans ce domaine nous avons de notre côté beaucoup moins de chance ; nos impératifs et nos désirs ne possèdent pas de logique aussi rigoureuse. Quel est le système rationnel pouvant démontrer la néces- sité que les travailleurs doivent gagner plus d'argent tout en travaillant moins de temps ? Enoncée de la sorte d'ailleurs la chose apparaît même choquante o provocatrice. Ni la logi- que, ni la dialectique ne peuvent soutenir efficacement une telle démarche ; et si certains économistes lui ont donné un contenu théorique, il faut dire que c'est avec tellement de nuances et de réserves que ces théories ne servent pas à notre cause. C'est pourquoi le combat entre M. S. et nous reste toujours inégal. Lui bénéficiant des armes redoutables de la rationalité et aussi du pouvoir, tandis que nous sommes dépossédés de tout, excepté de notre volonté. Comme un berger rassemble ses troupeaux, M. S. ramène tous nos arguments aux impératifs intrinsèques de l'entreprise. A force de subir cette épreuve les orateurs finissent par beaucoup 8 se lasser. Toute tentative de diversion est obligatoirement ramenée au problème. Certains d'entre nous font des tenta- tives de sortie sur le régime, d'autres évoquent 1936, les plus hardis vont jusqu'à glorifier par allusion les pays socialistes. Mais M. S. ramène tout au bercail de sa logique et les problè- mes, quand ils sont placés sur cette voie, nous le savons, ne peuvent plus être résolus favorablement pour nous. Ils n'ar- rivent jamais à notre destination. M. S. s'acquitte de sa tâche avec brio, disons même avec zèle. Cette méthode brillante dont il possède la maîtrise pour vous tirer toujours aux problèmes du prix de revient, à celui du coût salarial, de la concurrence internationale et de bien d'autres encore, finit par nous irriter. Comme Pénélope, il retisse devant nous ce que de notre côté nous essayons chaque fois de défaire et toujours nous sommes obligés de refaire en arrière le pas que nous pensions avoir fait définitivement en avant. Les belles envolées lyriques sur la misère des travailleurs sont clouées au livre des comptes. Les tentatives d'universali- sation du problème ; celles de lier notre classe à la grande famille des exploités, celle de survoler les frontières natio- nales et de brasser les grandes questions de l'humanité, pren- nent toutes la même direction du panier des comptes de notre entreprise. Et là, M. S. qui est imbattable arbore le sourire de celui qui fait mouche à chaque coup. Ayant la répartie facile, il sait être humoriste, ne crai- gnant aucune forme de style ; il sait aussi bien par le calem- bour que par l'allusion vous plonger dans le marais des chif- fres, ajoutant ainsi des sortes de fioritures et d'arabesques exaspérantes à son travail. Certains essaient de se venger de ce zèle en voulant opérer de la même façon qu'avec M. First. Par diversion sans doute, aussi peut-être avec le secret espoir de se tailler un succès devant un auditoire favorable, ils tentent de temps à autre d'aller tirer la queue du chien qui habite M. S. Mais ce der- nier est loin d'être insensible à ces taquineries et sa person- nalité d'homme qui triomphe toujours s'accorde assez mal avec l'attitude du gros chien à qui l'on tire la queue. M. S. ne grogne pas, il mord. Et comme il veut triompher sans se départir de son sourire conquérant et crispé, il écrase. « Mais Monsieur, vous ignorez totalement le problème dont vous débattez. Vous feriez mieux de vous renseigner avant de venir ici, ce serait préférable pour vous et aussi pour les autres. » L massacre continue. « C'est très intéressant ce que vous dites, c'est aussi très spirituel. Mais c'est faux. Demandez donc à vos camara- des avant de parler de ces choses. Vous nous faites perdre notre temps. » 9 « Mais, Monsieur, réfléchissez deux minutes à ce que vous venez de dire et vous comprendrez quel tort vous avez de parler d'une telle chose. » Plus le ton monte, plus la tension se fait forte, plus M. S. agit avec superbe et tout d'un coup la séance donne l'allure d’un collège. M. S., paternel, très faussement paternel, distri- bue les punitions et aussi les récompenses mais plus le ton est poli, plus les mots sont atroces et humiliants. Il n'y a plus qu'une mince pellicule de langage conventionnel qui sépare la réalité des phrases et des idées. - M. S. s'adresse alors à la centaine que nous sommes comme à des enfants. Et les ora- teurs, les uns après les autres, ayant reçu les blessures polies et onctueuses se rassoient. Pas un ne quitte la salle, pas un n'ose briser le protocole, et ils restent, même après ces affreu- ses humiliations, vissant sur leur chaise les derniers restes de leur dignité. M. S. s'amuse alors comme un chat avec les souris. Il joue avec certains, donne à d'autres de fausses récompenses. « C'est très intéressant ce que vous nous dites-là, Mon- sieur, c'est en tout cas plus sérieux que ce que nous disait votre camarade tout à l'heure. » Parfois enfin, il punit en agitant la suprême brimade. « Si vous continuez, Monsieur, je crains que vous ne puissiez pas participer aux prochaines séances ». Peut-être parce qu'il a fait un bon repas et qu'il trouve l'auditoire trop calme à son goût, M. S. cherche ses adversai- res pour se battre et aussi sans doute se distraire. « Mais Monsieur, je vous en prie, prenez votre temps, développez votre idée. Elle est très intéressante ». Mais c'est justement à celui qui vient de gaffer que le compliment est adressé. M. S. connaît les divergences et les animosités qui exis- tent au sein même des délégués et il ne manque pas, quand il le désire, d'exploiter la chose. Lorsqu'il veut mordre il sait qu'il peut toujours utiliser les quelques rires qui sont là, dis- ponibles, dans la salle prêts à éclater contre l'un d'entre nous. Combien de haine a-t-il put naître dans l'esprit de tous mes camarades qui se sont fait ainsi publiquement immoler pour rien. Combien peut-être d'insomnies M. S. a-t-il provo- qué chez tous ceux qui ont été obligés de rentrer leur colère parce qu'ils n'avaient pas avec eux la logique des dirigeants mais simplement la volonté de transformer leur condition. Et ce n'est pas le tract de la semaine qui, en stigmatisant M. S., changera quoi que ce soit et pansera les blessures. Sur son terrain M. S. est imbattable, mais comme il possède l'arrogance de toutes les personnes combattives, il ose parfois aborder d'autres problèmes et se risque sur d'autres terrains. Tout cela afin d'amener son ennemi peu à peu dans 10 sans son fief et pour finir par l'immoler sur le grand livre des comptes toujours prêt, grand ouvert pour l'ultime sacrifice. Du dialogue il ne reste que les apparences, la réalité n'est qu'un combat acharné derrière cette façade protocolaire. Le sourire de M. S. n'est ni un signe de bienveillance ni de détente, c'est le rictus de ruse et de victoire, le sourire névro- tique qui présage les traditionnelles maladies de nos cadres. Les apparences mêmes s'effritent et seul le nom du ser- vice peut faire croire qu'il s'agit d'un organisme de relations sociales. Bien que tout critère sentimental dans cette affaire soit aussi superflu que dérisoire et que les lois de la sportivité veulent que ce soit toujours les plus forts qui gagnent, il va dire que l'on aborde ici une contradiction de taille. La direction avait institué un service de relations socia- les pour éviter les heurts et ainsi servir d'amortisseur dans les antagonismes irréductibles et M. First comme M. S. n'avaient fait qu'apporter une note supplémentaire à cet antagonisme. L'un par son impersonnalité, l'autre par sa fougue, chacun avait contribué à apporter un surplus d'hostilité dans les rapports sociaux. A chaque fois un élément aussi étrange qu'insolite appa- raissait inopportunément dans un univers rationnel : la passion Oui, la passion car c'est d'elle qu'il s'agissait toujours. Pour- tant nous avions depuis longtemps franchi avec gloire les frontières du Moyen Age, et voilà notre société industrielle aux prises avec de telles futilités. Serions-nous revenus temps des sorcières ? L'utilité des relations sociales se trouvait mise en cause. Les bureaux tremblaient sur leurs assises. Les fonctionnaires étaient inquiets. Au fond, pourquoi humilier des personnes très convena- hles? Ne suffit-il pas de les faire produire ? L'humiliation n'a pas de valeur marchande, elle est même onéreuse. Bien que ceci ne soit le fruit que de réflections person- nelles, il est probable que des constatations identiques furent faites par nos adversaires et c'est aussi ce qui explique sans aucun doute la raison pour laquelle M. S. disparut à son tour dans la trappe de la direction. Un autre homme apparut, bien différent des deux autres ; c'est Monsieur Last. Vive Monsieur Last. au 1 1 MONSIEUR LAST. Monsieur Last est un homme rempli de sourire, irradiant la bonhomie comme l'uranium les particules alfa, le crâne si dégagé que son visage du menton à la nuque ne représente qu'une figure géométrique : la sphère, symbole d'harmonie s'il en est un. 11 Monsieur Last s'est présenté ainsi à nous, sans pudeur, avec une calvitie toute débonnaire dévoilant par-là la nudité la plus complète de son esprit. Il devenait évident que M. Last ne pouvait rien nous cacher et là aussi il contrastait beaucoup avec M. S. dont l'abondante chevelure ne présageait que ruse de guerre et mystère d'une spiritualité retorse. M. Last a comparu devant nous rond, nu et ouvert comme un livre. Pour commencer la première séance M. Last nous a parlé d'une voix sans assurance, au ton plutôt fade, et là encore il contrastait tellement avec le timbre métallique de son prédé- cesseur. M. Last, c'était évident, ne possédait aucune des qua- lités du bon orateur, et c'est pourquoi il nous a parlé comme un bon père de famille retrouvant ses enfants après une longue absence. Il déclara une chose qui passa inaperçue pour un audi- toire aussi lassé de mots et de politesse. Il nous dit qu'il répondrait à toutes nos questions, qu'il s'efforcerait d'entrete- nir le dialogue et, bien que sachant par avance qu'il lui serait impossible de satisfaire toutes nos demandes, il essaierait de nous en faire comprendre les raisons. Cette introduction laissait sceptique une salle dont l'ob- jectif était ailleurs que de comprendre. En effet nous avions été élus à nos postes pour obtenir des avantages et non pour saisir les raisons cachées qui faisaient obstacle à revendications. Ce fut tout d'abord son ton dépourvu de rigueur qui flottait comme une chose incertaine qui rassura la salle. Quel- ques instants plus tard M. Last se trompa sur un détail impor- tant. L'avait-il fait intentionnellement pour montrer qu'il faisait partie des humains ? Avait-il obéi aux décisions irréfu- tables d'une machine électronique lui imposant l'erreur consciente ? Avait-il suivi les directives d'un calcul opéra- tionnel lui conseillant fortement la chose ? C'est difficile à dire. Mais M. Last qui faisait l'inventaire de nos conquêtes, celles des ouvriers, depuis les dernières années en ajoutait certaines qui étaient encore loin d'être réalisées. Ainsi quand il parla de la retraite à 60 ans que nous avions victorieuse- ment arrachée, il fallut un mouvement unanime de la salle pour lui faire remarquer qu'il se trompait l'autant plus que cette chose figurait non pas au cahier des victoires mais à celui de nos revendications auquel il avait à répondre. Cet homme qui voulait nous faire plus glorieux que nous étions, nous parut étrange. M. Last était-il donc un poète ? En anticipant et en se trompant, consciemment ou non, il contrastait avec ses prédé- cesseurs par la liberté et, disons-le, la fantaisie avec laquelle il nous répondait. nos 12 Il se reprenait, gommait une phrase qu'il venait juste de dire et ainsi l'accumulation de ses erreurs ou maladresses avait quelque chose de bienveillant. Ah, si M. First ou S. s'étaient trompés ils auraient pro- voqué bien des remous dans la salle. Chacun des orateurs qui se succédaient se serait accroché à ces erreurs pour les ronger et les mastiquer pendant une bonne partie de la réunion. Tandis que M. Last, en se trompant, donnait des gages à ses interlocuteurs, il ne se montrait pas comme l'homme du savoir infaillible, mais sous l'aspect bien humble de celui qui se trompe en bavardant familièrement avec nous. Le fait de se montrer vulnérable enlevait déjà une grande partie de l'agressivité. Le phénomène passionnel dont j'ai parlé précédemment ne s'est pas manifesté aux premières séances. Bien sûr, nous avons bien rit lorsque M. Last nous a déclaré que nous avions la retraite à 60 ans au lieu de 65, comme c'est la réalité, mais notre rire n'était pas malveillant, il excusait M. Last. Tout d'un coup le représentant de la direction changeait de place ; il devenait notre obligé. C'est nous qui lui pardon- nions son ignorance. Les rapports s'étaient donc quelque peu inversés et le climat sans aucun doute s'en trouvait détendu. Nous avions devant nous un adversaire vulnérable et bon enfant ; il suffisait d'un pas pour le croire complètement idiot. En lui pardonnant de se tromper nous arrivions insen- siblement à lui pardonner de nous répondre Non, comme ses prédécesseurs, puisque nous savions que c'était la seule réponse qu'il nous donnerait. Mais, au fond de nous-mêmes nous étions rassurés en pensant qu'il se trompait peut-être aussi en nous disant Non. Ce ne fut pourtant que lorsque M. Last aborda de plain- pied les questions épineuses, pour ne pas dire tabou, qu'il se tailla le plus grand succès. Dans la salle l'un de nous parla de la fameuse année 1936 comme cela se fait couramment dans nos milieux. Nous évo- quons 1936 un peu comme les Anglais parlent de Trafalgar ou Waterloo ; heureusement eux ils peuvent varier, ils ont deux victoires à évoquer, mais nous n'avons qu'une seule. M. Last parla de 1936 comme il parlait des voitures et du salon de l'auto ; aussi simplement. Cette année étrange n'était pas exclue de son calendrier. Il en parlait même avec le sourire comme si ce fut pour lui une époque aussi signifi- cative que pour nous. Il en donnait aussi la même interpré- tation, 1936 évoquait pour lui aussi une conquête ouvrière. Après une telle déclaration il y eut un grand silence dans la salle et les regards amis se cherchèrent. Lui aussi il avait avoué, comme un coupable à qui on vient de faire dire ses 13 sa forfaits de son crime. Le sourire triomphant du policier victo- rieux passa sur tous les visages des délégués. Rendez vous compte : un représentant de la direction affirmait que 1936 avait existé. Beaucoup n'en croyaient pas leurs oreilles. Quant à M. Last, il avait l'air de trouver cette chose telle- ment naturelle qu'il n'éprouvrait pas le besoin d'appuyer sur sa déclaration et qu'il n'exploitait pas la chose par des effets oratoires pour obtenir les vivats mérités. En effet, nous nous expliquions mal son attitude. Il aurait pu au moins préparer l'auditoire pour annoncer qu'il allait nous dire quelque chose qu'il lui était personnellement très pénible d'avouer mais qu'il se faisait un devoir de dire car conscience le lui dictait. Il aurait pu ainsi créer cette sorte de silence d'extase et d'attente tellement merveilleux pour un orateur. Mais non, M. Last était bonhomme jusqu'au bout et quelques-uns d'entre nous se demandaient déjà s'il était un être normal. Pourtant ce fut pire encore lorsque M. Last d'une voix mal assurée nous affirma lui-même qu'effectivement nous nous trouvions dans un système capitaliste. La salle s'agita et nous nous regardâmes. Un de mes camarades se pencha vers moi et les yeux exhorbités me répéta, croyant visiblement que je n'avais pas compris. « Il a dit que nous étions en régime capitaliste ; extra- ordinaire ». Les bras nous en tombaient. Tandis que les chuchote. ments balayaient la salle, M. Last imperturbable et nullement troublé par ses affirmations continuait à pérorer sur le système dans lequel on achetait, on vendait, on faisait du bénéfice et de la concurrence ; un système qu'il décrivait naturellement avec aussi peu de passion qu'il aurait parlé des chutes du Niagara. J'ai compris alors que M. Last était un personnage histo- rique. Il se situait dans le cadre d'une évolution bien précise des rapports entre la direction et nous. Sa place, son rôle étaient bien nets, bien déterminés. Il faisait partie des per- sonnages qui servent de lubrifiant nécessaire aux rapports humains et aussi aux rapports de classe. Monsieur Last, c'était de l'huile. Mais alors qu'allait-il se passer ? Le flot de l'animosité générale, de celle qui est vraie comme de celle qui est feinte, allait-il s'écraser contre la bonhomie de M. Last ? Les sectes obscures, les sanguinaires et les rouges se ver- raient-ils balayer par de l'huile ? Les révoltés n'auraient-ils plus de langage propre, se verraient-ils dérober toute leur originalité ? Eux ayant eu tant de mal à expliquer et à réexpliquer que nous vivions dans un régime capitaliste, allaient-ils se faire usurper cette caractéristique par M. Last ? 14 Et les droits d'auteur ? Vous nous dérobez tout, même notre 36, Monsieur Last. De quoi allons-nous parler maintenant ? Vous n'êtes qu'un voleur. Mais les sectes obscures n'avaient pas le privilège de baigner dans l'atmosphère chaude et lubrifiée de Monsieur Last. Elles évoluaient encore dans le monde des contacts brutaux. Alors demain faudra-t-il dénoncer M. Last à la face du monde ? « C'est lui qui va écraser les valeurs séculaires des notions traditionnelles. C'est lui qui va nier la lutte et l'an- tagonisme de nos classes ennemies. Nous serons alors submer- gés non plus par la violence des C. R. S. armés, mais par de l'huile qui nous engloutira. Si M. Last nie ces valeurs alors, Camarades, qu'aurons- nous à faire et surtout à dire ? Tout sera huile et nous mâcherons nos idées et nos mots comme du chewing-gum, lentement, et la société continuera sa course imperturbable sans notre concours ». Pourtant, au-delà de nos contacts avec M. Last, une question plus inquiétante que douloureuse nous préoccupait. C'était celle de la signification de sa personnalité. Quand on vit au jour le jour sans s'inquiéter du devenir des choses et de l'existence, ces sortes de préoccupations ne vous atteignent pas. Mais lorsqu'on est représentant du person- nel, mandaté par une organisation syndicale et nourri aux mamelles de quelque idéologie flottant dans la société, le devenir de notre monde prolétarien vous pose quelques soucis. La question qui se posait était donc celle-ci : Qui était M. Last ? Que représentait-il ? Quelle était sa fonction et surtout sa destinée ? Dans les rapports sociaux, comme en affaires, un sourire ne peut jamais être interprété comme tel. Une parole n'est jamais une parole. Tout cache quelque chose, et c'est ce mys- tère que les plus doués - les politiciens rusés - ont mission de dévoiler. Il y avait ici plusieurs interprétations. Pour les uns, le sourire de M. Last n'existait pas. Ils ne prêtaient aucune attention à toutes ces considérations contin- gentes qui caractérisaient M. Last. Ces camarades ne voyaient dans les choses et dans les hommes que leur essence théorique. C'était les métaphysiciens. Ils évitaient systématiquement de dire « Monsieur un tel », ils disaient « le représentant de ceci ou de cela ». C'était le plus souvent soit le représentant des travailleurs soit le représentant de la bourgeoisie qui étaient les représentants les plus utilisés. Ils ne disaient pas bombe, une guerre ou une caserne mais l'instrument de ceci ou de cela. L'instrument le plus utilisé était celui de l'impéria- lisme ou du socialisme. une 15 Pour eux il y avait donc deux M. Last, celui en chair et en os qui nous parlait mais qui était sans importance, et l'essence de M. Last qui suivait tranquillement le cours de l'histoire, comme celui d'un ruisseau. C'est à ce dernier M. Last abstrait et historique qu'ils se référaient toujours. Pour eux, M. Last faisait partie d'une équation. Il avait la caractérisation d'un x ou d'un y. En l'occurrence M. Last était le représentant patenté du capital. Le sourire dans ce cas n'avait plus aucune importance et certains si pénétrés de cette équation, n'avaient pas remarqué le changement entre M. First et M. Last. C'était une constatation étonnante qu'en plein XXe siècle nous ayons encore parmi nous des personnes aussi pétries de métaphysique et évoluant dans le monde fermé de l'ésoté- risme. Et pourtant, c'est triste à dire, quand ils s'exprimaient s'adressant à d'autres personnes, ils parlaient toujours à des entités abstraites, à l'essence même des individus sans se préoc- cuper de leur visage, de leur taille, de leur opinion et à plus forte raison de leurs paroles. Et nous-mêmes, leurs camarades, nous devions être parmi ceux-là. Il y avait aussi ceux qui voyaient la réalité à travers les attitudes, comme on verrait à travers une vitre : c'était les traducteurs futés. Pour eux le sourire de M. Last n'était que la traduction du machiavélisme. Les bonnes paroles équiva- laient systématiquement à de mauvaises intentions, et même la bonhomie de M. Last équivalait à de mauvaises intentions. Elle ne signifiait qu'hostilité cachée. Au fond, la méthode d'interprétation de ces camarades était simple ; il suffisait de montrer que la réalité cachée était exactement l'image contraire de celle que l'on voyait. Mais cette interprétation n'allait pas jusqu'à systématiser la chose car lorsque M. Last, dans un immense sourire, donnait une réponse négative à nos revendications, leur exégèse ne tra- duisait pas cette dernière en affirmation. Ces camarades qui interprétaient ainsi les choses donnaient à toutes les attitudes de M. Last une orientation contraire à nos aspirations. Cette méthode était simple, elle consistait à dire que tout ce que M. Last disait de bon était mauvais et tout ce qu'il disait de mauvais était réellement mauvais. Il y avait aussi ceux qui, assoiffés de puissance, préten- daient que la bonhomie de M. Last ne servait qu'à camoufler sa peur. Pour eux c'était le signe de sa faiblesse devant notre force. Ceci n'expliquant évidemment pas pourquoi M. Last disait toujours Non à nos revendications au lieu de dire Oui. Quant à l'avenir de M. Last beaucoup pensaient qu'il était sans perspective, absolument bouché. Bientôt, disaient-ils, M. Last serait balayé par notre victoire, celle des travailleurs et il partirait chassé comme le dernier représentant d'une classe définitivement exclue de la société nouvelle. 16 Mais pourtant, disaient les plus terre à terre, ceux qui refusaient de nager dans le grand bain des perspectives volup- tueuses, pourtant qui remplacera M. Last à ce bureau ? Il faudra bien quelqu'un ? Qui ? Qui sera son successeur ? Alors les camarades les plus formés et les plus doués tentaient de faire entrer ces interlocuteurs bornés dans le monde de l'Etre. Mais, disaient-ils, dans la société que nous instaurerons ce ne sera plus M. Last qui nous recevra. Le chef du personnel ce sera Nous. Mais alors, répliquaient les incrédules, si c'est nous qui remplacerons M. Last, Nous qui nous remplacera ? Et les métaphysiciens répondaient le ton fier, sans une pointe de doute : Nous, nous serons toujours à la même place ; des travailleurs. Nous serons à la fois de ce côté de la table et à la fois de l'autre côté. Nous poserons des revendications en tant que travailleurs et celui qui nous répondra sera aussi une partie de nous-mêmes qui représentera aussi les travail- leurs. Il n'y aura plus de problème ; étant représentés des deux côtés de la table ce sera comme si nous étions une même personne dans deux endroits différents au même moment. Les lois de l'espace et du temps seront bousculés et notre révolution sera encore plus grande que celle d'Einstein. Mais alors, reprenaient les incroyants, le problème ne sera pas résolu pour autant, car lorsque nous parlerons d'un côté de la table nous dirons des choses différentes que lorsque nous serons de l'autre côté. Nous pourrons très bien partager notre personnalité : ainsi, lorsque nous parlerons en tant que repré- sentants des travailleurs, nous revendiquerons les mêmes choses qu'actuellement et lorsque nous représenterons M. Last, nous dirons les mêmes choses que lui ; nous nous cramponnerons au prix de revient et nous refuserons à nous-mêmes ce que nous nous aurons demandé. Notre personnalité sera déchirée, mais il y aura toujours un combat entre nos deux êtres, la lutte de classe sera encore plus profonde puisqu'elle habitera chacun de nous. Alors les métaphysiciens répondaient, toujours avec le sourire de condescendance de l'homme illuminé par le savoir. Erreur, vous ne vous conduirez plus comme vous vous conduisez actuellement dans cette société corrompue. Vous serez transformés, vous serez si différents que vous ne réclame- rez que ce qu'il sera possible d'obtenir. Vous ne voudrez pas obtenir davantage. Et M. Last? s'écriaient les incrédules. M. Last sera vous-mêmes, ne l'oubliez pas. Il incarnera en vous la sagesse universelie et vous vous soumettrez à cette sagesse, car ne l'oubliez pas, vous serez conscients. En réalité, les mystiques ne pouvaient pas imaginer un autre changement que le nôtre. Leur idéal était notre propre 1 17 RE transformation ce qui au fond était l'idéal de beaucoup de personnes et de M. Last lui-même. Tout le monde voulait que notre comportement soit différent, que l'on se range à la Raison, que l'on accepte les impératifs des autres du moment qu'on leur donne le qualificatif de supérieur. Le rôle qu'on nous réservait était toujours l'adhésion passive à cette raison. Les plus illuminés par la mystique voyaient M. Last, le jour J entrer dans notre Etre comme dans sa maison. Mais alors, que de conséquences cela entraînerait ! Pour faire de la place à M. Last, il faudrait balayer de notre personnalité tout esprit d'opposition, de critique et d'hostilité. Comment des camarades qui actuellement étaient entièrement possédés par l'esprit revendicatif pouvaient-ils accepter avec autant de joie une perspective qui les dépouillerait tellement d'eux-mêmes, et où la présence de M. Last dans leur Etre étoufferait leur combativité ? Leur désir de changement devait être si grand, qu'ils envisageaient sans doute cet avenir avec insouciance. Ah non, cette perspective n'était pas acceptable. Elle était trop symbolique et nous rappelait trop les discussions que nous avions actuellement avec nos camarades de travail. Lorsque ceux-ci nous reprochaient notre faiblesse en face de la direc- tion, le principal grief qu'ils nous faisaient était justement de nous laisser pénétrer par M. Last. Evidemment ils nous disaient cela dans leur langage imagé et primitif, où les notions philosophiques étaient remplacées par des symboles bassement sexuels. Mais puisqu'actuellement cela constituait un reproche, comment penser que plus tard, le même fait serait considéré à leurs yeux comme une gloire ? Il est difficile d'être mystique, surtout dans une société industrielle et ayant un niveau de culture moyen, c'est pour- quoi ces explications si elles apaisaient certains, n'étaient pas prises au sérieux par la plupart. Non, je le dis tout de suite, cette perspective de M. Last entrant en nous-mêmes n'avaient rien de convaincant. Bien que l'on puisse aimer M. Last, c'était trop nous demander que de le laisser s'installer dans notre personnalité. Il faut chercher une explication différente et pour cela abandonner la métaphysique au profit des lois élémentaires de l'évolution naturelle des choses. Tout d'abord, on doit constater qu'il y a eu changement entre M. First et M. Last. Ensuite, dégager le sens et la signification de ce changement. Enfin, déduire de cela l'orien- tation future et prédire du même coup quel sera le personnage qui risque fort de succéder à M. Last. Procédons méthodiquement et revenons sur le passé. Entre M. First et M. Last il y a eu de la part de notre direction la volonté d'entretenir le dialogue et de converser avec les représentants du personnel. Ceci ne veut pas dire, bien entendu, que ce dialogue ait pour but de résoudre les pro- 18 blèmes soulevés, non ; en général les questions qui alimentent le dialogue sont déjà résolues par d'autres instances ou par d'autres voies moins officielles. Le but n'est que de nouer des relations amicales ; un peu de la même façon que vous essayez de vous lier avec votre voisin en lui adressant systématiquement la parole. Il est évident que si vous entretenez ce genre de rapports avec lui, ce dernier aura moins envie de frapper à la cloison lorsque vous faites trop de bruit. Il semble que les rapports entre la direction et nous obéis- sent à de tels impératifs. Elle veut parler, converser mais sans que nous ayons la possibilité de résoudre quoi que ce soit. Le dialogue prend le même sens que lorsqu'on rencontre une connaissance. On parle de la pluie et du beau temps. Ceci faisant la richesse de notre civilisation et de nos rapports humains car, n'ayant dans la plupart des cas besoin de per- sonne pour résoudre nos problèmes, nous pouvons d'autant mieux donner libre cours au raffinement des relations humai. nes. N'ayant rien à se dire, on peut fignoler et décorer le dialogue qui prend ainsi l'allure de conversations futiles et décousues n'ayant aucune incidence quelconque sur le compor- tement et les décisions des uns et des autres. Mais les sociétés industrielles ont ceci de particulier, c'est qu'elles s'ingénient par tous les moyens de récupérer ce qu'elles ont par ailleurs prodigieusement gaspillé. L'industrie récupère les vieux chiffons pour les remettre en circulation, les vieilles huiles, les bouts de métaux et les eaux sales. Elle récupère aussi la conversation inutile pour en lubrifier les rapports sociaux. Et là, nous voyons toute l'importance et le génie de M. Last qui est passé maître dans l'art et la manière de récupérer. Mais il serait mal venu d'en faire le reproche à M. Last, car cette récupération était d'un profond réconfort pour nous-mêmes et la source d'une joie immense. Que ceux qui n'ont jamais participé à de telles séances imaginent cette situation où chacune des paroles qui tombent habituellement dans l'oubli de la journée, soit soigneu- sement ramassée, empaquetée, étiquetée et mise dans le musée des innombrables procès-verbaux que seuls les rats auront le droit de détruire. Qu'ils imaginent une seule seconde toute cette richesse de postérité que la faculté de parler nous offre désormais. Une parole lancée, une répartie, une exclamation même sont ainsi prises en considération et c'est à M. Last que nous devons de revaloriser, ce que chacun a ainsi abandonné. M. Last redonne ainsi au langage la valeur qu'il n'a connu peut-être que dans la préhistoire, où les hommes ne se ser- vaient de la parole que pour communiquer entre eux et où la notion de gaspillage était encore inconnue. Mais le pouvoir de M. Last avait des limites. Il ne réha- bilitait que la parole mais pas davantage. M. Last ne va pas au-delà de cette tâche et il laisse toujours un trou béant entre 19 les paroles et les actes, entre le langage et la décision. Il rend perceptible cette notion de l'expression sans aller au-delà. C'est un peu comme si M. Last disait à ses interlocuteurs : « Vos paroles sont des paroles, je les prends en considération. Votre langage existe, je m'en porte garant. Il va de vous à moi. Ce que vous dites, je l'entends, je le comprends et j'y réponds mais ne m'en demandez pas plus. Ma fonction est celle de vous comprendre et de vous répondre ; c'est tout. Elle n'est pas de transformer vos paroles en actes et de les matérialiser. Je ne suis pas un alchimiste et il m'est impossible de transformer des paroles en autre chose que des paroles. Ce qui est abstrait le reste et je n'ai aucun pouvoir d'enclencher ce que vous me dites dans le mécanisme de l'usine. Tout doit rester entre nous ». Alors les interlocuteurs comprendront que la barrière de leur impuissance a reculé de quelques centimètres mais que la barrière existe toujours entre les appareils qui décident et eux-mêmes. Alors la question devient plus brûlante. Après M. Last que se passera-t-il ? Les représentants du personnel voudront toujours grignoter ce mur qui les sépare des délices de la décision. Ils voudront participer à cette grande joie et M. Last ne les intéressera plus, car ils voudront dépasser le stado de la parole. Ceux qui décident comprendront alors que les lois de l'évolution sont inexorables, qu'elles bousculent les habitudes et la tranquillité. M. Last ne suffira plus à contenir le flot du devenir. La quiétude des appareils de direction sera troublée et déjà dans l'ombre se profilera la silhouette imprécise du successeur de M. Last. 1 MONSIEUR NEXT. 1 M. Next remplacera M. Last et sa fonction, nous l'avons dit, sera de reculer de quelques centimètres la frontière de la déci- sion. Mais M. Next ne sera pas le produit malfaisant du hasard. La maquette de M. Next aura été construite avant sa prise de fonction, elle aura subi des essais et des expériences multiples, sa nomenclature sera un produit de laboratoire soigneusement préparé à l'avance par des techniciens patentés. Si M. Last avait eu pour fonction de valoriser la parole des représentants du personnel, M. Next aura pour fonction de valoriser certains actes du personnel tout entier. Entendons-nous bien, il ne s'agit pas ici de croire que la fonction du directeur du personnel va être de donner une possibilité d'expression à toutes les volontés et des délégués et des travailleurs. Cette tentative de mettre les paroles dans le circuit de la matérialité ne s'appliquera qu'à certains domaines bien déterminés et choisis d'avance par les techni- 20 ciens. Il y aura toujours par contre une aire absolument intouchable. Ainsi l'organisation du travail restera la même et les travailleurs n'auront à s'occuper que d'une sphère très réduite. Ils seront dépossédés comme auparavant de toute possibilité de gestion de leur travail. Les chaînes de montage resteront ce qu'elles étaient du temps de Ford ou de Taylor. Tous les gestes des hommes y travaillant auront été déterminés et codifiés par des gens capables et diplômés, comme cela se pratique aujourd'hui. Le travail aux pièces continuera toujours à transformer les hommes en automates en les abrutissant mais, par contre, la mauvaise humeur qui résulte de ces tra- vaux pourra plus librement s'exprimer. Et l'expression limitée actuellement par la parole pourra, comme nous le verrons, prendre des dimensions : nouvelles en allant jusqu'à investir les profondeurs de l'acte. De surface elle deviendra volume. Une telle perspective attérera certainement tous ceux qui croient que tout problème est impossible à résoudre s'il esi posé pour la première fois. A ceux-là nous demanderons de modifier totalement leur état d'esprit et de ne plus croire que le moindre problème nouveau est le signe d'une crise sociale irréductible. A tous les blasés de ce siècle, ceux qui ne croient plus à l'expression, ni à son utilité, ni à son effi- cacité, nous demanderons de modifier leur jugement et de croire aux ressources profondes et au pouvoir créateur que recèle notre humanité. Même le capitalisme n'échappe pas à cette règle et devant une situation nouvelle il crée une réponse inédite. La fonction de M. Next sera de répondre à l'hostilité de ses partenaires. Non seulement d'y répondre comme M. Last, mais de donner une certaine matérialisation à cet antagonisme. L'hostilité n'est pas une chose que l'on trouve à l'état naturel dans la nature humaine, elle n'est pas comme le char- bon ou le pétrole sur notre globe. L'hostilité n'est que la conséquence d'une situation donnée et M. Next comme ses prédécesseurs n'aura pas à agir sur les causes de l'hostilité. Il essaiera de colmater cette plaie industrielle comme le méde- cin soigne la maladie, lorsqu'elle se manifeste. L'hostilité peut s'exprimer à différents degrés. Le premier se manifeste exclusivement dans l'attitude réservée et sobre des individus. A ce premier stade, la parole ne sert pas encore pour véhiculer l'hostilité mais il faut déjà prendre des pré- cautions. Le second degré se manifeste par l'expression orale allant jusqu'à la colère et même l'engueulade tellement ancrée dans nos traditions. Enfin il existe l'expression physique qui va du trépignement chez l'enfant, de la crise de nerf chez la jeune fille jusqu'à la voie de fait chez les êtres primitifs ou chez les plus sensibles chez qui toute impulsion psychologique ne peut se traduire que par des actes. 21 leur opposer M. Next devra faire face à toute cette gamme variée et riche en nuances des différents stades de l'hostilité. Sa fonction ne sera pas de stopper ses expressions car il aura appris dans les séminaires que rien n'est plus mauvais pour la production que l'existence endémique de sentiments refoulés. Il devra, au contraire, extirper du monde productif toutes ces tares d'ordre psychologique qui gênent le bon fonctionnement de l'industrie, qui se glissent dans les engrenages des transmissions des ordres et qui gâtent terriblement la qualité des marchandises pro- duites. Cependant il faut dire que cette tâche sera d'autant plus colossale que M. Next aura à faire à des hommes libres et cultivés. Il n'aura plus en face de lui ces brutes primitives comme les esclaves industriels du siècle passé qui fonction- naient par l'engueulade. Il aura devant lui des personnes raffinées à la culture télévisée, à l'intellect complexe et aux sentiments multiples. Il devra donc affronter ces hommes sans d'obstacles brutaux et sans pour autant satisfaire leur désir profond. M. Next devra avant tout simuler la capitulation devant ses interlocuteurs sans toutefois capituler. Il devra dépasser le stade de M. Last et donner à cette simulation plus de matéria- lité que de simples paroles. Pour ne pas altérer les rapports sociaux et pour conserver cette harmonie nécessaire à toute entreprise collective, il devra jouer la simulation jusqu'à la frontière limite de la réalité profonde. Il nous est difficile d'anticiper sur cette image futuriste du manager de demain. Il est très hasardeux de vouloir saisir cette personnalité, tellement elle sera complexe, subtile et tor- turée qu'elle entre avec peine dans nos concepts traditionnels et déjà démodés. Seules les générations futures pourront décrire et étudier le chef du personnel. Nous, nous ne pouvons qu'en tracer les lignes générales et même si certaines attitudes nous paraissent choquantes ou contradictoires nous devrons nous en accommoder en pensant que de telles contradictions ne pourront être expliquées et surtout comprises que par des hommes d'une autre culture. LE PORTRAIT DE M. NEXT. Quand M. Next, nouveau chef du personnel, entrera dans la salle de réunion pour discuter des 45 revendications pré- sentées par les 112 représentants ouvriers, il apparaîtra tout de suite comme un coupable. Tout le monde dans l'aréopage comprendra cela. Ne serait-ce que par sa démarche, son vête- ment, son visage - peu importe, M. Next portera en lui la culpa- bilité comme certains portent en eux la misère. Il devra la 22 traîner avec lui dans tous les contacts officiels avec le person- nel, dans toutes les réunions, toutes les entrevues, comme le Christ traînait sa croix. La réaction de la salle sera alors favorable ; non pas à M. Next mais favorable à elle-même. Chaque délégué sera content de lui, parce que chacun trouvera en M. Next l'homme avec qui il veut s'entretenir. M. Next représentėra tellement l'image de la plupart des rêves hostiles que peut-être la salle sera déconcertée par la similitude, mais à la longue elle s'y habituera et la corres- pondance entre le personnage rêvé et le personnage réel la rendra très vite confiante en elle-même et lui donnera plus d'assurance. Mais le grand soulagement ne viendra que lorsque l'ora- teur le plus téméraire aura ouvert les vannes de l'antagonisme. «M. Next, vous êtes le représentant du capitalisme, donc vous exploitez les travailleurs, donc vous êtes un salaud. » - « Oui, en effet, répondra M. Next l'air préoccupé. Ce que vous dites est très juste, j'approuve votre point de vue et je dois dire que pour cette raison, je me maudis moi-même. » Ici toutes les variantes sont possibles à imaginer, selon le degré de civilisation et les coutumes. M. Next éprouvera-t-il la nécessité de verser une larme ou non ? Nous ne pouvons pas répondre clairement à la question, car tout cela dépendra de plusieurs facteurs ; de la nature particulière de l'hostilité, du degré de pression des travailleurs et de la valeur mar- chande de la larme elle-même, qui sera cotée en bourse parmi les valeurs essentielles : ; car cette matière si rare aussi commercialisée. Pourtant certaines habitudes contractées à l'époque anté- rieure, c'est-à-dire la nôtre, resteront bien enracinées dans les coutumes et ainsi, lorsque dans la discussion un délégué demandera à M. Next quelle est sa réponse définitive sur la revendication d'augmentation des salaires, M. Next n'aura pas à innover ; il répondra comme ses prédécesseurs : V. R. P. Ce qui veut dire en bon français : Voir Réponse Précédente. Il faudra alors que les novices remontent dans l'histoire et feuillètent les archives des comptes rendus de l'époque pré- cédente pour enfin s'apercevoir que V. R. P. signifie non. Malgré cela, M. Next n'aura aucune assurance. Il sera petit et peut-être bégaiera ; de toute façon il ne pourra s'exprimer qu'avec beaucoup de difficulté et lorsqu'il prendra la parole, il provoquera des rires dans la salle car, de plus, son vocabulaire sera lui aussi conditionné et volontairement incorrect. La vie personnelle de M. Next sera un livre ouvert. Tout le monde la connaîtra grâce à la presse syndicale et la vie de M. Next sera tout simplement abjecte. i sera elle 23 Tout le monde saura ainsi qu'il bat sa femme, ses enfants et qu'il laisse dans la misère ses vieux parents infirmes. La presse de gauche signalera tous ces méfaits aux tra- vailleurs avec .photos à l'appui. Les magazines feront fortune en lançant des incursions dans sa vie privée et leurs images scandaleuses alimenteront la vie politique de la localité. Son passé sera tamisé et bien heureux les journalistes qui réussiront à mettre la main sur la photo de famille où M. Next, enfant, se trouve sur les genoux d'un grand-oncle collaborateur notoire pendant l'occupation allemande. On montrera ainsi au peuple la lourde hérédité de M. Next et l'explication dialectique de son comportement hostile vis-à- vis des travailleurs. Enfin, certaines feuilles plus futiles et portées sur le satire facile parleront de la vie sexuelle de M. Next qui sera, n'en doutons pas, abondante en perversions multiples. Lorsque des conflits naîtront dans les ateliers, des grooms particulièrement robustes et spécialement éduqués pour cette tâche iraient quérir de gré ou de force M. Next dans son bureau pour le livrer aux arguments des mécontents. De cette façon, les travailleurs n'auront plus à se déranger comme ils le font actuellement lorsqu'ils sont mécontents. Ce n'est pas eux qui iront au chef du personnel mais le chef du personnel qui ira à eux ; ceci afin que ces derniers perdent moins de temps dans les longs couloirs de la direction et ne troublent pas la cotonneuse quiétude des services. Chaque délégué et chaque travailleur pourra ainsi invec- tiver M. Next selon le style qui lui est propre. La liberté du langage pourrait s'épanouir de cette façon et le vocabulaire de M. Next s'en trouverait par ricochet lui-même enrichi. Après de telles séances, il va sans dire que chacun se trouvant soulagé par sa propre répartie et son argumentation s'en retournerait allègre aux manivelles de sa machine et la production s'en trouverait aussi nettement améliorée. La vie syndicale, si austère dans la période actuelle, reprendrait une certaine vigueur et les feuilles d'atelier pour- raient abondamment commenter en détail ces entrevues en exposant ce qui a été dit et aussi ce qui aurait pu l'être. Toutes les quinzaines, les ouvriers en touchant leur paye verraient la photo de M. Next épinglée à leur décompte et chacun pourrait ainsi, en guise de sortilège, percer l'image maudite avec les encouragements complices et clandestins de la maîtrise. Quelques économies sur le coût salarial pourraient ainsi se réaliser et permettre une juste concurrence avec les autres firmes. Pour maintenir les cadences élevées dans les ateliers de production et de montage, de grands portraits en carton de M. Next orneront les murs. Mais l'image n'aura pas la même signification qu'elle a encore dans quelques pays. Certaines 24. populations travailleuses arrivent en effet à dépasser les nor- mes grâce à la présence dans leur atelier de l'image aimée de leur chef génial. Pour montrer que le progrès est capable d'inverser les valeurs qui nous paraissent les plus chères, ce sera le contraire qui se produira, car la civilisation aura franchi un palier supplémentaire. Ce sera la photo honnie qui assistera les travailleurs pendant la journée et les résul- tats n'en seront que meilleurs. En effet, il est prévisible qu'à la fin de la journée ou au summum de l'énervement, les ouvriers les plus sensibles iront crever ces tableaux en y jetant leurs pièces qui retomberont ensuite dans des bennes de récupération spécialement disposées à cet effet. L'agressivité pouvant librement s'exprimer et se maté- rialiser, nous vivrons ainsi dans le libéralisme le plus total. Quant aux démagogues, ils nageront dans la béatitude et la félicité. chaque jour apportant sa moisson de victoires. La surenchère vindicative contre M. Next ne sera limi- tée que par sa résistance physique car en effet ici nous tou- chons un grave problème industriel. Personne n'est sans igno- rer les préoccupations qui hantent déjà les capitaines d'indus- trie et les offices internationaux. Les sources de matières pre- mières sont en train de se tarir ; le cuivre, le pétrole, l'eau même pourront devenir des matériaux rares. Il en sera de même pour les chefs du personnel, car déjà on voit poindre de bien tristes présages. L'infarctus du myocarde en est un mais il est loin de préfigurer les méfaits qui se présenteront par la suite. Les courbes de consommation de représentants des rela- tions sociales deviendront inquiétantes et pour les industriels et pour la nation tout entière car, j'avais oublié de le dire, M. Next sera parfois molesté. Evidemment tout un système de rémunération sera mis en place pour compenser ces incon- vénients et une prime dite de « salubrité sociale » dédomma- gera M. Next. Mais encore... Les petites annonces du Monde, de l'Express et même de France-Soir porteront de grands placards : « Entreprise cher- che personne vile et dénuée de sens moral, supportant douleur et discrédit pour servir abcès de fixation. Bon salaire, retraite, assurance, infirmerie, etc. » Mais tout cela ne suffira pas, car dans une société aussi libérale il sera difficile de trouver des personnes possédant le degré de dépravation nécessaire. Les services psychotechni- ques, les grandes écoles auront beaucoup de difficulté à créer de telles aptitudes et seul l'appât de l'argent et l'assurance d'une grande sécurité pourront tenter certains à se dépraver publiquement de la sorte. Une période de néo-romantisme succédera à celle du matérialisme sordide et beaucoup de chefs regretteront l'an- cien temps. Ils en parleront avec nostalgie comme des poètes 25 et l'on comprendra combien ils étaient heureux, de M. First à M. Last, tous ces chefs qui pouvaient jouir d'une haute moralité malgré leur tâche. M. Next, lui, ne le pourra plus. Alors, comme il advient souvent dans de telles situations, les événements les plus désirés surviendront sans qu'on s'y attende et par des voies différentes de celles que l'on croyait. Il est prévisible que l'événement que nous tous, syndicalistes convaincus, redoutons le plus arrivera car M. Next, plus pour se préserver que pour se défendre, sera amené lui-même à se syndiquer. C'est là qu'il nous est impossible de spéculer plus loin dans le futur et la question reste en suspens : que se passera- t-il ? Les subtilités de la dialectique sont inefficaces pour avancer plus loin. Il faudra certainement créer d'autres instru- ments et d'autres méthodes d'investigation intellectuelle car comment nous, personnes du XXe siècle, pouvons imaginer un seul instant M. Next affilié à la même centrale que nous ? Quelle situation complexe dans laquelle nous devrions à la fois l'attaquer et le défendre et où de son côté M. Next devrait refuser nos revendications tout en les acceptant ? Nos personnalités d'un côté et de l'autre s'atomiseront, se détruiront peut-être dans un grand feu d'artifice, et les grands métaphysiciens alors auront-ils le dernier mot ? Car ce monde qu'il nous promettent où chaque travailleur serait à la fois des deux côtés de la table ne serait-il pas réalisé ? Seuls les philosophes impénitents et grincheux attachés à leur passé pourront rétorquer que la syndicalisation de M. Next ne fera que porter l'antagonisme à un autre niveau plus élevé dans la hiérarchie. Entre nous et le directeur géné- ral par exemple. Mais là encore ne soyons plus septiques. Ce dernier peut très bien, comme M. Next, prendre la même voie et se décider à payer et sa carte et son timbre mensuel. Il en est de même pour toute autorité qui aura à se défendre contre notre soif d'hostilité ; des petits chefs effacés jusqu'à ceux qui président aux grandes destinées des nations. Les sources de l'antagonisme universel se tariront ainsi tout juste avant l'épuisement total des réserves de chefs des relations sociales. Une nouvelle ère de bonheur commencera. Nous baignerons dans les joies immenses de la producti- vité et dans celles de notre dépersonnalisation. D. MOTHÉ. 26 Bureaucratie dominante et esclavage politique (A propos du DESPOTISME ORIENTAL, de K. Wittfogel) une Né en 1896, K. Wittfogel n'a pas trente ans lorsqu'en 1922 il commence à publier ses premiers travaux de sinologue entrepris sous la double influence de Marx et de Marx Weber. Il est aussi, en même temps, théoricien des problèmes d'Extrême-Orient dans la III: Inter- nationale. Vers 1924, personne, parmi les marxistes, n'ouvre le débat sur la possibilité pour la bureaucratie de devenir une nouvelle classe dominante. Du moins, pas dans ces termes. Lénine fait quelques allusions à l'éventualité d'une restauration de « l'Asiatchina » c'est ainsi qu'il désigne le « despotisme oriental » il redoute le développement de la nouvelle bureaucratie russe ; mais il ne va pas jusqu'à la décrire comme une nouvelle classe en formation. Comme Marx, et comme Trotsky, il considère la bureaucratie comme couche parasitaire. Lorsque Bruno Rizzi ouvre le débat vers 1939, Trotsky s'emploiera à réfuter la définition de la bureaucratie en ter- mes de classe. C'est à partir de ses travaux scientifiques sur un passé, lointain que K. Wittfogel, qui est par ailleurs, à ce moment, un communiste militant, s'oriente vers cette idée de la première classe dominante bureaucratique, alors que c'est par l'expérience politique que Rizzi est conduit à ses thèses sur « la nouvelle classe ». Il n'est donc pas exact de soutenir que K. Wittfogel découvre le rôle dirigeant de la bureaucratie parce qu'il en a besoin pour « dévier » sur le plan politique. Ce qu'il faut dire, par contre, c'est que sa haine de Staline et du stalinisme vont le conduire beaucoup plus tard à voir dans l'Etat socialiste le produit d'une bureaucratie plus dictatoriale que les « bureaucraties asiatiques » et tout aussi incapable d'évoluer, de se transformer et de se « démocratiser ». La biographie politique de K. Wittfogel éclaire ainsi l'importance et les limites de son apport. Wittfogel a élaboré des matériaux histo- riques d'une importance décisive pour qui veut approfondir l'analyse de la domination bureaucratique. Mais, trop fidèle aux analyses de Marx, il affirme l'immutabilité du système oriental. Puis, obsédė par la dictature stalinienne, il fige l'image du système soviétique dans sa phase de « terreur absolue ». Tel est son modèle de la bureaucratie. Ce modèle n'est pas entièrement valable pour décrire le mouve- ment des anciennes civilisations bureaucratiques. On ne peut, ensuite, le transposer dans l'analyse des sociétés industrielles bureaucrati- ques. qui modifient et modernisent leur système de domination. sans cesse 27 En 1931, une conférence réunie à Leningrad au terme de quatre années de discussions, condamnait la notion mar- xiste de mode de production asiatique fixée par Marx dès 1853 et conservée en fait par lui jusqu'à sa mort. On condamne, donc, cette notion, et on établit définitivement le dogme d'une évolution uni-linéaire de l'histoire selon laquelle l'homme serait passé successivement par l'esclavage, le servage et le salariat. La bible, c'est maintenant l'ouvrage d'Engels sur l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat. Laborieusement, les ethnologues, archéologues et historiens marxistes vont chercher partout, en Chine comme en Russie, en Europe occidentale et ailleurs, les traces et les preuves d'un passé esclavagiste, féodal... et même capitaliste. Pourquoi la condamnation de 1931 ? K. Wittfogel en rend compte longuement, dans son livre sur le Despotisme oriental (1). Vers 1927-1930 le débat est ouvert dans les par- tis marxistes, sur la construction du socialisme en U. R. S. S. C'est le moment de la planification. Les communistes jettent à la face des socio-démocrates ce pas en avant. Blum riposte : avec des millions d'esclaves, on peut toujours construire des pyramides. L'allusion est claire ; elle est directement inspirée de Marx, de son analyse des sociétés asiatiques. Il faut donc, dès lors, oublier cette analyse. C'est fait, à partir de 1931. Staline fixe définitivement le dogme en 1938, en publiant Matérialisme historique et matérialisme dialectique. Staline décide que l'histoire a suivi partout le même développement, celui qu'énonçait d'ailleurs le Manifeste communiste (Marx ne découvre l'Asie que vers 1850): esclavage, féodalité, capi- lisme. Aujourd'hui, trente ans plus tard, la situation est modi- fiée. Mao veut-il se construire un passé occidental ? Ses théoriciens en tout cas rejettent, comme Staline en 1931, le « prétendu mode de production asiatique, une pensée que Marx n'a jamais développée » (2) — à ceci près que les textes de Marx sur la question emplissent à eux seuls un volume. Du côté de l'Afrique, la situation semble moins dogma- matique. Modera Keita connaît les analyses et le modèle de Marx. Les socialistes africains voient dans ce M.P.A., comme on dit pour désigner le mode de production asiatique, un moyen de comprendre leur propre passé, leurs propres struc- tures. En France, Raymond Barbé reprend ce thème à propos un (1) Aux Editions de Minuit (1964), avec Avant-propos de P. Vidal Naquet d'où sont extraites nos références à cet auteur. (2) M. Shapiro, dans la revue Marxism Today, août 1962. 28 de l'Afrique actuelle (3). Des' historiens marxistes comme P. Boiteau (4) explorent à la lumière des nouvelles perspec- tives le passé africain. Dès 1961, un autre marxiste, J. Suret- Canale écrit : « il semble bien qu'on puisse rapprocher le mode de production prépondérants des régions les plus évoluées de l'Afrique noire traditionnelle de ce que Marx avait dénom- mé le mode de production asiatique » (5). Ainsi, il paraît bien que partout, en Asie sans doute, mais également dans l'Amé- rique des Incas et des Aztèques, dans l'Afrique du Nord et dans l'Afrique noire, dans la Grèce antique des premiers temps, ce mode de production a été une forme universelle de civili- sation et d'acquisition des biens dont, seule, l'Europe, se serait détachée radicalement. C'est ce que met en évidence M. Gode- lier (6), qui cite en particulier J.-P. Vernant (7) pour qui l'empire mycénien aurait été « asiatique ». Nous savons en effet qu’aussi bien en Orient que dans l'Afrique des Pharaons ou l'Amérique précolombienne, ont surgi des formes de vie sociale qui ont permis les grands tra- vaux dont ces palais, ces pyramides, mais aussi ces routes, ces canaux d'irrigation ou de drainage, demeurent les vestiges. La littérature occidentale des XVII et XVIIIe siècles a donné un commun dénominateur à ces différents régimes sociaux, en avançant l'expression de despotisme oriental. Marx, qui trouve ce concept aussi bien chez les écrivains classiques que chez les économistes anglais, propose d'expliquer la genèse de ce « mode de production asiatique » à partir de l'organisation des grands travaux (irrigation, drainage, terras- sement...). Au stade historique précédent, les hommes vivaient sous le régime de la communauté primitive. La « famille » ou le lignage était alors l'unité de production. Elle possédait le sol «en commun », organisait souvent sur des bases de type « démocratique » les travaux agricoles et se suffisait à elle- même. Lorsque l'aridité du sol ou la sécheresse rendent impos- sible l'agriculture pluviale, il est nécessaire de procéder à une organisation plus large de la main-d'oeuvre. Sont alors entrepris des efforts groupés pour creuser des canaux d'irrigation, construire des réservoirs, maîtriser le rythme des crues et des décrues, organiser l'agriculture en terrasses et transformer ainsi les conditions matérielles de la vie. Mais il faut, pour réaliser ces tâches, une division (3) Présentation du numéro d'Economie et politique sur les clas- ses sociales en Afrique. (4) Pierre Boiteau. Les droits sur la terre dans la propriété. malgache (Contribution à l'étude du « Mode de production asiati- que ») La Pensée, n° 117 (Octobre 1964). (5) L'Afrique Noire, tome I, page 101, 1961 (passage sur le M.P.A. censuré dans l'édition russe). (6) M. Godelier : La notion de « mode de production asiatique » et les schémas marxistes d'évolution, C. E. R. M., 1964. (7) J.-P. Vernant : Les origines de la pensée grecque, Paris, P.U.F. 29 d'abord technique du travail : il faut des manoeuvres, mais aussi, et en même temps, des experts en astronomie, des hommes capables d'établir un calendrier et de déterminer le nouveau rythme des travaux entrepris. Il faut enfin des orga- nisateurs et même des « planificateurs » dont les directives sont transmises et appliquées par une hiérarchie de dirigeants et de sous-fifres qui coordonnent l'ensemble. Bref, comme dit Vidal-Naquet, un régulateur devient nécessaire au fonctionne- ment d'une telle entreprise. Voici en d'autres termes, et pour reprendre l'expression de P. Lambert, la « naissance de la bureaucratie ». Pourquoi ce terme, habituellement retenu, aujourd'hui, par les historiens ? D'abord parce qu'il désigne un « appareil d'Etat » comme dit encore P. Vidal-Naquet. La bureaucratie, c'est cet ensemble de prêtres-savants, de scribes, de comptables, de contrôleurs des tâches, de planificateurs mis peu à peu en place pour cet élan soudain des forces productives qui, sur la base des nouvelles formes de production de masse, vont donner naissance à ces ensembles qui constituent des « civilisations », c'est-à-dire ces palais, ces routes, ces canaux d'irrigation et de circulation caractéristiques des empires dits « asiatiques » (8). Ces bureau- crates, dit Wittfogel, sont d'abord les managers d'une agricul- ture lourde. La bureaucratie serait donc d'abord une « classe fonction: nelle », à fonction régulatrice avant de devenir une classe dirigeante. La gestion a précédé l'exploitation, la division technique du travail, sa division sociale. L'organisation du travail est la source de la domination bureaucratique. Mais que devient la structure sociale antérieure : la communauté primitive ? A l'intérieur du modèle, de la struc- ture, son statut n'est pas entièrement univoque : le plus souvent, semble-t-il, elle subsiste. La terre appartient toujours aux communautés dont elle est la propriété collective. Parfois, l'Etat prélève une partie et en fait des propriétés d'Etat, qui ne sont pas pour autant des propriétée privées du despote ou des membres de la bureaucratie. La propriété collective d'Etat reproduit en quelque sorte, au niveau de l' « Empire » le mode de propriété de lignage, de la famille, et sa relation commu- nautaire au sol cultivé. Il impose sa « barbarie » à des commu- (8) On a fait remarquer (M. Godelier, 1964), que la référence géographique qu'on retrouve dans les expressions «despotisme orien- tal » et « mode de production asiatique >> est incorrect, puisqu'il désigne aussi bien les empires de l'Amérique précolombienne, de l'Egypte, etc... Egalement incorrecte serait l'expression « société hydraulique » proposée par K. Wittfogel (1964) qui reconnait lui-même la possibi- lité d'une origine militaire de ces systèmes sociaux. Je propose donc de désigner par l'expression « mode de production bureaucratique » cette structure sociale de la « bureaucratie dominante » (J.-S. Mill) de la société asiatique (Jones) du « despotisme oriental » (Montes- quieu ou encore du « mode de production asiatique » (Marx-Engels). 30 nautés qui conservent le système du « socialisme » primitif. La « clé du paradis oriental » dit Marx, c'est l'absence de propriété privée. Karl Wittfogel définit ce système en le comparant à celui des organisations industrielles et commerciales. « En termes de revenu, les membres inférieurs de la hiérarchie d'Etat peuvent se comparer aux employés d'une entreprise capitaliste qui ne participent pas aux bénéfices réalisés grâce à eux. Une socio- logie de classe qui se base sur la propriété les considérerait donc comme des plébéiens plutôt que comme des membres de la classe supérieure. Un tel mode de classement négligerait les relations humaines qui caractérisent d'ordinaire et de façon spécifique les opérations d'ordre bureaucratique. Ces opéra- tions font du plus humble des représentants de l'appareil d'Etat un co-participant à l'exercice du pouvoir total. Alors que les employés d'une entreprise commerciale ou industrielle dépen- dent des conditions du marché qui établissent une égalité for- melle, l'action du plus modeste des hommes de l'appareil repose sur la coercition, c'est-à-dire sur une inégalité formelle. Une telle situation dans la hiérarchie du pouvoir fournit à certains des fonctionnaires inférieurs des occasions de s'enrichir per- sonnellement, et elle leur confère à tous un statut socio- politique spécifique. En qualité de représentant de l'Etat despotique, le dernier des fonctionnaires éveille chez le peuple méfiance et crainte. Ils occupent donc une situation sociale qui les place, en termes de prestige, en dehors et de façon ambivalente au-dessus de la masse des gouvernés » (9). Wittfogel se situe à deux niveaux, qui sont liés : le niveau scientifique de l'historien des « sociétés asiatiques » dont il étudie la naissance et le fonctionnement, - et le niveau poli- tique du sociologue et de l'ancien militant communiste. Je. me limiterai ici aux problèmes posés à ce deuxième niveau. Quel est donc le problème politique posé par Wittfogel ? Son livre contient, comme le dit l'auteur lui-même, un « ouvrage dans l'ouvrage » comme Montesquieu vise Louis XIV à travers son « despote oriental », Wittfogel vise Staline et en même temps la bureaucratie qu'il considère comme une classe dirigeante en U.R.S.S., et non plus seulement dans les sociétés hydrauliques. En fait, ce type de raisonne- ment analogique pose un certain nombre de problèmes. a) Un premier problème est celui qui consiste à définir une « classe sociale ». A la définition de Wittfogel, on a objecté et on objecte la notion « marxiste » qui impliquerait la propriété privée. C'est d'ailleurs l'opinion de Wittfogel lui- même. Or, c'est un point discutable. Dans Misère de la : (9) Le despotisme criental, p. 407-408. Notons ici que K. Witt- fogel, qui a commencé ses travaux à partir de lectures de Max Weber, puis de Marx, se réfère également à Burnham (p. 105). 31 mer philosophie, Marx souligne que la notion de propriété est une « superstructure » qui montre et qui masque à la fois le niveau où s'établit le clivage des classes — à savoir le niveau des rapports réels de production (de « l'infrastructure »). Dans Le Capital, il définit la « classe capitaliste », celle qui « pos- sède le monopole des moyens de production sociaux et de l'argent ». Voici donc un problème théorique : quel est le contenu de ce concept, de ce modèle structurel qui définit la classe sociale dominante et la relation des classes ? La pro- priété ? La domination ? La gestion ? Engels admet, dans l'Anti-Dühring, que dans ces sociétés asiatiques « les individus dominants se sont unis pour for- une classe dominante ». (Editions sociales, p. 194). On le voit, à ce premier niveau du problème, l'analyse du M.P.A. oblige à préciser le concept marxiste de classe sociale (10). Mais une nouvelle question surgit ici : pourquoi, si Marx ne définit pas la classe par la propriété, a-t-il renoncé à définir la classe dominante du M.P.A. ? Wittfogel estime que Marx a « reculé » devant les consé- quences de son analyse du M.P.A. parce qu'il aurait entrevu, Bakounine et, avant, Proudhon, y aidant, dans le futur, le risque d'apparition d'une « nouvelle classe » au-delà de la suppression de la propriété privée, et sur la base de la gestion collectivisée de la production. A cela, on a fait au moins deux réponses : que Marx n'a pas « reculé » mais qu'il aurait adopté avec Engels le modèle unilinéaire de Morgan qui ne fait pas place, dans l'évolution historique, au M.P.A. (Godelier montre, après Plekanov et de façon plus précise, cette influence de Morgan sur Engels) ; que Wittfogel suppose gratuitement que Marx s'est fait du régime socialiste « une idée analogue à celle que Wittfogel se fait du régime soviétique ». Vidal-Naquet utilise un troisième argument qui concerne, cette fois, non plus Marx, mais la condamnation du modèle marxiste du M.P.A. en U.R.S.S., en 1931. C'est que, nous dit-on, personne ne songeait en 1931, en U.R.S.S., à considérer que la bureaucratie pouvait constituer une classe dominante. On sait d'ailleurs que Trotsky, s'il considérait Staline comme « produit de la bureaucratie » (cf. son Staline) s'est toujours refusé explicitement (notamment face à Bruno Rizzi) à définir la bureaucratie soviétique comme une classe dominante. Nous reviendrons sur ce point. Il fallait le mentionner en précisant même que les trotskystes en 1931 ne pouvaient en fait qu'être contre le principe d'une analyse historique dont la (10) Sur les textes de Marx de Misère de la philosophie et sur l'ensemble du problème, cf P. Chaulieu : « Les rapports de production en Russie », Socialisme ou Barbarie, nº 2. 32 conséquence politique aurait pu être, pour la Chine, une lutte révolutionnaire conduite sur la base des paysans. C'est sur la base de ses recherches scientifiques que Wittfogel, vers 1926, découvre : que les fonctionnaires peuvent constituer une classe dirigeante sur la base d'une division d'abord technique du travail dans l'organisation des grands travaux hydrauliques ; que cette classe dirigeante, on doit l'appeler bureau- cratie en donnant à ce terme une signification de classe, et non pas de « couche parasitaire » comme l'a fait Trotsky, ou encore de « dysfonction de l'organisation » comme le font aussi bien les sociologues américains (Merton, etc...) que les bureau- crates soviétiques et yougoslaves (sauf Djilas). K. Wittfogel souligne la cohérence de cette déduction dans la logique marxiste. Il ne montre pas, par contre, que cette définition de la bureaucratie comme classe dirigeante n'est pas incompatible avec la définition la plus profonde que donne Marx lui-même de la relation des classes au niveau des rapports réels de production, et non des rapports de pro- priété, qui en sont l'expression déformée au niveau des superstructures (11). Mais même si l'on admet ces présupposés, il reste à valider et c'est là un problème spécifique, la thèse de Rizzi, de Chaulieu, de Djilas, de Claude Lefort, selon laquelle « il existe en U.R.S.S. une classe dominante » (cf. Lefort, Qu'est- ce que la bureaucratie ? in Arguments, Nº 14). Ce problème est spécifique en tant qu'il implique non seulement une posi- tion claire sur les présupposés énoncés ci-dessus, mais encore en tant qu'une société industrielle bureaucratique ne peut être la simple répétition – aggravée du système bureaucratique agraire. Soit le problème de « l'immutabilité ». Dans la « société asiatique », le changement n'a lieu, Marx le souligne, qu'au niveau politique : il suffit à Pizarro, pour dominer, de frap- per à la tête des Incas : les masses paysannes obéiront avec la même passivité. On aurait tort de présenter, donc, comme identiques les bureaucraties modernes. Wittfogel publie son livre en 1957 : il ne tient absolument pas compte de la destalinisation et de l'avènement d'un système bureaucratique « despote » et sans « terreur totale ». La bureaucratie des sociétés industrielles change, se modernise, s'adapte. Mais Wittfogel est moins expert, visiblement, sur les questions des bureaucraties dirigeantes actuelles que sur les premières bureaucraties. D'où l'impression de parti-pris. sans Les (11) On résume toujours ici l'article de P. Chaulieu : rapports de production en Russie ». 33 ne dit pas que les Ce parti-pris politique dirigeant le travail scientifique n'est pas seulement caractéristique de certains aspects, les moins élaborés, de l'oeuvre de K. Wittfogel. On le retrouve, comme l'a remarqué Claude Lévi-Strauss, dans l'ouvrage de Louis Baudin : L'Empire socialiste des Incas (Travaux et Mémoires de l'Institut d'Ethnologie de Paris, Paris, 1928). Ici, le parti-pris devient plus visible et, si l'on peut dire, plus caricatural dans le choix même du titre. La notion du socia. lisme a toujours signifié depuis le siècle dernier, la fin de l'exploitation, de la domination de l'homme par l'homme. Or, L. Baudin savait que l'Empire des Incas, qui appartient au mode de production dit « asiatique », implique une part d'exploitation (qui a permis, notamment, la constitution du « fabuleux trésor » arraché aux Incas par Pizarro au seizième siècle) et une part de « domination » politique ; le terme « Empire » signifie enfin une extension « impérialiste » et la conquête d'autres communautés, d'autres états, conquête économique ou/et politique, également inconciliable avec les principes mêmes du socialisme. C'est donc pour donner à penser que le socialisme ne met pas fin à ces formes de domi- nation et d'exploitation que le titre de cet ouvrage a été choisi. Ce procédé est plus grossier, plus naïf, en fait, que la démarche de Wittfogel : ce dernier « sociétés hydrauliques », comme il les appelle, sont socia- listes. Au contraire : il y voit des sociétés d'exploitation dont le type d'organisation lui paraît susceptible d'apporter la preuve quasi-expérimentale qu'une société sans propriété privée, et à économie planifiée, n'exclut pas nécessairement l'apparition d'une classe dominante. Bref, K. Wittfogel a sur L. Baudin cette supériorité théorique que peut donner une connaissance réelle de la problématique marxiste. Il y a, dans les premières pages de son livre, des éléments autobiographiques qui montrent ce qu'a été son itinéraire. Dès 1924-1926, au cours de ses premiers travaux sur la Chine ancienne, il découvre et déclare, ce sont ses propres termes en 1926, que la bureaucratie constitue, dans le mode de production asiatique, la classe dominante. Il revient alors à Marx et à ses sources dans les économistes anglais. Il découvre que Marx n'est pas allé jusqu'au bout de sa théorie. En même temps il perd, dit-il, vers 1930, l'espoir de voir le régime soviétique devenir véritablement, sur la base des nationalisations, un régime socialiste. Ce qui éclaire rétrospectivement son travail. Ainsi Wittfogel est en avance sur les oppositionnels politiques, sinon dans l'analyse de la réalité soviétique, du moins dans l'élaboration théorique. Cela dit, et pour des raisons également biographiques, l'attitude de Wittfogel est passionnelle parfois, prompte à appliquer le « raisonnement » par analogie ; mais il pose à sa manière et à propos d'un grand débat historique (sur le M.P.A.) une 34 question soulevée par certains courants issus du marxisme. C'est bien pourquoi, d'ailleurs, l'attaque stalinienne contre lui est beaucoup plus fréquente, et plus violente que contre un livre tel que celui de Baudin (12). Dans une étude conceptuelle rigoureuse et d'orientation structuraliste, M. Godelier a adressé trois critiques à Wittfogel. a) La première concerne le concept de société hydrauli- que proposé par l'auteur pour remplacer la notion plus ancienne de «despotisme oriental » aussi bien que le con- cept marxien de « mode de produciton asiatique ». Alors que K. Wittfogel propose une définition à base technologique (les grands travaux hydrauliques d'adduction d'eau, de drai- nage, etc...) M. Godelier suggère une définition plus écono- mique fondée sur la notion de surplus, qui lui permet d'éten- dre à d'autres sociétés, notamment africaines, le modèle du M. P. A. Marx et Engels, on le sait, avaient mis surtout l'ac- cent sur les grands travaux hydrauliques. M. Godelier les « revise » sur ce point et élargit le concept. C'est K. Wittfogel, on le voit, qui serait « orthodoxe », avec sa théorie « hydrau- lique ». b) Sa seconde critique concerne le concept de bureau- cratie. De nombreux auteurs (A. Métraux, P. Lambert, etc.), le conservent pour désigner l'appareil d'état « asiatique ». M. Godelier emploie le terme aristocratie en précisant que ce concept, dans la structure du M. P. .A., n'a pas la même signification que, par exemple, dans la structure féodale. Ce choix se justifie pour lui par la confusion la confusion théorique qui s'attacherait au concept de bureaucratie, dont l'usage, dit-il, devrait être limité à la notion de dysfonctionnement des organismes de gestion d'une société donnée. Chacun sait qu'en effet, dans le vocabulaire de la socio- logie d'aujourd'hui aussi bien que dans les langages politi- ques, la bureaucratie prend des significations multiples. Mais il se trouve que sur le terrain exploré par K. Wittfogel un quasi-consensus s'est réalisé pour employer le terme « bureau- cratie », en fait, en retenant l'usage politique du terme qui fait référence à la possibilité pour les « fonctionnaires >> d'exercer le pouvoir de direction et d'exploitation. Enfin, le terme « aristocratie » n'est pas plus clair et il est moins près de la réalité historique. c) La troisième critique que M. Godelier adresse à Wittfogel, nous l'avons déjà mentionnée. Elle concerne l'hy- pothèse d'un « recul » de Marx devant l'éventualité d'un avortement du socialisme au profit du despotisme oriental. (12) Cf Jean Chesneau : Le mode de production asiatique, La Pensée, avril 1964, p. 34 : « Wittfogel présente une caricature à peine reconnaissable du mode de production asiatique... une critique huinouse du monde socialiste contemporain... Il s'agit de « repren- die » des mains des renégats un concept si riche... » 35 Cette hypothèse est en effet très peu vraisemblable. Il lui oppose l'hypothèse d'une influence de Morgan, partisan d'un développement historique unilinéaire, sur Engels, écrivant l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, un ouvrage dont le titre même fixe le dogme d'un Etat issu de la propriété privée. Le livre de Karl Wittfogel, fondé à la fois sur l'héritage théorique des économistes classiques et de Marx, et sur une analyse comparée des sociétés asiatiques permet de définir plus clairement le mode de production dit asiatique ou, mieux, le mode de production bureaucratique comme une structure sociale dans laquelle : a) une civilisation se construit sur la base des commu- nautés primitives réunies par la médiation d'un Etat dont la fonction initiale et essentielle est la régulation technique et économique d'une société qui n'est pas fondée sur la pro- priété privée des moyens de production. b) le pouvoir central peut coexister avec une structure communautaire de base ; la « barbarie » totalitaire peut s'édifier sur le « communisme primitif » sans dissoudre sa structure économique ; c) une classe dominante bureaucratique apparaît pour la première fois dans l'histoire universelle, dirige et met en mouvement les forces productives ainsi que l'ensemble de la culture et de la science en liaison avec le développement nouveau ; d) un stade de développement historique est atteint qui peut, soit être détruit de l'extérieur (les Incas), soit évoluer lentement pour ensuite se fixer et enfin dépérir, soit encore donner naissance, comme cela a pu se produire dans la Grèce archaïque, à une nouvelle étape de développement (13). Georges LAPASSADE. (13) C'est l'hypothèse avancée notamment par Pierre Boiteau. Les droits sur la terre dans la société malgache pré-coloniale. La Pensée, n° 117, octobre 1964. Ce numéro, ainsi que le numéro spécial d'avril 1964 de la même revue, constituent, malgré un ton parfois sectaire (Cf le passage cité de Jean Chesneaux), un très bon outil de travail pour qui s'intéresse au mode de production asiatique. L'article de F. Iokei par exemple, est plus documenté sur Marx et Engels que le livre de Wittfogel. Mais il faut lire aussi La Pensée pour voir les limites de la destalinisation : on évite, à chaque page, la question politique. 36 Marxisme et théorie révolutionnaire V. - BILAN PROVISOIRE (*) On a vu (1) que l'on ne peut pas comprendre les institu- tions, encore moins l'ensemble de la vie sociale, comme un système simplement fonctionnel, série intégrée d'arrangements asservis à la satisfaction des besoins de la société. Car toute interprétation de ce type soulève immédiatement la question : fonctionnel pour quoi, par rapport à quoi, à quelle fin question qui ne comporte pas de réponse à l'intérieur d'une perspective fonctionaliste (2). Les institutions sont certaine- ment fonctionnelles en tant qu'elles doivent nécessairement assurer la survie de la société considérée (3). Mais déjà ce qu'on appelle « survie » a un contenu complètement différent selon la société que l'on considère ; et, au-delà de cet aspect, les institutions sont « fonctionnelles » relativement à des fins qui ne relèvent ni de la fonctionalité, ni de son contraire. Une société théocratique ; une société agencée essentiellement pour permettre à une couche de seigneurs de guerroyer inter- minablement ; ou enfin, une société comme celle du capi- talisme moderne qui crée à jet continu de nouveaux « besoins » et s'épuise à les satisfaire, ne peuvent être ni décri- tes, ni comprises dans leur fonctionalité même que relative- ment à des visées, des orientations, des chaînes de significa- tions qui non seulement échappent à la fonctionalité, mais auxquelles la fonctionalité se trouve pour une bonne partie asservie. On ne peut pas non plus comprendre les institutions (*) Les parties précédentes de ce texte ont été publiées dans les Nos 36, 37, 38 et 39 de cette révue. (1) V. le N° 39 de cette revue, p. 40 à 52. (2) « ...dire qu'une société fonctionne est un truisme ; mais dire que tout dans une société fonctionne est une absurdité ». Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris 1958, p. 17. (3) Même cela, du reste, ne va pas sans problèmes : nous avons deja rappelé l'existence d'institutions dysfonctionnelles, notamment dans les sociétés modernes, ou l'absence d'institutions nécessaires à certaines fonctions. Cf. N° 39 de cette revue, p. 42. 37 simplement comme un réseau symbolique (4). Les institutions forment un réseau symbolique mais ce réseau, par définition, renvoie à autre chose que le symbolisme. Toute interprétation purement symbolique des institutions ouvre immédiatement ces questions : pourquoi ce système-ci de symboles, et pas un autre ; quelles sont les significations véhiculées par les symboles, le système des signifiés auquel renvoie le système des signifiants ; pourquoi et comment les réseaux symboliques parviennent-ils à s'autonomiser. Et l'on soupçonne déjà que les réponses à ces questions sont profondément liées. a) Comprendre, autant que faire se peut, le « choix » qu'une société fait de son symbolisme, exige de dépasser les considérations formelles ou même « structurales ». Lorsqu'on dit, à propos du toté- misme, que telles espèces animales sont investies totémiquement non pas parce que « bonnes à manger » mais parce que « bonnes à pen- ser » (5), on dévoile sans doute une vérité importante. Mais celle-ci ne doit pas occulter les questions qui viennent après : pourquoi ces espèces sont-elles « meilleures à penser » que d'autres, pourquoi tel couple d'oppositions est-il choisi de préférence aux innombrables autres offerts par la nature, penser par qui, quand, comment bref, elle ne doit pas servir à évacuer la question du contenu, à éliminer la référence au signifié. Lorsqu'une tribu pose deux clans comme homologues au couple faucon-corneille, la question de savoir : pour- sens (4) Comme semble vouloir le faire de plus en plus Claude Lévi- Strauss. V. notamment Le totémisme aujourd'hui, Paris 1962 ; la discussion avec Paul Ricæur, dans Esprit, novembre 1963, notam- ment p. 636 : « Vous dites... que La pensée sauvage fait un choix pour la syntaxe contre la sémantique ; pour moi, il n'y a pas à choisir ...le sens résulte toujours de la combinaison d'éléments qui ne sont pas en, eux-mêmes signifiants... le est toujours réductible... derrière tout sens il y a un non-sens et le contraire n'est pas vrai... la signification est toujours phénoménale ». Aussi, Le cru et le cuit, Paris 1964 : « Nous ne prétendons donc pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes et à leur insu. Et peut-être... convient-il d'aller encore plus loin, en faisant abstraction de tout sujet pour considérer que, d'une certaine manière, le mythes se pensent entre eux. Car il s'agit ici de dégager non pas tellement ce qu'il y a dans les mythes... que le système des axiomes et des postulats définissant le meilleur code possible, capable de donner une signification commune à des élaborations inconscientes... » (p. 20, soul. dans le texte). Quant à cette signification. «...si l'on demande à quel ultime signifié ren- voient ces significations qui se signifient l'une l'autre, mais dont il faut bien qu'en fin de compte, et toutes ensemble elles se rapportent à quelque chose, l'unique réponse que suggère ce livre est que les mythes signifient l'esprit, qui les élabore au moyen du monde dont il fait lui-même partie » (ib., p. 346). Comme on sait que pour Lévi- Strauss l'esprit signifie le cerveau, et que celui-ci est carrément de l'ordre des choses, sauf qu'il possède cette bizarre propriété de pouvoir symboliser les autres choses, on aboutit à cette conclusion que l'activité de l'esprit consiste à se symboliser soi-même en tant que chose dotée de pouvoir symbolisateur. Toutefois, ce qui nous importe ici ne sont pas les apories philosophiques où conduit cette position, mais ce qu'elle laisse échapper d'essentiel dans le social- historique. (5) Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd'hui, l. c., p. 128. 38 quoi ce couple a-t-il été choisi parmi tous ceux qui pourraient con noter une différence dans la parenté, surgit aussitôt. Et il est clair que la question se pose avec infiniment plus d'insistance dans le cas des sociétés historiques (6). b) Comprendre, et même simplement saisir, le symbolisme d'une société, c'est saisir les significations qu'il porte. Ces significations n'apparaissent que véhiculées par des structures signifiantes ; mais cela ne veut pas dire qu'elles s'y réduisent, ni qu'elles en résultent de façon univoque, ni enfin qu'elles en sont déterminées. Lorsque, à propos du mythe d'Edipe, on dégage une structure qui consiste en deux couples d'oppositions (7), on indique probablement une condition nécessaire (comme les oppositions phonématiques dans la langue) pour que quelque chose soit dite. Mais qu'est-ce qui est dit ? Est-ce n'importe quoi c'est-à-dire le néant ? Est-il en l'occurrence indiffé- rent que cette structure, cette organisation à plusieurs étages de signifiants et de signifiés particuliers, transmet finalement une signi. fication globale ou un sens articulé, l'interdit et la sanction de l'in- ceste, et, par cela même, la constitution du monde humain comme cet ordre de coexistence où autrui n'est pas simple objet de mon désir mais existe pour soi et soutient avec un tiers des rapports auxquels l'accès m'est interdit ? Lorsqu'encore une analyse structurale réduit tout un ensemble de mythes archaïques à l'intention de signifier, par le moyen de l'opposition entre le cru et le cuit, le passage de la nature à la culture (8), n'est-il pas clair que le contenu ainsi signifié possède un sens fondamental : la question et l'obsession des origines, forme et partie de l'obsession de l'identité, de l'être du groupe qui se la pose ? Si l'analyse en question est vraie, elle signifie ceci : Les hommes se posent la question, qu'est-ce que le monde humain et ils y répondent par un mythe : le monde humain est celui qui fait subir une transformation aux données naturelles (où l'on fait cuire les aliments) ; c'est finalement une réponse rationnelle donnée dans l'imaginaire par des moyens symboliques. Il y a un sens qui ne peut jamais être donné indépendamment de tout signe, mais qui est autre chose que l'opposition des signes, et qui n'est forcément lié à aucune structure signifiante particulière, puisqu'il est, comme disait Shannon, ce qui reste invariant lorsqu'un message est traduit d'un code dans un autre, et même, pourrait-on ajouter, ce qui permet de définir l'identité (fut-elle partielle) dans le même code de messages dont la facture est différente. Il est impossible de soutenir que le sens est simplement ce qui résulte de la combinaison des signes (8 a). On peut tout autant dire que la combinaison des signes résulte du sensy car enfin le monde n'est pas fait que de gens qui interprètent le discours des autres ; pour que ceux-là existent, il faut d'abord que ceux-ci aient parlé, et parler c'est déjà choisir des signes, hésiter, se reprendre, rectifier les signes déjà choisis en fonction d'un sens. Le musicologue structuraliste est une personne infiniment respectable, à condition qu'il n'oublie pas qu'il doit son existence (du point de vue économique, mais aussi ontologique) à quelqu'un d'autre qui, avant lui, a parcouru le chemin inverse ; à savoir, au musicien créateur qui (6) Cette question, la science qui travaille pour ainsi dire au ras du symbolisme, la lingustique, en vient derechef à se le poser. Cf. Roman Jacobson, Essai de linguistique générale, Paris 1963, Ch. VII (« L'aspect phonologique et l'aspect grammatical du langage dans leurs interrelations »), Encore moins peut-on éviter de la poser dans les autres domaines de la vie historique, où F. de Saussure n'aurait jamais pensé étendre le principe de l' « arbitraire du signe ». (7) V. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, I. c., pp. 235-243. (8) Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, l. c. (8 a) Lévi-Strauss, in Esprit, l. c. 39 - (consciemment ou inconsciemment, peu importe) a posé et même choisi ces « oppositions de signes », a biffé des notes sur une parti- tion, a enrichi ou appauvri tel accord, confié finalement aux bois telle phrase initialement donnée aux cuivres, guidé par une signification musicale à exprimer (et qui, bien entendu, ne cesse pas d'être influen- cée, le long de la composition, par les signes disponibles dans le code utilisé, dans le langage musical que le compositeur a adopté bien que finalement un grand compositeur modifie ce langage lui-même et constitue en masse ses propres signifiants). Cela vaut tout autant pour le mythologue ou pour l'anthropologue structuraliste, sauf qu'ici le créateur c'est une société entière, la reconstruction des codes est beaucoup plus radicale, et beaucoup plus enfouie bref, la constitu- tion des signes en fonction d'un sens est une affaire infiniment plus complexe. Considérer le sens comme simple « résultat » de la diffé- rence des signes, c'est transformer les conditions nécessaires de lec- ture de l'histoire en conditions suffisantes de son existence. Et certes, ces conditions de lecture sont déjà intrinsèquement des conditions d'existence, puisqu'il n'y a histoire que du fait que les hommes com- muniquent et coopèrent dans un milieu symbolique. Mais ce symbo- lisme est lui-même créé. L'histoire n'existe que dans et par le « lan- gage » (toutes sortes de langages), mais ce langage, elle se le donne, elle le constitue, elle le transforme. Ignorer ce versant de la question, c'est poser à jamais la multiplicité des systèmes symboliques (et donc institutionnels) et leur succession comme des faits bruts sur lesquels il n'y aurait rien à dire (et encore moins à faire), éliminer la question historique par excellence : la genèse du sens, la production de nou- veaux systèmes de signifiés et de signifiants. Et, si cela est vrai de la constitution historique de nouveaux systèmes symboliques, il l'est tout autant de l'utilisation, à chaque instant, d'un système symbolique établi et donné. Dans ce cas, non plus, on ne peut dire, absolument, ni que le sens « résulte » de l'opposition des signes, ni l'inverse ; car cela transporterait ici des relations de causalité, ou en tout cas de correspondance bi-univoque rigoureuse, qui masq? aient et annu- leraient ce qui est la caractéristique la plus profonde du phénomène symbolique, à savoir son indétermination relative. Au niveau le plus élémentaire, cette indétermination est déjà clairement indiquée par le phénomène, découvert par Freud, de la sur-détermination des sym- boles (plusieurs signifiés peuvent être attachés au même signifiant) auquel il faut ajouter le phénomène inverse, que l'on pourrait appeler la sur-symbolisation du sens (le même signifié est porté par plusieurs signifiants ; il y a, dans le même code, des messages équi- valents, il y a, dans toute langue, des « traits redondants », etc.) Les tendances extrémistes du structuralisme résultent de ce qu'il cède effectivement à « l'utopie du siècle », qui n'est pas « de cons- truire un système de signes sur un seul niveau d'articulation » (8b) mais bel et bien d'éliminer le sens (et, sous une autre forme, d'éli- miner l'homme). C'est ainsi qu'on réduit le sens, pour autant qu'il n'est pas identifiable à une combinaison de signes (ne serait-ce que comme son résultat nécessaire et univoque), à une intériorité non- transportable, à une « certaine saveur » (8bb). C'est qu'on semble ne pou- voir concevoir le sens que dans son acception psychologique-affective la plus limitée. Mais l'interdiction de l'inceste n'est pas une saveur, c'est une loi, à savoir une institution qui porte une signification, symbole, mythe et énoncé de règle qui renvoie à un sens organisateur d'une infinité d'actes humains, qui fait lever au milieu du champ du possible la muraille qui sépare le licite et l’illicite, qui crée une valeur, et réarrange tout le système des signifiants, donnant par exemple à (8 b) Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, p. 32. (8 bb) Lévi-Strauss, in Esprit, l. c., p. 637, 641. 40 la consanguinité un contenu qu'elle ne possédait pas « avant ». La différence entre nature et culture n'est pas davantage la simple diffé- rence de saveur entre le cru et le cuit, elle est un monde de signifi- cations. C) Enfin, il est impossible d'éliminer la question : comment et pourquoi le système symbolique des institutions parvient-il à s'autono- miser ? Comment et pourquoi la structure institutionnelle, aussitôt posée, dévient-elle un facteur auquel la vie effective de la société est subordonnée et comme asservie ? Dire qu'il est dans la nature du symbolisme de s'autonomiser serait pire qu'une innocente tautologie. Cela reviendrait à dire qu'il est dans la nature du sujet de s'aliéner dans les symboles qu'il emploie, donc abolir tout discours,' tout dia- logue, toute vérité en posant que tout ce que nous disons est porté par la fatalité automatique des chaînes symboliques (8 c). Et nous savons en tout cas que l'autonomisation du symbolisme comme tel, dans la vie sociale, est un phénomène second. Lorsque la religion se tient, face à la société, comme un facteur autonomisé, les symboles religieux n'ont indépendance et valeur que parce qu'ils incarnent la signification religieuse, leur éclat est d'emprunt comme le montre le fait que la religion peut investir de nouveaux symboles, créer de nouveaux signifiants, s'emparer d'autres régions pour les sacraliser. Il n'est pas inévitable de tomber dans les trappes du symbolisme, pour en avoir reconnu l'importance. Le discours n'est pas indépendant du symbolisme, et cela signifie bien autre chose qu’un simple « condition externe » : le discours est pris dans le symbolisme. Mais cela ne veut pas dire qu'il lui est fatalement asservi. Et surtout, ce que le discours vise, c'est autre chose que le symbolisme : c'est un sens, qui peul être perçu, pensé ou imaginé ; et ce sont les modalités de ce rapport au sens qui en font un discours ou un délire (qui peut être grammaticalement, syntactiquement et lexicalement im- peccable). La distinction, qu'il nous est impossible d'éviter, entre celui qui, regardant la Tour Eiffel, dit : « C'est la Tour Eiffel », et celui qui dit : « Tiens, voici grand-mère », ne peut être trouvée que dans le rapport du signifié de leur discours avec un signifié canonique des termes qu'il utilise et avec un noyau indépendant de tout discours et de toute symbolisa- tion. Le sens, c'est ce noyau indépendant qui vient à l'expres- sion (qui, dans cet exemple, est l' « état réel des choses »). Nous poserons donc qu'il y a des significations indépen- dantes des signifiants qui les portent, et qui jouent un rôle dans le choix et dans l'organisation de ces signifiants. Ces significations peuvent correspondre au perçu, au rationnel, (8 c) On peut certes soutenir qu'un usage lucide du symbolisme est possible au niveau individuel (pour le langage, par exemple), et non au niveau collectif (relativement aux institutions). Mais il fau- drait le montrer, et cette démonstration ne pourrait de toute évidence pas s'appuyer sur la nature du symbolisme comme tel. Nous ne disons pas qu'il n'y a pas de différence entre les deux niveaux, ni même qu'elle est simplement de degré (complexité plus grande du social, etc). Nous disons simplement qu'elle relève d'autres facteurs que le symbolisme, à savoir du caractère beaucoup plus profond (et difficile à dégager) des significations imaginaires sociales. V. plus loin. 41 « Nom ou à l'imaginaire. Les rapports intimes qui existent prati- quement toujours entre ces trois pôles ne doivent pas nous faire perdre de vue leur spécificité. Soit Dieu. Quels que soient les points d'appui que sa représentation prenne dans le perçu ; quelle que soit son efficace rationnelle comme principe d'organisation du monde pour certaines cultures, Dieu n'est ni une signification de réel, ni une signification de rationnel ; il n'est pas non plus symbole d'autre chose. Qu'est ce que Dieu non pas comme concept de théologien, ni comme idée de philosophe — mais pour nous qui pensons ce qu'il est pour ceux qui croient en Dieu ? Ils ne peuvent l'évoquer, s'y référer qu'à l'aide de symboles, ne serait-ce que le mais pour eux, et pour nous qui considérons ce phénomène historique constitué par Dieu et ceux qui croient en Dieu, il dépasse indéfiniment ce «Nom», il est autre chose. Dieu n'est ni le nom de Dieu, ni les images qu'un peuple peut s'en donner, ni rien de similaire. Porté, indiqué par tous ces symboles, il est, dans chaque religion, ce qui fait de ces symboles des symboles religieux, -- une signi. fication centrale, organisation en système de signifiants et de signifiés, ce qui soutient l'unité croisée des uns et des autres, ce qui en permet aussi l'extension, multiplication, modification, etc. Et cette signification, ni d'un perçu (réel) ni d'un pensé (rationnel), est une signification imaginaire. Soit encore ce phénomène que Marx a appelé la réifica- tion, et, plus généralement, cette attitude qui consiste à « dés- humaniser » les individus des classes exploitées dans certaines phases historiques : un esclave est vu comme animal vocale, l'ouvrier comme « écrou de la machine » ou simple marchan- dise. Il nous importe peu, ici, que cette assimilation ne par- vient jamais à se réaliser totalement, que la réalité humaine des esclaves ou des ouvriers la met en question, etc. (8 d). Quelle est la nature de cette signification – qui, il faut bien le souligner, loin d'être simplement concept ou représenta- tion, est une signification opérante, avec des lourdes consé- quences historiques et sociales ? Un esclave n'est pas un animal, un ouvrier n'est pas une chose ; mais la réification n'est ni une fausse perception du réel, ni une erreur logique ; et l'on ne peut pas en faire non plus un « moment dialec- tique » dans une histoire totalisée de l'avènement de la vérité de l'essence humaine, où celle-ci se nierait radicalement avant et afin de pouvoir se réaliser positivement. La réification est une signification imaginaire (inutile de rappeler ici que (8 d) Nous nous sommes expliqués ailleurs sur la relativité du concept de réification ; cf., Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, Nºs 31, 32 et 33, en particulier N° 33, p. 64-65 ; aussi Recommencer la révolution, Nº 35, p. 7-8. Ce qui met en question la réification, et la relativise comme catégorie et comme réalité, c'est la lutte des esclaves. ou des ouvriers. 42 l'imaginaire social, tel que nous l'entendons, est plus réel que le « réel »). Si l'on veut la saisir du point de vue étroitement symbolique, ou « linguistique », elle apparaît comme un dépla- cement de sens, comme une combinaison de métaphore et de métonymie. L'esclave ne peut « être » animal que métaphori- quement, et cette métaphore, comme toute métaphore, s'appuie sur une métonymie, la partie étant prise pour le tout aussi bien chez l'animal que chez l'esclave et la pseudo-identité des propriétés partielles étant étendue sur le tout des objets considérés. Mais ce glissement de sens qui est après tout l'opération indéfiniment répétée du symbolisme - le fait que sous un signifiant survient un autre signifié, est simple- ment une façon de décrire ce qui s'est passé, et ne rend compte ni de la genèse, ni du mode d'être du phénomène considéré. Ce dont il s'agit dans la réification dans le cas de l'esclavage ou dans le cas du proletariat c'est l'instau- ration d'une nouvelle signification opérante, la saisie d'une catégorie d'hommes par une autre catégorie comme assimi- lable, à tous égards pratiques, à des animaux ou à des choses. C'est une création imaginaire, dont ni la réalité, ni la rationa- lité, ni les lois du symbolisme ne peuvent rendre compte (autre chose si cette création ne peut pas « violer » les lois du réel, du rationnel et du symbolique), et qui n'a pas besoin d'être explicitée dans les concepts ou les représentations pour exister, qui agit dans la pratique et le faire de la société considérée comme sens organisateur du comportement humain et des relations sociales indépendamment de son existence « pour la conscience » de cette société. L'esclave est méta- phorisé comme animal, l'ouvrier comme marchandise dans la pratique sociale effective longtemps avant les juristes romains, Aristote ou Marx. Ce qui rend le problème difficile, ce qui probablement explique pourquoi il n'a été vu pendant longtemps que de façon partielle, et pourquoi aujourd'hui encore, aussi bien en anthropologie qu'en psy- chanalyse, on constate les plus grandes difficultés à distinguer les registres et l'action du symbolique et de l'imaginaire, ce ne sont pas seulement les préjugés « réalistes » et « rationalistes » (dont les ten- dances les plus extrêmes du « structuralisme » contemporain repré- sentent un curieux mélange) qui répugnent à admettre le rôle de l'imaginaire. C'est que, dans le cas de l'imaginaire, le signifié auquel renvoie le signifiant est presqu’insaisissable comme tel, et par défini- tion son: « mode d'être » est un mode de non-être. Dans le registre du perçu (réel) « extérieur » ou « intérieur », l'existence physiquement distincte du signifiant et du signifié est immédiate : personne ne confondra le mot arbre avec un arbre réel, le mot colère ou tristesse avec les affects correspondants. Dans le registre du rationnel, la dis- tinction n'est pas moins claire : nous savons que le mot (le « terme ») qui désigne un concept est une chose, et le concept lui-même en est une autre. Mais dans le cas de l'imaginaire, les choses sont moins simples. Certes, nous pouvons ici aussi distinguer, à un premier niveau, les mots et ce qu'ils désignent, signifiants et signifiés : Cen- taure est un mot, qui renvoie à un être imaginaire distinct de ce mot, et que l'on peut « définir » par des mots (par quoi il s'assimile à un 43 pseudo-concept) ou représenter par des images (par quoi il s'assimile à un pseudo-perçu) (8e). Mais déjà ce cas facile et superficiel (car le Centaure imaginaire n'est rien d'autre qu'un réassemblage de mor- ceaux décollés d'êtres réels) ne s'épuise pas dans ces considérations, car pour la culture qui vivait la réalité mythologique des Centaures, l'être de ceux-ci était bien autre chose que la description verbale ou la représentation sculptée que l'on pouvait en donner. Mais cette a-réalité dernière, comment la tenir ? Elle ne se donne, d'une certaine façon, comme les « choses en soi », qu'à partir de ses conséquences, de ses résultats, de ses dérivés. mment saisir Dieu, en tant que signification imaginaire, autrement qu'à partir des ombres (des Abschattungen) projetées sur l'agir social effectif des peuples mais, en même temps, comment ne pas voir que, de même que la chose perçue, il est condition de possibilité d'une série inépuisable de telles ombres, mais, à l'opposé de la chose perçue, il n'est jamais donné « en personne » ? Soit un sujet qui vit une scène dans l'imaginaire, se livre à une rêverie ou double fantasmatiquement une scène vécue. La scène consiste em ; « images » au sens le plus large du terme. Ces images sont faites du même matériau dont on peut faire des symboles ; sont- elles des symboles ? Dans la conscience explicite du sujet, non ; elles ne sont pas là pour autre chose, elles sont « vécues » pour elles- mêmes. Mais cela n'épuise pas la question, Elles peuvent représenter autre chose, un fantasme inconscient et c'est généralement ainsi que le psychanalyste les verra. L'image est donc ici symbole mais. de quoi ? Pour le savoir, il faut entrer dans les dédales de l'élabora- tion symbolique de l'imaginaire dans l'inconscient. Qu'y a-t-il au bout ? Quelque chose qui n'est pas là pour représenter autre chose, qui est plutôt condition opérante de toute représentation ultérieure, mais qui existe déjà lui-même dans le mode de la représentation : le fantasme fondamental du sujet, sa scène nucléaire (non pas la « scène primitive »), où existe ce qui constitue le sujet dans sa singularité : son schèrne organisateur-organisé qui s'image, et qui existe non pas dans la symbolisation, mais dans la présentification imaginaire qui est déjà pour le sujet signification incarnée et opérante, première saisie et constitution d'emblée d'un système relationnel articulé posant, séparant et unissant « intérieur » et « extérieur », ébauche de geste et ébauche de perception, répartition de rôles archétypaux et imputation originaire de rôle au sujet lui-même, valorisation et dévalorisation, source de la signifiance symbolique ultérieure, origine des investissements symboliques privilégiés et spécifiques du sujet, un structurant-structuré. Sur le plan individuel, la production de ce fantasme fondamental relève de ce que nous avons appelé l'imagi- naire radical (ou l'imagination radicale); ce fantasme lui-même existe à la fois dans le mode de l'imaginaire effectif (de l'imaginé) et est première signification et noyau de significations ultérieures. Ce fantasme fondamental, il est douteux que l'on puisse le saisir directement ; tout au plus peut-on le reconstruire à partir de ses manifestations, parce qu'il apparaît en effet comme fondement de possibilité et d'unité de tout ce qui fait la singularité du sujet autre- ment que comme singularité purement combinatoire, de tout ce qui dans la vie du sujet dépasse sa réalité et son histoire, condition der- nière pour qu'au sujet une réalité et une histoire surviennent. Lorsqu'il s'agit de la société qu'il n'est évidemment pas ques- tion de transformer en « sujet », ni au propre, ni métaphoriquement (8 e) Il y a une « essence » du Centaure : deux ensembles définis de possibles et d'impossibles. Cette « essence » est « représentable » : il n'y a aucune imprécision concernant l'apparence physique « géné- rique » du Centaure. 44 nous rencontrons cette difficulté à un degré redoublé. Car nous avons bien ici, partir de l'imaginaire qui foisonne immédiatement à la surface de la vie sociale, la possibilité de pénétrer dans le laby- rinthe de la symbolisation de l'imaginaire ; et en poussant l'analyse, nous parvenons à des significations qui ne sont pas là pour repré- senter autre chose, qui sont comme les articulations dernières que la société en question a imposées au monde, à elle-même et à ses besoins, les schémas organisateurs qui sont condition de représentabilité de tout ce que cette société peut se donner. Mais par leur nature même, ces schémas n’existent pas eux-mêmes sous le mode d'une représenta- tion sur laquelle on pourrait, à force d'analyses, mettre le doigt. On ne peut parler ici d'une « image », quelque vague et quelqu'indéfini que soit le sens donné à ce terme. Dieu est peut-être, pour chacun des fidèles, une « image » qui peut même être une représentation « précise » -, mais Dieu, en tant que signification sociale imaginaire, n'est ni la « somme », ni la « partie commune », ni la « moyenne » de ces images, il est plutôt leur condition de possibilité et ce qui fait que ces images sont des images « de Dieu ». Et le noyau imaginaire du phénomène de réification n'est « image » pour personne. Les signi- fications imaginaires sociales n'existent pas à proprement parler dans le mode d'une représentation ; elles sont d'une autre nature, pour laquelle il est vain de chercher une analogie dans les autres domaines de notre expérience. Comparées aux significations imaginaires indivi- duelles, elles sont infiniment plus vastes qu’un fantasme (le scheme sous-jacent à ce que l'on désigne comme ľ « image du monde » juive, grecque ou occidentale s'étend à l'infini) et elles n'ont pas un lieu d’existence précis (si tant est que l'on peut appeler l'inconscient indi- viduel un lieu d'existence précis). Elles ne peuvent être saisies que de manière dérivée et oblique : comme l'écart à la fois évident et impossible à délimiter exactement entre la vie et l'organisation effec- tive d'une société et cet autre terme, également impossible à définir : cette vie et cette organisation conçues de façon strictement « fono- tionnelle-rationnelle » ; comme une « déformation cohérente » du système des sujets, des objets et de leurs relations ; comme la cour bure spécifique à chaque espace social ; comme le ciment invisible tenant ensemble cet immense bric-à-brac de réel, de rationnel et de symbolique qui constitue toute société et comme le principe qui choisit et informe les bouts et les morceaux qui y seront admis. Les signifi- cations imaginaires sociales — en tout cas celles qui sont vraiment dernières ne dénotent rien, et elles connotent à peu près touti; et c'est pour cela qu'elles sont si souvent confondues avec leurs symboles, non seulement par les peuples qui les portent, mais par les scienti- fiques qui les analysent et qui en viennent de ce fait à considérer que leurs signifiants se signifient eux-mêmes (puisqu'ils ne renvoient à aucun réel, aucun rationnel que l'on pourrait désigner), et à attribuer à ces signifiants comme tels, au symbolisme pris en lui-même, un rôle et une efficace infiniment supérieurs à ceux qu'ils possèdent certai- nement. Mais n'y aurait-il pas la possibilité d'une « réduction » de cet imaginaire social à l'imaginaire individuel ce qui fournirait, du même coup, un contenu dénotable à ces signifiants ? Ne pourrait-on pas dire que Dieu, par exemple, dérive des inconscients individuels, et qu'il signifie très précisément un moment fantasmatique essentiel de ces inconscients, le père imaginaire ? De telles réductions comme celle tentée par Freud pour la religion, par exemple, celles aussi que l'on pourrait tenter pour les significations imaginaires de notre propre culture nous semblent contenir une part de vérité importante, mais non pas épuiser la question. Il est incontestable qu'une signification imaginaire doit trouver ses points d'appui dans l'inconscient des individus; mais cette condition n'est pas suffisante, et l'on peut même se demander légitimement si elle est condition plutôt que résultat. 45 L'individu et sa psyché semblent à certains égards, surtout à nous, hommes d'aujourd'hui, posséder une « réalité » éminente, dont le social serait privé. Mais à d'autres égards cette conception est illu- soire, « l'individu est une abstraction » ; le fait que le champ social- historique n'est jamais saisissable comme tei mais seulement par ses « effets » ne prouve pas qu'il possède une moindre réalité, ce serait plutôt le contraire. Le poids d'un corps traduit une propriété de ce corps, mais aussi du champ gravitationnel environnant, lequel n'est perceptible que par des effets « mixtes » de cet ordre ; et ce qui appartient « en propre » au corps considéré, sa masse dans la concep- tion classique, ne serait pas, à en croire certaines conceptions cosmo- logiques modernes, une « propriété » du corps, mais l'expression de l'action sur ce corps de tous les autres corps de l'univers (principe de Mach), en bref, une propriété de « co-existence » qui surgit au niveau de l'ensemble. Que dans le monde humain nous rencontrons quelque chose qui est à la fois moins et plus qu'une « substance », l'individu, le sujet, le pour-soi, ne doit pas faire diminuer à nos yeux la réalité du « champ ». Concrètement, en posant, comme dans l'interprétation freudienne de la religion, l'existence d'une « place à combler dans l'inconscient individuel, et en acceptant sa lecture des processus qui produisent la nécessité de la sublimation religieuse, il n'en reste pas moins que l'individu ne peut pas combler cette place par ses propres productions, mais seulement en utilisant des signifiants dont il n'a pas la libre disposition. Ce que l'individu peut produire, c'est des fantasmes privés, ce n'est pas des institutions. La jonction s'opère parfois, de façon même que l'on peut situer et dater, chez les fonda- teurs de religion et quelques autres « individus exceptionnels », dont le fantasme privé vient combler là où il faut et à point nommé le trou de l'inconscient des autres, et possède suffisamment de « cohé. rence » fonctionnelle et rationnelle pour s'avérer viable une fois sym- bolisé et sanctionné c'est-à-dire institutionnalisé. Mais cette constatation ne résoud pas le problème dans le sens « psychologique », non seulement parce que ces cas sont les plus rares, mais parce que même sur eux l'irréductibilité du social est facilement lisible. Pour que cette jonction entre les tendances des inconscients individuels puisse se produire, pour que le discours du prophète ne reste pas hallucination personnelle ou crédo d’une secte éphémère, il faut que des conditions sociales favorables aient façonné, sur une aire indé- finie, les inconscients individuels, et les aient préparés à cette « bonne nouvelle ». Et le prophète lui-même travaille dans et par l'institué, même s'il le bouleverse il y prend appui ; toutes les religions dont nous connaissons la genèse sont des transformations de religions précédentes, ou bien contiennent une composante énorme de syncrétisme. Seul le mythe des origines, formulé par Freud dans « Totem et tabou », échappe en partie à ces considérations, et cela parce que c'est un mythe, mais aussi pour autant qu'il se réfère à un état hybride et, à vrai dire, incohérent. L'institué est déjà là, la horde primitive elle-même n'est pas un fait de nature, ni la castra- tion des enfants mâles, ni la préservation du dernier-né ne peuvent être considérées comme relevant d'un « instinct » biologique (à quelle finalité, et comment celui-ci aurait-il « disparu » par la suite ?) mais traduisent déjà la pleine action de l'imaginaire, sans laquelle du reste la soumission des descendants est inconcevable, le meurtre du père n'est pas acte inaugural de la société mais réponse à la castration (et celle-ci qu'est-elle sinon parade anticipée ?), comme la communauté des frères, en tant qu'institution, succède au pouvoir absolu du père, est donc révolution plutôt qu'instauration première. Ce qui n'est pas encore là, dans la « horde primitive », c'est que l'institution, dont tous les autres éléments sont présents, n'est pas symbolisée comme telle. Il reste qu'en dehors d'une postulation mythique des origines, toute tentative de dérivation exhaustive des significations sociales à partir de la psyché individuelle paraît vouée à l'échec car méconnais- sant l'impossibilité d'isoler cette psyché d'un continuum social tou- jours déjà institué. Et, pour qu'une signification sociale imaginaire soit, il faut des signifiants collectivement disponibles, mais surtout des signifiés qui n'existent pas sous le mode sous lequel existent les signi- fiés individuels (comme perçus, pensés ou imaginés par tel sujet). La fonctionalité emprunte son sens hors d'elle-même ; le symbolisme se réfère nécessairement à quelque chose qui n'est pas du symbolique, et qui n'est pas non plus seulement du réel-rationnel. Cet élément, qui donne à la fonctionalité de chaque système institutionnel son orientation spécifique, qui surdétermine le choix et les connexions des réseaux symbo- liques, création de chaque société, de chaque époque histo- rique, sa façon singulière de vivre, de voir et de faire sa propre existence, son monde et ses rapports à lui, ce structurant ori- ginaire, ce signifié signifiant central, source de ce qui se donne chaque fois comme sens indiscutable et indiscuté, sup- port des articulations et des distinctions de ce qui importe et de ce qui n'importe pas, origine du surcroît d'être des objets d'investissement pratique, affectif et intellectuel, individuels ou collectifs cet élément n'est rien d'autre que l'imaginaire de la société ou de l'époque considérée. Aucune société ne peut exister si elle n'organise pas la production de sa vie matérielle et sa reproduction en tant que société. Mais ni l'une ni l'autre de ces organisations ne sont et ne peuvent être dictées inéluctablement par des lois natu- relles ou par des considérations rationnelles. Dans ce qui apparaît ainsi comme marge d'indétermination, se place ce qui, du point de vue de l'histoire (pour laquelle ce qui importe n'est certes pas que les hommes ont chaque fois mangé ou engendré des enfants, mais, d'abord, qu'ils l'ont fait dans une infinie variété de formes) est l'essentiel — à savoir que le monde total donné à cette société est saisi d'une façon déter- minée pratiquement, affectivement et mentalement, qu'un sens articulé lui est imposé, que des distinctions sont opérées corrélatives à ce qui vaut et à ce qui ne vaut pas (dans tous les sens du mot valoir, du plus économique au plus spécu- latif), entre ce qui doit se faire et ce qui ne doit pas se faire (9). Cette structuration trouve certes ses points d'appui dans la corporalité, pour autant que le monde donné à la sensoria- lité est déjà nécessairement un monde articulé, pour autant aussi que la corporalité est déjà besoin, que donc objet maté- ce (9) Valeur et non-valeur, licite et illicite sont constitutifs de l'histoire et en sens, comme opposition structurante abstraite, presupposées par toute histoire. Mais ce qui est chaque fois valeur et non-valeur, licite et illicité, est historique et doit être interprété, autant que possible, dans son contenu. 47 riel et objet humain, nourriture, comme accouplement sexuel, sont déjà inscrits dans le creux de ce besoin, et qu'un rapport à l'objet et un rapport à l'autre humain, donc une première « définition » du sujet comme besoin et relation à ce qui peut combler ce besoin est déjà portée par son existence biologique. Mais ce présupposé universel, partout et toujours le même, est absolument incapable de rendre compte aussi bien des variations que de l'évolution des formes de vie sociale. ROLE DES SIGNIFICATIONS IMAGINAIRES. L'histoire est impossible et inconcevable en dehors de l'imagination productive ou créatrice, de ce que nous avons appelé l'imaginaire radical tel qu'il se manifeste à la fois et indissolublement dans le faire historique, et dans la consti- tution, avant toute rationalité explicite, d'univers de signifi. cations (10). Si elle inclut cette dimension que les philosophes idéalistes ont appelé liberté, et qu'il serait plus juste d'appeler indétermination (laquelle, présupposée par ce que nous avons défini comme l'autonomie, ne doit pas être confondue avec celle-ci), c'est que ce faire pose et se donne autre chose que ce qui simplement est, et qu'il est habité par des significations qui ne sont ni reflet du perçu, ni simple prolongement et sublimation des tendances de l'animalité, ni élaboration stric- tement rationnelle des données. Le monde social est chaque fois constitué et articulé en fonction d'un système de telles significations, et ces signifi- cations existent, une fois constituées, dans le mode de ce que avons appelé l'imaginaire effectif (ou l'imaginé). Ce n'est que relativement à ces significations que nous pouvons comprendre, aussi bien le « choix » que chaque société fait de son symbolisme, et et notamment de symbolisme institutionnel, que les fins auxquelles elle subordonne la « fonctionalité ». Prise incontestablement dans les contraintes nous son (10) Le rôle fondamental de l'imagination, au sens le plus radical, était vu par la philosophie classique allemande, déjà par Kant, mais surtout par Fichte, pour qui la Produktive Einbildungskraft est un « Faktum de l'esprit humain » qui est, en dernière analyse, non- fondable et non-fondé et qui rend possibles toutes les synthèses de la subjectivité. Telle est du moins la position de la première Wissens- chaftslehre, où l'imagination productive est ce sur quoi « est fondée la possibilité de notre conscience, de notre vie, de notre être pour nous, c'est-à-dire de notre être comme Je ». V. notamment R. Kroner, Von Kant bis Hegel, 2 Aufl., Tübingen, 1961, Vol. I, pp. 448 et S., 477-480, 484-486. Cette intuition essentielle a été obscurcie par la suite (et déjà dans les æuvres ultérieures de Fichte), surtout en fonction d'un retour vers le problème de la validité générale (Allgemeingüi- tigkeit) du savoir, qui paraît presqu'impossible à penser en termes d'imagination. 48 du réel et du rationnel, insérée toujours dans une continuité historique et par conséquent co-déterminée par ce qui était déjà là, travaillant toujours avec un symbolisme déjà donné et dont la manipulation n'est pas libre, leur production ne peut pas être exhaustivement réduite à un de ces facteurs ou à leur ensemble. Elle ne le peut pas, car aucun de ces facteurs ne peut remplir leur rôle, ne peut « répondre » aux questions auxquelles elles « répondent ». Toute société jusqu'ici a essayé de donner une réponse à un nombre limité de questions fondamentales : qui sommes- nous, comme collectivité ? que sommes-nous, les uns pour les autres ? où et dans quoi sommes-nous ? que voulons-nous, que désirons-nous, qui est ce qui nous manque ? La société doit définir son « identité » ; son articulation ; son articulation ; le monde, ses rapports à lui et aux objets qu'il contient ; ses besoins et ses désirs. Sans la « réponse » à « questions », sans « définitions », il n'y a pas de monde humain, pas de société et pas de culture car tout resterait chaos indif- férencié. Le rôle qu'ont joué jusqu'ici les significations ima- ginaires, a été de fournir une réponse à ces questions, réponse que, de toute évidence, ni la « réalité >> ni la «ratio- nalité » ne peuvent fournir (sauf dans un sens spécifique, sur lequel nous reviendrons). . ces ces Bien entendu, lorsque nous parlons de « questions », de « ré- ponses », de « définitions », nous parlons métaphoriquement. Il ne s'agit pas de questions et de réponses posées explicitement, et les définitions ne sont pas données dans le langage. Les questions ne sont même pas posées préalablement aux réponses. La société se constitue en faisant émerger une réponse de fait à ces questions dans sa vie, dans son activité. C'est dans le faire de chaque collectivité qu'apparaît comme sens incarné la réponse à ces questions, c'est ce faire social qui ne se laisse comprendre que comme réponse à cette question qu'il pose. Lorsque le marxisme croit montrer que ces questions et les réponses correspondantes relèvent de cette partie de la « superstruc- ture » idéologique qu'est la religion ou la philosophie, et qu'en réalité elles ne sont que reflet déformé et réfracté des conditions réelles et de l'activité sociale des hommes, il a en partie raison pour autant qu'il vise la théorisation explicite, pour autant aussi que celle-ci est effec- tivement (bien que non intégralement) sublimation et déformation idéologique, et que le sens authentique d'une société est à chercher en premier lieu dans sa vie et son activité effectives. Mais il a tort lors- qu'il croit que cette vie et cette activité puissent être saisies en dehors d'un sens qu'elles portent, ou que ce sens « va de soi » (qu'il serait, par exemple, la « satisfaction des besoins »). Vie et activité des socié- tés sont précisément la position, la définition de ce sens, le travail des hommes (au sens le plus étroit comme au sens le plus large) indique par tous ses côtés, dans ses objets, dans ses fins, dans ses modalités, dans ses instruments, une façon chaque fois spécifique de saisir le monde, de se définir comme besoin, de se poser par rapport aux autres êtres humains. Sans tout cela (et non simplement parce qu'il présup- pose la représentation mentale préalable des résultats, comme dit Marx), il ne se distinguerait pas effectivement de l'activité des abeilles. L'homme est un animal inconsciemment philosophique, qui 49 s'est posé les questions de la philosophie dans les faits longtemps que la philosophie existe comme réflexion explicite ; et il est un animal poétique, qui a fourni dans l'imaginaire des réponses à ces questions. un comme Nous essaierons maintenant d'indiquer brièvement le rôle des significations sociales imaginaires dans les domaines indi- qués plus haut. D'abord, l'être du groupe et de la collectivité : chacun se définit, et est défini pour les autres, par rapport à « nous ». Mais ce « nous », ce groupe, cette collectivité, cette société, c'est qui, c'est quoi ? C'est d'abord un symbole, les insignes d'existence que ce sont toujours donné chaque tribu, chaque cité, chaque peuple. Avant tout, c'est bien sûr un nom. Mais ce nom, conventionnel et arbitraire, n'est-il ei conventionnel et arbitraire ? Ce signifiant renvoie à deux signifiés, qu'il réunit indissolublement. Il désigne la collec- tivité dont il s'agit, mais il ne la désigne pas simple extension, il la désigne en même temps comme compré- hension, comme quelque chose, qualité ou propriété. Nous sommes les léopards. Nous sommes les ara. Nous sommes les Fils du Ciel. Nous sommes les enfants d’Abraham, peuple élu que Dieu fera triompher de ses ennemis. Nous sommes les Héllènes ceux de la lumière. Nous nous appelons, ou les autres nous appellent, les germains, les francs, les teutsch, les slaves. Nous sommes les enfants de Dieu qui a souffert pour nous. Si ce nom était symbole à fonction exclusivement rationnelle, il serait signe pur, dénotant simplement ceux qui appartiennent à telle collectivité elle-même désignée par référence à des caractéristiques extérieures dépourvues d'ambiguïté (« les habitants du XXe arrondissement de Paris »). Mais cela n'est le cas que pour les découpages admi- nistratifs des sociétés modernes. Autrement, pour les collecti- vités historiques d'autrefois on constate que le nom ne s'est pas borné à les dénoter, qu'il les a en même temps connotées et cette connotation renvoie à un signifié qui n'est ni ne peut être réel, ni rationnel, mais imaginaire (quel que soit le contenu spécifique, la nature particulière, de cet imagi- naire). Mais, en même temps ou au-delà du nom, dans les totems, dans les Dieux de la cité, dans l'extension spatiale et tempo- relle de la personne du Roi, se constitue, s'alourdit et se maté- rialise l'institution qui pose la collectivité comme existante, comme substance définie et durable au-delà de ses molécules périssables, qui répond à la question de son être et de son identité en les référant à des symboles qui l'unissent à une autre « réalité ». La nation (dont on aimerait bien qu'un marxiste autre 50 que Staline explique, au-delà des accidents de sa constitution historique, les fonctions réelles depuis le triomphe du capi- talisme industriel) joue aujourd'hui ce rôle, remplit cette fonction d'identification par cette référence triplement ima- ginaire à une « histoire commune » triplement, car cette histoire n'est que du passé, car elle n'est pas tellement commune, car enfin ce qui en est sû et sert de support à cette identification collectivisante dans la conscience des gens est mythique pour la plus grande partie. Cet imaginaire de la nation s'avère pourtant plus solide que toutes les réalités, comme l'ont montré deux guerres mondiales et la survie des nationalismes. Les « marxistes » d'aujourd'hui qui croient éli- miner tout cela en disant simplement : « le nationalisme est une mystification >> se mystifient évidemment eux-mêmes. Que le nationalisme soit une mystification, aucun doute. Qu'une mystification ait des effets aussi massivement et terriblement réels, qu'elle s'avère beaucoup plus forte que toutes les forces « réelles » (y compris le simple instinct de survie) qui « auraient dû » pousser depuis longtemps les prolétariats à la fraternisation, voilà le problème. Dire : « la preuve que le nationalisme était une simple mystification, donc quelque chose d'irréel, c'est qu'il va se dissoudre le jour de la révolu- tion mondiale », ce n'est pas seulement vendre la peau de l'ours, c'est dire : « Vous, hommes qui avez vécu de 1900 à 1965 et qui sait à quand encore, et vous les millions de morts des deux guerres, et tous les autres qui en avez souffert et en êtes solidaires, vous tous, vous in-existez, vous toujours inexisté au regard de la vraie histoire ; tout ce que vous avez vécu, c'était vos hallucinations, vos pauvres rêves d'ombres, ce n'était pas l'histoire. La vraie histoire, était ce virtuel invisible qui sera, et qui, derrière votre dos préparait la fin des vos illusions ». Et ce discours est incohérent, parce qu'il nie la réalité de l'histoire à laquelle il participe (un discours n'est quand même pas une forme du mouvement des forces productives) et parce que il appelle, par des moyens irréels ces hommes irréels à faire une révolution réelle. De même, chaque société définit et élabore une image du monde naturel, de l'univers où elle vit, en essayant chaque fois d'en faire un ensemble signifiant, dans lequel doivent trouver leur place certainement les objets et êtres naturels qui importent à la vie de la collectivité, mais aussi cette col- lectivité elle-même, et finalement un certain « ordre du monde ». Cette image, cette vision plus ou moins structurée de l'ensemble de l'expérience humaine disponible, utilise chaque fois les nervures rationnelles du donné, mais les dispose selon et les subordonne à des significations qui comme telles ne relèvent pas du rationnel (ni, du reste, d'un non-rationnel positif), mais de l'imaginaire. Cela est évident aussi bien pour avez 51 les croyances des sociétés archaïques (11) que pour les concep- tions religieuses des sociétés historiques ; et même le « ratio- nalisme » extrême des sociétés modernes n'échappe pas tota- lement à cette perspective. Image du monde, et image de soi-même (12) sont de toute évidence toujours liées. Mais leur unité est à son tour portée pour la définition que chaque société donne de ses besoins, telle qu'elle s'inscrit dans l'activité, le faire social effectif. L'image de soi que se, donne la société comporte comme moment essentiel le choix des objets, actes, etc., où s'incarne ce qui pour elle a' sens et valeur. La société se définit comme ce dont l'existence (l'existence « valorisée », l'existence « digne d'être vécue ») peut être mise en question par l'absence ou la pénu- rie de telle ou telle chose et, corrélativement, comme activité qui vise à faire exister cette chose en quantité suffisante et selon les modalités adéquates (chose qui peut être, dans certains cas, parfaitement immatérielle, par exemple la « sainteté »). On sait depuis toujours (au moins depuis Hérodote) que le besoin, qu'il soit alimentaire, sexuel, etc., ne devient besoin social qu'en fonc- tion d'une élaboration culturelle. Mais on se refuse la plupart du temps obstinément à tirer les conséquences de ce fait, qui réfute, nous l'avons déjà dit, toute interprétation fonctionaliste de l'histoire comme « interprétation dernière » (puisque, loin d'être dernière, elle reste suspendue en l'air faute de pouvoir répondre à cette question : qu'est-ce qui définit les besoins d'une société ?). Il est clair aussi qu'aucune interprétation « rationaliste » ne peut suffire à rendre compte de cette élaboration culturelle. On ne connaît pas de société où l'alimentation, l'habillement, l'habitat obéissent à des considéra- tions purement « utilitaires », ou « rationnelles ». On ne connaît pas se sans (11) Nous pensons que c'est dans cette perspective que doit être vu pour une grande partie le matériel examiné notamment par Claude Lévi Strauss dans la pensée sauvage, et qu'autrement les homologies de structure entre nature et société par exemple dans le totémisme (« vrai » ou « prétendu ») restent incompréhensibles. (12) A vrai dire c'est là une tautologie, puisqu'on ne voit pas comment une société pourrait « représenter » elle-même se situer dans le monde ; et l'on sait que toutes les religions insèrent d'une façon ou d'une autre l'être de l'humanité dans un système dont les dieux et le monde font partie. On sait également, au moins depuis les sophistes, que les hommes créent les dieux à leur propre image, par quoi il faut entendre à l'image de leurs relations effec- tives, elles-mêmes empreintes d'imaginaire, et à l'image de l'image qu'ils ont de ces relations (cette dernière étant largement incons- ciente). Les travaux de G. Dumézil ont montré avec précision, depuis vingt-cinq ans l'homologie d'articulation entre univers social et uni- vers des divinités sur l'exemple des religions indo-européennes. C'est dans la société contemporaine que pour la première fois, en même temps que cette liaison persiste sous de multiples formes, elle est mise en question, parce qu'image du monde et image de la société se dissocient, mais surtout parce qu'elles tendent à se disloquer cha- cune pour son compte. C'est là un des aspects de la crise de l'imagi- naire dans le monde moderne, sur laquelle nous revenons plus loin. 52 de culture où il n'y ait pas d'aliments « inférieurs », et nous serions étonné s'il en avait jamais existé une (en dehors des cas « catastro- phiques » ou marginaux, comme les aborigènes australiens décrits dans Les enfants du capitaine Grant [13]). Comment se fait cette élaboration ? C'est un problème immense, et toute réponse « simple » qui ignorerait l'interaction complexe d'une foule de facteurs (les disponibilités naturelles, les possibilités techni- ques, l'état « historique », les jeux du symbolisme, etc.) serait déses- pérément naïve. Mais il est facile de voir que ce qui constitue le besoin humain (comme distinct du besoin animal) c'est l'investisse- ment de l'objet avec une valeur qui dépasse, par exemple, la simple inscription dans l'opposition « instinctuelle » nutritif-non nutritif (qui « vaut » aussi pour l'animal) et qui établit, à l'intérieur du nutritif la distinction entre le mangeable et le non-mangeable, qui crée l'ali- ment au sens culturel et ordonne les aliments dans une hiérarchie, les classe en « meilleurs » et « moins bons » (au sens de la valeur culturelle, et non pas des goûts subjectifs). Ce prélèvement culturel dans le nutritif disponible, et la hiérarchisation, structuration, etc., correspondantes, trouvent des points d'appui dans les données natu- relles, mais ne découlent pas de celles-ci. C'est le besoin qui crée la rareté comme rareté sociale, et non l'inverse (13 a). Ce n'est ni la disponibilité, ni la rareté des escargots et des grenouilles qui font que, pour des cultures parentes, contemporaines et proches, ils sont, ici, plat de fin gourmet, là, vomitif d'efficacité certaine. On n'a qu'à faire le catalogue de tout ce que les hommes peuvent manger et ont effec- tivement mangé (en s'en portant très bien) à travers les différentes époques et sociétés, pour s'apercevoir que ce qui est mangeable pour l'homme dépasse de loin ce qui a été, pour chaque culture, aliment et que ce ne sont pas simplement les disponibilités naturelles et les possibilités techniques qui ont déterminé ce choix. Cela se voit encore plus clairement lorsqu'on examine les besoins autres que l'alimenta- tion. Ce choix est porté par un système de significations imaginaires qui valorisent et dévalorisent, structurent et hiérarchisent un ensemble croisé d'objets et de manques correspondants, et sur lequel peut se lire, moins difficilement que sur tout autre, cette chose aussi incer- taine qu'incontestable qu'est l'orientation d'une société. Que, par rapport à cet ensemble d'objets définis corréla- tivement et consubstantiellement aux besoins, se définit paral- lèlement une structure ou une articulation de la société, on le voit déjà dans le totémisme (« vrai » ou « prétendu »), lorsque la fonction par exemple d'un clan est de « faire exister » pour (13) « Ces êtres, dégradés par la misère, étaient repoussants ». Jules Verne, Les enfants du capitaine Grant, Paris (Hachette), 1929, p. 362 et s. Verne a dû, à son habitude, emprunter les éléments de son récit à un voyageur ou explorateur de l'époque. (13 a) Comme le pense Sartre, Critique de la raison dialectique, p. 200 et s. Sartre va jusqu'à écrire : « Ainsi, dans la mesure où le corps est fonction, la fonction besoin et le besoin praxis, on peut dire que le travail humain... est entièrement dialectique » (pp. 173- 174, soul. dans le texte). Il est amusant de voir Sartre critiquer longuement la « dialectique de la nature » pour aboutir, par le biais de ces identifications successives corps fonction besoin praxis travail dialectique, à « naturaliser » lui-même la dialectique. Ce qu'il faut dire, c'est que nous manquons cruellement d'une théorie de la praxis chez les hyménoptères, que peut-être la suite de la Critique de la raison dialectique fournira. 53 ces les autres son espèce éponyme. Dans cette « étape » ou mieux variété, l'articulation est homologue à la distinction des objets, parfois des forces de la nature, que la société a posée comme pertinente. Lorsque les objets pertinents sont posés comme secondaires relativement aux moments abstraits des activités sociales qui les procurent, --- ce qui sans doute pré- suppose une évolution poussée de activités comme technique, une extension de la taille des communautés, etc. ce sont ces activités elles-mêmes qui fournissent le fondement d'une articulation de la société, non plus en clans, mais en castes. L'apparition de la division antagonique de la société en classes, au sens marxiste du terme, est, à n'en pas douter, le fait capital pour la naissance et l'évolution des sociétés histo- riques. Force est de reconnaître que ce fait reste enveloppé dans un épais mystère. Les marxistes qui croient que le marxisme rend compte de la nais- sance, de la fonction, et de la « raison d'être » des classes ne sont pas à un niveau de compréhension supérieur à celui des chrétiens qui croient que la Bible rend compte de la création et de la raison d'être du monde. La prétendue « explication » marxiste des classes se réduit en fait à deux schémas dont chacun est insatisfaisant et qui, pris ensemble, sont hétérogènes. Le premier (14) consiste à poser, à l'ori- gine de l'évolution, un état de pénurie pour ainsi dire absolue, où, la société étant incapable de produire un « surplus » quelconque, elle ne peut pas non plus entretenir une couche exploiteuse (la productivité par homme-année est juste égale au minimum biologique, de sorte qu'on ne pourrait exploiter quelqu'un sans le faire mourir d’inanition tôt ou tard). A la fin de l'évolution se placera, comme on sait, un état d'abondance absolue où l'exploitation n'aura plus de raison d'être, chacun pouvant satisfaire totalement ses besoins. Entre les deux, se situe l'histoire connue, phase de pénurie relative, où la productivité du travail s'est suffisamment élevée pour permettre la constitution (14) Au point de vue de la généralité, non pas de la chrono- logie. Dans les écrits de Marx et d'Engels, les deux principes d'expli- cation coexistent et s'entrecroisent. En tout cas, Engels dans L'origine de la famille, etc. (1884) ouvrage du reste fascinant et qui fait réfléchir davantage que la grande majorité des travaux ethnolo- giques modernes met franchement l'accent sur l'accroissement de productivité permis par les « premières grandes divisions sociales du travail » (élevage, agriculture) et qui aurait entraîné « nécessaire- ment » l'esclavage (pp. 147-148 de l'édition des « Editions sociales », Paris, 1954). Ce « nécessairement » est toute la question. Pour le reste, dans tout le chapitre « Barbarie et civilisation », Engels parle continuellement de l'évolution de la technique et de la division du travail concomitante, mais à aucun moment il ne relie cette évolu- tion de la technique comme telle à la naissance des classes. Comment le pourrait-il, du reste, puisque sa matière l'amène à considérer à la fois les premières étapes de l'élevage, de l'agriculture et de l'arti- sanat, activités basées sur des techniques différentes et conduisant à (ou compatibles avec) la même division de la société en maîtres et esclaves (ou avec l'absence d'une telle division) ? L'apparition de l'élevage, de l'agriculture et de l'artisanat peuvent en elles-mêmes conduire à une division en métiers, non en classes. 54 d'un surplus, lequel servira (en partie seulement !) à entretenir la classe exploiteuse. Ce raisonnement s'effondre quel que soit le bout par lequel on le met à l'épreuve. En admettant qu'à partir d'un moment les classes exploiteuses soient devenues possibles ; pourquoi sont-elles devenues nécessaires ? Pourquoi le surplus apparaissant n'a-t-il pas été graduel- lement et imperceptiblement résorbé dans un bien-être (ou un moindre « mal-être ») croissant de l'ensemble de la tribu, comment n'est-il pas devenu partie intégrante de la définition du « minimum » pour la collectivité considérée ? Les cas où les classes exploitées sont réduites à un minimum biologique ont-ils jamais existé, autrement que comme cas marginaux ? Peut-on même définir un « minimum biologique », et, en dehors de conditions privées de signification, a-t-on jamais rencontré de collectivité humaine qui ne s'occupe que de sa nourriture ? N'y a-t-il pas eu, pendant le paléolithique et le néolithique, une progres- sion à bien y réfléchir fantastique de la productivité du travail eti sans doute aussi du niveau de vie, sans qu'on y puisse parler de « classes » au sens vrai du terme ? N'y a-t-il derrière tout cela comme l'image d'hommes qui guettent le moment où la crue de la production atteindra la cote « permettant » l'exploitation pour se ruer les uns sur les autres et s'établir, les vainqueurs, maîtres, les vaincus, esclaves ? Cette image elle-même, ne correspond-elle pas surtout à l'imaginaire du XIXme siècle capitaliste, et comment peut-elle se concilier avec les descriptions des Iroquois et des Germains pleins d'humanité et de noblesse, sur lesquelles Engels s'étend avec complai- sance ? Le deuxième schéma consiste à relier, non pas l'existence de classes comme telle à un état général de l'économie (à l'existence d'un << surplus » qui reste insuffisant), mais chaque division précise de la société à une étape donnée de la technique. « Au moulin à eau cor- respond la société féodale, au moulin à vapeur la société capitaliste ». Mais, si l'existence d'un rapport entre la technologie de chaque société et sa division en classes ne peut être niée sans absurdité, c'est une tout autre affaire que de fonder celle-ci sur celle-là. Comment impu- ter à une technique agricole qui est restée pratiquement la même de la fin du néolithique à nos jours (pour la grande majorité des pays), des rapports sociaux qui vont des hypothétiques mais probables com- munautés agraires primitives aux fermiers libres des Etats-Unis du XIXme siècle, en passant par les petits cultivateurs indépendants de la première Grèce et de la première Rome, par le colonat, le servage médiéval, etc. ? Dire que les grands travaux hydrauliques aient condi- tionné ou favorisé l'existence d'une proto-bureaucratie centralisée en Egypte, Mésopotamie, Chine, etc., c'est une chose ; ramener à cette hydraulicité constante à travers le temps et l'espace les variations, extrêmes d'un pays à un autre et dans l'histoire de chaque pays, de la vie historique et des formes de la division sociale, c'en est une autre. Les quatre millénaires de l'histoire égyptienne ne sont pas réductibles à quatre mille crues du Nil, ni à la variation des moyens utilisés pour les contrôler. Comment ramener l'existence des seigneurs féodaux à la spécificité des techniques productives de l'époque, lorsque ces seigneurs sont par définition hors de toute production ? Lorsque les interprétations marxistes dépassent les schémas sim- ples, lorsqu'elles ont à faire avec la matière concrète d'une situation historique, alors elles abandonnent, dans les meilleurs des cas, la pré- tention de mettre le doigt sur le facteur qui a produit cette division de la société en classes, alors elles essaient de se donner, comme moyen d'explication, la totalité de la situation considérée en tant que situation historique, c'est-à-dire qui renvoie, pour son explication à ce qui était déjà là. C'est ce que Marx a fait avec bonheur, lorsqu'il décrit certains aspects ou phases de la genèse du capitalisme. Mais il faut se rendre compte de ce que cela signifie, aussi bien pour le pro- 55 blème de l'histoire en général, que pour le problème plus spécifique des classes. On n'a plus alors une explication générale de l'histoire, mais une explication de l'histoire par l'histoire, une remontée de proche en proche, qui essaie de faire entrer en ligne de compte l'en- semble des facteurs, mais qui rencontre toujours les faits, les faits « bruts », aussi bien comme surgissement d'une nouvelle signification non-réductible à ce qui existe, que comme pré-détermination de tout ce qui est donné dans la situation par des significations et des struc- tures déjà existantes, qui renvoient « en dernière analyse » au fait brut de leur naissance enfouie dans une origine insondable. Cela n'est pas pour dire que tous les facteurs sont sur le même plan, ni qu'une théorisation sur l'histoire soit vaine ou sans intérêt ; mais pour souli- gner les limites de cette théorisation. Car, non seulement, nous avons à faire, dans l'histoire, à quelque chose qui est toujours déjà com- mencé, où ce qui est déjà constitué, dans sa facticité et sa spécificité, ne peut pas être traité en simple « variation concomitante » dont on pourrait faire abstraction ; mais aussi et surtout, l'historique n'existe chaque fois que dans une structuration portée par des signi- fications dont la genèse nous échappe comme processus corrihen- sible, car elle relève de l'imaginaire radical. Nous pouvons décrire, expliquer et même « compren- dre » comment et pourquoi les classes se perpétuent dans la société actuelle. Mais nous ne pouvons pas dire grand'chose quant à la manière dont elles naissent, ou plutôt dont elles sont nées. Car toute explication de ce type prend les classes naissantes dans une société déjà divisée en classes, où la signification classe était déjà disponible. Une fois nées, les classes ont informé toute l'évolution historique ultérieure ; que l'on est entré dans le cycle de la richesse et de la pauvreté, du pouvoir et de la soumission, une fois que la société s'est constituée, non pas sur la base de différences (qui ont probablement toujours existé) mais de différences non- symétriques, toute la suite s? « explique » ; mais cet « une fois » est tout le problème. Nous pouvons voir ce qui, dans des mécanismes de la société actuelle, soutient l'existence de classes et les reproduit constamment. L'organisation bureaucratique est auto-catalyti- que, auto-multiplicative, et l'on peut voir comment elle informe l'ensemble de la vie sociale. Mais d'où vient-elle ? Elle est, dans les sociétés occidentales, la transcroissance de l'entre- prise capitaliste classique (la « grande industrie » de Marx), qui renvoie à son tour à la manufacture, etc., et à la limite, à l'artisanat bourgeois d'un côté, à l' « accumulation primitive », de l'autre. Nous savons positivement que là, dans ces régions d'Europe occidentale, à partir du XIe siècle, est née la bour- geoisie d'abord (et, comme classe, vraiment ex nihilo), le capitalisme ensuite. Mais la naissance de la bourgeoisie n'est naissance d'une classe que parce qu'elle est naissance dans une société déjà divisée en classes (nous utilisons, on l'aura compris, le mot au sens le plus général, peu importe ici la différence entre « états » féodaux, « classes » économiques, etc.), dans un milieu où les acides nucléïques porteurs des une fois 56 significations de classe sont partout présents : dans la propriété privée existant depuis des millénaires dans cette aire culturelle, dans la structure hiérarchique de la société féodale, etc. Ce n'est pas dans les traits spécifiques de la bourgeoisie nais- sante, mais dans la structure générale de la société féodale qu'est inscrite la nécessité pour la nouvelle couche d'être posée comme catégorie particulière opposée au reste de la société, la bourgeoisie naît dans un monde qui ne peut conce- voir et agir sa différenciation interne que comme catégori- sation en « classes ». Suffit-il de remonter à la chute de l'Em- pire romain ? Certainement pas, celle-ci n'a pas créé une table rase, et les germains, quelle qu'eût pu être leur organisation sociale antérieure, ont été sans doute possible « contami- nés » par les structures sociales qu'ils ont rencontrées. Cette remontée, nous ne pouvons l'arrêter avant qu'elle nous ait plongé dans l'obscurité qui couvre le passage du néo- lithique à la proto-histoire. Dans ce qui n'a été probablement que deux ou trois millénaires, au Proche et Moyen Orient en tout cas, on trouve la transition des villages néo-lithiques les plus évolués mais sans trace apparente de division sociale, aux premières villes sumériennes où dès le début du IVe millé- naire avant Jésus-Christ existe d'emblée et sous une forme pratiquement déjà achevée, l'essentiel de toute société bien organisée : les prêtres, les esclaves, la police, les prostituées. Tout est déjà joué et nous ne pouvons pas savoir comment et pourquoi cela l'a été. Le saurons-nous un jour ? Des excavations plus poussées nous feront-elles comprendre le mystère de la naissance des classes ? Nous avouons ne pas voir comment des trouvailles archéologiques pourraient nous faire comprendre cela : qu'à partir d'un « moment », les hommes se sont vus et se sont agis les uns les autres non pas comme alliés à aider, rivaux à surclasser, ennemis à exterminer ou même à manger, mais comme objets à posséder. Comme le contenu de cette vision et de cette action est parfaitement arbitraire, nous ne voyons pas en quoi pourrait consister son explication et sa compré- hension. Comment pourrait-on constituer ce qui est consti- tuant des sociétés historiques ? Comment comprendre cette position originaire, qui est condition de compréhensibilité du développement ultérieur ? Il faut se donner, posséder déjà ce structurant initial : un homme peut être « quasi-objet » pour un autre homme, et quasi-objet dans l'anonymat de la société (au marché des esclaves, dans les villes industrielles et les usines d'une longue partie de l'histoire du capitalisme), pour pouvoir comprendre l'histoire depuis six millénaires. Nous pouvons comprendre aujourd'hui cet état de « quasi-objet » parce que nous disposons de cette signification, nous sommes nés dans cette histoire. Mais ce serait une illusion de croire 57 que nous pourrions la produire, et en reproduire, dans la compréhension, l'émergeance. Les hommes ont fait exister la possibilité de l'esclavage : ce fut là une création de l'histoire (dont Engels disait, sans cynisme, qu'elle a été la condition d'un progrès grandiose). Plus exactement, une fraction des hommes a fait exister cette possibilité contre les autres lesquels, sans cesser de la combattre de mille façons, y ont aussi de mille façons participé. L'institution de l'esclavage est surgis- sement d'une nouvelle signification imaginaire, d'une nouvelle façon pour la société de se vivre, de se voir et de s'agir comme articulée de façon antagonique et non-symétrique, signification qui se symbolise et se sanctionne aussitôt par des règles (14 a). Cette signification est étroitement reliée aux autres signi- cations imaginaires . centrales de la société, notamment la définition de ses besoins et son image du monde. Nous n'examinerons pas ici le problème que cette relation pose Mais cette impossibilité de comprendre les origines des classes ne nous laisse pas désarmés devant le problème de l'existence des classes comme problème actuel et pratique. Pas plus qu'en psychanalyse l'impossibilité d'atteindre une « origine » n'empêche de comprendre dans l'actuel (aux deux sens du mot) ce dont il s'agit, ni de relativiser, désamarrer, désacraliser les significations constitutives du sujet comme sujet malade. Il vient un moment où le sujet, non pas parce qu'il a retrouvé la scène primitive ou détecté l'envie de pénis chez sa grandmère, mais par sa lutte dans sa vie effective et à force de répétition, déterre le signifiant central de sa névrose et le regarde enfin dans sa contingence, sa pauvreté et son insignifiance. De même, pour les hommes qui vivent aujour- d'hui, la question n'est pas de comprendre comment s'est fait (14 a) Engels avait presque touché cette idée : « Nous avons vu. plus haut comment, à un degré assez primitif du développement de la production, la force de travail humaine devient capable de fournir un produit bien plus considérable que ce qui est nécessaire à la subsistance des producteurs, et comment ce degré de développement est, pour l'essentiel, le même que celui où apparaissent la division du travail et l'échange entre individus. Il ne fallut plus bien long- temps pour découvrir cette grande « vérité » : que l'homme aussi peut être une marchandise, que la force humaine est matière échangeable. et exploitable, si l'on transforme l'homme en esclave. A peine les hommes avaient-ils commencé à pratiquer l'échange que déjà, eux- mêmes, ils furent échangés ». (L'origine de la famille, etc., l. C., pp. 160-161, souligné par nous). Cette grande « vérité », essentielle- ment la même avec l'« imposture » que dénonçait Rousseau dans le Discours sur l'origine de l'inégalité ni vérité, ni imposture donc, ne pouvait être ni « découverte », ni « inventée » ; il fallait qu'elle fût imaginée et créée — Cela dit, on remarquera qu’Engels présente, ici et ailleurs, l'esclavage comme une extension de l'échange des objets aux hommes, cependant que son moment essentiel est la transformation des hommes en « objets » et c'est précisément cela qui n'est pas réductible à des considérations « économiques ». 58 le passage du clan néo-lithique aux villes déjà fortement divisées d’Akkad. C'est de comprendre et cela évidemment signifie, ici plus que partout ailleurs : d'agir - la contin- gence, la pauvreté, l'insignifiance de ce « signifiant » des sociétés historiques qu'est la division en maîtres et esclaves, en dominants et dominés. Or, la mise en question de cette signification que repré- sente la division de la société en classes, la décantation de cet imaginaire, commence en fait très tôt dans l'histoire, puisque en même temps presque que les classes apparaît la lutte des classes et, avec elle, ce phénomène primordial qui ouvre une nouvelle phase de l'existence des sociétés : la contestation, l'opposition à l'intérieur de la société elle-même. Ce qui était jusqu'alors résorption immédiate de la collectivité dans ses institutions, asservissement simple des hommes à leurs créa- tions imaginaires, unité qui n'était que marginalement per- turbée par la déviance ou l'infraction, devient maintenant totalité déchirée et conflictuelle, auto-contestation de la société ; l'intérieur de la société lui devient extérieur, et cela, pour autant qu'il signifie l'auto-relativisation de la société, la mise à distance et la critique (dans les faits et les actes) de l'institué, est la première émergeance de l'autonomie, la pre- mière fêlure de l'imaginaire. Il est certain que cette lutte commence, demeure long- temps, retombe presque toujours à nouveau, dans l'ambi- valence. Et comment pourrait-il en être autrement ? Les oppri- més qui luttent contre la division de la société en classes, lut- tent contre leur propre oppression surtout ; de mille façons ils restent tributaires de l'imaginaire qu'ils combattent par ailleurs dans une de ses manifestations, et souvent ce qu'ils visent n'est qu'une permutation des rôles dans le même scéna- rio. Mais très tôt aussi, la classe opprimée répond en niant en bloc l'imaginaire social qui l'opprime, et en lui opposant la réalité d'une égalité essentielle des hommes, même si elle maintient auteur de cette affirmation un vêtement mythi- que : Wenn Adam grub und Eva spann, Wo war denn da der Edelmann ? (Lorsque Adam piochait et Eve tissait, Où était donc alors le noble ?) chantaient les paysans allemands au XVIe siècle, en brûlant les châteaux des seigneurs. Cette mise en question de l'imaginaire social a pris une autre dimension depuis la naissance du proletariat moderne. Nous y reviendrons longuement. 59 L'IMAGINAIRE DANS LE MONDE MODERNE. Le monde moderne se présente, superficiellement, comme celui qui a poussé, qui tend à pousser la rationalisation à la limite et qui, de ce fait, se permet de mépriser – ou de regarder avec une curiosité respectueuse les bizarres coutu- mes, inventions et représentations imaginaires des sociétés précédentes. Mais paradoxalement, en dépit ou plutôt en raison de cette « rationalisation » extrême, le monde moderne relève autant de l'imaginaire que n'importe quelle des cultures archaïques ou historiques. Ce qui se donne comme rationalité de la société moderne, c'est simplement la forme, les connexions extérieurement nécessaires, la domination perpétuelle du syllogisme. Mais dans ces syllogismes de la vie moderne, les prémisses emrpuntent leur contenu à l'imaginaire ; et la prévalence du syllogisme comme tel, l'obsession de la « rationalité >> détachée du reste, constitue un imaginaire au deuxième degré. La pseudo-rationalité moderne est une forme de l'imaginaire dans l'histoire ; elle est arbitraire dans ses fins ultimes pour autant que celles-ci ne relèvent d'aucune raison, et elle est arbi. traire lorsqu'elle se pose elle-même comme fin, en ne visant rien d'autre qu'une « rationalisation » formelle et vide. Dans cet aspect de son existence, le monde moderne est en proie à un délire systématique - dont l'autonomisation de la tech- nique déchaînée et qui n'est « au service » d'aucune fin assigna- ble est la forme la plus immédiatement perceptible et la plus directement menaçante. L'économie au sens le plus large (de la production à la consommation) passe pour l'expression par excellence de la rationalité du capitalisme et des sociétés modernes. Mais c'est l'économie qui exhibe de la façon la plus frappante — préci- sément parce qu'elle se prétend intégralement et exhausti- vement rationnelle -- la domination de l'imaginaire à tous les niveaux. C'est, visiblement, le cas pour ce qui est de la définition des besoins qu'elle est supposée servir. Plus que dans n'im- porte quelle autre société, le caractère « arbitraire », non naturel, non fonctionnel de la définition sociale des besoins apparaît dans la société moderne, précisément à cause de son développement productif, de sa richesse qui lui permet d'aller loin au-delà de la satisfaction des « besoins élémentaires » (ce qui a souvent, d'ailleurs, comme contre-partie non moins signi- ficative, que la satisfaction de ces besoins élémentaires est sacrifiée à celle de besoins « gratuits »). Plus qu'aucune autre société, aussi, la société moderne permet de voir la fabrication historique des besoins que l'on manufacture tous les jours sous nos yeux. La description de cet état de choses a été faite 60 depuis des années et, bien que ces analyses devraient être considérablement approfondies, nous n'avons pas l'intention d'y revenir ici. Rappelons seulement la place graduellement croissante que prennent dans les dépenses des consommateurs les achats d'objets correspondant à des besoins « artificiels », ou bien le renouvellement sans aucune raison « fonctionnelle >> d'objets pouvant encore servir, simplement parce qu'ils ne sont plus à la mode ou ne comportent pas tel ou tel « perfec- tionnement >> souvent illusoire (15). Il est vain de présenter cette situation exclusivement comme une « réponse de remplacement », comme l'offre de substituts à d'autres besoins, besoins « vrais », que la société présente laisse insatisfaits. Car, en admettant que de tels besoins existent et que l'on puisse les définir, il n'en devient que plus frappant qu'une telle réalité puisse être totalement recouverte par une « pseudo-réalité » (pseudo-réalité co-exten- sive, rappelons-le, à l'essentiel de l'industrie moderne). Il est également vain de vouloir éliminer le problème, en le limitant à son aspect de manipulation de la société par les couches dominantes, en rappelant le côté « fonctionnel » de cette création continue de nouveaux besoins, comme condition de l'expansion (c'est-à-dire de la survie) de l'industrie moderne. Car non seulement ces couches dominantes sont elles-mêmes dominées par cet imaginaire qu'elles ne créent pas librement ; non seulement ses effets se manifestent là même où cet aspect n'existe pas (ainsi, dans les pays industrialisés de l'Est, où l'invasion du style de consommation moderne se fait longtemps avant que l'on puisse parler d'une saturation quelconque des marchés). Mais ce que l'on constate surtout, sur cet exemple, c'est que ce fonctionnel est suspendu à l'imaginaire : l'écono- mie du capitalisme moderne ne peut exister qu'en tant qu'elle répond à des besoins qu'elle confectionne elle-même. La domination de l'imaginaire est également claire pour ce qui est de la place des hommes, à tous les niveaux de la structure productive et économique. Cette prétendue orga- (15) On a estimé récemment que le simple coût des changements annuels de modèle pour les voitures particulières aux Etats-Unis se monte à 5 milliards de dollars par an au minimum pour la période 1956-1960, soit plus de 1 % du produit national du pays, sans compter la consommation d'essence accrue (par rapport aux économies qu'aurait permises l'évolution technologique). Les économistes qui ont présenté ce calcul au Quarante-septième congrès annuel de l'Asso- ciation économique américaine (décembre 1961) ne nient pas que ces changements ont pu aussi apporter des améliorations ni qu'ils aient pu être « désirés »' par les consommateurs. « Cependant, les coûts ont semblé si extraordinairement élevés, qu'il a semblé qu'il vaut la peine de présenter l'addition et de se demander rétrospectivement s'ils la «valent » (Fischer, Griliches and Kaysen in American Economic Review, Mai 1962, p. 259). 61 nisation rationnelle exhibe, on le sait et on l'a dit depuis longtemps mais personne ne l'a pris au sérieux sauf ces gens non sérieux que sont les poètes et les romanciers, toutes les caractéristiques d'un délire systématique. Remplacer, s'agis- sant de l'ouvrier, de l'employé, ou même du « cadre », l'homme par un ensemble de traits partiels choisis arbitrairement en fonction d'un système arbitraire de fins et par référence à une pseudo-conceptualisation également arbitraire, et le traiter dans la pratique en conséquence, traduit une prévalence de l'imaginaire, qui, quelle que soit son « efficacité » dans le système, ne diffère en rien de celle des sociétés archaïques les plus « étranges ». Traiter un homme en chose ou en pur système mécanique n'est pas moins, mais plus imaginaire que de prétendre voir en lui un hibou, cela représente un autre degré d'enfoncement dans l'imaginaire ; car non seulement la parenté réelle de l'homme avec un hibou est incomparable- ment plus grande qu'elle ne l'est avec une machine, mais aussi aucune société primitive n'a jamais appliqué aussi radicale- ment les conséquences de ses assimilations des hommes à autre chose, que ne le fait l'industrie moderne de sa métaphore de l'homme-automate. Les sociétés archaïques semblent toujours conserver une certaine duplicité dans ces assimilations ; mais la société moderne les prend, dans sa pratique, au pied de la lettre de la façon la plus sauvage. Et il n'y a aucune diffé- rence essentielle, quant au type d'opérations mentales et même d'attitudes psychiques profondes, entre un ingénieur taylo- rien ou un psychologue industriel d'un côté, qui isolent des gestes, mesurent des coefficients, décomposent la personne en «facteurs » inventés de toutes pièces et la recomposent en un objet second ; et un fétichiste, qui jouit à la vue d'une chaussure à talon haut ou demande à une femme de mimer un lampadaire. Dans les deux cas ce qui est à l'oeuvre c'est cette forme particulière de l'imaginaire qu'est l'identification du sujet à l'objet. La différence, c'est que le fétichiste vit dans un monde privé et son fantasme n'a pas d'effets au-delà du partenaire qui veut bien s'y prêter ; mais le fétichisme capitaliste du « geste efficace », ou de l'individu défini par des tests, détermine la vie réelle du monde social (16). On a rappelé plus haut l'esquisse que Marx déjà fournis- sait du rôle de l'imaginaire dans l'économie capitaliste, en parlant du « caractère fétiche de la marchandise ». Cette esquisse devrait être complétée par une analyse de l'imagi- (16) La réification, telle que l'analysait Lukács (Histoire et conscience de classe, Paris 1960, spécialement pp. 110 à 141), est évidemment une signification de l'imaginaire. Mais elle n'apparait pas comme telle chez lui, parce que la res a une valeur philosophique mystique, en tant précisément qu'elle est une catégorie « rationnelle » pouvant entrer dans une « dialectique historique ». 62 naire dans la structure institutionnelle qui prend de plus en plus, à côté et au-delà du « marché », le rôle central dans la société moderne : l'organisation bureaucratique. L'univers bureaucratique est peuplé d'imaginaire d'un bout à l'autre. On n'y prête d'ordinaire pas attention —, ou seulement pour en plaisanter, parce qu'on n'y voit que des excès, un abus de la routine ou des « erreurs », bref des déterminations exclusi- vement négatives. Mais il y a bel et bien un système de signi- fications imaginaires « positives » qui articulent l'univers bureaucratique, système que l'on peut reconstituer à partir des fragments et des indices qu'offrent les instructions sur l'organisation de la production et du travail, le modèle même de cette organisation, les objectifs qu'elle se propose, le comportement typique de la bureaucratie, etc. Ce système a du reste évolué avec le temps. Des traits essentiels de la bureaucratie d'autrefois, comme la référence ou « précédant », la volonté d'abolir le nouveau comme tel et d'uniformiser le flux du temps, sont remplacés par l'anticipation systématique de l'avenir ; le fantasme de l'organisation comme machine bien huilée cède la place au fantasme de l'organisation comme machine auto-réformatrice et auto-expansive. De même, la vision de l'homme dans l'univers bureaucratique tend à évoluer : il y a, dans les secteurs « avancés » de l'organisation bureaucratique, passage de l'image de l'automate, de la machine partielle, vers l'image de la « personnalité bien inté- grée dans un groupe », parallèle au passage noté par les „sociologues américains (notamment Riesman et Whyte) des valeurs de « rendement » aux valeurs d' « ajustement ». La pseudo-rationalité « analytique » et réifiante tend à céder la place à une pseudo-rationalité « totalisante » et « socialisante >> non moins imaginaire. Mais cette évolution, bien qu'elle soit un indice très important des fissures et finalement de la crise du système bureaucratique, n'en altère pas les significations centrales. Les hommes, simples points nodaux dans le réseau des messages, n’existent et ne valent qu'en fonction des statuts et des positions qu'ils occupent sur l'échelle hiérarchique. L'essentiel du monde, c'est sa réductibilité à un système de règles formelles, y compris celles qui permettent d'en « cal- culer » l'avenir. La réalité n'existe que pour autant qu'elle est enregistrée, à la limite le vrai n'est rien et le document seul est vrai. Et ici apparaît ce qui nous semble le trait spécifique, et le plus profond, de l'imaginaire moderne, le plus lourd de conséquences et de promesses aussi. Cet imaginaire n'a pas de chair propre, il emprunte sa matière à autre chose, il est investissement fantasmatique, valorisation et autonomisation d'éléments qui en eux-mêmes ne relèvent pas de l'imaginaire : le rationnel limité de l'entendement, et le symbolique. Le monde bureaucratique autonomise la rationalité dans un de ses moments partiels, celui de l'entendement, qui ne se soucie 63 que de la correction des connexions partielles et ignore les questions des fondements, de la totalité, des fins, et du rap- port de la raison avec l'homme et avec le monde (c'est pour- quoi nous avons appelé sa « rationalité » une pseudo-rationa- lité) ; et il vit, pour l'essentiel dans un univers de symboles qui, la plupart du temps ni ne représentent le réel, ni ne sont nécessaires pour le penser ou le manipuler, c'est celui qui réalise à l'extrême l'autonomisation du pur symbolisme. Cette autonomisation, le degré d'emprise qu'elle peut exercer sur la réalité sociale au point d'en provoquer la dislo- cation, comme le degré d'aliénation qu'elle fait subir à la couche dominante elle-même, on a pu les voir sous leurs formes extrêmes dans les économies bureaucratiques de l'Est, surtout avant 1956, lorsque les économistes polonais ont dû, pour décrire la situation de leur pays, inventer le terme d' « économie de la Lune ». Pour rester en-deçà de ces limites en temps normal, l'économie occidentale n'en présente pas moins à cet égard les mêmes traits essentiels. Cet exemple ne doit pas créer de malentendu sur ce que nous entendons par imaginaire. Lorsque la bureaucratie s'acharne à vouloir construire un métro souterrain dans une ville - Budapest -- où c'est physiquement impossible ; ou lorsque non seulement elle prétend devant la population que le plan de production a été réalisé mais continue elle-même d'agir, de décider et d'engager en pure perte des ressources réelles comme s'il l'avait été, les deux sens du terme imagi- naire, le plus courant et superficiel, et le plus profond, se rejoignent, et nous n'y pouvons rien. Mais ce qui importe sur- tout, c'est évidemment le second, que l'on peut voir à l'oeuvre lorsqu'une économie moderne fonctionne efficacement et réel- lement, d'après ses propres critères, lorsqu'elle n'est pas étouf- fée par les excroissances au second degré de son propre symbolisme. Car alors le caractère pseudo-rationnel de sa « rationalité » apparaît clairement : tout est effectivement subordonné à l'efficacité mais l'efficacité pour qui, en vue de quoi, pour quoi faire ? La croissance économique se réalise ; mais elle est croissance de quoi, pour qui, à quel coût, pour arriver à quoi ? Un moment partiel de système économique (même pas le moment quantitatif : une partie du moment quantitatif concernant certains biens et services) est érigé en moment souverain de l'économie ; et, représentée par ce moment partiel, l'économie, elle-même moment de la vie sociale, est érigée en instance souveraine de la société. C'est précisément parce que l'imaginaire social moderne n'a pas de chair propre, c'est parce qu'il emprunte sa subs- tance au rationnel, à un moment du rationnel qu'il transforme ainsi en pseudo-rationnel, qu'il contient une antinomie radi- cale, qu'il est voué à la crise et à l'usure, et que la société 64 moderne contient la possibilité « objective » d'un dépasse- ment de ce qui a été jusqu'ici le rôle de l'imaginaire dans l'histoire. Mais avant d'aborder ce problème, il nous faut considérer de plus près le rapport de l'imaginaire et du rationnel. IMAGINAIRE ET RATIONNEL. Il est impossible de comprendre ce qu'a été, ce qu'est l'histoire humaine, en dehors de la catégorie de l'imaginaire. Rien d'autre ne permet de répondre à ces questions : qu'est- ce qui pose la finalité, sans laquelle la fonctionalité des institutions et des processus sociaux resterait indétermi- née ? qu'est-ce qui, dans l'infinité des structures symbo- liques possibles, spécifie un système symbolique, établit les relations canoniques prévalentes, oriente dans une des innom- brables directions possibles toutes les métaphores et les méto- nymies abstraitement concevables ? Nous ne pouvons pas comprendre une société en dehors d'un facteur unifiant, qui fournisse un contenu signifié et le tisse aux structures symbo- liques. Ce facteur n'est pas le simple « réel », chaque société a constitué son réel (nous ne prendrons pas la peine de spéci- fier que cette constitution n'est jamais totalement arbitraire). Il n'est pas non plus le « rationnel », l'inspection la plus sommaire de l'histoire suffit à le montrer, et s'il en était ainsi, l'histoire n'aurait pas été vraiment histoire, mais accession instantanée à un ordre rationnel, ou, au plus, pure progres- sion dans la rationalité. Mais si l'histoire contient incontesta- blement la progression dans la rationalité nous y revien- drons — elle ne peut pas y être réduite. Un sens y apparaît, dès les origines, qui n'est pas un sens de réel (référé au perçu), qui n'est pas non plus rationnel, ou positivement ir-rationnel, qui n'est ni vrai ni faux et pourtant est de l'ordre de la signification, et qui est la création imaginaire propre à l'histoire, ce dans et par quoi l'histoire se constitue pour commencer. Nous n'avons donc pas à « expliquer » comment et pour- quoi l'imaginaire, les significations sociales imaginaires et les institutions qui les incarnent, s'autonomisent. Comment pour- raient-elles ne pas s'autonomiser, puisqu'elles sont ce qui était toujours là « au départ », ce qui, d'une certaine façon, est toujours là « ou départ » ? A vrai dire, l'expression même, «s'autonomiser » est visiblement inadéquate à cet égard ; nous n'avons pas à faire à un élément qui, subordonné d'abord, « se détache » et devient autonome dans un second temps (réel ou logique), mais à l'élément qui constitue l'histoire comme telle. S'il y a quelque chose qui fait problème, ce serait plu- tôt l'émergeance du rationnel dans l'histoire et, surtout, sa 65 sa en « séparation », constitution moment relativement autonome. Cela constitue déjà un problème immense sur le plan de la distinction des concepts. Comment peut-on distinguer les significations imaginaires des significations rationnelles dans l'histoire ? Nous avons défini le symbolique-rationnel comme ce qui représente le réel ou bien est indispensable pour le penser ou pour l'agir (17). Mais le représente pour qui ? Le penser comment ? L'agir dans quel contexte ? De quel réel s'agit-il ? Quelle est la définition du réel impliquée ici ? N'est- il pas clair que nous courons le risque d'introduire subrepti- cement une rationalité (la nôtre) pour lui faire tenir le rôle de la rationalité ? Lorsque, considérant une culture d'autrefois, nous quali- fions tel élément de sa vision du monde ou cette vision elle- même comme imaginaire, quel est le repère ? Lorsque nous nous trouvons, non pas devant une « transformation » de la terre en divinité, mais devant une identité originaire, pour une culture donnée, de la Terre – Déesse mère, identité inextricablement tissée, pour cette culture, avec sa manière générale de voir, de penser, d'agir et de vivre le monde, n'est- il pas impossible de qualifier cette identité, sans plus, d'ima- ginaire ? Si le symbolique-rationnel est ce qui représente le réel ou ce qui est indispensable pour le penser ou pour l'agir, n'est-il pas évident que ce rôle est tenu aussi, dans toutes les sociétés, par des significations imaginaires ? Le « réel », pour chaque société ne comprend-il pas, inséparablement, cette composante imaginaire, aussi bien pour ce qui est de la nature que, surtout, pour ce qui est du monde humain ? Le « réel >> de la nature ne peut être saisi en dehors d'un cadre catégo- rial, de principes d'organisation du donné sensible, et ceux-ci ne sont jamais — même pas dans notre société — simplement équivalents, sans excès ni défaut, au tableau des catégories dressé par les logiciens (et du reste éternellement remanié). Quant au « réel » du monde humain, ce n'est pas seulement en tant qu'objet possible de connaissance, c'est de façon imma- nente, dans son être en soi et pour soi, qu'il est catégorisé par la structuration sociale et l'imaginaire que celle-ci signi- fie ; relations entre individus et groupes, comportement, moti- vations, ne sont pas seulement incompréhensibles pour nous, elles sont impossibles en elles-mêmes en dehors de cet imagi- naire. Un « primitif » qui voudrait agir en ignorant les dis- tinctions claniques, un hindou d'autrefois qui déciderait de négliger l'existence des castes, serait très probablement fou ou le deviendrait rapidement. Il faut donc se garder, en parlant d'imaginaire, d'y faire (17) V. le No 39 de cette revue, p. 56. 66 glisser une imputation, à la société considérée, d'une capa- cité rationnelle absolue, qui, présente dès le départ, aurait été repoussée ou recouverte par l'imaginaire. Lorsqu'un indi- vidu, grandissant dans notre culture, butant sur une réalité structurée d'une façon précise, baignant dans un contrôle social perpétuel, « décide » ou « choisit » de voir dans chaque personne qu'il rencontre un agresseur potentiel et développe un délire de persécution, nous pouvons qualifier sa perception des autres comme imaginaire non seulement « objectivement » ou socialement -- par référence aux repères établis , mais subjectivement, au sens qu'il « aurait pu » se forger une vue correcte du monde ; la prévalence de la fonction imaginaire dans son développement demande une explication à part, en tant que d'autres développements étaient possibles et ont été réalisés par la grande majorité des hommes. D'une certaine façon, nous im putons à nos fous leur folie, non seulement au sens que c'est la le mais qu'ils auraient pu ne pas la pro- duire. Mais qui peut dire des Grecs qu'ils savaient très bien, ou qu'ils auraient pu savoir, que les dieux n'existent pas, et que leur univers mythique est une « déviation » relativement à une vue sobre du monde, déviation qui demande à être expliquée comme telle ? Cette vue sobre, ou prétendue telle, c'est tout simplement la nôtre. Ces remarques ne sont évidemment pas inspirées par une attitude agnostique ou relativiste. Nous savons que les dieux n'existent pas, que des hommes ne peuvent pas « être » des corbeaux, et nous ne pouvons pas l'oublier exprès lorsque nous examinons une société d'autrefois ou d'ailleurs. Mais nous rencontrons ici, à un niveau plus profond et plus difficile. le même paradoxe, la même antinomie de l'application rétro- active des catégories, de « projection en arrière » de notre façon de saisir le monde, que nous avons relevé plus haut (18) à propos du marxisme, antinomie dont nous avions déjà dit qu'elle est constitutive de la connaissance historique. Nous avions alors constaté que l'on ne peut pas, pour la plupart des sociétés pré-capitalistes, maintenir le schéma marxiste d'une « détermination » de la vie sociale et de ses diverses sphères, du pouvoir par exemple, par l'économie, parce que ce schéma présuppose une autonomisation de ces sphères qui n'existe pleinement que dans la société capitaliste, dans un (as aussi proche de nous dans l'espace et dans le temps que la Hociété féodale par exemple (et les sociétés bureaucratiques pronentes des pays de l'Est), relations de pouvoir et relations économiques sont structurées de telle sorte que l'idée de * vmiermination » des unes par les autres est privée de sens. (18) V. le No 36 (p. 20 et suiv.) et 37 (p. 23 et suiv.) de cette I'vile. 67 D'une façon beaucoup plus profonde, la tentative de distin- guer nettement afin d'en articuler le rapport, le fonctionnel, l'imaginaire, le symbolique et le rationnel dans des sociétés autres que l'Occident des deux derniers siècles (et quelques moments de l'histoire de Grèce et de Rome) se heurte à l'im- possibilité de donner à cette distinction un contenu rigoureux, et qui soit vraiment significatif pour les sociétés considérées, qui ait réellement prise sur elles. Si les puissances divines, si les classifications « totémiques » sont, pour une société antique ou archaïque, des principes catégoriaux d'organisation du monde naturel et social, comme elles le sont incontesta- blement, que veut dire, du point de vue opératoire (c'est-à- dire pour la compréhension et l' « explication » de ces socié- tés), l'idée que ces principes relèvent de l'imaginaire en tant qu'il s'oppose au rationnel ? C'est cet imaginaire qui fait que le monde des Grecs ou des Aranda n'est pas un chaos, mais une pluralité ordonnée, que l'un y organise le divers sans l'écraser, qui fait émerger la valeur et la non-valeur, qui trace pour ces sociétés la démarcation entre le « vrai » et le « faux », le permis et l'interdit – sans quoi elles ne pourraient exister une seconde (19). Cet imaginaire ne joue pas seulement la fonction du rationnel, il en est déjà une forme, il le contient dans un indistinction première et infiniment féconde et on peut y discerner les éléments que présuppose notre propre rationalité (20). Il serait donc, à cet égard, non pas incorrect, mais à proprement parler privé de sens de vouloir saisir toute l'his- toire précédente de l'humanité en fonction du couple de caté- gories imaginaire - rationnel qui n'a véritablement son plein sens que pour nous. Et pourtant c'est là le paradoxe nous ne pouvons pas nous dispenser de le faire. Pas plus que nous ne pouvons lorsque nous parlons du domaine féodal, affecter d'oublier le terme « économie » ni nous dispenser de catégoriser comme économiques des phénomènes qui ne l'étaient pas pour les hommes de l'époque, nous ne pouvons (19) A ce point de vue, il y a donc une sorte de « fonctionalité » de l'imaginaire effectif en tant qu'il est « condition d'existence » de la société. Mais il est condition d'existence de la société comme société humaine, et cette existence comme telle ne répond à aucune fonctionalité, elle n'est fin de rien et n'a pas de fin. (20) C'est cela qui nous paraît être, et malgré ses intentions, l'essentiel de l'apport de Claude Lévi Strauss, en particulier dans La pensée sauvage, beaucoup plus que la parenté entre pensée « ar: chaïque » et bricolage, ou l'identification entre « pensée sauvage » et rationalité tout court. Quant au problème énorme, au niveau philo- sophique le plus radical, du rapport entre imaginaire et rationnel, de la question de savoir si le rationnel n'est qu'un moment de l'ima- ginaire ou bien s'il exprime la rencontre de l'homme avec un ordre transcendant ou transcendantal, nous ne pouvons ici que le laisser ouvert, doutant du reste que nous pourrons jamais faire autrement. 68 faire semblant d'ignorer la distinction du rationnel et de l'imaginaire en parlant d'une société pour laquelle elle n'a pas de sens ou pas le même contenu que pour nous (21). Cette antinomie, notre considération de l'histoire doit nécessaire- ment l'assumer. L'historien ou l'ethnologue doit obligatoire- ment essayer de comprendre l'univers des babyloniens ou des bororos, naturel et social, tel qu'il était vécu par eux, et, en tentant de l'expliquer, se garder d'y introduire des détermi- nations qui n'existent pas pour .cette culture (consciemment ou insconsciemment). Mais il ne peut pas en rester là. L'ethnolo- gue qui a tellement bien assimilé la vue du monde des boro- ros qu'il ne peut plus le voir qu'à leur façon, n'est plus un ethnologue, c'est un bororo — et les bororos ne sont pas des ethnologues. Sa raison d'être n'est pas de s'assimiler aux boro- ros, mais d'expliquer aux parisiens, aux londoniens, aux new- yorkais de 1965 cette autre humanité que représentent les bororos. Et cela, il ne peut le faire que dans le langage, au sens le plus profond du terme, dans le système catégorial des parisiens, londoniens, etc. Or, ces langages ne sont pas des « codes équivalents »> — précisément parce que dans leur struc- turation, les significations imaginaires jouent (et en tout cas ont joué) un rôle central (22). C'est pourquoi le projet occidental de constitution d'une histoire totale, de compréhension et d'explication exhaustive (21) Cela n'est pas affecté par le fait que toute société distingue nécessairement entre ce qui est pour elle réel-rationnel et ce qui est pour elle imaginaire. (22) Comme diraient les linguistes, ces langages n'ont pas qu'une fonction cognitive ; et seuls les contenus cognitifs sont intégralement traduisibles. Cf. Roman Jacobson, Essais de linguistique générale, ib., pp. 78 à 86. La dialectique totale de l'histoire, impliquant la possibilité d'une traduction exhaustive en droit de toutes les cultures dans le langage de la culture « supérieure » implique une telle réduc- tion de l'histoire au cognitif. De ce point de vue, le parallèle avec la poésie est absolument rigoureux, le texte de l'histoire est une mixture indissociable d'éléments cognitifs et poétiques. La tendance structu- raliste extrême dit à peu près : Je ne peux pas vous traduire Hamlet en français, ou très pauvrement, mais ce qui est beaucoup plus inté- ressant que le texte de Hamlet, c'est la grammaire de la langue où il est écrit, et le fait que cette grammaire est un cas particulier d'une grammaire universelle. On peut répondre, Non merci, la poésie nous intéresse en tant qu'elle contient quelque chose de plus que la Krammaire. On peut aussi demander : Et pourquoi donc la grammaire anglaise n'est-elle pas directement cette grammaire universelle ? Pourquoi y a-t-il plusieurs grammaires ? Evidemment, les éléments poétiques eux-mêmes, bien que non rigoureusement traduisibles, ne Nont pris inaccessibles. Mais cet accès est re-création : « ... la poésie, par définition, est intraduisible. Seule est possible la transposition cróntrice » (Jacobson, 1.c., p. 86). Il y a, même au delà du contenu Mogollll, lecture et compréhension approchée à travers les diverses phanesh historiques. Mais cette lecture doit assumer le fait qu'elle est Toollll'e par quelqu'un. 69 - au des sociétés d'autrefois et d'ailleurs contient nécessairement à sa racine l'échec, s'il est pris comme projet spéculatif. La façon occidentale de concevoir l'histoire s'appuie sur l'idée que ce qui était sens pour soi, sens pour les Assyriens de leur société, peut devenir, sans résidu et sans défaut, sens pour nous. Mais cela est de toute évidence impossible, et frappe du même coup d'impossibilité le projet spéculatif d'une histoire totale. L'histoire est toujours histoire pour nous --- ce qui ne veut pas dire que nous avons le droit de l'estropier comme il nous chante, ni de la soumettre naïvement à nos projections, puisque précisément ce qui nous intéresse dans ſ'histoire c'est notre altérité authentique, les autres possibles de l'homme dans leur singularité absolue. Mais en tant qu'absolue, cette singularité s'abolit nécessairement moment où nous essayons de la saisir, de même qu'en micro- physique au moment où l'on fixe la particule dans sa position, elle « disparaît » comme quantité d'énergie définie. Pourtant, ce qui apparaît comme une antinomie insur- montable à la raison spéculative change de sens lorsque on réintègre la considération de l'histoire dans notre projet d'élucidation théorique du monde – et en particulier du monde humain, lorsqu'on y voit une partie de notre tenta- tive d'interpéter le monde pour le transformer non pas en subordonnant la vérité aux exigences de la ligne du parti, mais en établissant explicitement l'unité articulée entre éluci- dation et activité, entre théorie et pratique, pour donner sa pleine réalité à notre vie en tant que faire autonome, à savoir activité créatrice lucide. Car alors, le point ultime de jonction de ces deux projets — comprendre et transformer — ne peut se trouver chaque fois que dans le présent vivant de l'histoire qui ne serait pas présent historique s'il ne se dépassait pas vers un avenir qui est à faire par nous. Et que nous ne puis- sions pas comprendre l'autrefois et l'ailleurs de l'humanité qu'en fonction de nos propres catégories — ce qui en retour revient dans ces catégories, les relativise, et nous aide à dépasser l'asservissement à nos propres formes d'imaginaire et même de rationalité - ne traduit pas simplement les condi- tions de toute connaissance historique et son enracinement, mais le fait que toute élucidation que nous entreprenons est finalement intéressée, elle est pour nous au sens fort, car nous ne sommes là pour dire ce qui est, mais pour faire être ce qui n'est pas (à quoi le dire de ce qui est appartient comme moment). Notre projet d'élucidation des formes passées de l'exis- tence de l'humanité n'acquiert son sens plein que comme moment du projet d'élucidation de notre existence, à son tour inséparable de notre faire actuel. Nous sommes déjà, et quoi- que nous fassions, engagés dans une transformation de cette 70 existence quant à laquelle le seul choix que nous ayons est entre subir et faire, entre confusion et lucidité. Que cela nous entraîne inéluctablement à réinterpréter et à ré-créer le passé, certains peuvent le déplorer et y dénoncer un « cannibalisme spirituel, pire que l'autre ». Eux, pas plus que nous, n'y pou- vons rien, pas plus que nous ne pouvons empêcher que notre nourriture contienne, en proportion constamment croissante, les éléments qui composaient le corps de nos ancêtres depuis trente mille générations. Paul CARDAN. (La fin de ce texte sera publiée dans le prochain numéro de Socialisme et Barbarie). - 71 - DOCUMENTS DEUX FRONTS DE LA MEME GUERRE LE MOUVEMENT POUR LA LIBERTE D'EXPRESSION ET LES DROITS CIVIQUES, AUX ETATS-UNIS L'article qui suit est une tentative de replacer le F. S. M. dans son contexte politique et social. L'auteur en est Jack Weinberg, ancien assistant de mathématiques à l'Université de Californie, actuellement président de la section locale du C. 0. R. E. (Congrès pour l'égalité raciale : une des organisation les plus radicales dans la lutte contre la ségrégation, N. D. T.) et membre du comité direc- teur du F. S. M. C'est son arrestation qui fut à l'origine des incidents survenus à Berkeley (voir S. ou B., n° 38, p. 67-78). Ceux qui considèrent le F. S. M. comme une simple extension du mouvement pour les droits civiques, comme une lutte pour per- mettre aux groupes étudiants pour les droits civiques de continuer à avoir une base d'opérations à l'intérieur du campus ont une compréhension très partielle du F. S. M. Dans cet article, nous envi- sagerons le mouvement étudiant pour les droits et sa relation avec le F. S. M., ainsi que les implications des deux mouvements pour la société américaine. 1. LE F. S. M. ET LE MOUVEMENT POUR LES DROITS. Dans les dernières années, il s'est produit un changement quan- titatif et qualitatif dans l'activité politique des étudiants de Berkeley. Jusqu'en 1963, seul un petit' groupe d'étudiants était engagé dans la lutte pour les droits. L'activité politique des étudiants n'avait jusque- là à peu près aucun effet sur la collectivité en général. Des organi- sations, comme les groupes pour la paix, formulaient des revendi- cations si importantes qu'elles étaient innaccessibles. Les groupes pour les droits civiques, au contraire, avaient des objectifs accessi- bles, mais sans importance : un travail ou un logement pour un parti- culier noir, victime de la ségrégation. L'activité politique des étudiants ne constituait absolument pas une menace, ni même une gêne quelconque pour les intérêts en place. Au début de 1963, un précédent s'établit : les organisations pour les droits civiques com- mencèrent à demander aux gros employeurs d'intégrer leur force de travail de manière qu'il ne soit pas seulement symbolique. A l'autonmne 1963, un deuxième précédent s'établit. A partir des manifestations au Drive-in de Mel, un grand nombre d'étudiants, s'engagèrent dans le mouvement et à mesure qu'ils le rejoignaient, le mouvement adoptait des tactiques plus militantes. Abordant des * « Free Speech Movement » que nous désignerons par les initia- les F. S. M. - N. D. T. 72 questions plus signifiantes et avec plus d'armes à sa disposition, le mouvement pour les droits civiques devint une menace, ou au moins une gêne réelle pour les intérêts en place. Le mouvement n'était pas seulement « une bande de mauvais garçons » forçant les employeurs à changer de politique, mais il commençait à remettre en cause des équilibres politiques plutôt précaires. Les autorités civiles et les intérêts en place essayèrent de contenir le mouvement par des procès répétés, des reportages partiaux, des intimidations, etc.. Mais ces tentatives stèrent sans succès, le mouvement grandit, devint plus complexe, et se mit à explorer d'autres terrains d'attaque contre la structure du pouvoir. Pendant tout l'été 1964, la section du C. O. R. E. de Berkeley maintint un niveau d'agitation efficace. Le comité ad hoc pour en finir avec la discrimination commença à réaliser un projet contre l'Oakland Tribune (journal raciste de San Francisco). Ceux qui voulaient contenir le mouvement pour les droits civiques n'ayant trouvé aucun répondant dans la collectivité commencèrent à faire pression sur l'université. Comme une grande majorité des partici- pants au mouvement était constituée d'étudiants, ils soutinrent que l'université était responsable. Après avoir résisté aux pressions, l'université finit par céder et elle promulgua des règlements restric- tifs pour mieux saper la base étudiante du mouvement pour les droits civiques. La réaction était prévisible : protestation immédiate pour exiger l'annulation des règlements. Le mouvement pour les droits civiques, étant à l'origine des pressions exercées sur l'université, pressions qui amenèrent la suppression de la liberté d'expression politique, et comme leurs intérêts étaient les plus menacés les mili- tants pour les droits prirent la tête des protestations, d'où beaucoup de gens conclurent que le F. S. M. était une extension du mouve- ment pour les droits civiques. 2. LE F. S. M. EN TANT QUE PROTESTATION UNIVERSITAIRE. Mais, si nous considérons le F. S. M. comme une extension du mouvement pour les droits, nous ne pouvons pas expliquer le soutien écrasant qu'il a reçu des étudiants dont beaucoup étaient jusque-là indifférents ou hostiles. Les militants pour les droits civiques, ceux dont les intérêts sont vraiment en jeu, forment une toute petite partie des supporters les plus ardents du F. S. M. La grande majorité des supporters du F. S. M. n'avait jusque-là aucune envie de participer à des réunions, de distribuer des tracts ou de plaider publiquement en faveur de quoi que ce soit. Le mouvement pour la liberté d'expression était devenu un exécutoire pour les sentiments d'hostilité et d'aliénation que beaucoup d'étu- diants éprouvent à l'intérieur de l'université. Au début du mouvement, un étudiant diplômé qui travaillait toute la nuit pour le F. S. M. déclara : « je me fous complètement de la liberté d'expression, j'en ai simplement mare d'avoir le bec cloué. Même si on n'y gagne rien d'autre, ils auront à nous respecter après cela ». Evidemment, il exagérait : la liberté d'expression était la question essentielle et pratiquement tous les défenseurs du F. S. M. s'identifiaient aux revendications du F. S. M. Les racines du mouve- ment sont cependant beaucoup plus profondes. Si le thème de la liberté d'expression a été si promptement accepté, c'est qu'elle a permis aux étudiants d'exprimer leur mécontentement de la vie universitaire et de la plupart des institutions de l'université. Ce phénomène n'est pas tout à fait nouveau, bien que le F. S. M. en soit un exemple extrême. Certaines grèves sauvages ressemblent beaucoup au F. S. M. Prenons pour exemple une usine où les ouvriers sont mécontents de leur situation, que le salaire soit ou non bas. L'hostilité règne entre la direction et les ouvriers, hostilité motivée 73 par un certain nombre de pratiques et d'institutions, mais dont aucune n'est suffisante pour entraîner un mouvement. L'un des griefs les plus importants est l'attitude de la direction face aux ouvriers. Le syndicat s'est montré incapable de soulever le problème. Rien ne se passe jusqu'au jour où pour une broutille quelconque un ouvrier est réprimandé. Ses copains de travail se déclarent soli- daires et une grève sauvage se déclenche, abordant la véritable question. Le F. S. M. a été créé par les mêmes forces que les grèves sau- vages. L'aliénation et l'hostilité existent à l'état permanent, mais ne s'incarnent pas dans les revendications plus spécifiques. Il y a un sentiment général d'impuissance. Personne ne sait comment s'or- ganiser, ce qu'il faut attaquer en premier, comment attaquer. Nul ne sent la nécessité où la justification d'une lutte ; et puis tout d'un coup, la question est soulevée, tout le monde s'y reconnaît, tout le monde s'y accroche. Un sentiment de solidarité prend vie chez les étudiants comme chez les travailleurs. Les étudiants de Berkeley se sont unis. Deux thèmes centraux se sont dégagés depuis le début du mouvement : la condamnation du rôle de l'université : comme « usine de savoir » et la revendication que la voix des étudiants soit entendue. Si ces thèmes ont été si bien acceptés, c'est que les étudiants avaient le sentiment que l'univer- sité les avait plongés dans l'anonymat, qu'ils n'étaient pas responsa- bles de leurs études et de leur avenir et que l'université ne donnait aucune réponse à leurs besoins personnels. Ces étudiants protestent contre le manque de contact humain, l'absence de dialogue qui règne à l'université. Beaucoup pensent que la plupart de leurs cours est inutile, que la plupart de leurs tâches ne sont qu'une série de tra- vaux ennuyeux avec peu ou pas de valeur éducative. Bien souvent, dans sa carrière étudiante, l'étudiant se demande «A quoi ça sert tout çà ! » Dans un éclair de lucidité, il entrevoit tout le processus éducatif comme de vastes fourches caudines de l'intelligence. Les études de licence lui apparaissent comme une course d'endurance rituelle, une série d'épreuves. qui lui permettent, s'il y réussit, d'en- trer dans le troisième cycle (Graduate School). Et à ceux qui ont passé toutes les épreuves du rite avec succès, on met sur la tête une couronne de laurier avec le titre de Docteur (Ph. D.). Et pour ceux qui n'aboutissent pas jusqu'au doctorat, plus on va loin, meilleur sera ensuite le poste occupé. L'éducation apparaît ainsi comme une espèce de sélection botanique régie par la loi de l'offre et de la demande. Plus on est complice du jeu plus on est récompensé. Bien sûr, il y a d'excellents cours à Berkeley. Bien qu'il soit presque impossible d'y acquérir une culture générale, l'étudiant peu y acquérir dans un domaine limité de quoi faire une bonne carrière académique. Et surtout, des études à Berkeley sont un signe que l'étudiant sera assez maléable pour s'adapter à une place dans l'industrie. Vu de l'université, le F. S. M. est une révolution. La revendication essentielle des étudiants est une demande d'être entendu, d’être pris en compte quand des décisions sont prises concernant leur vie à l'université. Quand on regarde l'histoire du F. S. N. on s'aperçoit que chaque vague du mouvement correspond à une décision de l'ad- ministration qui négligeait de considérer les étudiants comme des êtres humains, qui manifestait ouvertement que la masse étudiante était un objet à manipuler. Il semble malheureusement que dans les rares moments où ils ne sont pas considérés comme des choses, les étudiants soient traités en enfants. 74 3. LES IMPLICATIONS POUR LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE. annexes nos Il est inexact de considérer le F. S. M. comme un mouvement purement universitaire. Quand ils entrent en activité politique, on peut être sûr que les étudiants se posent les problèmes les plus importants de leur société. Si les étudiants sont si actifs dans le mouvement pour les droits civiques, c'est qu'ils ont trouvé là un front sur lequel ils peuvent s'attaquer aux problèmes sociaux essen- tiels. Le F. S. M. doit être considéré à la même lumière. L'université de Californie est un microcosme où tous les pro- blèmes de notre société se réflètent. Les pressions pour abolir la liberté d'expression à l'intérieur de l'université vinrent de l'exté- rieur ; la plupart des défauts de l'université reflètent le mal profond de la société américaine. C'est ainsi que l'allocation de fonds aux divers départements est proportionnelle au degré d'intérêt que l'industrie accorde à ces divers départements. L'un des maux les plus grands de cette nation est le refus absolu par presque tous ses membres de critiquer le pouvoir établi. Au moment où les ressources de notre société sont. utilisées dans un effort total pour gagner la guerre froide, où toutes institutions deviennent des du complexe militaro- industriel où les dirigeants de l'industrie contrôlent de plus en plus la vie des américains, il ne faut pas s'attendre à ce que l'uni- versité reste pure. Celle-ci, en théorie un centre de critique et d'ana- lyse, refuse d'examiner cette situation. A travers toute la société, l'individu a perdu de plus en plus le contrôle de son environnement. Quand il vote, il a à choisir, entre deux candidats qui sont d'accord sur toutes les questions essentielles. Dans son travail, il est devenu un rouage dans une machine, une partie d'un plan dans l'élaboration duquel il n'a pas été consulté et sur lequel il ne peut exercer aucune influence. Il lui est de plus en plus difficile de trouver un sens dans son travail ou dans sa vie. Il devient cynique. La bureaucratisation de l'université n'est qu'un reflet de la bureaucratisation de la vie américaine. N’étant pas considérés comme adutes, les étudiants sont plus ou moins en dehors de la société, et en nombre croissant, ils ne désirent pas y entrer. A partir de leur position sociale périphérique, ils sont mesure de maintenir des valeurs humaines, valeurs dont ils savent qu'elles seront détruites quand ils entreront dans le monde pratique, le monde de la compromission, le monde « adulte ». C'est donc leur statut marginal qui a permis aux étudiants de devenir actifs dans le mouvement pour les droits et de créer le F. S. M. Dans leur idéalisme, les étudiants sont confrontés avec un monde qui est un échec total, un monde que les générations précé- dentes ont fermé à des perspectives humaines. Ils commencent par être libéraux, parlent de la société, la critiquent, vont à des confé- rences, donnent de l'argent. Et puis, année après année, ils décou- vrent qu'ils ne peuvent s'arrêter là. Même s'ils ne savent pas com- ment sauver le monde, ils décident de se faire entendre. Ils devien- nent activistes. C'est ainsi qu'apparaît une nouvelle génération, une génération de révolutionnaires. en 75 1 LE MONDE EN QUESTION LA GUERRE DU VIETNAM justement, Hanoï et Pékin affec- tent de ne plus souhaiter. Si bien que c'est à Washington que les bombardements du Vietnam sem- blent avoir fait apparaître le « signe d'un changement d'atti- tude ». se- LES OBJECTIFS DE L'« ESCALADE > comme sur en La phase actuelle de la guerre du Vietnam, caractérisée par les bombardements incessants du Nord-Vietnam paraît en tout ins- tant faire courir au monde le risque du cataclysme nucléaire généralisé. Pourtant cette situa- tion dure depuis plusieurs maines et malgré le caractère apparemment aigu de la crise, rien de décisif ne se produit. Au contraire chacun des protago- nistes paraît éviter soigneusement de rien faire qui soit décisif. C'est que la situation où ils se sont placés est pour eux profon- dément obscure et qu'ils se trou- vent dans l'impossibilité de sa- voir en quel sens une nouvelle initiative serait décisive. Malgré l'arsenal rationnel et même « scientifique » lequel les dirigeants affectent de fonder leurs décisions, le déroulement d'une crise comme celle du Viet- nam révèle leur incapacité de ra- tionaliser celles-ci. Ou plutôt on s'aperçoit qu'ils réussissent jus- qu'à un certain point à se guider une rationalité partielle, par exemple, étroitement mili- taire mais que lorsque l'am- pleur des enjeux les oblige à chercher une rationalité globale, celle-ci leur échappe. Le côté absurde de la politique américaine éclate plus que ja- mais en cette fin d'avril : les bombardements du Nord-Vietnam sont destinés à contraindre les communistes à leur agression contre le Sud » et à négocier sans conditions. Mais, répète mécaniquement Dean Rusk, « aucun signe n'est encore apparu qui permette de penser que Ha- noï ait changé d'attitude ». Or au même moment les Américains acceptent de participer à conférence sur le Cambodge dont on sait qu'elle serait principale- ment le moyen de négocier sur le Vietnam par la bande et que sur Comment les Américains en sont-ils arrivés là ? Il est trop simple de présenter, le fait une grande partie de la presse française se targuant comi- quement de l'expérience de deux guerres coloniales perdues, la décision américaine de porter la guerre au nord comme une fuite en avant vouée à hâter encore l'inéluctable défaite occidentale. Même s'il y a tout à parier qu'au terme de la crise vietnamienne la position américaine en Asie du Sud-Est sera nettement recul par rapport à ce qu'elle était avant, il faut croire les Américains lorsqu'ils disent qu'ils ne peuvent pas être vaincus dans cette guerre. Il faut les croire tout simplement parce qu'ils sont les plus forts à la surface du globe. Ils ne peuvent pas subir de Dien-Bien-Phu militaire étant donné l'armement atomique même simplement tactique dont ils disposent. Quand à un « Dien-Bien-Phu diplomatique », il est hautement improbable parce que l'enjeu est trop gros pour les Américains : l'hégémonie sur le sud-est asiatique et même, sur le reste du monde « occidental » ; tandis que l'enjeu est relative- ment réduit pour les communistes qui ont certes autant à gagner que les Américains ont à perdre mais qui eux ne peuvent pas per- dre grand'chose, en tout cas pas autant. Mais il est moins vrai que les Américains ne peuvent pas battre le Vietcong en tant que « cesser une non 76 menace tel, c'est-à-dire en tant que mou- vement intérieur au Sud-Vietnam, exprimant la lutte d'une large part des masses vietnamiennes contre le régime d'exploitation et d'oppression représenté par la clique de Saïgon. Cependant, pour les Américains, ce n'est pas la question du régime intérieur du Sud-Vietnam qui est vraiment in- téressante, c'est le statut interna- tional de ce pays, son régime intérieur n'étant guère pour eux qu’une garantie de dépendance sur le plan international. Après tout, en termes purement écono- miques, les Américains ont moins à perdre que la France à l'établis- sement d'un régime révolution- naire à Saïgon (Cf. les chiffres récemment publiés sur les inté- rêts étrangers au Sud-Vietnam). Or le Vietcong n'est pas seule- ment l'organisation révolution- naire des masses sud-vietnamien- nes, il est aussi l'instrument uti- lisé par les pays communistes pour gagner du terrain en Asie du sud-est. C'est cet aspect-là uniquement que les Américains ont choisi de voir dans le Viet- cong puisqu'aussi bien c'est seu- lement le problème international qui les intéresse dans la crise vietnamienne. Assimilant donc complètement le Vietcong à Ha- noï, à Pékin et, moins explicite- ment, à Moscou, ils ont commencé prudemment et méthodiquement l'« escalade » vers le nord : après les raids tests de l'été 64, ce furent les bombardements de « représailles » puis l'attaque sys- tématique des voies de commu- nication et d'objectifs militaires « limités », intensifiée récemment jusqu'à la « non-stop » offensive. Ce faisant, donc, les Américains semblent avoir eu comme objec- tif central de poser devant les pays communistes le problème sur leur propre terrain, celui du rapport de forces entre les blocs, et sur ce terrain ils ont pu pro- poser des négociations, excluant évidemment le Vietcong, puisqu'il « n'existe pas ». En somme ils ont montré qu'ils refusaient d'en- trer dans le jeu des communistes qui utilisent à fond l'équivoque du Vietcong, à la fois mouve- ment communiste ou communi- sant mais intérieur au Sud-Viet- nam. Définie en ces termes, l'initia- tive américaine de porter la guerre au nord était donc logique et la critiquer en se fondant sur les précédents du Vietminh et du F.L.N. pour dire que ce type de guerre ne peut se terminer que par une négociation « avec ceux qui se battent » c'est oublier que le Vietminh avait remporté Dien- Bien-Phu, ce qui est hors de question pour le Vietcong, et que le F.L.N. n'entretenait avec aucun pays arabe ou autre des relations du type de celles qu'entretient le Vietcong avec Hanoï et Pékin, même si le Vietcong n'est pas la pure et simple émanation des capitales communistes. Mais il semble que les Etats- Unis aient attendu de cette cla- rification du problème à coups de bombes, et de la qu'elle impliquait d'une clarifi- cation encore plus énergique, une évolution rapide de la situation : ou bien Hanoï, lâché par Moscou et Pékin, aurait cédé en faisant pression sur le Vietcong pour qu'il arrête la guérilla et en ac- ceptant de négocier ; bien Hanoï aurait contre-attaqué par exemple en bombardant à son tour les bases américaines du sud ou en envoyant des unités importantes au sud du 17° paral- lèle et même peut-être Pékin aurait-il suivi et dans ç'aurait été la riposte foudroyante contre la R.D.V.N. et surtout contre la Chine dont le potentiel économico-militaire aurait été anéanti pour un bon moment, selon le veu des stratèges amé- ricains. Quant à l'hypothèse d'une in- tervention soviétique décisive en faveur de Hanoï, il semble qu'elle ait été tenue à Washington pour hautement improbable étant don- né le différend sino-soviétique et la passivité de Moscou lors des raids de l'été 64. Mais de toutes façons même si l'U.R.S.S. avait mis ses forces dans la balance, le principal objectif de Washing- ton était atteint : le Vietnam prenait place dans une épreuve dé ou ce cas - 77 une force à l'échelle mondiale et une négociation sur ce terrain pouvait s'engager dans laquelle les Etats- Unis, étaient à même de faire sentir le poids de leur supériorité militaire. Or jusqu'à présent aucune de ces hypothèses ne s'est réalisée : Hanoï n'a pas cédé et le Viet- cong poursuit son activité ; Ha- noï ni Pékin n'ont donné de pré- texte à une riposte foudroyante et Moscou est resté réservé mais inquiétant. LA REPONSE COMMUNISTE L’U.R.S.S., en effet, a envoyé sans grande hâte, apparem- ment des fusées anti-aériennes en R.D.V.N. et a proposé l'envoi de « volontaires » au cas où l'es- calade poursuivrait et où Hanoï en ferait la demande. Elle appuie le programme en quatre points du premier ministre nord- vietnamien qui consiste à faire '« régler le problème du Vietnam par les Vietnamiens eux-mêmes », c'est-à-dire par le Vietcong, et comme Hanoï, elle déclare qu'une négociation ne peut s'engager que si au préalable, les Américains cessent leurs bombardements. Elle vient cependant, semble-t-il, d'accepter de participer à la conférence sur le Cambodge. Cet engagement extrêmement mesuré paraît répondre à trois préoccupations. La première, et probablement la plus importante, est d'éviter un affrontement sé- rieux avec les Etats-Unis qui ris- querait de déclencher une guerre « chaude » ou, à tout le moins, nouvelle guerre « froide >> impliquant une évolution interne à rebours de celle que l’U.R.S.S. suit actuellement. La seconde préoccupation est de ne pas se déconsidérer aux yeux des pays satellites et du Tiers-Monde en faisant la preuve que la garantie militaire qu'elle leur accorde ne vaut rien enjeu d'importance, puisque si elle lais- sait faire cette preuve cela pour- rait signifier à plus ou moins long terme la désagrégation com- plète de son bloc, déjà fortement ébranlé par le conflit avec la Chine. Enfin, il semble que l'U.R.S.S. ait tenté d'utiliser la américaine pour faire sentir à la Chine le besoin de sa se menace Mao Tse Toung a souligné plus d'une fois que « comme toute chose ici-bas, l'impéria- lisme et la réaction ont également une dou- ble nature. Avant d'être définitivement détruits, ils peuvent, dans certaines pério- des jouir provisoirement de certains avan- tages militaires et apparaitre comme des tigres de fer, bien réels et pleins de vitalité. Aussi faut-il que les révolutionnaires pren- nent l'ennemi au sérieux, qu'ils soient pru- dents et qu'ils étudient soigneusement et perfectionnent l'art de la lutte ». (PEKING REVIEW). protection nucléaire et de la ra- mener dans son orbite le même calcul valant évidemment aussi pour Hanoï. La Chine, elle, parait avoir cherché à éviter d'une part de donner un prétexte aux Améri- cains pour l'attaquer ; d'autre part, de solliciter la protection de l'U.R.S.S. qui l'aurait remise en situation de dépendance. En- fin elle s'est efforcé de faire la preuve qu'elle était plus « révo- lutionnaire » que l'U.R.S.S. D'où son attitude qui a consisté à ne pas s'exposer plus que l’U.R.S.S., en offrant à Hanoï exactement la même aide que Moscou et cela immédiatement après Moscou de manière à rester à l'abri de la puissance soviétique sans avoir eu à le demander. Cela conjugué, 78 en au évidemment, avec des déclara- tions incendiaires sur la solida- rité entre Chinois et Vietnamiens et avec des dénonciations répétées de l'attitude de l'U.R.S.S., accu- sée de faire sciemment le jeu des impérialistes. La R.D.V.N. a cherché à équi- librer l'aide dont elle avait besoin la demandant à la fois à Pékin et à Moscou. Il est vrai que potentiellement, la seule aide qui soit susceptible d'être opposée aux · forces américaines elle ne peut l'obtenir que de Moscou. Mais pour l'instant elle s'efforce de ne pas y faire appel. Le Vietcong enfin, semble travailler à s'établir solidement dans le centre-Vietnam afin de disposer d'une assise territoriale qui lui permette de s'imposer comme in- terlocuteur. Ainsi, dans l'ensemble, la ré- ponse des pays communistes à la tentative américaine de porter la guerre sur le plan international, a été de l'ignorer. Ils font comme si les bombardements américains sur le nord n'avaient pas lieu et continuent à mettre en avant le Vietcong comme protagoniste principal de la crise. La tenta- tive américaine pour exploiter la brèche ouverte dans le bloc com- muniste par le conflit sino- soviétique n'a pas réussi, en sens qu'elle na pas amené les communistes à céder ou à négo- cier sans conditions. Mais elle n'a pas échoué, en sens qu'elle n'a pas resserré les rangs com- munistes, ce qui aurait modifié sérieusement le rapport de forces. La division du bloc communiste demeure, aussi profonde et rien moins qu'« idéologique ». sino-américain survenu au-dessus de Hai-Nan a été particulière- ment révélateur : Washington a soutenu que les avions commu- nistes qui avaient attaqué les appareils américains étaient « non identifiés » tout en reconnaissant qu'ils avaient certainement décol- lé de Hai-Nanet pendant que Pékin proclamait leur nationalité chinoise. Depuis, les déclarations de Johnson ont été dans le même sens : pas d'utilisation des armes atomiques au Vietnam, pas de bombardement des villes vietna- miennes sauf en cas d'attaques massives des forces nord-vietna- miennes au sud du 17° parallèle et en même temps on annon- çait à Saïgon qu'un bataillon et peut-être même un régiment ré- gulier nord-vietnamien se trou- vait Centre-Vietnam, unité que les Américains auraient bien pu considérer comme « massive » s'ils avaient voulu. Il semble donc que l'absence de réponse des communistes, d'une part, les hésitations américaines, d'autre part, aient « désamorcé l'esca- lade » (pour employer le jargon de rigueur). Aussi, les divers pro- tagonistes ont-ils commencé un mouvement timide vers Genève pour y parler Cambodge. Quelles sont ces inconnues qui font hésiter et peut-être même reculer les dirigeants américains? C'est évidemment d'abord l'im- possibilité de savoir à partir de quel moment les Russes réagiront et en quoi consistera leur réac- tion. C'est aussi l'impossibilité de prévoir les répercussions que pourrait avoir dans le reste du monde et particulièrement chez les alliés occidentaux et dans le Tiers-Monde une aggrava- tion plus poussée de la crise du Vietnam. Enfin, la société amé- ricaine elle-même est une incon- nue comment les dirigeants pourraient-ils prévoir et surtout contrôler, la réaction de « leurs >> dirigés s'ils les mettaient dans la perspective d'une nouvelle guerre de Corée, ou, a fortiori, d'une guerre nucléaire totale 2 La majorité des Américains est jusqu'à présent restée muette. Mais il existe dans une minorité ce се WASHINGTON DEVANT L'INCONNU : Le résultat, c'est apparemment que les Américains ne savent plus où « escalader ». Il semble, en effet, que l'administration Johnson n'ose pas monter d'un degré de plus, car elle est inca- pable et pour cause d'éva- luer les risques réels que cela comporterait. L'incident aérien 79 certains comportements qui ne sont pas de nature å rassurer les dirigeants. Il ne s'agit pas ici d'exagérer le poids que peuvent avoir directement sur les déci- sions de Washington les quel- ques manifestations d'étudiants contre la guerre au Vietnam. Mais il est capital de voir tout d'abord que ces manifestations se relient étroitement au mouvement de contestation de l'ordre établi qui se répand dans les universités américaines que ce soit contre la ségrégation, contre la bombe ou tout simplement contre la mani- pulation que subissent les étu- diants ; et de voir, en second lieu, que ce mouvement traduit une instabilité qui est d'autant plus grave qu'elle affecte cette société américaine ultra-moderne, c'est-à-dire ultra-sensible, et cela dans une des couches sociales les plus essentielles à son équilibre, celle sans croissante des étudiants. En somme, lorsqu'une société a fait de la « climatisa- tion » son principe essentiel de gouvernement, il est contre-indi- qué aux dirigeants d'y faire pas- ne serait-ce que de violents courants d'air. cesse ser P. CANJUERS UNE NOUVELLE FORME DE PROTESTATION AUX ETATS-UNIS : APRES LES « SIT-INS », LES « TEACH-INS >> Aux Etats-Unis, les milieux universitaires, professeurs comme étudiants, forment la principale opposition à la guerre totale qui s'installe peu peu dans l'Asie du Sud-Est. Sous des formes tradition- nelles, meetings, manifestations, pétitions, télégrammes au président, les résultats ont été nuls : M. Johnson est resté totalement indifférent aux critiques extérieures. C'est alors qu'est né le « teach-in ». Le « teach-in » consiste à faire tenir, dans les amphithéâtres d'université des exposés sur la guerre du Vietnam, faits par des experts, et par des professeurs se relayant toute la nuit. L'expression, intraduisible en français, a été formée par analogie aux « sit-ins », qui consistent pour les noirs à s'asseoir dans les endroits interdits (restaurants, salles d'attente, etc.), et à y rester jusqu'à ce qu'ils soient expulsés. Le mot même éveille l'intérêt : il rappelle au grand public les marathons de danse, le port du drapeau, et autres concours d'endu- rance tant prisés par les Américains. Aussi les journalistes accou- rurent-ils à ces démonstrations avec des photographes. Les jour- naux en firent leur titre. Les raisons d'un tel succès sont peut-être mauvaises, mais les résultats sont bons. Le grand mérite du teach-in est qu'il est pure- ment éducatif et que même une université ne peut s'opposer à l'éducation. Le teach-in semble avoir été inventé à l'université de Michigan le 24 mars. Trois experts entamèrent une discussion sur le Vietnam, puis trente professeurs tinrent des séminaires sur le même sujet ju- qu'à l'aube. L'assistance dépassa les espérances des organisateurs : 2.800 étudiants et enseignants participèrent à cette séance qui se termina par une manifestation huit heures du matin. L'idée se répandit rapidement. Des groupes dans quarante univer- sités envoyèrent des télégrammes de soutien ; des manifestations de sympathie eurent lieu le même soir à l'université de Californie à Berkeley et au Collège d'Etat de San Francisco, Ces deux universités 80 en projettent d'organiser leur propres teach-ins et l'exemple sera suivi dans d'autres universités. Comme le dit' un professeur : « Les étu- diants américains sont en train de sortir d'un long sommeil ». Cette agitation dans le milieu universitaire américain est effet un trait important de la situation actuelle. De plus en plus de gens aux Etats-Unis, surtout parmi les jeunes, pensent qu'un chan- gement radical doit être opéré dans la politique extérieure aux Etats- Unis, de même que dans les valeurs de la société américaine dans son ensemble. Cette contestation reste limitée aux milieu étudiant et intellectuel (qui est, comme on le sait, très important numérique- ment). La classe ouvrière se manifeste moins encore qu'en France du temps de la guerre d'Algérie. Néanmoins, la lutte contre la guerre au Vietnam s'inscrit, avec le mouvement des noirs et les mouvements pour les libertés universitaires, dans une contestation de la société américaine dans son ensemble. (D'après The Nation) LA FRANCE SANS HISTOIRE Jamais autant qu'en cette « grande année politique » que devait être 65, avec les munici- pales, les présidentielles et même peut-être, à l'horizon, des législa- tives n'est apparu le désert poli- tique qu'est devenue la France. Et cela, depuis près de trois ans que la guerre d'Algérie est finie. L'aspect essentiel de cette absence de vie politique est assurément le désintérêt profond des masses. On le constatait déjà durant la guerre d'Algérie, après l'échec des mouvements de 56. Mais pendant cette période, du moins, un pro- blème politique se posait parce que les Algériens le po- saient et, tant au niveau des organisations que dans des sec- teurs minoritaires de la popula- tion, des attitudes et une activité politiques se manifestaient. Le fait nouveau, c'est que depuis trois ans aucun problème intéres- sant l'ensemble la société française n'ait émergé, même à travers des formulations partiel- les et confuses et que la dépoli- tisation ait atteint même les or- ganisations spécialisées et les minorités qui s'agitaient pendant la guerre, ainsi que le reconnais- sent avec découragement les diri- geants de l'U.N.E.F., par exemple. La vie politique, si l'on peut dire, s'est réfugiée dans les états- majors au sens le plus étroit du terme et là elle a pris l'aspect à la fois d'une paranoia et sur- tout d'une bagarre sordide pour les places à prendre. Les muni- cipales ont offert à cet égard un spectacle édifiant. Grâce à la nou- velle loi électorale, les marchan- dages, au lieu de se faire dans l'ombre entre les deux tours, ont pu s'épanouir au grand jour du- rant de longues semaines. Jamais la comédie démocratique n'avait pris un tour aussi sordide ; ja- mais on n'avait trafiqué aussi ouvertement avec des paquets de bulletins de vote, manipulé avec aussi peu de fausse honte le « libre choix des électeurs ». Mais après tout, cela fait plus de cent ans que chacun sait à quoi s'en tenir sur l'essence du régime « démocratique » et il y a tou- jours des électeurs. Pourquoi se gêner ? Quant à l'élection présiden- tielle, on savait depuis le début « bon », c'est-à-dire de Gaulle, gagnerait comme dans un match de catch. Mais main- tenant, comme dans un film des Marx Brothers, l'effet comique s'est corsé grâce au procédé bien connu de la multiplication insen- sée des personnages. Il passe guère de semaine qu'on ne compte un nouveau partant dans la course à l'Elysée. Comme le dit Defferre, l'enjeu est mainte- nant de savoir qui arrivera en second derrière de Gaulle. C'est de que le ne se 81 ne se on eu se ne ne ou ou sur ce que les politiciens appellent sans rire préparer l' « après gaul- lisme ». En attendant, ce qui est frap- pant c'est que le gaullisme n'ait suscité aucune véritable opposi- tion, même réformiste et sortant pas des chapitres classi- ques de la politique. Sans par- ler d'une opposition organisée et structurée, il peut paraître étonnant qu'il n'y ait pas même de tentative, depuis trois ans, pour lancer serait-ce qu'une campagne sur des objec- tifs limités tels que la réforme du système fiscal français l'un des plus iniques du monde et cela de plus en plus la politique du logement, thè- mes qui sembleraient pourtant assurés de recueillir un large écho. Mais sans doute n'en est- il pas ainsi puisque les politi- ciens préfèrent pinailler 1 « atlantisme » ou l' < euro- péanisme » de la Ve République, méditer sur les vertus ou les vices du > nos ce En suivant Riesman, nous pé- nétrons au cour même de notre vie : nous trouvons nos attitudes, nos personnages, conflits. Nous reconnaissons les adoles- cents attentifs à l'opinion de leur propre groupe d'âge à point qu'ils paraissent n'en être que le reflet, et avec Riesman nous constatons la disparition progressive du jeune homme d'autrefois qui, isolé par la force des choses et s'isolant volontai- rement, découvrait ce qui le sépa- rait d'autrui, et pratiquait non l'adhésion aux opinions et styles du groupe d'âge auquel il appar- tenait (lequel, d'ailleurs, avait un statut et une importance secon- daires), mais le rejet dédaigneux des opinions et styles du groupe d'âge auquel il n'appartemait pas, celui des adultes et particu- lièrement de ses parents. L'adhé- sion aux valeurs et opinions du groupe et, plus que cela, la régu- lation sincère et angoissée du nous Il est un autre plan sur lequel les descriptions et catégories de Riesman jettent une lumière : celui des activités qui autrefois, par opposition à la futilité de la vie privée, paraissaient seules importantes et graves : le tra- vail et la politique. En lisant « la foule solitaire » et en con- frontant cette lecture à notre expérience, nous trendons compte à quel point nos relations dans le travail se sont «psycholo- gisées ». Ce n'est pas seulement qu'il y est de plus en plus ques- tion de ce que des hommes sans imagination appellent le « côté humain des choses », ni même le fait que ce « côté humain » est devenu l'objet d'organes institués (services de relations sociales dans les entreprises, organismes conseils...) : ce qui surtout frappe c'est que nous-mêmes (et non 86 nous ces aucun comme ces ou ceux qui manipulent) soyons devenus si sensibles aux relations dans le travail et à leur contexte psychologique. La description que donne ici même Mothé des relations entre repré- sentants de la direction et délé- gués du personnel en est un exemple : même lorsqu'il s'agit de rapports antagoniques, comme c'est le cas dans cette description, nous scrutons autrui, nous péné- trons dans ses motivations per- sonnelles (qui ne sont pas celles du groupe auquel il appartient) et en retour, sous son vil, nous nous sentons à notre tour expo- sés, nus, psychismes translu- cides et non plus symboles opa- ques d'une fonction (Le Chef, Le Dessinateur, La Fidèle Secrétaire) ou d'une classe (L'Ouvrier, Le Va- let du Patron). Les murs de nos bureaux sont devenus de verre, mais bien plus important est le fait que ceux qui autrefois ca- chaient et protégeaient notre « moi intime » sont aujourd'hui de la même matière. Quant à la politique, les remarques de Ries- man éclaircissent également, jus- qu'à un certain point, la situation française. Tous les observateurs ont noté la nouvelle importance des « hommes » dans la vie poli- tique de ce pays, et le déclin des programmes et des doctrines. Mais alors que nous avons l'habi- tude d'attribuer ce phénomène au dégoût qu'éprouveraient les électeurs des formations politiques corrompues et ineffi- caces, Riesman nous suggère qu'il se produit ici, outre une réaction de dégoût, un effet de cette ob- session nouvelle de psychologie. Si ce qui nous arrive dans nos rapports avec autrui nous paraît plus important que les structures et réalités du monde dans lequel ces rapports prennent place, il est logique de transporter cette même attitude aux affaires politiques, même si celles-ci restent concer- nées par ce monde des réalités et des structures. Nous bien que la société doit être orga- nisée et gérée, mais lorsque nous agissons pour que ceci soit pos- s ble nous nous tournons non pas vers, des groupes qui ont des idées précises sur affaires, mais vers des hommes qui, pour des raisons multiples, nous atti- rent. On pourrait presque dire qu'il n'y a là aucun calcul, et que nous n'établissons lien entre la bonne volonté des hommes qui nous attirent et les bonnes choses qu'ils réaliseront : tout se passe comme si nous les mettions en place moins pour qu'ils fassent quelque chose (nous sommes relativement démystifiés à ce propos), mais pour que l'homme que nous aimons soit là-haut, visible, à côté du cou- reur de fond courageux et de l'acteur sympathique, que nous aimons également. Il est vrai que, dernières remarques le montrent, la lecture de Riesman nous sug- gère fréquemment des idées qui, adaptées à la situation améri- caine, le sont moins en ce qui concerne la France tout au moins anticipent sur ce qu'elle sera. La permanence de la poli- tique au sens traditionnel du terme est trop forte pour que nous puissons réduire tout ce qui se passe ici à ce roman d'amour qui caractérise les rapports du public et de ses « étoiles » spor- tives artistiques. La même chose est vraie, par exemple, des rapports entre parents et enfants qui relèvent beaucoup plus en France de l'ancien mode que du nouveau : alors qu'aux Etats- Unis la préoccupation essentielle des parents est de former leurs enfants à la vie collective et pour cela de gommer tout ce qui en eux s'oppose à leur fusion dans le groupe, les parents français continuent de concevoir leur rôle comme étant essentiellement de fabriquer des sortes d'automates entièrement indépendants qui batailleront avec les autres en- fants jusqu'au jour où, escala- dant joyeusement la pile de reca- lés et des ratés de 18 ans, ils entreront à Polytechnique, comme Papa a dit. ou envers savons 87 AMBIGUITÉ DE L'AUTONOMIE en au une C'est parce que les différences entre les situations, française et américaine, restent profondes, que l'intérêt de « La foule soli- taire » pour celui qui s'efforce de comprendre ce qui se passe en lui et autour de lui, réside peut- être plus encore dans l'ambiguïté que Riesman saisit dans les si- tuations que dans le détail de ces situations. La société décrite par Riesman est un traquenard, et lorsque nous posons son livre nous nous rendons compte que notre existence est elle aussi, par beaucoup de ses aspects, traque- nard, piège. Et les hommes que décrit Riesman sont des hommes vides, qui n'ont un contenu que pour autant qu'ils vivent dans le piège de la vie collective. Et en effet il nous semble vivre dans un monde qui capte si bien nos énergies que lorsque nous croyons enfin nous en être dégagés, c'est seulement pour constater que ce Moi que nous avons enfin réussi à isoler est un être vide, une parenthèse qui n'est plus remplie ni par les contenus traditionnels ni par le gyroscope moral : gens d'aujourd'hui, selon la phrase d'un commerçant cité par Riesman, savent ce qu'ils aiment mais qu'ils veulent ». Nous ne sommes que pour autant que quelque chose nous est offert; nous n'existons que si quelque chose vient nous remplir ; vie privée et vie collective, aussi bien niveau des comportements que du psychisme, sont inextrica- blement mêlés. Et ce qui se passe alors c'est que le positif dans nos vies ne parvient plus à s'iso- ler du négatif, le valable produit le condamnable, la sensibilité psychologique des parents pro- duit des adultes angoissés devant l'écrasante gamme des maux qu'ils peuvent provoquer en agis- sant leurs enfants et des enfants angoissés par les angois- ses et incertitudes de leurs pa- rents, et ainsi de suite. Le traque- nard paraît frappant lorsque nous pensons relations dans le travail. En accordant tant d'im- portance aux relations et à leur contexte phychologique nous montrons que ce qui nous arrive, à nous, hommes sensibles, est plus important que beaucoup de choses qui, autrefois, paraissaient essentielles, et ainsi une révolu- tion dont on ne pourra jamais surestimer la signification s'est, silencieusement, opérée. Mais l'intérêt que nous portons à l'Au- tre dans le supérieur ou à l'Autre dans le subordonné conduit fait aujourd'hui non à une com- préhension authentique mais à une justification projective de son comportement. Chacun est Soi dans l'Autre et ainsi la relati- visation, la critique et le conflit, moments essentiels d'une compré- hension véritable, disparaissent. Ainsi fur et à mesure qu'apparaissent les signes d'une redécouverte (qui, historique- ment, ainsi que le soutient Ries- man, est découverte de l'expérience humaine, de sa puis- sance et de sa valeur, constate- t-on aussitôt que ces signes sont plus ambigus qu'il ne semblait. Le désir d'être aimé pour ce que l'on est accompagne une trans- formation de ce que l'on est en ce que les autres attendent que l'on soit, et cette transformation est aussi destructrice et contraire à l'autonomie que la répression des « mauvaises » tendances chez l'homme moral du passé. L'at- tention à autrui devient pression autrui. La démystification politique progresse au même pas que la privatisation et le retrait de toute activité orientée vers la création et l'application d'idées relatives à la gestion de la socié- té. Libéré d'une culture qui consi- dérait, dans tous les domaines, les hommes sous des catégories réifiantes et qui pour les comprendre, agir eux, commençait par les réduire à l'état de choses, l'homme d'au- jourd'hui se débat plus encore que celui du passé dans le dilemme des rapports du Moi et de l'Autre, de l'Intérieur et de l'Extérieur, de l'autonomie dont il sent les forces et la valeur et du conformisme qui le pénètre de toutes parts et ne se contente « les non ce sur au ou sur sur aux 88 : une plus du sacrifice de quelques comportements et gestes rituels, mais exige, tout le monde l'exige, d'être aimé pour ce qu'il est, lui conformiste. comme DISPARITION DU TRAVAIL ET DE LA POLITIQUE ? mes nous un nous nous nous dans « Le capitalisme américain » et « The affluent society ») mais là où Riesman voit disparition, nous voyons, quant à nous, une transformation, qu'il n'existe aucune raison d'ignorer, d'autant plus que c'est là, avec les grèves sauvages, les tendances gestionnaires, les nouvelles for- d'action et de conscience politique qu'apparaît l'autonomie comme telle, dégagée de l'englue- ment dans la vie sociale, libérée de cette situation de cauchemar qui voit irrésistiblement poussés par une force qui n'est autre que nous-mêmes à faire fonctionner avec zèle et amour ce que, dans le même moment, nous rejetons. Mais au moment de formuler ces remarques, nous pre- nons à hésiter devant les perspec- tives sereines que donnons à nous-mêmes, comme le héros d'un western regardant un paysage tranquille, trop tran- quille justement, trop paisible. Car si Riesman, dont l'intérêt et même la passion pour l'autono- mie éclatent, est brusquement saisi d'impuissance au moment où il lui faut en parler, il y a peut-être plus, là, qu'une mani- festation du comportement d'échec, plus, en tous cas qu'une simple ignorance du travail et de la politique. Tout se passe comme si Riesman était lui-même englué dans l'engluement dont il parle, lui-même impuissant à dégager les valeurs qu'il poursuit des tâches de l'écrivain et du profes- seur, soucieux comme nous tous de respectabilité professionnelle, de l'opinion des collègues, du développement harmonieux et honorable de la carrière. La bou- cle ainsi paraît bouclée, l'auto- nomie ne se pose comme moment indépendant ni dans l'action ni dans la pensée c'est cette perspective que les dernières pa- ges de Riesman évoquent, et bien qu'elle nous paraisse faussé, il n'en reste pas moins que la manière dont elle se présente ici a le pouvoir de nous ébranler. des L'autonomie qui se manifeste aujourd'hui est inséparable des situations dans lesquelles elle apparaît, non pas parce qu'il se trouve que ces situations sont là lorsqu'elle apparaît, mais, bien plus profondément, parce que l'homme se fait autonome à tra- vers des comportements qui, en fin de compte, consolident ordre social étranger et hostile à cette autonomie. Voilà ce que suggère la lecture de Riesman et sans doute est-ce à partir de cette ambiguïté que l'on doit juger la dernière partie de « la Foule solitaire ». La dernière section du livre traite en effet de l'autono- mie elle-même et de ses perspec- tives : bien que Riesman y pré- sente notions fécondes (comme celles d'autonomie, adap- tation et anomie tant que modes du rapport de l'individu et de la société), il s'agit là des pages les plus faibles du livre et en les parcourant chacun res- sentira une déception. Car on ne trouvera rien ici qui puisse servir de base à une action en faveur de cette autonomie qui est la préoccupation majeure de l'au- teur, en dehors d'une sorte de confiance exprimée envers la pos- sibilité d'une telle action. Nous pourrions remarquer que si Ries- mana tant de mal à définir un avenir pour l'autonomie c'est parce qu'il ignore les deux do- maines où précisément un avenir lui est donné : le travail et la politique. L'industrie moderne a vaincu le problème de la pro- duction, affirme Riesman et le problème politique, de son côté, a disparu, en même temps que la structure, du pouvoir s'est ato- misée sous l'effet des groupes de pression (on rapprochera cette idée de celle du « countervailing- power » exposé par Galbraith en : S. CHATEL 89 JEAN ZIEGLER : SOCIOLOGIE DE L'AFRIQUE NOUVELLE (1) а une : comme comme une Ce livre décrit l'échec de la révolution dans trois pays afri- cains : Congo-Léopoldville, Gha- na, Egypte, et d'autre part il enveloppe cette description, sou- vent intéressante, d'une sorte de gangue théorique inadéquate. . L'essai de définition à priori des concepts de classe dirigeante, de conscience de classe, de fausse conscience (avec, pour références principales Alain, Marx, Raymond Aron, Merleau-Ponty et surtout Lukacs) mène un échec. Il fau- drait en effet, si on suivait l'au- teur, et pour ne prendre qu'un exemple, considérer l'organisa- tion des Officiers Libres égyptiens, avant même la prise du pouvoir, classe ; mieux la seule classe ayant vocation de classe dirigeante du seul fait qu'elle montre sui- vant le concept lukacsien « conscience adéquate ». Reste la description, souvent sommaire, mais intéressante. Le cas du Ghana est celui d'un pays de 7.000.000 d'habitants, où l'organisation officielle, «le Par- ti», embrasse 2.000.000 de per- sonnes, sans compter les Pion- niers (70 % des enfants). Chiffres extraordinaires lorsqu'on tient compte du caractère primitif du pays, du manque de communi- cations, de la nature de l'écono- mie, vivrière dans la majorité des villages. Au Ghana, le C.P.P. (Conven- tion People Party), parti au pou- voir depuis l'indépendance (1957) avait réussi à moderniser quel- que peu l'économie et à la diver- sifier. Pendant la période colo- niale, même les sacs dans lesquels on exportait les grains de cacao produit de base du pays étaient importés. Aujourd'hui, on a planté du jute et on fabri- ; de même des conserves de légumes et de fruits, du papier, des allumettes, etc. Mais les succès les plus impor- tants semblent avoir été obtenus dans le domaine de l'enseigne- ment. L'enseignement primaire est obligatoire ; un énorme effort de construction scolaire été fait ; entre 1957 et 1963, le nombre des élèves de lycées est passé de 3.000 à 23.000. Paral- lèlement les cadres de l'économie et de l'administration étaient massivement africanisés, le capi- tal étranger et indigène était soit nationalisé, soit muselé dans des « Sociétés Mixtes ». Pour tout cet effort, pour tout ce pro- grès, le gouvernement a joui, les premiers temps du concours actif des masses. Pourquoi ce concours lui a-t-il manqué par la suite ? Pourquoi à partir de 1961-62 le régime s'est-il trouvé de plus en plus isolé. ? Il faut chercher la cause première de ce processus dans la différence criante entre le niveau de vie des dirigeants des mem- bres du gouvernement surtout et celui de la masse. Différence qui ne manque pas de s'expliquer, en partie, par la corruption et qui prend les traits les plus byzantins : la femme de tel ministre s'achète à Londres un lit en or massif ; tel autre mi- nistre ordonne au Directeur d'une banque étatisée de lui verser, sans reçu, 30.000 livres. C'est ce qui sans doute expli- que la séparation entre sommet et base dans le Parti officiel, séparation devenue évidente en automne 1961 lorsque éclata une grève très suivie des dockers et des cheminots à laquelle se soli- darisèrent maintes coopératives agricoles. La grève constituait une réponse à des mesures d'austérité appelées par le déficit budgétaire et qui entraînaient l'augmentation du prix du sucre, du thé, du café, des légumes, du poisson, des textiles, etc. En que des sacs « Idées », NRF, (1) Collection Paris, 1964. 90 non même temps tous les salariés étaient forcés d'« investir > 5 à 10 % de leurs salaires, bloqués désormais, dans des obligations d'Etat. Devant cette grève, qui paralysait le pays, le gouverne- ment agit avec violence : il fit donner la troupe et la police, et avec mauvaise foi prétendant que le mouvement était fomenté par l'impérialisme. Malgré toutes les mesures prises, la grève ne s'écroula pas, elle s'éteignit peu à peu de ce que les grévistes, privés de salaires, étaient affamés. Cette grève révéla que le parti officiel, dont l'idéologie est de type léni- niste, n'a pas la charpente de militants révolutionnaires pro- fessionnels de certains partis bolcheviques. Elle révéla égale- ment que l'appareil d'Etat est peu sûr. de tants dans les villes : parmi les chômeurs et les prolétaires, mi- sérables physiquement, mais aus. si moralement parce que arrachés aux liens traditionnels et jetés dans un monde auquel ils ne peuvent s'intégrer, qu'ils envient et à la fois méprisent ; parmi les classes moyennes et parmi les étudiants, qui seulement voient leur avenir bouché mais sont profondément déséquilibrés par leur solitude, par l'érotisme de la culture de masse inoderne (40 cinémas brûlés, au Caire, en janvier 1952, par la foule sui- vant les Frères Musulmans). A tous ces déséquilibres, les Frères Musulmans opposent le mirage du retour à la foi et à la loi islamique primitive : puritanisme des meurs, égalitarisme, solida- rité, propriété de Dieu sur la terre et sur tout ce qui s'y trouve: une sorte de socialisme théo- crat que. En 1948, les Frères Mu- sulmans comptaient plus d'un million d'adhérents, dont nombreux officiers de l'armée. En 1951 ils participent aux côtés des partis ouvriers, aux guerillas anti-britanniques de la zone du canal de Suez. Pourquoi ce mouvement actif, bien implanté dans l'armée est- il écarté en 1952 par les Offi- ciers Libres, association treinte et qui s'était tenue à l'écart des luttes de guérillas récentes ? Evoquer le concept lukacsien de conscience adéqua- te comme le fait Ziegler, paraît peu convaincant. En dehors de leur foi nationaliste les Officiers Libres avaient à peine une idéo- logie, sans parler d'un program- me de gouvernement. Mais le fait est que leur coup d'Etat réussi ils jouissent d'un large appui populaire. Il semble bien qu'après le régime de Farouk toute tentative de renouveau de- vait être accueillie avec élan. Au pouvoir, les Officiers Libres n'essaient pas de déchiffrer la situation en fonction d'une phi- losophie politique ; ils agissent simplement en tâtonnant, empi- riquement, guidés malgré tout par les événements extérieurs. C'est à partir de cette grève que le parti dirigeant se comporte de manière désordonnée, affolée, n'ayant plus que des réactions d'auto-défense. Une répression massive s'installe qui atteint d'abord les dirigeants grévistes, ensuite les groupes d'opposition hors-parti, enfin, les tendances droitière et gauchiste du parti même. A cette répression répond un terrorisme aveugle. La popularité personnelle du chef de l'Etat, N'Krumah semble surnager à ces événements mais de plus en plus elle est envelop- pée dans un culte de la person- nalité dont certaines manifesta- tions dépassent l'ancien culte de Staline (« N'Krumah ne jamais » !) En Egypte, sous l'ancien régime monarchique il y avait trois mouvements d'opposition la secte des Frères Musulmans, le mouvement ouvrier, l'association des Officiers Libres. Vers 1950- 1952, les Frères Musulmans sem- blaient avoir le plus de chance de renverser le régime, incapable et corrompu, de Farouk. Il est intéressant d'envisager le cas de cette secte, typique d'une société islamique traditionnelle, menacée par le modernisme capitaliste. Les Frères Musulmans recru- taient l'essentiel de leurs mili- res- mourra : 91 ce couron- C'est la défaite de Palestine de tenir en main. Or, on aurait pu 1948 qui avait donné un certain penser justement que le régime essor à leur association. L'atta- était engagé dans l'engrenage que isréalienne contre le terri- d'une sorte de révolution perma- toire de Gaza, en 1955, et le nente. La puissance de ses enne- revers égyptien, provoque le dur- mis d'une part, son ambition cissement du régime de Nasser d'être le chef de file révolution- ainsi que son évolution vers le naire du monde arabe, d'autre Bloc Soviétique. Cette évolution part, aurait dû l'amener à s'ap- est rendue plus nette par les puyer de manière toujours plus événements de Suez en 1956. Et profonde sur les masses, d'aider c'est encore pour faire face à la chaque fois de nouvelles couches menace de l'étranger qu'en poli- de travailleurs à rentrer dans la tique intérieure, Nasser prend vie politique active. Or, le régi- des mesures d'industrialisation, me a pu éviter cet écueil s'engage dans la planification de véritable danger. Hassan Riad, l'économie, nationalise les biens marxiste égyptien, cité par Zie- étrangers, d'abord, égyptiens en- gler, observe avec juste raison suite, invente enfin pour cou- que si Nasser a pu malgré tout ronner le tout, l'idée du « Socia- maintenir son ton et ses ambi- lisme Arabe ». Mais ce socialisme tions c'est qu'il a remplacé l'ap- est octroyé par les Officiers pui des masses par celui de la Libres qui eux-mêmes diplomatie soviétique. nent la bureaucratie d'Etat. Le chapitre sur le Congo est Parallèlement le régime est sans doute le plus faible. L'échec amené à détruire par la terreur de Lumumba, comme ensuite toute opposition : mouvement l'échec de l'administration Gi- ouvrier d'abord, Frères Musul- zenga á Stanleyville sont assez ensuite. Et de même il peu expliqués. De même l'essai tente à plusieurs reprises de de conceptualisation à propos du mettre place ses propres gouvernement Lumumba (« socié- organisations de Mais té instantanée ») n'est pas très . c'est là qu'il échoue et il semble convaincant. bien qu'à mesure que le tableau Il est difficile de tirer des du socialisme nasserien se com- conclusions d'ordre général du plétait les masses redevenaient livre de Ziegler. L'auteur tâton- amorphes. Cette évolution, com- lorsqu'il s'agit de donner préhensible elle-même, une théorie des faits qu'il expo- manque pas de s'expliquer en se, mais son ouvrage est inté- Egypte partie tout ressant par ses descriptions, inté- moins par des causes spéci- ressant également par l'angle de fiques. Dans la révolution inté- vue adopté : celui de l'étude rieure qu'il a entreprise, Nasser des révolutions dans les pays n'est pas allé jusqu'au bout, et sous-développés, plus exactement ceci est vrai surtout de la réfor- des régimes collectivistes-bureau- agraire. En même temps, cratiques issus de révolu- tout en briguant le soutien des tions. masses, Nasser voulait surtout les Benno SAREL. mans en masse. ne en ne en au me ces BREF REGARD SUR LA GAUCHE AMERICAINE un une Curieuse idée que de parler de la gauche américaine : en existe- t-il donc ? On n'a plus entendu sa voix depuis que le New Deal rooseveltien récu- péré une bonne part de ce qu'il y avait de révoltés entre les deux guerres mondiales. Il n'y a même pas parti social-démocrate. Les syndicats sont intégrés au système, même et surtout lors- qu'ils sont corrompus. Et pourtant il y a les luttes des noirs, il y a les grèves sau- a 92 ne ou vages, tout récemment encore, la lutte exemplaire des étudiants de l'université de Berkeley. Il y a aussi certains aspects des Beat- niks et du Pop’ Art. Ces actions et encore plus le malaise général qui règne dans la société américaine sont naturellement pas sans effet sur le mouvement des idées et sur les préoccupations de la couche sociale qui ressemble plus ou moins à celle où se recrutent et vivent les intellectuels de gau- che de notre pays. Remettant une description gé- nérale au numéro que « Socia- lisme Barbarie » compte consacrer à la société américaine, nous examinerons ici un échan- tillon des produits de la recher- che intellectuelle de la gauche aux Etats-Unis. Il s'agit du nu- méro spécial du cinquantenaire de l'hebdomadaire « libéral » « New Republic ». Ce numéro, est centré sur un thème unique : les problèmes que doit affronter l'Amérique au seuil de la « Great Society », cette société grandiose que promettent les dirigeants comme développement de la « société d'abondance >> actuelle. Feuilletant la revue, nous voyons traiter successivement les sujets suivants : Un article proprement poli- tique soulignant l'importance du pouvoir fédéral et à l'intérieur de celui-ci, le déclin des assem- blées au profit de la bureaucra- tie présidentielle. L'auteur consi- dère cette tendance comme iné- luctable et souhaitable tout en soulignant le risque de voir le pouvoir tomber entre les mains d'un général de quelque démagogue d'extrême-droite. Vient ensuite': rait-il être notre ville ? ». Par- tant d'une expérience en cours à Reston (Virginie) de ville sans voitures, à fonctions non diffé- renciées, l'auteur pose le pro- blème de l'évolution du cadre de vie urbain, de la dégradation des conditions d'existence de la par- tie croissante de la population (partie déjà largement majori- taire) qui habite les villes. Il discute d'orientations qui pour- raient rendre moins inhumaines les villes existantes et servir d'axes à un urbanisme nouveau. Il souligne les difficultés que rencontre le choix de ces orien- tations aans une économie capi- taliste de la construction, mais se méfie également de leur appli- cation par la bureaucratie. Un article sur l'« environ- nement » attiré l'attention sur le fait que l'air, l'eau et la terre sont appelés à être (sont déjà) les facteurs rares qui poseront les problèmes économiques les plus difficiles dans les années à venir. C'est là une conséquence de l'expansion démographique et de l'urbanisation explosive. Les tendances actuelles de l'éducation conduisent à la dis- parition de toute diversité dans le système éducatif, constate un autre article. Une structuration uniforme et hiérarchisée tend à consolider l'existence d'une cou- che exclue des bénéfices de la « société d'abondance ». L'auteur souligne les difficultés institu- tionnelles qui empêchent de sortir de cette voie et regrette, quoiqu'assez marginalement, le caractère passif des méthodes d'enseignement. Sur le plan économique, on lit un plaidoyer en faveur de la planification, considérée com- me nécessaire pour améliorer les prévisions à l'échelle nationale et comme étant seule capable de résoudre les problèmes du chô- mage engendré par l'automation. « L'émancipation n'est pas encore arrivée », cet article de Bruno 'Bettelheim sur la femme américaine insiste notamment sur les conditions socio-économiques qui s'opposent à la libération de la femme et qui expliquent dans une certaine mesure le « retour au foyer » constaté ces dernières années. Il en voit la cause dans le caractère aliénant et inhumain des modes de travail offerts par notre société. Les hommes sont forcés de le subir, à cause de la nécessité économique. Les fem- mes n'y ont trouvé qu'un autre ou « ceci pour- 93 mes esclavage remplaçant celui du foyer. L'article consacré à la jeu- nesse fait une large place à la déliquance juvénile, celle des classes pauvres comme celle des classes aisées. Cette dernière prouve que le malaise de la so- ciété contemporaine n'est pas seulement économique. Les problèmes de la vieil- lesse sont abordés sous l'angle démographique, médical, social, psychologique et économique. La question du droit au suicide est également évoquée. Le problème noir est pré- senté par un blanc : il rappelle que sur tous les plans la fin de la discrimination raciale impli- que la fin d'un certain nombre de privilèges dont jouissent les blancs, alors qu'on semble croire, bien souvent, qu'il suffira de donner aux noirs ce dont ils sont privés actuellement soit besoin de le prendre à per- pation des femmes, de moins bons et de franchement médio- cres. Mais la gamme des problè- couverts est très intéres- sante : il s'agit des problèmes réels de notre société à son stade d'évolution. Sans doute il arrive que la presse de gauche euro- péenne aborde ces questions ; mais elle donne presque toujours l'impression d'y recourir comme à des trucs pour attirer les lec- teurs et les ramener aux problè- mes de la politique tradition- nelle. Chez les Américains, elles sont abordées pour elles-mêmes, comme des problèmes qui nous intéressent parce qu'ils sont à résoudre maintenant et qu'ils ont une répercussion vitale sur l'évo- lution de la société. Les sujets sont en général attaqués de front, de façon hardie, hors des préju- gés et des cadres rigides. Mais lorsqu'on aborde l'écono- mie ou la politique proprement dite, la pensée est très faible. En économie, on réclame une plani- fication souple (le modèle fran- çais est fréquemment cité), un système fiscal plus progressif. En politique on souhaite un meilleur fonctionnement du régime « dé- mocratique », la défense des droits civils, leur extension aux noirs, une meilleure représenta- tion des villes dans le système électoral. En fait ce qui manque surtout à la gauche intellectuelle améri- caine, c'est une vue d'ensemble des problèmes qu'elle aborde. Cette carence entretient l'illusion que ces problèmes peuvent être résolus par des aménagements qui ne brisent pas le cadre du système économique et politique existant. Ainsi, ses qualités et ses défauts apparaissent en quelque sorte comme complémentaires de ceux de la gauche européenne. sans qu'il sonne. ses La culture n'est évoquée qu'en fonction des efforts du gou- vernement pour utiliser à propres fins de propagande le développement d'une culture que nous qualifierons, de toutes fa- çons, d'officielle. Rien n'est dit du Pop Art, des Beatniks ou de toute autre forme de la culture vivante. Le dernier article est le seul qui sorte du cadre du terri- toire national des Etats-Unis et des problèmes spécifiquement américains. Il insiste sur le fait que l'accélération de l'Histoire serait arrivée à un niveau cri- tique, où l'efficacité de l'Etat national, notamment, serait tout à fait dépassée. La qualité de ces articles est certes très variable. Il y en a de très bons, comme ceux qui concernent les villes et l'émanci- Paul TIKAL --- 94 - A NOS ABONNÉS ET A NOS LECTEURS Par suite d'une organisation défectueuse de notre part et négligences de la part de nombreux abonnés, nous avons depuis quelque temps servi la revue à des lecteurs dont l'abon- nement était à expiration. La parution plus régulière de Socia me ou Barbarie nous permet aujourd'hui d'envisager l'assainissement de cette situation. En conséquence, nous avons décidé de prévenir régulièrement les lecteurs dont l'abonnement arrivera à expiration par une lettre-circulaire incluse dans la revue puis, après un certain temps, de cesser les envois. En vous réabonnant à temps, vous faciliterez considéra- blement notre travail administratif, vous économiserez 4 francs par rapport à l'achat des 4 numéros dans une librairie et vous pourrez dans la région parisienne être convoqués aux réunions publiques, recevoir des textes, etc... Le prochain numéro de « Socialisme ou Barbarie » paraîtra en septembre 1965. LIBRAIRIES QUI VENDENT « SOCIALISME OU BARBARIE » Nous donnons ci-dessous la liste des librairies qui vendent régulièrement notre revue dans la région parisienne : Librairie du XXe siècle, 185, boulevard Saint-Germain (Viº). Librairie de Sciences-Po, 30, rue Saint-Guillaume (VII). Librairie Gallimard, 15, boulevard Raspail (VII). Librairie Croville, 20, rue de la Sorbonne (Ve). 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