Socialisme ou Barbarie - NO. 27 (AVRIL-MAI 1959)

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Table des matières

[ÉDITORIAL:] La rationalisation se fait sur le dos des ouvriers 27:1-12
CANJUERS, P.: Sociologie-fiction pour gauche-fiction (à propos de Serge Mallet) 27:13-32
DELVAUX, J.: Les classes sociales et. M. Touraine 27:33-52 = FR1959B
CARDAN, Paul: Prolétariat et organisation (I) 27:53-88 = FR1959C*
CHATEL, S.: La révolte de Léopoldville 27:89-97
DOCUMENTS:
BOURDET, Yvon: La grève de l'usine Saint Frères, à Beauval (Somme) 27:98-108
LE MONDE EN QUESTION:
C. C.: Un nouveau rapport de Khrouchtchev 27:109-111
UNITÁ PROLETARIA, CREMONA: Les grèves en Italie 27:111-115
C. B.: Le mouvement du Borinage (extraits d'un article écrit pour Spartacus) 27:116-120
La lutte des mineurs du Borinage (Tribune Ouvrière) 27:120-122
A. H., L. V.: Deux lettres de Belgique 27:122-125
EXTRAITS DE LA PRESSE OUVRIÈRE:
Extraits de "La parole aux travailleurs" de Pouvoir Ouvrier
UN OUVRIER DE CHEZ CITROËN: Chez Citroën 27:126-127
Dans les égouts de Paris 27:127-128
La machine, les maçons et les chefs 27:128
Les ouvriers contre les cadences 27:128-131
Pourquoi les ouvriers n'écrivent pas? 27:131-132
Vingt-quatre heures à Denain, ce que les ouvriers de Cail nous ont dit 27:132-137
À quoi sert notre productivité (extrait de la Tribune Ouvrière) 27:137-139
PUBLICITÉ: Pouvoir Ouvrier 27:139
CORRESPONDANCE:
LOURIE, Louis: À Garros, à propos de son article sur l'U.G.S. 27:140-142
Compte rendu des impressions de DAMIEN et de quelques autres 27:142-44
À nos lecteurs 27:145
PUBLICITÉS: Presenza, Passato e Presente 27:[146]
BULLETIN D'ABONNEMENT 27[147-148]
PUBLICITÉ: Lettres Nouvelles 27:[149]
ANNONCE: Réunion publique 27:[150]
PUBLICITÉ: D. Mothé, Journal d'un ouvrier 27:[151]
À PARAÎTRE DANS LES PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU BARBARIE
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464 pages ; III, nºs 13-18, 472 pages) : 500 fr. le volume.
IV, n° 19-24, 1112 pages : 1 000 fr. le volume.
L'insurrection hongroise (Déc. 56), brochure
Comment lutter ? (Déc. 57), brochure
100 francs
50 francs
SOCIALISME OU BARBARIE
La rationalisation
se fait sur le dos des ouvriers
Comment peut-on qualifier la situation actuelle en Europe
et en France en particulier ? Tout simplement par un mé-
lange de récession partielle et de rationalisation. Les licencie-
ments de la Galileo à Florence, ceux de Fives-Lille et de Cail
à Denain, la fermeture des puits dans le Borinage belge,
pour ne citer que les noms dont les journaux ont fait leurs
colonnes à la une, ont tous cette double origine. Ces phéno-
mènes ont été évidemment amplifiés par l'ouverture du Mar-
ché Commun, sans pour cela que l'on puisse, comme le font
les staliniens, lui attribuer un rôle prédominant quelconque.
Le Marché Commun en a pour quinze ans pour porter la
totalité de ses effets et la première étape de mise en marche
de cinq années ne prévoit que des modifications très limitées.
Il n'en demeure pas moins vrai que les partenaires de cette
« union » économique aiguisent dès aujourd'hui leurs armes
en prévision des luttes de panier à crabes dont cette com-
munauté est grosse.
Mélange de récession et de rationalisation, disions-nous.
Mais quel phénomène l'emporte dans ce mélange ? Fort pro-
bablement la rationalisation, mais le véritable problème ne
réside pas là. Toute l'histoire de capitalisme en effet prouve
que les récessions ou même les crises s'accompagnent d'un
mouvement à la fois de concentration des entreprises et de
rationalisation (modernisation et amélioration des méthodes
de travail). Il n'existe pas d'exemple de crises du capitalisme
qui n'ait profité à quelqu'un et ce quelqu'un a toujours été
les entreprises les plus puissantes et les plus fortes, ou à
quelque chose, et ce quelque chose a toujours été la moder-
nisation des techniques et des méthodes.
1
Cela signifie que toutes les analyses plus ou moins détail-
lées qui sont faites en ce domaine sont purement et simple-
ment oiseuses. L'Amérique vient de passer l'année dernière
au travers d'une récession assez prononcée. Au bas du creux
il y a eu près de 7 millions de chômeurs. Aujourd'hui on
constate une reprise certaine des affaires. Pourtant il demeure
4 millions et demi de chômeurs. Pourquoi ? Parce que la
crise a été « mise à profit > par les capitalistes pour concentrer
encore plus l'industrie, « rationaliser », mécaniser et automa-
tiser, en un mot pour faire plus de travail avec moins d'ou-
vriers.
On touche ici à un problème beaucoup plus général, réel.
lement indépendant des fluctuations de la conjoncture éco-
nomique, comme on dit, et qui ne trouve son explication réelle
que dans l'existence du régime d'exploitation.
L'économie capitaliste a des hauts et des bas. C'est indé-
niable. Mais il est tout aussi indéniable que pour les ouvriers
sauf des périodes extrêmement brèves d'équilibre, qui, par
définition, ne peuvent qu'être exceptionnelles - il n'y a que
des « bas ».
Qu'est-ce que c'est que les « hauts » pour le capitalisme ?
Les périodes de « boom » où la production est à son maximum,
où il faut produire le plus possible et où plus l'on produit
plus l'on gagne, car tout se vend et cher. Que se passe-t-il dans
ce cas-là pour le prolétaire ? On a besoin de lui, et à cause
de cela il est délivré de la hantise du chômage. Mais on a
tellement besoin de lui qu'il ne travaille jamais assez. La
semaine de 40 heures, devient 50, 54 ou 60 heures. Dans de
telles périodes on trouve toujours un parti ou un syndicat
pour déclarer qu'il « faut retrousser les manches », « tra-
vailler d'abord, revendiquer ensuite » ou que « la grève est
Parme des trusts ». Durant ces périodes aussi, le salaire au
rendement, la hiérarchie des salaires, la promotion ouvrière,
la multiplication des postes de cadres deviennent les piliers
de la morale prévalente. En même temps l'embauche devient
facile, on prend les jeunes comme les vieux et les tests de
sélection et d'orientation professionnels ne sont plus que des
formalités aimables. Il est vrai qu'en même temps s'instaure
généralement une situation que l'on qualifie d'inflationniste
et qui se caractérise par le fait que si l'on trouve facilement
du travail ; il faut travailler de plus en plus pour consommer
la même chose ou un peu plus. On rentre alors dans ce cercle
infernal que les ouvriers connaissent bien. Travailler encore
et toujours plus, s'essouffler à courir après « l'élévation du
niveau de vie », au mieux acheter à crédit la maison, la télé
ou la machine à laver, ...courir en un mot après le travail.
C'est durant ces périodes que le capitalisme se découvre
bonne conscience. Il est pour le plein emploi. Il prouve, statis-
2
tiques en main, que le niveau de vie de la classe ouvrière
augmente. Tout le monde, à l'entendre, se qualifie, tout le
monde est promu et d'ailleurs le développement du capita-
lisme cela signifie le développement des classes moyennes,
des « tertiaires » et le proletariat « automatisé » troque ses
bleus pour des blouses.
Alors, tous les imbéciles, tous les sociologues, tous les
intellectuels de gauche applaudissent et approuvent. Ils décou-
vrent que les prolétaires « n'ont plus de casquette ». Mais ils
oublient que la « prospérité » se fabrique sur le dos des tra-
vailleurs, sur la sueur des travailleurs, sur la vie des travail-
leurs. Ils oublient qu'à la « belle époque » des 54 ou 60
heures les gars de Cail qui n'habitaient pas à Denain se levaient
à 3 heures du matin pour être de retour à la maison à 9
heures du soir. Ils oublient que les heures supplémentaires
c'est à proprement parler le pain moderne du travailleur et
qu'alors, pour un ouvrier, le travail, le transport et le som-
meil indispensables, représentent plus de 95 % de l'existence,
Enfin ils oublient le travail lui-même, son abrutissement, sa
monotonie, son absurdité, toutes choses que précisément on
ne peut combattre, dans le cadre de l'exploitation, que par
moins de travail, alors que ces périodes sont caractérisées par
plus de travail.
Et pourtant cela ne dure pas et bientôt cet enfer prend
aux yeux des ouvriers une coloration de paradis. En effet,
la conjoncture change et le « haut » devient un « bas ». La
production stagne, la mévente s'instaure, la concurrence
nationale et internationale s'aiguise. Alors tout change. Le
travail trop rare devient trop abondant et 3 millions de chô-
meurs américains c'est devenu ' « un volant normal de l'éco-
nomie ».
Pour les prolétaires, pour les travailleurs cela change
aussi. D'abord il y en a trop pour la production. Ensuite et
surtout on découvre tout à coup que tous ces gars ne foutent
pas grand-chose, qu'ils sont en surnuméraire, que leurs fonc-
tions ne sont pas indispensables, voire inutiles, qu'ils sont
payés au-dessus de leur qualification et que d'ailleurs toutes
ces qualifications c'est bien artificiel, que les vieux c'est usé,
que l'on est trop souvent malade et que les malades et les
vieux ça ne donne pas de rendement, enfin que l'assurance
chômage c'est justement fait pour pouvoir foutre les gens à
la porte.
A ce changement d'optique correspond un changement
de « morale », pour autant que la morale ait jamais eu quel-
que rapport avec l'exploitation. A la place de « plein emploi »,
« promotion », « élévation du niveau de vie », les mots clefs
deviennent « concentration », « rationalisation », « efficacité »,
« prix de revient ».
3
Mais qu'est-ce qu'il y a derrière les mots de cette nou-
velle morale ? Prenons l'exemple concret de Denain, où nous
avons été faire un bref voyage (1). Partons du niveau le plus
haut de la hiérarchie sociale pour aboutir au plus bas. La
situation à l'entreprise de Cail est celle-ci : 350 licenciés,
200 déclassés, puis « reclassement » éventuel des licenciés, soit
à l'usine, soit à l'extérieur. Nouveau régime pour ceux qui
restent. Voici quelques exemples :
plusieurs ingénieurs déclassés ;
un grand nombre de contremaîtres renvoyés à la produc-
tion ;
beaucoup de contremaîtres licenciés ; à certains on pro-
pose de les reprendre comme ouvriers ;
à des employés de bureau licenciés on propose de les
reprendre... comme manoeuvres à la fonderie ;
trois jeunes gens (de retour d'Algérie) d'origine ouvrière
qui, après avoir obtenu leur C.A.P. de tourneur avaient
fait des études de dessinateurs industriels, sont renvoyés
du bureau de dessin au tour ;
on propose à d'anciens P1, P2 ou même P3 d'être repris
comme manoeuvres, à un jeune, père de 4 enfants, soudeur
Pi, on propose une place de manoeuvre à l'atelier de déca-
page ;
les vieux manoeuvres, qui ont trente à trente-cinq ans de
maison, sont purement et simplement licenciés ; on les
dirige sur d'autres entreprises où personne ne veut d'eux.
Pour les ouvriers qui restent, la situation et les conditions
de travail se détériorent gravement. Aux laminoirs la semaine
passe de 48 heures et plus à 40 heures, faites en 4 équipes
au lieu de 3. Résultat : premièrement, les ouvriers arrivent
à perdre de 30 à 50 % de leur salaire antérieur et, deuxième-
ment, les nouveaux horaires introduits pour réaliser les qua-
tre équipes imposent aux ouvriers une existence absurde et
incohérente et souvent impossible pour ce qui est des trans-
ports.
Si nous nous sommes étendus sur ces exemples concrets
c'est pour essayer d'en dégager la signification générale. Ce
qui est « rationalisation » à un bout, pour les patrons, se
traduit à l'autre bout, pour les ouvriers et les employés, par
quelque chose de déraisonnable, d'incohérent et d'absurde.
Mais il y a plus. La nouvelle morale de la rationalisa-
tion se traduit dans les faits par le déclassement systématique
(1) V. à la fin de ce numéro : Vingt-quatre heures à Denain, dans
Extraits de la presse ouvrière.
.
<
et par là même détruit les fondements de l'ancienne morale
bourgeoise sur laquelle on avait vécu depuis la Libération.
Et cette destruction va extrêmement loin.
La bourgeoisie opposait aux pays de l'Est, aux démocra-
ties populaires, l'élévation du niveau de vie, la stabilité et
la progression des hiérarchies catégorielles et sociales, la
liberté de choix des emplois, le maintien des avantages acquis.
Maintenant, au nom de la nouvelle « rationalité », on jus-
tifie le déclassement généralisé des emplois, la fluidité de la
main-d'oeuvre et les transferts de population, la réduction
brutale des divers niveaux de vie et l'écrasement des hiérar.
chies autrefois sacro-saintes. Or, un tel changement d'orien-
tation a des répercussions énormes. Tout le fonctionnement
du crédit, qui avait pris en France une extension foudroyante
après la guerre, reposait sur la certitude d'une élévation gra-
duelle du niveau de vie, sur la stabilité et même l'accroisse-
ment des hiérarchies, sur l'assurance des heures supplé-
mentaires, sur le plein emploi, même au prix d'un certain
sur-emploi. Toutes ces « valeurs » étaient justement celles
du capitalisme occidental.
Le cas du lamineur qualifié de chez Cail, non licencié,
qui avait acheté une maison suivant les modalités du plan
Courant et acquis une télé à crédit et qui a volontairement
donné sa démission parce que la réduction des heures de
travail aux laminoirs diminuait sa paye de près de 50 % et
ne lui laissait plus pour vivre, une fois ses traites payées, que
700 F par quinzaine, est caractéristique. Connaissant bien la
région, travailleur et débrouillard il compte trouver une place
de manoeuvre dans les travaux saisonniers de printemps (de
caractère industriel), comportant 50 ou 60 heures de travail,
pour faire face à ses engagements antérieurs. C'est-à-dire, se
déclasser professionnellement pour éviter de se déclasser socia-
lement.
Il est inutile de souligner que de telles solutions ne sont
qu'individuelles. Dans la plupart des cas la dégradation profes-
sionnelle se traduit par une dégradation sociale, par un véri-
table « déclassement » qui sape les bases mêmes de la pré-
tendue supériorité du capitalisme occidental.
Dans le cas du Borinage belge, le contraste entre la
« rationalité » capitaliste et la raison humaine est encore plus
frappant. Ici, on condamne brutalement toute une région qui
à des traditions industrielles, historiques, économiques et
sociales qui remontent à plus d'un siècle et demi. Autant dire
qu'un pays comme la Belgique, dans son ensemble, est un
pays « irrationnel ». Il repose tout entier sur les charbon-
nages et la sidérurgie. Or, le charbon belge est l'un des plus
chers du monde, les puits y sont les plus profonds et les veines
les plus étroites. Au point de vue de la « rationalité », la Bel-
5
gique elle-même est un non sens. Pourtant les exportations
d'acier de l'Europe dans le reste du monde (en fait l'Europe
est la seule zone exportatrice importante de ce produit de
base) sont assurées pour les deux-tiers par l'Union belgo-
luxembourgeoise. Où est dans ce cas la rationalité ? Certai.
nement pas dans le calcul des prix de revient comparés des
mines.belges, où le charbon se trouve à 1 300 m de profondeur,
et des mines américaines à ciel ouvert qui ignorent même
ce qu'est un mineur de fond.
La rationalisation devient ici le comble de l'absurdité.
On ne ferme plus une entreprise, on ferme une région entière
et il n'est pas étonnant dans ces conditions que toute la popu-
lation, y compris les ingénieurs et les commerçants, aient
suivi dans leur mouvement les mineurs de fond qui ont spon-
tanément engagé la lutte.
Comment les ouvriers ont lutté
Face à cette situation quelle a été la réaction des
ouvriers ? En Italie, à Florence, les licenciements (environ
1 000 ouvriers et employés) de la Galileo ont donné lieu à des
luttes assez vastes et amples, entraînant les secteurs périphé-
riques de la population et étendant ses répercussions jus-
qu'aux organismes administratifs municipaux. La hiérarchie
catholique, elle-même, a cru bon de s'émouvoir.
Pourtant le « reclassement » de tous ces ouvriers était
pratiquement assuré. Seulement, comme, en fait, il s'agissait
là aussi d'un déclassement (certains ouvriers se sont, vu pro-
poser des travaux de terrassement dans la construction de
routes) les salariés ont refusé purement et simplement
d'accepter passivement cette solution. A cela s'ajoutait la
situation particulière des travailleurs italiens. En Italie, en
effet, vu le chômage chronique, chaque travailleur employé
fait vivre deux ou trois de ses parents qui sont en chômage
ou qui n'ont qu'un travail partiel ou saisonnier. Dans ces con-
ditions, le déclassement c'est le plus souvent la destruction
pure et simple du pénible équilibre familial auquel on était
précédemment parvenu. A cette lumière tout s'explique, depuis
l'acharnement des ouvriers jusqu'à l'émotion... de l'épiscopat.
En Belgique les choses ont été beaucoup plus loin. Ce qui
vient d'être dit plus haut l'explique aussi. Cependant, dans
le cas du Borinage belge est intervenu un autre élément
infiniment important : l'embryon d'une solution ouvrière.
Non seulement les mineurs belges et leurs camarades
d'autres corporations – ont engagé la lutte spontanément,
non seulement ils ont conféré à cette lutte une détermination
farouche en pertubant gravement la vie de la région (barrages
de routes et de voies de chemin de fer, voire barricades),
6
mais encore, dans l'action, ils ont fait naître des formes élé-
mentaires et temporaires d'organisation autonome des ouvriers,
qui sont d'ailleurs les seules à avoir mené à bien toutes les
actions tant soit peu efficaces.
De ceci nous ne donnerons que deux exemples, tirés d'un
reportage d'un journal socialiste de gauche belge, intitulé
« La Gauche » (et qui d'ailleurs bavarde sur les nationali-
sations comme « solution » à la crise, au même titre que tous
les autres bureaucrates).
Première scène : des gars dépavent la rue. La police inter-
vient. Il n'y a pas de heurts violents. On se retire pour boire
le
coup.
Voici
ce que rapporte l'interviewer :
« Chez qui
sommes-nous ? Qui donc a donné la consigne de dépaver ?
Le doyen de la petite assemblée nous explique ; « Les chefs
on ne les voit pas ». Comme nous lui faisons remarquer que
tout de même l'Action Commune a donné l'ordre de grève
pour lundi, il nous rétorque : « Une grève comme celle-ci, ça
se prépare. Il n'y a pas que l'arrêt de travail, il y a toutes les
autres démonstrations du mécontentement ouvrier. Je me
souviens : 1932, 1936... Alors, que voulez-vous, ce soir nous
nous sommes réunis à quelques-uns : la tactique est simple,
on travaille par petits groupes, il y a beaucoup de portes
amies qui resteront ouvertes toute la nuit... alors les gen-
darmes peuvent courir. » Comme nous lui demandons s'il
exerce une quelconque fonction politique ou syndicale, le
brave homme nous répond : « Mais non, je suis syndiqué
sans plus... mais si tout le monde met la main un peu à la
pâte, si chacun fait son petit travail dans son quartier, dans
sa rue, alors Monsieur le journaliste, nous pouvons être les
plus forts, n'est-ce pas ? »
Le second exemple concerne les mineurs italiens, qui
ont joué un grand rôle dans la grève. Notre journaliste
« ouvrier » est introduit dans une réunion de mineurs ita-
liens, « sorte de phalanstère » où une trentaine d'ouvriers
discutent avec une animation « propre aux gens du sud ».
Traduite en français, la décision prise par l'assemblée est la
suivante : la lutte continuera pour la libération des grévistes
arrêtés. A la fin de la réunion, nous conte ce journaliste, il
demande si tout cela se déroule dans le cadre d'une organi-
sation syndicale ou politique. La réponse est que ces mineurs
sont affiliés aux deux centrales (solcialiste et chrétienne),
mais qu'ils se regroupent spontanément à la base. « D'ailleurs,
lui dit-on, s'il y a beaucoup de mineurs italiens à la C.S.C.
(centrale chrétienne) c'est uniquement parce que cette organi-
sation a constitué des services particuliers au bénéfice des
italiens. »
Cette situation que nous venons de décrire ne souffre
qu'une seule et unique explication : toutes les actions réelles
7
cela (
sommes
et efficaces ont été le fait de l'organisation élémentaire et
autonome des ouvriers. Pour le reste, on sait d'ores et déjà
que le parti socialiste belge et les syndicats ont noyé le mou-
vement quasi insurrectionnel des mineurs et de leurs cama-
rades dans le marais de la nationalisation. Et,
en gros
réussi (sauf que la nationalisation n'aura même pas lieu)...
car les mineurs belges n'ont pas fait comme leurs camarades
anglais ou français l'expérience depuis quelque quinze ans
des beautés de la nationalisation. En fait il n'est même pas
vrai
que
cela ait mordu, tout juste peut-on dire que la grève
a été noyée. « France-Soir » du 25 février rapporte en effet
que de nombreux mineurs du Borinage ont réagi à l'accord
gouvernement-syndicats en disant : « Nous nous
battus pour rien. » Le puits d'où était parti le mouvement
a continué à faire grève deux jours après l'ordre de reprise
des syndicats.
Les raisons proprement politiques de cet échec sont évi-
dentes : luttes sordides de tendances entre les socialistes ei
les démocrates chrétiens au pouvoir. Mais ce n'est pas ici notre
objet et l'on se reportera utilement à ce sujet à la lettre que
nous envoie un de nos lecteurs belges.
En France, plus particulièrement à Fives-Lille et Cail à
Denain, le tableau des réactions ouvrières est tout différent.
Disons tout de suite que les cris de victoire qu'ont poussé
non seulement les staliniens mais l’U.G.S. et toute la gauche
à la suite des réactions ouvrières et syndicales (et il est ici le
plus souvent difficile de distinguer les unes des autres) sont
tout à fait déplacés. La vérité c'est qu'il n'y a pas eu de
luttes véritables face aux licenciements opérés à la suite de
la fusion Fives-Cail. On n'a assisté qu'à un combat d'arrière-
garde d'ouvriers acculés au mur et lâchés par leurs organisa-
tions. Il était d'ailleurs difficile qu'il en soit autrement en
France après le 13 mai et le 1er juin.
Certes, à Fives, les ouvriers ont occupé l'usine, certes à
Denain (ce qui n'a pas été dit) ils ont cassé la gueule an
patron. Mais tout est rapidement rentré dans l « ordre ». Il
n'y a eu aucune tentative sérieuse d'organisation, même des
plus élémentaires, des ouvriers à la base, et c'est la raison
pour laquelle il n'y a eu aucune action réellement efficace.
On a fait confiance pleine et entière aux syndicats et les
syndicats n'ont évidemment rien fait, car sous la V° Répu-
blique les syndicats c'est encore bien moins que sous la IV“,
Il faut dire, à la décharge des ouvriers, que le tournant
vers la rationalisation en France est à la fois neuf, incom-
préhensible et inattendu. Les ouvriers que nous avons inter-
rogés n'arrivaient pas à croire que ce qui leur arrivait était
vrai, durable et sérieux. C'était un peu pour- eux un acci-
dent.
1
8
Il faut aussi dire, à la décharge des ouvriers, qu'ils
s'étaient battus dans cette région avec une détermination
farouche en 1953 et qu'au moment le plus élevé de leur lutte
la C.G.T. leur avait donné l'ordre de reprise du travail. Dans
un sens ils ne s'en sont jamais relevés et chez Cail où, avant
53, on comptait 80 % des ouvriers de l'usine syndiqués à la
C.G.T., aujourd'hui il n'y en a plus que 30 %, les autres s'étant
retirés purement et simplement de l'activité syndicale.
.
Une véritable riposte est-elle possible ?
Face à cette situation, quelle peut être la réponse
ouvrière ? Par quels moyens et pour quels objectifs engager
la lutte ? En dépit de leur manque total de préparation
pour une lutte de ce genre, l'essentiel de cette réponse se
trouve déjà dans les actions déclenchées spontanément par
les travailleurs. Les mineurs du Borinage, les métallos de
Denain, les ouvriers des chantiers navals de Malte, les tra-
vailleurs de Florence, tous refusent, purement et simplement,
les licenciements. Il ne veulent pas l'aumône d'une quel-
conque allocation de chômage, ils refusent de devenir des
mendiants hors de la production alors que c'est grâce à eux
que cette production a augmenté dans les années précédentes,
alors que dans l'appareil productif qu'ils ont aidé à dévelop-
per d'autres ouvriers devraient continuer à travailler en fai-
sant des semaines de 48 heures et davantage. Qu'est-ce que
cela signifie ? Qu'ils n'acceptent plus la fable que les
crises et le chômage sont une fatalité ; ils estiment qu'il n'y
a pas de fatalité et qu'une société hautement industrialisée,
possédant les moyens techniques actuels, doit être au moins
capable de fournir aux gens des conditions « normales » de
vie, donc du travail. Par là même ils refusent de faire les
frais de la « réorganisation » capitaliste, car ils estiment
que, les capitalistes dirigeant les affaires, c'est à eux de se
débrouiller pour que ces affaires marchent sans que les condi.
tions de vie des ouvriers soient aggravées. Les luttes actuelles
des ouvriers ne visent plus, comme cela avait été souvent le
cas lors des crises économiques de l'avant-guerre, à augmen-
ter les allocations de chômage ou, simplement, à obtenir des
secours, elles visent à empêcher ce chômage lui-même. Cette
exigence se situe donc à un niveau plus élevé. Et les tra-
vailleurs ont parfaitement raison. Aussi, toute organisation
ouvrière digne de ce nom ne peut que reprendre cette reven-
dication des ouvriers et les aider dans leur lutte.
Cette lutte a deux aspects : elle vise à la fois à mainte-
nir l'emploi, par le refus pur et simple des licenciements, et
à diminuer les heures de travail pour le même salaire. L'un
ou l'autre de ces aspects peut dominer selon les cas. Par
9
1
exemple : dans le cadre d'une entreprise, s'il s'agit de licen-
ciements partiels, le refus des licenciements peut être accom-
pagné de la proposition de réduire les heures de travail, de
partager le travail qui existe entre tous, avec le même salaire.
S'il s'agit d'une fermeture de l'entreprise, on doit exiger un
reclassement simultané, avec les mêmes conditions de travail,
de qualification professionnelle, de salaire, de logement (sans
exclure que, dans certaines conditions locales, le maintien
de l'entreprise puisse être exigé). Reclassement simultané,
cela peut signifier concrètement refuser une fermeture com-
plète, exiger l'étalement des licenciements et la réembauche,
au fur et à mesure, des licenciés. La même position peut
être valable pour toute une région, comme dans le cas du
Borinage.
L'élément fondamental d'une telle lutte c'est l'appel
à la solidarité des travailleurs, de la même entreprise, de
la même ville, de la même région, sans distinction de caté-
gories professionnelles. Il s'agit donc d'informer la popula.
tion travailleuse de chaque situation d'entreprise ou locale,
de montrer aux travailleurs non touchés par les licenciements
en quoi leurs intérêts sont solidaires de ceux des licenciés,
ce que, comme le prouve le Borinage, ils sont tout à fait
prêts à comprendre. Et il s'agit de traduire cette solida-
rité en actes : de la grève dans l'entreprise à la grève géné-
rale de toute une région, de l'occupation de l'usine, aux
manifestations de rue, à l'interruption de toute la vie écono-
mique d'une ville ou d'une région, la solidarité et l'action
ouvrières peuvent montrer leur puissance, leur détermina-
tion et faire reculer le patronat.
Il s'agit aussi de formuler des objectifs clairs, de poser
des conditions précises au patronat ou au gouvernement :
réduction des heures de travail à tel niveau, avec le même
salaire, calendrier de réembauche, indemnités de reclassc-
ment (au cas d'un transfert de localité), etc.
Il s'agit encore, et c'est cela la condition même de toute
chance de succès, de ne pas cesser la lutte quand les négo-
ciations s'engagent, mais au contraire de l'intensifier alors
par tous les moyens. Des négociations sous la pression des
ouvriers en grève et dans la rue sont toute autre chose que
des parlottes se terminant par des vagues promesses, comme
l'a bien montré le mouvemennt de Nantes en 1955. La lutte ne
peut donc cesser qu'après avoir obtenu l'accord formel des
patrons et du Gouvernement et un commencement d'appli.
cation, sous réserve de recommencer immédiatement à la
moindre infraction du patronat à cet accord.
Au cours des négociations, la position des travailleurs
ne peut être que la suivante, la seule qui fait leur force : poser
leurs conditions et déclarer nettement que les conséquences
10
de ces conditions pour l'économie capitaliste cela ne regarde
que les capitalistes. Les travailleurs n'ont pas à donner des
conseils aux patrons sur la façon de diriger leurs affaires,
ils n'ont pas à proposer des mesures pour une « meilleure
gestion de l'entreprise » ou de « l'économie »; cela est une
absurdité, car la « meilleure gestion » pour les capitalistes
est celle qui permet de renforcer l'exploitation des ouvriers,
et les mesures de « réorganisation » qui provoquent les licen-
ciements font partie justement de cette « meilleure gestion ».
Donc, tout ce que proposeront les ouvriers pour protéger leurs
conditions de vie et de travail ira forcément, dans 99 % des cas,
contre cette « meilleure gestion » et ne sera accepté par les
capitalistes que sous la menace, par la force. Pour les ouvriers,
la seule « bonne gestion » ce serait leur propre gestion des
entreprises. La lutte autour des licenciements pourrait per:
mettre à beaucoup de travailleurs de se rendre compte de
cette nécessité. Il est vrai que la gestion ouvrière n'apparaît
pas actuellement aux travailleurs comme un objectif réa-
lisable. Dans ces conditions, seule la position « nous ne vou-
lons pas de licenciements, débrouillez-vous ! » peut donner
de la force aux actions ouvrières.
Mais imposer de telles mesures, mener une lutte de ce
genre, cela nécessite une organisation, une conception d'ensem.
ble de la façon de lutter. Nous avons vu que les travailleurs
tendent d'eux-mêmes à agir dans ce sens, mais il apparaît
aussi, comme le prouvent les récents mouvements, que
la
spon-
tanéité ne suffit pas. L'action ouvrière est canalisée par les
centrales syndicales et progressivement réduite à un mou.
vement symbolique. La bureaucratie syndicale s'emploie
immédiatement à faire cesser le mouvement contre de vagues
promesses gouvernementales, qui ne sont que des promesses.
Les syndicats substituent l' « action » légaliste, les démarches
auprès de Messieurs les Ministres, les conférences avec des
soi-disant techniciens, à l'action et la vigilance des ouvriers,
à l'immobilisation de l'économie par la grève ; la ferme
détermination des ouvriers nous ne voulons pas de licen-
ciements, arrangez-vous ! est remplacée au sommet par
des considérations larmoyantes sur la situation difficile de
l'économie nationale, les « besoins du pays », et sur ce qui
pourrait être fait « si nous avions un bon Gouvernement »
(celui du parti qui prédomine dans le syndicat).
Il est démontré une fois de plus que les centrales syndi-
cales actuelles sont incapables d'organiser et de mener à la
victoire de tels mouvements. L'organisation des mouvements
par les ouvriers eux-mêmes, apparaît donc comme la condi-
tion essentielle de l'efficacité et du succès. Comités de grève
ou d'action élus
par
des assemblées d'atelier, de bureau,
d'équipe, de puits assemblées de délégués de ces comités
11
et élection d'un conseil central de grève ou d'action, seul
désigné pour mener les discussions avec le patronat et le
Gouvernement révocabilité des délégués à tout instant par
les assemblées qui les ont élus décisions importantes sou-
mises à la discussion et au vote de la base telles sont les
lignes générales d'une organisation du mouvement par les
travailleurs eux-mêmes, seule capable d'assurer leur partici-
pation maximum, et donc l'efficacité maximum du mouve-
ment, de refléter toujours leur volonté, et de maintenir ainsi
intacts ses objectifs.
Une telle forme d'organisation ne ferait que renouer
avec des tentatives qui ont eu lieu dans les périodes les plus
offensives de la classe ouvrière comme, par exemple, en
1936.
Certes, il n'y a aujourd'hui en France ni comités, ni
assemblées, ni délégués de ce genre. Mais il y a des luttes
et elles échouent. Il ne s'agit pas de simplement enregis-
trer les échecs. Il s'agit d'essayer d'éviter leur renouvelle-
ment en se faisant les défenseurs convaincus et inlassables
de cette idée simple que l'organisation des luttes par les
ouvriers eux-mêmes est la seule voie pour aller de l'avant. Et
ce sentiment est maintenant partagé par un nombre croissant
d'ouvriers.
12
Sociologie-fiction
pour gauche-fiction
Lors du 13 mai puis lors du referendum et des élections,
les partis de gauche, c'est-à-dire surtout le P.C., ont manifesté leur
impuissance à regrouper derrière eux la classe ouvrière ; le P.C.
n'a même pas réussi à jouer le rôle dans lequel il s'était de plus
en plus cantonné, celui d'une agence électorale efficace. Une large
fraction de la classe ouvrière ne le suivait plus, et même votait
pour le représentant du grand capital.
Devant cette situation nouvelle qui mettait en cause toutes
les conceptions théoriques de la gauche, sa ligne politique et
sa stratégie dans la mesure, infime, où elle a jamais eu l'une
et l'autre elle se devait de chercher à se définir sur de nou-
velles bases. Un certain nombre d'intellectuels nouveaux-venus,
d'une nouvelle espèce — des sociologues - se sont alors présentés
avec des réponses toutes neuves. Leur succès est foudroyant.
Pendant 14 ans, la classe ouvrière française a suivi en gros
« ses » organisations politiques et syndicales, ne fût-ce que sur le
plan électoral. Il n'y avait donc pas de question à se poser ; on la
reconnaissait facilement; on pouvait aisément l'étiqueter: la
classe ouvrière c'est le P.C., c'est la C.G.T., c'est, en partie, le
P. S., etc. La fonction de l'intellectuel de gauche c'était d'accepter
cette identification de la classe ouvrière à « ses » organisations
et, au besoin, de l'expliquer ; c'était en somme de se laisser pousser
par le vent dominant, de ramper devant le plus fort. Du jour où
cette identification se manifeste fausse, de façon éclatante même
pour ces aveugles volontaires, c'est le cataclysme, c'est le tour-
billon des questions qui cingle l'intellectuel de gauche en détresse :
« la classe ouvrière existe-t-elle ? le socialisme existe-t-il ? » etc.
Ils ne savent plus à quelle « force objective » se vouer. Les vieux
surtout ; toutes les assises de leur « pensée » se sont effondrées.
Mais voici que de jeunes savants qui ont étudié « objectivement »,
« scientifiquement » les réalités sociales actuelles se présentent et
profèrent leur Révélation : « L'ère du néo-capitalisme s'est ou-
verte ; il a engendré une néo-classe ouvrière ; le règne de la lutte
· 13
un
des classes a pris fin, celui de leur intégration commence; la
mission de la néo-gauche c'est de pousser dans ce sens jusqu'au
socialisme... ».
Ainsi, grâce à eux, la gauche va pouvoir repartir du bon pied :
elle sait maintenant de nouveau d'où souffle le vent. Et l'histoire
des Sciences Humaines retiendra que quelques mois après le 13 mai
1958, comme par miracle, la sociologie industrielle française a
été entièrement renouvelée ainsi que les perspectives du mouve-
ment ouvrier.
En fait, tout ce bavardage ne fait que masquer, sous
mélange de découvertes de réalités déjà vieilles et d'élucu-
brations fantaisistes, mais sur de vieux schémas réactionnaires,
une capitulation de plus de la très sénile gauche française qui-
ne sortira jamais de sa très vieille ornière : le réformisme.
A vrai dire il ne s'agit pas d'une idéologie constituée, mais
d'un courant plus ou moins ramifié qui tend de plus en plus à
servir d'idéologie à la gauche, sans qu'elle l'ait reconnu explici-
tement comme telle, puisque la mode qui prévaut encore dans
ce milieu est celle de « l'échange des expériences » -- ou plutôt
des désenchantements et des confusions. On peut facilement en
dégager quelques orientations caractéristiques et quelques postu-
lats fondamentaux que le mérite de S. Mallet est d'avoir
exposés
à la fois de la façon la plus nette et la plus vigoureuse si l'on
ose dire — et de la façon la plus gauchiste. C'est pourquoi nous
nous référons surtout à la série
impressionnante des articles
qu'il a publiés depuis quelques mois.
LES REVELATIONS DES NEO-SOCIOLOGUES
Depuis la négation pure et simple de la classe ouvrière jus-
qu'à la constatation qu'elle a subi de nombreuses transformations,
depuis Crozier, Collinet, etc., jusqu'à Mallet en passant par Tou-
raine, les révélations des sociologues industriels français sur la
classe ouvrière ont en commun une certaine conception de la
notion même de classe et de rapports de production. Notion parti-
culièrement nette chez Mallet qui emploie le plus volontiers le
jargon marxiste.
Pour lui, cf. Arguments, n°* 12-13, p. 15-16) « la notion
de classe sociale appartient de toute évidence au domaine des
réalités théoriques »; la division de la société en capitalistes et
prolétaires telle que la présente le Capital « est le type même de
l'abstraction nécessaire à la démonstration ». Les rapports de
production sont conçus tantôt, sur le plan de l'entreprise, comme
des rapports « techniques » et sur le plan de la société globale,
comme des rapports « juridiques ». Enfin « la transformation de
la notion marxiste d'une classe sociale jouant un rôle déterminé
dans la production en une « catégorie magique » possédant en
propre une idéologie, une conscience collective, se traduisant par
14
une communauté d'intérêt, de sentiments affectifs et de mode de
vie, n'a fait que refléter l'intrusion des structures religieuses dans
la pensée du mouvement socialiste ».
Cette façon même de concevoir la réalité qu'il prétend étudier
situe le sociologue hors de la société, dans le paradis de l'objecti-
vité scientifique et nie tout rapport dialectique entre l'histoire
et celui qui la pense. Au contraire Marx concevait sa propre
réflexion à la fois comme le fruit, sur le plan de la pensée systé-
matique, de la lutte des classes, et comme un moment de cette
lutte des classes ; il fondait sa conception des classes non pas sur
une méthodologie abstraite qui lui fournissait cette notion comme
un outil rationnel commode, mais sur le fait même de la lutte
des hommes dans la société et particulièrement dans la production.
La division des classes n'était donc pas pour lui « une abstraction
nécessaire à la démonstration », les rapports de production n'é-
taient pas spécifiquement juridiques ou techniques : c'était pour
lui des réalisations vivantes, sociales, engageant totalement les
hommes dans une lutte sur tous les plans. C'est le fait premier
de la lutte qui éclaire toutes les réalités sociales et historiques.
Pour nos savants au contraire, il s'agit d'analyser ces réalités
comme des phénomènes physiques bruts où on pourra découvrir
éventuellement la présence ou l'absence de luttes, la couleur bleue,
la tendance au socialisme, etc. En somme une telle attitude revient
purement et simplement à nier la lutte des classes et à adopter
sur la société le point de vue qu'ont toujours essayé d'imposer
les exploiteurs. Cette attitude condamne nos sociologues à ne
découvrir que les aspects les plus mineurs, les plus superficiels
de la réalité sociale.
Parachutés de leur ciel objectif dans la jungle infernale du
concret, notre commando de sociologues se met en quête de
l'Ouvrier Moderne et leur première constatation c'est que contrai-
rement à ce qu'ils ont appris dans les meilleurs livres, il n'est
plus reconnaissable par ses habits d'ouvrier, sa maison d'ouvrier,
son parler d'ouvrier, sa consommation d'ouvrier, etc... « L'ouvrier
cesse de se sentir tel lorsqu'il sort de l'usine » (Mallet, Argu-
ments). Il est fondu dans la population.
Tout d'abord, pour avoir fait cette constatation, il faut croire
que ces savants ne se sont pas promenés dans les régions indus-
trielles du Nord, par exemple, ni même dans certaines banlieues
parisiennes ; car ils en auraient trouvé de ces « ghettos ouvriers »
dont ils célèbrent la disparition. De plus, lorsqu'ils parlent de la
participation ouvrière à la consommation, de son accession à un
niveau de vie parfois presque bourgeois, etc., ils oublient un peu
vite la véritable misère matérielle dans laquelle vivent encore
de très larges catégories d'ouvriers. Qu'ils partagent cette misère
avec nombre de petits employés n'y change rien.
15
Certes, il est vrai que l'évolution du capitalisme va dans
le sens d'une élévation du niveau de vie
moyen
des travailleurs.
C'est ce que cette Revue explique depuis 10 ans. Ce fait n'est une
découverte que pour ceux qui refusaient de voir la réalité de ce
qui se passait en France, et à plus forte raison dans les pays capi-
talistes plus évolués, tels que les Etats-Unis ou l'Angleterre ;
pour ceux qui restaient obnubilés par les rabachages staliniens
sur la paupérisation, relative ou absolue, de la classe ouvrière.
Mais il faut bien voir de quoi il est question et ne pas
bavarder là-dessus dans l'abstrait.
Tout d'abord, à l'échelle du monde, le capitalisme se révèle
incapable d'organiser « harmonieusement » l'économie. Il parvient
à prévoir la trajectoire d'un spoutnik à des milliers de kilomètres
de la terre, mais ne peut empêcher une famine de tuer des cen-
taines de millions de gens aux Indes.
Si l'on se place, maintenant, à l'intérieur des limites,
relativement étroites encore, des pays industriels évolués, trois
remarques s'imposent. En premier lieu, l'élévation du niveau de
vie des travailleurs s'est accompagnée d'un accroissement beaucoup
plus important de la productivité du travail, c'est-à-dire de la
quantité de produits fournis par un ouvrier en un temps donné.
Cela signifie que la part du produit social qui est distribuée aux
ouvriers a diminué. Cela signifie aussi, concrètement, que le travail
est devenu encore plus abrutissant que par le passé sauf dans
certains secteurs.
En second lieu, cette augmentation du revenu des ouvriers
n'a jamais été obtenue que par leur lutte, plus ou moins violente,
ou par la menace de lutte.
Enfin, il faut distinguer les périodes d'expansion et les
périodes de ralentissement ou de « récession » de l'activité écono-
mique. Dans les premières, l'augmentation des salaires relative-
ment facile à obtenir s'accompagne, en Europe surtout, d'un
allongement considérable de la durée du travail : les semaines de
50 ou 60 heures sont courantes.
Dans les périodes de « récession », qui prennent essentielle-
ment le sens de périodes de réorganisation du capitalisme, comme
la période actuelle, le chômage sévit massivement et même dans
les secteurs qu'il n'atteint pas, la suppression des heures supplé-
inentaires entraîne une grave baisse du salaire.
Cependant, dans le raisonnement qui prétend montrer que
grâce au développement de la consommation, l'ouvrier voit réelle-
ment progresser sa condition, le vice essentiel est ailleurs. Il est
dans l'acceptation de la consommation comme critère valable
de la réussite d'une société. Or, comme le capitalisme moderne,
pour pouvoir développer la consommation toujours davantage,
développe dans la même mesure les besoins, l'insatisfaction des
hommes reste la même. Leur vie ne prend plus d'autre signification
que celle d'une course à la consommation, au nom de laquelle on
16
justifie la frustration de plus en plus radicale de toute activité
créatrice, de toute initiative humaine véritable. C'est dire que,
de
plus en plus, cette signification cesse d'apparaître aux hommes
comme valable ; et là est une des tares les plus fondamentales
de la société moderne.
Du même coup, rester obsédé par ce progrès de la consomma-
tion conduit à laisser dans l'ombre les conflits dans d'autres domai-
nes de la vie sociale, la famille, la jeunesse, la culture, etc., pour les-
quels la société ne propose aucune solution et qui deviennent
toujours plus obsédants, comme on peut s'en rendre compte à
travers le cinéma américain par exemple.
Enfin, il est absurde de choisir comme critère de l'ouvrier
son niveau de consommation ou son mode de vie, en tant que tel.
Tenter de ravaler l'ouvrier au niveau d'un « être économique »,
à la fois consommateur de biens et vendeur de la force de travail,
a toujours défini l'attitude essentielle du bourgeois vis-à-vis de
l'homme qu'il exploite. Le seul critère mais avec ce mot nous
empruntons le vocabulaire des sociologues - ou plutôt le seul fon-
dement réel de la condition sociale de l'ouvrier c'est le rôle qu'il
joue dans la production, ce sont les rapports que la production lui
impose d'entretenir avec les autres hommes. Et c'est seulement à
partir de là que s'éclairent les autres aspects de la vie sociale de
l'ouvrier, sa consommation, etc. Mais cela nos sociologues l'igno-
<
rent.
La « sociologie » qu'ils pratiquent consiste à diviser le réel en
autant de parties qu'il est nécessaire pour que chacune d'elle soit
dépourvue de toute signification et qu'il ne soit plus possible, à
partir de ces parties, de concevoir le tout. Ainsi, on commence par
étudier une catégorie de réalité que l'on baptise strictement socio-
logique ; par exemple: la ration alimentaire de l'ouvrier, son
costume, son comportement sexuel, etc. Sorte de botanique à quoi
la vieille école française a essayé de réduire la sociologie sous
prétexte de la constituer comme science. Inutile d'insister sur la
totale insignifiance de ces faits si on ne les relie pas à des notions
plus profondes. C'est pourtant par là que se croient tenus de
commencer les sociologues industriels français, au nom de l'objec-
tivité universitaire ; alors qu'à la rigueur on pourrait concevoir
qu'ils terminent par là. Ensuite, même lorsqu'ils en viennent
à des niveaux plus profonds, ils parviennent à échapper à toute
compréhension synthétique, c'est-à-dire à toute compréhension
tout court. Voici par exemple, Mallet discutant Touraine : il lui
reproche d'avoir confondu « la condition ouvrière, notion socio-
logique » et « le fait de l'existence autonome de cette classe,
notion économique et politique », ce qui l'amène à « sous-estimer
les rapports de classe à l'entreprise et à surestimer les rapports
sociaux quotidiens hors de l'entreprise » (Arguments, n°8 12-13,
p. 20). Ces arguties, ces distinctions subtiles entre ces différents
ordres de faits sociaux ne font qu'embrouiller et égarer l'analyse.
17
Mallet aura beau proposer les dosages les plus délicats entre ces
diverses catégories de réalité, il n'expliquera rien du tout. Car ce
qui est à la racine de la condition ouvrière c'est que l'ouvrier n'est
pas le maître de son travail, de son activité créatrice de valeur.
Que ce fait se répercute sur tous les plans de la vie sociale — sur
le plan de la forme de la propriété, sur le plan du salaire ou du
marché de l'emploi, etc. ne diversifie en rien la réalité. La
logique toute puissante de l'exploitation veut que l'ouvrier,
exécutant dépossédé de son travail, soit dépossédé du fruit de
son travail, ne puisse intervenir que par la lutte dans la distri-
bution du produit social et dans la détermination de son contenu,
soit écrasé, nié, en tant qu'homme exerçant une activité humaine
par toutes les valeurs de la société et cela aussi bien en dehors
qu'à l'intérieur de l'entreprise. Pour comprendre cela, il n'y a
qu'une seule méthode : partir de l'expérience que les ouvriers
font à tout instant de la société ; et cette expérience étant celle
d'une lutte, on ne peut se l'approprier qu'en participant à cette
lutte.
L'OUVRIER « INTÉGRÉ A L'ENTREPRISE »
L'intégration de l'ouvrier à l'entreprise, telle est la décou-
verte sensationnelle de la sociologie industrielle ces derniers
temps. Cette nouvelle situation de l'ouvrier représente indistinc-
tement, dans l'esprit de nos sociologues, à la fois la tendance du
capitalisme moderne et la situation idéale de l'ouvrier.
Qu'est-ce que l'intégration de l'ouvrier à l'entreprise ?
A vrai dire personne n'est très clair là-dessus. On n'en parle
que par allusions et toujours entre guillemets. Mais quand on a
la chance de trouver quelques précisions, on s'aperçoit que ça se
ramène à quelques procédés bien simples du patronat pour mysti-
fier les ouvriers. Ce qui « intègre l'ouvrier à l'entreprise » c'est
« sa spécialisation-maison », « la garantie de l'emploi », « l'ouver-
ture des postes supérieurs » et « les avantages sociaux : retraite,
logement, intéressement à la productivité (!), etc. »; intervient
aussi « l'introduction du salaire social » (Mallet, Arguments).
Une première chose, déjà assez effarante à elle seule, c'est
de prendre au sérieux ces procédés. N'importe quel ouvrier sait,
par exemple, que les postes supérieurs, loin d'être accessibles
aux éléments de la classe ouvrière « les plus dynamiques, les
plus intelligents, les plus cultivés » (Mallet, Arguments), le sont
seulement aux « fayots », à ceux qui ont la cote d'amour de la
maîtrise et ont donné des gages au patron (1). Pour ce qui est de
la retraite, les ouvriers ne se font guère d'illusions sur le nombre
(1) Cf. D. Mothé, L'usine et la gestion ouvrière, « Soc. ou Bar. » N° 22.
Article repris, en partie, dans « Journal d'un ouvrier », ed. de Minuit.
18
*
d'années où ils en profiteront alors qu'ils ont cotisé toute leur vie,
si du moins, ils n'en perdent pas le bénéfice en changeant d'entre-
prise selon une clause courante. Quant au logement, c'est un
vieux procédé utilisé par les patrons depuis toujours. Enfin, on ne
voit guère ce que vient faire dans tout cela le « salaire social >>
sécurité sociale, etc. qui ne dépend en rien de l'entreprise.
Surtout, il est regrettable pour la thèse soutenue par ces
judicieux réalistes, qu'ils aient choisi, pour célébrer tous ces
« avantages » et leur efficacité pour « intégrer les travailleurs à
l'entreprise », justement le moment où la « rationalisation » d'un
grand nombre d'entreprises montre crûment qu'ils ne sont que du
vent, que la « promotion ouvrière », la sécurité de l'emploi, la
qualification, etc., sont autant de foutaises dont se moque bien
le patron qui doit réorganiser son usine s'il veut maintenir ses
profits, et qui se sent assez fort pour le faire sur le dos des
ouvriers. Il est vraiment « intégré », l'ouvrier que l'on jette au
rebut comme une machine, quand on n'a plus besoin de lui !
De sorte que ces fameuses mesures apparaissent bien comme
ce qu'elles sont : une série de moyens de chantage entre les mains
du patron, utilisables en période d'expansion, pour obtenir tou-
jours plus de travail et de docilité d'un ouvrier sur qui on ne
peut plus (et ce ne serait d'ailleurs pas utile pour le patron) peser
uniquement par la misère et la terreur, comme au siècle dernier.
Cependant, une chose encore plus effarante, c'est la conclu-
sion que nos sociologues se croient autorisés à tirer de ces formes
nouvelles de l'exploitation. Et ici apparaît encore plus clairement
leur vue absolument réactionnaire de la classe ouvrière.
Cette conclusion, c'est d'abord que les efforts du patron
atteignent automatiquement leurs objectifs. Du moment que les
ouvriers sont mis dans telle situation « objective », il est impen-
sable qu'ils ne se laissent pas entièrement dominer par elle. Mais
surtout, on considère que les ouvriers n'ont rien de mieux à
attendre que leur « intégration à l'entreprise ». Ainsi messieurs
les sociologues ne peuvent pas imaginer que l'ouvrier se conçoive
autrement que comme son patron le veut. Or, qu'ils demandent à
un ouvrier d'une usine moderne si l'organisation de la produc-
tion dans son usine tend à l' « intégrer » : d'abord il ne compren-
dra pas ce qu'ils veulent dire, ensuite ce qu'il expliquera, c'est
comment cette organisation suscite un conflit permanent à tous
les niveaux.
Car en bavardant sur cette fameuse « intégration », dont nous
avons vu à quoi elle se ramenait pratiquement, nos rêveurs érudits
ne voient pas comme toujours, le fait essentiel, qui touche non
seulement la France, mais encore plus les pays capitalistes plus
évolués : la lutte des ouvriers contre les conditions de travail et
à la limite, contre toute l'organisation capitaliste de la production,
sur le plan du processus concret de production lui-même. A la
base de l'analyse de ces savants objectifs, on retrouve cette vieille
19
idée, qu'ils partagent - en fait d'objectivité aussi bien avec
les économistes bourgeois qu'avec les staliniens, que l'ouvrier ne
se ressent comme exploité et n'est effectivement exploité que sur
le plan économique : sur le marché du travail, en tant que
consommateur.
La même idée, au fond, est exprimée par Mallet lorsqu'il dit
que « l'aliénation essentielle » c'est que « l'ouvrier producteur
n'est pas le maître de son produit » (Arguments, n° 12-13, p. 20),
ou lorsqu'il prétend que « la fameuse conscience de classe » est
« liée à la forme juridique des rapports de production » (Temps
Modernes, n°153-154, p. 778). En effet, tout cela revient à dire
que seule la propriété formelle de l'entreprise est à changer par
l'étatisation, par exemple, et laisse entièrement de côté la néces-
sité de modifier le rapport même de l'homme à son travail, si l'on
veut que ce changement de propriété ait un sens. Ce raisonnement
est celui qui est au fond de toutes les justifications de la bureau-
cratie : on remplace le pouvoir réel, direct, des ouvriers sur le
processus de production par le pouvoir de leurs représentants
formels, Syndicats, Parti ou Etat. On écarte ainsi ce qui fait à la
fois le fondement et le contenu essentiel du pouvoir ouvrier : la
domination directe et complète des travailleurs sur leur travail et
d'une façon générale, des hommes sur leur activité, c'est-à-dire la
gestion ouvrière, l'organisation du travail par les ouvriers, la déter-
mination des objectifs de la production par l'ensemble de la popu-
lation, etc. Négativement, sur le plan de la critique du capitalisme,
cela signifie que « l'aliénation essentielle » pour l'ouvrier, c'est
d'être dépossédé de son travail, d'être nié en tant que sujet de
la production, pour être ravalé au rang d'objet que l'on vend, que
l'on achète et qui n'a évidemment aucun droit sur la valeur
qu'il produit.
Aussi, même si le capitalisme élève le niveau de vie des
travailleurs - et il ne l'a jamais fait que sous leur pression plus
ou moins violente même s'il l'élevait encore beaucoup plus ;
même s'il parvenait à assurer la stabilité de l'emploi
et les
récents événements, tant en Amérique qu'en Europe, montrent
qu'on en est encore bien loin
ou à compenser véritablement
la perte de salaires des chômeurs, l'essentiel c'est que les ouvriers,
pris individuellement ou en tant que classe, ne sont pas les maîtres
de leur travail et qu'ils se révoltent sans cesse contre cette frustra-
tion. C'est cette frustration qui est à la racine de toutes les autres
et c'est cette révolte qui apparaît de façon de plus en plus nue
comme le facteur essentiel de la crise du capitalisme telle que
l'exprime, par exemple, le conflit permanent autour des normes
et de la productivité.
C'est aussi cette lutte des ouvriers contre les cadences, contre
la maîtrise, contre l'organisation capitaliste de l'usine qui permet
20
de concevoir la gestion ouvrière de la production et qui porte en
germe la conscience qu'à travers la révolution, l'instauration d'un
pouvoir des travailleurs est possible (2).
Certes, Mallet parle aussi de revendications gestionnaires
et il en fait même la forme moderne de la revendication. L'inté-
gration à l'entreprise, en accroissant la responsabilité de l'ouvrier,
va lui permettre de limiter cette aliénation essentielle dont nous
parlions plus haut ; elle va lui donner une certaine possibilité de
ressaisir le fruit de son travail, dont il était dépossédé, ou au
moins de contrôler l'usage qui en est fait. « La politique d'inté-
gration... accroit son intérêt pour les problèmes de gestion, les
questions purement économiques et financières de la production >>
(Arguments, p. 20). Et ailleurs, Mallet donne un exemple de
ce phénomène observé à la Caltex. Là, les « ouvriers » ont accepté
de ne pas appeler grève un arrêt de travail pour ne pas faire
baisser la cote en Bourse de leur entreprise ; ils ont renoncé à
certaines de leurs revendications pour ne pas défavoriser leur
firme par rapport à une rivale américaine... Voilà en quoi con-
siste pour Mallet la revendication gestionnaire de la classe ou-
vrière. On croit rêver... En fait on commence à comprendre lors-
qu'on s'aperçoit que ce qu'il nomme « les travailleurs de l'entre-
prise », ce sont les syndicats. Que la tendance des syndicats
inodernes soit de s'intégrer dans l'appareil capitaliste d'exploi-
tation, c'est ce que nous répétons depuis des années dans cette
revue.
Mais, tout d'abord, lorsque l'on parle d'intégration des syndi-
cats à l'entreprise, sachons de quoi il est question. Le cas que cite
Mallet pour la Caltex, s'il montre jusqu'où peuvent aller les
syndicats dans la collaboration avec les patrons, ne manifeste en
rien de prétendues préoccupations gestionnaires. D'une façon
générale les syndicats ne cherchent pas à s'immiscer dans la
gestion strictement capitaliste de l'entreprise : écoulement des
produits, achat de matériel, investissements, etc. Leur mode
d'intégration à l'entreprise est tout différent : c'est de devenir un
rouage indispensable dans l'appareil de direction des travailleurs,
c'est d'être le seul organe permettant une prise des dirigeants de
l'usine sur les dirigés, les ouvriers. Ce rôle évidemment déborde
le cadre de l'entreprise et tend à s'étendre à la société dans son
ensemble. Mais pour comprendre ce rôle, il faut le relier à un
phénomène que nos sociologues ignorent totalement et qui est
la bureaucratisation de la société. Nous disons qu'ils l'ignorent
totalement; parce que même lorsqu'ils parlent de bureaucratie,
ils n'y voient qu'un phénomène technique ou, à la rigueur, socio-
(2) Cf. P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme, « Soc. ou Bar.. »
N" 23.
21
logique (3) et non pas un phénomène social fondamental, qui en
gros consiste en ceci : les fonctions de direction et de gestion de
toutes les activités sociales et principalement de la production,
tendent à être détenues non plus par des individus isolés, mais
par des appareils collectifs ; par suite, la division essentielle de
la société devient celle qui sépare les dirigeants et les exécutants
et le conflit essentiel, celui qui les oppose (4).
Ainsi, que les syndicats s'intègrent à l'entreprise, cela signifie
qu'ils s'intègrent à l'appareil d'exploitation. Et la conséquence
principale en est que les syndicats se coupent de plus en plus
radicalement de la classe qu'ils sont censé représenter : cela non
plus, Mallet et Touraine ne le voient pas.
LA CLASSE OUVRIERE « ATOMISEE »
C'est cet aveuglement qui permet à Mallet d'expliquer la
«« parcellisation » des luttes ouvrières récentes par cette politique
d'intégration.
Celle-ci entraîne évidemment, selon lui, un particularisme des
revendications qui empêche la généralisation des luttes : « L'échec
répété des multiples tentatives (sic) de généralisation des mouve-
ments au cours de ces dernières années, notamment dans la métal-
largie parisienne ou dans la sidérurgie de l'Est illustre cette
parcellisation de la lutte ouvrière. La lutte des classes enfermée
dans le cadre étroit de l'entreprise prend évidemment un carac-
tère réformiste » (Mallet, Arguments, p. 18). Quand la contre-
vérité devient si énorme on ne sait plus comment y répondre ;
car ce qui est présenté comme « de multiples tentatives de généra-
lisation », c'est tout simplement les efforts frénétiques des syndi-
cats pendant cette période pour endiguer les mouvements, les
diviser, paralyser les quelques tentatives d'extension, venues de
militants isolés, sous le poids énorme de tout leur appareil (5).
Et quant à la nature même des revendications, si elles ont
été particulières, si elles ont été parfois dans le sens de « l'inté-
gration à l'entreprise », c'est parce qu'elles ont exprimé surtout
(3) Voici la définition de la bureaucratie par A. Touraine (Argu-
ments, nºs 12-13, p. 10-11) : « J'appelle bureaucratie un système d'orga-
nisation où les statuts et les rôles, les droits et les devoirs, les condi-
tions d'accès à un poste, les contrôles et les sanctions sont définies
d'une manière fixe, impersonnelle et où les différents emplois sont
définis par leur situation dans une ligne hiérarchique et donc par une
certaine délégation d'autorité. Ces deux caractéristiques en supposent
une troisième : c'est que les décisions fondamentales ne sont pas
prises à l'intérieur de l'organisation bureaucratique qui n'est qu'un
système de transmission et d'exécution. »
(4) Cf. en particulier « Socialisme ou Barbarie » dans « Soc. ou Bar. »
No 1.
(5) Cf. en particulier, sur les grèves de 1953 et de 1955, « Soc. ou
Bar, », Nos 13 et 18.
22
les intérêts des syndicats qui ont toujours défendu les catégories
professionnelles et la hiérarchie. On l'a bien vu lorsque des mou-
vements d'une certaine ampleur ont éclaté en dehors des syndicats
sinon contre eux comme à Nantes ou à Saint-Nazaire. La revendi-
cation qui était alors celle des ouvriers eux-mêmes et non des
bureaucrates, c'était « 40 fr. pour tous ». Est-il besoin de souli-
gner qu'une telle revendication, anti-hiérarchique, n'est en rien
réformiste, mais qu'elle est dirigée au contraire contre toute
l'organisation de l'usine basée sur la hiérarchie et que de plus
elle n'est en rien particulariste (6). Ici encore, par conséquent,
nos avisés chercheurs sont passé à côté du fait fondamental qui
apparaît dans les luttes ouvrières en France dans les dernières
années : l'expérience sans cesse approfondie par les ouvriers que
les intérêts des syndicats ne sont pas les leurs, et qu'ils doivent
mener leurs luttes eux-mêmes.
D'ailleurs, ce fait n'est pas particulier à la France. Il apparaît
souvent de façon beaucoup plus évidente dans les luttes en
Angleterre ou aux Etats-Unis. Le mouvement des shop-stewards
en Angleterre, qui s'est développé à l'intérieur des syndicats mais
le plus souvent échappe entièrement à leur contrôle quand il
n'entre pas en conflit avec eux, et, aux Etats-Unis, les grandes
vagues de « grèves sauvages » -- c'est-à-dire déclenchées malgré
les syndicats - en témoignent (7).
En revanche, ce qui est surtout propre à la France, c'est que
cette expérience que les ouvriers font tous les jours surtout
dans les entreprises les plus concentrées — de la véritable nature
de « leurs » organisations syndicales, et, sur un plan un peu
différent, du P.C., constitue l'origine réelle de la crise de la
conscience et de la combativité ouvrière. A l'étape actuelle, elle
provoque le découragement de nombreux travailleurs qui n'ont
pas encore dépassé cette expérience en tirant, sur le plan pratique,
la conclusion qu'ils doivent s'organiser eux-mêmes pour la défense
de leurs objectifs propres.
Un dernier phénomène important sert à Mallet et à ses
collègues pour réfuter le « schéma marxiste » : c'est le dévelop-
pement de ce qu'ils aiment appeler à la suite de Colin Clark le
« secteur tertiaire ». Nous n'insisterons pas sur le caractère entiè-
rement fictif d'une notion qui sert à définir aussi bien la mécano-
graphe d'une grande administration que M. Dreyfus, président-
directeur de la R.N.U.R., aussi bien le coiffeur du coin que le
grand avocat. En fait, Mallet ne l'utilise que pour désigner « les
couches sociales vivant de la distribution sociale ou commer-
ciale ». Ce qu'il importait de voir c'est que s'est développé, tant
.
(6) Cf. « Soc. ou Bar » N° 18.
(7) Cf. sur les shop-stewards, P. Chaulieu, Les grèves de l'auto-
mation en Angleterre, Soc. ou Bar », Nº 19.
23
au niveau de l'entreprise par la socialisation de l'appareil de
direction, qu'au niveau de la société par l'accroissement du rôle
de l'Etat dans toute la vie sociale, une couche sociale dont la
détermination essentielle est d'être des exécutants au même titre
que les ouvriers et dans des conditions qui se rapprochent de
plus en plus des leurs. Ce qui importait donc, c'est de voir que la
dynamique de cette couche sociale tend à l'assimiler à la classe
ouvrière, ce que manifeste déjà son comportement à de nombreux
égards et en particulier dans la lutte revendicative (8).
Or, ce que voient surtout nos infaillibles analystes, c'est que
le rapprochement entre le mode d'existence social de ces couches
et celui de la classe ouvrière contribue encore à dissoudre la
classe ouvrière dans la société comme dans l'entreprise, au même
titre que l'accession à la consommation, l'embourgeoisement du
style de vie, l'intégration à l'entreprise, etc. De plus, elles servent
d'écran entre l'ouvrier et le patron, si bien que la haine de classe
perd avec son aspect « charnel », comme dit Mallet, le plus clair
de sa virulence. Alors qu'il semblerait plus logique de dire que
cette socialisation de la direction, en soumettant l'ouvrier à l'arbi-
traire d'un appareil anonyme, est beaucoup plus propre que par
le passé à susciter en lui la conscience que son sort ne changera
que s'il transforme radicalement toute l'organisation de l'usine et
non s'il change tel ou tel dirigeant.
De ces « faits », sur lesquels ils sont d'accord, au dosage près,
Mallet, Touraine, etc., tirent des conclusions qu'ils prétendent
différentes mais qui sont profondément semblables. Pour les uns
la classe ouvrière n'existe plus, pour les autres c'est seulement la
classe ouvrière « globale » qui a disparu... Ce que l'on a mainte-
nant, c'est une multiplicité de « groupes sociaux, sans lien réel
les uns avec les autres, ouvriers à statut des entreprises nationa-
lisées, O.S. « intégrés » de la grande industrie de transformation,
spécialistes privilégiés des unités économiques d'avant-garde, tech-
niciens des bureaux d'étude et des appareils commerciaux, paysans
industrialisés des usines déconcentrées, et, enfin, au bas de l'échelle,
l'immense masse des travailleurs immigrés, parqués dans les tra-
vaux les plus sales et les moins rémunérateurs, réserve de main-
d'æuvre subissant seule le chômage endémique, véritable lumpen-
prolétariat sans droits ni devoirs, abandonnés de tous, à com-
mencer par le mouvement ouvrier lui-même. Ces êtres concrets,
aussi diversifiés dans leur vie matérielle, leur fonction dans l'appa-
reil économique, leurs rapports matériels avec le processus techno-
logique, leurs aspirations immédiates et leurs rêves lointains,
étroitement conditionnés par les structures socio-économiques
(8) Cf. en particulier, R. Berthier, Une expérience d'organisation
ouvrière : le Conseil du Personnel des A.-G.-Vie, Soc. ou Bar. »,
N° 20.
<<
24
1
dans lesquelles ils exerçaient leurs activités pouvaient-ils se retrou-
ver sur la base de la fameuse « conscience de classe » directement
liée à la forme juridique des rapports de production (sic) ? »
(Mallet, Temps Modernes, nºs 153-154, p. 778). Or, on a vu ce
qui sert de preuve à Mallet pour enterrer la fameuse « conscience
de classe » : c'est l'absence de luttes généralisées dans la dernière
période...
Ainsi, nos pénétrants détecteurs des réalités nouvelles, croient
pouvoir juger de la classe ouvrière d'après le visage que présentent
d'elle ceux qui l'exploitent et ceux qui la mystifient. Parce qu'ils
voient que le capitalisme moderne, comme l'ancien d'ailleurs,
mais par des procédés souvent plus massifs, essaie de diviser les
quvriers et d'en attirer à lui une partie, ils concluent que la
classe ouvrière est forcément divisée et que tous ses membres ne
songent qu'à devenir des jaunes. Ils oublient d'abord de tenir
compte des masses énormes de travailleurs dont la condition n'a
pour ainsi dire pas changé depuis un siècle - même en Amérique.
Et surtout, ils oublient de voir que, loin de diviser les ouvriers,
les conditions modernes de l'exploitation tendenț au contraire à
les unir, et à grossir leurs rangs d'une masse énorme de travail.
leurs qui étaient autrefois séparés d'eux par la nature de leur
travail, par leurs conditions de vie et leur mentalité. Si la société
moderne « intègre » quelque chose, c'est la classe immense des
exécutants, dont l'exploitation ne fait que s'intensifier, et dont
l'existence est aliénée à des niveaux de plus en plus profonds,
soumise sous tous ses aspects de plus en plus étroitement à l'em-
prise totalitaire de la société capitaliste. Plus que jamais, la
société moderne crée ainsi ses propres fossoyeurs et clarifie à leurs
yeux l'image de la société nouvelle qu'ils devront construire pour
conquérir leur émancipation.
LES SOCIOLOGUES, THEORICIENS DE LA GAUCHE
Après avoir montré comment la classe ouvrière française est
en train de se muer en une néo-classe ouvrière, avec autant de
modes d'existence qu'il y a d'entreprises modernes, et comment le
conflit entre ouvriers et patrons tend à se résorber par l'intégra-
tion à l'entreprise, et en tous cas ne constitue plus le conflit
central de la société, Mallet pose en ces termes le choix fonda-
mental à partir duquel il va tenter de définir les positions d'une
« gauche » nouvelle : « l'option posée aux marxistes
par
l'évo-
lution interne du capitalisme était et reste encore la suivante :
Le capitalisme est-il fondamentalement incapable de nou-
velles transformations ? Est-il incapable de surmonter ses contra-
dictions économiques ? En un mot, est-il impuissant à se déve-
lopper, fut-ce inharmonieusement ?
Ou doit-il encore traverser de nouvelles étapes qui, inévi-
tablement, le rapprochent de cette socialisation de fait de la
25
production et de la consommation vers laquelle tend de par sa
dynamique interne le développement sans cesse accru des forces
productives ? » (Temps Modernes, nºs 153-154, p. 792-793).
Mais ce choix, présenté ici sur le plan idéologique s'inscrit
dans la réalité même comme un choix politique entre les éléments
de capitalisme moderne qui eux, font progresser les forces pro-
ductives, etc. et les éléments arriérés, stagnants, etc. Toute
l'analyse du gaullisme par Mallet revient à présenter ce régime
comme une tentative de reprise en main directe de l'Etat par les
premiers pour essayer d'éliminer les seconds. Pour Mallet, cette
alternative est la seule alternative de la société et par suite il
caractérise le gaullisme comme « progressif », en tant qu'il va
véritablement dans le sens des intérêts du grand capital.
C'est encore à partir de la même option qu'il interprète l'atti-
tude de la classe ouvrière lors du referendum. Selon lui, ce sont
justement les représentants des couches ouvrières modernes qui
ont abandonné le P.C. lors du vote ; cela signifierait le reniement,
et du P.C. et des alliances contre nature avec la petite bourgeoisie,
et du « poujadisme ouvrier » et « le ralliement... au système capi-
taliste dans la mesure où celui-ci fait peau neuve ». En effet, les
ouvriers, conscients de « l'inéluctabilité de certains changements
sociaux » auraient appuyé le grand capital pour qu'il réalise cette
tâche en tenant compte d'eux. Ceci serait « le premier signe de
l'américanisation de la classe ouvrière française » (9). Cette expli-
cation de l'abandon du P.C. par une importante fraction de la
classe ouvrière illustre le rejet complet de la notion de cons-
cience de classe par Mallet, car le calcul qu'il prête aux ouvriers
n'est même pas celui d'une conscience de classe, aliénée ; il obéit
à une logique qui se situe absolument en dehors des problèmes
réels que peuvent se poser les ouvriers et de leur expérience. Or,
selon nous, on ne peut pas expliquer l'attitude du prolétariat face
à l'instauration du régime gaulliste si on ne la relie pas à l'expé-
rience que les ouvriers ont faite des institutions démocratiques
bourgeoises et surtout de la nature et du rôle du P.C., à travers la
IVe République et à travers des événements tels que la révolution
hongroise.
(9) Un des mythes et une des mystifications les plus virulents
parmi la gauche française, ont trait à l'ouvrier américain, dépourvu de
conscience de classe et intégré au capitalisme. Il est significatif de les
rencontrer chez un sociologue ! Que Mallet prenne seulement la peine
de se documenter ailleurs que chez les staliniens ; qu'il lise par exemple
le témoignage de P. Romano, ouvrier de l'automobile, publié dans les
six premiers numéros de S. ou B qu'il se demande un peu s'ils sont vrai-
ment « ralliés »,'ces millions d'ouvriers qui entrent sans arrêt en lutte
avec l'énorme appareil patronal et syndical, à propos de tout et de
rien, simplement parce que cela leur est imposé par un système au-
quel ils contestent le droit de les diriger. Qu'il aille s'enquérir même
auprès des patrons américains et de leurs sociologues de ce qu'ils
pensent de ce « ralliement ».
26
Mais pour Mallet le problème de la bureaucratie n'existe pas,
tant au niveau de la société qu'au niveau des organisations. Aussi,
pour lui, si le P.C. n'est plus efficace, c'est seulement qu'il est
démodé, qu'il s'accroche à des notions périmées (il est amusant de
voir reprocher au P.C. de se fonder sur la « conscience de classe >>>
et à des tactiques réactionnaires, telles que l'alliance avec la petite
bourgeoisie. Jamais il ne conteste le droit du P.C. à représenter
les intérêts des ouvriers. Si en effet, selon Mallet, le P.C. avait su
comprendre les réalités nouvelles, il aurait évidemment opté pour
le capitalisme moderne, progressif : « En fin de compte il dépen-
dait du mouvement ouvrier et de ses partis traditionnels que
l'adaptation de l'Etat aux formes nouvelles de l'économie capita-
liste se déroule dans un cadre démocratique, garantissant l'in-
fluence de la classe ouvrière organisée dans les nouvelles struc-
tures économiques et politiques et faisant avancer l'évolution ulté-
rieure de l'organisme social vers le socialisme ». Et plus loin : « A
ce moment là, ces solutions conformes aux nécessités du grand
capital, seraient apparues comme imposées par les forces popu-
laires ». (Mallet, Temps Modernes, n° 153-154, p. 790 et 794).
Ainsi, à travers cette critique de l'attitude des organisations
de gauche face au gaullisme, on voit apparaître la définition de ce
que pour Mallet devrait être la ligne politique d'une gauche réno-
vée et moderne. En fin de compte, cette ligne, c'est, comme nous
allons le voir, l'appui au gaullisme, mais par la gauche ; c'est ce
qu'il appelle l'opposition nécessaire.
A la base de cette nouvelle théorie de la gauche, il y a un
certain nombre de conceptions fondamentales sur l'évolution de
la société moderne, sur le socialisme et sur la politique ; mais mal-
heureusement elles sont surtout implicites.
Nous avons déjà dit que pour les gens de gauche, une des
grandes nouveautés qu'ils découvrent dans Mallet, c'est que le
capitalisme continue à développer les forces productives, et que
le capitalisme moderne parvient à dépasser un certain nombre
de ses contradictions économiques en favorisant, par le crédit, par
exemple, la consommation des travailleurs, en créant des orga-
nismes planificateurs, etc. Ils y apprennent aussi que le capita-
lisme améliore les conditions de travail grâce au progrès tech-
nique, et qu'il rationalise l'organisation de la production.
Pour toutes ces raisons le néo-capitalisme est présenté comme
progressif, comme menant objectivement au socialisme.
Le socialisme pour Mallet c'est la forme de société qui permet
le plus large développement des forces productives, c'est-à-dire
celle où les contradictions du capitalisme sont éliminées
pour lui ce sont celles qui tiennent à la concurrence
grâce à la
concentration totale de l'économie et à la planification complète
qu'elle permet. Cependant, il ne considère apparemment pas les
pays de l'Est comme ayant vraiment atteint le socialisme ; car, s'il
et
27
est vrai que la concentration et la planification y sont réalisées,
les forces productives ne sont pas encore assez développées pour
« rendre possible » « un socialisme gestionnaire, démocratique »
(Mallet, Temps Modernes, nºs 153-154, p. 796). Si bien que
Khrouchtchev et Gaitskell sont considérés comme « différentes
fractions du socialisme contemporain ». Ce que Mallet entend par
gestion, nous l'avons vu, c'est la gestion par les syndicats, qui
n'a rien à voir avec le pouvoir effectif des travailleurs sur la pro-
duction et sur toute la vie sociale.
Cette conception de l'évolution objective du capitalisme
moderne et du socialisme comme son aboutissement repose sur un
certain nombre de postulats qui ne tiennent absolument pas si on
les examine de près et si on les confronte à la réalité.
Le premier, c'est que le développement des forces productives
est un bien en soi. Cela ne peut avoir un sens que si l'on définit
qui gère la production. Dans une société d'exploitation ce dévelop-
pement ne fait qu'augmenter le pouvoir de la classe dominante
et s'il entraîne des transformations dans la société, qui créent des
conditions pour l'établissement du socialisme, ce n'est absolument
pas par sa vertu propre mais uniquement du fait de la lutte de
classe du prolétariat. Mais même dans une société socialiste, on
ne peut considérer ce développement des forces productives
comme un « bien », que parce qu'il répond aux besoins et au
choix des hommes. Sinon, on pose également le progrès de la
consommation comme une valeur et on retombe dans les contra-
dictions que nous avons indiquées plus haut (10).
Le second postulat, c'est qu'il n'existe qu'une seule rationa-
lité de l'économie et de la technique. C'est oublier que « l'histoire
de toute société jusqu'à nos jours n'est que l'histoire des luttes de
classes » et que la notion de rapports de production n'est pas une
notion abstraite mais qu'elle s'applique avant tout aux rapports
entre l'ouvrier et son patron
à
propos
du
processus concret de
production. L'organisation de l'usine est « capitaliste » dans une
société capitaliste car elle est faite pour permettre au patron de
contrôler la production, c'est-à-dire de dominer les hommes qui
produisent ; c'est cela le critère de la rationalité capitaliste. Il en
est de même pour la technique, non pas que les inventions en
elles-mêmes soient capitalistes, mais ce qui l'est c'est le choix et
l'utilisation que l'on en fait (11).
Enfin, un dernier postulat, qui découle aussi du premier, c'est
que la planification asşure le fonctionnement « harmonieux » de
l'économie. En effet, si l'on admet qu'il n'y a qu'une seule ratio-
nalité de l'économie, la planification exprime cette rationalité et
(10) Voir plus haut, p. 16.
(11) Cf. P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme, « Soc. ou Bar. »;
N" 22.
28
on ne voit pas qui pourrait s'y opposer, sinon sur la base d'inté-
rêts particuliers mais jamais au nom d'une autre rationalité, puis-
qu'il n'en existe pas, a-t-on admis. Or, c'est justement parce qu'il
existe une autre rationalité, celle des ouvriers, opposée à celle des
dirigeants (bourgeois ou bureaucrates) que les ouvriers sabotent
le plan et que celui-ci ne parvient absolument pas, qu'il soit par-
tiel ou global, à diriger « harmonieusement » l'économie. Et cet
échec ce sont les économistes bourgeois, et plus encore des écono-
mistes des pays de l'Est tels que le Polonais O. Lange qui
l'ont dénoncé (12). Mais pour le sociologue Mallet, le réel n'existe
pas, surtout hors de France.
Dans ces conditions, « nul ne niera que les traditionnelles
césures entre réformisme et révolution ne soient à réexaminer >>
Temps Modernes, n° 150-151, p. 488). En effet, aucune opposition
entre ce « socialisme » et ce que tend à réaliser le grand capital mo-
derne ; il suffit de forcer celui-ci à aller jusqu'au bout de son
intérêt bien compris — par exemple « réduire ses prix de revient
en s'attaquant aux prébendes du circuit de distribution », ou bien,
« engager ouvertement la lutte contre les ultras d’Algérie et leurs
alliés métropolitains » (Temps Modernes, nos 150-151, p. 486).
Ainsi, pour tout problème, il existe une solution de droite et une
solution de gauche. Pour le grand capital, la solution de gauche
est à la fois celle qui le fait aller le plus loin dans son propre sens
et --- dialectique celle qui crée les conditions du socialisme, donc
de sa disparition en tant que grand capital. Par exemple, c'est en
ces termes que se pose « la confrontation permanente des solu.
tions étatiques et des intérêts privés des grands groupes oligar-
chiques (Temps Modernes, n° 153-154, p. 798).
Dans cet esprit, Mallet propose un certain nombre de points
pouvant servir de base à un programme de la gauche (cf. Temps
Modernes, n°8 150-151, p. 489-492). En politique extérieure, il
préconise de se diriger vers un « neutralisme positif », de faire
valoir, au sein de l'O.T.A.N. des objectifs pacifiques, etc. Bref :
« une politique nationale indépendante ».
Dans le domaine colonial, il se fait le théoricien du néo-
colonialisme, sans le mot : développer « une industrie de trans-
formation des matières premières dans les territoires d'outre-mer >>
grâce à des prêts financiers d'Etat et des sociétés mixtes. Dans le
domaine économique, enfin, la gauche devra réclamer qu'on mette
au point avec la participation des syndicats, un plan économique
d'ensemble et d'autre part que l'on amorce la réorganisation du
circuit de distribution par « la taxation des marges bénéficiaires
de tout le secteur commercial, la création de marchés-gares », etc.
Et pour conclure, il constate avec ravissement que « de telles
(12) Cf. P. Chaulieu, La révolte prolétarienne contre la bureaucratie,
* Soc. ou Bar. », Nº 20.
29
mesures n'entravent pas dans l'immédiat les activités du grand
capital » ! Et elles ont parfaitement leur place à l'intérieur du
régime gaulliste. D'ailleurs, il le reconnaît : « refuser le régime
est une absurdité » (Temps Modernes, nºs 153-154, p. 796). Mais
sur quel plan se battre ? Le Parlement gaulliste est un « coquille
vide ». En revanche, « se tenir à l'écart des rouages politico-éco-
nomiques de l'Etat moderne signifierait pour le mouvement ou-
vrier abandonner toute perspective révolutionnaire (!) et même,
en fait, toute politique sérieusement revendicative » (ibid. p. 798).
Et dans un article paru dans France-Observa'eur, Mallet préco.
nisait la conquête des municipalités par la gauche.
Adopter ainsi une attitude « critique et contructive » (ibid.)
face au gaullisme et prétendre mobiliser les masses sur cette base
apparaît à la fois comme bien vain et bien odieux, au moment
où les masses, précisément, commencent à ressentir dans leur chair
ce que signifie pour elles le gaullisme : la « rationalisation » de
l'économie par l'intensification de l'exploitation, les licenciements
et le déclassement, « l'assainissement des finances publiques » par
l'accroissement des impôts... le renforcement de l'Etat, c'est-à-dire,
pour elles, sa plus grande efficacité comme instrument de répres-
sion entre les mains du capitalisme, fût-il moderne. Ce que la
nature et la dynamique du régime de Gaulle font apparaître, c'est
que les seuls « progrès » que puisse accomplir le capitalisme, ce
sont des progrès dans l'efficacité de son système d'exploitation. A
ces progrès-là la classe ouvrière ne peut répondre que par des
« progrès » dans la lutte contre le capitalisme et pour ses objec-
tifs propres, le socialisme.
Mais non pas le socialisme aboutissetrent inéluctable de l'évo-
lution objective, telle que savent la révéler un brain-trust de socio-
logues, et auquel doit se rallier la classe ouvrière si elle veut être
d'accord avec cette « objectivité ». Le programme socialiste est
constitué par les formulations théoriques de l'expérience d'un
siècle de luttes ouvrières (13) ; et de même, la réfutation du
programme « de gauche » proposé par Mallet – aussi bien pour
ce qui est du socialisme que des objectifs à court terme ce sont
les luttes ouvrières qui la font. Les ouvriers ne se sont jamais
battus pour la concentration du capital, ni pour la rationalisation
du système d'exploitation dans les entreprises ; au contraire,
contre ce grand capital moderne, « progressif » et « rationnel »,
des millions d'ouvriers se battent tous les jours, en France, aux
U.S.A., en Angleterre... parfois individuellement, devant leurs
machines, parfois massivement; contre la planification bureau-
cratique, les ouvriers hongrois, polonais ou allemands ont lutté
ouvertement.
(13) P. Chaulieu, Sur le contenu du socialisme,
N° 22, note de la page 8.
a Soc. ou Bar. »,
30
Ne correspondant à aucune aspiration réelle des ouvriers,
entièrement coupé de l'expérience pratique et théorique qu'ils ont
faite, le programme de Mallet est un programme-fiction.
Incapable de voir les problèmes réels qui se posent aux
ouvriers et ce que peuvent être des solutions ouvrières à ces pro-
blèmes, Mallet s'est autorisé de ses critères « objectifs » pour
s'ériger en juge des luttes. Aussi a-t-il pris ses précautions en qua-
lifiant à l'avance une éventuelle opposition ouvrière aux mesures
« progressives » que pourrait prendre le gaullisme, de « pouja-
disme ouvrier » !
La place qu'occupent les idées de Mallet se situe sur deux
plans, dont la séparation à elle seule est significative de la crise
de la pensée de gauche en France.
D'un côté elles participent de cette science-fiction qu'est la
sociologie industrielle française et qui tient à la situation du
sociologue dans la société de ce pays. Cette situation, on prétend
que c'est celle de l'objectivité parce que, le plus souvent, on fait
partie de l'Université qui, comme chacun sait, en France a réussi
à maintenir dans une large mesure son « indépendance », c'est-
à-dire son isolement par rapport au monde réel. Par suite le socio-
logue plane au-dessus de la mêlée sociale, il étudie sereinement
les faits sociaux, sans que son jugement puisse être déformé par
aucun des intérêts particuliers qui sont en jeu dans la société.
Seulement, il pourrait étudier la société de l'extérieur pendant des
années, il ne verrait rien. Aussi, est-il obligé d'y entrer. Pour cela,
un seul moyen : quémander auprès d'un patron l'autorisation
d'enquêter dans son usine. Cependant, est-il pour autant entré
dans la société ? Outre qu'il excite la méfiance du patron, et,
encore plus, celle des ouvriers, il ne pourrait vraiment comprendre
les aspects essentiels de la lutte qui constitue le mode d'existence
fondamental dans l'usine qu'en y participant, d'un côté ou de
l'autre. Ce qu'il voit, ce sont les aspects superficiels, ou surtout,
officiels de l'usine : costume, menu, qualification professionnelle
des ouvriers, statistique des salaires, etc. Il n'existe dans la société
que deux objectivités : celle du patron et celle de l'ouvrier. Les
sociologues industriels américains, eux, ont délibérément adopté
l'objectivité des patrons. Ils sont employés, payés par tel patron
pour étudier et résoudre tel problème qui se pose à lui. Aussi,
d'emblée, sont-ils forcés de reconnaître le fait le plus profond,
la lutte des classes. C'est pourquoi, même si leurs conclusions sont
le plus souvent « réactionnaires », ils sont arrivés à reconnaître
un certain nombre de réalités, et à comprendre infiniment plus
en profondeur que leurs collègues français, la société dans laquelle
ils vivent (14), bien qu'ils n'aient pas derrière eux quatre siècles
(14) Nous pensons en particulier à Elton Mayo.
31
aux trans-
de rationalisme « cartésien ». Ce que les Français dénoncent, du
reste, comme de « l'empirisme » !
Mais en fait, l'objectivité des sociologues français n'est faite
que d'une série de postulats hérités principalement, comme c'est
le cas chez Mallet, d'une tradition politique de gauche, profondé-
ment imprégnée de stalinisme.
C'est sur ce plan là que les idées de Mallet trouvent un mode
d'existence réel, car elles représentent la première tentative depuis
assez longtemps, de rajeunissement du réformisme, par son adap-
tation - sur un plan complètement mystificateur
formations du capitalisme. Il faut dire cependant, que ce réfor-
misme reste sur le plan de l'idéologie, et que cette idéologie est
tellement distante des problèmes réels qui se posent aux masses
sous le gaullisme, qu'elle n'a aucune chance de les mobiliser. Or,
les grands partis réformistes actuels (Parti travailliste, social-de-
mocratie allemande, etc.) sont nés dans le passé d'un mou-
vement profond des masses, même si, aujourd'hui, ils font une
politique qui ne correspond en rien ni aux objectifs que ce mou-
vement avait au départ, ni aux aspirations actuelles des masses.
Mais il n'est pas impossible que ces idées animent un certain
nombre d'organisations politiques — telles que l’U.G.S. — ou
syndicales telles que le Mouvement syndical uni et démocra-
tique et par suite jouent un certain rôle dans des milieux de
bureaucrates de ces organisations ou d'intellectuels. Ce rôle a
évidemment la même limite que celui qu'elles peuvent jouer. Car
bien que nouvelles, elles participent du type même d'organisations
dont la classe ouvrière a fait l'expérience au cours de la période
précédente et dont elle se détache de plus en plus.
P. CANJUERS.
32
:
Les classes sociales et M. Touraine
La domination du stalinisme sur le mouvement ouvrier inter-
national pendant trente ans a fait que les intellectuels « de gau-
che » en France ont vécu sur une double identification. Le mar-
xisme ou l'idéologie révolutionnaire, c'était Garaudy, Thorez et
Staline. Le prolétariat, c'était Staline, Thorez et Garaudy. Attirés
ou repoussés par le P. C., ils n'ont jamais mis en question cette
identité. De sorte que, lorsque la bureaucratie stalinienne se
lézarde, à leurs yeux c'est déjà le prolétariat lui-même qui se
dissout. Lorsque les ouvriers cessent de suivre les mots d'ordre du
P. C., ils se posent gravement la question : la classe ouvrière
existe-t-elle ? Lorsqu'ils parviennent, péniblement, à découvrir
que Garaudy et Cie ne sont que des perroquets incapables même
de changer de mensonge, ils y voient un signe de la nécessité
d'abandonner ou dépasser l'idéologie révolutionnaire.
Ce qu'ils font alors ? Le schéma s'est répété dix fois. Ils « dé-
passent un marxisme imaginaire, sans même soupçonner ce qui
est à dépasser dans le véritable marxisme. Ils le « réfutent », en
lui opposant des faits connus depuis longtemps et qu'il fallait de
solides aillères pour pouvoir négliger, et en restant toujours aveu.
gles devant ce qui est vraiment nouveau à notre époque. Ils fabri-
quent un horrible mélange, la négation des idées fausses qu'ils
avaient acceptées pendant des années les conduisant à en prendre
le contrepied pur et simple, également faux. Ils restent finalement
prisonniers de la même méthodologie, des mêmes postulats, des
mêmes mystifications profondes qu'auparavant. Ils continuent à
vivre sur la même « philosophie » stalinienne inconsciente, sauf
qu'ils prétendent modifier le matériel empirique auquel elle doit
s'appliquer.
La dernière fournée d'intellectuels qui se sont penchés sur le
marxisme et le prolétariat et dont le plus représentatif est Alain
Touraine (1) n'a pas échappé à ce schéma. Il y a une idéologie
(1) V. le N° 12-13 d' « Arguments » et les articles de Touraine, Mallet,
Collinet et Crozier. On lira dans le même N° d' « Arguments » la ré-
ponse de D. Mothé aux sociologues, qui montre d'une façon éclatante
que ceux-ci restent incapables de voir où se situe le problème social
pour un ouvrier. - Les citations de Touraine faites plus bas se rap-
portent à ce même N° d' « Arguments ».
33
stalinienne qui consiste à dire : le capitalisme et l'exploitation se
définissent essentiellement par la propriété privée, par l'« argent >>
des patrons et des trusts. L'exploitation des travailleurs c'est la
paupérisation, c'est leur misère en tant que consommateurs. C'est
elle qui fonde leur conscience de classe et doit les conduire à
appuyer l'action du P. C., visant à renverser le capitalisme et à
établir le socialisme défini comme nationalisation des moyens
de
production etc. Il importe peu que cette dernière conclusion soit
de moins en moins mise en avant par les Staliniens ; elle reste
l'élément principal de la force d'attration du P. C.
C'est par le
moyen de ces idées que les Staliniens essaient
d'escamoter le fond du problème social : que le socialisme n'est
pas un simple changement du régime de propriété, mais un bou-
leversement radical de toute l'organisation sociale, et en premier
lieu la suppression de la domination exercée sur les travailleurs
par une couche particulière dirigeant la production, l'instauration
de la gestion ouvrière ; que le niveau de vie est un aspect finale-
ment secondaire de la situation du travailleur car, comme le disait
Marx, « que les salaires soient élevés ou bas, la vie dans l'usine
est une agonie perpétuelle pour l'ouvrier ».
Or ces idées staliennes, qui fournissent la justification de toute
bureaucratie dirigeante, Touraine les partage intégralement. Il
polémique contre ce qu'il appelle « le modèle sociologique qui
domine encore la pensée de gauche » mais en le lisant il est impos-
sible de s'y méprendre ; ce qu'il reproche à cette « pensée de
gauche » ce sont des prémisses matérielles incorrectes, absolument
pas sa philosophie. Pour lui aussi, la paupérisation est un pro-
blème essentiel et il reproche aux Staliniens de ne pas voir qu'il
est en train d'être résolu. Pour lui aussi, la conscience de classe
du proletariat est une conscience << de non-propriété » – et il en
déduit qu'elle tend à disparaître en même temps que la propriété.
Pour lui aussi, le socialisme serait essentiellement la nationalisa-
tion, etc. — ce qui l'amène à penser qu'il ne réglerait pas les
« autres problèmes ». Il n'est donc pas étonnant qu'appliquant
la même philosophie à des « faits » différents, Touraine ne par-
vienne pour conclure qu'à une autre variante de la politique
bureaucratique, aussi vieille que les « faits nouveaux » censés la
fonder : un réformisme, dont le contenu reste d'ailleurs parfaite-
ment indéfini. Quant au vrai problème, la situation du travailleur
dans son travail, Touraine dont la spécialité professionnelle est
la sociologie du travail, ne parvient même pas à le poser en termes
corrects.
Sans pouvoir aborder ici la totalité des problèmes que Tou-
raine effleure et « résoud » en huit pages, nous essaierons de mon-
trer, sur quelques exemples importants, en quoi consistent sa mé-
thode, ses postulats et ses conclusions.
34
UNE DECOUVERTE QUI DATE D'UN SIECLE
L'évolution industrielle moderne, l'organisation du travail et
la production en série ont fait disparaître, dit Touraine, l'« auto-
nomie professionnelle » que possédaient les ouvriers qualifiés
d'autrefois. Cette disparition a un caractère positif : « l'apparition
des grandes organisations mécanisées dans l'industrie a donc créé
une condition indispensable à l'apparition d'une conscience de
classe véritable, à la constitution d'un mouvement ouvrier positi-
vement révolutionnaire » (p. 9). Touraine oppose cette consta-
tation au « modèle sociologique » qui « domine encore la pensée
politique de gauche » (p. 8).
De quelle gauche s'agit-il ? Pour le marxisme, en tout cas,
depuis toujours c'est la perte de l'autonomie professionnelle et des
qualifications de métier qui a été considérée comme la condition
du développement d'une conscience révolutionnaire chez le pro-
létariat (2). Avec un siècle de retard, Touraine ne fait que « dé-
couvrir » une idée fondamentale de Marx en se donnant l'air de
le dépasser. Ignore-t-il donc que l'analyse de la situation du pro-
létariat, dans le premier livre du Capital, ne s'occupe nullement,
de la qualification et de l'« autonomie professionnelle » de l'ou-
vrier, sauf pour montrer qu'elles sont inéluctablement détruites
par le capitalisme, et qu'elle est au contraire centrée sur l'ouvrier
parcellaire ?
Cette attitude cavalière face à l'histoire des idées s'accom-
gne d'une attitude tout autant cavalière à l'égard de l'histoire
réelle. Par le passé, dit Touraine, en fonction de l'autonomie pro-
fessionnelle « la pensée et l'action ouvrières inclinaient davantage
à défendre une classe contre une autre qu'à prendre en charge
les problèmes de la société » (p. 9). Ce sont les transformations
de l'industrie qui feraient que « désormais le mouvement ouvrier
ne repose plus sur la défense d'une partie de la société contre une
autre, mais sur la volonté de contrôler l'ensemble de l'organisa-
tion sociale » (p. 9).
Cette séparation est une contre-vérité totale. Il
y a eu,
il
ya
et il y aura aussi longtemps que le capitalisme existe des actions
ouvrières visant simplement à défendre les intérêts des travail-
leurs, ou même de telle catégorie particulière ; à la limite, lors-
qu'une catégorie défend « ses » intérêts en les opposant à ceux des
autres, ces actions coincident avec les côtés rétrogrades du mou-
(2) « ...les artisans du moyen-âge s'intéressaient encore à leur travail
spécial et à l'habileté professionnelle, et cet intérêt pouvait aller
jusqu'à un certain goût artistique borné. Mais c'est également pour
cela que tout artisan du moyen-âge s'absorbait complètement dans son
travail, y était doucement assujetti et lui était subordonné bien plus
que l'ouvrier moderne à qui son travail est indifférent ». K. Marx,
L'idéologie allemande », p. 206 de l'éd. Costes (Tome VI des « @u-
vres Philosophiques »).
35
vement ouvrier. Mais le mouvement ouvrier est devenu révolu-
tionnaire dès qu'il a manifesté la volonté de prendre en charge
les intérêts de la société entière - c'est-à-dire depuis fort long.
temps. Car cette volonté n'a rien à voir avec l'« apparition des
grandes organisations mécanisées »; elle s'exprime nettement avec
les premières actions d'envergure du prolétariat, qu'il s'agisse de
la Commune ou de 1848, ou de la constitution des partis politi-
ques et mêmes des syndicats au xixe siècle. L'objectif, hautement
proclamé par les premiers syndicats ouvriers, de l'« abolition du
salariat » vise-t-il la « défense d'une partie de la société contre
une autre » ou bien plutôt l'abolition de toutes les parties et la
réorganisation radicale de la société ? Que les entreprises soient
primitives, mécanisées ou automatisées, les travailleurs s'aperçoi-
vent tôt ou tard qu'ils ne peuvent pas changer leur condition en
agissant seulement pour se défendre ou seulement dans le cadre
de l'entreprise, mais en s'attaquant à l'organisation totale de la
société. Les transformations modernes, techniques et organisation-
nelles, de l'industrie ont une énorme importance à de nombreux
points de vue ; mais ce ne sont pas elles qui ont conditionné l'ap-
parition d'une conscience révolutionnaire chez le prolétariat (3).
Mais venons-en au présent. Cette transformation du travail,
dit Touraine, en même temps qu'elle crée les conditions de l'ap-
parition d'une conscience de classe, « menace cette conscience de
classe », et cela pour deux raisons. D'un côté, étant donnée la
volonté « de participer à tous les aspects, matériels et non maté-
riels, de la culture », « la conscience de classe devient réformiste
si le niveau de participation des ouvriers aux valeurs et aux biens
sociaux est élevé. Le haut salaire est une forme particulièrement
importante de cette forte participation. « D'un autre côté, il y a
la « bureaucratisation du travail » et tout ce qu'elle entraîne.
(3) Ces deux exemples ne permettent pas seulement de voir où se
situent les standards de rigueur scientifique et littéraire de Touraine.
Ils sont caractéristiques de l'attitude irresponsable de l'intellectuel de
gauche français devant des questions vitales pour le mouvement ou-
vrier. Lorsque celui-ci passe sa thèse en Sorbonne, rien n'est à ses
yeux suffisamment rigoureux; il multiplie les citations, se contorsionne
pour épouser afin de la mieux comprendre la pensée de l'auteur qu'il
veut réfuter, se défend de généraliser et d'extrapoler ou ne se le per-
met qu'au prix d'infinies précautions et circonlocutions. A cet attirail
extérieur se réduit, d'ailleurs, le plus souvent son rapport avec la
science. Mais ces belles manières de l'esprit, il s'en dépouille entiè-
rement lorsque, en dehors de l'Université, il traite des problèmes qui
intéressent le mouvement ouvrier; chez les parents pauvres, tout est
permis au Tout-Paris de la science. On peut raconter n'importe quoi,
extrapoler et généraliser sans souci, découvrir des idées banales
depuis longtemps, en réfuter d'autres qu'on invente soi-même en les
attribuant à des adversaires imaginaires bref, pisser de la copie
à gauche et à droite. Ce sera toujours assez bon pour des ouvriers.
Le Nº en question d' « Arguments » fourmille d'exemples de ce compor-
tement.
36
LA « PARTICIPATION » DES OUVRIERS A LA SOCIETE
Si la société capitaliste réussit à créer une forte participation
aux valeurs et aux biens, « la classe ouvrière s'intègre à l'ensemble
de la société et la conscience révolutionnaire s'affaiblit dans une
mesure inconcevable auparavant ». Si les salaires s'élèvent, si les
ouvriers assistent à des matches de football, s'ils lisent France
Soir, s'ils s'habillent comme tout le monde bref s'ils « ne cam-
pent plus dans la nation », leur conscience s'altère. Qu'est-ce qu'ils
demandent alors ? Apparemment, des salaires encore plus élevés,
afin d'assister à plus de matches de football, de lire deux fois plus
de France Soir, de s'habiller encore plus comme tout le monde.
Des différences dans le mode et le degré de participation et
de non-participation du prolétariat aux valeurs et aux biens so-
ciaux existent incontestablement par rapport au xixe siècle ; mais
cette constatation superficielle ne fonde nullement les conclusions
qu'en tire Touraine. Il est entièrement faux d'opposer, comme
il le fait, un proletariat du xixe siècle qui ne participait préten-
dument du tout à la société de son époque, à un prolétariat du
Xxº qui y participerait de plus en plus. A toute époque et néces-
sairement, le prolétariat à la fois participe à la société établie
et reste en dehors d'elle. L'opposition mythique dressée par Tou-
raine, cette véritable image d'Epinal, ne présente un semblant de
réalité que dans la mesure où l'on se préoccupe des traits les plus
superficiels, les plus extérieurs, de l'existence ouvrière : vêtements,
types de loisirs, endroits d'habitation, « conduites linguistiques »,
etc. Se préoccuper surtout ou même beaucoup de cela, c’est se
livrer à cette entomologie descriptive qui passe dans l'Université
pour sociologie de la classe ouvrière, c'est participer à l'aliénation
typique du « sociologue » bourgeois qui transpose à la société les
méthodes les plus rudimentaires des sciences de la nature et à
laquelle Touraine n'échappe pas. Il est à la fois absurde de faire
du type de la consommation le critère d'une existence de classe,
et absurde de ne pas s'apercevoir que ce type reste toujours essen-
tiellement différent lorsqu'on considère le grand bourgeois ou
bureaucrate et l'ouvrier ou le petit salarié. On peut seulement
regretter pour les sociologues que cette différence ne se symbolise
plus par des vêtements de velours, que leur myopie aurait moins
de difficultés à distinguer des autres (4).
Cette participation accrue s'exprimerait en particulier, selon
Touraine, par le haut salaire. Nous n'insisterons pas sur cette
question, traitée ailleurs dans ce numéro (5). Remarquons sim-
plement que si la frontière d'autrefois entre le proletariat et la
non.
(4) Dans le courrier que l'on reçoit à «'S. ou B. » on peut dire au
vu de l'enveloppe si une lettre vient d'un ouvrier ou
(5) V. plus haut l'article de P. Canjuers « Sociologie-fiction pour
gauche-fiction ».
37
bourgeoisie séparait « la misère de la richesse » (p. 8) cette fron-
tière subsiste intégralement aujourd'hui. C'est une chose de dire
qu'il n'y a pas de paupérisation, la quantité de consommation des
ouvriers mesurée en termes d'objets, s'est accrue. C'est une autre
chose de dire ou de laisser entendre que, même pour les catégo-
ries qui ont le plus bénéficié de cette évolution, le problème de
la consommation a été résolu, qu'il se pose désormais dans les
mêmes termes que pour la bourgeoisie à des différences de degrés
près. Il faut être aveugle pour ne pas voir qu'il existe à l'intérieur
de la société contemporaine une frontière définie précisément par
rapport au problème de la consommation (6), que la grande ma-
jorité des individus — les quatre cinquièmes et plus des salariés,
ouvriers et autres — sont perpétuellement dans la gêne du point
de vue matériel, qu'ils luttent constamment « pour joindre les
deux bouts » et qu'ils savent parfaitement qu'il y a une minorité
pour laquelle ce problème n'existe pas. Il est indifférent à cet
gard que cette gêne comporte ou non sc oter ou voiture. L'élé-
vation du pouvoir d'achat n'a suivi que de loin l'élévation des
besoins créés par la société moderne (« réels » ou « imaginaires »,
mais du point de vue sociologique cette distinction est entière-
ment dénuée de sens : dans un type donné de culture la frustration
de l'individu qui ne possède pas de voiture peut être ressentie
plus lourdement que la mauvaise nourriture daņs un autre, et à
cet égard aussi, Touraine rete précisément prisonnier de la cari-
cature primaire et stalinienne du marxisme qu'il prétend dépas-
ser), et cette société ne peut tenir, ni du point de vue économique,
ni du point de vue idéologique, qu'en créant perpétuellement chez
ses membres plus de besoins qu'ils n'en peuvent satisfaire ; car
l'élévation du niveau de vie, conçue comme accroissement des
quantités de beurre consommé, est le seul but de vie que Khroucht-
chev peut proposer aux Russes, de même que le capitalisme amé-
ricain est menacé d'effondrement s'il n'arrive pas à faire pénétrer
chez ses citoyens l'idéal moral élevé de « deux voitures par fa-
mille ». Loin d'être résolue, la contradiction de la consommation
capitaliste est poussée au paroxisme par la société contempo-
(6) Qu'il soit difficile d'établir avec exactitude à quel niveau de
revenu s'établit cette frontière n'affecte en rien cette constatation,
65 000 F par mois en France en 1959 sont-ils un « haut » ou un « bas
salaire ? C'est en tout cas nettement au-dessus de ce que gagne la
majorité des salariés en France. Que Touraine lise, dans « l'Express
du 8 janvier 1955, comment on vit avec le « haut salaire » de 65 000 F
par mois. Economistes et sociologues américains sont d'accord pour
constater que dans toute la gamme de revenus allant de 2 000 à
20 000 dollars par an, les consommateurs sont gravement préoccupés
par l'équilibre de leur budget. En 1948, 45,6 % et en 1949 47,5 % des
familles aux Etats-Unis avaient réalisé une épargne nulle ou néga-
tive c'est-à-dire avaient accru leur endettement au cours de l'année.
V. « Statistical Abstract of the U.S. », 1951, p. 265 et 268.
38
raine, et la tension sur ce plan ne montre aucune tendance à dimi-
nuer, comme le prouvent les revendications des salariés dans tous
les pays évolués, de plus en plus âpres au fur et à mesure que le
niveau de vie s'élève.
Le prolétariat, dit encore Touraine « participe aux valeurs ».
Mais de quelles valeurs s'agit-il ? Quelles sont les valeurs que la
société d'aujourd'hui propose aux individus ? Tout simplement,
il n'y en a pas. Nous ne les critiquons pas ; nous ne disons pas
qu'elles sont fausses. Nous n'avons pas besoin de le faire. Il nous
suffit de constater que cette marchandise n'est plus présente sur le
marché. Quelles sont les valeurs de la bourgeoisie française au-
jourd'hui ? Elle ne sait pas elle-même, elle n'y croit pas, elle ne
croit en rien, elle ne propose rien, elle ne dit rien. Qui parle pour
elle ? Personne. Où sont les idéologues de la bourgeoisie ? Nul ne
le sait. Y a-t-il un milieu, bourgeois, ouvrier ou autre, où quel-
qu’un oserait se lever et dire que la société actuelle est et doit être
basée sur le travail, l'honnêteté, l'amour de la patrie, le respect de
Dieu, le sens de la famille, sans soulever une immense rigolade ?
Cette valeur, serait-ce la culture ? Mais cette culture, de plus en
plus séparée de la société et de la vie des gens - ces peintres qui
peignent pour les peintres, ces romanciers qui écrivent pour les
romanciers des romans sur l'impossibilité d'écrire un roman
n'est plus, dans ce qu'elle a d'original, qu’une perpétuel auto-
dénonciation, dénonciation de la société et rage contre la culture
elle-même. Hors de cela, il y a Daniel Rops et André Stil, ou
François Mauriac et Aragon, mais déjà ceux-ci sont de temps en
temps secoués par le doute. Il serait étonnant que le prolétariat
participe à ces valeurs lorsque la bourgeoisie elle-
même depuis
longtemps a cessé d'y participer ; il serait étonnant, qu'il trouve
dans le mode de vie bourgeois une raison de vivre, lorsque les
enfants même des classes dominantes ne la trouvent pas, lorsque
la jeunesse privilégiée, de New-York à Stokholm et de Paris à
Moscou, est secouée par une rage destructrice contre cette société
et cette culture.
De façon plus générale : la question n'est pas de savoir si le
prolétariat « participe » ou « ne participe pas » à la société. Le
prolétariat à la fois participe et ne participe pas, plus exactement
sa participation à la société est contradictoire. C'est que sa situa-
tion est contradictoire et que la société dont il s'agit est elle-même
contradictoire (il ne s'agit là que de deux aspects du même phé-
nomène). Elle propose aux gens comme fin un niveau de vie
élevé, et éloigne constamment le niveau de vie désirable ; elle
prétend voir dans la culture la valeur la plus élevée, et fait de
cette culture une activité complètement à part de la vie ; elle se
39
prétend basée sur la souveraineté des citoyens et exclut constam-
ment les citoyens des choses publiques, et ainsi de suite (7).
Mais tous ces aspects finalement s'organisent et prennent leur
sens à partir d'un phénomène central : la production. Le prolé-
taire ne se définit pas par sa place dans la consommation ou par
le degré plus ou moins grand de sa participation à la société, mais
par sa situation dans le processus de production. Et la question
qui se pose est : les modifications intervenues dans les rapports
sociaux de production tendent-elles à dissoudre le proletariat, à
« effacer sa conscience de classe » comme dit Touraine, à l'orien-
ter vers le réformisme ou le contraire ?
LE PROLET ARIAT ET LA BUREAUCRATISATION
Touraine est d'accord pour consédérer que l'essentiel, c'est la
place qu'occupe le prolétariat dans le processus social de produc-
tion. Malheureusement, il ne comprend pas la signification de
cette expression : d'un côté, il confond les rapports de produc-
tion avec les formes de la propriété; d'un autre côté, il est inca-
pable de voir que l'organisation bureaucratique du travail dans
les entreprises du capitalisme moderne laisse intacte, dans son
fond, la situation du travailleur et le conflit qui l'oppose au sys-
tème social.
Constatant que la tendance dominante du capitalisme mo-
derne est la tendance à la bureaucratisation, Touraine a l'air de
dire que cela modifie du tout au tout la situation du prolétariat
dans la production et dans la société : « c'est le principe même
de la condition ouvrière qui se trouve bouleversé et le problème
de la propriété ne peut plus occuper le rôle central qui lui appar-
tenait jusqu'alors : la conscience de classe s'efface ». (p. 11). Les
expériences du prolétariat « même dans la vie de travail, ne se
réduisent pas à celles de la propriété et de la non-propriété ».
D'autres problèmes se posent, « qui ne sont pas automatiquement
ni directement résolus par le passage au socialisme ».
(7) La contradiction contenue dans l' « élévation du niveau de vie »
pratiquée par le capitalisme moderne commence à être perçue par les
idéologues bourgeois eux-mêmes; cf. par exemple le dernier livre de
l'économiste américain K. Galbraith, « The Affluent Society », 1958.
C'est évidemment le moment que choisissent les intellectuels français
de gauche, toujours à la pointe du progrès, pour découvrir les mérites
de la participation à la société par le moyen de l'élévation du niveau
de vie. C'est probablement leur retard sur la pensée bourgeoise qui
les habilite à donner des leçons au prolétariat. Sur la destruction de
toute participation populaire à la politique de la démocratie capitaliste
et sur l'écroulement des valeurs de cette société, voir les excellents
chapitres « La société de masse » et « l'Immoralité supérieure » dans
* The Power Elite » (1956) de C. Wright Mills, sociologue sans guille-
mets.
40
Que le problème de la propriété, au sens formel-juridique,
ne puisse pas occuper la place centrale dans le mouvement ouvrier
actuel, c'est ce que l'on répète dans cette revue depuis dix ans.
Mais cela ne signifie pas que la « conscience de classe s'efface »;
une telle conclusion ne se justifierait que si les classes étaient défi-
nies à partir de leur relation avec la propriété formelle-juridique,
et non précisément à partir de leur place dans « le processus
social
de production ». Les rapports juridiques de propriété sont com-
plètement différents en France, où la propriété privée tradition-
nelle des moyens de production est la forme dominante, et en
Russie, où ces moyens sont « nationalisés »; cela n'empêche nul.
lement la situation de l'ouvrier dans le processus social de pro-
duction d'être essentiellement le même dans les deux pays. Le
prolétariat ne se définit pas par le fait qu'il a face à lui des pro-
priétaires privés. Il se définit comme classe exploitée et aliénée
dans son travail, comme classe de salariés attelée à un travail
d'exécution face à une classe dominante qui dispose des moyens
de production, du travail des salariés et de ses produits ; qu'elle
en dispose sous la forme juridique de la propriété privée ou de
la propriété « nationalisée » est important sous d'autres rapports,
mais absolument indifférent quant à cette question. Ce qui compte,
c'est que le pouvoir effectif sur les moyens de production, sur le
travail des gens et ses produits appartient à une catégorie parti-
culière dans la société.
Le caractère secondaire de l'aspect juridique de la propriété
ne signifie pas, non plus, que l'appropriation réelle des moyens
de production ne soit pas un problème central. Cela Touraine le
laisse entièrement de côté. Le « passage au socialisme » dont il
parle ne concerne visiblement que l'abolition de la propriété pri-
vée, et laisse en dehors la question cruciale : qui dispose effecti.
vement des moyens de production « nationalisée » ? Or le socia:
lisme ne peut signifier que l'instauration du pouvoir total de la
collectivité organisée des travailleurs sur les moyens de produc-
tion et sur l'organisation de leur propre travail. C'est là la gestion
ouvrière, que Touraine écarte dédaigneusement en deux mots :
« simplicité utopique » dit-il.
Les positions de Touraine n'auraient un sens que s'il pouvait
montrer que ce qu'il appelle, incorrectement, la « bureaucrati-
sation du travail », c'est-à-dire la bureaucratisation de l'entreprise
capitaliste, avait effectivement comme résultat d'altérer la situation
fondamentale du travailleur salarié, si elle faisait disparaître ce
que l'on considère, depuis Marx, comme sa détermination princi-
pale, c'est-à-dire l'aliénation dans le processus productif, dans le
travail lui-même, si, enfin, elle faisait disparaître
ou tendait
à faire disparaître le conflit entre le travailleur et le système
productif et social.
Or, c'est sur cette question que Touraine reste le plus flou
et le plus contradictoire. D'un côté, il dit que « l'organisation du
41
travail pose un nombre croissant de problèmes qui ne sont que
très indirectement reliés au conflit du capitaliste et du prolétaire ».
Débarrassé du fétichisme négatif de la propriété privée qui carac-
térise Touraine, cela veut dire en clair : loin de résoudre ou
d'atténuer les conflits entre les travailleurs et le système de pro-
duction, l'organisation bureaucratisée de l'usine ne fait que les
multiplier. D'un autre côté, les « injustices de rémunération ou
de commandement » ne peuvent être reliées au système capitaliste
que par un « raisonnement superficiel » et par ailleurs « elles se
corrigent », tout au moins certaines d'entre elles, grâce « à la
pression exercée... par les syndicats » (10). Et finalement, plus
que de l'élévation du revenu, c'est « d'une modification du travail
ouvrier, d'une transformation des tâches d'exécution, de fabri-
cation, en tâches de communication » que risque de résulter « une
disparition de la conscience de classe ouvrière » (p. 11).
LA PROLETARISATION DES EMPLOYES
Touraine appuie ces considérations par une comparaison
entre les ouvriers industriels et les petits employés ou fonction-
naires. L'ouvrier, dit-il, « conserve une conscience de classe plus
forte » parce que l'industrie n'est pas encore complètement
bureaucratisée ; dans la mesure où elle tendra à l'être de plus
en plus, la conscience de classe des ouvriers disparaîtra. La
preuve ? Là où la bureaucratisation est complète, chez les petits
employés et les fonctionnaires subalternes, cette conscience n'existe
pas.
Cette comparaison renverse complètement le sens du déve-
loppement historique, elle le place littéralement sur la tête. Ce
que l'on constate dans la réalité c'est que, loin de représenter un
modèle d'absence de conscience de classe dont les ouvriers se
rapprocheraient de plus en plus, les petits employés et les fonc-
tionnaires subalternes se rapprochent constamment du type de
conscience et de comportement qui caractérise le prolétariat
industriel. L'entrée en lutte de plus en plus fréquente de ces
couches, leur combativité le montrent (8). Les raisons de cette
(8) Il est à peine nécessaire de remarquer la superficialité et la
désinvolture avec laquelle Touraine passe sur ce phénomène connu
de tout le monde, que les catégories numériquement les plus impor-
tantes des « petits employés et de fonctionnaires subalternes », les
postiers, les cheminots, ne se distinguent en rien des ouvriers indus-
triels quant à leur combativité. Sur l'évolution d'autres catégories
d'employés assurances, banques v. les articles de R. Berthier
dans les Nos 20 et 23 de cette revue. Les luttes des travailleurs de
bureau depuis dix ou douze ans ne se comptent plus. « New-York City,
30 mars 1948. A 8 h 55 ce matin, Wall Street a été le théâtre d'une
explosion de violence. Des piquets de grève du local 205 du syndicat
des employés financiers soutenus par des membres d'un syndicat de
42
.
évolution sont multiples. La prolifération de ces couches ne pou-
vait qu'aller de pair avec la dégradation rapide de leur position
économique relative ; leurs salaires ou traitements sont désormais
comparables à ceux des ouvriers industriels, le degré de leur
exploitation tout aussi grand. Cette même prolifération, la « massi-
fication » de ces catégories, détruit d'autre part chaque jour
davantage l'illusion qu'elles pouvaient avoir autrefois d'un
statut » social '(status) privilégié et supérieur, en même
temps qu'elle a déjà et définitivement détruit ce qui pouvait en
former le fondement objectif : une « chance » statistiquement
non négligeable de promotion substantielle. Le petit employé
sait désormais irréfutablement qu'il mourra petit employé, exacte-
ment comme l'ouvrier. Mais le plus important c'est précisément
la transformation du processus du travail dans les bureaux. Le
premier jour de son arrivée à Paris, un primitif pourrait rester
émerveillé devant les maisons à six étages et ne pas remarquer
l'existence des avions. Touraine s'extasie de même devant des
nouveautés qui n'en sont pas, mais est incapable de discerner
les phénomènes les plus révolutionnaires de son époque. Il parle
de la bureaucratisation de l'industrie, et n'aperçoit pas l'indus-
trialisation des bureaux, qui n'est que l'autre face du même
processus. Il oublie que les méthodes d'organisation industrielle
sont appliquées aux bureaux dès que ceux-ci atteignent une
certaine dimension ; il oublie surtout l'énorme transformation
technologique en train de s'accomplir dans ce domaine et qui
laisse loin derrière elle les bouleversements les plus grandioses
jamais réalisés par l'industrie de fabrication matérielle. Des
Pharaons à la deuxième guerre mondiale le travail des comptables
est resté virtuellement inchangé; le bouleversement que lui font
subir les machines électriques et électroniques depuis dix ans est
aussi grand que celui qu'a subi la transformation des métaux
depuis dix millénaires. Soumis à une division du travail toujours
plus poussée, astreints à des tâches répétitives, contrôlées et
standardisées, entraînés dans la mécanisation, les travailleurs des,
bureaux ne sont désormais que des salariés exécutants parcellaires,
marin de l'AFL ont cassé la figure de quatre policiers à l'entrée de
la Bourse et ont occupé le trottoir devant les portes. Une centaine de
policiers sont alors intervenus et, après un matraquage furieux, il y
eut 12 blessés et 45 arrêtés. Le conflit s'est terminé au bout d'une
demi-heure, mais pour le reste de la journée des piquets de grève
de 1 200 personnes au total entouraient le bâtiment de la Bourse et
injuriaient ceux qui y pénétraient... » (C. Wright Mills, « White Collar »,
1956, p. 301). * Environ 250 employés de bureau à l'usine Rootes de
Ryton-on-Dunsmore, près de Coventry, ont commencé hier une grève
avec occupation des locaux, à propos d'une revendication de paiement
de prime, avancée avec la justification que le personnel des bureaux
est tout autant important que les ouvriers de production » (« Financial
Times »,
17 février 1959).
43
exploités et aliénés ; ils sont des prolétaires et se comportent
de plus en plus comme tels.
Mais Touraine appuis ses « constatations » par des « raison-
nements ». La bureaucratisation (ou bien le progrès technique ?
Peu importe) transforme les tâches d'exécution et de fabrication
en « tâches de communication et de responsabilité ». La bureau-
crátisation supprime (ou cache) le patron et laisse le salarié face
à une organisation « qui n'est qu'un système de transmission et
d'exécution » (et non de décision).
Mêler les concepts d'exécution et de fabrication (matérielle)
fournit encore un joli exemple de la rigueur de Touraine. Un
facteur des P.T.T. ne fabrique rien, cela ne l'empêche pas d'être
un pur et simple exécutant. Les tâches de fabrication n'ont pas
disparu et ne disparaîtront pas de si tôt – certainement pas
avant que le capitalisme ne disparaisse lui-même. Mais là où
elles ont disparu, les salariés au bas de l'échelle ne se sont pas
transformés en bureaucrates ; ils sont restés des exécutants exploi-
tés et aliénés. Seul un avocat du capitalisme pourrait présenter
les tâches abrutissantes et déshumanisantes des O.S. sur les
machines-transfert chez Renault, par exemple, comme des tâches
de « communication et de responsabilité ». Ces ouvriers n'ont
éprouvé aucun changement dans leur situation (sinon pour le
pire), et n'en éprouveront pas davantage sous prétexte que les
sociologues ont baptisé leur tâche monotone et accablante de
simple surveillance, « tâche de communication et de responsa.
bilité » (9). Et il est proprement incroyable que l'on puisse
insinuer que les « petits employés ou les fonctionnaires subal-
ternes » se trouvent dans une situation différente de celle des
ouvriers parce qu'ils posséderaient une « délégation d'autorité » ;
la belle délégation d'autorité que possède une vendeuse des
grands magasins ou un postier au guichet ! Leurs tâches, de même
que celles d'un ouvrier de fabrication ou d'un ouvrier surveillant
un ensemble automatisé, sont rigoureusement circonscrites et
définies par la réglementation bureaucratique du travail. Tous
sont des simples exécutants et tous possèrent une marge
d'autonomie, car cette réglementation qui se veut absolue échoue
lamentablement lorsqu'elle essaie de l'être (10).
(9) Parlant de l'automation chez Renault, Serge Colomb, technicien
de l'usine, a déclaré dans une conférence internationale organisée par
l'Agence Européenne de Productivité : « Les heures de travail n'ont
pas été réduites, et, bien que payés un peu mieux, les ouvriers des
départements automatisés n'ont pas eu les avantages annoncés par
les prophètes de l'automation. L'isolement de l'ouvrier au milieu d'un
ensemble complexe de machines peut avoir des répercussions: très
sérieuses et accentuer la « déshumanisation du travail, qui n'en est
que plus durement ressentie en l'absence d'un labeur physique péni-
(a Manchester Guardia »; 18 mai 1956).
(10) V. à cet égard, dans le N° 23 de cette revue, P. Chaulieu,
« Sur le contenu du socialisme », p. 84 à 125.
>>
ble ».
44
LA BUREAUCRATIE COMME APPAREIL
ET COMME CLASSE
La suppression (réelle ou apparente) ou l'éloignement du
patron a-t-elle les résultats que lui attribue Touraine ? Touraine
veut présenter la bureaucratie uniquement comme « un système
de transmission et d'exécution ». « Les décisions fondamentales
ne sont pas prises à l'intérieur de l'organisation bureaucratique ».
Et quelle différence cela peut-il faire ? Est-ce que cela signifie
que les salariés ne savent plus contre qui se tourner, ou qu'ils
ne tiennent pas leurs supérieurs, immédiats et éloignés, pour
responsables de leur sort ? Le fait que le responsable dernier
des décisions peut ne pas être l'organisme bureaucratique consi-
déré lui-même, mais une instance plus éloignée, serait-elle
l' « Etat », n'a jamais empêché les postiers ou les cheminots de se
mettre en grève et d'être aussi combatifs que les ouvriers indus-
triels, sinon davantage. Car de toute évidence ils savent qu'il
existe en dernière analyse une instance qui doit prendre une
décision, et se moquent de savoir si c'est un patron privé, une
entreprise « nationalisée » (comme Renault ou les Charbonnages
de France) ou l'Etat. Ils ne perçoivent pas non plus l'organisme
bureaucratique auquel ils font face immédiatement, incarné dans
les cadres subalternes et supérieurs par exemple, comme un simple
« organisme de transmission et d'exécution » qui serait neutre ;
ils identifient ces cadres avec leur exploitation, parce que ces
cadres ont commencé par s'identifier eux-mêmes à l'exploitation,
leur comportement concret, dans la production quotidienne,
ne diffère pas de celui des contremaîtres, chefs de département,
etc. dans une usine.
Ces choses ne devraient pas avoir à être discutées, et il est
caractéristique de la décrépitude de la « gauche » française que
de telles absurdités soient célébrées comme une contribution à
l'idéologie du mouvement ouvrier. Mais il est utile d'ajouter un
mot sur l'origine des idées de Touraine concernant la bureau-
cratie. La source de la « définition » de la bureaucratie donnée
par Touraine, c'est le sociologue allemand Max Weber (11), et
c'est chez Weber que Touraine prend également l'idée que
la
bureaucratie n'est qu'un système de transmission. Mais chez Weber
cette idée fait partie d'une description formelle (« idéal-typique »)
de la bureaucratie, qui vise à saisir l'essence de l'appareil bureau-
cratique tel qu'il a existé indifféremment sous les Pharaons ou en
Prusse, dans l'Eglise catholique ou dans l'entreprise capitaliste
moderne, dans l'Armée ou dans les hôpitaux. Jamais Max Weber
et que
(11) « J'appelle bureaucratie... » dit Touraine. * Je » doit être pris ici
au sens large : il s'agit de Max Weber, * Wirtschaft und Gesellschaft »,
p. 128 de la réédition de 1956, dont la définition est d'ailleurs beaucoup
plus riche.
45
n'aurait imaginé que l'on pourrait tirer d'une définition des
conclusions sur les rapports réels des hommes dans l'histoire.
Là où il a tiré ces conclusions, à partir d'une étude de la réalité
de ces rapports, elles sont diamétralement opposées à celles de
Touraine :
: « Les formes de vie des employés et ouvriers dans
l'administration prussienne étatique des mines et des chemins
de fer ne sont absolument pas et à aucun degré perceptible diffé-
fentes de celles existant dans les grosses entreprises capitalistes.
privées » (ib., p. 843). A cela s'ajoute que Max Weber considère
l'aspect « système de transmission » uniquement lorsqu'il parle
de l'appareil bureaucratique comme tel. Là, dit-il, « toujours la
question se pose : qui domine l'appareil bureaucratique existant ? >>
(ib., p. 128). Il n'envisage pas, dans ce passage, le problème :
qu'est-ce qui se passe lorsque la bureaucratie s'étend et couvre
tout le terrain de domination sociale ? Il l'a envisagé ailleurs (12)
et il y a répondu : « C'est à la bureaucratisation qu'appartient
l'avenir... »>« La bureaucratie d'Etat dominerait, si le capitalisme
privé était éliminé, toute seule. » Cela, ajoutait-il, « ne signi-
fierait nullement dans la pratique que l'habitacle d'acier du
travail industriel moderne serait brisé » (13).
Mais en tout cas il est certain que l'on ne peut aujourd'hui
présenter la bureaucratie comme un simple « système d'exécution
et de transmission », lorsque sur la moitié presque de la terre
la bureaucratie est la seule source de pouvoir et de domination.
Le sociologue Touraine, s'il voulait suivre ses « définitions », se
trouverait face à ce paradoxe insoluble : comment la société russe,
par exemple, fonctionne-t-elle, si la bureaucratie y est un simple
organisme de transmission et d'exécution ? De transmission et
d'exécution de quoi ? Où et par qui sont prises les décisions ?
Ce que Touraine est incapable de voir, dans son formalisme (car
la définition tronquée de la bureaucratie qu'il donne n'est pas
une définition sociologique : c'est la définition qu'en donnerait
un professeur de droit administratif) c'est que la bureaucratie
n'est pas qu'un appareil chargé de transmettre et d'exécuter ;
3
(12) Dans « Parlament als Regierung » Politische Schriften, p. 148-
54, passage reproduit dans la réédition de 1956 de « Wirtschaft und
Gesellschaft comme para. 4 du chap. IX de la deuxième partie
(p. 841-845).
(13) Ib. p. 842-3. Ces phrases datent de 1917, c'est-à-dire exactement
de l'année où Lénine constatait de son côté que « le monopole, en gé-
néral, a évolué en monopole d'Etat » (Coll. Works », yol. XX-1,
p. 282), « le capitalisme des monopoles est en train de se transformer
en capitalisme monopoleur d'Etat » (ib., p. 317). Quarante ans après,
ces autres lumières de la gauche française que sont Martinet et Na-
ville continuent à affirmer que les seuls qui aient jamais parlé de
bureaucratisation et d'étatisation sont Bruno R. et Burnham. V. encore
récemment une lettre de Naville dans Le Contrat Social » de jan-
vier 1959, p. 60-61. Cela rend évidemment plus commode l'élimination
imaginaire du problème de la bureaucratie.
&
46
elle est aussi l'ensemble des gens qui peuplent cet appareil, qui
ont des intérêts communs et une fonction commune. Lorsque cette
fonction se réduit à la surveillance des frontières, à la perception
des droits de douane, etc., ils ne forment qu'une catégorie sociale
parmi d'autres. Mais que cette fonction devienne de gérer l'en-
semble et le détail de la production, de l'économie et de la vie
sociale et que la bureaucratie dispose de l'appareil de contrainte,
des moyens matériels de production, du travail des gens, de l'édu-
cation, alors elle est classe et classe dominante, et les décisions
sont prises en son sein (14) et ne peuvent être prises nulle part
ailleurs (ou bien Touraine croit-il qu'elles sont prises par le
peuple russe lors de l'élection du Soviet Suprême ?)
LA LUTTE DES CLASSES SOUS LA DOMINATION
BUREAUCRATIQUE
Tel est le sens de l'évolution objective du capitalisme
moderne. Et cette évolution ne supprime pas,
elle ne fait qu'appro-
fondir la lutte des salariés exécutants contre le système ; car elle
ne supprime pas mais maintient et aggrave leur exploitation et
leur aliénation.
Cette réalité fondamentale : que le travailleur salarié exécu-
tant est exploité, disparaît entièrement de l' « analyse » de
Touraine. Car ce n'est pas supprimer le problème de l'exploitation
que constater que les salaires ont augmenté. Le prolétariat est
exploité s'il reçoit des salaires de 50 sur un produit de 100 ; il l'est
tout autant s'il reçoit des salaires de 500 sur un produit de 1 000.
Et c'est toujours par rapport au produit total, à la richesse de
la société, aux besoins corrélativement accrus, à l'utilisation du
produit de son travail par les couches exploiteuses que l'ouvrier
juge l'exploitation. Rien n'est changé à cela, ni objectivement,
ni dans la perception des ouvriers, si les revenus des exploiteurs
prennent la forme de « salaires » au lieu de celle de dividendes.
Touraine dit « l'ouvrier... n'a plus en face de lui un entrepreneur
mais un directeur salarié... » Les ouvriers de la General Motors,
autrement dit, ne se sentiraient plus ou bien ne seraient plus ?
l'astuce de Touraine consiste à laisser constamment dans le vague
ce type de questions – exploités puisque le Président de la com-
pagnie n'est qu'un salarié comme eux, et que la différence qui
les sépare n'est qu'une différence de degré : il gagne 400 000
(14) Le processus social réel au cours duquel ces décisions sont for-
mées, (qui ne coïncide nullement, bien entendu, avec le processus
juridique qui l'habille), la manière dont les intérêts et la position des
différentes couches ou groupes de bureaucrates s'y reflètent est un
problème que l'on ne peut pas aborder ici. Remarquons simplement
que ce processus est essentiellement « irrationnel » et que c'est là une
des contradictions fondamentales du capitalisme bureäucratique.
11
dollars par an, eux 4 000
mais il leur reste « la lutte pour
l'avancement »... (15).
Cette autre réalité, encore plus fondamentale : l'aliénation
du travailleur, on l'a vu, reste dans le flou. Ce qu'en dit Touraine,
revient à une oscillation répétée entre l'idée que le problème
n'existe – ou n'existera plus, du fait de la « disparition des
tâches d'exécution », l'idée qu'il est mineur et peut être « cor-
rigé », l'idée, presque, qu'il ne s'agit pas d'un problème social
mais d'un problème technique ou d'organisation pure, l'idée enfin
que les aspirations et les revendications des ouvriers ne le ren-
contrent plus.
Nous n'avons pas besoin de discuter cette question « en
général » (16). Il suffit de dire quelques mots de la « transfor-
mation radicale de la conscience ouvrière »
découverte par
Touraine, de cet effacement de la conscience de classe et de ces
nouveaux objectifs que le prolétariat, semble-t-il, se pose - on
se posera ? ou doit se poser ? désormais : « la lutte pour
l'avancement, pour la sécurité de l'emploi, pour l'élévation des
traitements, pour la réforme du commandement ».
On ne peut pas s'empêcher d'admirer cet horrible mélange.
Touraine y fourre pêle-mêle des revendications qui ont existé de
tout temps (l'élévation des salaires, baptisés « traitements ». puis-
que les ouvriers sont désormais des bureaucrates), des revendi-
cations purement imaginaires (la réforme du commandement !)
et des attitudes, comme « la lutte pour l'avancement », à la fois
simplement individuelles (l'avancement de tout le monde dans
une structure hiérarchique n'a aucun sens) et nettement réaction-
naires (cette « lutte » ne peut qu'opposer les salariés les uns aux
autres et est effectivement utilisée par la bureaucratie dirigeante
pour les diviser).
(15) Il est impossible de discuter les invraisemblables affirmations
de Touraine sur le salaire, qui ne peuvent découler que d'une igno-
rance totale des notions les plus élémentaires de l'économie politique :
ainsi par exemple l'idée que la plus-value est la différence entre le
prix de vente d'une marchandise et le prix auquel le capitaliste achète
le travail (p. 11). Remarquons simplement que l'idée de Touraine sui-
vant laquelle l'ouvrier relie désormais l'idée du juste salaire non
plus à son effort ou au prix du produit de son travail mais au prix de
la vie » (ib.) ne représente qu'une extrapolation absurde de ce qui se
passe au cours d'une période d'inflation (où les salariés essaient de
défendre leur pouvoir d'achat contre la hausse des prix) à toutes les
périodes. Les ouvriers ne cessent pas de revendiquer lorsque l'infla-
tion cesse, ni ce n'est « l'inflation qui convainct l'ouvrier que la société
fonctionne contre lui » (p. 12). Les « rounds » annuels de revendica-
tions de salaires aux Etats-Unis et en Angleterre, inflation au pas infla-
tion, auraient pu empêcher Touraine d'écrire des absurdités si seule-
ment, il se souvenait, lorsqu'il fait de la théorie supérieure, de ce qu'il
lit dans son quotidien.
(16) Voir la réponse de Mothé à Touraine dans le même numéro
d'. Arguments ». Voir également les textes de Romano, Vivier, Mothé,
Berthier publiés par « S. ou B ».
48
On ne peut pas non plus s'empêcher d'admirer la méthode
« scientifique » utilisée à ce propos par Touraine. Car enfin il est
franchement ridicule d'essayer de déduire de considérations a
priori les bouleversements de la condition et de la conscience
ouvrière qui résulteront d'un « système d'organisation bureau-
cratique », lorsque ce système est déjà une réalité intégrale pour
neuf cent millions d'individus de Budapest à Shangai et que l'on
peut observer et constater ce qui s'y passe. Que penseriez-vous
d'un naturaliste qui dirait : « D'après mes calculs et mes raison-
nements, les crocodiles sont des oiseaux vivant dans le désert,
se nourrissant essentiellement de Quaker Oats et que l'évolution
amènera à perdre leurs ailes dans un délai rapproché. >> Vous
vous demanderiez pourquoi le naturaliste en question ne va-t-il
pas plutôt observer et étudier ces crocodiles là où ils se trouvent,
au lieu de les construire dans son esprit, ou du moins, pourquoi
ne lit-il pas ce que les voyageurs rapportent à leur égard. Ce
naturaliste ressemble étrangement à M. Touraine.
Car dans les pays de l'Est, où la bureaucratisation de la
production et de la société a été accomplie à 100%, ce que l'on
constate c'est que la lutte entre exécutants et dirigeants, loin de
s'atténuer, s'approfondit. Lorsqu'ils ont pu: agir au grand jour,
les travailleurs de ces pays (ouvriers aussi bien que petits employés
et fonctionnaires subalternes) ont agi dans un sens non pas réfor-
miste mais révolutionnaire. Nous disons bien révolutionnaire, et
non simplement insurrectionnel ; ce n'est pas seulement que les
ouvriers de Berlin-Est, de Poznan et de Budapest ont lutté physi-
quement contre la bureaucratie, c'est que l'objectif explicite de
cette lutte était le bouleversement radical des rapports sociaux,
dans la production aussi bien que dans l'Etat. Ils n'ont pas
demandé leur « avancement », ils ont attaqué le système même
dans lequel cet « avancement » existe, ils se sont dressés contre
la structure hiérarchique elle-même. Ils n'ont pas demandé la
« réforme » du commandement bureaucratique mais la destruc-
tion du commandement bureaucratique et son remplacement
par la gestion ouvrière de la production. Ils ont pu montrer
de façon concrète ce que signifie la gestion ouvrière, en
exigeant la suppression des normes de travail ; suppression qui
en effet attaque au plus profond l'appareil bureaucratique de
direction et tend à rétablir la gestion de son travail par le travail-
leur au niveau le plus élémentaire. Ils n'ont pas demandé à
« participer davantage » à la société, mais à la diriger : les
ouvriers de Berlin-Est demandaient « un gouvernement de métal-
lurgistes » (17).
C'est là la réalité première que Touraine avec son objec-
tivité scientifique s'obstine à ignorer, en lui substituant son propre
(17) Voir les analyses de ces luttes dans les numéros 13, 20, 21, 23
et: 24 de cette revue.
49
idéal petit bourgeois de l' « avancement » et de la « réforme du
commandement »: si l'on pouvait humaniser les adjudants et
avoir la possibilité d'être promu adjudant soi-même, tout serait
réglé. En cela il n'est pas seul ; dans les neuf dixièmes des cas,
la « gauche » française a observé devant les aspects les plus pro-
fonds des révoltes ouvrières de l'Est un silence hargneux. Dieu
sait si elle a parlé interminablement de ce que Khrouchtchev a
fait, de ce que Nagy a dit, de ce que Kadar ou Gomulka ont eu
tort ou raison de penser. Mais sur l'activité des ouvriers hongrois
.
pendant la révolution, sur les Conseils d'entreprise : rien. C'est
que cette activité, ces Conseils, mettaient en question son rôle de
représentant et de sauveur du peuple. Le peuple essayait tout
d'un
coup de se représenter et de se sauver lui-même : quel enfan-
tillage, quelle simplicité utopique.!
Ce que montre donc l'évolution du prolétariat sous le capi-
talisme bureaucratique, ce n'est pas que la conscience de classe
s'efface, mais au contraire qu'elle atteint son niveau le plus élevé.
Car à travers ces luttes, et en particulier à travers la revendication
de la gestion ouvrière, s'exprime l'objectif dernier du prolétariat :
la suppression non pas simplement de la forme de la propriété
privée, mais du contenu réel des rapports capitalistes comme
exploitation et aliénation, la restauration de la domination des
hommes sur leur travail, sur ses moyens et sur ses produits. Et
c'est précisément, à l'opposé de ce que dit Touraine, la forme
que prend sous le capitalisme bureaucratique, la lutte pour le
contrôle des moyens de production. La gestion ouvrière est en
effet inconcevable sans la domination des producteurs sur les
moyens de production, sur l'organisation de la production, sur les
résultats de la production.
UNE DERNIERE NOUVEAUTE : LE REFORMISME
Si les analyses sociologiques du sociologue Touraine sont
bâties sur ce sable, on comprendra que nous estimions superflu
de discuter de la superstructure politique qu'il veut leur faire
supporter. On ne peut discuter des couleurs avec des aveugles,
ni de politique avec quelqu'un qui en parlant des syndicats en
France depuis la guerre ces syndicats qui se sont vautrés dans
la collaboration de classe la plus totale — leur reproche leur
« intransigeance révolutionnaire », leurs « manifestations de
fermeté idéologique », leur « opposition idéologique et politique
totale à la société actuelle », leur « rêve de la dictature du prolé-
tariat » (p. 14 et 15). Rêve en effet – d'un sociologue bien
endormi et qui a de l' « intransigeance révolutionnaire » à peu
près la même idée que M. Gabriel-Robinet. On ne peut discuter
du prolétariat avec quelqu'un qui le confond constamment avec
les bureaucrates politiques et syndicaux qui l'enchaînent à son
exploitation. On ne peut discuter des objectifs du mouvement
50
ouvrier avec quelqu'un qui lui propose de se soumettre en fait
à la direction mendésiste, c'est-à-dire l'aile « libérale » du capi-
talisme français.
Remarquons simplement, pour terminer, qu'en tant qu'homme
de science, politicien épris d « empirisme », contempteur des
mythes et pourfendeur de l'utopisme simpliste de la gestion
ouvrière, Touraine a perdu une excellente occasion de soumettre
ses conclusions pratiques à l'épreuve de la réalité. Car ce réfor-
misme qu'il propose au prolétariat français, ces syndicats « forts »,
participant à tous les « organismes mixtes » que l'on voudra, cette
« gauche » politiquement unifiée et qui accepte de « participer
au pouvoir politique » – tout cela existe, dans beaucoup de
pays, et par exemple en Angleterre. Et à quoi cela conduit-il ?
Les ouvriers anglais se détachent de plus en plus de la bureau-
cratie syndicale, s'organisent autour des shop-stewards, déclen-
chent chaque jour à propos de tout et de rien dix grèves dont la
majorité « inofficielles » c'est-à-dire sans ou contre l'avis du
syndicat (18). Où en est la gauche anglaise ? Nulle part. Depuis
huit ans, le parti travailliste essaye péniblement de trouver un
programme et n'y arrive pas. C'est la bourgeoisie anglaise qui
en est, plus que tout autre, consternée. Ses organes, l'Economist,
le 'Financial Times, supplient périodiquement les dirigeants tra-
vaillistes de faire un effort d'imagination et d'inventer quelque
chose qui puisse leur servir de programme ; sans cela, disent-ils,
l'avenir de la démocratie anglaise, qui ne pourrait pas continuer
à exister sans un deuxième parti, est compromis.
Le prolétariat lui-même a toujours été et sera toujours, aussi
longtemps que le capitalisme durera, partiellement « réformiste » :
c'est-à-dire il essaie toujours et par tous les moyens d'améliorer
sa situation. En ce sens, il peut appuyer pendant longtemps des
partis ou des syndicats réformistes, lesquels peuvent pour des
faisons de tous ordres avoir plus d'importance dans un pays que
dans un autre. Mais la question n'est pas là. Toute cette action
réformiste (commencée non pas avec l'apparition des « grandes
entreprises mécanisées » mais il y a plus de cent ans) n'a en
rien résolu les problèmes de la société contemporaine, ni éliminé
le conflit entre les classes. Les organisations bureaucratisées qui
s'en sont fait les champions se trouvent aujourd'hui éloignées
(18) Que Touraine se donne la peine de suivre pour une semaine
seulement le « Financial Times », dont pourtant le rôle n'est pas de
: rendre compte des mouvements ouvriers. Il y verra une moyenne de
cing ou six grèves par jour, affectant «, tous » les aspects de la vie
et de la production dans l'entreprise capitaliste. Il y verra également,
de temps en temps, les appels pressants que la bourgeoisie anglaise
adresse aux syndicats pour qu'ils « améliorent leur organisation et
leurs contacts avec leur base c'est-à-dire pour qu'ils reprennent
er main les ouvriers.
>
.
51
du prolétariat presque autant que les autres institutions de la
société capitaliste. Une politique socialiste, par contre, n'a de
sens que si, au-delà des améliorations partielles, elle essaie d'aider
les prolétaires à modifier radicalement leur situation, à se libérer
de l'esclavage capitaliste et bureaucratique. Une politique socia-
liste n'a de sens que si elle est révolutionnaire.
Jean DELVAUX.
52
Prolétariat et organisation
Le texte Organisation et parti, publié dans notre
préédent nuéro, exprimait les vues d'un certain nom-
bre de collaborateurs de la revue qui se sont séparés
de nous à cause des divergences existant sur le pro-
blème de l'organisation révolutionnaire. Le texte pu-
blié ci-dessous représente les positions de la majorité
des collaborateurs de Socialisme ou Barbarie.
Les organisations que la classe ouvrière avait créées pour se
libérer sont devenues des rouages du système d'exploitation. Telle
est la brutale constatation qui s'impose à tous ceux, travailleurs
et militants, qui regardent la réalité en face. Et beaucoup sont
aujourd'hui paralysés par ce dilemme : comment agir sans s'orga-
niser ? Et comment s'organiser, sans retomber dans l'évolution
qui a fait des organisations traditionnelles les ennemis les plus
acharnés des fins qu'elles devaient réaliser ?
Certains croient pouvoir trancher la question de façon pure-
ment négative. L'expérience prouve, disent-ils, que toutes les orga-
nisations ouvrières ont dégénéré; donc toute organisation est
condamnée à dégénérer. C'est tirer de l'expérience trop ou trop
peu. Toutes les révolutions jusqu'ici ont été vaincues ou ont dégé-
néré. Faut-il en déduire que l'on doit abandonner la lutte révolu-
tionnaire ? Défaite des révolutions et dégénérescence des organi-
sations expriment, chacune à son niveau, un même fait : la société
établie sort provisoirement victorieuse de sa lutte avec le prolé-
tariat. Veut-on en conclure qu'il en sera toujours ainsi, il faut
alors être logique et se retirer sous sa tente. Car poser le problème
de l'organisation n'a de sens qu'entre gens persuadés qu'ils peu-
vent et doivent lutter en commun, donc en s'organisant, et qui
ne commencent pas par postuler que leur défaite est inéluctable.
Mais pour ceux là, les questions que soulève la dégénéres-
cence des organisations ouvrières prennent alors tout leur sens,
et exigent des réponses positives. Pourquoi ces organisations ont-
elles dégénéré, et que signifie exactement cette dégénérescence ?
Quel a été leur rôle dans l'échec provisoire du mouvement ou-
vrier ? Pourquoi le prolétariat les a-t-il soutenues ou ne les a-t-il
pas dépassées ? Que faut-il en conclure sur l'organisation et l'ac-
tion dans l'avenir ?
.
53
1
sera
A ces questions il n'y a pas de réponse simple, car elles affec-
tent tous les aspects et toutes les tâches du mouvement ouvrier
contemporain. Il n'y a pas non plus de réponse simplement théo-
rique. Le problème de l'organisation révolutionnaire ne
résolu qu'à mesure de la construction réelle de cette organisation,
qui à son tour dépendra du développement de l'activité de la
classe ouvrière. Il doit cependant recevoir un début de solution
dès maintenant. Les révolutionnaires ne peuvent pas s'abstenir de
toute activité en attendant le développement des luttes ouvrières.
Celles-ci ne résoudront pas le problème de l'organisation des révo-
lutionnaires, elles ne feront que le poser à un niveau plus élevé.
Et dans le développement de ces luttes, l'organisation a un rôle
à jouer. Il n'y aura ni construction réelle de l'organisation sans
développement des luttes, ni développement durable des luttes
sans construction de l'organisation. Si l'on ne partage pas ce pos-
tulat, si l'on pense que ce que l'on fait ou l'on ne fait pas n'a pas
d'importance, si l'on agit uniquement pour être en règle avec sa
conscience morale, on n'a pas besoin de lire les pages qui suivent.
Ce début de solution ne peut pas être empirique, ni une
somme de recettes négatives. Une collectivité de révolutionnaires
ne peut qu'adopter des règles positives d'activité et de fonctionne-
ment, et ces règles doivent découler de ses principes. Aussi réduite
que soit l'organisation, son fonctionnement, son activité, sa pra-
tique quotidienne doivent être l'incarnation visible et contrôlable
par tous des fins qu'elle proclame.
Répondre au problème de la construction d'une organisation
révolutionnaire exige donc de partir de l'ensemble de l'expérience
du mouvement révolutionnaire et d'analyser les conditions devant
lesquelles place ce mouvement la deuxième moitié du XXe siècle.
Il faut
pour cela effectuer ce qui peut apparaître comme un détour,
revenir aux idées les plus fondamentales, reconsidérer les objectifs
révolutionnaires et l'histoire du mouvement ouvrier.
1
LE SOCIALISME : GESTION DE LA SOCIETE
PAR LES TRAVAILLEURS
Un fait domine, par ses conséquences directes et indirectes,
l'histoire de l'humanité au XXe siècle. La classe ouvrière a effectué
une révolution victorieuse en 1917, en Russie ; et, loin de conduire
au socialisme, cette révolution a abouti finalement au pouvoir
d'une nouvelle couche exploiteuse, la bureaucratie. Pourquoi, et
comment ? (1)
(1) L'analyse de cette question a'occupé une place centrale du
travail de Socialisme ou Barbarie »; on ne peut ici qu'en résumer
les conclusions. Voir, dans cette revue l'éditorial du nº 1, « Socialisme
ou Barbarie »; dans le n° 2, « Les rapports de production en Russie » ;
dans le n° 17, « Sur le contenu du socialisme », etc.
54
Le prolétariat russe, en 1917, s'est mobilisé pour détruire le
pouvoir du Tsar et des capitalistes et pour supprimer l'exploita-
tion ; il s'est armé, et il s'est organisé dans les comités de fabrique
et les Soviets pour mener sa lutte. Mais, lorsqu'après une longue
guerre civile les derniers débris de l'Ancien Régime furent élimi-
nés, il se trouva que le pouvoir économique et politique était à
nouveau concentré entre les mains d'une nouvelle couche de diri-
geants, cristallisée autour du parti bolchevik. Le prolétariat n'as-
sumait
pas la direction de la nouvelle société ce qui est une
autre façon de dire qu'il n'y était pas la classe dominante. Dès
lors, il ne pouvait que redevenir classe exploitée. La dégénéres-
cence de la révolution russe n'a été rien d'autre que ce retour au
pouvoir exclusif d'une couche particulière.
Tous les facteurs qui ont conduit à cette dégénérescence ont
finalement la même signification profonde : le prolétariat n'a pas
assumé la direction de la révolution et de la société qui en a
résulté. C'est le parti bolchevik qui a tendu dès le départ et a
réussi très tôt à exercer la totalité du pouvoir dans le pays. Ce
parti s'était constitué sur l'idée qu'il était le dirigeant naturel du
prolétariat et l'expression de ses intérêts historiques. Mais les
idées et l'attitude du parti bolchevik n'auraient pas pu prévaloir
si la classe ouvrière elle-même, dans sa grande majorité, ne les
partageait pas et ne tendait à voir dans le parti l'organe néces-
saire de son pouvoir. Ainsi les organismes qui devaient exprimer
la domination politique des masses travailleuses, les Soviets, ont
été rapidement transformés en appendices du pouvoir bolchevik.
Cependant, même si cette évolution n'avait pas eu lieu sur
le plan politique, rien de fondamental n'aurait changé, car la
révolution n'avait apporté aucune modification profonde aux rap-
ports réels de production. Les propriétaires privés expropriés ou
exilés, l'Etat bolchevik a confié la direction des entreprises à des
dirigeants nommés par lui et a combattu les quelques tentatives
des ouvriers de s'emparer de la gestion de la production. Mais
celui qui commande la production commande en dernière analyse
la politique et la société. Une nouvelle couche de dirigeants de la
production et de l'économie s'est ainsi rapidement formée qui,
s'agglomérant aux dirigeants du parti et de l'Etat, a constitué la
nouvelle classe dominante (2).
(2) On' a essayé pendant longtemps, de réduire les facteurs qui ont
provoqué la dégénérescence de la révolution russe à l'isolement inter-
national de la révolution et au caractère arriéré de la Russie. Cette
explication n'explique rien : l'isolement international et l'arriéra-
tion du pays auraient pu. tout aussi bien conduire à la défaite pure
et simple de la révolution et à la restauration du capitalisme, ils ne
montrent nullement pourquoi la révolution a pu à la fois vaincre et
dégénérer. Mettre l'accent sur ces facteurs, c'est à la fois escamoter
ce qui fait la spécificité historique de l'évolution russe et passer sous
silence ses enseignements les plus féconds pour la pratique révolu-
55
La conclusion fondamentale de l'expérience de la révolution
russe est donc qu'il ne suffit pas que le prolétariat détruise la
domination étatique et économique de la bourgeoisie. Le proléta-
riat ne peut réaliser l'objectif de sa révolution que s'il édifie son
propre pouvoir dans tous les domaines. Si la direction de la pro-
duction, de l'économie, de l' « Etat » deviennent à nouveau la fonc-
tion d'une catégorie spéciale d'individus, l'exploitation et l'op-
pression des travailleurs renaîtront fatalement. Avec elles renaîtra
aussi la crise permanente qui déchire les sociétés contemporaines
et qui trouve son origine dernière dans le conflit entre dirigeants
et exécutants au sein de la production.
Le socialisme n'est et ne peut être rien d'autre que la gestion
de la production, de l'économie et de la société par les travailleurs.
A cette idée, qui a constitué dès le départ le centre des conceptions
de Socialisme ou Barbarie, la révolution hongroise a fourni depuis
une confirmation éclatante (3).
L'AUTONOMIE DU PROLETARIAT
L'idée de gestion ouvrière de la production et de la société
implique que le seul pouvoir dans la société post-révolutionnaire
est celui des organismes de masse des travailleurs (les Conseils)
qui l'exercent directement. Il ne peut être question que des orga-
nismes spéciaux quelconques, par exemple des partis politiques,
assument des tâches de pouvoir et de gouvernement. Mais il ne
s'agit pas là d'une simple règle constitutionnelle ; cette idée
oblige à reconsidérer l'ensemble des problèmes théoriques et pra-
tiques qui se posent au mouvement révolutionnaire.
Il n'y aurait en effet aucun sens à parler de gestion ouvrière
si les travailleurs n'étaient pas capables de l'assumer, et donc de
produire des nouveaux principes d'organisation et d'orientation
de la vie sociale. La révolution et encore plus la construction d'une
société socialiste présuppose que la masse organisée des travail-
leurs est devenue capable de diriger, en se passant de toute per-
sonne interposée, l'ensemble des activités de la société donc
qu'elle est devenue capable de se diriger elle-même à tous égards
tionnaire. Isolément et arriération ont favorisé cette évolution, ont
concrétisé sa figure, mais n'en ont pas déterminé la signification. Il
est impossible de faire de la bureaucratisation un accident, et tout
autant impossible de prétendre qu'une révolution étendue à l'Alle-
magne, par exemple, ne « pouvait » pas dégénérer. L'évolution ulté-
rieure a amplement montré que le problème de la bureaucratie se
posait pour l'ensemble du prolétariat international et qu'il ne pouvait
être résolu qu'en fonction d'une expérience de la bureaucratie comme
réalité.
(3) Voir le n° 20 de cette revue, presqu'exclusivement consacré
à la révolution hongroise, et les textes de révolutionnaires hongrois
publiés dans les nos 21 et 23.
56
et de façon permanente. La révolution socialiste ne peut être que
le produit de l'activité autonome du proletariat, autonome signi-
fiant : qui se dirige elle-même, qui n'obéit qu'à elle-même.
Il ne faut pas confondre cette question avec celle de la capa-
cité technique du prolétariat à diriger la production (4). Le pro-
létariat c'est l'ensemble des travailleurs salariés et exploités, c'est
le producteur collectif. Les connaissances techniques ont cessé
depuis longtemps d'être le monopole de quelques individus ;
elles appartiennent à une masse de travailleurs de bureau ou de
laboratoire, soumis à une division chaque jour plus poussée du
travail et ne recevant qu'un salaire à peine supérieur à celui des
manuels. Les « chefs » techniques sont tout autant superflus que
les contremaîtres dans la production ; ce ne sont pas de grands
ingénieurs irremplaçables, mais des bureaucrates qui dirigent et
« organisent » (c'est-à-dire désorganisent) le travail de la masse
des techniciens salariés. L'ensemble des travailleurs exploités des
ateliers et des bureaux contient en lui-même toutes les capacités
techniques de l'humanité contemporaine. La question de la direc-
tion « technique » de la production, pour le prolétariat au pou-
voir, ne sera donc absolument pas une question technique, mais
la question politique de l'unité des travailleurs des ateliers et de
ceux des bureaux, de la coopération entre eux, de la gestion com-
mune de la production. Et de même, dans tous les domaines, ce
sont des questions politiques qui se poseront au pouvoir proléta-
rien : sa propre organisation, les rapports entre centralisation et
décentralisation, l'orientation générale de la production et de la
société, les relations avec les autres couches sociales (paysannerie,
petite bourgeoisie), les relations internationales, etc.
Le socialisme présuppose donc un degré élevé de conscience
sociale et politique du prolétariat. Il ne peut pas résulter d'une
simple révolte du prolétariat contre l'exploitation, mais seulement
de la capacité du prolétariat à tirer de lui-même des réponses
positives aux immenses problèmes que posera la reconstruction
de la société moderne. Personne ne peut avoir cette conscience
« pour » le prolétariat et à sa place – ni un individu, ni un
groupe, ni un parti. Ce n'est pas seulement qu'une telle substitu-
tion conduirait inéluctablement à la cristallisation d'une nouvelle
couche de dirigeants et ramènerait rapidement la société à tout le
« fatras antérieur ». C'est qu'il est impossible qu'une catégorie
particulière assume des tâches qui sont à l'échelle de l'humanité
et d'elle seule. Ce sont les problèmes d'une société d'exploitation
qui peuvent être résolus par une minorité de dirigeants ; ou plu-
tôt, qui pouvaient l'être car la crise des régimes contemporains
(4) Cette confusion constitue l'essentiel des pseudo-analyses de
Burnham sur la bureaucratie. Voir les premiers chapitres de l'« Ere
des organisateurs »,
57
traduit précisément ce fait, que la direction de la société moderne
est une tâche qui désormais dépasse la capacité de toute catégorie
particulière. Cela vaut infiniment plus pour les problèmes que
posera la reconstruction socialiste de la société qui ne pourront
être ni résolus, ni même posés correctement sans le déploiement
de l'activité créatrice de l'immense majorité des individus. Car
cette reconstruction signifie exactement et rigoureusement : tout
reprendre et tout refaire --- les machines, les usines, les objets de
consommation, les maisons, les systèmes d'éducation, les institu-
tions politiques, les musées, les idées, la science elle-même -
d'après les besoins des travailleurs et dans leur perspective. De ces
besoins et de la manière de les satisfaire, seuls les travailleurs eux-
mêmes peuvent être juges. Car, même si sur tel point particulier
des spécialistes ont une conception plus « correcte », elle ne .vau-
dra rien aussi longtemps que les intéressés n'en verront pas la
justesse et la nécessité. Et toute tentative d'imposer aux gens,
concernant leur propre vie, des solutions qu'ils n'approuvent pas
en fait immédiatement et automatiquement des solutions mons-
trueusement fausses.
LE DEVELOPPEMENT DU PROLETARIAT
VERS LE SOCIALISME
Le socialisme ainsi conçu, est-il une perspective historique,
une possibilité qui existe au sein de la société moderne, ou bien
un rêve ? Le prolétariat est-il simplement matière à exploitation,
une classe moderne d'esclaves industriels explosant périodique-
ment dans des révoltes sans issue ? Ou bien les conditions de son
existence et sa lutte contre le capitalisme l'amènent-elles à déve-
lopper une conscience c'est-à-dire une attitude, une mentalité,
des idées et des actions dont le contenu tend vers le socia-
lisme ?
La réponse à cette question se trouve dans l'analyse de l'his-
toire réelle du prolétariat, de sa vie dans la production, de ses
mouvements politiques, de son activité pendant les périodes de
révolution analyse qui conduit en retour à bouleverser les idées
traditionnelles sur le socialisme, les revendications ouvrières ou
les formes d'organisation.
Tout d'abord, la lutte du prolétariat contre le capitalisme
n'est ni uniquement « revendicative » ni uniquement « politi-
que »; elle commence dans la production. Elle ne concerne pas
simplement la répartition du produit social, ou, à l'autre bout,
l'organisation générale de la société ; elle s'attaque dès le départ
à la réalité fondamentale du capitalisme, les rapports de produc-
tion dans l'entreprise. La soi-disant « rationalisation » de la
production capitaliste n'est qu'un tissu de contradictions. Elle
consiste à organiser le travail en dehors des travailleurs et en sup-
primant le rôle humain de ceux-ci - ce qui est intrinsèquement
58
absurde du point de vue de l'efficacité productive elle-même ;
elle vise à augmenter sans cesse leur exploitation
ce qui les
dresse constamment contre elle.
La lutte des travailleurs contre cette organisation, loin d'avoir
comme seul objet le salaire, domine tous les aspects et tous les
instants de la vie de l'entreprise. C'est que, d'abord, le conflit
entre ouvriers et direction autour des salaires ne peut pas ne pas
affecter rapidement tous les aspects de l'organisation du tra-
vail (5). Ensuite, quel que soit le niveau des salaires, les ouvriers
sont fatalement amenés à combattre des méthodes de production
qui entraînent leur déshumanisation chaque jour plus intolérable.
Cette lutte ne reste pas et ne peut pas rester purement négative,
elle ne vise pas simplement à limiter l'exploitation. La production
doit s'effectuer quand même, et les ouvriers, en même temps qu'ils
combattent les normes et l'appareil bureaucratique de contrainte,
maintiennent une discipline de travail et instaurent une coopé.
ration qui s'opposent, dans l'esprit comme dans la lettre, au règle-
ment de l'usine. Ils assument ainsi certains aspects de la gestion
de la production, en même temps qu'ils posent dans les faits des
nouveaux principes d'organisation des rapports humains dans la
production ; ils combattent la morale capitaliste du gain indivi.
duel maximum et tendent à la remplacer par uné nouvelle morale
de solidarité et d'égalité (6).
Cette lutte n'est ni accidentelle ni reliée à une forme parti-
culière d'organisation de la production capitaliste. Chaque fois
que le capitalisme, pour en sortir, bouleverse les techniques et les
méthodes de production, elle surgit à nouveau. La tendance ges-
tionnaire des ouvriers qu'elle traduit a une portée universelle, en
extension aussi bien qu'en profondeur. Elle existe en Russie aussi
bien qu'aux Etat-Unis, en Angleterre aussi bien qu'en France.
Bien que la lutte du prolétariat dans la production reste « ca-
chée », car elle ne comporte ni organisation formelle, ni pro-
gramme formulé, ni action au grand jour, son contenu se retrouve
(5) Le niveau effectif des salaires dans la plupart des cas est beau-
coup moins déterminé par les taux officiels de salaire, les conventions
collectives et les accords syndicaux, et beaucoup plus par ce qui se
passe dans la production : le contrôle des pièces, la répartition du
temps des ouvriers entre différents types de travaux et surtout les nor-
mes ont là-dessus une importance décisive, et tous ces facteurs sont
l'objet d'une lutte acharnée et permanente entre ouvriers et direction.
(6) Les sociologues industriels bourgeois, comme Elton Mayo, s'en
sont aperçu depuis fort longtemps. Les « marxistes » actuels sont la
plupart du temps des défenseurs acharnés de la hiérarchie. Pour peu
que l'on comprenne cette situation de l'entreprise contemporaine, on
voit immédiatement l'inanité de tout « socialisme » qui se limiterait à
des modifications extérieures à l'entreprise et qui ne commencerait
pas par bouleverser profondément le régime quotidien de la produc-
tion.
59
dans l'activité des masses chaque fois qu'une crise révolutionnaire
secoue la société capitaliste. Dans toutes les usines du monde, les
ouvriers combattent constamment les normes ; et la suppression
des normes était une des revendications les plus importantes des
Conseils ouvriers hongrois en 1956. Les Conseils ouvriers sont
constitués sur le principe de la révocabilité des délégués, comme
l'étaient la Commune et les Soviets ; les délégués d'atelier (shop-
stewards) des usines anglaises sont constamment révocables par
les travailleurs qui les ont élus auxquels ils rendent régulièrement
compte de leur activité.
Née dans l'obscurité de la vie quotidienne des producteurs,
la conception socialiste de la société explose au grand jour lors
des révolutions prolétariennes qui jalonnent l'histoire du capita-
lisme. Loin de s'insurger simplement contre la misère et l'exploi-
tation, le prolétariat pose alors le problème d'une nouvelle orga-
nisation de la société dans son ensemble, et lui fournit des répon-
ses positives. La Commune de 1871, les Soviets de 1905 et de 1917,
les Comités de fabrique en Russie en 1917-18, les Conseils d'usine
en Allemagne en 1919-20, les Conseils ouvriers en Hongrie en
1956 ont été à la fois des organismes de lutte contre la classe
dominante et son Etat, et de nouvelles formes d'organisation des
hommes à partir de principes radicalement opposés à ceux de la
société bourgeoise. Ces créations du prolétariat ont réfuté dans
la pratique les idées qui dominent depuis des siècles l'organisation
politique des hommes. Elles ont montré la possibilité d'une orga-
nisation sociale centralisée qui, loin d'exproprier politiquement la
population au profit de ses « représentants » soumet au contraire
ceux-ci au contrôle permanent de leurs mandants et réalise pour
la première fois dans l'histoire moderne la démocratie à l'échelle
de la société entière. De même, la gestion ouvrière de la produc-
tion, demandée par les Comités de fabrique russes en 1917 a été
réalisée par les ouvriers espagnols en 1936-37 et proclamée comme
un de leurs objectifs fondamentaux par les Conseils ouvriers hon-
grois en 1956.
Mais le développement du prolétariat vers le socialisme ne
se manifeste pas seulement dans la vie de l'entreprise ou lors des
révolutions. Dès le début de son histoire le prolétariat lutte contre
le capitalisme de façon explicite, c'est-à-dire en constituant des
organisations politiques. La tendance de la classe ouvrière ou de
larges couches d'ouvriers à s'organiser pour lutter de façon ou-
verte et permanente traverse comme un fil rouge l'histoire mo-
derne ; en l'ignorant on se condamnerait à comprendre aussi peu
le prolétariat et le socialisme qui si l'on prétendait ignorer la Com-
mune ou les Conseils. Car elle manifeste, chez le prolétariat, à la
fois le besoin et la capacité de poser le problème de la société com-
me tel non pas simplement lors d'une explosion révolutionnaire
mais de façon systématique et permanente, de dépasser le terrain
60
de sa défense économique et d'opposer à l'idéologie bourgeoise
sa propre conception de la société ; de sortir du cadre de l'atelier,
de l'entreprise et même de la nation, et de poser la question du
pouvoir à l'échelle internationale. Il est en effet entièrement faux
que la classe ouvrière n'ait créé que des associations économiques
ou professionnelles (les syndicats). Dans certains pays, comme
l'Allemagne, les ouvriers ont commencé par constituer un mou-
vement politique, dont les syndicats ont été l'émanation. Dans la
plupart des autres cas, comme dans les pays latins et même en
Angleterre, les syndicats eux-mêmes au départ n'étaient nullement
des organisations purement « syndicales » : leur objectif proclamé
était l'abolition du salariat. Il est tout aussi faux que les organi-
sations politiques du prolétariat aient été la création exclusive d'in-
tellectuels, comme on l'a dit pour s'en féliciter ou pour le déplo-
rer. Même là où des intellectuels ont joué un rôle prédominant
dans leur constitution, ces organisations n'auraient jamais pu
acquérir une réalité quelconque si de nombreux ouvriers n'y
avaient adhéré, ne les avaient nourries de leur expérience, de
leur activité et souvent de leur sang, si la classe ouvrière dans sa
grande majorité ne s'était reconnue pendant longtemps dans leur
programme.
<
CARACTERE CONTRADICTOIRE
DU DEVELOPPEMENT DU PROLETARIAT
Il y a donc un développement autonome du prolétariat vers
le socialisme, qui prend son départ dans la lutte des ouvriers
contre l'organisation capitaliste de la production, s'exprime dans
la constitution d'organisations politiques et culmine dans les
révolutions. Mais ce développement n'est ni le résultat mécanique
et automatique des « conditions objectives » dans lesquelles vit le
prolétariat, ni une évolution biologique, une maturation inéluc-
table se nourrissant elle-même. C'est un processus historique, et
essentiellement un processus de lutte. Les ouvriers ne naissent pas
socialistes, ni ne sont miraculeusement transformés en pénétrant
dans l'usine. Ils deviennent, plus exactement ils se font socia-
listes au cours et en fonction de leur lutte contre le capitalisme.
Mais il faut voir exactement quelle est cette lutte, où se
situe son terrain, quel est le vrai ennemi. Le prolétariat ne combat
pas seulement le capitalisme comme une force qui lui est exté-
rieure. S'il ne s'agissait que de la puissance matérielle des exploi-
teurs, leur Etat et leur armée, la société d'exploitation aurait été
abolie depuis longtemps car elle ne dispose d'aucune force propre
en dehors du travail des exploités. Elle ne se survit que dans la
mesure où elle réussit à leur faire accepter leur situation. Ses
armes les plus redoutables ne sont pas celles qu'elle utilise inten-
tionnellement, mais celles que lui fournit automatiquement la
situation objective de la classe exploitée, la disposition des choses
61
-
dans la société actuelle et l'organisation des rapports sociaux qui
tend à recréer perpétuellement ses propres bases. Le prolétariat
ne subit pas seulement un endoctrinement systématique de la part
de la bourgeoisie et de la bureaucratie. Il est, plus généralement,
dépossédé à un degré important de la culture. Il est dépossédé
de son propre passé, puisqu'il ne peut connaître de son histoire
et de ses luttes passées que ce que les classes dominantes veulent
bien lui laisser voir. Il est dépossédé de sa propre réalité de
classe universelle, du fait du cloisonnement local, professionnel,
pational qu'implique la structure sociale actuelle et de son
présent, puisque toutes les informations sont sous le contrôle des
classes dominantes.
Malgré sa situation de classe exploitée, le proletariat combat
ces facteurs ou les compense. Il développe une méfiance systéma-
tique à l'égard de l'endoctrinement bourgeois et une critique de
son contenu. Par mille moyens il tend à absorber la culture dont
il est séparé, en même temps qu'il crée les premiers éléments
d'une culture nouvelle. Il ignore, du point de vue livresque, son
propre passé, mais il en retrouve devant lui les résultats essentiels
sous forme de conditions de son action présente.
Mais l'obstacle de loin le plus formidable dans la voie du
développement du prolétariat, c'est la renaissance perpétuelle
de la réalité du capitalisme au sein du prolétariat lui-même. Le
prolétariat n'est pas étranger au capitalisme ; il naît dans la
société capitaliste, il s'y trouve, il y participe, il la fait fonctionner.
Les idées, les normes, les attitudes capitalistes tendent constam-
ment à envahir le prolétariat et aussi longtemps que la société
actuelle durera il ne pourra pas en être autrement. La situation
du prolétariat est absolument contradictoire, car en même temps
qu'il fait naître les éléments d'une nouvelle organisation humaine
et d'une nouvelle culture, il ne peut jamais se dégager entièrement
de la société capitaliste dans laquelle il vit. L'emprise la plus
profonde de cette société se manifeste le plus sur les plans aux-
quels on pense généralement le moins : ce sont les habitudes sécu-
laires, les évidences du sens commun bourgeois que personne ne
met en question, l'inertie, l'inhibition de l'activité et de la créati-
vité des hommes systématiquement organisée par la société. Lors
d'une révolution, le capitalisme peut être vaincu militairement -
et demeurer cependant victorieux si pour le vaincre et sous prétexte
d' « efficacité » l'armée révolutionnaire ou la production ont été
organisées selon le modèle capitaliste (comme en Russie en
1918-21) ; car cette victoire de l' « esprit » de la vieille société
aura tôt fait de se transformer en victoire totale. Les ouvriers
peuvent marquer cette énorme victoire qu'est la construction
d'une organisation révolutionnaire exprimant leurs aspirations -
et la transformer aussitôt en défaite, s'ils pensent que l'organi-
sation une fois construite il ne reste plus qu'à lui faire confiance
pour qu'elle résolve leurs problèmes.
62
La lutte du prolétariat contre le capitalisme est donc, sous
son aspect le plus important, une lutte du proletariat contre lui-
même, une lutte pour se dégager de ce qui persiste en lui de la
société qu'il combat. L'histoire du mouvement ouvrier c'est
l'histoire du développement du prolétariat à travers cette lutte,
développement qui n'est pas une ascension continue, mais une
progression contradictoire, inégale, comportant des périodes
entières de recul partiel ou total (7).
LA DEGENERESCENCE
DES ORGANISATIONS OUVRIERES
Ce n'est que dans ce contexte que l'on peut comprendre
l'évolution des organisations ouvrières. Depuis un siècle, le prolé-
tariat a constitué dans tous les pays des organisations destinées
à l'aider dans sa lutte, et toutes ces organisations, syndicales ou
politiques, 'ont finalement dégénéré et se sont intégrées au
système d'exploitation. Peu importe, à cet égard, qu'elles soient
devenues des purs et simples rouages de l'Etat et de la société
capitaliste, comme les organisations réformistes; ou que, comme
les organisations staliniennes, elles visent à réaliser une transfor-
mation de cette société qui, donnant le pouvoir économique et
politique à une couche bureaucratique, laisse intacte l'exploi-
tation des travailleurs. L'essentiel est qu'elles sont devenues les
adversaires les plus acharnés de l'objectif qui était le leur au
départ : l'émancipation du prolétariat.
Il ne s'agit là, bien entendu, ni d'« erreurs » ni de « trahi-
sons » de la part des dirigeants. Des dirigeants qui se trompent
ou trahissent sont tôt ou tard chassés des organisations qu'ils
dirigent. Mais la dégénérescence des organisations ouvrières est
allée de pair avec leur bureaucratisation, c'est-à-dire la constitution
en leur sein d'une couche de dirigeants inamovibles et incon-
trôlables. Et la politique de ces organisations exprime désormais
(7) Ce recul ou cette progression ne se 'mesurent pas uniquement
par la «
combativité » du prolétariat, mais par son attitude face aux
problèmes qu'il rencontre et qui ne se réduisent pas aux problèmes
politiques. La « gauche » française se complait à considérer le pro-
létariat français comme plus « avancé » que le prolétariat américain
ou anglais, parce que le premier suivait dans sa majorité une organi-
sation telle que le P. C., tandis qu'en Angleterre ou aux Etats-Unis les
ouvriers votent pour des partis réformistes ou bourgeois. Elle n'a
jamais prêté attention au fait que les ouvriers américains et anglais,
qu'elle considère comme politiquement « arriérés » sont, dans la pro-
duction, beaucoup plus combatifs et intraitables, que les ouvriers fran-
çais ; elle ne comprend même pas ce que ces mots veulent dire.
63
les intérêts et les aspirations de cette bureaucratie (8). Comprendre
la dégénérescence des organisations, c'est comprendre comment
une bureaucratie a pu naître du mouvement ouvrier.
Brièvement parlant, la bureaucratisation a signifié que le
rapport social fondamental du capitalisme moderne, le rapport
entre dirigeants et exécutants, s'est reproduit au sein du mouve-
ment ouvrier lui-même, et cela sous deux formes. D'un côté,
à l'intérieur des organisations ouvrières, qui ont répondu à leur
extension et à la multiplication de leurs tâches en adoptant un
modèle bourgeois d'organisation, en instaurant une division du
travail de plus en plus profonde qui a abouti à la cristallisation
d'une nouvelle couche de dirigeants séparés de la masse des
militants désormais réduits au rôle d'exécutants. D'un autre côté,
entre les organisations et le prolétariat ; la fonction qu'ont gra-
duellement assumée les organisations a été de diriger la classe
ouvrière dans son intérêt bien compris et la classe ouvrière
a accepté la plupart du temps de s'en remettre aux organisations
et d'exécuter leurs consignes.
On a ainsi abouti à une négation complète de ce qui est
l'essence même d'un mouvement socialiste : l'idée de l'autonomie
du prolétariat. Cette évolution trouvait en même temps son
équivalent dans une évolution correspondante de l'idéologie et
de la théorie révolutionnaires, rendue possible par le caractère
contradictoire qui a été dès le départ celui du marxisme lui-même.
En un sens, rien de ce qui a été dit plus haut sur la gestion
ouvrière et sur l'autonomie du prolétariat n'est nouveau. Tout
se ramène à la formulation de Marx : « L'émancipation des
travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes », autrement
dit qu'il n'y aura d'émancipation que dans la mesure où les
travailleurs décideront eux-mêmes des objectifs et des moyens de
leur lutte. Cette intuition de l'autonomie chez Marx va de pair
avec les aspects les plus profonds et les plus positifs de son ouvre :
l'importance centrale accordée à l'analyse des rapports de produc-
tion dans l'usine capitaliste, la critique radicale de l'idéologie
bourgeoise sous tous ses aspects et de la notion même tradition-
nelle de « théorie », la vision du socialisme comme d'une nouvelle
réalité dont les éléments apparaissent dès maintenant dans la
vie et l'attitude des ouvriers.
Mais le marxisme, né lui-même dans la société capitaliste,
ne s'est pas dégagé et ne pouvait pas se dégager entièrement de
(8) Elle possède évidemment aussi d'autres aspects, car d'un côté
elle exprime aussi les intérêts de la conservation du système d'ex-
ploitation en général, et d'un autre côté elle doit permettre aux orga-
nisations bureaucratiques de maintenir leur emprise sur le prolétariat,
sans laquelle elles ne seraient rien. Mais ces aspects sont secon-
daires par rapport au problème discuté dans le texte.
64
la culture qui a été son terrain. Sa situation comme la situation
de toute idéologie révolutionnaire, comme la situation du prolé-
tariat jusqu'à la révolution est restée contradictoire. « Les
idées dominantes d'une époque sont les idées de la classe domi-
nante » ne signifie pas simplement que ces idées ont la plus grande
diffusion matérielle ou sont acceptées par la majorité des gens ;
mais aussi, que ces idées tendent à être admises, en partie et
inconsciemment, par ceux-là mêmes qui les combattent le plus
violemment. Dans le domaine théorique, non moins que dans
le domaine pratique, la lutte du mouvement révolutionnaire pour
se dégager de l'emprise du capitalisme est une lutte permanente.
LA DECHEANCE DE LA THEORIE REVOLUTIONNAIRE
Très tôt, la conception a commencé à prévaloir que le
marxisme était la science de la société et de la révolution. On a
voulu présenter la théorie révolutionnaire comme la synthèse et
la continuation des créations de la culture bourgeoise (philo-
sophie classique allemande, économie politique anglaise, socia-
lisme utopique français), en oubliant que ce qu'il y avait de
capital dans l'ouvre de Marx, c'était précisément le renversement
des postulats fondamentaux de cette culture. Tout naturellement,
on a été amené à dire par la suite que la conscience politique
socialiste doit être introduite dans la classe ouvrière « du dehors »;
car « la conscience socialiste moderne ne peut surgir que sur la
base d'une connaissance scientifique profonde » et « le support
de la science n'est pas le proletariat mais l'intelligentsia bour-
geoise » (9).
Si ces formulations de Kautsky ont été utilisées par Lénine,
elles ne caractérisent nullement en propre le bolchevisme ; elles
expriment aussi l'attitude typique des dirigeants de la II° Interna-
tionale et des réformistes (10). Mais plus encore, leur esprit se
trouve chez Marx. La dégradation de la théorie révolutionnaire
est symbolisée par la distance qu'il y a entre le sous-titre du
Capital : critique de l'économie politique (non pas : critique de
l'économie politique bourgeoise, mais critique de l'économie poli-
tique tout court, de l'idée qu'il y ait une « science » de l'économie
politique) et ce qu'il est devenu au cours de son élaboration :
une tentative d'établir « les lois du mouvement de l'économie
capitaliste ». Entre les mains des épigones, il se transforme encore
(9). Ce sont les expressions de Kautsky que Lénine a utilisées
dans « Que Faire ».
(10) Que les réformistes aient surtout utilisé l'idée d'une prédiction
scientifique de l'évolution de l'économie capitaliste pour condamner
l'idée de révolution et « prouver » que l'on doit s'en remettre au fonc-
tionnement des lois économiques pour réaliser le socialisme ne change
rien à l'affaire.
65
en preuve scientifique de ce que l'écroulement du capitalisme et
la victoire du socialisme sont ineluctables, « garanties par les lois
naturelles » (11). Cette théorie essaie ainsi de reproduire à propos
de la société le modèle des sciences de la nature ce qui revient
à dire qu'elle emprunte à la pensée bourgeoise de son époque ses
structures logiques, de même qu'elle emprunte à la culture
bourgeoise sa méthode d'élaboration ; car ainsi conçue, elle ne
peut en effet être élaborée que par des intellectuels spécialistes
et séparés du prolétariat. Même ses postulats de base arrivent
finalement à refléter des idées essentiellement bourgeoises (12).
Il est à peine nécessaire d'indiquer à quel point une telle
conception se trouve en contradiction avec l'idée d'une révolution
socialiste consciente des masses ; celles-ci n'auraient alors en effet
comme rôle que d'apporter la vérification de ce que la théorie
avait déduit à priori (13). La politique révolutionnaire tendait
en même temps à être transformée en une technique. L'ingénieur
applique la science du physicien dans des conditions données en
vue de certains objectifs ; le politicien révolutionnaire applique
dans des conditions données les conclusions de la théorie scienti-
fique de la révolution. Staline, qualifiant Lénine de « génial
mécanicien de la locomotive de l'histoire », ne faisait qu'exprimer
cette idée avec l'écrasante platitude qui lui était propre.
i
(11) L'expression est de Kautsky, dans l'introduction qu'il a écrite
pour « le Capital » et qui, publiée séparément sous le titre « Intro-
duction à l'ensemble du marxisme » a servi à la formation de généra-
tions entières de militants.
(12) La théorie économique au sens strict exposée dans « le Ca-
pital » est basée sur le postulat que le capitalisme parvient à trans-
former effectivement et intégralement l'ouvrier qui n'y apparaît que
comme force de travail en marchandise; donc, que la valeur d'usage
de la force de travail - l'utilisation qu'en fait le capitaliste est
entièrement déterminée, comme pour toute marchandise, par l'utili-
sateur, comme sa valeur d'échange le salaire l'est uniquement
par les lois du marché, et en premier lieu par les coûts de production
de la force de travail. Ce postulat est nécessaire pour qu'il y ait
« science économique » selon le modèle physico-mathématique qu'a
suivi, à un degré croissant, Marx au cours de l'élaboration du Ca-
pital ». Mais il contredit la réalité la plus essentielle du capitalisme :
valeur d'usage comme valeur d'échange de la force de travail sont
objectivement indéterminées, elles ne se déterminent que par la lutte
du prolétariat et du capital dans la production et dans la société. C'est
là la racine dernière des contradictions « objectives » du capitalisme
(cf. Sur le contenu du socialisme » dans le n° 23 de cette revue). La
tentative d'en faire des variables dont le comportement est déterminé
intégralement par des lois objectives ne conduit pas, à l'opposé de
ce que pensait Marx et des générations de marxistes à sa suite, à la
démonstration d'une crise « inéluctable » du capitalisme, mais au
contraire, à la « démonstration » de la perennité de celui-ci : il n'y
aurait aucune espèce de crise historiquement importante du capita-
lisme si le prolétariat se laissait faire à 100 %, comme le postule
«
« le
66
LA DECHEANCE DU PROGRAMME
ET DE LA FONCTION DU PARTI
Ce caractère technique est bel et bien l'aspect qui devient
graduellement dominant dans le programme des organisations
politiques. D'un côté, les objectifs du prolétariat peuvent et
doivent être déterminés par la théorie ; l'émancipation du prolé-
tariat sera l'æuvre des techniciens de la révolution appliquant
correctement leur théorie aux circonstances données. D'un autre
côté, ce que cette théorie permet aux théoriciens de saisir, ce sont
uniquement les éléments < objectifs » de l'évolution de la société,
et le socialisme lui-même apparaît de plus en plus privé de tout
son contenu humain, comme une simple transformation « objec-
tive » et extérieure : pour l'essentiel, comme une modification
de certaines dispositions économiques d'où le reste devrait résulter
par surcroît dans un avenir indéterminé. Se préoccuper exclusive-
ment de la distribution du produit social, du statut de la propriété
ou de l'organisation générale de l'économie (la « nationalisation >>
et la « planification >>) devient alors inévitable, et le fait que le
socialisme doit avant tout signifier un renversement radical dans
les rapports entre les hommes, que ce soit dans la production ou
dans la politique, est complètement masqué.
Et, si le socialisme est une vérité scientifique à laquelle
accèdent les spécialistes par leur élaboration théorique, il s'en
suit que la fonction du parti révolutionnaire serait d'importer le
socialisme dans le prolétariat. Celui-ci ne pourrait pas en effet
parvenir au socialisme à partir de sa propre expérience ; tout au
plus pourrait-il reconnaître dans le parti qui incarne cette vérité
le représentant des intérêts généraux de l'humanité et le sou-
tenir. Il ne saurait être question qu'il le contrôle, sauf par sa
passivité et son refus de le suivre. Même alors, le parti devrait
en conclure simplement qu'il n'a pas su rendre son programme
assez concret, sa propagande assez convaincante ou qu'il s'est
trompé sur « l'appréciation de la situation »; mais il ne pourrait
pas en apprendre grand'chose sur le fond des questions. Le
parti détiendrait la vérité sur le socialisme car il détient la théorie
qui seule y conduit. Il est donc direction en droit du prolétariat
et doit le devenir en fait, car la décision ne peut appartenir qu'aux
Capital ». Le paradoxe est que l'« inventeur » de la lutte de classe
ait écrit un ouvrage monumental sur des phénomènes déterminés par
cette lutte et d'où elle est entièrement absente.
(13)) Nulle part cette contradiction n'apparaît plus clairement que
chez Rosa Luxembourg, la révolutionnaire qui a souligné de la façon
la plus extrême l'importance de l'expérience propre des masses et de
leur action autonome et qui a consacré tout son travail théorique
à une tentative - vaine, faut-il le dire - de montrer que le processus
de l'accumulation devrait amener inéluctablement l'écroulement du
capitalisme.
67
spécialistes de la science de la révolution. La démocratie n'est
alors, dans la mesure où elle est admise, que procédé pédagogique
ou adaptation justifiée par le caractère « imparfait » de la science
révolutionnaire. Mais c'est le parti qui sait et peut en déterminer
la dose utile.
LE PARTI REVOLUTIONNAIRE ORGANISE
D'APRES UN MODELE CAPITALISTE
Cette conception, plus exactement cette mentalité, trouve son
équivalent à l'intérieur de l'organisation dans son mode de fonc.
tionnement, le type de travail qui s'y effectue, les rapports qui
s'y instaurent. L'action de l'organisation sera correcte si elle est
conforme à la théorie ou tout au moins à l'art, à la technique
de la « politique », qui a ses spécialistes. Quel que soit le degré
de démocratie formelle existant à l'intérieur de l'organisation,
les militants auront conscience de ce qu'il appartient aux spécia-
listes d'apprécier la situation objective et d'en déduire la ligne
qui s'impose ; leur activité consistera alors, tout au long de
l'année, à exécuter ce que les politiciens auront décidé. La division
des tâches, indispensable partout où il doit y avoir coopération,
devient ainsi une véritable division du travail, le travail de
direction se séparant du travail d'exécution. Une fois instaurée,
cette division tend à s'amplifier et à s'approfondir d'elle-même,
les dirigeants se spécialisant dans leur rôle et devenant indispen-
sables, les exécutants s'enfonçant dans leurs tâches concrètes ;
privés d'informations, de la vue générale de la situation et des
problèmes de l'organisation, arrêtés dans leur développement par
le manque de participation à l'ensemble de la vie du parti, ces
derniers ont de moins en moins la possibilité et la capacité de
contrôler les premiers.
Cette division du travail est censée trouver une limite dans
la « démocratie ». Mais la démocratie, qui devrait signifier que
la majorité dirige est réduite à signifier que la majorité désigne
les dirigeants ; calquée ainsi sur le modèle bourgeois de démo-
cratie parlementaire, privée de contenu réel, elle devient rapide-
ment un voile jeté sur le pouvoir incontrôlé des dirigeants. La
base ne dirige pas l'organisation sous prétexte qu'elle élit une
fois par an des délégués qui désigneront un comité central, pas
plus que le peuple n'est souverain sous la république parlemen-
taire sous prétexte qu'il élit périodiquement des députés qui
désigneront le gouvernement.
Que l'on considère par exemple le « centralisme démocra-
tique » tel qu'il est censé fonctionner dans un parti léniniste idéal.
Que le comité central soit désigné par un congrès « démocrati-
quement élu » ne change rien au fait qu'il est, à partir de son
élection, le maître absolu de l'organisation, en fait et en droit.
Ce n'est pas seulement qu'il a (statutairement) tout pouvoir sur
68
le corps du parti (pouvant dissoudre des organisations de base,
exclure des militants, etc.) et que, dans ces conditions, il puisse
déterminer la composition du congrès suivant. Le comité central
pourrait user honnêtement de ses pouvoirs, ceux-ci pourraient
être affaiblis ; les membres du parti peuvent jouir de « droits
politiques » comme la possibilité de s'exprimer dans les publi-
cations intérieures ou même extérieures, de former des tendan-
ces, etc. La situation n'en serait pas fondamentalement modifiée.
Car le comité central resterait toujours l'organe qui définit la
ligne politique de l'organisation, en contrôle l'application de
haut en bas, en un mot monopolise en permanence la fonction de
direction. L'expression des opinions n'a qu'une valeur fort limitée
à partir du moment où le type de fonctionnement de la collectivité
empêche cette opinion de se former sur des bases solides, c'est-à-
dire par une participation permanente aux activités et à la solution
des problèmes posés. Si le fonctionnement de l'organisation fait
de la solution des problèmes généraux la tâche spécifique et le
travail permanent d'une catégorie de militants, seule l'opinion
de ceux-ci sera ou paraîtra aux autres valable. Et cette situation
se transposera à l'intérieur des tendances politiques existant dans le
parti. Dans ces conditions un congrès se réunissant à intervalles
parlementaires, cela revient en effet à inviter de temps en temps
les électeurs à se prononcer sur des problèmes dont on les tient
éloignés le reste du temps, en leur enlevant au surplus tout
moyen de contrôler ce qui se passera par la suite.
Cette critique ne s'applique pas seulement au bolchevisme,
mais aux organisations social-démocrates et aux syndicats de
toute espèce. La différence à cet égard entre un parti stalinien
et un parti reformiste est comparable à celle existant entre un
régime totalitaire et un régime bourgeois « démocratique ».
Les droits formels des individus peuvent être plus grands dans
le deuxième cas, mais cela ne change rien à la structure réelle
du pouvoir, qui est dans les deux cas le pouvoir exclusif d'une
catégorie particuli.re.
LES CONDITIONS OBJECTIVES
DE LA BUREAUCRATISATION
La dégénérescence et la bureaucratisation des organisations
est donc un phénomène total, embrassant tous les aspects de leur
existence. C'est un processus de dégradation aussi bien de la
théorie révolutionnaire que du programme, de l'activité, de la
fonction et de la structure des organisations, du travail que les
militants y accomplissent (14).
(14) Il est à peine nécessaire de répéter que ce processus a été
contradictoire, ou plutôt, que la réalité de ces organisations a été
contradictoire dès le départ et pendant la plus longue partie de leur
69
Cela ne signifie pas que l'évolution historique réelle est le
résultat de la dégradation des idées dans la tête des individus.
Cette dégradation n'est que l'expression de la persistance de la
réalité capitaliste, des modes de pensée et d'action capitalistes,
dans le mouvement ouvrier. Elle signifie que ce mouvement ne
parvient pas à se dégager de l'emprise de la société dans laquelle
il naît, qu'il retombe sous son influence indirecte lors même qu'il
croit la combattre le plus radicalement.
Que cette emprise ait une base dans l'ensemble des rapports
productifs, économiques, politiques, idéologiques de la société
établie, qu'en particulier l'évolution bureaucratique des organi-
sations ouvrières ait été conditionnée par l'évolution objective
du capitalisme, c'est certain. Une bureaucratie réformiste n'est pas
concevable en dehors d'un développement de l'économie capita-
liste qui rend un certain réformisme possible. Une bureaucratie
« révolutionnaire » et « totalitaire », comme la bureaucratie stali-
nienne, n'est pas concevable en dehors d'une situation de crise
permanente de la société et d'une incapacité des classes dominantes
traditionnelles à la résoudre. Plus généralement, une bureaucratie
ouvrière d'une certaine ampleur n'est pas concevable sans un
certain degré de concentration de la production et d'étatisation
histoire. Si les organisations les syndicats, les partis de la IIe et de
IIIe Internationale n'avaient été « que » de la bureaucratie, elles
n'auraient été rien du tout, elles n'auraient pu ni atteindre les dimen-
sions qu'elles ont atteintes, ni joué le rôle qu'elles ont joué. Il y a,
dans la pratique de ces organisations avant qu'elles ne dégénèrent
totalement, l'équivalent de ce qui a été dit plus haut à propos de la
théorie marxiste elle-même : une double réalité. On peut encore le
voir sur l'exemple, historiquement sans doute le plus important de
tous, des positions de Lénine sur les rapports entre le parti et les
masses. La conception du parti détenteur de la conscience socialiste
et du prolétariat ne parvenant de lui-même que jusqu'au trade-unio-
nisme joue un rôle plutôt épisodique dans « Que Faire » et Trotsky
assure (dans son « Staline ») que Lénine l'aurait abandonnée par la
suite. Elle est ourtant reprise avec force dans « la Maladie Infan-
tile »
(1920) où Lénine oppose aux gauchistes des idées sur les rap-
ports entre le parti et les masses équivalant à celles du « Que Faire ».
Mais entre temps il avait écrit « L'Etat et la Révolution » (1917), d'où
le parti est totalement absent. Ces contradictions se retrouvent de
façon encore plus aiguë dans la pratique de Lénine, tantôt mettant
tout l'accent sur la construction du parti, et, après 1917, essayant de
résoudre tous les problèmes par le moyen de celui-ci, tantôt s'inspi-
rant de ce que le mouvement des masses créait de plus original et de
plus profond, faisant appel à celles-ci contre le parti et, pendant ces
dernières années, constatant avec angoisse l'abîme qui se creusait
entre elles et celui-ci. Il faut à cet égard remarquer, à l'usage de cer-
tains critiques professionnels du olchevisme, que les côtés bureau-
cratiques du leninisme ont tout autant existé de façon simplemeni
plus hypocrite chez les sociaux-démocrates dont ils ne parlent ja-
mais, et qu'on chercherait en vain chez ces derniers l'équivalent de
ses côtés révolutionnaires.
70
son
de la vie économique : concentration des entreprises et de la force
de travail, et syndicats gigantesques dont la gestion échappe
facilement à l'initiative des adhérents ; intervention de l'Etat dans
la vie économique et sociale, offrant à la bureaucratie un terrain
idéal, revendicatif aussi bien que politique, pour exercer
activité.
Ce genre d'analyse est indispensable, mais incomplet et insa-
tisfaisant. Il serait faux de présenter la bureaucratisation des
organisations ouvrières comme le simple résultat de l'évolution
du capitalisme vers la concentration et l'étatisation. Très tôt,
l'action du prolétariat ou des organisations a joué un rôle déter-
minant dans l'évolution de la société moderne, de sorte qu'à
partir d'une certaine phase « cause » et « effet » ne peuvent plus
être distingués. Les organisations bureaucratiques ont transformé
le milieu social pour le rendre adéquat à leur existence, et conti-
nuent à le faire. Mais surtout, tout ce qu'une telle analyse apprend
c'est que la situation objective rendait possible la dégénérescence
bureaucratique (ce que l'on savait déjà), non pas qu'elle la
rendait fatale. Et pour ce qui est de l'action révolutionnaire dans
l'avenir elle ne sert que très peu. Il serait par exemple vain de
prétendre discerner une évolution future qui rendrait la bureau-
cratisation « objectivement impossible » (15);
Il est certain que la société capitaliste donnera toujours la
possibilité à une fraction dirigeante des classes exploitées de
s'intégrer dans le système d'exploitation. Il est aussi certain que
les tendances qui ont favorisé la naissance et le développement
de la bureaucratie ouvrière sont les tendances dominantes du
capitalisme moderne, qui devient chaque jour davantage un
capitalisme bureaucratique. L'analyse objective a une importance
capitale car elle montre que, nullement accidentelle ou passagère,
la bureaucratisation est un facteur avec lequel le mouvement
révolutionnaire devra toujours compter. Mais elle ne suffit ni
pour l’expliquer, ni pour guider l'action.
On peut le voir encore mieux sur un exemple particulièrement
important. On tend parfois à présenter la bureaucratisation des
organisations comme le résultat inévitable de leur extension
numérique : des syndicats ou partis comptant des centaines de
milliers d'adhérents ne pouvaient, pense-t-on, organiser, coordon.
ner, centraliser leurs activités qu'en créant des organismes chargés
spécifiquement de ces tâches, donc en faisant de la direction un
travail à part confié à des individus qui s'y consacrent profes-
sionnellement.
(15) Comme Lénine, pour la bureaucratie réformiste, et Trotsky,
pour la bureaucratie stalinienne dont ils croyaient que la « crise
objective » du capitalisme détruirait les fondements. Ce type de rai-
sonnement revient finalement à l'idée de l'« écroulement inévitable »
du capitalisme.
71
Il faut remarquer immédiatement la stérilité de ce type de
considérations : s'il en était ainsi, la construction d'une organi-
sation ouvrière tant soit peu importante serait impossible sans
bureaucratisation — et celle d'une société socialiste probablement
aussi. Car le raisonnement revient à affirmer que le problème de
la centralisation ne peut être résolu que par la bureaucratie.
Mais on voit tout de suite que cette analyse « objective » n'est
nullement objective ; car elle a déjà épousé avant de commencer
le plus profond des préjugés bourgeois. Ce qui est objectif, inéluc-
tablement posé par la réalité moderne, c'est le problème de la
centralisation. A ce problème il y a deux solutions — et là l'objec-
tivité s'arrête. Suivant la solution bourgeoise-bureaucratique, la
centralisation est la fonction particulière d'une couche particu-
lière de dirigeants. C'est la réponse qu'ont adoptée finalement les
organisations ouvrières, et qu'accepte aussi implicitement le rai-
sonnement évoqué plus haut. Mais le prolétariat a résolu au cours
de ses luttes le problème de la centralisation de façon complè-
tement différente. Une assemblée générale de grévistes, un comité
de grève élu, la Commune, le Soviet, le conseil d'entreprise
c'est de la centralisation. La réponse prolétarienne au problème
de la centralisation, c'est la démocratie directe et l'élection de
délégués révocables. Et personne ne peut démontrer qu'il eût été
impossible que les organisations ouvrières résolvent le problème
de la centralisation en s'inspirant de cette réponse plutôt que de
la réponse bourgeoise.
En fait, le prolétariat a parfois essayé de s'organiser à sa
façon même en période « normale ». Les premiers syndicats
anglais pratiquaient ce que Lénine appela, avec mépris dans le
Que Faire et avec admiration dans l'Etat et la Révolution, la
démocratie primitive. Ces tentatives ne pouvaient que disparaître
tôt au tard. L'avant-garde, qui a joué un rôle primordial dans
la constitution des organisations, ne voyait pas l'organisation de
cette manière ; elle n'aurait cependant pas pu faire prévaloir son
point de vue si la classe ouvrière elle-même ne l'avait pas accepté.
Et cela permet de voir un autre aspect essentiel de tous ces pro-
blèmes.
LE ROLE DU PROLETARIAT
DANS LA DEGENERESCENCE DES ORGANISATIONS
La dégénérescence signifie que l'organisation tend à se
séparer de la classe ouvrière, qu'elle devient un organisme à part,
sa direction en droit et en fait. Mais cela ne se produit pas à cause
des défauts de la structure des organisations, de leurs conceptions
erronées ou d'un maléfice lié à l'organisation comme telle. Ces
traits négatifs expriment l'échec des organisations, qui à son tour
n'est qu'un aspect de l'échec du prolétariat lui-même. Lorsqu'un
rapport de dirigeant à exécutant se crée entre le parti ou le
72
syndicat et le prolétariat, cela signifie que le prolétariat accepte
qu'il s'instaure en son sein un rapport de type capitaliste.
La dégénérescence n'est donc pas un phénomène spécifique
des organisations. Elle n'est qu'une des expressions de la survie du
capitalisme dans le prolétariat ; du capitalisme, non pas comme
corruption des chefs par l'argent, mais comme idéologie, comme
type de structuration sociale et de rapports entre les hommes.
Elle manifeste l'immaturité du prolétariat par rapport au socia-
fisme. Elle correspond à une phase du mouvement ouvrier, et,
plus généralement encore, à une tendance constante du mouve-
ment ouvrier. Ce qui, chez l'organisation, s'exprime comme ten-
dance à s'intégrer dans le système d'exploitation ou à viser le
pouvoir pour elle-même, s'exprime de façon symétrique chez le
prolétariat comme tendance à s'en remettre, explicitement ou
passivement, à l'organisation pour la solution de ses problèmes.
De même, la prétention du parti qu'en possédant la théorie
il possède la vérité et doit tout diriger n'aurait aucune portée
réelle si elle ne recoupait pas chez le prolétariat la conviction
chaque jour reproduite par la vie sous le capitalisme que
les questions générales sont l'apanage des spécialistes et que sa
propre expérience de la production et de la société n'est pas
« importante ». Les deux tendances traduisent le même échec,
trouvent leur origine dans la même réalité et la même idée, sont
impossibles et inconcevables l'une sans l'autre. On doit certes
juger de façon différente le politicien qui veut imposer par tous
les moyens son point de vue et l'ouvrier impuissant à répondre
à son Hot de paroles ou à déjouer ses astuces, encore plus le chef
qui « trahit » et l'ouvrier qui « est trahi »; mais il ne faut pas
oublier
que
la notion de trahison n'a pas de sens dans les rapports
sociaux. Personne ne peut trahir durablement des gens qui ne veu-
lent
pas être trahis et font ce qu'il faut pour ne pas l'être. Com-
prendre cela permet d'apprécier à sa juste valeur le fétichisme du
prolétariat et l'obsession anti-organisationnelle qui se sont emparé
récemment de certains. Lorsque les chefs syndicaux font prévaloir
une politique réformiste, ils n'y réussissent que parce qu'il y a
apathie, acceptation ou réaction insuffisante de la masse ouvrière.
Lorsque le prolétariat français, depuis quatre ans, laisse massacrer
et torturer les Algériens et ne s'agite, faiblement, que lorsqu'il
s'agit de sa propre mobilisation ou de ses propres salaires, il est
bien superficiel de dire que c'est là le méfait de Mollet et de
Thorez, ou de la bureaucratisation des organisations.
Le rôle énorme des organisations à cet égard ne signifie
pas
que la classe ouvrière n'est pas dans le coup. Le prolétariat n'est
ni une entité totalement irresponsable, ni le sujet absolu de
l'histoire ; et ceux qui ne voient dans son évolution que le
problème de la dégénérescence des organisations veulent paradoxa-
lement en faire les deux à la fois. Le prolétariat, à les écouter,
tire tout de lui-même et n'a aucune part dans la dégénérescence
73
tou-
-
des organisations. Non; en première approximation, le prolé-
tariat n'a que les organisations qu'il est capable d'avoir.
Sa situation oblige le prolétariat à entreprendre et
jours recommencer une lutte contre la société capitaliste. Au
cours de cette lutte, il produit de nouveaux contenus et de nou-
velles formes des formes et des contenus socialistes ; car
combattre le capitalisme signifie mettre en avant des objectifs,
des principes, des normes, des modes d'organisation qui s'opposent
radicalement à la société établie. Mais aussi longtemps que celle-ci
dure, le prolétariat reste en partie sous son emprise.
Cette emprise se manifeste de façon particulièrement visible
sur les organisations ouvrières. Lorsqu'elle devient dominante,
ces organisations dégénèrent - ce qui va de pair avec leur bureau-
cratisation. Il y aura toujours aussi longtemps que le capi-
talisme durera des « conditions objectives » rendant cette
dégénérescence possible ; cela ne veut pas dire qu'elle soit fatale.
Les hommes font leur propre histoire. Les conditions objectives
permettent simplement un résultat qui est le produit de l'action
et de l'attitude des hommes. En l'occurrence, cette action est allée
dans un
sens bien défini : d'un côté, les militants révolution-
naires sont restés en partie ou sont redevenus prisonniers des
rapports sociaux et de l'idéologie capitalistes. D'un autre côté, le
prolétariat est également resté sous cette emprise et a accepté d'être
I'exécutant de ses organisations.
III
UNE NOUVELLE PERIODE
DU MOUVEMENT OUVRIER COMMENCE
Sous quelles conditions cette situation peut-elle se modifier
dans l'avenir ? Que l'expérience de la période précédente per-
mette, aussi bien aux militants révolutionnaires qu'aux ouvriers,
de prendre conscience de ce que les conceptions et les attitudes
des uns et des autres avaient de contradictoire et, en fin de
compte, de réactionnaire. Que les militants puissent opérer le
renversement nécessaire et parviennent à concevoir d'une nouvelle
manière, d'une manière socialiste, ce qu'est la théorie, le pro-
gramme, la politique, l'activité, l'organisation révolutionnaires.
Que le prolétariat, d'autre part, parvienne à voir sa lutte comme
une lutte autonome et l'organisation révolutionnaire non pas
comme une direction chargée de son sort mais comme un moment
et un instrument de sa lutte.
Ces conditions existent-elles maintenant ? Ce renversement
est-il affaire d'un effort de volonté, d'une inspiration, d'une
nouvelle théorie plus correcte ? Non; ce renversement est désor-
mais rendu possible par un fait objectif énorme, qui est précisé-
74
ment la bureaucratisation du mouvement ouvrier. L'action du
prolétariat a produit la bureaucratie. La bureaucratie s'est intégrée
dans le système d'exploitation. Si la lutte du prolétariat contre
l'exploitation continue, elle se tournera aussi non simplement
contre les bureaucrates comme personnes, mais contre la bureau-
cratie comme système, comme type de rappo sociaux, comme
réalité et comme idéologie correspondante.
C'est là un complément essentiel à ce qui a été dit plus haut
sur le rôle des facteurs objectifs. Il n'y a pas des lois, économiques
ou autres, rendant désormais la bureaucratisation impossible ;
mais il y a une évolution qui est devenue objective, car la société
s'est bureaucratisée et donc la lutte du prolétariat contre
cette société ne peut être que lutte, en même temps, contre la
bureaucratie. La destruction de la bureaucratie n'est pas « inéluc-
table », comme la victoire du prolétariat dans sa lutte n'est pas
« inéluctable ». Mais les conditions de cette victoire sont désor-
mais posées par la réalité sociale, car la prise de conscience du
problème de la bureaucratie ne dépend plus de raisonnements
théoriques ou d'une lucidité exceptionnelle ; elle peut résulter de
l'expérience quotidienne des travailleurs qui rencontrent devant
eux la bureaucratie non pas comme menace potentielle dans un
avenir lointain, mais comme un adversaire en chair et en os, né
de leur propre 'action.
PROLETARIAT ET BUREAUCRATIE
DANS LA PERIODE ACTUELLE
Les événements des dernières années montrent que le prolé-
tariat" fait l'expérience des organisations bureaucratiques non pas
en tant que directions qui « se trompent » ou « trahissent », mais
de façon infiniment plus profonde.
Là où ces organisations sont installées au pouvoir, comme
dans les pays de l'Est, le prolétariat y voit nécessairement l'incar-
nation pure et simple du système d'exploitation. Lorsqu'il par-
vient à briser le carcan totalitaire sa lutte révolutionnaire n'est
pas simplement dirigée contre la bureaucratie, mais met en avant
des objectifs qui traduisent positivement l'expérience de la bureau-
cratisation. Les ouvriers de Berlin Est demandaient en 1953 « un
gouvernement de métallurgistes », les conseils ouvriers hongrois
revendiquaient la gestion ouvrière de la production (16).
Dans la plupart des pays occidentaux, l'attitude des travail-
leurs face aux organisations bureaucratiques montre qu'ils y
voient des institutions qui leur sont extérieures et étrangères.
A l'opposé de ce qui se passait encore à la fin de la deuxième
guerre mondiale, dans aucun pays industrialisé les travailleurs
(16) Voir les nº 13 et 20 de cette revue.
75
ne croient encore que les partis ou les syndicats veulent ou peu-
vent changer fondamentalement leur situation. Ils peuvent les
« appuyer », en votant pour eux comme pour un moindre 'mal ;
ils peuvent les utiliser c'est souvent encore le cas pour ce qui
est des syndicats comme on utilise un avocat ou les pompiers.
Mais rarement ils se mobilisent pour eux ou sur leur appel ; jamais
ils n'y participent. Que les inscrits au syndicat augmentent ou
diminuent, personne n'assiste aux assemblées syndicales. Les
partis peuvent de moins en moins compter sur le militan-
tisme actif d'adhérents ouvriers et fonctionnent surtout avec des
permanents payés, des petits bourgeois et des intellectuels « de
gauche ». Aux yeux des travailleurs, partis et syndicats font partie
de l'ordre établi – plus ou moins pourris que le reste, mais
fondamentalement identiques à celui-ci. Lorsque des luttes ouvriè-
res se déclenchent, elles se déroulent fréquemment en dehors
des organisations bureaucratiques, parfois directement contre
elles (17).
On est donc entré dans une nouvelle phase de développement
du prolétariat que l'on peut si l'on veut dater de 1953 ;
c'est le début d'une période historique, pendant laquelle le prolé-
tariat tendra à se débarrasser des résidus de ses créations de 1890
et de 1917. Désormais, lorsque les travailleurs mettront en avant
leurs propres objectifs et voudront lutter sérieusement pour les
réaliser, ils ne pourront le faire qu'en dehors et le plus souvent
à l'encontre des organisations bureaucratiques. Cela ne signifie
pas que celles-ci disparaîtront. Aussi longtemps que le proletariat
acceptera le système d'exploitation, il subsistera des organisations
exprimant cet état de fait et qui seront les rouages de l'intégration
du prolétariat à la société capitaliste, dont le fonctionnement est
désormais inconcevable sans elles. Mais de ce fait même, chaque
lutte tendra à opposer les travailleurs aux organisations bureau-
cratisées ; et si ces luttes se développent, de nouvelles organi-
sations surgiront du prolétariat lui-même, car des fractions d'ou-
vriers, d'employés, d'intellectuels sentiront la nécessité d'agir
de façon systématique et permanente pour aider le prolétariat à
réaliser ses nouveaux objectifs.
LE BESOIN D'UNE NOUVELLE ORGANISATION
Si la classe ouvrière doit entrer dans une nouvelle phase
d'activité et de développement, d'immenses besoins pratiques et
idéologiques apparaîtront.
(17) Voir les textes sur les grèves de 1953 et 1955 en France et
sur les grèves en Angleterre et aux Etats-Unis dans les nºs 13, 18, 19
et 26 de cette revue. Sur la signification de l'attitude de la population
française face au gaullisme, voir l'article « Bilan » dans le n° 26 de
cette revue.
76
Le proletariat aura besoin d'organes d'expression, permettant
à l'expérience et à l'opinion ouvrières de dépasser l'atelier et
le bureau où les enferme la structure capitaliste de la société et
brisant le monopole bourgeois et bureaucratique sur les moyens
d'expression. Il aura besoin d'organes d'information, le rensei-
gnant sur ce qui se passe chez les diverses couches d'ouvriers,
chez les classes dominantes, dans la société en général, dans les
autres pays. Il aura besoin d'organes de lutte idéologique contre
le capitalisme et la bureaucratie et capables de dégager une
conception socialiste positive des problèmes de la société.
Il sentira le besoin qu'une perspective socialiste soit définie, que
les problèmes qu'affronterait un pouvoir ouvrier soient éclaircis
et élaborés, que l'expérience des révolutions passées soit dégagée
et rendue aux générations présentes. Il aura besoin d'instruments
matériels et de liaisons interprofessionnelles, interrégionales, inter-
nationales. Il aura besoin d'attirer dans son camp les employés,
les techniciens, les intellectuels et de les intégrer à sa lutte.
Ces besoins, la classe ouvrière ne peut pas les satisfaire direc-
tement elle-même, en dehors d'une période de révolution. La
classe ouvrière peut faire « spontanément » une révolution, mettre
en avant les revendications les plus profondes, inventer des formes
de lutte d'une efficacité incomparable, créer des organismes qui
expriment son pouvoir. Mais la classe ouvrière, en tant que tout
indifférencié, ne fera pas par exemple un journal ouvrier national,
dont l'absence se fait cruellement sentir aujourd'hui ; ce sont des
ouvriers et des militants qui le feront, et qui nécessairement
s'organiseront pour le faire. Ce n'est pas la classe ouvrière dans
son ensemble qui diffusera l'exemple de telle lutte menée dans tel
endroit ; si des ouvriers et des militants organisés ne le diffusent
pas, cet exemple sera perdu car il restera inconnu. La classe
ouvrière comme telle ne s'intégrera pas, en période normale,
les techniciens et les intellectuels que toute la vie dans la
société capitaliste tend à séparer des ouvriers ; et sans
telle intégration, une foule de problèmes qui se posent au mouve-
ment révolutionnaire dans une société moderne resteraient inso-
lubles. Ni la classe ouvrière comme telle, ni les intellectuels
comme tels ne résoudront le problème de l'élaboration continue
d'une théorie et d'une idéologie révolutionnaires, qui ne peut se
faire que par la fusion de l'expérience ouvrière et des éléments
positifs de la culture moderne; or, le seul lieu dans la société
contemporaine où cette fusion puisse avoir lieu, c'est une orga-
nisation révolutionnaire.
Travailler pour répondre à ces besoins signifie donc néces-
sairement construire une organisation aussi large, aussi solide,
aussi efficace que possible.
Cette organisation ne pourra exister qu'à deux conditions.
La première, c'est que la classe ouvrière reconnaisse en elle
un instrument indispensable à sa lutte. Sans un appui important
une
77
de la classe ouvrière l'organisation ne saurait se développer ni
pour le bien ni pour le mal. La phobie de la bureaucratisation que
développent actuellement certains, méconnaît ce fait fondamental :
il y a très peu de place pour une nouvelle bureaucratie, aussi
bien objectivement (les bureaucraties existantes couvrent les be-
soins du système d'exploitation) que, surtout, dans la conscience
du prolétariat. Ou alors, si le prolétariat laissait à nouveau une
organisation bureaucratique se développer et tombait encore sous
son emprise, il faudrait en conclure que toutes les idées dont
on se réclame sont fausses, en tout cas pour ce qui est de la
période historique actuelle, et probablement pour ce qui est de
la perspective socialiste aussi. Car cela signifierait que le prolé-
tariat est incapable d'établir un rapport socialiste avec une orga-
nisation politique, qu'il ne peut pas résoudre sur des bases saines
et fécondes le problème de ses relations avec l'idéologie, avec les
intellectuels, avec d'autres couches sociales ; que donc, finalement,
le problème même de l’ « Etat » serait insoluble pour
lui.
Mais l'organisation ne serà reconnue par le proletariat comme
un instrument indispensable de lutte que
si - c'est la deuxième
condition elle tire toutes les leçons de la période historique
écoulée, si elle se place au niveau de l'expérience et des besoins
actuels du prolétariat. L'organisation ne pourra se développer
et même exister tout court que si son activité, sa structure, ses
idées, ses méthodes correspondent à la conscience anti-bureaucra-
tique des travailleurs et l'expriment, que si elle est capable de
définir sur des bases nouvelles, la politique, la théorie, l'action,
le travail révolutionnaire.
LA POLITIQUE REVOLUTIONNAIRE
La fin et le moyen à la fois de la politique révolutionnaire
est de contribuer au développement de la conscience du prolétariat
dans tous les domaines, et particulièrement là où les obstacles à
ce développement sont les plus grands : sur le problème de la
société comme tout. Mais la conscience n'est pas enregistrement
et reproduction, apprentissage d'idées apportées de l'extérieur,
contemplation de vérités toutes faites. Elle est activité, création,
capacité de production. Il ne s'agit donc pas de « développer la
conscience », par des leçons, quelle que soit la qualité du
contenu et des pédagogues ; mais de contribuer au développement
de la conscience du prolétariat en tant que faculté créatrice.
Non seulement, donc, il ne peut être question pour une
politique révolutionnaire de s'imposer au proletariat ou de le
manipuler ; mais il ne peut être question de prêcher ou d'ensei-
gner au prolétariat une « théorie correcte ». La tâche d'une poli-
tique révolutionnaire est de contribuer à la formation de la
conscience du prolétariat par l'apport des éléments dont celui-ci
est dépossédé. Mais le prolétariat ne peut contrôler ces éléments,
1
78
et ce qui est encore plus important, les intégrer effectivement à
sa propre expérience et donc les féconder que s'ils sont organi-
quement reliés à elle. Cela est tout le contraire de la « simpli-
fication » ou de la vulgarisation et implique plutôt un approfon-
dissement continu des questions. La politique révolutionnaire doit
constamment montrer comment les problèmes les plus généraux
de la société se retrouvent dans l'activité et la vie quotidienne
des travailleurs, et inversement, comment les conflits qui déchirent
cette vie sont en dernière analyse de même nature que ceux qui
divisent la société. Elle doit montrer la correspondance des solu-
tions que les travailleurs donnent aux problèmes qu'ils affrontent
dans l'entreprise, et de celles qui valent à l'échelle de la société
entière. Elle doit en somme dégager les contenus socialistes que
crée constamment le prolétariat - qu'il s'agisse d'une grève ou
d'une révolution les formuler, les diffuser, en montrer la
portée universelle.
Cela est loin de signifier que la politique révolutionnaire est
l'expression passive, le reflet de la conscience ouvrière. Cette
conscience contient tout, les éléments socialistes et les éléments
capitalistes, on l'a longuement montré. Il y a Budapest, et il y a
aussi de larges couches d'ouvriers français qui traitent les Algériens
de bougnoules ; il y a des grèves contre la hiérarchie et des grèves
catégorielles. La politique révolutionnaire peut et doit lutter
contre la pénétration perpétuelle du capitalisme dans le prolé-
tariat, car la politique révolutionnaire n'est qu'un aspect de cette
lutte du prolétariat contre lui-même. Elle implique nécessairement
un choix dans ce que produit, demande, accepte le prolétariat.
La base de ce choix, c'est l'idéologie et la théorie révolutionnaire.
LA THEORIE REVOLUTIONNAIRE
La conception de la théorie révolutionnaire qui a prévalu
pendant longtemps — science de la société et de la révolution,
élaborée par les spécialistes et introduite dans le prolétariat par
le parti
est en contradiction directe avec l'idée même d'une
révolution socialiste comme activité autonome des masses. Mais
elle est aussi profondément erronée sur le plan théorique même.
Il n'y a pas de « démonstration » de l'écroulement inéluctable
de la société d'exploitation (18), il y a encore moins de « vérité »
(18) Quelle que soit l'acuité de sa crise les événements de
Pologne l'ont encore démontré récemment la société d'exploitation
ne peut être renversée que si les masses, non seulement entrent en
action, mais portent cette action au niveau nécessaire pour qu'une
nouvelle organisation sociale prenne la place de l'ancienne. Si cela
n'a pas lieu, la vie sociale doit continuer et elle continuera sur l'an-
cien modèle, plus ou moins modifié en surface. Or aucune théorie
ne peut * démontrer » qu'inéluctablement les masses s'élèveront à
ce niveau d'activité; une telle « démonstration » serait une contra-
diction dans les termes.
79
sur le socialisme pouvant être établie par une élaboration théo-
rique en dehors du contenu concret créé par l'activité historique
et quotidienne du prolétariat. Il y a un développement propre
du prolétariat vers le socialisme sans quoi il n'y aurait pas de
perspective socialiste. Les conditions objectives de ce dévelop-
pement sont données par la société capitaliste elle-même. Mais
ces conditions posent seulement un cadre, elles définissent les
problèmes que rencontre le prolétariat dans sa lutte, elles sont
loin de déterminer le contenu des réponses. Ces réponses consti-
tuent une création du prolétariat, qui reprend les éléments objectifs
de la situation mais en même temps les transforme et par là
même construit un champ d'action et des possibilités objectives
inconnues et insoupçonnées auparavant. Le contenu du socialisme,
c'est précisément cette activité créatrice de masses qu'aucune
théorie n'a jamais pu et ne pourra jamais anticiper. Marx n'a pas
pu anticiper la Commune (non pas comme événement, mais
comme forme d'organisation sociale), ni Lénine les Soviets, ni l'un
ni l'autre n'ont pu anticiper la gestion ouvrière. Marx n'a pu
que tirer les conclusions et dégager la signification de l'action
du prolétariat parisien pendant la Commune – et il a eu l'im-
mense mérite de le faire en bouleversant ses propres conceptions
antérieures. Mais il serait tout autant faux de dire qu'une fois
ces conclusions dégagées, la théorie possède la vérité et qu'elle
peut la fixer dans des formulations valant désormais sans limite.
Ces formulations ne valent que jusqu'à la phase suivante d'entrée
en action des masses, car celles-ci tendent chaque fois à dépasser
le niveau de leur action antérieure, et par là même, les conclusions
de l'élaboration théorique précédante.
Le socialisme n'est pas une théorie juste s'opposant à des
théories fausses ; c'est la possibilité d'un monde nouveau qui se
lève des profondeurs de la société et qui met en question jusqu'à
la notion même de « théorie ». Le socialisme n'est pas une idée
correcte. C'est un projet de transformation de l'histoire. Son
contenu est que ceux qui sont la moitié du temps les objets de
l'histoire en deviennent intégralement les sujets - ce qui serait
inconcevable, si le sens de cette transformation était détenu par
une catégorie spécifique d'individus.
La conception de la théorie révolutionnaire doit être modi-
fiée en conséquence. Elle doit l'être tout d'abord en ce qui con-
cerne la source dernière de ses idées et de ses principes qui ne
peut être autre que l'expérience et l'action du prolétariat, histo-
rique aussi bien que quotidienne. Toute la théorie économique est
à reconstruire à partir de ce qui est contenu en germe dans la ten-
dance des ouvriers vers l'égalité des salaires ; toute la théorie de
la production, à partir de l'organisation informelle des ouvriers
dans l'entreprise ; toute la théorie politique, à partir des prin-
cipes incarnés par les Soviets et les Conseils. Ce n'est qu'avec ces
points de repère que la théorie pourra mettre en lumière et utili-
80
wered
<
ser ce qui a une valeur révolutionnaire dans la création cultu-
relle générale de la société contemporaine.
La conception de la théorie doit être modifiée, en second lieu,
en ce qui concerne son objet et sa fonction. Celle-ci ne peut pas
être de produire les vérités éternelles du socialisme, mais d'aider à
la lutte pour la libération du prolétariat et de l'humanité. Cela
ne signifie pas que la théorie est un appendice utilitaire de la lutte
révolutionnaire, ni que sa valeur se mesure à l'aune de l'effica-
cité de propagande. La théorie révolutionnaire est elle-même un
moment essentiel de la lutte pour le socialisme, et elle est cela
dans la mesure où elle est vérité. Non pas vérité spéculative,
vérité de contemplation, mais vérité unie à une pratique, vérité
qui éclaire un projet de transformation du monde. Sa fonction
est donc de formuler chaque fois explicitement le sens de l'entre-
prise révolutionnaire et de la lutte des ouvriers ; d'éclairer le
cadre où se place cette action, d'en situer les divers éléments et de
fournir un schéma global de compréhension permettant de les
relier entre eux ; de maintenir vivant le rapport entre le passé et
l'avenir du mouvement. Mais elle est surtout d'élaborer la per-
spective socialiste. Le dernier répondant de la critique du capi-
talisme et de la perspective d'une nouvelle société, pour la théorie
révolutionnaire, c'est l'activité du prolétariat, son opposition aux
formes d'organisation sociale établies, sa tendance à instaurer de
nouveaux rapports entre les hommes. Mais à cette activité la théo-
rie peut et doit donner un statut de vérité en en dégageant la
portée universelle. Elle doit montrer que la contestation par le
prolétariat de la société capitaliste exprime la contradiction la
plus profonde de cette société ; elle doit montrer la possibilité
objective d'une société socialiste. Elle doit donc, à partir de l'ex-
périence et de l'activité du prolétariat, définir la perspective socia-
liste de la façon la plus complète possible à l'instant donné
et en retour interpréter cette expérience à partir de cette perspec-
tive.
Enfin, la conception de la théorie doit être modifiée en ce
qui concerne son mode d'élaboration. Expression de ce qui pos-
sède une portée universelle dans l'expérience du prolétariat, et
fusion de cette expérience et des éléments révolutionnaires qui
existent dans la culture contemporaine, la théorie révolutionnaire
ne peut pas être élaborée, comme par le passé, par une couche
spécifique d'intellectuels. Elle n'aura de valeur, elle ne sera cohé-
rente avec ce qu'elle proclame par ailleurs comme ses principes
les plus essentiels, que si elle se nourrit constamment, dans la
pratique, de l'expérience vivante des travailleurs telle qu'elle se
forme quotidiennement. Ceci implique une rupture radicale avec
la pratique des organisations traditionnelles. Le monopole des
intellectuels en matière de théorie n'est pas brisé du fait qu'une
mince couche d'ouvriers sont « éduqués » par l'organisation - et
transformés ainsi en intellectuels de deuxième choix ; au
con-
81
traire, de cette façon le problème est simplement perpétué. La
tâche qui se pose à l'organisation dans ce domaine est d'associer
organiquement les intellectuels et les travailleurs en tant que tra-
vailleurs à l'élaboration de ses conceptions. Cela signifie que les
problèmes posés, les méthodes de discussion et d'élaboration doi-
vent être transformés de telle façon que la participation des tra-
vailleurs soit possible. Ce n'est pas là une « concession pédago-
gique », mais la condition première pour que la théorie révolu-
tionnaire soit adéquate à ses principes, à son objet, à son
contenu (19).
Ces considérations montrent qu'il est vain de parler de théo-
rie révolutionnaire en dehors d'une organisation révolutionnaire.
Seule une organisation qui se constitue comme organisation révo-
lutionnaire ouvrière, dans laquelle les ouvriers prédominént nu-
mériquement et dominent quant au fond, et qui établit un vaste
courant d'échange avec le prolétariat, lui permettant de mettre
à contribution l'expérience la plus large de la société — seule une
telle organisation peut réaliser une théorie qui soit autre chose
que le produit des travaux solitaires des spécialistes.
L’ACTION REVOLUTIONNAIRE
La tâche de l'organisation n'est pas de parvenir à une con-
ception, la meilleure possible, de la lutte révolutionnaire et de la
garder pour elle-même. Cette conception n'a de sens que comme
un moment de cette lutte ; elle n'a de valeur, que si elle peut
aider la lutte des ouvriers et la formation de leur expérience. Ces
deux aspects sont inséparables. L'expérience des ouvriers ne se
(19) Cette participation ne peut évidemment pas être égale sur
tous les sujets ; ce qui importe, c'est qu'elle existe sur les sujets essen-
tiels. Or la première conversion à effectuer pour les révolutionnaires
est relative à cette question : qu'est-ce qu'un sujet essentiel. Il est
certain que les travailleurs ne pourraient pas participer, en tant que
travailleurs et à partir de leur expérience, à une discussion du pro-
blème de la baisse du taux de profit. Il se trouve, comme par hasard,
que ce problème n'a strictement aucune importance (même pas « scien-
tifique »). Plus généralement : la non-participation, dans les organisa-
tions traditionnelles, allait de pair avec une conception de la théorie
révolutionnaire comme d'une « science , qui n'avait rien à voir, sauf
par ses conséquences les plus éloignées, avec l'expérience des gens.
Ce que l'on dit ici revient à se placer à un point de vue diamétrale-
ment opposé : rien ne peut être essentiel, par définition, pour la théo-
rie révolutionnaire, s'il ne peut être trouvé une manière de le relier
organiquement à l'expérience propre des travailleurs. Que cette liai-
son ne sera pas toujours simple et directe, que l'expérience dont il
s'agit ne sera l'expérience réduite à l'immédiat, c'est évident aussi.
La mystification « spontanéiste » pour laquelle le tra lleur peut, par
une opération magique et sans travail, trouver dans l'ici et le main-
tenant de son expérience tout ce qu'il lui faut pour faire une révo-
lution socialiste, est le pendant exact de la mystification bureaucra-
tique à laquelle elle veut s'opposer et tout autant dangereuse qu'elle.
*
82
forme pas, comme celle d'un intellectuel, par la lecture, l'infor-
mation écrite et la' réflexion spéculative, mais dans l'action. L'or-
ganisation ne pourra donc contribuer à la formation de l'expé-
rience ouvrière que si, a) elle agit elle-même de façon exemplaire,
b) elle aide les travailleurs à agir de façon efficace et féconde.
L'organisation ne peut renoncer à agir ou à essayer d'in-
fluencer dans un sens déterminé les actions qui se déroulent sans
renoncer à exister. Aucune forme d'action considérée en elle-
même ne peut être proscrite d'avance. Ces formes ne peuvent être
jugées que par leur efficacité quant à la fin de l'organisation
qui est toujours le développement durable de la conscience du
prolétariat. Elles vont de la publication de journaux et de bro-
chures jusqu'à la diffusion de tracts appelant à telle action et de
mots d'ordre qui, dans une situation historique donnée, peuvent
permettre une cristallisation rapide de la conscience des buts et
de la volonté d'action du prolétariat. Cette action, l'organisation
ne peut la mener de façon cohérente et consciente que si elle
a un point de vue sur les problèmes, immédiats aussi bien qu'his-
toriques, qu'affronte la classe ouvrière et qu'elle le défend devant
celle-ci autrement dit, si elle agit d'après un programme, qui
condense et exprime l'expérience à ce jour du mouvement ouvrier.
Trois tâches de l'organisation dans la période actuelle sont
les plus urgentes et exigent une définition plus précise.
La première, c'est d'amener à l'expression l'expérience des
ouvriers, d'aider les ouvriers à prendre conscience de la conscience
qu'ils possèdent déjà. Deux obstacles énormes empêchent cette
expression des travailleurs. Le premier, c'est l'impossibilité maté-
rielle de s'exprimer, résultat du monopole exercé sur les moyens
d'expression par la bourgeoisie, les partis « de gauche » et les
syndicats. L'organisation révolutionnaire devra mettre ses organes
à la disposition des travailleurs, organisés ou non. Mais il y a un
deuxième obstacle, encore plus formidable : même lorsqu'on leur
en donne les moyens matériels, les travailleurs ne s'expriment pas.
A la racine de cette attitude on trouve l'idée, constamment créée
par la société bourgeoise et propagée par les organisations « ou-
vrières », que ce qu'ils ont à dire n'est pas important. La convic-
tion que les « grands >> problèmes de la société sont sans rapport
avec l'expérience ouvrière, qu'ils sont l'apanage des spécialistes
et des dirigeants, pénètre constamment dans le prolétariat : c'est
en dernière analyse cette conviction qui est la condition de survie
du système d'exploitation. C'est à l'organisation révolutionnaire
qu'il incombe de la combattre, d'abord par sa critique de la société
actuelle, montrant en particulier la faillite du système et l'inca-
pacité de ses dirigeants à résoudre leurs problèmes ; ensuite et
surtout, en montrant l'importance positive de l'expérience des
travailleurs, la réponse que celle-ci contient on germe aux pro-
blèmes les plus généraux de la société. Ce n'est que dans la me-
83
sure où l'on détruira l'idée que ce que les ouvriers ont à dire est
insignifiant, que les ouvriers s'exprimeront.
La deuxième tâche de l'organisation, est de placer devant le
prolétariat une conception d'ensemble des problèmes de la société
actuelle, et en particulier du problème du socialisme. C'est la
difficulté qu'éprouvent les travailleurs à voir la possibilité d'une
gestion ouvrière de la société, c'est la dégradation qu'a subie l'idée
du socialisme à travers ses caricatures bureaucratiques, qui sont
l'obstacle principal sur la voie d'une action révolutionnaire du
prolétariat, à cette époque de crise profonde des rapports sociaux
du capitalisme. Il appartient à l'organisation de susciter à nou-
veau chez le prolétariat cette conscience de la possibilité du socia-
lisme, sans laquelle le développement révolutionnaire .sera infi-
niment plus difficile.
La troisième tâche de l'organisation est d'aider les travail-
leurs à défendre leurs intérêts immédiats et leur condition. La
bureaucratisation complète des syndicats dans l'énorme majorité
des cas, l'inanité de toute tentative visant à les remplacer par des
nouveaux syndicats « améliorés » font que seule l'organisation
révolutionnaire peut, dans la période actuelle, accomplir une série
de fonctions essentielles pour le succès et même la simple existence
de luttes « revendicatives » : des fonctions d'information, de com-
munication, de liaison ; des fonctions matérielles; enfin et surtout,
des fonctions de clarification systématique, par la diffusion des
revendications, des formes d'organisation, des méthodes de lutte
exemplaires créées par telle ou telle catégorie de travailleurs. Cette
action de l'organisation ne contredit nullement l'importance que
pourraient acquérir, dans la période à venir, des groupements
de lutte minoritaires autonomes des travailleurs dans les entre-
prises. L'action de tels groupements ne pourra être finalement effi-
cace que s'ils arrivent à dépasser le cadre étroit de l'entreprise.
et à s'étendre sur le plan interprofessionnel et national; à cette
extension, l'organisation peut fournir une contribution décisive.
Mais surtout, comme le prouve l'expérience, de tels groupements
ne peuvent exister de façon autre que passagère, que s'ils sont
animés par des militants convaincus de la nécessité d'une action
permanente et qui, par conséquent, relient cette action à des pro-
blèmes qui dépassent la situation des travailleurs dans leur entre-
prise. Ces militants trouveront dans l'organisation un appui indis-
pensable à leur action, et, le plus souvent même, proviendront
de cette organisation. Autrement dit, la constitution de groupe-
ments minoritaires de lutte dans les entreprises s'effectuera la plu-
part du temps en fonction de l'activité de l'organisation révolu-
tionnaire.
84
LA STRUCTURE DE L'ORGANISATION
Dans ce domaine également l'organisation ne peut que s'ins-
pirer des formes socialistes que le prolétariat a créées au cours de
son histoire. Elle doit se laisser guider par les principes qui sont
à la base du Soviet ou du Conseil d'entreprise et, sans copier litté-
ralement ces types d'organisations, les transposer dans les condi-
tions où elle est placée. Cela signifie :
a) que les organismes de base disposent, dans la détermination
de leurs propres activités, de la plus large autonomie compatible
avec l'unité de l'action générale de l'organisation;
b) que la démocratie directe, c'est-à-dire la décision collective
par tous les intéressés, est appliquée partout où elle est maté-
riellement possible ;
-c) que les organismes centraux, ayant pouvoir de décision, sont
constitués par des délégués des organismes de base, élus et révo-
cables à tout instant.
Ce sont, aụtrement dit, les principes de la gestion ouvrière
qui doivent régler la structure et le fonctionnement de l'organi-
sation. En dehors d'eux, il n'y a que les principes capitalistes qui
ne peuvent, on l'a vu, que produire des rapports capitalistes.
C'est en particulier à partir des principes de la gestion du-
vrière que l'organisation doit résoudre le problème du rapport
entre la centralisation et la décentralisation. L'organisation est unc
collectivité d'action et même de production ; elle ne peut pas
exis-
ter sans l'unité dans l'action. Toutes les questions qui concernent
l'ensemble de l'organisation relèvent donc nécessairement de dé-
cisions centralisées. Centralisées ne signifie pas prises par un Co-
mité central, mais au contraire ; prises par l'ensemble de l'orga-
nisation, soit directement, soit par l'intermédiaire de délégués élus
et révocables, par vote majoritaire. Il est d'autre part essentiel que
les organismes de base règlent de façon autonome, dans le cadre
de ces décisions centrales, leur propre activité.
La confusion créée par la domination bureaucratique depuis
trente ans a fait que certains aujourd'hui se dressent contre la
centralisation comme telle (qu'il s'agisse de l'organisation révo-
lutionnaire ou de la société socialiste) et lui opposent la démo-
cratie. Cette opposition est absurde. La féodalité était décentra-
lisée, et si la Russie de Khrouchtchev se décentralisait, elle n'en
'serait pas davantage démocratique. Un Conseil d'entreprise, par
contre, c'est de la centralisation. La démocratie n'est qu'une forme
de la centralisation ; elle signifie simplement que le centre, c'est
la totalité des participants et que les décisions sont prises par la
majorité de ceux-ci et non pas par une instance à part. Le « cen-
tralisme démocratique » des bolcheviks n'était pas un centralisme
démocratique, comme on l'a vu plus haut; son fonctionnement
effectif revenait à remettre la décision à une minorité de diri-
geants. Le prolétariat a été toujours centraliste, aussi bien dans
85
ses actions historiques (Commune, Soviets, Conseils) que dans
ses luttes courantes ; il a été également démocratique, c'est-à-dire
partisan du pouvoir du plus grand nombre. S'il faut chercher une
racine sociale à la contestation du principe majoritaire, ce n'est
certainement pas dans la classe ouvrière qu'on la trouvera.
Cependant, le problème de la démocratie dans l'organisation
ne concerne pas seulement la forme sous laquelle les décisions
sont prises, mais l'ensemble du processus par lequel on parvient
à ces décisions. La démocratie n'a de sens que si ceux qui doivent
décider peuvent le faire en connaissance de cause (20). Le pro-
blème de la démocratie embrasse donc aussi le problème de
l'information adéquate, mais encore beaucoup plus : la nature des
questions posées, et l'attitude des participants face à ces questions
et aux résultats de telle ou telle décision. Finalement, la démo-
cratie n'est pas possible sans une participation active et perma-
nente de l'ensemble des membres de l'organisation à son travail
et à son fonctionnement. Cette participation, à son tour, n'est pas
et ne peut pas être le résultat de particularités psychologiques
des militants, de leur force de caractère ou de leur enthousiasme.
Elle dépend avant tout du type de travail que leur propose l'orga-
nisation et de la façon dont ce travail est conçu et effectué. Si ce
type de travail les réduit à des exécutants de décisions prises en
fait par d'autres, leur participation sera infime ; car même l'exé-
cutant le plus acharné ne participe à son travail d'exécution que
pour une petite partie de ses potentialités. C'est donc la possi-
bilité donnée par l'organisation à chacun de ses membres de parti-
ciper à la production de l'organisation en tant qu'élément créateur
et de contrôler cette production à partir de son expérience propre
c'est cette possibilité qui mesure le degré de démocratie que
l'organisation a pu réaliser.
Est-ce que de cette façon peut-on prétendre avoir résolu une
fois pour toutes les problèmes, être à l'abri des modes de pensée
de la société établie, avoir trouvé la recette qui évitera à l'orga-
nisation toute bureaucratisation, au prolétariat toute erreur et
toute défaite ? Ce serait ne rien comprendre à ce qui a été dit que
de le supposer ; et c'est également ne rien comprendre aux ques-
tions posées que de demander un tel type de réponse. A ceux
qui demandent des « garanties » assurant qu'une nouvelle orga-
nisation ne se bureaucratisera pas, on doit répondre : vous êtes
déjà parfaitement bureaucratisés vous-mêmes, vous êtes les fan-
tassins rêvés d'une nouvelle bureaucratie, si vous pensez qu'un
théoricien établira à partir d'une réflexion spéculative le plan qui
éliminera la possibilité de la bureaucratisation. La seule garantie
contre la bureaucratisation réside dans votre propre réflexion,
(20) Voir, dans le n° 22 de cette revue, « Sur le contenu du socia-
lisme »,
p. 4 et suivantes.
86
dans votre propre action - dans votre participation la plus grande
possible, certainement pas dans votre abstention.
L'activité révolutionnaire est sujette à une contradiction cru-
ciale, on l'a dit ici depuis des années : elle participe de la société
qu'elle veut abolir. Cette contradiction est l'homologue de la
situation contradictoire du prolétariat lui-même sous le capita-
lisme. C'est une absurdité que de chercher maintenant une solu-
tion théorique à cette contradiction ; une telle -solution n'existe
pas, la solution théorique d'une contradiction réelle est un non
sens. Cela ne peut pas motiver l'abstention, mais la lutte. Par-
tiellement, la contradiction se résoud à chaque étape de l'action ;
totalement, seule la révolution peut la résoudre. Elle se résoud
en partie dans la pratique lorsqu'un révolutionnaire met en avant,
devant des ouyriers, des idées qui leur permettent d'organiser
et de clarifier leur expérience — et lorsque ces ouvriers utilisen:
ces idées pour aller plus loin, faire surgir des nouveaux contenus
et finalement « éduquer l'éducateur ». Elle se résoud en partie
lorsqu'une organisation propose une forme de lutte et que cette
forme est reprise, enrichie, élargie par les travailleurs. Elle se
résoud lorsqu'au sein de l'organisation un véritable travail collec-
tif s'instaure, lorsque les idées et l'expérience de chacun sont dis-
cutées
par les autres et dépassées pour se fondre dans une per-
spective et une action communes, lorsque les militants se déve-
loppent par leur participation à tous les aspects de la vie et de
l'activité de l'organisation. Rien de tout cela n'est jamais défini-
tivement acquis, mais il n'y a que cette voie sur laquelle on puisse
progresser. Quelle que soit la forme de l'organisation et son acti-
vité, la participation effective des militants sera toujours un problè-
me, une tâche à réaliser quotidiennement. Ce problème on ne le ré-
soud pas en décrétant qu'il ne faut pas d'organisation - car cela
revient à se contenter d'une participation nulle, c'est-à-dire équi-
vaut exactement à la solution bureaucratique totale. On ne le ré-
soud pas non plus par des statuts qui automatiquement garantissent
la participation maximum — car de tels statuts n'existent pas. Il y
a simplement des statuts qui permettent la participation, et d'au-
tres qui la rendent impossible. Quel que soit le contenu de la
théorie révolutionnaire ou du programme, son rapport profond
avec l'expérience et les besoins du prolétariat, il y aura toujours
la possibilité, plus même : la certitude qu'à un moment donné cette
théorie ou ce programme seront dépassés par l'histoire, et il y aura
toujours le risque que ceux qui les ont jusqu'alors défendus ten.
dent à en faire des absolus et veuillent leur subordonner et leur
asservir les créations de l'histoire vivante. On peut limiter ce ris-
que, éduquer les militants et pour commencer s'éduquer soi-même
dans cette idée, que le critère ultime du socialisme se trouve chez
les hommes qui luttent aujourd'hui, et non dans les résolutions vo-
tées l'année dernière. Mais on ne peut jamais l'éliminer complète
ment; en tout cas, on ne l'élimine pas en éliminant la théorie et le
87
programme, car cela revient à éliminer toute action rationnelle, à
perdre la vie pour garder de mauvaises raisons de vivre.
Cette situation contradictoire, ce n'est pas le militant révolu-
tionnaire qui la crée ; elle lui est imposée, comme au prolétariat,
par la société capitaliste. Ce qui distingue le militant révolution-
naire du philosophe bourgeois c'est qu'il ne reste pas fasciné par
la contradiction une fois qu'il l'a constatée, mais lutte pour la dé-
passer ; qu'il ne cherche pas à la dépasser par une spéculation soli-
taire, mais par l'action collective. Et agir, c'est tout d'abord s'orga-
niser.
Paul CARDAN.
(La deuxième partie de ce texte, consacrée à la
critique des positions de Claude Lefort, sera publiée
dans le prochain numéro de Socialisme ou Barbarie).
...
88
La révolte de Léopoldville
1. Par sa position géographique, le Congo belge joue
le rôle d'un. bouclier entre l'Afrique noire évoluée, où, quel
que soit le degré d'indépendance qui les accompagne, les
fonctions de gouvernement sont assumées par les noirs eux-
mêmes, où existent la plupart des droits politiques et sociaux
des nations modernes, des partis et des syndicats, et où l'indé-
pendance est une réalité ou une possibilité concrète pour tous
les Etats, et tout le sud du continent africain, à partir du
Congo belge et du Kenya : Angola et Mozambique portugais,
Nyassaland et Rhodésie anglais, Union de l'Afrique du Sud.
Là, une minorité de blancs gouverne, opprime, exploite une
énorme majorité de noirs chassés de leurs terres, enfermés
dans des
camps
de travail, astreints encore en Angola et Mo-
zambique au travail forcé, soumis à la ségrégation, privés
des moindres droits : droit de grève, de réunion, d'organi- .
sation, de vote.
L'insurrection de Léopoldville met à nu la fragilité de
ce bouclier et ridiculise le verbiage crétin des administra-
teurs coloniaux belges, la fierté qu'ils éprouvaient à montrer
que chez eux rien ne bougeait. Mais le système colonial belge
ne diffère en rien de celui qui s'étend sur tout le sud du
continent, si ce n'est par le caractère particulièrement odieux
de son expression officielle. Ses contradictions sont donc, à
peu de choses près, celles de l'ensemble de la domination
européenne et blanche dans ce secteur de l’Afrique. Elles
produisent les mêmes effets, la même lutte de la part des
noirs un mois après les événements de Léopoldville la
révolte éclate au Nyassaland et en Rhodésie. Ce sont ces
contradictions qu'on voudrait résumer maintenant rapide-
ment, non sans avoir rappelé auparavant certains aspects par-
ticulièrement importants de l'insurrection du 4 et 5 janvier.
2. — Quel qu'ait été le rôle de l’ABAKO (Association des
originaires du Bas-Congo, sur laquelle nous reviendrons dans
la seconde partie de cette note), le caractère spontané de la
révolte de Léopoldville, la participation de la totalité de la
:
89
.
population noire ne font aucun doute et ressortent claire-
ment de l'ensemble des informations qui ont été données
par
la
presse.
D'abord, en effet, personne n'a déclenché la révolte, ni
n'en a donné l'ordre : elle s'est déclenchée d'elle-même, ou
plutôt sur l'initiative de la masse des noirs rassemblés dans
l'après-midi du dimanche 4 janvier devant une salle où une
section de l’ABAKO devait tenir une réunion d'information
sur le récent voyage des bourgmestres noirs en Belgique.
Voici, selon une lettre publiée par l'hebdomadaire « La
Gauche » (organe de l'aile gauche du Parti socialiste belge),
comment la révolte a commencé :
« Les responsables avaient introduit à temps la demande
d'autorisation nécessaire, mais au dernier moment le premier
bourgmestre (belge) leur fit signifier son refus d'accorder
l'autorisation sollicitée. Les membres avaient déjà occupé le
local pour la réunion. Les dirigeants, y compris Kasavubu,
leur firent part de la décision prise. Il y eut de violentes
perturbations. Finalement les gens se calmèrent et quittèrent
la salle pour rejoindre la chaussée. Sur celle-ci des Abakistes
ont crié à tue-tête : « Indépendance »... Un commissaire de
police européen qui se trouva à proximité intima à ces gens
l'ordre de se taire. L'un d'eux lui répondit qu'ils étaient
dans le droit de crier « Indépendance », vu que la Charte
coloniale reconnaît à tout habitant de ce pays le droit de
manifester publiquement ses opinions. Cet Abakiste fut immé-
diatement embarqué dans une jeep, puis ce fut le tour d'un
second et d'un troisième. Finalement, comme on voulait s'em-
parer de lui, un quatrième résista. Gifflé par le commissaire,
il le saisit par le cou et le flanqua par terre. Un autre com-
missaire intervint à son tour et tira un coup de feu sur
l’Abakiste en question. Ce fait a déchaîné la foule qui se
rua sur les deux commissaires. »
Après avoir donné une version sensiblement identique
des événements qui devaient provoquer le début de la révolte,
Serge Bromberger, envoyé spécial du « Figaro » au Congo
belge, écrit (Figaro, 28-1-59) : « (les policiers battent) en
retraite précipitamment. Déjà la foule renverse une des jeeps
et l'incendie. Quand les petits paquets de gardiens de la
paix noirs, rassemblés de droite et de gauche, commencent
à arriver ils ne sont plus en nombre voulu pour faire face à
une meute déchaînée qui a mis le feu à deux autobus et
qui lapide les voitures belges. Les Abakistes ne sont plus
seuls. A côté du local où devait se tenir la réunion, se trouve,
en effet, le stade Baudoin où 20 000 spectateurs des cités
assistent à un match de football. Alertés, ils abandonnent le
spectacle et se joignent aux manifestants. » Il semble
que
dès ce moment le mouvement ait totalement échappé aux
90
{
bourgmestres noirs, dirigeants de l'ABAKO. Selon Brom-
berger : « Le procureur du roi, escorté de M. Pinzi, bourg-
mestre noir d'une des communes (et dirigeants de l’ABAKO,
jeté quelques jours plus tard en prison, en considération
sans doute de ce service - S. Ch.) parviennent à parler à la
foule environnante qui paraît s'apaiser. Mais à cent mètres
de là, d'autres groupes commencent à piller les boutiques
des commerçants portugais. Ceux-ci sortent armés de revol-
vers et de couteaux et ne refluent vers la ville européenne
que pied à pied lorsque les flammes embrasent leurs échop-
pes. »
Des détachements de l'armée coloniale belge (« Force
publique ») tentent d'intervenir ; « la foule cède devant les
bâtons levés, écrit Bromberger, mais se referme derrière la
troupe. Celle-ci s'enfonce ainsi dans la ville indigène mais
doit bientôt rebrousser chemin, car elle est attaquée de tous
les côtés à la fois, à coups de pierre. Ordre est donc donné
d'évacuer le quartier (indigène · S. Ch.). » A partir de ce
moment jusqu'à la fin de la soirée du lendemain, et même,
pour les quartiers les plus éloignés de la ville blanche,
jusqu'au mercredi suivant, les noirs restent entièrement maî.
tres des rues de leurs propres quartiers, effectuant même, selon
Bromberger, un raid sur la prison située à la lisière de la
ville blanche et réussissant à ouvrir une brèche dans le mur
d'enceinte. « La Gauche » du 17-1-59 fait état d'une tenta-
tive de se porter en masse sur la ville européenne. Partout
où la foule a passé, précise un autre correspondant, sur les
murs et les carcasses des voitures incendiées, se trouve ins-
crit le mot : Indépendance.
L'expulsion de l'armée et en même temps des commer-
çants européens en majorité portugais qui rançonnent la popu-
lation noire à la fois comme vendeurs et comme usuriers, a
été obtenue pratiquement sans effusion de sang de la part
des noirs, en tout cas
sans entraîner la mort d'un seul
soldat ni d'un seul européen. «Les manifestants, écrit un
correspondant dans « La Gauche », ne cherchent pas à tuer.
Ils ne sont armés ni de haches ni de couteaux. Ils ont tenu
tête à la force publique d'une manière très courageuse, riant
lorsqu'on tirait en l'air et se jetant sur les fusils. La Force
publique a été mise à la limite de ses forces par une émeute
totalement inorganisée, conduite par des individus non armés
et totalement ignorants des règles du jeu. »
Ce n'est que dans l'après-midi du lendemain que les
Belges, ayant regroupé leurs troupes, encerclé les agglomé.
rations indigènes et armé la population européenne, osent
de nouveau s'aventurer dans les quartiers noirs, précédés de
pancartes annonçant : « Attention, on va tirer. » Voici com-
ment un correspondant de « La Gauche » décrit le ratissage
91
un
auquel se sont livré policiers, soldats et groupes armés d’Eu-
ropéens : « Des commissaires de police européens ont tiré
sur tous ceux qu'ils rencontraient sur leur passage : femmes,
vieillards, enfants... A Matete, un employé, père de 6 enfants,
qui s'apprêtait à se rendre à son travail, fut abattu froide-
ment par un commissaire. A Yolo, un commerçant assis
devant son magasin reçut en pleine tête une balle tirée par
un commissaire. La plupart des Européens ont été armés par
les soins de la force publique. Ils s'amusent à tirer sur
n'importe quel noir... » Le nombre de cadavres sur lequel
le colonialisme belge a réinstallé son droit à exercer
« paternalisme bienveillant » sur les populations africaines,
s'élève selon l'administration à 78, et selon les bourgmestres
noirs à 340. Du côté européen il n'y a aucun mort : 20 bles-
sés graves et 50 blessés légers, selon Bromberger.
Un mois plus tard, les bourgmestres noirs, révoqués par
l'administration, et les dirigeants de l'ABAKO sont en prison,
l’ABAKO est interdit. Les câbles expédiés de Léopoldville
font état presque quotidiennement de manifestations de noirs,
d'opérations de répression. Le 2 février, la police annonce
qu'elle a opéré 1 500 arrestations depuis les journées du 4
et du 5 janvier.
Historiquement, le colonialisme ne vient pas se plaquer
indifféremment des
rapports sociaux qui resteraient
immuables. La société primitive, telle que le colonialisme la
trouve, très faiblement hiérarchisée, gouvernée selon le prin-
cipe de la démocratie primitive, ne présente qu'un nombre
restreint d'éléments aptes à servir tels quels l'exploitation
coloniale : celle-ci exige, donc dès le départ la destruction
des 9/10 des institutions primitives, et la transformation radi-
cale des autres, leur réduction à l'état d'agents de l'esclava-
gisme, de l'extermination, du travail forcé, du pillage et du
vol.
Mais toute société d'exploitation est également une so-
ciété, et c'est là que réside sa contradiction essentielle. Elle
suppose des formes sociales, des rapports stables entre exploi-
tants et exploités, une organisation de l'exploitation. Elle
crée constamment les conditions à partir desquelles se déve-
loppe une société « inofficielle » qui entre immédiatement
en conflit avec elle. Ceci est particulièrement évident au
Congo belge.
D'abord, en effet, les nécessités d'une exploitation inten-
sifiée du sous
us-sol, la mise en oeuvre à cette fin des moyens
les plus modernes et les plus coûteux, le développement d'une
industrie de consommation travaillant pour le marché inté-
rieur, mais surtout l'impossibilité d'obtenir des noirs, dans les
conditions précédentes du travail forcé et des camps, une par-
sur
92
ticipation suffisante à leur propre travail (qualité du travail,
assiduité, etc.) et la productivité extrêmement basse qui en
résultait, tout ceci a contraint les Belges à opérer certains
aménagements. Le travail forcé a été aboli (non sans avoir
contribué, au cours de la seconde guerre mondiale, à la vic-
toire des « démocraties ») ; les ouvriers noirs ont eu le « droit >>
de se marier, de fonder des foyers et même de faire des
enfants (à l'intérieur des camps officiels des compagnies) ;
la pratique des raids périodiques effectués par les compagnies
dans les campagnes pour se procurer de la main-d'ouvre a
été supprimée et une main-d'oeuvre stable créée. Aux portes
des villes blanches, des bidon-villes et des cités ouvrières ont
été construites, abritant une population urbanisée en rupture
de plus en plus prononcée avec le monde rural. Curés et Admi-
nistration ont scolarisé un nombre relativement élevé d'en-
fants. Les compagnies se sont préoccupé de l'éducation
technique du prolétariat, créant une petite couche d'ouvriers
spécialisés et de professionnels noirs.
Mais au fur et à mesure il se produit également une réor-
ganisation par les noirs de leur propre vie sociale. La concen-
tration dans les villes d'une masse de gens d'origines diverses,
leur brassage, la dissolution des anciens liens villageois, la
création d'une classe relativement homogène de salariés de
1 200 000 personnes, en expansion rapide, l'éducation de dizai-
nes de milliers d'hommes dans la production industrielle
et l'administration, déterminent les conditions de cette réor-
ganisation. Les hommes, se dégageant des particularismes tri-
baux, apprennent à se considérer avant tout comme des
exploités et s'éveillent à la possibilité d'une lutte collective.
La réaction contre l'atomisation et la dégradation que tend
à provoquer la ville a pour résultat une prolifération d'or-
ganisations de toutes sortes, à l'intérieur desquelles la con-
science politique naissante se répand. « La croissance exubé-
rante des associations dans les villes africaines est un point
sur lequel on a souvent insisté, écrit Thomas Hodgkin (1). On
a moins parlé de la contribution que ces organisations ont ap-
portée au développement des mouvements nationaux. D'abord
elles ont permis aux Africains de retrouver, dans le nouveau
cadre urbain, le sentiment de la communauté d'intérêts que
la société africaine traditionnelle atteignait à travers l'orga-
nisation tribale. En second lieu, elles ont donné à une large
minorité l'expérience des formes d'administration... Troisiè-
mement, en période de fermentation et de crise, elles four-
(1) « Nationalism in Colonial Africa », p. 84. Frederick Muller Ltd,
London.
93
nissent les cellules de base autour desquelles une organisation
politique à l'échelle nationale peut se construire. »
A cette cristallisation, sous la société coloniale, d'une
société « inofficielle » qui tend constamment à la mettre
en question, l'administration et les compagnies réagissent en
instaurant un contrôle de type totalitaire : c'est à ce totalita-
risme que se ramène le paternalisme belge. Contrôlé étroi-
tement dans son travail, risquant par exemple la prison à
chaque malfaçon, le travailleur noir doit également vivre
dans les camps et cités des compagnies, et se fournir dans
leurs magasins ; envoyer ses enfants dans leurs écoles ; se faire
soigner dans leurs hôpitaux, prier dans leurs églises et voir
leurs films (2). Quand ce ne sont pas les compagnies qui
exercent ce contrôle, c'est l'administration. Toute association
est supervisée par elle, toute réunion quelle que soit sa nature,
se tient en présence d'un fonctionnaire colonial. Voici par
exemple en quoi consiste le travail d'un de ces fonction-
naires, M. Mons, administrateur d'une agglomération afri-
caine de Léopoldville, tel qu'il est décrit par Basil Davidson
(« Le Réveil de l'Afrique ») : « M. Mons se tue littérale-
ment de travail et cela principalement parce qu'il doit pré-
sider quelque 30 « associations » africaines apparemment inof-
fensives (3), scouts, clubs de sauvetage, unions tribales, etc.
Tant que lui-même ou un de ses adjoints, est président ou
trésorier, il a la certitude qu'il n'arrivera « rien de grave ».
Mais ce parternalisme ne fait que rendre le contrôle de
la vie sociale plus difficile en obligeant cette vie à entrer dans
la clandestinité, en privant l'administration et les compagnies
de la moindre notion sur ce qui se passe dans leur domaine
de juridiction. Davidson cite l'exemple de l'Union Minière
qui découvre tout d'un coup, à la suite d'une opération de
police, que quelques-uns de ses meilleurs ouvriers sont mem-
bres d'une secte interdite, et rapporte également les paroles
d'un fonctionnaire qui, après lui avoir présenté un commis
aisé, propriétaire d'une radio, d’un pick-up, d'un frigidaire
et de 13 paires de chaussures, remarque amèrement : « Même
cet homme pourrait appartenir en secret à l'une de ces
société proscrites, à ces églises dissidentes. » L'incapacité de
l'administration à se faire la moindre idée de ce qui se passe
sur le territoire qu'elle est censée gérer est comiquement et
involontairement mise en évidence par l'envoyé spécial du
(2) « Nationalism in Colonial Africa », p. 123.
(3) « Le réveil de l'Afrique », Editions Présence Africaine, p. 159.
Basil Davidson se trompait en disant qu'elles étaient « apparemment
inoffensives » comme devait le prouver le rôle joué par les associations
tribales le 4 et 5 janvier.
94
« Monde » au Congo belge, à la recherche, derrière le minis-
tre belge des colonies, de l'interlocuteur valable : « Le drame,
écrit-il (Le Monde, 18-1-59), se répète partout avec tous les
interlocuteurs : il est impossible de se faire une idée exacte
de ce qu’un interlocuteur représente. On n'est même pas
sûr qu'il se représente lui-même, car le Congolais est dans
80 cas sur 100 un « yes-man » qui dit « oui » quand on le
lui suggère, quitte à en faire à sa tête par la suite. » Relatant
une entrevue avec un groupe de noirs évolués de Stanleyville,
qui s'affirment entièrement satisfaits par la déclaration du
gouvernement belge du 13 janvier, l'envoyé spécial du
« Monde » poursuit : « Quelques heures plus tard, la moitié
de ceux qui assistaient à la réunion vinrent nous retrouver à
l'hôtel pour rectifier ce qu'ils avaient dit le matin : « Nous
n'avons pas dit la vérité... Nous vous le disons franchement
parce que vous n'êtes pas colonial... Même parmi nous il y
a des vendus. Notre président, M. Lopès, par exemple, est un
mulâtre séduit par tout ce que font les blancs. Quand il se
rend à Léopoldville le gouverneur le reçoit, on le comble
d'honneurs. Pour nous c'est un homme perdu. En outre, on
affirme qu'il fait partie de la Sûreté. »
Incapable de réaliser son objectif profond, le contrôle
totalitaire de tous les aspects de la vie sociale des noirs,
le colonialisme paternaliste recourt à la répression et à la
violence permanentes : mais ce faisant, il reconnaît son inca-
pacité à gérer la société, s'installe dans une guerre civile
larvée et se disqualifie aux yeux du capitalisme lui-même,
qui commence chercher dans une bourgeoisie noire en voie
de formation, ou dans une bureaucratie embryonnaire, une
force sociale capable d'exercer le pouvoir.
4. - On a vu, plus haut, le rôle prépondérant que l'ABA-
KO a joué au cours des événements de Léopoldville. L'ABA-
KO est une association tribale regroupant les originaires du
Bas-Congo. Ce type d'association est extrêmement répandu
au Congo belge, ainsi que dans tout le sud du continent
africain. A travers l'association, les gens des villes, dont un
nombre croissant a perdu tout contact avec la campagne ou
bien ne l'a même jamais connue, réorganisent leur vie sociale,
participent à une communauté, prennent conscience de leur
unité, de leur cohésion, de leur force. Bien que basées sur
les groupements sociaux traditionnels, qu'elles visent à con-
tinuer dans les conditions nouvelles des villes, les associa-
tions tribales n'en sont pas moins des institutions nouvelles,
qui tendent dès le départ à jouer un rôle politique. Ceci pour
plusieurs raisons. D'abord, l'administration elle-même, s'ef-
forçant, avec des précautions inouïes, de provoquer une
évolution politique « contrôlée », est amenée à reconnaître
95
légalement l'existence des associations tribales, qu'elle espère
garder en main en s'attachant la couche africaine « évoluée »
(petite bourgeoisie et fonctionnaires éduqués) qui les dirige.
D'où la participation des associations aux élections de bourg-
mestres des grandes agglomérations.
Mais le succès extraordinaire et la politisation extrême-
ment rapide des associations tribales découle surtout du fait
qu'elles seules canalisent, expriment et organisent les aspi-
rations des masses prolétarisées des villes. Aucune autre
organisation ne remplit ce rôle. Compte tenu de la surveil-
lance constante de l'administration, un certain nombre d'or-
ganisations politiques et syndicales existent et fonctionnent,
au moins sur le papier. Dans le pire des cas elles sont plus
ou moins totalement contrôlées par l'administration ou par
ses mouchards ; dans le « meilleur » des cas, celui du parti
socialiste belge et du syndicat des travailleurs belges (socia-
liste), elles n'offrent aux noirs aucune possibilité réelle do
s'organiser autour de leurs intérêts propres. Plutôt que de
s'occuper de l'organisation des travailleurs noirs, les syndi-
cats socialistes ou chrétiens préfèrent encaisser tranquille-
ment les cotisations des cadres blancs, payés au moins 5 fois
plus que les noirs de même rang. Une tentative d'ouvrir
aux noirs les portes de la section socialiste de Léopoldville,
a provoqué l'indignation des « camarades » européens. Une
organisation socialiste noire, « L'Action socialiste » (4) a pour-
tant été créée. D'autres organismes à l'intérieur desquels se
cristalliseront les intérêts propres du prolétariat noir (5),
viendront sans doute à existence au cours de la période qui
s'ouvre : mais bien qu'appelées, en tant qu'étape de la lutte
anticolonialiste à un dépassement rapide, il n'en est pas moins
évident que les associations tribales jouent pendant toute une
période un rôle prépondérant.
En assumant un rôle politique, les associations tribales
dépassent leur détermination étroitement tribale et raciale,
et se posent comme associations nationales. Aux élections de
bourgmestres plusieurs associations s'affrontaient, mais au
cours de l'automne 58 l’ABAKO diffusait deux textes dans
lesquels se reflète nettement la tendance à se transformer
en organisme politique : « L'ABAKO demande l'indépen-
dance » et « Le Congo face au 18 octobre ». Ce dernier texte
disait, entre autres choses : « Nous protestons contre cette
annexion, cette juxtaposition du Congo à une Belgique 80 fois
plus petite, car la réalité révèle une disproportion cinglante et
(4) Sur laquelle nous aurons l'occasion, ici-même, de revenir.
(5) Les nombreuses grèves qui se produisent actuellement sem.
blent indiquer qu'il ne s'agit pas d'une perspective lointaine.
96
aveuglante des avantages pour les uns et des désavantages
pour les autres... Il nous est impossible de nous laisser trom-
per à perpétuité par cette conception du paternalisme et du
fraternalisme plus verbal qu'effectif. La manière dont nous
sommes traités à tous les égards ne prouve pas la réalité de
toutes ces belles théories... Congolais, nos frères, prenons
conscience de notre destinée. Jusqu'à quand nous mènera-
t-on comme des brebis à l'abattoir ? Jusqu'à quand nous
contenterons-nous d'assister à la politique des autres, aux
combinaisons des autres ? Jusqu'où nous mènera cette mysti-
fication consciente et cette aliénation politique ? Le 18 octo-
bre est la fête de l'asservissement au colonialisme et à l'impé-
rialisme ; seuls les trusts et les consortiums monopolisateurs
s'en réjouissent. »
Aujourd'hui interdite et ses leaders emprisonnés, l'ABA-
KO est reconnue par tout le Congo, ses positions expriment
les revendications de tout le pays, et les tentatives de l'Admi-
nistration de lui trouver un contrepoids dans d'autres asso-
ciations tribales restent parfaitement vaines, ainsi que le rap-
porte l'envoyé spécial du « Monde » (18-2-59) dans le repor-
tage déjà cité. Si ces tentatives sont vaines, c'est moins à
cause du « prestige » dont jouirait l’ABAKO, des «mar-
tyrs » dont elle peut se vanter, que parce qu'elles essaient
de s'opposer à la tendance de la totalité de la société noire
à sécréter, par tous les pores de sa peau, des organisations
politiques.
S. CHATEL.
97
Documents
LA GREVE DE L'USINE SAINT-FRERES, A BEAUVAL (SOMME)
Une grève a eu lieu en novembre-décembre à l'usine de Beauval
(Somme) de la Société Saint-Frères. Après quatre semaines de lutte,
les grévistes ont obtenu des concessions qu'ils ont considérées comme
satisfaisantes. Yvon Bourdet est allé deux fois voir les grévistes et a
eu également l'occasion de s'entretenir avec un des dirigeants C.G.T.
de la Somme qui s'est occupé particulièrement de ce mouvement. Voici
le récit de ces visites et de cet entretien.
- VISITE AUX GREVISTES DE BEAUVAL
>
Jeudi, il décembre. En face des grilles de l'usine, j'aperçois,
de l'autre côté de la rue autour d'une tente et. d'un poêle, un groupe
d'ouvriers. A un poteau, deux drapeaux tricolores et deux pancartes
signalant la grève et faisant appel à l'entraide.
Je suis professeur au Lycée d'Amiens et désirant organiser une
collecte dans le Lycée en faveur des grévistes, je viens m'informer des
conditions de la lutte et de leurs besoins. Ils trouvent cela tout normal :
Caron va arriver, il vous expliquera mieux et puis Duvivier va venir
aussi d'Amiens, il y aura une réunion.
Voilà Guy Caron, le trésorier du Comité de grève. Nous allons dans
le café où règne une certaine animation. Je prends quelques notes ;
mon interlocuteur parle alors plus lentement, répète ses chiffres.
Depuis le 17 novembre, 70 ouvriers de l'usine sont en grève ;
ils appartiennent à l'atelier de « rolsage » qui prépare la matière pre-
mière (le jute). De ce fait, l'usine est paralysée et les autres ouvriers,
(480) sont en chômage (sans « avoir droit », paraît-il, aux allocations
de chômage). Ces « chômeurs » sont d'ailleurs entièrement solidaires des
grévistes : rentrés dans l'usine pour demander du travail ils ont refusé
de remplacer les 70 grévistes et ont occupé l'usine pendant 36 heures.
Motif de la grève : Les ouvriers gagnaient, selon le rendement, de
160 à 180 francs l'heure. Leur travail consiste à mettre en place et à
surveiller chacun 12 bobines : quand on a mis en marche la 12°, il faut
revenir à la première ; on doit renouer les fils qui cassent. Or, l'usine
mélange actuellement du mauvais jute (fibres de 30 cm) au bon (fibres
de 150 à 200 cm). Là où il n'y avait que 25 neuds à faire, il en faut
maintenant 45 ; un ouvrier qui traitait 600 kg de jute en une nuit
n'arrive plus qu'à 510 kg.
De ce fait le salaire horaire s'établit vers 155 fráncs.
L'accélération des cadences depuis trois ans avait abouti graduelle-
ment à une augmentation des salaires de 22 fr. 74 par heure ; l'utili-
sation de la matière première de mauvaise qualité annule pratiquement
98
cette augmentation. Ainsi l'accélération des cadences depuis trois ans
aboutit finalement à donner à la Direction la possibilité d'utiliser une
mauvaise matière première (moins chère) : tout se passe comme si les
augmentations n'avaient été là (provisoirement) que pour faire accepter
les nouvelles normes.
But de la grève : Les ouvriers demandent que, quelle que soit
la matière utilisée, le salaire horaire ne puisse être inférieur à 170 francs.
Où en est la lutte ? Un piquet de grève de jour et de nuit, sur le
bord de la route N° 16, un peu avant Doullens. La grève a été déclen-
chée par des membres de tous les syndicats et surtout, semble-t-il, par
des « inorganisés ». La grève est dirigée par un comité de 15 membres
qui organise les secours. Des réunions plénières ont lieu tous les jours
vers 4 heures. Elles réunissent plus de 100 personnes. Le Comité reçoit
des dons en espèces (près de 200 000 francs) et des dons en nature
(un maire des environs a fait parvenir les 3/4 d'une vache). Jusqu'ici la
Direction n'a rien voulu savoir. Elle s'est contentée de découvrir une
erreur comptable (qui durait depuis trois ans !) concernant les jeunes.
Sans doute la Direction craint-elle le scandale : des enfants, de 14 ans
ont la charge de démonter mille bobines à l'heure, d'un poids total voisin
d'une tonne, pour 85 francs !
Duvivier, le secrétaire départemental C.G.T., vient d'arriver. Nous
allons dans la salle de bal du café, mise à la disposition des grévistes.
Une centaine de personnes sont déjà là, autant de femmes que d'hom-
mes, quelques enfants.
Duvivier prend la parole, il me regardera souvent avec insistance.
Il déclare qu'il sait très bien que tout ce qui se dit ici est répété aux
patrons et que c'est tant mieux et il fera aussi appel à l'objectivité
de la presse, si elle a des représentants parmi nous.
Duvivier présente d'abord deux syndicalistes, qui, l'un après l'autre,
« apportent le salut fraternel des camarades » de X. et Y. et aussi un
peu d'argent. On les applaudit.
Duvivier cite d'autres cas de solidarité dans un esprit qui pourrait
étonner :
1. Une collecte a été organisée dans une boîte et on a collecté
même parmi les membres de la Direction ; l'un de ceux-ci aurait déclaré
en versant son obole : « Les Saint-Frères sont vraiment dégueulasses ! »
(Tonnerre d'applaudissements.)
2. Duvivier raconte ensuite le cas d'un « bon patron », ancien résis-
tant lui, qui a lutté pour «foutre le boche dehors », qui maintenant
dirige une maison de confection ; ses ouvriers sont bien payés ; la col.
lecte parmi eux. à rapporté 4 000 francs.
3. Un monsieur bien mis, chapeau, gants, est venu au bureau de
la C.G.T. et a donné 1000 francs pour les grévistes. Il n'a pas voulu
donner son nom. On regardé par la fenêtre et on l'a vu monter dans
une de ces voitures, vous savez, là, longues avec des ailės... (Rires et
applaudissements.)
Venons-en maintenant, dit Duvivier, aux choses sérieuses :
a) Les grévistes et la C.G.T.
Duvivier a été choqué par un article du Courrier Picard, inspiré
ou publié par F.O. et qui accuse Duvivier d'organiser la grève et de
se livrer ici à un « spectacle ». Il élève la voix et se fâche : « Spectacle !
camarades, votre grève ! » (l'assistance reste froide, n'approuve ni ne
condamne, cela ne semble pas les concerner. L'intéressant est que les
applaudissements ne se déclenchent nullement, comme dans les assem-
blées politiques, lorsque l'orateur arrive point d'orgue de
l'enthousiasme ou de l'indignation ; ils paraissent comme gênés par la
phraséologie).
au
99
veux
venus
en
:
Duvivier explique alors : Vous savez bien, vous, que ce n'est pas
la C.G.T. qui a fomenté votre grève, qu'elle a été décidée par des
membres de tous les syndicats et peut-être même et je ne
pas le savoir
par des inorganisés. Nous ne sommes venus qu'ensuite.
Nous sommes
vous aider et, croyez-le, camarades ! sans nous,
vous seriez déjà battus !
b) Les propositions patronales...
Oui ! nous en avons reçu ! (silence très attentif) C'est la raison
pour laquelle, votre délégation au ministre, au lieu de quitter Amiens
à midi, n'est partie qu'à 2 heures. Ils doivent être reçus en ce moment
au cabinet du ministre, dès leur sortie ils nous téléphoneront le résul.
tat ici. Ces propositions, camarades, on nous a demandé de les garder
secrètes ; mais moi, délégué, je ne me sens pas le droit de discuter de
propositions qu'ignoreraient les ouvriers qu'elles concernent. Je garde-
rais un
secret que me confieraient des ouvriers, mais pas de secret
pour nos ennemis ! (Applaudissements.) Je dis cependant que ces pro-
positions sont intéressantes, très intéressantes.
Duvivier lit un papier (le style est juridico-administratif
et pour ma part je ne comprends rien : il est fait référence aux
pratiques antérieures et au salaire aux pièces, avec plusieurs chiffres
par centimes).
Ces propositions ne sont pas mauvaises, interroge Duvivier tout en
enchaînant. Léger flottement. « Non, ce n'est pas bon ! » interrompt
un ouvrier un peu âgé, qui parle sans changer d'attitude, sans lever
la tête, avec calme « C'est recommencer comme avant ! » (Assenti.
ment quasi général. Quelques paroles de-ci de-là que je ne comprends
pas.) Attendez, dit Duvivier, j'ai dit elles ne sont pas mauvaises,
et surtout elles existent, sentez-vous tout le chemin parcouru ? Mais j'ai
dit qu'il faut ajouter une clause et c'est sur ça qu'il va falloir
maintenant discuter qui stipulera : salaires aux pièces d'accord,
mais avec
une sorte de minimum garanti, que le salaire horaire ne
puisse être inférieur à... X. (Assentiment.) (Les ouvriers demandent
170, mais je ne crois pas que Duvier ait prononcé ce chiffre.)
c) Comment Duvivier dégonfle un ballon.
Je vais maintenant faire allusion à autre chose, pour que la Direc-
tion sache que je vous en ai avertis et que le piège est éventé. Ils
mettent des camions à la disposition des délégués, pour une réunion
à Flixecourt (je comprends que les Etablissements Saint-Frères voudraient
réunir les représentants syndicaux ou les délégués d'entreprise de leurs
diverses usines pour trouver un compromis). Camarades ! c'est un piège !
Duvivier se livre alors à une critique des délégués pourris, il y en
a dans tous les syndicats et, je ne crains pas de le dire, à la C.G.T.
(Large assentiment.) Je sais, moi, ce qu'il sortirait de cette réunion :
LA CONDAMNATION DE VOTRE GREVE ! Aussi, je les en avertis,
s'ils veulent organiser cela, leurs délégués, je leur ferai casser la gueule
par les ouvriers. (Acclamations enthousiastes.)
d) Saint-Frères, l'invincible, prend peur, à nous la victoire !
On vous
a toujours dit qu'on ne pouvait rien contre Saint, qu'il
était fort. Mais il cède, voyez ses propositions et surtout il sait que
vous ne pouvez être vaincus, que si vous deviez rentrer dans l'usine
en vaincus et cette menace est connue ce serait pour saboter, pour
que le rendement baisse encore ! (Acclamations enthousiastes.) Puis,
une chute de ton : Camarades, il faut que votre grève soit terminée cette
semaine ! (Aucune réaction.)
e) Après la grève
Qu'on ne nous parle plus de régler nos différends par l'ancien
comité d'entreprise ou un quelconque comité d'entreprise composé
>
100
par le patron. C'était une belle chose, les comités d'entreprise, mais il
faut le dire, nous n'avons pas été à la hauteur de notre tâche, nous
n'avions pas de délégués capables, nous avons été trahis. Vos délégués
étaient de deux sortes (parmi eux ceux de la C.G.T. aussi, je le recon-
nais) les mous et les durs. Les mous il n'a pas été difficile pour la
Direction de les acheter, il a suffi, hélas, de peu de chose, un poste de
travail un peu plus agréable, souvent rien de plus. Pour les durs, le
patron a payé plus cher, il a été jusqu'à acheter une épicerie à l'un
d'eux (tous comprennent de qui il s'agit, approuvent et s'indignent ;
Duvivier cite encore le cas du dirigeant que lui, Duvivier, remplace,
qui était pourri, qui volait dans la caisse syndicale et était payé par
les patrons ; ses détournements de fonds lui ont valu des mois de
prison). C'est pourquoi je demande, si on doit faire appel pour dis-
cuter à un quelconque comité d'entreprise, qu'il soit totalement renou-
velé et même recréé par un vote à bulletin secret de vous tous.
Hélas ! après la grève, vous serez moins nombreux, combien même
viendront assister à une réunion ! (Quelques protestations, on ne peut
travailler et assister à des réunions.) Nous viendrons à l'heure que vous
choisirez, mais hélas ! Enfin, je ne veux pas terminer sur cette note
désabusée. Et il exalte la grève, qui vous a tant appris, plus que des
dizaines d'années . de « vie syndicale » ordinaire, qui a élevé votre
niveau d'une façon exemplaire, qui vous apprend les sottises qui s'im-
priment dans les journaux. (Un auditeur précise que Le Parisien parle
de 500 grévistes rires méprisants.) Quand vous lirez maintenant
les journaux, vous saurez que c'est toujours pareil. Vous avez aussi
appris à me connaître, avouez que vous vous faisiez de moi une autre
idée. (Personne n'avoue ni ne désavoue.) Il continue : Hein ! vous
pensiez que j'étais une sorte de Monsieur... (une femme crie quelque
chose qui fait rire)... atmosphère bon enfant, on cite de nouveaux
gestes de solidarité : « Si ça continue vous n'aurez plus jamais envie
de recommencer à travailler ! » (Rires.)
Duvivier explique maintenant, sur le ton de la conversation, que les
délégués à Paris ne peuvent rentrer le soir, par le temps qu'il fait,
même avec une traction, il faut 1 h. 1/2 ; 2 heures disent les gens.
Cependant, Guy Caron parle à l'oreille de Duvivier et je comprends
qu'il s'agit de moi. Une femme vient me chercher. Nous évoquons une
connaissance commune du Lycée. Maintenant toute l'assistance s'intéresse
à ce que je peux être. Duvivier me demande d'adresser quelques mots
aux grévistes, ils seront si réconfortés qu'un professeur les soutienne.
Je lui dis que je ne suis pas mandaté par les professeurs d'Amiens qui
ignorent même ma visite, mais que je veux bien dire quelques mots
à titre individuel. Duvivier me présente alors, ma qualité fait une
vive impression, Duvivier le sent : Il est venu, il n'a pas craint de
s'asseoir au milieu de vous ! C'est que les professeurs, aussi, sont
exploités par l'Etat capitaliste, ils reçoivent des salaires qui ne
respondent pas à leur valeur ni à leurs diplômes ; au lieu de se con:
sacrer à l'enseignement, ils auraient pu s'orienter vers l'industrie et
aussitôt ils deviendraient une de ces blouses blanches que vous
connaissez que trop (assentiment) qui gagnent de 100 à 150 000 par
mois. Il va vous parler à titre individuel, n'ayant pas encore contacté
les autres professeurs, il est venu justement pour pouvoir les ren.
seigner.
cor
ne
Je leur dis combien je suis ému par leur combativité, que je ne
m'attendais pas à pouvoir assister à une telle réunion, que je ne croyais
rencontrer que quelques personnes isolées pour m'informer. Naturelle-
ment, je les félicite de combattre ainsi tous unis, sans se soucier
des étiquettes, ni des questions secondaires. Que dès le lendemain je vais
101
faire mon possible pour collecter de l'argent en vue de soutenir leur
lutte. Je peux ainsi terminer au milieu d'une ovation. Duvivier me prie
d'attendre le coup de téléphone de Paris, mais ma visite que j'avais
prévue courte a duré des heures, je suis à 20 km d'Amiens, je prends
congé et mon départ est salué de nouveaux applaudissements.
Le lendemain j'affiche un papier dans la salle des prof. Les pre-
miers lecteurs me donnent 500 ou 1 000 francs. Les stals me disent que
je viens de leur couper l'herbe sous le pied. Ils demandent que «en
vue d'une plus grande efficacité » mon appel soit pris en charge par le
SNES, un appel signé simplement Bourdet, ça ne signifie rien. J'accept
pour n'avoir pas l'air de chercher à me faire valoir. Aussitôt, l'inscription
ajoutée, un ex-syndiqué vient me dire qu'il ne veut plus rien donner,
J'ajoute une nouvelle inscription précisant que le SNES n'est que l'in-
termédiaire organisateur, que nous nous adressons à tous nos collègues
et que l'argent sera remis « au nom des professeurs d'Amiens » sans
aucune référence au SNES. Le lendemain (à l'heure où j'écris) 15 000
francs sont rassemblés.
SECONDE VISITE A BEAUVAL
La collecte du Lycée a rapporté 26 000 francs (1). Je retourne à
Beauval pour remettre cette somme au trésorier. Huit jours ont passé.
Une dizaine de grévistes assurent le piquet de grève. Ils me parlent
avec une grande cordialité : rien de nouveau, mais ce serait fou de s'ar-
rêter maintenant sans avoir rien obtenu ; à la rigueur, après trois jours,
on aurait pu reprendre le travail sans victoire ; après tant d'heures de
salaire perdues c'est impossible. La détermination tranquille et rai.
sonnée de ces hommes est frappante. Je leur dis que j'apporte 26 000
francs et que la collecte continue. « C'est un commencement ! » dit
l'un. Je ne crois pas qu'il veuille indiquer par là que cette première
somme est peu importante, il a voulu plutôt commenter le fait que la
« collecte continue ». Aucun n’exprime de remerciements, j'ai l'agréable
impression de rendre compte d'une mission et de remettre ce qui est dû.
Le trésorier, Caron, habite une des nombreuses maisons uniformes
de la Cité ouvrière. Il me redit bien des détails que je connais et
notamment l'histoire du riche inconnu, venu au siège départemental de
la C.G.T., avec une splendide voiture pour remettre 1 000 francs. Il me
confirme que la grève n'a pas été déclenchée par les syndicats ;
contraire, quand Duvivier est arrivé d'Amiens, il était tout épaté :
« Vous avez débrayé ? Non ! c'est vrai ? » A son avis, la combativité
ne s'atténue pas. Il est vrai que le risque de mise à pied est restreint :
l'usine Dunlop va bientôt s'ouvrir ; mais les dirigeants de cette nou.
velle usine ont passé un accord avec la direction des filatures au
terme duquel ils n'ont pas le droit d'embaucher d'ouvriers des usines
de tissage. Şi Saint licenciait ses ouvriers, ceux-ci seraient libres de
s'engager chez Dunlop.
Je lui répète que j'ai été très intéressé et touché par la réunion
des grévistes l'autre jour. Il se plaint que les gens ne parlent pas
assez tant que Duvivier est là, quand il est parti, dit-il, c'est bien plus
animé, toute le monde veut parler, les critiques fusent de partout.
Sont-ce des critiques contre Duvivier ? « Ah ! non, pas du tout »
répond-il ; il s'agit plutôt de critiques adressées au Comité de grève
et portant sur des détails d'organisation.
au
>
(1)Finalement 34 200 francs ont été rassemblés (dont 3 500 recueillis
à Paris par le groupe I.L.O.).
102
APRES LA GREVE : ENTRETIEN AVEC ARMAND DUVIVIER,
SECRETAIRE GENERAL DE L'UNION DEPARTEMENTALE C.G.T.
DE LA SOMME
Jeudi, 15 janvier. Il est 14 h 30. Je n'avais pas pris rendez-vous.
cependant Duvivier me reçoit très aimablement dans sa salle à manger
où il termine son repas. Pendant près de deux heures, il me parle sim-
plement et amicalement ; je regrette un peu le ton de mon premier
récit au
cours duquel je le jugeais d'après son titre en fonction de
nos critiques contre la « bureaucratie syndicale ». Mon hostilité de
principe a peut-être légèrement modifié la perspective ; en tout cas,
j'éprouve maintenant plutôt de la sympathie pour ce militant.
Comment la grève a été déclenchée
Duvivier est arrivé à une conviction nette : cette grève a été une
provocation. Je ne comprends pas. « Attendez ! » Certes, les ouvriers
étaient mécontents, à Beauval ; mais les conditions n'étaient pas
réunies pour déclencher une grève et une grève cela se prépare avec
soin. L'usine de Beauval avait jusqu'ici toujours été un peu favorisée
par les patrons et, en retour, les patrons donnaient comme exemple, le
« bon esprit » de Beauval. La C.G.T. n'avait que 60 adhérents, F.O. 30
(sur .550 ouvriers). Aux réunions syndicales ne venaient qu'une dou-
zaine de personnes.
Cependant, par une série de mesures graduelles, la Direction, ces
dernières années, cherchait à aligner son usine de Beauval sur les autres.
On avait commencé par accélérer les cadences ; les ouvriers avaient
accepté, les salaires étant liés à la productivité. Mais l'utilisation du
jute de mauvaise qualité ramenait brusquement les salaires à ce qu'ils
étaient avec les anciennes cadences.
La Direction était naturellement au courant du mécontentement
sourd des ouvriers et elle craignait de ne pouvoir faire accepter de
nouvelles « modifications techniques ». Elle décida donc, selon Duvivier,
de donner une leçon aux ouvriers. A cette fin, il fallait les pousser à
une grève improvisée ; au bout de trois jours, ce serait la panique ;
les ouvriers viendraient implorer la reprise du travail et la Direction
pourrait ainsi imposer ses nouvelles conditions. Hypothèses ? Non, voici
les preuves, dit Duvivier : la grève a commencé dans l'atelier de
rolsage où travaillent successivement trois équipes (8 heures chacune,
en tout 70 ouvriers, les métiers ne s'arrêtent jamais).
Chaque équipe se compose donc d'une vingtaine d'ouvriers seule-
ment et il était facile de provoquer un débrayage. Un des indices qui
m'a mis la puce à l'oreille ? Les deux ouvriers (un inorganisé et un
F.0.) qui ont déclenché le mouvement ont été, au cours de la dernière
semaine, partisans de la reprise du travail, alors que rien n'avait été
obtenu et que le patron cherchait par tous les moyens à briser la grève.
Au début, au contraire, la Direction a « favorisé » la grève. « Vous
voulez faire la grève ? Faites-la ! » La troisième équipe a trouvé la
porte close. A ce moment, d'ailleurs, la Direction aurait pu pallier la
défection des « rolseurs » (comme elle essaiera de le faire la quatrième
semaine) en amenant par camion du jute préparé dans les ateliers de
rolsage de ses autres usines ; au lieu de cela, tout le reste de l'usine
a été réduit au chômage.
Quand Duvivier est arrivé à Beauval, il a tout de suite flairé le
piège : la Direction provoquait une grève parce qu'elle savait que les
syndicats étaient faibles (« les 12 auditeurs de nos réunions, vous pensez
s'ils sont au courant ! »). D'autre part, trois semaines auparavant, ils
avaient fait signer par iatr des cinq délégu d'entreprise un texte
reconnaissant que les salaires avaient subi une augmentation.
5
103
« Vous leur avez alors donné le conseil de reprendre le travail ? »
« Parfaitement ! D'accord pour une grève d'avertissement ; mais
il faut reprendre le travail, la plateforme de revendication n'est pas
« bonne ». Mais tous se sont récriés : « Non ! Non ! Nous ne repren.
drons le travail, qu'après avoir obtenu satisfaction ! » « Attention, les
gars ! leur ai.je dit, ça, c'est la grève illimitée. » « C'était une folie de
déclencher une telle action sans préparation ; la spontanéité, la sponta-
néité, cela mène à des catastrophes ! » « D'ailleurs des amis, ici, même
des gens de F.O.,. m'ont dit : Ne vas pas te fourrer là-dedans, c'est
perdu d'avance ; tu ne feras qu'y perdre (il hésite un peu) oui, enfin,
ton prestige, etc. » Mais Duvivier pense qu'il faut aider incondition:
nellement les ouvriers. Tant pis si nous sommes battus ! Ce n'était
pas d'ailleurs la première fois qu'il n'était pas d'accord avec d'autres
dirigeants syndicaux ; pour sa part, il aime mieux un gars qui se
trompe, qui fait des sottises, mais qui fait quelque chose à condition
qu'il ne persévère pas trop dans l'erreur naturellement, précise-t-il). Pour
vérifier si le mécontentement était authentique, Duvivier, en bon marxiste,
a eu recours à l'économie ; il a fait le tour des commerçants : bouchers,
épiciers, bistros. Tous ont dit : notre chiffre d'affaires a baissé. Il
fallait donc organiser cette grève.
La conduite de la grève
Duvivier a fai désigner un délégué par en demandant qu'on
choisisse parmi les meilleurs ouvriers (parce que, ajoute-t-il pour moi
« j'ai remarqué que ce sont presque toujours les plus intelligents »).
Quarante ouvriers ont été ainsi désignés, mais il n'était pas possible
de travailler à 40. On a éliminé ceux qui, par exemple, ne disaient
rien, finalement nous sommes restés à 15, en majorité des hommes
nouveaux. Caron, par exemple, le trésorier, Duvivier ne le connaissait
pas avant cette grève.
« Combien de syndiqués C.G.T., parmi ces 15 ? » « Trois. »
Duvivier me précise encore que ce Comité de grève a effectivement
dirigé les opérations, que lui Duvivier n'était là qu'à titre de conseiller.
Puis, il « élève un peu le débat » ; l'important, selon lui, ce n'est pas
de savoir quelle est, quelle doit être l'importance de la C.G.T. ; l'im-
portant, à l'époque actuelle, c'est l'unité à la base et d'ailleurs l'unité
à tous les échelons. Il déplore que F.0. ne se soit pas intéressée à
la grève jusqu'à la dernière semaine et que même, à ce moment-là,
on ait eu l'impression qu'elle intervenait avec l'accord des patrons (Caron
avait déjà fait allusion à la « trahison » de F.O.). Le délégué F.0.
aurait brusquement sorti un protocole d'accord dont il n'avait pas fait
état auparavant et les représentants patronaux se seraient déclarés tout
de suite d'accord avec ces propositions qui n'accordaient rien aux gré-
vistes. Résultat : des adhérents F.O. ont déchiré leurs cartes ; cela
n'a pas fait particulièrement plaisir à Duvivier ; la direction F.O. va
se plaindre : « Vous nous avez plumés à Beauval ! » De fait, il y a
maintenant 250 cotisants C.G.T. (au lieu de 60). Mais Duvivier le répète,
il aurait aimé que F.O. en ait autant (la C.F.T.C. n'existe pas à Beauval).
« Tant que l'union ne sera pas réalisée, aucune action d'envergure ne
sera possible contre l'exploitation capitaliste. »
Finalement tout a bien marché, pendant les trois premières semaines.
Les « chômeurs » se sont entièrement solidarisés avec les grévistes. Les
difficultés ont commencé la dernière semaine. La Direction avait sous-
estimé le mécontentement ; la grève ne pourrissait pas. Alors elle a
employé les grands moyens : elle a décidé de faire marcher l'usine
avec du jute qui avait déjà subi ailleurs l'opération du rolsage ; la.
solidarité patronale a joué, jusque dans le Nord, des bobines sont
arrivées par camions. En même temps, la Direction avait fait connaître
que les chômeurs » devaient reprendre le travail sinon ils devenaient.
104
1
grévistes ; on promettait à chaque ouvrier une prime de reprise de
20 000 francs. De vingt à trente ouvriers se sont laissés tenter. Mais le
mouvement pouvait s'amplifier. Il fallait donc sortir le grand jeu. Au
petit jour, des groupes de grévistes se sont formés devant chaque
maison habitée par un ouvrier ayant accepté de reprendre le travail :
« Je leur avais bien précisé : tenez-vous sur la chaussée, aucun geste,
aucune injure. » Personne n'est sorti. Le courage est limité, observe
Duvivier ;
il faut dire aussi que ses instructions étaient secrètes et peut-
être les jaunes pensaient-ils que s'ils sortaient ils se feraient casser
la gueule. Duvivier sourit malicieusement.
Pour les ouvriers qui habitent dans les alentours de Beauval, il
fallait organiser autre chose. Nous avons suivi les camions de Saint-
Frères ; assurément nous avions des vélomoteurs et des Vespas. Mais
il a fallu leur donner l'essence. « Vous pensez, après trois semaines
de grève ! ». Cela faisait une cinquantaine de motos, les unes précédant,
les autres suivant les camions de Saint-Frères et cela jusqu'à minuit et
au-delà. Chaque fois c'était le même 'discours : on cherche à vous
tromper, tout ce qu'on vous dit est faux, restez chez vous ! Résultat :
personne n'a bougé.
Cependant le danger persistait. Saint utilisant ses autres usines
contre Beauval, cela donnait un argument pour déclencher une grève
de solidarité dans ces autres usines. Auparavant cela n'était pas possible,
la plate-forme revendicative de Beauval n'étant pas bonne. Toujours avec
les vélo-moteurs, ils sont partis à 60 à Berteaucourt et à X. Duvivier a
fait appeler les responsables syndicaux à la porte de l'usine ; il leur a
expliqué qu'objectivement ils brisaient la grève de Beauval en conti-
nuant le travail. Les délégués sont alors retournés dans l'usine et le
débrayage a été décidé. Tout s'est passé en vingt minutes. Les grévistes
sont sortis de l'usine et ont attendu les équipes suivantes qui arrivaient
de l'extérieur. Il y avait plus de 300 personnes devant les portes. Duvi.
vier m'explique que s'il s'était présenté seul aux délégués C.G.T., jamais
le débrayage n'aurait pu être obtenu ; c'est la présence physique des
grévistes de Beauval qui a provoqué le mécanisme de la solidarité.
C'est alors que Saint-Frères a cédé.
L'accord
Il a été signé à Paris, en commission paritaire. Il stipule qu'à la
rétribution de base de 1955 devra s'ajouter le supplément de 22 fr 74
acquis par l'accélération des cadences. D'autre part, une commission
technique a été créée : elle comprend cinq techniciens et cinq ouvriers
choisis par la Direction. Comme je m'étonne, Duvivier répond que
la désignation par vote à bulletins secrets n'est pas conforme à la con-
vention collective. Cette commission sera chargée de rectifier la rému.
nération en fonction de la qualité de la matière première. Duvivier
affirme que les ouvriers ont obtenu satisfaction à 98 %. Si l'accord est
assez difficile à comprendre, cela vient peut-être de ce que les revendi.
cations étaient compliquées pour quelqu'un d'extérieur à l'usine. En
tout cas les ouvriers ont été contents ; ils ont organisé un défilé pour
célébrer leur victoire. La première paye après la grève fait apparaître
des augmentations variables (20, 10, 5 francs l'heure). Les nouveaux
barêmes ont cependant abouti à une diminution pour quelques-uns.
Duvivier le signale à deux reprises, comme « quelque chose qui arrive ».
Il a un geste qui veut dire plus que l'impuissance, presque l'acceptation.
Reprise du travail et grève des enfants
Il a déjà été dit que, dans les usines Saint, des jeunes, de 14 à
17 ans, manipulent des bobines au rythme deux bobines toutes les
quatre secondes (une bobine vide et une pleine) et cela pendant 8 heures,
pour un salaire de 84 francs de l'heure. Si on additionne les poids
105
des bobines manipulées dans une journée, on arrive à 7 tonnes. Ces
bobines sont placées dans des caisses qui, pleines, pèsent 23 kg. Ce
poids est notablement supérieur à ce qui est autorisé par l'Inspection
du Travail. Pendant la grève, les enfants ont écouté ; ils ont ainsi
appris que le travail qu'on leur demandait était, en un sens, illégal.
L'accord réalisé ne supprime pas l'anomalie dont ils sont victimes ; et,
après la reprise du travail, ils font une grève d'une heure. Cette grève
paralyse l'ensemble de l'usine ; mais, cette fois, précise Duvivier, pour
corroborer sa thèse de la provocation, la Direction ne feint pas d'en
prendre son parti. D'ailleurs « les ouvriers crient » note Duvivier ;
beaucoup prétendent que ces jeunes ne sont pas si fatigués « puisqu'ils
chahutent ». On appelle Duvivier, qui maintient sa position : les enfants
ont raison, le poids des caisses est illégal. Duvivier invite les jeunes
à faire une nouvelle grève de 4 heures. Pendant ce temps, l'Inspecteur
du travail est convoqué ; il ne peut que constater que le poids des
caisses dépasse les normes. Il est alors décidé que les enfants se mettront
à deux pour les soulever ; mais le chariot qu'ils ont à pousser est
toujours trop lourd, la Direction prend l'air découragé : s'il en
ainsi, on ne prendra plus d'enfants. Précédemment la Direction avait
fait sermonner ces jeunes par leurs parents ; beaucoup de parents
avaient obtempéré. Finalement les enfants ont repris le travail, en
mettant à deux pour soulever les caisses, mais Duvivier n'est pas
satisfait.
est
se
>
L'amélioration de la productivité est une machination contre les ouvriers
Dans la seconde moitié du dernier siècle, on a découvert à Beauval
un gisement assez riche de phosphate (une modeste entreprise de
phosphates existe encore à l'entrée de la petite ville). Saint était alors
un petit tisserand ; il a commencé à faire des sacs pour ce phosphate,
puis des bâches pour couvrir les tas de sacs... L'entreprise Saint-Frères
est maintenant une puissante société anonyme, dont les actions sont
cotées en bourse, qui possède sa banque, sa compagnie d'assurances, etc.
La petite entreprise du grand-père Saint est devenue un trust interna-
tional qui possède ses plantations de jute et un réseau de distribution
très dense. Ce développement n'est naturellement pas l'effet du hasard.
Saint a installé ses usines principalement dans des bourgades. Il lui est
ainsi bien plus facile de contrôler son personnel : la vie privée de
chaque ouvrier est connue. Duvivier a été frappé de constater que les
fiches individuelles des travailleurs sont remplies de renseignements
sans rapport avec la qualification professionnelle (moralité, famille, fré.
quentations, etc.). D'autre part, la Direction de l'usine a les moyens de
contrôler la plupart des municipalités et les diverses organisations loca-
elle peut donc offrir à ses bons employés des avantages (pour
eux ou leur famille) à l'extérieur même de l'usine. Voilà, en passant,
une des causes du pourrissement des délégués syndicaux ou autres.
Cependant, le développement en extension a atteint sa limite. Par
accord inter-patronal, les usines Saint ont obtenu le traitement du tiers
du jute en France. Pour accroître les bénéfices, en respectant la clause
du tiers, la Direction a recours à l'augmentation de la productivité.
Dans cette course, les usines Saint sont « à la pointe du progrès » et
certaines sont estimées comme « les plus modernes d'Europe ». Là où
des centaines d'ouvriers étaient nécessaires, quelques surveillants suffi.
sent ; l'achat de matériel perfectionné est plus rentable que l'achat de
matériel humain pour atteindre l'objectif ; produire la même chose
en moins de temps. Lorsque les cadences ne semblent plus pouvoir être
accélérées dans le cadre des installations existantes, alors on a recours
au jute de mauvaise qualité. Cette matière première coûte naturellement
moins cher, mais, de plus, elle permet à l'entreprise de bénéficier d'une
les ;
106
con-
subvention de l'Etat. Les produits finis ne subissent aucune baisse de
qualité.
Duvivier a ainsi un nouvel exemple pour se fortifier dans sa
viction antérieure : l'accroissement de la productivité ne profite jamais
aux ouvriers ; l'augmentation des salaires résultant d'une acceptation
de l'accélération des cadences est ensuite rognée par l'introduction d'une
autre qualité de marchandise à traiter. Puisque par accord interpa.
tronal la production totale ne doit pas dépasser une certaine proportion,
l'amélioration de la productivité n'a d'autre but que d'accroître les
bénéfices de l'entreprise à l'intérieur des limites imposées. Ce résul.
tat ne peut être atteint que par une surexploitation des travailleurs. On
peut réduire leur nombre (et se débarrasser des « mauvais esprits »)
par l'introduction de machines qui demandent aux ouvriers des gestes
d'une monotonie et d'une rapidité inhumaines.
Tour d'horizon Qu'est-ce que le socialisme ?
Cette grève de Beauval a été une belle manifestation de combati
vité ouvrière, mris, naturellement, ce ne sont pas des actions locales de
ce genre qui rerverseront le capitalisme et instaureront je ne dis pas
le socialisme, ajoute Duvivier, qui cherche à exprimer que la société
future ce sera autre chose, sans doute différent de ce que nous appelons
le socialisme. Cette société viendra, la science et la technique sont à la
veille de pouvoir satisfaire les besoins de tous les hommes. Les hommes
pourront enfin être égaux et libres...
Je manifeste mon accord pour une conception de la société en
laquelle chacun pourrait réaliser librement ses virtualités ; mais Duvi.
vier ne se trompe-t-il pas sur les moyens à utiliser pour atteindre ce
but ?
« Ne faudrait-il pas déjà faire davantage confiance à la spontanéité
des ouvriers ? »
« Je suis pour la spontanéité des personnes, répond Duvivier,
mais pas pour la spontanéité des actions. »
Certes « spontanéité » n'est pas pour moi synonyme de désordre
ni d'incurie ; je veux parler de la séparation entre dirigeants et exécu-
tants... (je développe brièvement les thèses de S.B.).
Duvivier n'ignore ni ne conteste les dangers ; il évoque à nouveau
l'exemple de son prédécesseur à la direction départementale, puis il
ajoute avec une certaine solennité :
« Voyez-vous, il n'est pas difficile « de monter » ; non
ce n'est
pas difficile, ce qui est difficile, c'est en montant de rester le même.
Tenez ! après la grève, « ils » ont organisé un défilé et ils avaient pré.
paré des panneaux avec : Vive Duvivier ! J'ai dû me fâcher ; foutez-
moi ces trucs en l'air ! Surtout que je ne les voie pas, hein ! Si vous
voulez écrivez : Vive la C.G.T., ou si encore vous voulez me faire
plaisir apportez-moi 400 cartes d'adhésion.
« Bien sûr votre cas est particulier lui dis-je
vous restez
contact étroit avec les ouvriers, mais ne pensez-vous pas qu'il y
ait une logique qui sépare le dirigeant de la masse ? La bureaucratie... »
L'attaque contre la bureaucratie lui paraît un peu « la tarte à
la crème ». Il avance d'abord deux arguments de tribune :
« On a dit que j'avais touché 500 000 francs pour organiser la
grève de Beauval et il y en a qui le croient. En second lieu, les atta.
ques contre la bureaucratie de la Sécurité Sociale, à quoi cela aboutit-il ?
Le salaire des employés ne représente que 8% du budget. La presse
& fait croire le contraire, elle a monté en épingle des abus et voici
maintenant que les ouvriers se sont pour ainsi dire laissés convaincre,
ils laissent attaquer cette institution sociale. veux pas dire que
tout soit parfait, on a recruté à la hâte, dans les premiers temps, on
a placé des copains... >>
en
ne
107
eux
« Mais, enfin, tarte à la crème pour tarte à la crème, n'y a-t-il
pas, · en Russie par exemple, une sorte de nouvelle classe dont les
intérêts ne sont pas ceux de la masse et qui exploite les travailleurs ?... >>
« Puisque vous avez un peu étudié le marxisme (je le lui ai dit
en effet, mais il ne semble pas beaucoup y croire) s'il y avait exploi.
tation en U.R.S.S., ce ne serait plus le marxisme ! »
Je veux lui dire que c'est, en effet, la question qu'il faut au moins
poser, mais il n'entend pas. L'erreur selon lui a été de présenter la vie
en U.R.S.S. comme un paradis :
« Moi, par exemple, dit-il, j'ai été déporté. Je me réjouissais d'être
envoyé à l'est dans un camp qui contenait déjà pas mal de Russes.
Quelle ne fut pas ma déception ! c'étaient des gens sales, fainéants,
sournois, voleurs. Je suis tombé de haut. Quand nous avons été libérés,
j'ai parlé à des soldats russes (des soldats incomparablement mieux
éduqués que nous sous tous les rapports, et de loin !) alors, je leur
ai dit : Oui, d'accord ! mais vos nationaux qui étaient ici ! Ils m'ont
expliqué que ces gens étaient déjà dans des camps en U.R.S.S. ; qu'ils
n'étaient pas spécialement recommandables. D'autre part, un langage se
crée dans les camps et les déportés russes nous avaient fait comprendre
qu'ils étaient heureux de retourner chez : peut-être seront-ils
enfermés, mais ils n'auront plus la trique ! » Par un clin d'ail mali.
.cieux, Duvivier me fait comprendre tout ce qui sépare un camp nazi
d'un camp en U.R.S.S.
A mon sens, tout ceci nous éloigne un peu de la question essen-
tielle ; certes il y a trop à dire...
« Tenez ! je vais vous donner un argument, peut-être un peu
simpliste, mais... Voyez-vous quand je verrai les U.S.A. s'accorder avec
l'U.R.S.S., féliciter l’U.R.S.S., alors... (sous-entendu : il faudrait ouvrir
l'ail, mais ce n'est pas pour demain). Les dirigeants de l'U.R.S.S. ?
Oui, Staline ; je n'ai pas été, pour ma part, précise-t-il, d'accord avec
toutes les critiques qu'on a fait de Staline une fois mort, pour cette
première raison que j'aurais préféré qu'on les lui fît avant sa mort.
Et puis... Non, ce qui est mal, c'est l'attitude de ce ministre de l'Inté-
rieur, de la police. (Béria) qui utilise sa fonction pour rganiser. son
propre pouvoir, le travail fractionnel, c'est une honte. »
Mais pour en venir, enfin, au fond de la question, Duvivier ne
croit pas au danger de la bureaucratie : * L’U.R.S.S. est un pays m'ex-
plique-t-il, d'une étendue immense, composé de républiques extrême-
ment différentes ; l'hétérogénéité est aussi grande sinon plus
qu'entre la France et une parcelle de l'Afrique noire. Chacune de ces
républiques a son administration, son gouvernement, ses assemblées. »
A son avis, les dirigeants, Khrouchtchev et les autres, « ne sont que
des pions » ; ils n'ont pas l'importance qu'on croit. Il n'est que de voir
le « grand » Molotov redevenu petit ambassadeur.
La femme de Duvivier vient de temps à autre ; maintenant, elle
s'impatiente silencieusement et gentiment. Duvivier continue à parler
calmement. Je m'excuse de lui avoir fait perdre son temps...
« Je ne perds jamais mon temps », dit-il et il ajoute le compli.
ment de circonstance. Je lui laisse le N° 2 de Pouvoir Ouvrier. Si cela
l'intéresse, je lui ferai passer aussi la revue Socialisme ou Barbarie. I
veut bien, tout en précisant que ce n'est que « pour en discuter ». Il
veut marquer qu'il n'a pas l'intention de soutenir notre entreprise et
craignant, peut-être, que je ne le comprenne pas bien, il conclut : « C'est
bien dommage que vous perdiez votre temps dans ces groupuscules,
alors que nous aurions besoin de vous. »
Il m'accompagne dehors, nous nous promettons de nous revoir.
Yvon BOURDET.
>
108
Le monde en question
UN NOUVEAU RAPPORT DE KHROUCHTCHEV
En anticipant la réunion d'un XXI Congrès, Khrouchtchev avait
officiellement pour but de lui demander « une décision sur les chiffres
de base du développement de l'économie pour la période septennale
de 1959 à 1965 ». En fait, il s'agissait pour lui d'une part d'asseoir
publiquement sa victoire totale sur le « groupe antiparti », et d'autre
part de mettre en place un instrument aussi efficace que possible
de propagande. Le thème central de son rapport, thème qui fut repris
et varié cent fois par les orateurs au cours d'une semaine de pseudo-
débats, est celui de la proximité de l'âge d'or, du passage de la période
transitoire « socialiste » au « communisme », de la construction du
communisme. En lançant et en orchestrant un tel thème, en lui don-
nant -(ou plutôt en prétendant lui donner) une assiette idéologique
marxiste-leniniste, Khrouchtchev fait d'une pierre deux coups : il balaye
toute opposition au sein de la bureaucratie elle-même, car qui oserait
à présent lutter contre celui qui réalisera 'âge d'or ?
et il peut,
en berçant les travailleurs de promesses mystificatrices, espérer une
productivité supérieure, des efforts nouveaux, l'acceptation d'une exploi.
tation plus radicale encore. Profitant au maximum des récentes réali.
sations de la science soviétique,il promet pour les années à venir un
niveau de vie supérieur à celui qu'on trouve aux Etats-Unis, la société
communiste, la réalisation de la démocratie : et tout cela, bien entendu,
sous la direction de l'Etat et du Parti, qui ne songe pas un instant à
abandonner une quelconque de ses prérogatives. Tâchons de démêler, au
milieu de ce fatras les arguments apportés par Khrouchtchev (1).
Notons d'abord que tout son rapport se situe dans l'optique de
la lutte du bloc soviétique et du bloc américain. La tâche historique est
désormais de « rattraper et de devancer les pays capitalistes », de
parvenir à la primauté mondiale « dans la sphère de l'activité qu'est
la production matérielle ». « Lorsque les Etats-Unis seront rattrapés,
nous ne cesserons, de progresser. » Jamais la prétention de la bureau-
cratie soviétique à l'hégémonie mondiale n'avait été affirmée avec tant
de véhémence et de certitude.
Mais Khrouchtchev ne se borne pas à promettre une victoire sur le
bloc américain. Cette victoire doit être le moment où s'effectuera le pas-
.
tion
(1) Voir, sùr (U.R.S.S. : S. ou B. n° 2, « Les rapports de produc-
en Russie » S. ou B. n° 4, « L'exploitation des paysans sous le
capitalisme bureaucratique >> S. ou B. n° 19, « Le totalitarisme sans
Staline,» S. ou B. n° 22, « Les nouvelles réformes de Khrouchtchev »
109
une
sage du « socialisme » au « communisme ». Quelle est la base idéologique
de cette affirmation ? Elle se réduit à ceci : l'abondance suffit à entraîner
l'existence d'une société communiste. « Le septennat doit permettre de
développer toutes les forces productives, d'accroître la production et la
productivité pour créer la base matérielle nécessaire à l'édification du
communisme. » « L.U.R.S.S. entre dans la période de l'édification concrète
du communisme par la création d'une base matérielle et technique de
la future société communiste. » Khrouchtchev n'hésite pas à se référer aux
théories classiques de Marx et de Lénine sur le passage de la phase
inférieure à la phase supérieure de la société communiste. Il oublie
seulement : 1° que dans l'optique marxiste et léniniste, le communisme
n'intervient que lorsque l'Etat a suffisamment dépéri pour pouvoir
être aboli comme Etat ; 2° que l'abondance en elle-même ne peut être
la « base matérielle » du communisme que si elle est concomitante
d'une abolition de la société de classe, et partant de l'Etat. Khrouchtchev
offre contradictoirement les perspectives du communisme dans
société où le pouvoir étatique est renforcé, où l'Etat, loin de « dépérir »,
n'a peut-être jamais été si fort.
On se demande vraiment comment il peut concilier ses références
à Marx et à Lénine avec cette affirmation que l'Etat et le Parti se ren-
forcent dans la période transitoire, voire continuent d’exister dans la
période communiste. Lénine a expressément affirmé, après Marx, qu'il
ne faut au prolétariat durant la « phase inférieure » qu'un semi-Etat, un
Etat en voie de dépérissement, c'est-à-dire constitué de telle sorte qu'il
commence immédiatement à dépérir. Il est impossible de justifier
à la fois le renforcement de l'Etat et l'absence d'antagonismes de classes,
l'Etat étant « inutile et impossible dans une société sans antagonismes
de classes » (Lénine). Or, Khrouchtchev attribue à l'Etat non seulement
un rôle dirigeant pendant la période de la « dictature du proléta-
riat », mais encore celui de mener de ses propres forces au, commu-
nisme ! Souslov, renchérissant le 28 janvier, s'écriait : « L'Etat ne dis.
paraîtra pas, car même dans le communisme, les tâches de l'Etat sont
très importantes ». Mais si Khrouchtchev et Souslov s'évertuent à justi.
fier la nécessité de l'Etat aujourd'hui comme demain, c'est que la
société russe est bien une société divisée en classes antagoniques et que
cet Etat exprime bien les intérêts d'une de ces classes : la bureau-
cratie. C'est la bureaucratie les dirigeants de l'industrie et des
exploitations agricoles, les cadres supérieurs de l'Etat qui décide en
Russie de la nature et de l'orientation de la production, de l'utili.
sation des produits, de la consommation. Elle fonde son pouvoir sur
son contrôle absolu de l'appareil productif, où les travailleurs sont
réduits, tout comme en Occident, au rôle de simples exécutants, et de
l'appareil d'Etat, corps totalement étranger au prolétariat et à la pay-
sannerie, qui ne font que le subir. On comprend ainsi que Khrouchtchev
s'élève contre tout dépérissement « précipité » (!) et qu'il annonce une
série de mesures dont l'objet est bien de renforcer le « rôle dirigeant >>
du parti, épine dorsale de l'Etat. Il prévoit, en particulier, que « toutes
les modalités d'action idéologique devront être mobilisées par le parti :
propagande, presse, radio ». Certes, il annonce la libération de prison-
niers politiques, la fin des « représailles », la moindre intervention de
l'Etat dans les affaires culturelles ou médicales. Mais, la rançon en est
le renforcement des organes de sécurité, l'accroissement du rôle des
secrétaires du parti.
On pourrait dénoncer d'autres contradictions entre la phraséologie
marxiste-leniniste et la réalité des faits. Il est grotesque de prétendre
qu'une société étatique, même parviendrait-elle à réaliser une certaine
« abondance », puisse faire de cette abondance la « base matérielle »
d'une société communiste. C'est prendre ses auditeurs pour des enfants
que de prétendre qu'« on voit le communisme se développer déjà dans
>
110
certaines formes communistes de la production et de la consommation ::
on pourra bientôt assurer la fourniture gratuite du petit déjeuner et
du déjeuner aux écoliers, en même temps qu'on multipliera le nombre
des jardins d'enfants et des crèches ».
Outre cette mystification majeure qui consiste à faire miroiter le
communisme dans les 15 années à venir (un certain Poliensky eut des
mots magnifiques : « Combien ont rêvé du communisme ! Ce fut long-
temps un rêve lointain, mais aujourd'hui c'est une réalité vivante.»),
Khrouchtchev promet la réduction de la journée de travail en la présen-
tant comme une grande victoire, alors que cette réduction, dans la
mesure où elle aura lieu, découlera directement des progrès techniques
annoncés dans l'équipement (automation, etc) et de l'augmentation du
rendement, de la productivité, qu'il réclame par ailleurs. Et que signifie
le passage annoncé du salaire minimum de 270 à 500 roubles, si l'échelle
des salaires continue à être telle qu'une minorité de bureaucrates haute-
ment payés vit de la plus-value prélevée sur la classe ouvrière ?
Enfin, la promesse d'une suppression prochaine des impôts est
savoureuse. Comme si une telle suppression pouvait représenter quoi
que ce soit dans un pays. où l'Etat décide dictatorialement de la répar.
tition des produits et de la valeur de la force de travail. « Chez nous,
s'écrie Khrouchtchev, il n'est pas indispensable d'augmenter les impôts
pour trouver des ressources velles. » Or
ne saurait ieux dire...
Khrouchtchev tente enfin de justifier le plan par les méthodes qui
auraient été utilisées pour l'élaborer. Ici encore, il démontre l'inverse
de ce qu'il veut prouver. Le plan septennal aurait été « examiné au
cours de 968 000 réunions » ; plus de 70 millions de Soviétiques auraient
participé à ces assemblées, «4 672 000 d'entre eux ont fait des remar.
ques », etc. Paraphrasant K., Mikoyan explique dans son intervention
qu'avant de régler une question importante, « le Comité central consulte
le peuple, demande l'avis des citoyens, sollicite leurs remarques, l'expres-
sion de leurs avis », etc. Etrange démocratie, où les citoyens ne peuvent
au mieux qu'être « consultés », invités à faire des « remar-
ques ». Nous ne savons si les 968 000 réunions eurent lieu ; ce que nous
savons, c'est
que, durant le Congrès, le plan K, ne fut absolument
pas " discuté, qu'il n'y eut que témoignagés admiratifs ou gloses plus ou
moins plates. La lecture des interventions successives, telles que L'Hu-
manité les rapporte, donne la mesure de la pauvreté, pour ne pas dire
de la puérilité de ces pseudo-débats, durant lesquels on peut
trouver pas même une « remarque » critique, par un « avis » sur le
rapport au sujet duquel une « décision » a été prise.
Mystification et contradiction sur toute la ligne. Le rapport de
Khrouchtchev est contradictoire en lui-même, parce qu'il ne peut être
que cela. Comment une direction bureaucratique pourrait-elle. logique-
ment soutenir qu'elle travaille à faire exister « plus de démocratie »,
qu'elle travaille à construire une société communiste qui ne saurait exister
sans que la bureaucratie se saborde elle-même d'abord en tant que classe
dirigeante. Mais il fallait forger un instrument de propagande, s'opposer
au scepticisme des travailleurs qui savent à quoi s'en tenir sur les
plans, il fallait des promesses.
Non, le plan de sept ans ne créera pas les bases du communisme
en U.R.S.S. Le communisme n'existera, là comme ailleurs, que lorsque
les travailleurs soviétiques le construiront eux-mêmes.
C. C.
ne
LES GREVES EN ITALIE
De juin 58 à février 59, des nombreux mouvements revendicatifs
claté en Italie. Ils ont int tous secteurs de la production,
touché toutes les catégories de travailleurs et se sont étendus à tout
le pays. Différentes causes ont contribué à concentrer toutes ces actions
ont
lll
dans cette même période, polarisant ainsi des états endémiques d'agita-
tion qui traînaient sans solution, parfois depuis des années. Parmi les
principales causes de l'accélération et de la concentration des luttes, il
faut indiquer l'influence de la récession américaine, l'expiration des
conventions collectives nationales d'importantes catégories de travail-
leurs, et, surtout, les tentatives de réorganisation et de reconversion de
l'industrie en vue du Marché Commun.
Par leur origine et par leur développement, ces actions ouvrières
donnent une signification particulière à cette période, au
cours de
laquelle toute l'industrie italienne s'est engagée chaque jour davan-
tage dans une phase « nouvelle » de son organisation productive. Il
aurait pu y avoir là, pour le prolétariat et ses organisations, une « occa-
sion » d'intervenir de façon particulièrement active et déterminante dans
un processus d'assez longue haleine, de prendre des initiatives capa.
bles de conduire la lutte de classe à un niveau plus élevé, aussi bien
sur le plan de la revendication immédiate que sur celui de l'influence
indirecte sur les réformes de structure.
Mais le bilan de ces dernières luttes fait apparaître un échec
total de tous les mouvements à n'importe quel échelon ; ce bilan
révèle la fonction conservatrice des organisations syndicales et leur
intégration à la société capitaliste, il confirme le rôle d'appui au capital
que joue la bureaucratie de parti à travers le syndicat. Au cours de
tons ces mouvements, l'initiative est constamment restée du côté du
capital. Appuyé par les grandes centrales syndicales, celui-ci a mené
à bon port le processus de réorganisation industrielle sans diminuer
les taux de profit, qui doivent être maintenus pour les besoins de la
reconversion. L'extension des grèves, le grand nombre de travailleurs y
ayant participé, rendent inutile la description du déroulement d'une
grève particulière, car la technique employée dans la conduite de ces
luttes a été partout la même.
La situation des travailleurs italiens est tellement précaire et misé.
rable qu'il est pratiquement possible de mobiliser l'ensemble d'une
catégorie à tout moment avec des bonnes possibilités de succès s'il y
un minimum de préparation. En outre, il existe une foule de
situations d'entreprise où les licenciements, les réductions des heures
de travail, la suppression des primes, etc., poussent inévitablement à
l'action immédiate. Pendant le deuxième semestre 1958, la situation
précédemment limitée à quelques usines a pris un caractère général :
assurée par l'attitude légaliste des syndicats, l'offensive patronale se
déchaîne et pousse à fond vers ses propres objectifs. Tout d'abord,
elle rend vaines toutes les actions ouvrières précédentes et, en mettant
sur le tapis la question des licenciements, elle réduit au silence les
revendications. Elle stoppe ainsi le coût de la main-d'æuvre et, grâce
à l'élimination d'un fort contingent de travailleurs et à la fermeture de
nombreuses industries, on obtient des capitaux à investir dans le
processus de concentration industrielle. En même temps, elle trans-
forme les luttes ouvrières en luttes défensives. Ce dernier résultat
n'est cependant acquis qu'avec le concours déterminant des centrales
syndicales qui dispersent la capacité de réaction du prolétariat en une
multitude d'actions séparées. Dans les grèves du deuxième semestre 58
et de janvier 59, se retrouvent des conflits déjà anciens, des actions
provoquées par l'augmentation du coût de la vie (c'est le cas des
fonctionnaires), des mouvements dus à l'expiration des conventions
collectives nationales et enfin les réactions provoquées par la sup-
pression de quelques industries particulièrement importantes, décidée
par le patronat pour tâter le terrain.
a en
>
112
DEROULEMENT DES GREVES
ne
En ordre dispersé, par ·à-coups, par paliers, les grèves se suivent
tout au long de ces six mois.
Devant la gravité de la situation, les syndicats, sous la pression
de la base, sont obligés de mobiliser les ouvriers, mais ils le font en
utilisant toutes les techniques de dispersion élaborées et théorisées pen-
dant ces dernières années.
Obligés à la fois de déclencher des luttes et de le faire sans dom-
mage pour la productivité des industries, les syndicats s'emploient
à subdiviser le front d'action dans le temps et dans l'espace de façon
à maintenir dans l'industrie la présence active de secteurs de compen.
sation. On assure la continuité de la production en annonçant les grèves
très à l'avance, en fractionnant les mouvements d'une même catégorie
professionnelle en plusieurs zones géographiques, et en fixant des
dates différentes pour l'entrée en grève dans une zone
et dans une
autre, de façon à ne pas arrêter tout un secteur de la production à
| l'échelon national. Dans une même zone géographique, on fait encore
une différenciation supplémentaire entre les usines secondaires et l'usine
principale. Pendant que l'usine principale est en grève, les usines secon-
daires produisent le matériel dont elle aura besoin à la reprise, et ne
se mettent à leur tour en grève qu'à ce moment-là. Pendant ce temps,
la production continue dans les usines des autres secteurs géogra-
phiques employant les mêmes catégories de travailleurs. Par contre,
dans ces secteurs, ce sont d'autres catégories qui font la grève.
Ainsi, dans cette succession, les grèves peuvent nuire occasion.
nellement à quelque petite ou moyenne entreprise, mais elles
troublent pas sensiblement le niveau de la production.
Dans certaines régions, les journaux syndicaux se préoccupent de
rédiger un calendrier qui prévoit la succession des luttes en avertissant
que « les sièges provinciaux (des syndicats) indiqueront au fur et à
mesure les usines qui doivent se mettre en grève ».
A tout cela s'ajoute la question de la durée des grèves et la situation
particulière des entreprises où l'on fait des heures supplémentaires.
Beaucoup de ces mouvements sont si courts (24 heures) qu'ils n'ont
plus qu'un caractère symbolique. Certaines catégories (enseignants, per-
sonnel du secteur nationalisé) sont maintenues dans un état permanent
d'agitation sans être jamais appelées à l'action, même si rien n'a été
obtenu.
Cependant, la situation est trop grave pour qu'il ne se produise,
ici et là, des réactions ouvrières décidées. C'est ce qui arrive en par-
ticulier quand on supprime des entreprises dont dépend une grande
partie des ressources salariales d'une ville, ou quand on abolit des
lois sociales qui rendaient obligatoire l'emploi d'un certain pourcen-
tage de main-d'ouvre. Le premier cas concerne principalement le sec.
teur de l'industrie étatisée, où la nécessité de la concentration s'est
faite le plus sentir. Un exemple du deuxième cas est celui de l'aboli.
tion de la loi établissant l'emploi obligatoire de main-d'æuvre dans
l'agriculture. Dans tous les cas, la lutte a été chaude : les travailleurs
ont manifesté violemment dans les rues, il y a eu des heurts avec la
police, des occupations d'usines ; ces manifestations, absolument spon-
tanées, se sont terminées par l'arrestation et la condamnation des
manifestants, sans que les syndicalistes interviennent. Ceux-ci participent
officiellement » à la grève, au mouvement, ils peuvent avoir même
une attitude assez agressive dans certains cas isolés, mais cela ne sert
à rien, car ils sont incapables de débloquer une situation qui ne peut
être résolue dans un cadre limité mais seulement par des actions
beaucoup plus larges. A Naples, à Pozzuoli, à Gênes, à Sestri, à Tarante,
il y a eu des barrages dans les rues, des, manifestations de femmes avec
113
sants
la participation de toute la population. Quelques usines ont été occupées,
la tension est montée, de violents engagements avec la police ont eu
lieu. Mais tout a cessé devant la promesse de tractations, les salariés
sont rentrés chez eux, tout est redevenu calme (Florence, Milan). Dans
les Pouilles, les ouvriers agricoles, durement frappés par le refus
patronal d'appliquer la loi sur l'emploi obligatoire de main-d'æuvre, se
sont battus avec acharnement contre police.
En automne 1958 se trouvent en lutte : cheminots, postiers, ensei:
gnants, fonctionnaires, travailleurs du secteur nationalisé, ouvriers agri.
coles, métallos, métayers, employés des trams et des bus, dockers, ouvriers
des usines de ciment, travailleurs des monopoles nationaux, ouvriers du
caoutchouc, des sucreries, du textile, de l'I.R.I. (carburants), de l'indus-
trie chimique. Mais les grèves nationales sont purement symboliques
et menées selon la technique précédemment décrite. Les grèves d'entre-
prise sont, en général, vouées à l'échec parce que les syndicats, ne
mobilisent pas tous les travailleurs de l'usine, ou bien parce que l'entre-
prise est engagée dans un processus de reconversion, et enfin à cause
du recours systématique à la légalité, à l'arbitrage de bureaux impuis-
et liés au patronat. Ces actions d'entreprise sont pourtant les
plus décidées, celles que les ouvriers contrôlent le mieux, celles où
ils peuvent faire entendre leur voix, imposer une action déterminée
au syndicat, avec lequel c'est à ce niveau de la lutte qu'ils ont le plus
de contacts, surtout dans les petites villes. Les grèves nationales se
terminent sur la promesse de « convoquer les deux parties », les grèves
d'entreprise par l'appel à l'intervention de l'autorité la plus voisine.
L'existence d'appendices particuliers aux provinces, à la convention
collective nationale et les pouvoirs discrétionnels des préfets en ce qui
concerne l'emploi obligatoire de la main-d'ouvrè, accentuent le déca.
lage entre les provinces et les entreprises. Ce décalage renforce le carac-
tère corporatiste et limité des revendications. Les mouvements d'entre-
prise sont alimentés par la réduction ou la suppression des primes de
production et de toutes les autres formes de salaire marginal, qui
représentent souvent un pourcentage important de la rétribution. Ces
parties marginales du salaire, jamais fixées définitivement, sont sou-
mises à toute sorte de variations et constituent pratiquement la source
de toutes les revendications.
Le secteur de l'agriculture a été particulièrement frappé par une
mesure qui aggrave une situation déjà très précaire. Le 4 juillet dernier,
s'est tenu à Stresa un Congrès sur les problèmes de l'agriculture .
dans le Marché Commun au cours duquel on a insisté sur la nécessité
de liquider la petite propriété et le Ministre de l’Agriculture a promis
que les « exploitations marginales » seraient éliminées. La C.G.I.L.
(C.G.T. italienne) a répondu, comme d'habitude, en élaborant un « plan
de réforme agraire », parallèlement à la lutte du P.C. italien pour
nouvelle législation ouvrière Mais
le patronat
agricole
répond, lui, d'une toute autre manière il se refuse, en com-
mençant par le Sud, à se soumettre à la loi qui établit l'emploi obli.
gatoire d'un certain nombre d'ouvriers agricoles (fixé par le préfet
suivant l'étendue de la propriété). Immédiatement, dans le Sud, des
violentes réactions se produisent, entraînant des bagarres qui durent
plusieurs jours. Dans le Nord, ces réactions prennent la forme de calmes
cortèges, car la situation y est moins grave. Par la suite, la Cour Cons.
titutionnelle prononce un jugement déclarant illégale la loi sur l'emploi
obligatoire. Cela ne manquera pas de provoquer une forte augmen-
tation du chômage, puissant chantage quotidien exercé sur le travailleur
italien.
1
une
:
114
L'ATTITUDE DES OUVRIERS
ou
La première fois, ils sont toujours très nombreux à faire la grève.
D'ailleurs souvent sans savoir rien de plus que ce qu'en disent les
journaux de gauche : qu'ils luttent « pour un meilleur salaire et
des conditions de vie plus humaines >> ou qu'« il faut renouveler
la convention collective nationale » encore que « la direction se
refuse à discuter ». Pourtant, ils font la grève, contre le patron, contre
une classe qui les exploite. Mais lorsque le syndicat arrive à pouvoir
parler au patron, quand « les négociations sont commencées », le
travail reprend. Et le syndicat s'empresse de discuter avec le patron...
jusqu'au moment où celui-ci rompt les négociations ! Les ouvriers
n'ont été tenus au courant de rien : de l'Inspection du Travail il filtre
bien quelque chose jusqu'à la Commission Interne (1) et ainsi on arrive
à avoir à l'usine quelques vagues informations sur l'attitude de la
direction. Puis les négociations sont rompues et vient l'ordre de se
mettre de nouveau en grève, mais, cette fois-ci, le pourcentage des
grévistes est bien moins élevé, car leur situation est précaire et « on ne
peut pas se permettre de perdre inutilement des journées de travail ».
La méfiance apparaît, on soupçonne que quelque chose ne va pas,
on dit que « si on fait trop la grève, on n'obtient rien » et « qu'il n'y
a plus rien à faire ». Les ouvriers voient que quelque chose ne va pas,
mais ils ne savent pas exactement quoi. Ils trouvent pourtant comment
il faudrait faire quand ils descendent dans la rue, quand, dans les
assemblées, ils disent qu'il faut frapper le patron par surprise, faire la
grève générale de toute la catégorie, s'attaquer à la production et au
profit, quand ils occupent les usines et ne veulent les évacuer qu'après
la fin des négociations et non à l'annonce de celles-ci, quand ils suggè-
rent au syndicat des revendications et des méthodes de lutte diverses.
Les travailleurs n'ont pas confiance dans les méthodes de lutte légalistes.
Poussés par une large agitation provoquée par des besoins presque
biologiques, les syndicats ont jusqu'ici renouvelé une cinquantaine de
conventions collectives nationales sans qu'aucun progrès ait été enregistré.
Les problèmes des ouvriers, des paysans, sont encore plus graves qu'avant,
la classe ouvrière est mobilisée par des besoins vitaux, mais elle est
hésitante, mal à l'aise. Plus le temps passe, plus les difficultés pour
déclencher des grèves augmentent à cause du licenciement des travailleurs
les plus actifs, du chantage permanent exercé avec les deux millions
de chômeurs et de l'effacement progressif des commissions internes, déjà
réduites à un rôle purement symbolique.
Malgré tout cela, des groupes d'ouvriers font entendre leur' voix,
pas tellement dans le parti ou le syndicat, mais plutôt au cours des
actions revendicatives ; ils soulignent la nécessité de mener autrement
les luttes et sentent qu'il faut recommencer à zéro, à la racine. L'action
des groupes d'avant-garde est le plus souvent désorganisée, et leurs moyens
de diffusion sont peu adaptés au travail de propagande qu'il serait indis-
pensable d'organiser. Il faut faire en sorte que ces groupes d'ouvriers
puissent devenir des points de ralliement pendant la lutte, en publiant
par exemple des bulletins de grève où le déroulement du mouvement
serait suivi.
< UNITA PROLETARIA », CREMONE.
(1) Commission d'entreprise élue par les ouvriers, sur des listes pré-
sentées par les syndicats ou par des « tendances » syndicales, pour les
représenter auprès de la direction.
115
!
LE MOUVEMENT DU BORINAGE
1. Extraits d'un article écrit pour « Spartacus »
l'organe des camarades hollandais du Spartakusbund
Mons (Hainaut), le 28 février 1959.
J'écris ces lignes à la « Maison du Peuple » de Mons, capitale du
Borinage. Je termine un bref séjour de 48 heures dans le pays noir
où s'élèvent de partout les terrils et les ascenseurs des puits. Je suis
allé à Jemmapes, à Flénu, à Frammeries, à Pâturages, à Wammes et à
Hornu, à Quaregnon, à Saint-Ghislain et à Tertre. J'ai parlé aux mineurs
de ce district ainsi qu'aux bureaucrates syndicaux. J'ai assisté, à Char-
leroi, à une réunion de délégués. Un ingénieur des mines m'a montré
les installations de surface du « Tertre ». Pendant des heures, j'ai
séjourné devant les portes de la mine « Crachet», d'où l'action des
grévistes a démarré spontanément le vendredi 13 et où, ce samedi 28,
le travail n'a pas encore repris. Mes impressions sont tellement variées
que je ne sais par où commencer ce récit.
Pour moi l'essentiel c'est de connaître l'opinion des travailleurs.
Pourquoi ont-ils commer la grève ? Quelles formes de lutte ont-ils
employées ? Ont-ils fait des comités de grève ? Quelle a été la réaction
des syndicats ? Pourquoi n'a-t-on pas repris le travail partout et en
même temps ? Qu'est-ce qui explique que le jeudi 26 on faisait grève
dans tout le Borinage maglré les directives syndicales de reprise du
travail ? Malgré les accords de Bruxelles du lundi 23, pourquoi la
grève s'étendait-elle encore le vendredi 27 sur le tiers des mines
de la région ?
Une des réponses les plus claires à toutes ces questions m'a été
fournie par un jeune fonctionnaire d'une mutualité autonome de Flénu.
De l'entretien que j'eus avec lui dans son pauvre bureau désordonné,
il m'est apparu que j'avais affaire à un jeune homme qui, ayant passé
toute sa vie dans ce bourg de 8 000 habitants, avait une expérience quo-
tidienne de la misère des mineurs. Il est profondément attaché à la
masse ouvrière et il diffère tout à fait de ce secrétaire de syndicat
« socialiste » de Mons qui me reçoit un peu plus tard. Celui-ci regarde
ostensiblement sa magnifique montre pour écourter l'entretien. Il agite
bes manchettes à boutons d'or et il est visiblement soulagé lorsqu'il
peut mettre son manteau et son feutre pour entrer dans la splendide
voiture Opel Kapitan qui l'attend devant la porte.
Ce secrétaire syndical était stupéfait d'apprendre que j'avais visité
Jemmapes, Flénu, Cuesmes, Frammeries. « Qu'est-ce que je pourrais
vous dire encore, Monsieur », me disait-il, « moi, je suis resté dans
mon bureau ; vous avez vu plus que moi. »
Le jeune homme de Flénu, lui, avait un tout autre ton. Apre et
agressif, il accablait les bureaucrates syndicaux dont je viens de parler.
II leur faisait des reproches sévères. Pour lui, ils représentent une
nouvelle couche sociale qui opprime les ouvriers. Il prenait sur son
bureau une feuille de papier sur laquelle il écrivait leurs noms, cal-
culait leurs gains comme bonze, comme conseiller municipal, comme
sénateur du parti socialiste, comme membre de tel ou tel comité.
Ensuite il comparait avec le salaire du simple mineur. Il disait que
leur comportement était hostile au prolétariat, qu'ils n'avaient rien de
sa lutte.
Je doute qu'il possède lui-même de cette lutte une image assez
claire. Il se demandait, par exemple, de quelle manière les ouvriers
seraient capables de constituer une force assez grande. Mais il compre-'
nait très distintement l'escroquerie complète des partis et syndicats.
Voici textuellement ce qu'il déclara : « Ce qu'on a fait ici, dans le
Borinage, est une manoeuvre politique de la Fédération Générale du
Travail de Belgique (F.G.T.B.) en faveur du parti socialiste. On a
commun avec
116
au

exploité l'inquiétude des mineurs dans des buts électoraux. On ne
voulait que nuire gouvernement, à coalition libérale-chrétienne,
qui est au pouvoir. On voulait seulement le rendre impopulaire aux
yeux de la population du Borinage, y compris la petite bourgeoisie
et les commerçants. On ne voulait pas la lutte, mais une démonstration
politique de durée limitée. Le syndicat a été totalement indifférent aux
intérêts des prolétaires. Qu'est-ce qu'on a obtenu ? quelques vagues
promesses du gouvernement. Alors on a ordonné la reprise du travail.
C'est tout ! Une tromperie camarade et pas autre chose ! Tu veux savoir
ce que j'en pense ? C'est triste et honteux ! »
Je lui ai posé quelques questions.
A-t-on formé des comités de grève ? Non.
Connais-tu des cas d'action spontanée des ouvriers ?
Oui. La construction des barricades et la marche sur la prison de
Mons pour libérer les camarades arrêtés. Cela, ils l'ont fait eux-mêmes.
Le syndicat n'a rien eu à voir là-dedans.
Comment la grève a-t-elle débuté ?
- A la mine Crachet de Frammeries, le syndicat annonçait la grève
pour le lundi 16. Mais les mineurs n'ont pas attendu. En voiture, ils se
rendirent dans toutes les mines du Borinage. Et ce fut la grève partout.
Qu'est-ce qui a été fait de plus ?
Rien.
Les ouvriers ont-ils confiance dans le mouvement syndical ?
Je ne crois pas. Il y a des mineurs anti-cléricaux qui, par dégoût
du syndicat soi-disant socialiste, ont adhéré au syndicat chrétien. Mais
la plupart ont adhéré à notre Mutuelle autonome, parce qu'ils ne veu.
lent plus de la Mutuelle « socialiste ». Plus de 2 000 mineurs de Flénu
sont adhérents chez nous et les effectifs des autres sont beaucoup plus
réduits. Quelle en est la cause ? Le dégoût et le mépris envers la
F.G.T.B.
Qu'est-ce que les ouvriers pensent des accords de Bruxelles et
des promesses du gouvernement de ne pas fermer les puits avant la
création de nouvelles usines ?
On les prend pour des promesses qui n'obligent à rien. Des
promesses comme on en a eu tellement...
Des promesses, rien que des promesses qui n'ont aucune significa-
tion. Voilà ce que me répondent les mineurs que je questionne dans
de nombreux villages.
Ce matin, samedi 28, je me trouve devant l'école du centre de
Frammeries. Ici, la F.G.T.B. paye les grévistes. L'un après l'autre,
ils viennent : ceux du « Crachet » qui sont toujours en grève, et les
femmes des mineurs de l'autre puits qui a repris le travail. De l'endroit
où je me trouve, je vois les grandes roues qui tournent pour la descente.
Est-ce que les mineurs ont voté la reprise ?
Il n'y a pas eu de vote, on n'a pas demandé notre accord.
Que penses-tu des accords ?
Ils n'ont aucune valeur.
Pourquoi vous n'avez pas encore repris ?
Nous sommes plus méfiants que les syndicats. Nous ne croyons
pas aux nouvelles usines. Et même si on les installe, je n'y serais plus
en tant qu'ouvrier qualifié. Mon salaire va diminuer. Voici le problème
pour nous tous. C'est pourquoi nous continuons. Nous sommes très
mécontents de l'attitude des syndicats. Les délégués voulaient nous
expliquer la situation. Nous ne les avons pas écoutés.
Pouvez-vous continuer la lutte ?
Pas longtemps. Les syndicats ont fixé la reprise au jeudi 26.
Depuis cette date, ils ne paient plus. Nous serons forcés de redescendře.
Mon jeune camarade de Flénu m'avait bien dit que le mouvement
syndical voulait rendre le gouvernement impopulaire aux yeux de la
-
117
rues,
y lit-on
menacera
:
ce
petite bourgeoisie et des commerçants. En flânant dans les
je peux constater combien il a dit vrai. Les affiches du parti socialiste
et de la F.G.T.B. s'adressent à la petite bourgeoisie. On lui demande
de se solidariser avec l'action des mineurs. Mais avec quelle action ?
Celle du Comité de Défense du Borinage auquel collaborent intellectuels,
commerçant, chefs syndicaux et soi-disant « socialistes ». La fermeture
des mines
diminuera le pouvoir d'achat et
la position économique du commerce.
J'aperçois un tract « Commerçant borain, ce sont des acheteurs
au porte-monnaie bien garni qu'il te faut et non des chômeurs indi.
gents. » Plus loin. « Fonctionnaire borain... c'est une région peuplée qu'il
te faut pour justifier ton poste et non un désert sans âme qui vive. »
« Homme politique borain, ce sont des électeurs heureux et contents
de toi qu'il te faut... Que ferais-tu sans eux ?... >>
Le secrétaire du district de Mons de la F.G.T.B. a trouvé cette « pro-
pagande normale ». Il dit : « Si vous êtes socialistes, inutile de vous
expliquer que ce qui compte c'est la classe moyenne. »
De la bouche de bureaucrates j'ai entendu beaucoup de choses.
Mais de toute ma vie on ne m'avait dit une chose pareille.
Les délégués, c'est aut chose. C'est vrai qu'ils représentent le
syndicat dans le milieu prolétarien. Mais en même temps ils représen.
tent aussi les ouvriers dans l'appareil syndical. Ce ne sont ni des
bonzes, ni des fonctionnaires payés. Ils sont mineurs aussi comme les
gars acharnés qui se trouvaient devant la grande porte de la mine
Crachet. Pour eux la propagande du syndicat est une leçon apprise
par
coeur. Instinctivement le délégué sent que sentent tous les
prolétaires. Pour eux, le syndicat est une tradition. Mais cela signifie
qu'il a pour eux une autre signification que pour ce secrétaire de
Mons. Et ils luttent pour faire pénétrer dans les régions du sommet on
petit peu de ce que les ouvriers pensent, sentent et veulent.
J'ai été le témoin d'une telle lutte. J'ai assisté le soir du vendredi 27
à Charleroi à une réunion de délégués. Elle est organisée par les chefs
syndicaux pour défendre leur politique, leur position, pour instruire
les délégués de ce qu'il faut dire aux ouvriers du rang.
La réunion commence à 17 h 30 dans le grand bâtiment de la
« Maison du Peuple ». Des centaines d'ouvriers s'y trouvent serrés les
contre les autres. Pendant plus d'une heure un spécialiste du
syndicat évoque la situation de l'industrie charbonnière belge, défend
la plate-forme du parti « socialiste », les nationalisations et parle en
faveur des accords de Bruxelles. Les assistants ne prêtent guère atten-
tion au discours. Mais tout change lorsqu'on a donné la parole aux
délégués. Tous ceux qui discutaient par petits groupes dans les cou-
loirs se pressent dans la salle de réunion. Le silence complet s'établit.
On entend le langage des ouvriers.
« Vous défendez les accords, mais ils n'ont aucune valeur. »
« Vous avez freiné la lutte le plus possible. »
« Assez de démagogie, parlez clairement. »
« J'admire, dit un des délégués, le courage de l'orateur qui parle
à une foule qui ne croit pas un mot de ce qu'il dit, pour défendre
une position à laquelle il ne croit pas lui-même. »
A quoi l'orateur répond : « Même s'il n'y avait rien dans les
accords de Bruxelles, il faut dire aux ouvriers qu'ils représentent
quelque chose, car il faut penser aux intérêts de l'organisation syndi-
cale. »
De la salle fuse : « Ou bien vous trompez les ouvriers ou bien
vous vous trompez vous-mêmes. » La salle, alors, croule en applaudisse-
ments prolongés.
Pendant cette visite j'ai donc eu l'occasion de voir de tout près les
méthodes de travail des chefs du syndicat. Comment ils font pour con-
uns
118
vaincre les délégués récalcitrants, pour rassurer les ouvriers furieux.
Cette réunion de Charleroi était un bel exemple de cette tactique et
de cette escroquerie.
Tout d'abord on fait parler un orateur qui rend les problèmes aussi
difficiles et embrouillés que possible. Il a soin d'envelopper les données
concrètes du jargon pseudo-scientifique qu'on trouve dans les brochures
de la C.E.C.A. Après lui parle un ouvrier qui veut de toute évidence
passer son examen de bureaucrate. Il ne dit rien de nouveau. Il répète
ce qu'a dit le premier. Mais au lieu de parler le langage de l'Université
de Bruxelles il parle avec l'accent borain.
Il me semble que le but est d'impressionner la salle. On veut faire
penser aux ouvriers : Voici un ouvrier qui pense comme les chefs, alors
les chefs pensent donc comme les ouvriers. Moi je voudrais bien les
critiquer je suis donc une exception. Le succès de la tactique est cepen.
dant bien mince. C'est alors le tour d'un fonctionnaire syndical d'un
autre district. Il dit : « Chez nous on a accepté les accords. Je pense
que ce qui est bon pour les mineurs est aussi bon pour les métallur-
gistes. »
De la salle on entend une voix. La voix de quelqu'un qui ne
laisse pas abuser. « Comment a-t-on voté ? »
Le fonctionnaire hésite une seconde. Puis il répond à mi-voix :
« Il y a eu 36 voix pour 34 contre, et 70 abstentions. »
Enfin vient un grand ténor sur l'estrade. Il se sert de tous les
trucs qu'on peut imaginer. Avec emphase il annonce : « Le 23 février
est le commencement d'une nouvelle étape du mouvement ouvrier
belge. »
Le 23 février c'est la date des accords de Bruxelles. C'est le jour
de l'engagement par la F.G.T.B. de faire reprendre le travail contre
de vagues promesses gouvernementales.
Pour finir, après beaucoup de paroles on vote. Petit nombre pour,
presque autant contre, beaucoup d'abstentions.
se
sans
Samedi 28 février, à 10 heures du matin, je me trouve dans le
bureau de la centrale des mineurs de Hornu. Un secrétaire d'une
soixantaine d'années. Il est doute devenu fonctionnaire après
sa retraite. C'est un homme du syndicat.
Pourquoi, je lui demande, les hommes du Crachet n'ont-ils pas
encore repris le travail ?
Il hausse les épaules et dit en souriant « Eh bien ! Il ne faut
pas me demander cela à moi, Monsieur. » Cela je le savais. Mais je dis :
Ils ont commencé la grève avant l'ordre du syndicat n'est-ce
:
pas ?
Trois jours avant, répond-il à contre-ceur.
Lorsqu'ils ont quitté la mine et que la grève s'est étendue, le
syndicat a organisé une réunion le dimanche 15 février. Lors de cette
réunion on a proclamé la grève pour le lundi. »
Ils ont ordonné le mouvement parce que les ouvriers avaient donné
le signal. Il n'y a pas d'autre raison. Ils étaient obligés et voulaient
sauver les apparences de défense des mineurs. Sans cela ils auraient
pu fermer leur boutique. Et qui serait là pour convaincre les ouvriers
de reprendre le collier de misère. Personne. Les gendarmes pensez-
vous ? Alors, adieu aux illusions concernant l'Etat démocratique. Et
d'ailleurs les gendarmes auraient été incapables d'accomplir cette tâche.
Ils se sont fait battre à Frammeries. Cela aurait été alors la tâche de
l'armée. Mais la démocratie de classe aurait de ce fait été démasquée.
Je demande : « Payera-t-on les trois jours de grève non officielle ? »
Son visage change. Il dit : « Oui » d'un ton sévère. Je déduis, les gré.
vistes auront l'argent car on n'ose pas un refus. Là aussi on
forcé de le faire.
est
119
Est-ce que le syndicat a proclamé une grève illimitée ou limitée ?
Sans limite.
C'est un mensonge. L'homme en face de moi ne sait pas que j'ai
traversé déjà tout le Borinage. Il me sait étranger, mais il ne sait pas
que j'ai vu sur tous les murs les affiches portant les mots « Grève de
24 heures ! ».
Pourquoi fermera-t-on les mines du Borinage ? Parmi celles-ci
quelques-unes sont toute neuves. La mine Crachet, par exemple, où
on exploite le charbon depuis dix ans seulement et où les bâtiments sont
neufs.
Et la mine Tertre est une des plus modernes de Belgique avec
ses installations automatiques. Un ascenseur monte, toutes les 72 secondes,
8 tonnes de charbon qui sont transportées par une chaîne à une laverie
où elles sont lavées par des machines électriques.
Pourquoi veut-on les fermer ? Le charbon n'est pas épuisé. Depuis
des années on a attiré des milliers d'ouvriers étrangers : Italiens,
Hongrois, Yougoslaves, Polonais. On parle toujours du manque de
mineurs.
Non, c'est simplement une question financière. Le profit du capital
diminue par rapport aux investissements. Les mines ne sont donc plus
rentables du point de vue capitaliste.
Quelle occasion cela aurait été de montrer aux ouvriers le véritable
caractère du capitalisme. Les syndicats n'en ont pas profité. Eclairer
la conscience des prolétaires n'est pas leur rôle. Ils sont redevenus par
trop partie intégrante de la société bourgeoise.
Rappelons-nous ce que disait cet ouvrier de Charleroi : « Ou
bien vous trompez les ouvriers ou bien vous vous trompez vous-mêmes. »
Je ne crois pas qu'ils se trompent après tout ce que j'ai vu dans le
Borinage. Mais une chose est certaine, ils trompent les ouvriers. L'his-
toire contemporaine du mouvement ouvrier borain est aussi noire que
les maisons et les villages de ce pays.
C. B.
2. De « Tribune Ouvrière » (nº 54, mars 59) :
LA LUTTE DES MINEURS DU BORINAGE
Le 13 févrire 1959, les mineurs du charbonnage du « Crachet », au
nombre de 1500, sont descendus dans la rue. Passant spontanément à
l'action directe, drapeaux rouges et drapea noirs en tête, ils dépavent
les rues, construisent des barricades et petit à petit imposent la grève
générale insurrectionnelle.
Les mineurs du Borinage sont entrés en lutte pour conserver leur
travail. Le gouvernement veut, en accord avec la Communauté Euro-
péenne du Charbon et de l'Acier (C.E.C.A.) fermer les puits « non ren-
tables » ; ils disent que le prix de revient est trop élevé, mais pour que
ce prix de revient soit moins élevé sont-ils prêts à sacrifier leurs pro-
fits et tous les privilèges des cadres ? Aux charbonnages du « Crachet >>
où l'on vient d'investir 8 milliards de francs de modernisation et d'auto-
matisation, on annonce aux mineurs que ces puits vont être maintenant
fermés.
Le gouvernement belge, aux ordres du super-trust international la
C.E.C.A., a décidé de licencier 7 000 mineurs, en leur faisant des pro-
messes de reclassement alors que ce même gouvernement belge est inca-
pable de donner du travail aux autres 350 000 chômeurs qui sont dans
le pays.
120
<<
Que proposait le gouvernement ?
Fermer des puits, principalement dans le Borinage.
- Indemniser les mineurs pendant un an, aux conditions suivantes :
80 % de leur salaire pendant les 4 premiers mois,
60 %
pendant les 4 mois suivants,
40 %
pendant les 4 derniers mois de l'année.
Ensuite, de vague promesses... comme celle de développer de nou-
velles industries dans le Borinage ; mais rien n'est en chantier.
Qu'ont répondu les mineurs ? « Vous dites que ces mines ne sont
pas rentables, à nous cela ne nous intéresse pas. Nous voulons travailler
ici ; cela ne nous dit rien de faire autre chose, cela ne nous dit rien
d'aller ailleurs, si nous partons ce pays va mourir. »
On pourrait dire que ces mineurs ne sont pas logiques, puisqu'ils
n'acceptent pas de comprendre qu'il y a trop de charbon en stock,
partout : en Belgique, en Allemagne (où 70 000 mineurs ont manifesté
pour protester contre les licenciements et les diminutions d'horaires)
et en France aussi où les carreaux des mines sont encombrés de charbon
alors que des centaines de mille de familles n'ont pas d'argent pour
acheter du charbon pour se chauffer. Il y a trop de charbon car trop
de gens ne peuvent pas en acheter.
Les mineurs ne voulaient rien entendre des arguments du gouver-
nement et ils avaient aussi leur idée sur les moyens de lutte. Depuis
longtemps les dirigeants syndicaux n'avaient à leur proposer que la
légalité : pétitions, grèves d'avertissement et autres bagatelles ; aujour-
d'hui les mineurs ont choisi l'illégalité, la lutte violente. Ils se sont
organisés en petits groupes de combat, si nombreux et si mobiles que
toute la flicaille de Belgique était impuissante à les vaincre. Quand les
choses devenaient graves, quand il y avait des arrestations par exemple,
c'est par milliers qu'ils se mobilisaient pour aller attaquer les commis-
sariats et même les prisons. Les mineurs ont montré une combativité
extraordinaire, ont pris des initiatives d'organisation magnifiques. Il n'y
avait en Belgique qu'une seule force qui pouvait les vaincre
force c'était les syndicats.
Chaque jour nous avons lu dans la presse : « Les syndicats essaient
de reprendre leur troupe en main. » A la fin ils y ont réussi. Ils ont
fait reprendre le travail aux mineurs avec les mêmes conditions qu'avant
la grève, c'est-à-dire la soumission au gouvernement. Les seuls qui aient
fait quelques concessions ce sont les patrons du Borinage et c'est bien
compréhensible. Pour plusieurs raisons, ces patrons des mines avaient un
certain intérêt à la grève :
1. Les stocks : chaque journée de grève non payée les aidait à liquider
ces stocks.
2. La résistance des mineurs permettait aux patrons des min d'exiger
des indemnités plus élevées du gouvernement belge et de la C.E.C.A.
pour le rachat des mines fermées (surtout quand on vient de les
moderniser avec les bénéfices faits sur le dos des mineurs).
:
cette
Comment les syndicats ont-ils réussi à vaincre les mineurs ?
Pour reprendre « en main » la grève spontanée des mineurs, il fallait
que les syndicats aient l'air de proposer des moyens d'action plus larges
que les possibilités locales des mineurs : ils ont donc parlé tout le
temps de la grève générale pour n'avoir jamais à la faire. Il fallait
ensuite diviser les ouvriers wallons des ouvriers flamands. Ce fut simple :
les Wallons sont en général syndiqués aux syndicats socialistes (Fédéra.
tion Générale du Travail Belge) les Flamands le sont aux syndicats
chrétiens. Il y a 260 000 ouvriers flamands des Métaux et des Textiles
qui sont au chômage et cela depuis longtemps, déjà sous le gouverne-
121
ment socialiste, et rien ne fut fait pour les défendre. Ce fut donc facile
pour les syndicats chrétiens de se désolidariser des mineurs du Bori.
nage en disant que le mouvement était politique parce que dirigé
par les socialistes qui sont dans l'opposition.
Les socialistes de leur côté ont aussi dévié les problèmes en reven-
diquant la nationalisation des mines comme si c'était une panacée uni-
verselle, comme si l'Etat-patron n'était pas pire que les patrons indi-
viduels. On comprend bien que les chefs syndicaux espèrent trouver
dans la nationalisation des mines de bonnes places pour eux. Déjà on
peut voir cette contradiction : des chefs syndicaux siègent à la direc-
tion de la C.E.C.A. et sont donc solidaires de cet organisme pour la
fermeture des puits et d'autres chefs syndicaux s'arrangent pour que
les mineurs n'aillent pas trop loin dans leur lutte.
La grève générale n'a donc jamais eu lieu. La marche sur Bruxelles
non plus. Les mineurs se sont très rapidement retrouvés tout seuls. Petit
à petit, de la grande grève des mineurs il ne resta plus que ceux du
Borinage qui étaient prêts à continuer la lutte, mais ils étaient bien
seuls et désarmés.
Grâce à la complicité des syndicats, le mouvement fut étouffé, stoppé.
Dans la lutte quand on n'avance pas on recule.
Un des aspects de la lutte qu'il ne faut pas oublier de mentionner
c'est la solidarité entre les mineurs belges et les mineurs qui sont
arrivés, depuis la guerre, de Grèce, d'Italie, de Pologne et d'Espagne.
Ces travailleurs sont allés s'embaucher à la mine avec la promesse
de hauts salaires et avec l'idée qu'après quelques années au fond, ils
pourraient se refaire un autre métier dans l'industrie. Ils ont vécu
dans des barraques sordides pour envoyer de l'argent à leur famille.
Ils sont morts dans les grandes catastrophes, comme à Marcinelle par
exemple, et en février 1959 ils n'avaient plus d'illusions. Ils ne croyaient
qu'en une seule chose : travailler dans la mine ou aller crever de faim
chez eux. Ils ont choisi la lutte et furent aux avant-postes. Le gouver-
nement belge ne s'y trompa pas et bientôt brandit la menace d'un
refoulement à la frontière pour les étrangers qui seraient pris à parti.
ciper à des actions « illégales », et il le fit pour un certain nombre
d'entre eux. Quand ils en ont eu besoin, patrons et gouvernement ont
envoyé des sergents recruteurs parcourir l'Europe à la recherche de
mineurs. Maintenant que des machines automatiques font le même tra-
vail, moins cher, alors les hommes sont renvoyés à leur campagne et
« sans rouspétance ».
3. Deux lettres de Belgique :
Braine l'Allend, le 28 février 59.
« Le mouvement dans le Borinage n'a pas manqué de préparation
de la part des organisations syndicales et politiques, mais si on en croit
les journaux, la grève des mineurs, y a été spontanée. La plupart des
grandes grèves d'ailleurs, dans cette région, l'ont toujours été, au moins
depuis la première guerre mondiale. Les syndicats F.G.T.B. et le parti
socialiste ont été amenés à créer une effervescence qui n'a pas manqué
d'agir sur l'état d'esprit des travailleurs, qui sont victimes des mesures
d'adaptation réclamées par l'économie (chômage et fermeture de quelques
puits miniers devenus peu rentables). Ces mesures sont en cours depuis
quelques années déjà. Le précédent gouvernement socialiste avait pro-
cédé à la fermeture de quelques sièges d'exploitation et les syndicats
s'étaient efforcés de faire admettre ces mesures. Dans ce domaine, on
peut dire que l'actuel gouvernement ne fait que continuer une action
devenue indispensable du point de vue de l'économie.
La Belgique a bénéficié après la guerre d'atouts particuliers : elle
fut la première à servir de base à la création des grandes affaires amé.
122
ricaines après la guerre, son économie n'avait pas trop souffert de la
guerre. Ce sont ces conditions qui ont permis la prospérité relative d'après
guerre. Les ouvriers en ont bénéficié un peu, puisque à part ceux de
Suisse et des pays scandinaves, les salaires belges passent pour être les
plus élevés d'Europe.
Mais est venue la récession, et le besoin, déjà très ancien, surtout
dans l'industrie houillère, de prendre des mesures d'assainissement. Ce
sont ces mesures qui provoquent les mouvements de grève.
Les syndicats, et le parti socialiste craignent très fort de se trouver
dépassés par les événements. D'où leur propagande démagogique et
d'allure radicale. Cette crainte s'est aggravée depuis les dernières élec-
tions qui ont assuré une majorité au Parti Social Chrétien. Celui-ci n'a
pas hésité à battre les socialistes sur leur propre terrain, celui de la
défense des intérêts ouvriers. Sans crier gare, il a fait campagne pour
la pension de vieillesse de 36'000 francs (le taux de 32 500 francs ne
pouvait pas être dépassé aux dires des socialistes au pouvoir à cette
époque). Et une de ses premières mesures fut de donner effectivement
cette retraite aux travailleurs. Perplexité des socialistes et des syndicats
qui craignent d'être supplantés par les sociaux-chrétiens !
Ces faits vous feront mieux comprendre le climat de démagogie
qui entoure les discussions actuelles entre partis. La province du Hai-
naut, où se déroule la grève, a la population ouvrière la plus importante ;
les socialistes y sont les plus forts. Ils craignent de perdre une partie
de leur influence à la suite d'un dépérissement d'une des industries les
plus importantes de cette province, d'autant plus que les mesures d'assai-
nissement doivent bénéficier au bassin houiller limbourgeois où l'in-
fluence social-chrétienne est plus forte.
La grève elle-même semble être arrivée au stade de l'« organisation » ;
entendez par là que les syndicats vont s'appliquer à en diriger solide-
ment le cours. On prévoit pour demain une extension tant au point de
vue national qu'à celui de la participation d'autres catégories. On envi.
sage l'entrée en lutte des cheminots. Ce sera, je crois, une dure épreuve
de forces. Mais on a déjà vu dans le passé que l'extension d'une grève
sur ordre des centrales syndicales se révélait parfois le meilleur moyen
de faire rentrer tout dans le calme.
La décision quant au
sort des charbonnages menacés, ne tient
pas seulement au gouvernement belge. Vous connaissez certainement les
négociations engagées avec les dirigeants de la C.E.C.A. afin de faire
déclarer l'état de crise et soulager ainsi la concurrence dont souffrent
les charbonniers belges. Bien mauvaise façon, si la mesure était décidée,
d'encourager la politique communautaire des Etats du Marché Commun
à un moment où se révèlent d'autres faiblesses d'autres Etats membres ;
je songe notamment à la France.
Quoi qu'il en soit, ces grèves montrent que la crise de réadaptation
est la plus sérieuse de celles que nous avons connues depuis la guerre.
Il y aurait beaucoup à dire sur l'incohérence de la politique éco-
nomique suivie jusqu'à ce jour. D'abord la valse des milliards employés
pour tirer jusqu'au dernier grain de houille sous l'effet de la pénurie
après la guerre. Puis la volte-face sous l'effet d'une nouvelle orien-
tation donnée à la production de l'énergie : efforts en faveur du pétrole
et en vue d'exploiter l'énergie atomique et la pure perte des capitaux
investis avant qu'ils aient pu être amortis. Tout cela bien entendu aux
frais de la Communauté, donc de la classe ouvrière. Et cela sans que
les syndicats s'y opposent sérieusement. Je n'ai ni le temps ni la com-
pétence pour le faire, mais il me semble que l'établissement d'un sérieux
bilan des pertes et profits de ces gaspillages serait un excellent moyen
d'ouvrir les yeux à beaucoup de gens. Mais je vous prie de croire que
123
ce n'est pas facile. Plus qu'au temps du capitalisme « libéral », nos
démocrates s'entendent à brouiller tout : subsides, faveurs de toutes sortes,
mesures protectionnistes. Le prix de revient du travail devient de plus
en plus difficile à établir en dépit du foisonnement des offices de
statistique, des bureaux de planification et autres fromages...
A. H.
Anvers, le 23 février 59.
« ...En Belgique, l'industrie lourde se trouve surtuot en Wallonie.
Dans le Borinage se trouvent les plus vieux puits de charbon du pays ;
viennent ensuite ceux du pays de Liège, et après les puits de la Campine.
Le capitalisme a construit son industrie lourde dans ces parages pour
éviter les frais de transport du charbon, moins de frais et plus de
profits. Dans les Flandres il y a les ports de mer, l'industrie légère
et l'agriculture. La crise provoquée par le stockage international du
charbon se fait sentir de plus en plus ; à l'époque actuelle, les huiles
et l'électricité, ainsi que d'autres carburants, remplacent les charbons ;
ce sont aussi des matières plus faciles à transporter. Le gouvernement
actuel, dont la majorité est flamande, ne veut plus entendre parler
de donner des subsides pour les vieux puits non rentables du Borinage
et il veut créer une nouvelle industrie dans le pays flamand.
En Belgique, il y a actuellement 350 000 chômeurs, dont environ
250 000 dans les Flandres. Ces gens sont si habitués à cette situation,
que le chômage est pour eux quelque chose de courant. Jusqu'à pré-
sent, aucun gouvernement ne s'occupait d'eux. Lors des dernières élec-
tions, le Parti Social Chrétien a fait la promesse de créer de nouvelles
industries dans le pays flamand. Le capitalisme voit maintenant ses
intérêts dans cette nouvelle industrie flamande : 1° le port d'Anvers
permettra de faire entrer le carburant nécessaire ; 2° les terrains à bâtir
sont moins chers ; 3° main-d'ouvre bon marché, car l'esprit révolu-
tionnaire de cette classe ouvrière est un grand zéro, donc pas d'angoisse
pour des grèves.
C'est en Wallonie que le Parti Socialiste belge est le plus fort.
Depuis 1945, nous avons eu quatre. gouvernements socialistes ; ils ont
accordé tous des subsides à la Wallonie, à l'industrie lourde de cette
région. Pourquoi ? Le P.S.B., qui tire sa force de cette région, veut
tenir à tout prix cette position, même au détriment de la partie du
P.S.B. qui se trouve dans les Flandres.
A qui profite la lutte actuelle des ouvriers dans le Borinage ? Ce
qui se
passe, peut-on appeler cela action politique ouvrière ?
Notre point de vue c'est que l'action du Borinage ne profite, au fond,
qu'à certains capitalistes, au P.S.B. et à quelques libéraux et catho.
liques wallons, qui ont certainement des obligations dans les puits non
rentables. Le P.S.B. est pour la nationalisation de ces vieux puits, ainsi
que la majorité des mineurs qui y voient une garantie de travail et
une amélioration pour eux. Mais nous, nous disons : pas de natio-
nalisation, mais socialisation des mines. N'oubliez pas que la majorité
des actionnaires des puits non rentables sont probablement aussi des
figures dans les partis politiques actuels ; ils sont pour la nationali.
sation, car ainsi ils seront sûrs que les bénéfices seront toujours garantis.
Peut-on appeler cela une action ouvrière ? Non, une action dirigée
par un
ou plusieurs partis politiques n'est pas une action ouvrière.
L'action est ouvrière si elle vient par les ouvriers, si elle est menée
par eux par-dessus les partis politiques et les leaders syndicaux.
En résumé, il s'annonce un grand changement de décor : du travail
pour les Flandres, du chômage pour la Wallonie. De là vient la peur
une
124
du P.S.B. de perdre sa force politique, et la peur du chômage des
ouvriers du Borinage.
L. V.
Un autre lecteur a ajouté un post-scriptum à cette lettre : « N'ou-
bliez pas, chers camarades, que dans cette grève du Borinage il y a
aussi parmi ces ouvriers des gens qui raisonnent comme nous. Mais ils
ne sont pas nombreux. Malgré cela, ils mènent leur combat. >>
.
125
EXTRAITS DE “ La parole aux travailleurs”
de POUVOIR OUVRIER
Le supplément ronéotypé de Socialisme ou Barbarie que
nous annoncions dans notre dernier numéro, paraît tous
les mois, depuis décembre dernier, sous le titre Pouvoir
Ouvrier. Avec un numéro spécial en février, consacré aux
événements de Fives-Lille et de Cail-Denain, cinq numé.
ros sont parus à ce jour, sur quatorze ou seize pages. La
moitié environ de chaque numéro, intitulé « La parole aux
travailleurs », est consacrée à des correspondances d'entre-
prises et à l'expression de l'opinion des lecteurs. C'est de
cette partie que proviennent les textes reproduits ci-
dessous.
POUVOIR OUVRIER (N° 1 Décembre 1958)
CHEZ CITROEN
Comme dans toutes les autres usines les ouvriers de chez Citroën
ont laissé passer les événements du 13 mai avec une indifférence pres-
que totale.
Il n'est pas inutile de souligner que dans cette usine, il existe
un règlement intérieur très rigoureux, qui interdit toute manifestation
sociale ou politique.
Malgré tout, pendant les événements de mai, on attendait que la
chaîne débraye pour aller à la manifestation ; cet arrêt, on l'attendait
dans tous les ateliers comme un signal à suivre, car la chaîne est le
poste le plus important de l'usine. C'est-à-dire que malgré ce règlement,
s'il y avait eu un peu plus de décision, on aurait brisé cette ambiance
de terreur et on aurait déclenché un mouvement plus ou moins impor:
tant qui aurait sans doute donné du courage à quelques-uns.
Evidemment chez Citroën, ce n'est pas facile. Quelque temps avant
le 13 mai il y avait eu une grève à la suite de laquelle on avait mis
à la porte le délégué qui l'avait organisée. Il fut remplacé par un autre,
en accord avec les syndicats, et qui sera certainement plus docile.
Mais pourquoi les ouvriers de chez Citroën n'osent-ils pas sortir de
leur indécision ?
Dans cette usine, la direction a l'habitude d'embaucher beaucoup
d'ouvriers étrangers qui viennent de pays pauvres comme l'Italie ou
l'Espagne. Les ouvriers français se persuadent que leur sort est de
toute manière bien meilleur que celui de leurs camarades étrangers.
C'est le patron qui profite de cette illusion.
Moi, qui suis un ouvrier étranger, je ne crois pas que c'est vrai et
je pense que ce serait le rôle des organisations politiques ou syndi.
cales (P.C. - S.F.1.0. C.G.T. - F.0.) de montrer aux ouvriers français
que ce n'est pas vrai du tout. Au lieu de cela, ces organisations ne
s'occupent pas de cette question très importante et laissent le patron
profiter de cette fausse division entre les ouvriers.
Pourtant ces organisations sont très grandes et très fortes, elles
ont des liaisons et des informations dans tous les pays du monde, qui
leur permettraient de faire comprendre aux ouvriers français qu'ils se
trompent, que leur sort n'est pas du tout plus enviable, qu'ils sont tout
autant et même plus exploités et que même beaucoup d'ouvriers de ces
pays pauvres n'accepteraient pas de supporter ce que supportent tous
les jours les ouvriers de chez Citroën.
En France, depuis quatre ans, la production a augmenté de plus
de dix pour cent par an. Est-ce que le niveau de vie des ouvriers a
126
augmenté pour cela ? Non, depuis un an il a même diminué de 15 %.
Les ouvriers français sont donc plus exploités que dans les pays pauvres
où la production n'augmente pas. En France, sous prétexte de moder-
niser, on voit tous les jours dans les usines s'accroître le nombre de
chefs et des bureaucrates de toutes sortes qui vivent en parasites, tou.
chent des salaires plus élevés que ceux de n'importe quel ouvrier et
qui sont payés avec notre travail. Les usines des pays pauvres ne peu.
vent se payer ce luxe. En France les chronométreurs sont partout der-
rière notre dos, dans une usine de Barcelone où la direction avait
voulu faire chronométrer les gars, ceux-ci se sont révoltés et ont fini
par chasser le chrono qu'ils sont même allés jusqu'à frapper. Et pour-
tant l'Espagne a un régime fasciste. Mais le régime de Citroën, qu'est-ce
que c'est ?
une
L'ouvrier français vit mieux ? Mais comment ? En faisant
semaine de 50 ou 60 heures, après s'être laissé déposséder depuis des
années de la semaine de quarante heures. Cela grâce à ces organisations
qui prétendent représenter la classe ouvrière et qui ne font que tromper
les ouvriers avec de misérables revendications. Depuis le 7 novembre
dernier Citroën a donné une augmentation de... 3 francs de l'heure !
Comment s'étonner dans ces ditions que les ouvriers aient en
grand nombre voté oui au référendum alors que leurs organisations
leur avaient demandé de voter non ?
En voyant le rôle réactionnaire des organisations, en voyant la
méfiance des ouvriers à leur égard, je suis convaincu que le moment
est venu de créer une organisation qui dénonce clairement et énergi-
quement toutes ces organisations et ces syndicats, qui dise la vérité aux
ouvriers au lieu de la leur cacher, qui lutte pour des objectifs sérieux
et non pas 3 francs de l'heure en utilisant des moyens sérieux
et non pas des petites grèves tournantes de quelques heures.
On doit commencer sans avoir la prétention de se faire connaître
des ouvriers en quelques jours, car c'est impossible. Mais ce qui est
possible, c'est d'arriver à réunir une minorité qui développe véritable.
ment la conscience de classe.
Je me prononce personnellement pour la formation d'une telle
organisation, disposée à lutter ouvertement aux côtés de la classe
ouvrière.
UN OUVRIER
CHEZ CITROEN.
DANS LES EGOUTS DE PARIS
Dans les égouts de Paris, il y a bien sûr les égoutiers, mais il
y a aussi la quasi totalité des lignes téléphoniques qui y passent et
donc les gars des lignes qui les posent, les entretiennent, les réparent.
La plupart du temps les égouts sont de petits boyaux, très étroits,
où l'on ne peut toujours se tenir droit, où coule une eau fangeuse
et malodorante, quelquefois en filet et quelquefois en torrent, sans
autre lumière que celle de la lampe accrochée à l'épaule. Les gars
y travaillent la nuit comme le jour, car bien des égouts ne sont pas
accessibles le jour, dans les rues en pente qui déversent des flots trop
tumultueux pour pouvoir simplement se tenir debout. Parfois, au
traire, les eaux sont quasi stagnantes et l'on ne peut y travailler qu'avec
des ventilateurs qui seuls empêchent les malaises et l'asphyxie. Les
deux grands dangers sont les liquides inflammables qui provoquent des
explosions et les crues soudaines des noyades dans des conditions
atroces. Les rats infectés propagent aussi des maladies quasiment incu-
rables.
C'est dire que les gars des lignes sont bien plus souvent seuls à
travailler sous terre qu'accompagnés de contremaîtres et encore moins
d'ingénieurs. Ils ont ainsi le privilège d'être pratiquement leur propre
maître. Pourtant leur travail est très qualifié et ils ne le possèdent à
DE
con-
127
sur
fond qu'après des années de pratique. Les jeunes sont directement édu.
qués sur le tas par les vieux. Souvent ces derniers sont forcés de tra.
vailler après l'heure pour réparer les maladresses ou les malfaçons des
premiers. Mais, comme ils disent, « il n'y a pas d'autre moyen de les
former ». Faire un bon soudeur cela demande peut-être dix ans. Dans
le domaine de son savoir-faire, un bon ouvrier est souvent imbattable
et pas un ingénieur ne serait capable de le remplacer. Certains câbles
comportent jusqu'à 900 fils et pour retrouver en cas de réparation,
il faut une grande expérience.
Cependant, il y a peu de temps encore, les hommes des lignes
étaient moins payés qu'un facteur (parmi les plus mal payés, on le
sait) et ne bénéficiaient même pas de la prime de risque malgré leurs
6 ou 7 accidents mortels par an un effectif qui ne dépasse pas
deux cents.
Ainsi, parce que c'est sale et dangereux, pénible et difficile, eh
bien ! on laisse les gars des lignes pratiquement gérer eux-mêmes leur
« entreprise », et on les oublie même pour les salaires. Il n'est pas
question ici de les surveiller sans arrêt, de standardiser et de chrono.
métrer leurs mouvements. Miraculeusement, on leur « fait confiance ».
Certes, ils ont des temps et chaque jour un plan de travail assez strict,
mais au moins on les lạisse se débrouiller eux-mêmes. Et ça marche,
même si bien qu'il n'y a pratiquement qu'eux qui soient capables de
le faire marcher.
Que voulez-vous, les égouts cela n'attire pas la maîtrise et les ingé.
nieurs, alors le téléphone se passe d'eux, et fort bien. Tirez vous-même
la leçon.
POUVOIR OUVRIER (N° 2 · Janvier 1959)
avons
LA MACHINE, LES MAÇONS ET LES CHEFS
La direction a décidé de mettre une nouvelle machine dans mon
atelier. Pendant plus d'un mois, les gens en blouse blanche sont venus
prendre des mesures et regarder la machine sous tous ses angles. Ils se
sont réunis et ont discuté entre eux, très gravement. Nous en
compté 14. Enfin, un beau jour on a commencé les travaux pour sceller
la machine au sol. Les maçons ont défoncé le ciment puis bétonné en
laissant des trous aux emplacements qu'on leur avait indiqué. Quand
on a voulu placer la machine on s'est aperçu qu'aucun trou ne corres-
pondait aux emplacements des boulons de scellement. Alors les maçons
sont revenus et ils ont bouché de nouveau les trous et en ont fait
d'autres. Cette fois-ci ça allait mais on s'est aperçu que l'on avait oublié
de prévoir des emplacements pour la canalisation électrique. Alors
les maçons ont encore défoncé ce qu'ils avaient fait. Si les travaux
ont tellement coûté, c'est uniquement parce que les 14 blouses blan-
ches ont mal pris les mesures. Et dire que ce sont les mêmes qui
souvent nous rognent nos délais. C'est sans doute pour rattraper leur
propre gaspillage. Un copain a dit une chose juste : « Pour un qui
travaille, il y en a 10 qui doivent le surveiller et le commander, voilà
pourquoi ça ne marche jamais.
POUVOIR OUVRIER (N° 3 · Février 1959)
LES OUVRIERS CONTRE LES CADENCES
Il y a 10 ans, dans une usine de la région parisienne, on installait
une nouvelle machine américaine. On comprendra par ce qui suit
pourquoi je ne citerai ni le nom de l'entreprise, ni la nature de la
machine.
Cette machine devait complètement transformer les procédés de
128
sait que
fabrication de certaines pièces de série et réaliser ainsi une économie
de temps considérable.
La direction a mis un ouvrier sur la machine et a attendu avant
de fixer les nouvelles normes. Comme la direction réalisait des béné.
fices considérables par l'emploi de cette machine, l'ouvrier estimait
qu'il devait essayer de profiter, lui aussi, de ces bénéfices, en écono.
misant sa peine. Donc, pendant toute cette période, il ne s'est pas
pressé. Puis la direction a fait descendre un chrono pour établir des
temps de fabrication. Depuis ce jour, la fabrication des pièces a consi.
dérablement diminué ; voici pourquoi. Celui qui travaillait sur cette
machine s'est rendu compte que plus les temps qu'il établirait seraient
larges, moins il aurait à travailler par la suite. Donc, pour cela, il
employa toutes les supercheries pour tromper le chrono, qui n'avait
aucune base de calcul puisque la machine et le procédé de fabrication
n'avaient jamais été utilisés en France. Pendant les journées où le
chrono surveillait la fabrication, l'ouvrier surveillait le chrono. Il suffi.
ce dernier tourne la tête pour que l'ouvrier, du bout de
son pinceau, qu'il tenait toujours à la main, disjoncte l'avance de la
machine. Puis, dès que le chrono s'approchait pour voir où en était
l'opération, la machine se remettait en marche comme par miracle. De
plus, au lieu d'enlever à 5 dixièmes de millimètre par passe, comme
il avait l'habitude de faire, il refusa ostensiblement d'en prendre plus
d'un dixième. Si bien, qu'en fin de compte les délais qui en résultèrent
furent de bons délais et il suffisait par la suite à ceux qui étaient
affectés à cette machine de travailler seulement 3 heures par jour pour
réaliser leur norme de production. Il a donc suffi qu'un ouvrier ne se
laisse pas faire par le chrono pour que pendant 10 ans tous ceux qui
ont travaillé sur cette machine se reposent une bonne partie de la
journée. Cet ouvrier, par son initiative et son intelligence, avait apporté
en une semaine beaucoup plus à ses camarades de travail que toutes
les revendications sur les cadences que les syndicats ont faites pendant
plus de dix ans.
Contre les cadences, les syndicats ont toujours agi de la même
façon.. Ils n'ont jamais systématisé et développé les méthodes de lutte
qu'employait cet ouvrier isolé. Ils ont toujours voulu agir dans le cadre
de la légalité et toujours les ouvriers ont été roulés. Ils ont demandé
à certaines occasions, par des tracts et dans les discussions avec la
direction, que les cadences soient diminuées, et la direction n'a pas
diminué les cadences. Ils ont demandé que les délais soient affichés
pour que tous les ouvriers les connaissent et qu'il n'y ait pas de discri.
mination et d'injustice et les délais n'ont même pas été affichés. Ils
ont dit « qu'il faut lutter contre les cadences » et quand les équipes se
sont mises en grève ils les ont approuvées. Mais les onditions d'une
lutte par des grèves contre les cadences ne sont pas souvent réunies.
Ce n'est que dans des cas exceptionnels que tout un atelier est disposé
à débrayer contre les cadences et pourtant c'est d'une façon permanente
que les chronos et la maîtrise font pression sur les ouvriers.
Comment se fait-il qu'un ouvrier intelligent fasse des actions plus
efficaces que des organisations syndicales qui jouissent d'un statut
légal dans l'usine, qui ont des milliers de membres, qui disposent d'ar.
gent et de moyens de propagande ?
Tout d'abord parce que l'action des syndicats se situe sur un plan
différent de celle des travailleurs. L'action syndicale est légalitaire et
dans ce sens neuf fois sur dix inefficace. Dans ce cas, pour le syndicat,
il s'agit de trouver des cadences « justes ». Pour l'ouvrier il s'agit de
lutter contre toutes les cadences, car il n'y a pas de juste cadence
comme il n'y a pas de juste salaire, puisqu'au départ il y a l'injustice
de la condition ouvrière. Pour le syndicat, il s'agit de ne pas laisser
la détermination des cadences à l'arbitraire de la direction et des
129
ou
chronos. C'est ainsi que dans les cas où les ouvriers s'élèvent contre
des cadences, ce sont les délégués du personnel qui vont discuter avec
les chronos et la maîtrise. Si le délégué ne fait pas partie de la
catégorie professionnelle qu'il doit défendre, il se trouve au départ
handicapé et bien souvent ces discussions n'aboutissent pas en faveur
des ouvriers. Car, dans ce cas précis, si le chrono et le délégué
discutent sur les cadences, c'est le chrono qui connaît plus de choses
sur cette matière que le délégué, tandis que si l'ouvrier et le chrono
sont placés face à face, c'est le contraire qui se produit : c'est l'ouvrier
intéressé qui connaît mieux le travail, les astuces et les combines que
le chrono. Si dans le premier cas c'est le chrono : qui peut tromper et
rouler le délégué, dans le deuxième c'est souvent l'ouvrier qui peut
rouler et tromper le chrono (si ce ces ouvriers ne sont pas des
imbéciles ou des fayots bien entendu).
Il y a ensuite les principes de loyauté. Le syndicat est loyal ; il
met un point d'honneur à combattre la direction par les procédés
permis par la loi et le règlement de l'usine et par ce fait il se trouve
déjà en état d'infériorité, car la loi et le règlement sont en faveur
des patrons et non des ouvriers. Pour obtenir quoi que ce soit, n'im-
porte qui sait que c'est souvent en s'opposant à la loi et aux règlements.
Le délégué reproche souvent à ceux qui essaient de tromper la
direction d'être des individualistes et de remplacer. la lutte collective
par le débrouillage individuel. Par exemple, lorsque l'ouvrier que j'ai
cité s'est fait prendre dans la rue au lieu d'être à
son travail, le
délégué s'indignait « comment voulez-vous que je vous défende après,
disait-il, si vous vous mettez dans votre tort ».
La différence entre la lutte des ouvriers et la lutte des syndicats
n'est pas dans l'individualisme des ouvriers et la notion collective des
syndicats, mais dans le fait que les syndicats aujourd'hui se défendent
sur le plan légal et que les ouvriers combatifs ne s'embarrassent pas
de la légalité pour se défendre. Si les ouvriers sont souvent seuls pour
se défendre de cette façon, ce n'est pas de leur faute, c'est que les syn.
dicats refusent de les aider dans ce sens et les laissent tomber. Et c'est
dans ce sens que l'on doit rendre collectives ces initiatives de tous les
jours.
Si, lorsqu'un chrono vient pour établir des temps, il y
entente entre plusieurs ouvriers, les temps seront bons. D'abord on
trafiquera la machine avant qu'il arrive de telle façon que, s'il exige
d'aller plus vite, tout se démolira. Pendant qu'il est présent, on prendra
son temps, on fera des gestes lents, un copain viendra vous demander
du feu plusieurs fois, un autre essaiera de distraire l'attention du
chrono, etc. Ce sont ces initiatives individuelles que les organisations
ouvrières devraient systématiser, développer et propager parmi les
ouvriers, plutôt que de leur faire espérer des miracles des discussions
Jégalitaires avec la direction. Que l'on réfléchisse une seconde : si
de telles méthodes étaient appuyées et propagées clandestinement, au
lieu d'avoir trois copains qui vous aident contre le chrono, qu'il y
en ait 10, ou 20 ou 30, que, lorsque le chrono arrive dans l'atelier,
il soit accueilli par des cris, des huées, et que lorsqu'il s'apprête à:
chronométrer, qu'il soit pris dans un va-et-vient subit d'ouvriers qui
ont à faire par hasard autour de la machine, que l'on réfléchisse un
instant au résultat de cette pression sur les délais.
Mais, direz-vous, il y a les fayots, qui eux se laissent faire par le
chrono. Eh bien, si cette pression s'exerce sur le fayot, si 10 gars
sont autour de lui pour l'engueuler s'il va trop vite, croyez-vous qu'il
sera plus coriace que le chrono ? S'il continue ? Alors il peut avoir
des pannes de machine ou des outils qui disparaissent on ne sait com-
ment. Ce que je dis, n'est pas de la « science-fiction ». Dans certains
endroits, cela s'est produit à une échelle réduite, et trop peu souvent
a
une
:
130
malheureusement. Mais c'est dans ce sens que nous devons aider à
développer ces méthodes qui sont des méthodes efficaces que la classe
ouvrière a toujours créées d'elle-même.
Mais j'oubliais de dire que si par hasard, comme je l'ai vu, le
chrono est par-dessus le marché un syndiqué ou un sympathisant, alors
ce sera une raison de plus pour que le syndicat refuse d'employer
des méthodes illégales... « contre un camarade »...
POURQUOI LES OUVRIERS N'ECRIVENT-ILS PAS ?
Les ouvriers ne s'expriment pas facilement par écrit. Si on leur
demande d'écrire leurs expériences, souvent passionnantes, qu'ils nous
racontent, ils refusent, parce qu'ils pensent que ce n'est pas intéressant
et parce qu'ils ne savent pas comment s'y prendre. Si on arrive à les
décider quand même, ils écrivent quelque chose de conventionnel qui
ressemble fort peu à ce qu'ils avaient l'intention de dire.
Pourquoi éprouvent-ils tant de difficulté à s'exprimer ?
1. Parce que dans la société, on ne leur demande jamais leur
avis. Ils sont des « unités » de production, leur opinion n'a aucun
intérêt pour le régime. Ce qu'ils pensent sur le travail, sur la vie du
pays, les logements, les spectacles, les journaux, les vacances, l'amour, etc.,
d'autres le pensent et l'expriment à leur place. Ils en ont tellement
l'habitude que, pour eux, écrire est une activité artificielle comme la
peinture ou la musique.
Lorsqu'ils ont l'occasion de dire ce qu'ils pensent, c'est rarement
par écrit. Ils s'adressent oralement à leur contremaître. Dans les assem.
blées syndicales ou politiques, il y a toujours un bureau qui se charge
d'écrire (ou de ne pas écrire !) ce qu'ils ont dit.
2. S'ils veulent s'exprimer tout de même par écrit, ils ne savent
pas comment faire car ils ne connaissent pas le vocabulaire, ils nc
savent pas construire leurs phrases, ils croient qu'il faut écrire dans
un langage particulier qu'ils n'ont pas l'habitude d'employer. En un
mot : ils n'ont jamais appris.
Et l'école ? pensera-t-on. On y apprend à écrire. On y fait des
« rédactions ». Justement, la rédaction, eh bien parlons-en : nous ver-
rons que le « système » qui empêche les ouvriers de s'exprimer com-
mence déjà à l'école primaire. Voici mon expérience d'instituteur.
La rédaction est la honte, la plaie de l'enseignement primaire.
Rien de plus affligeant à lire qu'une série de rédactions de la classe
de fin d'études. C'est plat, plein de clichés et bourré de fautes ; aucune
spontanéité, aucune originalité. Les meilleurs élèves écrivent des phrases
correctes formant un tout conventionnel. Ils sont incapables de raconter
simplement et clairement la chose la plus élémentaire. Pourquoi nos
élèves éprouvent-ils tant de difficultés et de répugnance à s'exprimer,
à écrire ?
1. Parce qu'on ne leur demande jamais leur avis. Comme l'ouvrier
qui est une unité de production, l'enfant à l'école n'est qu'une unité de
production en formation. Ce qu'il pense, ce qu'il sent n'a aucun intérêt,
au contraire on lui apprend à se taire. Tout ce qu'on lui demande c'est
d'assimiler une certaine quantité de choses déjà écrites par d'autres. Mais
de temps en temps, une demi-heure par semaine, on le fait écrire sur
quelque chose. Cette chose n'a la plupart du temps rien de commun avec
ses préoccupations. On lui demande de donner son avis sur la pluie, le
vent, l'automne, la chasse, une soirée en famille, etc. Il n'a rien à dire là-
dessus et écrit des banalités puisées dans les leçons de vocabulaire
et de grammaire de la semaine. Sa mémoire, son application, si appré-
ciées à l'école, lui serviront, mais tout ce qu'il y a de vivant en lui ne
sera pas sollicité. Ecrire lui apparaît donc déjà comme une activité arti-
ficielle nettement séparée de ce qu'il pense et sent.
131
A l'ouvrier aussi on demande son avis de temps en temps sur des
faits qui ne touchent pas sa propre expérience : sur une constitution,
sur des programmes électoraux, sur la grandeur de la France, etc.
2. Mais lorsque le sujet proposé l'intéresse, l'enfant ne sait pas
non plus comment s'y prendre pour exprimer ce qu'il a à dire. Il n'a
pas l'habitude de le faire, il serait extraordinaire qu'une demi-heu :re
par semaine il trouve brusquement en lui les moyens nécessaires. !!
ne connaît pas le vocabulaire dont il a besoin. Où le prendrait-il ?
En classe il ne parle pas ; avec ses parents il n'a pas le temps ; il ne
parle qu'avec ses camarades qui n'en savent pas plus que lui. Quand
on les écoute discuter entre eux, on s'aperçoit que leurs récits sont pleins
de bruits, de mimiques, de « machins » et de « trucs », destinés à rem.
placer les mots qui leur manquent. Comment faire pour mettre tout
cela par écrit ?
Lors de la dernière conférence pédagogique, une jeune institu-
trice a demandé :
Monsieur l'inspecteur, comment puis-je m'y prendre pour faire
faire des progrès en rédaction à mes élèves en une heure, je n'y arrive
pas.
Comment vous y prenez-vous, mademoiselle ?
Je les fais rédiger au brouillon, puis je les prends un par un à
mon bureau, et nous corrigeons ensemble. Mais en une heure, je ne peux
m'occuper que de quelques élèves.
Vous vous y prenez très mal, mademoiselle, il ne faut pas faire
de correction individuelle, il faut faire une correction collective.
La jeune institutrice s'est rassise perplexe. Comment faire
correction collective de la rédaction ? En grammaire, en calcul, cela
peut se concevoir, mais en rédaction ?
Pourtant, lorsqu'il y a trente à quarante élèves dans une classe, il
est difficile de faire autrement. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que
pour les enfants, la rédaction ne diffère pas des autres matières, cal.
cul, grammaire, etc., et elle n'a même pas l'avantage de la précision.
Voilà pourquoi ce qu'il a appris à l'école n'est pas une aide pour
l'ouvrier qui veut écrire sur les difficultés de sa condition, car, au fait
que tout est organisé dans la société pour qu'il ne s'exprime pas, au
manque d'habitude, s'ajouteront le sentiment acquis dès l'école, que
ce qui lui arrive à lui n'a aucune importance, et les lacunes de sa
formation scolaire.
S'il arrive à surmonter toutes ces difficultés, souvent il lui vien.
dra seulement sous la plume des expressions empruntées aux jour.
naux et à la radio, qui diffusent le programme d'éducation pour adultes,
de la même manière qu'à l'école il puisait dans les textes du pro.
gramme scolaire pour écrire ses rédactions.
une
POUVOIR OUVRIER (n° 4, Numéro spécial, février 1959)
VINGT-QUATRE HEURES A DEN IN
CE QUE LES OUVRIERS DE CAIL NOUS ONT DIT
A la suite d'une 'fusion des sociétés Fives-Lille et Cail à Denain,
plus de 900 ouvriers et employés ont été brutalement licenciés le 26 jan.
vier dernier, sur un effectif total de 10 000 salariés environ.
Nous sommes allés à Denain, où l'on compte 340 licenciés sur
3 500 salariés, interroger les ouvriers eux-mêmes, dans la rue, dans les
cafés ou chez eux. C'est le compte-rendu de ces entretiens que l'on
trouvera ci-dessous. Dans la deuxième partie, on trouvera une analyse
sommaire de la situation ainsi que notre position les luttes
ouvrières (1).
sur
(1) Cette deuxième partie n'est pas reproduite ici. Les idées se
retrouvent dans l'éditorial de ce n de S. ou B. (N.D.C.R.).
132
LES LICENCIEMENTS
:
:
sur
Lundi, 10 février. Environ 16 h 30. Bistro situé dans le prolonge.
ment de la rue qui longe l'usine Cail à Denain. Une demi-douzaine
d'ouvriers. De l'un d'eux on nous dira, après son départ, que pour tra-
vailler huit heures chez Cail, il se lève le matin à 3 heures et n'est
de retour chez lui qu'à 21 heures. C'est un cas très fréquent dans cette
région, nous assure-t-on. Certains des ouvriers qui sont ici sont des
lamineurs de chez Cail. Aujourd'hui ils sont en grève pour protester
contre la réduction des heures de travail à quarante heures par semaine."
Mais aussi par solidarité avec les 350 ouvriers licenciés. Pourquoi ceux-
ci ont-ils été licenciés ?
« Pas parce que les commandes ont diminué, dit un ouvrier de
Cail, il y en a toujours autant. Pour moi, c'est simple : il s'agit de
faire faire le même travail par moins d'ouvriers ». Un ouvrier qui
travaille à l'aciérie comme ponteur intervient : « La preuve que les
commandes n'ont pas diminué c'est qu'ils vont amener de Fives un
nouveau four électrique ». Il dit que les licenciements ont été faits
n'importe comment « Ils ont tapé dans le tas, aussi bien sur des
vieux qui ont trente ou trente-cinq ans de boîte que sur des jeunes
de trente ans avec quatre ou cinq enfants ». Un tiers des licenciés sont
des employés de bureau, il y a également un grand nombre de contre-
maîtres et d'ouvriers qualifiés, y compris des P3. D'une manière géné-
rale, ce sont les services généraux et d'entretien qui ont le plus souf-
fert. La plupart des employés du service contentieux, pris en charge par
Paris, ont été licenciés. Le travail des plombiers, des serruriers, des
maçons, sera désormais effectué par des entreprises extérieures
29 maçons il n'en reste plus que 3.
Il n'y a pas que les licenciements, mais également une série
d'autres mesures qui se sont immédiatement fait sentir sur le niveau
de vie des ouvriers qui n'ont pas été licenciés. D'abord il y a les réduc-
tions d'heures de travail : pour les lamineurs, compte tenu des majo-
rations pour heures supplémentaires, la perte peut s'évaluer, selon cer.
tains ouvriers, à quelque 20 000 F par mois. C'est ainsi que le diman-
che, à la reprise de poste, les seize heures de travail ne donnent plus
lieu à la majoration pour heures supplémentaires.
A ce propos on peut citer un autre cas, qui nous a été cité ailleurs,
d'un lamineur de trente ans, père d'un enfant, qui avait engagé de grosses
dépenses à crédit : une télévision et une maison construite avec les cré.
dits du plan Courant. Cet ouvrier a calculé qu'avec les réductions
d'horaire il ne lui resterait plus, une fois les traites payées, que 700 F
par quinzaine pour vivre. Il a donné sa démission et va chercher du tra-
vail ailleurs, même comme manæuvre, pourvu qu'il ait assez d'heures.
Est-ce
que d'autres
usines de la région licencié ? Un
ouvrier de Usinor dont les bâtiments sont situés juste en face de
ceux de Cail dit que chez eux il y a eu des déclassements mais pas
de licenciements. Des bruits ont couru, les ouvriers ont demandé ce
qu'il en était, on leur a assuré que la Direction ne préparait aucun
licenciement : « Ils avaient certainement l'intention d'en faire, mais
ils ont eu peur devant l'histoire que ça a fait chez Cail ». Quelqu'un
dit même que « pour endormir la méfiance des ouvriers », Usinor a
repris sept ou huit ouvriers de chez Cail.
Comment est-ce que toute cette histoire va finir ? « Nous on est
décidés, répond un jeune ouvrier, le patron aussi. Alors... » « Mais
qu'est-ce que vous allez faire ? » « On ne sait pas. On attend. On
verra bien ce que les syndicats proposent. »
ont
133
COMMENT LES SYNDICALISTES VOIENT LA LUTTE
« Ce que nous proposons ? Eh bien de continuer la lutte » nous
répond le secrétaire du comité d'entreprise Cail. Il est accompagné
d'un autre syndicaliste, C.G.T. comme lui. Tout chez eux tranche sur
ouvriers avec lesquels nous venons de parler : ceux-ci les écoutent sans
les interrompre, sans chercher à intervenir dans la conversation, comme
Bi on ne parlait plus de leurs affaires.
Nous :
« Mais comment ? »
Lui :
« Par des protestations, des
arrêts de travail, des meetings, des actions diverses ».
« C'est peu,
non ? »
« Ce qu'il faudrait c'est un gouvernement à nous, comme
en 36. Celui qu'on a actuellement appuie les patrons, il fait la guerre
d'Algérie et prépare le Marché Commun. C'est tout ça qu'il veut
nous faire payer. Il dit qu'il veut une grande France : ce qu'on aura
c'est un grand pays de chômeurs. Nous, qu'est-ce qu'on demande ? Du
travail, du travail pour tous les Français, en France, chez nous. On ne
veut pas aller à l'étranger chez les Fritz, ni aller jouer de la mandoline
à Naples ou à Venise. Et puis, ça doit être bon, la France, puisque
tout le monde vient chez nous : nous aussi on voudrait y rester. »
Nous : « Bon, mais tout ça, c'est vague. Et la grève ? ». L'autre
syndicaliste intervient : pour lui, il n'y a pas de doute, demain matin
il y a une assemblée générale des ouvriers de l'usine et on y décidera la
grève. « On ne sera pas seuls, toutes les usines de la région nous sou-
tiendront, tout le monde est dans le même bain. On ira tous, à 3 500,
en face, chez Usinor, et on appellera les ouvriers à venir avec nous.
S'il le faut, on mettra le feu à l'usine » (le lendemain, comme on le
verra, il n'y eut ni grève générale, ni feu, ni descente en masse chez
Usinor).
Mais le secrétaire du comité d'entreprise n'est pas d'accord, il est
contre la grève. Pourquoi ? « D'abord, dit-il, parce que la grève c'est
la misère. Nous autres, syndicalistes, nous ne sommes pas des irrespon-
sables. Il faut assurer le pain. Les ouvriers ne peuvent pas passer leur
temps à faire la grève. Et puis nous sommes seuls. Pourquoi ? Parce
que c'est chacun pour soi. Quand on est attaqué, on se défend, mais
si c'est le voisin, on laisse faire, on n'intervient pas. C'est comme ça
dans la vie. Une grève générale isolée ça ne sert à rien. »
qui cherchent un supporter, tombent sur un mineur : « Il peut vous
en parler, lui. Tu te souviens de 48 ? ».
Nous disons que de toutes façons il ne sont pas seuls : il y a aussi
Fives, qui est dans la même situation qu'eux et qui, de plus, appartient
à la même compagnie (l'usine de Fives est située dans la banlieue de
Lille, à 60 km de Denain ; 560 ouvriers y ont été licenciés, en même
temps que ceux de Cail). Nous demandons s'il y a eu des contacts
entre ouvriers de Cail et ceux de Fives, et pourquoi le mouvement n'a
pa3 été coordonné entre les deux usines. « Des contacts, répond le
secrétaire du comité d'entreprise, il
: le syndicat s'en est
occupé. C'est lui qui coordonne le mouvement. Nous, chez Cail, nous
ne faisons que suivre les directives de la Fédération. Et puis, ce qu'il
faudrait c'est qu'on ait un seul syndicat. Les patrons, eux, sont unis ».
Nous :
« Pour le moment, vous l'avez, l'unité syndicale : F.O., C.F.T.C.
et C.G.T. vous êtes tous d'accord. Mais à quoi est-ce que votre unité
a abouti ? ». Le secrétaire « Notre action est loin d'avoir été
inefficace. Rien que chez Cail, par exemple, nous avons réussi à faire
réembaucher quarante ouvriers. »
Ses yeux,
>
у
en a eu
:
COMMENT ON REEMBAUCHE
Mardi matin, à la sortie du meeting qui s'est tenu dans la salle du
comité d'entreprise de l'usine et cours duquel les représentants
des trois syndicats ont affirmé que « la lutte continuait », sans plus
au
134
ces
de détails, nous parlons avec un jeune ouvrier, père de quatre enfants,
qui se trouve justement être un de ces quarante ouvriers que Cail a
offert de réembaucher. La Direction lui a bien fait une offre de travail,
mais une offre qu'il lui était impossible d'accepter : « Je suis entré
chez Cail comme manœuvre. Depuis j'ai passé des essais, je suis devenu
P1 soudeur. On m'a offert de me réembaucher dans un travail de
manæuvre, au décapage. J'ai refusé. Je n'ai pas travaillé toutes
années pour redevenir maneuvre ». De nombreux autres cas où le soi-
disant reclassement, chez Cail, aboutit simplement au déclassement, nous
ont été cités par les ouvriers. Un Pl a été reclassé à Usinor, mais à un
échelon au-dessous. Chez Cail même, il paraît qu'on aurait poussé
l'ironie jusqu'à proposer à des employés de bureau de reprendre du
service à la fonderie ou aux laminoirs. D'autre part, la Direction a
suivi une politique systématique de déclassement. On nous cite le cas de
deux contremaîtres qui ont été déclassés au rang d'ouvriers dans la
section de mécanique de l'usine. Trois jeunes dessinateurs, de retour
d'Algérie, qui, avant d'avoir fait leurs études de dessinateur, avaient
obtenu leur C.A.P. de tourneurs, ont été déclassés comme tourneurs.
(Au même moment, le « Journal du Dimanche » étalait à la une les
« nouvelles mesures sociales du Gouvernement pour la promotion
ouvrière » et expliquait avec enthousiasme que désormais « les ouvriers
auront plus de facilités pour accéder aux emplois de cadres ou de
contremaîtres ».)
Est-ce qu'un licencié a beaucoup de chances de retrouver du tra-
vail dans la région ? « Non, répond le soudeur, je ne crois pas, peut-
être au printemps, dans la construction par exemple ».
Alors,
qu'est-ce que vous allez faire, tous ? » -- « Ils nous doivent un mois
de préavis, et un second qu'ils ont promis de payer si d'ici là nous
n'avions rien trouvé. Pendant deux mois ça ira. Après... » (En fait,
selon des informations que nous recueillons plus tard, il résulte que
le refus d’une offre de réembauche fait sauter le second mois de
préavis). Comme tous les ouvriers que nous avons rencontrés, il estime
qu'on ne pourrait pas faire plus que ce que font les syndicats. Quand
nous lui parlons d'une grève énérale de toute l'usine, il répond :
« Le patron serait trop content qu'on se mette en grève :
comme ça
il pourrait nous vider tous. Avec les débrayages que nous faisons, nous
perdons peut-être de l'argent, mais le patron en perd bien plus.
Aujourd'hui, pendant le meeting, il a encore perdu une heure. » Com-
bien d'heures est-ce que ce système fait perdre au patron ? « dix heures
en tout la semaine dernière », nous dit un autre ouvrier, sans voir
ce que ce chiffre a de dérisoire ; mais, lui aussi, pense que les
syn-
dicats font pour le mieux.
UNE BONNE ACTION
on les
« Quand j'ai entendu parler de reclassement, j'ai cru que ce serait
chez Cail », dit la femme d'un ouvrier licencié, « mais non,
envoie n'importe où. »
La famille P. habite dans la cité ouvrière de l'usine, qui est située
juste derrière les bâtiments de production : on nous dit que dans la
cité il y a
en tout une quarantaine de licenciés. A cette époque de
l'année la cité est très sale, les allées ne sont pas goudronnées, on
patauge dans la boue ; un des syndicalistes avait dit que si la Direc-
tion manquait de commandes, elle pourrait toujours les employer ici.
P., l'ouvrier licencié, a quarante-six ans, il est maneuvre (croche-
teur). Sa paye est de 15 000 F par quinzaine, très exactement. Pulmo-
naire et atteint d'un ulcère à l'estomac, il a été obligé d'interrompre le
travail pendant quatre ans. Il a néanmoins été repris à l'usine «
considération » de ses trente années de services. Auparavant, il avait été
en
135
sommes
lamineur, mais en le réengageant, on l'a déclassé au rang de manœuvre.
Le matin même, il avait été convoqué par la commission de reclas.
sement, où quelqu'un lui avait dit qu'en vertu de sa situation sociale
particulière, il venait en tout premier sur la liste des reclassements.
La commission l'a envoyé à une sucrerie qui avait besoin de main.
d'ouvre. C'est le patron lui-même qui l'a reçu. Le travail disponible
était un travail de manouvre à la chaîne, à la fois rapide et pénible.
Le patron regarda son dossier et lui dit, « poliment » précise P., qu'il
ne faisait pas l'affaire, et qu'en somme il faisait une bonne action en
refusant de l'embaucher. C'est pourquoi, au moment où nous
entrés chez lui, l'après-midi du même jour, P. se préparait à retourner
devant la commission. Il n'est pas seul dans ce cas, dit-il, et il raconte
comment on a offert à un vieil ouvrier de soixante ans
un travail
d'homme de trente-cinq ans sur un marteau, sachant très bien qu'il
serait obligé de refuser.
Un des trois fils, qui travaille aux laminoirs et n'a pas été licencié
(ce qui fait que la famille pourra continuer à habiter la cité, alors
que les autres licenciés ont un délai de deux ans pour trouver un autre
logement, la cité étant évidemment la propriété de l'usine), nous parle
des conditions de travail chez Cail.
Selon lui, elles n'ont pas sensiblement empiré, mais elles étaient déjà
assez mauvaises. Il y a des surveillants et des chefs partout, même aux
laminoirs. Auparavant, l'ouvrier soudeur dont on a parlé plus haut,
nous avait raconté, à ce propos, qu'il avait vu 15 chefs autour de
3 ouvriers pour surveiller une coulée de 18 t. Tous les ouvriers avec
lesquels nous avons parlé ont insisté sur la discipline et la survei).
lance constante qui s'exerce sur eux, même là où elle se justifie le
moins. Ils ont parlé également des temps que les chronométreurs
assignent dans la section de mécanique, qui sont intenables et contre
lesquels les ouvriers réagissent en sabotant les pièces.
COMMENT TOUT A COMMENCE
sa
Comment est-ce que tout le mouvement contre les licenciements
; a commencé ? P. et son fils nous le racontent. Les ouvriers venaient
de recevoir leurs feuilles de licenciement, par lettre recommandée :
personne ne s'y attendait, il y eut une grande agitation dans l'usine.
Les syndicats décidèrent de réunir les ouvriers le lendemain, samedi,
à 13 heures, dans la salle du comité d'entreprise. Samedi matin, dès
8 heures, les couloirs menant au bureau du directeur étaient bouchés
par une foule d'ouvriers, tout le bâtiment abritant la Direction en
était plein. De 8 heures du matin à 13 heures, ils attendirent, pendant
que le directeur téléphonait à Paris, et expliquait qu'il n'y était pour
rien, que Paris avait décidé et que Paris refusait de revenir sur
décision. Comme les ouvriers refusaient d'évacuer le bâtiment tant qu'un
délai d'un mois n'aurait pas été accordé aux licenciés, le directeur,
pour se débarrasser d'eux, promit huit jours (deux jours plus tard
le directeur 'revenait sur sa promesse et supprimait ce dělai). Vers
12 h 45, furieux, et convaincus à juste titre qu'on se moquait d'eux,
les ouvriers enfoncèrent la porte du bureau du directeur ; la pièce
se remplit d'ouvriers, le directeur était coincé derrière son bureau
quand quelqu'un, n'y tenant plus, lui lança un coup de poing qui fit
voler ses lunettes. Le sous-directeur des ateliers, Pignol, essayant de
protéger son patron, reçut une chaise sur la figure (c'est ce même
Pignol qui expliqua à un jeune ouvrier licencié qui doit partir
au service dans deux mois et qui demandait à être gardé d'ici là :
« Mais... engagez-vous ! »).
Nous demandons au père et au fils ce qu'ils pensent de la façon
dont les syndicats les ont défendus. Eux : « Ils ont très bien agi. C'est
136
la première fois qu'ils s'entendent si bien ».
Nous : « Mais, votre
mouvement reste isolé, il ne s'est pas généralisé. » · Le fils : « Au con-
traire, il s'est très bien généralisé : j'ai lu aujourd'hui dans le journal
qu'il y avait des débrayages à Saint-Nazaire, les frontaliers sont en grève,
il y a des mouvements partout en France ». Nous : « Mais jusqu'ici
les résultats obtenus ne sont pas encourageants. »
- Eux :
« Non, c'est
vrai, le mouvement n'a abouti à rien. On a montré qu'on était là, qu'il
fallait compter avec nous, c'est tout. Mais ils ont le Gouvernement der-
rière eux, et qu'est-ce qu'on peut faire contre le Gouvernement ? ».
Nous :
« Mais si toute la région soutenait votre grève ? »
Eux :
« Oui, mais aujourd'hui c'est l'un qui débraye, demain c'est l'autre,
jamais ensemble, au même moment : c'est pourtant ce qu'il faudrait. »
Nous : « Comment est-ce que tout cela finira ? » Le père, d'un
ton absolument convaincu : « Ils ne peuvent pas ne pas me reprendre.
Vous pensez bien ! Je travaille chez eux depuis plus de trente ans.
Non, c'est impossible. »
TRIBUNE OUVRIERE (nº 53, février 59)
(Journal publié par un groupe d'ouvriers de la Régie Renault)
À QUOI SERT NOTRE PRODUCTIVITE
Pendant des années on nous a dit que plus nous augmenterions la
productivité plus nous aurions du bien-être. Nous avons augmenté la
productivité de gré ou de force, et qu'avons-nous eu comme résultat ?
Tout d'abord un niveau de vie qui s'est abaissé considérablement
depuis deux ans et ensuite, aujourd'hui la menace continuelle du chô.
mage qui pèse sur nos têtes. Dans certaines usines c'est la réduction
d'horaire qui diminue encore beaucoup plus les salaires. Où sont les
promesses de vie meilleure ?
On nous a menti, tout simplement. Et maintenant, que dit-on aux
ouvriers qui restent à travailler ? « Augmentez encore la productivité et
vous aurez du bien-être ». Autrement dit, on continue à nous bourrer
le crâne.
Puisque l'augmentation de la productivité n'a servi qu'à augmen.
ter le nombre des chômeurs, nous n'aurions pas dû écouter les capita.
listes, mais refuser d'augmenter les cadences. Ceci est la conclusion
logique qui nous vient à l'idée. Mais les capitalistes ne l'entendent pas
de cette oreille et ils nous disent : « Il faut augmenter la productivité
pour que nous vendions moins cher sur le marché international et
qu'ainsi nous vendions plus que les autres capitalistes. » Ils ajouteront
que nous n'avons pas encore assez augmenté la productivité, car si
nous baissions nos délais de moitié et augmentions nos cadences du
double, les prix de revient seraient tels que les Dauphines et les 4 CV
se vendraient comme des petits pains et que leur économie serait pros-
père. Cela encore, on veut bien le croire, mais si nous augmentions la
productivité du double, il est probable aussi que malgré la prospérité du
capitalisme il y aurait un pourcentage de chômeurs encore plus consi.
dérable.
On pourrait penser qu'il est ridicule de faire travailler une par.
tie des ouvriers comme des brutes pour pouvoir en faire chômer une
autre partie. Non, l'économie capitaliste ne s'embarrasse pas de ces
contradictions elle trouve cela tellement logique qu'elle accentue
encore plus cet état de choses.
Mais ce n'est pas tout : des gens sensés auraient pu penser que
s'il fallait licencier du personnel dans les usines c'était tout d'abord
ceux dont le travail est de faire produire les autres qu'on licencierait.
Pas du tout ! On licencie surtout ceux qui produisent : les ouvriers.
3
137
unt
ne
Par contre, on développe les services de méthodes et de chronométrage
pour faire produire encore plus le reste d'ouvriers qui travaillent. Ainsi,
chez Renault par exemple, les bureaux qui s'occupent des délais et des
cadences n'ont jamais autant travaillé. Ceux qui s'occupent des études
de postes sont aussi en pleine activité. Tous ces gens cherchent à sup-
primer des emplois, à supprimer des postes, à diminuer le person-
nel en faisant travailler un peu plus ceux qui resteront.
S'il y a chômage, on pourrait penser que les chronos devraient
être les premiers licenciés, puisque c'est à cause de leur activité que
l'on arrive à avoir du chômage. Mais non, c'est au contraire ces bureaux
de méthodes qui continuent à fonctionner pour produire des délais
de plus en plus courts et des cadences de plus en plus rapides.
Mais tous les arguments des capitalistes, aussi monstrueux soient-ils,
se sont tellement répandus qu'aujourd'hui tout le monde s'installe dans
cette idée que le chômage est logique et qu'il est la conséquence de
lois économiques aveugles. Le chômage est un peu considéré comme la
pluie ou les tremblements de terre, c'est-à-dire des choses qui se passent
de temps en temps ; et les discussions entre les patrons et les organi.
sations syndicales portent sur la somme que l'on doit donner aux chô-
meurs ou sur la composition des organismes qui vont gérer les caisses
de chômage.
Mais les ouvriers ont-ils à accepter les idioties du système capita-
liste qui est incapable de faire une production rationnelle sans entraî.
ner le chômage ? Avons-nous nous, ouvriers, à approuver ou à sanction-
ner qu'il y ait des milliers de chômeurs tandis que les autres travaillent
comme des brutes ? Devons-nous considérer le chômage comme
pluie inévitable ? Non. Nous devons dire aux capitalistes : « Vous
êtes incapables de gérer votre économie, vous savez pas diriger
la production sans provoquer des catastrophes ; eh bien, nous ouvriers,
nous refusons de payer les pots cassés ; nous refusons d'endosser vos
bêtises et nous refusons d'accepter le chômage tandis qu'il existe des
cadences inhumaines qui envoient tous les ans des milliers d'entre nous
dans les sanas et les maisons de fous. Vous ne voulez pas que nous nous
dirigions nous-mêmes, eh bien, nous n'avons pas à supporter vos pro-
pres bêtises. » C'est ce qu'ont fait les ouvriers à Denain et c'est la seule
chose à faire, car toutes les discussions sur le fonds de chômage ne résou-
dront ni la situation des licenciés avec des indemnités dérisoires ni la
situation de ceux qui produisent à des cadences de plus en plus
accélérées.
Car il faut bien nous dire que plus nous augmentons la productivité
plus nous avons de chance de faire des chômeurs. Alors quand, à toi,
0.S., on vient te proposer 3 F de l'heure pour 100 pièces faites en plus,
si tu refuses tu seras d'abord moins fatigué à la fin de la journée et tu
pourras te dire qu'en refusant 27 F par jour tu auras permis peut-être
à un travailleur de rester à son boulot. Et toi, compagnon, quand on
vient te rogner une minute sur une pièce, en refusant de te laisser faire
c'est peut-être la meilleure garantie contre le chômage que tu puisses
réaliser toi-même.
Et puis, sur le plan national, toute cette productivité à quoi sert-elle ?
Tout d'abord à faire une guerre interminable ; ensuite à enrichir
des dirigeants pourris sous la III République, pourris sous la IV°, et
encore plus pourris sous la Ve.
Les heures que l'on t'a volées à l'usine, dis-toi bien que c'était pour
que M. Le Troquer, socialiste à ses moments perdus, aille faire des
partouses ; c'est pour payer quelques tueurs de l’U.N.R. qui arrangent
les histoires des grandes familles. C'est pour remplir les boîtes de
Pigalle et d'ailleurs par tous gens, qui, entre deux distractions
lamentables, remplissent leur discours de « grandeur de la France ».
ces
138
L'idéal de toutes ces classes, c'est de nous voler et le nôtre c'est.
quoi ? C'est qu'un fonds de chômage ne laisse pas crever de faim ceux
qui sont sur le pavé ? C'est qu'un minimum vital soit déterminé par
tous ces gens qui ne connaissent qu'une maladie, celle qui est provoquée
par l'abondance ? Notre idéal est-il de rester ce que nous sommes
espérant que des dirigeants moins pourris prennent un jour la succes-
sion de ceux-là ? Que nos maîtres d'aujourd'hui soient remplacés par
d'autres ? Tant que ce ça l'idéal qu'on nous propose, comment
s'étonner que personne ne veuille se battre ni lever le bout du doigt
en
sera
pour lui ?
.
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139
CORRESPONDANCE
mouve-
en
aucun
ne
De Nice, le 8 décembre 1958
A GARROS à propos de son article sur l’U.G.S.
« J'ai adhéré à la Nouvelle Gauche, quand c'était, derrière France.
Observateur, la seule organisation à mener spectaculairement campa-
gne contre l'ignoble et injuste guerre d'Algérie. Un jour ou l'autre,
on se sent obligé de prendre position sur l'essentiel (du moment) mal.
gré les réticences permanentes (de fond).
Fin 57, si les pourparlers avec le M.L.P. ne m'enthousiasmèrent
pas, du moins pensais-je que la composition ouvrière de ce
ment n'irait pas contre le socialisme révolutionnaire affiché par la
N.G. Par contre, l'unification envisagée avec les bourgeois libéraux
et les petits bourgeois réformistes de la J.R. traçait l'avenir politique
de la future U.G.S. : cas d'alliance ou de fusion, le programme
sinon officiel, du moins réel, est toujours celui qui peut être accepté
par le plus « mou » des participants, les plus ' « durs » étant simple
ment retenus par le verbalisme révolutionnaire ou le socialisme du
dimanche.
L'histoire que vous retracez de l’U.G.S. est donc bien celle d'un
mouvement seulement libéral et réformiste, qui, en
cas,
donne aux problèmes posés par les contradictions du capitalisme une
solution socialiste, lors même qu'il n'y en a pas d'autre. Du 13 mai
au 23 novembre notamment, on a voulu circonscrire le débat entre le
fascisme et une « démocratie » (bourgeoise) rénovée, à coups de front
populaire, d'Union des Gauches, et autres mots d'ordre opportunistes,
sous prétexte de réalisme politique. Les « masses » ont montré alors
qu'elles préféraient n'importe quel changement, même illusoire au « réa.
lisme » conservateur de nos néo-révisionnistes. Et l’U.G.S., au lieu
de tirer la leçon, nous reparle à nouveau de l'union de la gauche,
exploiteurs et exploités mêlés dans la même impuissance.
Aussi, après avoir scrupuleusement quoique à contre-cour, accom-
pli les tâches du militant « démocrate » jusqu'au 28 septembre, ai-je
purement et simplement laissé tomber cette organisation pseudo-révo.
tutionnaire (un dernier geste ces jour-ci : par simple camaderie je par.
ticipe aux « frais » de l'hécatombe électorale des moins de 5 % en
pensant in petto que je ferais mieux de vous en faire profiter).
Comme vous l'écrivez, il faut cependant distinguer : il y a quand
même, engagés dans l’U.G.S., une minorité sympathique de révolu.
tionnaires de base, authentiques quoique insuffisamment avertis
formés politiquement. J'en connais quelques-uns que vous intéresse-
riez. J'eusse aimé leur faire parvenir dans leur désarroi votre intéres.
sante analyse. Pourquoi faut-il que s'y mêlent des considérations propres
à « S. ou B. » concernant l’U.R.S.S. et que je ne puis admettre ?
Détrompez-vous : je ne fais partie d'aucune organisation trotskyste
ou crypto-stalinienne. D'ailleurs cette récente expérience U.G.S. m'a
détourné (pour un long temps ?) des organisations : je ne peux plus,
sous prétexte de mise en minorité et de discipline, faire des besognes
qui ne correspondent pas à ce que je pense.
Dans mon secteur se présentaient un U.N.R. et un stalinien. Vou-
liez-vous que nous votions blanc (comme le préconisait d'ailleurs la
Fédération des Alpes-Maritimes de l’U.G.S.) ? c'est là heurter un « sens »
de classe contre lequel ne prévaut aucun raisonnement.
De même, s'il y a une guerre entre l’U.R.S.S. et les U.S.A., vou-
lez-vous que nous soyons neutres, sous prétexte que l'U.R.S.S. n'est pas
ď socialiste >> et que la bureaucratie est une nouvelle classe exploi.
teuse ?
et
140
On a beau jeu à rappeler que le socialisme implique la démo.
cratie et donc qu'un régime sans démocratie ne peut être socia-
liste, qu'en U.R.S.S. les moyens de production sont aux mains d'un Etat
de classe de la bureaucratie. On peut alors soutenir qu'il ne s'agit
même pas de socialisme d'Etat, haïssable seulement des anarchistes,
mais d'un capitalisme d'Etat et, comme tel, haïssable de tous les
exploités. Il n'y aurait alors entre les U.S.A. et l’U.R.S.S. qu’une diffé.
rence de degré, au désavantage d'ailleurs de l'U.R.S.S. totalitaire, et
non pas une différence de nature. Pourtant les bourgeois ne s'y trompent
pas eux qui flirtaient si facilement avec les fascistes, hitlériens et
autres totalitaires ; la majorité des ouvriers non plus. C'est que la réalité
profonde du monde et sa dynamique dépassent la logique brillante et
paradoxale.
Lorsque, près de nous, Mussolini et plus encore Hitler dépossé.
daient la bourgeoisie de ses pouvoirs d'Etat, est-ce qu'ils n'en conti.
nuaient pas moins à se mouvoir dans le cadre et les limites du capi.
talisme, aussi poussées qu'eussent été certaines expériences « antica.
pitalistes » semblables d'ailleurs à nos « nationalisations » dont on sait
maintenant que les « déficits » organisés sont hautement profitables à
l'ensemble de la bougeoisie. Est-ce qu'ils ne constituaient pas une
« caste » bureaucratique, après s'être emparés de l'Etat sans changer
pour autant le régime social de la propriété privée et du salariat ?
Lorsque, à la faveur de la lassitude des ouvriers russes
et du
poids spécifique des immenses masses paysannes, de l'intervention des
impérialistes étrangers et de la non-intervention du prolétariat inter-
national, la bureaucratie stalinienne eît nou à pou dépossédé les Soviets
de leurs pouvoirs pour imposer son arbitrage, apaisant, n'en a-t-elle pas
moins agi dans le cadre et les limites des acquisitions de la Révolution
sociale de 1917, c'est-à-dire en premier lieu sur la base de la propriété
collective des moyens de production. La réaction thermidorienne et Bona-
parte ne sont pas revenus sur les acquisitions sociales de la Révolu-
tion française. Au contraire, Bonaparte, quoi qu'il en ait, a joué en
France et en Europe un rôle révolutionnaire (les peuples et les intel.
lectuels de cette époque s'y sont trompés, diriez-vous, comme nos intel.
lectuels et les ouvriers sur Staline), c'est lui notamment qui a donné
à la bourgeoisie le plus grand nombre de ses superstructures ; appa-
remment pourtant, avec son Empire et ses nobles, n'était-il pas un
contre-révolutionnaire ? Bien mieux, la Restauration elle-même n'a pu
revenir à l'Ancien Régime. C'est Napoléon III enfin qui a donné au
capitalisme français son essor décisif, les infra-structures suffisantes
comme support de sa « démocratie ». Les oripeaux anciens dont les
circonstances amènent un régime à se couvrir ne doivent pas faire illu-
sion à ceux qui fondent leur action sur la réalité profonde des classes
et de leurs rapports : les Révolutions sociales, au contraire des révo.
lutions politiques, sont irréversibles.
L'excroissance bureaucratique, issue des circonstances propres aux
pays arriérés, à prédominance paysanne, a déformé et rendu mons-
trueuse aux yeux de trop de gens qui devraient être ses supporters
naturels. la Révolution d’octobre. Elle n'en a pas moins été un immense
saut, le saut décisif vers le socialisme. Avec le développement des forces
productives qui s'en est suivi, il n'y a plus qu'à restaurer la démo-
cratie des Soviets pour passer au socialisme. Or le prolétariat croît ·
chaque jour aux dépens de la paysannerie, le niveau de vie et les
connaissances se développent en même temps que les forces productives
de la planification ; le « camp socialiste » se renforce chaque jour de
sa propre production et de l'appui des peuples sous-développés et colo-
niaux permettant l'essor de l'esprit critique et du désir de peser sur le
destin. Le remède est là et non dans de nouvelles « formes » d'organi-
sation ou surtout de nouveaux « règlements ». Non pas qu'il ne faille
141
pas être attentifs à de nouvelles formes d'organisation, suscitées sponta-
nément par les masses, en remplacement des organisations défaillantes,
non pas qu'il ne faille pas tenir compte des expériences décevantes
lors de l'élaboration de futurs « règlements », mais ce sont les masses
qui veulent la démocratie socialiste qui sauront l'imposer et elles
seules tant qu'elles la voudront ; à l'inverse, nulle « forme » et nul
« règlement » ne sauvegarderont une démocratie indifférente aux masses
et dès lors condamnée.
De notre côté, nous n'aiderons à l'épanouissement du socialisme
russe qu'en défendant inconditionnellement ses prémices ; il faut que
l’U.R.S.S. se sente forte pour supporter la démocratie. Rester neutre
dans son « débat » à la vie et à la mort avec l'impérialisme, c'est
la repousser dans son sentiment et ses réflexes de « citadelle assiégée »
où l'on n'a plus qu'à se serrer autour du « chef, » tout-puissant, c'est
öter aux esprits critiques toute chance d'être entendus des masses,
c'est retarder la révolution démocratique et avec elle l'épanouissement
du socialisme.
La défense inconditionnelle de l’U.R.S.S. c'est aussi accessoire-
ment l'entrée en matière de tout dialogue réel et pratique avec
camarades communistes, c'est la seule « manière » d'être écouté d'eux
et de semer une opposition de Gauche. Ne l'oubliez pas, car avec qui
voulez-vous construire la future Organisation Révolutionnaire, sinon
d'abord avec ceux d'entre eux qui ne sont pas désespérés par l'écrou-
lement des dieux de leurs combats ?
Cordialement à vous.
Louis LOURIE
nos
+
D'Amiens, janvier 1959
(Compte rendu des impressions de Damien et de quelques autres.)
A. Approbations
1. L'article de MOTHE : Chez Renault... est unanimement apprécié,
non seulement comme le plus intéressant, mais comme le plus riche en
pensée ; il ne s'agit pas là de l'application mécanique de la grille soi.
disant marxiste mais d'un effort de pensée libre (il n'y a pas d'ailleurs
d'autre forme de pensée possible).
2. Pour ma part j'apprécie aussi l'article de MAILLE sur les con-
tradictions du P.C.F. La théorie du réformisme du P.C. est appuyée
par une démonstration valable et suggestive.
L'invraisemblable est que ces deux articles excellents soient imprimés
en petits caractères alors que celui qui traite de la Naissance de la V° est
en gros au lieu d'être « caché » dans le « Monde en question ». (Je
vais y revenir.)
3. L'article de LUCKACS que je n'ai pas relu
me permet
de vendre mes trois exemplaires. Quelques-uns de ceux qui achetaient
parfois la revue, après avoir pris connaissance de mon exemplaire, me
l'ont rendu. Ce qui nous amène aux critiques.
B. Critiques
1. BILAN
J'ai d'abord lu les deux premières pages de ce bilan et je les ai
trouvées excellentes, aussi n'ai-je pas été peu surpris d'être abordé
par une lectrice (qui avait acheté SB à Paris) me dire (donnant son
avis et celui d'un autre lecteur) « Alors ? S.B. toujours le même
délire, vous avez lu ce bilan plus que jamais farfelu ! » Plus récem.
ment, un Stal (ancien Trotskiste) m'exprimait l'avis qu'il n'y a que deux
voies possibles :
:
142
un grand parti ;
unl groupe de recherches et d'analyses.
A son avis « S. ou B. » a accompli un travail non négligeable en
tant que groupe de recherche. Cependant il regrettait que « s. ou B. »
au lieu de spéculer sur la Société russe qui ne peut être bien connue
en son évolution et ses derniers développements n'analyse pas mieux
et plus techniquement
suivre l'actualité immédiate la
société française par exemple, ou occidentale. Il était surpris de cons-
tater que « S. ou B. » semblait s'orienter vers des tâches d'agitation.
Il n'en paraissait ni inquiet, ni attristé, ni réjoui, comme serait un
actionnaire de chez Citroën voyant un maréchal ferrant se mettre en tête
de construire des voitures automobiles.
sans
sa
en
:
2. -- NAISSANCE DE LA V REPUBLIQUE
Un lecteur (et même un acheteur) assez régulier de la Revue qui a
cette année quitté ostensiblement le syndicat (et les gens disent que la
Revue « S.B. » n'est pas étrangère à cette décision) m'a rendu le n° 26
en me faisant part de są déception à la lecture de l'article de CAN.
JUERS ; il en concluait à l'insuffisance de l'explication marxiste des évé.
nements ou plutôt que le marxisme est incapable de donner une expli-
cation satisfaisante, prisonnier qu'il est de ses dogmes. Marxistement,
de Gaulle n'est rien en tant qu'individu. Comment expliquer alors
venue au pouvoir ? « Si de Gaulle, au départ, ne s'appuyait sur
aucune force réelle, aucune force réelle non plus ne s'est opposée à lui »
(p. 47). On croirait lire la théorie de la loi des chocs chez Descartes :
on combinera chiquenaude et principe d'inertie. Tout cela est-il sérieux ?
Même les staliniens ont su réexaminer les rapports entre structures et
superstructures ; il n'est pas vrai que la superstructure se réduise à
la réalité et à la fonction d'un reflet physique. Les enfants s'effraient
du visage qu'ils ont barbouillé. Le reflet a une action en retour et une
certaine indépendance. On déconsidère le marxisme par l'application
mécanique de schémas incomplets ou mal compris. Si de Gaulle n'est
rien que par les forces, alors pourquoi de Gaulle a-t-il permis à ces
forces de se manifester, si précisément il n'est rien. Pourquoi Salan
a-t-il réussi son coup
criant à la fin d'un discours « Vive
de Gaulle ! » ? Pouvait-il tout aussi bien crier « Vive Bidault »,
« Vive Bardot », « Vive Coty » ? Allons, un peu de sérieux ; personne
n'attend de la revue qu'elle applique mécaniquement des explications
toutes faites aux événements qui surviennent. On est en droit d'atten.
dre que les articles soient pensés. Que nous sert qu'on nous serine :
« de Gaulle président idéal de la bourgeoisie » (qu'est-ce que cela veut
dire « idéal » d'un point de vue marxiste ?) ou « le grand capital,
par le truchement de de Gaulle » (justement pourquoi précisément par
le truchement de de Gaulle et non par celui de tartempion ?); « depuis
le 6 février, pour la première fois, le gouvernement fut obéi par l'armée
d’Algérie » (où est l'explication ah ! vous pouvez ensuite vous exer.
au rire méprisant à l'adresse des journalistes bourgeois !). A ce
propos, je terminerai sur
un passage savoureux « Même les jour:
nalistes bourgeois ne s'y sont pas trompés », écrit-on (p: 48). Et suit
une « explication » du « succès » du référendum qui est en effet la
même que celle de la « presse bourgeoise » sinon des speakers de
Soustelle. On aurait pu au moins se reporter à l'occupation allemande,
même en pays de maquis (soit la Corrèze) : un référendum organisé
par la milice et les Allemands aurait atteint les mêmes pourcentages
(entre les inscrits et les votants) ; il aurait suffi de laisser entendre
que les abstentionnistes ne pourraient plus renouveler leurs cartes
d'alimentation par exemple ; et que les bureaux de vote qui auraient
mal voté se désigneraient eux-mêmes pour les réquisitions, pour les
représailles en cas d'attaque du maquis, etc. Les gens auraient voté
cer
:
143
comme
on le leur demandait, parce qu'ils auraient compris qu'il
s'agissait d'une manifestation formelle, de la publicité, du vent qui ne
mérite ni qu'on perde sa vie, ni sa nourriture. La victoire des alliés
ou de l’A.L.N. dépend d'autres facteurs. La légèreté de « S.B. »
(l'habileté de la « presse bourgeoise ») est de tomber dans le pan-
neau de cette mise en scène. Les gens qu'on amène en camion de
l'armée votent bien pour rentrer chez eux. Comment peut-on voir là
une adhésion, ou une lassitude nouvelle et significative ?
144
A 'NOS LECTEURS
Socialisme ou Barbarie n'a pu assurer sa parution, depuis le début,
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sants de la revue. Ce travail de dix ans commence à porter ses fruits
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