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INFORMATION ÉDITORIALE
CHAULIEU, Pierre: Sur le programme socialiste 10:1-9 = FR1952B
DISCUSSION SUR LE PROBLÈME DU PARTI RÉVOLUTIONNAIRE = FR1952C
CHAULIEU, Pierre: La direction prolétarienne 10:10-18 = FR1952D*
MONTAL, Claude: Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire 10:18-27 = Éléments d'une critique de la bureaucratie
NOTES:
MONTAL, Claude: La situation sociale en France 10:28-35
PÉTRO, G.: Trotskisme et Stalinisme 10:35-45
GARROS, André: Les auberges de la jeunesse 10:45-[48]
ANNONCE: Réunion publique 10:[48]
SOMMAIRE
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS
SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les deux mois
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
A. VÉGA.
Ph. GUILLAUME.
J. SEUREL (Fabri)
Gérant : G. ROUSSEAU
Adresser mandats et correspondance à :
Georges PETIT, 9, Rue de Savoie, Paris Vle
LES ANCIENNES ADRESSES
ET LES ANCIENS COMPTES
CHÈQUES SONT SUPPRIMÉS
.
O
LE NUMÉRO.
ABONNEMENT UN AN (six numéros).
100 francs
500 francs
SOCIALISME
OU
BARBARIE
SUR LE PROGRAMME SOCIALISTE
1. A la fois pour la constitution de l'avant-garde révolutionnaire
et pour le renouveau du mouvement ouvrier dans son ensemble il
est indispensable que le programme socialiste soit formulé à nou-
veau, et qu'il le soit d'une manière beaucoup plus précise et détail-
lée que par le passé. Par programme socialiste nous entendons les
mesures de transformation de la société que le prolétariat victorieux
devra entreprendre pour parvenir à son but communiste. Les pro-
blèmes concernant la lutte ouvrière dans le cadre de la société
d'exploitation ne sont pas envisagés ici.
Nous disons : formuler à nouveau le programme de pouvoir du
prolétariat, et le formuler d'une manière beaucoup plus précise que
par le passé. Formuler à nouveau, car sa formulation traditionnelle
à été en grande partie dépassée par l'évolution historique ; en par-
ticulier, cette formulation traditionnelle est aujourd'hui indiscerna.
ble de sa déformation stalinienne. Formuler avec beaucoup plus de
précision, car la mystification stalinienne a précisément utilisé le
caractère général et abstrait des idées programmatiques du marxisme
traditionnel pour camoufler l'exploitation bureaucratique sous le
masque « socialiste ».
Nous avons montré à plusieurs reprises dans cette revue com-
ment la contre-révolution stalinienne a pu se servir du programme
traditionnel comme plateforme. Les deux pièces maîtresses de celui-
ci: la nationalisation et la planification de l'économie, d'un côté,
et la dictature du parti comme expression concrète de la dictature
du prolétariat, de l'autre, se sont avérées dans les conditions don-
nées du développement historique, les bases programmatiques du
capitalisme bureaucratique. A moins de contester cette constatation
empirique, ou de nier le besoin d'un programme socialiste pour le
proletariat, il est impossible de s'en tenir aux positions program-
matiques traditionnelles. Sans une nouvelle élaboration programma-
tique, l'avant-garde ne sera jamais capable de placer sa délimi-
tation par rapport au stalinisme sur le terrain le plus vrai et le plus
profond ; la lamentable expérience du trotskisme l'a prouvé abon-
damment.
Mais il est aussi évident que cette utilisation des idées program-
matiques traditionnelles du marxisme par le stalinisme, loin de
signifier que dans la réalisation stalinienne se révélait la véritable
essence du marxisme, comme d'aucuns ont dit pour s'en attrister
ou pour s'en réjouir, a simplement exprimé le fait que ces formes
abstraites - nationalisation, dictature ont pris un contenu con-
cret différent du contenu potentiel qu'elles contenaient à l'origine.
Pour Marx, la nationalisation signifiait la suppression de l'exploi-
1
par la
tation bourgeoise. Elle n'a d'ailleurs pas perdu cette signification
entre les mains des staliniens ; mais elle en a acquis en plus une
autre l'instauration de l'exploitation bureaucratique. Est-ce à dire
que la raison du succès du stalinisme fut le caractère imprécis ou
abstrait du programme traditionnel ? Il serait superficiel d'envisa-
ger ainsi la question. Ce caractère abstrait et imprécis n'exprimait
lui-même que le manque de maturité du mouvement ouvrier, même
chez ses représentants les plus conscients, et c'est, de cette non matu-
rité, dans le sens le plus large, que procède la bureaucratie. En
revanche, l'expérience bureaucratique, la « réalisation »
bureaucratie des idées traditionnelles permettra au mouvement
ouvrier de parvenir à cette maturité et de donner une nouvelle con-
crétisation de ses buts programmatiques.
Formuler le programme socialiste avec plus de précision que cela
n'a été fait jusqu'ici dans le cadre du marxisme ne signifie nulle.
ment un retour vers le socialisme utopique. La lutte du marxisme
contre le socialisme utopique a découlé de deux facteurs : d'un côté,
la caractéristique essentielle de l' « utopisme » était non pas la des
cription de la société future mais la tentative de fonder cette
société dans ses moindres détails d'après un modèle logique, sans
examiner les forces sociales concrètes qui tendent vers une organi-
sation supérieure de la société. Ceci était effectivement impossible
avant l'analyse de la société moderne que Marx a commencée. Les
conclusions de cette analyse ont permis à Marx de poser les fonde
ments du programme socialiste ; la continuation de cette analyse
aujourd'hui, avec le matériel infiniment plus riche qu'un siècle
de développement historique a accumulé, permet d'avancer beau-
coup plus dans le domaine du programme.
D'un autre côté, le socialisme utopique se préoccupait uniquement
de plans idéaux pour la réorganisation de la société à une époque
où ces plans, bons ou mauvais, avaient de toute façon très peu
d'importance pour le développement réel du mouvement ouvrier
concret, et se désintéressait totalement de ce dernier. Contre cette
attitude et ses survivances, Marx avait raison de déclarer qu'un
pas pratique 'valait mieux qu'une centaine de programmes. Mais
aujourd'hui, la majeure partie de la lutte révolutionnaire concrète
est en fait la lutte contre la mystification stalinienne ou réformiste,
présentant des variantes plus ou moins nouvelles de l'exploitation
comme du « socialisme ». Cette lutte n'est possible qu'au prix d'une
nouvelle élaboration du programme.
Les limitations volontaires que le marxisme s'était imposées
dans l'élaboration du programme socialiste tenaient aussi à l'idée,
alors implicitement en vigueur selon laquelle la destruction révo-
lutionnaire de la classe capitaliste et de son Etat laisserait libre
cours à la construction du socialisme. A la fois l'analyse théorique
et l'expérience de l'histoire prouvent que cette idée était au moins
ambiguë. S'il est vrai, comme l'a dit Trotsky, que « le socialisme,
à l'opposé du capitalisme, s'édifie consciemment » donc que l'activité
consciente des masses est la condition essentielle du développement
socialiste, il faut tirer toutes les conclusions de cette idée, et avant
tout celle-ci, que cette édification consciente presuppose une orien-
tation programmatique précise.
Du reste, l'esprit qui imprégnait l' « empirisme » relatif de Marx
dans ce domaine reste toujours valable, en ce sens qu'il constitue
à la fois une sévère mise en garde à la fois contre toute sécheresse
dogmatique qui tendrait å subordonner l'analyse vivante du pro-
cessus historique à des schémas a priori, et contre toute tentative
de substituer l'élaboration d'une secte à l'action créatrice des mas-
ses elles-mêmes. Il n'y a pas d'élaboration programmatique valable
qui ne tienne pas compte du développement réel et surtout du déve
loppement de la conscience du prolétariat. Le programme de la
révolution formulé par l'organisation de l'avant-garde n'est qu'une
expression anticipée des tâches découlant de la situation objective
2
et de la conscience de la classe pendant la période révolutionnaire,
et, en retour, la publication et la propagation de ce programme
est condition du développement futur de cette conscience
de classe.
une
Communisme et société de transition
2. Si nous appelons le programme de la révolution « programme
socialiste », c'est uniquement pour indiquer qu'il ne concerne pas la
société communiste elle-même, mais la phase de transition histo-
rique qui mène vers cette société. Autrement, il n'existe pas de
« société socialiste » en tant que type défini et stable de société et
la confusion qui règne autour de cette notion depuis cinquante ans
doit être vigoureusement combattue.
Marx a établi une seule distinction entre deux phases de la société
post-révolutionnaire, ce qu'il a appelé la phase inférieure et la
phase supérieure du communisme. Cette distinction a un fondement
économique et sociologique indiscutable : la « phase inférieure du
communisme » (celle que nous appelons société de transition) cor-
respond encore à une économie de pénurie, pendant laquelle là
société n'a toujours pas réalisé l'abondance matérielle et le plein
développement des capacités humaines ; cette limitation à la fois
économique et humaine de la société de transition se traduit sur le
plan politique par le maintien avec un contenu et une forme
entièrement nouveaux par rapport à l'histoire précédente du
pouvoir « étatique », c'est-à-dire la dictature du proletariat. Si sous
ces deux rapports la société de transition porte encore « les stig-
mates de la société capitaliste dont elle procède » en revanche
elle s'en distingue radicalement en ce qu'elle abolit immédiatement
l'exploitation. Les sophismes de Trotsky autour de la question du
« socialisme » et de l' « état ouvrier » ont fait oublier ce fait essen-
tiel : si la pénurie économique justifie la contrainte, la répartition
selon le travail et non selon les besoins, en revanche elle ne justifie
nullement la persistance de l'exploitation. Autrement le passage de
la société capitaliste à la société communiste serait à jamais impos-
sible. La construction du communisme partira toujours d'une situa-
tion de pénurie : si cette pénurie rendait nécessaire et justifiait
l'exploitation, ce serait un nouveau régime de classe qui résulterait
et non point le communisme.
La société communiste (« phase supérieure du communisme ») se
définit par l'abondance économique (« à chacun selon ses besoins »)
la disparition complète de l'Etat (« l'administration des choses se
substituant au gouvernement des hommes ») et le plein épanouis-
sément des capacités de l'homme (« l'homme humain, l'homme
total »). La société de transition, par contre, est une forme histori-
que passagère définie par son but qui est la construction du com-
munisme. Au fur et à mesure que la pénurie recule et que les capa-'
cités humaines se développent, dépérissent à la fois la nécessité de
la contrainte organisée (l'état) et la domination de l'économique sur
l'humain. Si, selon l'expression de Marx, la société communiste (la
véritable société humaine) est le royaume de la liberté, ce royaume
de la liberté ne signifie pas la suppression du royaume de la néces-
sité qu'est l'économie, mais sa réduction progressive et sa subordi-
nation totale aux besoins du développement humain, dont l'abon-
dance des biens et la réduction de la journée de travail sont les
conditions essentielles.
L'orientation de la société de transition est déterminée par son
but la construction du communisme et par les conditions dans
lesquelles elle doit se réaliser la situation actuelle de la société
mondiale.
La construction du communisme présuppose la suppression de
l'exploitation, le développement rapide des forces productives, en
3
dernière analyse le développement des aptitudes totales de l'homme.
Ce développement de l'homme est à la fois l'expression la plus
générale du but de cette société et le moyen fondamental de la réa.
lisation de ce but. Il s'exprime sous la forme la plus concrète par
la libération de l'activité consciente du prolétariat. Celle-ci déter-
mine aussi bien la suppression de l'exploitation (« l'émancipation
des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes »), que le
développement, des forces productives (« de toutes les forces pro-
ductives de la société, la plus importante est la classe révolution-
naire elle-même ») et le caractère radicalement nouveau de la dic-
tature du prolétariat en tant que pouvoir étatique (« le pouvoir des
masses armées »).
La tendance profonde du capitalisme mondial le conduit, à tra
vers la concentration totale des forces productives, . à supprimer
la propriété privée en tant que fonction économique essentielle pour
l'exploitation, et à faire de la gestion de la production la fonction
qui distingue les membres de la société en exploiteurs et exploités.
Par l'effet du même développement, l'appareil de gestion de l'éco-
nomie, le bureaucratie étatique et l'intelligentsia tendent à fusion-
ner organiquement, l'exploitation devenant impossible sans liaison
directe avec la coercition matérielle et la mystification idéologique.
Par conséquent, la suppression de l'exploitation ne peut être
réalisée que si et uniquement si la suppression de la classe
exploiteuse s'accompagne de la suppression des conditions moder-
nes d'existence d'une telle classe ; ces conditions sont de moins en
moins la «pronriété privée », le marché ». etc. (supprimées par
l'évolution du capitalisme lui-même) et de plus en plus la monopo-
lisation de la gestion de l'économie et de la vie sociale, gestion qui
reste une fonction indépendante et opposée à la production propre-
ment dite. La base réelle de l'exploitation moderne ne peut être
abolle que dans la mesure où les producteurs organisent eux-mêmes
la gestion de la production : et la gestion économique étant devenue
inséparable du pouvoir politique, la gestion ouvrière signifie concrè-
tement la dictature des organismes. prolétariens de masse et l'appro-
priation de la culture par le prolétariat.
L'abolition de l'opposition entre dirigeants et exécutants dans
l'économie et son maintien dans la politique (sous le truchement
de la dictature du parti) est une mystiAcation réactionnaire qui
aboutirait rapidement à un nouveau conflit entre les producteurs
et les bureaucrates politiques. D'une manière symétrique, la gestion
de l'économie par les producteurs est actuellement la condition nécego
saire et suffisante pour la réalisation rapide de la société commu-
niste
C'est seulement dans cette acceptation complète que le terme
« dictature du prolétariat » exprime effectivement l'essence de la
société de transition.
L'économle de la pérlode do transition
3. Le prohlème de l'économie de la période de transition se pré-
sente cous deux aspects principaux : suppression de l'exploitation,
d'un côté, développement rapide des forces productives. de l'autre.
L'exnloitation de présente tout d'abord comme exploitation dans
la production même, comme l'aliénation du producteur dans le
processus productif. C'est la transformation, de l'homme en simple
écrou de la machine, en fragment impersonnel de l'appareil pro-
ductif, la réduction du producteur en exécutant d'une activité dont
il ne peut plus saisir la signification ni l'intégration dans l'ensemble
du processus économique. Supprimer cette racine, la plus importante
et la plus profonde, de l'exploitation, signifie élever les producteurs
à la gestion de la production, leur confier totalement la détermina-
tion du rythme et de la durée du travail, de leurs rapports avec
les machines et avec les autres ouvriers, des objectifs de la produc-
4
tion et des moyens de leur réalisation. Il est évident que cette ges-.
tion posera des problèmes extrêmement complexes de coordination
des divers secteurs de la production et des entreprises, mais ces
problèmes n'ont rien d'insoluble.
L'exploitation s'exprime également, d'une manière dérivée, dans
la répartition du produit social, c'est-à-dire dans l'inégalité des rap-
ports entre le revenu et le travail fourni. Ce n'est pas l'inégalité en
général qui sera supprimée dans la société de transition ; cette iné
galité ne pourra être supprimée que dans la société communiste, et
ceci non pas sous la forme d'un revenu arithmétiquement égal pour
tout le monde, mais de la satisfaction complète des besoins de chacun.
Mais la société de transition supprimera l'appropriation de revenus
sans travail productif, ou ne correspondant pas à la quantité et la
qualité du travail productif effectivement fourni à la société ; elle
supprimera donc l'inégalité des rapports entre le revenu du travail
et la quantité du travail.
Sans vouloir donner une « solution » ou même une analyse du
problème de la rémunération du travail productit dans l'économie de
transition, nous pouvons cependant constater que cette société tendra
dès le départ vers une égalisation aussi grande que possible. Car,
tandis que les inconvénients qui résultent d'une inégalité des taux
de rémunération du travail sont importants et clairs (distorsion de
la demande sociale, satisfaction de besoins secondaires par les uns
là où les autres ne peuvent pas encore satisfaire des besoins élémen-
taires, effets psychologiques et politiques qui en résultent), les avan-
tages en sont tous contestables et secondaires.
Ainsi, la justification d'une rémunération plus élevée du travail
qualifié par les « coûts de production » (frais de formation et années
non productives) de ce travail, plus grands, tombe à partir du mo-
ment où c'est la société elle-même qui supporte ces frais. On peut
tout au plus dans ce cas, accepter que le « prix » de ce travail soit
plus grand (correspondant à sa « valeur » ou à son « coût de pro-
duction »), mais non pas que le revenu personnel de ce travailleur
reflète cette différence. L'idée selon laquelle une rémunération plus
élevée est nécessaire pour attirer les individus vers les occupations
plus qualifiées est simplement ridicule : l'attrait de ces activités se
trouve dans la nature de l'activité elle-même, et le problème prin.
cipal, une fois l'oppression sociale supprimée, sera plutôt de pourvoir
aux activités «intérieures ». Deux autres problèmes sont moins sim-
ples: pour obtenir dans une période de pénurie le maximum d'effort
productif de la part des individus, il serait possible que la société
lie la rémunération du travail à la quantité de travail fourni (mesu-
rée par le temps de travail), et peut être même à son intensité
(mesuré par le nombre d'objets ou d'actes produits). Mais l'impor-
tance de ce problème diminue au fur et à mesure que l'industriali-
sation et la production de masse suppriment toute indépendance
technique du travail individuel, en l'intégrant dans l'activité produc-
tive d'un ensemble qui a son rythme propre que le rythme de l'indi-
vidu ne peut utilement dépasser (production en chaîne etc., opposée
au travail par pièces). Dans ce cadre, l'essentiel est que l'ensemble
concret de producteurs détermine son rythme total optimum, et:
non pas que chacun augmente son effort productif d'une manière
incohérente. C'est donc à l'échelle du groupe d'ouvriers formant unité
technicoproductive que le problème peut se poser. Un autre problème
consiste en ce qu'il peut être essentiel d'obtenir à court terme des
déplacements géographiques ou professionnels de la main-d'oeuvre ;
si la persuasion ne suffit pas pour les provoquer, il peut devenir
indispensable d'opérer par des différenciations des taux de salaire.
Mais l'importance de ces différenciations sera minime, comme l'exem-
ple de la société capitaliste le prouve abondamment.
Le problème du développement rapide des richesses sociales se
présente d'un côté comme un problème de l'organisation rationnelle
des forces productivos existantes, d'un autre côté comme l'accroisse-
ment de ces forces productives. L'organisation rationnelle des forces
productives présente elle-même une infinité d'aspects, mais le plus
essentiel en est la gestion ouvrière. C'est par ce que seuls les pro-
ducteurs, dans leur ensemble organique, ont une vue et une cons-
cience complète du problème de la production, y compris son aspect
le plus essentiel qui est l'exécution concrète des actes productifs, que
seuls ils peuvent organiser d'une manière rationnelle le processus
productif. Au contraire, la gestion des classes exploiteuses est tou-
jours intrinsèquement irrationnelle, car elle est toujours extérieure
à l'activité productive elle-même, elle n'a qu'une connaissance incom-
plète et fragmentaire des conditions concrètes dans lesquelles celle-ci
se déroule et des implications des objectifs choisis.
Le problème de l'accroissement des forces productives a été sur-
tout présenté jusqu'ici sous l'angle de l'opposition soi-disant irréduc-
tible qui existerait entre l'accumulation (accroissement du capital
fixe) et la production de moyens de consommation, donc l'améliora-
tion du niveau de vie. Cette opposition sur laquelle insistent les
mystificateurs à la solde de la bureaucratie est une opposition fausse
qui masque les véritables termes du problème. L'opposition entre
les nécessités de l'accumulation et celles de la consommation se
résout dans la synthèse qu'offre la notion de la productivité du tra-
vail humain. Le développement des forces productives, plus exacte-
ment le résultat productif de ce développement se réduit en der-
nière analyse au développement de la force productive du travail,
c'est-à-dire de la productivité. Cette productivité dépend à son tour
à la fois du développement des conditions objectives de la produc-
tion essentiellement développement du capital fixe et du déve-
loppement des capacités productives du travail vivant. Ces capacités
productives sont directement liées d'un côté à l'épanouissement del
l'individu productif au sein de la production donc à la gestion
ouvrière et, de l'autre côté, à l'augmentation de la consommation des
travailleurs et de leur bien-être, le développement de leur culture
technique et totale et la réduction du temps de travail; plus géné-
ralement, cet aspect de la productivité que l'on pourrait appeler la
productivité subjective, dépend de l'adhésion totale et consciente des
producteurs à la production. Il y a donc un rapport objectif entre
l'accumulation de capital fixe et l'extension de la consommation (au
sens le plus large) qui détermine une solution optimum au problème
du choix entre ces deux voies d'augmentation de la productivité
totale. De même que l'on peut augmenter la production en diminuant
et parce qu'on diminue les heures de travail, de même une augmen-
tation du bien-être peut être plus productive dans le sens le plus
matériel du terme qu'une augmentation de l'équipement. Par sa
nature même, une classe exploiteuse ou une couche de dirigeants ne
peut voir qu'un des aspects du problème l'accumulation en capital
fixe devient pour elle le seul moyen d'augmenter la production. Ce
n'est qu'en se plaçant au point de vue des producteurs que l'on peut
réaliser une synthèse entre les deux points de vue. Encore cette syn-
thèse, en l'absence des producteurs eux-mêmes, n'aura qu'une valeur
abstraite, car l'adhésion consciente des producteurs à la production
est la condition essentielle du développement maximum de la pro-
ductivité, et cette adhésion ne se réalisera que dans la mesure où
les producteurs sauront que la solution donnée est la leur propre.
Aussi longtemps que la pénurie des biens persistera, la société sera
obligée d'en rationner la consommation, et la méthode la plus ration-
nelle de le faire sera d'affecter chaque produit d'un prix; le
consommateur pourra ainsi décider lui-même de la manière de
dépenser son revenu qui lui procure le maximum de satisfaction,
et la société pourra, à court terme, faire face à des pénuries excep-
tionnelles ou à des inégalités de développement de la production en
ajournant la satisfaction des besoins moins intenses par la mani-
pulation des prix de vente des produits en question. Une fois l'iné-
galité des revenus écartée, l'intensité relative de la demande des
6
livers produits et l'étendue du véritable besoin social pourra être
déquatement mesurée par les sommes que les consommateurs sont
lisposés à payer pour se procurer le bien en question et les varia-
ions des stocks de ce bien fourniront les directives pour le déve-
oppement ou le ralentissement de la production dans une branche.
Le problème de l'équilibre économique général en termes de valeur
3st simple dans ces conditions. Il faut et il suffit que le total des
revenus distribués c'est-à-dire essentiellement des salaires soit
égal à la somme des valeurs des biens de consommation disponibles.
Ceci implique, dans la mesure où il doit y avoir accumulation, que les
prix des marchandises seront supérieurs à leur coût de production,
bien que proportionnels à celui-ci. Ils devront être supérieurs à leur
coût de production, puisqu'une partie des producteurs, tout en tou-
chant des salaires ne produit pas des biens consommables mais des
moyens de production qui ne sont pas mis en vente. Mail il est
rationnel qu'ils soient proportionnels à leurs coûts de production
respectifs car ce n'est que sous cette condition que l'acte d'achat
de cette marchandise plutôt que d'une autre traduit véritablement
'l'étendue du besoin subjectif, qu'il signifie autrement dit que la
société confirme par sa consommation sa décision initiale de con-
sacrer tant d'heures à la production de ce produit.
La dictature du prolétariat
4. Face à la recrudescence des illusions démocratiques, petites-
bourgeoises provoquée par la dégénérescence totalitaire de la Révo-
-lution russe, il est plus que jamais nécessaire de réaffirmer l'idée de
la dictature du proletariat. La guerre civile, et la consolidation du
pouvoir ouvrier une fois établi signifient l'écrasement violent des
tendances politiques tendant à maintenir ou à restaurer l'exploita-
tion. La démocratie prolétarienne est une démocratie pour les pro-
létaires, elle est en même temps la dictature illimitée que le pro-
létariat exerce contre les classes qui lui sont hostiles.
Ces notions élémentaires doivent cependant être concrétisées à
la lumière de l'analyse de la société actuelle. Aussi longtemps que
la base de la domination de classe était la propriété privée des
moyens de production, on pouvait donner une forme constitution-
nelle à la « légalité » de la dictature du prolétariat, en privant de
droits politiques ceux qui vivaient directement du travail d'autrui,
et mettre hors la loi les partis qui tenaient à la restauration de
cette propriété. Le dépérissement de la propriété privée dans la
société actuelle, la cristallisation de la bureaucratie comme classe
exploiteuse enlèvent la plus grande part de leur importance à ces
critères formels. Les courants réactionnaires contre lesquels la
dictature du proletariat aura à lutter, tout au moins les plus dan-
gereux parmi ceux-ci, ne seront pas les courants bourgeois restau-
rationnistes, mais des courants bureaucratiques. Ces courants devront
être indubitablement exclus de la légalité soviétique sur la base
d'une appréciation de leurs buts et de leur nature sociale qui ne
pourra plus être basée sur des critères formels (« propriété » etc.)
mais sur leur caractère véritable en tant que courantş bureaucra-
tiques. Le parti révolutionnaire devra concrétiser ces critères de fond,
en proposant et en luttant pour l'exclusion du sein des organismes
soviétiques de tous les courants qui s'opposent, ouvertement ou non,
à la gestion ouvrière de la production et à l'exercice total du pou-
voir par les organismes des masses. Au contraire, les libertés les
plus larges devront être accordées aux courants ouvriers qui se
placent sur cette plateforme, indépendamment de leurs divergences
sur d'autres points aussi importants fussent-ils.
Le jugement et la décision définitive sur cette question comme
sur toutes les autres, appartiendront aux organismes soviétiques et
au prolétariat en armes. L'exercice total du pouvoir politique et
7
économique par ces organismes n'est qu'un aspect de la suppression
de l'opposition entre dirigeants et exécutants. Cette suppression n'est
pas fatale, elle dépend de la lutte aiguë qui aura lieu entre les
tendances socialistes et les tendances de rechute vers une société
d'exploitation ; dans ce sens non seulement la dégénérescence des
organismes soviétiques n'est pas a priori exclue, mais la condition
du développement socialiste se trouve dans le contenu de l'activité
constructive du prolétariat, dont la forme soviétique n'est qu'un des
moments. Cependant cette forme offre la condition optimum sous
laquelle cette activité peut se déployer, et en ce sens elle en est
inséparable. Le contraire est vrai pour la dictature du « parti révo-
lutionnaire » qui repose sur la monopolisation des fonctions de direc-
tion par une catégorie ou un groupe, qui est donc, dans la mesure
où elle se consolide, absolument contradictoire avec le développe-
'ment de l'activité créatrice des masses et en tant que telle une con-
dition positive et nécessaire de la dégénérescence de la révolution.
La culture dans la société de transition
5. La construction du communisme présuppose l'appropriation de
la cultuře par le prolétariat. Cette appropriation signifie non seule-
ment l'assimilation de la culture bourgeoise, mais surtout la création
des premiers éléments de la culture communiste.
L'idée selon laquelle le prolétariat ne peut tout au plus qu'assi-
miler la culture bourgeoise existante, idée défendue par Trotsky
après la Révolution russe, est en elle-même fausse et politiquement
dangereuse. Il est vrai que le problème qui se posait au prolétariat
russe au lendemain de la révolution était surtout l'assimilation de
la culture existante et pratiquement même pas de la culture bour-
geoise, mais des formes les plus élémentaires de la culture histo-
rique (lutte contre l'analphabétisme par exemple), et dans ce
domaine il n'y a ni grammaire ni arithmétique prolétariennes ; mais
ce domaine appartient plutôt aux conditions techniques » et for-
: melles de la culture qu'à la culture elle-même. Pour ce qui est de
la dernière il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de pure et simple
assimilation de la culture bourgeoise, car ceci signifierait l'asser-
vissement du prolétariat à l'idéologie bourgeoise. La création cul-
turelle du passé ne pourra être utilisée par le prolétariat dans sa
lutte pour la construction d'une nouvelle forme de société qu'à la
condition d'être en même temps transformée et intégrée dans une
totalité nouvelle. La création du marxisme lui-même est une démons-
tration de ce fait ; les fameuses « parties constitutives » du
marxisme étaient des produits de la culture bourgeoise, mais l'éla-
boration de la théorie révolutionnaire par Marx a signifié précisé-
ment non pas la pure et simple assimilation de l'économie politique
anglaise ou de la' philosophie allemande, mais leur transformation
radicale. Cette transformation fut possible parce que Marx se plaça
sur le terrain de la révolution communiste ; elle prouve que cette
manifestation embryonnaire de la future culture communiste de
l'humanité se situait sur un plan nouveau par rapport à l'héritage
historique. La conception de Trotsky, selon laquelle aussi longtemps
que le prolétariat reste prolétariat il doit assimiler la culture bour-
geoise, et que lorsqu'une nouvelle culture pourra être créée, elle
ne sera plus une culture prolétarienne puisque le prolétariat aura
cessé d'exister en tant que classe, n'est tout au plus qu'une subtilité
terminologique. Prise au sérieux elle signifierait soit que le prolé-
tariat peut lutter contre le capitalisme en assimilant la culture
bourgeoise et sans se constituer une idéologie qui en soit la néga-
tion, soit que l'idéologie révolutionnaire est uniquement une arme
destructive sans contenu positif et sans lien avec la future culture
communiste. La première idée se réfute d'elle-même ; la deuxième
traduit une méconnaissance de ce que peut et doit être une idéologie
révolutionnaire et même une idéologie tout court. La lutte contre
8
.
les idéologies réactionnaires et l'orientation consciente de la lutte
de classe présupposent une conception positive sur le fond des pro-
blèmes qui se posent à l'humanité, et cette conception n'est qu'une
des premières expressions de la future culture communiste de la
société.
Cette position n'a évidemment rien à voir avec les absurdités et
le bavardage réactionnaire des staliniens sur la « biologie proléta-
rienne », l' « astronomie prolétarienne » et l'art prolétarien de planter
les choux. Pour les staliniens cette déformation honteuse de l'idée
d'une culture révolutionnaire n'est qu'un moyen supplémentaire
pour nier la réalité et mystifier les masses.
Si, à travers l'appropriation de la culture existante, le prolétariat
crée en même temps les bases d'une culture nouvelle, ceci implique
une nouvelle attitude de la société prolétarienne vis-à-vis des cou-
rants idéologiques et culturels. Une culture n'est jamais une idéo-
logie ou une orientation, mais un ensemble organique, une constel-
lation d'idéologies et de courants. La pluralité des tendances qui
constituent une culture implique que la liberté d'expression est une
condition essentielle de l'appropriation : créatrice de la culture par
te prolétariat. Les courants idéologiques réactionnaires qui ne man-
queront pas de se manifester dans la société de transition, devront
être combattus, dans la mesure où ils ne s'expriment que sur le
terrain idéologique, par des armes idéologiques et non pas pa des
moyens mécaniques limitant la liberté d'expression. La limite entre
un courant réactionnaire idéologique et une activité réactionnaire
politique est parfois difficile à trouver, mais la dictature proléta-
rienne devra la définir chaque fois sous peine de dégénérescence
ou de renversement.
Pierre CHAULIEU.
9
DISCUSSION SUR LE PROBLÈME
DU PARTI RÉVOLUTIONNAIRE
Les lecteurs de la Revue savent que le problème de parti révolu-
tionnaire a préoccupé le groupe depuis sa constitution, et qu'une
première discussion organisée de ce problème à eu lieu en 1949, dis-
cussion dont le compte rendu se trouve dans le n° 2 de Socialisme ou
Barbarie (p. 95 à 99). A la fin de cette discussion, une résolution sur
la question du parti avait été» votée par la grande majorité des cama-
rades du groupe (ib., p. 99. à 107).
Les conceptions contenues dans cette résolution ont été remises en
question l'année dernière par une partie des camarades du groupe, et
en particulier par le camarade Montal. Une discussion a été de nou-
veau organisée alors, et c'est à la préparation de cette discussion qu'ont
servi les textes des camarades Chaulieu et Montal que nous publions
plus loin.
Les réunions du groupe, en juin de l'année dernière, pendant les-
quelles ces textes ont été discutés, non seulement n'ont pas vų un
accord se réaliser, mais ont révélé des divergences importantes et
multiples au sein du groupe sur cette question. Les divergences entre
la position de. Chaulieu et celle de Montal sont évidentes à la lecture
des textes. Mais ces positions n'ont paus été les seules à être exprimées
et sont loin d'avoir divisé le groupe en deux tendances exclusiveş.
Ainsi, d'un côté, il est apparu que le camarade Véga qui a violem-
ment critiqué la position de Montal accorde au parti révolutionnaire
pendant la période de la dictature du proletariat un rôle plus grand
que celui que lui attribue Chaulieu. Bourt semble être encore plus
proche de la conception classique, lorsqu'il considère que la tâche du
groupe serait de s'attaquer immédiatement à la construction d'une
organisation qui dirigerait les luttes ouvrières. De l'autre côté Chazé,
tout en étant d'accord avec Montal sur les questions programmatiques
relatives au parti, se sépare de lui quant aux conclusions concernant
le groupe, ses tâches immédiates et son caractère.
A la fin de la discussion, Montal et les camarades qui étaient
d'accord avec lui déclarèrent qu'ils ne se considéraient plus comme
membres du groupe, mais qu'ils étaient prêts à continuer à collaborer
avec le groupe et à la Révue, proposition qui fut acceptée par les
autres camarades.
LA DIRECTION PROLETARIENNE (*)
L'activité révolutionnaire du type
du type inauguré par le
marxisme est dominée par une antinomie profonde, qui
peut être définie dans les termes suivants : d'une part, cette
activité est fondée sur une analyse scientifique de la société,
sur une perspective consciente du développement futur et
par conséquent sur une planification relative de son atti-
tude face à la réalité ; d'autre part le facteur le plus impor-
tant, le facteur décisif de cette perspective et de cette anti-
cipation sur l'avenir c'est l'activité créatrice de dizaines de
millions d'hommes, telle qu'elle s'épanouira pendant et après
la révolution et le caractère révolutionnaire et cosmogoni-
que de cette activité consiste précisément en ce que son
contenu sera original et imprévisible. Il est vain d'essayer
de résoudre cette antinomie en en supprimant un des ter-
mes. Renoncer à une activité collective rationnelle, organisée
et planifiée parce que les masses en lutte résoudront tous
les problèmes c'est en fait répudier l'aspect
plus exactement l'aspect rationnel et conscient de l'activité
révolutionnaire, c'est sombrer volontairement dans un mys-
(*) Voir aussi la Résolution sur le Parti Révolutionnaire (Nº 2, p. 99-107).
109
ticisme messianique. Ne pas reconnaitre, en revanche, le
caractère original et créateur de l'activité des masses, ou ne
le reconnaitre que du bout des lèvres, équivaut à fonder
théoriquement la bureaucratie, dont la base idéologique est
la reconnaissance d'une minorité « consciente » comme dépo-
sitaire de la raison historique.
Le terrain où cette antinomie apparaît avec le plus d'évi-
dence c'est la recherche autour des problèmes relatifs au
programme de la révolution et la question de la direction
du proletariat (parti) et de ses rapports avec la classe est
une question programmatique par excellence. Incontestable-
ment, tout ce qu'on pourrait dire sur le caractère limité et
insatisfaisant des efforts aussi bien de notre groupe que
d'autres courants depuis vingt ans visant à résoudre la
question du parti, se ramène à l'impossibilité de résoudre
à priori cette antinomie ; car nous avons là le type même
de l'antinomie dont la solution est impossible sur le plan
théorique, toute tentative de solution de ce genre ne pouvant
conduire qu'à des mystifications voulues ou non.
La seule « réponse » théorique que l'on puisse donner
consiste à dire que la solution de cette antinomie au cours
de la révolution se fait parce que l'activité créatrice des
masses est une activité consciente et rationnelle, donc essen-
tiellement homogène à l'activité des minorités conscientes
agissant avant la révolution, mais dont l'apport unique et
irremplaçable consiste en un bouleversement et un élargis-
sement énorme du contenu même de cette raison histori-
que. Si de cette manière il nous est offert une base générale
pour la fusion de la « conscience » des minorités et de la
raison « élémentaire » des masses, si nous pouvons ainsi
affirmer que la révolution ne se heurte pas à une contradic-
tion insoluble, nous ne pouvons pas en revanche prétendre
trouver d'avance les formes pratiques-concrètes de cette
fusion ; cette « solution » théorique ne les indique pas, au
contraire, elle fait savoir dès maintenant que le contenu
concret de la révolution dépasse toute analyse anticipée,
puisqu'il consiste à poser des nouvelles formes de rationa-
lité historique.
Il est donc essentiel pour une organisation révolution-
naire d'avoir clairement conscience du problème dans ces
termes, et de se tenir prête à réadapter son idéologie et son
action à la lumière de la perspective qui en résuite, plutot
que de vouloir à tout prix résoudre artificiellement une
question qui est à l'échelle de la révolution et d'elle seule.
On sait d'ailleurs, dans les cas où des « solutions » ont été
données dans un esprit différent, où elles ont abouti.
Ces remarques në visent nullement à répudier les recher-
ches et les discussions, ni l'adoption de solutions provisoires,
qui sont plus que des hypothèses de travail, qui sont des
véritables postulats de l'action. Y renoncer signifierait
renoncer à toute conception programmatique tant soit peu
définie, autant dire à toute action. L'importance de la déli-
mitation opérée plus haut consiste en ce qu'elle donne une
portée précise à toute conception porgrammatique a priori
que nous pourrions élaborer et surtout en ce qu'elle tend
à éduquer la « minorité consciente et organisée » dans la
compréhension du sens et des limites historiques de son
rôle.
11
Le problème se pose dans des termes relativement diffé-
rents lorsqu'il s'agit des formes d'organisation et de l'acti-
vité de cette minorité consciente elle-même. Là, cette mino-
rité doit donner elle-même ses solutions. Une minorité
révolutionnaire, ou un militant révolutionnaire isolé agit
sous sa propre responsabilité. Autrement, ils cessent d'exis-
ter. Nous ne pouvons pas aujourd'hui prétendre trancher la
question du pouvoir prolétarien, autrement que sous la
forme d'un postulat; mais nous pouvons et devons répondre
au problème de nos tâches et de notre orientation,
Il est évident qu'un des aspects les plus importants du
problème concerne la liaison entre l'organisation et l'acti-
vité actuelle d'une minorité révolutionnaire et sa perspective
finale concernant le pouvoir prolétarien. Les solutions
actuelles doivent s'inscrire dans la ligne de développement
que définit notre perspective historique. Les implications de
cet aspect du problème seront évoquées plus loin.
La direction avant et après la révolution
Le problème de la direction révolutionnaire se présente
comme un næud de contradictions. Le processus révolution-
naire se présente sous la forme d'une infinité de personnes
engagées dans une infinité d'activités ; à moins qu'on ne
fasse appel à la magie, il est impossible que ce processus
aboutisse à ses buts sans une direction au sens précis de
ce terme, c'est-à-dire sans une instance centrale qui oriente
et coordonne ces multiples actions, choisit les moyens les
plus économiques pour atteindre les objectifs assignés, etc.
D'autre part, le but essentiel de la révolution est la sup-
pression de la distinction fixe et stable et de toute dis-
tinction en fin de compte entre les dirigeants et les
exécutants. Il y a donc nécessité de la direction, comme il
y a aussi nécessité de suppression de la direction.
Le but final de la révolution n'implique pas immédia-
tement la suppression de la distinction entre les fonctions
de direction et les fonctions d'exécution (c'est là un pro-
blème lointain que nous n'envisagerons pas) ; mais il impli-
que nécessairement la suppression d'une division sociale
du travail corrélative à ces fonctions. Si l'on admet que la
fonction de la direction ne peut pas être immédiatement
supprimée, la conclusion en découle facilement : c'est le
proletariat lui-même qui doit être sa propre direction. La
direction de la classe ne peut donc pas être distincte de la
classe elle-même.
Mais, d'un autre côté, il est évident que la classe ne peut
pas etre immédiatement et directement sa propre direction.
Inutile d'argumenter sur ce point, puisque de toute façon
en fait la classe n'est pas sa propre direction et ne l'a pas
été au cours de son histoire. Si donc le processus révolu-
tionnaire commence dans la société capitaliste, si la lutte
de classe explicite a une valeur positive et doit être menée
d'une manière permanente, ce ne peut être qu'une fraction
de la classe, un corps relativement distinct qui peut et qui
doit en être la direction. La direction de la classe ne peut
donc pas ne pas être distincte de la classe elle-même.
12
La solution de cette contradiction se trouve en partie
dans le temps, c'est-à-dire dans le développement. Quand
nous parlons de la suppression de la distinction entre diri-
geants et exécutants nous nous référons à une étape ulté-
rieure, en gros à la période qui suit la victoire de la révo-
lution. La suppression de l'exploitation, le développement
des forces productives sont en effet impossibles sans la
gestion ouvrière et celle-ci est inséparable du pouvoir des
organismes de masse. Lorsque nous parlons par contre de
la nécessité d'une direction distincte de la classe, nous nous
référons aux conditions du régime d'exploitation, sous les-
quelles ces fonctions ne peuvent être remplies que par une
minorité de la classe.
Mais il est aussi évident que cette réponse ne clot pas
la question ; car le passage d'une situation à l'autre de
la phase pendant laquelle la classe exploitée, aliénée et mys-
tifiée ne peut pas etre sa propre direction, à celle pendant
laquelle la classe se dirige nécessairement elle-même ce
passage apparait et est en réalité un saut, une contradic-
tion absolue. Contradiction qui, soit dit entre parenthèses,
n'est pas plus frappante que la révolution elle-même, et
que tous les moments pendant lesquels une chose cesse
d'etre elle-même pour en devenir une autre. Il est impossi-
ble d'expliquer d'avance en termes théoriques comment ce
passage aura lieu. Pour le marxisme il n'a jamais été ques-
tion de déduire la révolution, mais de la faire.
Ceci ne veut pas dire que pour nous la reconnaissance
de la possibilité de ce passage est un acte de foi. Sans vou-
loir ni pouvoir décrire les formes qu'il pourra prendre, nous
pensons pouvoir fonder ce passage sur des éléments existant
dès maintenant. Ces éléments sont, en premier lieu le déve-
loppement de la conscience et des capacités du prolétariat,
tel qu'il est déterminé par l'évolution de la société elle-
même. En deuxième lieu, l'existence, longtemps avant la
révolution, au sein du proletariat de couches et d'individus
qui parviennent à une conscience des buts et des moyens
de la révolution. En troisième lieu, l'action même de la direc-
tion révolutionnaire sous le régime d'exploitation, qui doit
viser constamment à développer la capacité d'action auto-
nome et d'auto-direction du prolétariat.
Ce passage du proletariat, de la position de la classe
exploitée à la position de la classe dominante, correspond
à cette phase de transition habituellement appelée période
révolutionnaire et que nous pouvons définir comme débutant
au moment où la classe commence à se grouper dans des
organismes de masse qui se placent sur le terrain de la lutte
pour le pouvoir, et finissant au moment où ce pouvoir est
conquis à l'échelle universelle. Cette définition nous permet
de voir où se situe exactement le problème de la direction
de la classe par la classe elle-même : certainement pas à vant
le début de cette période, ni après sa fin. Pas avant, parce
qu'il n'y a pas de problème de direction de la classe par la
classe elle-même si la classe ne le pose pas elle-même ;
et elle ne le pose que par la constitution des organismes
de masse. Pas après, parce que les raisons qui rendaient
auparavant impossible la direction de la classe par la classe
>
13
elle-même sont supprimées par la victoire de la révolution
(autrement elles ne le seraient jamais).
Il est certain que c'est pendant cette période que la
question des rapports entre la direction révolutionnaire et
la classe devient décisive ; il est tout aussi certain que la
discussion de cette question aujourd'hui ne sert à rien. La
constitution d'une direction révolutionnaire sous le régime
d'exploitation ne s'oppose nullement à la suppression de
toute direction-séparée pendant la période post-révolution-
naire ; nous pensons au contraire qu'elle en forme une des
presuppositions. De ce point de vue, tout dépend de l'esprit,
de l'orientation et de l'idéologie dans lesquels cette direction
est développée et éduquée et de la manière dont elle con-
çoit ses rapports avec la classe et les réalise. De plus, cette
direction de la période prérévolutionnaire n'est direction que
dans un sens spécial elle propose des objectifs et des
moyens, mais ne peut les imposer que par la lutte idéolo-
gique et par son propre exemple. En ce sens, la question
n'est pas s'il doit ou non y avoir direction, mais quel doit
être son programme.
Pendant la période révolutionnaire, par contre, tout se
situe sur le plan des rapports de force. Une minorité consti-
tuée et cohérente formera un facteur d'un poids très grand
dans les événements. Elle pourra et qui peut affirmer
d'avance que dans certains cas elle ne devra pas agir sous
sa propre responsabilité, imposer son point de vue par la
violence. (Y-a-t-il dans le groupe des gens pour lesquels
la différence entre le 49 et le 51 % est la différence entre le
bien et le mal ? Ou qui exigeront un référendum pampro-
létarien pour décider de l'insurrection ?) Elle pourrait donc
etre une direction au sens plein du terme. D'un autre côté,
il y aura la classe dans son ensemble, organisée et vrai-
semblablement armée. Si la direction s'est développée sur
le programme juste, si la classe est suffisamment cons-
ciente et active, la révolution signifierà la résorbtion de la
direction dans la classe. Dans le cas contraire, et de toute
façon si la classe démissionne devant la direction ou
devant le diable alors la bureaucratisation ou la défaite
est fatale, et la question de savoir si la nouvelle bureau-
cratie
l'ex-direction révolutionnaire ou quelqu'un
d'autre présente peu d'intérêt. Quant à la direction, elle ne
peut rien faire de plus que de s'éduquer et éduquer l'avant-
garde dans l'esprit du développement de l'activité autonome
de la classe ouvrière et de sa conscience historique.
-
sera
La direction révolutionnalre sous le régime d'exploitation
Si le problème de la direction révolutionnaire se pose
pour nous comme un problème permanent ce qui ne veut
pas dire qu'il est toujours résolu, ni encore moins qu'il l'est
d'une manière adéquate c'est parce que nous reconnais-
sons d'une part que la lutte de classe elle-même est per-
manente, et d'autre part et surtout - que le prolétariat
ne peut étre et rester une classe révolutionnaire sans mener.
ou tendre à mener constamment une lutte explicite, ouverte
dans laquelle il s'affirme comme classe à part ayant des
14
buts historiques propres, qui sont en fait universels. C'est
co caractère de la lutte du prolétariat, comme on sait, qui
différencie le proletariat des autres classes exploitées qui
l'ont précédé dans l'histoire. Or, dès qu'il y a lutte explicite,
il y a un problème de direction de cette lutte qui se pose.
Que signifie direction ? Décider de l'orientation et des
modalités d'une action collective, de l'action d'une collec-
tivité où d'un groupe. Direction est cette activité dirigeante
elle-même ; c'est ensuite et c'est de cela qu'il s'agit
ici - le sujet de cette activité, le corps ou l'organisme qui
l'exerce. Ce sujet peut être le groupe ou la collectivité dont
il est question eux-mêmes ; il peut être aussi un corps parti-
culier, intérieur ou extérieur au groupe, agissant « par délé-
gation » ou de son propre chef. Dans les deux cas la notion
de direction est liée à la notion du pouvoir ; car l'application
des décisions de la direction ne peut être garantie que par
l'existence de sanctions, donc d'une coercition organisée.
Une direction au sens plein du terme ne peut donc être
exercée que par une classe dominante ou ses fractions. Ce
sera le cas avec le proletariat au pouvoir, et nous avons vu
qu'un problème particulier surgit pendant la période révo-
lutionnaire, à cause du morcellement du pouvoir ou de la
possibilité généralisée d'exercer la violence qui la carac-
térisent.
Dans ces conditions, que peut etre la direction d'une
classe exploitée et opprimée ? Vu le caractère absolu du
pouvoir dans la société actuelle (et en opposition avec ce
qui pouvait se passer autrefois, dans les sociétés de castes
par ex.) il ne peut pas y avoir coercition de l'intérieur
de la classe à moins que celui qui exerce ce pouvoir ne
participe déjà d'une manière ou d'une autre au système
d'exploitation (ainsi pour les syndicats et les partis réfor-
mistes ou staliniens). L'accord entre la direction et la classe
(ou des fractions de la classe) ne peut donc être basé que
sur l'adhésion volontaire de la classe aux décisions de la
direction. Le seul moyen de « coercition », au sens large du
terme, à la disposition de cette direction, est la coercition
idéologique, c'est-à-dire la lutte par les idées et par
l'exemple.
A cette lutte et à cette « coercition » il serait. stupide
de vouloir poser des limites ; les seules restrictions que
l'on peut y apporter, en concernent le contenu idéologique
et relèvent par conséquent d'autres discussions.
Une direction révolutionnaire donc, en régime d'exploi-
tation, ne peut avoir d'autre sens que celui-ci : un corps qui
décide de l'orientation et des modalités d'action de la classe
ou de fractions de celle-ci, et s'efforce de les lui faire adop-
ter par la lutte idéologique et l'action exemplaire.
La question qui se pose maintenant est celle-ci : y a-t-il
nécessité d'une telle direction non pas dans le sens d'une
activité dirigeante, ce qui va de soi, mais dans le sens d'un
sujet particulier de direction ? La classe' ne peut-elle étro
immédiatement et directement sa propre direction ? La
réponse est évidemment négative. Dans les conditions de la
société d'exploitation, la classe ne peut pas être dans sa
totalité indifférenciée sa propre direction. On reprendra
.
15
8'il le faut, sur ce point, l'écrasante argumentation qui lo
concerne.
Cette direction, il est impossible de la concevoir autre-
ment que comme un organisme universel, minoritaire,
sélectif et centralisé. Ce sont là les déterminations classi-
ques du parti, bien que le nom importe peu dans l'affaire.
Mais l'époque actuelle ajoute à ces déterminations une
nouvelle, plus essentielle encore : le parti est un organisme
dans la forme et dans le fond unique, autrement dit le soul
organisme (permanent) de la classe dans les conditions du
régime d'exploitation. Il n'y a pas et il ne peut pas y avoir
une pluralité de formes d'organisation auxquelles il se
juxtaposerait ou se superposerait. En particulier, les orga-
nisations tendant soi-disant à répondre aux problèmes éco-
nomiques en tant que problèmes particuliers (syndicats)
sont impossibles comme organismes prolétariens. L'orga-
nisme politico-économique de lutte contre l'exploitation est
un organisme unitaire et unique. En ce sens, la distinction
entre Parti et « Comités de lutte » (ou toute autre forme
d'organisation minoritaire de l'avant-garde ouvrière) con-
cerno exclusivement le degré de clarification et d'organisa-
tion et rien d'autre. Ce caractère exclusif de l'organisme
dirigeant apparait clairement dans les conditions les plus
modernes du régime d'exploitation (dictature bureaucratique
ou régime de guerre) dans lesquelles une pluralité de for-
mes d'organisation ou de direction est impensable. Mais il
est évident même dans les conditions surannées > du
monde occidental. En effet, ni du point de vue des problèmes,
ni du point de vue des personnes on ne peut vouloir créer
d'une manière permanente une organisation «d'usine » et
une organisation « politique » séparées et indépendantes. De
ce point de vue, la distinction entre l'organisation des
ouvriers » et l'organisation des révolutionnaires >> doit
disparaitre en même temps que la conception théorique qui
en est la racine.
Constitution d'une direction dans la période aotuello
Des trois éléments nécessaires pour la constitution d'une
direction (programme, forme d'organisation, terrain mate-
riel de constitution) c'est le dernier, c'est-à-dire l'existence
et la nature actuelle d'une avant-garde potentielle qui doit
surtout nous retenir. Sauf erreur, aucun camarade n'a con-
testé jusqu'ici qu'il était possible de définir un programme
ni qu'il puisse y avoir une forme d'organisation correspon-
dant au contenu de ce programme et aux conditions de
l'époque actuelle. Par contre, il y a controverse pas tellement
sur la nature de l' « avant-garde > actuelle que sur son
appréciation et sa signification historique.
La définition concrète de l'« avant-garde > actuelle sur
laquelle l'ensemble du groupe est plus ou moins d'accord est
que celle-ci est l'ensemble des ouvriers conscients de la
nature du capitalisme et du stalinisme comme systèmes
d'exploitation et refusant de soutenir l'un ou l'autre par
leur action. Il est certain que plus profondément encore, et
en particulier à travers le stalinismo, ces ouvriers remettent
1
16
n question l'ensemble des problèmes, concernant à la fois
38 buts et les moyens de la lutte de classe. Comme on l'a
it depuis longtemps dans le groupe, l'attitude de cette
vant-garde est essentiellement négative et critique. En tant
rue telle, elle signifie incontestablement un dépassement.
Coute la question est : un dépassement de quoi ?
Selon nous, un dépassement du contenu traditionnel du
rogramme, des formes traditionnelles d'organisation et en
articulier des formes de l'activité traditionnelle des
: directions ». Cela quant à sa valeur objective. Quant à son:
ontenu concret, nul doute qu'il n'aille beaucoup plus loin.
1 est à peu près certain que l'ensemble de ces ouvriers non
eulement rejettent la solution traditionnelle de ces pro-
olèmes, mais contestent qu'ils puissent avoir une solution
n général ; il est certain en d'autres termes qu'ils ne croient
bas, à l'heure actuelle, à la capacité du proletariat de deve-
iir classe dominante.
Peut-on en tirer une conclusion quant au fond de ces
sroblèmes ? Peut-être ; mais alors il faut la tirer sur toute
a ligne. Si les ouvriers relativement les plus conscients
roient actuellement que toute direction est destinée à pour-
'ir, et si cela prouve qu'il en est réellement ainsi, le même
'aisonnement peut prouver que tout programme est une
nystification ou que le prolétariat ne sera jamais capable
l'exercer réellement le pouvoir ; car c'est également ce que
pensent ces ouvriers.
En réalité, cet état de conscience et l'attitude qui en
ésulte réflètent d'un côté une prise de conscience immen-
sément positive — de la faillite des réponses traditionnelles
t en tant que tels ils préparent incontestablement l'avenir ;
nais ils réflètent également, d'un autre côté, la conjoncture
nondiale, et en particulier la pression inouié que le rapport
les forces actuel exerce sur tous les individus de la société
- y compris les membres de notre groupe — et dans cette
nesure ne représentent pour ainsi dire que le poids pur et
simple de la matière historique, matière qui est en train
l'ailleurs de se transformer rapidement et qui avant long-
Lemps sera engloutie dans le passé.
Il est certain qu'aussi longtemps que l'avant-garde se
situera sur ce terrain, la question de la constitution d'une
direction ne peut pas se poser comme une tâche pratique.
Il faudra pour cela que la pression des conditions objectives
mette à nouveau les ouvriers les plus conscients devant la
nécessité d'agir.
Role et tåches du groupe
Cela ne signifie nullement que le groupe n'a pas dès
maintenant un rôle à jouer, rôle qui a une importance his-
torique. Seul le groupe peut actuellement et il est le seul
à le faire dans le monde, sauf erreur poursuivre l'élabo-
ration d'une idéologie révolutionnaire, définir un programme,
faire un travail de diffusion et d'éducation qui sont précieux
même si leurs résultats n'apparaissent pas immédiatement.
L'accomplissement de ces taches est une présupposition
17
essentielle pour la constitution d'une direction, lorsque
celle-ci sera objectivement possible.
La compréhension de ces choses n'est pas difficile et il
sorait étonnant que ces points puissent faire l'objet d'une
discussion pour eux-mêmes. S'ils le sont cependant, c'est
que le groupe n'est pas un sujet logique, qu'il est formé
d'individus qui font partie de la même société que nous
analysons si bien pour les autres, et que, ces individus subis-
sent la même pression historique, énorme qui écrase actuel-
lement la classe ouvrière et son avant-garde. La grande
majorité des camarades du groupe participent consciem-
ment ou inconsciemment de l'état d'esprit qui a été décrit
plus haut, et il est probable qu'ils ne voient plus très bien
les raisons de leur adhésion au groupe. La conséquence en
est que leur participation au travail du groupe est quasi-
nulle, ce qui fait que le travail du groupe et le groupe lui-
même sont menacés de disparition. Mais ce phénomène, et
les conclusions qui en découlent, font partie d'une autre
discussion. Même si la « discussion sur le parti » aboutit à
des conclusions sur ce genre de tâches ou sur un autre, il
faudrait qu'il y ait des camarades voulant bien sacrifier
quelque chose pour que ces tâches, quelles qu'elles soient,
goient réalisées.
Pierre CHAULIEU.
Le Proletariat et le Problème de la Direction
Révolutionnaire
Les réflexions que nous soumettons aux camarades de
« Socialisme et Barbarie » et au public de la revue ne consti-
tuent qu'une contribution à l'étude du problème de la direc-
tion révolutionnaire. Nous ne prétendons nullement apporter
une théorie nouvelle qu'on pourrait opposer, par exemple,
à la théorie leniniste de l'organisation. On verra qu'il s'agit
plutot de critiquer l'idée même de théorie de la direction et
de montrer que sur ce point précis des formes de lutte et
d'organisation le proletariat est sa propre théorie. Il est
significatif que la plupart des groupements gauchistes quel-
les que soient par ailleurs leurs divergences et le degré de
leur maturité idéologique se rencontrent sur la nécessité
de construire un Parti du proletariat. La critique, quand elle
existe, porte sur le rôle et la nature de ce parti (attaque
par exemple le mode d'organisation bolchevique) : mais
l'idée est hors de cause, comme un postulat de la Révolu-
tion. Il est non moins significatif à nos yeux que l'avant-
garde semble se détourner de ce postulat : aucune des mani-
festations révolutionnaires après la Libération n'a eu pour
effet de susciter la création d'un parti ou de renforcer le
petit parti existant le P.C.I. — (compte tenu de sa poli-
tique profondément erronée) ; l'antipathie des ouvriers les
plus conscients à l'égard d'un nouveau parti est évidente.
Cette répulsion n'est-elle qu'un aspect mineur de la démo-
ralisation et de la paralysie ouvrière ou a-t-elle un sens plus
profond ? Elle incite au moins à la réflexion et c'est faire
preuve d'un alarmant dogmatisme que de ne pas poser la
question dans toute son ampleur. On pourrait penser qu'il
2
18
artificiel de soulever ce problème dans une période où
st pratiquement impossible de constituer un parti et où
divergences sur un tel sujet sont apparemment dépourvus
conséquence. Mais ce serait ne pas comprendre que le
blème de la direction révolutionnaire n'est pas un pro-
ne parmi d'autres, mais qu'il met en cause l'idée même
l'on a du proletariat. C'est ce qui nous est du restë
aru, quand chargés par le groupe de préparer un texte
la classe et son avant-garde nous avons dû relier notre
lyse nécessairement à une conception de la direction.
Sans entrer dans le détail de ce premier texte, sans nous
occuper de démontrer la validité, ici, du concept de pro-
iriat ni de décrire son mouvement historique, dégageons
endant quelques points essentiels qui commandent notre
erprétation présente :
Remarques préliminalres sur la nature du prolétarlat.
1° Le prolétariat a une définition économique et ses
its les plus généraux sont fixés par cette définition. Mais
te définition comprend une histoire ; en tant qu'il se réduit
on rôle producteur il est déjà engagé dans une transfor-
tion, que seule sa disparition pourra interrompre. Tous
changements qui surviennent dans son mode de travail
; des répercussions sur son nombre, sa concentration,
composition et en définitive sur sa conduite.
2Révolté par ce seul fait qu'il est une classe exploitée
atrainte à une lutte permanente contre le capitalisme
ľ sa situation de classe salariée (défendant la valeur de
force de travail sur le marché) le prolétariat est révo-
ionnaire par la nature de son travail qui lui confère une
aception universelle et rationnelle de la société. L'his-
re montre que la conscience politique n'est pas tardivement
quise par lui, après des luttes revendicatives locales et
litées, qu'elle est inséparable dès l'origine de sa situation
ng la société. Le développement du prolétariat doit être
it entier considéré comme un mürissement de cette cons-
nce révolutionnaire, figurant l'effort de la classe pour se
mporter comme une unité et affirmer sa suprématie
ciale.
3° La constitution du mouvement ouvrier, qui se traduit
la fois par l'organisation et la différenciation de la classe
devient intelligible que mise en rapport avec l'évolution
onomique de celle-ci ; elle n'est pas cependant mécani-
ement déterminée par elle. Les changements qui affectent
proletariat dans son nombre; sa structure, son mode de
ivail ne prennent un sens que dans la mesure où la classe
3 assimile subjectivement et les traduit dans son oppo-
ion à l'exploitation. C'est dire qu'il n'y a aucun facteur
Jectif qui garantisse au prolétariat son progrès. Alors que
bourgeoisie établit et développe déjà une puissance éco-
mique au sein de la société féodale, le proletariat ne
ut progresser que par la conscience qu'il prend de son
le dans la société, que par la compréhension de sa nature
de ses tâches historiques.
19
4° La capacité du proletariat de s'organiser face à
l'exploitation et de trouver des formes nouvelles de lutte
83t l'expression directe de sa maturité historique. Plus que
les idées ou les programmes des partis, la manière dont
Be disposent les divers éléments de la classe, les rapports
soncrets qu'ils entretiennent en un sens déjà fixés par les
types de groupements adoptés (syndicats, partis, soviets.
etc...); en un autre sens se révélant à l'intérieur de ces
groupements sous une forme plus sensible encore (rela-
tions dirigeants exécutants au sein du parti ou du syn-
dicat) – indiquent le degré de maturité réel de la classe.
5° L'histoire du proletariat est donc expérience et celle-ci
doit être comprise comme progrès d'auto-organisation. A
chaque période la classe se pose les problèmes qu'impli-
quent à la fois sa condition d'exploitée et toute son expé-
rience antérieure. Aujourd'hui l'unification croissante de la
Cociété d'exploitation et le passé de lutte qui a produit la
bureaucratisation ouvrière dont le stalinisme est l'aspect
achevé déterminent un moment essentiel de l'expérience pro-
létarienne. Alors que jusqu'à notre époque celle-ci s'est
déroulée sous le signe de la lutte immédiate contre l'ai
bourgeoisie et de la suppression simple de la propriété
capitaliste, elle consiste maintenant en une mise en question.
totale de l'exploitation et de la forme positive de son pou-
buir.
Critique de la notion de parti révolutionnaire : Il se
rattache à une époque dépassée de l'histoire proléta-
rlenne.
De cette brève analyse nous voulons détacher cette idée
assentielle : le prolétariat ne peut réussir à instaurer son
pouvoir qu'en progressant sans cesse dans la conscience
de ses būts, qu'en s'organisant et qu'en se différenciant.
Ceci n'implique aucune position sur la forme déterminée
que doit revêtir sa direction. L'affirmation que la nécessité
du párti ne peut être mise en cause sans que ne le soit en
même temps la conception marxiste du prolétariat nous
parait erronée. Il est significatif que Marx ait pu affirmer
dans le « Manifeste » que les communistes ne pouvaient
constituer un parti séparé de la classe ; également que
Lénine. et Rosa Luxembourg, bien que se rencontrant sur
l'importance du rôle du parti, aient pu lui attribuer un con-
tenu tout différent, que des éléments d'avant-garde actuel-
lement, bien que se rattachant, au marxisme, en rejettent
l'idée. C'est que le parti n'est pas un attribut permanent
du proletariat mais un instrument forgé par lúi pour le
besoin de sa lutte de classe, à une époque déterminée de
son histoire.
La question que nous devons poser est donc : à quelle
nécessité correspond pour le proletariat la constitution d'un
parti ? Sa fonction est-elle où non dépassée ? Il s'agit pour
la classe de surmonter la dispersion de ses luttes, à la fois
de les coordonner et de les orienter vers un but unique :
la destruction de la bourgeoisie. La classe se trouve dans
la nécessité d'affirmer ses objectifs permanents et essen-
20
tiels, qui dépassent les intérêts particuliers de telle ou telle
de ses couches et de mener une action réfléchie et con-
certée. Idéologiquement le parti signifie l'effort de la classe
pour penser sa lutte sous une forme universelle. Structu-
rellement il signifie la sélection d'une partie de l'avant-garde
qui forme un corps relativement étranger à la classe, fonc-
tionnant selon ses lóis propres et se posant comme la direc-
tion de la classe. La constitution du parti traduit le sen-
timent qu'a la classe de son inégalité de développement,
de sa dispersion, de son bas niveau culturel, de son extrême
infériorité par rapport au système de combat de la bour-
geoisie ; de la nécessité en conséquence de se donner des
chefs. Plus le parti est centralisé, discipline, séparé de
la classe, plus il se présente autoritairement comme la direc-
tion de la classe, plus il endosse de tâches révolutionnaires,
plus il répond en un sens au rôle qu'attend de lui le prolé-
tariat conscient de son incapacité de réaliser ses taches
révolutionnaires. Or cette exigence d'un corps de révolu-
tionnaires qui fasse à la place de la classe ce qu'elle ne
peut faire elle-même correspond à une conception abstraite
de la révolution. L'accent est mis sur la nécessité de lutter
contre le capitalisme, de renverser la bourgeoisie, d'abolir
la propriété privée. C'est la révolution non le pouvoir pro-
létarien qui est l'objectif. L'essentiel réside donc dans
l'efficacité de la lutte immédiate et ceci fonde l'appel à
l'action d'une minorité strictement organisée à qui l'on
puisse s'en remettre pour la direction du combat..
Dans de telles conditions il est logique que le parti se
constitue et se développe effectivement selon un processus
partiellement étranger au mode d'action du proletariat. La
classe a besoin d'une direction posée comme un corps rela-
tivement extérieur à elle-même et dans la réalité ce corps
se forme et se comporte cemme tel.
C'est d'abord un fait que l'élaboration du programme du
parti comme l'initiative de sa constitution est l'oeuvre d'élé-
ments non prolétariens, en tout cas échappant à l'exploita-
tion qui règne dans le processus de production. C'est l'oeuvre
le plus souvent d'intellectuels petits-bourgeois qui, grâce
à la culture qu'ils possèdent et au mode de vie qu'ils ont
sont capables de s'adonner totalement à la préparation théo-
rique et pratique de la révolution. C'est un autre fait que
le parti, pendant une longue période comprend surtout des
éléments non prolétariens et ne fait pour ainsi dire aucune
place aux ouvriers dans ses cadres. Trotsky dans son
* Staline » indique, comme Souvarine, que la participation
ouvrière aux premiers congrès sociaux démocrates était
inexistante (aussi bien chez les bolcheviks que chez les
mencheviks). Trotsky décrit durement le comportement des
premiers cadres bolcheviks qu'il appelle des comitards et
que
nommerions aujourd'hui, des bureaucrates ;
ceux-ci, rapporte-t-il, persuadent les ouvriers de leur inca-
pacité à diriger et les engagent à l'obéissance. Même lorsque
la composition ouvrière du parti s'accentue, la suprématie
des éléments non prolétariens persiste. Le type du militant
révolutionnaire est conçu de telle manière que l'ouvrier est
nécessairement.confiné dans des tâches pratiques au sein
1
nous
21
de l'organisation ou qu'il est arraché à la masse pour deve-
nir un responsable.
La critique du parti bolchévik ne doit pas consister en
une critique de la conception léniniste de l'organisation -
comme ce fut trop souvent le cas dans le groupe Socialisme
ou Barbarie — mais en une critique historique du proléta-
riat. Les erreurs du Que Faire, avant d'être des erreurs de
Lénine sont en effet l'expression des traits de la conscience
prolétarienne à une étape donnée. L'essentiel est que le
prolétariat se représente sa direction comme un corps
séparé de lui, chargé de le mener à la révolution. C'est
parce que la direction est en fait apportée du dehors que
s'explique la conception du « révolutionnaire profession-
nel > par exemple, qui ne fait que traduire la séparation
du parti et de la classe. L'idée de Lénine, que les masses
sont un processus inconscient, qu'elles ne peuvent dépasser
d'elles-mêmes la lutte trade-unioniste et que la .conscience
doit leur être apportée du dehors ne donne pas prise en
elle-même à la critique qu'en fait le groupe. Car s'il est
vrai que le prolétariat porte en lui-même dès son origine
une conscience socialiste, il est sûr également que dans
cette période cette conscience est abstraite (qu'elle est seu-
lement conscience de la nécessité du renversement de la bour-
geoisie) qu'elle n'a pas un contenu effectif et qu'elle attend
la détermination de ce contenu par des éléments extérieurs
à la classe. C'est ce qui rend possible la théorie de Lénine.
Celle-ci en elle-même n'est qu'un signe ; elle est si peu
essentielle s'il faut en croire Trotsky, dans son « Staline »,
que Lénine est revenu plus tard sur son erreur. Il est du
reste significatif que Trotsky – qui affirme justement que
le prolétariat a une tendance instinctive.à reconstruire la
société sur des basés socialistes se fasse par ailleurs la
même idée du parti que Lénine, que la ivº Internationale
ait été constituée extérieurement à la classe et apportée à
celle-ci comme sa direction. Il est tout aussi significatif que
pour Trotsky il n'y ait jamais crise du mouvement ouvrier
mais seulement crise de la direction révolutionnaire, autre-
ment dit que le problème de la conduite de la révolution
soit considéré comme celui de la conduite de la classe.
Il est donc superficiel de s'en prendre à la théorie du
révolutionnaire professionnel comme à la rigueur du cen-
tralisme démocratique, quand ces traits ne font que décou-
ler logiquement de l'existence du parti comme corps consti-
tué dirigeant la classe.
III. - Il n'y a qu'une forme du pouvoir prolétarlen.
Si le parti est défini comme l'expression la plus achevée
de la classe, sa direction consciente ou la plus consciente,
il est nécessaire qu'il tende à faire taire toutes les autres
expressions de la classe et qu'il se subordonne toutes les
autres formes de pouvoir. Ce n'est pas un accident si en
1905 le parti bolchevik tient pour inutile le soviet formé à
Pétrograd et lui intime l'ordre de se dissoudre. Ni si en 1917
le parti domine les soviets et les réduise à un rôle fictif. Ce
n'est pas non plus le fruit de quelque machiavélisme des
22
I
dirigeants. Si le parti détient la vérité il est logique qu'il
tende à l'imposer ; s'il fonctionne comme direction de la
classe avant la révolution, il est logique qu'il continue à
se comporter comme tel ensuite. Il est enfin logique que la
classe s'incline devant le parti, même si elle pressent dans
la révoiution la nécessité de son pouvoir total, puisque c'est
elle-même qui a ressenti l'exigence d'une direction séparéo
d'elle qui la conduise.
La critique du parti bolchevik par Rosa Luxembourg
exprime la réaction inquiète de l'avant-garde devant la
division de la classe ; elle ne met pas en cause l'existence
du parti qui correspond à une nécessité profonde pour le
progrès du proletariat ; une telle mise en question à cette
époque ne peut s'exprimer que dans une position abstraite,
celle de l'anarchisme qui nie l'histoire. Rosa en critiquant
les traits extrêmes que prend la séparation du parti et de
la classe dans le bolchevisme, indique seulement que la
vérité du parti ne peut jamais remplacer l'expérience des
masses (« les erreurs commises par un mouvement ouvrier
vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment
plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meil-
leur comité central » « Spartakus », éd. Marxisme contre
Dictature, p. 33) ; elle montre d'autre part qu'il y a un
danger permanent pour la classe à être réduite au role de
matière première pour l'action d'un groupe d'intellectuels
petits-bourgeois. (Si l'opportunisme, répond-elle à Lénine,
est défini par la tendance à paralyser le mouvement révo-
lutionnaire autonome de la classe ouvrière et à le trans-
former en instrument des ambitions des intellectuels, nous
devons reconnaître que dans les phases initiales du mou-
vement ouvrier cette fin peut être atteinte plus aisément
non par la décentralisation mais par une centralisation qui
livrerait ce mouvement de prolétaires encore incultes aux
chefs intellectuels du comité central. Id. 23.)
La position de Rosa est infiniment précieuse car elle
témoigne d'un sens de la réalité révolutionnaire plus aigu
que celle de Lénine. Mais de ces deux positions on ne peut
dire que l'une est la vraie. Elles expriment toutes deux
une têndance authentique de l'avant-garde : faire la révo-
lution et s'organiser pour cette fin, quel que soit le mode
de cette organisation dans le premier cas; dans l'autre,
avant tout ne pas se séparer de la classe et dans l'organi-
sation refléter déjà le caractère révolutionnaire du prolé-
tariat. On ne peut dépasser l'opposition de Lénine et de
Rosa qu'en la reliant à une période historique déterminée et
en faisant la critique de cette période.
Celle-ci n'est possible que lorsque l'histoire l'effectue
elle-même, lorsque se révèle le caractère ouvertement con-
tre-révolutionnaire du parti après 1917. C'est seulement
alors qu'il est possible de voir que la contradiction ne réside
pas dans la rigueur du centralismo mais dans le fait même
du parti ; que la classe ne peut s'aliéner dans aucune forme
de représentation stable et structurée sans que cette repré-
sentation s'autonomise. C'est alors que la classe peut se
retourner sur elle-même et concevoir sa nature qui la diffé-
rencie radicalement de toute autre classe. Jusque-là elle
no prenait conscience d'elle-même que dans sa lutte contro
23
la bourgeoisie et elle subissait dans la conception même
de cette lutte la pression de la société d'exploitation. Elle
exigeait le parti parce que face à l'Etat, à la concentration
du pouvoir des exploiteurs il fallait opposer une même unité
de direction. Mais son échec lui révèle qu'elle ne peut se
diviser, s'aliéner dans des formes de représentation stables,
comme le fait la bourgeoisie. Celle-ci ne peut le faire que
parce qu'elle possède une nature économique par rapport à
quoi les partis politiques ne sont que des supra-struc-
tures. Mais comme nous l'avons dit, le prolétariat n'est
rien d'objectif ; il est une classe en qui l'économique et le
politique n'ont plus de réalité séparée, qui ne se définit que
comme expérience. C'est ce qui fait précisément son carac-
tère révolutionnaire, mais ce qui indique son extrême vul-
nérabilité. C'est en tant que classe totale qu'il doit résoudre
ses tâches historiques, et il ne peut remettre ses intérêts
à une partie de lui détachée, car il n'a pas d'intérêts séparés
de celui de la gestion de la société.
Se dérobant devant cette critique essentielle, le groupe
s'en tient à des points de détail. Il dit qu'il faut éviter la
formation de révolutionnaires professionnels, qu'il faut
tendre à l'abolition de l'opposition entre dirigeants et exé-
cutants à l'intérieur du parti, comme si les intentions pou-
vaient avoir le pouvoir de transformer le sens objectif du
parti qui est inscrit dans sa structure. Le groupe recom-
mande que le parti ne se conduisę pas comme un organe
de pouvoir. Mais une telle fonction, Lénine moins qu'aucun
autre ne l'a jamais revendiquée. C'est dans les faits que le
parti se comporte comme la seule forme de pouvoir ; ce n'est
pas un point de son programme. Si l'on conçoit le parti
comme la création la plus vraie de la classe, son expression
achevée c'est la théorie du groupe Socialisme ou Bar-
barie si l'on pense que le parti doit être à la tête du
prolétariat avant, pendant et après la Révolution, il est trop
clair qu'il est la seule forme du pouvoir. Ce n'est que par
tactique (donner le temps au prolétariat d'assimiler les
vérités du parti dans l'expérience) que celui-ci tolérera
d'autres formes de représentation de la classe. Les soviets
par exemple seront considérés par le parti comme des auxi-
liaires, mais toujours moins vrais que le parti dans leur
expression de la classe, puisque moins capables d'obtenir
une cohésion et une homogénéité idéologique, puisque le
théâtre de toutes les tendances du mouvement ouvrier. Il
est alors inéluctable que le parti tende à s'imposer comme
seule direction et à éliminer les soviets comme ce fut le
cas en 1917.
Sur le terrain révolutionnaire le plus sensible, qui est
celui des formes de lutfe prolétarienne, le groupe malgré
son analyse de la bureaucratie n'aboutit à rien. En ce sens
on peut dire qu'il est loin derrière l'avant-garde qui ne fait
pas la critique de Lénine mais celle d'une période histori-
que. Si elle refuse aujourd'hui l'idée de parti avec la même
obstination qu'elle l'exigeait dans le passé, c'est que cette
idée n'a pas de sens dans la période présente. Il est incom-
préhensible, au reste, que le groupe affirme que l'avant-
garde a progressé radicalement dans la compréhension de
ses tâches historiques, qu'elle appréhende pour la première
24
fois la vérité de l'exploitation dans toute son étendue et non
plus sous la forme partielle de la propriété privée, qu'elle
tourne son attention vers la forme positive du pouvoir pro-
létarien et non plus vers la tâche immédiate du renverse-
ment de la bourgeoisie, et qu'il affirme en même temps que
cette même avant-garde est en complète régression dans sa
compréhension des problèmes de l'organisation.
On ne peut en aucune manière savoir si le mouvement
ouvrier dans la période actuelle aurait la capacité de ren-
verser le pouvoir d'exploitation. L'aliénation dans le tra-
vail, son exclusion du procès culturel, l'inégalité de son
développement sont des traits aussi négatifs aujourd'hui
qu'il y a trente ans ; la constitution d'une bureaucratie
ouvrière prenant conscience de ses fins propres et l'anta-
gonisme qu'elle a développé avec la bourgeoisie a entravé
sa propre lutte et l'a asservi à d'autres exploiteurs. Néan-
moins l'unification du prolétariat n'a cessé de se poursui-
vre parallèlement à la concentration du capitalisme et la
classe à derrière soi une expérience de luttes qui lui fournit
une conscience totale de ses tåches. Ce qu'on peut seule-
ment affirmer c'est que le prolétariat ne peut inaugurer
maintenant une lutte révolutionnaire qu'en manifestant dès
l'origine sa conscience historique. Ceci signifie que la classe
au stade même du regroupement de son avant-garde annon-
cera son objectif final, c'est-à-dire sera amenée à préfigurer
la forme future de son pouvoir. L'avant-garde ne pourra
rejoindre aucun parti car son programme sera la direction
de la classe par elle-même.
Sans doute l'avant-garde sera-t-elle amenée par la logi-
que de sa lutte contre le pouvoir concentré de l'exploiteur à
se regrouper sous une forme minoritaire avant la révolu-
tion; mais il serait stérile d'appeler parti un tel regrou-
pement qui n'aurait pas la même fonction. En premier lieu
ce regroupement ne pourra s'opérer que spontanément au
cours de la lutte et au sein du processus de production, non
en réponse à un groupe non prolétarien apportant un pro-
gramme politique. En second lieu et essentiellement il n'aura
dès l'origine d'autre fin que de permettre la prise du pou-
voir par la classe. Il ne se constituera pas comme direction
historique mais seulement comme instrument de la révolu-
tion, non comme corps fonctionnant selon ses lois propres,
mais comme détachement provisoire purement conjoncturel
du prolétariat. Son but ne pourra être dès l'origine que de
s'abolir au sein du pouvoir représentatif de la classe.
Nous affirmons en effet qu'il ne peut y avoir qu'un seul
pouvoir de la classe : son pouvoir représentatif. Dire qu'un
tel pouvoir est inviable sans le secours du parti, précisé-
ment parce qu'il représente l'ensemble des tendances de la
classe aussi bien les tendances opportunistes et bureau-
cratiques que révolutionnaires — reviendrait à dire que la
classe est incapable d'assurer elle-même son rôle histori-
que et qu'elle doit être protégée contre elle-même par un
corps révolutionnaire spécialisé, c'est-à-dire à réintroduire
la thèse majeure du bureaucratisme que nous combattons.
Rien ne peut protéger la classe contre elle. Aucun artifice
ne peut faire qu'elle résolve des problèmes qu'elle n'est
pas assez mûre pour résoudre.
25
IV. — Situation de l'avant-garde et rôle d'un groupe révo-
lutionnaire.
son
Les premières conditions de l'expérience actuelle ont
été posées par l'échec de la révolution russe. Mais cette
expérience ne fut d'abord perceptible que sous une forme
abstraite et pour une intime minoritě prolétarienne. La
dégénérescence du bolchevisme ne devient claire qu'avec le
développement bureaucratique. L'avant-garde ne peut tirer
d'enseignement partiel concernant le problème de
organisation avant de tirer un enseignement total concer-
nant l'évolution de la société, la vraie nature de son exploi-
tation. La forme dans laquelle elle conçoit le pouvoir āe la
classe n'est progressivement aperçue qu'en opposition à la
forme dans laquelle se réalise le pouvoir de la bureaucratie.
L'universalité des tâches du proletariat ne se revèle que
lorsque l'exploitation apparait avec son caractère étatique
et sa signification elie-même universelle. C'est pourquoi la
dernière guerre seulement a provoqué une prise de cons-
cience nouvelle : le régime économique qui semblait lié à
l'U.R.S.S. s'étend à une partie du monde et révèie ainsi sa
tendance historique et les partis staiiniens en Europe occi-
dentale manifestent au sein du processus de production leur
caractère exploiteur. Dans cette période une fraction de la
classe a acquis une conscience totale de la bureaucratie
(dont nous avons à l'époque vu les signes dans les comités
de lutte constitués sur une base antibureaucratique). Le
développement de l'antagonisme U.R.S.-U.S.A., la course
à la guerre, la dérivation de toute lutte ouvrière au profit
d'un des deux impérialismes, l'incapacité où se trouve le
prolétariat d'agir révolutionnairement sans que cette action
ne prenne aussitôt une portée mondiale, tous ces facteurs
se sont opposés et s'opposent encore à une manifestation
autonome de la classe. Ils s'opposent également à un
regroupement de l'avant-garde car il n'y a pas de séparation
réelle entre l'une et l'autre. Celle-ci ne peut agir que lorsque
les conditions permettent objectivement la lutte totale de
celle-là. Il n'en demeure pas moins que l'avant-garde a
considérablement approfondi son expérience : les raisons
mêmes qui l'empêchent d'agir indiquent sa maturité.
Il n'est donc pas seulement erroné mais impossible dans
la période actuelle de constituer une organisation quelcon-
quo. L'histoire fait justice de ces édifices illusoires qui s'in-
titulent direction révolutionnaire en les ébranlant périodi-
quement.: Le groupe Socialisme ou Barbarie n'a pas
échappé à ce traitement. C'est seulement en comprenant
quelles sont la situation et les tâches de l'avant-garde et
quel rapport doit l'unir à elle qu'une collectivité de révolu-
tionnaires peut travailler et se développer. Une telle collec-
tivité ne peut se proposer pour but que d'exprimer à l'avant-
garde ce qui est en elle sous forme d'expérience et de savoir
implicite; de clarifier les problèmes économiques et
sociaux actuels. En aucune manière elle ne peut se fixer
pour tâche d'apporter à l'avant-garde un programme
d'action à suivre, encore moins une organisation à rejoin-
26
dre. Les seuls impératifs d'un tel groupe doivent être ceux
de critique et d'orientation révolutionnaires. La revue
Socialisme ou Barbarie ne doit pas se présenter comme
l'expression d'une vérité établie, ni d'une organisation
constituée mais comme un lieu de discussion et d'élabora-
tion dans le cadre d'une idéologie commune dont les grandes
lignes sont faciles à déterminer. Dans une période révolu-
tionnaire la tâche du Groupe serait de fusionner avec le
regroupement de l'avant-garde et de cristalliser ses éléments
en expliquant sans cesse quels sont les buts historiques de
la classe. Un groupe comme Socialisme ou Barbarie est pour
l'avant-garde, et c'est l'action de celle-ci qui donnera un
sens à son élaboration, de même que l'avant-garde est pour
la classe et ne peut tendre jamais à une existence séparée.
.
Claude MONTAL.
27
NOTES
LA SITUATION SOCIALE EN FRANCE
Le gouvernement et les staliniens voulaient que leur rencontre dans
la rue, le 28 mai, fit du bruit. Elle en a fait. Est-ce à dire que l'impor-
tance de l'événement est à la mesure de sa publicité ? Ce serait encore.
se laisser - duper, pensons-nous, par les deux parties que d'ajouter une
agitation théorique à leur agitation spectaculaire. Si les événements
qui se sont produits sont significatifs et méritent d'être analysés, ce
n'est pas parce qu'ils bouleversent la situation sociale en France mais
plutôt parce qu'ils révèlent ses tendances fondamentales et leur stricte
dépendance à l'égard du jeu des forces internationales. A quoi avons-
nous assisté en effet ? A une offensive simultanée de la part du P.C.
et de la bourgeoisie, assez rapidement réfrénée au reste par l'un et.
l'autre, et devant laquelle le proletariat est resté largement passif. Quel
que soit l'intérêt d'une interprétation de détail qui montrerait, comme
nous le dirons plus loin, pourquoi la bourgeoisie a pu remporter une
victoire relative et renforcer son prestige dans la situation actuelle,
quelles maladresses le P.C. a pu commettre, l'essentiel est que l'attitude
de l'un et de l'autre et plus encore l'attitude du prolétariat ne pren-
nent un sens que rattachés au conflit U.R.S.S.-U.S.A. qui divise le
monde et tend à se transformer en guerre totale. La puissance et
l'agressivité de la bourgeoisie française c'est celle d'un subalterne qui
cherche à mériter ses moyens de subsistance ; la violence du P.C., celle
d'une stratégie qui vise à effrayer la bourgeoisie occidentale en la
menaçant de lui faire payer son intégration dans le bloc atlantique par
la guerre civile ; la passivité du proletariat, c'est le sentiment qu'aucune
lutte sérieuse ne peut être envisagée aujourd'hui qui ne soit déviée de
son sens et ne contribue à la lutte des deux blocs impérialistes.
Que le gouvernement ait eu le projet concerté d'attaquer le P.C.
et de montrer publiquement qu'il était le seul maître de l'ordre en
France, il est difficile d'en douter. Il avait concentré à Paris des forces
de police considérables, exprimé publiquement son intention de répres-
sion, poursuivi avec une extrême brutalité les manifestants le 24 mai
autour de la gare Saint-Lagare et du métro Odéon, fait arrêter André Stil
avant même que la manifestation du 28 qu'il réclamait fut interdite. La
ridicule interdiction de la pièce stalinienne de Vaillant, Le Colonel.
Forster plaidera coupable et la provocation policière qui l'avait accom-
pagnée avaient quelques jours auparavant donné le ton de ses inten.
tions. Ax surplus, la manière dont il conduisit la répression, l'arrestation
28
spectaculaire de Duclos dépourvue de tout fondement juridique, les
mesures prises contre les syndicalistes la veille de la grève du 4 juin,
la prétendue découverte d'un complot dont il est vite apparu qu'il
était maladroitement fabriqué, tout ceci prouve assez que la mani-
festation stalinienne ne fut pour le gouvernement qu'une occasion de
démontrer sa.force. Pourquoi cette démonstration et son succès ? Nous
venons de le dire, l'explication principale réside dans la subordination
de la bourgeoisie française' à l'impérialisme américain : assommer les
staliniens, c'est montrer que l'Europe est un lieu sûr qui mérite les
investissements du capital américain, que les troupes des Etats-Unis
sont ici en sécurité et que les communistes n'auraient pas la force suf-
fisante pour les attaquer par derrière. En même temps qu'il cherche à
obtenir une aide. supérieure pour sa guerre contre l'Indochine et qu'il
offre des velléités de résistance aux Américains en Afrique du Nord, le
gouvernement, par la promptitude et le succès de sa répression veut
démontrer qu'il est un partenaire sérieux. A ces mobiles, dans la
conjoncture, s'ajoutent des considérations qui peuvent paraître d'ordre
intérieur, mais qui témoignent aussi de l'influence des facteurs interna-
tionaux sur la situation française. La répression anticommuniste est
venue à point soutenir la campagne pour l'emprunt. S'il est vrai que
la réticence à l'égard de l'emprunt vient de la peur de la guerre et plus
immédiatement du danger communiste, il était important pour le gou-
vernement, dans l'incapacité qu'il est de chasser la menace de guerre,
tout au moins de montrer que celle du communisme est actuellement
inconsistante. L'opération a en outre une signification nettement poli-
tique: on signifie aux classes moyennes que la force peut s'exercer sans
de Gaulle et on le signifie également aux parlementaires R.P.F. que
l'aventurisme de leur général a déjà rapproché de la droite tradition-
nelle. Voler à de Gaulle un de ses arguments essentiels l'incapacité
du parlementarisme en face de la « 50 colonne russe » permet de
consolider la position de la droite mieux que toute propagande. On peut
dire, en ce sens, que l'arrivée de Ridgway et l'occasion idéale d'une
répression policière qu'elle fournissait, n'est pas accidentelle, elle était
inscrite dans la politique du gouvernement. Mais l'intéressant, c'est
précisément qu'une telle politique soit possible, que la bourgeoisie puisse
gouverner avec-'autorité, sans de Gaulle. On aurait pu s'attendre en effet,
après la crise parlementaire de février à un rapide essor du R.P.F, et
à un bouleversement des institutions. Or, un phénomène inverse s'est
produit : le gaullisme, comme l'ont montré différentes élections locales
et la crise de son groupe parlementaire, est en se perte de vitesse ,
la bourgeoisie gouverne à nouveau par des moyens classiques, elle réus-
sit à renforcer son pouvoir policier sans faire appel au fascisme. Sil
en est ainsi, c'est essentiellement parce qu'il n'y a pas de fascisme pos-
sible en France actuellement. Le fascisme, même si on ne l'emprisonne
pas dans sa forme allemande (racisme et mysticisme), suppose une
mobilisation des classes moyennes autour d'un idéal de grandeur natio-
nale, une politique étrangère impérialiste, une démagogie socialiste sus-
ceptible de trouver un écho dans les masses ; or, la situation interna-
tionale, l'écrasement économique de la France et sa subordination défi-
nitive à l'impérialisme américain privent cette idéologie de toute base
solide. Aussi longtemps que l'appui économique des Etats-Unis sera
suffisant pour éviter un effondrement financier et que la guerre
U.R.S.S.-U.S.A. ne sera pas sur le point d'éclater, la bourgeoisie utili-
sera des solutions moins coûteuses que le gaullisme. Mieux : si de Gaulle
prend le pouvoir dans les circonstances extrêmes que nous indiquons, ce
sera en tant que le chef militaire et policier le plus efficace non pas
-
29
en tant que fasciste c'est-à-dire sans qu'il puisse appliquer aucun des
principaux points de son programme actuel. La signification du régime
actuel qui ne représente aucun progrès réel sur les précédentes expé-
riences parlementaires (l'emprunt n'a constitué qu'un expédient dont on
saura bientôt s'il n'a pas été plus coûteux qu'avantageux en faisant
peser sur le Trésor l'hypothèque d'une dette progressive qu'aucun
redressement économique ne permet de compenser), c'est que les par-
tis bourgeois ont davantage pris conscience de leurs possibilités réelles
de gouvernement et ont surmonté, temporairement, certaines de leurs
dissensions. Les derniers congrès radicaux, M.R.P., socialiste, ont en
effet montré le souci de faire durer l'équilibre actuel en passant sous
silence leurs principales revendications programmatiques. Même si cet.
équilibre est instable dans la mesure où les difficultés économiques ne
se trouvent en aucun cas résolues, il est significatif qu'il puisse se pro-
longer artificiellement : il montre assez que la domination de la bour-
geoisie en France n'est qu'un reflet de la domination américaine à
l'échelle mondiale.
La politique stalinienne
Les événements de mai-juin montrent bien le sens de la politique
stalinienne dans cette période et les difficultés qu'elle rencontre. Le P.C.
s'est lancé dans une offensive bruyante et nécessairement sans lendemain
contre la bourgeoisie dans le but de montrer publiquement que la poli-
tique atlantique rencontrerait en Europe occidentale l'opposition armée
d'une partie de la population : le jour où Ridgway arrive, disent en
substance les staliniens, nous provoquons des bagarres dans la rue ; le
jour où la guerre éclatera, nous, ferons la guerre civile. Cette attitude
est logique dans le cadre de la stratégie générale du stalinisme en Europe
occidentale qui vise par tous les moyens à retarder ou à miner l'inté-
gration des bourgeoisies nationales dans le bloc atlantique. Il vaut cepen-
dant la peine de signaler qu'elle a pris un caractère plus offensif que
dans le passé. Pour la première fois les staliniens ont utilisé des armes
(les pancartes) ; quand ils avaient manifesté contre Eisenhower ou
contre le Figaro, ils avaient les mains nues. Ils savaient en outre que
le choc serait meurtrier et attirerait une répression ; la violence des
bagarres qui s'étaient déroulées quelques jours auparavant, l'arrestation
de Stil, les menaces du gouvernement les en avaient suffisamment aver-
tis. S'ils se sont délibérément lancés dans cette tentative c'est, pensons-
nous, qu'ils ont de moins en moins la possibilité de recourir à des
méthodes plus classiques et aussi plus efficaces : le déclenchement de
grèves de sabotage économique ; les ouvriers qui continuent à suivre le
P.C. sont eux-mêmes fatigués de sa politique aventuriste dans les entres
prises, de ses tentatives de débrayages forcés sans souci des possibilités
réelles de revendications. Comme par ailleurs le prolétariat n'est pas
prêt à déclencher des mouvements d'envergure (nous y reviendron's)
que le P.C. pourrait utiliser, la violence dans la rue s'est avérée un
substitut nécessaire. Le stalinisme se trouve sur ce point prisonnier de
sa propre politique ; en un sens la lutte ouvrière contre le patronat
serait en France le moyen le plus efficace d'attaquer la bourgeoisie (les
frais de police sont beaucoup moins onéreux pour elle que la perte que
représenteraient de fréquents arrêts de production) mais il s'est lui-même
privé de ce moyen en utilisant le prolétariat pour ses objectifs politiques
propres au lieu de subordonner son activité au développement de la
lutte de celui-ci. Les difficultés que rencontre le stalinisme ne provien-
30
nent pas d'erreurs qu'il aurait commises mais des contradictions que lui
impose sa situation en Europe occidentale où il ne peut dans sa lutte
contre la bourgeoisie ni bénéficier de la combativité ouvrière qu'il a
ruinée ni, privé qu'il est de toute participation au pouvoir d'Etat, s'ap-
puyer résolument sur les couches sociales dont il représente idéalement
les intérêts mais qui ne sont pas cristallisées en classe comme partout
où il domine.
. En fait le stalinisme emploie simultanément deux méthodes pour
les besoins de sa lutte contre la bourgeoisie ; la violence chaque fois
qu'elle est possible, et d'une manière permanente le front unique avec les
couches les plus larges de la population contre le réarmement, la poli-
tique atlantique, etc... Cette tactique n'est en rien contradictoire ; bien
plus, elle ne peut se priver d'un de ses deux termes sans perdre tout son
sens. Voudrait-il se borner à la lutte violente, le P.C. s'aliénerait dans
la conjoncture actuelle toutes les couches sociales qui voient en lui une
organisation de pouvoir, le représentant de la planification et du ratio-
nalisme économique et qui ne le suivront dans la guerre civile
que
lorsque les circonstances internationales les j contraindront ; il radicali-
serait l'opinion en faveur des Américains et réduirait à l'extrême les
appuis de l’U.R.S.S. en Europe. En revanche voudrait-il faire de sa seule
politique le pacifisme et l'alliance avec des couches privilégiées, il se
vouerait à l'inefficacité dans la mesure où cette politique n'a aucune
chance d'aboutir et où une attitude de passivité désarmerait complète-
ment les militants ouvriers. Quelles que soient en effet ses inquiétudes
à l'égard de la politique belliciste des Etats-Unis, la bourgeoisie ne sau-
rait maintenant opérer un retour en arrière et accepter une nouvelle
expérience de collaboration avec le stalinisme analogue à celle qui suivit
la Libération, depuis cette époque l'approfondissement de l'antagonisme
U.R.S.S.-U.S.A. a interdit toute solution de compromis à l'échelle natio-
nale. Le spectre d'une conquête de l'Etat, soit d'une évolution du type
tchécoslovaque, a provoqué la constitution d'un front des partis bour-
geois qui se trouvera toujours uni contre le stalinisme (il est à cet égard
symptomatique que moins de 30 % des délégués aient voté contre le
réarmement allemand lors du dernier congrès socialiste). C'est dire que
le stalinisme n'a pas le choix de sa politique, il fait aujourd'hui cé qu'il
peut.
C'est faute d'une telle estimation qu'on a pu se passionner dans une
partie de la presse pour un prétendu tournant du P.C. En fait, chaque
fois que celui-ci met l'accent sur ses mots d'ordre de combat ou sur ceux
de front unique nos journalistes neutralistes découvrent un nouveau
tournant. De quoi s'agit-il ? Billoux fait à son retour d'U.R.S.S. un
article dans les Cahiers du Communisme qui appelle les militants à la
vigilance et leur recommande de mettre au premier plan les mots d'ordre
politiques du parti ; ses formules sont incontestablement plus rudes que
celles de Duclos. «La défense de l'industrie française, écrit-il notam-
ment, ne peut être entreprise dans une 'union nationale" des ouvriers,
des classes moyennes et des industriels, ces derniers pris dans leur
ensemble ». Ces déclarations jointes à d'autres similaires de Jeanette
Vermeersch; peu de temps avant la manifestation du 28 mai, font croire
que le parti a opéré sous la pression du Kominform un tournant stra-
tégique. Outre qu'il n'y a rien dans l'article de Billoux qui n'ait été dit
auparavant, notamment par Thorez, tous les faits démentent par ailleurs
cette interprétation. L'organe du Kominform à la même époque recom-
mande aux partis d'Europe occidentale d'accentuer leurs efforts pour
réaliser des fronts uniques avec les couches les plus larges de la popula-
tion et de constituer à cette fin des comités de la paix susceptibles de
31
rassembler socialistes, chrétiens, démocrates, patriotes. Or, c'est en sui-
vant ces directives que le P.C. demande d ses militants, quelques jours
avant la manifestation Ridgway, d'organiser de tels comités dans les
entreprises. Qu'il échoue. ne signifie rien contre ses intentions de front
unique. Au demeurant le Comité central du 19 juin a remis les choses
en place : tandis que Billoux et Vermeersch regrettent les formules qui
ont pu faire croire à un tournant, le C.C. réaffirme que « plus que
jamais les organisations du parti communiste français, l'ensemble du
parti, doivent considérer que la lutte pour la paix et l'indépendance
nationale est la tâche centrale de l'heure. Mieux encore que par le
passé, elles contribueront à rassembler sur un front de lutte commun
toutes les forces attachées au maintien de la paix - indépendamment
des opinions politiques des participants et de leurs croyances religieuses,
de leur appartenance de parti et de leur condition sociale... » Mais plus
sûrement que les déclarations d'un comité central, c'est la conduite des
staliniens qui nous renseigne : c'est d'abord le parti italien qui accueille
Ridgway fort prudemment, c'est le P.C.F. lui-même qui n'a pas donné
à son agitation contre la répression toute l'ampleur qu'il pouvait ; hési-
tant même sur le plan parlementaire à provoquer un débat dont l'échec
pourrait consolider la position gouvernementale; se satisfaisant dans le
quotidien d'un “Libérer Duclos" dont l'écho se confond déjà avec celui
du "Libérer Henri Martin".
Il n'y a pas de tournant stalinien en Europe occidentale ; il ne. sau
rait y en avoir avant que l'imminence de la guerre ne contraigne le P.C.
à une guerre civile. Même si le P.C. se trouvait rejeté dans l'illégalité
par un simple coup de force du gouvernement, c'est-à-dire sans que les
données internationales soient changées, il est infiniment probable que
sa politique demeurerait pour l'essentiel la même car elle ne tient pas à
des circonstances mais à une situation sociale. Le seul grand tournant
stalinien est derrière, nous, il remonte à 1947, à l'époque où, chassé de
ses positions dans l'Etat, le P.C. a da adopter la politique ambiguë que
nous avons indiquée. Ce qui est seulement vrai c'est que l'application
de cette politique se heurte à des difficultés croissantes : le premier
obstacle c'est le renforcement du pouvoir bourgeois ; l'autre le refus ·
toujours plus net du prolétariat de se mobiliser sur des objectifs dont il
a perçu confusément qu'ils ne le concernent pas. En présence de ces
difficultés il est vraisemblable que des divergences tactiques peuvent
apparaître au sein du P.C.;: l'épisode Billoux en est sans doute un
exemple ; l'essentiel est qu'elles ne sauraient remettre en question une
orientation générale que la situation rend seule possible.
La manifestation contre Ridgway et la grève manquée du 4 juin
trabissent ces difficultés. Il est absurde d'y trouver les signes d'une
nouvelle politique aventuriste du P.C., il est même erroné de parler
d'une erreur capitale de sa part, puisque, nous l'avons dit, il n'avait pas
dans les circonstances présentes d'autres moyens d'action à sa disposition.
Il n'en demeure pas moins qu'il y a eu maladresse. Șil est vraisemblable
en effet qu'il ne s'attendait pas à mobiliser de larges masses contre
Ridgway et qu'un échec partiel lui paraissait préférable à l'inaction
complète, le parti ne s'attendait pas à un échec de cette ampleur. En
fait il s'est trouvé incapable de rassembler le principal de ses militants
de la région parisienne ; il n'y avait dans la rue que des jeunes, des Nord-
africains, mais peu d'ouvriers des grandes entreprises ; ce lâchage est
significatif : dans une période relativement calme, les militants n'aiment
pas se couper de la masse des ouvriers dont ils perçoivent le désinté-
rêt à l'égard des mots d'ordre contre le pacte atlantique. Sur ce point
encore, il est d'ailleurs plus intéressant de chercher les raisons profondes
32
de telles erreurs d'appréciation que de critiquer la maladresse des diri-
geants. L'important est que le P.C., de par son idéologie et son fonc-
tionnement bureducratique, n'est pas à même d'estimer correctement les
réactions des ouvriers ; les militants peuvent bien indiquer que la classe
ouvrière n'est pas disposée à se battre, non que les mots d'ordre du parti
la laissent indifférente, car ce serait attaquer la ligne de l'organisation.
Cette méconnaissance des véritables sentiments des masses est apparue
clairement dans l'organisation des grèves pour la libération de Duclos.
La direction cégétiste constatant que son arrestation ne soulève guère
d'émotion dans la classe, lance le jeudi 29 un appel vague à la grèvé
qu'il reprend le dimanche sans fixer aucune forme précise à l'action
ouvrière ; il compte évidemment sur des noyaux staliniens pour déclen-
cher des mouvements dans les entreprises. L'Union des Syndicats de la
Région parisienne décide le samedi une grève qui ne doit éclater que
le mercredi suivant, cherchant ainsi à gagner du temps pour gonfler les
masses. On s'attendrait à ce que les staliniens, en l'absence de toute
protestation spontanée de la part de la classe agissent avec prudence,
réduisent la grève à des débrayages d'une durée limitée (dans son auto-
critique du 20 juin le comité central dira que c'était la tactique juste);
en fait jusqu'au dernier moment, comme on le voit dans leur tentative
pour arrêter de nouveau le travail le 5 et le 6 juin, ils espèrent pro-
voquer une agitation plus large. On ne peut qu'en conclure à une incan
pacité d'apprécier l'atmosphère ouvrière.
L'échec du P.C. signifie-t-il qu'on va assister à un recul de son
influence ? Répondre affirmativement serait ne pas comprendre, les
motifs profonds qui déterminent l'adhésion de larges couches sociales à
son idéologie. Depuis que se sont détachés de lui les éléments de la
petite bourgeoisie qui l'avaient appuyé au lendemain de la Libération
sur la seule base du nationalisme, le P.C. a une influence solide, dont
on peut apprécier l'extrême fidélité au travers des élections successives.
Sur cette base les erreurs conjoncturelles du P.C. ne peuvent avoir
d'effets sensibles. Au demeurant, les élections dans le second secteur
de Paris, dans lesquelles s'est manifesté la constance des voix du P.C.,
ont marqué que les manifestations contre Ridgway n'avaient entraîné
aucune désaffection à l'égard du P.C.
L'attitude des ouvriers
La période qui vient de s'écouler n'a vu aucun mouvement revendi-
catif important. A ce fait il y a d'abord une explication d'ordre général
que nous avons déjà donnée : les ouvriers ne sont pas prêts à s'engager
dans des luttes qui, par le fait qu'elles sont aussitôt accaparées par le
stalinisme et intégrées à sa lutte mondiale contre la bourgeoisie, prennent
un caractère dont ils sentent confusément qu'il ne les concerne pas.
Mais s'il pèse une hypothèque "historique" sur l'action prolétarienne,
celle-ci est encore freinée dans l'immédiat, d'une part par la politique
stalinienne qui l'a exposée à des échecs multiples en l'engageant dans
des circonstances défavorables pour les besoins de sa propre stratégie
de sabotage économique ; en second lieu par le raidissement des posi-
tions patronales et la répression qui s'est abattue contre les éléments
combatifs de la classe. C'est sur ce fond qu'ont été déclenchées par les
staliniens les grèves de juin.
L'essentiel est qu'elles ont été peu suivies et que la grande majorité
des ouvriers s'en est désintéressé. Rappelons d'abord que très peu d'usi-
nes sont entrées rapidement dans la grève ; il ne s'est agi que de
débrayages de courte durée. Renault n'a pas bougé jusqu'au 4. En
33
province, la grève n'a eu d'échos sérieux que dans les mines, encore
ceux-ci furent-ils très limités. Dans le Pas-de-Calais, le nombre moyen
des grévistes oscillait entre 5 et 10 % ; dans les mines de Lorraine, il
était de 21 %; au demeurant, la grève n'a nulle part réussi à durer.
La journée du 4 juin a été elle-même un échec ; dans les meilleurs des
cas, où l'influence stalinienne étant très forte, la grève a été totale, elle
s'est déroulée dans une atmosphère de passivité : les ouvriers sont
rentrés chez eux ; le lendemain, ils reprenaient le travail ; c'est par
exemple ce qui s'est passé à Montreuil, cher Nicolle, où l'attitude des
ouvriers fut particulièrement favorable aux mots d'ordre de la C.G.T.
Le comportement de Renault est significatif et renseigne sur les
sentiments du prolétariat actuellement. Le mardi, les staliniens avaient
organisé quelques meetings destinés à gonfler les ouvriers ; ils y annon-
çaient que la grève du lendemain serait une victoire totale et m'avaient
pour mot d'ordre que la libération de Duclos. Le mercredi, peu d'ateliers
débrayèrènt dès le début ; les ouvriers, pour la majorité, étaient neutres
à l'égard du mouvement ; les staliniens réussirent à en entraîner une par-
tie, ils forcèrent dans certains cas leur assentiment, en coupant le courant.
Ils organisèrent un meeting ver's trois heures de l'après-midi, devant
environ deux mille ouvriers ; mais l'usine se vida progressivement, et
il était clair que ceux-là mêmes qui avaient consenti volontiers à la
grève ne voulaient pas y prendre une participation active. Après avoir
tenté de fermer les portes pour empêcher les sorties, les staliniens préfé-
rèrent cacher leu échec par un ordre d'évacuation en inventant la nou-
velle d'un encerclement de l'usine par la police. Dès le lendemain, la
situation empirait rapidement pour eux, ils tentèrent à nouveau de
provoquer des débrayages et de couper le courant, mais la majorité
des ouvriers leur était franchement hostiles, expulsant les délégués de
la C.G.T. qui venaient les haranguer dans les ateliers, et réussissant à
reprendre le travail. C'est dans cette atmosphère que les membres du
syndicat gaulliste, S.I.R., voyant que le rapport de forces était défavo-
rable aux communistes, les prirent violemment à partie et provoquèrent
des bagarres dans toute l'usine ; celles-ci continuèrent toute la journée
du jeudi, les R.P.F. ayant l'initiative des opérations et jouissant de la
neutralité des ouvriers. Les ouvriers, par cette attitude, n'exprimaient au-
cune sympathie à l'égard des R.P.F., ils ne voulaient que, travailler.
Ce n'est que le lendemain, lorsque les R.P.F.., qui avaient d'ailleurs
amené des éléments étrangers à l'usine pour leur prêter main forte se
furent rendus odieux par leurs provocations et leurs mouchardages
auprès de la direction et de la police, que les ouvriers leur manifestèrent
leur hostilité et, dans quelques cas, protégèrent des militants staliniens.
Ces événements montrent assez l'échec du P.C. et l'opposition violente
que ceux-ci ont rencontré à leur politique. Il est vrai que le mouvement
du 12 février et la répression qui l'avait suivi, avaient laissé de durs
souvenirs cher Renault ; l'hostilité du P.C. a cependant un sens plus
général. Même si les ouvriers sont encore prêts à se battre avec les
staliniens dans un cas où leurs revendications sont en jeu, ils ne sont
pas disposés à se mobiliser pour défendre un des gros bonzes du Parti,
qui fut l'un des plus actifs à les enchaîner à la production. On doit évi-
demment regretter que les ouvriers de Renault aient laissé un moment
le S.I.R. développer son action. Ce fait traduirait à lui seul l'ampleur
de la démoralisation ouvrière. Mais il serait absurde de ne pas voir qu'il
y a dans l'attitude des ouvriers de cher Renault et du prolétariat en
général, en face de l'arrestation de Duclos, une réaction saine. Autant
nous jugeons nécessaire de protéger les militants ouvriers de quelque
opinion qu'ils soient contre le patron et la police dans les entreprises,
autant nous estimons souhaitable de dénoncer la direction stalinienne
même quand elle est attaquée par la bourgeoisie. Le stalinisme a fait
la preuve qu'il était une idéologie d'exploitation au même titre que
le capitalisme, c'est abandonner toute lucidité révolutionnaire que de
voler à son secours lorsque le rapport de forces lui est défavorable.
Dira-t-on que le soutien de Duclos équivaut à une défense des libertés
démocratiques ? Mais que signifie, précisément, la démocratie bour-
geoise pour les ouvriers ? Certes, un régime parlementaire par exemple,
et les libertés d'expression relatives qu'il implique est pour eux plus
avantageux qu'une- dictature policière, et il n'est donc pas question de
confondre tous les régimes pour cette seule raison qu'ils figurent iden-
tiquement la domination bourgeoise. Il n'y a cependant pas à en con-
clure que le prolétariat doit défendre un mode de domination contre
un autre. Sa vraie tâche est par sa lutte de classe de contraindre l'ad-
versaire à respecter sa force et à reculer sur le terrain de l'exploitation.
C'est en revendiquant, en défendant son niveau de vie qu'il met en
échec les entreprises policières du gouvernement. Les libertés démogra-
tiques sont des concessions bourgeoises ; le prolétariat en tire profit,
mais il n'a pas à défendre le contenu de ces concessions comme s'il
représentait la politique ouvrière. Les militants révolutionnaires ne
devaient donc en aucun cas s'associer à la grève pour Duclos, même s'ils
étaient amenés à cesser le travail dans des circonstances locales, pour
ne pas avoir à s'opposer à une majorité. En outre, défendre les pseudo
libertés démocratiques au moment même où la plus grande partie du
prolétariat montrait qu'elle n'était pas dupe de leur signification était
doublement absurde.
En fin de compte, il serait évidemment faux de tirer un bilan positif
de l'échec de la grève de juin; ce qu'on peut seulement dire, c'est qu'au
travers de sa démoralisation, malgré sa passivité, le prolétariat a laissé
paraître une réaction de critique à l'égard du stalinisme qui, sans mar-
quer une véritable prise de conscience, révèle l'approfondissement de
son expérience.
CLAUDE MONTAL.
TROTSKISME ET STALINISME
Personne aujourd'hui ne peut discuter
ce que font les staliniens. > (1)
Si l'on comprend que « personne » signifie : aucun trotskiste, la lecture
de La Vérité confirme qu'effectivement ceux-ci n'ont pas grand-chose à
critiquer dans la politique stalinienne. Il n'est plus question dans ce
journal, que de campagne pour la libération d'Henri Martin, de protes-
tations contre la guerre bactériologique des «milliers de poitrines >>
qui crient : « Ridgway à la porte ! » et de pas en avant qu'accomplirait
le Parti communiste (malgré quelque manque de précision, quelques
contradictions, « mais que les ouvriers communistes conscients peuvent
surmonter dans leur activité révolutionnaire »). Cette « prise de cons-
cience » des ouvriers staliniens serait d'ailleurs d'autant plus facile et
plus large, que la bureaucratie soviétique est obligée de mener au moyen
des partis communistes, une lutte de classe contre l'impérialisme. Lutte
« non seulement verbale, mais entraînant de véritables actions de classe
contre les préparatifs de guerre (2). Qui après cela, s'étonnera de lire :
100
A
(1) Pablo, représentant du Secrétariat international au Comité central
du P.C.I. du 20-1-52.
(2) III Congrès mondial, Résolution sur la situation internationale et
les taches de la IV. Internationale, « IV. International. ► de noat-septembre
1951, page 34
35.
< ... Une partie de plus en plus importante de nos forces doit s'intégrer
dans les différentes organisations politiques et syndicales dirigées ou
influencées par les staliniens, y compris dans le P.C. » ? (3)
Le temps est bien passé ou l'arriviste David Rousset prétendait que
la bureaucratie jouait un rôle progressif en Europe orientale, et nous ne
doutons pas que maintenant « ... le mouvement trotskiste ait réalisé sur
le plan de la conception tactique, le progrès le plus grand depuis la
naissance du mouvement ouvrier marxiste >! (4) Mais puisque ce
grès >> a conduit les trotskistes à ne plus discuter la politique stalinienne.
la critique que nous en faisons va donc s'appliquer. aussi à la IVe Inter-
nationale.
L'évolution de l'économie capitaliste et celle de la lutte. de classes,
l'affirmation de nouvelles couches sociales qui n'étaient qu'embryonnaires
à l'époque où se situait l'action révolutionnaire de Lénine et de Trotski
permet de faire aujourd'hui une analyse de la bureaucratie qui n'était
pas autrefois possible. Lénine, c'est un fait, n'aperçut la bureaucratie
que sous l'aspect mineur du fonctionnarisme ouvrier (le « comitard »
arrogant à l'égard des ouvriers et dépourvu de sens critique), et n'eut
pas la possibilité de découvrir la signification sociale de ce phénomène.
Trotski, s'il assista à l'installation de la bureaucratie en U.R.S.S., ne put
se résoudre à admettre l'existence d'une nouvelle force sociale historique,
et n'en donna qu'une explication fragmentaire et d'ailleurs contradictoire.
Il dénonça les pouvoirs grandissants des, directeurs des trysts et des
bureaucrates d'Etat qui dirigeaient la planification et détenaient le pou-
voir politique, mais ne voulut pas sortir des cadres de son alternative
retour au capitalisme privé ou marche vers la révolution mondiale
et garda une confiance absolue dans la forme juridique des rapports de
propriété. Il s'opposa à la dégénérescence stalinienne du Parti bolchevik
mais, artisan lui-même du pouvoir dictatorial du Parti sur les masses
en vue de la victoire finale de la Révolution, il ne put faire appel aux
masses quand la situation l'exigeait, et sa lutte garda le caractère d'un
combat intérieur contre une tendance centriste-opportuniste, celle de Sta-
line. Quand il fut exilé de Russie, sa lutte et celle de ses partisans res-
tèrent encore axées sur le redressement de la II!• Internationale. Ils con-
tinuèrent à nier l'existence d'une idéologie trotskiste opposée à celle du
Parti [« Il n'y a pas de trotskisme »... « La solution réside dans la
régénérescence de ce parti glorieux pour reprendre en main la direction
de l'économie et de la politique de l'Etat prolétarien que la bureaucratie
centrište a mené d'une façon inconsidérée » (5)). Ce n'est qu'en 1936
dans la Révolution trahie qu'il constata la dégénérescence irrémédiable
du vieux parti bolchevique. Mais cette dégénérescence s'était produite
pour lui dans un sens bourgeois. Les partis communistes étaient devenus
des espèces de partis réformistes menant une politique de conciliation
avec la bourgeoisie. Quant au caractère social de l'U.R.S.S., l'histoire
ne l'avait pas encore tranché. C'était un régime transitoire dans lequel,
sur la base de normes de répartition bourgeoises, la bureaucratie était
devenue une caste privilégiée au sein de l'Etat ouvrier. L'évolution
pouvait soit aboutir au socialisme, soit rejeter la société russe vers le
capitalisme.
Après la mort de Trotski, les chefs de la 4º Internationale ne surent
que reprendre servilement les mêmes théories. Les occasions de revoir
(3) La construction du Parti révolutionnaire. « IV Internationale » de
février-avril 1952, page 56.
(4) (page 49)
Deures per sequer Opposition de Gauche ? ». 1932.
36
1
ces thèses qui représentaient une étape dépassée dans l'histoire des
théories révolutionnaires ne leur permirent que de s'enliser un peu
plus dans leur stérilité idéologique et organisationnelle. Inversement,
toute critique partielle (mot d'ordre de défense de l'U.R.S.S., politique
intérieure, etc...) devint: impossible si elle ne mettait pas en question
l'orientation générale de la 4. Internationale. Ce chemin conduisit notre
groupe à la rupture définitive avec le trotskisme en 1948.
Pour les dirigeants de la 4º Internationale, le sens général de l'évo-
lution de la société mondiale ne se trouvait pas modifié par l'apparition
en tant que formation sociale nouvelle de la bureaucratie. La lutte des
classes conservait à leurs yeux le caractère . d'une lutte exclusive entre
le prolétariat et la bourgeoisie sans qu'aucun autre problème se posât.
Le programime socialiste traditionnel restait donc valable et le Pro-
gramme transitoire » rédigé par Trotski, sorte de programme d'action,
fragment du programme socialiste, ne fut jamais complété par les
épigones après sa mort. La tâche unique de la Révolution demeurait
l'expropriation de la bourgeoisie, l'étatisation et la planification de
l'économie, le monopole du commerce extérieur, etc...
Selon eux, la bureaucratie soviétique, couche sociale monopolisant la
direction de la production et de la distribution à son profit, s'érigeant
'caste" dominante sur le prolétariat et dirigeant totalitairement
l'Etat, ne pouvait s'orienter que dans le sens d'un retour aux formes
de domination bourgeoises. Mais son pouvoir étant basé essentiellement
sur les mesures antibourgeoises d'étatisation, de planification, etc..., sa
politique ne pouvait être que contradictoire : d'une part, la défense de
ses privilèges à l'intérieur contre les vestiges de l'ancienne classe bour-
geoise et à l'extérieur contre l'impérialisme l'amenait malgré elle à
défendre les « conquêtes d'octobre », d'autre part, son maintien indéfini
au pouvoir devait aboutir à la restauration du capitalisme privé, en
Russie, et à la recherche d'un compromis avec l'impérialisme. La
4. Internationale fondait sa perspective sur cette contradiction : « ... ou
la bureaucratie devenant de plus en plus l'organe de la bourgeoisie
mondiale dans l'Etat ouvrier renverse les nouvelles formes de propriété
et rejette le pays dans le capitalisme ; ou la classe ouvrière écrase la
bureaucratie et ouvre une issue vers le socialisme » (6).
en
La guerre et son issue firent apparaître une situation totalement
différente de la perspective trotskiste. L'U.R.S.S. en sortit victorieuse
et non seulement à l'extérieur contre le nazisme mais à l'intérieur éga-
lement ; le capitalisme privé ne fut pas restauré, le pouvoir étatique ne
fut pas affaibli, l'économie planifiée subsista entièrement et ces victoires
ne furent pas assurées par un sursaut du prolétariat révolutionnaire ;
ce fut la bureaucratie elle-même qui défendit ” « Etat ouvrier ». Elle
ne se contenta d'ailleurs pas de défendre les « bases du socialisme » en
U.R.S.S. mais elle parvint même à les étendre dans toute une série de
pays en y écrasant les bourgeoisies nationales. En Europe orientale,
sans révolution prolétarienne, la bureaucratie réussit à s'installer au
pouvoir à la place de la bourgeoisie, à amorcer la concentration écono-
mique et politique au sein de l'Etat, à planifier la production et à
éliminer toute activité politique prolétarienne. Les pays du «glacis >>
devenaient-ils des « Etats ouvriers dégénérés ? Le vide théorique des
épigones de : Trotski se manifesta sur ce point dans toute son ampleur.
On commença par déclarer contre toute évidence que la structure éco-
(6) « Le Programme de Transition », page 30.
37
Homico-sociale de ces pays était restée capitaliste car il n'y avait pas
eu de révolution prolétarienne ou elle avait été étouffée lors de l'entrée
de l'armée rouge. Puis on discerna, dans la politique de bureaucratie
russe, une certaine « tendance à l'assimilation structurelle » de ces Etats
capitalistes. Mais il s'agissait d'une simple tendance qui ne pouvait
aboutir sans l'intervention des masses prolétariennes
. Enfin on proclama
en 1948, avec quelques années de retard, qu'une véritable révolution
s'était produite dans certains pays comme la Yougoslavie lors de l'effon-
drement du nazisme. Quant aux partis communistes dans les pays capi-
talistes, leur obéissance aux ordres réactionnaires du Kremlin et la ten-
dance naturelle des bureaucrates qui les dirigeaient à la collaboration
avec la bourgeoisie les rendaient doublement irredressables. Leur rejet
dans l'opposition à partir de 1947 fut considéré comme une sanction de
leur opportunisme de la période précédente, une preuve de leur incapa-
cité à diriger le prolétariat pour la défense de ses droits acquis, si
minimes soient-ils (nationalisations, etc...).
Il fallut l'affaire yougoslave pour secouer le sommeil idéologique
des trotskistes. C'est à ce moment qu'après quelques hésitations ils
décrétèrent que la révolution de 1944 en Yougoslavie s'était faite sous
la poussée ouvrière qui avait obligé les bureaucrates d renverser le
pouvoir bourgeois et à jeter les bases d'une organisation socialiste du
pays. Simultanément, ils déclarèrent que la rupture entre la • bureau-
cratie yougoslave et le Kremlin était due à la pression des masses révo-
lutionnaires qui s'opposaient à la politique réactionnaire de TU.R.S.S.
dans le glacis. Autrement dit, ces masses qui avaient poussé Tito à se
séparer de l'U.R.S.S. n'étaient plus destinées dans la tête des trotskistes
à jouer le même rôle qui leur était assigné auparavant (< ... l'annexion
d'un territoire à l'U.R.S.S. n'est possible qu'en fonction de la destruc-
tion des rapports de production capitalistes sur ce territoire et nous
pensons que pareille destruction n'est possible qu'à travers la lutte
des masses »). (7)
Les trotskistes nièrent d'abord qu'une révolution eut écrasé la bour-
geoisie dans les pays du «glacis », puis ils donnèrent cette révolution
qui avait établi le pouvoir de la bureaucratie pour une révolution pro-
létarienne. Mais le sens de leur intervention était clair : Chaque fois
qu'un mouvement populaire échouait et tombait sous le contrôle de la
bureaucratie, ils s'efforçaient de glorifier la contre-révolution et d'ap.
porter leur soutien à Staline (vive l'assimilation structurelle) ou à Tito
(vive la Révolution yougoslave indépendante de Moscou). Peu leur
importait que, même en faisant intervenir a la pression des masses >,
La rebellion d'une bureaucratie locale contre le pouvoir central de Mos-
cou ne s'expliquát que par l'existence d'une base sociale dans chaque
pays, c'est-d-dire en Yougoslavie, en Chine et aussi en Italie, en France,
etc., etc... Peu leur importait que d'autres en aient induit que les diri-
geants des partis communistes n'étaient pas de simples agents de la
(caste parasitaire » russe mais les éléments autochtones d'une couche
sociale nouvelle. L'opportunisme et la vénération du fait accompli déter-
minaient tous les aspects de leur politique. Un autre exemple de cet
engourdissement idéologique fut fourni par leur emploi du mot d'ordre
de front unique. Destiné dans la tactique bolchevique à démasquer les
chefs réformistes en entraînant les ouvriers qui leur faisaient confiance
dans une lutte qui contredisait l'orientation pro-bourgeoise de ces chefs,
(7) Germain : L'U.R.8.8. au lendemain de la guerre. Septembro 1947,
page 9.
38
ce mot d'ordre était inapplicable aux staliniens dont la politique était
réellement antibourgeoise. La délimitation n'aurait donc pu se faire
que sur le problème de la lutte antibureaucratique ; lutte qui n'avait
évidemment jamais été inscrite dans le programme des partis commu-
nistes. De même envers les socialistes : dans la mesure où ils ne mas-
quaient même plus leur adhésion au bloc impérialiste américain d'une
phraséologie "socialiste", quel front unique était-il possible de constituer
avec eux ? Mais surtout, quelle unité d'action était imaginable entre
les staliniens tentant d'entraîner la classe ouvrière pour la défense de la
bureaucratie russe et les socialistes tentant de l'enchaîner au, char de
l'impérialisme américain ? Devant l'impossibilité de lui donner un
contenu réel à l'époque, actuelle, les staliniens eux-mêmes n'employaient
plus ce mot d'ordre que comme slogan d'agitation en lui donnant un
sens "démocratique" propre à faciliter leurs mystifications. Les épigones
de Trotski se firent donc les auxiliaires de cette entreprise de racolage
et de mystification au profit du stalinisme lorsqu'ils donnèrent l'unité
d'action avec les socialistes et les communistes comme une panacée
capable de « ressouder le front prolétarien ». Toute leur politique syn-
dicale se plaça sur le même plan d'opportunisme plat et vain. En
France, ils mobilisèrent leurs militants ouvriers pour la reconstruction
d'une centrale syndicale démocratique et unitaire » et fondèrent le jour-
nal l'Unité avec l'aide d'éléments
Tous leurs efforts aboutirent finalement à l'éclatement de ce petit mou-
vement, ils se retrouvèrent avec leurs seuls militants et triomphèrent en
se vantant d'avoir démasqué les agents de l'impérialisme américain infil-
trés dans l'avant-garde ouvrière (Lambert dixit). Bien sûr, ils étaient
les seuls à pouvoir réussir ce coup de maître, ayant été auparavant les
seuls à présenter ces « traîtres » pour des révolutionnaires unitaires.
Et si leurs accusations étaient fondées, il apparaît aujourd'hui que celles
de leurs adversaires qui les dénonçaient comme des recruteurs pour la
C.G.T. stalinienne ne l'étaient assurément pas moins.
La contradiction entre leur phraséologie gauchiste et leur alignement
continuel sur le stalinisme, entre leur soutien de la Yougoslavie titiste
et la défense de l'U.R.S.S., entre leurs velléités et leurs actions réelles
s'abolit d'elle-même dans l'absence totale de base idéologique autonome.
Le soutien de Tito n'a été qu'une première tentative des épigones de
Trotski pour se faufiler dans le bloc bureaucratique. Leur choix de la
Yougoslavie contre l’U.R.S.S. indiquait seulement qu'à ce moment, ils
ne s'étaient pas encore complètement débarrassés de leur phraséologie
antistalinienne. passée. Cela a été un échec mais leur souplesse tactique
est considérable et depuis ils ont pris de l'assurance,
Le 30 Congrès Mondial de la 4º Internationale marqua un début de
prise de conscience de cette situation dans laquelle l'absence d'idéologie
autonome se traduisit pratiquement par une adhésion de plus en plus
ouverte au stalinisme. C'est au cours de ce congrès que les épigones les
plus cyniques systématisèrent leurs positions et posèrent les bases d'une
orientation en direction des organisations staliniennes. Le nommé Pablo
précisa cette politique dans son rapport au 10plenum du comité exé-
cutif international de février 1952.
Le cours nouveau du trotskisme défini d ce congrès, bien qu'il appa-
raisse finalement en opposition complète avec les perspectives et le pro-
gramme de la 4o internationale, trouve cependant sa base dans les
39
théories trotskistes les plus orthodoxes. (8)
L'appréciation de l'U.R.S.S. «Etat ouvrier dégénéré » y est main-
tenue en raison de la survivance de la structure de l'économie étatisée
et planifiée forgée dans la révolution d'octobre. Les Démocraties Popu-
laires, produits d'une lutte de classes « déformée » mais qui ont entamé
le même processus d'étatisation, etc..., sont par conséquent à inclure
dans le bloc anticapitaliste.
La bureaucratie soviétique y est déclarée subjectivement réaction-
naire (parasitisme intérieur, trahison des mouvements révolutionnaires
indépendants) mais il est ntié qu'elle poursuive une politique systéma-
tique d'expansion car sa structure n'est pas celle d'un Etat impérialiste
dominé par le capital financier. «Ceux-qui parlent de la possibilité d'une
expansion mondiale du stalinisme et d'une ère possible de domination
du «capitalisme bureaucratique > ou de « collectivisme bureaucratique >
stalinien partent de considérations théoriques fondamentalement erro-
nées... ils considèrent d'autre part que les premisses économico-sociales
d'une bureaucratie analogue à celle de l'U.R.S.S. existent déjà dans le
mouvement des partis communistes, permettant d'asseoir partout en cas
de victoire de ces partis un pouvoir politique analogue à celuir de
TU.R.S.S. (8 a)
La lutte de l'impérialisme américain pour la domination mondiale et
ses manifestations sur le plan de la lutte des classes aussi bien que sur
le plan de la rivalité U.R.S.S.-U.S.A. y sont représentées sous la forme
d'une sorte de combat sur deux fronts, chaque point marqué contre
l'Etat ouvrier russe étant une défaite pour la classe ouvrière en général
et chaque victoire de la classe ouvrière renforçant la résistance de
IU.R.S.S. à l'agresseur capitaliste.
Il est ensuite exposé que cette conjonction de la lutte des classes et
de la résistance de l'Etat ouvrier à l'impérialisme plonge la bureaucratie
dans une contradiction profonde qui ne fait que s'amplifier avec l'appro-
che de la guerre et qui provoque ainsi une véritable crise au sein du
stalinisme : «... la bureaucratie soviétique, malgré les dangers qu'elle
court dans ses rapports avec l'impérialisme par l'extension de la Révo-
lution dans le monde, est obligée de ne pas saboter purement et simple-
ment ces luttes et s'efforce plutôt d'en tirer le meilleur profit. Ce jeu
dangereux et contradictoire, c'est la situation qui l'imposé à la bureau-
cratie, prise elle aussi comme le capitalisme dans des contradictions
inextricables et entraînée par des forces qu'elle ne peut pas contrôler
strictement ». (8 b)
Ces positions extravagantes viennent d'une incapacité radicale d
caractériser la bureaucratie. Trotski, quelles que fussent ses contradic-
tions, avait au moins le mérite de poser des problèmes et d'être sensible
au développement de la société qui s'accomplissait sous ses yeux. Pour
ses épigones il n'y a pas de problèmes ; il ne s'est rien passé de nouveau
depuis 1917. La concentration du capitalisme à l'échelle mondiale et son
expression nationale, la fusion croissante des monopoles et de l'Etat ;
l'essor de couches sociales qui réalisent par leurs fonctions de direction
(au sens le plus large du terme) de la production une appropriation
collective de la plus-value ; la cristallisation d'une bureaucratie ouvrière,
au travers des organisations syndicales et politiques, provoquée à la
(8) Thèses et Résolutions du IIIe Congrès mondial. « IV. Internationale >>
d'août-septembre 1951.
(8 a) < 46 Internationale » d'aoat-octobre 1951, page 24.
(8 b) -Do- page 34..
40
fois par la concentration et la rationalisation du travail et par les diffi-
cultés du. prolétariat à constituer une direction dans les conditions de
l'exploitation, l'avènement en U.R.S.S. et dans une large partie du monde
d'une société où ces tendances ont trouvé leur forme la plus cohérente,
tous ces phénomènes qu'il faut être aveugle pour ne pas voir, quelle que
soit l'interprétation qu'on en donne, ne sont rien pour les fameux théo-
riciens de la IV Internationale. Pour ceux-ci il n'y a que la lutte du
prolétariat et de la bourgeoisie telle qu'elle a été définie classiquement
par Marx et la lutte contre la bureaucratie ne présente aucune parti-
cularité nouvelle ; elle ne peut s'effectuer qu'en appuyant à fond tout
mouvement révolutionnaire anti-capitaliste et anti-impérialiste qui rétré-
cit encore davantage la base de l'impérialisme dans le monde même si
ce mouvement dans une première étape est dirigé par une direction
d'obédience stalinienne ». (8 c)
Ainsi nous apparaissent les fruits d'un murissement concret de la
pensée du mouvement (trotskiste) basé sur toute son expérience passée
et sur ses ressources théoriques ». (8 d) En se répandant dans le monde,
c'est la Révolution que le stalinisme a étendue. Mais cette extension
s'est faite malgré lui, sous la poussée des masses, et c'est avec le plus
grand sérieux que les chefs de la 4* Internationale critiquent la bureau-
cratie qui ne peut
prendre le pouvoir dans les régions du monde qu'elle ne pourra pas
contrôler, entre autres par exemple aux U.S.A. qui est pourtant la
citadelle de l'impérialisme ». (8 e)
Ils s'emploient à augmenter la confusion idéologique de notre époque
où le proletariat n'a plus à combattre seulement la bourgeoisie mais
aussi la bureaucratie qui tend à la supplanter dans son rôle de classe
exploiteuse en tentant d'accréditer la croyance absurde en un automa-
tisme de la lutte anti-bureaucratique dans le cours d'une révolution vic-
torieuse contre la bourgeoisie alors que justement, c'est au cours de
cette lutte et en l'absence d'une critique de la bureaucratie en tant que
classe exploiteuse nouvelle que s'affirme sur le cadavre de la Révolution
la « solution > bureaucratique.
Mais les hardis théoriciens de la 4º Internationale tirent encore une
autre conclusion de la lutte des classes, définie comme opposition histo-
rique entre l'impérialisme bourgeois d'un côté et le proletariat allié à
la bureaucratie de l'autre. Une sorte de théorie des « courants politiques
fondamentaux » est avancée selon laquelle il se produirait jusqu'à la
guerre «un resserrement probable des masses autour de leurs organisa-
tions principales réformistes ou staliniennes » (9) et une différenciation
dans le cadre même de ces organisations : « par l'entrée au Labour Party,
le trotskisme s'engageait dans la voie d'un travail à perspective longue
au sein des mouvements et des organisations par les canaux desquels
passe
et selon toute probabilité passera pour une période encore
le courant politique fondamental de la classe ». (ib.) Nous pouvons admi-
rer au passage l'utilisation du calcul des probabilités par les dirigeants
trotskistes, mais nulle part nous n'apprendrons pourquoi les ouvriers
anglais ou allemands se "resserreront" autour des organisations réfor-
mistes. Par contre, la signification de cette théorie appliquée au stalinis-
me apparaît très bien. Les trotskistes ont d'abord nié l'opposition pro-
fonde entre la bourgeoisie et la bureaucratie. Maintenant, la révélation de
(8 c) « 40 Internationale » d'aout-octobre 1951, page 25.
(8 d) * 4* Internationale » de février-avril 1962, page 49.
(8 e) « 4e Internationale » d'aout-octobre 1951, page 25.
(9) * IV. Internationale » de février-avril 1952, page 47.
1
cette opposition les obnubile et c'est ainsi que le nombre important d'ou-
vriers qui suivent encore les staliniens est transformé en un courant
fondamental de la Révolution. Le fond de ce galimatias est que pour
Pablo et les autres chefs de la 4º Internationale, la lutte des classes à
notre époque prend sa forme la plus aiguë dans l'opposition U.R.S.S.-
U.S.A. qui en subordonne tous les autres aspects.
Dès lors, il leur est facile d'expliquer. à posteriori leur politique
passée. Ils distinguent une première phase qui s'étendit de la guerre a
1947 et durant laquelle la politique contre-révolutionnaire du Kremlin
rendait le Programme Transitoire axé sur le débordement du stalinisme
< tactiquement juste ». L'échec de ces tentatives de construire une orga-
nisation indépendante fut suivi d'une seconde phase que Pablo explique
par l'entrée dans la guerre froide et la «revalorisation auprès des masses
d'une série d'organisations réformistes » (10) et qui se marqua par l'éla-
boration de la tactique d'entrisme dans le Labour Party. Enfin de 1948
d 1950, la troisième phase est décrite comme un approfondissement de
la crise du stalinisme : « L'éclatement de l'affaire yougoslave et le cours
centriste de gauche progressif (!) que le P.C.Y. esquissa jusqu'à la guerre
de Corée militaient en faveur de l'élargissement et de l'approfondisse-
ment de cette crise » (11). Ce fut l'époque où les chefs trotskistes, pour
tenir leur place dans cette affaire, prodiguèrent leurs conseils au P.C.Y.
et engagèrent toutes leurs forces dans la défense de la révolution you-
goslave.
Mais la bureaucratie titiste, après sa séparation de l'U.R.S.S., ne put
jouer de rôle indépendant dans le conflit qui divisait le monde et pen-
cha de plus en plus vers l'impérialisme américain et simultanément, la
guerre de Corée accentua ce que Pablo appelle « le gauchissement > de
la politique stalinienne. Le «gauchissement » des partis staliniens dépas-
sait le « cours centriste de gauche progressif » du parti communiste
yougoslave! Il n'y eut pas trop de toute l'expérience passées et des
ressources théoriques du mouvement trotskiste pour sortir de ce pas
difficile. Le résultat de cet intense travail idéologique fut une nouvelle
perspective que Pablo nous livre dans les termes suivants : « Cette
perspective, se définit comme celle de la crise finale du capitalisme et de
l'extension de la Révolution mondiale... Dans cette évolution, nous
disons : les forces de la Révolution partent favorisées et nous ne pré-
voyons pas la possibilité que ce rapport de force change d'une façon
décisive dans les années à venir au détriment de la Révolution... Nous
partons de la conviction que l'élargissement de la Révolution signifiera
en même temps la mort certaine du stalinisme, que le résultat final
de la lutte engagée, indépendamment de telle ou telle phase initiale,
passagère, épisodique ci ou là amènera aussi la destruction du stalinisme.
Cette conviction n'a rien d'un sentiment de consolation ou d'un vau
pieux, mais est fondée sur la compréhension profonde des forces objec-
tives en lutte, de la nature et des contradictions du stalinisme ainsi que
de l'expérience déjà faite en Yougoslavie, en Chine, dans le Glacis, avec
d'autres partis communistes durant et après la dernière guerre. » (12)
Pratiquement, la 4* Internationale lance ses sections dans trois voies.
1. Dans les pays où aucune organisation réformiste ou stalinienne
n'est solidement établie, c'est-d-dire aux U.S.A. et dans les pays arriérés
ou semi-coloniaux, les trotskistes doivent se résigner à une activité indé-
pendante qui n'interdit d'ailleurs pas les alliances avec les mouvements
1
(10) « IV Internationale » de février-avril 1952, page 47.
(11) -Doc- page 48.
42
nationalistes. (Si le premier cri est «vive Mossadegh », le second sera
contre les féodo-capitalistes traltres... etc...)
2. Dans les pays où le mouvement réformiste englobe la majorité
"politique". de la classe ouvrière, les trotskistes entreront dans ces
partis « pour y rester longtemps, misant sur la très grande possibilité
qui existe de voir ces partis placés dans les conditions nouvelles, déve-
lopper les tendances centristes qui dirigeront toute une étape de la
radicalisation des masses et du processus objectif révolutionnaire dans
leurs pays respectifs. Nous voulons, de l'intérieur de ces tendances, am-
plifier et accélérer leur développement centriste de gauche et disputer
même aux dirigeants centristes la direction tout entière de ces ten-
dances >. (13)
3. Enfin, dans les pays où ce sont les staliniens qui contrôlent la
majorité "politique" de la classe ouvrière, il ne fait pas de doute pour
les épigones que l'accentuation de la guerre froide fait apparaître des
tendances centristes ainsi qu'une esquisse de politique révolutionnaire
L'essentiel du parti révolutionnaire devant sortir de ces tendances, ils
décident donc de s'y mêler en vue «d'accélérer la radicalisation des
ouvriers staliniens et le développement d'une direction révolutionnaire
surgie fondamentalement du sein de leur imouvement à travers les expé-
riences des luttes à venir et les tâches que ces luttes imposeront à la
masse des militants staliniens »: (14) Mais la nature 'super-bureaucra-
tique" des partis communistes leur impose un entrisme "sui generis"
c'est-à-dire partiel, accompagné d'un travail indépendant pour les mili-
tants qui n'auront pu entrer. L'orientation de ce travail d'entrisme sui
generis sera de faire progresser les ouvriers staliniens en commençant
par une critique "pédagogique" des deux thèmes de la politique stali-
nienne : la coexistence pacifique ; l'unité et l'indépendance nationales. (15)
C'est en France, où se trouvent à la fois un des plus puissants partis
staliniens et la principale section de la 4. Internationale, que cette orien-
tation devait se réaliser. Mais une vive opposition se manifesta lorsqu'il
fallut passer à exécution. Cette opposition transparut à la fin du rapport
de Pablo au 100 plenum du comité exécutif international : « Comme
l'ensemble du mouvement ouvrier, notre mouvement aussi souffre de la
contradiction entre les exigences d'une situation plus extraordinaire que
jamais et les insuffisances subjectives. » (16) Dans le P.C.I. français, les
militants pensèrent que la politique de leurs chefs était encore bien plus
"extraordinaire" que la situation objective ! L'opposition gagna l'en-
semble du parti et, le 20 janvier 1952, le Secrétariat international dut
suspendre seize membres du Comité Central de leurs fonctions diri-
geantes dans le P.C.I. Une tendance révolutionnaire pouvait-elle se
dégager englobant l'écrasante majorité du parti français ! Ce serait
oublier que le mouvement trotskiste était à son échelle aussi uni que
le stalinisme. Par élimination de toutes les tendances qui présentaient
des divergences tant soit peu sérieuses avec la ligne officielle de la
(12) « 4. Internationale » de février-avril 1952, page 50.
(18) « 4• Internationale » de février-avril 1952, page 52.
(14) « 4• Internationale » de février-avril 1952, page 56.
(15) Do- page 57. Que cette pédagogie porte à taux au moment où
les P.C. axent de plus en plus leurs mots d'ordre sur la défense directe
de l'U.R.S.S., ne semble pas troubler nos théoriciens !
(16) Dopage 58.
43
4º Internationale, l'unanimité avait fini par se réaliser sur le fond. Les
réticences des seize membres du Comité Central du P.C.I. ne firent que
traduire le désarroi des militants de la base qui sentaient à tel point
la politique entriste était inapplicable. Mais ces cadres étaient cepen-
dant convaincus de la justesse "théorique" d'une telle orientation et
leur critique sé borna à réclamer des "explications patientes" (17) et des
délais : « Le Comité Central n'a pas rejeté la tactique de l'entrisme.
Il a insisté sur la condition première de la réalisation de ce tournant :
l'armement idéologique du parti pour ses tâches nouvelles. Ceci n'est
pas un luxe. » (2) Les luttes intérieures n'avaient donc pas grande impor-
tance puisqu'en définitive, il s'agissait seulement de modalités d'appli-
cation d'une politique que tout le monde acceptait.
Par ailleurs, les commentaires que l'on peut faire ne peuvent avoir
qu'un sens très théorique, comme leçon à tirer sur l'aboutissement des
théories trotskistes, car de toute façon, un véritable entrisme dans le
parti stalinien ne se réalisera jamais. Il est évident que les éléments
actifs qui pourraient à la rigueur jouer un petit rôle dans le P.C. avant
de se faire découvrir et chasser ne pourront jamais s'ye faire admettre
car ils sont connus dans les entreprises et les staliniens ne leur feraient
pas confiance si, suivant les conseils de Pablo, ils essayaient de renier
publiquement leurs convictions trotskistes. Restent alors de jeunes
membres sans expérience (et encore !) qui seraient vite usés par ce tra-
vail extrêmement dur. Le P.C.I. continuera donc à végéter dans l'ombre
du P.C.F. jusqu'à ce que la barbarie stalinienne le liquide définitivement
ou que la révolution montante le balaie.
Trotski et après lui ses épigones n'ont pas su résoudre le problème
que posait la consolidation du pouvoir de la bureaucratie russe. Armés
du Programme Transitoire et orientés vers le débordement du stalinisme,
les épigones se sont trouvés devant ce fait inassimilable pour eux : la
bureaucratie a surmonté 'sa contradiction" (basé socialiste-orientation
pro-bourgeoise). Il n'ont pas su en tirer la conclusion que l'analyse don-
née par Trotski était fausse, que la bureaucratie représentait de nou-
'velles couches sociales dont le pouvoir était lié à leur fonction de direc-
tion de l'appareil productif. Dès lors, ils ont dû inventer la théorie de
l'intériorisation de la crise du stalinisme. Mais ce faisant, il leur fallut
abandonner le Programme Transitoire et la théorie du débordement, et
expliquer leur utilisation antérieure d'un point de vue tactique. Rejetant
la crise du stalinisme à une étape ultérieure (la guerre), ils remplacent
maintenant l'orientation subjectivement antistalinienne de la 4. Interna-
ionale, par la croyance dans un automatisme qui doit conduire fatale-
ment le mouvement stalinien à la scission. Ils se proposent seulement
" d'aider" cette délimitation intérieure (le titisme n'a-t-il pas éclaté dans
l'absence absolue d'intervention trotskiste ?). Il y a donc dans le fond
de cette nouvelle orientation, une véritable démission, une véritable
capitulation sans condition devant le stalinisme. Le rejet du Programme
Transitoire n'est donc pas seulement tactique, mais son utilité est
contestée d'une manière absolue, et c'est finalement à la négation de
l'existence même de la 4* Internationale en tant qu'organisation révolu-
tionnaire nécessaire, qu'aboutissent les épigones de Trotski.
Mais ce résultat n'a pas été acquis d'une manière théorique. Bien
que la position des épigones soit l'aboutissement logique des théories de
4
(17) « Supplément » n° 181 à La Vérité. (Compte rendu du C.C. du 19-20
janvier 1952, page 2.
(18) -Do- page 3.
44
3
Trotski, leur orientation ne s'est définie qu'empiriquement, sous le coup
de l'échec de leur politique, et sous la pression de la bureaucratie dont
les partis staliniens leur apparaissaient de plus en plus comme les seuls
partis ouvriers représentatifs. Il faut également ajouter que ces facteurs
ont été puissamment renforcés par la bureaucratisation intérieure de la
4º Internationale, que l'absence de critique fondamentale de la bureau-
cratie rendait inévitable. Il ne faudrait par conséquent pas croire que
l'alignement de toutes les sections va se faire sur ces positions, et que
l'organisation internationale va se dissoudre d'elle-même. L'empirisme
de leur démarche est une garantie qu'ils survivront encore un certain
temps en tant qu'organisation. Le but de cette critique n'est donc pas
seulement de tirer un bilan, mais aussi d'aider des militants à se dégager
de la voie sans issue dans laquelle les entraîne leur direction.
G. PETRO.
LES AUBERGES DE LA JEUNESSE
Comme tous les problèmes brûlants de notre époque, celui de
la jeunesse face à sa prise de conscience sociale et politique est
la proie de la confusion et de la mystification la plus grande.
Le cheminement de la société vers des formes de plus en plus
étatisées et bureaucratisées, provoque également chez les jeunes
et dans les organisations de jeunesse une modification de struc-
ture et d'orientation très sensibles surtout depuis la deuxième
guerre mondiale. La préparation idéologique de la prochaine guerre
ne pourra se faire sans une mainmise totale sur les couches de la
jeunesse et en contrôlant par tous les moyens possibles ses acti-
vités. On constatë ce fait jusque dans des organisations qui parais-
saient échapper à l'influence de l'Etat comme les Mouvements
des Auberges de la Jeunesse.
Depuis une vingtaine d'années, en France, ces mouvements
ont groupé une partie active de la jeunesse travailleuse. Divisés en
confessionnels et en laïques ils ont montré une grande vitalité
dans leurs luttes. Ils sont passés par toutes les vicissitudes propres
à l'évolution qui va de l'avant-guerre où les organisations ouvriè-
res dansaient sur le volcan, à la guerre qui fut l'éclatement de tou-
tes les organisations de masse, jusqu'à cette période que nous
vivons et qui marque dans tous les domaines 'l'effrayante prépa-
ration au conflit universel des deux blocs impérialistes.
L'ajisme est né en France en s'inspirant surtout des expériences
naturistes des groupes ouvriers allemands et autrichiens organisés
dans les « Amis de la Naturë ». Ces groupes voulaient donner au
loisirs des classes prolétariennes leur contenu social, au lieu de
les laisser s'égarer dans l'oubli petit-bourgeois de la condition
d'exploité. C'est ainsi qu'ils affirmaient un caractère combatif, bien
que seulement revendicatif afin de lier les loisirs au problème
social. En France, au début, ce furent les pionniers de la Démo-
cratie Chrétienne tels Marc Sangnier qui exploitèrent cette expé-
rience et en firent le canal par lequel la jeunesse serait ramenée
vers les « salutaires » conceptions de la vie chrétienne primitive
dégagée de cette influence néfaste des milieux pervers révolu-
tionnaires de la cité industrielle.
La réaction « Ajiste laïque » fut la réponse que lui donnèrent
les jeunes travailleurs.
La poussée ouvrière de 1936 fut pour l'Ajisme ouvrier une occa-
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sion unique de développement en flèche propre d'ailleurs aussi
bien aux organisations politiques que syndicales. Les conditions
objectives relativement meilleures que sous Laval et Daladier
(40 heures, congés payés, billets populaires) donnèrent un champ
assez vaste à l'organisation des A.J. Confusion et enthousiasme
des jeunes sur les buts et les moyens créèrent vite un mythe de
l'Ajisme pur et donnèrent l'occasion à tous les petits bourgeois
de prôner l'apolitisme, « l'Ajisme pour l'Ajisme », et noyèrent ainsi
les jeunes travailleurs révolutionnaires qui sous toutes les ten-
dances du mouvement ouvrier. cherchaient à former des jeunes
militants. Le gionisme, les pacifistes bêlants copies conformes de
nos mondialistes actuels, eurent beau jeu pour développer leur
influence dans ce milieu vierge aux idées.
Tout ceci eut pour résultat paradoxal de séparer ce mouve-
ment pourtant composé essentiellement de jeunes travailleurs de
la classe ouvrière en lutte dans son milieu de travail. Néanmoins
du côté positif les AiJ. furent un milieu de fermentation révo-
lutionnaire. Les Jeunesses Communistes n'y eurent qu'une
influence minime étant donné leur position déjà affirmée alors
de grouper le maximum de jeunes, sans les heurter, sur la plate-
forme de Front Populaire. Le caractère frondeur anticlerical et
antimilitariste qui était cependant dominant en fit le champ d'élec-
tion des groupes d'avant-garde (fractions trotskystes, J.S.R.).
Durant les années 1936-39, la position officielle de l'Etat vien
à-vis des A.J. fut la sympathie, marquée quelquefois de nervosité,
contre ces jeunes hurluberlus qui parlaient révolution mais comme
leur action positive contre la guerre se noyait dans le marais paci-
fiste les gouvernements ne réagirent pas violemment jusqu'à la
guerre. Cependant Léo Lagrange et les dirigeants socialistes d'alors
pensaient bien qu'ils tenaient tous ces jeunes, frondeurs par les
* Crédits pour la construction des Auberges », ce qui explique tou-
tès les compromissions et concessions des cercles dirigeants ajistes
qui devenaient petit à petit des fonctionnaires réformistes occupés
au problème de la jeunesse.
Comme nous l'avons dit plus haut, la guerre comme partout
ailleurs provoquait l'éclatement total des mouvements A.J. Il ne
pouvait en être autrement car ils manquaient totalement d'arma-
ture idéologique, face à la guerre et au régime.
Après la Libération, le M.U.A.J. (Mouvement Uni pour les
Auberges de Jeunesse) qui se reconstitua hérita, lui aussi, de la
tradition de la Résistance. De là vient son souci de se présenter
comme héritier de la lutte antifasciste. Mais le sceau original qui
marque les Mouvements A.J. depuis la guerre est dans leurs rap-
ports avec l'Etat. L'Etat ne peut plus se permettre le luxe de laisser
ces mouvements échapper à son contrôle direct. Les autres frac-
tions de la jeunesse qui lui échappent sont organisées, soit sous
l'influence stalinienne dans l’U.J.R.F., soit dans les organisations
de jeunesse chrétienne. La première marquée d'autoritarisme, d'un
sectarisme et du conformisme qui la feront dangereuse pour l'Etat
bourgeois actuel lors du conflit futur. Cette difficulté il la con-
tournera par l'interdiction, l'emprisonnement, l'illégalité.
La seconde partie de la jeunesse qui est sous l'influence de la
Démocratie Chrétienne, Scouts, Ajisme confessionnel, J.O.C., etc.,
ne présente évidemment aucun danger pour l'Etat, bien au con-
traire.
Reste donc cette petite fraction remuante, anticonformiste, a
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l'anticlericalisme vivant quoique démodé, à l'antimilitarisme tenace
qui, s'il est le réservoir des objecteurs de conscience, peut l'être
aussi de révolutionnaires conscients du problème de la guerre et
de sa signification.
Aussi les tentatives faites depuis cinq ans par l'Etat pour donner
un cadre légal et officiel aux A.J., créer une Fondation, étiqueter
les jeunes, leur ôter leurs moyens de s'exprimer librement en les
tenant par le côté crédits, sont très caractéristiques. La F.N.A.J.
(Fédération nationale A.J.) qui s'est constituée il y a deux ans
et dont les cercles dirigeants, devenus fonctionnaires de l'Etat,
ont accepté ces servitudes, est un pas très avancé dans cette voie.
C'est pour cela que la réaction minoritaire de l'an dernier qui
créa en se retirant du Congrès F.N.A.J. un Mouvement indépen-
dant des A.J. est extrêmement encourageante. Ce fut une réaction
assez spontanée des tout jeunes militants de l'ajisme de l'après-
guerre. Sa plateforme indique sa volonté de se délimiter de l'Etat
et de son influence ainsi que de toutes les influences de l'Eglise
et des partis politiques. Elle s'affirme antimilitariste et anticléricale.
Elle dit avoir conscience du caractère social que doivent prendre
ses activités et de son esprit internationaliste.
Ce sursaut, bien que n'ayant aucune comparaison sur le ter-
rain de la lutte de classe avec les ruptures sporadiques que l'on
a pu voir ces dernières années de minorités ouvrières contre leurs
directions bureaucratiques syndicales ou politiques, est cependant
un facteur de même nature profonde.
L'an dernier au cours du Congrès de la F.N.A.J. où toutes les
manoeuvres classiques pour délayer les débats et empêcher l'expres-
sion des opposants furent employées, les minoritaires se retirèrent.
Ils se réunirent immédiatement en Congrès et firent de leur
mieux pour définir leur tendance et organiser des équipes régio-
nales.
Il existait depuis un certain temps au sein de la F.N.A.J. un
groupe de camarades qui dénonçaient d'une façon vigoureuse l'in-
Fluence prépondérante que prenait l'Etat et surtout le changement
de caractère qui allait faire des Mouvements d'A.J. des vendeurs
de cartes pour hôtel de tourisme populaire. Ce comité pour un
Ajisme indépendant, animé par des militants libertaires, mar-
quait surtout l'accent sur l'antiétatisme, l'esprit militant des Auber-
ges et l'Internationalisme.
L'organisation actuelle garde cette empreinte idéologique, une
crainte très vive d'être noyautée par des tendances politiques. De
là son hostilité aux membres de l'Unité Ajiste, tendance trotskysté
du mouvement qui dans la F.N.A.J. prône l'unité et demande au
M.I.A.J. de ne pas compromettre le Mouvement des A.J.
Du passé ils héritent cette tradition de défense de la laïcité
qu'ils voient, il est vrai, du côté pratique de la solidarité apportée
aux écoles avec lesquelles ils peuvent se mettre en contact, écoles
subissant plus particulièrement la pression cléricale (Bretagne).
Bien qu'ils affirment que le M.I.A.J. ne devra pas prendre part
aux actions de masse qui, nous le savons, sont faites actuellement
pour détourner la classe ouvrière de ses véritables objectifs (Mou-
vements de la Paix, Cartels laïques, etc.) ils conservent une sym-
pathie pour cette défense de la laïcité.
Le Congrès de la R.P. qui s'est tenu récemment a prouvé dans
un climat très jeune, unë volonté d'organisation décentralisée extre-
mement démocratique. Ces tendances indiquées plus haut se sont
bien affirmées ; l'insistance sur la volonté de ne dépendre de per-
sonne, sur l'auto-éducation dans un sens social très prononcé,
sur la révocabilité des responsables sont de très bon augure.
L'ajisme ne fera pas la révolution. Mais le M.I.A.J., s'il prend
garde de se dégager des influences petites-bourgeoises qui ne man-
queront pas de s'y exprimer, pourra être le lieu ou, se confron-
timur teront les positions de l'avant-garde sur tous les problèmes actuels
qui se posent à la jeunesse ouvrière.
Les jeunes camarades groupés dans le M.I.A.J. sont influencés,
cela est manifeste quand on lit leur pressë, par des jeunes militants
anarchistes. De là l'imprécision de leur position antiétatique et
antimilitariste.
Au travers des luttes qu'ils vont avoir à livrer d'abord pour
survivre, n'ayant ni locaux et ne voulant quemander aucun crédit
officiel, ensuite pour préciser leurs buts et leurs moyens, se déga-
geront des prises de consciences sur le problème crucial du
moment : la nécessité de préparer une avant-garde prolétarienne
armée idéologiquement.
Le caractère totalitaire de la société d'expoitation, la guerre
totale et inéluctable qu'elle prépare, la possibilité qu'il y aura au
travers des luttes des deux blocs impérialistes de reconstituer une
organisation prolétarienne clairvoyante et universelle pour la cons-
company truction d'une véritable société socialiste, tous ces problèmes seront
posés aux camarades du M.I.A.J. comme à tous les travailleurs.
ANDRÉ GARROS.
Les lecteurs de la Revue sont fraternellement
invités par notre groupe à la
RÉUNION PUBLIQUE
organisée le
VENDREDI 18 JUILLET 1952
à 20 h.
aux Sociétés Savantes
(Angle Rue Danton et Rue Serpente - Métro Odéon)
La salle de la réunion sera indiquée au tableau
d'affichage.
A l'ordre du jour :
La situation du prolétariat en
France, 1945 - 1952
1
Imp. Ettighoffer-Raynaud
Paris.
SOMMAIRE
Page
Sur le programme socialiste, par Pierre CHAULIEU . .
1
10
Discussion sur le problème du parti révolutionnaire :
La direction prolétarienne, par Pierre CHAULIEU.
Le prolétariat et le problème de la direction
révolutionnaire, par Claude MONTAL. .....
18
NOTES:
La situation sociale en France, par CI. MONTAL.. 28
Troskysme et Stalinisme, par G. PETRO. .....
35
Les Auberges de la jeunesse, par André GARROS. 45