Socialisme ou Barbarie - NO. 5-6 (MARS-AVRIL 1950)

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Table des matières

CHAULIEU, Paul & Georges DUPONT: La bureaucratie yougoslave 5-6:1-76 = FR1950A**
GUILLAUME, Ph.: La guerre et notre époque (suite) 5-6:77-123
ROMANO, Paul: L'ouvrier américain (fin) 5-6:124-135 = The American Worker
La vie de notre Groupe. Bilan d'une année 5-6:136-147
NOTES:
La situation internationale: Les luttes revendicatives en France 5-6:148-149
BOURT, Raymond: Renault lance à nouveau le mouvement de grève 5-6:150-154
BERTIN, Roger: La grève chez S.O.M.U.A. 5-6:154-158
TABLE DES MATIÈRES DU VOLUME I 5-6:159
ANNONCE: Calendrier des réunions 5-6:[160]
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME ou BARBARIE
Paraît tous les deux mois
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
Ph. GUILLAUME C. MONTAL J. SEUREL (Fabri)
Gérant : G. ROUSSEAU
Ecrire à:
« SOCIALISME OU BARBARIE »
18, rue d'Enghien - PARIS-10
Règlements par mandat:
G. ROUSSEAU - C.C.P. 722.603
.
ABONNEMENT UN AN (six numéros).... 500 francs
1
LE NUMERO
100 francs
Nous publions le présent numéro sous la forme d'un numéro
double (5-6) de 160 pages, pour combler le retard de sa paru-
tion. Nous sommes obligés du fait de son importance de le
vendre 150 francs.
:
!
SOCIALISME OU BARBARIE
LA BUREAUCRATIE YOUGOSLAVE
De 1923 à aujourd'hui, le mouvement ouvrier a été dominé
par le stalinisme. Maintenant sous son emprise les fractions
les plus évoluées et les plus combatives du prolétariat, la poli-
tique de la bureaucratie stalinienne a été le facteur prédo-
minant dans le dénouement des crises sociales du dernier
quart de siècle. Une des manifestations les plus significatives
de cette prédominance écrasante fut, pendant toute cette pé-
riode, l'impossibilité de reconstituer face au stalinisme une
avant-garde révolutionnaire digne de ce nom, c'est-à-dire une
avant-garde fondée sur des bases idéologiques et programma-
tiques solides et exerçant une influence réelle auprès d'une
fraction même minime du proletariat. L'obstacle principal
auquel se heurtait cette reconstitution a été l'incertitude et la
confusion qui prévalaient quant à la nature et les perspectives
de développement du stalinisme lui-même, incertitude et con-
fusion qui étaient alors presque inevitables. La bureaucratie
stalinienne se trouvait encore « à l'état naissant »; ses traits
fondamentaux se dégageaient à peine de la réalité sociale; son
pouvoir n'était réalisé que dans un seul pays, complètement
coupé du reste du monde; les partis staliniens restaient, dans
presque tous les pays capitalistes, des partis « d'opposition ».
Tous ces facteurs expliquent à la fois pourquoi le prolétariat
n'a pas pu, pendant cette période, se dégager de l'emprise sta-
linienne et pourquoi l'avant-garde elle-même n'est pas arrivée
à comprendre la nature de la bureaucratie et à définir face à
celle-ci un programme révolutionnaire.
?
1
Malgré les apparences, la deuxième guerre impérialiste a
apporté à cette situation un changement radical. La bureau-
cratie stalinienne a largement débordé le cadre de l'ancienne
Russie; elle est devenue force dominante, elle exerce le pou.
voir dans une dizaine de nouveaux pays, parmi lesquels se
trouvent aussi bien des régions industrielles évoluées, comme
la Tchécoslovaquie ou l'Allemagne orientale, qu'un immense
territoire arriéré, comme la Chine. Ce qui pouvait auparavant
paraître comme une exception, ou le résultat des particula-
rités de la Russie, le pouvoir absolu de la bureaucratie, s'est
révélé comme également possible ailleurs. Les partis staliniens
dans les pays bourgeois ont connu dans la plupart des cas
un développement puissant, mais par là même ils ont été
obligés à participer aux « responsabilités du pouvoir » et à
assumer le rôle de promoteurs d'une société bureaucratique.
Par cette extension considérable, le stalinisme a virtuelle-
ment perdu son « mystère ». En considérant la masse ouvrière,
on ne peut plus nier qu'une expérience de la bureaucratie sta-
linienne a commencé, autrement plus profonde que celle qui
était possible avant la guerre; car l'expérience actuelle du
stalinisme ne concerne plus ses « trahisons », mais la nature
même de la bureaucratie en tant que couche exploiteuse. Cette
nature est ou sera obligatoirement comprise par les prolé-
taires des régions où la bureaucratie stalinienne a pris le
pouvoir. Pour le proletariat des autres pays, le doute sur cette
question tend à laisser la place à une certitude corroborée par
la compréhension de l'attitude et du rôle de la buraucratie po-
litique et syndicale stalinienne dans le cadre du régime capi-
taliste. Pour ce qui est de l'avant-garde, tous les éléments lui
sont maintenant donnés pour élaborer et diffuser au sein de
la classe une conception claire de la bureaucratie et un pro-
gramme révolutionnaire face à celle-ci.
Mais, plus encore que dans les rapports entre la classe
ouvrière et la bureaucratie, l'expansion actuelle du stalinisme
fait paraître un changement radical dans la situation de la
bureaucratie elle-même. La bureaucratie est sortie de la guerre
infiniment renforcée quant au potentiel matériel et humain
dont elle dispose; mais cette expansion a fait apparaître avec
beaucoup plus de force qu'auparavant les contradictions pro-
pres de la bureaucratie, inhérentes à sa nature de couche ex-
ploiteuse. Ces contradictions découlent évidemment de l'op-
position radicale entre ses intérêts et ceux du proletariat. Les
partis staliniens ne sont rien sans l'adhésion de la classe ou.
2
vrière, par conséquent ils sont obligés de maintenir et d'appro-
fondir leur liaison avec celle-ci, précisément pour pouvoir lui
imposer une politique radicalement hostile à la fois à ses in-
térêts immédiats et à ses intérêts historiques; de là une oppo-
sition, sourde au départ, qui ne peut aller qu'en croissant.
Cette opposition est en apparence supprimée lorsque la bu-
reaucratie s'empare du pouvoir; on peut dire qu'alors, au fur
et à mesure qu'elle instaure sa dictature absolue, elle se dé-
barrasse du besoin de l'adhésion des ouvriers. Mais en réalité,
la contradiction ne fait que se reporter sur un plan encore
plus profond et plus important, le plan économique, et là
elle s'identifie avec la contradiction fondamentale de l'exploi.
tation capitaliste. Si la bureaucratie, en parvenant au pouvoir,
cesse d'avoir besoin de l'adhésion politique des ouvriers, elle
n'en a que davantage besoin de leur adhésion économique. Les
ouvriers peuvent, en tant qu'agents politiques, être matés par
le Guépéou; en tant que producteurs qui refusent d'être ex-
ploités, ils sont irréductibles. La contradiction élémentaire
entre les intérêts ouvriers et l'exploitation bureaucratique de-
vient, à ce stade, matériellement évidente pour le prolétariat.
La nécessité dans laquelle se trouve la bureaucratie d'exploiter
au maximum l'ouvrier tout en le faisant produire le plus pos-
sible crée ime impasse qui s'exprime dans la crise de la pro-
ductivité du travail; celte crise n'es! autre chose que
le refus
définitif des ouvriers en tant que producteurs d'adhérer à un
régime dont ils ont compris le caractère exploiteur. L'écono-
mie et la société bureaucratique se trouvent ainsi devant une
impasse que la bureaucratie essaie de dépasser en augmen-
tant l'exploitation donc en aggravant les causes mêmes
de la crise et en étendant l'aire de sa domination. Le besoin
d'expansion, l'impérialisme bureaucratique découle ainsi iné-
luctablement des contradictions de l'économie bureaucratique
en tant qu'économie d'exploitation.
On a pu observer matériellement cette évolution au cours
des dix dernières années. Il est apparu que l'aggravation
constante de l'exploitation des ouvriers et la nécessité interne
d'expansion étaient des traits essentiels du capitalisme bureau-
cratique. Il est apparu aussi que cette expansion ne pouvait se
faire que par la bureaucratisation totale des pays qui étaient
soumis à la domination russe. Mais cette bureaucratisation,
non seulement signifie que la contradiction dont nous avons
parlé s'amplifie, mais qu'une autre apparaît au sein même de
la bureaucratie. Entre les bases nationales et les bases inter-
nationales du pouvoir de la bureaucratie une opposition se
3
manifeste; la bureaucratie ne peut exister qu'en tant que
classe mondiale, mais en même temps elle est dans chaque
nation une classe sociale ayant des intérêts particuliers. Les
bureaucraties des différents pays tendent donc nécessairement
à s'opposer les unes aux autres, et cette opposition non seu-
lement s'est manifestée, mais a éclaté violemment dans la
crise russo-yougoslave.
Cet article nous permettra de concrétiser les idées que nous
avons énoncées par l'analyse de la naissance et de l'évolution
de la bureaucratie yougoslave. Le choix de ce sujet n'a pas
besoin de longues explications. Du point de vue théorique, la
« question yougoslave » est un test des plus importants pour
les conceptions sur la bureaucratie stalinienne qui se sont
affrontées depuis des années. Comme personne ne peut nier
que la bureaucratie yougoslave est arrivée au pouvoir par sa
propre action (le rôle de la Russie et de l'armée soviétique en
Yougoslavie ayant été totalement indirect), l'analyse de la
question yougoslave permet de régler définitivement le pro-
blème de la possibilité pour la bureaucratie de prendre le
pouvoir, comme aussi le problème de la structure économique
et sociale à laquelle ce pouvoir correspond. D'autre part, le
conflit, dont la crise yougoslave fut l'expression la plus aiguë
connue à ce jour, entre bureaucraties nationales (et particuliè-
rement entre la bureaucratie d'un pays secondaire et la bu-
reaucratie russe) conduit à examiner le problème des contra-
dictions impliquées dans les rapports entre différentes bureau-
craties et de la perspective de développement de ces contra-
dictions dans l'avenir. Répondre à ce problème qu'il s'agit là
d'une « querelle de cliques bureaucratiques », est une réaction
primitive, saine et positive sans doute comme réaction élé-
mentaire, mais à laquelle ne saurait s'arrêter l'avant-garde
révolutionnaire; les moteurs de ce conflit et son développe-
ment l'intéressent au plus haut point.
Du point de vue politique, l'importance de la crise you-
goslave se traduit par l'influence qu'elle peut exercer sur les
ouvriers en train de se détacher du stalinisme. Non pas que
ces ouvriers risquent d'être entraînés par le « titisme »; l'ex-
périence elle-même prouve qu'il n'en est rien. Mais les efforts
conjugués des confusionnistes, à commencer par les trotskystes
et à finir par les épaves politiques de l'ex-R.D.R., qui ont
trouvé dans l'affaire Tito une occasion inespérée de prolonger
leur existence caduque en s'accrochant à une nouvelle planche
pourrie, peuvent créer le trouble auprès de quelques militants
4
d'avant-garde. Il est indispensable de dissiper cette confusion
et d'aider. ainsi les couches ouvrières qui sont en train de se
débarrasser de l'emprise stalinienne à tirer les conclusions
nécessaires sur la véritable nature de la bureaucratie et de
ses conflits internes,
QUELQUES QUESTIONS DE METHODE
Le matériel le plus important dont on dispose pour étudier
la question yougoslave est l'ensemble des textes et des docu-
ments publiés par les deux parties en cause. Pour pouvoir
apprécier la valeur de cette documentation, pour voir de
quelle manière son utilisation est possible, il nous faut la
situer dans son cadre et voir comment elle a évolué.
On sait que l'explosion de la crise russo-yougoslave a été,
aussi bien pour le grand public que pour les « spécialistes » de
la politique un coup de tonnerre dans un ciel sans nuages. Jus-
qu'au 28 juin 1948, rien ne semblait troubler l'idyllique har-
monie des rapports entre l'église stalinienne et sa fille aînée
et préférée. La résolution du Kominform, première expression
ouverte de la lutte qui, comme on le sait maintenant, șe pour-
suivait depuis quelque temps dans la coulisse, (1) gardait un
ton « politique »; elle critiquait le P.C. yougoslave pour une
série de « déviations » (sous-estimation du rôle de l'U.R.S.S.,
liquidation du parti communiste au profit du Front Populaire,
suppression de la « démocratie » dans le parti communiste et
dans le pays, politique aventuriste et « extrémiste » sur la
liquidation du capitalisme en même temps qu'abandon de
la lutte de classes à la campagne aboutissant au renforcement
des koulaks), nommait Tito et Djilas comme responsables de
ces déviations et sommait le P.C. yougoslave de changer à la
fois sa politique et sa direction. Bien entendu, aucun fonde-
ment, aucun essai de démonstration n'était apporté à ces « cri-
tiques », qui non seulement sont contradictoires entre elles,
mais s'adresseraient tout aussi bien et au même titre, à n'im-
porte quel autre parti stalinien au pouvoir, à commencer par
celui de l’U.R.S.S. Inutile d'insister sur ce que peuvent avoir
(1) V. plus loin,
« La rupture avec Moscou ».
5
de tragiquement bouffon les critiques sur l'absence de démo-
cratie en Yougoslavie, faites par les gens du Kominform qui
en parlent en connaissance de cause.
Il serait stupide de prendre au sérieux l'argumentation de
la résolution du Kominform. Comme toutes les manifestations
idéologiques du stalinisme, sa teneur apparente n'a qu'un rap-
port lointain et purement symbolique avec son véritable con-
tenu, qui ne s'y trouve que d'une manière latente. En réalité
la résolution doit être traduite de la manière suivante : la di-
rection du P.C. yougoslave nous échappe, il faudrait la chan-
ger; il reste peu de chances d'opérer ce changement sans rup-
ture (c'est pourquoi nous portons le conflit au grand jour; la
critique « politique » publique, sans l'accord des intéressés, est
le suprême moyen « pacifique »); il n'est pas exclu que le P.C.
yougoslave se soumette c'est pourquoi nous ne coupons pas
encore tous les ponts el nous laissons entendre que le redres-
sement de ce parti est possible sous certaines conditions; mais
c'est là la perspective la moins probable) ; mais dans le cas où
les Yougoslaves maintiendront leur attitude, nous passerons à
l'attaque la plus violente possible (dont nous posons dès au-
jourd'hui les jalons en mettant le doigt sur une série de dévia-
tions, dont chacune, comme on sait, conduit directement au
« fascisme »).
La résolution du Kominform donne le ton à la polémique
des organes staliniens pendant cette première période : le style
des attaques devient de plus en plus violent, mais le parti
communiste yougoslave n'est pas encore considéré comme irré-
médiablement perdu.
Pendant cette même période, qui couvre les deux ou trois
premiers mois de la rupture, la réaction de la bureaucratie
yougoslave est purement défensive; son attitude est manifes-
tement gênée et tâtonnante. Les titistes se bornent à repousser
les accusations du Kominform, c'est-à-dire à les nier purement
et simplement. On chercherait en vain, dans leurs réponses,
une argumentation ou des données matérielles quelconques.
1
!
i
La situation se renverse pour ainsi dire complètment au
cours de la période suivante (qui commence avec l'hiver 1948);
les attaques du Kominform, suivant la voie du développement
normal de la polémique stalinienne, culminent dans l'identifi-
cation du titisme avec le fascisme, la caractérisation de la di-
rection titiste comme « bande d'espions, traîtres et assassins »,
voire même « trotskystes », et dès lors, cette réduction fonda-
mentale opérée, l'affaire Tito équivaut pour le stalinisme à
V
6
une affaire policière. Il s'agira désormais non plus de criti-
quer les déviations yougoslaves ou de lutter contre elles, mais
de poser l'appartenance des dirigeants du P.C. yougoslaves, dès
1941 (sinon avant), à diverses polices impérialistes et de don-
ner l'éclat rituel indispensable à la reconnaissance de ce fait
par le moyen de « procès » basés sur les aveux spontanés des
accusés, aveux dont l'authenticité sera scellée
par
le
sang
des
avouants eux-mêmes. La Yougoslavie sera désormais un pays
fasciste, jusqu'au jour où les forces historiques (dont comme
on sait, l'armée russe est la diligente sage-femme), permettront
de la débarrasser de ses dirigeants vendus à l'impérialisme.
C'est précisément au cours de cette deuxième période que
la bureaucratie titiste passe à la contre-offensive sur le plan
idéologique et qu'elle cesse de récuser purement et simple-
ment les attaques du Kominform, pour retourner les accusa-
tions contre l'adversaire. C'est à partir de ce moment que l'on
assiste au développement d'une idéologie titiste propre, dont
l'intérêt réside en ce qu'elle est l'expression quasi-naturelle
et universelle de toute bureaucratie exploiteuse luttant sur
une base « nationale » contre un impérialisme bureaucrati.
que (2) qui tend à se la soumettre. L'analyse de cette idéologie
est une tâche d'une importance particulière, et nous y revien.
drons longuement. Notons simplement ici que son caractère
mystificateur apparaît avec évidence lorsqu'on constate qu'à
aucun moment, maintenant comme avant, la bureaucratie you-
goslave ne répond réellement aux accusations qui lui ont été
portées ou qui auraient pu l'être : aucune indication sur le
niveau de vie des ouvriers et des paysans yougoslaves, par
exemple, et sur celui des bureaucrates; aucune indication sur
la répartition du revenu national; aucune indication réelle.
sur les « progrès. » de la production; aucune explication sur
la structure des rapports de production, sur la gestion par
exemple de la production, sur le véritable rôle des syndicats
ou des comités « populaires » et ainsi de suite pour toutes
les questions tant soit peu importantes. La bureaucratie you-
goslave suit ainsi l'exemple donné depuis plus de vingt ans
sur ce terrain par son aînée, la bureaucratie russe, en dissi-
mulant dans toute la mesure du possible la réalité sociale aux
yeux du public ouvrier mondial. Il est clair que ce silence
est le plus éloquent des aveux; car qu'est-ce qui pourrait
gêner la bureaucratie yougoslave dans la publication de sta-
tistiques relatives au niveau de vie, par exemple, si de ces
(2) Nous nous expliquerons plus lois sur ce terme.
7
.4
1
statistiques il ressortait ne serait-ce qu'une augmenattion
de 10 p. 100 de ce niveau de vie ?
Il faut en conclure que les documents officiels de la bu-
reaucratie yougoslave ne sont utilisables, comme tous les docu-
ments de la bureaucratie contemporaine, qu'en tenant compte
en premier lieu de leur caractère de camouflage. Evidemment
à travers le camouflage et très souvent du fait du camouflage
lui-même la réalité ne peut que percer, dans ses aspects les
plus essentiels, sinon dans ses détails. Mais il est impossible
de s'en servir sans les analyser et sans se demander quels inté-
rêts ils sont destinés à servir et selon quelle méthode. En poli-
tique, il n'y a que les imbéciles qui croient sur parole.
Il est nécessaire de conclure ces pensées par une considé.
ration générale. Nous n'allons pas forger une conception de
la bureaucratie à partir de l'étude du cas yougoslave; nous
allons analyser le cas yougoslave à partir d'une conception de
la bureaucratie que nous avons déjà. L'accession de la bureau-
cratie yougoslave au pouvoir, sa rupture avec Moscou ne sont
que des manifestations particulières d'un processus général
qui s'affirme depuis trente ans; elles ne peuvent être comprises
qu'en tant que parties intégrantes de cet ensemble et ce n'est
qu'à cette condition seulement que leur analyse permet d'ap-
profondir et d'enrichir une conception générale de la bureau-
cratie. Laissons aux journalistes petits-bourgeois leur pré-
tendue « objectivité » et leur prétendu « manque de préju-
gés », qui ne sont jamais que la couverture consciente ou in-
consciente d'une somme extraordinaire de préjugés les plus
grossiers et les plus primitifs. Pour nous, il ne s'agit pas de
découvrir avec éblouissement que Tito a détruit la bourgeoisie
en Yougoslavie, ni qu'il l'a fait avec l'aide des travailleurs
yougoslaves; cette découverte, nous n'avons pas attendu l'été
1948 pour la faire. Il s'agit de confronter notre conception de
la bureaucratie avec les faits, et, si ceux-ci les confirment, voire
comment nous pouvons à leur lumière, la développer et l'en-
richir. Mais les faits bruts n'existent pas; les faits n'ont de si-
gnification qu'en fonction d'une interprétation, et la base de
cette interprétation ne peut être donnée que par une concep-
tion d'ensemble du monde moderne.
LE STALINISME EN EUROPE ORIENTALE. 1941-1948.
Il est impossible d'avancer dans la compréhension de la
nature de la bureaucratie yougoslave sans une analyse du pro-
8
cessus qui a mené à la conquête totale du pouvoir par la bu-
reaucratie dans les « démocraties populaires » de l'Est euro-
péen entre 1941 et 1948. En résumant ici les grandes lignes
d'une telle analyse nous ne pensons évidemment ni épuiser
la question, ni donner une description fidèle de chaque cas
particulier; nous voulons seulement dégager les facteurs prin-
cipaux, faire ressortir l'essentiel derrière la foule des phéno-
mènes conjoncturels et souvent contradictoires qui ont accom-
pagné l'énorme transformation sociale dont les pays satellites
de la Russie ont été le théâtre.
Les racines de ce développement se trouvent dans l'occupa-
tion allemande et le mouvement de Résistance. Dans des pays
comme la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie et la
Grèce, l'occupation signifia une crise sociale sans précédent :
le pillage systématique des pays par l'armée allemande, la
misère intense qui s'y étendit rapidement et à laquelle n'échap-
pèrent qu'une poignée de « collaborateurs », de grands patrons
et de seigneurs du marché noir, ont fait qu'aussi bien pour la
population des villes que pour celle des campagnes leur simple
existence biologique était mise en question et que la lutte à
mort devenait le seul moyen de défendre cette existence. Mais
comme l'appareil étatique « national » avait été pratiquement
dtéruit du fait même de l'occupation, et les « autorités » appa-
raissaient aux yeux de tout le monde pour ce qu'elles étaient
réellement, c'est-à-dire des agents subalternes de l'armée alle-
mande, la lutte a pris objectivement et rapidement le carac-
tère d'une lutte contre l'occupation et contre l'Allemagne.
Les illusions nationalistes, renforcées du fait de l'occupation
et de l'oppression nationale effectivement infligées aux popu-
lations par l'Allemagne, recevaient ainsi une base économique
qui les rendait insurmontables pour toute la période en cours.
Traditionnellement, on aurait pu penser que le renforce-
ment des illusions nationalistes aurait amené les masses sous
l'influence idéologique et politique de la bourgeoisie, repré-
sentant légitime de la « nation ». En réalité il n'en fut rien.
Le fait que cette, bourgeoisie était elle-même profondément
décomposée, divisée déjà avant l'occupation, mais surtout
après celle-ci en une aile pro-« démocratique » et une aile
pro-nazie, et que cette dernière semble avoir été, dans de
nombreux cas, la plus importante; le fait que sa position à la
tête de l'appareil de production lui imposait, indépendam-
ment de sa volonté, la « collaboration » avec l'occupant; le
fait enfin et surtout que la lutte avait, à travers toutes ses
phases, un contenu social persistant et bien déterminé - les
9
!.
revendications matérielles des masses ; tous ces facteurs
signifiaient que la bourgeoisie ne pouvait envisager ce mou-
vement qu'avec une hostilité croissante et qu'elle n'y parti-
cipa que dans une perspective de double jeu, et surtout pour
empêcher les partis staliniens d'en monopoliser la direction.
Elle
у
est parvenue
dans une
rtaine mesure en Pologne et en
Tchécoslovaquie, beaucoup moins en Yougoslavie, où le mou-
vement de Mikailovitch resta cloisonné dans un territoire dé-
terminé, encore moins en Grèce, où seules les interventions de
l'état-major allié de la Méditerranée empêchèrent l'écrase-
ment total de Zervas
par
l'ELAS.
Dans ces conditions, le mouvement des masses
ne poule
vait trouver d'aytre expression politique que celle des partis
staliniens. Pour ceux-ci, depuis l'entrée de la Russie en guerre,
en juin 1941, ce mouvement constituait à la fois la forme la
plus efficace de défense de la Russie et l'élargissement souhaité
de la tactique des « Fronts Populaires » qui devenaient main-
tenant des « Fronts Nationaux »; « Fronts Nationaux » qui
étaient cependant, du point de vue de l'efficacité tactique,
infiniment supérieurs aux « Fronts Populaires » d'avant 1939,
car ils se plaçaient sur le terrain d'une crise sociale profonde
et d'une guerre civile larvée que les staliniens voulaient et
pouvaient pousser aussi loin que possible dans les limites
définies par leurs buts et leurs moyens, tandis que les forma-
tions politiques bourgeoises et social-démocrates correspon-
dante étaient par nature incapables de s'y engager à fond.
« Fronts Nationaux » d'autre part, qui ont été utilisés par
les staliniens beaucoup plus profondément et beaucoup plus
efficacement que jamais ne le furent les Fronts Populaires.
La tactique stalinienne fut d'entraîner les masses dans le mou-
vement, de les « organiser » partout sur toutes les bases pos-
sibles, et de tenir ces organisations par le moyen de fractions
clandestines détenant solidement les postes-clés. La même
tactique de noyautage fut appliquée dans le mouvement des
partisans, dont les staliniens prirent rapidement la direction
en mains et dont le plus souvent ils furent. les créateurs.
Il se créa ainsi une situation de double pouvoir, le « pou-
voir légal » des gouvernements collaborateurs, pouvoir fictif
qui recouvrait le pouvoir réel des baïonnettes allemandes et
ne s'appuyait que sur celles-ci (3) et le pouvoir « illégal » entre
les mains de la direction de la Résistance, s'appuyant sur les
partisans et sur les organisations de masse, qui parfois était
monopolisé par la direction stalinienne (Yougoslavie, Grèce)
et parfois était partagé entre celle-ci, la social-démocratie et
14
10
les formations «néo »-bourgeoises, participant à la Résistance,
mais presque toujours également masqué par un organe « gou-
vernemental » provisoire exprimant l'« alliance » de toutes les
forces antiallemandes et antifascistes du pays.
La délimitation de ces deux pouvoirs a pris assez rapide-
ment un caractère territorial, les régions « libérées » par les
partisans se soustrayant à toute autorité du pouvoir légal,
ce qui amena la direction du mouvement à prendre en mains
les fonctions essentielles de l'Etat; administration, justice, etc...
furent réorganisées sur une base rudimentaire, et sous le simu-
lacre des formes « démocratiques populaires » qui ne
quaient que la dictature de la direction stalinienne. (4)
D'autre part, l'action de ce pouvoir pénétrait même dans
le reste du pays, par les organisations clandestines, elles-mêmes
armées et s'appuyant sur l'armée des partisans.
mas-
Si cette expression paradoxale est permise, la participation
des masses à cette lutte a été à la fois la plus active et la plus
passive possible. Elle fut active jusqu'aux limites du possible
sur le plan physique, sur le plan organisationnel, sur le plan
tactique. Leur attitude fut en même temps absolument pas-
sive sur le plan de l'orientation, du contenu politique du
mouvement, de la conscience. La guerre et les premiers mois
de l'occupation avaient jeté les masses dans un engourdisse-
ment total. Elles en sortirent rapidement et se jetèrent à corps
perdu dans la lutte contre l'occupation; mais dans cette lutte,
aucune clarification ne se manifeste, aucun dépassement des
illusions nationalistes, aucune autonomie par rapport aux or:
ganisations. Tout s'est passé comme si les masses déléguaient
toute la pensée, la réflexion, la direction du mouvement aux
organisations et si elles s'étaient résolument cantonnées dans
l'exécution des directives et la lutte physique. De son côté,
le parti stalinien non seulement utilisa largement cette atti-
tude, mais fit tout ce qu'il a pu pour la renforcer; ainsi très
(3) Et sur les formations policières « nationales >>
Milices, etc.).
(Sécurité Nationale,
au
ces
(4) Il s'est trouvé des gens assez stupides pour voir dans les divers
« Comités » apparus cours de la Résistance des formes soviétiques
d'organisation des masses ! En fait, dans l'énorme majorité des cas,
Comités furent nommés par les chefs des partisans staliniens, les armes à
la main. Aucune opposition à la politique stalinienne n'y était tolérée ou
possible; les décisions étaient prises au préalable par la fraction stalinienne,
et le rôle des Comités était de donner une couverture de légalité popu-
laire » à la dictature et à la direction stalinienne.
11
i
41
rapidement l'attitude politique passive des masses permit de
les entourer d'une haute palissade, que des mitrailleuses invi.
sibles, mais combien réelles dominaient..
Lorsque l'armée allemande se replia en 1944-1945, la seule
base réelle du pouvoir « légal » disparut en même temps. Les
« représentants » de ce pouvoir eux-mêmes s'enfuirent et se
cachèrent. Mais aucun vide, aucune « vacance de pouvoir »
n'exista, sinon pour un temps infiniment court. La place était
occupée au fur et à mesure, par le pouvoir clandestin qui
s'emparait de tout le pays, soit par ses propres forces, comme
en Yougoslavie et en Grèce, soit par l'avance de l'armée russe
qui instaurait légalement un gouvenement qu'elle apportait
avec elle et qui, représentant sous la forme d'une mixture
quantitativement différente les formations de la Résistance,
coiffait et s'intégrait les embryons d'organisation étatique créés
par celle-ci, comme en Tchécoslovaquie et en Pologne: Dans
tous les cas, un gouvernement de (plus ou moins) «Union »
(plus ou moins) « Nationale » était partout « au pouvoir ».
Mais ce « pouvoir » avait dans la plupart des cas peu de réa-
lité. En fait le pays était dominé, maintenant beaucoup plus
que par le passé, par les organismes dirigés ouvertement ou
secrètement par le P.C. : partisans et milices « populaires ».
Ceci est surtout vrai pour la Yougoslavie, pendant la courte
période de gouvernement de « coalition », Tito-Choubachitch.
C'est également vrai pour la Grèce d'octobre à décembre 1944,
mais dans le cas de ce pays, l'ensemble du processus a ensuite
avorté, du fait de l'intervention militaire des Anglais, lors du
coup d'état stalinien de décembre 1944. "C'est relativement
moins vrai pour la Pologne, et surtout pour la Tchécoslova-
quie, où le gouvernement de coalition semble avoir exercé de
1945 à février 1948 un pouvoir réel dans certaines limites. Ces
deux pays s'apparentent beaucoup plus au cas de la deuxième
catégorie de pays dont nous allons dire rapidement quelques
mots.
Dans cette deuxième catégorie de pays (Roumanie, Bul-
garie, Hongrie), le processus se présente d'une manière rela-
tivement différente. La Résistance avait été beaucoup moins
importante, sinon nulle. La force du parti stalinien était, d'une
manière analogue, beaucoup plus restreinte (sauf en Bulgarie,
où traditionnellement, le P.C. occupait de fortes positions).
L'apparition d'un double pouvoir et l'élimination successive
du pouvoir « légal » par le pouvoir réel de la bureaucratie
stalinienne se situe après et non pendant l'occupation alle-
mande. A la « libération », le pouvoir existant s'écroula. Du
12
fait de la participation à la guerre aux côtés de l'Allemagne,
la machine étatique a été plus ou moins mise en pièces au
moment de l'entrée des Russes. Un nouvel appareil étatique
était rapidement mis en place, tant bien que mal, à la tête
duquel se trouvait un gouvernement de coalition de tous les
partis « antiallemands ». Mais parallèlement, les partis stali-
niens se mettaient à l'ouvre, occupant partout où c'était pos-
sible — et de toute façon à la Police, au Ministère de l'Inté-
rieur et à l'Armée -- les postes-clés, épurant sans merci leurs
adversaires politiques importants, réduisant à la terreur et au
silence les autres, encadrant les masses dans des organisations
noyautées et dirigées par eux, s'emparant en un mot de plus
en plus des bases réelles du pouvoir, même s'ils en laissaient
pendant longtemps aux autres les attributs extérieurs.
1
Dans les deux cas, au fur et à mesure de son développe-
ment, le pouvoir de la bureaucratie créait les conditions éco-
nomiques de sa consolidation et de son expansion ultérieure.
Le partage des grandes propriétés foncières, mais surtout la
nationalisation quasi-immédiate -- et inéluctable d'une
grande partie des banques, de l'industrie et du commerce de
gros, en un mot des secteurs-clés de l'économie, non seulement
donnaient un coup mortel à la classe des capitalistes et des
grands propriétaires, déjà fortement ébranlée, non seulement
« neutralisaient » ou rendaient favorables au P.C., qui pré-
conisait avec le plus de conséquence ces mesures, les paysans
et les ouvriers, mais surtout créaient pour la bureaucratie une
base de développement énorme dans la gestion de l'économie
elle-même.
On ne peut insister ici autant qu'il le faudrait sur ce côté
économique du processus, qui est pourtant un des plus essen-
tiels. Du point de vue formel, la bureaucratisation de l'écono-
mie s'est effectuée par la nationalisation, dès le début, d'im-
portants secteurs de la production; on commença par les
« biens allemands », les entreprises appartenant aux « traîtres
et aux collaborateurs »(5) et les entreprises appartenant à des
étrangers. En même temps, ou bien dans une deuxième phase,
étaient nationalisées les entreprises excédant une taille donnée
ou occupant plus d'un nombre donné d'ouvriers. Dans une
(5) Notions suffisamment vagues et imprécises, pour permettre à la
bureaucratie stalinienne d'exproprier qui elle voulait. Sous l'occupation,
toutes les entreprises qui ont continué à fonctionner ont objectivement
« collaboré », quel qu'ait pu être l'état d'âme de leur propriétaire. De toute
façon, avaient obligatoirement collaboré toutes les entreprises importantes,
que les Allemands ne pouvaient pas laisser inactives.
13
1
troisième étape
qui est en train de s'achever
on natio-
nalisa tout ce qui restait, sauf l'agriculture.
Ce qui rendait cette évolution pour ainsi dire inéluctable,
c'était l'effondrement de l'ancienne structure économique. Non
seulement la bourgeoisie en tant que classe s'était effritée
patrons exterminés avant, pendant ou après la « libération »,
en fuite, pris de panique, etc. — mais la crise objective de
l'économie amenait nécessairement l'Etat à assumer des fonc-
tions de gestion générale, sans lesquelles cette économie était
mortellement menacée. (6)
La dernière lutte qui se déroula alors entre la vieille bour-
geoisie et la bureaucratie, légitime représentant et usufruitier
de la propriété « étatique », fut inégale et son issue était
certaine d'avance. Pour ne considérer que le plan strictement
économique, la bureaucratie se trouva disposer dès le départ
de moyens qui lui conféraient une suprématie écrasante (7) :
la nationalisation des banques, c'est-à-dire du crédit, lui per-
mettait de réduire aux abois du jour au lendemain toute en-
treprise récalcitrante et d'orienter l'accumulation dans ses inté-
rêts. La réglementation des prix et des salaires lui donnait le
rôle dominant dans la répartition du produit national. Enfin,
la nationalisation des moyens de communication et de la plu-
part des grandes entreprises et le monopole du commerce
extérieur lui donnèrent, face à ce qui restait d'entreprises pri-
vées, infiniment plus de suprématie que jamais un trust capi-
taliste n'a eu face à ses petits concurrents. A cette puissance
économique formidable s'ajoutait dans la plupart des cas la
force coercitive du pouvoir, et souvent l'appui que les ou-
vriers accordèrent à la bureaucratie contre les patrons. La
(6) La même cause a produit des effets analogues en Europe occiden-
tale. Là aussi entre 1944 et 1948, seule l'intervention de l'Etat dans tous
les domaines importants de l'activité économique crédits, investissements,
allocation des matières premières, fixation des prix et des salaires, dans
certains cas nationalisation des entreprises a pu permettre à l'économie
capitaliste de dépasser provisoirement sa crise profonde. Mais dans ce cas,
l'intégration de ces pays dans le bloc américain et le rapport des forces dif-
fèrent entre la bureaucratie stalinienne et les organisations bourgeoises tra-
ditionnelles qui en résultait, ont déterminé une autre évolution,
(7) A condition bien entendu qu'elle voulut s'en servir. Sous bien des
rapports, la bureaucratie des Etats capitalistes actuels dispose formelle-
ment des mêmes moyens; cependant son manque d'unité et de cohésion,
l'absence d'une idéologie propre, la liaison et la dépendance directe des
sommets de cette bureaucratie par rapport au capital financier et, avant
tout, l'impossibilité de s'appuyer sur une force sociale autonome (à l'opposé
de la bureaucratie stalinienne qui peut pendant longtemps mobiliser pour
sa lutte le prolétariat) font qu'elle reste subordonnée au capital des mono-
poles et que, dans les pays occidentaux, la marche vers le capitalisme
d'Etat s'effectue à travers la fusion personnelle des sommets de la bureau-
cratie étatique avec l'oligarchie financière et non pas à travers l'extermi-
nation de cette oligarchie par une bureaucratie nouvelle.
14
un
pression indirecte exercée dans la plupart des cas par la pré-
sence ou la proximité des forces russes, la certitude dans la-
quelle se trouvaient les bourgeois sur l'inclusion de leur pays
dans la zone de la domination russe et leur abandon par
les Américains, ont fait que rapidement leur résistance
s'écroula de l'intérieur.
C'est ainsi que selon des modalités et des péripéties diffé.
rentes – et différentes parfois d'une manière profonde
nouveau type de régime économique et politique s'est réalisé
dans ces pays. En Albanie, en Bulgarie, en Yougoslavie, en
Roumanie, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Pologne et en
Allemagne orientale la structure traditionnelle de la propriété
privée a été supprimée dans les secteurs décisifs de l'économie
industrie, banques, transports, grand commerce — et là où
elle subsiste (agriculture) son contenu a subi de profondes mo-
difications. Parallèlement, la bourgeoisie traditionnelle, consti-
tuée par les propriétaires privés des moyens de production a
été exterminée en tant que catégorie sociale – abstraction
faite de l'intégration de bourgeois en tant qu'individus au
nouveau système et la bureaucratie s'est substituée à elle
en tant que couche dominante dans l'économie, l'état et la vie
sociale. Cependant, du point de vue le plus profond, les rap-
ports de production sont restés des rapports d'exploitation;
en règle générale, cette exploitation n'a fait que s'aggraver.
Exprimée comme subordination totale des ouvriers au cours
de la production aux intérêts d'une couche sociale dominante
et comme accaparemment de la plus-value par la bureau-
cratie, cette exploitation n'est qu'une forme plus développée
de la domination du capital sur le travail. Dans cette mesure,
la société instaurée dans les pays de l'Etat européen, au même
titre que la société russe, ne représente que la victoire locale
de la nouvelle phase vers laquelle tend le capitalisme mondial,
le capitalisme bureaucratique.
Marx dit quelque part, «s'il n'existait point de hasard,
l'histoire serait une sorcellerie ». Les tendances historiques
profondes se réalisent à travers une série de particularités et
de contingences, qui confèrent précisément à l'histoire réelle
son caractère concret et vivant et l'empêchent d'être une col.
lection d'exemples scolaires des « lois du développement his-
torique ». Pourtant, la recherche historique n'est scientifique
que dans la mesure où elle parvient à saisir ces particularités
et ces contingences comme manifestations concrètes d'un pro-
cessus universel. Dans le cas qui nous occupe, il peut appa-
15
raître qu'en somme l'accession de la bureaucratie au pouvoir
n'est que le résultat d'une combinaison inattendue et parti-
culière de facteurs contingents : la structure traditionnelle a
été démolie par le nazisme allemand; la Russie était très
proche et l'Amérique trop loin; des partis révolutionnaires,
qui auraient pu guider l'action des masses, il n'y avait point.
Dans ces conditions, rien d'étonnant si Staline, cet abject pres.
tidigitateur qui a jusqu'ici réussi à tromper l' « Histoire >>
(pas pour longtemps !) est parvenu à mettre ces pays dans
sa poche. D'une manière plus sérieuse quant à la forme (mais
nullement quant au fond), il s'est trouvé des « marxistes »
pour dire
que
la transformation sociale de ces pays n'a rien
à voir avec la question de l'évolution de l'économie contem-
poraine et de la nature de la bureaucratie, qu'elle est simple-
ment le résultat de l'action de l'armée russe et que ces pays
étant tombés dans la sphère de domination soviétique, le
Kremlin était obligé d'y installer au pouvoir les partis com-
munistes, ce qui amena tout le reste.
Cette manière de voir et d'écrire l'histoire contemporaine
ne vaut guère mieux que l'explication de la constitution de
l'Empire romain par la longueur du nez de Cléopâtre. L'ac-
tion sociale et historique d'une armée, aussi puissante soit.
elle, s'inscrit obligatoirement dans le cadre de possibilités
étroitement circonscrites par l'étape donnée du développement
historique. La plus puissante armée du monde serait incapa-
ble de ramener sur terre le régime des Pharaons ou d'instaurer
du jour au lendemain une société communiste. L'armée russe
en Europe orientale, dans la mesure où elle a joué un rôle,
n'a pu le faire que dans la mesure où son action correspondait
aux tendances de l'évolution sociale et où elle secondait des
facteurs historiques incomparablement plus puissants qu'elle
et qui étaient déjà en cuvre.
L'écroulement des structures économiques et sociales tra-
ditionnelles en Europe orientale a été le résultat combiné de
la faillite des bourgeoisies nationales « indépendantes » et de
l'annexion de ces pays par l'appareil militaire et économique
d'un pays capitaliste incomparablement plus fort, l'Allemagne
nazie. La tendance vers la concentration internationale du ca.
pital a donc été le moteur profond de cet écroulement. A cette
crise sociale généralisée a correspondu inévitablement l'entrée
en action dans la plupart des cas des masses. Mais cette action
ne pouvait avoir lieu que sous la direction totale et exclusive
d'une bureaucratie « ouvrière ». Là également, il s'agit d'une
manifestation caractéristique de toute une étape historique du
16
1
mouvement ouvrier, et qui n'est pas spécifique à ces pays;
mais dans ceux-ci, à cause de l'ampleur extrême de la crise
sociale et des formes aiguës que la lutte a rapidement embras-
sées, la bureaucratie a été amenée à jouer un rôle beaucoup
plus considérable et à prendre un pouvoir réel relié directe-
ment à sa monopolisation de la direction de la lutte militaire.
Lorsque l'impérialisme allemand s'écroula sous les coups d'une
coalition constituée par les forces qui se trouvent à l'avant-
garde du développement capitaliste - soit du point de vue /
technique (U.S.A.), soit du point de vue de l'organisation so-
ciale la plus efficace d'un système d'exploitation (U.R.S.S.)
le « vide » économique et social ainsi créé se combla tout natu-
rellement par l'action de la bureaucratie. La lutte qui dans
certains de ces pays (Tchécoslovaquie, Hongrie) opposa la
bureaucratie montante, soutenue par le prolétariat ou tout
au moins par ses fractions les plus actives, à la bourgeoisie tra-
ditionnelle ne fut que l'expression locale du conflit qui com-
mençait à se manifester sur le plan mondial entre les deux
pôles de la concentration du capital, les Etats-Unis et la Russie,
pôles qui ne sont eux-mêmes que la concrétisation géogra-
phique des deux couches d'exploiteurs actuellement en lutte
pour la domination mondiale. Une des conditions de la vic-
toire de la bureaucratie fut évidemment la proximité de la
Russie et la présence de l'armée soviétique, plus exactement,
le fait que ces pays étaient inclus dans le nouveau partage
provisoire du monde, explicite ou tacite, dans la zone de do-
mination russe. En ce sens, ce qu'il y a de relativement « acci-
dentel » dans l'affaire, c'est que les pays bureaucratisés aient
été la Yougoslavie, la Pologne, etc, et non point la France,
l'Italie ou la Grèce, où la présence et parfois l'intervention
armée des forces occidentales a empêché, pendant cette phase,
un développement analogue.
Ce qui donne ses véritables limites à ce caractère « acci.
dentel », est la nature même du régime instauré dans ces
pays. L'analyse économique et sociologique montre que ce
régime appartient à l'étape ultime de la concentration du ca-
pital, étape pendant laquelle l'étatisation succède à la mono-
polisation et la bureaucratie économique et politique à l’oli-
garchie financière. Ces phénomènes s'étaient déjà précédem-
ment réalisés en Russie. L'action de celle-ci dans les pays
satellites n'a fait que faciliter et accélérer un développement
qui de toute façon correspondait à la situation propre des ré-
gions en question. A moins de supposer que l'histoire est créée
par les décisions des maréchaux, il est évident que celles-ci
$
17
n'ont fait que participer à la transformation du possible en
réel; et ce faisant, elles n'exprimaient que les nécessités mêmes
du capitalisme bureaucratique en Russie. L'extrême variété
des modalités et de l'ampleur de l'intervention des forces
russes dans le processus de bureaucratisation de ces pays,
allant de la domination totale et de la création pour ainsi dire
« d'en haut » des nouvelles structures (comme en Allemagne
orientale) jusqu'à un rôle positivement nul (comme en You-
goslavie, pour laquelle la proximité de l'armée russe signifia
en pratique uniquement l'impossibilité pour les Américains
d'intervenir), prouve précisément le caractère historiquement
« authentique » de la montée de la bureaucratie au pouvoir.
Quant à l'appréciation sociale de ces régimes, il n'y a que
deux attitudes possibles : l'une consiste à mettre l'accent sur
la « nationalisation » de l'économie, la suppression des bour-
geois, les origines « prolétariennes » des nouveaux dirigeants,
pour affirmer qu'il s'agit de régimes « ouvriers » (même « dé-
formés ») et « socialistes ». L'autre, s'attache à dévoiler l'ex-
ploitation intense à laquelle est soumise la classe ouvrière, la
terreur policière qu'elle subit, le remplacement de la bour-
geoisie traditionnelle par une nouvelle couche exploiteuse de
bureaucrates. La conclusion de la première, c'est la partici-
pation à la préparation de la guerre du côté russe, pour éten-
dre le règne de ce « socialisme »-là aux autres pays. La con-
clusion de la deuxième, c'est la préparation idéologique, poli-
tique et pratique du prolétariat pour le renversement des
exploiteurs, bourgeois ou bureaucrates, et l'instauration de
son propre pouvoir. La première, c'est la 'position de la bu-
reaucratie stalinienne et de ses laquais. La deuxième, celle
de l'avant-garde révolutionnaire. Entre ces deux chaises la
distance est si grande que le derrière des « théoriciens » trots-
kystes, aussi large soit-il, ne pourra jamais la combler.
L'ACCESSION DE LA BUREAUCRATIE TITISTE
AU POUVOIR.
Le processus dont nous avons décrit plus haut les traits gé-
néraux apparaît avec une force et une clarté particulières en
Yougoslavie. Très tôt le parti communiste se proposa comme
tâche principale l'organisation de la lutte contre l'occupation,
18
et certains territoires (presque toute la Serbie occidentale)
étaient sous le contrôle absolu et exclusif des partisans dès
l'automne 1941. (8) Presqu'à la même époque se situent les
débuts de la lutte à mort entre les partisans staliniens et les
tchetniks de Mihailovitch, lutte qui aboutit à l'extermina-
tion de ceux-ci quatre ans plus tard. Parallèlement s'édifiaient
un appareil centralisé tout-puissant dans les brigades de par-
tisans, et des « Comités » exerçant le pouvoir local dans les
régions libérées, dominés eux-mêmes par la direction stali-
nienne du mouvement. Déjà pendant l'hiver 1942-43 était con-
voquée une « Assemblée constitutive du Front antifasciste de
libération nationale » qui procéda à l'élection du « Conseil
antifasciste de libération nationale de Yougoslavie », que Tito
qualifie d'« organe politique suprême ». (9) Puis, en novembre
1943, était créé un « Comité Populaire de libération natio-
nale de Yougoslavie », « appelé à remplir les fonctions de gou-
vernement provisoire du pays. C'était », dit Tito, « la réponse
à tous ceux qui avaient espéré que, dès la fin des hostilités, on
reviendrait aux anciennes habitudes ».
Le 16 juin 1944 était conclu l'accord entre Tito et Chouba-
chitch sur la collaboration entre le gouvernement royal de
Londres et le Comité de Libération nationale, suivi le 8 mars
1945 de la formation d'un gouvernement de « coalition »
Tito-Choubachitch, exerçant formellement le pouvoir sur l'en-
semble du territoire yougoslave, totalement libéré à cette
époque. Cette phase de « collaboration avec la bourgeoisie »
--- ou plutôt avec les représentants traditionnels de celle-ci,
car de la bourgeoisie elle-même il ne restait plus grand chose
arriva à sa fin quelques mois plus tard : en octobre 1945,
les derniers politiciens bourgeois démissionnaient du Gouver-
nement, et le 11 novembre de cette même année, des élections
convenablement préparées donnaient 96 p. 100 des voix au
Front Populaire.
Le « compromis » provisoire conclu avec la bourgeoisie
royaliste par Tito est un modèle de tactique bureaucratique
d'accession au pouvoir. Tito dans son rapport déjà mentionné
expose avec précision les fondements de cette politique. Il
était quasi impossible à la direction stalinienne en 1944 de
résister à la pression alliée s'exerçant dans le sens de création
d'un gouvernement d'«Union nationale », En cédant sur la
(8) V. Tito, Rapport politique au Cinquième Congrès du PCY, Paris,
1948, p. 77 et 78.
(9) Tito, ib., p. 107.
19
forme, Tito obtenait sa « légalisation » de la part des Alliés et
de la Cour royale elle-même; il ne cédait rien sur le fond, sur
le seul plan qui l'intéressait et qui était en définitive impor-,
tant, c'est-à-dire sur le plan de la force et du pouvoir réel :
« Nous prîmes donc notre parti de cet accord, parce que nous
connaissions notre force, parce que nous savions que
l'énorme
majorité du peuple était avec nous et que le peuple nous sou-
tiendrait quand il le faudrait. En outre, nous avions une force
armée dont nos rivaux ne pouvaient même pas imaginer l'im-
portance, tandis que le roi et son gouvernement n'avaient rien, ,
puisque Draja Mihailovitch était non seulement discrédité par
suite de la collaboration avec l'occupant, mais encore défait
par nos unités. Par conséquent, nous n'avions rien à craindre
et nous acceptâmes cet accord, qui, loin de nuire, ne pouvait
que nous être utile, sous condition de savoir agir comme il
le fallait. C'est ce qui advint par la suite. » (10)
Combien ce dernier acte de la comédie avait été bien pré-
paré précédemment, c'est ce qui montre le passage suivant
du même discours de Tito : « Au cours de la lutte de libéra.
tion, nous avions déjà créé les conditions préalables. Partout
où nous étions maîtres du territoire, nous avions liquidé l'an-
cien appareil d'état bourgeois, la gendarmerie et la police, les
administrations des villages, des villes, des arrondissements,
etc. Nous nommions de nouveaux organes du pouvoir popu-
laire et ses organes de sécurité. Lorsque le pays fut complè-
tement libéré, nous nous livrâmes à ce travail sur tout le ter-
ritoire de Yougoslavie. » A condition de comprendre sous les
mots « pouvoir populaire », le pouvoir de la bureaucratie, et
d'accorder toute l'importance dûe à la création des « organes
de sécurité » nouveaux, à condition en un mot de comprendre
la différence vraiment subtile entre la dictature du Guépéou
et la dictature du proletariat (11), ce passage donne une des-
cription correcte de l'installation de la bureaucratie au pou-
voir déjà sous l'occupation.
Une fois le pouvoir étatique entre les mains de la dictature
(10) Tito, 1. c., p. 137.
(11) Cette différence subtile échappe naturellement aux dirigeants trots-
kistes, qui ont maintenant découvert la « révolution yougoslave de 1944 ».
Soit dit en passant, le ridicule désespéré de l'a position de ces gens s'exprime
par le fait que leur imbécilité est nécessairement prouvée, qu'ils aient tort
ou raison dans cette estimation : s'ils ont tort, parce qu'ils ont tort; s'ils
ont raison, parce qu'une « direction révolutionnaire mondiale » qui met
cinq ans pour s'apercevoir qu'une révolution a eu lieu est tout juste bonne
pour la poubelle. Le plus gai, c'est que lorsque par le passé on leur mon-
trait qu'effectivement une certaine « révolution » avait eu lieu en Yougoslavie
(et pas seulement en Yougoslavie), que la bourgeoisie y avait été liquidée
et qu'un nouveau pouvoir bureaucratique correspondant à l'étatisation de
20
militaire de Tito, et l'administration sous la coupe des « Co-
mités de libération » staliniens, une série de procès en haute
trahison acheva de décimer ce qui restait des représentants
traditionnels du capitalisme, dont les soutiens les plus actifs,
les tehetniks de Mihailovitch, furent exterminés.
La puissante offensive des staliniens du P.C. yougoslave
dans la liquidation de la bourgeoisie fut, on le voit, sans com-
mune mesure avec celle des partis staliniens des autres pays
satellites, qui ne purent accéder au pouvoir qu'à travers un
processus considérablement plus long.
La liquidation de la propriété privée a suivi pas à pas l'ex-
termination politique de la bourgeoisie.
Avant la guerre, les richesses minières du pays et les in-
dustries-clés étaient exploitées par des capitaux étrangers (dont
la participation représentait 91 p. 100 dans la métallurgie,
73 p. 100 dans les industries chimiques, 61 p. 100 dans les
textiles, en moyenne générale 49,5 p. 100 de l'industrie). Dès
1944, les biens étrangers et les biens des « traîtres et des colla-
borateurs » furent sequestrés et confisqués. Le total représen-
tait 80 p. 100 de l'industrie, la majeure partie des banques et
du grand commerce.
Peu après, une nationalisation générale enlevait du secteur
privé les mines, les usines et les moyens de transport. Enfin,
à la fin de 1947, « tout ce qui n'était pas
tombé sous le coup
de la première loi sur la nationalisation a été nationalisé,
c'est-à-dire : le reste des entreprises industrielles, toutes les
imprimeries, les grands magasins et les caves, les hôtels, les sa-
natoriums, etc. >> (12)
Bien entendu, ces nationalisations s'effectuèrent sans in-
demnisation ni rachat vis-à-vis des ex-propriétaires yougo-
slaves. Quant aux ex-propriétaires étrangers, leur indemnisa-
tion est depuis lors l'objet de négociations entre le gouverne-
ment de Tito et les divers gouvernements capitalistes. (13)
En ce qui concerne l'agriculture, il faut d'abord rappeler
que le problème essentiel qui se posait à la Yougoslavie,
comme à tous les pays balkano-danubiens (à l'exception de la
i
l'économie s'y était installé, ces gens n'en voulaient rien entendre et main-
tenaient que dans ces pays la bourgeoisie'était restée classe dominante !
Mais leur incohérence n'a pas fini de produire des miracles. Si par les voies
que nous avons décrites un pouvoir ouvrier (fût-il « déformé » autant qu'on
le voudra) peut être instauré, que reste-t-il du leninisme ? Pourquoi peut-on
constituer des gouvernements de coalition avec la bourgeoisie en Yougoslavie
et pas ailleurs ? Bien naïf serait celui qui attendrait une réponse à
questions.
(12) Tito, 1. c., p. 143.
ces
21
Hongrie), était non pas l'existence de grandes propriétés
agraires, mais l'extrême exiguité des exploitations, directe-
ment lié à la faible industrialisation et la surpopulation agri-
cole qui en résultait (80 p. 100 de la population s'occupaient
en Yougoslavie avant la guerre de l'agriculture; 55 p. 100 des
exploitations agricoles occupaient moins de 10 hectares; 23 p.
100 de 10 à 20 hectares et 13 p. 100 de 20 à 50 hectares). La
solution du problème agraire dans ces conditions ne pouvait
pas être substantiellement avancée par l'expropriation des
grandes propriétés, mais par le regroupement des exploita-
tions. L'expropriation de la superficie des exploitations dépas-
sant 30 hectares (1945-1946), ne pouvait dans ces conditions
amener que des modifications secondaires à la répartition de
la propriété agraire, comme l'indique le tableau suivant :
...et ..
Participation des exploitations agricoles dans la production
des céréales (en % de la production totale).
Propriétés
1939
1948
Moins de 5 hectares.
De 5 à 10 hectares.
Plus de 10 hectares.
27,2
26,0
46
34.3
27,9
37,8
La mesure essentielle dans ce domaine a été la création des
coopératives agricoles, sur lesquelles nous reviendrons. Il suf-
fit de noter qu'elles sont en constant accroissement (51 en
1945, 4.100 en 1949).
En résumé, nous trouvons ici réalisés, plus rapidement et
radicalement, les traits communs de la transformation sociale
qui a eu lieu dans tous les pays satellites de 1945 à 1948 :
liquidation de la bourgeoisie industrielle, bancaire et com-
merçante; liquidation des grands propriétaires fonciers; to-
lérance provisoire du paysan moyen, qui est de toute façon
entièrement soumis au pouvoir économique de l'Etat.
(13) Depuis la rupture avec le Kominform le gouvernement Tito est
devenu beaucoup plus souple dans ces négociations et il admet l'inclusion
dans ses traités de commerce avec les pays occidentaux de clauses d'indem-
nisation des propriétaires étrangers en Yougoslavie. C'est le cas, notamment,
des derniers traités de commerce avec la Suisse, le Royaume-Uni et d'autres.
pays.
22
LA STRUCTURE ACTUELLE
DE LA SOCIETE YOUGOSLAVE (Economie, Etat, Classes).
La bourgeoisie une fois liquidée, qui assura sa succession
dans ses fonctions dirigeantes ? La société, comme la nature,
a horreur du vide, et un pays qui n'est pas dans un état d'anar-
chie complète, ne saurait vivre, non pas cinq ans, mais cinq
mois sans la domination d'un corps social unifié et cimenté
par les intérêts communs des individus qui le composent. Est-
ce le proletariat la nouvelle classe dominante de la société you-
goslave ? Est-ce lui qui gère la production de l'Etat, qui règle
la répartition du produit national, qui s'exprime dans l'idéo-
logie officielle de la nouvelle Yougoslavie ? Et si non, qui ?
Cette bureaucratie dont nous avons tellement parlé, a-t-elle
vraiment une réalité sociale ? Ne pourrait-on pas la considérer
comme un tuteur provisoire d'un prolétariat non encore par-
venu à sa maturité complète, tuteur qui s'effacerait de lui-
même une fois cette maturité atteinte ?
On voit facilement que ces questions débordent ample.
ment le cadre de cet article. Elles embrassent aussi bien le
problème de la nature de la bureaucratie, que celui du pou-
voir ouvrier, donc du programme socialiste. Il est impossible
d'en traiter ici; nous nous bornerons à renvoyer le lecteur aux
textes que nous avons déjà publiés sur la bureaucratie (14) et
aux travaux de notre groupe sur le programme socialiste qui
seront publiés dans les prochains numéros de cette revue.
Nous ne pouvons qu'énoncer ce que sont pour nous les traits
essentiels d'un pouvoir ouvrier, en rappelant qu'il ne s'agit
pas de « normes idéales a priori, mais des conditions socio-
logiques sans lesquelles la suppression de l'exploitation et la
construction du communisme sont impossibles.
Le prolétariat ne devient classe dominante qu'en suppri-
mant l'exploitation. L'exploitation se manifeste dans la pro-
duction comme accaparement de la gestion par une couche so-
ciale spécifique et la subordination des producteurs aux inté-
rêts de cette couche; elle se manifeste dans la répartition du
produit, comme expropriation des producteurs d'une partie
du produit de leur travail au profit de la couche sociale domi-
nante. La suppression de l'exploitation n'est donc possible
»
(14) Voir l'article « Les rapports de production en Russie », dans le
nº 2 de cette revue, surtout p. 14-21, 39 et s. Egalement, l'article « Socia-
lisme ou Barbarie », dans le n° 1, p. 28-39.
23
que si le prolétariat détruit toute couche gestionnaire spéci-
fique -- donc s'il accède lui-même à la gestion de la produc-
tion, et s'il supprime tous les revenus ne provenant pas du
travail productif – donc s'il assure lui-même la répartition
du produit social. La suppression de toute bureaucratie ges-
tionnaire permanente et inamovible n'est donc ni une revendi-
cation sentimentale, ni une « norme idéale », mais tout sim-
plement un synonyme de la suppression de l'exploitation. Si
une telle bureaucratie est maintenue, l'exploitation renforcée
du prolétariat à son profit surgira à nouvau inéluctablement.
Le fait que le prolétariat yougoslave est radicalement ex-
proprié de la gestion de l'économie et de la direction de
l'Etat, qu'il n'a rien à dire quant à la répartition du produit
national, que ces fonctions sont monopolisées par une bureau-
cratie permanente et inamovible dont les intérêts ne peuvent
être que séparés de ceux des travailleurs et hostiles à ceux-ci
ne peut pas être contesté. Il est cependant nécessaire de con-
crétiser cette idée, en examinant la manière dont se réalise le
pouvoir de la bureaucratie yougoslave dans les différents do-
maines de la vie sociale.
Examinons d'abord cet indice précieux de la structure d'un
pays que forme la répartition des revenus. Dans ce domaine,
plus que dans tout autre, la bureaucratie essaie de camoufler
son rôle exploiteur en cachant les données statistiques. Mais
les quelques rares données qu'elle laisse échapper permettent
de porter un jugement sur la question. Ainsi, selon un article
du responsable titiste Begovitch (15), le revenu national you-
goslave, qui était de 133 milliards de dinars en 1947, est passé
à 242,5 milliards en 1948. Nous ne savons pas ce qu'entendent
par revenu national les économistes yougoslaves ni comment
ils le calculent (les précédents russes, aussi bien que les résul-
tats paradoxaux auxquels on arrive en manipulant les chiffres
yougoslaves, comme on le verra plus bas, incitent à la plus
grande prudence sur ce chapitre). Cependant, même en tant
que grossière approximation, ces chiffres sont censés repré-
senter l'accroissement des richesses sociales disponibles. Cet
accroissement aurait donc été de plus de 80 p. 100 entre 1947
et 1948. (16). Est-ce que la consommation des travailleurs a
augmenté pendant cette période selon le même rythme, ou
(15) Résumé dans le Bulletin de « Tanyug », nº 28 du 22 septembre
1949, p. 3.
(16) Il faut supposer que les sommes indiquées par Begovitch sont
données en prix constants, autrement on ne comprend pas pourquoi il les
juxtapose.
24
même de 40 ou de 20 p. 100 ? Begovitch ne dit évidemment
rien là-dessus, et ce silence est, comme on dit, le plus éloquent
des aveux. (17) En réalité, le moins que l'on puisse dire, c'est
que cette consommation est restée stable, c'est-à-dire
que
les
travailleurs n'ont profité en rien d'un accroissement de la pro-
duction, obtenu par l'augmentation du temps de travail et l'ac-
célération de son rythme, comme on le verra plus bas. (18)
Tito lui-même a d'ailleurs reconnu l'existence d'un niveau
de vie misérable dans son discours de clôture du Congrès du
P.C. croate de 1948 : « Nous devons fournir à la classe ou-
vrière dès le , stade actuel des logements chauffés et confor-
tables, la radio, le cinéma et autres agréments de la vie, car
nous devons montrer à la classe ouvrière au moins quelque
chose (!) de la pratique de la vie socialiste, » (19)
Ici une explication est peut-être nécessaire. La question qui
se pose n'est pas celle du niveau de vie absolu des travailleurs
yougoslaves, mais de leur niveau de vie relatif, et relatif par
rapport à l'accroissement de la richesse sociale, et par rap-
port
d'autres couches et catégories sociales.
Qu'une révolution ne puisse pas du jour au lendemain créer
l'abondance, c'est une chose; mais que l'accroissement de la
production ne se traduise nullement par une augmentation du
salaire réel, et que des revenus bureaucratiques considérables
puissent exister à côté de la misère du peuple, c'en est une
autre. Admettre et justifier cette dernière situation, c'est ad-
mettre et justifier un régime d'exploitation. Ce que nous con-
sidérons ici n'est donc pas le niveau de vie absolu des tra-
vailleurs yougoslaves, mais son évolution parallèlement au dé-
veloppement de la production d'une part, sa comparaison avec
les revenus bureaucratiques d'autre part.
Pour ce qui est de la différenciation des salaires ouvriers
et des revenus bureaucratiques, dont les représentants du ti-
aux
revenus
(17) Car enfin on ne comprend pas quelles sont les raisons « de sécu-
rité » ou autres qui empêchent la bureaucratie titiste de parler du revenu
réel des ouvriers, cependant qu'elle monte en épingle toutes les nouvelles
usines qui sont créées, en indiquant leur emplacement, leur capacité de pro-
duction, etc.
(18) Selon l'organe officiel du Kominform, en automne 1948 les salaires
ouvriers (réels, faut-il supposer) ne représentaient plus que 50 % de ceux
de 1946 (AFP, « Informations et documents », n° 217, 11 décembre 1948,
p. 28-29). Bien que les accusations du Kominform contre Tito soient a
priori dépourvues de toute valeur réelle, cette indication n'est pas totale-
ment indigne de foi, si l'on pense que le grand effort d' « industrialisation »
commncé en 1946 n'a pu être financé autrement que par une baisse du
niveau de vie déjà misérable des ouvriers. Du reste, on pourrait demander
aux kominformistes pourquoi ils se sont brusquement émus des malheurs
du proletariat yougoslave juste au moment de leur rupture avec Tito et
pas avant, et qu'est-ce qu'il est advenu des salaires ouvriers dans les autres
« démocraties populaires » entre 1946 et 1948, et en Russie depuis 1928.
(19) AFP, ib.
25
tisme ont prétendu à certains moments qu'elle était seulement
de 1 à 4, il faudrait, pour l'apprécier correctement, connaître
tous les avantages matériels et autres dont jouissent les bureau-
crates yougoslaves en tant que tels. (20) Que ces avantages
existent et qu'ils soient considérables, nul n'en peut douter.
La lettre du Comité Central du P.C. russe au Comité Central
du P. C. yougoslave datée du 4 mai 1948 (21) donne à ce sujet
des indications d'autant plus intéressantes que d'une part elles
n'ont pas été démenties
par
les titistes et
que
d'autre
sont confirmées par un sympathisant titiste comme Claude
Boudet. (22) Répondant aux Yougoslaves, qui accusaient les gé-
néraux russes « en mission » en Yougoslavie d'exiger un salaire
de 30.000 à 40.000 dinars par mois, alors que les généraux
yougoslaves reçoivent 9.000 à 11.000 dinars, les Russes souli-
gnaient — à juste titre ---- que les généraux yougoslaves pro-
fitent en plus de leur traitement, d'avantages en nature :
appartements, domestiques, ravitaillement, etc. (23)
part elles
qui si-
L'accroissement énorme de l'intensité du travail
gnifie, dans un régime où les travailleurs ne sont pas les maî-
tres de la production, purement et simplement un accroisse-
ment égal de l'exploitation ressort facilement des données
offertes abondamment par la bureaucratie : yougoslave elle-
même. Cet accroissement de l'exploitation est baptisé évidem-
ment par celle-ci « accroissement de la productivité ». Chaque
bulletin « Tanyug » en offre des exemples. Pour n'en citer
qu’un, le n° 42 de Tanyug nous informe que dans le bâtiment,
après le succès du plan, des nouvelles normes ont été établies,
dépassant de 700 p. 100 ou de 1.250 p. 100 les normes initiales
du plan ! D'autre part, selon les déclarations du dirigeant
titiste Kidric, lors de la discussion du budget de 1948, la tâche
essentielle pour l'année 1948 devait être la diminution des prix
de revient par « la revision des normes de travail » (24) chan-
son bien connue des travailleurs exploités de tous les pays
du monde,
Dans le même ordre d'idées, on ne peut pas négliger le
développement extrême du stakhanovisme en Yougoslavie. On
(20) On sait qu'en Russie ces avantages doivent à peu près doubler le
revenu réel des couches bureaucratiques.
(21) Donc écrite trois mois avant la rupture et, comme son contenu le
fait voir, nullement en vue de la rupture.
(22) Voir
Combat » du 21 octobre-2 novembre 1949.
(23) Voir la lettre en question, publiée dans Informations et docu-
ments » de l'AFP, nº. 262, 4 septembre 1948. Il faut souligner que dans leur
réponse, les titistes se taisent sur ce point.
(24) AFP, « Informations et documents » nº 187, 15 mai 1948, p. 14-18.
c
26
sait
que le stakhanovisme, tel qu'il a été créé en Russie sta-
linienne et tel qu'il est propagé dans les pays bureaucratiques,
vise à un double but : établir artificiellement des normes de
travail extrêmement élevées, permettant ainsi à la bureau-
cratie de pressurer davantage la masse ouvrière; créer une
couche d'ouvriers relativement privilégiés, liés matériellement
au système bureaucratique et devenant ainsi une base de la
bureaucratie au sein de la classe ouvrière. La bureaucratie
yougoslave a évidemment dès le départ, adopté ce système,
organiquement lié à l'exploitation bureaucratique, et se' targue
du fait que « ses » stakhanovistes battent parfois les
cords » établis par leurs collègues russes.
< re-
Venons-en maintenant à la gestion de la production. On
sait que l'activité économique en Yougoslavie est orientée par
le «Plan Quinquennal » (1947-1951), dont l'objectif essentiel
est l'industrialisation du pays. Ce Plan a été établi et son
fonctionnement est contrôlé par la « Commission Fédérale du
Plan », elle-même responsable devant le Gouvernement, c'est-
à-dire devant le noyau central de la bureaucratie titiste. Ainsi,
c'est la bureaucratie et ses représentants qui fixent souveraine-
ment les objectifs de la production, le taux de l'accumulation
« socialiste », les salaires, les prix et les normes de travail.
Le rôle du prolétariat est d'accroître le rendement.
Pour s'en convaincre, il suffit de constater quelle est la
tâche des syndicats ouvriers — complètement bureaucratisés,
par ailleurs --- dans la « nouvelle Yougoslavie ». Ceux-ci non
seulement ont cessé d'être les organisations qui luttent pour la
défense des intérêts élémentaires des ouvriers
une telle
lutte est désormais impossible au grand jour -- mais se sont
transformées directement en « contremaîtres d'Etat », au même
titre que les syndicats russes, tchèques ou bulgares. Voilà com-
ment le rôle des syndicats est défini par le dirigeant titiste
Kardelj :
« Le rôle le plus important des syndicats est dans le sec-
teur de l'édification économique. Ils sont les organes de la
lutte de la classe ouvrière pour l'accroissement de la produc-
tion, pour le relèvement de la productivité du travail... ensuite,
les organismes syndicaux doivent journellement lutter pour
un système juste des salaires, pour une rétribution équi-
table. » (25)
Ce que Kardelj entend par « système juste des salaires » et
(25) E. Kardelj, « L'édification du socialisme », p. 87. Souligné par nous.
27
1
« rétribution équitable », un autre bureaucrate titiste, Ki.
dric, nous l'expliquera. Selon lui (26), l'ordre des tâches syn-
dicales est le suivant :
1° Assurer la discipline du travail;
2° Etablir les normes;
3° Mobiliser la main-d'oeuvre;
4° Assurer une différenciation suffisante des salaires.
Le rôle de la bureaucratie syndicale comme instrument de
gestion de la force de travail dans les intérêts du système hu-
reaucratique (discipline, maximum de rendement, minimum
de salaire, création de couches privilégiées au sein du prolé-
tariat) apparaît ainsi clairement.
Quant au Plan Quinquennal en lui-même, ce qu'on peut en
savoir est suffisamment vague pour que son aspect social ne
puisse apparaître que très difficilement. (27) Son objectif es-
sentiel est l'équipement et l'industrialisation du pays, devant
porter le revenu national de 132 milliards de dinars en 1939
à 255 milliards en 1951. (28) Ce résultat doit être obtenu par
des investissements d'une valeur totale d'environ 280 milliards
de dinars, représentant de 25 à 30 p. 100 du revenu national
de la période quinquennale. Les investissements sont évidm-
ment dirigés surtout vers la production de moyens de produc-
tion, particulièrement l'industrie lourde et la production
d'énergie électrique. Quant à la production d'objets de con-
sommation, son développement sera beaucoup plus modeste.
Ainsi, dans le domaine de la production agricole, la produc-
tion totale de céréales sera, d'après les chiffres du Plan, aug-
mentée de 13 p. 100 par rapport à la moyenne décennale
1929-1939, celle de pommes de terre de 72 p. 100, celle de
fruits de 17 p. 100, du raisin de 40 p. 100 et du vin de 26 p.
100. Quant aux produits du bétail, la production de viande
sera augmentée de 17 p. 100 par rapport à 1939, celle de
graisse de 53 p. 100, de lait de 45 p. 100, des oeufs de
76 p. 100. (29)
Ces chiffres bruts
pour autant qu'ils soient approxima-
(26) B. Kidric, Rapport au Ve Congrès du PC. Yougoslave.
(27) Voir le « Plan Quinquennal de développement de l'Economie natio-
nale de la R.F.P. de Yougoslavie », Beograd, 1947.
(28) Nous avons exprimé plus haut des réserves quant à la signification
de ces chiffres. Voici un exemple qui illustrera nos motifs : le total de la
valeur de la production industrielle et de la production agricole en 1939,
soit (55,7 t 63,8 =) 116,5 milliards de dinars était inférieur au revenu
national de cette même année (132 milliards); ce mème total sera
en 1951
(170,7 + 96,7 =) de 266,7 milliards c'est-à-dire supérieur au revenu natio-
nal, qui sera de 255 milliards ! («: Plan quinquennal etc. », p. 82). Dans
ces conditions, on ne comprend plus ce que « revenu national » et « valeur
de la production » veulent dire.
(29) « Plan Quinquennal, etc. », art. 31, p. 148-151.
28
tivement exacts et réalisables
- ne prennent leur véritable
signification que lorsqu'on les compare à l'accroissement de
la population yougoslave. La moyenne de celle-ci, pendant
la période décennale 1930-1939, était d'environ 14.600.000;
elle était de 15.750.000 en 1948 (30) et sera vraisemblablement
sur la base d'un taux d'accroissement net de la population de
1,5 p. 100 par an, de 16.500.000 en 1951. (31) L'accroissement
de la population entre ces deux périodes sera donc de l'ordre
de 13 p. 100, donc équivalent à l'accroissement des deux prin-
cipaux produits d'alimentation, céréales (13 p. 100) et viande
(17 p. 100). La production de céréales par habitant restera par
conséquent absolument stagnante, celle de viande augmentera
imperceptiblement (+ 3 p. 100).
Mais production ne signifie pas encore consommation. De
cette production il faut déduire les exportations; et les expor-
tations de denrées alimentaires, bien que l'on ne dispose pas
de données permettant de les comparer avc celles d'avant-
guerre, iront croissant si la bureaucratie yougoslave veut se
procurer à l'étranger l'équipement nécessaire à son plan d'in-
dustrialisation. Ainsi, (32) le traité de commerce conclu le
22 décembre 1949 entre la Yougoslavie et l'Allemagne occi.
dentale prévoit pour l'année 1950 des exportations yougoslaves
en Allemagne, principalement de produits agricoles, d'une
valeur totale de 65 millions de dollars, en échange de produits
allemands manufacturés. De même, le traité anglo-yougoslave
du 26 décembre 1949, prévoit des échanges pour la période
des cinq années à venir d'une valeur de 280 millions de dol-
lars dans chaque sens, les exportations yougoslaves compre-
nant surtout des produits agricoles (parmi lesquels environ
40 millions de dollars de maïs), cependant que les exporta-
tions anglaises sont composées de biens d'équipement et de
produits manufacturés. Les échanges yougoslaves avec les au-
tres pays occidentaux présentent nécessairement la même
structure. Si donc les exportations yougoslaves de produits
agricoles de base tendent à être plus élevées que celles d'avant-
guerre, cependant que la production de ces denrées par habi-
tant stagne, on aura nécessairement une diminution de la con-
sommation intérieure par habitant. Ceci, indépendamment de
(30) Bulletin Mensuel de Statistique de l'O.N.U., février 1950, p. 8.
(31) Cette conclusion est corroborée par les données du « Plan Quin-
quennal », p. 81, dans lesquelles le quotient revenu national total :
national par habitant donne pour 1951 une population de 16.320.000.
(32) International Financial News Survey, 13 janvier 1950, p. 207.
revenu
29
la question de la répartition sociale du produit disponible
entre le travailleur et la bureaucratie. (33)
Quant à l'augmentation projetée de la production des au-
tres objets de consommation (sucre, conserves, textile, chaus-
sures), elle s'inscrit surtout dans la tendance vers la réalisa-
tion d'une autarcie économique. L'augmentation de la produc-
tion locale doit compenser la diminution extrême ou l'arrêt
des importations de ces produits; ces importations étaient
payées autrefois par l'exportation de produits agricoles, mais,
comme on l'a vu, ces exportations doivent maintenant payer
les importations d'équipement. Il s'agit donc surtout de com-
penser cette diminution des importations, et il est douteux
que les quantités disponibles pour la consommation de ces
produits (production plus importations moins exportations)
présentent un accroissement substantiel en 1951.
Il est donc certain que, malgré les mensonges cyniques de
Tito et de ses avocats, la consommation des masses yougo-
slaves ne s'améliorera nullement par rapport à l'avant-guerre,
si même elle ne se détériore pas. (34) Par contre, le travail
fourni par celles-ci augmentera considérablement, tant en du-
rée qu'en intensité. Le développement des forces productives
en Yougoslavie sera donc assuré par la surexploitation des
travailleurs. Mais pour un développement obtenu par de tels
moyens, point n'est besoin d'un régime « socialiste » ou « ou-
vrier »; le capitalisme a été parfaitement capable de l'accom-
plir, et continue d'ailleurs de l'être. (35)
D
Quels sont les moteurs qui sont à la base de ce développe-
ment des forces productives par la bureaucratie ? D'abord,
sa propre conservation. La bureaucratie ne peut se maintenir
et se stabiliser au pouvoir que par l'industrialisation et la
(33) Il semble que l'accroissement considérable de la production de
pommes de terre, que nous avons signalé, a pour but de compenser cette
diminution de consommation de céréales et de viande. On sait que la substi-
tution de la consommation de pommes de terre à celle des céréales signifie
une détérioration de la qualité de la ration alimentaire et forme par consé-
quent un indice classique de la misère d'un pays.
(34) I ne faut pas oublier que le niveau de vie des travailleurs
ouvriers aussi bien que paysans dans les Balkans était déjà avant guerre
inimaginablement misérable, que l'expression « défendre son beafsteak » y
était inconnue pour les ouvriers, de même que l'objet qu'elle désigne, et
qu'on parlait de « défendre son pain », au sens propre du terme. Il ne
faut pas oublier non plus que la dictature d'Alexandre et du Régent Paul,
dans la Yougoslavie d'avant 1940, avait comme objet essentiel de maintenir
lė prolétariat yougoslave dans ce niveau misérable, par une terreur poli-
cière sans bornes. Ce n'est qu'ainsi que l'on peut comprendre ce que veut
dire exactement le maintien du proletariat yougoslave à son niveau de vie
d'avant guerre.
(35) V. à ce sujet les articles « Les rapports de production en Russie »,
nº 2 de cette revue, p. 21-22 et « La consolidation temporaire du capita-
lisme mondial », no 3, p. 25-28.
30
concentration de l'économie. La base naturelle de son pouvoir
est la grande industrie. C'est le développement de cette der.
nière qui donne à la bureaucratie la suprématie économique
définitive vis-à-vis de tous les éléments ou les couches qui
pourraient aspirer à un retour vers les formes du capitalisme
privé. En même temps, l'industrialisation est la condition in-
dispensable pour l'extension des « profits » bureaucratiques,
c'est-à-dire du surproduit global qui est à sa disposition. Dans
le besoin qui pousse la bureaucratie à augmenter son « pro-
fit » total, il ne faut pas seulement voir la tendance indiscu-
table de la bureaucratie à accroître sa consommation impro-
ductive; il faut surtout comprendre que l'augmentation du
surproduit, base nécessaire à l'extension de l'accumulation,
est la condition de la lutte de la bureaucratie contre ses « con-
currents » et adversaires étrangers. Cet aspect apparaît beau-
coup plus clairement dans le rapport de l'industrialisation
avec la défense militaire, (36) mais est également valable par
rapport à l'ensemble de l'économie d'un pays et la puissance
de sa classe dominante. La phrase de Tito à l'adresse des autres
démocraties populaires, « attendez qu'on crée chez nous une
industrie forte, on discutera plus sérieusement ensuite », (37)
éclaire parfaitement ce rapport.
Si nous disons que la bureaucratie assure la relève de la
bourgeoisie traditionnelle dans la période décadente du capi-
talisme, ceci ne signifie pas seulement que la bureaucratie, en
tant que personnification du Capital: pendant sa dernière
phase d'existence historique, a pour rôle de maintenir le tra-
vail dans l'exploitation et l'oppression. A travers et par le
moyen de cette exploitation, la bureaucratie continue à assurer
aussi longtemps que l'ensemble de la société capitaliste
mondiale n'est pas entrée dans sa phase de décomposition et
de régression -- le développement des forces productives, que
la bourgeoisie a inauguré. De ce point de vue, ce n'est point
par
hasard si la bureaucratie tend surtout à accéder au pou-
voir dans les pays « arriérés », c'est-à-dire là précisément où
la bourgeoisie privée n'était pas parvenue à réaliser sa tâche
historique. Mais ceci ne signifie nullement qu'elle soit une
force historique « progressive »; de ce point de vue, elle ne
(36) « La force économique et défensive de chaque pays dépend de l’in-
dustrie lourde, et en particulier de la sidérurgie et de l'industrie des
machines... Sans le développement de l'industrie lourde... nous ne pouvons
équiper techniquement ni l'agriculture, ni les transports, ni l'Armée... »
(Rapport de A. Hebrang sur le plan Quinquennal, 1. c., p. 31, souligné par
nous.)
(37) Voir la citation de Tito plus loin (« L'idéologie du titisme »).
31
présente que des différences de degré, mais aucune différence
de nature avec la bourgeoisie contemporaine qui, elle aussi,
continue à développer les forces productives, surtout dès
qu'elle peut s'assurer d'une domination illimitée sur le pro-
létariat, comme l'exemple de l'Allemagne nazie et du Japon
le prouvent. (38) La bureaucratie est partie intégrante du sys-
tème mondial d'exploitation et en tant que telle participe à sa
décadence générale.
Si le marxisme a qualifié la bourgeoisie de force historique
progressive, il l'a fait dans une période où la lutte sociale se
déroulait entre la stagnation absolue que représentait la féo-
dalité, et le développement énorme qu'amenait la domination
capitaliste; il l'a fait à une époque où la révolution proléta-
rienne mondiale était encore impossible, plus précisément,
où sa possibilité ne pouvait être donnée que par le dévelop-
ment préalable de l'économie et du proletariat que seule la
bourgeoisie pouvait accomplir. Mais aujourd'hui le choix n'est
pas entre la bureaucratie et la bourgeoisie; il est entre les
régimes d'exploitation, bourgeois ou bureaucratiques, et la ré-
volution prolétarienne. On ne peut qualifier la domination
bureaucratique de « progressive » que si l'on affirme que le
prolétariat est incapable d'assurer lui, par ses méthodes et son
pouvoir, un développement plus ample et plus profond des
forces productives. Aujourd'hui, la comparaison ne se pose
pas entre la stagnation féodale et le développement capita-
liste; elle se pose entre le piètre et misérable développement
basé sur l'exploitation, bourgeoise ou bureaucratique, et le dé-
veloppement immense, basé sur l'épanouissement des forces
créatrices de l'homme, que seul le pouvoir prolétarien mon-
dial peut assurer. Ce n'est donc pas par hasard si la contes-
tation de la capacité du proletariat à être classe dominante est
la pierre angulaire de l'idéologie bureaucratique, car c'est
cette idée mystificatrice qui peut donner un semblant de jus-
tification à la domination de la bureaucratie et son exploi.
'tation des travailleurs.
:
(38) Si le critère de la « progressivité » d'un régime social était simple-
ment le fait qu'il développe les forces productives, les ouvriers devraient
arrêter leur lutte contre l'exploitation dans tous les cas et toutes les fois
où le produit de cette exploitation sert à l'accumulation; plus concrète-
ment, il faudrait même conseiller aux ouvriers français ou américains
d'accepter n'importe quelle baisse de salaire, à condition d'être assurés que
les capitalistes investissent dans la production la plus-value ainsi extraite.
32
LE REGIME POLITIQUE ,
« Sur les 524 députés à l'Assemblée Fédérale et au Conseil
des Peuples, 404 sont membres du P.C.; sur 1.062 députés
aux Assemblées républicaines, 170 seulement ne sont pas mem-
bres du P.C. Dans les Comités populaires des villages, des
villes et des arrondissements, 42.527 délégués sont membres
du P.C. De même, tous les postes dirigeants dans l'appareil
administratif et économique ont été occupés par les cadres
éduqués par le parti avant la guerre et dans la rude période
de guerre... Quelles étaient les sources des cadres pour l'ap-
pareil administratif qui se développait rapidement, pour notre
économie socialiste, pour l'activiié sociale, politique et cultu-
relle en général ? Ces sources étaient tout d'abord les orga-
nisations du Parti et les organes du pouvoir populaire...
Deuxièmement, ces sources se trouvaient dans l'armée. Sans
affaiblir sa combativité on a pu démobiliser un grand nombre
d'officiers et de soldats et on les a placés aux postes dirigeants
de l'appareil d'Etat... Il convient de souligner également que
dans les entreprises et les organisations syndicales des cadres,
sortant des rangs de la classe ouvrière, se formaient rapide.
ment, en premier lieu des cadres dirigeants pour nos entre-
prises économiques... Dans les seules années 1947 et 1949, on
a réparti aux postes dirigeants de l'appareil administratif fé-
déral, 1.023 membres du Parti, pris dans les organisations du
Parti et dans l'armée yougoslave. Pour l'appareil des adminis-
trations républicaines (c'est-à-dire des républiques fédérées),
on a réparti aux postes dirigeants 925 membres du parti... Le
parti a également accordé une attention particulière aux ca-
dres de la direction de la Sûreté d'Etat... Néanmoins, malgré
la formation de l'appareil administratif et économique de
l'Etat, le Parti n'aurait pas pu assurer la mobilisation des
masses populaires... sans le vaste réseau des organisations du
Front Populaire (qui compte 6.608.423 membres), des syn-
dicats (qui comptent 1.300.000 ouvriers et employés organisés
et qui sont inclus dans le nombre précité des membres du
Front Populaire) des organisations de la jeunesse (où sont
organisés 1.415.763 jeunes gens et jeunes filles), du Front an-
tifasciste des femmes, des coopératives, etc... Les communistes
qui se trouvent dans les directions des organisations de masse
sont la meilleure garantie que le parti, au moyen des formes
de travail mentionnées et d'autres encore, assurera la mobili-
33
2
sation des masses laborieuses pour la réalisation des tâches assi-
gnées... Nous sommes sortis de la guerre avec 141.066 membres
du parti, et le 1er juillet de cette année 1948, nous avions
468.175 membres du parti, 51.612 candidats (stagiaires) et
351.950 membres de la Fédération de la Jeunesse Communiste
de Yougoslavie. »
Cette description sobre de la situation politique en Yougo-
slavie, faite par l'homme le plus compétent du monde en cette
matière, le maître policier du régime Tito Alexandre Ran-
kovitch, (39) peut se passer de commentaires. Essayons sim-
plement de formuler d'une manière plus générale le contenu
de cette description.
Le parti « communiste » domine absolument la vie poli-
tique du pays. C'est parmi ses membres que se recrutent pres-
que exclusivement les membres des Assemblées « souveraines »,
tous les dirigeants de l'administration et de l'économie, les
dirigeants des organisations des masses. Ces dernières sont
enrégimentées dans des organisations, dont les deux princi-
pales (le Front Populaire et les Jeunesses) comptent plus de
huit millions d'adhérents (sur une population totale de moins
de seize; ceci donnerait en France une organisation de plus
de vingt millions) ; donc, abstraction faite des enfants et des
vieillards, deux citoyens sur trois pour les deux sexes. Ces
organisations de masse sont un des principaux moyens du
parti pour tenir la population en mains. Le recrutement de
la nouvelle bureaucratie s'effectue à un rythme assez rapide,
les membres du parti ayant plus que triplé entre 1944 et 1948.
Actuellement, membres du parti, stagiaires et membres des
jeunesses forment un total de presque 900.000 individus, soit,
compte tenu des familles, plus de 10 p. 100 de la population
totale. Un bon nombre des nouveaux « cadres » sortent des
rangs du proletariat; absorbés dans la nouvelle couche diri-
geante, liés aux prérogatives et aux privilèges du pouvoir, ina-
movibles aussi longtemps qu'ils seront fidèles serviteurs du
nouveau régime, ils oublieront pour la plupart rapidement
leurs origines.
Quant au régime interne de ce Parti, aucun doute ne peut
exister sur son caractère monolithique et totalitaire. Témoin
s'il en faut l'absence de toute discussion, de toute ten-
dance politique. (40) Témoins la rapide liquidation même de
C
(39) Le travail d'organisation », rapport présenté au Ve Cong.ès du
Parti Communiste de Yougoslavie. (Le Livre Yougoslave, 1949, p. 50-58.
Les passages soulignés le sont par nous.)
34
Hebrang et de Youyovitch, devenus du jour au lendemain, des
dirigeants du parti, «hypocrites pernicieux, traîtres, instru-
ments aux mains de l'ennemi de classe, calomniateurs et en-
nemis du parti et du pays » (A. Rankovitch, 1.c., p. 79). Pour-
tant Hebrang et Youyovitch étaient tout simplement des par-
tisans, des agents, si l'on veut, du Kominform et de l'U.R.S.S.,
c'est-à-dire du pays qu'au même moment Rankovitch qualifiait
de « patrie du socialisme ». Le fait que Rankovitch se soucie
de la cohérence de ses accusations comme de sa première che-
mise, montre suffisamment qu'il est un authentique héritier
de la tradition stalinienne et que les méthodes qui prévalent
dans le P. C. yougoslave sont exactement celles du Guépéou.
L'épuration lente, mais continue des cadres dirigeants, épu-
ration qui se fait dans le silence ou dans le mensonge, est un
des indices du caractère policier du régime. Ainsi, pendant
l'automne 1948, étaient destitués le général Yovanovitch -- un
des chefs les plus importants de l'armée --, les ambassadeurs
yougoslaves à Bucarest, à Téhéran, au Caire, des hauts fonc.
tionnaires des ambassades de Sofia et de Budapest, cinq mi-
nistres de Monténégro et trois ministres de Bosnie et Herzé-
govine, (41) Pendant l'hiver 1948-1949, une vague d'épura-
tions était signalée à Monténégro; le 14 janvier 1949, cinq
membres du gouvernement croate étaient destitués; au mois
de mars, une épuration du gouvernement serbe avait lieu, et
Jacob Loutzati, ministre adjoint de l'industrie et du bois, était
condamné à huit ans de travaux forcés pour « sabotage ». (42)
Au mois de mai 1949, on apprenait un deuxième remaniement
du cabinet croate, avec élimination de deux nouveaux minis
tres. (43) Cette liste n'est évidemment pas limitative. Il va sans
dire qu'aucune explication n'est d'habitude donnée sur les
raisons de ces éliminations.
Mais le plus instructif, ce sont les dépêches triomphales de
l'agence Tanyug sur les repentirs spontanés et spectaculaires
des adversaires du régime. Nous ne pouvons pas résister à la
tentation de donner un spécimen du genre :
« Belgrade, 5 octobre 1949. Par un décret du ministre de
l'Intérieur, 713 anciens détenus que les pouvoirs compétents
avaient envoyés au travail social pour leur activité kominfor-
miste ont été amnistiés, étant donné que par leur travail et
(40) Les membres du Comité Central furent élus au V° Congrès (juillat
1918) avec des votes de 2.318, 2.319, 2.316, 2.314, 2.322 voix sur 2.323 votants !
(A.F.P., n° 199, 7 août 1948, p. 20-21.)
(41) A.F.P., n° 217, 11 décembre 1948, p. 28-29.
(42) A.F.P., n° 235, 16 avril 1949, p. 3.
(43) A.F.P., n° 239, 14 mai 1949, p. 26.
35
leur attitude ils ont prouvé que les mesures coërcitives qui
leur ont été appliquées ont été efficaces (!). Toutes les per-
sonnes visées par le décret ont expliqué le désir unanime de
travailler bénévolement à l'autostrade Belgrade-Zagreb jusqu'à
l'achèvement de cet important objectif du plan quinquennal...
Les amnistiés ont fait des discours exprimant leur dévouement
à Tito, au Parti et au peuple et remerciant le parti communiste
qui leur a permis de comprendre, etc., etc. ) (44)
La conversion « spontanée » des opposants politiques est
une vieille méthode des régimes policiers. Quant à l' « effica-
cité » des camps de travail forcé de M. Rankovitch, nous n'en
avions jamais douté.
LA POLITIQUE ETRANGERE
Avant la rupture avec le bloc russe, la politique extérieure
de la bureaucratie yougoslave présente peu de particularités.
Les délégués yougoslaves sont les brillants seconds des délé-
gués russes à l'O.N.U., l'aide accordée par la Yougoslavie aux
partisans staliniens en Grèce est la principale base matérielle
de la résistance de ceux-ci. La seule question particulière qui
se pose pendant cette période est la « Fédération des Slaves du
Sud », projet par lequel les dirigeants titistes essaient d'an-
nexer à leur Etat la Macédoine grecque et la Bulgarie. (45) A
travers cette extension de l'aire de leur domination, les bu-
reaucrates yougoslaves escomptaient un renforcement qui leur
permettrait de mieux résister à l'emprise russe. Les réticences
des bureaucrates bulgares (bien que Dimitrov semble avoir été
partisan de cette Fédération), mais surtout le véto russe ont
empêché la réalisation du projet.
Après la rupture avec le Kominform, la politique étran-
gère du gouvernement de Belgrade a été surtout déterminée
par le besoin de chercher des appuis contre la pression russe.
Ces appuis ne pouvaient évidemment se trouver que du côté
au
(44) Tanyug, Bulletin d'Informations, nº 40, 6 octobre 1949. Voir d'au-
tres spécimens de l'efficacité de la police de Rankovitch pour amener
repentir les récalcitrants dans les no 45, 74 et 82 du même bulletin.
(45) Selon le projet yougoslave, la Bulgarie deviendrait le septième Etat
de la Fédération, ce qui donnait évidemment au P.C. Yougoslave la domi-
nation absolue sur cette agglomération. V. A.F.P., n° 233, 2 avril 1949, p. 5
et suivantes.
36
américain. Nous analysons plus loin les facteurs qui permet-
tent à la bureaucratie yougoslave, aussi longtemps que dure
l'interlude pacifique actuel, de jouer sur l'équilibre des forces
existant dans le monde, et de jouir pour ainsi dire de la
protection américaine sans avoir à la demander elle-même.
Elle a dû, cependant, déjà donner des gages à Washington :
en fermant la frontière aux partisans staliniens en Grèce, et
en privant ainsi ceux-ci de la seule aide matérielle qu'ils pou-
vaient avoir, elle ne s'est pas simplement protégée d'avance
contre une éventuelle - et plus ou moins chimérique uti-
lisation de ces partisans par le Kremlin pour une incursion
en Yougoslavie; elle a surtout donné une assurance aux Amé-
ricains, au moment où elle négociait des crédits avec eux, sur
sa rupture irrémédiable avec Moscou.
Mais l'aspect de la politique étrangère yougoslave sur le-
quel nous voulons nous arrêter quelque temps, parce qu'il jette
une lumière définitive sur son caractère réactionnaire, c'est
sa participation à l'O.N.U., plus exactement sa participation à
la mystification des peuples à travers l'O.N.U., et sa conception
des rapports internationaux en général. Ici aussi, il est préfé-
rable de laisser aux représentants authentiques du titisme la
parole.
« Cette organisation (l'Organisation des Nations Unies),
comme on sait, fut créée au cours de la phase finale de la
yuerre, afin que l'humanité ait la possibilité de sauvegarder et
de renforcer la paix qu'elle avait gagnée... C'est précisément
pourquoi l'Organisation des Nations Unies obtint dès les pre-
miers jours de son existence, une autorité internationale et
qu'elle suscita les espoirs sérieux de l'humanité pacifique
quant aux perspectives de paix... Nous considérons que cette
organisation, malgré ses grandes faiblesses, est tout de même
utile et qu'elle peut servir comme un obstacle sérieux sur le
chemin de ceux qui sont prêts à jeter l'humanité dans la ca
tastrophe d'une nouvelle guerre mondiale pour satisfaire leurs
buts égoïstes. C'est pourquoi la Yougoslavie reste fidèle à ses
engagements d'Etat membre des Nations Unies, fidèle aux prin-
cipes de la Charte, et c'est pourquoi elle contribuera égale-
ment à l'avenir, par sa coopération active, au maintien et au
développement de cette Organisation. » (46)
C'est ainsi que la bureaucratie yougoslave « coopère acti-
vement » à cette entreprise de mystification des peuples qu'est
(-16) E. Kardelj, la politique extérieure de la Yougoslavie, Le Livre
Yougoslave', p. 17-20.
37
l'O.N.U., instrument de domination de quelques grands impé-
rialismes sur l'immense majorité de la population de la terre
et moyen d'endormir les travailleurs par des discours et des
résolutions sur la « paix » et le « désarmement », jusqu'à la
veille de la guerre. (47)
Mais la bureaucratie yougoslave ne participe pas seulement
à la nouvelle Sainte Alliance; elle n'essaie pas seulement d'en
dorer le blason aux yeux des masses; elle veut lui donner un
caractère efficace. Témoins les articles suivants d'une « Décla-
ration des Droits et des Devoirs des Etats », proposée au vote
de l'O.N.U. par les délégués yougoslaves en 1949 (48) :
Art. 12 : « Chaque Etat a le devoir de s'abstenir de
provoquer, d'organiser, d'encourager ou d'aider les guerres
civiles, les troubles ou les actions terroristes sur le territoire
d'un autre Etat, de même que d'empêcher sur son territoire
les activités visant à provoquer, organiser, encourager ou aider
des guerres civiles, troubles ou actions terroristes dans d'au-
tres états... >>
Art. 14 : « Chaque Etat a le devoir d'empêcher ou de punir
toute activité ou propagande sur son territoire qui tendrait
à... s'ingérer dans les affaires intérieures d'autres Etats. »
Si cette résolution de M. Kardelj était adoptée et effecti-
vement appliquée, nous devrions être punis si nous écrivions
par exemple : « Les mineurs américains ne doivent pas céder
au chantage de Truman »; c'est là « encourager des troubles
dans un autre Etat. » Bien que l'utilité de cette résolution,
pour les bureaucrates yougoslaves, se trouve en ce qu'elle con-
(47) Dans la triste voie de la dégénérescence, qui les mène de l'oppor-
tunisme au reniement total et ouvert de la politique révolutionnaire, les
dirigeants trotskistes ont découvert que la bureaucratie yougoslave « utilise
correctement la tribune de l' O.N.U. ». (« La Vérité », 1-15 février 1950.)
Est-il nécessaire de rappeler quelle fut l'attitude de la III• Internationale
révolutionnaire face à la Société des Nations, dans laquelle cependant la
domination des grands impérialistes était moins claire qu'elle ne l'est
aujourd'hui sur l'O.N.U. ? « La Société des Nations, même si elle se
réalisait sur le papier ne jouerait cependant que le rôle d'une sainte
alliance des capitalistes pour la répression de la révolution ouvrière... La
« Société des Nations » est un mot d'ordre trompeur, au moyen duquel les
socialtraîtres sur ordre du capital international divisent les forces prolé-
tariennes et favorisent la contre-révolution impérialiste. Les prolétaires
révolutionnaires de tous les pays du monde doivent mener une lutte impla-
cable contre les idées de la Société des Nations de Wilson et protester contre
l'entrée dans cette société de vol, d'exploitation et de contrerévolution impé-
rialiste ». (« Thèses, manifestes et résolutions des quatre premiers Congrès
de l'Internationale Communiste, Paris, 1934, p. 24.) V. aussi l'appréciation
de Trotsky sur l'adhésion de l'U.R.S.S. à la S.D.N. dans la « Révolution
Trahie » p. 215-232, par exemple : « La S.D.N. défend le statu-quo;. ce
ri'est pas l'organisation de la paix, mais celle de la violence imperialiste
de la minorité sur l'immense majorité de l'humanité. » (1b., p. 227.) La
nature de l'O.N.U. est-elle différente ? Il suffit de se rappeler le rôle de
l'O.N.U. dans la question des colonies italiennes, de l'Indonésie, de la
Grèce, etc.
(48) Tanyug, Bulletin d'Information, n° 42. Les passages soulignés : le
sont par nous.
38
damne d'avance toute immixtion russe en Yougoslavie, sa por-
tée objective est beaucoup plus grande. Elle prouve tout
d'abord
que la bureaucratie yougoslave tient avant toute autre
chose à sa tranquillité en Yougoslavie même. Pour l'assurer,
elle demande l'adoption d'une mesure qui n'empêcherait ja-
mais les impérialistes d'intervenir dans un autre pays contre
une révolution, mais qui leur fournirait, si elle était adoptée,
une couverture juridique de plus pour sévir contre les orga-
nisations révolutionnaires de leur propre pays, sous prétexte
qu'elles « s'immiscent dans les affaires intérieures d'autres
pays. »
LA RUPTURE AVEC MOSCOU
Le facteur profond qui conduisit au conflit russo-yougo-
slave, l'opposition des intérêts des deux bureaucraties, se con-
crétisa surtout à travers trois éléments.
Tout d'abord, le projet yougoslave de la Fédération des
Slaves du Sud, visant à l'extension de la domination yougo-
slave sur la Bulgarie et l'Albanie. Moscou ne pouvait sup-
porter ni un relâchement de son contrôle direct sur l'économie
balkanique, tel que l'aurait amené ce projet, ni le renforce-
ment de la bureaucratie yougoslave, qui était déjà la plus forte
parmi celles des pays satellites.
Ensuite, le plan quinquennal yougoslave, dont l'objectif
essentiel est comme nous l'avons vu, l'accroissement du poten-
tiel industriel et militaire du pays. Les déclarations de Tito à
l'Assemblée fédérale en décembre 1948 font ressortir
que
Mos.
cou n'a pas été favorable à ce plan d'industrialisation. Le main-
tien de la structure économique de la Yougoslavie d'avant-
guerre, comme pays fournisseur de produits agricoles et de
matières premières (minerais) à l'industrie russe et à celle des
autres pays satellites (Tchécoslovaquie, Hongrie), telles sem.
blent avoir été les exigences du Kremlin.
Enfin, les rapports économiques courants, concrétisés à tra-
vers les échanges commerciaux et la participation russe
« développement », c'est-à-dire l'exploitation de l'économie
yougoslave, ont fourni un troisième motif du conflit. Les You-
goslaves ont été de moins en moins disposés à payer au Krem-
au
39
lin le tribut que versent les pays satellites sous le truchement
des traités de commerce et des « sociétés mixtes » à partici-
pation russe.
LA RUPTURE RUSSO-YOUGOSLAVE, EXPRESSION
DES LUTTES INTERNES DE LA BUREAUCRATIE
C'est faire en vérité beaucoup d'honneur à Tito que de le
considérer comme le seul dirigeant stalinien d'un pays satel-
lite qui tint tête à Moscou. Son apparition en gros plan sur
l'écran de l'actualité politique tend à masquer le fait que les
émissaires directs de la bureaucratie russe ont abattu les mem-
bres des divers P.C. coupables ou suspects de « déviations na-
tionalistes ». Faut-il citer Gomulka, Kostov, Rajk ? Faut-il re-
censer les épurations qui se succèdent depuis deux ans et à
tous les échelons ? Bornons-nous à constater que certains sta-
liniens ont appris à leurs dépens que la « ligne » passe tou-
jours par Moscou, d'où viennent les solutions des questions éco-
nomiques et politiques de chaque pays satellite.
De même que la domination de l'économie occidentale
par le capitalisme américain n'implique pas la disparition de
combats d'arrière-garde les bourgeoisies nationales, de même
la sujétion des « démocraties populaires » à la Russie n'inter-
dit pas, à l'étape présente, des velléités d'action autonome de
fractions bureaucratiques. En ce sens, on peut dire que le sta-
linisme, dans sa marche vers la domination mondiale, porte le
« titisme » dans ses flancs. Le rapport de forces entre ces frac-
tions et la bureaucratie russe lié à la conjoncture internatio-
nale (c'est-à-dire à l'évolution du rapport des forces entre les
deux blocs) décident de l'issue des conflits dans les cas parti-
culiers,
Il faut cependant préciser ces notions, car ce qui est impli-
qué dans la rupture russo-yougoslave est le problème des rap-
ports entre états bureaucratiques, c'est-à-dire un aspect des
plus importants de l'évolution de l'impérialisme dans la pé-
riode actuelle.
Rappelons brièvement l'essentiel de l'analyse elassique de
l'impérialisme, telle qu'elle a été donnée par le leninisme. Le
développement du capitalisme est dominé par la concentration
du capital, qui rend nécessaire à la fois l'extension du marché
40
et l'inclusion dans le cycle capitaliste de la production des
matières premières. Dans le cadre du capitalisme concurren-
tiel, cette expansion se fait par l'amplification du terrain de
domination capitaliste et par une division internationale crois-
sante du travail. Lorsque cependant la concentration arrive à
la phase de la domination des monopoles, les possibilités d'une
expansion de ce genre tendent à s'épuiser. En effet, les mono-
poles créent pour eux-mêmes des « chasses gardées », aussi
bien pour la production des matières premières que pour
l'écoulement des produits finis. Dès lors, l'expansion de chaque
unité capitaliste ne s'oppose plus seulement à celle des autres,
comme dans la concurrence, mais y trouve un obstacle quasi
absolu. Deux problèmes sont par là même posés, étroitement
liés : quels seront les rapports entre les monopoles, ou entre
les Etats dominés par les monopoles ? Quels sont dans cette
période les moteurs qui obligent les monopoles à poursuivre
une politique d'expansion, malgré l'extinction de la concur-
rence dans son sens classique ?
La théorie du super- impérialisme, adoptée par Kautsky,
affirmait qu'il était possible pour les différents monopoles ou
Etats monopoleurs de parvenir à une entente « pacifique ),
prenant la forme soit d'un partage à l'amiable des terrains de
chasse, soit d'une unification pacifique du capital mondial.
La critique violente adressée par Lénine contre cette con-
ception ne contestait pas que cette possibilité existe dans l'abs-
trait; en fait on pourrait ajouter que les cartels mondiaux,
comme aussi les intervalles « pacifiques » pendant lesquels un
partage du monde provisoire était accepté par les grands Etats
impérialistes (49) sont des exemples de réalisation partielle de
cette possibilité. Mais Lénine insistait à juste titre sur le fait
que cette possibilité théorique ne pourrait jamais se réaliser
à l'échelle générale et d'une manière permanente; car la seule
base concrète pouvant déterminer les modalités d'un tel par-
tage du monde ou d'une telle fusion des fractions nationales
du capital mondial est le rapport des forces entre les groupe-
ments capitalistes. Or, du fait du développement inégal des
pays et des secteurs de l'économie capitaliste, de l'entrée en lice
de nouveaux concurrents, etc., ce rapport des force est en évo-
lution constante. L'Allemagne par exemple, obligée par le rap-
port des forces existant en 1919, d'accepter le traité de Ver-
sailles, pouvait vingt ans plus tard, contester le « partage » qui
(49) Dans le sens que ce partage n'était pas pendant une période donnée
remis en question par des moyens violents.
41
y était réalisé et tout remettre en question. Par conséquent,
seule la force, peut résoudre le problème posé par le fait que
désormais l'expansion des uns ne pouvait se faire qu'au détri-
ment des autres. D'où à la fois l'inéluctabilité des guerres dans
le cadre du capitalisme des monopoles, le caractère impéria-
liste, c'est-à-dire réactionnaire, de ces guerres (pendant les-
quelles il ne s'agit plus d'ouvrir des nouveaux champs d'ex-
pansion à la production capitaliste, mais d'augmenter les pro-
fits d'un groupe impérialiste aux dépens d'un autre) et l'atti-
tude politique du défaitisme révolutionnaire.
Mais, pourrait-on se demander, pourquoi cette tendance du
capital, et plus particulièrement au capital monopoleur, à l'ex-
pansion ? A cause, dit Lénine, de la nécessité où se trouvent
les monopoles d'augmenter « leurs profits et leur puissance ».
Ce qu'il faut voir dans cette réponse, ce ne sont pas des consi-
dérations psychologiques sur la « soif de profits » et la vo-
lonté de puissance de l'oligarchie financière, mais les nécessités
mêmes de l'accumulation capitaliste, en définitive les contra-
dictions insolubles du capital des monopoles. Ici une explica-
tion est nécessaire, car cette question est directement liée au
problème qui nous occupe.
Les contradictions inhérentes à la production capitaliste
sous toutes ses formes, sont à la fois intérieures et extérieures.
Leur expression concrète évolue, mais leur contenu général
reste le même pour toute la période capitaliste de l'histoire
de l'humanité.
Si la production capitaliste n'était pas antagonique dans
son essence la plus intime, si elle n'était pas basée sur l'ex-
ploitation, non seulement elle pourrait connaître une .expan-
sion sans limites, mais elle n'aurait pas besoin d'un terrain
extérieur pour cette expansion. Inversement, pour un Etat ca-
pitaliste qui ne serait pas menacé par d'autres états, ses contra-
dictions internes perdraient leur caractère explosif : un Etat
capitaliste « isolé » pourrait se permettre – abs
abstraction faite
de la révolution de stagner et de pourrir sur ses contradic-
tions internes, sans que son impossibilité de dominer complè-
tement la production lui crée une impasse absolue.
Mais c'est le contraire de ces deux hypothèses qui est vrai
dans la réalité. La lutte entre les monopoles et les Etats impé-
rialistes ne cesse pas, parce qu'en définitive leurs profits
donc la base de leur accumulation sont des parts concur-
rentes qui doivent être prises sur le même total du profit ou
de la plus-value mondiale. Mais cette lutte rend l'accumulation
indispensable, que celle-ci soit orientée vers la production des
42
un
moyens de production ou celle des moyens de destruction.
Par là même les contradictions internes de chaque Etat im-
périaliste prennent caractère dynamique et explosif,
qu'elles s'expriment par des crises de surproduction, la baisse
du taux de profit ou la crise de la productivité du travail. Sous
une forme ou sous une autre, la nécessité de sortir de cette
impasse conduit inéluctablement à la guerre,
La guerre est donc l'expression de la tendance vers la con-
centration des forces productives, puisqu'elle résulte des con-
tradictions nées de la division et de l'opposition entre les dif-
férentes unités du capital mondial. Mais elle est aussi et en
même temps un des moteurs en fait, le moteur le plus
puissant de cette concentration. Ceci sous une multitude
d'aspects, dont les plus importants sont : la fusion nécessaire
entre les divers secteurs de l'économie d'abord, entre éco-
nomie, politique et stratégie ensuite, fusion dont la nécessité
découle des conditions techniques de la guerre moderne elle-
même; l'élimination, à travers la guerre, de la soi-disante « in-
dépendance » de tous les pays et Etats secondaires; enfin,
l'écrasement de vaincus, et le besoin, pour consolider la vic-
toire, de les soumettre à une domination totale ainsi d'ail-
leurs que les « alliés » les plus faibles --- pouvant aller jusqu'à
l'occupation militaire permanente de leurs pays.
Arrivée à ce stade, la lutte entre les molécules du capital
mondial devient donc à la fois plus âpre et plus radicale que
sous le régime de la concurrence. Mais de même que la con-
currence ne se prolonge pas indéfiniment, mais aboutit à un
premier palier de concentration exprimé par le monopole, de
même la lutte violente entre groupements monopolistiques et
Etats impérialistes ne peut pas se prolonger indéfiniment sous
des nouvelles formes qui ne feraient que répéter le contenu pré-
cédent; elle se situe chaque fois sur un plan plus élevé du point
de vue de la concentration. Ainsi, la première guerre impéria-
liste a rompu l'équilibre relatif existant précédemment entre
les puissances ou les coalitions de puissances impérialistes, et
le nouveau « partage » du monde formulé dans le traité de
Versailles a signifié en fait l'exclusion des vaincus de tout par-
tage; les colonies et les sphères d'influence des Empires cen-
traux étaient annexées par les puissances de l'Entente. Du
moins, les vainqueurs avaient-ils laissé après cette victoire les
vaincus relativement « libres et indépendants » chez eux.
Dans la deuxième guerre impérialiste, ce qui était impliqué
n'était plus le simple « repartage » des colonies : les terri-
toires métropolitains et l'existence politique « indépendante >>
43
des grands pays impérialistes eux-mêmes étaient en question.
L' « Europe » hitlérienne fut la première ébauche de ce que
la victoire des Alliés russo-américains allait réaliser : la domi-
nation directe des vainqueurs sur les pays vaincus sous tous
les aspects, politiques, économiques, idéologiques.
L'objectif de la troisième et dernière (50) guerre impéria-
liste, qui se prépare actuellement, sera si l'on veut le même
que celui de la deuxième guerre, mais cette fois-ci à l'échelle
universelle : dans l'hypothèse d'un échec de la révolution, la
guerre ne saurait s'achever autrement que par la domination
mondiale totale d'un seul Etat. (50 bis)
Si l'on admet ainsi que le développement du capitalisme
ne s'arrête pas à la phase monopolistique, et que la concentra-
tion se développe vers une phase supérieure caractérisée par
la fusion du capital et de l'Etat à l'échelle nationale, par la
1
(C
(50) Nous disons : dernière guerre impérialiste, et non dernière guerre
tout court. Cette guerre aboutissant à la domination mondiale d'un seul
Etat, poserait par là même les bases d'une concentration mondiale du
capital, et par là ouvrirait la voie dans l'hypothèse d'une défaite de
la révolution à une évolution historique et sociale qui s'éloignerait de
plus en plus du régime actuel. Nous ne pouvons pas ici examiner ce que
pourraient être les moteurs et les formes des luttes violentes au sein de
la classe dominante dans une telle société; une chose cependant est cer-
taine, qu'il ne s'agirait plus de guerres impérialistes, au sens scientifique
précis de ce terme.
(50 bis) Ce qui serait, si l'on veut, le supérimpérialisme », avec cette
différence, qu'il n'aurait été réalisé que par l'élimination des impérialismes
les plus faibles à travers les étapes successives d'une lutte violente. La
mystification contenue dans la conception de Kautsky sur le « supérimpé-
rialisme » était l'idée de la possibilité d'une entente pacifique, d'un partage
stable du monde à l'amiable entre les Etats impérialistes. Lénine affirmait
qu'une telle entente pacifique était impossible, et l'histoire a prouvé qu'il
avait raison. Mais il se trompait en pensant que les rapports de force entre
Etats impérialistes seraient constamment et éternellement changeants, et que
donc, jusqu'à la victoire de la révolution, les guerres impérialistes se suc-
céderaient les unes aux autres sans qu'il soit changé autre chose que le
nom des vainqueurs et des vaincus. De même qu'à travers la concurrence
aboutissant à la concentration s'affirme la suprématie définitive d'un grou-
pement capitaliste sur les autres et cette suprématie implique un tel rap-
port de force, qu'il est de plus en plus difficile de la remettre en question
de même à travers les guerres se réalise une concntration internationale
aboutissant à une accumulation de force telle que des « modications » ulté-
rieures du rapport des forces deviennent quasi impossibles. En 1913, ou
même en 1921, abstraction faite de la compatibilité des objectifs écono-
miques et politiques, plusieurs combinaisons militaro-politiques étaient pos-
sibles : Etats-Unis, Angleterre, France, Italie, Allemagne, Japon, pouvaient
s'allier de plusieurs manières mais toujours de sorte que sur le plan
technique » de la guerre il en sorte deux ou plusieurs coalitions
viables. Le changement de place d'un des alliés ou même d'Etats secondaires,
dans ces combinaisons, pouvait modifier le rapport de force fondamental.
Aujourd'hui, il n'y a qu'une seule force pouvant résister aux Etats-Unis,
c'est la Russie. Jamais les autres pays capitalistes ne pourraient se coaliser
contre les Etats-Unis tout seuls : le rapport des forces est devenu trop écra-
sant. De quelle « modification du rapport des forces » au sein du monde
occidental peut-on parler, lorsque la France ne peut équiper dix divisions
qu'avec les surplus américains, qu'elle ne peut même pas payer ? A ceci
s'ajoute qu'une telle coalition est exclue d'avance non seulement à cause
des intérêts économiques, mais à cause du contrôle préalable exercé par
les deux grands impérialismes, américain et se, sur les Etats de leur
zône. Enfin, il ne faut pas oublier l'importance de la monopolisation à
95 % des techniques militaires décisives et des possibilités économiques
qui en forment la base par les Etats-Unis et la Russie.
44
domination mondiale d'un seul Etat à l'échelle internationale,
la question des rapports entre Etats dans la période actuelle,
comme aussi la question dite « nationale » se posent sous un
angle différent qu'en 1915. Nous allons envisager rapidement
les grandes lignes de cette transformation, pour insister surtout
sur les rapports entre Etats bureaucratiques pour lesquels
l'évolution depuis 1945, et singulièrement le conflit russo-
yougoslave, offrent un riche matériel d'investigation.
1° Dans la période actuelle, le développement économique
des pays coloniaux traditionnels et l'entrée des masses colo-
niales en action entraîne une modification des formes de do-
mination impérialiste sur les pays arriérés et secondaires. La
forme coloniale traditionnelle tend à être dépassée et rem-
placée par la constitution des derniers états « nationaux ». Sur
le plan social, ce processus s'accompagne d'un relatif renfor-
cement de la bourgeoisie locale ou de l'apparition d'une bu-
reaucratie « nationale ». Mais en réalité, cette « indépen-
dance » formelle ne signifie qu'un accroissement de la dépen-
dance par rapport à l'impérialisme dominant; la vraie portée
du phénomène ne peut être comprise que lorsqu'on voit que
les pays antérieurement « indépendants », y compris les puis-
sances impérialistes coloniales, tombent eux-mêmes dans la dé-
pendance par rapport à l'impérialisme américain. Bien qu'une
stratification très complexe dans la structure des rapports in-
ternationaux se fasse jour, dans laquelle toutes les formes in-
termédiaires existent (les rapports entre les Etats-Unis et l'An-
gleterre, d'une part, cette dernière et le Nigéria par exemple,
d'autre part, offrent deux cas-limites de ces rapports), ces
différences tendent de plus en plus à s'amenuiser et à être
subordonnées à l'opposition fondamentale entre un Etat impé-
rialiste dominant et la masse des pays vassalisés sous une forme
ou sous une autre. Comme dans tous les domaines, l'expression
la plus pure du phénomène se trouve dans la zone bureau-
cratique, dans la domination absolue de la Russie sur ses
satellites;
2° L'exploitation par l'exportation des capitaux tend à être
remplacée par l'exploitation directe. La raison en est que les
facteurs de crise à long terme de l'économie capitaliste, ex-
primés dans la baisse du taux de profit, commencent à prendre
le pas sur les facteurs de crise à court terme (crises de surpro-
duction). La pléthore relative de capitaux de la période pré
cédente fait place à une pénurie relative de capitaux, dont la
raison est que l'ampleur limitée du surproduit, miné par la
crise de la productivité du travail, est incapable de faire face
45
à la fois à la consommation improductive des classes exploi-
teuses, et aux besoins énormes d'accumulation créés par la
technique moderne. A l'unique exception des Etats-Unis (et
là encore, il faudra faire de multiples réserves), les autres pays
impérialistes sont non seulement dans l'impossibilité matérielle
d'exporter des capitaux, mais même de résoudre les problèmes
de leur propre accumulation. L'exploitation des pays secon-
daires prend donc de moins en moins la forme indirecte de
profits retirés d'investissements et de plus en plus la forme
directe de prélèvements sans contre-partie par l'impérialisme
dominant (51) de valeurs produites sur place.
Ces considérations générales nous offrent une base pour
résoudre le cas particulier des rapports entre la Russie et ses
Etats satellites. Il serait complètement faux d'identifier ces
rapports à des rapports coloniaux classiques. Ce n'est pas de
la forme juridique cette dépendance que nous voulons parler
ici de ce point de vue, ces pays sont restés « indépendants »
-- mais du contenu économique. L'exploitation de ces régions
ne se fait pas par l'« exportation de capitaux russes », mais es-
sentiellement par un « tribut » élevé par la Russie, sous un
truchement ou un autre, sur la production locale. Les satel-
lites ne servent pas
de débouchés » à une surproduction
russe qui n'existe pas, mais leur production est dirigée vers le
colmatage de trous de l'économie bureaucratique russe, en sous-
production chronique par rapport à ses besoins. Si nous pouvons
utiliser le terme d'« impérialisme bureaucratique », comme
exprimant la nécessité d'expansion pour le capital d'Etat, et
en soulignant les différences qui l'opposent à l'impérialisme
du capital financier, c'est uniquement dans la mesure où les
rapports de production en Russie sont des rapports d'exploi-
tation, exprimant la forme la plus développée à la domina-
tion du capital sur le travail, donc dans la mesure où les
contradictions propres du régime bureaucratique et fonda-
mentalement son incapacité à résoudre le problème du déve-
loppement d'une production basée sur l'exploitation intense
des producteurs l'amènent nécessairement à rechercher une
issue à ces contradictions sur le plan mondial. La forme et le
contenu de cette domination d'un impérialisme bureaucratique
sur les pays satellites sont déterminés fondamentalement par
(51) Ainsi disparaît un des derniers aspects « progressifs » de l'exploi-
tation capitaliste sur le plan économique. L'exploitation intense des pays et
des travailleurs coloniaux se faisaient dans la période classique à travers
l'exportation du capital, donc à travers des investissements qui conduisaient
à un certain développement de l'économie des pays en question. Ce déve-
loppement ne s'arrête pas dans la période actuelle, mais ce n'est plus
l'exportation de capital métropolitain qui en est le moteur.
46
sa propre structure économique. Dans ce sens il devient clair
que la contradiction économique fondamentale du capitalisme
bureaucratique s'exprimant par la sousproduction relative (et
non pas par la surproduction relative), celui-ci est amené à
rechercher non pas des débouchés, mais des pays à spolier.
D'autre part l'étatisation et la planification de l'économie du
pays dominant impliquent une transformation analogue dans
l'économie des pays dominés. La pénétration du capital dans
les pays arriérés entraîne la dislocation des rapports précapi-
talistes, la domination impérialiste dans ces pays ne pouvant
exister que dans la mesure où des rapports capitalistes s'y
substituent graduellement aux rapports féodaux, ce qui d'ail-
leurs amène, en retour, une opposition croissante entre la
nouvelle bourgeoisie locale ainsi développée et le capitalisme
métropolitain. De même la domination de l'impérialisme bu-
reaucratique sur d'autres pays entraîne nécessairement l'évic-
tion des rapports bourgeois traditionnels et la création d'au-
tres rapports, exprimés par l'étatisation et la planification,
seules formes économiques compatibles avec cette domination.
Dans ce sens, ce que l'on a appelé l'assimilation structurelle
(et qui ne signifie pas l'absorption juridique pure et simple)
des pays de l'Est européen par la Russie, c'est-à-dire la trans-
formation de leur structure économique dans le sens des struc-
tures prévalant en Russie, était pour la bureaucratie russe en
premier lieu une nécessité économique, indépendamment, si
l'on peut dire, des nécessités politiques et du développement
propre de ces pays. Sans cette transformation, l'exploitation
normale et permanente de ces pays par Moscou eût été impos-
sible. En revanche, cette transformation et cette exploitation
entraînent l'apparition de nouvelles contradictions, dont la
crise russo-yougoslave fut jusqu'ici l'expression la plus claire.
Ces contradictions s'expriment par la lutte, latente ou ou-
verte, entre les différentes bureaucraties nationales, et princi-
palement entre la bureaucratie russe et les bureaucraties des
pays satellites.
En raisonnant abstraitement, on pourrait dire que de
même que la concentration du capital au sein de la concur-
rence s'accompagne de la tendance contraire vers la « diffu-
sion » du capital, de même que la concentration internationale
de l'économie et du pouvoir se développe parallèlement à
des forces qui s'y opposent, de même que ces forces centri-
fuges, sur le plan d'une économie nationale ou de l'économie
mondiale peuvent prendre temporairement le dessus, la loi de
47
1
la concentration se signifiant que la prépondérance à la longue
de la tendance centralisatrice sur la tendance contraire, de
même, le passage du capitalisme à sa phase étatique-bureau-
cratique ne signifie pas sur le plan international la dispari-
tion immédiate des forces et des tendances centrifuges, mais
leur défaite dans une longue perspective. L'essentiel de ce
raisonnement est sans doute correct, mais il doit être concré-
tisé dans les conditions actuelles. L'apparition du capitalisme
bureaucratique ne se situe pas à un moment quelconque de
l'histoire du capitalisme, mais au moment précis où la concen-
tration internationale a atteint son avant-dernier palier, par
la division du monde en deux blocs, et où se prépare la lutte
suprême entre groupements d'exploiteurs pour la domination
mondiale. Il serait par conséquent complètement faux de s'at-
tendre à une transformation d'abord de tous les pays en pays
étatistes-bureaucratiques, après quoi la lutte entre ces bureau-
craties conduirait à une concentration mondiale. L'époque est
trop avancée pour qu'une telle évolution puisse avoir lieu. Les
deux processus --- la concentration sur le plan national, expri-
mée par l'étatisation, et la concentration sur le plan mondial,
exprimée dans la lutte pour la domination mondiale – se
déroulent parallèlement, dans une rigoureuse interdépendance.
Par conséquent, des phénomènes comme la révolte ou les
tentatives de révolte des bureaucraties nationales contre la ·
bureaucratie dominante en l'espèce, la bureaucratie russe
sont des manifestations naturelles et organiques de la cons-
titution de la bureaucratie en classe dans tel ou tel pays, mais
ne peuvent avoir une réalisation qu'exceptionnellement et sont
condamnées de plus en plus à rester à l'état de pures velléités
ou de sourdes frictions de coulisse.
Mais ces considérations resteraient encore partielles et
abstraites si on ne les reliait pas la question à la nature de la
bureaucratie en tant que classe. La bourgeoisie est née et s'est
développée en tant que classe sur le plan national; c'est par
la constitution de la nation moderne qu'elle a trouvé son
premier « espace vital », c'est au cadre national qu'elle est
obligée de revenir lorsque sa crise devenue trop aiguë l'expulse
du marché mondial. L'évolution qui pousse quelques-unes et
en définitive une seule bourgeoisie à la domination mondiale
s'accompagne de profondes modifications de sa propre struc-
ture économique et sociale, de sorte que l'on peut dire qu'en
parvenant à la domination mondiale, la bourgeoisie se sera
48
dépassée elle-même en tant que classe. (52) En revanche pour
la bureaucratie, la nation n'est qu'un cadre formel, sans con-
tenu véritable. Son économie n'est pas basée sur les échanges
commerciaux avec d'autres nations, intégrées toutes par la di-
vision du travail au sein d'un marché international, mais sur
l'unification autoritaire de toutes les unités bureaucratiques
sous le commandement central d'une bureaucratie dominante.
D'autre part, son accession au pouvoir, loin d'être un phéno-
mène « purement » économique – à supposer que de tels
phénomènes aient jamais existé est matériellement insé-
parable d'une lutte politique et idéologique qui se mène sur
le plan mondial, et d'un rapport de force existant sur ce même
plan mondial. Elle est donc (par essence, et en opposition avec
la bourgeoisie traditionnelle) classe internationale avant même
d'être classe dominante dans le cadre « national ». Détachée
de ce système bureaucratique international, seuls des facteurs
conjoncturels peuvent la faire survivre. Ainsi, par exemple, la
lutte russo-yougoslave eût été dénouée dans les vingl-quatre
heures en l'absence d'une conjoncture internationale qui in-
terdisait aux U.S.A. de rester indifférents face à une occupa-
tion russe de la Yougoslavie.
Résumons-nous :
La domination de la bureaucratie russe sur ses pays satel-
lites découle des nécessités propres du régime d'exploitation
en Russie. La crise du capitalisme bureaucratique, résultant
de la crise de la productivité du travail, se manifestant comme
crise chronique de sous-production relative, les pays satellites
ne sont pas « colonisés » par la Russie dans le sens qu'ils ne lui
servent pas de terrain d'exportation de capital ou même de
débouchés d'écoulement de la surproduction; ils servent la
bureaucratie par le prélèvement direct de valeurs qu'elle y
opère sous une forme ou sous une autre. Pour ces pays, l'ex-
ploitation de la bureaucratie russe s'ajoute donc à celle exercée
par la bureaucratie « nationale ». La lutte pour le partage
du produit de l'exploitation de ces pays est à l'origine des
conflits ouverts
latents
entre
dernière la
la bureaucratie russe. Dans la mesure où la domination
internationale de la bureaucratie ne peut que
crétiser à l'échelle locale ou nationale par le pouvoir particu-
lier d'une bureaucratie déterminée, ces luttes, de même que
les conflits entre différentes fractions d'une bureaucratie na-
ou
cette .
et
se
con-
(52) Ce qui correspond à la modification profonde de la structure même
du régime d'exploitation dans le cas où cette unification de l'économie
mondiale sur des bases réactionnaires se réaliserait.
49
tionale, sont inhérentes à la nature même du capitalisme bu-
reaucratique et existeront par conséquent aussi longtemps que
le système d'exploitation qui les engendre. Cependant, elles
pourront prendre de moins en moins la forme ouverte de con-
flit entre « Etats », et déjà à l'époque actuelle cette forme ne
se réalise qu'exceptionnellemenit. La raison en est l'interdépen-
dance directe des secteurs (technico-économiques ou géographi-
ques) d'un système bureaucratique, qui trouve son parallèle
dans la domination directe de la bureaucratie centrale sur les
bureaucraties périphériques, et l'étape avancée à laquelle se
trouve le processus de concentration internationale du capital,
impliquant un rapport de forces qui confère une suprématie
écrasante au pôle dominateur (en l'occurrence, la Russie), par
rapport aux unités secondaires (les Etats satellites). (53)
Le fond de la crise russo-yougoslave est donc à chercher
dans la lutte typiquement interbureaucratique pour le partage
du produit de l'exploitation. Ce que ce conflit présente de par-
ticulier dans le cas concret, c'est qu'une série de raisons con-
joncturelles ont fait de la bureaucratie yougoslave (et non pas
d'une autre bureaucratie vassale) le pionnier solitaire de la
révolte jusqu'à la rupture politique la plus tranchée. Ces
raisons conjoncturelles concernent à la fois les caractéristi-
ques propres de la bureaucratie yougoslave et la situation inter-
nationale. Leur analyse détaillée ne présente qu'un intérêt
secondaire. Rappelons simplement que parmi toutes les bu-
reaucraties des pays satellites, la bureaucratie yougoslave a
été la seule à s'être emparée du pouvoir presque exclusivement
par sa propre action, donc à disposer à l'intérieur même de
son pays d'une force autonome et authentique et à avoir évité,
jusqu'en 1948, le contrôle russe sur le plan policier, militaire
et économique. D'autre part, seule la division du monde en
deux blocs, l'équilibre relatif des forces entre ces deux blocs
et la position géographique de la Yougoslavie aux confins des
deux mondes ont permis au titisme sinon de se manifester,
tout au moins d'exister jusqu'à ce jour sarrs être rapidement
écrasé. Mais le jeu d'équilibre auquel se livre la bureaucratie
yougoslave entre les deux colosses en présence, a une limite
historique bien précise, l'explosion de la troisième guerre
mondiale.
(53) Dans une société bureaucratique universelle, le caractère à la fois
chronique et latent de ces luttes serait une des expressions les plus signi-
catives de sa stagnation historique.
50
L'IDEOLOGIE DU TITISME
Le caractère réactionnaire de la bureaucratie yougoslave
et de la lutte qu'elle mène pour le droit des peuples à être
exploités par leur propre classe dominante, se reflète directe-
ment dans l'attirail idéologique qu'elle s'est créée pour jus-
tifier et fortifier aux yeux des travailleurs yougoslaves sa posi-
tion. Créée de toutes pièces, étape après étape, pour les be-
soins de la cause, cette parure idéologique n'en livre que plus
facilement son contenu mystificateur.
Il est impossible de se livrer à une critique exhaustive des
élucubrations plates qui forment le plus clair du « marxisme »
à la sauce titiste. Nous avons eu déjà l'occasion de parler de
certaines manifestations du titisme dans ce domaine, en ce
qui concerne le stakhanovisme, par exemple, ou la politique
yougoslave à l'O.N.U. Ici, nous voulons seulement résumer les
principaux aspects réactionnaires de cette idéologie; nous
nous étendrons davantage sur la critique d'un de ses produits,
la théorie du commerce extérieur de M. Popovic, dans laquelle
se concrétise avec une évidence particulière le caractère réac-
tionnaire du nationalisme bureaucratique.
Le titisme n'est qu'une forme particulière du bureaucra-
tisme stalinien, profondément identique à celui-ci et ne s'y
opposant que dans la mesure exacte où peuvent s'opposer les
intérêts d'une bureaucratie subordonnée à ceux d'une bureau-
cratie dominante plus forte. D'une manière analogue, l'idéo-
logie titiste n'est au fond que l'idéologie stalinienne, amendée
uniquement sur les points qui opposent Belgrade à Moscou,
de manière à justifier la résistance titiste.
La base économique des deux sociétés, les fondements du
pouvoir de la bureaucratie en Russie comme en Yougoslavie,
sont essentiellement les mêmes : l'exploitation du proletariat
et de la paysannerie sous la forme de propriété et de la ges-
tion de l'économie par l'Etat, Etat qui n'est que la bureau-
cratie elle-même constituée en classe dominante. Sur le plan
idéologique, la mystification des masses inhérente à cette ex-
ploitation se fait par la présentation de l'étatisation comme
identique au socialisme et du pouvoir de la bureaucratie
comme identique au pouvoir du « peuple ».
Rien de particulier ne distingue sur ce plan la hureaucratie
yougoslave de la bureaucratie russe. Tous les Etats dans les-
51
quels les partis staliniens détiennent le pouvoir sont indis-
tinctement qualifiés de « socialistes » par les dirigeants titistes.
Pour apprécier le véritable contenu qu'ils donnent à ce terme,
le passage suivant d'un discours de Tito est d'une aide consi.
dérable :
« Le problème des rapports de la Yougoslavie avec
les
autres pays qui avancent vers le socialisme ne sera résolu que
le jour où la Yougoslavie, ayant réalisé le plan de cinq ans
et achevé la construction du socialisme, aura amélioré les
conditions de vie de ses populations dans le cadre d'une éco-
nomie socialiste. (54)
Le sens politique de cette phrase est suffisamment clair.
« Le problème des rapports de la Yougoslavie avec les autres
pays qui avancent vers le socialisme », c'est-à-dire les ques-
tions qui doivent être réglées entre les bureaucraties domi-
nantes des pays de la zone russe, « sera résolu le jour où la
Yougoslavie aura réalisé le plan de cinq ans », c'est-à-dire le
jour, où étant plus forts parce qu'ayant une industrie solide,
nous pourrons discuter avec vous sur des bases différentes.
L'« achèvement de la construction du socialisme » est consi-
déré ici comme équivalent à la « réalisation du plan de cing
et pour cause : car pour la bureaucratie, socialisme
veut dire industrialisation plus étatisation.
La Yougoslavie va donc « construire le socialisme » (c'est-à-
dire s'industrialiser). Mais va-t-elle le construire toute seule ?
Il ne faut pas oublier que la réponse que la bureaucratie
stalinienne donnait il y a vingt-cinq ans, au problème du « so-
cialisme dans un seul pays » a subi une évolution significative
dans la période actuelle. Les idéologues staliniens ne mettent
plus du tout l'accent sur la « possibilité de construire le so-
cialisme dans un pays pris séparément »; laissant entendre
que cette possibilité a existé par le passé pour la Russie, à
cause de circonstances particulières (étendue et richesses du
pays, etc., etc.), ils insistent sur le fait qu'actuellement aucune
des « démocraties populaires » ne saurait édifier toute seule
le socialisme, et particulièrement sans l'aide de la Russie.
Cette évolution correspond à la transformation de la situation
historique réelle de la bureaucratie russe : de bureaucratie
isolée au milieu du monde bourgeois, qui avait donc besoin
d'une « théorie » pouvant à la fois justifier son pouvoir et
entraîner le proletariat russe à se laisser exploiter (« on ve
ans >>
:
4
(54) Discours de Tito devant le Congrès du P.C. de Croatie en 1948,
A.F.P.,' 11 décembre 1948, p. 28-29. Souligné par nous.
:52
mange pas, mais on construit le socialisme »), elle est devenue
puissance mondiale, dominant et exploitant un groupe de
pays, devant donc présenter une explication et une justifi-
cation de l'asservissement auquel elle les soumet. La théorie
du « rôle historique de l'Armée rouge dans la libération de
l'Europe et l'instauration des démocraties populaires », et de
l'impossibilité pour ces pays de « construire le socialisme sans
l'aide de l'U.R.S.S. » sont la couverture idéologique de cet
asservissement.
Les bureaucrates yougoslaves soutenaient naturellement
cette conception à fond jusqu'en 1948. Ils y ont même per-
sisté pendant la première période qui a suivi leur rupture
avec Moscou. Ainsi la « Borba » du 5 juillet 1948, après avoir
expliqué qu'il n'y a pas de « troisième camp », entre l’U.R.
S.S. et l'impérialisme, que l'on ne peut pas mettre l’U.R.S.S.,
« Etat socialiste » dans le même sac qué les Etats impérialistes
(« ceci conduirait directement vers l'impérialisme », ajoute in-
nocemment la « Borba ») affirme que l'U.R.S.S. ne peut pas
abandonner la Yougoslavie, et que « l'édification du socialisme
en Yougoslavie est possible parce que l'U.R.S.S. nous aide
et nous aidera »; autrement, dit le journal de Tito, « on ne
sait pas ce qui se passera et d'ailleurs le problème n'a pas
d'intérêt. (!) » (55)
Ce n'est que trois mois plus tard, dans un article où elle
nie toute liaison entre Tito et Gomulka et condamne les er-
ſeurs de celui-ci, que la « Borba » affirme timidement qu'il
est « faux qu'une démocratie populaire ne puisse survivre si
elle est séparée du Front Démocratique. » (56)
Enfin, en décembre 1948, dans son discours devant le Con-
grès du P. C. croate (Congrès qui a proclamé « la fidélité de
la Yougoslavie à l'U.R.S.S. et au camp anti-impérialiste »),
Tito a affirmé la possibilité « pour un seul pays pris séparé-
ment de construire le socialisme », thèse qui deviendra doré-
navant l'idéologie officielle de la bureaucratie de Belgrade.
Nous allons maintenant pouvoir cueillir les fruits de cette
conception, tels qu'ils se sont épanouis par les soins de M.
Popovic, ministre du Commerce Extérieur de Yougoslavie.
(55) Borba du 5 juillet 1948, cité dans A.F.P., n
196 (17 juillet 1948),
P. 29.
(56) « Borba »
du 2 octobre 1949, cité dans A.F.P.,
octobre 1948,
p. 15-17.
53
LA THEORIE DU COMMERCE EXTERIEUR
DE M. POPOVIC
La brochure de M. Popovic sur le commerce extérieur (57)
est intéressante en tant qu'elle indique le mécanisme de mysti-
fication utilisé par la bureaucratie yougoslave, et qu'elle mon-
tre avec évidence le caractère profondément réactionnaire de
l'idéologie titiste.
Le fond de la question se réduit à une chose comme de-
puis longtemps et qui n'a pas besoin des sauces « théoriques »
de Popovic pour être comprise pour ce qu'elle est : l'exploi-
tation des démocraties populaires par la Russie. Cette exploi-
tation se fait par deux procédés : d'une part les « sociétés
mixtes » (la Russie forme avec le pays donné une société mixte
pour l'exploitation de telle richesse naturelle ou de telle acti-
vité économique; la contribution réelle de la Russie est infé-
rieure à la moitié, et parfois pratiquement nulle; en revan.
che la Russie a toujours 50 p. 100 du profit) ; d'autre part,
les traités de commerce par lesquels elle impose à ses satel-
lites l'achat de ses produits à un prix supérieur au prix mon-
dial, ou la vente des leurs à un prix inférieur à celui-ci. Après
le pillage (ouvert ou camouflé sous le couvert des « biens alle-
mands ») des Etats satellites pendant la période 1944-1947, ces
deux procédés se normalisent comme le mode permanent
d'exploitation des pays secondaires par la Russie dans le cadre
du système bureaucratique.
La réaction de la bureaucratie yougoslave face à cette
exploitation fut, on le sait, une des causes déterminantes de
la rupture entre la Yougoslavie et la Russie. Popovic aurait
offert une contribution modeste, mais réelle à la compréhen-
sion de l'histoire contemporaine en exposant sérieusement et
précisément les cas concrets les plus caractéristiques où s'est
manifestée cette exploitation. Malheureusement il n'en donne
que peu d'exemples, et ces exemples eux-mêmes sont insuffi-
(57) Melentije Popovic. Des rapports économiques entre états socialistes,
Le Livre yougoslave, Paris, 1949. Comme de juste les Pantagruels théoriques
du trotskysme sont venus ajouter une note gaie à la situation, en qualifiant
cette stupide petite brochure d' importante contribution théorique au
marxisme » et en en recommandant avec empressement la lecture à leurs mi-
litants. Il est clair qu'ils y ont reconnu une confusion à la mesure de la leur
propre.
CC
54
samment définis. En revanche, il s'adonne à de longs déve-
loppements « théoriques » sur la question du commerce exté-
rieur qui, lorsqu'ils ne sont pas d'une platitude sans pareille,
sont d'une absurdité criante.
Le contenu de la brochure de Popovic peut être résumé
par le raisonnement suivant : il y a actuellement un « sys-
tème socialiste mondial », composé de plusieurs Etats « socia-
listes indépendants » (c'est-à-dire en réalité capitalistes bureau-
cratiques comme l'U.R.S.S., les Etats socialistes de l'Est eu-
ropéen et, tôt ou tard, la Chine. Le problème de l'édification
du socialisme se présente sous deux aspects : « édification du
socialisme dans les limites de chacun de ces Etats », et « édi-
fication entre ceux-ci de rapports socialistes... marquant une
rupture décisive avec les anciennes formes de relations capita-
listes entre Etats et l'établissement de rapports nouveaux basés
sur l'égalité socialiste en fait et en droit ». (58) Or, dit lon-
guement Popovic, ces rapports nouveaux ne doivent pas être
des rapports basés sur la loi de la valeur, c'est-à-dire ne
doivent pas être des rapports capitalistes. (On nous accusera
à peine d'exagération si nous remarquons que cette impor-
tante vérité, selon laquelle les rapports socialistes ne sont pas
des rapports capitalistes, avait été entrevue par certains au-
teurs avant l'apparition du théoricien Popovic). Les rapports
entre Etats basés sur la loi de la valeur aboutissent à des
échanges de valeurs non équivalents, et, plus généralement,
permettent aux pays plus évolués de s'approprier une partie
de la plus-value mondiale produite par d'autres. Ceci d'une
part à cause du développement plus grand de la productivité
dans les pays évolué et de la péréquation du taux de profit,
d'autre part à cause du fait que
les
pays
évolués sont essentiel-
lement vendeurs de produits finis et acheteurs de matières
premières et des produits agricols. L'exploitation des pays
arriérés qui en résulte est renforcée dans la période actuelle
par l'apparition des monopoles qui réalisent des super-béné-
fices (59) à leurs dépens.
Par conséquent, les pays moins développés, où la compo-
sition organique du capital est plus basse, sont exploités par
(58) Popovic, l. C., p. 7-8.
(59) Supposons que dans un pays industriel développé A, la production
de l'unité d'une marchandise nécessite une dépense de 60 unités de travail
mort ou passé (capital constant : machines, matières premières), et de
40 unités de travail actuel ou vivant, dont 20 unités de travail payé (capital
variable : achat de la force de travail) et 20 de travail non payé (plus-
value). Supposons également que dans un pays moins développé B, où
55
les autres, et ceci par le mécanisme de péréquation du taux
du profit, même s'ils ne commercent pas directement avec
ceux-ci. Enfin, dit Popovic, dans la mesure où les « Etats socia-
listes indépendants » entretiennent entre eux des rapports
d'échange sur une base capitaliste, c'est-à-dire échangent leurs
marchandises d'après les prix qui prévalent sur le marché
mondial, le même phénomène s'y produit, c'est-à-dire que les
pays les plus développés absorbent une partie de la plus-
value produite dans les pays les moins développés; par là
même le « fonds d'accumulation socialiste » de ces derniers
est réduit et ils sont exploités par les autres. Ceci est injuste
et profondément immoral, s'écrie Popovic, il nous faut des
rapports économiques justes, « basés sur l'égalité ». Et de
proposer en exemple la manière dont la Yougoslavie avait réglé
une base « socialiste >>
ses rapports avec l'Albanie, qui
évitait à cette dernière l'exploitation.
sur
(C
se
par conséquent on emploie moins de machines et plus de travail actuel, la
production de cette unité exige 50 unités de travail mort et 60 de travail
vivant (réparties en 30 de travail payé et 30 de travail non payé). L'unité
de la marchandise produite en A aura une valeur de 100 (60+20+20); celle
produite en B, une valeur de 110 (50+-30+30). Mais sur le marché mondial
il y a en principe un prix unique pour chaque produit. Ce prix unique
sera, dans notre exemple (en supposant que seuls les pays A et B pro-
duisent la marchandise en question, et que les volumes de leur production
soient égaux) de 105; par conséquent, les capitalistes de A réaliseront un
profit de 25, supérieur à la plus-value qu'ils ont extraite des ouvriers de
ce pays, tandis que les capitalistes de B réaliseront un profit (de 25 égale-
ment) inférieur à leur » plus-value. Le mécanisme qui est à la base de
ce phénomène (et à l'analyse duquel nous ne pouvons pas entrer icii a été
appelé par. Marx péréquation du taux de profit (ou formation d'un taux
de profit moyen); il s'exprime par le fait que des capitaux de composition
organique différente rapportent non pas un profit égal à la plus-value réel-
lement produite dans l'entreprise, la branche ou le pays dans lequel chacun
trouve place, mais un profit moyen calculé sur la base du rapport
de la plus-value sociale (ou mondiale), totale au capital social (ou mondial)
total. Ainsi, si le total du capital mondial (épensé en une année dans la
production est de 500 milliards de dollars, dont 250 se trouvent aux Etats-
Unis, et si la plus-value mondiale extraite aux ouvriers est de 100 mil-
(100)
liards de dollars, le taux moyen de profit sera de 20 p. 100 --, et les
(500)
(20 X 250)
capitalistes américains réaliseront une profit de -) 50 milliards
(100)
de dollars, même si la plus-value réellement extraite aux ouvriers amé-
ricains n'est, par exemple, que de 30 milliards. Ils absorbent ainsi 20 mil-
liards en plus de « leur » plus-value, et ces 20 milliards seront la partie
de la plus-value que les exploiteurs des autres pays ont extraite à leurs
ouvriers et qu'ils ne peuvent pas s'approprier parce qu'elle dépasse le
taux moyen de profit.
La somme du capital dépensé dans la production d'une marchandise
et du profit moyen correspondant forme le prix de production de la mar-
chandise en question. C'est autour de ce prix de production, et non pas
autour de la valeur de la marchandise (capital + plus-value) qu'oscillent,
en fonction de l'offre et de la demande, les prix réels du marché. Tout
ceci vaut bien entendu dans le cadre du capitalisme concurrenciel. L'appa-
rition des monopoles, la dislocation du marché mondial et l'étatisation
croissante apportent à cette loi des modifications profondes que nous
pouvons pas examiner ici.
7
ne
56
Nous reviendrons par la suite à cette dernière question.
Voyons pour l'instant ce que signifie le raisonnement de Po-
povic que nous venons de résumer en quelques lignes (et qui
tient, au milieu de banalités et d'exercices oratoires de toute
sorte, une cinquantaine de pages de son illisible brochure).
Nous ne nous arrêterons pas au mensonge qui consiste à
qualifier la Russie et ses pays satellites de « pays socialistes );
il n'y a là rien que de très naturel de la part d'un bureau-
crate stalinien, et il est de plus évident que pour lui cette dé-
nomination signifie : « pays où les partis staliniens sont au pou-
voir ». Cependant notons en passant que ce que Popovic entend
par socialisme quant au fond se comprend quand on voit que
pour lui le fait qu'un pays socialiste puisse en exploiter un
autre est très mauvais certes surtout pour ce dernier
mais n'est nullement incompatible avec son caractère socia-
liste. Sur la base de la « conception » popovicienne, il serait
parfaitement possible que la terre soit couverte de pays « so-
cialistes » qui passent leur temps à s'exploiter mutuellement.
C'est une chose qu'il serait bon et juste d'éviter, mais il n'y
à là aucune impossibilité, ni économique, ni autre. L'idée ne
vient même pas à ce mystificateur que des rapports d'exploi-
tation à l'extérieur présupposent et impliquent des rapports
d'exploitation à l'intérieur. (60)
Mais dans la mesure où l'on peut sérieusement parler de la
conception de Popovic, il faut commencer par voir que sa
base de départ est déjà implicitement fausse et réactionnaire.
Envisager comme séparés ces deux problèmes : a) édification
du socialisme dans chaque pays, b) rapports « socialistes »
entre ces « pays socialistes indépendants », là où il s'agit d'un
et du même problème, n'est pas seulement une absurdité
théorique, mais traduit pleinement le caractère bureaucra-
tique réactionnaire de l'idéologie titiste. L'édification du socia-
lisme dans un pays est une absurdité, une contradiction dans
les termes. Le socialisme et sa construction ne sont conce-
vables, déjà du point de vue matériel et technique, qu'à
l'échelle mondiale. Mais Tito est allé plus loin que Staline
dans ce sens. Celui-ci argumentait de la manière suivante :
il est plus difficile pour la Russie de construire le socialisme,
(60) Les dirigeants irotskistes, qui n'ont pas fini d'étonner le monde
par leur remarquable esprit de suite, ont perdu, depuis qu'ils ont dégaîné
en faveur de Tito 'et contre l'exploitation des pays satellites par la Russie,
une excellente occasion de nous expliquer pourquoi et comment une économie
« à bases socialistes » permet d'exploiter et de dominer d'autres pays et
que devient dans cette optique l'idée fondamentale de Trotsky selon laquelle
le parasitisme bureaucratique n'est pas de l'exploitation au sens scienti-
fique du terme ».
CC
57
étant isolée que si la Révolution avait vaincu en Europe. Ce-
pendant, même isolée, la Russie peut construire le socialisme,
surtout étant donné les conditions naturelles qu'elle réunit
(étendue, population, richesses naturelles, etc...). L'argument
ne vaut évidemment pas lourd, il est cependant dans sa forme
moins stupide et moins réactionnaire que l'idéologie titiste.
Celle-ci revient à affirmer : même s'il y a plusieurs pays
socialistes ou si tous les pays sont socialistes chacun de
ces pays doit édifier le socialisme « indépendamment » des au-
tres. Du « socialisme dans un seul pays », théorie exceptionna-
liste de la bureaucratie russe, nous en sommes arrivés à un « so-
cialisme dans chaque pays pris séparément », idéologie naturelle
et organique de toute bureaucratie nationale. Popovic ne peut
évidemment pas dire que ces pays « socialistes » s'ignorent les
uns les autres. Au contraire, comme on l'a vu. Mais au lieu de
partir de l'affirmation de l'unité de l'économie mondiale et
du socialisme mondial, on commence par affirmer l'« indépen-
dance » des pays socialistes, le fait que chacun « commence »
à édifier le socialisme chez soi.
Mais l'unité de l'économie mondiale est une réalité trop
puissante. Les relations économiques entre le fameux « Etat
socialiste indépendant » et le monde sont une question de vie
ou de mort. C'est alors que Popovic nous présente sa théorie
des « rapports socialistes » ou « égalitaires » entre les pays
socialistes indépendants. Ces rapports doivent être basés sur
l'« égalité ». Mais quelle égalité ?
Cette égalité ou bien ne signifie rien du tout, ou bien est
une plate et réactionnaire utopie proudhonienne. De même
que les petits patrons écrasés par la concurrence capitaliste
regardent avec nostalgie en arrière, vers les temps de la sim-
ple production marchande, et demandent le rétablissement
virginal de l'« égalité », et de la loi de la valeur telle qu'elle
était avant la « déformation » que lui a imposée le capitalisme,
la concentration, le monopole, etc..., de même la bureaucratie
exploiteuse d'un pays secondaire proteste contre la plus forte
en réclamant « l'égalité ».
Que veut dire « rapports égalitaires » ? L'exploitation con-
tre laquelle se plaint Popovic est celle qui est opérée par la
péréquation du taux de profit; le prix marchand des produits
ne tient pas compte du fait que les mineurs yougoslaves
mettent plus de temps à extraire du minerai que leurs cama-
rades de Pensylvanie, "mais est établi sur la base d'une
moyenne mondiale des temps de travail, d'où résulte un prix
unique de la marchandise. C'est la seule base à la fois « éga-
58
í
litaire » et rationnelle possible dans un système d'échanges
mondiaux développés entre « unités indépendantes ». C'est ce
qui permet la sélection des entreprises les plus rentables et leur
développement par rapport aux autres. C'est une des manifes-
tations du caractère progressif du capitalisme, dans la mesure
où la monopolisation complète de la branche donnée de la
production n'est pas encore réalisée.
Mais, dit Popovic, il y a là exploitation : on échange ainsi
des quantités « inégales » de travail. Nous ne discuterons pas
de cette exploitation : il s'agit surtout de l'exploitation des
exploiteurs les moins forts et les moins aptes à survivre de
la part des autres, et en tant que telle elle n'intéresse pas le
prolétariat. (61) Mais qu'est-ce que vous proposez à la place ?
L'échange de quantités « égales » de travail ? Fort bien;
voyons ce que cela peut vouloir dire.
Cela voudrait dire que, par exemple, la France socialiste
devrait vendre ses automobiles beaucoup moins cher à la
Yougoslavie, c'est-à-dire non pas d'après la quantité moyenne
(61) Avec cette exploitation, Popovic mélange celle qui résulte de la
monopolisation de l'économie. Bien qu'il serait fastidieux de relever en
détail les erreurs et absurdités contenues dans sa compilation faisons-le
pour quelques-unes, à titre d'exemple et pour montrer à quoi se réduit la
« contribution » de la bureaucratie yougoslave à la théorie marxiste. Popovic
dit que « les monopoles ont le pouvoir de fixer leurs prix à leur gré....
(p. 25). Il s'agit de délire caractérisé. Les monopoles peuvent fixer le prix
entre deux limites bien précises : une limite inférieure, qui est le prix de
production, et une limite supérieure, fonction de la demande solvable con-
cernant le produt en question. Si même la courbe de cette demande est
parfaitement définie, l'analyse économique montre qu'il y a un prix mono-
polistique nécessaire, dans le sens qu'il réalise en fonction des quantités
offertes et des coûts de production, le profit maximum vers lequel le mono-
pole est naturellement orienté.
A la même page Popovic soutient que les monopoles exercent « leur
action sur le marché mondial de deux façons :
a) dans le sens de l'augmentation des prix des produits finis que les
monopoles capitalistes produisent et vendent aux pays arriérés;
b) dans le sens de la diminution des prix des matières premières agri-
coles fournies par les pays peu développés et les colonies.
De là la tendance constante d'élargir la marge existante entre les prix
des produits industriels finis et ceux des matières premières et des produits
agricoles, la tendance à renforcer l'exploitation des pays arriérés. » (Ib.)
La tendance à renforcer l'exploitation des pays arriérés a peu de
choses à voir avec l'explication qu'en donne Popovic. Celui-ci oublie tout
simplement que même la production (pour les matières premières les plus
importantes et les industries extractives en général) mais de toute façon le
marché des produits agricoles et des matières premières est tout aussi
monopolisé que celui des produits finis; que sur le marché mondial le prix
de l'étain, du caoutchouc, du blé, du café, du pétrole, etc. font l'objet de
la même règlementation monopolistique que ceux de l'acier et du textile;
que si effectivement la production de la plupart des produits agricoles
n'est pas monopolisée, à l'opposé de ce qui se passe avec la grande majorité
des matières premières et des produits finis, ceci signifie simplement que
la monopolisation et par là même l'exploitation du producteur immé-
diat intervient au stade de la commercialisation du produit, parce que
la vente du produit de la récolte à des groupements monopolistiques d'achat
est en droit ou en fait obligatoire pour le producteur; que dans l'histoire
économique réelle le rapport existant entre les prix des produits primaires
et ceux des produits finis a changé plusieurs fois et qu'il est absolument
59
.
mondiale de travail cristallisée dans une automobile, mais
d'après la quantité réelle de travail incluse dans les autos fran-
çaises que nous supposerons pour l'exemple moindre que la
première. En revanche, elle devra acheter le charbon yongo-
slave d'après le travail réel qui y est incorporé, par conséquent
certainement beaucoup plus cher que le charbon de
de la
Ruhr.
Les choses se présenteront alors ainsi :
La France est elle aussi un pays socialiste « indépendant »
et en tant que telle, elle fait ce qu'il lui plaît, et surtout ce qui
lui profite (à son « fonds d'accumulation socialiste », bien en-
tendu). Donc elle envoie promener le « charbon réel » de You-
goslavie; elle achète du vulgaire charbon allemand (socialiste
lui aussi), qui coûte moins cher, et vend ses automobiles là
où elle trouve les meilleures conditions (au Danemark, par
exemple, pays agricole, mais « avancé », qui de ce fait vend
à des bonnes conditions son lard et ses oeufs à l'Allemagne et
peut s'offrir des automobiles même en les payant plus cher
que ce qu'elles ont « réellement >> coûté).
Résultat : les pays « indépendants » qui s'obstinent à vou-
loir vendre du travail « réel » et non du travail moyen sont
rapidement éliminés du marché mondial, des « rapports so-
cialistes égalitaires », et condamnés à manger leur propre
travail réel jusqu'à en crever (62).
Ah ! mais, s'exclame Popovic, ce n'est pas ce que l'on en-
tendait. Les pays avancés doivent faire un effort, et vraiment
nous acheter nos produits et nous vendre les leurs. Mais
puisqu'à vos conditions ils y perdent ? N'importe, c'est
faux de parler d'une « tendance constante » favorisant le prix des produits
finis au détriment de ceux des matières premières et des produits agricoles;
que si une telle tendance existe, c'est plutôt la tndance contraire (hausse du
prix des produits primaires relativement plus rapide que celle des produits
finis), reposant sur le fait que la production industrielle progresse beaucoup
plus rapidement que la production primaire et que l'industrialisation cons-
tante des pays arriérés agit évidemment dans ce sens puisqu'à la fois elle
restreint à la longue sur le marché mondial la demande de produits manu-
facturés et accroît celle de matières premières et de produits agricoles. Ce
qui est important, c'est que l'exploitation des producteurs immédiats par
le monopolē, à travers l'achat monopolistique de leur production, concerne
ces producteurs eux-mêmes, mais nullement le « pays » où ceux-ci se trou-
vent en tant que tel. Les petits producteurs argentins de blé sont en l'occur-
« exploités », inais il est ridicule de parler de l' « exploitation
que subissent les gros marchands de blé de Buenos-Aires. De même la
bureaucratie yougoslave vend à l’Angleterre ou à la Suisse ses vui's, son
blé, son bois, son aluminium ou son cuivre aux prix du marché mondial,
et ce n'est pas de cette manière qu'elle pourrait être exploité?. Quant au
paysan ou mineur yougoslave, lui il l'est de toute façon et de mille manières
par cette même bureaucratie, et par le capitalisme mondial.
(62) Ne croit-on pas entendre les utopies délirantes du petit patron
qui se plaint que la grande usine baisse artificiellement et immorale-
ment » le prix des produits et qui revendique le droit de vendre son pro-
duit « ce qu'il lui a coûté ».
rence
>>
60
la moralité socialiste. qui est en jeu; il faut qu'ils nous
viennent en aide. Excusez-nous, nous avions cru compren-
dre que vous vouliez avant tout être « indépendants ».
C'est alors que les camarades Poppard et Poppmeister, res-
pectivement ministres du Commerce Extérieur de la France
et de l'Allemagne socialistes, interviennent dans la discussion
pour prouver sans difficulté qu'en accordant cette « aide » à
la Yougoslavie, ils laisseraient la France et l'Allemagne se
faire exploiter par la Yougoslavie et tous les pays « socia-
listes » arriérés du monde et que ce faisant ils diminueraient
le « fonds d'accumulation socialiste » de leurs pays.
Telle est l'impasse objective où aboutit la stupide et réaction-
naire « théorie » des « échanges égalitaires entre pays socia-
listes indépendants ». Cependant, il ne suffit pas de com-
prendre le caractère ridicule des solutions de Popovic, il faut,
ne serait-ce que brièvement, esquisser la solution des pro-
blèmes ici posés.
Le problème du développement de l'économie socialiste
mondiale après la victoire de la Révolution et particulière-
ment le problème du rapport entre ses secteurs arriérés et ses
secteurs avancés ne pourra être posé et résolu qu'en considé
rant cette économie mondiale comme une unité et comme
un tout. Cela signifie d'abord que l'orientation de l'accumu-
lation ne sera pas définie par le désir ou la volonté abstraite
d'« industrialiser les pays arriérés », mais de permettre le
développement, le plus rapide et le plus économique, des
forces productives matérielles et humaines, étant bien entendu
que la première tâche sera d'élever le niveau de vie et les
conditions de travail des catégories les plus défavorisées des
travailleurs jusqu'au niveau des catégories et des pays les plus
favorisés. En ce sens il se peut que les investissements nou-
veaux se dirigent vers les régions les moins exploitées, mais il
n'est nullement fatal qu'il en soit toujours ainsi; le contraire
est dès maintenant évident pour certains cas. (63). D'autre
part, le « transfert » des fonds pour l'accumulation dans ces
pays arriérés ne prendra pas la forme stupide d'« achat » à
ces pays de leurs produits à leur «coût réel », ou de « vente
au coût réel » des produits finis, mais d'investissements dans
+
(63) Ainsi il faudra une bonne dose de folie pour créer des usines de
machines-outils en Yougoslavie lorsque les usines correspondantes des U.S.A.
travaillent à 50 ou 60 % de leur capacité, comme c'est le cas actuellement,
c est-à-dire dans les conditions d'un boom économique; lorsque par consé-
quent, non seulement il faudra épuiser la capacité de production actuelle,
mais aussi, et pendant longtemps, les investissements les plus rentables se
feront par élargissement des entreprises existantes.
61
telle ou telle production, dans le cadre d'une planification
unique, pour laquelle la Yougoslavie, du point de vue éco-
nomique, sera envisagée du même point de vue que la Lor-
raine ou le Connecticut. Si les Bantous manifestent le désir de
s'adonner à la production de microscopes électroniques et de
les vendre ensuite aux sommes fabuleuses qu'ils leur auront
coûtés, un tel désir serait difficilement acceptable de la part
des ouvriers des autres pays; ceux-ci considéreront comme
normal d'aider les Bantous à produire ce qu'il est le plus
rentable qu'ils produisent, étant données les conditions de
leur pays, leur degré de développement technique et son ex-
pansion souhaitable et possible dans l'avenir immédiat, et le
coût de leur travail qui sera de toute manière égal à celui
des autres travailleurs de la planète. De ce point de vue la
revendication de l'« indépendance » des Bantous, au même
titre que celle des Français et des Russes, serait une bêtise
réactionnaire.
:
Le « fonds d'accumulation socialiste » est mondial, la pla-
nification socialiste est mondiale, le prolétariat socialiste est
une classe mondiale, et l' « indépendance » des peuples socia-
listes est limitée par l'indépendance du prolétariat mondial,
qui est le seul souverain dans l'affaire. Par ailleurs une comp-
tabilité socialiste rationnelle, moyen indispensable de la pla-
nification, n'est possible que sur la base d'un calcul des coûts
de production moyens à l'échelle mondiale.
Pour revenir à notre théoricien, celui-ci essaie d'étayer la
conception des rapports « égalitaires » par quelques vagues
« données » concernant les rapports de la Yougoslavie « avec
les pays socialistes plus petits ou moins développés qu'elle »,
c'est-à-dire -- il ne pourrait y avoir que celui-ci --- l'Albanie.
Popovic affirme avec force que de l'aide qu'elle accordait à
l'Albanie, la Yougoslavie ne tirait aucun profit. On n'a aucune
raison de le croire; il est de toute façon difficile de le con-
trôler sur la base des « données » volontairement vagues de
Popovic.
Pour commencer par la fameuse question des prix, sur
laquelle on voudrait voir en action le principe « égalitaire »
des échanges, Popovic nous informe qu'il avait été fixé, en
commun accord, des « prix pour toutes les branches de la pro-
duction (albanaise) », sur la base d'une « marge bénéficiaire
moyenne »; on ne sait pas ce qu'était cette marge, mais dans la
62
mesure où elle était la même que celle établie en Yougoslavie,
et dans la mesure où Popovic lui-même reconnaît la « produc-
tivité insuffisante de la main-d'œuvre albanaise », vraisembla-
blement inférieure à celle de la main-d'æuvre yougoslave
cette égalité du taux de profit signifierait concrètement le
transfert d'une partie de la plus-value réelle vers la Yougo-
slavie, c'est-à-dire l'« exploitation » de l'Albanie par la You-
goslavie selon le mécanisme longuement exposé par Popovic
lui-même auparavant. D'autre part, les marchandises que
l'Albanie recevait de la Yougoslavie « lui étaient comptées
selon les prix intérieurs yougoslaves, inférieurs dans l'en-
semble aux prix albanais », s'empresse-t-il d'ajouter. Mais infé
rieurs aussi aux prix mondiaux ? avons-nous le droit de
demander. Car si tel n'est pas le cas comme il est plus que
probable, -- si les Albanais par ces échanges « égalitaires >>
achetaient en Yougoslavie des cotonnades plus chères que
celles qu'ils auraient pu se procurer ailleurs, est-ce que la
* moralité socialiste » est satisfaite ?
Popovic cite enfin le fait que la Yougoslavie accordait à
l'Albanie des crédits « sans intérêt », donc désintéressés, pour
« prêter une aide réelle et socialiste à un autre pays socia-
liste ». Mais Popovic lui-même a vendu la mèche quelques
lignes plus haut, lorsqu'il écrit (64) :
« Il s'est révélé néanmoins que l'économie albanaise, avec
son système d'accumulation socialiste (?!), n'était pas capable
d'édifier rapidement le socialisme. L'état particulièrement
arriéré de l'Albanie ne le permettait guère et cette circons-
tance eut pu, tant au point de vue économique que politique,
compromettre l'établissement dans ce pays d'une démocratie
populaire, mettre en péril, voire empêcher la marche vers le
socialisme ». C'est pourquoi « il a fallu que l'accumulation so-
cialiste yougoslave vienne en aide à l'accumulation socialiste
albanaise » (souligné par nous). En d'autres termes, il s'agis-
sait surtout d'aider la conservation au pouvoir dans un pays
très petit mais stratégiquement important, de la clique pro-
russe qui s'y était juchée à la faveur des bouleversements
d'après-guerre, et de profiter d'ailleurs de l'occasion pour
pénétrer par le truchement des « techniciens », spécialistes,
militaires, etc. tous bénévoles !
aux postes de contrôle de
la vie du pays. Popovic dit lui-même que « la Yougoslavie a
pris sur elle, en 1947, d'habiller et d'équiper entièrement
(64) P. 102.
63
l'armée albanaise; en 1948, elle s'est chargée en plus de son
ravitaillement... Grâce à cette aide (l'aide yougoslave en
général, et particulièrement sous la forme de crédits) l'Alba-
nie s'est donc trouvée en mesure :
a) d'entretenir, si l'on tient compte de l'étendue et des
moyens du pays, une armée importante... »
Il convient de noter que si les crédits ne portant pas
d'in-
térêt et même les dons étaient une preuve de désintéresse-
ment, alors le plan Marshall, formé pour les 9/10 de « dons »,
serait une entreprise socialiste. Quant au Pacte d'Assistance
Militaire, nul doute qu'il ne prouve (au même titre que l'équi-
pement de l'armée albanaise par les yougoslaves) les inten-
tions socialistes de l'Etat-Major Américain vis-à-vis des fan-
tassins d'Europe.
et
Concluons. Que la Russie exploite ses pays satellites
que ceux-ci tâchent autant que possible de rejeter les uns sur
les autres une partie de cette exploitation par
le moyen
des « sociétés mixtes » et par la fixation arbitraire du prix
d'achat et de vente des produits, ce n'est ni douteux, ni sur-
prenant, sauf peut-être pour ceux qui voient en elle un Etat
« ouvrier », une économie « à bases socialistes ». Il s'agit de
faits matériels, connus avant la rupture russo-yougoslave, inhé-
rents à la nature même du système bureaucratique. Point
n'était besoin des filandreuses platitudes de Popovic pour les
comprendre. Ce dernier aurait pu apporter des éléments maté-
riels nouveaux ou plus précis; malheureusement il n'en est
rien. Toutes les données de sa brochure sont vagues et impré-
cises; par ailleurs, même telles qu'elles sont, elles sont inu-
tilisables car ce Monsieur semble souffrir d'une ignorance des
fondements même de l'économie politique, qui pour un théo-
ricien eut été néfaste, mais pour un ministre du Commerce
Extérieur n'est que la preuve d'un solide esprit pratique (65).
Les produits « idéologiques » de la bureaucratie portent,
dans le cas yougoslave comme dans les autres, le sceau du
crétinisme de cette formation sociale rétrograde.
(65) Ainsi il
ranga la
rente foncière parini les éléments du capital
constant (!) (p. 18, 49, 53); ailleurs, dans ses calculs sui generis sur la pro-
ductivité et un peu partout il semble constamment oublier que le
capital constant entre dans la valeur du produit et que si les mineurs
hongrois produisent 50 % de plus par tête et par an que les mineurs
yougoslaves, cela peut tenir aussi à des différences dans la composition
organique du capital, particulièrement, dans la valeur de l'outillage.
64
L'AVENIR DU TITISME
Ce qui a été dit plus haut sur l'impérialisme actuel, et
particulièrement sur l'impérialisme bureaucratique, contient
la réponse au problème de l'avenir du titisme : le titisme est
l'expression la plus achevée de la lutte des bureaucraties
locales contre la bureaucratie centrale; il devrait donc se déve-
lopper, au fur et à mesure que la bureaucratie accède au
pouvoir dans de nouveaux pays. Mais l'extension du pouvoir
de la bureaucratie s'effectue à une époque, où la concentra-
tion internationale des forces productives pose directement
aux deux impérialismes en présence le problème de la domi-
nation mondiale. Des deux processus parallèles - apparition
de tendances centrifuges accompagnant l'extension de la
bureaucratie et accroissement énorme du pouvoir et de la
puissance de la bureaucratie centrale, accélérant la concen-
tration internationale – c'est le deuxième qui est historique-
ment le plus fort, et qui l'emporterait incontestablement, si
la révolution prolétarienne échouait. On peut donc finalement
dire que le titisme exprime une tendance permanente des
bureaucraties subordonnées, sans aucune chance historique de
réalisation quelconque.
Cela se traduit concrètement par la constatation évidente
que la Yougoslavie en tant qu'état bureaucratique indépen-
dant sera broyée par l'explosion de la troisième guerre mon.
diale, et qu'elle ne pourra plus se reconstituer de la même
manière, quelle que soit l'issue de cette guerre. La condition
de son existence actuelle est l'équilibre relatif des forces entre
l'U.R.S.S. et les U.S.A., - équilibre qui rend également pos-
ble l'interlude « pacifique » de la guerre froide - et cet
équilibre sera définitivement supprimé par la guerre et ses
résultats.
Il est superflu d'expliquer pourquoi une révolution pro-
létarienne victorieuse, signifierait la liquidation impitoyable
de la bureaucratie titiste, au même titre que de la bureau-
cratie russe ou des trusts américains. Il est tout aussi aisé de
comprendre que dans le cas d'une victoire totale d'un des deux
impérialismes en présence des révoltes ouvertes comme celle
de Tito deviendraient impossibles; elles seraient rapidement
liquidées si, par miracle, elles arrivaient à se manifester. Reste
65
3
la question de l'évolution possible de ce régime d'ici la guerra.
Laissant de côté pour l'instant l'idée absurde et ridicule d'une
évolution « progressive » de ce régime vers un pouvoir ou-
vrier (66), nous devons envisager son sort par rapport aux pos-
sibilités qui se présentent : intégration directe à l'un ou à l'au-
tre des deux blocs en présence, ou consolidation provisoire de
la bureaucratie titiste en tant que bureaucratie « indépen-
dante ».
L'intégration de la Yougoslavie dans le bloc russe est
apparue comme impossible dès les premiers mois de la rup-
turé entre Belgrade et Moscou. Il ne peut être question de
conciliation entre Tito et Staline. D'autre part le renversement
violent de la bureaucratie titiste au profit du Kominform ne
pourrait pas se faire par une « révolution » intérieure.
Aucune force sociale en Yougoslavie ne désire lutter contre
Tito pour amener au pouvoir une fraction pro-russe : ni la
bureaucratie nationale, dont le titisme exprime les intérêts de
la façon la plus directe, ni les travailleurs exploités de la
ville et de la campagne qui, faisant l'expérience de la bureau-
cratie yougoslave, font en même temps l'expérience de toute
bureaucratie, ni ce qui reste de la paysannerie aisée, qui voit
dans Tito un relatif moindre mal. Les kominformistes en
Yougoslavie ne peuvent se recruter qu'auprès des quelques
bureaucrates mécontents et intrigants, à l'action desquels la
police vigilante de Rankovitch pose des limites bien précises.
On connaît par ailleurs les facteurs qui excluent actuel.
lement l'intervention militaire directe des Russes en Yougo-
slavie ou qui en feraient, si elle se produisait, un préparatif
immédiat à la guerre.
Il faut également exclure la possibilité d'une intégration
directe de la Yougoslavie au bloc américain. Théoriquement,
cette intégration ne signifierait pas nécessairement le retour
de l'économie yougoslave aux formes de propriété et de ges-
tion privée prévalent en Occident; elle ne serait pas incom-
patible avec le maintien des formes étatiques et le pouvoir de
la bureaucratie, pourvu que cette dernière accepte le contrôle
du capital américain et la participation de celui-ci à l'exploi-
tation du pays. Mais, dans la situation actuelle, ce contrôle
et cette participation sont inacceptables pour la bureaucratie
yougoslavie; sa révolte contre le Kremlin a été déterminée
précisément par sa volonté de les éviter. Les attaches tradj.
tionnelles qui, dans les pays d'Europe Occidentale, amal-
(66) Nous parlerons de cette conception dans la conclusion de cet article.
66
gament les capitaux nationaux au capital américain et ren-
dent ainsi la vassalisation des bourgeoisies européennes par
les U.S.A. beaucoup plus supportable pour celles-là, ces atta-
ches ont été rompues en Yougoslavie, et l'étatisation quasi-
intégrale de l'économie yougoslave rend presqu'impossible
leur réapparition. Ce qui compte le plus, c'est que pendant
la période en cours la bureaucratie yougoslave a non seule-
ment la volonté ce qui en définitive compte peu mais
la possibilité provisoire mais réelle de résister à cette inté.
gration.
2
On ne peut en juger qu'en discutant de la troisième éven-
tualité : la consolidation de la bureaucratie yougoslave comme
bureaucratie « indépendante ». Cette « indépendance » est à
la longue impossible : à la fois pour des raisons économiques
et des raisons politiques, qui, en définitive ne sont que deux
aspects d'une même chose, la Yougoslavie ne peut que s'inté-
grer en définitive à un système plus vaste. Sur le plan éco-
nomique cela signifie que la production yougoslave ne peut
pas se suffire à elle-même; soit par la voie d'une planification
intérétatique, soit par la voie des échanges et du marché, elle
doit se lier à la production mondiale. Sur le plan politique,
elle n'aura pas à la longue la force de résister à un impéria-
lisme dominant le monde.
Nous sommes ainsi amenés à reprendre la discussion de la
théorie du « Socialisme dans un seul pays >> ou plutôt, d'un
bureaucratisme dans un seul pays -- sur la base beaucoup
plus concrète qu'offre l'histoire de ce dernier quart de siècle.
L'idée selon laquelle la construction du socialisme dans un
seul pays est impossible n'a plus besoin d'être prouvée; on
doit cependant aujourd'hui la préciser, beaucoup plus qu'on
n'a pu le faire en 1924 ou 1927.
La critique que Trotsky exerça contre la « conception »
stalinienne du socialisme dans un seul pays, pour juste qu'elle
ait été dans sa conclusion formelle, se fondait sur des idées
largement fausses du point de vue du contenu. Ces idées
étaient principalement :
a) la dépendance de l'économie de tout pays face à l'éco-
nomie mondiale exprimée directement comme faiblesse con-
currentielle de ce pays isolé sur le marché mondial;
b) le résultat de cette dépendance étant l'alliance du
capital international et des éléments bourgeois-capitalistes
dans ce pays, amenant donc une subordination croissante de
l'industrie nationalisée au capital privé, et, par voie de con-
67
séquence, la possibilité (67) de la restauration de la bour-
geoisie traditionnelle;
c) enfin, la dépendace du pays face à l'économie mondiale
devrait s'exprimer surtout par sa défaite économique ou poli-
tique dans la lutte contre les concurrents capitalistes et en
aucun cas par sa victoire sur eux.
Ces idées méconnaissaient complètement les lignes d'évo-
lution de l'économie contemporaine, dont les contradictions
se situent sur un plan beaucoup plus profond que celui du
« marché » et de la « propriété privée ». La bureaucratie sta-
linienne répondait avec raison à Trotsky que le « monopole
du commerce extérieur ») pouvait protéger une économie
comme celle de la Russie des « fluctuations du marché mon-
dial » et qu'à l'abri de ce monopole, l'économie russe pouvait
se développer. Seulement, ce qui pouvait se développer et qui
se développa effectivement de cette manière, n'était évidem-
ment pas une économie socialiste, mais une économie capi.
taliste bureaucratique. Ce que Trots y avait sousestimé en
l'occurence, c'était que le « monopole du commerce extérieur »
n'était qu'une forme par laquelle s'exprimait, dans la période
décadente du capitalisme, la rupture du marché mondial tra-
ditionnel. En appliquant rigoureusement ce monopole, la
bureaucratie russe se soustrayait à la division internationale
du travail. Est-ce que cela voulait dire que la prédominance
de l'économie mondiale sur une économie nationale était sup-
primée ? Certainement pas; mais cette prédominance ne pou-
vait plus s'exprimer par le biais traditionnel de l' « invasion
de marchandises à bas prix »; elle ne pouvait pas non plus
prendre la forme de la dépendance de la Russie par rapport
à l'approvisionnement en produits qui lui manquaient, ceci
à cause d'un facteur « conjoncturel » important, c'est-à-dire
la grande richesse naturelle du pays (68).
Il est évident qu'en « sortant » ainsi de la division inter-
nationale du travail, la Russie subissait des grandes pertes du
point de vue de la rentabilité économique, et que d'autre part
(67) Et même, abstraction faité de la révolution prolétarienne, la néces-
sité de cette restauration,
(68) Les quelques matières premières inexistantes en Russie (p. ex.
caoutchouc) et l'équipement hautement spécialisé pour certaines productions
lui ont été fournies par le marché capitaliste, qui, à l'époque, séparait
encore suffisamment le profit économique et les opérations politiques pour
ne pas être incommodé par la couleur de l'argent russe, ce qui reste rela-
tivement vrai encore maintenant. La Russie paya par ses produits, vendus
le plus souvent au-dessous de leur prix international (le fameux « dum-
ping D' russe) indépendamment de leur coût de production et des besoins
mêmes du pays. A travers tout cela, il ne faut pas oubler que la valeur et
le volume du commerce russe avec les pays bourgeois ont constamment
diminué depuis 1929.
68
elle restait face à face avec sa pénurie extraordinaire de capi-
tal. Mais il est aussi évident que la rentabilité économique
immédiate ne pouvait qu'être subordonnée par la bureaucratie
à ses besoins et ses intérêts totaux et en premier lieu aux
impératifs de son existence pure et simple – et que la solu-
.
tion au problème de la pénurie en capital a été donnée par
l'exploitation effreinée des masses.
Ainsi étaient en même temps supprimées les possibilités
de « pénétration du capital privé » en Russie, seule base théo.
riquement plausible de la restauration bourgeoise, puisque la
bourgeoisie paysanne ou urbaine russe était impitoyablement
broyée par la bureaucratie et se révélait incapable de résister
à l'économie étatique.
En fin de compte, la dépendance de la Russie face à l'éco-
nomie mondiale s'est bel et bien manifestée en 1941, mais non
pas sur le plan du « marché mondial », mais sur le plan de
la guerre, qui a directement réintégré l'économie bureaucra-
tique à l'économie internationale, cette fois au niveau de la
lutte pour la domination mondiale. De cette guerre, la bureau-
cratie russe est sortie victorieuse (prouvant ainsi la viabilité
et même la supériorité du capitalisme bureaucratique en tant
que système d'exploitation face aux formes capitalistes tra-
ditionnelles), mais a ainsi démoli elle-même la théorie du
* socialisme dans un seul pays » : l'économie bureaucratique
a dû lutter par les armes pour sa conservation, et la situation
d'après-guerre a prouvé que les contradictions du capitalisme
bureaucratique conduisent à une expansion impérialiste non
moins que celles du capitalisme financier.
L'expérience prouve donc que la possibilité d'existence
indépendante pour une économie bureaucratique pendant
une période donnée (69) est une question concrète, dont la
solution dépend de la configuration des facteurs essentiels dans
la conjoncture. Pour la bureaucratie russe, par exemple,
abstraction faite du soutien que le prolétariat mondial accorda
activement à la Révolution Russe et à ceux qu'il croyait à tort
être ses héritiers ces facteurs, qui ont permis sa consoli-
dation et son développement d'abord, sa survie victorieuse
ensuite pendant la guerre, furent l'étendue et les richesses
naturelles du pays, l'équilibre de Versailles et l'âpreté du
conflit qui opposait les uns aux autres les impérialismes occi-
dentaux jusqu'à 1945. Une modification dans ces facteurs
(69) Sur le plan historique, nous avons déjà dit que l' indépendance »
se confondant avec la domination mondiale, n'est à la longue possible que
pour un seul Etat.
69
n'aurait certainement pas altéré le développement fonda-
mental de l'économie et de la société modernes vers l'étati-
sation, mais aurait pu en changer les rythmes et les moda-
lités.
Il s'agit maintenant de concrétiser ce raisonnement dans
le cas de la Yougoslavie.
Si le monde était fait d'économie pure, la bureaucratie en
Yougoslavie serait dans une situation désespérée. Aucune com-
paraison n'est évidemment possible entre la Yougoslavie de
1948 et la Russie de 1928, ni du point de vue de l'étendue et
des richesses naturelles, ni du point de vue du développement
industriel préexistant. Malgré sa grande dépendance par rap-
port à l'économie mondiale, la Russie tsariste de 1913 était la
cinquième puissance industrielle du monde, possédant déjà
une industrie lourde extrêmement concentrée et moderne; à
part des exceptions insignifiantes, toutes les matières premières
et les cultures agricoles existaient dans cet immense pays. Le
problème qui se posait était un problème d'accumulation de
capital parallèlement à une assimilation des techniques indus-
trielles modernes. Ce problème pouvait être résolu et l'a été
par l'exploitation intense de la population travailleuse, car
les facteurs physiques et humains de la solution étaient donnés.
Rien de pareil en Yougoslavie; le fait que des richesses natu-
relles « nouvelles » peuvent être exploitées maintenant et que
l'on peut créer certaines industries de transformation ne peut
pas masquer cette vérité évidente : par son étendue limitée,
son héritage d'arriération, ses données naturelles insuffisantes
la Yougoslavie ne pourrait sortir de la division internationale
du travail qu'en maintenant son économie dans des niveaux
de stagnation absolue. Il est évident que ceci est impossible;
l'existence de la bureaucratie, plus encore que celle de la bour-
geoisie, est inséparable du développement industriel. Il est de
plus évident que ce développement ne fera qu'accroître sa
dépendance par rapport aux pays avancés. Il serait superflu
de rappeler ici l'énorme spécialisation -- et par conséquent
dépendance -- qu'implique l'industrie moderne, et le fait que
dans l'ère capitaliste deux pays seulement l'Amérique et
la Russie sont parvenus à créer, d'une manière ou d'une
autre, un circuit productif, approximativement fermé sur lui-
même (du point de vue technique, et non évidemment du point
de vue économique)..
L'« industrialisation » de la Yougoslavie serait hors de
discussion, si ce pays ne pouvait trouver à l'étranger à la fois
70
l'équipement nécessaire et les crédits pour l'acheter. Cet équi-
pement une fois installé, il faudra l'entretenir, le renouveler
et l'étendre. Pour tout le laps de temps dont on peut raison-
nablement discuter, l' « industrialisation » ne signifiera nulle-
ment une diminution de la dépendance du pays par rapport
aux pays industriels fournisseurs d'équipement; elle signifiera
même une accentuation de cette dépendance du point de vue
qualitatif (70).
A l'opposé donc de la Russie, la dépendance de la Yougo-
slavie par rapport à l'économie mondiale ne se manifeste pas
seulement d'une manière dérivée et dans la perspective, mais
directement et immédiatement. Ici il ne s'agit pas simplement
des contradictions internes insolubles d'une société d'exploita-
tion et du complexe défense-attaque, qui poussent à la lutte
pour la domination mondiale; il s'agit déjà de l'impossibilité
d'échapper à la division internationale du travail. Il s'agit
donc de l'impossibilité d'échapper aux « échanges » avec les
pays capitalistes, sous la forme que ces échanges ont pris
actuellement, c'est-à-dire la dépendance par rapport à l'im-
périalisme américain et le contrôle absolu de celui-ci. Le
monopole du commerce extérieur pourrait empêcher que cette
intégration à l'économie capitaliste internationale ne prenne
la forme de l'« invasion de marchandises à bon marché », mais
ne saurait constituer un obstacle sérieux à l'installation du
contrôle américain sur le pays.
Mais l'économie pure est une abstraction. L'économie, la
politique et la stratégie sont actuellement intégrées à un tel
point que des actions du point de vue « purement économi.
que >> absurdes, sont d'une nécessité évidente du point de vue
des intérêts généraux des classes dominantes. Le critère de la
rentabilité purement et directement économique tend à être
remplacé de plus en plus par le critère d'une rentabilité totale,
consistant dans la meilleure défense des intérêts universels de
la classe exploiteuse, intérêts qui souvent s'opposent au
« profit maximum » à retirer de chaque opération concrète
et dépassent celui-ci. Ainsi, dans le cas concret de la You-
goslavie, tout un complexe de raisons politiques et straté-
giques fait qu'il eut été absurde pour le bloc occidental et
particulièrement pour les Etats-Unis de poser des conditions
(70) U12 pays agraire arriéré, même s'il importe pour ses besoins cou-
rants beaucoup plus qu'un pays industriellement développé, peut subir
beaucoup plus facilement une réduction ou une interruption totale de ses
importations, en se repliant sur propre production rudimentaire. Un
tel repli signifie la mort pour l'industrie d'un pays développé à moins
que ce développement n'ait pris des proportions gigantesques.
sa
économiques, même de poser n'importe quelle condition à
l'aide qu'ils accordent à Tito sous forme de crédits ou de levée
en faveur de la Yougoslavie du blocus commercial qu'ils ten-
dent à imposer aux pays de la zone orientale. Qu'ils essaient
d'obtenir le maximum de concessions de la bureaucratie titiste
est parfaitement possible; qu'ils fassent de ces concessions une
condition sine qua non de leur' aide est absolument exclu,
étant donné que la fonction essentielle de la Yougoslavie pour
les Etats-Unis est de consolider la rupture sur un point essen-
tiel du bloc soviétique et de donner un exemple aux bureau-
crates des autres pays satellites. Face à ces facteurs généraux,
les quelques dollars que sous une forme ou une autre la par-
ticipation à l'exploitation de la Yougoslavie pourrait lui pro-
curer ne pèsent pas lourd pour l'impérialisme américain.
L'aide à la Yougoslavie entre dans les frais généraux de la
préparation de la troisième guerre mondiale.
C'est en exploitant cette situation que Tito pourra conti-
nuer sa danse sur la corde raide aussi longtemps que la guerre
froide durera.
PROLETARIAT ET TITISME
Le critère de l'attitude des militants ouvriers face à la
bureaucratie titiste ne peut pas être fourni par des considé-
rations conjoncturelles (« crise » créée par le titisme au sein
des partis staliniens, « enthousiasme » des travailleurs you-
goslaves par le plan quinquennal, etc...) mais par l'analyse
de sa nature sociale et de son rôle historique. Aux questions
qui se posent donc de ce point de vue : quelle est la nature du
régime économique et social existant en Yougoslavie ? que
représente la bureaucratie titiste ? quel est le caractère de sa
lutte contre le Kremlin ? il nous sera facile de répondre main-
tenant sur la base de l'analyse fournie précédemment.
L'économie yougoslave est basée sur l'exploitation des tra-
vailleurs. De même qu'en Russie ou dans les pays capitalistes
occidentaux, les travailleurs sont dans la production des sim-
ples exécutants. La gestion de la production, l'orientation de
l'accumulation, la répartition du produit consommable, sont
tant que fonctions économiques, monopolisées par la
en
72
bureaucratie et exercées par celle-ci dans ses intérêts. Ces
traits définissent une société d'exploitation et, dans la phase
historique actuelle une société capitaliste bureaucratique.
Face à cet élément primordial, le fait que le taux de
l'exploitation en Yougoslavie est plus ou moins grand, que
la plus-value accaparée par la bureaucratie est utilisée dans
telle ou telle proportion pour l'accumulation ou pour sa
consommation improductive n'a qu'une importance absolu-
ment secondaire. La nature fondamentale du régime d'exploi-
tation ne change pas si en Australie, pour prendre un exemple
arbitraire, le taux de l'exploitation est moins élevé qu'en
Espagne, et les Etats-Unis n'ont pas cessé d'être le modèle de
la société capitaliste, lorsqu'entre 1941 et 1944, une énorme
partie de la plus-value produite était immédiatement réin-
vestie dans la production.
En fait nous avons vu que le taux d'exploitation en You-
goslavie doit être énorme. Nous avons vu égalemet que la
partie du produit de cette exploitation utilisée par la bureau-
cratie yougoslave pour l'accumulation aux dépens de sa con-
sommation improductive, est beaucoup plus grande que ce
n'est le cas en Russie, par exemple. Mais la différence est uni-
quement quantitative et s'amenuisera avec le temps. La con-
sommation improductive de la bureaucratie russe n'est deve-
nue énorme et n'a commencé à se refléter dans l'orientation
de l'accumulation qu'après la première décade de son acces-
sion au pouvoir. Pendant toute une période, la bureaucratie
yougoslave devra, si elle veut exister, développer son éco-
nomie avant de pouvoir penser à autre chose et sera obligée
de faire passer la production ou l'importation de moyens de
production avant celle d'automobiles de luxe ou de four-
rures. Sa « frugalité » actuelle ne nous attendrit pas davan-
tage que l'avarice des bourgeois puritains du début du capita-
lisme, pour lesquels l'extension de leur capital était la seule
chose qui comptait (71).
+
Mais le développement de la bureaucratie a sa logique
interne. Au fur et à mesure que l'économie yougoslave s'in-
dustrialisera, la bureaucratie s'étendra, elle se consolidera, et
elle différenciera de plus en plus ses revenus consommables
de ceux du reste de la population. Ainsi, les revenus bureau-
cratiques créant une demande de produits correspondants, la
(71) « Accumulez, accumulez,
(K. Marx, Le Capital.)
voilà
les
Lois
et
les
Propbètes ! »
73
structure de classe de la société se reflètera inévitablement
dans l'orientation de l'accumulation elle-même. La part rela-
tive des produits consommables par la bureaucratie dans la
production et l'importation de biens s'accroîtra aux dépens de
celle des moyens de production, et l'accumulation devant
rester au même niveau, l'exploitation du prolétariat ne pourra
que s'accoître encore.
Une fois le caractère réactionnaire et exploiteur de la
bureaucratie yougoslave établi, le conflit qui l'oppose à la
bureaucratie moscovite apparaît sous son véritable jour : la
lutte entre deux exploiteurs pour un partage différent du
produit de l'exploitation. Une telle lutte n'a rien à voir avec
la lutte du prolétariat : celui-ci ne peut qu'utiliser les diffi-
cultés qu'elle provoque chez la classe dominante pour déve-
lopper son action subversive. Le caractère prétendument
« national » de la lutte titiste ne peut rien changer à cela :
soutenir Tito en Yougoslavie sous prétexte de lutter contre
l'asservissement du pays par la Russie ne serait pas moins
réactionnaire que de soutenir en Allemagne un parti natio-
naliste bourgeois voulant expulser les Américains et restaurer
l' « indépendance » de l'Allemagne -- en fait, des exploiteurs
allemands. A l'époque du capitalisme décadent, l' « indépen-
dance nationale » est une idée à la fois utopique et réaction-
naire. Utopique, parce que le cadre de la « nation » est cons-
tamment brisé et dépassé par l'internationalisation croissante
des forces productives et de la vie sociale. Que ce soit sous la
forme de la domination mondiale d'un seul Etat, ou sous la
forme du pouvoir mondial du prolétariat, l' « indépendance
nationale » est irrémédiablement condamnée à disparaître.
Réactionnaire, car la lutte « pour l'indépendance nationale »
reste un des principaux moyens d'asservissement idéologique
et politique du prolétariat à sa bourgeoisie ou à sa bureau-
cratie « nationales ». L'intensification et l'extension incontes-
table de l'oppression nationale à l'époque actuelle ne pourra
être supprimée que par la révolution socialiste; liée directe-
ment au problème de l'Etat et de ses rapports avec le monde,
la solution de la question nationale implique directement une
transformation radicale des rapports sociaux et politiques à
l'échelle mondiale, et en tant que telle elle est partie intégrante
du programme de la révolution prolétarienne. Laisser seu-
lement supposer qu'il y a dans le cadre des rapports d'exploi-
tation, une forme spécifique quelconque de lutte « nationale »
possible pour le prolétariat, c'est participer directement à la
74
avec
mystification des exploités au profit d'une couche nationale
quelconque d'exploiteurs.
Il est caractéristique qu'à l'opposi de ce qui s'est produit
avec la Révolution russe de 1917. ou la
guerre civile
espagnole de 1936, la pseudo « révolution » yougoslave n'a eu
pratiquement aucun écho au sein du proletariat international
Il n'y a là rien que de très naturel. Rien de plus naturel
aussi, si jusqu'ici l'affaire yougoslave n'a provoqué de réac-
tions qu'auprès de certaius intellectuels staliniens, auprès de
certains vassaux du P.C. aspirant à un peu plus d'indépen-
dance dans le cadre de la fidélité à la bureaucratie (c'est le
cas de la fraction protitiste du P.S.U.), auprès des banquerou-
tiere désemparés que sont les ex-trotskistes droitiers du R.D.R.,
enfin auprès des dirigeants trotskistes, en quête désespérée
d'un « réalité » quelconque où s'accrocher.
Le cas des intellectuels staliniens genre Cassou et Cie ou
des titistes du P.S.U. n'est guère intéressant. Après s'être, des
années durant, empalés eux-mêmes sur les poutres du stali.
nisme, avoir pataugé dans la boue et avalé tous les crimes et
toutes les trahisons, ils sont révoltés aujourd'hui par la paille
des accusations de « mauvaise foi » du Kominform contre
Tito. Des militants révolutionnaires et des ouvriers assassinés
depuis vingt ans aux quatre coins du monde par Staline, de
l'exploitation et de la terreur que subit le prolétariat russe,
ils s'en moquent; mais Tito et sa clique les intéresse au plus
haut point. C'est que dans son sort, ils défendent le leur; ils
demandent, tout au moins aussi longtemps qu'ils seront les
plus faibles, que la dictature de la bureaucratie soit un peu
« démocratie » pour les bureaucrates eux-mêmes.
une
L'aventure titiste des dirigeants trotskistes est plus instruc-
tive. Le
passage
de la direction trotskiste, avec armes et
bagages, dans le camp de la bureaucratie prouve la faillite
définitive de la plateforme trotskiste; l'incapacité de s'orienter
dans l'histoire contemporaine, d'analyser correctement l'avè.
nement de la bureaucratie et d'en tirer les conclusions poli-
tiques nécessaires sont à la base de la capitulation devant la
bureaucratie qui est le contenu le plus clair du « titisme » de
la IVe Internationale (72). Il est ainsi prouvé que, pendant les
(72) V. l'analyse de cette évolution idéologique du trotskisme dans la
« Lettre ouverte au P.C.I. » publiée dans le n° 1 de cette revue (particu-
lièrement p. 98) et dans l'artiste de Cl. Montal, publié dans le no 4 (« Le
trotskisme au service du titisme » , p. 87-92).
75
époques critiques de l'histoire, la soi-disante «fidélité » a des
idées périmées équivaut à la pire trahison de la lutte de classe.
Le battage hystérique mené actuellement par les trotskistes
et quelques consorts douteux autour de la « révolution » you-
goslave ne les mènera pas loin. Les ouvriers d'avant-garde qui
ont fait l'expérience de la bureaucratisation, et qui en ont
dégagé les conclusions nécessaires ne se battront pas pour la
défense d'une autre bureaucratie. Le seul fruit que les diri-
geants trotskistes retireront de leur campagne seront les coups
de pied dont Tito les gratifie constamment (73).
L'avant-garde ouvrière tirera les conclusions précieuses qui
se dégagent de l'affaire yougoslave, en comprenant que la
bureaucratie constitue actuellement une réalité historique, et
que les bases de son pouvoir se trouvent dans l'expropriation
du prolétariat, dans la monopolisation par une couche sociale
de la gestion de l'économie et de l'état. Pour les fractions du
prolétariat qui suivent encore le stalinisme, l'expérience you-
goslave sera un ferment dont pourra germer l'esprit critique
face au stalinisme et à la bureaucratie, quel que soit sa natio-
nalité. Ce sont là, et non dans la mobilisation des ouvriers
au service de la bureaucratie yougoslave, les résultats positifs
que nous pouvons attendre de l'affaire Tito.
PIERRE CHAULIEU,
GEORGES DUPONT.
(73) Voici un passage édifiant d'un discours d'un ministre yougoslave :
« les divers types suspects rassemblés autour d'une IVe Internationale,
divers espions impérialistes, etc... » (Tanyug, Bulletin d'Information, no 86,
3. C'est de ce : Bulletin d'Information que « La Vérité » recommande
instamment la lecture à la classe ouvrière). Les trotskistes « expliquent
ces ignobles calomnies par l'« ignorance dans laquelle se trouvent les
dirigeants titistes de la véritable nature de la IVe Internationale. Comme
disait Socrate, ('nul n'est méchant volontairement ».
>>
76
LA
GUERRE ET NOTRE EPOQUE
(suite)
1.
PROLETARIAT ET DIRECTION REVOLUTIONNAIRE
FACE A LA GUERRE
Au seuil de ce second article sur la guerre et notre époque,
il n'est as inutile de préciser à nouveau es raisons qui nous
poussent à porter un intérêt tout à fait particulier aux problè
mes qui sont posés au prolétariat par le déclanchement successif
sur une échelle chaque fois élargie, dle guerres entre les grandes
puissances exploitrices du monde.
Précédeniment, nous avions insisté essentiellement sur nos
raisons générales. C'était tout d'abord parce que « toutes les
couches de la population sentent peser lourdement sur elles la
menace d'une guerre terrible qu'elles sentent et savent inéluc-
table, parce qu'elles ont le sentiment que la guerre est rentrée
dans le mécanisme même de la société moderne, bien qu'elles
ne sachent pas exactement pourquoi ni quel est ce mécanisme »
C'était ensuite parce que ce même sentiment que nous parta-
geons avec la quasi totalité de l'humanité, mis à part quelques
< théoriciens » marxistes qui nous accusent assez risiblement
de vouloir jouer aux originaux, nous a amené à énoncer sur le
plan théorique que cette guerre qui pèse sur la destinée du
monde moderne constitue « la clé de voûte de toute conception
de l'histoire contemporaine et de la politique révolutionnaire
à notre époque ». Nous pensons, en effet, qu'elle exprimera
< un moment décisif de l'évolution du système mondial d'exploi-
77
tation, non seulement parce qu'elle ébranlera les bases maté-
rielles et politiques des régimes d'exploitation en présence,
mais encore parce que les masses y feront leur expérience du
capitalisme et de la bureaucratie sur une échelle et à un niveau
sans comparaison avec tout ce qui a précédé ».
Ces raisons générales cependant, pour essentielles qu'elles
soient, ne suffisent pas à justifier la manière particulière dont
se manifeste l'intérêt que nous portons à la guerre et qui, sur
ce point, distingue radicalement notre attitude de celle qui est
prise par les autres courants révolutionnaires. Pour nous, il
ne suffit pas d'avoir une conception historique et une perspec-
tive plus ou moins limitée qui soient fondées pour se dégager
de toute responsabilité, sous prétexte que l'on dit la « vérité »
aux masses. Cela devient évident lorsque cette vérité qu'il ne
faut pas cacher c'est justement l'inéluctabilité de la guerre. Se
contenter de propager cette idée sans plus, ce ne serait pas
seulement avoir une influence démoralisatrice sur la masses,
(e serait tout simplement une absurdité. En fait, le véritable
problème, c'est qu'il faut avoir une perspective de l'évolution
de la guerre elle-même qui montre, d'une part, concrètement
en quoi les masses trouveront, non pas malgré la guerre mais
à cause d'elle, les conditions objectives d'une expérience radi-
caie du phénomène bureaucratique qui domine notre époque, et
qui montre d'autre part les moyens idéologiques et pratiques
qui permettront au prolétariat de donner une issue positive à
cette expérience.
C'est pour surmonter la contradiction indéniable qui existe,
si l'on se place au point de vue traditionnel qui a été celui de
la théorie révolutionnaire jusqu'ici, entre la reconnaissance de
l'inéluctabilité de la guerre et l'armément idéologique positif
dų prolétariat, que nous sommes justement amenés à rompre
avec ce point de vue traditionnel. C'est ainsi que nous sommes
amenés à étudier les conditions générales de la lutte armée du
prolétariat et non pas, comme on l'a fait jusqu'ici, un de ses
aspects particuliers et privilégiés, tel que l'est l'insurrection
conçue comme l'ultime acte d'une situation révolutionnaire qui
aurait été correctement exploitée, c'est-à-dire approfondie et
élargie par une action politique juste.
Deux points de vue.
On peut évidemment se placer exclusivement au point de
vue du « révolutionnaire professionnel » qui ne s'intéresse qu'à
la prise insurrectionnelle du pouvoir dans le cadre de ce que
78
l'on peut appeler la perspective « la plus favorable » qui est
typiquement celle que l'on nomme une situation révolution-
naire. On peut même dire ou croire qu'une telle situation
révolutionnaire est inéluctable et, en conséquence, n'admettre
la possibilité de la guerre « impérialiste » que dans l'éventua-
lité d'un échec de l'action prolétarienne. On peut ainsi se vanter
de ne pas (lémoraliser le prolétariat avec des perspectives trop
sombres. En fait, sous prétexte de faire confiance à la sponta-
néité
masses,
les « révolutionnaires professionnels »
d'aujourd'hui qui ne s'intéressent qu'à la prise insurrectionnelle
du pouvoir, ne cherchent qu'à voiler le caractère véritablement
« démoralisant » de leurs propres positions théoriques dans
lesquelies le prolétariat ne joue plus en fait que le rôle d'infan-
terie de la révolution.
Cette pontanéité, en effet, ne signifie qu'une seule chose :
c'est le prolétariat lui-même qui assume alors tous les risques
inhérant à un tel passage à l'offensive contre les exploiteurs.
De nos jours, plus que jamais, ces risques augmentent et posent
même, clès le départ, des problèmes de lutte armée. On sait qu'il
est maintenant commun pour les ouvriers de lier toute éven-
tualité d'une grève générale illimitée à l'insurrection elle-même
et cette considération fait perdre à la grève son caractère
d'étape transitoire et partant limitée, jouant un rôle autonome
dans la maturation révolutionnaire.
Dans ces conditions, on ne voit pas comment on peut parler
d'une situation révolutionnaire s'ouvrant d'ici la guerre et
évoluant durant toute une étape transitoire sur un plan écono-
mique et politique comme de l'éventualité la plus probable et
dont l'issue positive faisant reculer la guerre ne lépendrait
plus que d'une action insurrectionnelle conçue comme dernier
acte de la situation favorable ain i créée. Toute la littérature
qui consiste ensuite à expliquer que le sucrès de cette action
ultime l'ext pas certain, qu'il dépend de la politique juste du
parti révolutionnaire (lui proletariat et de sa reconnaissance
par les masses et que l'échec toujours possible ouvrira alors
inéluctablement la voie à la guerre « impérialiste », n'est que
phrases vides.
La réalité c'est qu'au point de vue duu prolétariat, la distine-
tion entre perspectives les plus favorables et perspectives les
plus défavorables devient de plus en plus illusoire. Par contre,
il est évident que si l'on se place au point de vue extérieur à la
classe de l'utilisation consciente par « direction révolu-
tionnaire »' d'une situation effectivement favorable, mais en
réalité résultant de l'action spontanée et de l'héroïsme des
ne
70
ouvriers, une telle distinction peut sembler très importante.
Ce point de vue ne peut pas être le nôtre : ceci non seulement
en ce que nous nous refusons de nous placer à ce point de vue
extérieur à la classe, mais encore parce qu'il est fort peu
réaliste. Il y a longtemps que les ouvriers se sont élevés eux-
mêmes à la conscience de la nécessité de la prise du pouvoir
insurrectionnelle et « attendent eux aussi » une occasion histo-
rique qui favorise une offensive générale et se refusent d'une
manière très déterminée à un héroïsme sans lendemain et qui
implique des risques immenses. Sans un certain nombre de
conditions, des actions autonomes d'envergure ne peuvent être
sérieusement escomptées.
Or, dans le cadre d'une analyse correcte du monde actuel
et d'une perspective véritablement historique, et non plus seule-
ment partielle, qui en découle, c'est la guerre elle-même, et ceci
non pas en tant que guerre en général, mais en tant que
dernière guerre de 'l'ère capitaliste, qui offrira ces conditions
« favorables ». En effet, il est absurde de croire que le capita-
lisme engendre comme cela des guerres en général. Si les
guerres sont bien, comme le dit Marx, des grandes accéléra-
trices du processus historique, cela ne peut signifier que ceci :
dans le cadre historique de l'ère capitaliste, l'accélération de
l'évolution ne peut avoir d'autre sens que l'accélération de la
tendance la plus profonde du capitalisme : celle à la concentra-
tion des forces productives. La guerre qui vient posera la limite
ultime de cette tendance avec comme objectif : la domination
mondiale. En même temps, elle sera l'expression véritablement
la plus élevée des contradictions du système mondial d'exploi-
l'on puisse qualifier de contradictions capitalistes, c'est-à-dire
qui soient objectivement favorables à une révolution proléta-
rienne.
A
Le problème de la « lutte sur les deux fronts ».
Une chose est tout d'abord évidente : la conjonction des
intérêts d'une bureaucratie influente et puissante, de la fidélité
au stalinisme basée sur la tradition et des risques encourrus
par toute action offensive d'envergure contre la bourgeoisie
pousse toute une partie de la classe à subordonner toute action
au concours de la puissance matérielle russe. Evidemment, ce
dernier facteur n'est réellement décisif que dans la mesure où
la action croissante de l'avant-garde faisant l'expérience de
la bureaucratie est réduite à l'impuissance et se sent réduite
à l'impuissance.
80
1
En effet, la caractéristique essentielle de la période actuelle
n'est pas que les conditions objectives de la prise de conscience
complète de l'exploitation bureaucratique ne seraient pas
données aux éléments ouvriers avancés (du jour où elles sont
données pour son expression théorique définitive, ainsi que
c'est le cas, elles le sont aussi pour la conscience de l'avant-
garde ouvrière, bien qu'en d'autres termes), mais c'est que toute
action prolétarienne autonomne d'envergure pose directement
le problème d'une lutte révolutionnaire sur les « deux fronts »,
capitaliste et bureaucratique, lutte qui, de plus, implique
l'emploi presqu'immédiat de la violence organisée. On peut
même dire que la prise de conscience de ce problème par
l'avant-garde ouvrière constitue l'homologue ouvrier de la
reconnaissance théorique de la nature de l'exploitation bureau-
cratique. En effet, pour les ouvriers, la compréhension politique
se pose directement en termes d'action, et ainsi ne peut être
considérée séparément d'une orientation d'action. Or, et c'est
ici que cette constatation prend toute sa signification, il n'existe
pas et il ne peut exister, aussi bien sur le plan politique que
sur celui propre à la violence organisée, de solution stratégique,
qu'elle soit empirique ou théorique, conciliable avec une dualité
des buts.
la stratégie politique léninienne, malgré certaines appa-
rences, ne comportait pas une telle dualité des buts, ni dans la
question de la révolution dans les pays arriérés n'ayant pas
fait leur révolution bourgeoise (du moins après avril 17), ni
dans celui de l'attitude face à la social-démocratie. Dans le
premier cas, on sait que les thèses d'avril ont rejoint ce qu'il
y avait de positif dans la thèse de Trotsky de la Révolution
permanente. Dans le second, la théorie de l'aristocratie ouvrière,
base d'une social-démocratie conçue comme agent ouvrier de
la bourgeoisie faisait que l'affaiblissement d'un des deux adver-
saires ne pouvait paraître en aucun cas signifier le renforce-
ment de l'autre.
Justement, de nos jours, « l'attentisme »
ouvrier repose
avant tout sur l'idée que la lutte sur les deux fronts est impos-
sible tant que l'affaiblissement de l'un des adversaires semblera
signifier obligatoirement le renforcement de l'autre. « On ne
peut que compter les coups ». Une telle idée mine à la base
même toute action autonome et, sur le plan de violence organi-
sée, l'hétérogénéité des moyens qu'implique une dualité des buts
confère à toute action d'envergure un caractère contradictoire
quasi insoluble. Il est illusoire de croire qu'à ce stade de cons-
cience les ouvriers se laisseront aisément aller à leur sponta-
81
néité et que donc de grandes actions autonomes créeront cette
situation « la plus favorable » à l'utilisation politique, générale
d'abord, insurrectionnelle ensuite, par « une direction révolu-
tionnaire » aux intentions pures.
Mais ce sentiment d'impuissance de l'avant-garde, dont nous
parlions plus haut, qui prévaut et prévaudra en gros dans la
période de préparation de la guerre, trouvera dans la guerre
elle-même les conditions matérielles et idéologiques de son
dépassement. En effet, d'une part, les contradictions du système
mondial d'exploitation trouveront un terrain commun et unique
d'expression dans la guerre; d'autre part, la nature de classe,
identique quant au fond, des blocs antagonistes, se dévoilera
universellement. Ceci dit, il convient de souligner que, déjà
même avant la guerre pour ainsi dire « officielle », le fait que
les staliniens seront amenés à détourner de plus en plus les
actions de classe dans le sens de véritables escarmouches de
sahotage de la production du bloc atlantique, permettra à cette
avant-garde d'amorcer sérieusement son expérience. En effet,
si la subordination croissante des intérêts ouvriers les plus
élémentaires aux intérêts de la « guerre froide » de la bureau-
cratie stalinienne rencontrera toujours une approbation politique
de la part des ouvriers les plus attachés au stalinisme, elle
posera de plus en plus aux yeux des autres ouvriers le pro-
blème en ses véritables termes : suivre les staliniens sig fie
sacrifier ses intérêts immédiats pour les objectifs finaux loin-
tains assez utopiques et pour le moins douteux d'une nouvelle
« grande puissance ».
Les conditions du dépassement
de la période actuelle d'attente.
Une des tâches essentielles de l'avant-garde organisée est
donc de poser les bases du dépassement idéologique de la période
actuelle d'« attente » en ouvrant aux yeux des ouvriers une
perspective d'action positive, à la fois dans la guerre et d'ici la
guerre. Il est évident que le problème de l'orientation d'action
à donner à l'avant-garde de la classe d'ici la guerre sort du
cadre de cet article. Cependant, toutes les réponses que i l'on
pourra clonner par ailleurs à cette question n'auront une valeur
quelconque que si l'on montre que les actions amorcées par la
classe durant cette période, loin de voir leurs effets annulés par
la guerre, malgré tout inéluctable, ne constituent en fait que
les premières manifestations d'une irruption autonome de la
classe ouvrière sur la scène historique, qui trouvera son apogée
82
dans la guerre elle-même. La transformation de la guerre
impérialiste en guerre civile, commence pour ainsi dire dès
maintenant, mais pour que les ouvriers les plus conscients le
comprennent, il faut évidemment montrer que cette transfor-
mation est possible au sein de la guerre elle-même.
Pour cela, il ne suffit évidemment pas d'affirmer que l'iden-
tité profonde du système mondial d'exploitation se dévoilera
universellement dans la guerre. Ce n'est pas là une perspective
et si nous ne faisions que réaffirmer cette idée, qui n'est d'ail-
leurs pas notre monopole, bien qu'elle ait reçu dans cette revue
une expression plus systématique que partout ailleurs, nous
resterions comme les autres en deça du problème crucial que
se posent les ouvriers : peut-on lutter « sur les deux fronts » ?
Pour nous une perspective, pour être valable, doit englober
tous les aspects de l'évolution et donc être au premier chef une
anticipation de l'évolution consciencielle autonome du prolé-
tariat. Pour cela, il faut avoir une vue claire sur les conditions
matérielles et politiques dans lesquelles se fera l'expérience du
prolétariat et sur la manière dont ces conditions évolueront.
C'est parce que l'avant-garde organisée est à même d'accéder
dès aujourd'hui à la compréhension de l'identité de fond du
système mondial d'exploitation qu'elle peut anticiper sur
l'expérience que fera ineluctablement la classe elle-même dans
les conditions ultimes de la guerre. En second lieu, c'est unique-
ment sur la base d'une telle anticipation que peuvent être
apportées les solutions théoriques positives au problème state-
gique posé par l'existence simultanée et antagonique du
« front » capitaliste et du « front » bureaucratique.
Le fait que nous tenions compte dans notre perspective de
l'évolution consciencielle autonome de la classe conçue comme
facteur' primordial ne permet nullement de conclure à une
sous-estimation de notre part du rôle effectif que doit jouer la
direction révolutionnaire. On peut même considérer que dans
notre conception, ce rôle ne fait qu'augmenter en importance.
En effet, c'est uniquement grâce à l'apport idéologique de la
direction révolutionnaire apport ayant une base théorique
qui est pratiquement son monopole que pourra être levée
l'hypothèque terriblement lourde que fèra peser sur la cons-
cience et sur la compréhension de l'avant-garde ouvrière la
confusion des idées, d'une part, et celle peut-être encore plus
grave des faits eux-mêmes. Il est évident que, dans la guerre,
cette double confusion sera poussée à son paroxysme et qu'il
sera alors trop tard, même pour ceux qui en auront enfin
compris la nécessité, pour poser les bases théoriques d'une
83
compréhension des événements. Trop tard parce qu'alors c'est
justement sur le plan de l'action elle-même que la direction
révolutionnaire devra apporter les solutions positives qui per-
mettront à l'avant-garde ouvrière dans son action autonome de
se délimiter d'une manière claire et tranchée de toutes les
autres initiatives que pourront prendre et que prendront les
masses et qui seront obligatoirement équivoques dans leur
contenu. C'est seulement ainsi que l'avant-garde ouvrière pourra
jouer son rôle primordial qui est celui d'être véritablement un
exemple vivant et communicatif pour l'ensemble de la classe.
C'est dans ce sens que l'on peut dire sans crainte d'exagérer
que la capacité de l'avant-garde ouvrière dépend directement
de la capacité de la direction révolutionnaire d'influencer d'une
manière prépondérante cette avant-garde.
II.
LIMITES HISTORIQUES DE LA CONCEPTION
LENINIENNE DES GUERRES IMPERLALISTES
ET TERMES ACTUELS DU PROBLEME
Le fait seul que nous nous placions au point de vue des
conditions générales de la lutte armée du prolétariat et non,
comme on l'a fait jusqu'ici, au point de vue de l'insurrection
conçue comme ultime acte d'une situation révolutionnaire
correctement exploitée sur le plan politique, nous amène à
étudier la guerre, soit celle dont nous venons de sortir, soit la
prochaine, non pas comme l'expression sur un autre plan des
conflits politiques du moment, mais comme une étape de l'évo-
lution générale du système mondial d'exploitation et de ses
contradictions.
Ce point de vue n'est pas contradictoire avec celui du léni-
nisme de la transformation de la guerre impérialiste en guerre
civile, pas plus qu'il ne l'est avec sa base théorique qui est
l'utilisation marxiste de la célèbre formule clausewitzienne
suivant laquelle la guerre n'est que la continuation de la poli-
tique par d'autres moyens. Cependant, il exige d'aller plus loin
que l'on ne peut le faire dans le cadre trop étroit de cette
formule.
On sait que le défaitisme révolutionnaire : « l'ennemi c'est
84
notre propre bourgeoisie », « la défaite c'est le moindre mal >>
a constitué l'arme idéologique léniniste fondamentale de la
transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Or
ce mot d'ordre repose justement sur l'appréciation concrète de
la guerre non seulement comme expression d'une politique déter-
minée, mais encore et surtout comme correspondant à une étape
de l'évolution capitaliste, définie comme celle de la domination
des monopoles. C'est en cela et en cela seulement que l'on peut
parler d'une utilisation marxiste de la formule Clausewitzienne
qu'il n'a jamais été question pour un marxiste de prendre en
elle-même comme on le fait vraiment trop couramment. Il est
à remarquer que, précisément la définition léninienne de l'impé-
rialisme dépasse à la fois une simple caractérisation des régimes
politiques et de leur structure légale (l'oligarchie financière a
une réalité de fait indépendemment de ces régimes politiques
ou juridiques), de même qu'elle dépasse le stade d'une carac-
térisation sociale indéterminée : il ne s'agit pas du régime capi-
taliste en général ou de la bourgeoisie en général, mais bien
du capitalisme monopoleur, et d'une fraction déterminée de la
bourgeoisie.
Sur un autre plan, la guerre, à l'époque impérialiste, devient
la forme inéluctable d'expression de la contradiction capitaliste
fondamentale existant entre les moyens et les buts. Elle l'est
à deux égards. D'abord parce que les forces productives natio-
nales sont trop développées pour les cadres nationaux étroits.
Ensuite parce que le capitalisme qui a pénétré jusque dans les
régions et les secteurs les plus arriérés est arrivé à un stade
où le monde est déjà entièrement partagé et où toute modifi-
cation du rapport de forces pose directement le problème de ce
que Lénine appelle le « repartage » du monde. Or un tel repar-
tage ne peut se faire que dans la guerre.
Il faut s'arrêter à cette idée léninienne du repartage du
monde, parce qu'elle constitue la base historique profonde de
la stratégie du défaitisme révolutionnaire dont elle détermine
le caractère positif d'un côté et dont elle trace les limites objec-
tives de l'autre. En effet pour Lénine la guerre impérialiste
qui est une expression aiguë de la crise profonde du capita-
lisme, loin de la résoudre ne fait qu'approfondir cette crise.
C'est justement cet approfondissement international de la crise
que chaque bourgeoisie nationale essayait de surmonter dans la
guerre et dans la victoire, qui pose les bases de l'action révolu-
tionnaire des masses et de la transformation de la guerre im-
périaliste en guerre civile. Néanmoins, une telle transforma-
tion n'est nullement inéluctable parce que le prolétariat ne pose
85
pas ses problèmes directement de lui-même sur le plan inter-
national et que, plus ou moins soumis à l'influence de l'idéo-
logie bourgeoise, l'approfondissement international de la crise
peut être voilé à ses yeux par la victoire de sa propre bour-
geoisie sur la ou les bourgeoisies adverses. En effet, la possi-
bilité d'un simple repartage du monde implique en elle-même
la possibilité que certaines nations se trouvent favorisées par
ce repartage alors que pour d'autres il en résulte l'effondrement
de leur ancienne puissance impérialiste. Dans ces conditions,
c'est évidemment dans le clan des vaincus que la structure du
régime bourgeois risquera d'être. le plus fortement ébranlée.
Mais pour que l'action des masses dans ces pays puisse avoir
une orientation réellement prolétarienne et révolutionnaire, il
est indispensable que le prolétariat des pays vainqueurs se pré-
sente, ouvertement comme un allié de ceux-ci en luttant contre
sa propre bourgeoisie et en faisant obstacle à ses rapines impé-
rialistes. Dans le cadre de cette perspective de repartage du
monde, le défaitisme révolutionnaire ne peut nullement s'expri-
mer comme irruption d'une troisième force qui, au sein de la
guerre elle-même, mette in terme à la guerre impérialiste
avant même qu'il ne se trouve un vainqueur effectif dans
l'un ou l'autre camp. Au contraire pourrait-on dire : c'est la
défaite ou au moins l'ébranlement décisif de l'un quelconque
des adversaires, c'est-à-dire en fait le dénouement de la guerre,
qui est le point de départ à l'action révolutionnaire et le carac-
tère internationaliste de la formule du défaitisme ne joue plei-
nement que comme expression de la solidarité internationale
du prolétariat des pays vainqueurs avec l'action du prolétariat
des pays vaincus. Pour cela évidemment, il faut que dans tous
les pays et dès le début l'avant-garde prolétarienne ait lutté
contre la victoire de sa bourgeoisie, pour le moindre mal de
la défaite, et ceci non seulement parce que l'on ne peut con-
naître d'avance quel sera le vaincu de fait, mais encore et sur-
tout parce que seule une solidarité internationale effective peut
permettre au prolétariat des pays vaincus de mener jusqu'au
bout son action révolutionnaire, c'est-à-dire jusqu'à la prise du
pouvoir. On voit donc que le mot d'ordre du défaitisme révolu-
tionnaire était considéré sous un angle essentiellement pratique,
comme agent indispensable d'exploitation de la crise mise à
l'ordre du jour par la guerre impérialiste. C'est dans ce sens
que Lénine pouvait parler de transformation de la guerre im-
périaliste en guerre civile.
Mais en même temps se trouvaient posées les limites de cette
action révolutionnaire. En effet, dans la mesure où la social-
86
démocratie se trouvait assez forte pour maintenir les masses
dans le marais social-patriote, le fait que la guerre ne faisait
en définitive qu'exacerber internationalement les contradictions
du capitalisme au lieu de leur apporter une solution, n'empê-
chait nullement que malgré ces contradictions accrues puisse
Se fonder sur la base du repartage du monde non seulement
un nouvel équilibre entre les nations, mais encore un nouvel
équilibre entre les classes. C'est justement ce qui s'est produit
avec ce que l'on a appelé l'équilibre de Versailles. Et ce nouvel
équilibre pouvait se maintenir jusqu'à une prochaine révolu-
ti01... ou une prochaine guerre. Dans cette mesure, la guerre,
le rep:riage du monde qui devait en découler, ouvraient bien la
porte à une nouvelle stabilisation de caractère capitaliste dans
l'éventualité d'une carence du prolétariat et pouvaient donc bien
apporter une « solution » à la classe capitaliste prise dans son
ensemble.
19 (aractère quasi permanent, intangible pour ainsi dire, de
cette double possibilité historique, était exprimé d'une part dans
la formule suivant laquelle l'impérialisme était qualifié d'« ère
des guerres et de révolutions » et d'autre part dans la formule
qui affirmait que l'ère des guerres nationales progressives était
close (sauf, mais avec de telles restrictions qu'on ne peut parler
cl'un retour à la conception marxiste du dix-neuvième siècle,
pour les guerres coloniales d'indépendance). En fait ces deux
formulations se balancent et se déterminent réciproquement :
le défaitisme révolutionnaire se justifie par le caractère non
progrex-if de toute guerre à l'époque impérialiste d'une part
et la possibilité toujours ouverte d'un repartage du monde et
d'un nouvel équilibre capitaliste limite l'expression du défai-
tisme révolutionnaire à la formulation « nationale » : « l'ennemi
c'est notre propre bourgeoisie », « la défaite, c'est le moindre
mal ». Pour que les contradictions internationales accrues du
capitalisme à travers la guerre puissent servir à la révolution,
il faut que le prolétariat soit politiquement en mesure d'agir
dans le cadre national qui est le cadre historique de la bour-
geoisie.
Ce rappel évidemment n'apprendra rien à personne :
seulement on connaît la « révision » apportée par Lénine sur
le caractère progressif possible des guerres dites nationales,
mais encore on considère l'ouvrage théorique de base sur
lequel repose cette « mise au point » qu'est « L'Impérialisme
stade suprême du capitalisme » comme étant un des apports
fondamentaux du leninisme.
Par contre, on ne connaît pas du tout ou au moins on
non
87
néglige totalement la « révision » corrélative qui a été faite
par Lénine sur le problème des rapports existant entre l'orga-
nisation armée des grandes puissances et la caractérisation
sociale des guerres. Pourtant Engels avait non seulement traité
à fond ce problème, mais encore avait tiré de cette étude une
perspective historique. Or l'essentiel de la stratégie leninienne
du défaitisme révolutionnaire repose sur une « révision » des
positions d'Engels sur ce problème particulier.
Ce point vaut la peine d'être élucidé. Voilà ce que dit En-
gels dans ses « Notes sur la guerre de 1870-71 » « La Provi-
dence est toujours du côté des gros bataillons » était une des
manières favorites dont Napoléon expliquait comment les ba-
tailles se gagnent et se perdent. C'est d'après ce principe que
la Prusse à agi. Elle s'est préoccupée d'avoir de « gros batail-
lons ». Quand en 1807, Napoléon lui interdit d'avoir une armée
de plus de 40.000 hommes, elle renvoya ses conscrits après six
mois d'instruction et les remplaça par des recrues novices, et
ainsi, en 1813, elle fut à même de mettre en campagne 250.000
hommes sur une population de quatre millions et demi d'habi-
tants... Seulement le système prussien a son point faible. Il doit
concilier deux objectifs différents et finalement incompatibles.
D'un côté il prétend faire un soldat de chaque homme physique-
ment apte, avoir une armée permanente n'ayant d'autre objet
que d'être une école où les citoyens apprennent l'usage des
armes, et un noyau autour duquel ils se rallient au moment
d'une attaque du dehors. Jusque-là le système est purement dé-
fensif. Mais de l'autre côté, cette armée est destinée à être le
soutien armé, le principal support d'un gouvernement presque
absolu; et à cette fin l'école d'armes pour les citoyens doit être
changée en école d'absolue obéissance aux supérieurs et de sen-
timents royalistes. Cela ne peut se faire que par un long ser-
vice. C'est là qu'apparaît l'incompatibilité. Une politique étran-
gère défensive exige l'instruction de beaucoup d'hommes pen-
dant une courte période pour avoir, en cas d'agression étran-
gère, un grand nombre d'hommes en réserve et la politique inté
rieure exige le dressage d'un nombre limité d'hommes pendant
une longue période pour avoir une armée fidèle en cas de révo-
lution intérieure (1). La monarchie quasi-absolue a choisi une
vois intermédiaire... La fameuse obligation du service pour
tous n'existe pas en réalité..., ce qui à l'origine était un
peuple armé pour sa propre défense devient une arme toujours
prête et disposée à l'attaque, un instrument de politique de ca-
(1) Mis en italique par nous.
88
binet. » Plus loin, Engels cite des chiffres et précise sa pensée
en termes non équivoques : « Les hommes qui ont passé par
l'armée ne dépassent pas 12 p. 100 de la totalité de la population
mâle adulte... La «. nation en armies » (en Prusse) est absolu-
ment une blague. » Montrant que le pied de guerre de la Con-
fédération de l'Allemagne du nord (950.000 h. pour une popu-
lation un peu inférieure à 30 millions), représente seulement
3,17 p. 100 de la population, Engels prouve qu'il serait aisé
d'élever ce chiffre jusqu'à celui de 6 à 8 p. 100 de la population
« immédiatement exercés et disciplinés pour être appelés en
cas d'attaque, les cadres qu'il faur à la totalité étant maintenus
en temps de paix comme cela se fait maintenant ». Et il ajoute :
« Cela serait réellement une « nation en armes »; mais cela
ne serait pas une armée bonne pour les guerres de cabinet, pour
la conquête ou pour une politique de réaction à l'intérieur. » (1)
Et il précise encore : « Pourtant ce serait simplement la for-
mule prussienne changée en réalité. Si l'apparence d'une nation
en armes a présenté une telle puissance, que serait la réalité ?
Et nous pouvons compter que si la Prusse persistant à con-
quérir, y amène la France, la France fera de cette apparence
une réalité sous une forme ou sous une autre... Mais la
Prusse ne peut-elle en faire autant ? Certainement, mais
alors elle cessera d'être la Prusse d'aujourd'hui. Elle gagnera
en pouvoir de défense, tandis qu'elle perdra en pouvoir d'at-
taque; elle aura plus d'hommes, mais non pas aussi en main
pour une invasion au commencement d'une guerre; elle devra
renoncer à toute idée de conquête, et quant à sa politique inté-
rieure présente, elle sera sérieusement compromise. » (1)
Ainsi Lénine, partant de l'analyse du capitalisme des mono-
poles, c'est-à-dire d'une analyse. de caractère essentiellement
économique, en est arrivé à envisager que, sur la base de la
collaboration de classe, des guerres d'agressions et de conquêtes
qu'il qualifie d'impérialistes, sont possibles, bien qu'elles exigent
de « gros bataillons » et que de telles guerres n'entraînent nul-
lement de manière inéluctable le relâchement du contrôle éta-
tique réactionnaire de la bourgeoisie sur les masses, et ceci,
bien que leur armement et leur entraînement soit devenu uni-
versel. Ce n'est que dans la défaite matérielle et ses consé-
quences, d'une part, et sur la base politique du défaitisme ré-
volutionnaire, d'autre part, que les contradictions internatio-
nales accrues issues de la guerre peuvent être exploitées révolu-
tionnairement par le prolétariat.
(1) Mis en italique par nous.
89
Ce qu'il y a d'important dans la nouveauté de cette posi-
tion, c'est tout d'abord qu'à l'époque où justement il n'existe
objectivement plus de possibilité d'existence de guerres que l'on
puisse réellement qualifier de nationales (c'est-à-dire de guerres
qui aient pour moteur la constitution de nouvelles nations
comme cadre nécessaire au développement capitaliste bour-
geois), le caractère nationaliste des guerres passe au premier
plan, C'est ensuite que dans le cadre national les guerres impé-
rialistes (qui ne sont plus des guerres nationales, mais des
guerres de rapines) représentent le moment où le contrôle
réactionnaire de la bourgeoisie sur les masses est le plus absolu
et où l'esprit de collaboration de classe est le plus poussé. Or,
c'est justement ce second point qu'il s'agit d'expliquer le plus
clairement possible, car c'est lui qui explique que de grandes
guerres, faites avec de « gros bataillons », et qui soient de carac-
tère nationaliste, sont possibles à une époque où justement l'ère
des guerres nationales est objectivement dépassé. En effet, com-
ment peut-on entraîner les masses dans la guerre d'une manière
plus universelle que cela ne s'est jamais fait, à une époque où
le prolétariat et ses organisations semblent au faîte de leur
puissance et alors que cette guerre n'a pour objectif que les
rapines d'une poignée d'exploiteurs. Si l'on veut bien aller à la
racine de la conception léninienne de l'aristocratie ouvrière qui
constitue la clé permettant de répondre à ce problème, on se
rendra compte, peut-être avec un peu d'étonnement, que le
caractère nationaliste de la guerre impérialiste, repose quasi
entièrement sur les bases sociales du régime, bases sociales qui
sont constituées par une fraction de la classe ouvrièré elle-
même. (1) On est ainsi amené à considérer que dans la guerre
impérialiste le caractère nationaliste anti-prolétarien repose en-
tièrement sur l'existence de l'aristocratie ouvrière. C'est pour-
quoi si cette aristocratie ouvrière, et plus précisément la social-
démocratie qui en est l'expression politique achevée, est mise en
échec, il n'y a positivement plus de guerres possibles.
Engels prédisait l'impossibilité des guerres de conquêtes
faites avec de « gros bataillons ». C'est une perspective périmée,
(1) 11 est évident que la notion de « bases sociales » que l'on peut
ainsi dégager de la conception léninienne diffère sensiblement de celle que
nous avons souvent utilisée lorsque nous parlons des « bases sociales » de
la bureaucratie. Dans la société capitaliste classique, la véritable base
sociale, c'est, sociologiquement, la bourgeoisie, la classe des propriétaires
de moyens de production. Néanmoins, à l'époque du monopole, on est déjà
fondé de parler de bases sociales du régime en parlant de couches qui se
situent dehors de la classe numériquement infime des monopoleurs.
C'est dans ce sens aussi que nous parlons plus loin des bases sociales du
fascisme.
en
90
mais au moins c'était une perspective. La formule de Lénine :
« L'impérialisme c'est l'ère des guerres et des révolutions »,
tend à sa limite (1) à devenir la négation de toute perspective
méritant ce nom. Il y a seulement possibilité de la guerre et une
telle possibilité dépend entièrement de l'emprise de la social-
démocratie. Ainsi l'immense apport du leninisme comme pra-
tique révolutionnaire peut avoir pour effet, si l'on n'y prend
garde, de substituer insensiblement l'action politique subjec-
tive — et plus particulièrement l'action politique du parti —
à toute notion véritable de perspective. Nous allons montrer
pourquoi.
C'est au départ d'une analyse économique, celle de l'ère des
monopoles, nous l'avons vu, que Lénine expliquait l'existence
et la nature de cette couche sociale que constitue l'aristocratie
ouvrière et qui, en définitive, représente la base sociale qui per-
met que soient possibles des guerres nationalistes réaction-
naires, c'est-à-dire des guerres nullement nationales, mais de
pure rapine, impliquant toutefois une levée en armes vérita-
blement de masse.
Mais cette analyse économique conduisait d'autre part Lénine
à considérer que l'ère de la domination des monopoles consti-
tuait le « stade suprême du capitalisme ». C'est pourquoi le
monde, à la suite des guerres, ne peut être qu'éternellement re-
partagé, au moins tant que la révolution ne vient pas mettre
une fin à ces sanglantes épidémies qu'engendre le capitalisme.
Cependant, ce tableau est un peu schématique : en effet, dans
la mesure où le prolétariat, à travers la guerre, ses souffrances
et ses défaites, n'est quand même pas arrivé à se dégager de
l'emprise de la social-démocratie, le repartage du monde par
la guerre ne se fait pas sans aggraver considérablement les
contradictions internationales du capitalisme monopoleur. D'une
part de grandes puissances impérialistes se voient frustrées de
leurs colonies et donc de leurs surprofits, d'autre part des pays
arriérés, semi-coloniaux et même coloniaux développent leurs
forces productives et rentrent dans l'arène de la lutte pour le
marché mondial. Ainsi, dans la paix elle-même, les bases objec-
tives du réformisme se font de plus en plus étroites. Ce qui était
déjà vrai dans la guerre, l'est encore dans la paix : l'aristocratie
ouvrière elle-même se détache des courants réformistes qui
l'avaient historiquement représentée de la manière la plus ache-
vée sur le plan politique. Si bien que vu sous cet angle, l'échec
des mouvements révolutionnaires directement issus de la guerre
(1) Limite que les trotskystes ont poussé de nos jours jusqu'a l'absurde.
91
1
et à travers la défaite, en Allemagne par exemple, prenait un
caractère relativement moins grave et n'avait en tout cas
qu'une signification transitoire au fond limitée : celle de la fai-
blesse des jeunes partis communistes de l'époque. Cela devient
même la grande et la seule « leçon » de l'histoire, et Trotsky
peut la résumer avec cette concision admirable : « La crise de
l'humanité, c'est la crise de la direction révolutionnaire. » On
peut dire qu'arrivé à ce point, le cycle inauguré par l'analyse
léninienne est achevé. Le défaitisme révolutionnaire, la lutte
contre le social-patriotisme constituait au moins effectivement
une lutte, on lui substitue après la guerre la politique de front
unique : à cette altération de la notion même de perspective que
représente l'affirmation que la guerre est toujours et seulement
possible, on ajoute cette autre altération encore plus grave que
la révolution elle aussi, est toujours possible et qu'en fin de
compte tout dépend de la « ligne juste » des partis communistes.
Le trotskysme a, quant à lui, poussé la superficialité historique
de cette position jusqu'à l'absurde en découvrant un nouveau
réformisme, jouant exactement le même rôle sociologique que
l'ancien, mais dont la base économique se trouvait non seule-
ment en dehors du capitalisme monopoleur, mais encore au sein
d'un Etat prolétarien dit « dégénéré ».
Ce qu'il y a peut-être de plus grave dans les conséquences de
cette position, c'est que l'analyse historique tout entière se ré-
duit alors à une appréciation empirique des fluctuations du
rapport de force entre les classes, si bien qu'a fini par s'encrer
dans le mouvement ouvrier se réclamant du marxisme cette opi-
nion absurde, qui est la négation même de l'euvre de Marx lui-
même, suivant laquelle sans contact direct et étroit avec la classe
ouvrière il est impossible de tracer la moindre perspective révo-
lutionnaire. On oublie simplement qu'une perspective révolu-
tionnaire, c'est une perspective historique, parce que c'est l'his
toire elle-même et elle seule qui est à l'échelle de l'action révo-
lutionnaire du prolétariat.
Le problème posé dans ses termes actuels.
Il est évident de nos jours que la domination des monopoles
ne constitue nullement le stade suprême du capitalisme. Capi-
talisme bureaucratique et capitalisme d'Etat en sont la preuve
tangible. Mais c'est justement ici que commence la difficulté,
ce que n'ont pas vu tous les théoriciens, pourtant nombreux, du
capitalisme d'Etat. En effet, le phénomène capitaliste d'Etat n'a
pas, comme avait celui du capitalisme monopoleur, un carac-
1
92
tère immédiatement et directement universel. On ne peut donc
faire comme Lénine et déduire de l'analyse d'une nouvelle situa-
tion historique universelle les conséquences pratiques qu'il con-
vient d'en tirer pour le prolétariat.
En effet, le « dépassement » de l'impérialisme classique sur
le plan mondial que l'on peut en gros situer en 1929, a pris
tout d'abord la forme de la rupture de la division internationale
du travail « harmonieuse » qui prévalait jusqu'alors. C'est pré-
cisément dans ce cadre, que se fait l'évolution vers les formes
dépassant le stade monopoleur, c'est-à-dire vers le stade étatique
du capital. C'est là un des aspects des plus caractéristiques de
l'économie moderne, bien que contradictoire avec la tendance
fondamentale à la concentration du capitalisme dans son en-
semble. (Voir nº 3 de la Revue, article de P. Chaulieu sur « La
consolidation temporaire du capitalisme ».)
Mais, et c'est ce qui nous intéresse ici, il découle de cette
rupture du marché mondial des inégalités de développement,
telles que l'on assiste depuis à une véritable « anarchie » des
régimes politiques existants. Pour ne prendre qu'un exemple,
cette guerre a vu s'affronter des Etats dont les bases sociates
étaient aussi variées que celles exprimées par le fascisme al-
lemand, le labourisme anglais ou la bureaucratie stalinienne.
Il est clair dans conditions qu'on ne voit pas quel
genre de stratégie unique, ayant un caractère pratique, on
pourrait déduire tout simplement et directement de l'ana-
lyse d'un monde aussi profondément contradictoire dans
ses manifestations objectives. Nous avons déjà vu dans no-
tre introduction que la lutte contre la bureaucratie semble
ne servir en définitive qu'au renforcement de la domination
américaine impérialiste, alors que précédemment, jamais
la lutte contre le réformisme ne pouvait même sembler signifier
le renforcement. d'un impérialisme quelconque. On dirait véri-
tablement que le système mondial d'exploitation, s'il engendre
bien en son sein d'immenses contradictions, ne les engendre pas
d'une manière uniformément universelle, mais qu'au contraire,
chaque forme transitoire de domination du capital ait des con-
tradictions qui lui soient propres. Autant dire, en d'autres
termes, que précisément il serait erroné de parler comme nous
le faisons, d'un système mondial d'exploitation.
En définitive, toutes les théories capitalistes d'Etat (1) éla-
borées jusqu'ici,' restaient politiquement totalement impuis-
ces
(1) Théories qui prétendaient justement donner une image mondiale du
système d'exploitation.
93
santes en face de cette situation. En fait, cependant, elles ou-
vraient la porte à une conclusion que l'on peut certes bien quali-
fier de politique, mais qui, d'une manière ou d'une autre, signi-
fie le glas de toute révolution prolétarienne. Cette conclusion est
la suivante : le fait que la domination des monopoles ne soit
pas le stade ultime du capitalisme peut signifier le dépassement
par le capitalisme lui-
même de ses propres contradictions. On
conçoit que la question soit cruciale et que la réponse ne puisse
s'accommoder avec aucune équivoque. En restant muettes sur
cette question, les théories capitalistes d'Etat impliquent la pos-
sibilité d'une telle interprétation et dans cette mesure consti-
tuent quand même, en définitive, une entreprise de démorali-
sation du prolétariat. En effet, où sont donc dans toute une
série de pays le chômage, les crises, la démocratie bourgeoise
elle-même, qui permettait à ces contradictions de trouver une
expression politique positive sur le plan de la lutte de classe
elle-même (droit de grève, droit d'organisation) ? Le fascisme
aussi n'avait-il pas « surmonté » en partie ces contradictions
classiques ? Que reste-t-il dans ces conditions des contradictions
capitalistes de l'époque impérialiste ?
Pour répondre à cette question, il convient d'abord de rap-
peler ce que Lénine en limitant la portée de la partie
économique de son analyse avait sous-estimé dans sa partie
historique que la tendance la plus fondamentale de l'évo-
lution capitaliste, c'est la tendance à la concentration capi-
taliste. De même que les crises aboutissaient à une accen-
tuation de cette tendance et à l'extension de la monopoli-
sation, la guerre, comme grande accélératrice du processus
historique, ne peut aboutir qu'à une accélération de la
tendance mondiale à la concentration. Après chaque guerre, les
plus faibles sont éliminés ou subordonnés aux plus forts, jus-
qu'au moment où la rivalité entre puissance exploitrices s'iden-
tifie quasiment au partage du monde entre deux immenses blocs.
Arrivé à ce point le « repartage » du monde ne peut signifier
que la domination mondiale elle-même. C'est pourquoi il ne peut
y avoir « des guerres » en général, mais une séquence tout à
fait limitée de guerres dont la dernière se situe obligatoirement
au moment où il ne reste plus que deux adversaires de taille à
s'affronter, jusqu'au moment où en d'autres termes l'ère des
guerres de coalitions de puissances est définitivement close.
Mais il serait absurde de voir dans ce mouvement de concen-.
tration lui-même une quelconque « solution » au régime mon-
dial d'exploitation. Ce mouvement n'exprime que la logique du
système capitalisme ainsi que l'avait montré Marx dans Le
94
Capital. En réalité, ce sont au contraire les contradictions fon-
damentales du capitalisme qui accélèrent cette évolution dans
de telles proportions qu'en un siècle elle est presque arrivée
à son terme.
Or, la plus essentielle de ces contradictions est celle qui
existe entre les moyens et les buts. Cette contradiction-là n'a
jamais été surmontée, mais ses formes transitoires d'expression
ont évolué. Elle s'est historiquement exprimée dans les crises et
par la guerre (opposition entre la surproduction d'objets de con-
sommation et la sous-consommation ouvrière, opposition entre
le développement des appareils de production et les cadres na-
tionaux étroits du capitalisme), et elle continue de s'exprimer
aussi de cette manière-là, mais maintenant elle tend internatio-
nalement à s'exprimer dans la guerre elle-même, au sein du
procès de destruction.
En effet, il n'existe pas d'une part de solution dans le cadre
national à un tel conflit universel et ultime, sur la base d'un
« repartage » du monde, historiquement dépassé de loin par
l'évolution de la concentration mondiale, et d'autre part le déve-
loppement de moyens matériels mis en @uvre et non plus
seulement des « gros bataillons » introduit au sein du procès
de destruction lui-même la contradiction fondamentale des
moyens et des buts, qui, internationalement, ne trouve plus d'au-
tre terrain d'expression.
Mais cela signifie alors, que, malgré le caractère contradic-
toire « anarchique » d'un monde dont les bases sociales ne sont
pas unifiées, existe bien un terrain sur lequel le régime capi-
taliste, qu'il soit bureaucratique ou classique, exprime ses con-
tradictions les plus fondamentales d'une manière universelle-
ment identique.
Il est clair qu'au point de vue de la méthode, c'est là une
chose extrêmement importante, parce que cela signifie que c'est
sur le terrain de la guerre qu'il faut se placer pour donner la
réponse à la question typiquement léninienne : quelles sont les
contradictions universelles du capitalisme, abstraction faite des
différences de régimes politiques, ou des formes juridiques (pro-
priété privée ou non) dans lesquels il s'exprime, sur lesquelles
les ouvriers puissent se baser pour développer une action pra-
tique. D'autre part, politiquement, cette affirmation est impor-
tante parce qu'elle enlève toute équivoque sur la question de
savoir si oui où non le capitalisme a fait la preuve qu'il serait
ca le de surmonter ses contradictions. La réponse est cette
fois-ci clairement : Non.
Nous pouvons conclure en disant que la tâche qui est aujour-
..
95
d'hui offerte à l'avant-garde est de faire la synthèse entre l'éla-
boration d'une perspective englobant à la fois la paix actuelle
et la guerre à venir, et la formulation concrète du défaitisme
révolutionnaire conçu comme action subversive pratique de la
classe ouvrière dans les conditions de la guerre.'
Une telle synthèse ne peut se faire que si l'on montre quels
sont les rapports qui existent entre la perspective et la crise
historique du capitalisme parce que le prolétariat ne peut agir
que sur la base d'une crise aiguë de la société d'exploitation.
Pour cela, il faut avoir clairement à l'esprit quelles sont les
caractéristiques fondamentales du capitalisme, considéré dans
son évolution d'ensemble et abstraction faite de ses formes
transitoires d'expression (concurrentiel, monopolistique, d'Etat).
la formulation de départ est extrêmement simple : l'ère capita-
liste se définit par la domination du travail mort (capital) sur le
travail vivant. Mais de cette définition découle une série de con-
séquences. D'une part une telle domination du capital sur le tra-
vail vivant est contradictoire en elle-même et cette contradic-
tion est justement celle des moyens qui sont trop développés
pour les buts étroits qui sont ceux de la classe qui domine.
D'autre part, une telle domination est aussi contradictoire avec
l'existence et le développement d'une classe révolutionnaire d'ex-
ploités, ayant conscience de son exploitation. Qu'est-ce que cela
signifie ? Que les conditions de la révolution sont doubles : d'une
part la contradiction des moyens et des buts arrivée au stade
critique où elle ne puisse plus être maintenue dans les limites
où elle est contrôlable par les classes dominantes, et d'autre
part le niveau de conscience de la classe révolutionnaire : le
prolétariat. Or, ces deux facteurs n'évoluent évidemment pas
d'une manière ni uniforme, ni parallèle, bien qu'ils se déter-
minent étroitement l'un l'autre. La révolution est bien le fruit
de leur conjugaison, mais il serait absurde de vouloir, en droit,
en donner une formule optimum. C'est pour cela que le mo-
ment où la contradiction entre les moyens, et les buts atteint un
point de crise n'est pas obligatoirement et, pour cela seul, le
moment le plus favorable à la révolution.
La formule leniniste « en haut on ne peut plus, en bas on
ne veut plus » qui n'est que l'expression sous forme populaire
de l'analyse que nous venons de faire, est en fait une formule
algébrique dans laquelle on peut donner à chaque terme un con-
tenu concret variable. Or, dans les faits, ce contenu concret ne
peut être donné que si l'on tient compte du stade d'évolution
qu'a atteint la tendance du capitalisme à la concentration. En
effet, si les contradictions du régime accélèrent cette tendance
96
WEL.
à la concentration, cela signifie que tant que ce régime se survit,
ses contradictions se reproduisent chaque fois sur une échelle
plus large. C'est pour cela qu'il est évident que si l'on carac-
térise notre époque comme une « ère de guerres et de révolu-
tions » en général, ce contenu concret ne sera jamais donné et
l'utilité de la première formule extrêmement profonde de Lé-
nine se trouve réduite de ce fait à zéro.
C'est justement parce que nous avons analysé l'évolution
de ces vingt-cinq dernières années à la lumière de la tendance
capitaliste à la concentration, que notre perspective de l'inéluc-
tabilité de la prochaine guerre n'est précisément que la con-
crétisation des deux termes « en haut on ne peut plus, en bas
on ne veut plus » : d'une part le niveau de conscience du prolé-
tariat n'est pas tel qu'il puisse dès maintenant prendre pleine-
ment conscience dans sa majorité de l'exploitation bureaucra-
tique, d'autre part les conditions objectives sont telles rup-
ture du marché mondial, inégalité des bases sociales des régimes
d'exploitation en présence — que seule la guerre donnera plei-
nement la possibilité objective d'une lutte unique du proletariat
« sur les deux fronts », basée sur l'utilisation des contradictions
universelles du système mondial d'exploitation, parce que la
guerre est de nos jours le seul terrain commun d'expression de
l'universalité de la contradiction fondamentale du capitalisme,
bureaucratique ou classique, entre les buts et les moyens.
Sur le plan de l'action pratique, le défaitisme révolution-
naire, comme expression politique de l'autonomie de la classe
ouvrière, ne peut trouver sa formulation moderne que sur le
plan de l'irruption réellement autonome d'une « troisième force »
dans la guerre elle-même et qui exploite les contradictions in-
ternes de cette guerre prise dans son ensemble afin de faire
transcroître la guerre impérialiste en guerre civile révolution-
naire.
C'est essentiellement pour cela que se pose la question : pour-
quoi la fin de la guerre 1939-45, ou l'après-guerre immédiate
n'a pas donné lieu à de grands mouvements de masses; en
tirer aussitôt des conclusions sur le recul du prolétariat, c'est
s'interdire toute capacité la plus élémentaire de tirer les leçons
de l'histoire.
La seule question que l'on peut et que l'on doit se poser est
celle-ci : pourquoi, au sein de la guerre, du procès de destruc-
tion lui-même, le prolétariat n'a-t-il pas pu se dégager comme
un facteur de force autonome. Evidemment la réponse devra
faire intervenir le niveau de la conscience politique des ou-
97
vriers, mais elle devra aussi tenir compte de facteurs objectifs,
dont d'ailleurs l'étude offrira la seule base permettant de tracer
une perspective objective concernant la guerre à venir.
III.
LES GUERRES MODERNES
Si l'on a bien suivi notre raisonnement, on comprendra que
l'interprétation marxiste de la formule clausewitzienne suivant
laquelle la guerre n'est que la continuation de la politique par
d'autres moyens aboutit de nos jours à justement faire éclater
cette formule pour lui substituer celle suivant laquelle la guerre
ne doit pas être envisagée comme étant l'expression sur un
autre plan des conflits politiques du moment, mais comme une
étape de l'évolution du système mondial d'exploitation à laquelle
il faut faire correspondre l'évolution générale des guerres mo-
dernes, dont elle exprime un moment particulier. Mais en quoi
peut-on parler de guerres MODERNES ? Pour répondre à cette
question, il va nous falloir, nous aussi, « corriger » certaines
affirmations d'Engels maintenant dépassées.
Dans ses notes sur la guerre de 1870-71, déjà citées, Engels
déclare : « L'infanterie est l'arme qui décide des batailles; une
futile balance des forces en cavalerie et artillerie, y compris
mitrailleuses et autres engins faisant des miracles, ne comptera
pour beaucoup ni d'un côté, ni de l'autre, » Personne ne con-
testerà de nos jours que les « engins faisant des miracles »
comptent justement pour beaucoup, y compris et surtout au point
de vue de l'infanterie elle-même. En fait cette proposition sem-
ble s'être si complètement renversée que l'on pourrait être porté
à approuver sans restriction l'affirmation classique du général
anglais Fuller, suivant laquelle : « Ce sont les outils, c'est-à-
dire les armes, qui, lorsque l'on a réussi à découvrir ceux qui
conviennent, entrent pour les 99 centièmes dans l'obtention de
la victoire (1). » A la même époque, Foch était le chef d'une
(1) Il n'est pas question de dire que cette opinion soit en contradiction
avec la citation que nous avons faite plus haut de Engels portant sur un
jugement concret, d'ailleurs révélé exact, propos des opérations de la guerre
de 1870. En effet, on sait que c'est Engels lui-même qui disait : « La force
n'est pas seulement un acte de volonté mais elle demande avant de pouvoir
s'exercer à avoir des bases très réelles, en particulier des instruments parmi
lesquels celui qui est parfait surclasse celui qui est imparfait; il s'ensuit
donc qu'il faut avant tout produire ces instruments, ce qui montre en même
temps que celui qui fabriquera les instruments (c'est-à-dire les armes) les
98
i
école rétrográde qui expliquait que « le perfectionnement des
armès à feu est un surcroît de forces apporté à l'offensive »
d'où il déduisait qu'un seul principe est nécessaire au combat':
attaquer. (2)
Ce qu'il s'agit donc de montrer, c'est en quoi l'estimation
concrète de Engels, valable pour la guerre de 1870, ne l'est déjà
plus "pour celle de 1914, parce que c'est à travers cette brève
analyse que l'on aboutira à une définition correcte de ce que
l'on appelle d'une manière vague les guerres modernes.
On peut noter immédiatement que la guerre franco-prus-
sienne avait déjà été le témoin de modications radicales dans
l'armement : la possession du côté allemand de canons rayés
se chargeant par la culasse mit fin à la prédominance du fusil
comme arme maîtresse, cependant que le fusil qui avait subi
par ailleurs de sérieux perfectionnements (chargement par la
culasse) mettait fin à l'emploi de la cavalerie comme arme de
choc. (1)
Pourtant, par rapport à la conduite totale des opérations,
ces progrès ne furent effectivement pas décisifs. En effet, comme
le montre très clairement Engels, l'ensemble des opérations
ont été fondamentalement déterminées par le rôle essentiel joué
par les places fortes françaises, et plus particulièrement celle
de Paris. « S'il est une question militaire, écrit-il le 21 novem-
bre 1870, que l'expérience de la présente guerre puisse être dite
avoir définitivement réglé, c'est celle de l'utilité de fortifier la
capitale d'un grand Etat... les fortifications de Paris ont rendu
dès à présent des services tellement immenses à la France, que :
la question est autant vaut dire décidée en leur faveur. » C'est
à cause de ce rôle des fortifications, immobilisant des centaines
de milliers d'Allemands, que Engels, jusqu'à la fin de la guerre,
affirmait que les Français pouvaient reprendre le dessus, à con-
dition qu'ils soient réellement capables de réaliser la nation en
armes, d'avoir « les gros bataillons » de leur côté. Il rattachait
même l'importance (considérable à ses yeux) et l'efficacité des
partisans de l'époque (les francs-tireurs), directement à ce rôle
plus parfaits triomphera de celui qui fabriquera des instruments imparfaits,
Fuller d'ailleurs, qui cite ce passage, précise : « Autant que je sache, Engels
est le premier qui ait considéré cette vérité comme un principe fondamental
dans la production des armes ».
(2) Cette affirmation de Foch se basait sur l'extraordinaire raisonnement
suivant : « Une bataille perdue est une bataille que l'on croit avoir perdue.
Car une bataille ne se perd pas matériellement. Donc c'est moralement qu'elle
se perd. Mais alors, c'est aussi moralement qu'elle se gagne et nous pourrons
prolonger l'aphorisme par Une bataille gagnée, c'est une bataille dans
laquelle on ne veut pas s'avouer vaincu ».
(1) Une seule salve suffisait à briser une charge, comme cela se pro-
duisit pour les chasseurs d'Afrique du général de Gallifet à Sedan. (Cité
par Engels.)
:
99
des forteresses, et ceci d'une manière générale, aussi bien que
particulière. En effet, faisant une comparaison avec la cam-
pagne napoléonienne de 1809 en Espagne, il dit : « ces bandes
(de partisans) n'auraient pu tenir bon si peu de temps que ce fût
n'eût été le grand nombre de forteresses dans le pays; forte-
resses qui petites et vieillies pour la plupart, exigeaient encore
un siège en règle pour les réduire. » Et il ajoute : « De pa.
reilles forteresses étant absentes en France, même une guerre
de guerilla ne pourrait jamais y être très à craindre s'il n'y
avait quelques autres circonstances pour en compenser l'absence.
Et une de ces circonstances est la fortification de Paris. »
Or, à l'époque, pour attaquer une telle forteresse, « la mé-
thode perfectionnée par Vauban, explique Engels, est toujours
la seule en usage, bien que l'artillerie rayée de l'assiégé puisse
mener à des variantes, (1) si le terrain devant la forteresse est
parfaitement de niveau à une grande distance » (cas d'ailleurs
très rare). Il décrit ensuite longuement ce qu'est un siège sui-
vant les règles : ouverture d'un premier parallèle, puis d'un
deuxième, enfin d'un troisième demi-parallèle, le deuxième étant
terminé la sixième nuit, le troisième la dixième. Ensuite vien-
nent d'autres opérations encore plus compliquées et réglées elles
aussi selon un véritable rite, pour se terminer enfin la dix-sep-
tième nuit, si l'on n'est pas « dérangé par des sorties heu-
reuses ». Voilà qui permet de comprendre clairement en quoi
cette guerre ne fait pas partie de ce que nous appelons les
guerres modernes, malgré l'existence dès cette époque d'arme-
ments que l'on peut quand même considérer comme modernes.
Pour achever ce tableau, ajoutons que pour bombarder Paris
efficacement, il aurait fallu « quelques deux milliers de canons
rayés et de mortiers de gros calibre », alors que selon toutes
probabilités, le parc de siège allemand « se composait de quelque
quatre à cinq cents pièces de canon ». On comprend que « la
force intrinsèque de la place se montra si formidable aux en-
vahisseurs, la tâche d'attaquer « lege artis », cette cité immense
et ses ouvrages extérieurs leur apparut si gigantesque qu'ils
l'abandonnèrent tout de suite et résolurent de réduire la place
par la famine ». (19 janvier 1871).
C'est dans la guerre de 1914-18 que le canon de campagne à
tir rapide (affût sans recul 1891) et la mitrailleuse automatique
(1886) devinrent les armes dominantes. Il en résulta une révo-
lution de la théorie prévalente de la guerre « en substituant
(1) Mis en italique par nous.
100
non
comme grand principe directeur la percée à l'encerclement »
(Fuller). Cependant l'effet immédiat qui en résulta fut l'in-
verse de ce que l'on pouvait croire. Si les bombardements d'an-
nihilation permirent généralement de garantir un succès initial
en détruisant les communications dans la zone de l'avant, « ces
tirs créaient pour le mouvement et le ravitaillement et de l'ar-
tillerie et de l'infanterie, un obstacle la zone des trous d'obus
aussi formidable que le sytème de tranchées et de boyaux
qu'ils avaient détruit. Ainsi, quoique l'arme dominante le ca-
soit devenue maîtresse du champ de bataille, elle ne pou-
vait jouer un rôle décisif par suite de son manque de mobilité.
Bloquée dans la zone des trous d'obus, l'infanterie ne le pouvait
pas davantage. » D'où l'immobilité de la guerre de tranchée qui
joua un rôle si profond sur la mentalité du combattant.
Ce ne fut que durant la deuxième moitié de la guerre (sep-
tembre 1916), que cette contradiction fut surmontée avec l'intro-
duction des tanks. Non seulement ces véhicules tout terrain
grâce à leurs chenilles, purent opérer comme une chaîne mobile
de batteries blindées, mais encore ils résolvaient le problème
de la conjugaison du mouvement et de la protection (neutralisa-
tion des balles par le blindage).
On peut conclure ce tableau en disant que les éléments les
plus essentiels des guerres modernes se sont décisivement af-
firmés durant la guerre de 1914-18. Cependant, pour en dégager
la signification entière, qui seule nous permettra d'arriver à
une définition objective de ces guerres, il est bien préférable
d'envisager la guerre de 1939-45 qui les a pleinement mis en
lumière.
C'est durant cette guerre que le tank et l'avion devinrent
réellement les deux « armes » dominantes, les deux « outils »
maîtres. Mais, ainsi que le fait remarquer très justement Fuller
« intrinsèquement les tanks et les avions ne sont pas des armes,
mais au contraire des véhicules que l'on peut charger au maxi-
mum avec tout ce que l'on veut ». Des véhicules qui coordonnent
la protection (blindage) et la puissance offensive (puissance de
feu) au moyen de la puissance motrice. Les conséquences de
cette évolution sont énormes, et ceci tout d'abord sur le plan
strictement militaire, au sens étroit du terme. En effet, la for-
mule de la substitution de la percée à l'encerclement se pro-
longe et se complète par la constatation que « dans la guerre
des blindés la défense est bien plus stratégique que tactique,
c'est-à-dire qu'elle dépend bien plus de l'espace comme facteur
d'épuisement que des obstacles comme facteur de résistance ».
Il en résulte que l'efficacité de l'organisation armée devient vé-
101
ritablement l'efficacité de l'organisation industrielle et méca-
nisée de l'armée : développement de l'autonomie (rayon d'ac-
tion) des engins mécanisés, capacité de transport aussi bien
terrestre, naval qu'aérien, moyens de stockage rapide et consti-
tution de relais qui ne sont pas seulement de simples points de
ravitaillement, mais qui constituent aussi dans leur ensemble,
de véritables chaînes industrielles assurant la réparation, la
remise à neuf et l'entretien des machines. Il faudrait faire toute
une description concrète de cette physionomie de la guerre mo-
derne, mais une telle description ne rentre pas dans le cadre de
cet article. Les lecteurs pourront la trouver dans le prochain
article qui comprendra une vue d'ensemble des opérations de
la dernière guerre.
Ce qui nous intéresse essentiellement ici c'est que cette vue
très schématique de l'évolution de la guerre depuis cinquante
ans nous permet de dégager le principe général suivant : l'as-
pect mécanique et industriel en tant que tel de la guerre passe
directement au premier plan et se substitue définitivement à la
prédominance exclusive des armes en tant que telles, c'est-à-
dire en tant qu'outils spécifiques et dont le caractère et l'exten-
sion sont ainsi limités dès le départ. C'est là, à notre avis, la
seule définition objective du caractère moderne des guerres, car
tout jugement porté sur l'évolution de ces guerres, non seule-
ment passées, mais encore à venir, doit tenir compte avant toute
autre considération de cette caractéristique. En effet, c'est sur
cette base que peuvent reposer aussi bien l'analyse de l'évolution
de l'organisation armée que celle plus importante encore
de l'évolution de la situation du combattant dans la guerre.
Evidemment, il ne peut être question pour nous de déve-
lopper de telles analyses dans leur ensemble, non seulement dans
le cadre de cet article, mais encore dans celui de n'importe quel
article pris séparément. Par contre, il est indispensable de sou-
ligner dès maintenant quelques aspects fondamentaux de la
guerre moderne qui sont directement liés à cette définition et
qui nous ramènent directement aux préoccupations politiques
qui sont les nôtres.
La première conclusion qui s'impose c'est la constatation que,
dans les guerres modernes, la stratégie tend à se déterminer
directement au stade de la production, et ceci non pas seule-
ment en tant qu'elle est déterminée objectivement par les ni-
veaux généraux de production, mais aussi en tant qu'orientation
et planification consciente, qualitative et quantitative, de cette
production. En d'autres termes la stratégie tend à se définir
102
comme une adéquation anticipée de la production industrielle
des moyens au but.
Mais, étant donné que les opération militaires ont toujours
eu pour objectif immédiat la neutralisation ou la destruc-
tion des moyens de l'adversaire, du jour où ces moyens ten-
dent à s'identifier directement avec les moyens industriels en
tant que tels, il en résulte automatiquement que cette destruc-
tion ou cette neutralisation s'identifie soi avec la destruction
intégrale, soit avec le contrôle total des forces productives
humaines et matérielles de l'adversaire. On peut dire ainsi que
le second principe est l'homologue du premier, et c'est pourquoi
la guerre évolue obligatoirement entre deux pôles : la destruc-
tion dite « stratégique « (bombardements atomiques ou non,
guerre biologique, etc...) de caractère intégral et l'occupation
directe et permanente. (1)
Ainsi, par le truchement de cet homologue du principe vou-
lant que la stratégie tende à se déterminer directement au stade
de la production, homologue qui implique soit l'occupation to-
tale, soit la destruction totale, le procès de destruction devient
universel dans la forme. En effet, dans son contenu, la guerre
demeure limitée parce que ce contrôle des moyens huniains et
matériels de l'adversaire n'est ne peut être qu'un contrôle de
classe.
C'est dans cette contradiction de l'universalité de forme de
l'objectif immédiat de la guerre et de la limitation de fond du
but de la guerre que réside la base objective, d'abord de l'im-
passe stratégique croissante de la guerre, ensuite de la trans-
croissance de la guerre « impérialiste » en guerre civile l'évo-
lutionnaire.
Impasse stratégique croissante parce que, au fur et à mesure
que l'un des adversaires met la main sur les forces productives
humaines et matérielles de la zone d'influence de l'autre, ce
« succès » (désorganisation des forces armées permanentes de
l'adversaire), loin de mettre un terme à la lutte, engendre auto-
matiquement de nouvelles formes de lutte, essentiellement de
caractère partisan, formes de lutte qui par ailleurs peuvent ou
non demeurer sous le contrôle de, classe du « vaincu » provi-
soire.
Transcroissance de la guerre impérialiste en guerre civile
révolutionnaire parce que le maintien du contrôle de classe du
(1) Nous ne nous occuperons ici que du deuxième de ces deux termes,
d'ailleurs le plus important, mais sans oublier que l'analyse critique du
premier est indispensable pour régler le problème important du caractère
apocalyptique » des guerres modernes.
103
vaincu provisoire tend de plus en plus à dépendre de l'efficacité
de la mystification: idéologique des masses.
Il nous faut nous arrêter un peu sur ce deuxième point. Le
contrôle total des forces porductives humaines et matérielles,
non seulement de l'adversaire, mais encore de ses propres « al-
liés », suppose la recherche d'une base sociale aussi bien chez
« l'ennemi » que chez l' « allié » comme agent indispensable de
collaboration à ce contrôle. Mais si cette base sociale doit avoir
un caractère authentiquement « national », c'est-à-dire ne pas
consister en une simple cinquième colonne, la propagande faite
pour se la gagner doit avoir un contenu politique universel et
faire appel à des intérêts universels de classe. Il en résulte que
dès le départ les idéologies mises au service de la guerre doivent
déborder le cadre national traditionnel et se présenter comme
ayant une portée universelle. Il est d'autre part incontestable
que dans les conditions du système mondial d'exploitation de
telles formes universelles de propagande ne peuvent être en réa-
lité que des formes universelles de la mystification, puisque dans
la réalité il ne peut s'agir que de l'universalisation d'une domi-
nation de classe.
Dans cette mesure, si tout succès stratégique décisif, loin de
mettre fin à la lutte en engendre une nouvelle autrement plus
irréductible et plus acharnée, les adversaires sont poussés à un
combat idéologique pour subordonner ces nouvelles forces direc-
tement à leurs buts limités de classe. Or dans les faits, c'est-à-
dire dans le cadre des fluctuations de plus en plus amples de
la guerre de mouvement, cette compétition idéologique ne peut
se révéler à la longue que sous son véritable jour, celui d'une
mystification universelle dont les formes opposées d'expression
ne font que voiler une identité profonde du contenu : la domi-
nation de classe comme but ultime et même mieux encore, l'ap-
profondissement de l'exploitation qui en résulte.
Evidemment, dans une
ape, les mouvements de
partisans et nous allons voir ce que l'on doit entendre par
ce terme dans le paragraphe suivant peuvent demeurer su-
bordonnés à la stratégie générale des blocs adverses. Même à ce
niveau cependant leur existence signifie une prolongation de
la lutte et pour ainsi dire un embourbement du conflit princi-
pal, par le truchement duquel la guerre « éclair » se transforme
en guerre d'usure. En d'autres termes même lorsque les « troi-
sièmes fronts » restent subordonnés aux fronts fondamentaux,
leur existence introduit un élément nouveau dans la lutte qui
est un facteur indéniable de paralysie croissante des grandes
opérations.
nière
104
C'est déjà ce qui s'est produit en partie, lors de cette der-
nière guerre. Pourtant le maintien d'une telle subordination
n'est nullement inéluctable, ni partout, ni surtout toujours. Dans
la prochaine guerre, les idéologies qui s'affronteront sur ce ter-
rain auront un caractère de mystification autrement plus uni-
versel que dans la précédente et les conditions de la constitution
au moins partielle de véritables « troisièmes fronts » seront
autrement plus mûres. Mais avant d'aborder ce problème, il est
indispensable d'avoir une idée tout à fait claire de la signifi-
cation sociologique des mouvements de partisans. C'est cette
question que nous abordons maintenant.
IV.
LE PARTISANAT
ET SES RAPPORTS AVEC L'ARMEE REGULIERE
il n'existe probablement pas de problèmes à la fois plus
brûlants et plus complexes, dans le domaine de la violence orga-
nisée, que ceux qui sont posés par le développement moderne
dans la guerre, de ce que l'on a appelé irréguliers, les maqui-
sards, les partisans, les guerilleros et que nous engloberons ici,
chaque fois qu'il s'agira d'en rendre compte de la manière la
plus générale sous le terme de partisanat.
C'est pour cela qu'il serait vain de vouloir se contenter d'en
donner une vague et simpliste définition « sociologique », serait-
elle de style marxiste, permettant de régler les problèmes ainsi
posés par quelques phrases sur le caractère paysan, national
ou petit bourgeois de cette forme de lutte. Il doit sembler clair
que ce serait pour le moins ignorer systématiquement l'exten-
sion de ce problème qui, de toute évidence, déborde largement
de nos jours ce fameux cadre « paysan ». On peut et on doit
aboutir à une définition « sociologique », mais il ne saurait être
question de partir d'une telle définition, quelle qu'elle soit.
1
1. Caractéristiques techniques.
Cela est si vrai d'ailleurs, que dès que l'on aborde le pro-
blème un peu concrètement, la guerilla semble se définir le plus
essentiellement comme l'utilisation exclusive d'une tactique bien
déterminée. Une des premières définitions qui en fut probable-
ment donnée reste à cet égard tout à fait valable : « Prêts à
105
tous les sacrifices, libres des besoins de la mollesse, comme de
tous les préjugés d'uniforme, de service et d'armes, ils for-
maient des corps irréguliers, se choisissaient leurs chefs, opé-
raient suivant leurs caprices, attaquaient partout où le nombre
et l'occasion les favorisaient, fuyaient sans honte partout où ils
n'étaient pas les plus forts. » (1) (Gouvio Saint Cyr : « Jour-
nal des opérations de l'armée de Catalogne » en 1808-1809).
En fait, les guerilleros semblent réaliser le plus parfaitement
ce principe militaire bien connu qui est l'essence même de toute
tactique et suivant lequel il convient de n'attaquer sur des
points donnés que là où l'on est le plus fort et de se dérober au
combat sur les points où l'on est le plus faible. Or justement
s'il se trouve que dans les faits tout l'art militaire ne se résoud
pas en une formule si simple, c'est que son application intégrale
n'est précisément pas réalisable pour une armée régulière. On
peut même dire que la complexité croissante de la guerre est
directement proportionnelle à la difficulté croissante de respec-
ter ce principe tactique sans lequel cependant il n'existe pas de
succès possible. En effet, la puissance d'une armée est une
chose, mais l'expression de cette puissance dans le rapport de
forces en est une autre et ne se concrétise que dans l'exploita-
tion des faiblesses de l'adversaire, sur des lieux et dans des
domaines tout à fait déterminés. Si au bon moment, à l'endroit
voulu, la supériorité qualitative et quantitative en hommes et
en matériel n'a pas été assurée, un pays puissant peut perdre
de grandes batailles, sans que sa supériorité objective ait eu
l'occasion de se concrétiser sur le plan du rapport de force. C'est
d'ailleurs le fait que la guerre se situe essentiellement et déci-
sivement sur ce plan du rapport de forces, à chaque moment,
qui permet de considérer que les phénomènes guerriers se dis-
tinguent des autres phénomènes sociaux « pacifiques ».
C'est ainsi que la guerilla se définissant du premier abord
"comme tactique, se définit par voie de conséquence aussitôt sur
le plan social. Seuls des irréguliers peuvent se dérober au com-
bat pour se regrouper le moment d'après, et ceci pour des rai-
sons avant tout sociales : parce que ce sont des volontaires dont
le désir pour ainsi dire personnel de combattre à nouveau est
la garantie de ce regroupement. Il en découle automatiquement
aussi que l'autorité dans ces conditions ne peut être que le fruit
d'un choix et non imposée. C'est pourquoi les porteurs de cette
autorité sont élus ou plus ou moins positivement agréés. Si l'on
pense que la lutte contre la désertion et l'obéissance aux ordres
(1) Souligné par nous.
106
ont toujours été le souci primordial de toute armée régulière, on
se rendra aisément compte du surcroît de supériorité que ces
caractéristique sociologiques confèrent à ce type de combattant.
Le mouvement ouvrier révolutionnaire a même fini par consi-
dérer que cette supériorité sociale était en définitive la seule
véritable et profonde supériorité du partisan et qu'il suffisait
d'en introduire les caractéristiques les plus fondamentales dans
les formations régulières pour qu'elles puissent synthétiser les
deux efficacités propres aux armées régulières et aux irrégu-
lières.
**: En réalité, ces caractéristiques purement sociales, n'ont ja-
mais été le monopole des guerilleros. Presque toutes les nais-
sances de nationalités bourgeoises se sont accompagnées de la
prédominance du volontariat et de l'élection des officiers, mais
pratiquement, nolens, volens, cet usage s'est inéluctablement
altéré et ceci toujours fondamentalement pour la raison sui-
vante : l'armée régulière est un organisme trop complexe pour
pouvoir systématiquement refuser le combat s'il le faut, et voit
donc augmenter le chiffre de ses pertes indispensables. Le prin-
cipe tactique pur de la supériorité sur un point et à un moment
donné se transforme obligatoirement, dans certaines phases
les plus décisives de la lutte, en celui des pertes proportionnel-
lement moins grandes que celles de l'adversaire. Or un tel prin-
'cipe aboutit inéluctablement à la négation de la base essentielle
du volontariat : l'économie en hommes, non pas considérée ob-
jectivement comme un rapport mathématique relatif (1), mais
considéré subjectivement comme une économie d'hommes con-
crets.
Or, un tel principe est absolument valable pour le mouve-
ment ouvrier révolutionnaire dans la mesure où les hommes
concrets, ce n'est pas seulement Pierre ou Paul, mais le révolu-
tionnaire prolétarien qu'exprime l'existence de Pierre ou Paul).
Il se complique même considérablement par le fait que ce prin-
cipe de l'économie en hommes s'étend à l'adversaire lui-même.
Mais pour l'instant cet aspect primordial de la question ne nous
retiendra pas.
Ainsi, y compris pour les régimes les plus révolutionnaires,
le passage de la forme combattant irrégulier à la forme combat-
tant régulier altère pour le moins les caractéristiques sociales
(1) Par exemple, perdre 1 combattant pour 10 adversaires n'est nullement
équivalent à 1.000 sur 10.000, parce que perdre 1.000 partisans révolution-
naires est une perte irréparable. Dans les guerres d'exploiteurs, par contre, ce
petit raisonnement mathématique est le fin mot du génie militaire, pendant
toutes les périodes où aucun des adversaires n'est en mesure de lancer une
grande offensive.
107
.
du partisanat qui étaient considérées comme les plus profondes.
C'est là un fait, et c'est une toute autre question que de savoir
si dans certaines conditions un tel passage de l'irrégulier au
régulier est indispensable ou non.
Mais nous n'avons nullement épuisé les caractéristiques tech,
niques des guerilleros. Leur existence efficace suppose une cer-
taine évolution de l'armement. Elle est même directement liée
à la puissance et à l'extension de l'armement individuel. Prati-
quement, ce fut surtout avec l'arme à feu (et déjà avant, par:
tiellement avec l'arbalète) que la position respective des adver-
saires, réguliers et irréguliers, put trouver les bases objectives
d'un certain équilibre. Mais aussi il faut se rendre compte que
cette évolution de l'armement forme un tout extrêmement com-
plexe, que les progrès ne se limitent pas à l'armement indivi-
duel et que les progrès de l'armement collectif ont été de pair
avec ceux de l'armement individuel. Cela ne veut pourtant pas
dire que la balance des forces se serait ainsi rétablie en faveur
des réguliers d'une manière écrasante, mais cela signifie qu'il
se crée un nouveau cadre dans lequel, dès lors, évoluent et se
développent les rapports existant entre réguliers et irréguliers.
En effet, ce développement à la fois des armements collectifs et
des armements individuels dans l'armée régulière entraîne une
organisation de plus en plus complexe de cette dernière, y intro-
duit la division du travail et engendre ainsi les conditions ob-
jectives de sa vulnérabilité aux coups des irréguliers, qui ainsi,
sont seuls à bénéficier de certains progrès, sans être liés par les
impératifs de l'armement collectif et d'une division du travail
trop poussée.
C'est pourquoi certains auteurs (tels que Rougeron que nous
citons ici), ont pu avancer des affirmations du genre de celles-
ci : « Sur bien des points, la guerilla bénéficie plus que ses ad-
versaires du progrès de l'armement et des méthodes de com-
bat », ou encore, concernant le second aspect de la question :
« sa puissance paraît bien (être) en raison directe de la com-
plexité de l'armement et de l'organisation militaire dont elle
prend le contrepied ». En réalité, l'important, c'est de voir qu'il
existe un lien, pour ainsi dire interne, qui règle les rapports
entre réguliers et irréguliers et non de procéder sous cette
forme catégorique à des affirmations aussi partielles, si inté-
ressantes soient-elles par ailleurs. En effet, dans la mesure où
ce lien trouve ses bases objectives dans l'évolution des arme-
ments pris dans leur ensemble (à la fois collectifs et indivi-
duels), ces rapports entre réguliers et irréguliers évoluent sui-
vant les lignes générales tracées par cette évolution des arme-
108
ments. C'est ainsi qu'il s'agit bien dans la pratique de déter-
miner à chaque moment en quoi l'efficacité des partisans repose
plutôt sur l'efficacité relative des armements individuels ou en
quoi elle repose plutôt sur la faiblesse que constitue la com-
plexité de l'organisation des armées régulières modernes. A
cette questions il n'existe pas de réponse toute faite, valable pour
toute époque, et c'est pour cela que l'auteur cité reste en deçà
du véritable problème de fond.
Il a existé historiquement, par exemple, des cas très rares
(et dont le renouvellement est exclu) où des irréguliers
d'ailleurs ici typiquement sous une forme nationale « primi-
tive »
se trouvaient dotés d'un armement, au moins indivi-
duel, supérieur à celui des réguliers (aussi d'ailleurs que d'une
technique d'utilisation) : Dans la guerre d'Indépendance, les
paysans américains, par ailleurs excellents tireurs, avaient un
fusil très supérieur à celui dont était dotées les armées régu-
lières anglaises. Il est évident que de nos jours, à la fois l'effi-
cacité et les limitations des partisans, sont, dans les meilleurs
des cas, celles des combattants réguliers dans les unités de
base. Il conviendra donc d'une part, d'observer avec soin l'évo-
lution de l'efficacité relative de l'armement de ces unités de
base et son évolution, et d'autre part de déterminer l'évoluiton
formelle de ces unités de base en tant que telle, c'est-à-dire dans
quelle mesure on peut étendre cette dénomination d'unité de
base à des groupements de combattants de plus en plus impor-
tants, conservant' cependant un caractère d'autonomie, car ce
caractère constitue la base essentielle de comparaison avec la
forme partisan.
Sans vouloir préjuger de développements plus détaillés qui
seraient nécessaires, mais qui n'ont pas leur place ici, on peut
se prononcer d'une manière générale dans le sens suivant : bien
que l'efficacité des guerilleros eut pour point de départ l'effi-
cacité de l'armement individuel, c'est quand même essentielle-
ment dans la vulnérabilité des armées régulières que durant
toute une période historique a reposé leur puissance effective.
L'Espagne de 1808-1809 a été le tombeau de l'organisation napo-
léonienne d'une armée caractérisée par l'introduction massive
du matériel (artillerie) et l'accroissement des effectifs à un
degré inconnu avant la révolution. Par contre, et malgré cer-
taines apparences, il se développe de nos jours une situation
toute différente. Le développement inoui non seulement des
armements, mais des moyens matériels mis au service de la vio-
lence (mécanisation et industrialisation intensive de la guerre)
comporte (leux conséquences également importantes qui modi-
$
109
!
fient la solution à donner au problème des rapports partisans-
combattants réguliers :
1° a) Dissociation croissante entre les armements « lourds »
et les armements « légers » (amorcée dès la guerre de 1914-18)
mais dont le développement tend de plus en plus à dépasser
cette apparence pour se « concrétiser » dans l'opposition abs-
traite entre armements stratégiques et armements tactiques.
Le bombardier stratégique, et encore plus lorsqu'il est couple
avec la bombe atomique, en est l'exemple le plus spectaculaire.
Mais ce n'est là qu'un aspect de ce mouvement. Il s'accompagne
d'un deuxième aussi important et qui lui est lié d'une manière
tout aussi insoluble, parce qu'il constitue la parade aux progrès
des armements lourds ;
b) Développement intensif de l'armement « léger » et de
l'autonomie des unités de base. Nous ne parlerons pas ici de
la bombe atomique, dont la parade pose un problème relative-
ment particulier et surtout un problème dont les éléments d'en-
semble font plus partie de l'avenir que du présent. (1) Nous ne
citerons que le chạr d'assaut considéré comme armement
« lourd » pour souligner le développement inoui de l'armement
anti-char, et ceci jusqu'au niveau, individuel « léger ». Or on
oublie trop souvent l'importance de ces progrès moins spectacu-
laires, mais dont la détermination finale est plus décisive, y
compris sur le plan « stratégique », ne serait-ce que par le
biais décisif, sur le plan humain, de l'efficacité relative de la
défense contre l'attaque (qui s'est élevée parfois à cette guerre
jusqu'à exiger de l'attaquant une supériorité numérique de 7
contre 1) (2). Dans ce sens, et dans la mesure où il est possible
à l'irrégulier de s'approprier aussi bien l'armement que la tech-
nique du combattant régulier de base, l'évolution de l'armement
devient à nouveau positivement un facteur favorable à l'irré-
gulier, ceci en dehors de la question de savoir si la complexité
de l'armée régulière constitue toujours l'atout majeur de ce
dernier;
(1) Il est évident qu'une telle parade ne peut porter que sur le moyen
de transport de la bombe; se protéger de la bombe elle-même ne peut se
faire qu'au moyen de la « défense passive ».
(2) « Défense » et « attaque » sont pris ici dans le sens le plus étroit,
étant donné que, comme nous l'avons vu plus haut, rien en définitive, sauf
l'espace, n'arrêté une offensive blindée qualitativement et quantitativement
supérieure aux forces mécaniques de l'adversaire. Il s'agit ici des forces
relatives qui sont nécessaires pour tenir un « front » hors des périodes de
grandes offensives ou hors du théâtre de ces offensives, c'est-à-dire compte
tenu d'une certaine égalité de moyens. Or nous avons vu aussi que c'est
durant ces périodes, qui d'ailleurs au total finissent souvent par être les
plus longues, que le fin mot de l'art militaire est de perdre moins d'hommes
qué l'adversaire.
110
2° Avec le développement des moyens de transport « automo-
biles » (qu'ils soient terrestres, aériens ou navals) l'opposition
entre armements « lourds » et « légers » perd de plus en plus
toute signification et les grandes unités s'intègrent les anciens
armements lourds tout en conservant et même développant leur
autonomie. 'L'ancienne division assez simple du travail (artil-
lerie, infanterie et partiellement génie, sous Napoléon) en se
diversifiant d'une manière extraordinaire tend à permettre dans
des conditions modernes la constitution d'unités de base syn-
thétiques (intégrant armements « lourds et légers ») et jouissant
d'une autonomie de plus en plus large. Pour la question qui
nous intéresse ici, celle du partisanat, cette évolution est capi-
tale, parce qu'elle doit être interprétée comme le dépassement
de la période où les irréguliers tiraient l'essentiel de leur puis-
sance de la vulnérabilité de l'organisation des armées régu-
lières. L'exemple le plus frappant et le plus spectaculaire de
cette évolution du dépassement des contradictions classiques
des armées régulières, c'est la division aéro-portée : s'intégrant
des armement de plus en plus « lourds » et puissants, son auto-
nomie libérée des contingences du transport terrestre, la rend
autrement moins vulnérable à l'action des partisans
que ne
l'étaient les anciennes formations régulières.
Comme on le voit, les schémas immuables éclatent sous l'ex-
traordinaire pression interne de notre époque moderne indus-
trialisée et prolétarisée. Contrairement à ce que l'on avait cru
constater dans la période précédente, l'évolution des armements
ne favorise pas les irréguliers ni d'une manière constante, ni
d'une manière univoque, mais bien d'une manière puissamment
contradictoire. Pourtant, le partisanat demeure bien le corro-
laire négatif de l'armée régulière et l'universalisation de la
guerre ne pourra signifier que sa propre universalisation. Ce-
pendant le moment approche où sa supériorité se placera sur
un plan total, stratégique si l'on veut, mais dans le sens le plus
large et le plus profond de ce terme. C'est-à-dire que le moment
approche où sa définition technique de départ aura été tota-
lernent niée, puisque justement, nous l'avons vu, cette défi-
nition se situe au niveau tactique.
Il existe enfin une dernière caractéristique technique du
partisanat. Il s'agit évidemment toujours d'une caractéristique
dans le cadre de l'appréciation de départ de la guérilla comme
une tactique bien déterminée. Ne connaissant pas de front les
irréguliers font porter leurs attaques sur les centres nerveux
et les moyens de communication de l'adversaire. Pour toute la
période pré-industrielle cette distinction est souvent difficile
111

à faire, car les actions sur les convois, les estaffettes ou les
états-majors ne constituaient qu'une application de la règle sui-
vant laquelle il faut attaquer là et au moment où l'on est le
plus fort. Pourtant, dès alors, il s'agissait aussi de destructions
purement matérielles : ponts, blocage d'un défilé, assèchement
ou pollution d'un puits, etc... De nos jours, cet aspect passe direc
tement au premier plan, parce que communications, centres ner-
veux, ravitaillement même (cas de pipe-line) sont devenus
purement matériels et sont l'objet d'une mécanisation et même
d'une automatisation intense (transmissions).
Ici, la force du partisan se manifeste par sa dispersion quasi
infinie : il attaque non plus seulement là où il est le plus fort,
mais là où il n'y a pas d'ennemi, justement parce que cet en-
nemi ne peut être partout à la fois comme c'est le cas pour le
partisan. Théoriquement cette tactique devrait, vu l'impor-
tance, l'universalité même peut-on dire, de la mécanisation mo
derne, constituer l'arme la plus efficace, puisqu'elle pourrait
aller jusqu'à la racine des moyens matériels : leur production.
Il n'y aurait plus alors de problème d'autonomie croissante des
unités régulières qui tienne, puisque ce serait la vie sociale dans
son ensemble qui serait paralysée. En fait, d'une part il n'en
n'est pas ainsi, et d'autre part, et surtout, c'est passer de la réa-
lité du partisanat à une utopie qui la dépasse. Ce n'est pas que
le sabotage sorte, en tant que tel, du partisanat, il en est au
contraire une partie intégrante essentielle, à l'époque moderne.
Mais un tel sabotage universel dépasse la véritable définition
. sociologique du partisanat, ainsi que nous allons le montrer
dans le point suivant. Pourtant l'efficacité du sabotage peut
être immense comme le prouve l'exemple suivant, toujours cité
par Rougeron : « Pendant plusieurs années après la fin de la
guerre civile espagnole, les mécontents reportèrent leur résis-
tance sur le secteur des transports, et spécialement des voies
ferrées, à la fois le plus vulnérable et le plus important dans
un pays où la route et la navigation intérieure tiennent une
place modeste. La méthode se révéla assez efficace pour com-
promettre la reconstruction du pays. Il fallut créer un tribunal
spécial pour juger les délits et crimes s'y rapportant, qui
allaient de la négligence à demi-volontaire au sabotage et à
l'attentat caractérisé. Le révolté sioniste contre l'autorité bri-
tannique en Palestine a pris, au début, la même formé avec un
succès remarquable. » Tout à fait à côté du véritable problème,
comme à son habitude, l'auteur ajoute qu'en temps de paix
cette action finit par être abandonnée sous la réprobation de la
plus grande partie de la population, qui est la première à en
112
subir les conséquences, alors qu'en temps de guerre, elle appor-
terait le plus généralement une aide précieuse à cette popula-
tion. Pourtant cette appréciation, par son caractère déplacé lui-
même, nous introduit au cour du problème sociologique posé
par le partisanat.
2. Définition sociologique.
Pourquoi donc Rougeron parle-t-il de « mécontents » et en-
suite de « réprobation de la population » à propos d'actions qui
nécessitent justement par définition la participation de larges
fractions dispersées de la population et non pas seulement de
petits « commandos » spécialisés qui ne peuvent perpétrer qu'un
petit nombre de sabotages ou malfaçons ? Si les « mécon-
tents » étaient vraiment suffisamment nombreux, la « répro-
bation » n'aurait pas ce caractère universel. En Russie où les
négligences et le manque de soin dans le travail sont devenues
une forme généralisée de la résistance sourde et passive du
proletariat, la « réprobation >> de cette même population prolé-
tarienne ne s'adresse pas aux auteurs réels de ces négligences,
mais bien fondamentalement au régime bureaucratiaik
même.
En réalité, il faut comprendre que l'utilisation spontanée de
la violence est une FORME D'EXPRESSION DE REVENDI-
CATIONS DANS LES CONDITIONS DE LA GUERRE. De
même que l'action revendicative, l'action irrégulière tire sa mo-
tivation de son caractère absolument impératif en présence
d'une détérioration grave de la situation économique et sociale
des groupes ou des individus intéressés. De même que l'arme
de la revendication économique des producteurs, la grève, trouve
ses conditions d'expression sur le terrain économique lui-même,
l'utilisation spontanée de la violence trouve ses conditions d'ex-
pression sur le terrain même de la guerre (appropriation des
armes et des techniques guerrières). Il ne s'agit évidemment
pas ici de faire une comparaison trait par trait, ou point par
point, qui serait à la fois fausse et stérile, mais de comprendre
que le phénomène du partisanat se situe, pour ce qui est de sa
motivation objective, exactement au inême niveau que celui de
l'action revendicative et qu'il n'est en somme qu'une de ses
formes d'expression dans des conditions données. Cela explique
à la fois son caractère spontané, réalisant la synthèse de la
réaction individuelle et de la réaction collective qui est à la
base même du volontariat, et son caractère impératif, chaque
fois que la double condition de la mise en cause du niveau de
113
vie (ou de la vie elle-même) et d'un rapport de force permettant
une action est donnée. (1)
Sur le plan « militaire », il conviendrait donc de définir le
mouvement des partisans comme une appropriation des armes
pour des buts qui sont propres aux partisans. Evidemment ces
buts peuvent être larges ou limités et le degré et la nature
de la politisation de telles actions varient largement suivant les
conditions historiques générales.
Si historiquement les mouvements de partisans ont été con-
sidérés comme des mouvements essentiellement paysans et
ayant un caractère national et à ce double titre considérés
comme extérieurs au prolétariat, c'est que historiquement la
guerilla (aussi bien en Espagne qu'en Russie à l'époque napo-
léonienne où elle prit toute son extension) s'est présentée
comme la réaction du paysan auquel on prend sa vache ou son
blé sans le payer.
Il faut dire quelques mots sur ces circonstances historiques.
L'accroissement des effectifs et l'importance du matériel carac-
téristiques des guerres de l'Empire ont engendré, en même
temps que les conditions techniques de l'efficacité des guerillas,
les conditions sociales de leur déclenchement. Napoléon ne put
à peu près doubler l'importance relative de l'artillerie sans af-
fecter la mobilité de ses troupes, par ailleurs très nom-
breuses, (2) que sur la base de la transformation complète in-
troduite par la révolution dans le mode de ravitaillement des
armées en campagne. Jusqu'alors elles vivaient sur leurs ma-
gasins et leurs convois; elles se mirent à vivre sur le pays.
Il vient immédiatement à l'esprit que la révolution pouvait
se permettre cela, parce qu'elle se présentait justement comme
un mouvement émancipateur des paysans asservics et que Na-
poléon en se refusant à user de cette arme révolutionnaire, a
forgé lui-même les conditions de sa propre perte tant en Espa-
gne qu'en Russie. En réalité cette explication, très répandue
dans les milieux marxistes officiels, est exprimée sous une
forme tellement générale qu'elle est en définitive, plus nuisible
qu’utile. Elle sous-estime en effet la logique bourgeoise et capi-
taliste de la Révolution française qui apportait une solution
sur le plan économique lui-même aux contradictions sociales
posées par la nouvelle organisation des armées. Citons briève-
ment Rougeron : « Vivre sur le pays, cela ne voulait pas dire
&
armes.
(1) La première de ces" actions est évidemment de s'approprier des
(2) Par rapport aux guerres précédentes les armées virent leurs effectifs
quadrupler.
114
lâcher le soldat dans la campagne sans s'inquiéter de la façon
dont' il se nourrirait lui et ses chevaux; cette méthode aurait
été aussi préjudiciable à la discipline que dangereuse pour l'ac-
cueil à attendre des populations envahies. C'était faire rassem-
bler vivres et fourrage par un service d'intendance organisé,
procédant par voie d'achat amiable. Le règlement était fait au
comptant. Tout le monde était satisfait, le paysan par la hausse
des prix, l'intermédiaire par son bénéfice, les fonctionnaires
chargés de passer le marché par les occasions qu'ils y trouvaient
d'arrondir leur traitement. » Et l'auteur continue en précisant :
« La difficulté commençait là où il n'y avait à peu près rien
à acheter. Après avoir bénéficié des avantages du système en
Italie et en Europe centrale, Napoléon devait en éprouver les
inconvénients en Espagne et en Russie. » Il apparaît ainsi clai-
rement que les conditions mêmes de l'échange n'existaient pas
dans ces pays et régions spécialement arriérés. Ainsi, si la
suppression du servage est une condition du développement du
capitalisme, il est cependant faux de croire qu'une telle sup-
pression à cette époque par voies révolutionnaires, aurait à elle-
même constitué un marché effectif. Si bien qu'en l'occurrence,
les immenses mouvements de partisans s'ils avaient déjà cette
caractéristique essentielle de défense immédiate du niveau de
vie matériel, n'avaient nullement encore ni un caractère bour-
geois, ni un caractère « national », parce qu'ils étaient nette-
ment en deçà de cette étape.
Cela explique pourquoi le paysan espagnol et le serf russe
ont défendu le pouvoir réactionnaire qui les opprimait contre
les armées napoléoniennes, objectivement « progressives ». Le
cas est très intéressant parce qu'il est typique du partisanat
en général. Tout d'abord l'action des partisans constitue une
guerre dans la guerre : l'action du partisan russe rejoint, re-
coupe et, en définitive, va dans le même sens que celle des
troupes régulières russes. Et pourtant ces deux types d'action
armée se différencient radicalement sur le plan sociologique,
bien qu'elles s'identifient parfois sur le plan politique. L'expli-
cation doit se trouver dans le caractère revendicatif élémen-
taire, au départ, de l'action irrégulière et qui doit s'exprimer
ici sur le plan « militaire » de la manière suivante : les irré-
guliers substituent au but du pouvoir politique prévalent dans
le pays leurs propres buts.
Cela ne signifie pas que ces deux mouvements « officiel »
et spontané » soient obligatoirement contradictoires dans
la pratique, ni surtout que la contradiction dans la mesure où
elle existe toujours, si peu même que ce soit, se fasse obliga-
115
toirement jour, mais cela signifie qu'il existe une distinction
qualitative entre réguliers et irréguliers, distinction en défini-
tive quasi irréductible dans les faits.
On comprend dans ces conditions que l'extension spontanée
d'un mouvement de partisan est quand même limitée objecti-
vement : ne rentrent en lutte que ceux qui sont impérativement
poussés par une nécessité concrète. Mais d'un autre côté il
existe une liaison intime entre les revendications immédiates
qui motivent la révolte et les aspirations politiques des révoltés.
C'est évidemment là un facteur d'extension de la lutte. Mais
une telle extension ne se fait pas lorsqu'elle arrive à un cer-
tain point, sans qu'il se produise une altération des condi-
tions premières de la lutte.
Cela est vrai sous deux aspects. Tout d'abord parce que les
partisans ne sont pas les seuls à substituer au but politiquement
prévalant un but qui leur soit propre : il est évident que les
forces politiques constituées existentes qui sont en opposition
radicale avec le régime ont justement pour raison d'être de
substituer un nouveau but à celui de l'ancien régime. Cependant
ils le font sur une base toute différente, en se posant direc-
tement des objectifs universels (que cela soit dans le cadre
national ou dans un cadre international). Il y a donc obliga-
toirement un fossé entre la politisation autonome des masses
armées dans la lutte et les organes proprement politiques qui
expriment ce mouvement ou qui prétendent l'exprimer. Il se
crée ainsi une dualité au sein du mouvement de révolte lui-
même qui peut fort bien se résoudre par une subordination
autoritaire des buts autonomes des partisans à de nouveaux
buts « révolutionnaires » s'exprimant directement sur le ter-
rain universel d'un nouveau pouvoir. La réponse marxiste clas-
sique à ce problème est que si ce but universel ainsi posé par
les organes politiques est « réellement » révolutionnaire et pro-
létarien non seulement une telle subordination est positive
mais qu'elle est même la condition du succès final.
Il ne saurait être question de polémiquer avec cette concep-
tion, abstraitement juste, mais que l'expérience bureaucratique
a vidé de tout contenu concret. Nulle part durant cette guerre
l'intégration de fait des mouvements importants de partisans
dans des organisations armées de structure régulière ou même
semi-régulière n'a politiquement signifié la subordination de
mouvements prétendûment paysans-bourgeois au proletariat
révolutionnaire ou à son avant-garde. Dans les faits cela a été
la subordination de mouvements déjà très largement proléta-
riens, et en tout cas nullement exclusivement paysans, à la
116
img
bureaucratie stalinienne, quand cela n'a pas été tout simple-
ment une subordination à l'armée bourgeoise.
Mais il n'y a pas que cet aspect purement politique de la ques-
tion. L'extension du mouvement des partisans dès qu'elle a pour
effet de « libérer » ou d'occuper un territoire suffisamment
vaste, dans lequel s'organise un nouveau pouvoir politique, pose
automatiquement et traditionnellement le problème de la
défense de ce pouvoir sur des bases radicalement différentes
de celles du partisanat. On constitue une armée « nouvelle » ou
même une armée « rouge » dans laquelle on introduit, plus ou
noin: réellement certaines des méthodes « démocratiques » du
partisanat et qui, obligatoirement, est entraînée, même sur la
base d'une tactique dite de type « partisans » à introduire en
guise de stratégie le fameux principe directeur suivant lequel
il ne s'agit en définitive que de perdre moins d'hommes que
l'adversaire. ' Inéluctablement cela aboutit à transformer le
volontariat en une parodie.
Nous ne donnerons qu’un exemple : on parle beaucoup des
partisans yougoslaves. Il est indéniable que ce mouvement a eu
au départ un caractère spontané authentique. Pour en juger
cependant du point de vue révolutionnaire il ne suffit nulle-
ment de dire qu'il avait un caractère bourgeois national, par
exemple. Il ne suffit pas non plus de dire qu'il été entière-
nient contrôlé par la bureaucratie stalinienne-titiste. Prises dans
un sens strict ces deux affirmations, d'ailleurs contradictoires,
sont aussi fausses l'une que l'autre.
Il est faux que ce fut un mouvement uniquement paysan, il
est même faux qu'il ait eu pour base matérielle essentielle les
montagnes ou les maquis. Sans de fortes organisations urbaines,
sans collaboration active du prolétariat il n'existe pas de par-
tisanat possible à notre époque. Sur ce point il convient de
tenir pour valable l'opinion de Tito qui écrivait en 1943 dans
un article consacré à la cinquième grande offensive allemande :
« Il y a bien des gens qui pensent que les difficultés de terrain et
les obstacles naturels sont d'une importance capitale pour notre
armée, mais ce n'est pas vrai. » On peut être sûr que la des-
truction jusqu'en 1943 de 48.000 mètres de ponts, de 678 loco-
motives et de 6.000 wagons a dû nécessiter de puissantes orga-
nisations urbaines dont l'action était étroitement coordonnée
avec celle des « maquisards », ne serait-ce que parce que le
matériel de sabotage est de caractère essentiellement industriel.
En quoi donc en définitif réside le caractère ouvertement réac-
tionnaire du mouvement de « libération » yougoslave ? Dans le
caractère « nationaliste », c'est-à-dire en fait anti-boche ou
117
2
en-
anti-italien de l'idéologie prévalente ? Evidemment, mais l'idéo-
si logię prévalente n'est rien dans la mesure où elle ne se traduit
pas en actions concrètes. Pour qu'il en soit ainsi, il faut ou que
les masses adoptent elles-mêmes cette idéologie, ou qu'une orga-
nisation autoritaire et bureaucratique leur impose à la fois la
nature des actions et l'idéologie qui les animent. Mais, quel que
soit la cause, c'est bien d'après la nature de ces actions con-
crètes que l'on peut juger du mouvement pris dans son
semble. (1)
Laissons donc la parole au général yougoslave Radé Hamo-
vitch : « L'occupant a subi en Yougoslavie des pertes énormes.
Durant toute la guerre il a laissé 447.000 tués et 559.434 pri-
sonniers, donc plus d'un million de soldats. Jusqu'à la fin de
1943, il y eut 177.000 tués et 240.464 soldats faits prisonniers. »
Ce: bilan claironnant devrait se passer de commentaires. Le
principe révolutionnaire fondamental de l'économie en hommes
chez « l'ennemi » est ici non seulement totalement inexistant,
mais il est remplacé par un honteux tableau de chasse.
Mais voyons, l'autre aspect de la question; les partisans eux-
mêmes : « Il serait erroné de penser que la victoire n'a pas
exigé de nos peuples un effort soutenu et des sacrifices énormes...
Jusqu'à la fin de 1943, 122.831 combattants de l'armée de libé-
ration nationale ont donné leur existence pour que vive le nouvel
Etat yougoslave. » Il n'est pas donné de chiffres globaux pour
toute la guerre, mais seulement ce vague renseignement dont
l'imprécision laisse rêveur ; « La deuxième session de l'A.V.N.
0.J. (29 novembre 1943 : légitimation du pouvoir « démocratique
et populaire.issu des Comités populaires ») et ses décisions
historiques ont été payées par le sang de quelques centaines de
milliers (2) des meilleurs d'entre nous. » Ce véritable carnage
réduit à sa juste proportion l'efficacité de l' « Armée populaire »
souvent invoquée à propos de l'exploi militaire représenté par
le fait qu'en 1943 ces « partisans » ont imposé aux puissances
de l'Axe l'immobilisation de près de 40 divisions, soit
700.000 hommes.
Il n'en reste pas moins vrai que cette armée yougoslave régu-
lière qui a fini par sortir entièrement des cadres sociologiques
et même partiellement des cadres techniques du partisanat et
dont l'action, de ce fait, a eu un contenu foncièrement réac-
(1) C'est là évidemment une méthode d'appréciation qui est valable pour
porter un jugement général une fois que les événements sont passés. Sur le
moment, c'est à la fois à l'idéologie réactionnaire et à l'organisation bu-
reaucratique qu'il faut s'attaquer.
(2) Souligné par nous.
118
ns
tionnaire, est issue au début d'une forme authentique de ce par-
tisanat, de caractère par ailleurs nullement exclusivement
paysan et dont la base de départ fut l'effondrement de l'appa-
reil d'Etat bourgeois traditionnel de la Yougoslavie.
On peut dès maintenant tirer une conclusion provisoire de
ces analyses. Ce que nous a
pelé le partisanat évolue
sociologiquement entre deux pôles :
a) le pôle revendicatif élémentaire qui confère à l'extension
du partisanat des limites d'une telle nature qu'elles excluent la
solution utopique du sabotage généralisé qui serait cependant
la solution « idéale », en même temps qu'elle serait l'expression
absolue (lu principe tactique de n'attaquer que là où l'on est le
plus fort;
b) le pôle politique universel qui constitue, au moins jusqu'ici,
la limite au delà de laquelle les partisans sont en fait expro-
priés de leurs armes au profit du nouveau pouvoir, même dans
le cas où ce pouvoir est authentiquement révolutionnaire comme
dans la Russie de 1919. En même temps c'est le point où sa
caractéristique tactique se traduisant par l'économie relative
maxima est remplacée par ce qui est en fait sa négation : la
règle des pertes proportionnellement moins grandes que celles
de l'adversaire.
D'autre part sur le plan de sa caractérisation technique le
partisanat évolue historiquement entre deux limites :
celle où son efficacité repose essentiellement sur la vulné-
rabilité des armées régulières sur le terrain tactique où
s'exprime sa force à des moments et à des endroits déterminés;
celle où son efficacité reposera essentiellement sur l'im-
passe stratégique croissante de la guerre considérée dans son
ensemble (1). Mais ce jour-là sera celui où la forme partisane
aura historiquement vécu et éclatera. Autant son développe-
ment est inéluctable, autant, son caractère est transitoire.
Dans cette mesure la réponse correcte à donner aux moda-
lités successives des luttes armées du prolétariat devra dépendre
à la fois d'une lutte idéologique acharnée pour la sauvegarde
des traits essentiels du partisanat : économie en hommes chez soi
et chez l' « adversaire » et liaison avec des revendications con-
(1) Il est évident cependant qu'il doit y avoir une issue historique à
cette guerre, mais elle se situerą hors de la guerre elle-même, hors du procès
de destruction. A ce titre, il n'existe pas d'impasse historique : cette issue
sera soit le socialisme soit la barbarie, mais il serait assez vain de vouloir
concrétiser l'issue négative de la barbarie sur le terrain géographique des
blocs en présence par la « victoire » de l'un ou de l'autre. C'est pourquoi
nous sommes effectivement fondés de parler d'impasse stratégique de la
guerre considérée dans son ensemble.
119
crètes justifiant chacune des actions, et considération à la fois
de la perspective objective du dépassement historique du parti-
sanat. Ces deux mouvements sont évidemment.contradictoires :
leur résultante, concrète définit la stratégie du prolétariat.
V.
PREMIERE APPRECIATION
DE LA GUERRE 1939-1945
:
Comment peut-on faire le point de la situation d'ensemble
qui a été celle de cette dernière guerre ? En se basant à la fois
sur son degré de maturation par rapport à la définition que
nous avons donné des guerres modernes et sur le degré de matu-
ration de la conscience des masses.
La conception allemande de la guerre des blindés, pour
limitée qu'elle fut, a par son efficacité même mis directement à
l'ordre du jour le principe suivant lequel la défense dépend
plus de l'espace comme facteur d'épuisement que des obstacles
comme facteur de résistance et dans les cadres nationaux
limités de l'Europe occidentale et orientale elle a abouti rapi-
dement à l'occupation de l'espace, vital d'opération des adver-
saires de l'Allemagne (mines, puits de pétrole, industrie, etc.).
Sous les coups de boutoir des Panzer-divisionen toute force
organisée et régulière de résistance nationale s'est effondrée.
Cependant sur un autre plan les objectifs hitlériens étaient
rien moins que mondiaux nous le montrerons clairement
dans un prochain article et la base sociale sur laquelle ils
appuyaient leur occupation était à la fois faible et faiblement
conquise par la propagande de l' «ordre nouveau ». C'est pour-
quoi le contrôle des forces productives humaines et matérielles
des pays envahis signifia une domination de plus en plus sévère
sur quasiment toutes les couches de la population. Dans ces
conditions l'esprit revendicatif qui, nous l'avons vu, est à la
base même du partisanat ne pouvait prendre qu'une extension
croissante dans des couches de plus en plus larges de la popu-
lation et ainsi ressusciter une ultime forme des guerres natio-
nales, bien que justement à l'échelle européenne les Panzer
aient relégué de telles guerres au musée de l'histoire.
La grande force aussi bien objective que subjective du
mountain
120
stalinisme a été de pouvoir exploiter à fond cette circonstance.
Paradoxalement c'est justement au moment où la « résistance >>
n'avait précisément plus un caractère exclusivement paysan,
mais bien aussi largement urbain et même prolétarien (réfrac-
taires de la main-d'oeuvre forcée industrielle) que s'est affirmé
son caractère « national ». Mais pour être capable de faire une
critique révolutionnaire efficace de ce caractère national des
mouvements de résistance, il faut aussi ne pas identifier a priori
ce caractère national avec la domination pure et simple de la
bourgeoisie sur ces mouvements. Par sa logique même la
guerre allemande a bien engendré en son sein ces: nouvelles
formes de lutte plus impératives encore que les formes « offi-
cielles » et à ce titre elle a bien exprimé le caractère moderne
de cette guerre mais elle n'a pas été jusqu'à s'inserrer idéo-
logiquement et socialement à cette nouvelle lutte. C'est ainsi que
le stalinisme a pu instaurer un véritable monopole en ce
domaine.
Ce sont au contraire les « alliés » qui seuls ont pu essayer
de concurrencer les staliniens sur ce terrain. Mais ils se sont
heurtés là à une double difficulté : d'une part l'adhésion de la
fraction prolétarienne entrée dans la résistance, au stalinisme
plutôt qu'aux formations bourgeoises (en effet si les ouvriers
n'adhéraient pas vraiment à l'anti-bochisme, lorsqu'ils étaient
forcés de se soustraire à la réquisition en prenant le « maquis »
ils préféraient indéniablement appuyer les formations stali-
niennes de résistance que toute autre). D'autre part, pas plus
que l'Allemagne les « alliés » n'avaient dans cette guerre
d'objectifs mondiaux puisque leur coalition incluait comme
pièce maîtresse la Russie stalinienne et dans cette mesure ils
étaient incapables de se mesurer sérieusement sur le plan de
la concurrence idéologique avec les staliniens dans les mouve-
ments de résistance.
C'est dans ces conditions que la maturation de la conscience
des masses s'est trouvée historiquement bloquée pour ainsi dire
et que, demeurées à un niveau d'adhésion politique au stali-
nisme, les masses ont dans certains pays et nous pensons ici
essentiellement à la Yougoslavie persisté dans une attitude
de volontariat bien que l'organisation hybride de la lutte ait
abouti à la négation du principe fondamental de toute lutte de
caractère prolétarien : l'économie maxima en hommes aussi
bien chez soi que chez l' « ennemi ». C'est à ce niveau de l'action
qu'il faut trouver le véritable caractère contre révolutionnaire
dse mouvements dirigés par les staliniens de même que le véri-
table caractère national des guerres de « libération », même si
121
1
elles ne peuvent être toujours définies comme bourgeoises.
Qu'une telle situation soit en définitive transitoire par sa
nature même, c'est ce qu'il nous reste maintenant à montrer
afin de pouvoir conclure. L'hitlérisme durant toute la phase
européenne de la guerre n'a pas eu à affronter des adversaires
qui soient dotés de véritables armées industrialisées et possé-
dant la conception stratégique correspondante, se situant au
niveau de la production elle-même. Briser dans ces conditions
des résistances nationales reposant sur une organisation con-
plètement désuète des moyens pouvait se faire presque exclusi-
vement en s'appuyant sur la supériorité, pour ainsi dire stric-
tement militaire, des armements et de l'organisation de la Wer-
macht. Mais inversement cela impliquait le caractère tout à
fait limité des ambitions hitlériennes qui, sur le plan idéolo-
gique et propagandiste, s'est situé au niveau à la fois utopique
et ridiculement modeste de « l'Europe Nouvelle ». Enfin à cette
limitation dans la forme de cette propagande a correspondu une
limitation encore plus grande dans le fond. L'idéologie hitle-
rienne 'antibolchévique et antisémite se situait sur un plan très
superficiel qui ne pouvait nullement constituer une plateforme
générale permettant de se recruter une base sociale sérieuse
dans les pays qu'elle occupait. Le patronat et les restes ver-
moulus des équipes parlementaires et administratives euro-
péennes se sont révélés constituer une base sociale bien minime
et bien illusoire de la collaboration, tout juste capables de jouer
veulement la comédie d'un double jeu dont l'efficacité sur l'un
ou l'autre tableau a été quasi nulle. Mais c'est certainement à
partir du 22 juin 1941 que l'Allemagne hitlérienne qui avait si
décisivement dégagé les immenses potentialités modernes de la
guerre et relégué au musée de l'histoire l'ère des guerres stric-
tement nationales, a prouvé qu'elle n'était qu'un agent aveugle
de l'évolution historique qui la rejetait à son tour impitoya-
blement au musée des vieilleries idéologiques. L' « Europe Nou-
velle » c'est Staline qui l'a réalisée, dans la mesure tout au
moins où une telle utopie est réalisable. Mais pour cela il lui
a fallu mettre en branle d'immenses forces sociales et engen-
drer ainsi directement les conditions d'une guerre autrement
plus universelle et radicale que celle dont il a triomphé.
Maintenant de chaque côté du monde, partagé dans ses deux
immenses blocs, se prépare stratégiquement la nouvelle guerre
au niveau de la production elle-même et s'aiguisent les armes
idéologiques universelles correspondantes. Mais au sein de
l'immense champ d'opération intermédiaire entre les centres
vitaux des deux blocs s'engendreront des luttes irréductibles qui
122
}
n'auront radicalement plus de caractère national, bien que pour :
tout un temps elles demeureront, pour l'essentiel, sous l'emprise
idéologique de l'un ou l'autre camp des forces sociales exploi-
trices qui s'affrontent.
Historiquement on peut dire que l'impasse dans laquelle s'est
trouvé le prolétariat dans cette guerre ne tient nullement à un
recul idéologique sur la ligne du « nationalisme » mais n'a fait
que traduire à la fois le caractère objectivement limité de cette
guerre et une étape de l'évolution consciencielle du prolétariat.
Il faut trouver l'origine de cette étape dans la révolution de
1917, qui, en même temps qu'elle introduisait le prolétariat
comme facteur positif de l'évolution historique en avait tracé
par avance les limites : la délégation du pouvoir des masses à
leurs dirigeants.
De cette appréciation il découle que cette guerre a bien repré-
senté dans un sens le point le plus bas d'une idéologie prolé-
tarienne, mais cela a été le point le plus bas de l'idéologie de
l'avant-garde révolutionnaire marxiste, cristallisée sur des sché
mas historiquement dépassés. Si bien qu'il est absurde de poser
la question : quelle devait être l'attitude concrète de cette
avant-garde durant la guerre, étant donné que la seule réponse
sérieuse que l'on pourrait donner serait : révolutionner sa
propre idéologie et l'élever au niveau de l'histoire. Evidemment
dans la mesure où une telle tâche était justement irréalisable
dans les conditions de la guerre on peut dire que les organisa-
tions révolutionnaires d'avant-garde ont prouvé leur viabilité
dans la mesure exacte où elles ont su se délimiter empirique-
ment dans les faits de l'idéologie stalinienne contre-révolution-
naire.
Ph. GUILLAUME.
1
Ouvrages cités dans cet article :
Fr. ENGELS : « Notes sur la Guerre de 1870-1871 », traduit de
l'anglais par Bracke. A Costes, éditeur, 1947.
I.F.C. FULLER : « L'influence de l'armement sur l'histoire »,
'traduit de l'anglais par le général L. M. Chassin. Payot, Paris
1948.
Camille RougERON : « La prochaine guerre », Ed. Berger-
Levrault, 1948.
123
DOCUMENTS
A
L'OUVRIER
AMERICAIN
par Paul ROMANO
(traduit de l'américain
fin) (1)
CHAPITRE VII
LES CONTRADICTIONS DE LA PRODUCTION
La baisse de la productivité du travail.
:
sur
J'ai eu plusieurs discussions avec différents ouvriers la :
baisse de la productivité du travail.
L'ouvrier R.., convient de l'existence d'une telle baisse. Spécia.
lement en ce qui concerne le travail à la chaîne. Les ouvriers, dit-il,
ne veulent pas être transformés en esclaves. Il soutient que si l'on
donnait carte blanche aux ouvriers la production pourrait être de
20 à 30 % plus élevée. Il se plaint de la somme insurmontable d'en.
traves auxquelles l'ouvrier a à faire face dans son travail au cours
d'une seule journée. Il affirme que si toute la paperasserie et tous
les contrôles tatillons étaient supprimés et que s'il était laissé libre
cours à l'ingéniosité des ouvriers, la production pourrait être con.
sidérablement accrue. || ajoute qu'il est extrêmement difficile de
savoir ce que chaque ouvrier pense individuellement étant donné
(1) Nous publierons au prochain numéro un résumé de l'étude de R. Stone
qui a été publiée dans la même brochure que « l'ouvrier américain » et qui
porte sur le même sujet. En même temps, nous publierons les réflexions que
nous a provoquées le témoignage de P. Romano.
124
cama.
qu'à bien des égards l'ouvrier s'isole mentalement de ses
rades de travail et qu'il est rare qu'il leur fasse part de ce qu'il
pense. Les quvriers, dit-il. enfin, freinent la production et ne don.
nent pas le meilleur d'eux-mêmes.
La norme, mais pas plus que la norme.
Je me suis entretenu du même sujet avec deux autres ouvriers.
Le premier affirme que l'on pourrait doubler la production. Le
second est plus sceptique. Il semble penser que cela ne pourrait
se faire qu'en exigeant encore plus de travail de la part des ou.
vriers. J'abordais alors la question sous l'angle de la journée de
4 heures, 5 jours par semaine et demandais s'ils pensaient qu'un tel
objectif était réalisable. J'essayais de les convaincre en mettant en
avant l'idée d'une coopération de tous les ouvriers à l'échelle de
l'ensemble de l'usine. J'expliquais ce qu'était un véritable contrôle
ouvrier. L'un de mes interlocuteurs rapporta alors que durant la
guerre, dans son département, les gars avaient pris l'habitude de
délibérément abattre le travail le plus vite possible et utilisaient
le temps qui leur restait de libre à jouer aux courses. Ainsi ils se
distrayaient et le travail était quand même fait. Il soutient qu'à
cette époque l'atmosphère morale était entièrement différente. If
n'est plus question que de respecter les temps et c'est tout. Il dit
que lorsqu'il a rempli ses normes avant l'heure et qu'il flâne le
contremaître rapplique aussitôt et il n'aime pas cela. Il semble que
le contremaître ne puisse pas supporter de voir les ouvriers ne rien
faire bien que les normes aient été remplies. (A ce propos le
second ouvrier fit remarquer que les mineurs .qui avaient débrayé
une fois alors que la journée était déjà avancée et que leur quota
avaient été remplis n'avaient pourtant pas eu leur journée entière
de payée.) La conversation tourna enfin de nouveau sur les com.
bines astucieuses utilisées pendant la guerre par les ouvriers pour
gagner du temps.
Une équipe de manoeuvres a pour unique tâche d'alimenter les
divers postes de l'usine en acier. La plupart du temps le travail
consiste en ce que plusieurs ouvriers poussent de grands chariots
chargés d'acier. Il est visible que le contremaître de cette équipe
estime que les manoeuvres sont loin de donner leur pleine force.
Il s'énerve et à tout instant il joint sa force à celle des ouvriers.
Il est clair que ces derniers n'aiment pas cela. Ils n'ont rien à
redire lorsque c'est moi-même qui leur donne un coup de main
parce que je suis un ouvrier comme eux. Dès que je joins mon
effort au leur, le chariot progresse rapidement. Peut-être que cela
signifie seulement qu'un manoeuvre de plus était nécessaire pour
ce travail. Mais à voir l'expression de leur visage on peut tout aussi
bien interpréter cela
la preuve qu'ils ne font pas plus
d'efforts qu'il n'en faut pour faire avancer le chariot à petite
vitesse.
Un jour, un manoeuvre me confia son idée sur ces genres de
travaux non qualifiés : « Tu sais, petit, c'est vraiment tout un art
que d'être manoeuvre. Le truc c'est de ne pas être là lorsque l'on a
besoin de toi. Il faut savoir y faire et un manoeuvre qui s'y connaît
no so crève pas ».
J'ajouterais que cela a probablement été beaucoup plus vrai
comme
125
durant la guerre, Il semble que depuis qu'il y a eu des licenciements :)
dans leurs rangs, les manoeuvres sont obligés de travailler plus dur.
Mais dès qu'une occasion d'épargner ses efforts lui est offerte: le
manoeuvre ne manque pas de la saisir comme avant.
Alors que le rythme de travail s'accélère et que l'oppression des
ouvriers. devient plus grande il arrive un moment où cette évolueis,
tion provoque un changement dans l'attitude de l'ouvrier. C'est jus.
tement lorsque la machine exerce sur lui le maximum de ses
ravages et lorsque l'ouvrier touche au fond même de son désespoir
que, tout à coup, tout son être se révolte dans une attitude de défi
et alors il se sent envahi par un sentiment de liberté. Ce n'est que
rarement que cela arrive mais aussitôt on constate une baisse auto-
matique dans la productivité du travail dans le cadre de ce qu'est
de nos jours l'organisation industrielle.
Par contre, j'ai vu des ouvriers se tuer de travail pour sortir le
maximum possible de pièces, uniquement parce qu'ils voulaient
savoir quel niveau de production ils pouvaient atteindre. Il s'agit
ici de cas dans lesquels ils n'en tiraient aucun profit supplémen.
taire. Inversement certains ouvriers se mettront juste avant de
quitter le travail à tourner à sec, tout simplement, histoire de brûler
leurs outils. Quelquefois pourtant, il s'agit de se venger d'une crasse
faite un jour par l'ouvrier de l'équipe suivante.
La division au sein de la classe.
}
L'ouvrier dans son travail se heurte sans arrêt à des contradic.
tio'ns. Bien souvent, il pourra avoir l'envie de donner un coup de
main à un ouvrier qui fait un autre travail que le sien, mais il
s'abstiendra de le faire à cause de l'existence des catégories et
de la crainte de mécontenter ce faisant ses propres camarades de
travail.
De plus il risque toujours en agissant ainsi de donner à la com.
pagnie un de ces prétextes qu'elle recherche toujours pour justifier
l'extension du nombre des tâches qui sont exigées d'un ouvrier
d'une catégorie donnée.
Salaires et catégories à l'usine sont multipliés à l'infini. C'est
une lutte continuelle pour accéder à une catégorie supérieure et
gagner plus d'argent, une lutte de chacun contre tous. Les questions
d'avancement ou d'attribution de nouveaux emplois accumulent
beaucoup de ressentiments aussi bien entre les ouvriers qu'à
l'égard de la compagnie. Chaque fois qu'un nouvel emploi se trouve
libre cela déchaîne d'amères querelles. Ce n'est pas essentiellement
la question des quelques francş à gagner qui est en cause, ainsi
que les apparences pourraient le faire croire, mais le fait que cha-
cun désire voir ses capacités reconnues et qu'il lui soit donné une
chance d'exploiter ce qu'il a en lui.
Dans les usines où le système des catégories est largement
appliqué les ouvriers se confinent aux tâches de leur catégorie. Par
exemple un conducteur de machine fait marcher sa machine, le
maneuvre balaye, nettoie, porte des charges etc. C'est en tout cas
ainsi que cela se passe habituellement. J'ai pourtant constaté qu'il
existait une tendance marquée de la part des ouvriers à briser
les cadres rigides de leur qualification en faisant des travaux, qui
sortent pour ainsi dire de leur juridiction. Un conducteur fera aussi
126
1
le travail d'un manoeuvre, etc. C'est de leur propre initiative que
les ouvriers enfreignent les règles. Je veux dire qu'ils n'assument
cette tâche supplémentaire qu'aussi longtemps qu'ils le font de leur
propre chef. Que la compagnie leur donne l'ordre de remplir ces
tâches et aussitôt les hommes se rebelleront et répondront par un
refus. Par contre, il est pratiquement impossible de les en empê.
cher lorsque c'est eux-même qui en ont pris l'initiative,
Les dispositions concernant l'ancienneté introduites par les syn.
dicats ont très souvent pour effet d'empêcher des ouvriers faisant
preuve de qualifications réelles de monter en grade. Il existe par
exemplo dos ouvriers qui après seulement quelques années de pra.
tique surpassent de loin en intelligence et en imagination de vieux
compagnons. Cela est essentiellement dû à la formation technique
et générale qui leur a été dispensée dans les écoles modernes. J'ai
mémo entendu dire par de vieux ouvriers que le système de l'an.
cienneté constituait un frein au développement de la production (1).
Cela n'empêche pas qu'ils seraient quand même prêts à se battre si
la compagnie tentait de violer les dispositions concernant l'ancien.
neté. Ils se trouvent placés dans une situation contradictoire parce
qu'ils se rendent compte que le système de l'ancienneté est néces.
satre à leur défense et que cependant de telles mesures défensives
constituent un obstacle à l'épanouissement des meilleures facultés
créatives des ouvriers. Les ouvriers disent que s'ils avaient la pos.
sibilité de décider eux-mêmes, à la base, quels sont ceux qui doivent
bénéficier d'un avancement, ils seraient en mesure d'opérer une
meilleure sélection.
Durant ces derniers temps, les signes d'une évolution rapide des
ouvriers sont discernables. Ils sont 'agités et ébranlés par une pro.
fonde insatisfaction. Ils veulent avoir une existence plus supportable
à l'usine. Partout on sent chez eux le désir de résoudre les contra.
dictions de la production qui les aliènent. C'est ainsi que l'ouvrier
à qui l'odeur écoeurante de sa machine soulève l'estomac, la stoppe
tout à coup en s'écriant : « Qu'ils aillent se faire foutre avec leurs
catégories. J'en ai plus que marre. Je vais la nettoyer moi-même
cette putain de machine ».
La spontanéité créative des ouvriers.
Lorsqu'un ouvrier trouve l'occasion de s'évader un moment, 11
en profite pour inspecter les autres départements de l'usine. Cela
arrive rarement. Son désir d'accéder à une vision de cet ensemble
dont il est une partie n'est jamais satisfait. 11 n'arrive pas à con.
naître les techniques et les pratiques des départements voisins dans
leur totalité. Lorsqu'il le peut l'ouvrier s'arrêtera devant une ma-
chine qui l'intrigue, ramassera une pièce usinée et fera des commen.
taires. Il posera des questions concernant cette pièce à l'ouvrier
travaillant sur la machine. On peut alors déceler une extraordi-
6
(1) On peut effectivement bien parler en Amérique d'un système de
l'ancienneté », parce que c'est la seule manière dont les syndicats peuvent
lutter contre les énormes et arbitraires fluctuations de la demande de
muin-d'ouvre qui existent dans ce pays. Mais, inversement, le rôle des
syndicats dans la production capitaliste d'une part, et l'emprise bureau-
oratique des syndicats sur les ouvriers d'autre part, se trouvent par cette
pratique Immensément accrus.
127
se
naire expression d'envie dans les yeux attentifs de ceux qui ont
pour tâche habituelle un travail de manæuvre ou un travail manuel
et non qualifié. Il n'est pas rare d'entendre un' ouvrier dire à un
autre : « C'est un drôle de bon boulot que tu as là »,
Et pourtant lorsqu'un ouvrier monte en grade son nouveau tra.
vail lui paraît rapidement routinier et une fois de plus il se trouve
en proie à la même insatisfaction. De nombreux ouvriers expriment
le désir d'être affectés à l'atelier d'outillage, mais même dans cet
atelier le travail a été l'objet d'une telle division que les opéra-
tions exigées en sont devenues simples et routinièrès. L'un des
ouvriers les plus qualifiés de mon département est un régleur. Il
consacre à une grande variété de travaux durant sa journée,
réglant les machines, imaginant de nouveaux montages, etc. Cepen.
dant son travail l'assomme. Il dit : « Si tu trouves que c'est une
si bonne place tu n'as qu'à la prendre. Moi j'en ai plein te dos ».
Pendant la guerre s'est développé un genre de spontanéité créa.
tive des ouvriers qui a reçu le nom de « Commandes Gouvernemen.
tales » (1). Je ne pense pas qu'il existe un seul ouvrier qui, à un
moment ou à un autre, n'ait pas travaillé à ces « Commandes Gou.
vernementales ». Il était devenu courant et même normal de voir
un ouvrier fabriquer quelque chose pour lui durant les heures de
travail. Des centaines de milliers d'ouvriers ont fait des bagues, des
cadenas, des outils, des bricoles. Si le contremaître ou un chef sur.
venait et demandait : « Qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? »
La réponse était : « Commande Gouvernementale », : Beaucoup de
jolies choses furent ainsi faites et les ouvriers se les montraien:
les uns les autres. Cette pratique se perpétua et il semble qu'elle
doive rester acquise. L'expression de « Commande Gouvernemen-
tale » s'applique à tout travail que l'ouvrier peut faire pour son
propre compte sur le temps de la compagnie. Il se ble pourtant que
les ouvriers aujourd'hui ne font pas preuve d'autant de patience
qu'alors dans ce genre de travaux et qu'ils ont besoin de quelque
chose de plus que ce dérivatif.
Ce n'est pas seulement pour le savoir faire que l'ouvrier désire
être capable de faire beaucoup de choses. Un ouvrier parlera d'un
autre en disant que celui là il sait faire de tout. Il aimerait bien
être lui aussi en être capable, mais même cela n'est pas suffisant.
A l'heure du repas on entend souvent les ouvriers discuter de
la meilleure manière de faire un boulot, de la première à la der.
nière opération. Ils parlent alors de la qualité de la matière qu'il
convient d'utiliser, de comment faire telle ou telle opération sur
telle ou telle machine plutôt qu'une autre, ainsi que des divers
montages ou réglages. Mais jamais ils n'ont le pouvoir de décider
du comment et du pourquoi de la production. Cependant s'ils ne
peuvent pleinement utiliser les ressources de leur expérience ils
s'efforcent tout au moins de les mettre à contribution le plus qu'ils
le peuvent.
Pour assurer la production, de nombreux ouvriers mettent au
point des procédés ingénieux. Certains changent les jeux de roues
:: (1) En France, c'est tout simplement ce que l'on appelle « la perru-
que », qui a existé de tout temps. Il est cependant à noter qu'ici les
objets produits sont en général des objets utilitaires (porte-bagages pour
vélos; poussettes d'enfants, etc...), évidemment à usage personnel. Durant
l'occupation pourtant on a pu constater une véritable production pour la
vente ou le troc.
· 128
lorsque le contremaître n'est pas dans les environs. D'autres fabri-
quent des outils spéciaux ou font des montages particuliers sur leurs
machines afin de se faciliter le travail, lls gardent pour eux ces
améliorations afin que la compagnie n'en profite pas. Parfois ils
s'entraident, parfois ils ne le font pas.
L'autre jour mon voisin de machine imagina un système adroit
permettant d'améliorer le rendement de sa bécane. Il tint à me le
montrer et à m'expliquer ce qu'il avait fait. Il était satisfait de sa
réussite et il était déçu que personne d'autre ne puisse l'admirer.'
Les conducteurs de machines fonctionnant par coupement du
métal on't souvent l'envie d'accélérer l'avancement et d'augmenter*
la profondeur des passes pour voir jusqu'où ils peuvent aller. Cela
se passe couramment sur les tours, parallèles et verticaux, etc. Moi.
même j'ai bien souvent fait de même. Bien que l'on risque ainsi de
casser quelque chose, les ouvriers qui le tentent cherchent ce fai-
sant à dominer complétement leur machine.
Etant donné que les ouvriers n'ont pas la possibilité de donner
libre cours à leur spontanéité créative à l'atelier, c'est en dehors
de l'usine, chez eux, qu'ils cherchent à la satisfaire.
Nombreux sont les ouvriers qui cherchent à oublier la tension
de l'usine, durant leurs heures de loisir, en travaillant sur leur voi.
ture. Ils les nettoyent et les astiquent, racommodent les moteurs
et les divers autres organes mécaniques. Les ouvriers passent aussi
leur temps à peindre et à réparer leur maison.
Mais ici aussi ils sentent qu'il leur manque quelque chose. 11
leur arrive d'abandonner le travail entrepris durant des semaines
entières parce qu'ils y o'nt perdu tout intérêt et, à moins qu'ils ne
s'y forcent, il demeure alors inachevé. De nombreux ouvriers con-
fient à leurs camarades d'atelier : « Lorsque j'ai fini ma journée à
l'usine c'est pour remettre ça que je rentre à la maison ».
Lorsqu'un ouvrier voit un nouveau modèle de machine il l'ob-
avec des yeux de connaisseur. « Quelle bécane ! » s'excla.
me-t-il. Son appréciatio'n n'est pas fonction d'une évaluation moné.
taire, mais il en juge d'après ce qu'elle pourrait donner sous sa con.
duite à lui.
serve
La communauté ouvrière.
Personne n'échappe à la vie misérable de l'usine. Aussi, lorsque
des ouvriers geignent et se plaignent continuellement auprès de
leurs camarades de travail, ceux-ci s'énervent. Les pleurnicheurs
ne sont pas appréciés et on les évite autant que possible. Les
ouvriers leur disent : « Si tu as des réclamations à faire ne t'adresse
pas à moi. Adressë-toi au patron ».
Tout ouvrier capable respectera un autre ouvrier qui fait du bon
travail. C'est de cette manière que se crée un sentiment de respect
mutuel et d'appréciation réciproque. C'est là pour la communauté
ouvrière une sorte de code non formulé.
Les ouvriers ont des procédés pour se mettre les uns les autres
à l'épreuve. Parfois, durant une journée, on cherchera à embêter un
ouvrier ; par exemple, en mettant du bleu sur sa machine, en l'arrê.
tant continuellement, -en foutant la pagaille dans sa boîte à outils,
on cachant ses outils. On fait cela pour voir s'il ira pleurer auprès
doo chefs et s'il est un bon gars qui comprend la plaisanterie.
129
5
Souvent un ouvrier : trouve satisfaction à venir travailler un
jour où l'on s'attend pas à le voir venir. "C'est ďe son propre chef
qu'il prend une telle décision, vu qu'il n'est pas tenu de venir ce
jour-là. Ces ouvriers qui agissent ainsi prennent un certain plaisir
à être venus, spécialement s'il y a d'autres ouvriers qui, eux, sont
absents. On remarque alors une certaine atmosphère de camaraderie
et d'insouciance.
Dans chaque département, les ouvriers vont faire de temps à
autre, un tour aux lavabos pour fumer un peu ou se reposer un
moment. Personne, n'a jamais: fixé une périodicité à ces déplace.
ments, mais dans mon département, nous avons établi une sorte
de tradition tacite en la matière. La journée est divisée en deux.
Première cigarette à 10 heures du matin, seconde à 2 heures de
l'après-midi. A de telles heures, on est sûr de trouver d'autres
ouvriers et d'avoir de la compagnie pour qui parler avec.
Lorsqu'un ouvrier change d'usine, il est temporairement envahi
par le sentiment d'être perdu et doute de sa capacité de bien remplir
nouveau travail. Après une journée passée dans la nouvelle
usine, au milieu des ouvriers qu'il retrouve, sa confiance en lui.
même et en ses capacités renaît d'un seul coup.
Lorsqu'un malheur frappe un ouvrier : mort dans sa famille,
maladie ou autre détresse personnelle, les ouvriers expriment leur
compassion. Bien souvent, les mots seuls ne suffisent pas à apporter
une consolation ; aussi, l'ouvrier du rang cherche à manifester la
part qu'il prend à ce malheur en aidant d'une manière ou d'une
autre son camarade endeuillé. Lorsqu'un malheur frappe un ouvrier,
il trouve un certain soulagement à l'usine, loin de la tristesse de la
maison.
son
Comme s'ils étaient quelqu'un.
Un jour, durant le repas, les ouvriers discutaient et se lamen-
taient du peu de véritable amitié qui prévaut dans les relations entre
les gens. L'un d'eux s'exprimait dans des termes qui, en fait, signi.
fiaient non pas amitié, mais bien camaraderie. Il disait que c'était
tragique que les relations entre les hommes n'étaient pas harmo.
nieuse's.
Tous les employés possèdent un matricule. Systématiquement,
les numéros matricules remplacent les noms des ouvriers. Enve.
loppes de paye, bons de travail, etc., sont tous adressés à un
numéro matricule. Même les ouvriers commencent à se référer les
uns aux autres comme à des numéros : « Le 402 a travaillé sur ma
machine cette nuit »,
Il y a beaucoup d'ouvriers dans l'usine qui cherchent à trouver
un moyen d'exprimer l'importance de la fonction qu'ils tiennent
en tant qu'individus. La compagnie qui en est consciente institua le
port d'un certain type d'uniforme pour certaines fonctions. C'est une
sorte de veste ou de manteau de travail léger, orné de l'insigne de
la compagnie, habituellement porté par les régleurs, inspecteurs,
etc. Je pris la peine d'observer les réactions des quelques ouvriers
auxquels cette petite ruse était destinée. Au début et pendant quel.
que's jours, il apparut qu'ils affichaient un air de supériorité, comme
si maintenant ils étaient quelqu'un. Quelques jours plus tard, l'uni.
forme était devenu sale et, de plus, les autres ouvriers, dès le pre.
130
mier jour, n'avaient tenu aucun compte de cette nouvelle marque
de distinction dont ceux qui portaient les vestes pensaient être les
bénéficiaires. La nouveauté perdit rapidement son attrait, d'autant
plus qu'aucun changement réel n'était apporté au statut de ces
ouvriers et que le travail continuait, aussi monotone qu'auparavant.
Les ouvriers portent parfois leur nom sur leur chemise, Très
souvent, il est facile d'identifier es ouvriers d'après le genre et la
couleur des vêtements pour lesquels ils ont une préférence.
J'ai précédemment rapporté les circonstances qui accompagnè.
rent l'introduction par la compagnie d'un système de convoyage des
pièces usinées et souligné l'hostilité des ouvriers à l'égard de ce
système.
Mais il y a d'autres raisons à cette hostilité. Avant l'introduction
de ce système, les pointeaux venaient jusqu'aux machines des
ouvriers pour leur donner un reçu en échange de la livraison de
leurs pièces. Maintenant, l'ouvrier place ses pièces sur le convoyeur
qui les centralise toutes en un endroit donné de l'usine. A divers
intervalles durant la semaine, on lui fait parvenir ses reçus. Les
anciens rapports d'homme à homme, entre le pointeau et l'ouvrier,
sont ainsi supprimés (ce qui est très avantageux pour le pointeaux).
L'ancien système donnait aux ouvriers le sentiment d'un contact
individuel avec les récipiendaires de son travail. L'ouvrier est très
mécontent du nouveau système et demande que l'ancien soit rétabli.
Il insiste pour que son travail soit comptabilisé à sa machine. 11
donne pour justification de cette réclamation que, sans cela, on va
le voler d'une partie de son travail. Mais ce n'est pas plus le cas
maintenant que cela ne l'était avant et la compagnie multiplie les
contrôles à l'extrême pour que personne ne soit volé. Le nouveau
système, ainsi que nous l'avons déjà dit, s'est révélé à l'épreuve plus
satisfaisant à bien des égards que l'ancien. Mais l'ouvrier ne veut
rien entendre, pas même la voix de sa propre raison, et il est
mécontent de voir que s'accentue encore le divorce qui existe entre
lui-même en tant qu'individu et les fruits de son travail, et de se
sentir asborbé dans le processus d'automatisation de la production.
U essaie de protéger son individualité et se rebelle devant une
régimentation croissante de son activité qui le stérilise. Aussi, ce
n'est pas contre le fait qu'il est forcé de charger lui-même le
convoyeur qu'il proteste, mais à cause de la séparation croissante
qui s'introduit entre son activité productive et le fruit matériel de
ses efforts, d'une part, et entre lui-même et les récipiendaires de son
travail, d'autre part.
Coopération.
L'organisation actuelle de la production à l'usine tend à opposer
lo blanc au noir, le juif au chrétien, les ouvriers entre eux enfin.
Mais les éléments essentiels de cette division des ouvriers peuvent
s'exprimer au niveau de l'activité productive elle-même. Ainsi que
je l'ai dit précédemment, les ouvriers ont un respect mutuel fonda.
mental de leurs qualités professionnelles. La communauté ouvrière
transforme ce respect en une sorte de fierté qui est profondément
ancrée chez les ouvriers. Quels que soient les effets déformants
do la production moderne, ce sentiment reste vivace chez les
ouvriers. Il exprime une caractéristique universelle qui est au-dessus
131
i
des barrières de races, de convictions, de religions. Mais, de nos
jours, cette solidarité ne trouve pas la possibilité de s'exprimer
sur le terrain de l'activité productive. Aussi tend-elle à se mani.
fester sur d'autres plans.
Parfois, on voit se développer une magnifique camaraderie à
l'usine entre les ouvriers. Habituellement, elle s'exprime dans quel.
que jeu bruyant et violent. Bien souvent aussi, les ouvriers chante.
ront en caur pour égayer la journée de travail.
Parfois on discutera interminablement des équipes de base.
ball (1), de leurs performances, de ceux qui jouent dedans. On donne
des détails précis sur chaque joueur et nombreux sont ceux qui
connaissent jusqu'à l'état de leur santé.
Les ouvriers s'empareront de tout sujet susceptible de servir de
lien d'intérêt entre eux : le base-ball, le jeu, les femmes.
Un bon ouvrier aime toujours garder sa place propre. La rigidité
des catégories et les conflits qu'elle entraine l'en
empêche
souvent (1).
Un jour, le sol, le long des rangées de machines, était trempé
d'huile. On avait répandu de la sciure de bois pour l'absorber. Le
résultat fut une sorte de gâchis épais et lourd à la place de l'huile.
Bien qu'il en soit presque toujours ainsi, ce jour-là, les conducteurs
allèrent chercher un balai et nettoyèrent autour de leurs machines.
Ensuite, le balai fut systématiquement passé de l'un à l'autre, le
long des travées. La compagnie passe son temps à réclamer des
hommes cet effort, mais il est très rare qu'ils le fassent, malgré
le fait qu'ils désirent beaucoup garder leur place propre.
Un jour, la chaleur était telle que l'on aurait dit que les thermo.
mètres allaient éclater. On suffoque dans l'usine. La rangée supé.
rieure des fenêtres est fermée. La chaîne est cassée et n'a pas été
réparée. D'un bout à l'autre de l'usine, les ouvriers ne cessent pas
de se plaindre aux contremaîtres. Pour une raison ou une autre, ils
sont 'incapables d'y remédier et les fenêtres restent fermées. Per.
sonne ne pose de revendications officielles. Je cherche le délégué,
mais il n'est pas là. Je contacte alors un ouvrier et lui dis :
* Ouvrons donc nous-mêmes ces putains de fenêtres ». Il répond :
* Allons-y », Je fais la même proposition à quelques autres ouvriers
qui acceptent. Deux d'entre nous montent juqu'à la fenêtre de la
salle de douches qui donne sur le toît, pour examiner la situation.
Il se révèle qu'il est impossible de réparer les fenêtres par ce
côté-là. Nous redescendons et sommes forcés de retourner à nos
machines. Il m'était tout d'un coup devenu clair comme de l'eau
de roche qu'une demi-douzaine d'ouvriers auraient immédiatement
répondu à cet appel si on leur avait proposé d'aller chercher une
échelle nous-mêmes et de monter réparer les fenêtres.
Les ouvriers sont prêts à coopérer pour améliorer les conditions
d'existence à l'usine.
(1) Sport national américain, sans équivalent en France.
(1) L'auteur veut signifier, par là : soit ne peut, soit ne veut pas faire
ce qui n'est pas de son ressort.
132
CONCLUSIONS
La machine-outil de base dans l'industrie, c'est le tour. C'est
au départ du premier tour élémentaire que l'outillage perfectionné
de l'industrie moderne s'est développé. Presque tout l'outillage
moderne dérive du principe du tour. La plupart des ouvriers qui y
connaissent quelque chose en mécanique savent cela. Ce que je veux
soulignir plus particulièrement, c'est ceci : la maîtrise de l'une
quelconque de ces machines prépare automatiquement l'ouvrier à
s'assurer facilement la maîtrise des autres. J'ai pu le constater
des centaines de fois durant ces sept dernières années. Moi-même,
ainsi que d'autres ouvriers, avons été, à un moment ou un autre, mis
sur des machines que nous n'avions encore jamais conduites, La
plupart du temps, cela nous prenait une demi-heure pour nous mettre
suffisamment au courant. C'est ainsi que, d'ailleurs, les choses se
passent couramment dans la plupart des usines. Lorsqu'il n'y a
miomentanément plus de travail sur une machine, on met l'ouvrier
sur une autre. J'ai l'occasion d'en faire la constatation chaque jour
à l'usine. Dans l'usine où je suis actuellement, durant les deux
premiers mois, j'ai conduit une perceuse, un tour, une machine à
fileter automatiquement, une presse. Pour deux de ces machines, il
s'agissait de ma premièrs expérience.
Je me rappelle que pendant la guerre, c'était encore plus vrai.
Un autre fait également révélé par la guerre, c'est la facilité avec
laquelle les nouveaux venus à la mécanique pouvaient se mettre au
courant en un temps relativement court. J'en eus la preuve dans le
fait que durant les trois premières années de la guerre, j'ai à moi
seul formé quelque vingt ouvriers des plus disparates, blancs et
noirs, d'un âge variant entre 17 et 50 ans, à conduire des tours à
fileter et à charioter et des tours parallèles.
Il est clair que l'organisation moderne de la production elle-même
développe chez certaines couches d'ouvriers une multiplicité de
capacités. Mais ce polymorphisme professionnel dans lequel l'ouvrier
cst dressé ne peut jamais développer toutes ses potentialités de nos
jours, dans le cadre de ce que sont actuellement les usines.
L'ouvrier fait usage de ses cinq sens dans le travail quotidien à
l'usine. Chacun de CES sens est déformé et mutilé. Les terribles
attaques d'un appareil de production tyrannique, durant des années,
poussent inlassablement les ouvriers au renversement de cet appa.
reil et à son remplacement par un système productif qui permttra
à l'ouvrier le plein épanouissement de l'usage de ses cinq sens.
Dans le système moderne de production, l'ouvrier se trouve
comme isolé sur une île qui serait environnée d'une' mer d'hommes
et de machines. L'ouvrier est dans un sens devenu tellement étran.
ger à lui-même qu'il est aussi entièrement coupé de ses camarades.
Il ne peut supporter le bruit que font les hommes dans le restau-
rant express et se sent plus à l'aise seul devant sa machine. L'inquié.
tude dont l'ouvrier est la proie vient de ce qu'il est éternelleinent
pris dans la contradiction suivante : donner libre cours à soir désir
de faire du bon travail et de rester en pleine communion avec ses
camarades de travail, et se trouver dans l'obligation, un moment
après, de faire le contraire.
Il existe un profond courant souterrain de révolte à l'usine qui,
lentement mais sûrement, est en train de grossir. L'animosité pro-
fonde des ouvriers est partout visible. On peut la voir. dans l'affais.
133
sement des épaules de l'ouvrier qui déambule tout le long de l'usine
d'une démarche pesante, dans la manière dont un ouvrier va boire à
une fontaine, se penchant avec lassitude pour rencontrer le jeu de
l'eau qui surgit ; on peut la voir aux environs de minuit dans les
lèvres serrées et les traits tirés de l'ouvrier de la seconde équipe.
Quelle expression plus profonde de tout cela pourrait-on donner que
celle dont se servit l'ouvrier X... s'adressant à son contremaître :
« Je croyais que Lincoln avait libéré les esclaves ». Plus tard, en
présence de quelques camarades d'atelier, il exprimait l'idée qu'il
était temps que quelqu'un vienne et nous libère des machines.
Ce que veut l'ouvrier.
C'est cette vie qu'il vit à l'usine et qui corrompt sa vie privée
qui engendre cette haine formidable de l'ouvrier. Il lutte aveuglé.
ment pour se débarrasser du poids que fait peser sur lui un système
de production dénaturé. Son exaspération deva'nt l'absence d'effica-
cité éclate à tout propos parce que ce sentiment est profondément
enraciné en lui. Cette absence d'efficacité le fait souffrir intérieure.
ment et le gêne. Jour après jour, il essaye de tourner les méthodes
bureaucratiques et les ordres venus d'en haut. II enregistre le gas-
pillage continuel de la force de travail de la classe ouvrière, qui
résulte d'une utilisation défectueuse des ressources techniques ou
d'une mauvaise administration. Il tente en vain de mener une lutte
contre la paperasserie, le laisser-aller et la bureaucratie.
Il voudrait que chaque, homme qui participe à la production sente
qu'il est indispensable d'accomplir sa tâche avec célérité et que
chacun participe intelligemment à la tâche de remédier à toutes les
défectuosités techniques et organisationnelles dans la sphère de la
production.
L'ouvrier exprime sa haine des systèmes dits de salaire stimu.
lant, en disant que c'est lui-même qui devrait rédiger les contrats
. syndicats patronat. Ce n'est rien moins là que dire que les relations
industrielles existantes doivent être renversées. Mais c'est aussi
encore beaucoup plus. Cela signifie qu'il veut arranger sa vie à
l'usine de telle manière qu'il puisse satisfaire son désir de faire du
travail bien fait, en sachant que cela e'n vaut la peine, ainsi que son
désir de vivre en bonne entente avec ses camarades de travail. il
ëst profondément ancré dans la mentalité de l'ouvrier que le travail
c'est le fondement même de son existence. Faire de son travail
quelque chose qui ait un sens dans son existence, un mode d'expres.
sion de l'ensemble de sa personnalité, voilà ce qu'il voudrait faire
passer dans les faits.
C'est parce que je sens moi-même cela et que je le vois autour de
moi que je suis un militant révolutionnaire socialiste. Le socialisme
n'est pas seulement un souhait pieux. C'est dans la vie quotidienne
qu'il doit s'engendrer et dans les luttes des ouvriers et il doit leur
apporter une nouvelle vie dans ce qui leur est le plus proche et
qui est aussi le plus proche à la société elle-même : leur travail.
134
Ce n'est pas aux dirigeants actuels de la société de résoudre un
tel problème. Ils ont fait la preuve, aussi bien à l'usine qu'en dehors,
de leur incapacité. C'est des ouvriers eux-mêmes que sortiront les
hommes et les femmes qui dirigeront et guideront l'extraordinaire
soulèvement à venir. Aujourd'hui, dans l'usine, ils s'éduquent et sé
forment à entreprendre une complète réorganisation de la produc-
tion qui soit basée sur la libération des capacités humaines dans le
procès de production,
De puissantes forces préparent aujourd'hui la réalité socialiste
de demain. En tant qu'ouvrier et que militant révolutionnaire socia.
liste, je fais partie de ces forces. C'est cette conscience qui m'a
permis d'apprendre à voir clair au sεin de la confusion. Je.coin-
prends qu'avec le socialisme, les ouvriers accèderont à la dignité
que le capitalisme ne peut leur procurer et, en tant que révolution-
naire socialiste, j'ai été capable de rendre clair pour moi et les
autres ouvriers ce que signifie la révolution montante au moyen de
laquelle les ouvriers crééront un monde nouveau pour eux-mêmes
et pour le re de l'humanité.
Paul ROMANO.
FIN
135
LA VIE DE NOTRE GROUPE
BILAN D'UNE ANNEE
Avec le numéro qui paraît aujourd'hui, s'achève la première année de
* Socialisme ou Barbarie » et aussi la première année d'ex ence publique
de notre groupe. Un bilan sommaire de notre activité pendant cette périodo
nous semble, à cette occasion, utile pour nous-mêmes et pour les camarades
qui suivent avec sympathie notre effort.
Il est nécessaire de rappeler en quelques mots la perspective historique
sur laquelle nous avons fondé notre travail. Nous pensons que la troisième
guerre mondiale, vers laquelle les deux blocs d'exploiteurs en lutte s'ache-
minent inexorablement, marquera le point culminant de l'évolution de la
société moderne ; par la crise objective des systèmes sociaux, par l'achè.
vement de l'expérience que les masses font actuellement de toutes les
formes d'exploitation, y compris la forme d'exploitation bureaucratique, par
le fait que cette expérience arrivera à son plus haut point au moment
où les masses seront en possession des armes, cette guerre ouvrira des
possibilités révolutionnaires inconnues auparavant. La base de ces possi-
bilités sera précisément la maturation accélérée de la conscience du prolé
tariat et sa capacité de jouer un rôle historique autonome, résultant toutes
les deux de l'évolution objective de la société. Mais la victoire des forces
du socialisme sur celles de la barbarie dépendra d'une manière décisive
de l'existence et du rôle positif d'une direction révolutionnaire mondiale
qui, de toute évidence, n'existe pas actuellement. Si le développement des
capacités et de la conscience du prolétariat est essentiellement le résultat
du développement de la société, elle-même, sur lequel l'action d'individus
ou de groupes ne peut pas, en général, avoir d'influence prépondérante,
en revanche la construction d'une direction révolutionnaire est la tâche
propre des militants conscients. Le temps qui nous sépare de l'explosion de
la guerre est le délai qui nous est historiquement imparti pour la construc-
tion de cette direction.
La réalisation de cette tâche est naturellement déterminée par les
conditions historiques concrètes dans lesquelles nous sommes situés et plus
particulièrement par la situation actuelle du mouvement révolutionnaire
organisé. Résumons ces deux aspects du problème, en commençant par le
second, qui est empiriquement le plus proche.
On ne peut partir que de la constatation évidente que le mouvement
révolutionnaire organisé se trouve aujourd'hui et, en fait, depuis de
nombreuses années plongé dans un état d'émiettement, équivalant à sa
disparition totale. Mais on ne peut pas non plus se cacher que cet état
136
n'est pas dû à un simple « réeul », un rapport de forces matérielles défavo-
rable, mais, traduit une crise idéologique et politique profonde. La racine
de cette crise peut être définie ainsi: dans l'esprit des militants d'avant-
garde, la validité de l'analyse marxiste traditionnelle de la société, celle
du programme et de la perspective socialiste, la notion même de la direc-
tion révolutionnaire, ont été profondément mises en doute. Il est superflu de
revenir sur les raisons de ce doute, qui est non seulement justifié, mais
positif, en tant qu'il démontre une conscience, ne serait-ce que partielle, de
la réalité et des problèmes nouveaux. Les bouleversements du monde
moderne se succèdent à un rythme toujours plus rapide ; la structure de
la société d'exploitation se modifie profondément; le programme, considéré
auparavant comme le programme de la révolution, est utilisé par la bureau-
cratie pour l'instauration d'un régime d'exploitation totalitaire ;
un siècle
de luttes organisées du prolétariat semble se solder par des résultats
purement négatifs ; et, à cette situation, les organisations, groupes et sectes
de gauche se révélèrent, pendant un quart de siècle, incapables de répondre
autrement que par une simple répétition des idées héritées, accompagnées
de critiques de la tactique de la bureaucratie sta nne. Elles
naient ainsi une « fidélité » abstraite aux principes du marxisme, mais
rendaient en même temps ce marxisme absolument vain, ne pouvant servir
ni à la compréhension de la réalité, ni à l'orientation d'une action positive
et féconde. La structure de la société d'exploitation est restée pour eux là
où l'avait laissée Lénine; si certains ont parlé de « capitalisme d'Etat »
ou de « bureaucratie », il s'agissait neuf fois sur dix d'un simple change-
ment de vocables, sans contenu nouveau. Le programme de la révolution
socialiste, c'était toujours le programme de 1917; l'énorme expérience
fournie par la dégénérescence de la révolution russe et par trente années de
développement historique n'y a apporté pour eux aucun changement essen-
tiel. Enfin, on chercherait en vain parmi ces courants une conception
concrète. et correcte concernant la construction d'une nouvelle direction
révolutionnaire. Non seulement, les bases idéologiques et programmatiques
de cette construction leur faisaient et leur font toujours défaut, mais le
problème crucial pour la formation d'une direction prolétarienne, le problème
de son insertion dans la lutte de classes effective, n'a même pas pu être
correctement posé. Pour les uns, la question ne se posait même pas, puis-
qu'ils affirmaient que la lutte de classes « disparaît » pendant les périodes
de « recul » ou, ce qui aboutit au même résultat, que le contenu de cette
lutte s'identifie complètement avec la forme inédéquate ou positivement
réactionnaire qu'elle peut revêtir ; la seule « tâche » qu'ils s'assignaient
ainsi était le maintien de leur pureté idéologique. Ce fut le courant bordi-
guiste et les sectes qui en sont issues qui représentèrent, avec le plus de
conséquence, cette position de stérilité pure élevée à la hauteur d'un prin-
cipe. Pour les autres, c'est-à-dire les trotskistes et les tendances similaires,
ce fut au contraire l'impatience de se mêler à tout prix au mouvement de
sur la base d'une simple copie de la tactique léniniste,
comprendre que les nouvelles conditions de la lutte de classe exigeaient
l'élaboration de nouvelles méthodes d'intervention dans cette lutte qui
les a conduits à un délayage opportuniste de plus en plus éhonté de cette
même tactique léniniste et à leur isolement complet par rapport à la classe
ouvrière.
Nous ne sommes pas des moralistes, et notre propos n'est pas d'établir
les bons et les mauvais points que les courants, groupes ou personnes qui
ont existé depuis 1923 ont mérité. Ce qui a été fait a été fait et il est plus.
que probable qu'il ne pouvait pas en être autrement. Mais, au problème
politique qui est posé, et qui se résume dans la question : a-t-il existé
masse
sans
137
pendant cette période, existe-t-il aujourd'hui une organisation d'avant-
garde qui ait répondu aux tâches posées par la période historique ? on ne
peut répondre que négativement. Aucune des organisations de cette période
n'a maintenu la théorie révolutionnaire au niveau où l'avaient porté les
grands militants de l'époque classique ; aucune n'a ajouté quoi que ce
soit d'essentiel au programme de la révolution; aucune n'a pu intervenir
réellement dans la lutte des classes. Aucune ne peut donc prétendre
aujourd'hui être la base de départ, sous quelqu'aspect que ce soit, pour
la reconstruction du mouvement.
Tout ceci ne signifie pas .que le rôle de ces organisations ait été unique-
ment négatif; elles ont permis de conserver (avec les plus et les moins que
l'on peut apporter à cette appréciation lorsqu'il s'agit de tel ou de tel
autre groupe) pendant cette période et vraisemblablement sous la seule
forme sous laquelle cela pouvait alors être fait la continuité du mouve-
ment, l'héritage idéologique du marxisme-leninisme, les traditions révolu-
tionnaires ; elles ont assuré la formation de militants, bien que cette forma-
tion très limitée, quantitativement et qualitativement, ne pouvait que refléter
très exactement la limitation idéologique de ces courants et leur inefficacité
réelle. Mais la situation radicalement différente qui existe aujourd'hui, la
possibilité d'une construction réelle de la direction révolutionnaire, enlève
les dernières justifications à l'existence de ces courants, groupes et sectes,
et pose comme tâche leur liquidation politique. Cette liquidation qui s'impose
à la fois par la confusion et l'insuffisance de leurs positions idéologiques
et programmatiques, et par le caractère en grande partie négatif de la
formation qu'elles donnent à leurs militants, doit se faire à travers un
processus de regroupement, qui signifiera à la fois l'élimination des scories
idéologiques et humaines et la fusion des idées et des éléments
valables au sein d'une nouvelle organisation d'avant-garde. C'est parce
qu'une telle organisation est possible aujourd'hui que les survivances du
passé peuvent et doivent disparaître ; et par leur disparition, ce qu'elles
peuvent avoir formé de valable pourra être libéré pour participer à un
travail positif.
En affirmant que la construction d'une direction révolutionnaire est actuel-
lement non seulement indispensable, mais encore possible, nous faisons
plus qu'émettre un vou ou exprimé une volonté: nous basons cette possi-
bilité sur l'analyse des données objectives. Nous avons essayé ailleurs
de montrer que les conditions permettant un développement de l'idéologie
révolutionnaire ont été posées par la cristallisation des phénomènes sociaux
nouveaux qu'a amenée la fin de la deuxième guerre mondiale ; plus préci-
sément, l'expansion du capitalisme bureaucratique, la démonstration objec-
tive de sa consistence en tant que système d'exploitation succédant au
capitalisme monopolisateur, mais en même temps l'éclatement de ses
contradictions internes permettent de lever la confusion presqu'inévitable
qui avait pu régner autour des notions de l'étatisation et de la bureau-
cratie. Les mêmes raisons permettent en fin de compte l'élaboration beau-
coup plus concrète que par le passé du programme révolutionnaire, puisque
davantage que ne saurait le faire la simple critique théorique, l'expérience
elle-même s'est chargée de montrer l'ambiguité formidable qui dominait le
programme bolchévik traditionnel et d'indiquer la voie dans laquelle cette
ambiguité pouvait être supprimée, la voie de l'affirmation du rôle autonome
et du pouvoir propre du prolétariat dans la révolution.
Mais non seulement sont données les possibilités d'une élaboration idéolo-
gique et programmatique, mais aussi les éléments humains pour une orga-
nisation révolutionnaire. Et ceci sous deux formes. D'abord, une série de
.
138
militants des groupes traditionnels de, gauche, prennent de plus en plus
conscience de l'impasse historique devant laquelle sont placés ces groupes
et de la stérilité à laquelle ils sont condamnés. Ensuite, il existe indénia-
blement au sein de la classe elle-même une avant-garde anonyme qui,
pour être diffuse ou dispersée, n'en est pas moins arrivée à une compré-
hension fondamentalement juste des conditions et des problèmes qu'affronte
actuellement la lutte contre l'exploitation.
Mais cette lutte ne s'arrête à aucun moment et, au fur et à mesure que
la bureaucratie s'incarne dans la réalité, l'opposition entre ses intérêts et
ceux des ouvriers tend à apparaître clairement. Il est donc inévitable que
certains secteurs de la classe ouvrière et certaines de ces luttes tendent à
se dégager de l'emprise bureaucratique, offrant ainsi un terrain objectif
pour l'intervention de la direction révolutionnaire en voie de construction
dans le mouvement de la classe.
C'est en fonction de ces idées que nous nous sommes fixé comme tâches
principales.
a) La définition des bases idéologiques et programmatiques d'une orga-
nisation révolutionnaire;
b) La liquidation, politique et organisationnelle, de l'héritage du passé ;
c) L'assimilation de l'avant-garde ouvrière diffuse en vue de l'interven-
tion politique et matérielle dans les luttes ouvrières.
S'être posé ces tâches n'est pas une caractéristique particulière ; ce sont
là des tâches permanentes, qui ne pourront être achevées que par la vic-
toire de la révolution et qui ont été constamment posées par le mouvement
révolutionnaire digne de ce nom. Ce qui donne un caractère particulier à
notre travail outre le contenu concret découlant de l'époque particulière
dans laquelle nous vivons c'est l'obligation de commencer par le com-
mencement, résultat d'une crise du mouvement révolutionnaire qui n'avait
jamais auparavant atteint une telle profondeur.
1
De ce fait, bien que les tâches mentionnées soient intimement liées les
unes aux autres, nous ne pouvions les aborder que dans un certain ordre,
ordre qui s'est trouvé refléter par la force même des choses une priorité
logique. Sur le plan des idées, notre effort a porté surtout sur l'élaboration
théorique, car les problèmes programmatiques proprement dits ne pouvaient
être correctement abordés qu'après une analyse de la société contempo-
raine. De même, notre travail politique et organisationnel s'est dirigé tout
d'abord vers les camarades déjà formés et qui nous étaient les plus pro-
ches, ceux des groupes de gauche existants, le travail en direction de
l'avant-garde des usines ne pouvant venir qu'ensuite, lorsqu'à la fois les
forces de notre groupe se seront développées er nos positions programmati-
ques précisées.
La première année de « Socialisme ou Barbarie w.
»)
* Socialisme ou Barbarie » n'est pas et n'a jamais été, dans notre
conception, ni une simple revue de discussion, ni un « organe théorique
d'un groupe politique. Son objectif était et reste plus 'vaste : être l'instrument
de la nouvelle élaboration idéologique et programmatique indispensable à
la reconstruction du mouvement révolutionnaire. L'analyse de la société
moderne, la perspective révolutionnaire, le programme prolétarien sont
les axes qui ont déterminé l'orientation de la revue et continueront à la
déterminer dans l'avenir.
Evidemment, dans les limites de toutes sortes que pose l'espace d'une
139
année, ce ne sont que les débuts de ce travail qui pouvaient être réalisés ;
mais il faut aussi se rendre compte que d'autres facteurs, plus importants
encore, compliquaient notre tâche.
D'abord, nous ne pouvions traiter les problèmes qu'en fonction d'une
conception d'ensemble. Si les grandes lignes de cette conception étaient
pour nous claires avant même la parution de la 'revue, son élaboration
précise était et reste encore amplement à faire. Dans un sens, on
peut dire que cette conception se crée au fur et à mesure que nous abor-
dons des nouveaux problèmes. Il nous est par conséquent impossible
d'éviter que les textes soient trop longs et qu'ils contiennent des dévelop-
pements généraux qui débordent leur objet concret. Ensuite, nous ne pou-
vions pas ignorer l'existence de courants ou de conceptions qui ont effecti-
vement ou prétenduement représenté pendant toute une période le mouve-
ment d'avant-garde et qui continuent à dresser un écran entre l'avant-garde
ouvrière et les problèmes tels qu'ils se posent réellement. Nous avons dû,
par conséquent, démolir en même temps que construire, et consacrer à la
polémique contre ces courants et ces conceptions, une place importante.
C'est dans ce cadre qu'il faut placer le premier volume de « Socialisme
ou Barbarie » pour le juger. Bien que son contenu ne représente pas un
plan détaillé tracé d'avance, les textes qui s'y trouvent correspondent aux
préoccupations les plus urgentes de notre époque et contiennent les élé-
ments des réponses que nous voulons y apporter. Ainsi, dans l'article
« Socialisme ou barbarie », publié dans le premier numéro, nous avons tâché
de montrer que le capitalisme mondial, sous la poussée de la loi de la
concentration, est en train de dépasser le stade des monopoles et d'entrer
dans une phase d'étatisation totale de l'économie ; que cette étatisation
soit se manifeste dans la fusion de la bureaucratie économique et étatique
avec l'obligarchie financière, soit s'accomplit par l'éviction violente de cette
dernière par la bureaucratie ouvrière ; qu'à cette concentration des forces
productives sur le plan national correspond une lutte internationale entre
les groupements d'exploiteurs qui dépassent l'impérialisme financier et
entrent en conflit, non plus pour le repartage des colonies, mais pour la
domination totale du monde ; et que l'achèvement de ce processus, par la
victoire complète d'un groupement d'exploiteurs ou la bureaucratisation
intégrale de l'économie et de la société, signifierait l'épuisement des forces
d'expansion du capitalisme, sa fin historique et l'entrée de l'humanité dans
une phase de stagnation et de régression, correspondant à la barbarie. La
seule force pouvant s'opposer à ce cours reste la classe prolétarienne, dont
le potentiel révolutionnaire, matériel et conscienciel, connaît lui aussi un
développement aussi longtemps que la société capitaliste n'est pas arrivée
à la fin de son histoire ; nous avons montré que le trait constant de l'his-
toire de la classe ouvrière est non seulement sa lutte contre l'exploitation,
mais le contenu et l'orientation révolutionnaire qu'elle donne à cette lutte ;
qu'ainsi les diverses étapes qu'a parcourues le mouvement prolétarien
correspondent aux degrés de formation d'une expérience objective et d'une
conscience politique au sein de la classe et que la phase actuelle de bureau-
cratisation du mouvement est le moment ultime de ce processus parce qu'elle
pose objectivement les conditions nécessaires pour la dernière clarification
du problème de la révolution aux yeux du prolétariat à savoir que le
contenu de la révolution ne peut être autre que la réalisation du pouvoir
propre de la classe ouvrière, par sa gestion intégrale de l'économie, de
l'état, de la société. Dans l'article « La consolidation temporaire du capita-
lisme mondial », nous avons essayé de montrer en quoi consiste la déca-
dence du capitalisme, comment la concentration de l'économie en est le
moteur, et en quoi cette décadence du capitalisme n'arrête pas le dévelop.
140
nous
pement des premisse's objectives et subjectives de la révolution. Nous avons
également montré que la consolidation temporaire du capitalisme depuis
1948 ne signifie nullement une nouvelle stabilisation historique de ce système,
mais prépare sa nouvelle crise qui conduira inévitablement à la troisième
guerre mondiale. Le problème de la bureaucratie étant le problème crucial
pour la compréhension de la société actuelle, nous y avons consacré plu-
sieurs textes. « Les rapports de production en Russie » tendaient à dissiper
la confusion largement répandue sur le caractère soi-disant « socialiste » de
l'étatisation et de la planification staliniennes ; avons essayé de
montrer, sur plan théorique et sous certains aspects concrets, en quoi
l'exploitation bureaucratique du proletariat russe est le dernier aboutisse-
ment des rapports de production capitalistes, exprimant l'asservissement
complet de l'ouvrier au cours de la production et son expropriation radicale
du produit de son travail; nous y avons démontré que la théorie de la
« rareté du travail qualifié » était une théorie fausse et réactionnaire,
servant de justification à l'exploitation bureaucratique. Nous avons poursuivi
une tâche analogue dans l'article : « L'exploitation de la paysannerie dans
le capitalisme bureaucratique » et en publiant « les kolkhoz après la
guerre ». L'article « La bureaucratie yougoslave » vise à dissiper la nou-
velle mystification bureaucratique que d'aucuns tendent à répandre dans
le proletariat, en montrant que les tendances vers l'autonomie nationale
de la bureaucratie sont le produit même de sa nature de classe exploiteuse
et que, par ailleurs, elles n'ont aucune chance historique. La série d'arti-
cles sur
« La guerre et notre époque », dont les deux premiers ont été
publiés dans ce volume, vise à montrer l'interdépendance entre l'évolution
des guerres modernes et le développement économique, politique et social,
la nécessité d'une stratégie et d'une tactique révolutionnaires propres au
prolétariat et le développement des conditions objectives permettant la
solution du problème fondamental qui se pose au proletariat sur le plan
matériel, c'est-à-dire l'appropriation consciente et collective des moyens de
la violence.
Le document « L'ouvrier américain » décrit certains aspects des plus
profonds et des plus élémentaires de la formation du prolétariat moderne,
de son appropriation des techniques productives et de ses capacités ges-
tionnaires, de sa réaction contre l'anarchie capitaliste et bureaucratique de
la production, de sa lutte contre l'exploitation, en un mot de la formation
des éléments d'un nouveau type d'humanité au sein même de l'aliénation
capitaliste. L'article sur « Babeuf et les débuts du communisme ouvrier »
et l'analyse du livre de Duveau la classe ouvrière sous le Second
Empire ») visaient à montrer l'unité profonde qui existe dans le développe-
ment du proletariat et de son mouvement politique, même lorsqu'on en
considère les phases les plus reculées.
Nous avons essayé d'aborder certains aspects du problème de la bureau-
cratisation des organisations de la classe dans l'article sur le « Cartel des
syndicats autonomes ». La fusion entre la bureaucratie syndicale et l'appa-
reil étatique, mais surtout l'appareil de gestion de la production, dont cette
bureaucratie devient partie intégrante en tant que gestionnaire de la force
de travail, marque la fin historique du syndicalisme en tant que mouve-
ment prolétarien. Les problèmes revendicatifs auxquels mouvement
épondait se posent désormais dans des termes nouveaux et la faillite des
formes d'organisation syndicale indique que seuls des organismes autonomes
du prolétariat peuvent désormais répondre à ces tâches. La résolution sur
« Le parti révolutionnaire » essayait de montrer à la fois pourquoi les bases
traditionnelles de la conception du parti (introduction de la conscience socia-
liste" dans le proletariat « du dehors i par le parti) étaient erronnées, et
се
141
.
pourquoi la crise de cette conception leniniste du parti ne signifie nulle-
ment une négation de l'idée du parti elle-même. La nécessité de prendre
publiquement position sur ces problèmes pratiques et urgents nous a décidé
à publier ces deux textes, bien que nous soyons parfaitement conscients du
besoin d'une élaboration beaucoup plus poussée de ces problèmes.
Enfin, l'article « 1948 » et les notes sur la situation internationale ont
essayé d'offrir une analyse de la situation mondiale au fur et à mesure
de son évolution, chose indispensable si l'on veut montrer la capacité d'une
théorie à rendre compte de la réalité concrète et à guider à travers les
changements continus de celle-ci.
Quelles sont les carences de ce premier volume ? Et quelles sont les
tâches principales que nous nous proposons pour l'année qui s'ouvre ?
Sur le plan technique d'abord, il y a l'irrégularité de la parution de la
Revue. Nous nous expliquons là-dessus par ailleurs. Il y a surtout le fait
que la revue reste « difficile à lire ». Abstraction faite de la question des
capacités des rédacteurs, il faut comprendre que cette difficulté tient à ce
que les problèmes eux-mêmes sont difficiles, qu'ils ont été par dessus le
marché embrouillés à souhait par les conceptions fausses qui ont encore
actuellement cours et que, par suite de la longue stagnation idéologique
du mouvement, les militants et les ouvriers avançés ont perdu l'habitude
de considérer les textes comme des objets de travail pour le lecteur lui-
même. Mais il est aussi certain que nous sommes encore loin d'avoir épuisé
les possibilités d'être clairs et compréhensibles.
Pour ce qui est du fond, les critiques que nous pouvons nous adresser
concernent essentiellement l'indigence de la revue sur les questions pro-
grammatiques. Cette indigence reflète le retard de notre propre travail
ces questions résultat de la limitation du temps et des forces
mais surtout un ordre de priorité logique inévitable entre l'analyse objective
de la société et l'élaboration d'un programme révolutionnaire.
su
Ce bilan et cette critique montrent à nos yeux que nous
avons déjà
franchi une étape importante de notre travail. Tout en ayant conscience
des limitations et des carences des textes publiés, nous
pensons qu'ils
iorment une base de travail, qui nous permettra à la fois d'alléger les
textes à venir, de leur donner un caractère plus concret et plus approfondi
et d'accélérer notre élaboration. Toutefois, si nous continuerons à publier
des articles théoriques de contenu général, nous savons que l'on ne
peut répondre aux problèmes d'une ampleur inégalée posés aujourd'hui
que par la publication d'ouvrages plus vastes, excédant les cadres d'une
levue. Mais nos projets sur ce point sont forcément plus lointains.
Les principaux textes qui seront publiés par la revue s'axeront autour
des questions programmatiques. Nous espérons publier dans le prochain
numéro un projet provisoire de programme d'ensemble ; des textes sur
l'économie socialiste, le parti révolutionnaire, les luttes revendicatives, la
question syndicale, la question coloniale et les questions militaires seront
publiés par la suite.
Au point de rencontre de ces deux optiques théorique et programma-
tique se situe la critique des théoriciens, ouverts ou camouflés de la
bureaucratie, tels que Bettelheim, Burnham, Fourastié ou Friedmann, pour
n'en nommer que quelques-uns. Leurs conceptions sur le rôle « progressif »
de la bureaucratie, sur le déclin ou la « crétinisation » du prolétariat répan-
dues actuellement que ce soit sous la forme « savante » ou sous la
forme vulgaire tendent à la fois à justifier l'exploitation bureaucratique
et à démoraliser le prolétariat. Répondre à ces conceptions, démasquer la
142
mysiification bureaucratique et montrer le développement des capacités
révolutionnaires et socialistes du prolétariat, est une partie essentielle de
la lutte idéologique de l'avant-garde.
Nous pensons enfin donner un caractère plus complet et plus appro-
fondi aux Notes sur la situation internationale, et surtout dégager certains
aspects concrets de la vie des usines et des luttes ouvrières. Les textes
sur les récentes grèves publiés dans ce numéro marquent un début de
réalisation de ce projet.
Reste un aspect des plus importants de la vie de la revue, le contact
avec les lecteurs. Bien que les résultats de la diffusion de la revue ne
soient pas particulièrement brillants, nous ne pouvons pas, si, nous tenons
compte du caractère de la revue et des conditions politiques actuelles, en
être raisonnablement mécontents. Mais ce qui laisse à désirer c'est, beau-
coup plus que l'extension de l'influence de la revue, le caractère de cette
influence. La grande majorité des lecteurs de la revue semblent la consi-
dérer uniquement comme une collection de textes de lecture et ne se posent
pas le problème d'un contact politique avec nous. Nous ne saurions incri-
miner de ce fait personne d'autre que nous-mêmes et, abstraction faite des
conditions objectives qui font actuellement que les militants les plus
réfléchis sont en même temps les moins empressés à s'engager dans une
action quelconque nous pensons que le développement de notre tra-
vail, réfleté dans la revue, apportera un changement dans cette situation.
Nous tenons cependant à répéter que la revue est ouverte à ses lecteurs
et que nous ne demandons pas mieux que de discuter avec eux lorsqu'ils
le demandent.
Nous avons essayé de donner une forme collective et organisée à ces
discussions par les réunions' des lecteurs. Nous avons rendu compte, dans
les numéros précédents, des deux premières réunions qui ont eu lieu
avant les vacances. La place nous manque pour rendre compte de la
troisième réunion qui s'est tenue après la parution du n° 4 et à laquelle
assistaient environ quarante camarades. Le défaut principal de ces réunions
a été la place considérable qu'y ont pris les interventions de camarades
d'autres groupes de gauche et les discussions doctrinales et parfois stériles
qu'elles ont provoquées. Le progrès qu'a marqué notre travail de regrou-
pement fera disparaître les raisons de ce phénomène et nous permettra
de donner à ces réunions leur véritable caractère, c'est-à-dire la discussion
des problèmes que se pose le public :: anonyme de la revue.
>
Les réunions sur l'oeuvre de Lénine.
Les réunions sur l'oeuvre de Lénine, que prévoyait notre plan de travail
pour l'année et que nous avions annoncées dans le no 4 de ü Socialisme
ou Barbarie », se sont tenues régulièrement depuis le mois de novembro
au rythme bi-mensuel qui était prévu. Jusqu'ici les points suivants ont été
traités :
Le 11 novembre : Introduction générale ; méthode à suivre ; caractéri-
sation anticipée du leninisme.
Le 26 novembre : Le développement du capitalisme en Russie.
Le 9 décembre: La stratégie du prolétariat dans la révolution bourgeoise-
démocratique.
Le 6 janvier : La conception et la construction du parti révolutionnaire.
Le 20 janvier : L'analyse de l'impérialisme aspects économiques et
sociologiques.
143
(
Le 3 février : L'analyse de l'impérialisme aspects politiques. La ques-
tion nationale. Le défaitisme révolutionnaire.
Le 3 mars : La question de l'Etat.
Les exposés qui suivront traiteront des questions ci-dessous :
Huitième exposé, le 17 mars : La révolution de 1917.
Neuvième exposé, le 31 mars : Les tâches du parti après la révolution
Le communisme de guerre.
Dizième exposé, le 14 avril : La III® Internationale.
Onzième exposé, le 28 avril : La question agraire. La question coloniale.
Douzième exposé, le 12 mai: La discussion sur les syndicats. La NEP.
Treizième et quatorzième exposés, le 26 mai et le 9 juin : Matérialisme
et empiriocriticisme ».
Quinzième exposé, le 23 juin : Les derniers écrits de Lénine. Premières
conclusions.
Seizième exposé, le 7 juillet : La signification du Léninisme.
La participation de lecteurs de la revue à ces réunions n'a pas été
négligeable, mais elle aurait été sans doute plus satisfaisante si un
malentendu n'avait pas existé quant au caractère des réunions. Celles-ci
ne sont pas, en effet, des réunions éducatives au sens traditionnel du
terme, mais beaucoup plus des réunions de recherche. L'exposé du rap-
porteur est essentiellement critique, et une grande partie de la réunion
est consacrée à la discussion collective des problèmes traités. Le résumé
du premier exposé, que nous donnons ici, indique l'esprit dans lequel les
problèmes sont abordés au cours de ces réunions.
La nécessité d'étudier l'oeuvre et l'action de Lénine découle tout d'abord
du besoin pour l'avant-garde de soumettre à un examen critique son
héritage du passé; la confusion qui prévaut généralement sur le rapport
entre leninisme et stalinisme rend ce besoin encore plus impératif. Le fait
que le leninisme fut, en somme, le premier essai d'une réponse d'ensemble
à toutes les questions programmatiques et pratiques qui se posent pour
le mouvement révolutionnaire, qu'il s'est le premier placé sur le terrain
d'une stratégie et d'une tactique révolutionnaire mondiale, que son action
a eu d'un bout à l'autre un caractère exemplaire jamais réalisée à une
telle échelle avant ou après, montrent qu'il n'y a pas actuellement d'élabo-
ration possible du programme révolutionnaire
bilan clair du
leninisme.
Mais cette étude n'est possible qu'en considérant le leninisme comme
une phase déterminée du mouvement ouvrier. Celui-ci doit être examiné
comme un phénomène historique objectif et les phases de son développe- :
ment comme exprimant les modifications de l'économie capitaliste et de la
place du prolétariat comme force productive essentielle de la société, les
transformations de la structure sociale et enfin l'évolution propre de la cons-
cience du prolétariat au cours de sa lutte contre l'exploitation. De ce point de
vue, le leninisme se situe indubitablement entre deux phases du mouvement
ouvrier, la phase dominée par la bureaucratie réformiste et celle dominée
par la bureaucratie totalitaire stalinienne.
Comment caractériser son contenu ? Les conceptions qui voient dans le
léninisme une adaptation du marxisme à la situation d'un pays arriéré
(gauchistes hollandais) sont visiblement superficielles et incapables d'expli-
quer précisément son extension et son influence mondiale. La définition
donnée par Staline (« Le leninisme est le marxisme de l'époque impéria-
liste ») est incontestablement beaucoup plus vraie, à condition de concevoir
le terme « impérialisme » sous son acceptation limitée, couvrant l'impéria-
lisme classique (1900-1930). En effet, les problèmes auxquels le leninisme
sans
un
144
attacha l'importance principale (lutte contre le réformisme, question 'natio-
nale, révolution bourgeoise démocratique, guerres impérialistes et défai-
tisme révolutionnaire, etc.) sont des problèmes typiques de cette phase du
capitalisme, mais surtout le contenu des réponses qu'il y a donnges a été
déterminée par la structure économique et sociale de l'époque.
Pour caractériser sommairement le contenu idéologique fondamental du
leninisme, on ne peut partir que de la contradiction qui existe entre son
esprit révolutionnaire et prolétarien dans l'ensemble, et sa conception des
rapports entre la classe et sa direction. L'idée léninienne fondamentale de
la monopolisation de la conscience socialiste par le parti, d'un corps stable
et inamovible de dirigeants révolutionnaires professionnels, l'idée du
a contrôle ouvrier » et non de la gestion ouvrière comme formulation
des rapports du prolétariat avec la production après la prise du pouvoir,
aboutissent inéluctablement à une séparation structurelle des dirigeants et
des exécutants au sein de la classe et, en tant que telles, contiennent
incontestablement le germe de l'idéologie bureaucratique.
La racine de cette contradiction se trouve dans le fait que le leninisme
n'a pas de base économique propre. Il ne peut se créer une base écono-
mique que soit par la gestion ouvrière ce qui serait en harmonie avec
contenu révolutionnaire profond, mais contredit sa conception des
rapports entre la classe et sa direction soit par la dictature sur le prolé-
tariat et la consolidation de la direction de la classe comme bureaucratie
totalitaire exploiteuse. Cette contradiction explique à la fois pourquoi le
leninisme, en tant que courant prédominant dans le mouvement ouvrier
mondial, 'n'a exprimé qu'une courte phase de transition (1917-1923) et pour-
quoi son : éclatement a donné naissance à des courants (la bureaucratie
stalinienne, d'un côté; les courants oppositionnels d'un autre) qui ont
exprimé ou tenté d'exprimé les deux termes antithétiques qu'il contenait.
son
Nous pouvons pas ici résumer l'ensemble des exposés et des discussions
parfois très fécondes qui les ont suivis. Certains de ces exposés pourront
former la base d'articles qui seront publiés dans la revue.
Le travail de regroupement.
Nous avons indiqué plus haut dans quel cadre historique et politique
se place pour nous la tâche de liquidation de l'héritage politique et orga-
nisationnel du passé et de fusion de ses éléments valables au sein d'une
nouvelle organisation. Le travail que nous avons entrepris dans ce sens
se situe tout d'abord sur le plan français. Il a pris jusqu'ici la forme de
discussions entre notre groupe et certains des groupes de gauche existant
en France, c'est-à-dire :
Le groupe bordiguiste français (fraction française de la gauche
communiste ;
Le groupe « Internationalisme », issu du courant bordiguiste dont il
s'est séparé il y a trois ans.
Un groupe français (Union ouvrière internationale) et
groupe
espagnol, sortis en 1948 de l'organisation trotskiste sur la base de la
conception de la Russie comme société capitaliste d'état et du rejet du. mot
d'ordre des nationalisations.
un
Les discussions avec le groupe bordiguiste (F.F.G.C.) ont occupé. quatre
réunions, dont les sujets étaient : L'évolution actuelle du capitalisme (bour-
geoisie et bureaucratie); conscience de, classe et parti;, la dictature du
145
au
prolétariat et la société socialiste ; la perspective révolutionnaire et les
tâches actuelles de l'avant-garde. Il est utile d'indiquer ici que nos diver-
gences avec ce que l'on peut considérer comme la position bordiguiste
traditiośnelle et que l'on trouve exprimée dans la revue « Prometeo », que
publie le parti bordiguiste italien, peuvent être résumées dans les points
suivants :
1) Tout en utilisant le terme a capitalisme d'Etat » pout caractériser la
société actuelle, les bordiguistes lui donnent un contenu qui ne différencie
nullement, quant au fond, ce régime du capitalisme traditionnel; en parti-
culier, ils ne voient ni la modification des lois économiques qu'il entraîne,
ni la relève de la bourgeoisie traditionnelle par une bureaucratie qui, tout
en personnifiant le capital dans la dernière phase de son histoire, n'en
constitue pas moins une couche sociale nouvelle.
2) Tenants de la position léninienne poussée à l'extrême, ils refusent
non seulement l'idée d'une évolution autonome de la conscience proléta-
rienne, mais même l'idée d'un développement des capacités révolution-
naires du proletariat ; ils font dépendre exclusivement le sort de la classe
de la formation et
politique juste du parti et, considérant ce parti
comme la conscience incarnée de la révolution, lui donnent en fait et en
droit une souveraineté absolue sur la classe.
3) Ils n'apportent aucune modification programme abolchévik, se
bornant à remarquer que la seule raison de la dégénérescence de la révo-
lution russe se trouve dans la défaite de la révolution internationale et
qu'avec un rapport de forces différent sur le plan mondial, le programme
de 1917 eut été suffisant et le serait encore.
4) Enfin, ils se refusent à formuler une perspective quelconque et n'envi-
sagent pas comme possible actuellement la construction d'une organisation
révolutìonnaire (sauf en Italie).
Il est impossible de résumer ici les discussions qui ont eu lieu entre
la F.F.G.C. et notre groupe sur ces problèmes. Nous avons quant à nous
le sentiment net que ces positions se sont avérées objectivement indéfen-
dables. La preuve en a été offerte par le dégagement, au sein de la
F.F.G.C., de deux tendances. L'une, tout en abandonnant plus ou moins la
conception bordiguiste sur le « capitalisme d'Etat » et en reconnaissant ainsi
implicitement la vérité de nos idées sur cette question, maintient sa position
sur les autres questions et pense que s'il faut en discuter, cette discussion
ne peut se faire qu'au sein de l'organisation bordiguiste, c'est-à-dire essen-
tiellement avec le P.C.I. italien. L'autre est arrivée à un accord avec nous
sur l'ensemble des questions fondamentales et a décidé son unification
avec notre groupe. Il a été entendu avec ces camarades que le groupe
unifié proposera au P.C.I. italien la continuation de la discussion autour
de ces sujets et nous pensons · que * Prometeo » et « Socialisme ou Bar-
barie » pourront fournir le cadre de cette discussion.
Avec le groupe « Internationalisme », nous avons eu une réunion, l'objet
de la discussion étant la perspective révolutionnaire et les tâches actuelles
de l'avant-garde. Il s'est révélé rapidement qu'avec ces camarades aucun
accord n'était possible, car ce qu'ils considèrent comme leurs « positions »
et qui est en fait un assemblage d'affirmations non prouvées, fausses
chacune séparément et contradictoires dans leur ensemble n'aurait
jamais pu, n'étaient les conditions de crise et de confusion qui prévalent
actuellement, être présenté publiquement comme une plateforme politique
d'un groupe marxiste. Il suffit de mentionner que ces camarades basent
l'ensemble de leur a conception » sur l'affirmation que depuis 1913 la
production se trouve en régression constante et que la société a vécu
pendant cette période en mangeant son capital. Ils qualifient d'autre part
146
comme
d'emblée toute lutte ouvrière hormis la révolution elle-même
réactionnaire. Ces énormités sont la preuve flagrante de la décomposition
idéologique et mentale tout court à laquelle condamne irrémédiable-
ment certains militants la vie dans des minuscules sectes, dépourvues de
tout contact avec la réalité sociale. Nous ne pensons évidemment donner
aucune sorte de suite à cette réunion.
commune )
L'organisation des réunions en commun avec l'« Union ouvrière interna-
tionale » et le groupe espagnol se heurta à cette difficulté: ces camarades
voulaient surtout discuter des questions « pratiques, en vue d'une action
commune » et refusaient de placer ces discussions en conclusion d'une série
de réunions où les problèmes généraux auraient été clarifiés. Nous avons
essayé vainement de leur montrer que cette manière de faire non seulement
mettait la charrue avant les boeufs, mais rendait les discussions autour des
questions « pratiques » absolument vaines, puisque les problèmes généraux
non clarifiés surgiraient inévitablement à propos des problèmes « prati-
ques » ; qu'en plus, étant donné le caractère actuel de leur groupe et du
nôtre, « des discussions en vue d'une action
n'était qu'une
expression académique pour dire des discussions en vue de rien du tout.
Ils n'en ont rien voulu entendre et demandèrent que l'on discute : 1° du
stalinisme, 2° de l'attitude face
luttes actuelles. Autrement, ils
refusaient les discussions. Nous avons commis l'erreur de nous plier à
cet ultimatum et la première discussion qui a eu lieu (sur le stalinisme) a
prouvé par l'absurde le caractère correct de notre orientation. Aucune
clarification n'est sortie de cette discussion, où tous les problèmes (nature
de l'économie et de la société russes, nature des partis staliniens, régres-
sion ou développement des forces productives, caractère professif ou réac-
tionnaire de ce développement, transformation du proletariat « en une classe
d'esclaves » affirmée par le camarade Munis, etc., etc.) ont été embrouillés
à souhait. Nous avons décidé, en conséquence, de n'accepter de nouvelles
discussions que si un programme rationel de discussions est adopté.
aux
"
Les résultats positifs déjà acquis de ce travail, dans le secteur où ce
travail a été bien fait (avec la F.F.G.C.) ne nous empêchent pas de voir
qu'il s'agit d'un simple commencement. Il nous faudra porter ce travail
sur le plan international, qui est son véritable plan. D'autre part, en
France même, il faudrait l'élargir, car il est essentiel de regrouper toutes
les forces se trouvant, selon l'expression conventionnelle, à gauche
du stalinisme », sur des bases idéologiques et programmatiques claires.
En laissant de côté les organisations" anarchistes dont la confusion poli-
tique congénitale ne permet d'envisager le problème autrement que comme
l'assimilation d'individus ayant fait l'expérience de l'anarchisme la
question qui reste ouverte est la question du courant trotskiste. Il est évident
que ce courant n'est pas assimilable en tant que tel par une nouvelle
organisation révolutionnaire qui serait créée, car il est fondé sur des
bases politiques depuis longtemps inacceptables et il se plonge de plus en
plus dans un opportunisme bureaucratique irrémédiable. Dans la période
actuelle, il ne peut là aussi s'agir que de militants individuels prenant
conscience du caractère profondément opportuniste du trotskisme actuel. La
faillite inévitable de la politique titiste de la Ive Internationale accélèrera
cette prise de conscience, en attendant l'éclatement définitif de cette orga.
nisation au moment de la toisième guerre mondiale.
i
147
NOTES
LA SITUATION INTERNATIONALE
LES LUTTES REVENDICATIVES EN FRANCE
Depuis l'automne, les conflits revendicatifs se succèdent sans
interruption. Nous ne voulons pas ici faire un historique ou analyser
en détail ces mouvements, qui ont culminé dans les grèves commen-
cées à la fin de février. Nous essaiérons simplement d'en dégager les
traits généraux et de clarifier les termes des problèmes qu'elles
posent aux militants ouvriers.
Trois facteurs dominent clairement la situation :
a) La résistance acharnée du patronat dictée par la conscience à
la fois que la période d'expansion économique touche à sa fin et que
le rapport de force est favorable pour la bourgeoisie. C: rapport de
force est déterminé tout d'abord par des facteurs économiques : la
misère qui pèse sur les ouvriers constitue un obstacle considérable
aux cessations de travail et la menace des licenciements alourdit
encore la perspective des luttes. Mais la position favorable du patro-
nat tient surtout à un fait politique, qui est la division profonde et
la crise du mouvement ouvrier.
b) La politique de la bureaucratie stalinienne, essayant constam-
ment de « politiser » les luttes, en les liant à sa campagne contre la
guerre d'Indochine et contre le débarquement de matériel militaire
américain, et combinant l'aventurisme dans les secteurs qui touchent
à ces problèmes avec une attitude extrêmement molle dans les autres.
c) L'attitude complexe, ou plutôt perplexe, de la majorité des
ouvriers face à la situation. On tr uvera dans les reportages relatifs
å l'usine Renault et à la S.O.M.U.A., publiés plus loin, une descrip-
tion concrète de cette attitude des ouvriers. Ses traits cssentiels
peuvent se résumer ainsi : les ouvriers ont, dans leur grande majo-
rité, absolument dépassé toute illusion réformiste. Ils savent qu'au-
cune amélioration durable et réelle de leur sort dans les cadres du
régime n'est possible. Mais ils savent aussi que la situation actuelle,
caractérisée par une baisse constante de leur revenu réel et une
accélération infernale des rythmes de travail, leur est insupportable.
Ils savent également que des luttes revendicatives victorieuses pour-
raienl modifier provisoirement la situation, leur donner un temps
de répit. Dans ce sens, ils sont bien disposés de lutter à fond. Mais
deux facteurs compliquent ici dans leur conscience et dans la
réalité le problème et le rendent, pour le moment tout au moins;
insoluble. D'abord, ces objectifs revendicatifs se posent à l'échelle
générale (et non pas particulièrement de telle ou telle usine). Seules
des luttes généralisées pourraient en venir à bout. Mais ces luttes
généralisées pósent, par leur dynamisme propre dont les ouvriers
ont conscience, non seulement la question de la grève générale mais
la question de la guerre civile elle-même. Et les ouvriers ne pensent
pas que dans la conjoncture actuelle cette guerre civile puisse avoir
une issue positive. Ce facteur est intimement lié au second. Non seu-
lement les luttes généralisées, mais même les luttes partielles posent
des problèmes de direction de la lutte. Cette direction n'existe pas au
sens vrai du terme ; 'en fait, ce qui existe, c'est la direction stalinienne
ou en général, la direction de la bureaucratie syndicale =-; aussi
usée qu'elle soit, elle garde son emprise auprès d'une fraction essen-
tielle du prolétariat et l'incapacité actuelle des ouvriers à opposer å
cette direction une autre, la leur propre, fait que les luttes se placent
148
ses
quasi-untomatiquement sous la direction stalinienne. Or, les objectifs
que cette direction veut imprimer à ces luttes sont le plus souvent
et toujours, dans le fond complètement étrangers aux ouvriers :
ce sont les objectifs de la politique stalinienne internationale. De là
une attitude à la fois positive et négative des ouvriers face aux luttes,
traduisant à la fois leur méfiance croissante de la bureaucratie a
leur impuissance actuelle face à celle-ci. Ainsi, les ouvriers votent
la grève, se mettent en grève... et rentrent chez eux.
Peut-il y avoir une solution à cette situation ? Comme nous
l'avons dit, l'emprise maintenue par la bureaucratie sur une fraction
importante du prolétariat signifie que nous nous trouvons devant une
scission politique de la classe ouvrière. Le contenu politique de cette
scission est qu'une fraction de la classe qui suit encore la bureau-
catie stalinienne considère comme valable la politique stali-
nienne, dont elle sait que le but final est l'instauration d'une
société du type russe, et accepte la subordination totale des luttes
et de intérêts immédiats aux impératifs de cette politique;
l'autre partie, d'une part, constate la contradiction flagrante qui se
fait jour entre la politique stalinienne et ses intérêts immédiats les
plus tangibles, et doute de plus en plus sur la coïncidence du but
final de la politique stalinienne et des intérêts historiques du prolé-
tariat. Cette contradiction ne sera dépassée que lorsque à la fois la
majorité de la classe ouvrière comprendra clairement l'opposition
entre les intérêts historiques du prolétariat et la bureaucratie, et
lorsqu'aussi une avant-garde réelle parviendra à une conception
claire des buts historiques positifs du mouvement ouvrier et des
moyens correspondants. Mais c'est là une perspective à long terme,
qui dépasse amplement la situation actuelle.
Cette dernière est pour le moment sans issue. Il n'y a pas d'unité
de la classe ouvrière possible condition essentielle du succès de
toute lutte tant soit peu importante parce qu'il y a scission poli-
tique et parce qu'il n'y a plus de lutte revendicative pure possible.
Les luttes' revendicatives sont directement liées à la politique, à lu
fois parce qu'elles posent, dès qu'elles atteignent une certaine enver-
gure, des problèmes politiques, parce que la division du monde en
deux blocs se prolonge jusqu'à l'intérieur de la classe ouvrière, parce
que les deux blocs s'intègrent chacun une bureaucratie ouvrière, dont
le rôle est précisément de « politiser», positivement ou négative-
ment, ces luttes. Dans ces conditions, les efforts de ceux qui veulent
redonner une efficacité à ces luttes en tant que luttes généralisées par
l'« unité d'action » des organisations « ouvrières » ou de la « base »,
unité d'action réalisée sur des programmes revendicatifs purs, man-
quent soit de bonne foi, soit de sens du réel. Cette unité, à l'échelle
de la classe, est impossible subjectivement et objectivement.
C'est précisément sur la base d'une politisation, bien que partielle,
que l'unité ouvrière pourra être rétablie dans certains secteurs dans
un avenir proche. Le contenu de cette politisation sera que les
ouvriers de ces secteurs rejetteront d'une manière décisive la poli-
tique bureaucratique stalinienne ou « occidentale » ce rejet
signifiera non pas le retour vers un « syndicalisme pur qui, histo-
riquement, est mort depuis longtemps, mais la compréhension de la
part des ouvriers du fait que la politique de la bureaucratie va à
l'encontre à la fois de leurs intérêts historiques et de leurs intérêts
immédiats les plus impérieux. Une conscience claire de ce fait per-
mettra aux ouvriers de se débarrasser. de l'emprise bureaucratique,
de poser dans les conditions concrètes de leur secteur les revendica-
tions correctes et de les poursuivre par les formes d'organisation
adéquates qui, actuellement, ne peuvent être que des formes autono-
mes, tels les Comités de lutte. L'apparition dans le cadre de ces
comités d'une nouvelle direction dans les usines sera la condition à
la fois du succès des luttes partielles et de la préparation de l'avant-
garde pour les luttes plus décisives que prépare l'avenir.
149
RENAULT LANCE À NOUVEAU LE MOUVEMENT DE GREVE
com-
Par sa i
concentration importante de travailleurs, l'usine Renault
a été depuis longtemps le point de démarrage des mouvements de
grève, qu'ils aient été spontanés, comme en juin 1936 et en avril 1947,
ou sur ordre, comme ceux des deux dernières années.
En 1938, les staliniens utilisèrent Renault contre Munich en bran-
dissant la promesse de la grève générale et en particulier en disant
aux ouvriers au moment du débrayage que le métro était déjà en
grève. Lorsque les travailleurs s'aperçurent de la supercherie, ce fut
par milliers qu'ils déchirèrent leurs cartes de la C.G.T.; mais malgré
tout, quand la police arriva la nuit pour occuper l'usine, c'est à coups
de boulons, de bielles et de barres de fer qu'ils reçurent les repré-
sentants de l'« ordre ». Nous sommes loin de cette combativité.
Louis Renault était un patron de combat; il inaugura les méthodes
les plus modernes de la division du travail, ce qui a permis d'utiliser
des ouvriers non qualifiés en grand nombre. Ceux qui connurent
Renault avant la guerre ont été toujours étonnés de la multitude des
nationalités et des races qui gravitaient autour de l'usine; fort con-
tingent de Nord-Africains, une véritable colonie de Chinois (avec leurs
hôtels, leurs restaurants, leurs cafés). A part une minorité d'ouvriers
qualifiés, le reste était et est toujours une grande masse d'ouvriers
spécialisés sur machine; O.S. qui travaillaient quelques mois et par.
taient travailler ailleurs aussitôt qu'ils le pouvaient.
Malgré tout, une forte minorité révolutionnaire à prédominance
anarchiste se maintenait et essayait d'intervenir dans les luttes. Ces
militants tentèrent dans les années qui précédèrent la guerre d'unifier
leurs effforts dans un « Cercle syndicaliste lutte de classes >>
posé d'anarchistes, de trotskystes, d'autres éléments de gauche et de
syndicalistes purs. Son peu de solidité idéologique ne permit pas à ce
groupe de survivre à la guerre impérialiste et ce sont des éléments
tout à fait nouveaux et surtout jeunes qui ont reconstruit le mouve-
ment après la guerre.
Pendant la guerre et l'occupation l'influence stalinienne fut extrê-
mement réduite. Après la « libération », des militants avec lesquels
nous avions pris contact, nous avouèrent que le « Comité Populaire
de l'usine qui était l'organisation de masse des staliniens remplaçant
la C.G.T., groupait sept militants, et en fait, quand nous avons cons-
titué le Comité Ouvrier Renault, le 21 août 1944, nous n'avons vu
arriver que trois ouvriers de ce Comitė Populaire qui ont déclaré :
* Le Comité c'était très bien, mais le Bureau de ce Comité c'est nous. »
Après la liquidation du Comité Ouvrier Renault, qui n'a vécu que
quatre jours, la section C.G.T. a été reconstituée par un marchandage
entre les staliniens et les dirigeants de la C.G.7'. légale à tendance
socialiste. Petit à petit, les staliniens ont tout repris en main et imposé
leur politique.
A nouveau en 1946, des militants furent envoyés par les organisa-
tions trotskistes et formèrent des noyaux d'opposition à l'intérieur de
la C.G.T. Les camarades groupés autour de Bois, du groupe de l' « Union
Communiste » (1) profitèrent du mécontentement provoqué par la poli-
tique du « travailler d'abord, revendiquer ensuite », pour organiser
un travail d'agitation assez vaste. Celui-ci a abouti à la grève d'avril
1947. Sans nous étendre sur celle-ci, on peut dire qu'incontestablement
se trouvèrent réunies alors des conditions favorables à une action auto-
nome des ouvriers. Même en: ne se situant que sur le terrain reven-
dicatif, cette action aurait dû permettre une expérience beaucoup plus
vaste si une véritable organisation révolutionnaire (qui faisait tota-
(1) Groupe de gauche se réclamant du trotskisme, mais n'adhérant pas
à la IVe internationale, dont la plateforme politique est passablement con-
fuse et auquel appartenaient la plupart des militants mentionnés ici.
150
dement défaut) avait pu intervenir dans cette lutte et lui donner une
orientation, débordant son contenu purement économique et syndica-
liste.
Vous avons assisté au contraire à une expérience totalement inverse.
Des luttes d'avril 1947 est sorti, sous l'impulsion des militants de
I « Union communiste » le « Syndicat démocratique Renault » », avec
une influence prépondérante auprès des ouvriers de certains dépar-
tements de l'usine. Mais le résultat final de cet effort se solde à peu
près à zéro. Les camarades de l'« Union communiste », sans prin-
cipes politiques et sans expérience s'acharnèrent à vouloir constituer
«leur » syndicat, le syndicat de leur groupe politique, en croyant
pouvoir créer un syndicat à prétentions révolutionnaires. Ils sont
maintenant à la remorque de la C.G.T.
on a vu
Durant ces trois années et il faut insister là-dessus
ces camarades, qui avaient compris le contenu réel des syndicats (en
tant qu'organismes bureaucratiques intégrés à l'état capitaliste ou au
stalinisme) et se battaient tous les jours pour le faire comprendre
aux ouvriers, en arrivor aujourd'hui à se compromettre dans des
« Cartels d'Unité syndicale » avec les Croizat, les F.O., les C.F.T.C. et
la Confédération des Cadres. Alliés à ceux-ci, ils répandent le men-
songe que l'accord de ces syndicats permettrait de renforcer le front
de classe des travailleurs, même pour des revendications aussi mi-
nimes que les 3.000 francs ou aussi illusoires que les conventions col-
lectives et l'échelle mobile des salaires. Le « tournant » stalinien de
mai 1947 fut interprété par ces mêmes camarades non comme le ré-
sultat de nouveaux rapports de force sur le plan international, mais
comme la preuve du caractère intermédiaire et démocratique du sta-
linisme. Le stalinisme changeait soi-disant sa politique parce que les
masses, devenues subitement conscientes et révolutionnaire, lui impo-
.sèrent ce tournant.
Les grèves que nous avons vécues chez Renault en septembre 1947
et novembre 1948, n'ont fait qu'accentuer la défaite ouvrière dans les
rapports avec le patronat. Celui-ci s'est permis dans l'usine de diminuer
la part des salaires dans le prix de revient de 44 à 8 p. 100, et de sortir
en 1949, 117.000 véhicules de toutes sortes contre 75.000 en 1948.
La direction de la Régie a avoué en 1948, 734 millions de bénéfices.
Elle a payé près de 3 milliards d'impôts de toutes sortes. Elle a réin-
vesti 4 milliards au chapitre de l'équipement, des réserves et des
stocks, soit approximativement sept milliards et demi de plus-value
au total. Il faut de plus y ajouter la plus-value distribuée sous forme
de salaires cadres, qui varient de 40.000 francs par mois pour un con-
tremaître aux trois millions « officiels » annuels de M. Lefaucheux.
Quelle est maintenant la forme du salaire ouvrier ? Il est composé
tout d'abord d'une partie fire qui ne représente pas la moitié du
salaire réellement touché. Par exemple un ouvrier outilleur P2 a
comme salaire de base 62 francs; s'il réalise une production de 150 p.
100 qui est le maximum autorisé (et que seuls de très rares ateliers
ou individus arrivent à réaliser), il gagnera 93 francs. Les diverses
primes et en particulier la Prime, progressive à la production (PPP,
instituée sous l'initiative des staliniens en 1946 et susceptible d'être
diminuée ou simplement supprimée) représente pour un P-2 22 fr. 30;
à tout ceci s'ajoutent 17 francs de prime de vie chère. Nous verrons
plus loin que l'augmentation offerte le lundi 20 février par la direc-
tion est donnée sous forme de la prime PPP, que la direction peut
retirer quand elle veut.
Lorsque l'Assemblée Nationale votait à l'unanimité les conventions
collectives, les staliniens y voyaient une arme pour leur agitation, les
socialistes un bain de purification, le M.R.P. un devoir chrétien; mais
tous savaient que ces conventions devaient servir à embrigader les
151
travailleurs dans les syndicats et à proclamer les droits et devoirs
des exploités vis-à-vis de leurs exploiteurs. Ils savaient de plus
qu'après toutes les défaites des travailleurs, ce seraient encore les
couches les plus défavorisées, les femmes, les jeunes, les non qualifiés
qui paieraient les maigres et éphémères concessions accordées aux
ouvriers qualifiés. Dans leur esprit et dans leur lettre même, ces con-
ventions sont l'accentuation de la hiérarchie capitaliste et la reconnais-
sance légale du « minimum vital » comme moyenne de salaire pour
les ouvriers.
Mais dans l'esprit du patronat il y avait plus que cela. Il y avait
l'intention de se servir de cette illusion des ouvriers pour engager
une épreuve de force, restaurer des formes d'exploitation encore plus
strictes et aussi épurer les éléments staliniens des usines.
Les buts de la tactique stalinienne sont simples et connus : para-
lysie de l'économie française, qui a retrouvé du fait de la surexploi-
tation un équilibre momentané; en même temps, campagne généralisée
de propagande. Mais les grèves précédentes ont coûté cher. Ils ont
donc adopté la tactique du large Front Unique, de concessions super-
ficielles aux autres bureaucraties syndicales et l'abandon de la vio-
lence au profit du nombre. Pour cela 'ils sont prêts à collaborer avec
tous, même avec le Syndicat Démocratique Renault, alors qu'ils
avaient juré que jamais ils ne discuteraient avec lui
Cependant il y a des impératifs dont la tactique stalinienne ne
peut pas ne pas tenir compte. Il lui faut une force de démarrage et
d'influence sur les votes des usines; elle doit donc tout faire pour
lancer Renault à la tête du mouvement. Il lui faut un peu forcer la
main . aux autres syndicats; alors, pendant que l'on discute, les
militants de base font débrayer les ateliers - ce qui prouvera la
« spontanéité » du mouvement. Il faut à tout prix éviter que l'atmos-
phère « démocratique » ne laisse quand même pas aux ouvriers la
possibilité de s'organiser tout seuls, on sabotera donc les assemblées
de grévistes et l'élection de comités de grève. Les comités de grève
élus représenteront exclusivement le cartel syndical. Pas de comité
central de grève pour l'ensemble de l'usine, mais direction de la grève
par le cartel des syndicats (assemblée d'une douzaine de bureaucrates
appointés), lui-même aux ordres d'un cartel régional et national. Pas
đoccụ pation massive et de défense des usines, mais les portes grandes
ouvertes.
Le.lundi 20 février les ouvriers trouvaient dans les ateliers l’os Le-
faucheux, 4. francs hiérarchisés de l'heure sur la P.P.P., c'est-à-dire
pouvant être retirés dès le lendemain.
C'était ce qu'il fallait prévoir à la suite de l'attitude dos patrons
lors de la réunion avec les organisations syndicales où ils avaient
proposé l'augmentation de 5 p. 100. Avec leur morgue et leur mépris
pour leurs Tarbins, ils semblaient dire : voilà p. 100 à jeter à vos
affamés; maintenant, si vous avez besoin de relever votre crédit auprès
d'eux, donnez-leur une petite grève dans les limites des lois et de
notre règne.
Les ordres étaient déjà donnés lundi matin; les staliniens de base
exploitaient le mécontentement des ouvriers et faisaient débrayer les
ateliers à grande concentration 0.S. Les ateliers de l'Ile et de la Quatre
Chevaux débrayaient dans la matinée; ensuite le vote fut organisé
avec des bulletins ronéotypes,
La Quatre Chevaux répondit par 90 p. 100 des voix pour la grève.
Dans ce département en particulier un grave mécontentement régnait
depuis longtemps, car les cadences sont infernales. L'O.S. est considéré
comme une bête de somme dans ces ateliers; les régleurs sont mécon-
tents car leur coefficient est celui d'un ouvrier de fabrication. Le
patron ne veut même pas payer plus cher ses agents d'exécution à la
152
base, et même les chefs d'équipe et les contremaîtres sont poussés
du matin au soir à faire les chiens de garde dans cette infernale
ronde.
Il est curieux de noter que l'ordre des chefs syndicaux était de ne
pas faire démarrer les ateliers de professionnels. Les staliniens de
base ne savaient que dire devant « l'ordre d'attendre les ordres ». Me
promenant en fin d'après-midi dans les ateliers, je posais la question:
« Alors, pas encore débrayé ? » La réponse venait tout de suite : « As-
tu des ordres ?... Nous attendons des ordres... »
Petit à petit en deux jours, c'est-à-dire jusqu'au mercredi 22 fé-
vrier, les votes se succédèrent dans les ateliers et les ouvriers dé-
brayaient ou ne débrayaient pas; certains voulaient finir la journée,
en pensant « c'est toujours ça de gagné ».
La pagaïe la plus totale règne, et les ouvriers partent chez eux, à
part de très rares secteurs où quelques camarades prennent l'initiative
de faire des comités de grève et des piquets. Les ouvriers revinrent le
lendemain pour toucher leur paye et repartir aussitôt; on n'avait fait
rien pour les réunir ou les organiser, et d'eux-mêmes ils ne firent
rien.
Là se révèle un des aspects les plus importants de la situation,
Pour une partie des ouvriers, le prestige du syndicat se maintient
encore à travers l'idée que les responsables et les délégués vont les
défendre; avec le dégoût et la fatigue, ils ne payent plus leurs timbres
ou ils déchirent leur carte; mais ils pensent quand même que les
syndicats unis agiront pour eux. Ceux qui n'ont plus d'illusions à ce
sujet ne voient pas ce qu'ils pourraient faire concrètement, et sentent
par ailleurs que la conjoncture générale n'est pas favorable.
Que firent donc les responsables syndicaux dans les réunions du
cartel ?
Ils se firent des politesses. Bois (du S.D.R.), les C.F.T.C., les F.0. et
Linet (de la C.G.T.) se félicitèrent, puis, tout compte fait, félicitèrent
aussi les ouvriers de la bonne marche de la consultation « démocra-
tique » (1), puis ils donnèrent quelques conseils : pas d'occupation
massive, pas de défense, mais de «comités de grèves reflétant le
Cartel élargi ».
Quant aux « révolutionnaires
il n'y a pas beaucoup de chose à
dire. Les trotskystes et les anarchistes se réunissent pour constater
le désastre et après une laborieuse discussion, ils décident d'axer toute
l'agitation non pas sur les objectifs ou les formes de lutte des ouvriers
de l'usine, mais sur une résolution qui doit être défendue dans les
Comités de grève existant, à savoir; demander au Comité central de
grève ou, à défaut, au cartel, d'appeler tous les métallurgistes de
France à se joindre au mouvement. Ce qui est une position de capi-
tulation pure et simple devant les objectifs et la direction bureau-
cratique de la lutte. Nous sommes loin des conceptions élémentaires
et justes qui prétendent qu'une lutte doit se poser des objectiffs cor-
. rects et les poursuivre à travers des formes d'organisation adéquates
pour pouvoir entraîner la masse des ouvriers à se battre.
Pendant ce temps la bourgeoisie agit. Elle envoie pendant la nuit
quelques milliers de flics et de C.R.S. occuper l'usine. Aucune réaction
des quelques centaines d'ouvriers (on parle de 500), qui se trouvent
à ce moment dans l'usine n'est possible. L'Humanité présentera le
lendemain l'occupation de l'usine par la police comme une grande vic-
toire des ouvriers « qui ont su dé jouer la provocation » !
»,
(1) Lors de la réunion du Cartel qui suivit le vote sur la grève, le reprém
sentant stalinien présenta une résolution conçue ainsi : « Nous félicitons
les ouvriers de la Régie, etc., etc. » Un représentant du S.D.R. fit observer
que cette phrase était inadmissible par son ton protecteur vis-à-vis des
ouvriers. Le stalinien le remercia de cette remarque, la trouvant fort per-
tinente, et transforma sa phrase ainsi : « Les ouvriers de la Régie se
félicitent... »
153
Dans le meeting qui s'est tenu le jeudi 23 à 11 heures au siège des
syndicats rue Yves-Kermen, Bois, mandaté pour intervenir en faveur
de la grève générale, se contente de prêcher l'union sacrée, alors que
le représentant de la C.F.T.C. se fait applaudir par les ouvriers réunis
là (surtout des staliniens) en affirmant ses désaccords et en appelant
les ouvriers à la lutte dans une grève générale et nationale.
Nous ne savons pas quelle sera l'issue de la grève, qui s'est étendue
entre temps à l'ensemble de la métallurgie parisienne et dans plusieurs
secteurs de la province. Les traits essentiels du mouvement, que nous
avons d'écrits, sont les mêmes à peu près partout. Si l'on tient compte
de l'attitude profondément passive des ouvriers, qui expriment leur
méfiance complète vis-à-vis des organisations, et le fait que celles-ci
gardent la direction entière du mouvement, si l'on tient compte du
rapport de force défavorable dès le départ et qui s'est concrétisé
par l'occupation rapide et facile des usines par la police le mou.
vement s'oriente vraisemblablement vers un échec. Si les travailleurs
en tiront la leçon, non seulement en ce qui concerne l'attitude des
organisations bureaucratiques, mais sous l'aspect positif, sur la néces-
sité de leur organisation autonome, condition indispensable pour la
possibilité de luttes futures, cet éches aura servi à quelque chose.
Raymond BOURT.
LA GREVE CHEZ S.O.M.V.A.
L'usine S.O.M.U.A. (Société d'Outillage Mécanique et d'Usinage
d'Artillerie) est une usine de 2.500 ouvriers environ. Ce n'est pas une
usine d'avant-garde; une grande partie des ouvriers sont dans l'us ne
depuis cinq à dix ans, et il y règne une mentalité paternaliste. Un
ouvrier mé citait ces jours-ci une parole « historique » de la « mère
Schneider », qui a monté les premières usines du même nom dont
la S.O.M.U.A. est une succursale : « Donner aux ouvriers juste ce qu'il
leur est absolument indispensabl: pour vivr?, mais ne pas les forcor au
travail ».On voit que cette seule phrase indique toute une orirniation
pour les rapports de production, plus particulièrement pour les rup-
ractère très ferme et même violent, avec occupation de 111-ine, vidage
ports entre les ouvriers d'une part et la directio? ei lez enuires l'autre
part. C'est ce fait qui explique cette relative ancienneté des ouvriers
dans l'usine. Tous les ouvriers, même les « anciens », savent par-
faitement que leurs salaires sont très nettement inférieurs par rapport
aux salaires moyens en vigueur dans les autres usincs. Ceci est valable
non seulement pour les munquvres et ouvriers spécialisés, mais éga-
lement pour les catégories de professionnels. Mais c'est seulemont
maintenant, où la situation économique prend littéralement les ou-
vriers à la gorge, qu'il se dégage une tendance des ouvriers à cher-
cher du travail dans d'autres usines qui paient mieux. Cette men-
talité des ouvriers, préférant des salaires inférieurs si les conditions
de travail sont meilleures, est non seulement très nette, mais aussi
très consciente. Mais il faut faire ici une restriction. Ce fait, indéniable
et important pour les « basses catégories » du prolétariat : manæuvres
et 0.8., est moins sensible chez les catégories de professionnels. Ce
n'est pas par hasard. Alors que les 0.S. sont en contact brutti avec le
procès de production moderne lui-même, les professionnels sont pour
ainsi dire en marge de celui-ci, les formes de travail à la chaîne ou
au rendement pouvant plus difficilement être appliquées au travail
qualifié.
L'évolution des méthodes de production au sein de la S.O.M.U.A.
se fait avec un retard relativement important par rapport aux grandes
entreprises (Renault et Citroën par exemple). Ceci est dû à la taille
relativement peu importante de l'usine, à la nature de sa production,
(machines-outils) dont le marché restreint ne stimule pas une produc-
154
tion en grande série, ce qui donne un rapport entre le travail qua-
lifié et le travail au rendement différent de celui de l'industrie auto-
mobile par exemple. Ce n'est que depuis très peu de temps que l'on
peut noter une certaine accentuation de la rationalisation du travail,
des formes de travail au rendement, et un resserrement de la disci-
pline de travail dans les secteurs où n'est pas appliqué le travail au
rendement. Votons que cela a coïncidé avec le début de la crise éco-
nomique, crise qui a été particulièrement ressentie dans la production
de moyens de production. Face à cette crise, l'usine s'est orientée
vers la production automobile (moteurs de camions, commande de
200 autobus par la R.A.T.P.), mais celle-ci est très loin de résoudre
la crise. Malgré cela, si les bureaux d'étude de l'usine travaillent déjà
sur les plans d'un nouveau type de char, il n'a pas encore été envisagé
est partagée avec les autres centrales C.F.T.C., F.O., C.G.C., et aussi
Autonomes. La désaffection des ouvriers envers les syndicats s'est
faite sentir avec un certain retard par rapport aux usines Renault
par exemple. Mais dès qu'elle se fait sentir, elle se signale comme
partout ailleurs comme une désaffection non pas seulement envers
la C.G.T., mais envers la forme syndicale en tant que telle. Comme
pour le prolétariat en général, la prise de conscience des ouvriers ne
s'est pas faite essentiellement à travers le plan revendicatif ou le
caractère « traître » des directions ouvrières, mais sur un plan tout
ce qu'il y a de politique : la conscience de l'existence de la bureau-
cratie en tant que corps étranger au prolétariat. Nous pouvons même
aller plus loin là-dessus, en disant que les ouvriers voient clairement
sous leurs yeux ce que nous avons désigné depuis longtemp comme
les bases sociales du stalinisme. Il est fréquent d'entendre des ouvriers
faire des réflexions du type suivant : « Le P.C. est constitué à la fois
par les ouvriers les plus défavorisés (manæuvres) et les cadres. Une
grande partie des manquvres constituent la masse bernée; l'autre
partie y participe pour des intérêts personnels qui pourront être sa-
tisfaits si le P.C. prend un jour le pouvoir avec la guerre et l'occul-
pation russe, » « Les cadres qui sont dans le P.C. y sont par inté-
rết. » -
« Le programme du P.C. est celui qui représente le mieux les
intérêts des cadres. » Très souvent également les ouvriers établissent
un rapport entre les formes de travail, au rendement et la politique
stalinienne. Signalons aussi que !orsque les ouvriers parlent des
cadres ils se placent surtout du point de vue de leur participation à
jusqu'à présent d'orienter l'usine vers la production de matériel de
guerre.
Signalons aussi une particularité sur les rapports entre l'usine S.
O.M.U.A. et le trust Schneider. Sur le plan des rapports financiers, les
renseignements manquent, mais il est très caractéristique que tous les
cadres à partir du chef d'atelier jusqu'au directeur ont fait, avant
même d'entrer en activité dans l'usine, un stage plus ou moins pro-
longé aux usines du Creusot. Ceci n'est pas un secret pour les ouvriers.
Lors des discussions à caractère revendicatif, ceux-ci incriminent
souvent le trust Schneider en fant que trust international, malgré les
efforts de la direction pour apparaître entièrement autonome.
Nous avons dit au début que l'usine S.O.M.U.A. n'était pas une
usine d'avant-garde. Nous entendons par cela qu'elle n'est pas une
usine-clé, c'est-à-dire une usine pouvant se mettre à la tête d'une
action quelconque. Néanmoins la vie politique y est assez importante.
Depuis longtemps les staliniens ont l'usine en mains et l'ont fait parti-
ciper à tous les mouvements du secteur métallurgique. Sa participa-
tion aux grèves de novembre-décembre 1948 par exemple, a eu un ca-
ractère très ferme et même violent, avec occupation de l'usine, vidage
par la police, essais de réoccupation par les grévistes. Le stalinisme
y a une base très solide, non seulement revendicative par la C.G.7.,
mais aussi sur le plan politique. Actuellement l'influence de la C.G.T.
155
la gestion de l'usine. Les ouvriers soulèvent le côté corruption des
dirigeants ouvriers : « Tous les délégués ou bonzes même en étant
rentrés à l'usine comme manæuvres, ont maintenant des places »
(contremaîtres, par exemple). Mais ils n'y accordent pas une impor-
tance primordiale. Ils insistent au contraire sur les intérêts qui lient
les dirigeants avec une société du type de l’U.R.S.S. ou des pays sous
sa dépendance.
Nous allons maintenant résumer les événements récents et les
réactions générales qu'ils ont provoquées, non pas dans l'intention
de faire un historique, mais seulement de souligner quelques caracté-
ristiques significatives.
.
Tout d'abord s'est posée la question des licenciements. Depuis plu-
sieurs mois la direction avait annoncé le licenciement de 150 ou-
vriers. Malgré que tout le monde savait que ce licenciement devait
avoir lieu depuis longtemps, on peut dire que la direction a agi par
surprise. En effet, après que plusieurs dates de principe aient été
fixées et reculées successivement, brusquement les ouvriers devant être
licenciés furent convoqués individuellement au Bureau du Personnel.
Il faut faire remarquer d'abord qu'aucune liste de licenciement n'a
été affichée dans l'usine et que ce licenciement a été fait plus ou
moins sous la forme de licenciement individuel; ensuite que la direc-
tion avait promis le replacement des licenciés par j'Irption du
Travail et qu'en définitive ce licenciement a eu lieu sans l'avis favo-
rable préalable de l'Inspecteur du Travail. Un appel fut lancé par le
Cartel des syndicats pour l'organisation d'une manifestation de pro.
testation. La participation des ouvriers fut excessivemint mince.
Dans notre atelier parmi les licenciés figuraient entre autres le
délégué C.G.T. et un militant stalinien dans l'usine depuis sept ou
huit ans. Sans que personne ne sut tout d'abord le pourquoi ni le com-
ment ces deux ouvriers furent réintégrés à l'usine. Ce n'est qu? plu-
sieurs jours après qu'un sympathisant stalinien nous civouait que
pour les réintégrer, la direction avait licencié deux autres ouvriºrs à
leur place. Les ouvriers ont compris tout de suite la volonté de la
direction de jeter un discrédit sur le syndicat. Lorsqu'il eut connais-
sance de cela, un ouvrier me fit lui-même cette remarque très per-
tinente : « L'usine. me dit-il, produit en ce moment quelques tours
et quelques « bus ». Mais il est très probable, que dans un délai plus
moins long, l'usine s'oriente vers la production de matériel de
guerre, en particulier de chars. Alors, tu comprends, à ce moment-là,
les stals appliqueront dans l'usine la politique qu'ils appliquent en ce
moment avec les dockers. Il est naturel qu'ils veuillent garder le
plus de militants possible dans l'usine pour ce moment-là. »
ou
L'appel de grève lancé par la C.G.T. dans la Métallurgie pour le
jeudi 9 février à partir de 16 heures fut lettre morte pour l'usine.
Pas un ouvrier de l'atelier n'a débrayé. Pas même ceux appelés cou-
ramment les « durs » n'ont pris part au mouvement, bien que leur
journée se terminait à 17 heures. Soulignons à ce propos que chaque
fois qu'un appel, qu'un mot d'ordre des syndicats échoue, les ouvriers
ressentent et expriment une sorte de satisfaction qui traduit l'im-
pression qu'ils ont d'avoir eux-mêmes remporté une victoire contre
tout ce qui est à leurs yeux bureaucratique.
Le mercredi 15 février, j'ai appris dans une conversation person-
nelle que les directions syndicales avaient déclaré à la direction
qu'elles feraient débrayer l'usine si les revendications posées n'étaient
pas satisfaites (essentiellement les 3.000 francs). Ce à quoi la direction
aurait répondu : « Si vous employez la grève, nous fermerons l'usine
pendant un mois et demi, trois mois s'il le faut, et nous rouvrirons
156
avec un effectif de 600 ouvriers, en moins. » Les directions syndicales
reculèrent. Notons qu'aucune consultation ni information du personnel
n'eut lieu,
Au lendemain de la proposition du patronat national de la métal-
lurgie d'une augmentation de salaires de 5 p. 100, les directions
syndicales ont eu une entrevue avec la direction de l'usine. Celle-ci
accorda immédiatement l'augmentation de 5 p. 100, plus une aug-
mentation de 4 p. 100 pour les manæuvres et 0.S. et de 6 p. 100 pour
les P1, P2 et P3. Cette dernière a été portée ensuite à 8 p. 100. Les
5 p. 100 devaient jouer sur les salaires préalablement augmentés des
4 et 8 p. 100. Cette augmentation a donné lieu à des violentes discus-
sions sur le problème de la hiérarchie. J'eus l'occasion d'assister inci-
demment à un accrochage entre deux staliniens « durs » : d'un O.S.
et gars de base d'une cellule, l'autre ayant une qualification à peine
supérieure à un O.S. mais ayant de toute évidence une responsabilité
quelconque dans le P.C. Le premier engueulait l'autre sur la question
de la hiérarchie, le second lui fit cette réponse textuelle : « Moi, dé-
fendre un manoeuvre ou 0.5. je m'en fous. Les O.S. sont des cons
qui ne comprendront jamais rien et avec qui on ne pourra jamais
rien faire. Tandis qu'avec les catégories plus élevées on peut au
moins travailler. »
L'attitude des ouvriers qui ont déjà pris conscience de la bureau.
cratie, face à la grève est très complexe. Ici nous touchons à un pro-
blème très difficile, mais nous rappelons que ce texte est uniquement
une suite de constatations faites par un ouvrier organisé sur le lieu
de son travail. Disons tout d'abord ceci. Tous les ouvriers sans
exception ont maintenant une conscience de classes sur le plan
dirons-nous traditionnel. C'est-à-dire que tout ouvrier sait qu'il vit
dans une société capitaliste, qu'il existe dans cette société une classe
capitaliste qui exploite, une autre qui s'appelle le proletariat et dont
il fait partie;. que les gouvernements de cette société représentent la
classe capitaliste; qu'iỉ n'y a pas de solution définitive à ses pro-
blèmes dans le cadre de cette société; qu'il y a donc une lutte entre
lui et la classe capitaliste; que sur la base de cette lutte ďe classes se
sont créés des organismes appelés Syndicats et Partis; que d'autre
part, ces organismes étaient absolument nécessaires pour que cette
lutté de classes mène quelque part. C'est ici que s'arrête la corres-
pondance profonde entre la conscience anti-capitaliste des ouvriers
et la politique anti-capitaliste du stalinisme.
Après toute une expérience sur cette base-là, une certaine partie
du prolétariat de plus en plus importante se rend compte que cette
lutte de classes à travers les organismes qui lui sont nécessaires, a
donné naissance à la bureaucratie. Pour ces ouvriers la conséquence
finale de la lutte de classes du prolétariat contre la bourgeoisie est
rapparition d'une nouvelle exploitation. De cette négation des buts
finaux de la lutte des classes, ces ouvriers en sont arrivés à se poser
le problème de la justification de la lutte de classes elle-même.
Voyant que la lutte revendicative si minime soit-elle le met direc-
tement en présence de l'Etat, cette partie du proletariat pense que
les luttes partielles ne peuvent avoir aucun résultat et que seule
la grève générale peut apporter une solution, toute relative soit-elle,
à sa situation économique. Voyant d'autre part que la Grève Générale
n'est actuellement réalisable que par l'intermédiaire de la bureau-
cratie, donc que cette grève générale serait en définitive une lutte
entre la bureaucratie et la bourgeoisie, et ayant conscience que
cette lutte ne peut se, terminer que par une guerre mondiale, elle en
arrive à se poser le problème de savoir par quels moyens lle pourrait
améliorer on maintenir sa situation économique. Car si elle peut, à
ses yeux, se dispenser temporairement d'apporter une solution aux
autres problèmes, elle est obligée de répondre de toute manière à
7
157
celui-ci. Nous pensons que la compréhension de cette conscience sub-
jective d'une grande partie du prolétariat est absolument nécessaire
pour pouvoir analyser l'attitude de celui-ci au sein de la lutte des
classes et pour pouvoir répondre aux problèmes qui y sont posés.
Il ne s'agit pour nous d'une certaine interprétation, mais de l'exposi-
tion d'un fait, et en particulier dans ce texte, d'une constatation au
sein de l'usine dont nous parlons.
C'est ce qui nous fait comprendre l'attitude adoptée par les ou.
vriers lorsqu'ils apprirent le débrayage des usines Renault (20 février).
Ils comprirent tout de suite que la direction stalinienne lançait par là
le signal d'une offensive générale pour au moins tout le secteur mé-
tallurgique. Dès lors ayant l'impression de se trouver devant un état
de fait, ils prirent une attitude absolument différente. Ils attendaient
que les directions syndicales donnent l'ordre de grève. Ils critiquaient
Pattitude de celles-ci sur la base suivante : « La perte d'une journée
de travail pour un ouvrier est au jourd'hui quelque chose d'énorme. »
Ils ne manifestaient aucun élan ni pour ni contre la grève. Ils
n'avaient aucune illusion ni optimisme quant aux résultats. Tout
au contraire. Nombre d'ouvriers lorsqu'ils apprirent l'occupation de
Renauit par les C.R.S. sentirent se confirmer chez eux ce pressenti-
ment de défaite. Ils disaient fréquemment : « Nous allons vers una
catastrophe. » Ce fut dans cet état d'esprit que dans mon atelier,
le vendredi à 12 h. 30, ils votèrent à 100 p. 100 pour la grève. Le
vote a eu lieu à bulletin secret. Les résultats n'ont pu être donnés
qu'après 16 heures. Les ouvriers des équipes du matin étaient partis.
Ce furent les directions syndicales qui organisèrent les votes. Elles
ne posèrent, même pas entre elles, le principe d'un Comité de grève,
ni non plus l'installation d'un piquet de grève si minime soit-it.
Voici les résultats des votes sur un effectif de 2.500 ouvriers
environ :
1.863 votants. 1.141 pour. 669 contre. 53 nuls.
On peut affirmer que les abstentions proviennent des grands ate-
liers et qu'il n'y en eut pas chez les cadres, les services techniques et
administratifs qui se prononcèrent à 90 p. 100 contre la grève.
Nous ne pouvons conclure sans une interprétation générale. La
scission de la classe ouvrière est une scission politique. Cette scission
politique s'est effectuée sur la prise de conscience d'une partie du
prolétariat de l'apparition d'un nouveau mode d'exploitation, résultat
final de la lutte des classes. Donc cette scission traduit une divergence
au sein du prolétariat sur ses objectifs historiques : Une partie du
prolétariat considérant la société bureaucratique (type U.R.S.S.) comme
un but final toujours valable; une autre partie niant ce but et se
posant comme problème profond : l'existence ou la non existence de
buts finaux qui lui soient propres et le contenu de ces buts. Notre pre-
mière tâche est donc avant tout autre chose de réaffirmer l'existence
de buts finaux propres au prolétariat et de donner une définition
nouvelle et correcte de ces buts. Ce n'est que sur cette base que pourra
se réaliser une nouvelle unité politique du prolétariat. Ce n'est que de
là également que pourra surgir une nouvelle prise de conscience des
moyens et des formes d'action concordant avec les intérêts historiques
de la classe ouvrière.
Roger BERTIN.

158
TABLE DES MATIERES DU VOLUME I (1)
Présentation
I, 1
ARTICLES :
62
22
Socialisme ou Barbarie
I,
Alex CARRIER : Le cartel des syndicats auionomes.
I,
Pierre CHAULIEU : Les rapports de production en Russie.
II,
La consolidation temporaire du capitalisme mon-
dial
III,
L'exploitation de la paysannerie dans le capitalisme
bureaucratique
IV,
Pierre CHAULIEU et Georges DUPONT : La bureaucratie yougoslave. V-VI,
Marc FOUCAULT : 1948
I,
Philippe GUILLAUME : La guerre et notre époque (I)
III,
La guerre et notre époque (II)
V-VI;
Jean LÉGER : Babeuf et la naissance du communisme ouvrier
II,
PEREGRINUS : Les Kolkhoz après la gu rre
IV,
19
47
1
77
67
DOCUMENTS :
>>
Paul ROMANO : L'ouvrier américain.. I, 78; II, 83; III, 68; IV, 45; V-VI, 124
V. W.: Stakhanovisme et mouchardage dans les mines tchécoslova-
ques
III, 82
Lettre ouverte au P.C.I.
I, 90
La vie de notre Groupe
II, 95; III, 88; IV, 54; V-VI, 136
Le parti révolutionnaire (résolution)
II, 99
Résolution statutaire
II, 107
NOTES :
Rectification
I, 102
La situation internationale
II, 109; III, 93; IV, 71; V-VI, 148
Trois grèves
LII, 95
La grève des mines d'amiante du Canada français
LII, 98
La répercussion de l'explosion atomique russe
IV, 75
Dévaluation et vassalisation
IV, 80
Les luttes revendicatives
IV, 83
La guerre froide en Extrême-Orient
V-VI, 147
Les luttes revendicatives en France
V-VI, 151
R. BERTIN : Défaitisme révolutionnaire et défaitisme stalinien. II, 112
La grève chez S.O.M.U.A.
154
R. BOURT : Renault lance à nouveau le mouvement de grève. IV, 150
P. CHAULIEU : Les bouches inutiles
I, 104
C. MONTAL : Le trotskisme au service du titisme
IV, 87
J. SEUREL : Le procès Kravchenko
II 116
IV,
LES LIVRES :
M. FOUCAULT : La fortune américaine et son destin, de Jean PIRL.. II, 122
R. SAUGUET : La vie ouvrière sous le Second Empire , de Georges
DUVEAU
III, 100
Correspondance
II, 127; IV, 93
(1) Les chiffres romains indiquent le numéro et les chiffres arabes la page.
159