Socialisme ou Barbarie - NO. 7 (AOÛT-SEPTEMBRE 1950)

Télécharger PDF Télécharger EPUB Télécharger TEXT Télécharger HTML

Table des matières

BELL, Hugo: Le Stalinisme en Allemagne Orientale 7:1-45 = La classe ouvrière en Allemagne orientale
GUILLAUME, Philippe: Machinisme et prolétariat 7:46-66
DOCUMENTS:
L'OUVRIER AMÉRICAIN (TRADUIT DE L'AMÉRICAIN). DEUXIÈME PARTIE:
CHAULIEU, Pierre: [Note de publication] 7:67
STONE, Ria: La reconstruction de la société (I) 7:67-81 = The American Worker
VÉGA, CAMILLE, JEAN DOMINIQUE, ANDRÉ, MAURICE, GASPARD, MARCEL: La vie du Groupe: Déclaration politique rédigée en vue de l'unification avec le Groupe "Socialisme ou Barbarie" 7:82-94
NOTES:
La situation internationale: Corée, fin de la guerre froide 7:95-103
COLLET, Henri: La grève aux Assurances Générales Vie 7:103-110
LÉGER, Jean: Le procès Kalandra 7:110-111
SOMMAIRE
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME ou BARBARIE
Paraît tous les deux mois
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
Ph. GUILLAUME C. MONTAL - J. SEUREL (Fabri)
Gérant : G. ROUSSEAU
Ecrire à :
a SOCLALISME OU BARBARIE
18, rue d'Enghien - PARIS - 10°
Règlements par mandat:
G. ROUSSEAU - C.C.P. 722.603
500 francs
LE NUMERO .'
ABONNEMENT UN AN (six numéros).... 100 francs
Maisons
SOCIALISME OU BARBARIE
LE STALINISME EN
EN ALLEMAGNE
ORIENTALE
Note de la rédaction : Ce texte est un fragment d'un ouvrage plus large,
préparé par un camarades qui a vécu plusieurs années de cette après-guerre
en Allemagne occupée, tant occidentale qu'orientale. Il contient une docu-
mentation extrêmement précieuse, et constitue certainement les descriptions
les plus complètes de la bureaucratisation de l'Allemagne orientale vue du
dedans. Comme. tel, et bien qu'il se refuse d'adopter une position théorique.
systématique face au problème de la constitution de la bureaucratie, nous le
publions, en pensant qu'il offre une contribution remarquable à l'étude des
transformations sociales dont notre époque est le théâtre.
Un deuxième fragment du même ouvrage, formant suite à celui-ci, sera
publié dans le prochain numéro de « Socialisme ou Barbarie ».
I
LE NOYAU DES STALINIENS A TOUTE EPREUVE
A la défaite allemande, en 1945, le proletariat de Berlin et
des grandes villes allemandes était loin de ressembler à celui
de Paris, de Rome, ou de Milan; il était en grande partie insen-
sibilisé politiquement et rendu amorphe par la défaite, les bom-
bardements, la terreur. Cette image pourtant est loin d'être
absolue. Bon nombre d'ouvriers de l'Allemagne orientale atten-
daient l'arrivée des Russes, sinon avec espoir, du moins, sans
crainte : « Les Russes ce sont des ouvriers se disaient-ils
ils ne vont pas nous faire du mál à nous », A Berlin, dans le
quartier de Wedding par exemple (le Wedding était surnommé
encore debout, le drapeau rouge à côté du drapeau blanc de la
reddition. Surtout, un peu partout, les ouvriers d'avant-garde
1
assez
qui, malgré la terreur, étaient plus ou moins restés en contact
sur le plan local, redevenaient actifs. A Bérlin, et dans les autres
villes, les batailles de rues n'étaient pas encore terminées que
des groupes communistes se formaient dans les quartiers, indé-
pendants les uns des autres. Ils portaient des noms différents
suivant l'arrondissement : à Charlottenburg, c'était le Parti
communiste révolutionnaire; à Wilmersdorf, le Parti commu-
niste international. A Spandau, à Grünau et ailleurs, le Parti
communiste tout court.
Tous les groupes réadoptèrent l'ancienne insigne du Parti :
la faucille et le marteau. Dans certaines villes (en Thuringe par
exemple) les communistes s'emparérent des mairies. Partout
dans ces groupes spontanément créés, on espérait
vaguement que le moment de la révolution était venu.
Mais cet état de choses ne dura pas longtemps. Dès le pre-
mier jour étaient arrives auec les Russes, en uniformes soviéti-
ques, une partie des staliniens allemands émigrés à Moscou.
Tout était prévu et pour chaque quartier un responsable, sûr
était désigné à l'avance. La première chose que fit celui-ci fut
d'interdir, avec l'aide des Russes, le port de la faucille et do
marteau ainsi que de dissoudre les groupes communistes formes
spontanément. Ceux-ci se soumirent de mauvaise grâce. A
Wilmersdorf, devant l'interdiction, le Groupe Communiste In-
ternational se transforma' en Comité de l'Allemagne Libre, du
nom du comité existant à Moscou. Celui-ci aussi fut dissous
immédiatement et comme il continua malgré tout à fonctionner
semi-légalement son dirigeant fut mis en prison pour une
dizaine de jours. Des cas analogues se produisirent à d'autres
endroits.
En même temps les ouvriers d'avant-garde et ceux qui malgré
la propagande nazie croyaient à l'armée rouge furent très vite
et très durement déçus. Malheureusement, les soldats russes se
comportèrent en tous points comme Goebbels l'avait prévu, et
les drapeaux rouges du Wedding ne les empêchèrent pas de
violer les ouvrières et de piller les logements ouvriers' échappés
aux bombardements. Pendant trois semaines environ régna la
terreur et avec juste raison on a affirmé que le temps "était venu
de réadapter la vieille complainte populaire de la guerre de
trente ans : « Bet Kindlein bet; morgen kommt der Schwed >..
(Prie mon petit, prie; démain vient le Suédois).
Le mouvement populaire, déjà très 'restreint, reflua vite. En
même temps les autorités soviétiques," en accord avec les stali-
niens de Moscou s'évertuerent à ne pas 'laisser rentrer trop tot
dans les grandes villes les communistes rescapés des camps de
concentration. Ainsi, 100 à 150 rescapés allemands du camp de
Brandebourg sont retenus pendant près de six semaines (du
début mai à la mi-juin') dans une caserne de Spandau, dans la
banlieue de Berlin.
On peut caractériser la période comprise entre le 2-3 mai
(occupation totale de Berlin) et le 10 juin (ordre n° 2 du maré-
chal Youkow permettant la reconstitution des partis antifas-
cistes), comme celle où se forma le premier noyau de staliniens
100%. Le rôle décisif fut tenu par les émigrés de Moscou,
Ceux-ci n'étaient pourtant pas très nombreux (3 à 400) mais
étaient généralement « très sûrs » et avaient déjà joué un rôle
de direction dans le Comité de l'Allemagne Libre formé en
U.R.S.S. parmi les prisonniers de guerre allemands. Avec l'aide
matérielle des Russes et sous l'égide d'officiers de contrôle spé-
cialement désignés par le commandement militaire, les émi-
grés de Moscou préparèrent le lancement officiel du Parti. Ils
procédèrent d'abord à une sélection parmi les communistes des
groupes spontanés et parmi ceux qui rentraient peu à peu des
camps de concentration. Relativement peu d'éléments furent
caractérisés dès le début comme comprenant la ligne et adoptés
parmi les cadres du futur parti. En même temps quelques-uns
parmi les émigrés staliniens de France et de Suède arrivaient
å Berlin. Le 10 juin, aussitôt publié l'ordre du maréchal Youków,
parut la Deutsche Volkszeitung, organe du Parti communiste qui
publiait dans son premier numéro un appel au peuple allemand
signé par un Comité d'initiative de seize personnalités. Quel-
ques jours après, les Comités" staliniens pour Berlin et les
Comités des « pays » de la zone soviétique se formaient de la
même manière que le premier Comité central, par en haut et
sans aucune participation libre des groupes formés spontané-
ment. Sur les seize membres du premier Comité central, neuf
arrivaient de l'U.R.S.S. C'étaient les principaux : Pieck, Ulbricht,
Ackermann, Sobotka, Bechner, Hörnle, Matfern, Marthe Arendsee,
Otto Winzer. Sur le restant, un venait de Suède et les autres
étaient des « sélectionnés » parmi les communistes trouvés en-
core' eri liberté et parmi ceux qui sortaient des prisons et des
camps de concentration. Les Comités de Berlin et des «pays »
offraient des images semblables, avec peut-être une participa-
tion plus large des éléments restés en Allemagne. Tous étaient
officiellement en contact avec des délégués spéciaux des auto-
rités soviétiques. De manière très approximative on peut esti-
mer le noyau de staliniens « sûrs » de la zone soviétique à la
mi-juin 1945. à quelque deux à trois mille militants. Mais d'ores
et déjä on pouvait considérer comme faisant partie en puis-
1
sance de ce noyau (politiquement la grande majorité était sûre)
les quelques trois mille émigrés staliniens de France et d'ail-
leurs qui revinrent presque tous dans le courant de l'année qui
suivit.
Le premier noyau de staliniens « dans la ligne » s'est donc
formé en 1945, en dehors et contre l'initiative spontanée des.
ouvriers d'avant-garde. Il a été formé sous l'égide des autorités.
soviétiques et de la N.K.V.D. par les staliniens venus de Moscou
qui eux-mêmes étaient assimilés à la bureaucratie de l’U.R.S.S.
(quelques-uns parmi les pricipaux chefs avaient d'ailleurs acquis
la citoyenneté soviétique). D'autres éléments furent intégrés au
noyau dans la mesure où ils possédaient, ou acceptaient en tout,
la manière de voir des éléments venus de Moscou. Dès le début
le noyau eut sa vie et ses préoccupations propres.
Quelle était l'idéologie de ce noyau ? L'appel du 10 juin 1945
déclare formellement : Hitler n'est pas seul coupable des
crimes commis envers l'Humanité. Le peuple allemand est de-
venu l'instrument de Hitler et de ses maîtres impérialistes et il
partage leur culpabilité ». Et plus loin : « Nous autres commu-
nistes allemands, nous proclamons que nous nous seatons cou-
pables aussi. » La conclusion est que l'ensemble du peuple alle-
mand doit payer des réparations. Ensuite : « Nous considérons
comme erronée à l'égard de l'Allemagne l'introduction du ré-
gime soviétique, car elle ne correspond pas aux conditions de
l'évolution de l'Allemagne au moment présent. »
Plus tard cette idéologie se précise. Buchwitz, chef du S.E.D.
de Saxe, déclare su'il « se félicite que la production des Sociétés
Anonymes Soviétiques va en U.R.S.S. car la Russie doit être
prête contre les fauteurs de guerre impérialistes. > De même :
* les démontages dans la zone orientale sont justifiés, car le
pays contre qui on prépare la guerre doit organiser sa sécu-
rité. » (Kurier du 17-10-1947). Les démontages de rails de che-
min de fer ne sont pas moins justes d'après l'organe de S.E.D.
Berliner Zeitung (du 6-12-1947) qui, parlant des nécessités de la
reconstruction en U.R.S.S. déclare : « On comprend alors bien,
si on enlève chez nous des rails qui ne sont pas absolument
indispensables (1) ». Quant à l'organe officiel du S.E.D., Neues
Deutschland (du 6-12-1947), il ne peut contenir sa mauvaise
(1) Pour préciser la notion de « absolument indispensable » il est utile
de savoir qu'on a enlevé une partie des rails du chemin de fer intérieur
de Berlin, principal moyen de locomotion dans la capitale. Dans la zone
soviétique il n'y a plus de lignes de chemin de fer qui soient doubles sauf
quelques fragments isolés en Thuringe.
Air
1
humeur lorsqu'il parle du Parti socialiste qui (dans un but dé-
magogique d'ailleurs) a demandé « où est la solidarité du pro-
létariat de l’U.R.S.S. ? » Sans répondre à la question la Neues
Deutschland proclame : « Nous devons être reconnaissants à
l'U.R.S.S. qui constitue l'espoir des travailleurs de tous les pays.
Le peuple soviétique réalise quelque chose dans l'intérêt de tous
les travailleurs. »
On peut résumer l'idéologie du noyau stalinien de S.E.D.
de la manière suivante : « Le socialisme n'est pas possible en
Allemagne au moment présent; l’U.R.S.S. seule est en train de
le réaliser. Le moyen immédiat pour les ouvriers allemands de
contribuer à la réalisation du socialisme est de fournir à
I’U.R.S.S. les richesses de leur pays. » La théorie de la culpa-
bilité collective du peuple allemand constitue une justification
supplémentaire pour les démontages, etc.
Cette idéologie ainsi que la foi absolue des vrais staliniens
allemands en U.R.S.S. et son régime constitue en ce moment
le seul moteur de l'activité du S.E.D. Elle constitue aussi le
ciment qui a réuni dès le début les divers éléments du cadre
stalinien. La foi en l’U.R.S.S. et en son régime ainsi que la vo-
lonté de l'aider à sa manière constitue le fin mot de toutes dis-
cussions sérieuses avec un Stalinien allemand convaincu.
Ainsi le noyau des cadres du Parti communiste allemand s'est
constitué, ou plutôt reconstitué, en 1945, en dehors de la vie
et de l'initiative de l'avant-garde ouvrière, et avec une idéo
logie et une straiégie générale entièrement étrangères aux ten-
dances de cette avant-garde.
Pour expliquer ce phénomène, ce fait qu'un grand nombre
de militants ouvriers soient restés fidèles à une organisation qui
s'est à ce point éloignée des buts pour lesquels elle a été créée,
il faudrait une étude spéciale. Il faudrait tenir compte de
l'histoire du Parti communiste allemand et de l'histoire du
Komintern en général. Sur un plan plus large il faudrait poser
le problème du rôle du facteur subjectif dans l'histoire et dans
l'histoire du mouvement ouvrier en particulier. Nous nous limi-
terons ici à quelques indications sur la composition du pre-
mier noyau de staliniens 100 %.
Le sort des cadres communistes allemands après 1933, a été
différent suivant qu'ils sont restés dans le pays ou ont émigrés.
Le sort de ces derniers a été également très divers. Pour beau-
coup le schema suivant est valable : 1933': Tchécoslovaquie ou
France ; 1936 : volontaires en Espagne ; 1939 : camps de Gurs,
Argelés ou Vernet ; 1941 : livrés à la Gestapo ou clandestins en
France ; 1942 : résistance en France (« Travail Allemand » au
5
maquis) ; 1945 : rentrée en Allemagne. Il est difficile de don-
ner des chiffres exacts. Toutefois, il y eut quelques 3.500 volon-
taires allemands dans les brigades internationales sur lesquels
80 % des communistes. Près de 60 % sont morts en Espagne."
Sur le reste, jusqu'à la fin, un millier environ sont restés en vie,
dont quelques 800 communistes. Presque tous sont rentrés en
Allemagne et à peu près la moitié dans la zone russe. Ceux qui
sont rentrési occupent tous des postès de confiance.
Partout où ils sont passés, les cadres communistes allemands
ont formé des groupes de langue qui se sont intégrés aux partis
staliniens des pays respectifs. Ils ont en général vécu la vie
particulière aux militants les plus dévoués du Komintern et sur
le plan politique ont suivi à la lettre tous ses tournants.
Entre 1939-1941 ils ont proclamé leur « neutralité ». Nous ne
sommes ni pour ni contre la guerre de Hitler », déclaraient les
Politische Informationen, périodique des Staliniens émigrés à
Stockholm. Entre 1941 et 1945 ils ont approuvé la politique
chauvine et antiallemande des partis communistes et du Parti
Communiste Français). Ces indications politiques sont valables
également pour les Staliniens allemands émigrés en Angleterre
ou aux Etats-Unis.
Un indice de l'attachement des cadres staliniens à leur orga-
nisation : à Stockholm, (centre d'émigration social-démocrate)
il y avait quelque cinquante communistes et quelque cent cin-
quante socialistes. Presque tous les communistes sont rentrés et
seulement un tiers environ des sociaux-démocrates.
Assez différent, quoique dans un certain sens aussi tragique,
fut le sort des Staliniens allemands émigrés à Moscou. Trois à
quatre cents sont rentrés, mais un très grand nombre avait
été «liquidé » pendant la période des procès de 1937-1938.
Beaucoup d'autres ont été expulsé à la même époque comme
peu sûrs et renvoyés en Allemagne pour travailler illégalement.
Mais ceci fut fait au yu et au su de tout le monde et la. plupart
tombèrent entre les mains de la Gestapo. Ceux qui restèrent
en U.R.S.S. approuvèrent ces mesures et proclamèrent leur
amour du stalinisme avec d'autant plus de frénésie que leur
plus proches camarades étaient « liquidés ».
Dans l'ensemble donc, l'émigration communiste - allemande
a mené sur le plan politique et organisationnel la vie particu-
lière aux staliniens. En 1945. les émigrés étaient prêts à repren-
dre leur rôle en Allemagne.
Tout différent fut le sort des cadres communistes restés
dans le pays. La plupart furent détruits physiquement. On peut
apprécier à quelque huit à dix mille le nombre des communistes
qui subsistèrent dans les prisons et les camps de concentration
et qui s'établirent en 1945 à Berlin et dans la zone soviétique.
De même jusqu'à la fin de l'Hitlerisme il y eut des groupes
communistes illégaux plus ou moins isolés les uns des autres.
Le S.E.D. 'apprécie à dix mille le nombre des « liaisons » du
principal de ces groupes : Le groupe Saeffkow. L'état d'esprit
des communistes restés en Allemagne était en 1945 très diffé-
rent de celui des émigrés. Ils croyaient aussi en l’U.R.S.S. et
en Staline mais généralement ils avaient conservé les concep
tions internationales d'avant, 1933.
Au début, en 1945, les anciens communistes formaient le
gros de l'organisation (70 à 80.9% des membres). Il y eut des
nombreux cas de frictions politiques entre les anciens commu-
nistes et la nouvelle direction. Mais cette dernière en est sortie
toujours et très facilement victorieuse. Les « anciens » n'avaient
pas de cohésion politique. Ils se réclamaient, comme les nou-
veaux, eux aussi, de l’U.R.S.S. et de Staline et en même temps
ils étaient très touchés et démoralisés par le comportement de
l'Armée Rouge. Dans l'année qui suivit, une sélection s'opéra
parmi les anciens : une partie (les plus nombreux) devint plus
ou moins inactive, une autre « comprit » la ligne et s'intégra
au noyau. Pour ces derniers le fait que le parti détenait le pou-
voir et disposait de toutes « les places » eut une importance
plus ou moins grande suivant le cas. En général, comme nous le
verrons, si le noyau primitif s'est élargi considérablement par
la suite, c'est dû en grande partie au même fait.
Bien sûr le noyau n'était et n'est pas un groupe aux'limites ·
nettement tracées';' ce n'en est pas moins une réalité tangible
et un phénomène particulier. Il s'est formé en dehors de la
réalité sociale allemande de 1945 et sous l'égide d'une armée
étrangère qui terrorisait l'ensemble de la population. Il pra-
tique une idéologie dont les racines ne sont pas dans la société
allemande, mais dans le pays et la catégorie sociale atıx profits
desquels l'armée russe prime et exploite la population 'alle-
mande. Conformément à son idéologie il facilite cette exploi-
tation. Ses membres les plus importants venaient en 1945 de
vivre à l'étranger douze ans d'une vie qui les avait assimilés
justement à cette catégorie sociale qui exploite maintenant les
ouvriers allemands. Pour d'autres de ses membres ces douze
années furent surtout des années de travail plus ou moins con-
1
scientes, pour la puissance du même groupe social de bureau-
crates exploiteurs. Par la suite, grâce au fait qu'il exerce le
pouvoir, ce noyau s'élargit, se différencie et se transforme lui-
même en une bureaucratie qui mène sa vie à soi, en dehors et
de la bourgeoisie, et du prolétariat allemand, mais, à partir d'un
certain niveau, en contact avec les cadres de l'armée de la
puissance occupante et exploiteuse. Tous ces faits sont géné-
ralement connus et réprouvés, de manière différente, et par les
bourgeois et par les ouvriers allemands. On peut donc dire que
la bureaucratie stalinienne allemande forme un groupe et une
force sociale à part, en dehors des groupes et des forces tra-
ditionnels de la société du pays:
En 1945, en dehors de son propre élargissement, deux tâches
essentielles se posaient devant le noyau : entrainer malgré tout
les masses dans sa politique pro-russe et exercer le pouvoir
pour le mieux des intérêts de l’U.R.S.S.
II
LE PARTI STALINIEN
ET LA VIE ECONOMIQUE ET SOCIALE DU PAYS
Politique du commandement soviétique.
Le facteur déterminant en Allemagne orientale en 1945 fut
que le Kremlin ne voulait pas de révolution. Dès les premières
semaines de l'occupation la politique du Kremlin apparut clai-
rement : sur le terrain économique l'Allemagne constituait pour
la Russie dévastée par la guerre une source d'équipements ;
sur le terrain de la politique internationale, elle lui était une
base stratégique, 'un glacis de défense éventuelle de ses ter-
ritoires et un moyen d'octroyer des avantages et des compen-
sations à ses satellites favoris.
Le Kremlin accordait à la Pologne 105.000 km. carrés en
échange des territoires polonais annexés par l'U.R.S.S. Près
de 15.000.000 d'Allemands devaient émigrer de Tchécoslova-
quie, de Prusse Orientale, de Silésie, de Yougoslavie, de Rou-
manie, etc. Parmi ces réfugiés il y eut un nombre immense de
victimes. Le comité américain contre les expulsions en masse
parle de 4.800.000 morts. Les réfugiés abandonnaient dans les
pays respectifs des valeurs estimées à 16 milliards de dollars.
Sur le terrain économique, la zone soviétique fut au début
pour le Kremlin une terre ennemie d'où il fallait emporter au
plus vite ce qui y existait de meilleur. Cette politique s'explique
par l'attitude générale du Kremlin envers les territoires occu-
pés et en particulier envers l'Allemagne, par la crainte que sa
domination ne fût que provisoire et surtout par la grave pénurie
de produits industriels régnant en U.R.S.S. par suite des des-
tructions de guerre.
En effet en 1944 l’U.R.S.S. avait perdu les 66 % de sa pro-
duction de charbon, les 75 % de son fer, les 60 % de ses
installations sidérurgiques ; 32.000 entreprises industrielles de
toutes sortes avaient été détruites ainsi que 175.000 machines
outils. 65.000 km. de voies ferrées avaient été démontés ou
abîmés. On comprendra la tentation que subirent les dirigeants
du Kremlin lorsqu'ils se trouvèrent maîtres absolus d'une partie
de l'Allemagne qui détenait (chiffres de 1936 pour l'actuelle
zone russe et Berlin). : 49 % de la production allemande de
machines-outils; 55 % de la production de machines-textiles;
61 % de l'électro-industrie; 58 % de la mécanique de préci-
sion et de l'optique ; 47% de l'industrie textile ; 34.% de la.
métallurgie des demi-fabriqués ; 35 % de la fabrication d'objets
métalliques d'usage courant, etc.
Les démontages commencèrent dès le premier moment et
constituèrent le fait dominant de l'économie de l'Allemagne
orientale en 1945-1946.
Dès 1946 pourtant une nouvelle étape commençait, celle
qu'on pourrait appeler des Sociétés Anonymes Soviétiques.
Pendant celle-ci, le fait dominant, ce ne furent plus les démon-
tages, mais les prélèvements sur la production courante De
* terre d'où il faut enlever tout », la zone soviétique s'était trans-
formée en «terre à produire des réparations ». Enfin en 1948
les autorités d'occupation se décidèrent pour une planifica-
tión à longue vue ayant comme but l'inclusion de l'économie
de la zone russe dans l'espace soviétique.
Cette division en 3 étapes de l'occupation soviétique con-
tient bien entendu une part d'arbitraire. Elle tient toutefois
compte du fait dominant des différenies époques entre 1945-
1948 : au point de vue de la vie économique et sociale du pays,
les politiques successives de commandement soviétique cons
tituèrent un élément décisif.
9
contiennent que les cas dont les autorités avaient été saisies.
CHAPITRE I
L'ETAPE DES DEMONTAGES
Ambiance générale dans laquelle s'effectuèrent les démontages.
A l'entrée des Russes dans Berlin il n'y avait plus de vie
économique dans la ville. Terrassés par les bombardements, les
habitants vivaient depuis une semaine. déjà dans les caves.
L'eau, le gaz, l'électricité ne fonctionnaient plus. Dans la majo-
rité, des quartiers 'on avait cessé la fabrication du pain. Les
morts, en général, n'étaient plus enterrés."
C'est au milieu de cette'atmosphère qu'arrivèrent les soldats
de l'armée "Joukov, originaires' en majorité des régions arrié-
rées de l’U.R.S.S. Aveuglés par le désir .de vengeance et par
la propagande chauvine – l'écrivain Ilya Ehrenbourg décla- *
rait à la radio de Moscou qu'« il :0!y a de bons que les Alle-
mands qui sont morts >> - les soldats avaient reçu officieuse-
ment la permission d'agir suivant leur gré envers la population
de la ville. Suivit une période de terreur qui, selon les quar-
tiers, dura jusqu'à 15 jours. Depuis, la notion de soldat russe
est liée pour les habitants de Berlin à deux expressions :
« Uhri, Uhri » et «Frau komñ ! », ce qui signifie : « la mon-
tre, la montre » et « femme; viens ». Suivant la" statistique offi-
cielle il y eut à 1
Berlin au mois d'avril 1945, 3.900.-suicides et
ay, moins de mai, 1.000. La moyenne mensuelle de 1938, pour une
population presque double, avait été de 176. En vérité les chif-
fres de 3.900 ou de 1.000 sont en dessous de la réalité car ils ne
::
or w debüt celles-ci n'existaient pas et quelques morts de plus
perdaient dåns le chaos général. Parmi les suicidés on peut
compter une bonne moitié de femmes violées pår les soldats.
A quelques variantes près, la même image est valable pour
toutes les grandes villes de la zone soviétique.
Parallèlement les autorités militaires entreprenaient le dé-
montage des usines. Il y avait une logique dans le comportement
général de l'Armée Rouge : à peu près comme les soldats pen-
saient aux montres, la première réaction des dirigeants soviéti-
ques fut d'enlever toutes les machines d'Allemagne et de les
emporter en U.R.S.S. Quelque chose d'instinctif existait dans
ce mouvement, mais le facteur ne fut pas le seul, car dės la con-
férence de Yalta on pouvait prévoir cette attitude. Suivant les
révélations de Byrnes, Maisky, membre de la délégation" sovié-
10
}
tique, proposait à la conférence une amputation de 80% de
l'industrie allemande. Les usines devaient « être saisies et démé
nagées sur le compte des réparations ».
Bien entendu les démontages contribuèrent à prolonger le
désarroi de la population. Cependant, aussitôt les pillages et la
fusillade terminés, les travailleurs s'attelèrent à la réorgani-
sation de la vie des villes. Les femmes déblayèrent les rues.
Des comités de femmes également s'occupèrent du ravitaille-
ment. Les ouvriers s'assemblèrent à leurs usines et une fois de
plus ils firent preuve de leurs qualités traditionnelles de téna-
rité et d'habileté : avec des moyens de fortune, lorsque c'était
possible, ils réparèrent les machines. En général, nombreux
étaient ceux qui pensaient que la première vague de terreur
et de démontages passée une vie nouvelle pourrait 'recom-
mencer.
Parallèlement, les autorités militaires favorisaient cette réor-
ganisation : même pour démonter il fallait un certain ordre.
Dès lė 6 mai le général Bersarin, commandant de Berlin, nom-
mait une nouvelle municipalité formée en : majorité de Stali-
niens. Parallèlement les camions de l'armée, seul moyen de
transport existant, aidaient au ravitaillement de la ville et le
génie militaire participait aux réparations les plus urgentes de
ponts, de conduites d'eau, etc. Les usines dont le propriétaire
s'était enfui et c'était le cas pour la majorité des grosses
entreprises étaient dotées d'un gérant, homme de confiance
autant que possible. Le 4 juillet, lorsque les municipalités
étaient reconstituées, le maréchal Youkov 'nomma les gouver-
nements des «Pays » et à la fin du mois les administrations
centrales pour la zone soviétique.
.
"Réformes sociales et démontages.
A la faveur de cette reprise relative de la vie économique
et administrative le noyau primitif de Staliniens 100 % se déve-
loppait rapidement et devenait un parti. Il était partout en
place : dans les municipalités, les ministères, les entreprises.
Cependant les démontages étaient poursuivis massivement et le
gros de la population les mettait sur le même plan que les pil-
lages des premiers jours. Dans les cellules du parti, où la liberté
d'expression était plus grande que deux ou trois ans plus tard,
nombreux étaient les militants communistes d'avant 1933 qui
se rapportant aux principes internationalistes critiquaient l'at-
titude de l’U.R.S.S.. La direction stalinienne n'était cependant
pas à court d'arguments. Elle mettait en avant la nécessité des
11
réparations pour l’U.RSS et les justifiait par le principe de la
culpabilité collective du peuple allemand Mais surtout elle
essayait d'attirer l'attention des travailleurs et des membres du
parti sur des faits d'un autre ordre, car parallèlement aux
démontages le commandement militaire prenait trois impor-
tantes mesures de caractère anticapitaliste et antiféodal : la
fermeture des banques, le partage des grandes propriétés agri-
coles et la nationalisation d'une partie de l'industrie.
Les banques berlinoises furent fermées dès le 6 mai. Celles
de la zone soviétique le 23 juillet. Le même jour on créa 5 ban-
ques officielles, une par pays, sous la responsabilité des gou-
vernements respectifs. Cette mesure qui mettait à la disposition
du régime stalinien une position de choix pour surveiller l'en-
semble de l'économie préludait à une vaste réforme agraire,
dont il sera question plus loin, ainsi qu'aux décreis 124 et 126
du début de décembre qui fixaient le statut de l'industrie. Ces
deux décrets spécifiaient que les entreprises ayant appartenu
à -l'Etat, au parti nazi ou à ses membres en vue ; les entre-
prises ayant produit pour la guerre ou ayant utilisé du travail
forcé ainsi que toutes celles qui seront désignées par le com-
mandement militaire seront saisies. En suite de quoi elles seront
groupées en trois catégories : A, B et C. La première devait
contenir les entreprises ayant appartenu à des criminels de
guerre ou des nazis marquants et qui devaient être nationali-
sées. Dans la catégorie B deyaient être placées, les entreprises
qui après enquête pouvaient être rendues à leur propriétaire.
La catégorie C, enfin devait comprendre les usines-clés de
l'industrie lourde et aussi quelques-unes des entreprises les
plus modernes et les plus rentables des industries légères. Cette
dernière catégorie passa sous l'administration directe des auto-
rités militaires. Les entreprises qui n'étaient pas comprises
dans l'un de ces groupes restaient propriété privée.
Le parti stalinien souligna bruyamment le caractère antica-
pitaliste et «progressif » de la fermeture des banques, des
nationalisations et de la réforme agraire. Ces deux dernières
réformes prenaient presque dans la propagande stalinienne le
caractère d'une compensation que l'on offrait aux ouvriers en
échange de la perte des machines sur lesquelles ils travaillaient.
Si parmi la màsse des ouvriers cette propagande: eut des
le début une très faible résonnance, elle éveilla par contre
au sein du parti un certain écho. La notion d'expropriation
des capitalistes, des banquiers et des propriétaires agraires
répondait à l'idéal de toujours des militants communistes. Au
début le caractère bureaucratique des nouvelles institutions,
3
12
1
n'était pas aussi visible que par la suite et les membres du
parti accordèrent un certain crédit à la direction.
Cependant les démontages continuaient. On aurait pu penser
après la publication des décrets de décembre 1945 que doré-
navant ils seraient limités à la catégorie C. Ce ne fut vrai que
dans une mesure restreinte. Par ailleurs de nombreuses entre-
prises furent déplacées d'une catégorie dans l'autre suivant
l'intérêt des autorités d'occupation. Jusqu'au département des
prises de guerre de l'Armée Rouge' qui continua d'exister plus
d'un an après la conclusion de l'armistice. La situation géné-
rale était donc caractérisée par l'insécurité résultant de la
menace des démontages, dont aucune branche importante de
l'industrie n'était exempte.
Création des S.A.G.
Cependant dès le premiers' mois de 1946 on pouvait pré-
voir un revirement. Les démontages s'avéraient trop peu ren-
tables pour l’U.R.S.S. Malgré le fait qu'ils étaient effectués par
des techniciens venus spécialement, ils étaient presque tou-
jours accompagnés de désordre. Souvant les machines arrivaient
rouillées à destination, ou bien une partie des pièces s'était
égarée. D'autres fois on manquait de personnel qualifié pour
le remontage ou l'exploitation. Il y eut des cas ou des appa-
reils de précision qui devaient être gardés dans des pièces à
température égale étaient laissés pendant des semaines sur des
quais de gare. Suivant des données non officielles, le matériel
industriel transporté en U.R.S.S. perdait environ 75 % de sa
capacité de production. "On envisagea alors de le laisser en
Allemagne et de prélever sur la production courante. Ce fut
le sens du décret 167 de juin 1946 qui créa les Sociétés Ano-
nymes Soviétiques (S.A.G.).
. Un autre élément joua encore dans l'esprit des dirigeants
soviétiques lorsqu'ils créèrent les S.A.G. Un an s'était écoulé
depuis la conclusion de l'armistice et quelques mois depuis les
accords de Potsdam. Des désaccords étaient déjà survenus entre
l'U.R.S.S. et les occupants occidentaux sur à peu près toutes
les questions importantes : le contrôle du désarmement, le
problème de la Ruhr, les réparations, le problème du fédéra-
lisme et de l'unité, etc. Il était déjà possible de prévoir que la
réunification du pays, prévue à Potsdam ne serait pas réali-
sée de sitôt. Il était visible par ailleurs que les puissances occi-
dentales misaient déjà sur une renaissance de l'industrie alle-
mande. En mars 1946, lorsqu'eurent lieu les premières discus-
/
.!!
13
sions sur le niveau maximum que pourrait atteindre l'indus-
drie allemande, l'Angleterre proposa 11 millions de tonnes
d'acier par an face à l'U.R.S.S. qui ne proposait que trois.
Comme l’U.R.S.S. ne pouvait seule maintenir l'industrie du
pays à un niveau aussi bas il lui fallait bien compter avec une
Allemagne occidentale, qui renaîtrait et elle était obligée d'y
adapter sa politique allemande. La décision de laisser les entre-
prises de la catégorie C dans le pays peut être considérée
comme un premier pas dans ce sens.
La publication du décret 167 de juin 1946 correspondait
par ailleurs à un événement d'un autre ordre. Deux mois avant
sa publication avait eu lieu le congrès d'unification des com-
munistes et des sociaux-démocrates. Ces derniers avaient fini
par céder à la pression de l'appareil d'Etat reconstruit et occupé
par les Staliniens. L'Administration Militaire Soviétique (S.M.A.)
fondait beaucoup d'espoir sur cette unité malgré son carac-
tère artificiel. Elle pensait que le régime allait acquérir une
base plus large et le fait de laisser les entreprises de la caté.
gorie C en Allemagne constituait de la part de la bureaucratie.
stalinienne une sorte de reconnaissance de maturité envers sa
branche allemande. On peut dire que les S.A.G. furent le cadeau
de noces de la S.M.A. au « ménage » socialiste-communiste.
Cependant même après juin 1.946 les démontages continue
rent dans certaines branches (optique notamment). Fin 1946
la situation de l'industrie de la zone soviétique était la sui-
vante (chiffres donnés par le Manchester Guardian du 19 mars
1947) pour ses branches principales :
80
Industries :
Hauts fourneaux et laminoirs
Industrie, automobile
Machines industrielles lourdes
Electrotechnique
Instruments de précision, optique, etc
Ciment
Verre et céramique
Celluloïd et papier
Autres sous-produits du bois
Ind. objets caoutchouc
Acide sulfurique
Soude
Azote
Textiles
Cuir
...
55
55
60
60
40
35
45
15
80
60
.80
60
1.5
25
20
25
20
15
10
15
15
20
10
5
5
...
10
5
Ces chiffres impressionnants paraissent proches de la réa-
lite car ils se recoupent avec des autres données partielles...et
correspondent au tableau de l'industrie de la zone russe. qu’of-
frait à l'époque la foire biennale de Leipzig.
L'étape des démontages pendant laquelle l'industrie de la
zone-russe fut amputée de quelque 40% de son potentiel pèsera
lourd par la suite sur l'économie de l'Allemagne orientale.
Cette étape, plus que celles qui suivront, fut caractérisée par
la rapacité et la brutalité de la puissance d'occupation envers
les travailleurs allemands. Pourtant, justement pendant les pre-
miers mois d'occupation les illusiohs sur le caractère du sta-
linisme furent plus vivants que jamais depuis lors au sein de
1 avant-garde ouvrière. Le parti stalinien couvrit et justifia les
démontages et les violences de l'Armée soviétique et en même
temps il se présente comme la concrétisation des espoirs per-
sistants des vieux militants. Cette acrobatie politique lui réus-
sit dans une certaine mesure la faveur des mots d'ordre de
transformation sociale. ::
Cependant le noyau stalinien primitif était devenu un grand
parti qui au moment de l'unification, en avril 1946, comptait
600.000 membres. Dès la fin de l'étape des démontages la crise
du parti rentrait dans un stade aigu. Le S.E.D. (parti socialiste-
communiste unifié) contenait déjà la majorité des puissants
du jour et les différences de position sociale jouaient dans les
rapports entre membres La couche dirigeante du parti se mé.
tamorphosait déjà en une couche sociale privilégiée. Ce pro-
cessus devint plus net à l'étape suivante.
CHAPITRE II
L'ETAPE DES SOCIETES ANONYMES SOVIETIQUES
1.S.A.G., PRELEVEMENTS SUR LA PRODUCTION COURANTE,
SOCIETES COMMERCIALES SOVIETIQUES
Selon l'Institut Allemand de Recherche Economique de
Berlin restaient encore dans la zone soviétique, à la fin de 1946,
quelque 40 % de la capacité industrielle de 1936. Encore ce
chiffre est-il estimé trop élevé par les économistes du parti
social démocrate.. Quoiqu'il en soit, la zone soviétique, région
de grande tradition industrielle, avait été durement frappée.
Pourtant par rapport à l'Ukraine dévastée, ou au pays arrié-
15
rés du glacis russe, l'Allemagne orientale possédait encore une
capacité de production précieuse. Remise en état, l'industrie
de la zone soviétique pouvait toujours fournir des instruments
optiques, des machines-outils, des appareils mécaniques de pré-
cision, des tissus, etc. En outre il existait toujours dans le
pays malgré les destructions et le pillage des réserves et
des richesses importantes. Par dessus tout l'Allemagne orien-
tale possédait une population de 17.000.000 d'habitants pro-
verbialement laborieux et une classe ouvrière à haute qualifi-
cation professionnelle. Les autorités d'occupation le comprirent,
bien que pour la S.M.A. la période comprise entre la création
des S.A.G. et la publication du plan de deux ans fut celle d'une
exploitation systématique des possibilités encore existantes. La
population était dépourvue d'esprit de résistance et, surtout au
début, ne réagissait que très peu. En 1946 elle pouvait être com-
parée à quelqu'un qui ayant reçu un coup sur la tête en est
encore abasourdi.
Les moyens mis en œuvre pour l'exploitation du pays furent
d'une grande diversité et toute une gamme d'organisation fut
mise au point dans ce but. Parallèlement la S.M.A. plaçait entre
les mains de ses organismes les postes de commande de l'éco-
nomie, révélant ainsi le souci de contrôler la vie économique
du pays directement et non seulement à travers le parti stali-
nien. L'élément le plus caractéristique, sur le double terrain
du contrôle et de l'exploitation, furent les S.A.G.
Les Sociétés Anonymes Soviétiques (S.A.G.).
La liste C. publiée en décembre 1945 comprenait les entre-
prises qui passaient sous l'administration directe des autorités
militaires. Leur nombre exact n'est pas connu. Toujours est-il
que 200 furent choisies au cours de l'été et de l'automne 1946
pour constituer 15. Sociétés Anonymes Soviétiques. Celles-ci
devenaient propriété du gouvernement de l'U.R.S.S. et dépen-
daient directement de la commission du plan de Moscou.
Il n'y a pas de données officielles quant aux S.A.G. Leur
part dans la production industrielle de la zone soviétique est
appréciée à 30 % du total. Mais leur position dans le circuit
industriel leur donne une importance plus grande encore car
les S.A.G. représentent les positions-clés parmi les industries
essentielles : 43 % de la construction mécanique ; 54 % de
l'électro-industrie"; 45 % de la construction de véhicules ; 77 %
de la production d'huile minérale ; 43 % de l'industrie chimi-
16
que ; 32 % des mines de charbon, etc. En outre, et surtout,
les S.A.G. comprennent les entreprises les plus riches en capi-
tal fixe, les plus modernes et les plus rentables : elles em-
ploient 20 % du nombre total des ouvriers de la zone, mais.
produisent 30 % de l'ensemble de la production industrielle.
Un autre indice : tandis que le chiffre moyen des ouvriers d'une
S.A.G. est de 2370, celui d'une entreprise sous le contrôle des.
autorités allemandes est de 154. De plus les S.A.G. ont un droit
de priorité par rapport aux autres secteurs de l'industrie quant
à l'approvisionnement en matières premières, en main-d'oeuvre
et en pièces de rechange. Ainsi les S.A.G. perçoivent 33 à 35%
de la production de charbon quoiqu'elles ont besoin de moins
de 30 %. Avec la différence les S.A.G. effectuent des opérations
de compensation frisant le marché noir, grâce auxquelles elles
acquièrent encore des matières premières ou des machines.
Au début les S.A.G. ne payaient pas non plus d'impôts. Au
cours de l'année 1947, pourtant, cette question fut résolue dans
le sens contraire par les autorités allemandes. En échange,
depuis, les S.A.G. reçoivent des subventions de la part des.
gouvernements des Länder en vue de pouvoir maintenir les bas.
prix de 1944. Les S.A.G. n'ont pris à leur charge ni les dettes
contractées par les anciennes entreprises avant mai 1945, ni
même celles qui le furent entre cette date et juin 1946.
Ainsi les S.A.G. ont une position des plus privilégiées aur
sein de l'économie de la zone orientale. Le plus clair de leur
production quitte pourtant le pays. Mais il est impossible d'ob-
tenir sur ce point des chiffres exacts, de même qu'il est impos-
sible de savoir dans quelle mesure ces exportations sont comp-
tabilisées sous la rubrique des réparations. Quoiqu'il en soit,,
les S.A.G. représentent un poids terrible et un apauvrissement
continuel pour l'économie déjà exsangue du pays. Par leur posi-
tion dominante dans l'économie de l'Allemagne orientale et
par leur liaison directe avec la commission des plans de Mos-
cou, les S.A.G. intègrent l'ensemble de l'économie de la zone
russe à celle de l'espacé soviétique, mais non sur un plan de
collaboration quelconque, mais de stricte subordination.
La « Garantie und Kreditbank »:
Le financement des S.A.G. est assuré par la « Garantie und
Kreditbank » créée au début 1946 et qui est la banque du gou-
vernement militaire. Les affaires de cette institution semblent ex-
trêmement prospères. Son capital initial était de 350.000 marks.
17
En juim 1947 son bilan se chiffrait à deux milliards 100 millions,
et un an plus tard, au moment de la réforme monétaire il était
entre 4 et 5 milliards. Pour se rendre compte de l'importance
de ce chiffre il faut noter que fin 1938 l'ensemble des grandes
banques berlinoises, dont le champ d'activité s'étendait à toute
l'Allemagne et à une bonne partie de l'Europe présentaient un
bilan de 9 milliards. L'explication de son essor réside dans
la place que tient la Garantie und Kreditbank au sein de l'éco.
nomie de l'Allemagne orientale : elle comptabilise non seule-
ment les bénéfices des. S.A.G. et des compagnies Commerciales
soviétiques, mais elle est de plus l'institution par laquelle passe
obligatoirement tout le mouvement monétaire résultant des im-
portations et des exportations de l'Allemagne orientale. Elle
occupe ainsi un poste de surveillance essentiel dans l'économie
du pays. De plus elle était, en juillet 1946, créditrice de 3 mil-
liards 700 millions de marks vis-à-vis de la Banque Centrale
de Potsdam, rgée de l'émission de monnaie pour la zone
russe. L'actif total de la banque de Potsdam était de 4 milliards:
et demi. Elle était donc sous le contrôle de la . Garantie und
Kreditbank qui contrôlait ainsi, en même temps, les banques
des autres Länder, dépendantes de la banque d'émission.
La Garantie und Kreditbank investit ses bénéfices suivant
les règles de l'économie capitaliste. Elle achète des blocs de
maisons, parfois des terres, ou biem elle organise des com-
pagnies de transport, de navigation fluviale, de distribution
d'essence, etc. Toutes ces sociétés commerciales sont inscrites
régulièrement dans le registre de commerce allemand et cons-
tituent un nouveau moyen : de s'infiltrer dans l'économie du
pays.
Les prélèvements sur la production courante.
Si les autorités soviétiques exploitent directement les 30%
de la capacité industrielle de leur: zone, toute l'économie de
cette dernière fut marquée, entre le milieu de l'année 1940 et
celui de l'année 1948, par les prélèvements sur la production
courante au titre des réparations et des frais d'occupation. Mais
lorsqu'on cherche sur ce terrain des données précises on se
trouve devant un vrai maquis de demi et de contre vérités.
On est donc forcé de se contenter d'appréciations qui don-
nent seulement des ordres de grandeur.
Le gouvernement militaire affirmait qu'entre 1946 et 1948
le total des prélèvements était de 15 % de la production brute.
18
1:
Or il s'agit certainement de la production brute non épurée,
c'est-à-dire du total résultant de l'addition des chiffres de
production de différentes. branches de l'économie, dans lequel
on additionne plusieurs fois le même élément. Par exemple, le
charbon rentre en ligne de compte une fois dans la production.
minière et une seconde fois dans la valeur de la production
métallurgique. L'image donnée par le chiffre de 15 %. est donc
fausse. Suivant l'Institut de Recherche Economique de Berlin,
les prélèvements soviétiques sont de 26 % du revenu social de
la zone orientale. Il faut tenir compte lorsqu'on considère ce
chiffre du fait que la part relative de l'industrie dans l'écono-
mie du pays
par suite des destructions de guerre et des
démontages — a beaucoup diminué et que par ailleurs les prélè-
vements soviétiques portent justement sur l'industrie. Il ne
faut donc pas s'étonner si le chiffre cité de 15% monte à 70.
ou 80 % pour la période 1946-1948 lorsqu'on se rapporte aux
industries proprement dites (à l'exclusion des industries ali-
mentaires).
Cette situation se reflète de manière frappante dans la struc-
ture du budget des Länder. Les rentrées budgétaires pour 1946-
1947 avaient été de 11 milliards de marks. Sur cette somme 7
milliards 600 millions furent prélevés par les autorités d'occu--
pation, donc près de 70 %. Mais les prélèvements auraient repré-
senté 100 % des rentrées si les gouvernements des Länder,
pour éviter la catastrophe financière n'avait transformé une
bonne part de la production de pommes de terre en alcool. Le
fut mis en vente quasi libre, à des prix forts et
amena dans les caisses publiques, sous forme de taxes, plus
de trois milliards de marks, cependant que la majorité de la
population souffrait de la faim.
.
Les sociétés commerciales soviétiques.'
La part d'objets de consommation qui restait à la popula-
tion était extrêmement réduite. Pourtant elle était encore ran :
çonnée par les autorités d'occupations au moyen des sociétés
commerciales soviétiques. Celles-ci, au nombre de 8-10, avaient:
leur siège à Berlin et des filiales dans toutes les villes de la
zone russe, mais étaient soumises à un contrôle direct du minis-
tère du commerce extérieur de Moscou. Les sociétés commer
ciales étaient strictement spécialisées. La Techno-Export ache-
tait dans la zone russe et vendait à l'étranger des voitures, des
machines à écrire, à calculer, à coudre, etc. La Export Import
19
Bois commerçait avec le papier, la cellulose, etc. L'Export-
Lyon était spécialisée dans le textile. La Jenapra et la Bromex-
port s'occupaient des produits chimiques. La Sovexportfilm pos-
sédait l'exclusivité de l'exportation des films allemands produits
dans la zone soviétique et importait en échange des films russes.
La Deranapht exportait l'essence synthétique et avait pris en
même temps la place de la Standard Oil ; elle possédait des
pompes à distribuer l'essence. La Soyuspuschina possédait le
monopole de l'exportation de fourrures préparées à Leipzig,
capitale allemande de la fourrure. Il n'y avait pratiquement
entre 1946 et 1948 aucune branche qui ne soit pénétrée par les
sociétés commerciales soviétiques. Une partie des produits
exportés par celles-ci provenait des prélèvements au titre des
réparations. Mais une autre était achetée contre des marks, qui
avant la réforme monétaire avaient une valeur internationale très
réduite, et étaient vendus contre des devises. Souvent les mar-
chandises étaient vendues à l'étranger comme provenant de
l'U.R.S.S. Dans ce cas on leur apposait, pendant la fabrication :
en Allemagne, une marque commerciale soviétique.
La plus connue et sans doute la plus détestée par la
popu-
lation parmi les compagnies commerciales russes était la Rasno
Export. Celle-ci était la seule à avoir une activité éclectique :
porcelaine, verrerie, bas, vêtements, etc. Généralement des objets
d'usage courant. En même temps la Rasno Export avait la tâche
de drainer ce qui pouvait rester de richesse au sein des familles :
montres en or, alliances, bijoux, monnaies d'or et d'argent,
vieux tableaux, porcelaines d'art, etc, La Rasno Export, autant
que faire se pouvait, ne déboursait pas d'argent : en échange
des objets que les intermédiaires lui apportaient elle remettait
au prix du marché gris » des cigarettes qu'auparavant elle
avait acheté au prix de la taxe aux fabriques de Dresde. En même
temps elle faisait accorder par la S.M.A. à ses intermédiaires des
licences de commerce spéciales grâce auxquelles ceux-ci pou-
vaient vendre au public au prix noir les cigarettes obtenues.
Jusqu'à la mi-1948 il y eut dans toutes les villes de la zone
Tusse des magasins Rasno échappant au contrôle des autorités
allemandes où on vendait des cigarettes et parfois aussi des
chaussures et des articles 'textiles que la Rasno fournissait éga-
lement aux intermédiaires.
Les cigarettes d'un côté, l'alcool de l'autre eurent entre
1946 et 1948, toutes proportions gardées, le même rôle qu'eut
l'opium sur les marchés de Chine pendant les années 1860 et
1870. La comparaison pourrait être poussée plus loin car il se
forma autour des compagnies commerciales, et surtout autour
.20
de la Rasno, une couche d'intermédiaires allemands ou cosmo-
polites qui assumaient le même rôle par rapport aux compagnies
soviétiques que les compradores d'Extrême-Orient par rapport
aux grandes compagnies capitalistes. On pourrait placer dans
le même groupe de quasi compradores le corps des inspecteurs
de réparations formés de membres du S.E.D., qui était des-
tiné à choisir les marchandises de première qualité destinées
à être envoyées en U.R.S.S.
Parallèlement à la Rasno, et sur le même modèle, se déve-
loppèrent également entre 1946 et 1948 respectivement une com-
pagnie yougoslave, polonaise, tchèque et bulgare. Ces dernières
importaient des cigarettes ou de l'alimentation qu'elles reven-
daient au marché noir. En échange elles achetaient des ma-
chines, des instruments médicaux, etc.
Vers juillet 1948 un grand changement se produisit dans le
monde de ce « commerce noir » : La S.M.A. ferma brusquement
ses propres magasins Rasno et presque au même moment con-
fisqua l'actif liquide de la compagnie yougoslave. La situation
internationale s'y répercutait : Tito venait de rompre avec le
Kominform. Par ailleurs, le plan de deux ans avait été publié.
La « troisième période », celle de la reconstruction relative ve-
nait de commencer : la .S.M.A. avait décidé que les magasins
Rasno ne correspondaient plus à cette étape.
Le parti stalinien et les prélèvements sur la production cou-
rante.
Le S.E.D. approuva sur toute la ligne la politique des auto-
rités d'occupation. On trouva des arguments théoriques pour
cela et Grotewohl explique (devant le Comité Central du
parti, en juin 1948) que la situation en Allemagne orientale ne
pouvait pas se comparer à celle des pays de l'est européen, ces
derniers étant des démocraties populaires; c'est pour cela que
l'U.R.S.S. aurait réduit de moitié les réparations dues par la
Hongrie et la Roumanie. Mais la zone soviétique n'étant pas
au même stade, 'le gouvernement de Moscou ne pouvait avoir
la même attitude,
Le S.E.D. s'efforça surtout de trouver des diversions aux
prélèvements soviétiques. De même que la réforme agraire et les
nationalisations avaient servi pendant la première année d’occu-
pation de « compensation'» aux démontages, au cours des deux
années suivantes on se servi dans le même but du mot-d'ordre
21.
de l'unité allernande, qui correspondait d'ailleurs au sentiment:
profond des masses. On accuse uniquement les impérialistes
ocidentaux de' vouloir dépecer l'Allemagne et on rejeté sur eux
toute la faute de la misère du pays.
Le S.E.D. saisit aussi une autre occasion d'essayer de faire
oublier les réparations. Au printemps 1947 la S.M.A. rendit aux
autorités allemandes 74 usines avec 68.000 ouvriers sur les 200
entreprises qui avaient été incluses l'année précédente dans les
S.A.G. Il est vrai, ces usines étaient parmi les moins rentables
(à citer le cas de la Maximilian Hütte, en Thuringe, qui à cette
époque perdait 20 millions par an). Dans d'autres cas on ren-
dit des usines en partie démontées, ou bien elles le furent peur
après leur remise. Il reste néanmoins que le geste fut fait peu
de temps après l'échec de la conférence de Moscou sur l'Alle-
magne lorsqu'il était déjà évident que le pays resterait divisé
pour la période à venir. La remise de 74 usines aux autorités
allemandes constituait un pas de plus dans la voie inaugurée
un an auparavant, lorsqu'on avait décidé que les entreprises de
la liste Cresteraient dans le pays.
Cependant la S.E.D. avait concentré entre ses mains les
principaux leviers de l'économie du pays. Mais, dirigeant tout,
il devait aussi tout résoudre et les prélèvements soviétiques décu-
plaient les difficultés déjà considérables. Malgré l'assimilation
des cadres principaux du parti au stalinisme russe, des frictions:
se produisent dès cette période entre le S.E.D. et l'administra-
tion militaire. Ainsi lorsqu'il fut question de calculer le prix
des usines transformées en S.A.G. et qui devait être transcrit
sur le compte des réparations, la S.M.A. s'en tint chaque fois
au prix de 1938 et diminua d'un coefficient très grand la valeur
des machines suivant leur âge. Les autorités staliniennes alle-
mandes voulaient par contre que l'on calcule le prix des ma-
chines au moment de leur installation et proposaient un coef-
ficient plus bas de diminution par année d'usage. La S.M.A. n'a
pas comptabilisé plus de 40 % de sommes demandées par les
autorités S.E.D. De même il y eut des cas où les administra,
tions des Länder présentaient à la S.M.A. des requêtes dans
lesquelles elles se plaignaient de la sorte que les autorités sovié-
tiques ne s'en tinssent pas au programme établi pour la four-
niture des réparations et que dans ces conditions il fut impossi-
ble de mettre sur pied et d'exécuter les plans de production.
Mais en général ces frictions restérent isolées. Ce ne fut que
vers le milieu de 1946 et pendant l'étape suivante qu'elles pri-
rent une plus grande importance.
22
La zone de la faim.
Les prélèvements massifs sur la production courante, après
les démontages et les destructions de la guerre, contribuèrent
à délabrer, l'économie du pays. L'immense majorité de la popu-
lation de la zone russe connut la misère. Les campagnes boule-
versées par la réforme agraire et ne recevant de la ville ni
engrais ni machines ne produisaient plus suffisamment pour
nourrir la population. Elles devaient de plus ravitailler les
troupes d'occupation, fort nombreuses (4-5-600.000). Il suffira
de rappeler qu'entre 1946 et 1948, la mortalité en zone russe
fut une des plus fortes du monde : 21 pour mille de moyenne,
tandis' que la natalité n'était que de 12 pour mille. La zone.
soviétique fut à cette époque la seule région d'Europe, où la
popuļation diminua : or (2% en trois ans), compte tenu de la
différence de populations il y eut en zone russe entré 1945. et
1946, 400.000 morts de plus et 200.000 naissances de moins qu'en
Allemagne occidentale. Ce fut là pour la population le résultat
le plus immédiat et le plus clair de l'occupation.
Les réparations et la misère qu'elles entrainèrent consti-
tuèrent le fait dominant de la vie du pays. Comme il n'était
pas possible de mettre ouvertement le problème à l'ordre du
jour, les réparations devinrent l'arrière plan de tout le déve-
loppement politique et social de la zone russe. Transformations
économiques, conflits entre différentes catégories sociales, ca-,
ractère des institutions officielles ou semi-officielles, vie et
idéologie des organisations politiques et parapolitiques, tout en
fut imprégné.
La double” politique stalinienne par rapport à la bourgeoisie.
La politique du commandement militaire et du S.E.D. par:
rapport à la bourgeoisie parut contradictoire les premiers temps
de l'occupation. En réalité, outre les 'influences internationales,
qui jouaient, elle constituait un compromis entre les deux termes
de l'orientation de la S.M.A.: faire produire le pays en vue
des réparations, le contrôler exclusivement.
Nous avons vu que dès la première étape les banques furent
fermées et les entreprises ayant appartenu à des nazis expro-
priées. En réalité on décapita ainsi l'appareil économique de la
bourgeoisie et on déposséda cette dernière de ses entreprises
23
1
les plus importantes. Il est certain pourtant qu'en 1945-46 ces
mesures ne constituerent pas dans l'esprit des staliniens un pas
vers la liquidation du capitalisme : l'ensemble de la situation
contribuait en effet à créer une équivoque de ce point de vue.
L'U.R.S.S. qui venait de gagner la guerre était en plein cours
droitier. Le Kremlin croyait encore à l'esprit de Yalta et de
Potsdam. Par dessus tout l'U.R.S.S. ravagée par la guerre avait
besoin d'une Allemagne orientale socialement stable et produc-
tive : le Kremlin ne voulait pas de révolution. Pourtant il ne
pouvait pas non plus laisser les rênes de l'économie aux mains
d'une classe sociale hostile et qui devait inévitablement être
attirée vers l'Allemagne occidentale bourgeoisie et vers le capi-
talisme américain. On plaça donc des staliniens aux postes
de direction de l'économie. Mais sous peine de désorganiser
totalement la production, cette mesure ne pouvait pour le mo-
ment être étendue à la totalité des grandes et moyennes entre-
prises. On laissa par conséquent en place un nombre assez im-
portant de capitalistes et on leur permit de travailler. Après
la fin de l'étape des démontages il y eut même de nombreux
cas ou des entreprises moyennes investirent des capitaux dans
certaines branches de l'industrie légère.
En dehors du fait qu'il répondait aux nécessités économi-
ques, ce « libéralisme » relatif correspondait à l'un des traits
les plus typiques du stalinisme. Déjà au cours des années 1920
le parti stalinien avançait l'idée que, sous certaines conditions,
grâce à la propagande et à l'organisation, la bourgeoisie peut
être « neutralisée ». Maintenant que le parti détenait le pou-
voir d'état sa confiance dans les vertus de l'organisation et
dans la toute puissance des cadres était devenue illimitée. Les
dirigeants communistes crurent sincèrement que grâce à un
dosage judicieux de propagande et de mesures policières ils
pourraient dominer et utiliser la bourgeoisie, après l'avoir
amoindrie.
Ceci s'avèrera bien entendu illusoire, mais pendant quel-
que temps toute la politique stalinienne sera orientée dans
ce sens. Dès le le 11 juin 1945 le comité d'initiative commu-
niste proclamait l'intangibilité de la propriété privée non
nazie. Un an plus tard, au moment des élections, le parti stali-
nien distribua dans les milieux de petits et moyens capitalistes
des milliers de tracts qui développaient le même thème et
préconisaient « l'union de tous les Allemands progressistes et
de bonne volonté ». Des dizaines de fois les autorités commu-.
nistes proclamèrent leur bienveillance à l'égard de l'initiative
privée.
1
24.
Parallèlement on organisait le « Bloc Démocratique », c'est-
à-dire l'alliance du parti stalinien et des deux partis bour-
geois autorisés : les Libéraux-Démocrates et les Chrétiens-Dé-
mocrates. Les dirigeants staliniens , eurent à vaincre à ce pro-
pos de vives résistances au sein de leur propre parti. Les vieux
communistes se rappelaient les anciens mots d'ordre et avaient
une forte répulsion pour « l'union sacrée avec la bourgeoisie ».
On leur expliqua que le bloc est une alliance d'un type parti-
culier car elle est organisée sous l'égide du parti du proléta-
riat et lui profite exclusivement.
Au début 1946 les positions respectives du secteur capitaliste
et du secteur nationalisé semblaient fixées et l'idéal politique
du commandement militaire russe aurait pu s'exprimer ainsi :
« que personne, ouvrier, ni capitaliste, ne s'agite plus, ne remue
plus, mais que tous restent à leur place et travaillent ». Qua-
rante pour cent de la production revenaient à cette époque, au
secteur capitaliste répartis entre 30.000 entreprises environ,
(généralement dans l'industrie légère) tandis que le secteur pu-
blic — les usines de la catégorie A - représentaient seulement
30 pour cent et 2.800 entreprises. Plus de 50 pour cent des
ouvriers travaillaient dans les entreprises privées.
Organisation du secteur nationalisé.
Au fur et à mesure que les mois passaient, les autorités sta-
liniennes tâchaient de doter chacun des deux secteurs d'une
organisation propre. Les entreprises sous séquestre de la caté-
gorie A furent formellement transformées en «entreprises pro-
priété du pays » (Landes eigene Betriche : L.E.B.) en juin-juillet
1946, par un plébiscite organisé à cette fin, en Saxe et par déci-
sions parlementaires dans les autres pays. Dans chaque Land on
créa une direction des L.E.B. rattachée au ministère respectif
de l'économie. Partout ce ministère avait un titulaire S.E.D.,
sauf au Mecklembourg où il appartenait à l'Union Chrétienne
Démocratique. Comme on voulait avoir dans ce pays aussi la
haute main sur ce secteur important de l'économie on créa
spécialement une direction des séquestres que l'on rattacha
au Ministère de l'intérieur dont le titulaire était le. Stalinien
Warnke. Dans chaque 'entreprise l'administration nomma, dans
la mesure du possible, un directeur qui possédait la confiance
du parti. Les entreprises de même branche furent réunies, sur
la base du même pays dans des groupements horizontaux et à
la tête de chacun de ceux-ci on installa un conseil de direction
25
aux
de confiance. L'appareil bureaucratique de l'administration éco-
nomique prenait dès fin 1946 une ampleur considérable. Il faut
noter qu'en Saxe, par exemple, où il était le plus développé il y
avait 65 groupements industriels, par' branches, pour 1121 entre
prises nationalisées. Il faut tenir compte de plus qu'un certain
nombre d'entreprises d'intérêt local n'étaient pas comprises dans
les groupements régionaux mais étaient attribuées aux villes,
« cercles » (1), aux coopératives ou aux syndicats: Par-
tồut lé souci essentiel était que le parti controle l'entreprise.
Peu à peu le parti acquerrait ainsi des racines solides dans la
vie' économique de la zone russe. Ce fait était d'un côté la
conséquence des nationalisations sans participation réelle des
ouvriers à la direction de l'entreprise, de l'autre constituait une
nécessité impérieuse pour les gouvernements des Länder ins-
tallés grâce aux autorités d'occupation et qui en quelque sorte
n'étaient que superposés à la réalité sociale du“ påys. Cette
nécessité se fit sentir surtout dans les régions agraires, lę Meck-
lembourg et le Brandembourg, où les gouvernements commu-
nistes de Schwerin et de Potsdam se sentaient perdus dans l'a
masses de parcelles individuelles paysanneſ, qu'ils avaient d'ail-
leurs créées. C'est ce qui explique que tandis qu'en Saxe seule
ment 25,3 pour cent du nombre total des ouvriers travaillent
dans les entreprises nationalisées (avec une production de 31
pour cent du total), ce chiffre s'élevait respectivement à 40
et 44 pour cent (avec une production de 49 et 48 pour cent)
pour le Brandenbourg et le Mecklembourg. De plus, dans cha-
cun de ces deux derniers pays, 10 pour cent des ouvriers tra-
vaillaient dans des entreprises communales ou propriété des
organisations sous contrôle du parti (seulement 8 pour cent' en.
Saxe). De même en Thuringe, région caractérisée par ses vieil-
les industries familiales, les autorités S.E.D., pour se créer une
base, ne purent se limiter à exproprier les gros entrepreneurs
mais mirent sous séquestre un grand nombre d'entreprises arti-
sanales ou de petites fabriques avec moins de 100 ouvriers. La
moyenne des ouvriers par entreprise nationalisée est de 119: en
Thuringe ; elle est de 169 en Saxe et de 244 au Saxe-Anhalt.
Ces chiffres prouvent qu'avoir été nazi n'était pas la seule rai:
son pour laquelle le capitalisme pouvait voir son usine expres
priée, mais que les nécessités du' parti jouaient un rôle imporá
tant. Ceci était déjà vrai en 1945-46, et le devint beaucoup plus
par la suite.
(I) Divisioni administrative.
26
Dès ce moment donc le parti stalinien se considérait, après
la S.M.A,, en quelque sorte comme maître de l'économie du pays.
Il s'en taillait une partie et tâchait de l'administrer comme son
propre domaine. Pour ce faire .il se servait de la fiction qu'il
avait créée par la force et qu'il continuait à imposer : le S.E.D.
est la cristallisation des tendances du peuple allemand en géné-
ral et de la classe ouvrière en particulier.
Organisation du secteur privé.
!
Le parti essaya également de contrôler le secteur privé, tout
en laissant, comme nous l'avons rappelé, aux capitalistes la
possibilité d'exister.
Dès 1945 on créa dans chaque pays, et par la suite dans
chaque « cercle » (Kreis) des chambres d'industrie et de com-
merce. Elles n'eurent dès le début 'qu'un rôle purement figuratif;
chaque chambre contenait 16 représentants de « confiance >>
nommés par les syndicats et par le gouvernement du pays et
8 représentants des entrepreneurs, qui étaient également nom-
més par le gouvernement. L'ordre du jour des chambres devait
être approuvé à chaque séance par l'administration. La mis-
sion des chambres était de donner des avis en ce qui concerne
les prix, la répartition des matières premières, l'apprentissage,
etc. En réalité bien souvent elles n'étaient même pas consultées.
titre de membre d'une chambre d'industrie et de commerce
était pourtant recherché par les entrepreneurs privés, car il leur
fournissait un'alibi utile et leur permettait de mener favorable-
ment leurs affaires par ailleurs.
La revue stalinienne « Die Witschaft » de cette époque parle
« des forces progressives parmi les entrepreneurs qui sont re-
présentés dans les chambres d'industrie ».
C'est surtout vers la répartition des marchandises et des
matières premières que se porta l'attention des autorités stali-
niennes. En effet, vu la pénurie générale on pouvait par ce
moyen, en principe, contrôler l'ensemble de l'industrie et du
commerce privé, favoriser les uns ou provoquer la ruine des
autres.
..
La répartition des marchandises était effectuée au début de
l'occupation, comme du temps de l'ancien régime, par les
grossistes. Pour chaque opération, le commerçant de gros devait
obtenir une licence,.de livraison. Mais le contrôle de la circu-
lation des marchandises s'averrait trop aléatoire. Début 1946
les gouvernements des Länder consentirent dans chaque pays
27
la distribution et l'entrepôt des marchandises destinées au
secteur privé à un groupe de grossistes «de confiance ».
Ceux-ci, à leur tour, prirent des sous-concessionnaires, et
bientôt apparut aussi une troisième série d'intermédiaires. Le
contrôle devenait à nouveau impossible. Dans le courant de 1946,
on créa alors dans chacun des Pays un comptoir central pour
l'industrie et un autre pour le commerce, sauf au Mécklem-
bourg où il n'y eut qu'un seul pour les deux branches. Ces comp-
toirs étaient destinés respectivement à répartir les matières pre-
mières aux industriels et les produits fabriqués aux commer-
çants. Ils étaient organisés comme des sociétés commerciales et
étaient divisés en autant de départements qu'il y avait de bran-
ches insdustrielles importantes. Aux chefs-lieux de « cercle > il
y avait également des sous-comptoirs de différentes branches.
Dès le début l'organisation prenait les proportions d'une vraie
administration. Dans chaque pays 51 pour cent du capital du
comptoir, qui possédait le statut d'une société à responsabilité
limitée, était versé par le gouvernement et 49 pour cent par les
entrepreneurs privés et par les coopératives. Il était très avan-
tageux pour un capitaliste de la zone russe d'être membre d'un
comptoir car il détenait ainsi une parcelle de pouvoir écono-
mique réel, mais membres et souscripteurs étaient désignés.
exclusivement par l'adminsitration stalinienne. C'était là un
moyen comme un autre de susciter « un courant progressif »
parmi la bourgeoisie. A cette époque, en effet, de nombreux
capitalistes adhérèrent au C.E.D., car la carte du parti était
encore le meilleur moyen de s'ouvrir la voie vers une chambre
de commercce ou vers un comptoir.
Sur le terrain de l'entreprise même, l'administration stali-
nienne ne négligea pas non plus d'organiser un contrôle multi-
ple et qui devait être total. Outre les organes de l'administra-
tion financière, les comités syndicaux et les conseils d'entre-
prise pouvaient à tout moment vérifier les livres de compte.
Le secret commercial et même le secret de fabrication n'existait
plus.
Tout était donc prévu pour qu'un certain nombre de capi-
talistes vivent et travaillent, mais très sévèrement encadrés et
surveillés. Le but général était de profiter de l'expérience des:
capitalistes pour faire tourner la machine économique du
pays en vue de livrer des réparations à l’U.R.S.S. et de conso-
lider le régime S.E.D. Mais le parti stalinien faisait preuve de
myopie politique ou pensant qu'on peut grâce à l'appareil d'état
et à la propagande sur la « fraction progressive de la bourgeoia
sié » détourner toute une classe sociale de son but.
;
.
28
......
Résistance de la bourgeoisie.
Dès 1946, il y eut des reconstitutions de cartels et d'associa-
tions capitalistes libres. Les petits fabricants de verre de Thu-
ringe se groupèrent et s'unirent ensuite aux polisseurs de verre
émigrés de Bohême qui s'étaient groupés de leur côté. Ils s'en-
tendirent pour faire monter les prix de leur production. Mais
cette association, ainsi que d'autres semblables eut un carac-
tère sporadique car elle fut vite découverte. D'autres groupe-
ments capitalistes eurent plus de chance et acquirent plus d'en-
vergure; ainsi les fabricants et les marchands de textiles de
Saxe qui avaient créé dès 1946 également une communauté de
travail clandestine. A la différence de leurs collègues de Thu-
ringe ils avaient eu l'habileté d'occuper les postés principaux
de la section textiles du comptoir industriel de Dresde ainsi
que de la succursale de ce dernier à Chemnitz. De plus et sur-
tout ils avaient su s'introduire dans le département respectif
du minisière de l'économie saxon. Très souvent ces industriels:
et gros commerçants étaient membres du S.E.D. et mettaient
à profit la théorie, en vogue alors, du courant progressif air
sein de la bourgeoisie. Grâce à leurs relations administratives
et politiques, et à leur habileté, les tisserands et les fabricants
de tricots de la région de Chemnitz firent des affaires d'or.
Ils s'attribuèrent des quantités de matières premières et de com-
bustibles supérieurs aux besoins. Ils en revendirent au marché
noir. Ils écoulèrent une partie de la production en cachette
aux capitalistes de l'Allemagne occidentale ou de Berlin, ou
bien firent des affaires de compensation au sein de la zone
russe. Le cas des tisserands de Saxe fut loin d'être isolé et
d'autres scandales de moindre envergure éclatèrent dans d'au-
tres branches aussi.
Au bout de quelques mois seulement après la création des
compioirs, les capitalistes réussissaient non seulement à trans-
former en leurs instruments les organismes destinés par le
S.E.D. à les contrôler mais encore, grâce à ces organismes ils
sabotaient les efforts de planification et désagrégeaient l'appa-
reil administratif économique. Il s'avérait ainsi qu'il n'est pas
possible de faire travailler la bourgeoisie contre elle-même et
la théorie du courant progressif capitaliste s'effondrait.
Car par ailleurs l'ensemble de la situation économique favo-
risait la résistance habile et secrète du capitalisme. Les démon-
tages et les réparations, après les destructions de la guerre,
29
S
avaient provoqué une pénurie générale. Le marché était inondé
de signes monétaires et les prix étaient maintenus artificielle-
.ment au bas niveau de 1944. N'importe quoi était acheté. Il fal-
lait être assez. habile pour trouver une matière première même
de mauvaise qualité, et parmi les ruines des rudiments de
moyens de fabrication. Beaucoup de petites et moyennes entre-
prises- furent fondées ainsi entre 1945 et 1947 par d'anciens
capitalistes, qui mettaient à profit leurs expériences commer-
ciales et leurs liaisons d'affaires. Pour la même raison la pénu-
Tie et la détresse générale les fonctionnaires pouvaient être
corrompus. assez facilement. Un rédacteur de ministère tou-
chait 3 à 400 marks par mois, et le moindre fabricant jonglait,
avant la réforme monétaire, avec des trentaines de milliers. Pour
la même raison encore les capitalistes réussirent à influencer
ou corrompre les conseils d'entreprise de leurs usines. Ces
derniers acceptaient qu'une partie de la production soit sous-
traite au plan et « compensée », c'est-à-dire échangée par des
canaux privés contre d'autres marchandises ou du ravitaille-
ment pour les ouvriers. Souvant le conseil d'entreprise accep-
tait de couvrir l'opération contre des avantages pour lui-même.
Ainsi, loin de « rester à leur place et de travailler », comme
l'aurait désiré le commandement soviétique, les capitalistes re-
muaient, se débattaient et marquaient des points car ils réus-
sissaient à se gagner ou à corrompre l'appareil même qui était
destiné à les contrôler. Bien entendu, pour ce faire, ils se sen
taient encouragés par la renaissance du capitalisme en Alle-
magne occidentale et en général par la supériorité des forces
du capitalisme sur celles de l'U.R.S.S. sur le plan mondial.
Rentabilité des entreprises privées et nationalisées.
1
Ce n'était d'ailleurs là qu'une partie du poids qu'exerçait
le secteur capitaliste sur l'économie de la zone russe. Car sou-
vent, au début surtout, les entreprises privées réussissaient à
battre au point de vue de la rentabilité, les entreprises nationa-
lisées. Le journal Der Morgen du 7.3.48, qui est l'organe du parti
libéral-démocrate de la zone soviétique, démontre que pour
1947 les entreprises nationalisées de Saxe, qui affichaient un
bénéfice d'environ 5.000.000 de marks avaient en réalité perdu
18,5 millions car l'administration financière, leur faisait ca-
deau de 23,5 millions sous forme d'impôts sur le capital qu'elle
ne touchait pas et qu'elle aurait réclamé à des entrepreneurs
privés. La non rentabilité des L.E.B. était d'autant plus frap-
30
pante qu'elles jouissaient par rapport aux entreprises privées
d'autres avantages encore en dehors de l'imposition différente.
Ainsi elles touchaient des subventions pour pouvoir mainte-
nir les prix de 1944 et étaient favorisées dans la répartition des
matières premières.
Mais le secteur privé possédait plus, d'habileté commer-
ciale et les bénéfices amenés par les affaires de compensation
étaient incomparablement plus hauts que les bénéfices légaux.
L'esprit capitaliste gagne le secteur nationalisé et les institu-
tions publiques.
Simplement pour pouvoir vivre et pour pouvoir donner à
manger à leurs ouvriers, les entreprises nationalisées durent
recourir aussi aux compensations. En cachette des organes du
parti et du groupement industriel régional auxquels apparte-
nait, l'usine écoulait une partie de sa production pour son pro--
pre compte. Souvent ces opérations, strictement défendues,
étaient accomplies pour combler une nécessité tragique. De-
temps en temps pénétraient jusque dans la presse S.E.D. de
wrais appels de détresse de la part du personnel des entreprises.
nationalisées, comme celui-ci envoyé par le correspondant ou:
vrier de la Maximilian Hutte au journal stalinien de Thuringe :
« Ceux qui sont dans l'adminsitration devraient s'imaginer ce
que ça signifie de remplir un haut fourneau à la lueur d'une:
lampe de poche. Les hommes de l'équipe de nuit des hauts.
fourneaux sont en danger de mort à la suite de l'éclairage insuf-
fisant causé par le manque d'ampoules électriques. »
Le sort du directeur d'une entreprise nationalisée n'était
souvent pas des plus enviables. Il était forcé de nourrir et de
vêtir sés ouvriers, car autrement, ceux-ci ne pouvaient produire.
Il devait se procurer:: des matières premières et du matériel
d'équipement, car la non-réalisation du plan pouvait signifier
pour lui le limogeage, sinon l'arrestation. Par ailleurs le même
sort pouvait l'atteindre si ses «compensations étaient trop
visibles. Bien entendu une corruption grandissante des cadresa
de l'administration accompagnait les « affaires de compensa-
tion. »,
Le parti faisait des efforts désespérés pour combattre
ces habitudes. Il condamnait hautement « l'égoïsme d'entre-
prise et préconisait l'émulation en vue de la reconstruction
démocratique ». Il multipliait les appels et les menaces et ins-
tituait, organisme de contrôle sur organisme de contrôle. Mais.
sa lutte ressemblait à un duel contre des moulins-à-vent, car le
mal résidait dans la détresse et dans l'atmosphère générale
créées par l'occupation et par les prélèvements soviétiques sur
la production courante. Par contre, le système des « compen-
sations » les bénéfices et la vie facile qu'elles occasionnaient
gagnaient de proche en proche les cadres supérieurs de l'ad-
ministration et du parti. Car en fait, « l'égoïsme » était loin
d'être limité aux entreprises, mais s'étendait aux coopératives,
aux « organisations démocratiques », aux villes et plus loin
aux gouvernements des pays. Il n'était pas rare de voir les coo-
pératives disputant à l'Union d'Entr'aide Paysanne ou à une
municipalité, une usine qui venait d'être expropriée et qui au-
rait arrondi le domaine respectif. D'autres fois on assistait à
de vraies guerres froides entre gouvernements des Länder.
Ainsi le Saxe-Anhalt fut pendant quelque temps exploité par ses
voisins qui se firent livrer du charbon, des matières premières
textiles, des produits chimiques mais ne fournirent rien en
échange. Serait-ce parce que le Saxe-Anhalt était le seul pays
à avoir un président du Conseil Libéral Démocrate ? Mais
entre gouvernements pleinement dirigés par le S.E.D. les pro-,
cédés étaient pareils : au printemps 1947 la Thuringe avait
envoyé en Saxe des fils à tisser, cette dernière pourtant, au
lieu de les lui retourner sous forme d'étoffe livra le produit
fabriqué au titre des réparations et sauva ainsi des prélève-
ments russes son propre avoir. En échange la Thuringe s'ar-
rangea par la suite pour différer ses livraisons à la taxe pré-
vues dans le cadre des plans de 3 mois jusqu'à ce que le trimes-
tre soit écoulé et que les livraisons deviennent caduques.
Pendant les années 1946 et 1947 les 'administrations centra-
les n'eurent aucune autorité auprès des gouvernements des
pays, dans leurs efforts de planification et de coordination et
un vrai particularisme et égoïsme régional ayant comme cause
la misère et le manque de perspectives se développait en zone
Tusse.
Ainsi, moins d'un an après les nationalisations de 1946, la
bourgeoisie, après avoir subi une grave défaite, était en passe
de se venger. Loin de se limiter à la sphère qui lui était assi-
gnée, elle contournait les contraintes et surtout son esprit et ses
méthodes gagnaient le camp de l'adversaire. L'individualisme
et la recherche du profit prenaient le pas sur les sentiments col-
lectivistes que l'on essayait d'imprimer. Une fois de plus il
s'avérait que l'individualisme naît naturellement de la misère
et que cette dernièrė se laisse mal planifier.
Le parti stalinien qui pensait pouvoir maîtriser la réalité
.
32
sociale à coup d'ordonnances et de mesures policières voyait
l'échec - tout au moins partiel - de sa politique et notam-
"ment l'échec de sa tentative « d'utiliser » la bourgeoisié. Il est
vrai, la carte du S.E.D. était devenue la clé de toute position
sociale, mais la politique du parti stalinien contenait une con-
tradiction fondamentale qui le condamnait à des travaux de
Sysiphe : il créait des organes de type collectiviste, sous sa
domination, comme les L.E.B. et les soutenait de toutes ses
forces, mais en même temps il couvrait à 100 pour cent les pré-
lèvements russes et contribuait ainsi à engendrer la misère qui
amenait son cortège : « l'égoïsme d'entreprise », « l'égoïsme
local > et en général l'individualisme de type bourgeois. En-
tre le printemps 1947 et le printemps 1948 le parti s'emploiera
à surmonter cette contradiction, mais cela sera encore par des
mesures administratives et policières.
Réaction du parti stalinien.
Le parti entreprit de front et avec beaucoup d'énergie
d'amoindrir et de contrôler le secteur privé ; de concentrer et
d'épurer le secteur nationalisé. Dès février 1947 les ministres de
l'économie de chaque pays et les représentants des adminis-
trations centrales économiques de Berlin signèrent sous l'initia-
tive du parti, un vrai traité suivant lequel les gouvernements
des Länder s'engageaient à reconnaître l'autorité des administra-
tions centrales en matière de planification et surtout de répar-
tition. Sur la base de ce traité fut créé, en juin 1947, à Berlin
la commission économique allemande, véritable embryon de gou-
vernement qui groupait les administrations centrales écono-
miques. Son but était encore de repartir, de planifier et de
:contrôler. Mais faute de sanctions et faute de changements dans
la situation économique, son succès fut nul et « égoïsmes » lo-
caux et d'usine continuèrent à sévir.
Cependant la situation internationale empirait. Les mois qui
suivirent l'échec de la conférence de Moscou de mars 1947 fu-
rent marqués par l'énoncé de la doctrine Truman et du plan
Marshall d'un côté, par la création du Kominform de l'autre.
Le fossé se creusait entre les deux blocs et il paraissait certain
que pour l'étape suivante l'Allemagne orientale resterait dans
le camp soviétique. Ceci contribua sans doute, ajouté aux causes
intérieures, à provoquer la rupture de la trève tacite conclue
un an auparavant, après le vote des lois constituant les L.E.B.
entre le régime stalinien et la bourgeoisie.
33
2
1
En effet des juin 1947 les pationalisations reprennent les
mites d'abord qui sont expropriées sans indemnité et poter la
première fois sans que le prêtexte de l'appartenance au parti
názł de l'ancien propriétaire fut invoqué. Les salles de cinéma
du Mecklembourg et bientôt de l'ensemble de la zomt ensuite.
Le prétexte cette fois-ci, füt que les propriétaires avaient pré-
senté du temps de Phitlétisme les actualités officielles. Là vraie
raison fut dontiée à la diète de Schwerin par le leadet local du
parti stalinien : * il ne faut tout de même pas que soient na-
tionalisées seulement les entreprises qui perdent de l'argent ».
Enfin et surtout entre février et avril 1948 eut lieu toute une:
série d'expropriations très importantes. On découvrit brtisque-
ment d'anciens nazis dans des entrepreneurs qu'on avait jusque
là laissé travailler: Ou bien on trouva qu'ils avaient utilisé du
travail forcé. Parfois il suffisait que le fils ou le frère aient été
nazis. Lorsqu'on ne découvrait absolument rien, un envoyé du
parti stalinien se rendait à l'usine, rassemblait les ouvriers et
demandait : « qui est-ce qui est pour que l'entreprise reste à
l'exploiteur ? »
Bien entendu personne ne se levait.
On aurait pu penser que le régime avait décidé la liquida-
tion totale du capitalismè. Câr dans la mesure même où les
relations entre l'U.R.S.S. et les U.S.A. se tendaient, le S.B.D.
redécouvrait la lutté de classes; se proclamait 'par principe con-
tre la bourgeoisie et pärlait beaucoup moins des bienfaits du
Bloc Démocrátique; qui d'ailleurs avait un rôle de plus en plus:
secondáirë: En réalité le S.E.D. voulait seulement un nouvel
amoindrissement de la bourgeoisie et une nouvelle stabilisation
sur une base plus favorable de ses rapports avec elle. Une liqui-
datiòn totale de cette dernière; même dans l'état où elle se trou-
vait en 1947, ne pouvait s'effectuer d'un coup; sans graves per-
turbations économiques. Surtout si l'on voulait réaliser cette me...
sure par la seule vertu de l'appareil d'état sans la participation
des masses ouvrières. Or de cela il ne pouvait être question : les
ouvriers, en majorité haïssaient autant l'appareil d'état stali-
fien que leurs anciens maîtres capitalistes.
Les expropriations du printemps 1948 furent arrêtées brus-
quement le 4 avril par une déclaration solennelle et par une
promesse formelle à la bourgeoisie suivant laquelle celle-ci
pourrait dorénavant travailler en toute tranquilité. On propo-
sait ainsi ufie nouvelle trêve aux capitalistes et en même temps.
le parti les invitait à nouveau à participer à la reconstruction
démocratique. En réalité on préparait déjà l'étape nouvelle,
celle des plans. On avait besoin de stabilité et on pensait pou-
1
34
a
1
voir l'atteindre en amputant le seoteur privé de quelques 25
pour cent et en agrandissant le domaine nationalisé d'autant.
Parallèlement et en vue de la nouvelle étape également; on
décida d'accorder des pouvoirs très importants à la commis-
sion économique. On lui donna notamment la tâche de régler
et de comptabiliser les réparations. Automatiquement ceci mit
entre ses mains le sort de la majorité de la production en même
temps que la plus grosse partie du budget des Länder. Depuis,
les efforts pour vaincre « l'égoïsme e » des pays eurent un suc-
cés un peu plus marqué.
Peu après on annonçait la transformation des « entreprises
propriété du pays », en « entreprises propriété du peuple »
(Volkseigene Betriebe : V.E.B.), Le $.E.D. fêta cette mesure
comme un succès de la reconstruction démocratique du pays.
On parla beaucoup du caractère inaliénable de la propriété du
peuple. On procéda à de nouvelles inscriptions dans le registre
de commerce et sous la rubrique « propriétaire » on écrivit :
«Le peuple allemand ». En réalité cette transformation des
L.E.B, en V.E.B. eut aussi comme but de combattre le particu-
larisme naissant des pays en soumettant les entreprises les plus
importantes à l'autorité des administrations centrales.
· Vers la fin de l'étape que nous envisageons, le secteur patio-
nalisé comprenait environ 40 pour cent de la production indus-
trielle tandis que le secteur privé ne représentait plus que 23
à 30 pour cent. Le particularisme des pays était en voie de
résorbtion : le parti avait réussi à mettre au pas ses cadres
régionnaux. Mais le problème de l'égoïsme d'entreprise, des
compensations, et de la rentabilité des V.E.B. était autrement
complexe. De même celui du rôle néfaste pour les entreprises
de type collectiviste que continuait malgré tout à jouer le sec-
teur privé. L'élément décisif restait le fait que l'ensemble de
l'économie continuait à être appauvri par les prélèvements au
titre des réparations.
Il était naturel que parmi les ouvriers domine l'esprit de
« débrouillage » individuel. Sur ce terrain également le parti
avait tenté de réagir: Il constitua de nombreux comités ouvriers
ou populaires qui avaient comme but d'inciter au travail les
ouvriers, d'empêcher les affaires de compensation et de rendre
les entreprises légalement rentables. Nous traiterons cette ques-
tion au chapître suivant. 'Mais d'ores et déjà nous pouvons
dire que le. S.E.D. échoua en grande partie. La conférence
zonale des V.E.B. qui eut lieu vers le début juillet 1943 se dé-
roula' encore sous les mots d'ordre : « Il faut constituer des ré-
35
serves afin de ne plus vivre au jour le jour; il faut enfin finir
avec l'égoïsme d'entreprise ».
A travers la lutte contre la bourgeoisié le parti était devenir
non seulement le premier facteur politique du pays, mais encore
un vrai facteur social. Le parti avait acquis des racines solides
dans l'économie du pays. Il contenait dans ses cellules l'en-
semble de la couche des dirigeants de l'économie et c'est bien.
dans ses organes que toute décision importante était prise.
Non contrôlé par les ouvriers, il dirigeait en maître - avec
ce qu'il devait des comptes à la S.M.A. - un secteur grandis-
sant de l'économie. Les conditions objectives étaient ainsi don-
nées pour que les cadres économiques du parti acquièrent une
vraie conscience de classe. Mais le parti n'avait pas réussi à.
résoudre les contradictions sociales et économiques du pays.
Ennemi de la bourgeoisie par sa nature même il était amené à
la combattre et à la restreindre par la logique du système bu-
reaucratique-collectiviste qu'il avait créé. Mais en même temps.
de par ses origines et son allégeance le parti devait aider et jus--
tifier les prélèvements russes et ceci favorisait la renaissance
continuelle de l'individualisme bourgeois qu'il s'efforçait de
détruire. À travers ses cellules de base, forcément perméables.
à la vie de l'usine et entachées aussi d'« égoïsme d'entreprise »,
cette contradiction fondamentale pénétrait dans le sein même
de l'organisation et constituait un élément essentiel de la crise
où le parti se débattait. A travers les administrations des Län-
der « l'égoïsme » et l'individualisme avaient pu pendant une
période pénétrer et influencer même les organes moyens et
supérieurs du parti. Ainsi le règne stalinien sur la vie écono-
mique du pays n'était
pour une part qu'apparent car la
réalité vivante des classes sociales échappait à l'emprise du
parti et par contre ce dernier ne pouvait empêcher ses organes.
de base d'en être pénétrés, et influencés.
Par rapport à la bourgeoisie la politique du parti fut enta-
chée de la même contradiction : il ne pouvait la laisser vivre
et il ne pouvait la détruire non plus entièrement, ceci consti-
tuait encore un élément de désagrégation pour le secteur-col-
lectiviste de l'économie. Cette contradiction se reflèta aussi,
pour une part, dans l'organisation stalinienne car, comme nous.
l'avons vu, les éléments les plus habiles de la bourgeoisie adhé--
rèrent au S.E.D., davantage peut-être qu'aux partis bourgeois.
du bloc, rendus inefficaces.
A l'étape suivante la lutte du parti se poursuivra avec un
peu plus de chances : le changement de la politique soviétique
permettra une légère amélioration de la situation économique.
36
LA CLASSSE OUVRIERE SOUS LE REGIME STALINIEN
Les ouvriers remettent en marche les usines.
1
En mai 1945 la classe ouvrière de la zone soviétique était
menacée de famine. Le premier problème était la remise en
marche des usines et l'échange des produits industriels contre
des produits agricoles. Les propriétaires des principales entre-
prises s'étant enfuis, les ouvriers se rassemblèrent spontané-
ment à leurs, usines et organisèrent le travail. Ils désignèrent
des hommes de confiance (Vertauensleute) et par endroits
des groupes d'ouvriers d'avant-garde se constituaient en con-
seils d'entreprise renouant ainsi, ne fût-ce que faiblement, ayec
la tradition de la révolution allemande de 1919. Une vie nouvelle
paraisait surgir malgré le comportement de l'Armée Rouge. Les
ouvriers remplaçaient les capitalistes : c'était le fait dominant
dans la conscience des ouvriers d'avant-garde. La grande masse
des travailleurs était mue par la volonté de subsister mais elle
avait pris sans doute aussi conscience du proccessus qu'elle ac-
complissait, car non seulement les principales entreprises étaient
restées sans maître, mais en général, la bourgeoisie était para-
lysée par la peur.
En même temps les organisations ouvrières traditionnelles
renaissaient et notamment les groupes syndicaux d'entreprise.
Ces derniers ne furent recréés qu'en petite partie spontanément :
l'initiative venait le plus souvent du dehors. Mais les anciens
militants ouvriers retrouvaient trop peu à leur gré le
langage d'avant 1933 à travers lequel s'était toujours exprimée
leur conscience de classe et leur volonté d'émancipation.
Les changements survenus à l'usine leur faisaient croire que
leur idéal était en passe de s'accomplir. Ne leur avait-on pas
toujours enseigné qu'il n'y a que deux termes possibles dans
la lutte de classes : le prolétariat et la bourgeoisie ? N'y avait-
il pas au pouvoir des hommes qu'ils avaient toujours considéré
comme des camarades ? Et surtout beaucoup d'ouvriers commu-
nistes ne remplaçaient-ils pas les anciens patrons en devenant
directeurs d'usine ou membres de la direction d'un Konzern
officiel ?
Bien des éléments contribuaient durant les premiers mois de
l'occupation à faire penser aux travailleurs d'avant-garde que
les difficultés présentes ne sont que passagères et même que
/
1
3
37
ws
mands démocrates et da?
5 syndicaux des Länder et des
l'idée mise en avant par les émigrés venus de Moscou est juste :
le parti est la cristallisation des tendances de la classe ouvrière
et il agit en son nom.
Regroupement dans les sommets staliniens.
Cependant au seiri du noyau de statiniens 100 potrr cent le
proccessus de pensée était différent. La volonté existait d'écar-
ter la bourgeoisie, mais l'élément déterminant était bien de
servir l'U.R.S.S. On perisait qu'en dernière analyse cela servi-
rait aussi les ouvriers allemands, mais pour le moment leur alle-
geance au Kremlin forçait les dirigeants staliniens allemands
å manæuvrer les classes sociales de leur pays et non pas à ser-
vir l'une d'elles. Tout leur passé les déterminait à n'avoir con-
fiance que dans le parti ou plutôt dans l'appareil du parti.
Parallèſement au regroupement spontanė et confus de là
classe ouvrière un autre beaucoup plus précis s'accomplissait
dans les sommets sous l'égide du parti. Dès le 15 juin se forma
å Berlin un comité provisoire, syndical. Celui-ci se déclare
« convaincu d'exprimer la volonté de la classe ouvrière » et
publie une profession de foi où les notions de droit des ouvriers;
de reconnaissance à l'Armée Rouge, d'union de tous les Alle-
reconstruction voisine. Mais l'élément
essentiel restait le fait que le comité était placé entre les mains
đu stalinien 100 pour cent Jendretzky et de ses adjoints. En
faisaient bien partie également deux syndicalistes chrétiens,
mais ceux-ci n'étaient plus dès le premier moment, maltres de
leurs mouvements. Leur présence correspondait simplernent à
la politique stalinienne d'utilisation de la bourgeoisie. Suivant
le même procédé bureaucratique utilisé à Berlin, se formerent
circonscriptions. Bientôt les formes d'organisations ouvrières
apparues spontanément à la base, furent comme chapeautées
par le cadre d'organisation syndicale stalinienne construite à
partir des centres. Cependant la masse affluait dans les syndi-
cats, le plus souvent pour des raisons d'opportunité, et elle
noyait les éléments actifs et, indépendants du début. En fé-
vrier 1946 eut lieu le premier congrès zonal de l'organisation.
Celle-ci comptait déjà près de 3.000.000 de membres, mais la
spontanéité et l'initiative du début avaient disparues,
1
38
3:
}
Les ouvriers se détournent du régime stalinien et des intérêts
publics.
Quelques mois avaient suffi pour que la fiction qui voulait
que le parti stalinien représente la classe ouvrière se dissipe.
Le fait dominant restaient les démontages, les répartitions et la
misère qu'ils entraînaient. Devant cete réalité les tirades stali-
niennes sur la démocratisation de l'économie apparaissaient
chaque jour plus déplacées.
Voyant que leur peine et leur volonté de reconstruction se
dépensaient en vain, les ouvriers se détournerent des intérêts
publics et chacun essaya de se « débrouiller » pour soi. Jus-
qu'à 50 pour cent de la population des villes eut comme prin-
cipale ressource le marché noir. Le voſ prit des proportions
extraordinaires et là où sept à huit mois auparavant bien des
ouvriers travaillaient sans penser à se faire payer pour re-
construire leur entreprise, maintenant, dans certains cas on vo-
lait jusqu'aux cadres des fenêtres des usines pour les utiliser
chez soi comme bois de chauffage. Les rapports des directions
d'usines de cette époque se plaignent tous du mauvais moral au
travail des ouvriers et certains ajoutent naïvement que «les
ouvriers n'ont pas encore compris qu'ils peinent pour eux-
mêmes ». Après s'être rencontrée un moment avec la position
stalinienne sur la reconstruction, la classe ouvrière s'éloignait
de plus en plus des nouveaux puissants.
i
D'anciens ouvriers révolutionnaires se transforment en bureau-
crates.
>
Par contre les ouvriers qui s'étaient intégrés aux organismes
de direction et d'administration économique évoluaient rapi-
dement et dans un sens opposé à celui de la masse des travail.
leurs. Au printemps 1946. près de 40 pour cent des directeurs
et des directeurs techniques (Betriebsleiter) d’usines étaient
d'anciens ingénieurs, commerçants ou directeurs, (Il est impos-
sible d'avoir des chiffres exacts pour cette époque). Dans les
conseils de direction des Konzerns ou dans les organismes d'ad-
ministration économique ou sicale des Länder (ministères, com-
missions diverses, etc.), les anciens ouvriers staliniens étaient
également nombreux. Bien des cadres syndicaux des groupes
d'ușine ou des « camarades de confiance >> étaient devenus
39
.
chefs d'atelier, chefs d'équipe ou contremaîtres, car l'épura-
tion du personnel de maîtrise ou technique avait laissé un
véritable vide. Cette promotion d'éléments ouvriers aurait pu
donner de bons résultats à condition que le maintien dans son
nouveau poste de l'intéressé soit déterminé uniquement par sa
compétence. Or l'élément décisif était la fidélité dont il faisait
preuve à la ligne du parti et avant tout à l’U.R.S.S., car sa
tâche était autant politique que technique.
En même temps ne pouvant donner l'indispensable à tous,
le parti accordait le superflu tout relatif d'ailleurs
à ses
plus proches partisans. Dès le début, le système des colis, des
primes, et de hauts salaires pour les fonctionnaires et les ca-
dres techniques avait été mis en vigueur.
Souvent le favori du régime s'avérait incapable d'accom-
plir sa tâche. Mais pour ne pas perdre sa place, et les avanta-
ges qu'elle représentait, il flagornait d'autant mieux les chefs
et proclamạit avec frénésie sa foi stalinienne. Il y eut des cas
où un élément nouvellement élevé à une dignité s'était rendu
impossible par son incapacité. Mais, à l'étonnement de tous, on
lui donnait un autre poste plus important encore. C'est qu'il
s'était avéré un instrument docile. Dans d'autres cas, des ou-
vriers promus à des postes de direction se montraient capables
et étaient aussi de tout caur à côté des ouvriers. Mais bientôt
ils s'apercevaient que toute critique et même que toute initia-
tive importante leur était interdite. Et aussi que ce qu'on esti-
mait en eux n'était pas autant leur efficience que leur fidélité
à la ligne. Ils avaient été entièrement d'accord avec le régimę
lorsqu'ils avaient acquis leur nouvelle situation. Mais imman-
quablement à un moment donné ils s'étaient trouvés en con-
tradiction avec leur conscience de militants ouvriers. Bien peu.
furent ceux qui eurent le courage de rompre alors, car, de-
hors du milieu des dirigeants, les attendait la misère. Il y avait
aussi à portée de chacun des cas d'arrestations significatifs.
La plupart des nouveaux cadres -anciens ouvriers pre-
naient alors le parti de se mentir à eux-mêmes ou de ne pas
penser. Ce qui était d'autant plus facile qu'ils étaient tous
surchargés de réunions, de voyages et de conférences. Le man-
que de temps, la fatigue physique d'un côté, la conscience d'être
surveillés de l'autre empêchaient les échanges fructueux d'idées
et d'expériences même dans les cercles intimes. Pour briser la
solitude alors et s'intégrer au courant, l'ancien ouvrier, — mi-
litant communiste cédait, acceptait et justifiait des actions et
des situations qu'autrefois il aurait rejetées avęc mépris. Il était
déjà corrompu et en voie de devenir aussi un instrument docile.
en
40
En tout cas, malgré la volonté qu'il avait eue au début, le cou-
rant l'avait emporté, et il s'était éloigné de sa classe jusqu'à
en devenir étranger. De là à l'idée courante au sein de la cou-
(che de dirigeants staliniens de l'économie qui prétendait que
la classe ouvrière est veule, et inconsciente et qu'il faut lui
désigner :son but et l'y mener de force, il n'y avait qu'un pas.
Il était d'autant plus facile de franchir ce pas qu'à cette époque
à cause des 12 ans d'hitlérisme et de l'éloignement de ses chefs
la classe ouvrière représentait effectivement une masse sans
volonté politique et abandonnant les affaires publiques aux
mains des dirigeants. Dès lors, l'ancien ouvrier révolutionnaire
prenait conscience du fait qu'il n'est plus un ouvrier mais qu'il
est lui aussi un « dirigeant » et peu après il arrivait à justifier
théoriquement et à glorifier son nouvel état. Le militant ouvrier
communisté était devenu un bureaucrate en passe d'acquérir
un esprit de caste supérieure. Ce processus qui en U.R.S.S.
avait duré 7 à 8 années s'accomplit en zone soviétique en quel-
ques mois où un an : il n'y avait pas eu de révolution d’octobre
en zone russe mais au contraire, tout avait été dès le début im-
prégné par l'esprit bureaucratique.
L'espoir du parti se porte sur les Conseils d'entreprise,
Au printemps 1946 ce processus était déjà net et les ouvriers
en avaient pleinement conscience. Pour la plupart d'entre eux,
leurs anciens camarades « s'étaient laissé acheter » et « avaient
trahi ». Le moral au travail était désastreux et l'absentéisme à
l'usine atteignait jusqu'à 30 pour cent, chez les femmes 'notam-
ment.
Pourtant le parti ne pouvait se résigner à être isolé de la
classe ouvrière. Il ne pouvait accepter non plus que celle-ci
considère les affaires publiques comme n'étant pas siennes et
surtout qu'elle ait une attitude négative envers les problèmes
de production.
Pendant toute une période l'espoir et l'attention du parti
seront portés vers les Conseils d'Entreprise (Betriebsräte). Un
an après la défaite il existait des Betriebsräte dans la plupart
des entreprises importantes. Ils avaient été créés bureaucrati-
quement au fur et à mesure de la renaissance du mouvement
syndical. Ils étaient considérés au début comme organes du
groupe syndical et ne jouaient pas de rôle important. En avril
1946 le Conseil de contrôle interallié demanda par décret la
généralisation des Betriebsräte et précisa en même temps, de
41
+
inanière sommaire leur rôle : ils auront un droit de co-déci-
sion dans toutes les questions de production et d'administra-
thion intérieure de l'usine ; ils travailleront en accord avec les
siyndicats. En juin-juillet 1946, 44.000 entreprises de la zone
soviétique devaient élire leurs conseils. Une campagne très
finportante fut menée par le S.E.D. sur le thème de la démo-
cratisation en marche des usines, Parallèlement le parti géné-
Palisait un système déjà existant.: il créait dans chaque entre-
prise de multiples commissions : de cantine,, de loisirs, de presse,
de dénazification, de jeunes, etc. Le but était de donner aux
ouvriers l'illusion qu'ils peuvent décider du sort des produits
de leur travail. Le parti. espérait ainsi réveiller l'ardeur pour
la reconstruction des premiers mois, mettre un frein aux affai-
res de compensations et rendre rentables les entreprises natio-
nalisées. Il espérait en même temps briser son propre isole-
ment.
Une fois de plus le parti stalinien tendait à emprisonner la
réalité sociale dans une fiction créée de toutes pièces. Les ou-
wriers mettaient de la mauvaise volonté à produire des biens
qui s'en allaient en U.R.S.S. Ils étaient hostiles au parti qui
couvrait les réparations ? On tâchera de les convaincre par la
propagande que tout cela est juste. On étouffera en même
temps toute opinion contraire. Par un tour de passe-passe on
fera élire aux ouvriers des représentants staliniens dans les
Conseils d'Entreprise. Ceux-ci mèneront la politique du parti
tout en se réclamant des, ouvriers. Suivant leurs principes de
confiance dans l'appareil et les cadres et leur habitude de mé-
priser la masse, les dirigeants staliniens étaient prêts à penser
qu'en. «tenant » les représentants des ouvriers, ils pourront
influencer et « tenir » ces derniers également.
La réalité ne tardera pas à se montrer peu flexible aux ma-
noeuvres du parti.
.
1
Les Conseils se départagent suivant la ligne de rupture : parti
stalinien,, masse ouvrière.
Les élections pour les Conseils d'Entreprise se déroulèrent
sans surprise. Rendus sceptiques envers tout, les ouvriers ap-
prouvaient, en général sans discussion, la liste des candidats qui
leur était proposée par le comité syndical d'usine après avoir été
composée par les chefs de la cellule. stalinienne avec appro-
þation des dirigeants locaux du parti.
Une fois élus, les Betriebsräte devaient appliquer le pro-
42
!
.
gramme de production sur lequel ils s'étaient présentés, on
s'aperçut alors très vite que la plupart des cellules d'usine
avaient été obligées de recourir à des éléments peu surs pour
compléter les listes. Trop peu liées à la masse elles ne dispo
saient pas suffisamment de cadres pour contrôler réellement
le conseil. Bien des éléments, en réalité apolitiques, quoique for
mellement membres du S.E.D. avaient été présentés, ou bien des
anciens communistes qui se sentaient plus proches des ouvriers
que des dirigeants bureaucrates.
Seulement dans peu de cas le Betriebsrat essaya d'appliquer
la politique de « travailler d'abord » que le parti appliqnait
notamment dans les V.E.B. et les S.A.G.; nrais alors le Betriebs-
rat se transformait presque automatiquement en auxiliaire de
la cellule et même de la police. Les ouvriers ne prêtaient pas
attention aux harangues sur la production du Betriebsrat.
Celui-ci était alors obligé d'introduire le travail aux pièces,
de renforcer la discipline et parfois de faire fouiller les ouvriers
à la porte de l'usine pour découvrir les « saboteurs et les
voleurs ». Bien entendu, dans ce cas, le Betriebsrat n'avait plus
rien de commun avec les auvriers; il avait échoué dans la mis-
sion de lier les ouvriers à la couche bureaucratique naissante
et s'était placé délibérément dans le camp de cette dernière.
Le plus souvent le Betriebsrat était composé d'ouvriers qui
restaient proches des soucis de leurs camarades de travail. Ceci
apparut assez clairement au mois de novembre 1946, lorsque les
· Betriebsräte firent leur premier rapport d'activité trimestriel.
La plupart se plaignirent de la mauvaise nourriture des ouvriers
et déclarèrent que dans ces conditions la production ne pouvait
être augmentée. Il y eut des cas où le Betriebsrat repoussa des
résolutions formulant cette exigence, adoptées par le Comité
syndical ou la cellule S.E.D, Le résultat fut que dorénavant on
donna unę bien moins grande publicité aux bilans trimestriels
et que par la suite ceux-ci ne furent pratiquement plus tirés.
Fin 1946, les syndicats procédèrent à une enquête dans cent:
Betriebsräte des entreprises nationalisées. Seulement 16 avaient
calculé le prix de revient de la production et s'étaient posé.
le problème de l'équilibre budgétaire de l'entreprise. Le souci
des Conseils était ailleurs : procurer à manger au personnel.
Mais ceci n'était possible qu'illégalement ou par des relations
personnelles et le Conseil rentrait alors inévitablement en
conflit avec le parti et parfois avec la cellule stålinienne de
l'usine et la direction. Il arrivait que le Betriebsrat accordât
deux jours de congé hebdomadaire aux ouvriers pour que ceux-ci
puissent aller à la campagne se ravitailler : la direction venait
annuler la mesuré. Le plus souvent le Betriebsrat vendait au
marché noir ou « compensait une partie de la production
contre des vivres. Il arrivait que la cellule menąçât alors d'arres-
tation le Betriebsrat. Il naişsait souvent une vraie inimitié entre
ces deux organes. Ce fait est avoué par le bulletin intérieur du
S.E.D. de Berlin, « Wille und Wey », de février 1947. Un an après
leur création officielle il était certain que les Betriebsräte des
entreprises nationalisées avaient échappé au parti. Non seule-
ment, ils n'avaint pas réussi à colmater la rupture qui existait
entre ouvriers et bureaucrates mais les Conseils d'Entreprise
s'étaient départagés eux-mêmes suivant cette ligne de rupture.
Betriebsrat, cellule stalinienne et direction d'entreprise.
En schématisant on peut affirmer qu'au -sein de l'entreprise
nationalisée le Betriebsrat représentait les ouvriers; la cellule
stalinienne les intérêts du Kremlin, l'ordre établi et les intérêts
généraux de la caste naissante tandis que la direction était en
proie le plus souvent à « l'égoïsme d'entreprise ». En général,
le Comité syndical se trouvait sous l'influence de la cellule.
L'hostilité des ouvriers envers les bureaucrates s'exprimait
rarement à travers des formes de lutte évoluées : il n'y eut en
tout que trois --quatre grèves pour une meilleure nourriture,
vite réprimées. Le Betriebsrat représentait non seulement les
ouvriers mais aussi leur situation sans issue, leur manque de
perspectives et leur manque d'espoir dans les destinées de leur
classe. A aucun moment, il n'y eut de tentative sérieuse d'unir
la classe ouvrière contre la bureaucratie. Elle restait émiettée et
s'efforçait simplement de vivre.
Au sein de chaque usine pourtant les ouvriers réussissaient
parfois à influencer non seulement le Betriebsrat mais comme
nous l'avons vu aussi þien la cellule et la direction. Tous trois
s'entendaient pour couvrir les affaires non officielles. Le dépit
du parti était grand dans ces cas. Ce sentiment est exprimé par
exemple dans la revue théorique des syndicats « Arbeit » de
septembre 1947 qui écrit : « Les Betriebsräte, les groupes d'en-
treprise syndicaux ou politiques ont tendance à se trouver sous
la pression et à la traîne des parties non politisées et mécon-
tentes du personnel ». Mais le plus souvent, le parti ne donnait
pas de publicité à ses sentiments et parfois son dépit se tradui-
sait par des arrestations.
Entre direction et cellule il y avait également des situations
tendues. Les membres de la direction faisaient partie de la cel-
44
an-
lule, mais en général ne venaient pas aux réunions. Aux prises
avec les difficultés redoutables ils se heurtaient aux exigences
du parti représenté en l'occurence par le secrétaire du groupe
S.E.D. Ne pouvant s'y opposer ouvertement ils feignaient igno-
rer la cellule. Mais dans leur attitude, à côté de l'hostilité, une
nuance de mépris ne manquait pas. Les actuels directeurs,
ciens ouvriers révolutionnaires avaient franchi un nouveau pas
vers l'acquisition d'une conscience de caste. Pris dans l'engre-
nage de leurs préoccupations de direction ils se sentaient supé-
rieurs non seulement à la masse des travailleurs, mais aussi à
leurs anciens camarades de parti restés ouvriers qui vivaient
comme avant, au jour le jour et étaient absorbés par les pro-
blèmes de leur existence.
Souvent, il y avait union personnelle entre la direction de
l'entreprise et celle de la cellule. Ceci correspondait au manque
de cadres moyens du parti et avait presque toujours comme
conséquence de subordonner la cellule à la direction. Le parti
réagissait alors, remettait la direction effective aux mains d'élé-
iments sûrs au risque même de laisser péricliter la production,
mais la situation restait toujours très mouvante.
Le parti stalinien était donc loin de maîtriser la situation
intérieure des « Entreprises-Propriété du Peuple ». Il y avait
d'une part les ouvriers émiettés, hostiles et recourant aux solu-
tions individuelles, de l'autre le groupe bureaucratique de direc-
tion, uni par le souci de production dont il était le seul à se
charger, mais' tiraillé entre le besoin de ne pas s'éloigner des
ouvriers et celui de suivre la ligne du parti. L'ancien esprit
individualiste du capitalisme était représenté également par
la nécessité où se trouvait le groupe bureaucratique de recou-
rir aux compensations. La corruption et le désir d'enrichisse-
.ment ne manquaient pas non plus et s'étendait jusqu'aux mem-
bres du Conseil d'Entreprise.
Hugo BELL.
45
MACHINISME ET PROLETARIAT
La venue de ce livre et les idées qui y sont exprimées ne
sont nullement le fruit du hasard ou de l'originalité de pensée
de son auteur. Il ne s'agit en effet que de la compilation et de
l'exposition d'études et de travaux qui se poursuivent dans l'in-
dustrie depuis, en gros, la fin de la première guerre mondiale.
L'apport « original » de l'auteur se limite à porter un certain
nombre de jugements plus ou moins nuancés -
:- et d'ailleurs to-
talement erronés sur les courants de pensée qui se sont déga-
gés à propos de ces études et de ces travaux.
La méthode d'approche du problème est, on le voit, absolu:
ment incorrecte et ferme la porte à toute appréciation objective.
Ce qu'il importe d'envisager avant tout, ce ne sont pas ces cou-
rants, de pensée, considérés en eux-mêmes, mais l'évolution pro-
fonde de l'économie capitaliste elle-même qui a fait de ces étu-
des et de ces travaux une nécessité. Ce n'est pourtant pas par
ignorance que pèche M. Friedman, puisqu'à deux reprises il se
réfère à Marx lui-même, sur cet aspect du problème, d'une ma-
nière tout à fait pertinente. Tout d'abord, il rappelle que « le
développement du machinisme commandait aux industriels de
ne pas étendre démesurément la journée de travail, de rempla-
cer sa durée extensive par une durée intensive, d'en remplir le
plus possible les pores étant donné l'importance du capital fixe
désormais investi dans l'outillage mécanique ». Ailleurs, il cite
un passage du Capital encore plus important et que nous pen-
sons devoir citer aussi : « Il est évident qu'avec le progrès de
l'industrie mécanique et l'expérience accumulée par toute une
classe spéciale d'ouvriers, il doit y avoir accroissement de la vi-
tesse et, par suite, de l'intensité du travail. C'est ainsi qu'en An-
gleterre, pendant un demi-siècle, la prolongation de la journée
de travail et l'intensité croissante du travail de fabrique mar-
chent de pair. On comprend cependant que, dans un travail où
46
i
de caractérise si profondément les manifestations idéologiques
il ne s'agit pas de poussées passagères, mais d'une uniformité
régulière se renouvelant tous les jours, il doive arriver un point
de rencontre où l'extension de la journée de travail et l'intensité
du travail s'exclúent réciproquement, de sorte que la prolonga-
tion de la journée de travail ne puisse se faire qu'en diminuant
l'intensité du travail et qu'inversement l'accroissement de l'in-
tensité entraîne forcément diminution de la journée de travail. »
C'est ce processus, rappelle, l'auteur, que Marx dénomme « la
conversion de la grandeur extensive ou durée en grandeur in-
tensive ou degré ».
C'est tout le fond de la question, parce que c'est par ce biais
que ce pose le problème des conditions modernes de l'exploita-
tion. Objectivement, ce passage de l'extensif à l'intensif (ou plus
exactement le développement de cette contradiction entre une
intensité du travail qui va croissant et sa durée qui ne peut pas,
dans une société d'exploitation, diminuer en deçà de certaines. li-
mites) a provoqué la naissance de deux courants « rationalisa-
teurs », le taylorisme d'une part, les « sciences de l'homme »
d'autre part (et plus spécialement la psychotechnique).
L'intérêt dụ livre de Friedman c'est justement qu'il apporte
une documentation abondante sur ce deuxième courant, d'ail-
leurs beaucoup plus récent, et que par là-même il permet de
voir en quoi ce courant se distingue et pourquoi sa venue pose
une série de problèmes originaux et distincts eux aussi,
Par contre cet apport de Friedman est compensé et
ceci amplement par son petit apport personnel à l'entreprise
de mystification universelle des forces réactionnaires .coalisées,
de notre époque. En effet, Friedman ne se contente pas d'établir
une distinction entre ees deux courants, Taylorisme et psycho-
technique : il les oppose, et ce ci sur un plan sociologique pro-
fond, alors qu'ils ne sont que l'expression, à des niveaux diffé-
rents, d'une réalité sociale identique, celle de l'exploitation la
plus systématique possible du prolétariat.
Ce qu'il y a à la fois d'intéressant et de significatif dạns
cette mystification, c'est de yoir que pour l'opérer Friedman
utilise un mélange informe de « marxisme » ou de « dialecti-
que » et de psychologie moderne et que seule une telle utilisa-
tion qui donne les armes nécessaires pour mystifier les autres,
et probablement aussi pour se mystifier lui-même, car on le sent
empêtré dans ses propres sophismes. Afin de pouvoir opposer
radicalement le taylorisme et les « sciences de l'homme » (lisez :
psychotecnique et psychosociologie de l'entreprise), il qualifie le
premier courant de « techniciste » et le rattache au courant
« mécaniste » du dix-neuvième siècle, alors que le second se rat-
4
.
1
.
47
tacherait justement à des courants de pensée qui en seraient la
négation, pourrait-on dire dialectique. Il est évident que dans
l'esprit de l'auteur ce second courant est progressif, bien que
l'on serait bien en peine de définir rigoureusement ce que sont.
ses caractéristiques positives. Tout ce que l'on peut dire de cer-
tain c'est que cette appréciation rentre dans le cadre d'une ana-
lyse marxiste vulgaire qui, en définitive, ne diffère pas de celle
qui prédomine dans tous les partis ou .groupes se réclamant du
marxisme actuellement. La thèse est très simple : on caractérise
les courants idéologiques suivant leur esprit plus ou moins
< dialectique », chacun se réservant par ailleurs le privilège de
juger de ce qui est dialectique et de ce qui en l'est pas (de ce qui
est vulgairement « mécaniste » par exemple).
En fait, il n'est nul besoin de « dialectique » pour voir ce
qui distingue très nettement le taylorisme de la psychotechnique
et de la soi-disant psychosociologie de l'entreprise. Le tayloris-
me a constitué un premier aspect du mouvement de rationalisa-
tion de la production, son aspect le plus superficiel en définitive,
parce qu'il ne concerne que les rapports entre les hommes et les
machines et non les rapports entre les hommes eux-mêmes au
sein de la production. C'est à ce titre qu'il est rentré dans la vie
et s'est pour ainsi dire objectivé. Les modifications que le taylo-
risme a apportées, pour profondes qu'elles soient, s'intègrent
dans le cadre des rapports humains existant dans l'entreprise
capitaliste classique. On ne peut donc pas parler du taylorisme,
comme d'un simple courant de pensée. C'est avant tout un fait
historique et il faut le traiter comme tel (1). Mais la logique de
17
!
et la:
(1) A ce propos il convient de souligner que, ainsi que le rappelle:
Friedman : « Taylor a très heureusement innové en procédant à des études.
systématiques et expérimentales du travail aux machines-outils. Les résultats
obtenus autant en ce qui concerne la qualité des aciers, lå forme et le
choix des outils, la détermination des vitesses et des profondeurs de coupe,
l'aménagement des courroies et transmissions ont permis d'accroître consi-
dérablement. l'efficience et la précision.- Et il n'est suffisant de dire à ce
propos comme Friedman que c'est là «'un apport précieux ». Cette contri-
bution de Taylor a constitué le chainon intermédiaire indispensable entre:
l'utilisation de l'énergie électrique qui ainsi que Friedman l'analyse jus-
tement a donné naissance à la deuxième révolution industrielle
grande production de masse qui exige justement vitesse et précision, sans
lesquelles il n'y aurait pas de standardisation possible, production de masse
qui, sur le plan économique, caractérise aussi cette seconde révolution indus-
trielle.
Envisagé sous un autre angle, le taylorisme dans son ensemble (c'est-à-
dire en y comprenant sa pièce maitresse qui est l'étude des temps élémen-
taires) a représenté la réponse donnée par le régime capitaliste à la contra-
diction objective entre l'extensivité et l'intensivité de l'exploitation, contra-
diction qui a été posée historiquement par l'évolution même du régime
capitaliste compris comme domination du travail mort sur le travail vivant.
En effet, une telle dominatio contient en germe ce que Marx a appelé la
baisse tendancielle du taux du profit et qui se traduit inéluctablement par
la nécessité de remplir le plus possible « les pores-» de la journée de
travail, pour tenter de compenser l'importance croissante des investissements
en capital fixe.
48
la rationalisation ainsi amorcée par le taylorisme pousse ineluc-
tablement à la rationalisation totale, celle qui va jusqu'à établir
des rapports rationnels entre les hommes au sein même de la
production. C'est bien à cette logique qu'obéissent tous les cou-
rants rationalisateurs post-tayloriens, qu'ils se parent de l'éti-
quette « sciences de l'homme » ou non.
Jusqu'ici, cependant, aucun de ces courants ne s'est réalisé
objectivement et tous demeurent de simples courants de pensée
même lorsqu'ils ont mis en oeuvre d'immenses moyens, même
lorsqu'ils ont fait des usines leur laboratoire (1).
Il ne pouvait d'ailleurs en être autrement. La structuré de
classe de la société,,léguée par l'histoire, l'exploitation d'abord
et l'aliénation ensuite, qui en découle inéluctablement, interdi-
sent a priori l'instauration d'une quelconque « rationalité » dans
les rapports entre les hommes au sein de la production. Elles
l'excluent si complètement que pour les exploités il ne peut y
avoir qu'une rationalité, celle de la domination totale du pro-
cessus de production par les exploités eux-mêmes. C'est ce que
Marx à défini depuis longtemps comme étant la dictature, du
prolétariat. Certes, cette simple expression ne résoud rien par
elle-même et ne contient aucune vertu magique. Bien au contrai-
re, son contenu varie à travers l'histoire et le fait de cette va-
riation constitue probablement le problème le plus important
auquel les révolutionnaires ont à faire face. Mais ce n'est que:
dans notre conclusion que nous essaierons d'en aborder certains
aspects généraux.
Pour le moment, ce qu'il est important de comprendre, c'est
qu'en l'absence de la révolution prolétarienne et de la dictature
du prolétariat qui définit son succès, l'extension logique de la
rationalisation n'a d'autre signification et ne peut avoir d'autre
signification que l'intégration des rationalisateurs dans le me
canisme et l'appareil moderne de l'exploitation. Mais un tel pas-
sage de l'état de courant de pensée à celui de réalité sociale im-
plique une soumission sans conditions à une logique objective,
au regard de laquelle les positions idéologiques de départ de ces
courants de même d'ailleurs que leurs pieuses intentions
ne jouent qu'un rôle tout à fait subordonné.
Vouloir ainsi monopoliser la rationalisation par en haut
ce qui ne peut être que le cas dans une société de classe
peut aboutir dans les faits qu'à « rationaliser » un monopole de
direction des hommes. Or il n'existe pas de rationalité possible
de l'exploitation. Tout juste est-il possible de plaquer sur la réa-
ne
(1) Par destination les usines ne sont pas et ne seront jamais des labora-
toires, la logique de la production et la logique de l'expérimentation s'excluent
mutuellement.
49
1
lité du gaspillage des forces humaines et matérielles une systé-
matisation idéologique ayant les apparences de la rationalité.
Voilà pourquoi les courants de pensée post-tayloriens, mal-
gré leurs ambitions, contiennent en germe dès leur naissance
cette mystification, que Friedman a 'choisi comme tâche de voi-
ler. Voilà pourquoi notre tâche à nous est de dévoiler la vérita-
blè nature de cette entreprise.
Un tel impératif cependant n'est pas purement moral. En
effet, si l'on laisse de côté les définitions uniquement formelles
de la suppression de l'exploitation telles qu'elles ont cours en
fait dans tous les mouvements ou groupes, qui se réclament du
marxisme de nos jours, on verra que les courants de pensée
post-tayloriens choisissent pour terrain de mystification une cé-
finition de fond de l'exploitation et que, dans ce sens, ils sont
potentiellement autrement plus dangereux que les épigones du
marxisme. Si ces derniers se contentent en gros. de rabâcher les
schémas sur la suppression de l'exploitation à travers la sup-
· pression de la loi de la valeur, assurée par la planification, par-
ce que cette suppression entraîne automatiquement celle de la
plus-value (1), les premiers s'attaquent directement au proble-
me de l'aliénation prolétarienne, à sa source, dans le procès de
production lui-même, et à ce titre ils pourraient paraître être
plus conséquemment marxistes que les « marxistes » 'actuels
eux-mêmes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, d'une part,
ces courants de pensée ne pourront s'objectiver qu'en se modi-
fiant profondément, aussi profondément qu'ont pu le faire les
courants marxistes à travers le processus social objectif de la
bureaucratisation; d'autre part, une telle objectivation aurait
besoin d'un appui social de masse car il n'est nullement question
que là mince .couche des rationalisateurs, en tant que 'tels, puis-
sent instaurer un quelconque monopole de la direction de la so-
ciété. Ainsi, à cause même du niveau profond auquel se situent
ces courants ils ne peuvent, contrairement au taylorisme, passer
au stade de la réalisation sociale objective:quà travers un bou-
leversement profond des cadres classiques du capitalisme. Ces
deux aspects du problème sont d'ailleurs liés, étant donné que,
pour jouer dans un processus de transformation sociale un rôle
moteur, il convient de posséder une idéologie de caractère, uni-
versel. s'élever à ce niveau ne peut signifier que dépasser déci-
sivement le point de vue étroit des « seiences de l'homme »; et
surtout opérer une systématisation, une universalisation de la
.(1). En réalité ce qui disparait avec la planification c'est le concept člas-
sigue idle, la plus-value et nullement la réabité, pas plus que ne disparait
automatiquement par là même la réalité de l'exploitation.
50
mystificatfôn qui était en gerne au départ du mouveinent ra-
tionalisateur post-taylorten (1).
Ceci dit il est exact que le courant rationalisateur post-tay-
lorien s'est développé en s'opposant au taylorisme, s'est pour
ainsi dire nourri de l'échec dự taylorisme face au problème de
la productivité. En effet la rationalisation taylorienne, en tant
que «.rationalisation » de l'exploitation s'est immédiatement
heurtée à la résistance de la classe ouvrière, et à la « flânerie
systématique » que Taylor s'était fátté d'éliminer s'est substitué
le freinage systématique, la non collaboration, dont le caractère
est d'autant plus profond que contrairement à la flânerie 11 a
un caractère collectif, car il repose sur un accord tacite des
ouvriers entre eux. Les psychotechniciens ont réfléchi sur ce
phénomène du freinage qui a universellement suivi la rationa-
lisation taylorienne, mais ainsi ils réagissaient comme un cou-
rant de pensée en présence d'une réalité, parce que l' « organi-
sation scientifique du travail » d'inspiration taylorienne s'était
intégrée comme partie constitutive de l'évolution moderne du
machinisme. En réalité si ce courant anti-taylorien s'objecti-
vait il produirait une réalité qui irait exactement dans le même
sens que le taylorisme, mais en poussant la logique de l'exploi-
tation beaucoup plus loin. C'est parce que ces deux courants se
placent à des niveaux différents, l'un s'étant intégré à l'évolution
du machinisme, l'autre étant encore extérieur à cette évolution,
plaqué: pour ainsi dire sur elle, qu'il s'est engendré un mouve-
ment apparent d'opposition entre eux. C'est ce mouvement
apparent et de sens contraire au mouvement réel que Friedman
a uniquement vu, et tous ses raisonnements se trouvent ainsi
entachés dès, le départ d'un -vice fondamental.
De même que les tayloriens, les psychotechniciens se sont
heurtés au problème de la productivité, devenu le problème éco-
nomique crucial de notre époque, mais ils ont été amenés à
relier ce problème de la productivité à celui de l'aliénation de
l'homme dans la production, parce que l'évolution même du
machinisme a fait passer cette liaison au premier plan.
Friedman s'est partiellement rendu compte de cet encadre-
ment général de la question, puisque dans un chapitre central
de son livre, intitulé « l'Automatisme » et sous-titré «diàlec-
tique de la division du travail », il traite d'une manière parti-
culière de l'évolution du machinisme. Or nous allons justement
voir en quoi tous ceux qui veulent « résoudre » le problème de
!
in 1
C'est d'ailleurs dans un tel sens que s'oriente en Amérique l'aile la plus
avancée de ce mouvement. Le sujet demande cependant une étude speciale
! qui sort du cadre de cet article.
51
l'aliénation de l'homme dans la production par en haut ne font
en définitive que voiler la réalité sociale de classe qui est à la
base à la fois de l'exploitation et de l'aliénation.
PLACE DU MACHINISME DANS L'EVOLUTION DE LA
SOCIETE MODERNE.
Le travail parcellaire, voilà l'ennemi. Tel est le cri universel
dans lequel on résume la totalité du problème de l'aliénation de
l'homme dans la production. Mais aussitôt on cherche quelles
sont les déterminations objectives du travail parcellaire et sur-
tout dans quelle perspective générale d'évolution il s'intègre, et
par là quelles sont les conditions de son dépassement.
Il faut faire très attention à cette question, car à travers
elle c'est le problème lui-même du socialisme qui se pose. Nous
allons donc tâcher de dégager le mieux possible quelle est la
thèse profonde de l'auteur assez confuse d'ailleurs dans son
texte et pour cela nous n'épargnerons pas les citations. En
effet, cette thèse ést – sous la forme mystifiée qu'elle prend ici
inéluctablement vouée d'une part à prendre un caractère uni-
versel, et, d'autre part, à se substituer, dans l'ordre de l'impor-
tance, aux problèmes classiquement débattus dans le mouve-
ment ouvrier jusqu'ici.
Ce chapitre sur l'automatisme commence ainsi « Nous
avons vu la division du travail, suivant sa dialectique interne,
créer des fonctions toujours plus spécialisées. Le travail devient
de plus en plus parcellaire et chaque opération, ainsi délimitée,
est confiée à une machine qui remplace l'outil tenu à la main. »
Et l'auteur poursuit quelques lignes plus loin' : « Mais la méca-
nisation n'est pas encore totale. La main de l'homme intervient
dans quelques opérations : mettre une pièce sur la presse, l'éva-
cuer, la remplacer. Cette période intermédiaire abonde en tâches
pénibles pour l'ouvrier (1); il n'est plus qu'à demi, qu'au quart
engagé dans l'opération, mais il l'est tout de même : à l'état de
substitut de la machine pour les tâches que celle-ci n'a pas ab-
sorbées... Au moment où les derniers gestes productifs de l'ou-
vrier sont confiés aux pignons, aux engrenages, aux arbres mé-
talliques, l'automatisme intégral commence. C'est vers ce but que
paraît tendre, au cours de son dévcloppement, la division du
travail. »
On voit ainsi clairement les deux thèses développées, qui
sont d'ailleurs corollaires. D'une part, le travail parcellairé ex.
(1) Souligné par nous.
52
2
prime l'allénation de l'honne dans la production, d'autre part,
ce travail parcellaire peut être éliminé par l'autoniatisme inte:
igral
Sur la première thèse, l'auteur insiste abondamment :
« Plus on s'approche de l'automatisme sans toutefois y at-
teindre plus la part du travail laissé à l'homme apparaît en
soi dépouillée de tout intérêt intellectuel ou technique : seules
subsistent quelques opérations répétées, très simples; préfigu-
rant déjà celles de la machine qui tôt ou tard les remplacera. Il
semble que la machine ait attiré à elle l'homme pour combler
:ses lacunes : elle le domine alors entièrement et lui impose ses
nécessités... Les travaux les plus pénibles paraissent donc être
ceux où l'automatisme s'est, pour ainsi dire, arrêté en route,
pour des raisons qui peuvent être fort diverses : difficultés.
techniques de l'automatisation, négligence, méconnaissance de
leur intérêt par des industriels routiniers, bas salaire des ma-
noeuvres spécialisés dans une région ou une industrie (1).
G. F. distingue « tout d'abord les machines « dépendantes »
où l'alimentation, la commande, le réglage dépendent constam-
iment de la main de l'homme : ce sont les machines répandues
dans les ateliers par la première révolution industrielle et main-
tenues dans la mesure où celle-ci se prolonge et se survit. En
:second lieu; les « machines semi-automatiques » dont nous
avons analysé un exemple avec le tour-revolver. Enfin nées du
perfectionnement des précédentes, les machines · « automati-
ques » (indépendantes) où l'ouvrier, en tant qu'opérateur, se
trouve éliminé : d'autres fonctions apparaissent : surveillance,
contrôle et surtout réglage. » Ce sont là « les trois étapes de
l'automatisme ».
Dans cette « dialectique », l'enfer pour l'ouvrier, on le de
vine, c'est la phase semi-automatique. « Une étude détaillée, dé-
clare G. F., des travaux semi-automatiques serait précieuse en
nous permettant de dépister ceux, précisément, qui exigent en-
core autre chose que des réflexes : travaux où la personnalité
de l'homme n'est point engagée, et dont cependant elle n'est pas
entièrement libérée. Ces formes batardes entre les métiers tra-
ditionnels et les nouvelles qualifications semblent les plus lour-
des, les plus contraires au développement harmonieux et à
l'équilibre de l'individu. L'homme y est pour ainsi dire à demi
absorbé par la mécanisation et n'en tire point le bénéfice. »
De cet enfer. participe aussi le travail à la chainé, comme
faisant partie de la même étape de l'évolution industrielle. « Il
vient combler, lui aussi, les vides dans les progrès de la mécani-
(1) Il est caractéristique que G. F. oublie le facteur le plus essentiel :
l'importance des investissements en capital fixe exigés par l'automatisation.
53
i
sation : l'homme y est chargé des opérations qui, bien qu'assez
divisées pour être accomplies par des équipes, sont encore trop
complexes pour pouvoir être traduites en combinaisons mécani-
ques. Dans une production déjà pour la plus grande part méca-
nisée, les opérations encore manuelles doivent etre accomplies
à un rythme qui s'accorde avec celui de l'ensemble de l'usine.
Le travail à la chaîne, en bien des cas, est comme un signal qui
nous révèle les déficiences actuelles de la technique, partout ou
elle fait effectuer par la main de l'homme des opérations très..,
parcellaires que la mécanisation n'a pas pu conquérir. >>
Pour ce qui est des incidences sur la main-d'oeuvre de cette
évolution du machinisme, leurs expressions dans la première
phase et la seconde paraissent couler de source. Dans la premiè-
re phase, c'était le métier unitaire qui prédominait, l'ouvrier
était un authentique « professionnel », il bénéficiait de la joie
au travail » de la période artisanale. La seconde période as-
tuelle — représente une sorte de négation de la première, dans
laquelle prédomine l'aliénation du travail parcellaire, la monoto-
nie, l'élimination de toute initiative. Sur la troisième période –
celle, pourrait-on dire, des lendemains qui chantent -- G. F. s'ex:
prime ainsi : « Si l'on considère la production proprement dite,
le progrès de l'automatisme pourrait y transformer profondé-
ment les problèmes actuels de la main-d'œuvre. Les fonctions
simples et monotones de l'armée des manæuvres, appendices de
machines rigoureusement spécialées et semi-automatiques, dis-
paraîtraient peu à peu. Dans les ateliers outillés en machines
automatiques triompheraient de nouvelles fonctions, celles de
conducteurs ou régleurs, ouvriers hautement qualifiés capables
de surveiller une série de machines délicates et de parer eux-
mêmes à tous leurs incidents de marche. Rappelons que dans la
construction de ces machines intervient toute une gamme de
travaux délicats, soignés, d'ajusteurs mécaniciens dont l'adresse
professionnelle, souvent chassée des ateliers de production par
le semi-automatisme et ses manœuvres spécialisés, obtient là
une compensation. Dans cette voie royale du machinisme indus-
triel on trouverait donc à la limite l'élimination des maneuvres
spécialisés, la concentratiop de « la part de l'homme » entre les
mains d'habiles ajusteurs, constructeurs et régleurs de machines
automatiques : renaissance d'un « nouvel artisanat » à travers
l'évolution contrastée de la technique et ses dramatiques contra-
dictions, »
Voilà donc brossé pour l'essentiel les grandes lignes de cette
thèse idyllique. Pour être vraiment fidèle, il nous suffira d'ajou-
ter que l'auteur souligne que ces conclusions ne sont que «des,
conclusions théoriques » et que « leur valeur pratique se trouve
54
déjà largement mises en cause par la persistence du chômage >>
et que dans les conditions actuelles de l'industrie... progrès tech-
inique ne signifie non pas « déplacement » de métier, mais chô-
mage pour des millions d'hommes jeunes et valides. » En résu-
mé - et c'est là une thèse que G. F. reprend par ailleurs - cette
évolution logique du machinisme se heurte à l'existence du ré-
gime de la propriété privée, génératrice de crises et de chômage.
On n'attend que la bonne fée « planification » pour que cette
bienheureuse dialectique de l'évolution du machinisme porte
tous ses fruits.
Ce qu'il y a de remarquable dans ce chapitre, de loin le plus
intéressant de ce livre, c'est qu'il révèle une bien curieuse con-
ception de l'histoire, serait-elle uniquement industrielle. En ef.
fet, pour l'auteur il existe une sorte d'inéluctabilité dans ces
trois phases historiques -- ou au moins dans les deux premières
et à ce titre on pourrait dire que la seconde phase est comme
un purgatoire qu'une dialectique transcendentale et tragique de
l'histoire aurait imposé au proletariat. Cette conception relève
évidemment de l'imagerie d'Epinal. Cela est tellement vrai que
pour fonder objectivement cette nécessité d'un type spécial G. F.
est forcé de se contredire. Examinons cela de plus près : il de-
clare tout d'abord que « la division du travail telle qu'elle ten-
: dait à se réaliser dans les manufactures brisait en une sorte de
poussière l'unité du métier artisanal », et il ajoute : « Plus la
division du travail avait été poussée dans la période manufac-
turière, plus il a été facile aux inventeurs de réaliser des combi-
naisons cinématiques capables de se substituer aux organes na-
iturels de l'homme et de s'acheminer vers l'automatisme ». Ainsi,
dans l'industrie de la chaussure, une série d'« opérations par-
celtaires » qu'il cite au nombre de neuf, « ont pu être rapide-
ment confiées à des machines automatiques ». On ne voit pas
très bien alors où se trouvait la « joie au travail de oes soi-
disant métiers unitaires de la période « artisanale », ná surtout
où se situe exactement cette fameuse période.
Ailleurs, dans un passage encore plus important, il montre
qu'il existe « une action réciproque entre la division du travail
et le machinisme : « Celui-ci, dit-il justement, n'a pu se réaliser
et se répandre que du jour où celle-là se fat elle-même suffi-
samment développée. Mais l'imperfection même des premières
machines-outils, poursuit-il, capables d'effectuer une seule opé-
ration a retenti à son tour sur la division du travail et l'a accen-
tuée : la spécialisation de la machine a longtemps exercé cette
action sur la division du travail et les deux transforinations se
sont réciproquement stimulées fusqu'au jour où les progrès tech-
niques ainsi acquis, encadrés dans le mouvement de « rationali-
55
sation » de l'économie capitaliste amorcé à la fin du siècle der-
nier, ont permis la reconstitution de nouvelles unités de travail
sur le plan des inachines polyvalentes. » Qu'est-ce que cela si-
gnifie donc, si ce n'est que, alors que d'un côté il n'y avait en
réalité déjà plus de travail unitaire « humain » dans la premiè.
re période (au moins dans les secteurs les plus catarctéristiques,
les plus avancés de l'époque) dans la troisième période, d'un au-
tre côté, si l'on peut parler, d'une « reconstitution de nouvelles
unités de travail », ce n'est plus l'homme qui est le récipiendaire
de cette unité, mais la machine elle-même, et le problème de la
«. joie au travail » reste toujours aussi ouvert.
On voit, donc que la thèse essentielle de l'auteur se détruit
d'elle-même. Mais cela ne veut nullement dire que l'évolution
du machinisme soit dépourvue de toute signification,
Cette signification est que justement il n'existe pas une
telle « dialectique » de l'évolution du machinisme qui soit inde-
pendante. Si, pour passer de la seconde à la troisième phase,
l'intervention de forces sociales est nécessaire pour que s'achè.
ve cette interne de la division du travail « qui a pour but l'au-
tomatisme », on ne voit pas pourquoi les deux précédentes pha-
ses auraient été indépendantes des rapports sociaux de produc-
tion et de leur évolution.
En réalité, Friedman se 'trouve obligé d'introduire la plus
extraordinaire confusion dans l'utilisation des concepts les plus
simples parce qu'il est incapable de déterminer quelle est la pla-
ce logique de l'évolution du machinisme dans l'évolution de la
société moderne.
Cette société moderne c'est la société capitaliste, c'est-à-dire
une étape tout à fait déterminée de l'évolution historique elle-
même. Aussi il est impossible de traiter abstraitement de la
* dialectique » des rapports entre l'homme et ses instruments
de travail (ici les machines) d'une part et des rapports entre les
hommes entre eux (rapports sociaux) d'autre part, parce que
cette manière de voir les choses fait passer entièrement à côté
du phénomène fondamental de l'ère capitaliste : la concentra-
tion des forces de production et le caractère collectif du procès
de production qui en résulte. En effet, à la concentration des
hommes dans la production a correspondu une concentration en-
core plus grande des machines et cette double concentration a
abouti à la création et au développement d'un appareil de pro-
daction qui constitue un ensemble et qu'il convient d'étudier
comme tel..
Le maintien et le développement de cet appareil pose un
double problème économique : d'une part assurer les conditions
56
.
:
de la production et de la reproduction de la force de travail des
hommes ainsi concentrés, d'autre part assurer les conditions de
la production et de la reproduction des machines.
La réponse à ce problème est donnée par l'exploitation elle-
même et l'accumulation du capital. Cependant, cette réponse ne
résoud pas tout, loin de là. D'un côté l'exploitation se heurte à
la résistance et à la lutte de la classe ouvrière. D'un autre côté
les investissements en capital fixe ne règlent pas entièrement la
question de la nature de ces investissements, c'est-à-dire au pro-
grès technique lui-même (plus ou moins grande mécanisation du
procès de production, nature de cette mécanisation elle-même :
tel ou tel type de machine). En effet, ce que Friedman appelle,
l'automatisation et dont il fait un but en soi de la « dialectique »
de la division du travail constitue en fait la substitution, par-
tielle ou complète, de complexes purement mécaniques aus com-
plexes homes-machines existants. C'est pourquoi l'auteur se
trouve à côté du véritable problème, lorsqu'à la question : « A
quelles conditions est-il désirable de substituer aux sens hu-
mains ceux d'un automate ? », il répond : « Si la machine est
trop coûteuse, eu égard à son rendement et à la somme globale
des salaires supprimés, elle n'offre pas d'avantage financier
(par exemple, l'automatisation des machines-outils n'est actuel-
lement rentable que dans la production en grande série, avec
standardisation des pièces usinées et spécialisation de plus en
plus parfaite des machines) ». Il faudrait préciser ce que signi-
fie ici le mot « rendement ». Il ne peut s'agir que du rendement
relatif des nouvelles combinaisons mécaniques par rapport au
rendement prévalant à un moment donné de la combinaison
RATIONALISEE hommes-machines que l'on se propose de sup-
primer, et non par rapport à n'importe quelle combinaison hom-
mes-machines.
L'auteur s'enferme dans un réseau rigide de définitions tron-
quées. La machine elle-même n'est qu'une forme objective et
cristallisée de la division du travail à une étape donnée. Mais
justement en tant qu'objet elle est avant toute autre chose un
produit et à cet égard la question qui se pose est la suivante :
quelles sont les conditions de production et de reproduction de
cet objet, qui d'autre part cristallise une certaine, étape de la
division du travail. On voit qu'il ne sert à rien d'y répondre
en disant que c'est l'extension du machinisme lui-même qui
assure les meilleures conditions de la production et de la re-
production des machines.
D'autre part en ajoutant à cette affirmation absurde, ainsi
que le fait l'auteur, la clause restrictive de la nécessité de la
* grande série » pour que l'automatisation soit rentable on ne
}
57
!
fait qu'embrouiller le problème. En effet cette nécessité n'a
daxrtre signification que celle de l'extension du marché. Or
G.F. croit, premièrernent, que le régime capitaliste ne peut ab-
solument plus étendre le marché (ce qui est partiellement faux),
et deuxièmement, que la planification en tant que telle, permet
de Pétendre indéfiniment, ce qui est entièrement faux. En effet
dans um régfme planifié, l'échelle de la production le terme
extension du marché n'a plus de séns ici), car c'est de cela dont
il s'agit ici, est fonction d'une part de la demande sociale et
d'autre part de la productivité du travail. Or ces deux fac-
teurs sont directement fonetion des rapports de production
existant, donc des rapports de classe. L'exploitation « planifiée »
se heurte aux mêmes restrictions que l'exploitation «anar-
chique ». D'un autre côté dans un véritable régime socialiste,
demande et produetivité doivent bien être croissantes, mais ni
lune nii l'autre, ne sont à aucun moment illimitées. Arrivé à un
certain point même l'extension de la demande ne doit plus avoir
aucune signification,
De quelque côté que l'on se tourne, on revient à la même
question : sur quelles bases et par quels moyens régler d'une
manière rationnelle degrés de substitution, de complexes pure-
ment mécaniques aux complexes hommes-machines existants.
En réalité cette question recouvre un problème autrement
plus profond. Sur quoi repose le fait qu'il n'est pas du tout aisé
de répondre simplement à ce choix ? Sur le fait de l'élimination
de plus en plus large du mécanisme de la loi de la valeur au
sem don procés de production unique englobant un volume
Croissant de produits partiels (ces produits « partiels » pouvárt
être des machines entières fabriquées par la grande unité pro-
ductive elle-même, ainsi que c'est le cas pour les « machines
transfert » que Renault fabrique dans ses propres ateliers). Il
ne peut être question de régler les problèmes qui sont ainsi
posés sur la base d'une simple comptabilité a priori en heures
de travail ; le critère devient ici celui de la rentabilité globale
de Vanité productive prise dans son ensemble, rentabilité qui
dépend d'une multitude de facteurs dont l'interconnection est
étroite. On ne peut. ainsi mécaniser massivement un secteur
sans prendre en considération les répercussions de cette mesure
sur les autres secteurs et l'on juge en définitivé sur les résultats
globaux.
Il est évident que cette évaluation ne peut se faire, d'une
part, que d'une manière « empirique », a postériori, à travers
F'expérience elle-même, et que, d'autre part, elle nécessite la
eonstitution d'un appareil spécial de controle et de direction,
3
58
dont les fonctions, n'ont plus grand chose à voir avec les fonc-
tions patronales. » classiques,
Il ne peut être question de faire ici la description de cet ap-
pareil lat-même et dont d'ailleurs, tout le monde connait les élé-
ments les plus essentiels, mais seulement d'en dégager les capac-
téristiques générales. De la manière la plus simple, on peut dire
que le double phénomène de l'extension verticale et horizontale
che grandes unités, économiques, d'une part, et de la division
Croissante du travail de sa, « parcellairisation » nécessite
la reconstitution pour ainsi dire: « idéale », dans des bureaux,
de Punité réelle du procés de production, ainsi divisé et portant
sur une échelle croissante d'opérations. Considéré sous cet angle,
tout ce qui a un, caractère de véritable nécessité dans les conc-
tions de contrôle et d'organisation se codifie et se cristallise
dans un appareil collectif homologue de l'appareil d'exécution
proprement dit et qui se modèle empiriquement sur lui.
Il est évident cependant qu'il n'existe pas de fonctions d'or-
ganisation et de contrôle qui aient une stgnification en soi et qui
soient indépendantes de fonctions de direction proprement dites.
Il faut décider de la rationalité à introduire dans les rapports
entre organes des machines et machines entre elles, dans. JES
rapports hommes-machines et les rapports des hommes entre
eux au sein de l'appareil de production. Or, justement, ce qu'il
est important d'observer c'est que ces fonctions rationalisatrices
sont de plus en plus absorbées et objectivées dans un appareil
unique, dont la logique tend effectivement à identifier les pro-
blèmes de la direction des hommes à ceux de l'organisation ches
chases, c'est-à-dire à identifier les problèmes posés par les rap-
ports des hommes entre eux avec les problèmes que posent les
rapport des hommes et des machines et, en définitive, des ma-
chines entre elles.
Si l'on veut bien suivre le schéma de notre raisonnement,
on se rendra compte que l'unité productive moderne, en même
temps qu'elle plaçait au centre de sa logique propre le problème
de sa productivité globale, engendrait l'appareil technique qui
lui était nécessaire pour répondre à ce problème, organe qui,
justement, se substituait fonctionnellement à l'ancien organe
« patronal » classique.
Mais, à travers ce raisonnement, nous arrivons précisément
au couir de l'analyse sociologique de la société moderne ; cet
appareil technique qui tend objectivement' à socialiser les fonc-
tions de direction, c'est-à-dire en définitive å rendre possible la
socialisation totale et intégrale du procès de production, s'est
engendré dans les conditions d'une société d'exploitation. Il en
résulte que l'opposition des organes de direction et des organes
!
59
d'exécution, en tant qu'expression ultime et générale de la divi-
sion du travail (1) s'exprime en même temps comme dernlère
expression de la división de la société en classes.
En tant qu'expression ultime de la division du travail, cette
opposition FONCTIONNELLE des deux organes d'exécution
proprement dite et de l'exécution des tâches de contrôle-organt-
sation est inéluctable, au moins durant la période transitoire
vers le communisme, dite socialisme. Par contre, son expression
dans la division de la société en classes n'est pullement nécessai-
re. En d'autres termes, l'exploitation peut être directement sup-
primée alors que seule la société communiste est en mesure de
supprimer radicalement l'aliénation. C'est justement cet aspect
du problème qu'il nous faut envisager maintenant.
ALIENATION ET EXPLOITATION.
Nous venons de voir qu'en définitive il n'existe pas de pro-
blème du machinisme moderne pris en lui-même, mais qu'il exis-
te par contre un problème concernant l'appareil de production
considéré dans son ensemble et dont la compréhension à des
implications qui sont directement gestionnaires, de même que
la gestion elle-même pose ineluctablement dans la pratique la
nécessité de la compréhension de la dialectique objective de cet
appareil de production.
Nous avons vu, au début de cet article, que ce qui fait l'ori-
ginalité du courant « psychotechniciste » c'est qu'il a tenté de
poser le problème de l'aliénation de l'homme au niveau du pro-
cès de production, de l'aliénation de l'homme au travail. Seule-
ment, ils n'ont envisagé qu'un aspect du problème que nous
avons brièvement envisagé dans son ensemble : pour eux, le
travail parcellaire c'est-à-dire sous un autre angle la dépro-
fessionalisation -- qui va de pair avec la production de masse, se
trouve être au centre de l'aliénation de l'homme dans la produc-
tion. C'est la raison pour laquelle l' « automatisation » semble
constituer aux yeux de M. Friedman.la panacée universelle.
Cette « solution » est une fausse solution. En effet, il est évident
que le jour où, non pas la « machine », qui est une simple enti-
té, mais l'appareil technique de la production lui-même se sera
quasi substitué à l'homme pour tout ce qui est de l'exécution, le
(1) Nous utilisons ici le terme division du travail dans son véritable
seps. En effet ce que l'on appelle le travail parcellaire est déjà plus une
expression de la division du travail, mais simplement une modalité de la
division des tâches, car il existe entre les diverses taches parcellaires une
interchangeabilité quasi absolúe qui est justement exclue par définition du
concept originel de division du travail.
60.
problème sera résolu parce qu'il n'y aură plus à proprement
parler de problème de l'homme dans la production, inséré dans:
le processus de production, mais un problème de l'homme au-
des süts de la production, dominant le processus de la production..
L'action humaine subsistera alors (1), mais elle aura un carac-.
tère universel et dans cette mesure ne sera plus à proprement
parler du travail. Mais cela c'est le communisme réalisé, mais:
nullement la société de transition en tant que telle. On peut le.
comprendre plus précisément à la lumière de notre analyse de
l'appareil de production considéré dans son ensemble. Ce qui de.
meure nécessaire. durant la période transitoire c'est l'opposition
fonctionnelle entre l'appareil socialisé de l'exécution et l'appa--
reil socialisé de l'organisation-contrôle parce que, justement, la:
mécanisation intégrale directe, même si elle était possible, ce
qui n'est pas le cas, n'est pas la solution la plus rentable an:
point de vue du développement des forces productives; déveioi!-
pement jusqu'au point de l'abondance qui est le but même de la!
société socialiste. Ainsi, l'aliénation dans la production trouve
son truchement dans la forme ultime de la division du travail.
Or, c'est. exactement la thèse contraire qui est développée dans
l'ouvrage de G. F., qui cherche, ainsi d'ailleurs que beaucoup
d'autres, la suppression de l'aliénation dans un retour, sur un
plan moderniste, à ces formes moins évoluées de la division du.
travail que sont les professions qualifiées.
En effet, on entend généralement soutenir que la dissolution
du métier et sa substitution par le travail parcellaire serait la
cause de l'aliénation dans la production, la suppression de la
« joie au travail ». Rien n'est plus faux, et ceci sur deux plans.
D'une part le métier, au sens fort du terme, est et a été sécu-
lairement une des bases même de l'aliénation de l'homme, quelle
que soit la forme du régime d'exploitation existant. Avoir un
métier unitaire, être forcé d'y travailler durant quasiment une
existence entière pour le posséder à fond (le.chef-d'oeuvre), c'est
obligatoirement être fermé, irrémédiablement, à toute les autres
formes de l'activité humaine, non seulement intellectuelles, ce
qui va de soi, mais encore à toutes les autres formes d'activité
productive autres que la sienne propre. En fait, cette étape « ar-
tisanale » n'a réellement qu'une seule signification objective ::
la quasi-absence d'une technologie universelle susceptible d'être
collectivement appropriée par la classe des producteurs. L'alié
nation se double ici de l'impossibilité objective et subjective à
la fois de sa suppression.
1
(1) Il serait absurde de croire que l'automatisation intégrale signitle:
suppression totale de l'intervention humaine, D'ailleurs une telle élimination:
impliquedait la cristallisation éternelle des techniques, ce qui est quasiment:
indispensable dans une société progressive qui libérera l'inventivité humaine..
Sur un second plan, l'idée même de la production artisanale
Libérée de toute aliénation est un véritable mythe anti-histori-
que. Le véritable (chef-d'oeuvre » ne peut exister que dans une
économie pré-marchande dans laquelle l'homme fabrique pour
Lui ses propres produits ou instruments (l'arc du chasseur).(1).
Du jour où l'on produit pour le marché, tous les caractèrcs,
des plus fondamentaux jusqu'aux plus apparents, de l'alienation
dans la production apparaissent, y compris la monotopie par la
répétition dont il est tant question. Cela est d'autant plus yrai
que plus, la pression du marché se fait sentir, plus la production
tend à devenir une production de série, qui, même si elle est pe-
tite, exige une rationalisation du procès de fabrication lui-même.
Sous les apparences d'un métier unitaire s'instaure alors imman-
quablement des tâches, parcellaires.
En réalité, il nous faut reconsidérer de plus près ce que l'on
appelle l'aliénation et plus particulièrement ici l'aliénation dans
la production. Non seulement il est entièrement faux, ainsi que
nous l'avons vu, de la lier à la déprofessionalisation, puisque
c'est le contraire qui est vrai, mais encore on ne peut envisager
l'aliénation que dans son ensemble et non pas dans la produc-
tion indépendemment de l'aliénation dans la consommation.
La production à vrai dire n'est qu'un mode d'appropriation
des richesses naturelles, c'est en vue d'une telle appropriation
que l'homme a développé ses moyens de production et ce n'est
que par rapport à celle-ci que ces moyens ont une signification.
Mais en tant qu'activité spéciale lą production est elle-même
consommation et pour cette raison, elle peut se substituer quasi
indefiniment à la consommation finale, à la consommation
humaine. C'est d'ailleurs ce que fondamentalement le capita-
lisme exprime sous la forme de la domination du travail mort
(capital) sur le travail vivant, forme qui constitue le fond du
critère économique de l'exploitation. Il y a cependant une dua-
lité dans cette situation ; d'une part, malgré le développement
des forces productives, la consommation des producteurs n'est
pas en relation avec le développement effectif de la productivité
(compte tenu du freinage des exploités), d'autre part le poten-
til de consommation et de reproduction de cette consommation
*** handen
(1) A propos de son chapitre sur « l'adaptation de la machine à l'homme »
.G.F. dit : « Il est bon de remarquer que chez les peuplades primitives, c'est
Poutil qui tend originellement à s'adapter au corps þumain : le primitif
façonne l'outil de telle sorte que le geste tend à obéir à la loi du moindre
effort physique et mental.-» Il donne l'exemple de la bêche dont le manche
est différent selon les peuples. Celui de l'arc est meilleur car 11 permet de
voir qu'il n'y a pas là une adaptation à l'homme en général, une adaptation
humaniste, si on peut ainsi dire, mais à cet homme particulier qui est
le producteur lui-même (tension et taille de l'arc, suivant force et stature).
Voilà le vrai chef-d'oeuvre.
62
s'accroit et pose ainsi les bases objectives d'une société socialiste
d'où l'exploitation serait exchie
11. doit donc exister une corrélation nécessaire entre les
investissements et la cotisonimation et cette nécessité ne peut
sê trouver que dans la notion de productivité : établir une ratio
nalité au sein de l'économie comme au sein du processus de pro
duction c'est établir une rationalité par rapport à la producti-
vité. Or la plus essentielle des forces productives c'est l'homme
lui-même et le développement de cette force dépend à la fois
de la satisfactioni croissante de ses besoins de consommation et
du taccourcissement de la durée quotidienne de travail qu'il
consacre à son activité productive.
Il se pose donc dans la pratique le problème d'un choix, ou
plutôt d'une série quasi indéfinié de choix à opérer suivant les-
étapes concrètes de l'évolution de la technique, Or les ouvriers
se trouvent matériellement placés dans une situation dans.
laquelle il leur est impossible de donner des réponses aux ques
tions posées par cette série de choix. La question qui se pose
donc est de déterminer à quelles conditions cette situation peut
être renversée. C'est cette question que nous allons aborder
potir conclure.
En effet, et cette précision est théoriquement nécessaire
pour écarter les objections préalables qui pourraient être faites,
il ne s'agit plus de nos jours de montrer en quoi les classes
exploiteuses ne peuvent òpérer de choix économique que par
le truchement d'un mécanisme aveugle et anarchique, mais à
quelles conditions le prolétariat, comme classe, peut: opérer
consciemment un tel choix à son profit.
GESTION OUVRIÈRE ET DICTATURE DU PROLETA-
RIAT.
Le thème final et le plus important de Friedman se trouvé
admirablement condensé dans la phrase suivante : « Les recoña-
máttdations des psychotechniciens visent toutes à mêler l'on
Vrier; matérielletrent et mentalement à la vie de l'entreprise
et au façonnemefit de sori travail de manière à le transformer,
de simple objet, en sujet de la rationalisation » (Souligné par
l'äutevr.) Il reprend d'ailleurs cette idée à plusieurs reprises,
allant même jusqu'à affirmer que lorsque le mouvement des
« relations industrielles »... « entreprend de transformer radi-
calement la structure de l'entreprise par des comités de gestion,
par des modes nouveaux de rémunération, de participation aux
bénéfices et à la Direction, ne représente-t-il déjà pas un repti
du système de production industriel défini par le salariat et
le capital, sa pénétration interne par un autre système, par
d'autres institutions en formation ? Dire que l'ouvrier devient
le sujet des mesures de rationalisation, n'est-ce pas, par là
même, reconnaître qu'il n'est plus uniquement un salarié ? »
(Souligné par l'auteur.)
Ce seul exemple suffit à montrer ce que peuvent valoir
ces belles formules, fussent-elles « dialectiques ». On se trouve
en présence d'un pseudo-réformisme qui n'a même pas l'avan-
tage de constituer une position claire. En effet, il ne suffirait
nullement de critiquer l'auteur en affirmant qu'il soutient l'idée
de la suppression progressive du salariat dans le cadre de la
société capitaliste, parce qu'il lui serait aisé de répondre que
telle n'est pas son idée et qu'il considère que la suppression de
la propriété privée, des crises et du chômage est une condition
préalable. D'autre pa le socialisme », pour lui c'est de toute
évidence cette espèce de forme bâtarde de contrôle ouvrier. En
cela il n'est déjà plus réformisme dans le sens traditionnel du
terme, étant donné que les trotskystes, par exemple, ne pour-
raient se délimiter de cette position qu'en préconisant un « vé-
ritable » contrôle ouvrier (probablement du type qui existe
en Yougoslavie).
En fait ce qui est en cause c'est la gestion de l'appareil de
production, considéré dans son ensemble, et non la plus ou
moins fallacieuse « participation » à un de ses organes de
direction. C'est aussi le problème des rapports concrets de
cette gestion et de la « gestion » de la société elle-même, c'est-,
à-dire de la dictature du prolétariat.
Qui décide des conditions de travail et en fonction de quoi ?
On connaît la vieille règle syndicale suivant laquelle toute
modification des normes imposée par une direction est acceptée
si elle correspond à une modernisation de l'outillage ou à une
modification des méthodes de fabrication. Mais quelle peut être
la signification de cette règle du jour où les modifications tech-
niques ont justement pour principal objet de modifier les rap-
ports existant entre l'homme et la machine afin d'augmenter
le rendement ? Elle ne peut signifier que l'intégration du syn-
dicat ou de tout autre organisme du « contrôle » dans
l'appareil de direction de la production, de son intégration à
titre de rouage de cet appareil, dont la fonction spéciale ne
pourra être en définitive que le « contrôle »... des ouyriers eux-
mêmes.
Nous avons vu que derrière la notion superficielle de ren-
dement se trouve cachée la notion profonde de productivité et
nous avons vu que cette dernière s'exprime sur deux terrains :
164
d'une part, sur le terrain interne, si on peut ainsi dire, de
l'unité productive où doit se faire une évaluation concrète et
empirique des intérêts d'une mécanisation plus poussée. D'autre
part sur le terrain externe, pour ainsi dire, de la corrélation
entre les investissements et la consommation.
Or que se passe-t-il dans une société de classe (et c'est
d'ailleurs cela qui définit une telle société à notre époque) ?
D'une part la corrélation entre les investissements et la con-
soinmation a pour régulateur la consommation et les intérêts
de la classe privilégiée. D'autre part, l'appareil collectif de
contrôle-organisation-direction de la production, dont l'exis-
tence se recoupe avec la division de la société en classes, fonc-
tionne d'une manière entièrement bureaucratique, sans contact
réel avec l'expérience de l'atelier.
De plus, la résistance pássive ou active de la classe
ouvrière exploitée a pour conséquence de créer une véritable
opposition entre l'appareil collectif d'exécution proprement dit,
et l'appareil collectif de direction, dont les fonctions purement
disciplinaires et coercitives finissent par prendre le pas sur les
autres. Cette opposition culmine dans la détermination des
normes de travail et des salaires qui y sont intimement liés.
On ne peut définir le socialisme, ou société de transition,
sur le plan productif, que comme l'amorce de la fusion fonc-
tionnelle de l'appareil collectif d'exécution proprement dit et
de l'appareil collectif d'exécution des tâches de direction. Le
caractère transitoire de la période, durant laquelle il ne peut
être question d'une suppression directe de l'aliénation, mais
uniquement de l'exploitation, s'exprime justement dans le fait
que cette fusion ne peut qu'être amorcée et qu'il subsiste obli-
gatoirement une différence entre les tâches d'exécution pro-
prement dites et les tâches d'exécution de la direction. Mais
par là même se trouve définie la notion de gestion elle-même :
elle inclut dans son concept la transformation fonctionnelle de
l'entreprise. Mais cela veut aussi dire que la capacité gestion-
naire du prolétariat ne peut exister indépendamment d'une
compréhension idéologique des problèmes posés par la gestion,
indépendamment de la compréhension de l'évolution et de la
structure moderne des entreprises. Le rôle de la direction ré-
volutionnaire pour dégager les éléments théoriques du problème
devient ainsi primordial et ce seul fait élimine tous les bavar-
dages démagogiques sur la confiance dans la spontanéité ré-
volutionnaire des masses », qui n'a rien à voir avec une véri-
table confiance dans la classe ouvrière et qui, aụ contraire,
ouvre la porte à l'idéologie bureaucratique.
65
1
1
On peut maintenant mieux comprendre l'évolution du con- .
tenu de l'idée de dictature du prolétariat : elle constitue l'élimi,
nation par la violence de tous les obstacles extrinsèques à la
rationalisation gestionnaire de la production. Etant donné le
degré de maturité du développement de l'appareil de produc-
tion considéré dans son ensemble ces obstacles sont de nos jours
exclusivement des obstacles sociaux : ce sont les classes pri-.
vilégiées qui s'opposent de toutes leurs forces, par tous les
moyens, y compris l'universalisation des méthodes policières,
à la fusion organique des deux pôles opposés de l'appareil de
productions, tous deux également collectifs et socialisés, parce
que une telle fusion ne peut signifier que la socialisation com-
plète et définitive de la production.
Mais en même temps, et c'est là ce que ne peuvent voir les
schematistes stériles enfermés dans des formules toutes faites,
les classes privilégiées, dès que la propriété privée est éliminée,
se définissent précisément comme celles qui reposent sur cette
division sociale entre la direction et l'exécution et elles ne
peuvent se maintenir que dans la mesure où elles lą perpétuent.
C'est la raison pour laquelle la compréhension du phéno
mène bureaucratique et l'élaboration programmatique positive
pour la société de transition vont étroitement de pair et pour
laquelle, tant que, historiquement, le phénomène bureaucra-
tique né s'était pas dégagé dans toute sa pureté, le programme
socialiste ne pouvait être frappé que d'une imprécision telle
que la notion de dictature du proletariát devenait sujette aux
pires équivoques et aux pires déformations, qui, justement ont
permis au phénomène bureaucràtique de se greffer si aisément
sur le courant bolchevique pourtant authentiquement révolu-
tionnaire et prolétarien.
Il n'est plus possible de nos jours de se désintéresser du
développement moderne de l'appareil de production, Son étude
devient une des tâches les plus urgentes. Le mérite d'un livre
comme celui de M. Friedman est de montrer que si les marxistes
encore capables de se servir de la méthode marxiste renon-
cent à cette 'tâche, des gens, organiquement étrangers au pro-
létariat et à tout esprit révolutionnaire s'empareront de ces
problèmes authentiques et feront de leur étude un instrument
de mystification supplémentaire dont le danger est d'autant
plus grand que le terrain sur lequel se place cette mystification
est plus profond.
Ph, GUILLAUME.
66
DOCUMENTS
L'OUVRIER AMERICAIN
(traduit, de l'américain)
DEUXIEME PARTIE
LA RECONSTRUCTION DE LA SOCIETE
par Ria STONE
1
Nous avions pensé, au début, nous limiter à donner un résumé du long
texte de Ria Stone, intitulé « La reconstruction de la société », qui a été
publié dans la même brochure que « La vie à l'usine », de Paul Romano,
et qui contient l'élaboration et l'amplification théoriques des données décrites
par Romano. Cependant, à la fois la difficulté de résumer un texte aussi ri-
che et l'importance des problèmes qui y sont traités, nous ont fait revenir
sur cette décision; nous publions ainsi aujourd'hui la traduction de la pre-
mière moitié de ce texte remarquable, dont la deuxième partie paraitra au -
numéro suivant de « Socialisme ou Barbarie ». Nous pensons toujours publier
par la suite un texte résumant les réflexions que nous a suscitées le docu-
ment de Romano et les critiques que nous semble soulever sur certains points
la conception de Ria Stone.
Quant à la traduction, elle ne prétend nullement au mérite littéraire,
mais simplement à la fidélité.
Pierre CHAULIEU.
INTRODUCTION
· La crise de la société contemporaine, la barbarie et le chaos
qui dominent l'existence quotidienne et l'avenir immédiat des hom.
més d'un bout à l'autre de la planète, ont fait que de toutes les
couches de la société s'interrogent sur les perspectives finales de
l'humanité. Cette recherche, commencée avec hésitation pendant
les années de dépression, a été momentanément suspendue durant
la deuxième guerre mondiale. Mais la guerre a fait aussi éclater
le mythe du' New Deal rooseveltien, présenté comme un moyen de
salut, et avec ce mythe ont disparu les dernières barrières devant
les questions les plus implacables. Les effonts désespérés des parti.
sans de Wallace et des staliniens qui veulent perpétuer le mythe
67
i
4
rooseveltien tout en condamnant son incarnation actuelle sur le plan
international qu'est le plan Marshall, ne font que rendre plus évf.
dent l'abîme existant entre la mémoire d'un homme, mort et les
tendances profondes de deux milliards de vivants. Aujourd'hui toutes
les couches de la société sont à la recherche de la voie à suivre
pour créer un monde ; un monde, dans lequel les hommes puissent
vivre en tant qu'individus sociaux et créateurs, en tant qu'hommes
achevés, et non en tant qu'hommes moyens. De cette recherche
surgit graduellement une nouvelle philosophie de la vie.' Ni la révo.
lution chrétienne, r: la réforme protestante les seules étapes de
l'histoire de la civilisation occidentale qui lui soient comparables
n'ont atteint la profondeur et la portée du processus de mise
en question et de recherche de valeurs qui se déroule actuellement
dans l'activité et la pensée des hommes.
La description que l'on vient de lire, que Romano, ouvrier lui-
même, a. faite de la vie d'un ouvrier aux Etats-Unis d'aujourd'hui,
est une contribution fondamentale à cette recherche. A l'opposé des
écrits des intellectuels et des hommes d'Etat, on a lå un document
social qui décrit dans son essence l'existence réelle de centaines
de millions d'individus qui constituent la base de notre société. La
vie culturelle et la philosophie de toute société ont toujours été
déterminées par la vie de la classe des producteurs qui en forma
la base. Mais, en dehors des périodes de révolution, le monde tena
à oublier ce fait. Rien ne montre, plus clairement combien la révo.
lution sociale est aujourd'hui près de la surface sinon le fait qụe
partout où les hommes d'Etat ou les dirigeants industriels se réu.
nissent pour essayer de résoudre la crise de la société moderne, un
problème hante leur pensée comment développer la productivité
des ouvriers. Jamais l'atiitude des ouvriers vis-à-vis de leur travail
n'a eu plus d'importance pour la société. Dans chaque pays, quelle
que 'soit sa raison sociale, la capacité et la volonté des ouvriers à
produire sont considérées comme le fondement de la politique patio-
nale et internationale. Si, comme nous le croyons, ce problème ne
peut être résolu qu'en plaçant le contrôle de la production entre
les mains des ouvriers, il ne peut aussi être' fondamentalement
compris qu'en pénétrant ce que les ouvriers font et pensent lors-
qu'ils travaillent sur leurs bancs et leurs machines.
Ce n'est qu'en comprenant les conditions réelles de vie et
les tendances réelles de la classe ouvrière réelle à une certaine
étape de son développement, que les problèmes de l'humanité con.
sidérée comme un tout peuvent être compris. Ceux qui cherchent
milieu de la barbarie moderne principe unificateur
qui leur permette de comprendre le passé et de bâtir l'avenir,
doivent tourner leur attention vers la dégradation quotidienne de
l'individu producteur et la lutte concrète pour sa libération qui se
développe au sein de la classe ouvrière.
Nous nous sommes occupés de la classe ouvrière américaine
non seulement parce que c'est la classe ouvrière que nous con-
naissons le mieux, mais aussi parce que considérée comme force
productive elle est la plus puissante et la plús développée du
monde. Au XIXe siècle, Marx a pris le capitalisme britannique
comme base pour son analyse économique du capitalisme. Aujour.
d'hui, c'est la classe ouvrière américaine qui offre la base pour
une analyse de la transition économique du capitalisme vers le
socialisme, et la démonstration concrète du développement, de la
nouvelle société au sein de l'ancienne.
au
un
· 68
CHAPITRE PREMIER
LA REVOLUTION PERMANENTE
DANS LE PROCESSUS DE PRODUCTION
Les ouvriers semi-qualifiés de la grande production sont actuela
lement l'avant-garde de la classe ouvrière aux Etats-Unis. De 1921
à aujourd'hui, particulièrement après la dépression de 1929 et pen.
dant la deuxième guerre mondiale, l'industrie américaine a tra.
versé une phase de révolution qui ne trouve du point de vue de
la profondeur et de l'extension, de précédent que dans le déve.
loppement de l'industrie au début du XIX° siècle. De même que
celui-ci a abouti au mouvement chartiste, aux révolutions de 1848
en Europe occidentale et à la guerre de Sécession aux Etats.
Unis, de même la révolution industrielle qui a eu lieu .après la
première guerre mondiale prépare une révolution sociale à l'échelle
du monde entier.
De 1899 à 1919, la force électrique a été surtout utilisée comme
source d'énergie pour les machines de vieux type. Entre 1923 et
1929, des nouveaux types de machines ont été introduits pour
exploiter cette force électrique. Sur la base de ce nouvel appa-
reil mécanique et de la centralisation du capital résultant de la
crise de 1929, la production s'est développée et concentrée dans
d'énormés usines, dont la taille excède celle de la plupart des
villes de la terre. Ces usines ont attiré dans les rangs de la
classe ouvrière des individus de toutes les régions du pays et de
toutes les professions. Des paysans des régions aridės, des em.
ployés de bureau, la jeunesse étudiante qui rêvait de qualification
professionnelle et les vieux ' qui avaient perdu tout espoir d'une
existence sociale utile, des nègres attachés très récemment encore
aux plantations du Sud, des femmes dont la vie avait eu jusque
là pour unique horizon leur mari et leurs enfants tous ont
été absorbés par les usines et ont dû réconcilier leur mode anté.
rieur d'existence sociale avec la nouvelle réalité du travail sur/ ,
le banc ou le long des chaînes d'assemblage. Ceux qui ne sont
pas entrés daas l'appareil de production nouvellement développé
entre 1934 et 1939 ont été de toute façon arrachés à leurs occu.
pations traditionnelles par la crise, et étaient disponibles au début
de la guerre, pour être utilisés dans les chantiers, les usines
d'aviation et les laboratoires radiophoniques de l'« arsenal de la
démocratie ». Une armée industrielle de réserve comprenant dix.
sept millions de chômeurs s'est amalgamée avec les millions qui
étaient déjà au travail et ainsi fut créée la classe ouvrière indus.
trielle la plus grande et la plus puissante que le monde ait jamais
connue.
Les contradictions du travailleur seri-qualifié.
Si ces ouvriers avaient; jusqu'à un moment très récent, mené
leur . vie sociale dans les limites de la famille, de l'église et du
village, ils faisaient maintenant partie d'une communauté indus.
trielle. S'ils avaient eu, en réalité ou dans leurs projets, des
69
activités où ils contrôlaient eux-mêmes le rythme de leur travail
ou l'absence de rythme ils trouvaient maintenant leur vie
complètement dominée par la montre, la machine et la - chaine
d'assemblage. Par la nature même des nouveaux travaux semi.
qualifiés, qui d'une part exigent l'apprentissage rapide des quali.
fications et d'autre part dégradent Houvrjer par la répétition mono.
tone de certaines opérations, ces ouvriers ont été dès le départ
pris dans une contradiction. Ils n'étaient ni les artisants qualifiés
dont était formée la vieille aristocratie ouvrière, ni les travail.
leurs ordinaires dont l'actif principal était la force physique. Plus,
ils: devenaient aptes à une variété de travaux, plus ils devenaient
remplaçables, en tant qu'individus. La qualification de chacun d'eux
n'était pas interchangeable, mais elle n'était pas non plus un
monopole, de telle sorte que l'homme, sinon la qualification, était
interchangeable. C'est de cette contradiction -que le CIO a surgi
en. 1936-1937. Il representa la tendance instinctive de la classe
ouvrière amértcaine à échapper à cette contradiction, entre sa dégra.
dation par la machine qui la confine à des travaux parçellaires
et, d'autre part, ce que. Marx il y a quatre-vingts ans a appelé la
nécessité de « variation des travaux, fluidité des fonctions et mo-
bilité 'universelle » inhérente à l'industrie moderne, Cette contra.
diction, approfondie et développées par la guerre, est devenue un
cancer qui ronge systématiquement la vitalité de la société bour.
geoise américaine,
Sir cette contradiction s'est emparée des fondements de la
communauté industrielle dans le pays lui-même, elle était pré,
sente aveo encore plus d'acuité à l'armée. Quatorze millions d'hom,
mes et de femmes, - indépendamment de leurs occupations précé..
dentes, se sont trouvés occuper des fonctions non seulement au
combat, mais dans les transports, les bureaux, les hôpitaux et les
intendances. Des valets de ferme ont été transformés en spécia-
Listes, des transmissions; des employés de magasins de chaussures
sont devenus infirmiers de première ligne, administrant de la mor.
phine ou du sérum aux blessés, selon leur appréciation de la nature
des blessures et des possibilités de guérison. Tout cela faisait
partie de l'expérience routinière de tous les mobilisés : et égalę.
ment routinière mais plus dramatique encore, était l'interchangea.
bilité de chacun d'eux.
Envisager avec des seng sobres.
Ainsi, pour des millions d'ouvriers; la révolution industrielle
des deux dernières décades a signifié un développement combiné
et concentré de l'histoire du capitalisme moderne. De la ferme
à la chaîne d'assemblage, de la maison à l'atelier, du bureau à la
machine, du village à la métropole, du Texas à Paris, ils ont
expérimenté dans quelques brèves années la variété infinie du monde
moderne, en même temps que la monotonie mortelle du processus
de travail, l'insécurité sociale et les possibilités étroitement limi.
tées qu'offre le capitalisme aux individus. -
Ce que Marx décrivait, il y a un siècle, comme le mouvement
essentiel de la société bourgeoise, est entré dans la vie de soixante
millions d'ouvriers :
“Les bouleversements constants de la production, la pertur.
pation ininterrompue de toutes les conditions sociales, l'incerti,
tude et l'agitation permanentes distinguent l'époque, bourgeoise
70
qui
de toutes celles qui l'ont précédée. Toutes les relations fixes et
Oggiflées, avec leur escorté d'opinions et de préjugés anciens et
vénérables, sont balayées, et toutes les relations nouvelles vieil.
lissent avant qu'elles parviennent à se cristalliser. Tout ce qui
est solide s'évanouit, tout ce est sacré est profané et en fin
de 'compte l'homme est obligé d'envisager avec des béns sobres
ses conditions réelles de vie et ses relations avec son espèce ».
Aujourd'hui, l'ouvrier américain doit envisager « ses, condi.
tions réelles de vie et ses relations avec son espèce ». Les grè.
ves d'après-guerre ont été la première manifestation empirique
de cette nouvelle attitude. Après la grande vague de grèves, les
ouvriers pris individuellement et les groupes d'ouvriers, dans leur
essại de s'expliquer à eux-mếmes leurs actions, n'ont cessé de
s'interroger dans des conversations à l'atelier, au bistrot, et par.
tout où ils se rencontrent et ils se pärlent. La rapidité avec la.
quelle des millions d'ouvriers ont vu leurs vies révolutionnées par
la production, sur la toile de fond des crises et des guerres capi.
talistes, a transformé l'ouvrier américain de praticien empirique
et accomodant en investigateur réfléchi et critique des réalités
sociales qui l'entourent. Qu'il soit en grève lui-même ou apprenne
que d'autres font grève, qu'il obtienne ou non satisfaction pour ses
revendications, la même question le hante : où est-ce que tout.
cela nous conduit ? Les ouvriers américains essaient aujourd'hui
de créer une conception de l'histoire sociale, après leur déception
écraanté concernant les promesses de la « manière américaine de
vivre » et la nouvelle appréciation des forces productives acquise
par leur expérience de l'usine et de la guerrë.
La créativité des ouvriers.
Plus que partout ailleurs, c'est aux Etats-Unis que les ouvriers,
en mettant en avant leurs revendications en tant qu'ouvriers, met.
tent aussi en avant leurs exigences en tant qu'êtres humains.
Pour des raisons géographiques et historiques, dues à l'absence
de restrictions féodales" aux Etats-Unis, au débouché que formalt
lá frontière occidentale et à l'approvisionnement constant en forcë
de travail par l'immigration, l'expansion du pays s'est faite sans
interruption par l'expansion des forces productives de l'homme. La
richessë naturelle du pays a été considérée comme une donnée.
Lt richesse sociale, le prestige et la force du pays ont été, et
reconDuš. comme étant, le résultat de l'industrie, laquelle, uñe fois
Boh enveloppe capitaliste enlevée, n'est rien d'autre que des forces
productivés humaines. Dans une région agricole appauvrie comme
l'Italie du Sud, ou dans une petite île comme l'Angleterre, qui
doit inaintenir son Empire par des alliances manoeuvrières, l'in.
tervention de Dieu ou le génie politique des hommes d'Etat ont pu
être considérés comme le facteur décisif de l'histoire de la nation.
Par contre les Etats-Unis, bien que la pensée sociale n'y ait pas été
développée, ont été dominés. pár l'idée que l'univers qui nous entoure
å été créé par l'énergie et la prévision de l'homme. Le résultat est
Cette conception qui domine l'esprit des ouvriers, selon laquelle le
travail à où doit avoir une valeur positive et créative:
Ce n'est pas le droit de vote qui a attaché l'ouvrier ameri.
cain à la «maniere américaine de vivre », mais la possibilité de
la liberté et de la mobilité individuelle. Le rêve démocratique, pro-
duit idéologique des Etats-Unis, n'a jamais été le rêve de la
71
démocratie politique. Il a été la conviction, nourrie par les possi.
bilités réelles qui ont existé dans le pays pendant plus d'un siècle,
selon laquelle chaque individu, l'homme commun, pouvait mettre
de' plusieurs façons ses capacités à l'épreuve. Pour les ouvriers
américains, la liberté a été une force économique. Bien que se
réalisant de moins en moins fréquemment, c'était l'espoir toujours
présent, que chaque homme pouvait arriver à être a son propre
patron ». Ce qu'on entendait par là, ce n'était pas qu'il pouvait
devenir patron des autres, mais qu'il pouvait parvenir, dans son
propre petit atelier ou dans sa ferme, à réglementer ses heures de
travail et à mettre ses propres idées en application. Par le passé,
des millions d'ouvriers sont réellement devenus « leurs propres
patrons » dans une taverne, un café, une station d'essence, un
atelier de radio. Aujourd'hui à l'atelier, les ouvriers se torturent eux.
mêmes en pensant à l'impossibilité de jamais s'échapper de la
prison qu'est l'usine. Pour la grande' bourgeoisie, «liberté de
l'entreprise » signifiait le droit d'extorquer du surtravail aux
ouvriers; pour les ouvriers, « liberté de l'entreprise » signifiait se
libérer de la nécessité de vendre leur force de travail aux patrons,
se libérer du contrôle de leurs heures productives par le patron.
Les ouvriers aujourd'hui ont perdu le sens de la liberté éco.
nomique, et regardent leur travail comme une forme de servitude.
Pour eux, le travail est devenu simplement le « boulot » ; il n'est
ni l'expression de leur propre humanité, ni' un moyen pour le
développement de l'humanité en général, ni une préparation pour
une liberté éyentuelle. C'est simplement du boulot « pour la com,
La compagnie ne s'intéresse qu'à la production pour la produc-
pagnie», et ce sera toujours «pour là compagnie».
tion. L'ouvrier, créé par le développement des forces productives,
est intéressé à produire en tant qu'être humain. L'ouvrier se plaſt
à travailler. Les jours où il est libre, où il n'est plus sur la chaine
d'assemblage des autos, il est capable de passer son temps à bri.
coler sur sa voiture. Ce faisant, il exprime dans son temps «libre,
les caractéristiques qui distinguent l'espèce humaine de toutes les
espèces animales. Mais la différence entre le temps de travail
libre et le temps de travail pour la paye ne quitte jamais sa pensée,
qu'elle se tourne vers hier ou vers demain.'
C'est quelque chose de plus important que la distribution iné.
gal des richesses qui aux Etats-Unis a: convaincù les ouvriers
américains du caractère de classe du capitalisme. Le caractère alléné,
non-créateur de son activité productive maintient l'ouvrier améri.
.cain dans un état permanent d'interrogation et d'agitation vis...
vis.des perspectives de cette activité. Les économistes voient les
bases de la crise sociale dans le chômage et le pouvoir d'achat
limité des ouvriers, et pensent qu'ils peuvent résoudre la question
par le « plein emploi » (c'est à-dire les soixante millions d'emplois
salariés) et des salaires annuels plus grand ou garantis. C'est
une illusion typiquement bourgeoise. Les ouvriers sont aujour.
d'hui « psychologiquement chômeurs », comme l'a dit un analyste
Bourgeois (1). Qu'ils travaillent ou non, ils sont constamment han.
tés par le sentiment de frustration et la peur qu'ils sont con.
damnés à rester les victimes de l'attraction et de la répulsion du
eapital.
(1) Que faire avec les grèves ? de Peter DRUCKER.
vier 1947.
Colliers », 1er jan-
22

C'est précisément parce que le capitalisme américain a été le
plus révolutionnaire et le plus progressif de tous les capitalismes,
dans le sens qu'il a dévoilé les mystères de la production, que
cette conviction organique s'est développée parmi les · ouvriers
américains : tout ordre social auquel ils accordent leur soutien
doit être révolutionnaire et progressif dans le même sens. C'est
donc précisément la vigueur passée du capitalisme américain qui
fait aujourd'hui sa faiblesse la plus grande face à la classe
ouvrière, américaine.
L'aliénation des ouvriers.
L'ouvrier américain fait aujourd'hui dans la pratique la dis.
tinction que Marx a faite théoriquement il y a environ cent ans
la distinction entre le travail abgtrait produisant des, valeurs et le
travail concret visant à la satisfaction des besoins humains. Marx
niait que l'essence de la production des valeurs fût la recherche
du profit par les capitalistes individuels. Il a particulièrement dé.
noncé les économistes bourgeois qui ne pouvaient voir la loi du :
mouvement de l'économie, capitaliste que dans l'avidité des indl.
vidus. Ce qui intéressait surtout Marx était l'activité des ouvriers.
Il entendait par production des valeurs une production qui se
développe" à travers la dégradation et la deshumanisation de l'ou.
vrier, en faisant de celui-ci un fragment d'homme. L'essence de la
production capitaliste est une relation se développant d'une ma.
nière dynamique, par laquelle le travail mort incorporé dans la ma.
chine créée par les ouvriers opprime l'ouvrier vivant qui l'em.
ploie et le dégrade en réduisant son activité en , travail abstrait.
Le travail abstrait est le travail aliéné, le travail dans lequel l'ou.
vrier « ne développe pas une énergie physique et spirituelle libre,
mais mortifie son corps et ruine son esprit » (2). Le travail concret
pour la satisfaction des besoins, d'autre part, n'est pas simplement,
ni même essentiellement, le travail qui produit du beurre plutôt que
des canons. C'est le travail dans lequel l'homme réalisé du besoin
humain fondamental, le besoin d'exercer ses forces naturelles et
acquises.
Marx a décrit le travail abstrait dans des termes humains
qui pénètrent les fondements mêmes de la réalité psychologique et
sociale d'aujourd'hui. Le travail aliéné, . dit-il, « est extérieur à
l'ouvrier, 'n'appartient pas à son essence. Par conséquent l'ouvrier
ne s'affirme pas dans son travail, mais s'y nie. Il en tire que du
mécontentement... L'ouvrier ainsi“ se sent loin de son travail, et
dans son travail il se sent loin de lui-même. Il est lui-même
lorsqu'il ne travaille pas et lorsqu'il travaille, il n'est pas lui-même.
Par conséquent, son travail n'est pas libre, mais forcé. Le travail
n'est donc pas la satisfaction d'un besoin, mais seulement le moyen
de satisfaire des besoins qui lui sont « extérieurs >> ?
En lisant la description que' donne Romano de la vie dans
l'usine on comprend avec une clarté brutale combien l'aliéna.
tion du travail pénètre profondément les fondements mêmes de
notre société. La préoccupation des intellectuels avec leur âme
et avec des programmes économiques visant au « plein emploi » et
à un niveau de vie plus élevé s'évanouit dans l'insignifiance devant
la réalité opprimante de la vie quotidienne de chaque ouvrier.
« Manuscrits économicophilosophiques de
(1) Trapnil aliène, dans les
1844 », de MARI.
73
lui a donné une gonception des révolutions dans la
L'importance dạ document de Romanó est qu'il ne permet pas
au lecteur d'oublier uņ seul moment que les contradictions dans
le processus de production font de la vie une Agonie de fatigue:
pour l'ouvrier, que, sa paye soit grande ou petite.
La nouvelle société devra apporter une transformation révo.
lutionnaire dans la vie des ouvriers à l'usine. C'était là l'axe de
la pepsée de' Marx.
Les rapports de production socialistes, dit-il, sont ceux dans
lequel « le travail devient non seulement un moyen de vivre, mais
est lui-même la première nécessité de la vie... les forces produc.
tives étant développées et toutes les sources de la richesse coopé.
rative jaillissant librement, parallèlement au développement total
de l'individu ».
Par forces productives, Marx entendait, les. forces productives
pleinement développées des ouvriers individuels, librement asso.
ciés à leurs camarades. Une telle universalité des ouvriers est
le seul moyen, pour développer l'universalité dans le reste de la
société. Saņs l'universalité des ouvriers, la déshumanisation de
l'ensemble de la société est inévitable..
La capacité :.et : le désir de l'universalité sont créés par le
capitalisme lui-même et nulle part davantage qu'aux Etats-Unis.
L'ouvrier américain a très peu le sens de l'histoire politique du
pays, sauf, dans la mesure où celle-ci est personnifiée par quel.
ques grands noms, mais l'expérience quotidienne de sa vie adulte
dont
est faite l'histoire de l'industrie. Il est par..conséquent
constante contre les tentatives de la société bourgeoise de don.
ner un caractère mystique au capital dans le processus de pro.
duction et de le confiner. Lui, l'ouvrier, à certaines opérations par-
cellaires. En dehors de ses heures de travail, l'ouvrier conduit une
voiture, un modèle nouveau tous les trois ou quatre ans, chose
qui exige de lui un contrôle confiant de la machine et l'adapta.
tion spontanée à une grande variété de signaux. Les applications
électriques, la presse avec sa variété de sujets, les films et la
télévision l'entourent et stimulent ses capacité humaines d'appré.
ciations. L'ouvrier américain, et en particulier l'ouvrier jeune, est
le plus mobile, du monde. En l'espace d'une année, il parvient à
acquérir une demi-douzaine de qualifications, en errant d'une usine
à l'autre pendant qu'il cherche à échapper à l'usine elle-même.
La potentialité de ces forces productives, comprimée par leur
exercice limité dans l'usine, est. une source de frustration perma.
nente pour les ouvriers intensifiant leur haine de leur travail et
leur angoisse pour trouver un autre mode d'expression de leur
humanité.
CHAPITRE II
LA NATURE HUMAINE DE L'INDUSTRIE
Non seulement la potentialité, de 'telles forces productives
existe chez les ouvriers, mais les moyens de production eux-mêmes.
ont“ été développés au point que les machines elles-mêmes ne peu.
vent être employées que par le libre exercice des forces produe.
tives de l'ouvrier. Le travail abstrait atteint, dans la production
74.
mécanisée ses profondeurs les plus inhumaines. Mais 'en même
temps, c'est la production mécanisée qui pose les fondements d'un
d'éveloppement humain complet du travail concreti.'
Le développement social du machinisme.
Pendant plus d'un siècle, le développement des moyens de
production a eu lieu par le transfert de toutes les qualifications
et capacités de l'ouvrier à la machine. En premier lieu, la divi.
sion du travail et le perfectionnement des opérations parcellaires
des ouvriers pendant l'époque manufacturière ont créé la base tech.
ñique du machinisme. . C'est ainsi qu'émergea la machine, .comme
la matérialisation de ces opérations parcelllaires. La machine a eu
une utilisation strictement capitaliste. Elle était la base technique
permettant d'extraire à l'ouvrier davantage de surtravail, par sa
plus grande régularité, intensité et uniformité. À partir de ce mo.
ment, chaque incorporation nouvelle de forces humaines dans la
machine signifiait une déshumanisation correspondante de l'ou.
vrier.
Cependant, à une certaine étape de son développement, la
machine est devenue, tellement précieuse, non seulement du point
de vue de l'investissement de capital qu'elle représentait, mais
aussi du point de vue de la complexité, des opérations qu'elle s'in.
corporait, que des nouvelles qualités commençaient à être exigées
des ouvriers. Au commencement on ne demandait à ceux-ci que
de l'énergie physique. Ensuite, avec le développement 'technique
de la machine, l'énergie irrégulière fournie par les ouvriers est deve.
nue insuffisante, et la vapeur d'abord, l'électricité ensuite ont pris
sa place en tant que sources d'énergie. Avec l'application du mo.
teur électrique à la fin du dix-neuvième siècle, et la mobilité et
la flexibilité accrues de la machine, ce qu'on exigea surtout des
ouvriers fut la discipline et l'entraînement. Dextérité manuelle et
contrôle, combinés avec la subordination complète à la direction
pour ce qui est de la fixation des tâches : cette combinaison, appe.
lée par euphémisme * efficience », a donné naissance à une nou.
velle mentalité, le taylorisme. Pendant cette période la machine
était semi-automatique et demandait un ouvrier semi.qualifié, un
ouvrier capable d'acquérir certaines qualifications manuelles et
d'exercer un certain contrôle sur la machine. mais dépourvu de
qualifications intellectuelles et d'une conception d'ensemble du pro..
cessus de production. Ces dernières qualifications et les responsa:
bilités correspondantes devinrent l'apanage des ingénieurs et des
techniciens.
Aujourd'hui, la science des moyens de production a atteint
une nouvelle étape. Avec le développement de l'utilisation de l'éleo.
tricité et l'électronique, une production complètement automatique
est possible et nécessaire. Les unités de production peuvent main.
tenant s'incorporer complètement la flexibilité, la précision, la
liberté de mouvement et la facilité de contrôle. Les ouvriers doi.
vent devenir eux-mêmes - les maîtres complets des forces produc.
tives développées dans les instruments de production. L'univer.
salité incorporée dans, les machines doit être également dévelop.
pée en eux. Ce qui est exigé de chaque ouvrier n'est plus seule.
dextérité manuelle, mais des connaissances techniques.
Ce qui est encore plus important; l'objectivation des activités
humaines totales dans la machine exige la création d'une sensi.
bilité humaine qui lui soit comparable. L'ouvrlor semi.qualifié
i
)
ment ja
75
i
n'est plus suffisant, comme ne l'est pas le technicien spécialisé.
Au fur et à mesure que le monde, objectif s'incorpore la sensi.
bilité humaine qui lui soit comparable. L'ouvrier semi-qualifié
n'est plus suffisant, comme ne l'est pas le technicien spécialisé.
Au fur et à mesure que le monde objectif s'incorpore la sensi.
l'acuité des perceptions qui caractérise les opérations dans ce monde
objectif.
L'appropriation de la nature humaine.
« Dans le système capitaliste toutes les méthodes d'élévation
de la productivité sociale du travail sont réalisées aux dépens du
travailleur individuel; tous les moyens de développement de la
production... aliènent à celui-ci les potentialités intellectuelles du
processus du travail dans la même proportion où la science est
incorporée dans ce processus en tant que force indépendante».
Čependant, ce n'est pas la théorie, mais la vie elle-même qui nous
montre qu'à un certain niveau, ce transfert accru de la science,
des qualifications et de la sensibilité humaines à la machiñe exige
une intégration correspondante de cette même science qualifica.
tion et sensibilité par les ouvriers qui emploient la machine. Voilà
le processus dialectique dont les intellectuels se sont tellement
moqués. Sans une transformation dialéctique par laquelle l'ouvrier
s'enrichit en capacités humaines dans la même proportion que.
les moyens de production, les forces productives inhérentes aux
moyens de production eux-mêmes ne peuvent pas être libérées.
Cette transformation dialectique est le contenu essentiel de
l'appropriation des moyens de production par les ouvriers. Ce sont
là les nouveaux rapports de production que doit introduire la révo.
lution sociale rapports de production dans lesquels les forces
productives inhérentes aussi bien à la machine qu'à l'homme sont
libérées. Ces rapports de production sont donc aussi des nouveaux
rapports humains de l'homme à la nature et de la nature à l'homme.
Les ouvriers décrits par Romano qui errent à travers l'usine,
en jetant un regard affamé sur les différentes machines et les
diverses opérations, cherchent cette appropriation et nou.
veaux rapports naturels humains. De même lorsqu'ils se laissent
absorber dans des magazines scientifiques populaires, des romans
scientifiques bizarres, des musées d'art ou d'industrie, ils n'expri.
ment que ce désir de réintégration. Aux yeux de l'intellectuel qui
méprise le processus de travail, le programme social de Marx.
concernant l'appropriation humaine des forces productives sociales
peut paraître, abstrait. Mais l'ouvrier qui dessine ingénieusement
des nouveaux outils ou pepse attentivement à différents mon.
tages bien que dans un accès de désespoir il aurait pu tout aussi
facilement briser la machine qui le domine, n'aurait pas de diffi.
cultés pour comprendre que les nouveaux rapports de production
doivent être basés sur le « développement intellectuel et social
libre de l'individu ». Il n'y a pas d'autres rapports de production
qui pourraient rompre la contradiction qui déchire la vie quoti.
dienne des ouvriers dans l'usine.
Il y a peut-être des matérialist'es vulgaires, qui dans la con.
ception de la production complètement automatique ne voient que
des opérateurs-robots. Ils trahissent l'empirisme typique et le réa.
lisme naïf de ces intellectuels qui n'ont fait que contempler le
monde, et sont ainsi incapables de comprendre que le monde se
développe à travers l'activité pratique de l'homme. Il serait bon
ces
1
76
qu'ils. méditent la description des « machines sans hommes » déve.
loppée par des ingénieurs bourgeois (1).
Nous devons tout d'abord réaffirmer le fait que l'essence
sociale et historique de la machine, dépouillée de son utilisation
capitaliste, est la matérialisation des activités humaines. Cette
essence sociale a été perdue de vue par la société bourgeoise, parce
que cellę.ci, dans son besoin incompressible d'augmenter la plus.
value en développant des machines toujours plus puissantes afin
d'exploiter les ouvriers, a considéré de plus en plus la machine
du point de vue de son produit final plutôt que du point de vue
de son opération.
La production automatique exige que les machines soient con.
sidérées du point de, vue de leur opération plutôt que du point
de vue du produit final. La nouvelle machine est faite de plu.
sieurs petites unités ajustées ensemble. Chaque unité peut accom.
plir une fonction, et diverses unités ajustées ensemble sont capables
d'accomplir toutes les opérations nécessaires pour fabriquer une
partie du produit. Un grand nombre d'unités, reliées électrique.
ment et par des convoyeurs, pourront fabriquer et assembler un
produit complet. La machine complète sera extrêmement adaptable.
à des nouvelles exigences et pourra être réajustée à chaque mo.
ment pour fabriquer un produit complètement différent.
Les unités de base dans l'usine complètement automatique
accompliront' les fonctions suivantes :
1° Donner et recevoir les informations;
2° Contrôler par collation (comparaison);
3º Opérer sur les matières premières.
Tout cela peut être accompli automatiquement. L'envoi et la
Téception d'informations peut être accompli par des instruments
de détection électronique tels que la cellule photoélectrique ; la
transmission des informations par des moyens comme le circuit
électrique ; l'enregistrement des informations par des dictaphones
et des films ; et le calcul à partir de ces informations par des ins.
truments tels que les nouveaux tubes.compteurs électroniques.
L'instrument de contrôle et de collation est un système de
tubes électroniques et de circuits qui reçoit les informations que lui
envoient les unités d'information et en retour alimente en éner.
gie contrôlée suivant ces informations les unités d'opération. L'opé.
ration réelle sur les matières premières transport, fabrication
et manutention peut être faite par des adaptations de machines
vulgaires.
Le besoin d'hommes sociaux,
Lorsque Marx a analysé les instruments de production comme
étant essentiellement des « objets sociaux », il anticipait préci.
sément cet appareil mécanique automatique. Un objet social con.
tient la totalité des activités humaines telles qu'elles ont été, par.
faites par l'histoire industrielle antérieure de l'homme. Il y a cin.
quante ans, ou même vingt ans, il était possible de ne pas com.
prendre ce que Marx avait voulu dire. Mais l'inclusion réelle des
sens humains dans les machines automatiques calculées aujour.
d'hui révèle dramatiquement la nature essentiellement humaine de
l'industrie.
(1) Voir l'article Machines sans hommes, de E.-W. LEAVER et J.-J. BROWN,
« Fortune », novembre 1946:
77
Un objet social exige pour son contrôle des hommes qui incor.
porent en eux-mêmes cette nature humaine, c'est-à-dire des hom.
mes sociaux. Sans ces hommes sociaux, l'objet social n'a pas
de sens. « De même que pour l'oreille non musicale la plus belle
musique n'a pas de sens. ».(1). L'unité de production complète.
ment automatique est sociale aussi dans ce sens, qu'elle exige la
continuité complète des opérations. S'll y à perte de temps à un
stade quelconque, l'ensemble du processus se trouve interrompu.
Chaque homme par conséquent qui contrôle un stade particulier
du procèssas doit connaître la relation de son rôle dans la pro.
duction ou avec celui de chacun des autres. C'est cela l'essence
de la planification, et non pas la coordination d'en haut de pièces
d'acier ou d'hommes considérés comme des pions inanimés. La
planification, en tant que contrôle par en bas. est une nécessité
économique basée sur l'étendue et la variété énormes de l'indus.
trie moderne. Sans l'inclusion dans l'ouvrier de cette étendue et:
de cette variété, il n'y a pas de planification dans la production
mais tout au plus de dessins de production. La bourgeoisie ne
peut concevoir et introduire la «planification » que sous la forme
de dessins de production, parce que son horizon mental est limité
par sa conception de classe des ouvriers comme rouages des
machines, conception tout autant démodée dans le monde moderne
que le mode de production qui lui a donné naissance. Dans cette
question tellement cruciale pour l'économie nationale et. mono:
diale d'aujourd'hui les différents Stafford Cripps, avec toute
leur abnégation dévote se trouvent bornés par les mêmes limites.
L'administration pour les masses ne peut pas remplacer l'admi.
nistration par les masses.
L'élan des ouvriers d'aujourd'hui vers l'universalité n'est plus
le simple désir d'acquérir des qualifications pour une multitude
de professions intéressantes, ou d'imiter les artisans qualifiés
des époques précédentes. Les ouvriers voient leur maitrise de la
machine comme une maîtrise du processus de production en grande
série; et par conséquent comme une intégration complète de l'acti.
vité et du jugement des ouvriers dans un réseau d'opérations com.
plexes. C'est l'humanité associée qui contrôlera la production et.
ce contrôle fera de chaque homme non plus un individu isolé s'oc.
cupant d'un ou de plusieurs travaux, mais un individu social par.
ticipant à un projet social.
Plus encore ce n'est que l'exercice de leurs capacités humaines
qui peut faire surgir chez les ouvriers la coopération volontaire
et la discipline dans lesquelles l'utilisation de l'unité complète.
ment automatique est impossible. Sans ce que Polakov a appelé
«une discipline de la pensée s'accordant aux lois de la nature » (1),
la vie, l'intégrité corporelle, le produit, l'usine et peut-être même
toute la région environnante risquent des dommages importants..
L'exemple de l'équipage d'un avión peut donner une indication en
micrographie de ce qui est nécessaire de l'échelle sociale. La
bourgeoisié, pendant la guerre, a été obligée d'entrainer tous les
membres des équipages d'aviation à une multiplicité d'opérations
et de leur inculquer une connaissance des sciences nécessaires pour
(1) «Månuscrits éconoinicopħilosophiques de 1844 », de MARX.
(1) L'age de l'Energie, de Walter N. POLAKOV, Covici Friede Publishers,
New-York, 1933. Le « Who's Who in America » mentionne Polakov comme
président de la Société Walter N. Polakov, Consultants Industriels. Il a été
Ingénieur-congelt du Consell Economique Supreme de l'U.R.S.S. et de la
Tennessee Valley Authority.
78
Je vol. La plus grande partie, sinon' tous les membres de l'équipage,
devaient savoir quelque chose sur les opérations des autres, peut.
être pas d'une manière aussi approfondie que les opérateurs, mais
suffisamment pour remplacer ceux-ci en cas de nécessité. Egale
ment importante était la sensibilité des membres individuels de
l'équipage non seulement face à des nouvelles conditions, mais face
di leurs rapports réciproques. La nature humaine de l'homme était
décisive pour le fonctionnement du mécanisme. Ce qui est vrai
pour un avion isolé dans le ciel est encore plus vrai pour la pro,
duction automatique à l'échelle de la communauté. Si les ouvriers
en tant qu'individus et en tant qu'unités sociales ne sont pas au fait
des lois de la nature telles qu'elles s'appliquent dans la produc-
tion, si leur maîtrise de la production n'est pas la base de l'orga-
nisation sociale, s'ils n'utilisent pas leurs sens humains, s'ils ne
se sont pas appropriés les capacités des machines, s'ils'n'entre-
tiennent pas entre eux des relations sociales humaines, l'ensemble
du, mécanisme est non seulement inutile mais dangereux pour
toute la société.
Le besoin d'universalité,
C'est ce besoin économique d'universalité que manifestent les
ouvriers qui rend actuellement aux capitalistes tellement difficile
l'introduction de machines complètement automatiques. L'ouvrier
semi-qualifié d'aujourd'hui se trouve dans le processus de transi,
tion de la production semi-automatique vers la production com.
plètement automatique. Ses contradictions et ses frustrations sont
les contradictions et les frustrations d'une société de classe qụi ne
peut pas achever la révolution des instruments de production. La
bourgeoisie utilise les techniques les plus avancées et les procédés
complètement automatisés pour mener sa propagande auprès des
ouvriers sur les avantages du capitalisme ; elle les utilise dans la
publicité, les moyens de consommation et ailleurs, mais elle ne
peut pas les utiliser dans la production parcé cela exigerait la des.
truction complète des relations de classe de la société, bourgeoise.
La nécessité, économique de nouveaux rapports de production
si l'on veut, introduire l'automatisation complète de la produc.
tion est reconnue même par les techniciens bourgeois. Leaver et
Brown dans leur article déjà cité écrivent :
La tendance d'ensemble des coñtrôles et des instruments
automatiques actuels appliqués aux machines productives actuelles
aboutit à dégrader l'ouvrier en faisant un néant non qualifié et
dépourvu de profession. Le développement de systèmes de produc.
tion complètement automatiques renverserait cette tendance en exie
geant une force qualifiée de techniciens et d'opérateurs. Le déve.
loppement étonnamment rapide de nouvelles qualifications et de
nouveaux emplois sous la pression de la guerre montre que les
hommes en sont capables, »
D'une manière encore plus frappante, Polakov écrivait, il y a
douze ans
« Par l'avènement de l'âge de l'énergie, la tendance qui était
en faveur des hommes spécialisés et des machines universelles
change graduellement en faveur des machines spécialisées et des
mécaniciens. « universalisés y complètement développés.
<< ... Ce que l'âge de l'énergie exige des ouvriers est complète.
ment différent des qualifications de l'âge des machines ou des
ouvriers de l'ère · pré-mécanique.
:
79
« Les exigences que l'Age de l'Energie pose aux ouvriers
agilité mentale, intelligence en général, l'éducation polytechni.
que, et loyauté digne de confiance font de ceux-ci de moins en
moins des brutes lourdes, de simples mains de la machine et de
plus en plus des êtres humains intelligents, des hommes totale.
ment éduqués, si l'on définit l'homme éduqué comme « celui qui
peut faire tout ce que d'autres peuvent faire. » (Hegel) (1)
Sous peine de mort.
Mais c'est Marx qui, a posé. il y a quatre-vingt ans, dans le
« Capital », le problème dans ses termes les plus tranchants :
«L'industrie moderne. à travers ses bouleversements. impose
la nécessité de reconnaître comme une loi fondamentale de la pro.
duction la variation du travail, donc la capacité du travailleur pour
des travaux variés, donc le développement le plus grand possible
de ses aptitudes variées. Il devient une quetion de vie ou de mort
pour la société d'adapter le mode de production au fonctionne.
ment normal de cette loi. L'industrie moderne oblige en réalité
la société, sous peine de mort, à remplacer l'ouvrier parcellaire
d'aujourd'hui, estropié par la répétition tout au long de sa vie
de la même opération triviale, et réduit ainsi à un fragment
d'homme, par l'individu complètement développé, apte à une variété
de travaux, prêt à faire face à n'importe quel changement de la
production, et pour lequel les diverses fonctions sociales : qu'il
sion à ses forces naturelles et acquises ».
L'industrie moderne, l'industrie contemporaine, prouvé le
caractère scientifique du pronostic de Marx. Ce n'était ni une phi.
losophie abstraite tournant autour de l'universalité de l'homme, ni
la sympathie pour la déchéance des ouvriers parcellaires qui ont
permis à Marx d'écrire avec une telle pénétration et une telle pers.
picacité. C'est parce qu'il avait reconnu que l'essence de la ma.
chine n'était pas le fait qu'elle utilise des forces mécaniques, mais:
plutôt sa nature humaine, non pas, ce qu'elle produit, mais la
manière dont elle produit, qu'il a été capable de prévoir qu'un
temps viendrait où toute la sensibilté humaine serait incorporée
dans les machines et que ces machines, la nature humaine de
l'industrie, perdraient leur signification pour l'homme, à moins que
les capacités humaines ne fussent développées d'une manière cor.
respondante. Comme il écrivait en 1844 :
« D'un côté, donc, dans la mesure où partout pour l'homme
dans la société, la réalité objective devient la réalité des capacités
humaines essentielles. la réalité humaine et ainsi la réalité de ses
propres capacités essentielles, tous les objets deviennent pour lui
l'objectivation de lui-même ;. des objets qui affirment et réalisent
son individualité, ses objets, et lui même devient objet... Non seu.
lement dans sa pensée, mais avec tous ses sens, l'homme est
ainsi affirmé dans le monde objectif.
« D'un autre côté, du point de vue subjectif, un objet n'a de
sens pour moi que dans la mesure où ma capacité essentielle est
capacité subjective pour elle-même, car le sens d'un objet pour
moi... va exactement aussi loin que mes gens vont. » (1)
(1) La référence à Hegel appartient au texte de Polakov.
accomplit ne sont qu'autant de manières de donner libre expan.
(1) « Manuscrits économicophilosophiques de 1844. »
80
La bourgeoisie. aujourd'hui, se débat désespérément face à la
ruine sociale que sa domination a provoquée. Jamais les moyens de
production n'ont connu un tel développement, et cependant jamais
ils n'ont paru moins adéquats aux tâches d'une reconstruction éco.
nomique élémentaire. La peine de mort est suspendue sur l'en.
semble de l'humanité. L'alternative concrète se pose entre la con..
tinuation de la barbarie actuelle ou la reconstruction de la société
par l'enrichissement des capacités humaines des ouvriers..
Voilà un des aspects les plus profonds de la conception du
matérialisme historique de Marx, qui a été concrètement révélé
par le développement de la société moderne, sa richesse instruments
de production et la pauvreté de ses rapports sociaux. Les rela.
tions de classe de la production bourgeoise, obstacle devant les:
forces productives des ouvriers, sont aussi un obstacle devant le
développement des moyens de production. Le désir et la capacité
des masses pour l'universalité ne sont que la preuve concrète de
ce que l'émancipation de la société repose sur elles. La clé de
l'accroissement de la productivité et de la reconstruction de la.
société est le développement de l'humanité des ouvriers. C'est cette
perspective de liberté humaine que la révolution socialiste ouvre
devant l'homme moderne:
(A suivre.)
1
1
81
1
LA
VIE DU GROUPE
1
L'unification de notre groupe avec la tendance qui s'était dégagée dans
da F.F.G.C. lors des discussions qui ont eu lieu cet hiver (1) s'est réalisée au
début du mois de juin. Nous publions plus loin la Déclaration politique que
ces camarades ont rédigée à la fois pour se délimiter des positions de la
Gauche communiste (bordiguistes) et pour définir les lignes générales de
leur accord avec les conceptions que «Socialisme ou Barbarie » a défendues
jusqu'ici. Les lecteurs constateront que cet accord embrasse tous les points
essentiels; quant à ce qui peut subsister d'imprécisions ou de divergences
secondaires, leur clarification ne pourra se faire qu'au cours du travail en
commun au sein du groupe unifié.
Pour ce qui est de la critique des posilions de la Gauche bordigniste,
un texte rédigé par les camarades signataires de la Déclaration politique sera
publié dans notre prochain numéro.
Lors de la première réunion ,commune, la Résolution statutaire publiée
dans le N° 2 de Socialisme ou Barbarie » fut adoptée provisoirement comme
règlement organisationnel du groii pe unifié, et le Comité responsable a été-
élargi par la participation de camarades représentant les signataires de la
Déclaration politique.
DECLARATION POLITIQUE
.
rédigée en vue de l'unification
avec le Groupe « Socialisme ou Barbarie »
.
Octobre 1917 en Russie et les mouvements révolutionnaires qui suivirent
la première guerre impérialiste semblaient avoir ouvert un processus de
renversement rapide du système d'exploitation capitaliste. Non seulement
le capitalisme est toujours debout après une deuxième guerre mondiale,
non seulement il a constamment renforcé son oppression et menace d'en-
traîner les masses dans une nouvelle guerre, mais l'organisation même
des travailleurs a complètement disparu. Leurs deux armes éprouvées de
lutte, le parti et le syndicat, se sont transformées en instruments de la
classe qui les exploite. La révolution prolétarienne victorieuse en Russie
a fait place à un régime d'exploitation qui eu une influence déterminante
dans la crise du mouvement ouvrier.
1
(1) V. « Socialisme ou Barbarie », No 5-6, p. 145-146.
82
i
Pourtant, les conditions pour la réconstruction de ce mouvement n'ont
pas disparu, tout le contraire : dans sa phase actuelle, le capitalisme
continue à développer les prémisses objectives d'une société socialiste,
le rôle et les possibilités révolutionnaires du prolétariat s'accroissant, les..
postulats essentiels de sa doctrine, le marxisme, restent le fil conducteur
pour toute action de classe.
Mais la reconstruction d'un mouvement communiste à l'échelle inter-
nationale n'est concevable que comme le dépassement de la phase précéan
dente de ce' même mouvement. Au renforcement des énergies révolution.-
naires du proletariat correspond le développement de la théorie.
révolutionnaire; çe développement n'est aujourd'hui possible
que si les
militants et les groupes révolutionnaires prennent conscience des profonds
changements intervenus dans la structure du capitalisme, dans les rapports
entre les classes, de la signification des principaux événements de la
période qui débuta en 1914, des forces sociales et politiques nouvelles qui
se sont manifestées.
Les éléments essentiels d'un tel dépassement sur le plan théorique et:
politique, peuvent déjà être dégagés aujourd'hui : ils concerneront aussi
bien l'analyse de la situation et des perspectives que la tactique de.
lutte et les objectifs de la Révolution. Leur concrétisation dans un pro-
gramme est étroitement dépendante de la lutte de classe du prolétariat;
mais cette lutte elle-même ne pourra se développer et prendre son sens..
que dans la mesure où les conceptions fondamentales de ce programme,
diffusées dans la classe 'par une avant-garde organisée, seront reconnues.
comme les leurs par les ouvriers les plus avancés.
!
.
LE PROCESSUS DE CONCENTRATION. DU CAPITALISME.
La deuxième guerre mondiale et la période qui a suivi n'ont pas apporté
de solution à la crise permanente du système capitaliste, dont l'ouverture
coincide avec la guerre de 1914-18. La contradiction fondamentale entre-
ce développement des forces de production et les rapports sociaux d'ex-
ploitation a été ou contraire portée à un degré inoui de violence : l'exacer-.
bation des contrastes de classe, des difficultés économiques, des luttes:
impérialistes, en sont les manifestations permanentės.
C'est sous leur poussée que se poursuit dans le monde le processus.
de concentration capitaliste : ses formes concretes traduisent l'effort de la
classe dominante pour maîtriser ces difficultés et pour juguler le contraste
de classe.
En Occident, Be produit une Osmose entre l'appareil d'Etat et les:
groupes capitalistes privés; en Orient, une étatisation radicale de l'écono
mie. Dans les deux cas, l'Etat, de simple instrument de coercition se
transforme en instrument de gestion des forces de production. Mais coci.
ne va pas sans des profondes transformations de la classe dont il est:
l'instrument de domination. Le contrôle et la gestion des forces de pro
duction l'appropriation directe du suřtravail par l'Etat suppose la substitution
d'une bureaucratie exploiteuse À l'ancien patronat (capitalisme d'Etat ache-
Vé), OU @Atraîne sa stolssance aux dépens de ce derniet. En devenant pro-
priété d'Etat, les forces de production deviennent en fait propriété collective
.
de la bureaucratie. La nécessité d'un contrôle et d'une direction de toutos
les activités sociales, que seul l'Etat peut assurer constitue la base objec-
tive du développement de cette bureaucratie, dont le rôle est essentielle-
ment différent de la bureaucratie traditionnelle, simple instrument d'exé
cution.
Dans les pays de capitalisme d'Etat achevé, les rapports entre l'Etat
en tant que « machine de domination d'une classe par une autre », eť
la classe dominante ne sont plus des rapports extérieurs : dire que l'État
est propriétaire des forces de production, qu'il dirige celles-ci et la dis-
tribution, ne signifie pas qu'il soit devenu lui-même classe dominante, ni
qu'il ait perdu son caractère d'instrument. C'est dire qu'il est désormais
l'instrument de la classe dominante dans tous les domaines et que celle-ci
dirige de l'intérieur de cet Etats qu'elle est une classe bureaucratique. Én
effet, si elle continue à se distinguer par ses fonctions de direction, celles-
ci ne reposent plus sur des titres de propriété, ni ne sont plus garanties
par eux. On peut ajouter que ses revenus sont inséparables de ces fonc-
tions dirigeantes, contrairement à ce qui est le cas dans les phases.
précédentes. du capitalisme.
Dans les pays occidentaux, et pour des raisons historiques concrètes,
cette transformation n'en est encore qu'à ses débuts; ses rythmes et ses
voies sont différents. La nécessité d'un contrôle et d'une direction totaux
de la société s'exprime à la fois par l'interpénétration des trusts et de
l'Etat, par l'extension du contrôle de celui-ci sur la vie sociale, par le
développement de la « propriété étatique », par la croissance d'un appareil
politique et syndical de contrôle de la force de travail. Non seulement
la bureaucrátie croît en nombre mais ses fonctions dans la gestion des
forces de production deviennent toujours plus importantes; ses intérêts
sont liés à la poursuite de la concentration, dont elle exprime les formes
concrètes au même titre que les dirigeants des grandes entreprises privées.
Une telle évolution rencontre la résistance de la quasi-totalité de la
bourgeoisie traditionnelle, car elle signifie à la fois la disparition des
bourgeois comme catégorie sociale et des titres' sur lesquels s'appuie leur
domination. La transformation que subit la société capitaliste en passant
de la domination des monopoles à celle de la bureaucratie, est incontesta-
blement beaucoup plus profonde que lors du passage de l'économie concur-
rentielle au "monopole. Comme, cependant, la domination bureaucratique
n'est que la dernière forme historique de la domination du capital 'sur le
travail, la société d'exploitation ne change pas le nature profonde.
Il n'y a donc pas de lutte de classe entre la bourgeoisie et la bureau-
cratie. Il y a transformation totalitaire de la société, disparition de
la . propriété privée, apparition de nouvelles couches remplaçant la
bourgeoisie-propriétaire classique mais assurant le maintien du régime ca-
pitaliste dans sa phase de décadence et exprimant du point de vue his-
torique, la continuité d'une classe dominantei capitaliste.
Sur le plan mondial, la concentration économique et politique se mani-
feste par la tendance à la disparition des unités nationales en tant qu'im-
périalismes, même mineurs, au profit de deux grandes puissances : U. S. A.
et U. R. S. S.
La lutte entre ces deux blocs, lutte militaire en dernière analyse, vise à
l'appropriation des sources de matières premières, des instruments de
84
production et de la force de travail exploitable à l'échelle mondiale, se
subsihiant à la lutte concurrentielle du capitalisme classique.
Les différencs de structure interne des deux blocs, de la classe dominanie
dans chacun d'eux, lui impriment des caractères nouyeaux par rapport aux
Juties impérialistes du début du siècle. C'est dans ces différences-là que les
propagandes de guerre respectives cherchent leur justification. Mais pas
plus qu'on ne peut parler de lutte de classe bourgeoisie-bureaucratie au
sein d'un des deux blocs, on ne peut le faire sur le plan international.
BLOC OCCIDENTAL ET BLOC RUSSE.
La réorganisation du monde occidentál tentée par l'Amérique depuis la
guerre a prouvé qu'elle ne pouvait ni rétablir un marché mondial fonction.
nant normalement, ni résoudre le problème d'une accumulation croissante
dans les pays vassaux des U. S. A. Le secteur occidental comprenant des
pays hautement industrialisés, la question de la planification de leur
production signifie, en fait, pour la plupart d'entre eux la limitation de
cette production, que le groupe le plus puissant les U. S. A. leur
imposera. C'est ce qui arrive déjà aujourd'hui et qui ne peut que s'accentuer.
En ce qui concerne les U. S. A. eux-mêmes, la production de guerre
sera de plus en plus le moteur de l'activité économique, mais les autres
pays du Bloc en seront à peu près exclus.
Dans le Bloc ruisse il y a eu intégration des différentes économies
nationales à un complexe dominé par. la puissance et les intérêts du
capitalisme d'Etat russe. C'est un phénomène de même nature que la pola:
risation autour de l'Amérique au sein du Bloc occidental. Mais le processus
s'est effectué "beaucoup plus rapidement; il s'est déroulé sur la base
d'une étatisation totale des différentes économies; il ne pose pas enfin,
pour ce secteur. le problème de limitation de la production.
Cette intégration de forces nouvelles de production représente en fait
une expansion de la bureaucratie répondant aux nécessités de conser.
vation et d'accroissement de ses privilèges. Cette expansion fut possible à
cause de la faiblesse traditionnelle des bourgeoisies de l'Est européen,
encore aggravée par la guerre. Ce dernier facteur explique à son tour
les formes sociales de l'expansion (étatisation) si on le joint à l'existence
dans ces pays d'une bureaucratie syndicale, politique et militaire «
vrière », développée dans les conditions de la Résistance.
Le développement de l'appareil productif des pays de ce secteur par',
le besoin de dépenser leur infériorité, face au bloc occidental, la production
russe suffisant à peine à assurer le maintien et l'accroissement du potentiel
de guerre, la consommation de la classe dominante et les besoins élé
mentaires des exploités, le problème qui se pose n'est pas celui d'une
limitation mais d'une augmentation de la production des pays satellites
dans ce triple but:
Le fait même que leur industrialisation ne soit apparue qu'en , liaison
avec la dislocation du marché mondial et qu'elle ne se justifie que par
les exigences de domination mondiale de la bureaucratie russe, suffisent
à prouver que le bloc oriental n'échappe pas plus à la crise permanente
du capitalisme que le bloc occidental, crise qui doit culminer dans la
destruction de l'appareil productif au cours de la guerre elle-même.
Ou-
85
LES CONDITIONS OBJECTIVES DU SOCIALISME.
La crise du mouvement ouvrier a pu suggérer la thèse défaitiste d'une
disparition des conditions objectives de la révolution prolétarienne et
du socialisme en régime de capitalisme d'Etat. Examinant la situation en
Russie, certains ont conclu à la disparition de la ; lutte des classes, à
l'abaissement du prolétariat en une classe d'esclaves concentrationnaires
et au caractère négatif du développement des forces productives dans ces.
conditions.
Certes, l'organisation de la société en capitalisme d'Etat entraîne des
modifications importantes dans les conditions de vie et de travail de la
classe ouvrière et dans ses rapports avec la classe exploitrice. La dispa-
rition du marché libre du travail, de la libre concurrence entre salariés,
des organismes de défense des ouvriers, de 10. grève légale ou tolérée,
des possibilités de déplacement libre de la main-d'oeuvre, sont des faits
incontestables.
Mais - ce qui différencie le prolétariat des autres classes exploitées de
l'histoire n'est pas qu'il puisse vendre librement sa force de travail ou.
que le prix de celle-ci s'établisse librement par le jeu de l'offre et de la
demande, libertés toutes relatives même en régime capitaliste classique.
C'est sa concentration dans les droits de travail, le fait qu'il emploie
les engins de la production moderne, qu'il s'assimile sa technique, que
ses conditions de vie, ses besoins et ses rapports avec la classe dominante
s'uniformisent de plus en plus.
En régime de capitalisme d'Etat, aucune nouvelle classe productive:
n'apparaît et le proletariat reste la seule classe qui, de par sa position
dans la production, ait intérêt à réaliser l'organisation collective de cette
dernière, qui seule peut permettre le développement de la civilisation.
L'extension des camps de concentration en Russie se relie aux besoins
de la colonisation intérieure de territoires particulièrement impropres à
l'exploitation et à la pénurie d'équipement dont continue à souffrir.ce
pays. Ce sont ces deux facteurs qui expliquent la forme dinai prise par
la répression politique. Mais il est évident que la généralisation du phéno
mène concentrationnaire est impossible dans les conditions d'une produc-
tion moderne : ce ne sont pas les concentrationnaires à peine nourris et
vêtus qui peuvent assurer la marche des usines modernes ou des kołkhozes.
mécanisés. Il est donc tout à fait faux de parler de disparition du pro
létariat.
Il est tout aussi faux de conclure à la disparition de la lutte des
classes du fait que celle-ci ne se manifeste plus, en régime de capitalisme
d'Etat, dans les formes classiques que nous lui connaissons. L'exploitation
d'une classe par l'autre (du prolétariat par la burequcratie) suscite néces
sairement une lutte de classe : dans les conditions d'un régime totalitatre,
Gette lutte se manifeste sous sa forme la plus élémentaire comme résis
tance des ouvriers à la production, ce qui est précisément le sas dans les
pays bureaucratisés.
Il est vrai que les conditions objectives de la révolutioprolétarienne
résident, au delà de la simple existence de cette lutte, dans la capacité de
86
la classe, ouvrière à gérer la produotien et dans l'impossibilité pour la
classe exploitrice d'assurer à la fois le développement des forces produe-
tives et le maintien de sa domination. Une telle impossibilité ne se' pre
sente pas sous la forme d'une fqillite radicale et soudaine du REGIME :
elle se vérifie dans l'accentuation de toutes ses contradictions, dans l'iné
galité du développement économique et le ralentissement de son système.
elle se manifeste essentiellement par le cycle infernal de guerres ouvert
en 1914.
Pas plus: le capitalisme d'Etat que le capitalisme classique ne sont
capables de la résoudre, car elle dérive de l'appropriation du sur-travail
des masses par une minorité privilégiée, qui est la négation même de
l'organisation collective de la production et qui est commune aux deux
formes.
LA CLASSE OUVRIERE ET L'EVOLUTION DU CAPITALISMĘ.
!
Pendant la deuxième guerre mondiale, tout comme dans la période qui
a suivi, l'antagonisme des classes, utilisé pour des buts impérialistes, s'est
manifesté sous une forme méconnaissable mais souvent avec une ampleur
et une violence caractéristiques de la puissance et du rôle du proléta.
riat dans la société moderne.
Cependant, à aucun moment, la classe ouvrière n'est arrivée à se déga-
ger de l'emprise des idéologies de la classe dominante. Si ses fractions
les plus attives n'attendent plus rien de la société bourgeoise, c'est parce
qu'elles attendent tout d'un régime qu'elles croient socialiste et qui est en
fait le capitalisme d'Etat : leur expérience a été surtout négative.
Dans la marche de la société au totalitarisme économique et politique,
la victoire de la classe exploitrice s'est manifestée sous deux formes :
d'une part, dans l'échec de la révolution européenne qui a entraîné la
.contre-révolution en Russie, de l'autre, dans l'incapacité de l'avant-garde
ouvrière à comprendre l'évolution du régime, soit en définitive les causes
de cet, échec.
Aussi, l'actuelle attitude politique des ouvriers, si elle exprime la do
mination du capital, représente également une certaine phase de la
conscience que les ouvriers ont de cette domination et des moyens qu'ils
pensent devair employer pour s'en affranchir. C'est ainsi que leurs posi-
tions, actuelles se rattachent à la phase précédente du mouvement ouvrier.
Celle-ci s'ouvrit par la victoire révolutionnaire en Russie et la fondation
de la IȚIº. Internationale. Ces deux événements signifiaient que la classe
ouvrière... avait historiquement dépassé la phase du réformisme social-
démocrate et, qu'elle se posait la question de la prise du pouvoir et de la
gestion de la société.
L'insurrection d'octobre. 1917 se présentait comme la première explosion
d'une lutte internationale. L'objectif de celle-ci, le socialisme, ne pouvait
être : rejoint que sur le plan mondial. 'C'est en effet, seulement sur le
plan mondial que peut être réalisé, dans le cadre d'une économie collec-
tive gérée par les travailleurs, le développement des forces productives
permettant la satisfaction des besoins matériels et culturels de toute la
population,
:
87
1
Les tâches de la révolution russe étaient doubles : d'une part,
mencer la transformation de l'économie dans un sens socialiste; de l'autre..
impulser la lutte révolutionnaire mondiale. Elles ne pouvaient être accome
plies que par l'intervention croissante des masses qui caractérise la
période transitoire vers la société sans classes. C'est dans le développe
ment constant de cette intèrvention QUE RESIDE toute possibilité de
transformation socialiste de l'économie et d'orientation révolutionnaire de
nouvel Etat. Cela signifie que le niveau politique de couches de phrs on
plus larges d'ouvriers se hausse à celui de l'avant-garde elle-même, que
les organes de masse qui constituent l'armature de l'Etat prolétarien sont
sous l'impulsion du parti de classe agissant en leur soin, les dirigeants
effectifs de la vie politique et économique.
Un tel processus n'a pas pu se développer en Russie. Au lendemain de la
prise du pouvoir, le régime prolétarien s'est trouvé devant une situatica
de pénurie extrême qui s'est aggravée au cours des années suivantes
Au faible développement des forces de production correspondait celui d'un
proletariat concentré dans quelques régions industrielles isolées et dont
le niveau technique et culturel était relativement bas.
L'intervention révolutionnaire" de la classe ouvrière, si elle a pu reze
verser l'ancienne société, n'est pas parvenue dans ces conditions à se
développer sur le terrain de l'organisation économique et politique du
nouveau régime. Les essais des travailleurs pour gérer la production.
dépassant par là même le programme bolchévique de simple contrôle, se
sont révélés impuissants à assurer le minimum de produits indispensables
à la population et à faire face aux besoins de la guerre civile.
La politique économique du parti bolchévik se posait comme objectif la
croissance des forces productives. Dans son premier stade, par le réta
blissement d'une production courante, elle tendait à résoudre la question
la plus urgente la défense militaire de la révolution. Elle devait entra
ner par la suite et parallèlement à la liquidation des formes économiques
prébourgeoises et bourgeoises, un relèvement du niveau de vie du prole
tariat de son niveau' culturel, l'apprentissage de la gestion de l'économie
par les ouvriers. Il s'agissait d'une politique d'attente de la révolution en
Europe : en faisant entrer. dans le camp prolétarien des pays hautement
industrialisés, celle-ci poserait ces problèmes à l'échelle internationale et
dans des conditions infiniment plus favorables.
Le premier point fut atteint. Mais au prix de la création, par le parti
bolchévik, d'un puissant appareil étatique détaché des masses et s'ap
puyant non sur les organismes soviétiques, mais sur une bureaucratie"
qui devint bientôt inamovible et irrévocable. Parallèlement: ce processus
d'étatisation, le rôle des Soviets, des Comités d'usine fut de plus en plus
limité; ils perdirent leur caractère d'organisme de masse et de pouvoir pour
se transformer en simples rouages de transmission.
D'autre part, le parti se confondit de plus en plus avec les organes:
d'Etat. Il commença lui-même à se buroducratiser, à fonctionner comme
une machine administrative, l'échange entre 198 militants et la direction
devenant acceptation passive des directives da la première. .
C'est ce régime là que. Lénine qualifiait de « capitalisme d'Etat » et
dont il avait déjà aperçu les tendances bureaucratiques; mais pour lui.
comme pour tous les bolcheviks, le contrôle que le parti exerçait sur le
88
régime était une puissante garantie de son orientation révolutionnaire. Or,
de « contrôle du Farti sur l'Etato changeait de signification, au fur et à
imesure que Parti et Etat se confondaient et qu'au sommet des deux ap-
paraissait une bureaucratie toute puissante. Le développement de la pro-
duction se poursuivit dans un sens inverše à celui des intérêts des travail.
leurs qui se virent progressivement réduits au rôle de simples exécutants.
La régression des caractères prolétariens de l'Etat et du parti s'aggrava
dans la mesure même où les échecs du prolétariat international accentuait
Tisolament de la Russie. La puissance du capitalisme se manifestait dans
les difficultés du régime russe; elle s'affirmait aussi dans le retard DE LA
classe ouvrière à former ses partis commnistes, dans la méthode même
de leur formation, dans l'influence persistante de la social-démocratie
dans les pays les plus · industrialisés. La perspective révolutionnaire - éloi.
gnée après la défaite du mouvement de 1929 en Allemagne, la bureau-
cratie russe passa à l'attaque et formula ses premiers « principes » poii-
tiques : « socialisme dans un seul pays », « étatisation socialisme ». Elle
elimina progressivement les éléments, révolutionnaires du Parti et de la
classe ouvrière. Au travers des plans. quinquennaux, elle affirma sa puis-
sance économique, et sa solidité de classe en liquidant les couches sociales
liées à la propriété privée. Elle se révéla en Russie comme la seule classe
exploitrice capable de réaliser la planification et la concentration de l'éco-
nomie vers lesquelles le capitalisme moderne s'oriente dans le monde entier.
Sur le plan international, ld pression des bourgeoisies et de la bureau-
scratie russe entraîna les partis de la III Internationale dans une dégéné
Xescence tout à fait nouvelle par rapport à celle de la II® Internationale :
la révisionnisme et l'opportunisme se firent jour, mais toujours en liaison
avec les intérêts du régime russe et ils passèrent peu à peu sous le
contrôle d'une hiérarchie de fonctionnaires dépendant directement de Mos-
!
COL.
Aujourd'hui, les partis staliniens sont à la fois les instruments de la
politique étrangère russe et les soutiens de la forme la plus moderne de
l'exploitation capitaliste. Dans les pays bourgeois mineurs, ils ont rallié à
our de larges couches de la bureaucratie a ouvrière » et d'éléments non-
prolétariens, tous directement intéressés à l'étatisation dont ils voient la
réalisation la plus parfaite dans le régime russe actuel. L'opposition réelle de
28 partis aux partis privés et aux institutions traditionnelles découle à
la fois de leur rôle d'étatisateurs et de représentants d'une puissance
étrangère; elle leur permet, dans les pays « ennemis », d'utiliser les reven-
ridications ouvrières pour les besoins de leur cause. C'est le fait qu'ils
sosent les seuls opposants et des liquidateurs de la propriété privée qui
leur conserve l'adhésion des fractions les plus actives de la classe
Olivrière.
Mais même dans les pays où l'influence du stalinisme est presque nulle,
U.S.A. Angleterre, l'attitude politique des ouvriers ne diffère pas fon.
domegtalement. Leur soutien du travaillisme, de la bureaucratie syndicale
américaine, est au fond de même nature que leur soutien du stalinisme
ailleurs. En fait et quelles que soient les formes de la propagande officielle,
la classe ouvrière a partout". adhéré aux nationalisations & programmes
sociaux », aux planifications étatiques, en somme à tout ce qui constitue le
1
89
.
capitaliste d'Etat et qui, entrainant la disparition de la proprtété privée,
est apparu et ses yeux comme transformation socialiste de la société.
Ainsi l'attitude actuelle de la classe ouvrière apparaît tout d'abord
comme l'expression du retard de sa conscience politique par rapport à
l'évolution : du capitalisme lui-même; elle se rattache à une période du
mouvement ouvrier où la lutté se déroulait dans le cadre des institutionis
de la dériocralię bourgeoise et de la propriété privée, dont la liquidation
apparaissait comme un but proprement socialiste.
La séalisation progressive de cette liquidation par le capitalisme lül-
même, cvec le développement de nouvelles couches exploiteusės assu-
rant la relève de la bourgeoisie, a déterminé la conversion des organ!
sations ouvrières traditionnelles en organismes de gestion de la force de
travail, organismes que la nouvelle forme d'exploitation réclame. Ce sont
les formes et les résultats concrets d'une telle conversion que l'attitude de
la classe ouvrière exprime, dá point de vue politique et idéologique,
aujourd'hui.
Il n'y a pourtant, rien de permanent dans cette situation, l'évolution
du capitalisme, en concentrant dans les mains de l'Etat la gestion de la
production, a fusionné les exigences politiques et économiques de la classe
dominante; elle a, du même coup, conféré un caractère politique à toutes.
les revendications prolétariennes. Celles-ci mettent immédiatement en tsuse
le fonctionnement de l'appareil étatique qui s'identifie avec la classe exploi-
trice et apparaît comme tel aux prolétaires. Loin de les faire reculer, le
capitalisme d'Etat ne fait que créer les conditions qui situent les luttes
ouvrières à un niveau objectivement supérieur à celui de la phase pré' :
cédente.
Les manifestations concrètes de cette situation sont déjà perceptibles:
aujourd'hui. Elles le seront à une échelle bien plus Yarge , dans les
années à venir : tout comme le proletariat du bloc russe fait l'expérience
du « socialisme stalinien », celui des autres pays fera celle des mesures.
planificatrices et totalitaires des démocráties atomiques, expérience qui
ne pourra pas ne pas être concluante.
Dans l'évolution des deux blocs impérialistes, subsisteront pourtant les
différences de forme et de rythme; elles seront exploitées à fond par les
partis staliniens. Mais ceux-ci rencontreront dans de larges couches ou-
vrières une hostilité croissante. Celle-ci sera déterminée par le fait que-'.
les mesures sociales, économiques et politiques dans les deux blocs pré
senteront des caractères frappants d'identité; elle le sera également par la
politique même du stalinisme, vis-à-vis de la classe ouvrière. Dans la
mesure où se précisera le prochain conflit militaire, l'action des partis
staliniens deviendra elle-même de plus en plus militaire. L'utilisation des
Tevendications ouvrières pèrdra, son caractère pseudo-réformiste, qu'elle
conserve partiellement aujourd'hui, l'action anti-américaine prendra le pas:
sur les revendications économiques; les luttes, seront déclenchées, sans
souci de leurs possibilités de réussite, dans un simple but de sabotage.
C'est ainsi que dans sa phase actuelle le système mondial d'exploitation
développe les conditions qui peuvent permettre à des couches impor-
tantes de prolétaires de prendre conscience de leurs intérêts et de leurs
buts et d'identifier leurs ennemis, c'est-à-dire de s'organiser en avant-
garde révolutionnaire à l'échelle internationale. :
1
.
90
SIGNIFICATION ET PROGRAMME DE L'AVANT-GARDE.
Ni l'accroissement des conditions objectives du socialisme, ni la per
-manence de la lutte de classe ne permettent d'affirmer l'inéluctabilité de la
victoire du prolétariat sur ses exploiteurs.
Le socialisme suppose la destruction préalable de l'appareil politique
et économique de la classe dominante, destruction opérée dans une
situation de crise, par l'action organisée de la classe ouvrière.
Mais les conditions même de l'exploitation à laquelle elle est soumise,
font que la conscience de son propre rôle, des buts et des moyens de sa
lutte ne peut être acquise par la majorité de la classe avant la révolution
même. Dans toute autre situation, c'est seulement une minorité de celle-ci
qui peut arriver à cette conscience. Dans da mesure où cette minorité
apparaît, formule et précise son programme, s'organise, est' rejointe par
les meilleurs éléments de la classe, il y a là le signe d'un profond
changement de l'attitude de cette dernière face au régime exploiteur :
la manifestation d'une progression de la classe vers la lutte révolution-
naire, c'est essentiellement la formation et le développement à l'échelle'
internationale de l'avant-garde organisée en parti.
Le rôle de l'avant-garde dans la lutte de classe est déterminé par les
éléments concrets qui la distinguent des organisations de masse que la
résistance des ouvriers à l'exploitation ou leur lutte révolutionnaire a
suscitées au cours de l'histoire.
Le parti se forme par l'adhésion d'individus à une théorie et à un
ensemble de positions politiques définies, excluant non seulement les posic'
tions, représentant directement ou indirectement la classe adverse, mais
toute autre interprétation du monde, de la société et de l'histoire.
Fondé sur un programme universel de subversion sociale, le parti est en
-conséquence le seul organe prolétarien qui, en toutes situations, dépasse
les points de vue étroits de catégorie, les différences locales et nationales;
-il lutte comme expression authentique d'une classe dont la force hişto-
rique n'est concevable et ne peut se manifester dans les faits que si
elle, se présente unie internationalement au combat contre le régime capi-
taliste.. :
Le parti représente et assure la continuité historique de l'organisation
prolétarienne au travers des fluctuations de la lutte des classes, il reven-
dique la théorie révolutionnaire du prolétariat et relie les positions politi-
ques prises par le mouvement dans les phases successives de sa lutte,
Le rôle de l'avant-garde organisée en parti est un rôle de coordination
et de direction effectives de la lutte prolétarienne : il va de la prorogation
de la doctrine marxiste aux mots d'ordre politiques et jusqu'à l'organisa-
tion de la lutte armée pour la destruction de l'Etat capitaliste, dans les
organismes politiques des masses suscités lors des crises révolutionnaires,
Ces organismes ont toujours représenté un dépassement par la classe
ouvrière des simples revendications économiques : ils expriment ce fait
qu'elle met en cause et s'attaque au régime exploiteur en tant que tel.
L'expérience a prouvé que non seulement l'existence des organismes poli-
tiques de masse est limitée, comme l'est l'intervention des masses elles-
91
car
mêmes dans la crise politique, mais qu'ils ne peuvent, livrés à eux-mêmes
avoir une conscience claire des buts et des moyens de la lutte. Seule
l'action constante du parti en leur sein peut leur permettre d'atteindre
cette conscience; dans le cas contraire, et après une brève période
d'agitation révolutionnaire, ils disparaissent ou sont même utilisés pour l'en.
némi de classe (Allemagne).
Le rôle de l'avant-garde après la prise du pouvoir a été expérimenté
de la manière la plus complète en Russie. Les enseignements à ce sujet
sont limités à une situation historique absolument originale déjà lors de la
première guerre impérialiste et qui ne se représentera plus jamais. Ils
doivent être examinés dans la perspective moderne définie par la concen
tration économique, le développement de la technique et des formes tota
litaires et par leur influence sur le proletariat.
La dictature du prolétariat s'exerce sur une classe vaincue, mais non.
supprimée encore. La résistance des classes, les nécessités de la lutte
révolutionnaire internationale, rendent l'Etat nécessaire; ce fait suppose lai
persistance du rôle coordinateur et dirigeant du parti dans le régime post-
insurrectionnel. Mais il est tout à fait erroné de déduire de cette fonction:
du parti la conclusion qu'il est lui-même un organe de pouvoir. Le
pouvoir du seul parti révolutionnaire. » n'est pas du tout l'antithèse de
la formule démocratique bourgeoise de la juste représentation de.
tous les partis », une telle antithèse se présente déjà dans la
forme totalitaire de la domination capitaliste, fascisme ou stalinisme. «La
dictature du parti révolutionnaire » n'est pas davantage l'antithèse de já
dictature du parti totalitaire capitaliste : car la révolution ne représente
pas seulement un renversement radical de la direction politique de classe.
de la société, mais une transformation profonde des rapports entre la
classe dirigeante et ses propres organes de pouvoir.
En régime capitaliste, les rapports entre la classe dirigeante et soni
Etat peuvent aussi bien être des rapports démocratiques que de rapports:
de contrainte. Pour le proletariat, ces rapports entre la classe et son Etat:
ne sont plus des rapports démocratiques mais ils ne peuvent être now:
plus des rapports de contrainte. Il n'y a pas de rapports démocratiques là où
il n'y a pas de « délégation de pouvoirs á à cet Etat, où il n'y a pas de
séparation entre organes délibératifs et organe exécutifs, où les actes de.
pouvoir, à tous les échelons, ne sont pas dépendants de consultations:
électorales formelles, mais de l'intervention des couches les plus actives.,
conscientes et décidées des prolétaires. Mais ils ne peuvent être des rap..
ports de contrainte de par la fonction même de cet Etat qui est de.
créer les conditions de son dépérissement. Ces conditions résident dans:
la transformation socialiste de l'économie, l'extension mondiale de la
révolution. Elles ne peuvent être réalisées que par l'intervention révolu-
tionnaire des masses sans laquelle toute mesure socialiste serait
plètement illusoire et qui s'exerce, dès le début, au travers des organes
de pouvoir et d'organisation de la vie sociale. C'est donc le rôle de l'Eted:
prolétarien qui exclut non seulement toute dictature du Parti révolution
naire, mais dénie à celui-ci tout caractère d'organisme de pouvoir.
La dictature du Parti signifie l'établissement de rapports de contrainte
entre la classe et l'Etat ouvrier : elle ne peut que traduire un recul de la
révolution et doit, dans ces conditions, entraîner la transformation de:
92
l'appareil de pouvoir en un mécanisme bureaucratique, le détachement
entre · l'Etat et le Parti d'une part, et le prolétariai de l'autre, la bureau.
cratisation du Parti lui-même.
C'est ce qui est advenu en Russie sous la pression d'une situation intém
rieure et internationale défavorable.
La fonction de coordination et de direction propre au Paiti ne peut avoir
un sens que si elle s'exerce au sein des organismes de masse : elle
se présente ainsi comme celle de la fraction prolétarienne dont l'influence:
est prépondérante dans ces organismes. Elle se manifeste à tous les:-
échelons de la vie sociale, dans les mesures politiques et économiques
prises par les organes de pouvoir, mesures qui supposent l'élévation pro-
gressive du niveau politique des masses à celui du programme et des:
positions de l'avant-garde.
En ce qui concerne les mesures économiques de la dictature du prolé..
tariat, le programme de l'avant-garde révolutionnaire ne peut pas non plus:
se limiter à une simple réédition de l'expérience russe. Dans ses différentes:
phases de « contrôle ouvrier », a communisme de guerre », « NEP >
a capitalisme d'Etat n, celle-ci, traduisit à la fois l'influence de conceptions:
traditionnelles non vérifiées par la pratique, de la situation particulière.
de la Russie, d'une évolution défavorable du rapport de forces interna-
tionale. · Après cette expérience, et se fondant sur l'évolution du système
capitaliste, l'avant-gatde devra montrer comment la nationalisation de.
l'industrie, la planification, la nationalisation du sol, sont des mesures
réalisées par le capitalisme lui-même. L'économie de la société de transition
réalisera la suppression de l'exploitation de la force de travail. Au prin-
cipe capitaliste de sa rétribution suivant la quantité de produits nécessaires
à son entretien, elle substituera le principe de la rétribution selon la
quantité de produits fournis à la société, en attendant que le développe-
ment de la production permette de passer au stade communiste :
chacun selon sés possibilités, à chacun selon ses besoins ». A l'appropria-
tion du surtravail par une minorité, elle suostituera la détermination de la
partie' accumulable du produit social par le réseau d'organismes proléta-
riens de pouvoir, à la gestion d'une minorité exploitrice. la gestion des
ouvriers au travers de ces organismes, à la planification bureaucratique, la:
planification par le réseau local et international d'organismes de masse. A
l'échelle de l'entreprise, elle substituera à la direction toute-puissante du:
a directeur-technicien », l'organisation de la production par les ouvriers
eux-mêmes.
Un tel programme n'a rien d'utopique : la possibilité de renverser les
régime capitaliste ne réside pas dans une espèce de « capacité de ré.
volte » des ouvriers; si le prolétariat est réellement la classe appelée-
à succéder historiquement à la classe capitaliste, à fonder un nouveau
type de société, c'est qu'il est effectivement capable de lui succéder dans
tous les domaines. Les conditions pour le développement de la culture.
technologique des ouvriers, de leurs facultés d'organisation et, en période
révolutionnaire, de leur conscience politique, c'est le capitalisme lui-même
qui les créa. Un exemple relativement récent, dans un pays arriéré et
dans des conditions politiques défavorables, celui de l'Espagne en 1936,
a illustré la capacité du prolétariat à gérer lui-même la production.
Du point de vue de l'organisation des forces productives, un tek
de-
93:
iprogramme ne représente nullement un retour en arrière : la concentration
la planification que le capitalisine ' a développées, ont un caractère . de
classe bien défini; c'est non en les niant, mais en changéant radicalement
ce caractère, i qut se manifeste d'ailléurs même du point de vue technique,
que l'économie socialiste représenterai un stade supérieur des formes de
production. Aussi, le programma prolétarien n'a rien à voir avec les
conceptions anarchistes et syndicalistes d'organisation spontanée, fédéra-
listes. décentralisée, de l'économie, organisation qui laisse chaque entre-
prise, chaque groupe de producteurs se débrouiller comme ils l'entendent,
et aboutit en fait (voir encore l'Espagne 1936) soit au retour à des formes
précapitalistes (agriculture) soit à des méthodes capitalistes de rétribution
et de concurrence entre entreprises,
Le programme de la nouvelle avant-garde devra tout d'abord se débar-
rasser d'une série de positions qui ont été défendues par la III Interna-
tionale, et qui, soit étaient fausses à l'époque, soit ont changé de signi-
fication depuis. Ainsi la tactique du « front unique », le mot d'ordre de
l'indépendance nationale des pays coloniaux, celui du partage des terres
ne peuvent actuellement qu'accroître la confusion des guvriers et accentuer.
l'emprise idéalogique des courants réactionnaires de la classe.
Reprenant la critique de la démocratie bourgeoise, faite par Lénine,
'mais surtout en insistant sur la transformation totalitaire de cette démo-
cratie, l'avant-garde rejettera toute forme de parlementarisme, ou de parti-
·cipation « révolutionnaire » qux élections. Sur quelque terrain que ce soit,
elle défendra résolument une position anti-collaborationniste et combattra
donc toute participation à un organisme étatique (Comités d'entreprise, de
H gestion », organismes de culture, de loisirs, etc...)
La transformation des syndicats en organisme de gestion de la force de
travail par l'Etat sera le fondement de son attitude, de dénonciation de cet
"appareil bureaucratique. Par sa critique théorique et politique, par sa parti-
cipation aux. luttes ouvrières, l'avant-garde s'emploiera à soulever devant
les travailleurs la nécessité de la reconstruction de leurs organismes auto-
nomes de lutte et appuiera toutes les initiatives qui, dans ce
feront jour dans la classe.
Les formes de ces organismes, comme aussi les moyens, de lutte ne
pourront être précisés qu'à travers l'expérience actuelle et à venir de la
classe ouvrière. Il est cependant indispensable d'affirmer dès maintenant
la valeur positive des luttes ouvrières contre l'exploitation, même sous
leurs formes les plus élémentaires. Le fait que la plupart du temps et dès
qu'elles atteignent une certaine ampleur, ces lụttes sont ou tendent à être
intégrées dans le conflit russo-américain ne signifie nullement que des
luttes autonomes soient toujours. et partout impossibles.
Une des tâches les plus importantes et les plus urgentes de l'avant-
-garde dans la situation actuelle sera de relier, à l'échelle internationale
et sur la base d'un programme dont il est déjà possible de définir les
points essentiels, les organisations et les militants qui luttent sur des
"positions internationalistes et révolutionnaires.
Mai 1950...
sens, se
Vega, Camille, Jean Dominique, André,
Maurice, Gaspard, Marcel.
94
NOTES
i
LA SITUATION INTERNATIONALE
COREE: FIN DE LA GUERRE FROIDE
!
L
La capacité d'une direction révolutionnaire se mesure à son apo
titude à juger de la signification profonde des grands événements
internationaux qui constituent la trame concrète de l'évolution histo-
rique dans laquelle le prolétariat révolutionnaire doit s'insérer com..
me force indépendante et consciente.
Les événements de Corée viennent de mettre à nu.ce fait dont
jasqu'ici on ne pouvait avoir qu'une compréhension théorique - qu'it
n'existe actuellement plus la moindre organisation révolutionnaire
se réclamant du marxisme. qui puisse prétendre à jouer ce, rôle de-
direction révolutionnaire. En effet, face à l'extraordinaire confusion
et å l'extraordinaire aveuglement des classes dirigeantes en présence-
des événements qu'elles ont déclenchés, mais qui les dépassent de
loin, les prétendues directions révolutionnaires n'ont pu faire que la
preuve concrète de leur impuissance et de leur stérilité idéologique,
Nous ne prendrons comme exemple que la « prise de position »
de « La Vérité », organe central de la section française de la ID-
Internationale, dans son numéro daté « 2°. quinzaine de juin », sous
la signature de M. Blanchard, qui n'est autre qu'un membre éminent
du Secrétariat International. Dans cet article 'une centaine de lignes,
en dehors d'un maigre historique de la question coréenne' », les
prolėtaires sont gravement informés qu’ « il est évident que la guerre
de Corée ne sera nullement le signal d'une conflagration générale.
Elle n'est qu'un conflit localisé dans le genre du blocus de Berlin
(sic) qui aboutira sans doute à une conclusion localisée. Nous devons
nous habituer à ces conflits (1) qui, comme les pourparlers engagés-
périodiquement, font dorénavant partie de la stratégie de la guerre
froide... La politique de la bureaucratie soviétique donne une fois de
plus un coup de poignard dans le dos des partis communistes enga-
gés partout dans le monde dans une campagne dont les deux thèmes
(« lutte pour la paix », la paix mondiale ne tient qu'à un fil »)
viennent d'obtenir une réfutation flagrante en Corée » (re-sic).
Voilà à quelles pauvres absurdites aboutit la « science marxiste-
leniniste » (comme dirậient leurs amis yougoslaves) des dirigeants de-
cet « Etat-Major de la révolution mondiale ». Il est vrai que (en:
quatrième page) La bataille pour le départ des brigades hat son
plein dans toute la France » et que c'est probablement à cette ba..
1
95
taille-là que se trouve lié le sort du monde, puisque ce sort dépend
de l'avenir de la « révolution socialiste » de Tito. Ce même Tito, qui
par ailleurs ne semble pas être très sur de son propre avenir et dont
l'organe officiel d'information, l'agence télégraphique « Tanjug »
est actuellement le seul organe d'information au monde qui depuis
trois semaines ne soufle pas un seul mot sur le conflit de Corée, ce
qui n'est certes pas pêcher par excès d'audace en matière d'orienta-
tion révolutionnaire du proletariat international.
C'est pourquoi entamer une analyse quelque peu sérieuse des
événements de Corée, n'est pas une æuvre propagandiste, mais la
continuation de l'effort d'orientation révolutionnaire patient qu'a
entrepris « Socialisme ou Barbarie > dès sa parution. C'est là la seule
manière de poser les bases d'une lutte efficace contre les entreprises
de mystification de la bureaucratie contemporaine et de ses multi-
„ples appendices.
"LA SECONDE PAIX MONDIALE.
La guerre de 1914-18 en inaugurant le caractère mondial des
guerres impérialistes, avait par cela même affecté un caractère mon-
dial à l'état de paix. Or ce qui a distingué cette première paix mon-
diale de la seconde c'est l'illusion largement répandue à l'époque, de
la perrénité de la paix. Ceci est tellement vrai que les marxistes réo
volutionnaires à l'époque ont été obligés de combattre cette illusion
et que pour cela ils se sont attachés à montrer en quoi, sur des bases
capitalistes, l'Europe issue du traité de Versailles était inviable (mul.
tiplication et découpage arbitraire des nationalités cloisonnées au-
quel on opposait le mot d'ordre des Etats-Unis socialistes d'Eu-
-rope »).
Après 1939-45, non seulement il n'a pluus été question de paix,
mais encore la perspective d'une troisième guerre mondiale se trou-
vait déjà incluse dans la guerre dont on venait de sortir. Mais cette
fois-ci il n'était plus besoin de théorie pour le prouver, car il ne
s'agissait plus d'une inviabilité abstraite d'une poussière de natio-
inalités mais bien au contraire de l'ultime concentration du monde
entre deux immenses blocs, les U.S.A. et la Russie. Il était clair
aux yeux de tous que la formidable extension en Europe de la
Russie, conjuguée à la nature du régime russę impliquait une telle
perspective.
D'autre part cependant, pour être certaine, cette perspective de
troisième guerre n'était qu'une perspective dont l'échéance ne pou-
vait être déterminée. La meilleure preuve en est que, tout aussi
clairement était exclue l'illusion, hitlérienne d'ailleurs voulue
et de nature essentiellement propagandiste de la transforma-
'tion immédiate de la guerre en conflit russo-américain. Les fameux
accords de Yalta, et en général la politique de ihoosevelt, qui sont
maintenant qualifiés d'erreur, historique magistrale par les « occi-
dentaux », ne faisaient en réalité qu'officialiser ce fait, indéniable
et dont la base était à la fois objective et subjective. Objective
dans le sens que la guerre contre l'Allemagne hitlérienne qui jus.
qu'à la fin demeura extrêmement puissante reposait matérielle-
ment sur l'alliance de la Russie et de l'Amérique, Subjective dans
le sens que la préparation idéologique de la guerre contre « l'hitle-
risme » excluait sa transformation sans discontinuité en guerre
contre le « communisme ». Durant les deux premières années, qui
suivirent la fin de la guerre cette perspective d'un nouveau con.
flit se précisa, se concrétisa et prit pour ainsi dire tout d'abord
corps à travers la main-mise russe sur les pays satellites et à tra-
ipers le caractère social de cette main-mise qui assurait l'élimina.
tion violente des formes classiques du capitalisme. C'est de cette
:situation . que
s'est progressivement engendré Rétat de fait de la
guerre froide, auquel a ensuite correspondu la théorie américaine
de la guerre froide.
*96
En tant qu'état de fait d'ailleurs la politique d'intimidation
que constitue la « guerre froide » trouve son origine beaucoup plus
Toin. Du côté russe on peut dire qu'elle a presque toujours été la
pratique courante. Du côté américain on trouve son origine em-
bryonnaire lors de l'explosion de la bombe d'Hiroshima, ainsi que
nous l'avons déjà montré dans un article du numéro 3 de cette
revue. L'histoire prouve en effet sans réfutation possible que l'uti-
lisation réalisée d'ailleurs de justesse) de la bombe atomique contre
le Japon n'a eu pour autre raison d'être que de frustrer la Russie
du fruit de son intervention trois mois après Potsdam, ainsi qu'il
était convenu d'un commun accord. « Ainsi, disions-nous, non seu-
lement la très puissante offensive russe... passa entièrement ina-
perçue, mais encore, contrairement à ce qui s'est passé en Allema-
gne, les Américains ont pu faire du Japon un de leurs fiefs les plus
incontestés, > On voit, en passant, que dans la pratique « l'erreur
de Yalta et de Potsdam » s'est trouvée singulièrement corrigée par
un réalisme dont on ne saurait contester la froideur calculée.
En fait le massacre spectaculaire des populations d'Hiroshima
et de' Nagasaki a servi aussi. å forger le mythe de la supériorité
écrasante de la bombe atomique, mythe, qui, tant qu'a duré le
monopole américain de la bombe a constitué l'épine dorsale de la
guerre froide américaine. C'est la raison pour laquelle nous di-
sions
que
la déclaration Truman sur l'explosion atomique russe
< sanctionne officiellement la fin d'une étape politique »...
et que
« la période qui s'ouvre se caractérisera par la mise au point systé-
matique d'une stratégie de caractère stable, formant corps de doc-
trine et par la mise en æuvre de moyens matériels et humains qui
doivent en faire une réalité. » Nous ajoutions que « pour la pre-
mière fois depuis quatre ans le problème réel du rapport de force
stratégique entre les! Etats-Unis et l'U.R.S.S. se trouve placé sur
son véritable terrain.»,
LA THEORIE AMERICAINE DE LA GUERRE FROIDE.
il faut reconnaitre cependant que nous nous sommes trompés
sur un point. S'il est exact que l'explosion atomique russe a pro-
voqué de la part des américains une stratégie de caractère stable
formant corps de doctrine, il est faux par contre que cette explo-
sion ait fait comprendre aux dirigeants américains que la perte
du monopole atomique sanctionnait réellement la fin d'une étape
politique. C'est la guerre de Corée qui joue et qui jouera ce rôle.
En effet ils se sont accrochés à la théorie de la guerre froide
à laquelle ils ont donné une double expression : «la politique du
risque calculée » de Johnson, secrétaire d'Etat à la Défense et celle
de «la diplomatie totale » de Acheson, secrétaire au Département
d'Etat.
En quoi consistait cette « politique du risque calculé » ? C'est
ce que nous allons voir en mettant à contribution un article fort
bien documenté d'un envoyé spécial du « Figaro » intitulé : « J'ai
vu les nouvelles armes américaines», et dont la publication en feuil-
leton s'est terminée... à peine une sensaine avant le déclanchement
du conflit coréen.
Tout d'abord à une réduction des effectifs, car * ce faisant
les driigeants de ce grand pays affirment sauvegarder sa santé et sa
force ». Plus concrètement < Durant les derniers six mois de
l'année 1949 il y a eu encore de sévères compressions : 2.000 offi-
ciers et 63.000 hommes ont été renvoyés à la vie civile ; 145.000
employés civils ont été licenciés, 51 installations militaires ont été
fermées ou réduites... > « Le « Marine Corps >> ne compte plus que
huit bataillons à effectifs de temps de paix (543 h. au lieu de 1040
en temps de guerre) au lieu de onze. Ses 24 escadrilles d'aviation
tactique ont été réduites à 14 depuis le début de cette année; deus
encore vont être désactivées.. Au total au lieu des 90 divisions
:
97
4
1
!
de combat durant la guerre, il n'y en a plus que dix à effectifs
réduits. La Russie, estime-t-on par contre entretient actuellement
.175 divisions. « Ce déséquilibre 'n'est-il pas une menace pour la
paix du monde ? demande Tauteur de l'article. Non puisque John-
son a répondu par cette phrase lapidaire ; « Transformer la graisse
en muscles». Les muscles se sont les armes nouvelles » qui ont
« multiplié la pnissance de feu de l'infanterie par 15 par rapport
à ce quelle était en 1940 %. Ajoutez à cela les progrès actuels et à
venir de l'aviation, des armes atomiques, etc... et l'on proclame
que « la force armée des Etats-Unis est formidable ».
Mais maintenant voici «le risque s «la plupart des divisions
sont pourvues principalement en équipement de la dernière guerre...
Quelques unités seulement ont cette remarquable puissance de feu. >
« En tanks nouveaux l'armée n'a guère que des prototypes... et ces
mystérieux B.36 auxquels incombe, le cas échéant, la première mis-
sion de représailles atomiques, n'existent qu'à soixante exemplaires. »
En conclusion Johnson déclare : » Nous n'avons pas et ne pouvons
penser avoir jamais en temps de paix tous les hommes et tout le
matériel nécessaire à la guerre.'» C'est pourquoi les Etats-Unis,
conclue l'auteur de l'article mettent au point des prototypes et
qu'ils les fabriquent seulement en petite série.
Sur quoi en définitive repose ce « risque » ? Le général Brad-
ley, chef d'Etat-Major inter-armes des U.S.A. nous répond : «Notre
conviction raisonnée est qu'il n'y aura pas la guerre durant les
deux ou trois prochaines années, et en conséquence, nous prépa-
rons des plans pour la défense collective basés sur cette proba-
bilité. »
On voit que cette théorie du risque calculé se ramène tout sim-
plement à la préparation de la « guerre de demain ». C'est dans ce
cadre étroit et préconçu que se sont déroulés deux polémiques :
en Amérique celle sur la concurrence armée de l'air-marine et qui
s'est soldé par la victoire de la première ; en Europe sur l'organi-
sation matérielle et la stratégie servant de base au Pacte Atlantique.
Assez curieusement la victoire du B. 36 a été assurée sur les don-
nées actuelles et non à venir, alors que les « occidentaux » ont été
rassurés par des affirmations du genre : « l'utilisation, de la bombe
atomique pour des utilisations tactiques et la grande avance récem-
ment acquise en armes anti-tanks rendent la défense beaucoup plus
efficace maintenant qu'elle ne l'était en 1940-41» (Bradley, juin 1950).
Ces citations peuvent évidemment laisser rêveur, mais de toute
manière elles n'autorisent nullement à tirer les conclusions qui ont
été très généralement celles de la presse. On a lu, en effet, d'une
part que les armes modernes américaines ne valaient pas grand
chose, que les avions à réaction étaient trop rapides, etc... Sur ce
point laissons faire les événements eux-mêmes et nous
que ces mêmes journalistes feront, dès les premiers succès améri-
cains, exactement le chemin inverse avec autant d'empressement et
certainement plus d'exagération. On a lu ensuite que tous les dém
boires américains provenaient de M. Johnson et de sa politique.
En Amérique même il semble devenu le bouc émissaire indispen-
sable en de telles occurences.
Rien n'est plus superficiel, rien même n'est plus dangereux parce
que cette superficialité même voile le problème politique fonda-
mental qui est posé et auquel sont liées toutes les question des
perspectives du conflit actuel. La politique du risque calculé, loin
d'être une idée « personnelle du secrétaire à la Défense ne cons-
titue que l'autre face de la «diplomatie totale » d'Acheson, et toutes
deux sont la concrétisation de la théorie de la « guerre froide >
qui a servi de base à la politique américaine d'epuis le coup d'Etat
de Prague. On connait la base principale de cette diplomatie : le
« communisme » puise sa force dans la situation économique et
sociale du monde capitaliste et c'est donc sur ce terrain-là qu'il
verrons
98
on
ne
sens.
faut le battre. Cela signifie, pour l'Amérique, pas de mise de l'éco-
'nomie sur pied de guerre, limitation du budget militaire (13 à 14
milliards de dollars au lieu de 17 ou 19 réclamés par Forrestal
prédécesseur de Johnson), organisation de la « prospérité », Fair
Deal, point 4, Truman. Pour l’Europe, cela signifie : le Plan Mars-
hall, pas de crédits trops lourds pour les défenses nationales qui
déséquilibreraient les budgets et mettraient en cause la « stabilité
monétaire ». Ne pas agir ainsi n'aurait, pensait-on, pu que faire
le jeu des Russes. On ne s'est cependant pas posé la question de
savoir
sien
agissant ainsi
faisait pas tout
autant
le jeu de ces mêmes Russes. En effet il y avait déjà une contradic-
tion entre les deux faces de cette politique, entre le développement
des armements modernes et la restriction des crédits de guerre, con-
tradiction qui s'est exprimée concrètement dans le fait que Tru-
man a été amené à s'opposer à l'extension de la flotte aérienne
des U.S.A. de 48 à 70 groupes, malgré le vote du Congrès dans ce
Mais cela n'était relativement pas grave, étant donné que la
notion même de la guerre froide résolvait pour ainsi dire cette
contradiction. En effet si l'on veat analyser cette notion de plus
près, on verra ce que en tant que celle elle a d'artificiel. Dans
la pratique de la guerre froide on peut dire que les Russes sont
passés maîtres, mais jamais ils n'en ont fait une théorie qui puisse
entraver leur liberté de maneuvre. Les Américains eux ont fait
une théorie de la guerre froide, qui, en définitive, en tant que
théorie se résoud à cette fautologie : tant qu'il n'y a pas la guerre
c'est quand même la paix, donc on n'a matériellement à faire
face qu'à une, éventụalité de guerre ; ensuite (second terme de ce
profond raisonnement) lorsqu'il y aura la guerre ce ne sera plus
la paix, et dans la guerre c'est la supériorité technique et maté-
rielle qui l'emporte toujours en définitive. Si curieux que cela pa-
raisse c'est aussi bête que .ccla. Cependant une des conséquences de
cette platitude avait un semblant de raison et ce semblant de rai-
son rejaillissait sur la théorie elle-même, en en voilant le vide.
Tant qu'il n'y avait qu'une éventualité de guerre, on risquait, si
on n'y prenait garde, de se faire battre par les Russes sur le ter-
rain de la paix, sur le terrain social. Malheureusement, si la base
sociale des russes dans le 'camp occidental était effectivement la
misère et l'exploitation, ce qui est une base solide, les Américains
ne pouvaient au mieux qu'organiser une soi-disant « prospérité »
et qu'un soi-disant « relèvement économique », qui sont bons pour
les manuels d'économie politique, mais qui ne modifient en rien
l'exploitation des masses laborieuses.,
C'est sur la base de cette illusion démagogique que les « Occi-
dentaux » ont pu considérer que la guerre froide se soldait d'une ma-
nière positive pour les Américains : le « communisme » était contenu
politiquement et socialement en Europe occidentale, et il n'y avait
pas de crise en Amérique. Quand à la « vraie guerre », celle de de-
main, on pouvait annoncer quotidiennement que l'Amérique la ga-
gnait... dans les laboratoires et sur les bancs d'essai.
Les événements de Corée viennent de prouver le caractère catas-
trophique de cette conception qui, sous les apparences d'une grande
politique, repose sur un postulat de base purement utopique. En
effet, s'il est exact qu'il y ait une pratique de la guerre froide, la
théorie de cette même guerre froide ne correspond nullement à la
réalité du processus historique. Les Russes ont rompu le jeu, et sur
un point donné du globe qui leur était favorable, ils ont jeté le glai-
ve, mais d'une manière suffisamment adroite. pour ne pas provoquer
la « vraie guerre ».
Mais qu'est-ce alors que cette guerre de Corée ? Une « opération
de police ou une « pacification » de type colonial localisée, une
guerre d'Espagne ? C'est ce que nous allons voir.
>
99
LA GUERRE DE COREE
La guerre de Corée est effectivement, DANS SA FORME, une
guerre civile dans les conditions d'un pays arriéré luttant pour son
indépendance nationale. Mais il ne s'agit là que d'une forme dont le
contenu est entièrement vide. En effet, on ne voit pas très bien de
quelle « indépendance nationale » peuvent bénéficier les Coréens
du Nord qui en sont les champions idéologiques. Des vieux pays
avancés de l'Europe occidentale, tels la Tchécoslovaquie, pour ne ci-
ter qu'elle, sont payés pour savoir ce que vaut l'indépendance natio-
nale sous le contrôle de la bureaucratie. En réalité, en Corée, de
même qu'en Chine, on se trouve en présence d'une expression parti-
culière du phénomène bureaucratique dont le contenue n'est pas et
ne peut pas être progressif. Ce phénomène a certes des bases sociales
autochtones profondes d'où il tire sa force réelle, mais ces bases
sociales rentrent justement en contradiction avec tout mouvement
agant pour objet une véritable émancipation.
Dans le cas de la Corée, d'ailleurs, il n'est pas besoin de discuter
longuement sur cet aspect de la question. En tant qu'action armée,
cette guerre inclut dans son contenu une véritable dialectique des
armements et de la « vraie guerre » et que seule la Russie peut
fournir, et qu'elle ne fournit certainement pas à un mouvement in-
dépendant, Poser la question coloniale ici c'est faire le jeu de la bu-
reaucratie stalinienne dont la force réside justement dans la conjonc-
ture concrète de la base sociale qu'ils ont dans tous les pays, et du
matériel que ces pays considérés indépendamment n'ont pas et ne
peuvent avoir, mais qu'elle leur procure quand il le faut.
D'ailleurs, la théorie de la lutte pour « l'indépendance natio-
nale » est ici l'homologue exact, dans la terminologie ouvrière, de
la théorie de l'« opération de police » dans la terminologie bour-
geoise En réalité. on ne pourrait pas expliquer le fait que la dispro-
portion inouïe qui existe entre la petite Corée du Nord et les immen.
ses U.S.A. n'a joué jusqu'ici que peu de rôle, si derrière cette pre-
mière ne se trouvaient la puissance et le contrôle étroit de la Rusw.
sie. En fait, ce sont ces armements et cette organisation armée im-
portés de l'ertérieur qui pèsent d'un poids singulièrement lourd dans
cette guerre « localisée ». Jusqu'ici, en Indochine, et même en Chine,
la conjoncture des bases sociales autochtones et du matériel lourd
ne s'était pas révélée comme une force aussi formidable. Il n'est
pas étonnant que l'on rapporte que l'on considère à Washington
que « la guerre de Corée a démontré que les Soviets ont trouvé une
recette inédite pour faire d'un pays satellite un allié militaire ca-
pable de mener une campagne selon les règles de la guerre moder-
ne » et que cela a forcé l'état-major de réviser ses estimations sur
les armées satellites « auxquelles on n'attachait pas une bien grande
importance dans la balance des forces militaires. »
En présence de cette situation, les Américains apparaissent clai-
rement, eux, comme étant dénués de toute base sociale, et, de plus,
paradoxalement, semblent ne même pas disposer aux moments et
aux endroits voulus du matériel qui devait normalement fonder leur
supériorité...
La première affirmation ne peut prêter à aucune controverse,
Du fait même de leur carence idéologique totale, les Américains sont
actuellement plus dénués de bases sociales dans le monde que ne
pouvait l'être l'Allemagne hitlérienne en Europe.
La seconde est beaucoup plus sujette à caution et a donné lieu,
dans la presse, à une débauche d'élucubrations. La thème générale,
ment adopté a été le suivant : les Américains aðraient le matériel
et l'organisation de la « guerre de demain , (guerre intercontinen-
. 100
mon-
tale) et pas celui de la guerre d'aujourd'hui (misérable petite guerre
locale).
Cette opposition est évidemment absurde dans son fond. Mais,
de toute manière, ainsi que nous nous sommes attachés à
trer plus haut, les Américains n'ont précisément pas encore le ma-
tériel et l'organisation de demain, et ceci justement parce que leur
politique était de se préparer à avoir ce matériel « pour demain »
et de prendre « le risque calculé » de ne rien avoir « aujourd'hui »,
parce qu'aujourd'hui ce n'est pas encore la guerre, mais seulement
la guerre froide. En fait, d'ailleurs, le matériel de la dernière guerre
se trouvait emmagasine. dans les immenses parcs de réserve que
décrivaient encore avec complaisance les journalistes il n'y a pas
un mois. « Il y a là, disait l'un d'eux, plus de 10.000 tanks en ré-
serve, guère moins de camions, guère moins de jeeps et des talus
de bombes. Et il y a dans le pays quarante camps de cette sorte, plus
ou moins importants. » Cependant, d'une part il manquait l'organi-
sation armée nécessaire à la mise en æuvre de ce matériel, et, d'au-
tre part, ce matériel lui-même se trouve surclassé par le matériel
de même type' fourni par les Russes aux Coréens dū Nordi Et l'on
voit bien ici en quoi cette opposition entre guerre d'aujourd'hui et
de demain est factice. Dans l'enquête du « Figaro », que nous avons
cité, l'auteur pouvait se permettre de déclarer avec assurance
« L'art de la guerre a considérablement changé... le tank est au dé-
clin de son ére, ses jours sont comptés. » Malheureusement, ils
n'étaient pas comptés à un mois près, ni même d'ailleurs à un an.
En fait, les Coréens ont au moins partiellement le matériel de la
guerre de demain, si l'on n'estime pas que ce demain sera dans 15
ou 20 ans, et c'est ce qui fait leur force.
La vérité c'est que les événements de Corée ont fait la preuve
d'une inadaptation profonde de la politique américaine de la « guer-
re froide » à la réalité, et qu'il serait absurde de vouloir rendre
compte de cette inadaptation en termes militaires de matériel d'hier
ou de demain.
:
LA READAPTATION AMERICAINE
C'est d'ailleurs justement à un tournant profond de réadapta-
tion auquel les Américains sont irrésistiblement entrainés.
La première réaction est une prise de position empirique : la
mise sur pied d'un dispositif de sécurité mondial capable de faire
immédiatement face à toute éventualité, c'est-à-dire, sur le plan
politique, la reconnaissance d'un nouvel état de fait qui n'est plus
la « guerre froide ».
Sur ce. terrain empirique lui-même, les répercussions de ce
tournant ne pourront être que considérables. La mobilisation indus-
trielle, même partielle des U.S.A., la remise en marche, même pru-
dente, du contrôle étatique, l'accélération du stockage des matières
premières stratégiques. », l'extension du budget de guerre ( sans
parler des dépenses « courantes » de l'intervention en Corée chiffrée
durant les treize' premiers jours à une moyenne quotidienne de 70
milliards de francs (1) Alors que Pleven réclame un supplément
de 80 milliards en France pour l'année à venir), tout cela ne peut
qu'avoir des répercussions profondes en Amérique et peut-être plus
encore dans le monde « occidental » lui-même. Ce sujet, à lui seul,
mériterait de longs développements et les mois à venir nous en of-
friront amplement l'occasion.
Cependant, à cette réadaptation empirique doit correspondre un
réajustement politique. En effet, se préparer purement et simple-
ment à une guerre de « 'demain », qui ressemble de plus en plus
étrangement à une guerre « d'aujourd'hui », ne constitue nullement
(1) Chiffre provenant d'une dépêche d'agence et sujet à caution.
101
une solution satisfaisante parce qu'il est impossible de baser une
politique sur la résignation à la guerre. Et parce qu'une telle poli-
tique ne peut que prêter le flanc à la critique « pacifiste » des
Russes. C'est donc dire que les Américains n'abandonneront l'impasse
de la guerre froide que pour rentrer dans une autre impasse encore
plus radicale, quels que soient les slogans dont elle pourra se parer,
Cet aspect de la question est extrêmement important car il
permet de déceler où se trouvent les moteurs de la guerre, ou tout
au moins les facteurs qui poussent à son accélération.
Ayant des bases historiques et sociales dans le mouvement ou-
vrier datant de plus de trente ans, la bureaucratie stalienne russe
se trouve dans la contradiction suivante : partout où elle étend sa
domination (et à l'origine en Russie même) la bureaucratie détruit.
violemment le caractère prolétarien de cette base sociale et histori-
que au moyen d'une lutte permanente qui na ni fin ni limites et
se trouve ainsi obligée, d'une manière permanente, d'exploiter à l'ex-
térieur les avantages que lui confère cette base hors de l'orbite de
sa domination effective, c'est-à-dire dans le monde capitaliste. Cela
signifie que les contradictions du régime d'exploitation bureaucra-
tique russe sont d'une nature qui diffère de celles que l'on avait
l'habitude de décrire comme étant les contradictions classiques du
capitalisme.
Ainsi la Russie se trouve poussée à mener et à approfondir en
permanence une lutte qui conjugue sa puissance matérielle et ses
bases sociales extérieures, c'est-à-dire à une lutte, d'un type pourrait-
on dire nouveau. Etant donné que tout en étant universelle elle s'ex-
prime à travers une grande diversité de modes et suivant un éche-
lonnement dans le temps et l'espace qui la fait se présenter comme
une série de combats de détails (bien que parfois sur une très vaste
échelle comme en Chine), bien que tout le monde sache réellement
qu'il s'agisse d'une lutte d'ensemble, peut-être la plus totale qui n'ait
jamais existé.
Voilà l'adversaire auquel les Américains ont à faire face et contre ·
lequel ils sont désarmés socialement et historiquement. C'est la rai-
son pour laquelle, faute de pouvoir vraiment jamais l'affronter en.
tièrement sur son terrain, ils ne peuvent que pousser concrètement
à l'accélération d'une guerre généralisée.
Toutes les prises de positions politiques intermédiaires à venir
du département d'Etat se présentant comme destinées à éviter la
guerre seront dominées de loin par cette nécessité, et ne sauront plus
entraîner les illusions et les espoirs sur leur efficacité, comparables
à ceux que la politique de la guerre froide avait engendrés dans
le monde occidental.
Résumons-nous :
1. Il ne suffit pas de dire des événements de Corée qu'il s'agit
d'une guerre civile qui s'intègre dans la lutte des deux blocs. Il
s'agit directement de cette lutte entre U.R.S.S. et U.S.A., qui se ma-
nifeste à un point déterminé. Si U.R.S.S. et U.S.A. n'étaient pas les
antagonistes directs dans cette affaire, la guerre de Corée ett été
impossible, matériellement et politiquement.
2. Ce fait même enlève toute signification « nationale »
« sociale » à l'action des Nord-Coréens. La guerre pour laquelle ils
fournissent l'infanterie ne sert objectivement qu'à étendre l'orbbite
de domination russe et le régime du capitalisme bureaucratique.
3. Encore une fois, à l'occasion de la guerre de Corée, apparatt
la différence sociale, fondamentale des deux systèmes d'exploita-
tion' en présence, qui confère actuellement la suprématie'à la bu-
reaucratie stalienne : celle-ci est capable de mobiliser et d'utiliser
pour sa lutte des forces efficaces au sein de chaque société.' La bu-
reaucratie naissante entrainant derrière elle, pour toute une période,
les masses exploitées; en revanche, l'impérialisme américain ne peut
s'
« appuyer », presque toujours, que sur la planche pourrie des
bourgeoisies nationales décomposées, démoralisées et déconfites. Sans
+
On
102
disparaitre, cette différence sera de plus en plus limitée au fur et
à mesure que l'on approche de la guerre, la Russie apparaissant
de plus en plus comme une puissance belliqueuse et les actions des
partis communistes perdant l'esprit « social » au profit de l'effica-
cité militaire.
4. En revanche, le conflit coréen agit comme un puissant facteur
d'amélioration du processus de concentration au sein du bloc occi.
dental : le besoin d'un commandement unique, la militarisation
croissante de la vie sociale et de l'économie, la subordination de
plus en plus complète des pays satellites de l'Amérique seront les
facteurs de l'évolution du monde occidental.
LA GREVE AUX' ASSURANCES GENERALES VIE
La Compagnie d'Assurances Générales sur la Vie, comme la plupart
des compagnies d'assurances, n'avait pratiquement jamais été entrai-
née dans les grands mouvements de la classe ouvrière (juin 36, no-
vembre 47 etc.).
A la suite de la grève de mars. qui a duré deux semaines (du 7
au 23 mars) et touché la presque totalité des compagnies de la.
région parisienne, les employés des A. G. Vie viennent de rentrer avec
7% d'augmentation. Cette grève, suivie par la presque totalité du
personnel de la Compagnie (cadres y compris) a été une surprise
pour les vieux employés. Le changement s'explique si l'on compare
les formes de travail d'il y a une quinzaine d'années avec celles qu'on
rencontre aujourd'hui. Cette : transformation est due au fait que
l'Assurance en général et l'Assurance sur la Vie en particulier,
s'adesse depuis un vingtaine d'années de plus en plus aux classes
moyennes et même à une partie du proletariat. Cette orientation a
pour conséquence directe une augmentation du nombre des affaires
(en même temps d'ailleurs qu'une baisse relative du capital moyen
assuré); c'est pour faire face à une gestion plus lourde d'une part et
aux nécessités de la concurrence d'autre part que la grande majo-
rité des Sociétés a été amenée à procéder à la rationalisation du
travail. L'aspect du milieu du travail a changé du tout au tout : les
petits bureaux. sombres et poussiéreux ont fait place aux vastes
bureaux vitrés plus clairs et plus commodes à surveiller, le bruit
d'es' machines a remplacé le silence traditionnel. Pendant cette même
période, les méthodes de travail se transforment par l'introduction
de la mécanisation et du travail au rendement. Autrefois, l'employé
entré sans connaissances spéciales (c'était le cas de l'immense majo-
rité) faisait un stage d'au moins six mois pendant lequel il se mettait
au courant d'un certain nombre de routines. Par la suite il pouvait
améliorer son salaire en s'assimilant l' « esprit de la maison » et
en acquérant une habileté supérieure à la moyenne, en « apprenant
à travailler ». L'éventail des salaires largement ouvert đe 1. à 7
(janvier 1936) permettait de « stimuler le dévouement à la
maison ». L'autorité des cadres reposait sur deux éléments : leur
culture générale et technique relativement étendue et des rapports
personnels très étroits avec la direction.
En comparant ces quelques généralités sur les conditions de travail
d'il y a une quinzaine d'années avec les méthodes de production
actuelles, nous essaierons de déterminer les facteurs essentiels qui
ont provoqué une modification du: comportement de l'employé par
rapport à la « production ». Aujourd'hui, bien que le stage soit
encore de trois mois, la fonction d'un employé peut lui être expli-
quée en quelques heures et au bout d'un mois en général il suit te
1
!
103
rythme de travail de ses camarades. Ce phénomène trouve son expli-
cation dans la division du travail relativement poussée dans la
profession (107 emplois codifiés cf. classification des emplois >
d'août 1947) et dans la mécanisation (à l'A. Ĝ. Vie 30 % d'emplois
sont mécanisés et 20 % d'emplois sont en rapport direct avec les
services mécanisés soit au total 50 % des emplois en rapport
étroit, avec le rythme des machines groupant environ 70 % du per-
sonnel).
Le rôle du cadre s'est lui aussi considérablement modifié, Tandis
que l'employé tend de plus en plus à être en contact avec la machine,
augmenter sa culture technologique, le cadre au contraire voit ses
fonctions tendant à être limitées au contrôle de l'exécution. Ces
transformations des méthodes de travail n'ont pas été sans modifier
la « mentalité à part » des employés. Alors qu'autrefois le patronat
de l’Assurance pouvait se permettre de placer devant les bas salaires
son miroir aux alouettes, l'éventail des salaires, et dire « mes bons
amis, si vous êtes patients, je saurai vous récompenser », maintenant
comme tous les autres patrons, il ne peut qu'offrir de bas salaires,
du travail au rendement et 5 %; aussi n'est-il pas rare d'entendre
les employés, lorsqu'ils comparent leur situation avec celle des ou-
vriers, de dire : con est exploité comme tout le monde » ou bien
quand ils parlent de leur propre patron : « c'est un salaud comme
les autres ». Dans le même ordre d'idées on peut dans les bureaux
entendre les employés critiquer ouvertement une décision prise par
un cadre. Dernièrement, au moment de la fixation de la date des
vacances, des employés expliquaient que « c'était toujours les mêmes
qui bénéficiaient des bonnes périodes de vacances et que si on leur
laissait t'initiative, ils s'arrangeraient à faire le boulot et à répartir
le temps de congé d'une manière équitable ». Une grande joie pour
les employés c'est de pouvoir montrer à un collègue une faute com-
mise dans le travail par quelqu'un chargé de les contrôler, en lùi
expliquant qu'en définitive : « ils ne sont pas plus malins que nous;
s'ils occupent cet emploi c'est grâce au piston et en fin de compte si
on les laisse en place c'est parce que ce sont de bons mouchard's ».
Il est à noter que le comportement des employés au sein de l'en-
treprise s'est considérablement modifié (surtout en ce qui concerne
les catégories les plus touchées par la mécanisation ou le travail
au rendement).
Quand un employé annonce dans un bureau qu'il a vu un mem-
bre de la direction passer et invite ses collègues à « faire attention »
bien souvent il s'attire les réflexions suivantes : « On s'en fout, il
n'a qu'à venir faire notre boulot » ou « je changerais bien ma paye
contre la sienne. au moins .il verrait ce que c'est ».
Le comportement des employés qui ont pris conscience de l'exploi-
tation face à ces modifications des formes de travail est très com-
plexe. Il faut le dire, surtout avant la guerre, il existait chez la
majorité des employés la conception des « bons et des mauvais
patrons ». Mystification soigneusement entretenue aux Assurances
Vie. L'ancienne direction n'aurait jamais toléré la présence d'em-
ployés ayant une activité politique (activité dans le sens de la lutte
de classe bien entendu). Elle pouvait alors assurer son recrutement
par « relations » et trouver au sein de la petite bourgeoisie des élé-
ments plus ou moins politiquement sûrs qu'elle se chargeait: de
contrôler dans la compagnie Quant aux organisations politiques de
la classe bourgeoise si elles ont eu des « sympathisants jamais
ceux-ci n'ont tendu à se regrouper et à s'organiser en vue d'un
travail parmi le personnel.
Sur ce plan, bien qu'à première vue elles apparaissent comme un
simple changement de l'équipe de directeurs, les « nationalisations »
marquent une date dans la transformation de la Compagnie. Dans
l'entreprise les « nationalisations » sont venues recouper et accélérer
un certain nombre de tendances internes relatives aux modifications
des rapports de production. Nous avons déjà parlé de la rationalisa-
104
:
tion du travail et de la modification du recrutement. Mais ces modi.
fications se sont également exprimées par le renouvellement des
cadres et le développement des syndicats. L'Etat est devenu le pa-
tron réel. Il y eut d'abord une rupture avec la conception du «pa-
tron de droit divin » infiniment respectable par ses origines et son
comportement. Dernièrement les employés racontaient l'arrivée d'un
des directeurs au moment des nationalisations « vous vous rap-
pelez, X avait un costume minable, quand les délégués allaient le
trouver, il leur disait en montrant sa carte de la C.G.T: : « Mes-
sieurs, nous sommes du même côté de la barricade. » Mais aujour-
d'hui il est comme les autres patrons ».
A la suite des nationalisations, les nominations de cadres eurent
lieu bien souvent en fonction de l'appartenance syndicale (les cadres
syndicaux CGT sont presque entièrement passés cadres techniques et
ce phénomène se poursuit à l'heure actuelle; l'appareil de gestion
étant entre les mains des Sociaux-Démocrates, le remplacement des
cadres s'effectue par la montée des cadres syndicaux FO) et il n'est
pas rare d'entendre des réflexions de ce genre : « Encore un qui
monte vite il est du bon syndicat » ou lorsqu'il s'agit d'un
bonze syndical': « Il aura sa place de sous-chef, celui-là ».
50 % à peine des employés d'assurances adhérent à l'un des trois
syndicats. A l'échelle de la profession, la C.F.T.C. est la centrale qui
groupe le plus grand nombre de travailleurs et, ensuite, viennent la
C.G.I. et F.O. La proportion n'est pas la même dans la compagnie où
C.F.T.C. et F.0. groupent les deux tiers des syndiqués Depuis un an,
un certain nombre d'employés ont laisser tomber le syndicat (ce phé-
nomène n'est pas particulier à l'un des trois syndicats). Les raisons
qu'ils donnent pour justifier leur refus de la cotisation ou de l'adhésion
se rapportent pour la plupart à l'opposition qui existe entre leurs in-.
térêts et ceux des bureaucrates syndicaux : « ce sont tous dès arrivis-
tes >>
« ils se foutent pas mal de nous ». Parmi ceux qui restent
dans les syndicats, certains avancent, pour se justifier, des arguments
nullement en contradiction, quant au fond, avec ceux que nous avons
cités. Pour eux, les problèmes se posent d'une manière différente (nous
verrons pourquoi tout à l'heure). L'exploitation capitaliste leur est
intolérable et, dans une certaine mesure, bien qu'ils en perçoivent les
contradictions, le syndicat est une arme qu'on peut parfois « utiliser »
contre la direction : « On ne vas pas se laisser manger la laine sur
le dosis « Si on était isolés, on ne pourrait pas se défendre ».
Iļ est à noter que les employés qui restent au syndicat sont bien
souvent les plus défavorisés (garçons de bureau) ou les plus touchés
par l'exploitation (dactylos, employés effectuant un travail au rende-.
ment). Pour toutes ces catégories, une amélioration du niveau de vie
ou des conditions de travail, aussi minime soit-elle, a une importance
directement perceptible.
Un certain nombre d'employés se sont rendu compte des rapports
qui existent entre la bureaucratie syndicale et la direction (C.F.T.C.
et F.0. représentant les deux tiers du personnel environ et, comme
aux A-G Vie, leur « unité » est voisine de l'unité organique, ils repré-
sentent le « Syndicat » dans l'entreprise).
Il est remarquable que jamais les bonzes syndicaux ne critiquent
la direction sur sa gestion technique et qu'en échange jamais non
plus la Direction ne se mêle de la « Gestion Sociale » (secours, prêts,
prime à la naissance et autres manifestations paternalistes) des syn-
dicats au Comité d'Entreprise.
La plupart des revendications présentées par C.F.T.C.-F.0. concer-
nent des demandes individuelles visant au maintien de la hiérarchie
ou des normes établies. Quant aux revendications d'ordre général,
elles sont formulées de manière à faire échèc à celles de la C.G.T. et
leur caractère: démagogique apparait clairement; les employés éprou-
vent d'ailleurs une sorte de satisfaction à voir les syndicats dans cette
« concurrence », bien qu'ils sachent, qu'en définitive, leur sort n'en
sera pas ponr autant amélioré.
**
105
Les employés ne manquent pas, lorsqu'ils ont l'occasion de s'ex-
primer librement, de parler des rapports entre la Direction et les
* bonzes » et des avantages dont jouissent ces derniers (liberté au
sein de l'entreprise, en particulier) : « Avec des gens comme eux les
patrons ont la paix ». « S'ils ne rendaient pas service à la Direction
on ne leur laisserait pas mettre leur nez partout ». Il est à noter que
c'est à partir des réactions personnelles de certains individus et très
souvent d'une manière partielle que les employés prennent conscience
du phénomène bureaucratique.
L'origine sociale différente des employés recrutés depuis la « Li-
bération > (femmes ou fils d'ouvriers ou de petits employés) crée un
milieu infiniment plus sensible qui formes d'exploitation. Cependant,
dans le cas des employés, les bases objectives pour cette prise de
conscience sont relativement différentes que celles qu'on trouve dans
les entreprises industrielles. En effet, le stalinisme n'est pas le fac-
teur bureaucratique dominant chez 'les employés. La bureaucratie y
est encore essentiellement de type réformiste. Cet état de fait, s'il im-
plique une prise de conscience relativement différente (liaison moins
directe avec le phénomène bureaucratique russe en tant que système
plus achevé d'exploitation bureaucratique) n'en permet pas moins une
prise de conscience totale du rôle de la bureaucratie dans la produc-
tion capitaliste, à savoir la gestion de la force de travail. Ce processus
est complexe et, de plus, il est très embryonnaire chez les employés.
Néanmoins, il s'est manifesté dans leur comportement au cours des
récents évnements. Nous nous bornerons à revenir sur les origines
de la grève et sur sa préparation dans la mesure où certains faits
nous permettront de comprendre l'aboutissement de l'action entre-
prise pour « l'augmentation de 25 % ».
Prises entre le refus du patronat et le mécontentement des em-
ployés les quatre organisations syndicales (CGT, CFTC, FO et Cadres)
étaient finalement amenées à conclure « l'unité »
pour les 25 %
en septembre 49 et à former un « Comité d'entente . A la compa-
gnie, bien que les listes de pétition « pour les 25 % » aient recueilli
98 à 99% de signatures, un grand nombre d'employés expliquaient
dans les conversations qu'il n'était pas juste que ceux qui gagnent
largement de quoi vivre touchent encore 10 ou 15 mille francs, tan-
dis que les autres n'auraient que 3 ou 4 mille francs si toutefois
le patron «lâchait ».
Parmi ceur qui s'exprimaient ainsi, quelques-uns seulement
avaient inscrit sur les pétitions une formule réclamant l'augmenta-
tion égale pour tous ou exprimant leur désaccord avec la hiérarchi-
sation de la prime; les autres justifiaient leur signature par le fait
« qu'on en était arrivé à un point où il fallait bien faire quelque
chose et puisque les syndicats avaient fait l'
le patronat
accepterait peut-être de discuter » ou bien « de toute façon, pour
l'instant on ne peut pas faire autrement ».
Là où les employés en avaient l'occasion ils accrochaient les bonzes
syndicaux pour savoir pourquoi « ils demandaient les 25 % hiérar-
chisés » et ce qu'ils comptaient faire devant la fédération patronale.
D'une manière générale, les réponses des responsables des différents
syndicats correspondaient entièrement quant au fond : « il faut
bien intéresser les cadres à la reendication, nous aurons plus de
poids » ou, lorsqu'il s'agissait de l'action à mener : « nous allons
d'abord présenter les petitions à la fédération patronale - çava
tout de même leur montrer que les employés ont besoin d'argent
la grève pas question, surtout que si nous donnons l'ordre, on ne
serait plus suivis au bout de 48 heures ». Pour toute réponse la
fédération patronale indiqua aux responsables syndicaux venus de
poser les paquets de pétitions : < les salaires sont bloqués
êtes des agitateurs et le personnel de l’Assurance qui est satisfait ne
vous suit pas. ».
Le 22 novembre, à l'appel du Comité d'Entente, 92 % du personnel
(cadres et employés) des assurances arrêtaient le travail à partir de
Unité »,
1
vous
106
15 h. jusqu'au lendemain matin. En montant au meeting organisé au
cirque Médrano beaucoup d'employés expliquaient « que maintenant
le patronat saurait ce qu'ils voulaient ». Il est particulièrement si-
gnificatif que trois jours après, à l'occasion de la grève générale du
25 novembre, 40 à 50 % du personnel seulement aient participé au
mouvement. Si la première grève s'était déroulée dans une sorte
d'enthousiasme, la seconde avait laissé, aussi bien ceux qui' y
avaient pàrticipé que les autres, dans une sorte d'indifférence qui se
traduisait par des remarques de ce genre « la grève du 22 très bien,
celle du 25 c'est celle des syndicats ».
Néanmoins il faudra attendre, à la suite de cette grève. partielle-
ment suivie, jusqu'au 1'er février 50 pour assister à une « manifes-
tation » du Comité d'Entente. Toute la journée se succédèrent au
siège de la fédération patronale des délégations venues des diffé-
rentes compagnies de la région parisienne. Toutes ces délégations
étaient chargées par le « Comité d'Entente » de réclamet les 25 %.
A toutes ces délégations des responsables de la Fédération étaient
là pour répondre : < salaires bloqués on peut très bien vivre
avec 15.000 francs attendez les conventions collectives ».
Au début du mois de mars, commé l'ensemble du Patronat, le pa-
tronat des assurances répondit 5 % auxquels il se déclarait prêt à
ajouter 2..%, si les organisations syndicales donnaient leur accord
pour modifier le régime des retraites et le règlement de la main-
d'oeuvre (qui permettrait au patronat de procéder plus facilement à
des licenciements).
A la suite de quoi un référendum organisé dans la profession
donnait aux questions :
1° Etes-vous d'accord avec les propositions patronales ? 95 % de
« non ».
2° Si non, êtes-vous d'accord pour un arrêt de travail de durée in-
déterminée ? 67 % de « oui ».
A la Compagnie la proportion était différente : 96 % de « non >
à la première question et 89:% de « oui » à la seconde. Ceci s'explique
en partie par le fait que les organisations cadres et employés avaient
organisé le référendum en commun.
C'est le mardi 7 mars que la majorité des entreprises arrêtèrent le
travail. Les uns sous la pression des staliniens apaient débrayé
« spontanément » la veille; les autres durent être débrayés par les
responsables syndicaux' le lendemain.
Le 7 mars au matin alors que les responsables syndicaux de la
Compagnie se trouvaient à la réunion qui allait décider de la grève,
le Central Mécanographique arrêtait le travail (nous reviendrons par
la suite sur la signification de ce mouvement).
Dans l'après-midi, au cours d'une assemblée générale le personnel
décide la grève mais contrairement aux autres compagnies : a) les
cadres entrent immédiatement dans le mouvement, b) un Comité
de grève est élu démocratiquement par bureaux, sur la base de la
confiance personnelle, dans lequel, en plus d'une trentaine de repré-
sentants de la base élus, figurent seulement douze représentants
syndicaux (trois par organisation).
Il faut tout de suite dire qu'aux AG Vie, jamais la majorité des
syndicats (CFTC, FO et Cadres) n'a voulu faire de la grève une
épreuve de force avec la direction. D'abord en présentant la grève
aux employés, comme un acte essentiellement dirigé contre la fédé-
la direction était entièrement solidaire de FFSA - Fédération fran-
ration patronale et nullement contre la direction (alors qu'en fait
çaise des Sociétés d’Assurances). Dans leurs interventions la majo-
rité des bonzes syndicaux, expliquaient que tout le mal venait de
Chesnaux de Legritz (Président de FFSA) et que s'il n'y avait pas
cet individu « aussi odieux, et aussi provoquant, on pourrait peut-
etre discuter ». Pour eux'le mouvement consistait en un soutien
moral du Comité Central de Grève chargé de négocier un accord avec
la FFSA accord pouvant varier (selon « l'unité » et la « généra-
107
1
cours
lisation » du mouvement) entre les 7 % déjà accordés et les 25 %
demandés. C'est ainsi qu'au début de la grève le « bonze » local de
la CETC expliquait que « si le personnel ne suivait pas le mouve-
ment décrété (sic) par les syndicats, jamais les responsables ne pour-
raient aller le défendre devant la fédération patronale ».
Devant une volonté aussi manifeste d'émasculer la lutte, la direc-
tion des AG Vie « jouait. » le jeu : « comprenant que les employés
soient poussés jusqu'à la grève », recevant le Comité de grève quand
ce dernier en éprouvait le besoin, laissant fonctionner la cantine pour
les grévistes, accordant une salle de réunion et un poste téléphonique
pour le Comité de grève. A toutes les entrevues la direction expli-
quait au Comité de grève qu'elle « n'y pouvait rien », « qu'il était
pénible de voir ça », « qu'elle souhaitait que ça s'arrange ».
Tandis qu'aux AG Vie ,la grève se déroulait sans heurt, la FFSA
systématiquement adoptait une attitude provocante, refusant au
début de recevoir les syndicats « tant que les employés seraient en
grève », puis acceptant pour répondre « 7% » après avoir fait mi-
roiter 8 %. Par exemple, à la première prise de contact au
de la grève, le président de la FFSA, tout en fumant le cigare, s'in-
digņait en constatant « l'absurdité » d'une revendication, aussi éle-
vée, tandis qu'un sous-ordre demandait qu'on expulse les délégués.
En réponse, le Comité Central de Grève se bornait à raconter dans
des meetings ses entrevues avec les patrons en appuyant sur le
côté sentimental de l'affaire. « Ah ! si vous voyiez, chers camarades,
comme ils sont durs avec nous », expliquait le responsable CFTC de
la région parisienne, de manière à stimuler « l'unité ». Bien
qu'au début du mouvement un certain enthousiasme ait régné aux
ĀG Vie, rapidement il est apparu aux yeui des employés conscients
que la grève ne gênait nullement la direction « puisque les directeurs
allaient même jusqu'à bavarder avec le piquet ».
Au fur et à mesure qu'il apparaissait exclu qu'une solution sur le
plan local puisse intervenir mais qu'au contraire le problème şerait
réglé par les « syndicats », les employés qui, au début, avaient parti-
cipé au mouvement se contentaient de passer pour « voir si ça
tenait ». Pour beaucoup d'employés la grève qui avait signifié au
début une lutte pour forcer le patronat à lâcher, n'était plus, dans
les derniers jours, qu'une simple manifestation de mécontentement.
« Maintenant ils ne vont rien lächer en plus des 7 %; mais il faut
tenir jusqu'à la fin ». Un certain nombre d'entreprises ne purent
franchir le « cap du 2e lundi » et c'est à la suite de l'effritement du
mouvement que CFTC et FO (tous les cadres sauf au AG Vie étaient
déjà rentrés) jugèrent plus prudent d'accepter les propositions faites
en commission de pré-conciliation (à savoir les 7 % qui auraient pu
être obtenus sans la grève) tandis que la CGT prenant pour prétexte
le fait que le personnel n'était pas consulté refusait de signer et en
profitait pour se livrer au cours d'un meeting prévu le lendemain
matin à la Grange-aux-Belles à une démagogie « jusqu'au boutiste ».
Les arguments avancés par les syndicats pour arrêter le mouve-
ment ont eu peu d'écho parmi les employés. Ceux-ci sont rentrés
parce qu'il devenait de plus en plus clair que le mouvement ne
pouvait pas aller plus loin. Il est à noter que les employés commen-
tent assez rarement le déroulement de la grève et, d'une manière
générale, ne s'expriment pas sur les raisons réelles de son échec.
Nous pensons que ces raisons se trouvent d'abord dans l'intégra-
tion du mouvement des Assurances pour les 25 % dans la « bataille
pour les 3.000 fr. ». La forme de la revendication ne constituait pas
une différence entre ces deux mouvements, qui ont eu lieu pendant
la même période et face auxquels le patronat présenta un front uni.
Indépendamment de toute autre considération, le patronat des As-
surances ne pouvait pas rompre le front de classe des exploiteurs et
a eu nécessairement la même attitude vis-à-vis de la revendication
que l'ensemble du patronat français vis-à-vis des 3.000 fr. L'attitude
de celui-ci face au mouvement général a été dictée par des raisons
108
1
!
caur.
profondément politiques. Il s'agissait tout d'abord d'infliger une
défaite aux staliniens, et plus généralement, de montrer à tout le
monde qu'il était désormais maitre à 100% de la situation. Quant
aux facteurs qui ont abouti à cette suprématie complète du patronat
dans le rapport des forces actuel, nous ne pouvons pas y revenir
ici (1).
Le mouvement des Assurances a donc abouti à un échec pour des
raisons communes à tout le mouvement et non pour des raisons qui
lui sont particulières. Il serait par exemple faux et artificiel de
chercher ces raisons dans le fait qu'il s'agit d'un secteur relative-
ment arriéré de la classe salariée. Cependant, bien qu'elle n'ait pas
déterminé l'issue de la grèvé, cette arriération relative peut être
décelée à travers la grève et, plus généralement, à travers l'attitude
générale des employés face aux problèmes revendicatifs et syndi-
Nous avons vu plus haut comment se traduisait autrefois, du fait
même de la structure et des formes de travail dans les Assurances
le retard des employés par rapport aux secteurs avancés de la pro-
duction et du proletariat. Nous avons également vu que du fait de
l'intégration des employés dans le système moderne d'exploitation
intégration très récente ce retard tend à disparaitre. Mais il
s'agit là seulement d'une tendance et non d'un phénomène achevé.
(1) V. dans le précédent numéro de « Socialisme ou Barbarie »,
les Notes sur les luttes revendicatives en France.
Ainsi par exemple, le fait même que le nombre des syndiqués soit
plus élevé qu'en 1936-39 dénote une tendance à s'organiser et à lut-
ter. Mais en même temps se manifeste, de même que dans les
secteurs avancés de la production (métallurgie par exemple), une
certaine « désaffection syndicale » (aux AG Vie, 'le nombre des
employés syndiqués en 1947 se situait aux environs de 450; main-
tenant, 300 à peine cotisent, cependant que de 1947 à 1950 le nom-
bre des employés est passé de 700 à 650). Cette désaffection traduit
une prise de conscience élémentaire du rôle de la bureaucratie syn-
dicale. Mais, si les employés manifestent ainsi une volonté de lutte
au travers des organismes syndicaux, si même ils soumettent impli-
citement à une critique ces organismes, il n'en reste pas moins qu'ils
ne peuvent pas répondre à la question des perspectives à donner à
cette lutte, et des formes d'organisation qui pourraient dépasser l'im-
passe syndicale.
Deux exemples que la grève elle-même a créés sont caractéristi-
ques. Le premier est le débrayage du central mécanographique. Les
gars arrêtèrent le boulot les premiers pour soutenir la revendication
et pour manifester contre la lenteur des syndicats à déclencher, l'ac-
tion. Mais au moment où le représentant de la direction a voulu leur
faire évacuer les lieux apparut le manque de perspectives du
mouvement, plus précisément, le fait que les gars n'avaient pas et
ne pouvaient pas avoir de perspective ni d'orientation tant soit peu
claire et précise. Les gars déclarèrent « qu'ils attendaient le retour
des responsables syndicaux, ceux-ci se trouvaient à une réunion
régionale pour décider la grève pour savoir ce que ces derniers
allaient faire à ce sujet ». La contradiction entre la volonté de lutte
et l'absence de perspectives à donner à cette lutte éclatent ici mani-
festement.
La même contradiction apparait sur un plan plus élevé quand on
compare la volonté de lutte de l'ensemble des employés de l'AG Vie,
qui débrayèrent dans l'enthousiasme, à la presqu'unanimité, et éli-
rent démocratiquement un comité de grève, avec le fait que ces
mêmes employés et ce même comité de grève se livrèrent sans réserve
et pouvaient-ils d'ailleurs faire autrement ? au Comité central
de Grève de la corporation, c'est-à-dire aux bureaucrates syndicaux.,
C'est précisément l'arriération de ce secteur qui donne une telle
intensité à ces contradictions. Mais sous une forme ou une autre,
109
celles-ci apparaissent dans toutes les actions de toutes les catégories
du prolétariat actuel. Elles peuvent, en général, se formuler ainsi : la
volonté de lutte du prolétariat se heurte à la puissance de la bureau-
cratie, et, lors même qu'il commence à comprendre le rôle de cette
dernière, le prolétariat ne parvient pas encore à créer les formes de
lutte et d'organisation autonome qui lui permettront de l'en dégager.
C'est cette recherche qui n'est encore qu'à une phase négative
qui caractérisera les luttes ouvrières de la période qui vient.
Henri COLLET.
1
LE PROCES KALANDRA
Dans les premiers jours de juin s'est déroulé à Prague le procès des
Treize, premier grand procès politique que connaisse la Tchécoslovaquie.
Les condamnations prononcées le 8 juin ont révolté de nombreux in-
tellectuels en France, en Autriche, en Norvège. Des télégrammes ont été
adressés au Président de la République tchécoslovaque pour qu'il renonce
à exécuter 'la sentance frappant le principal accusé : Kalandra.
Pourquoi la peine de mort qui frappe Kalandra est-elle totalement inad-
missible ? Pourquoi Kalandra fait-il figure de principal accusé. ? Qui a
lu la lettre ouverte de Breton à Eluard parue le 14 juin dans « Combat »
comprend l'émotion soulevée par la condamnation à mort de Kalandra.
Mais il ne suffit pas de savoir que Kalandra était un historien révolution-
naire de valeur, un intellectuel particulièrement ouvert, un déporté remar-
quablement courageux, il faut s'efforcer de comprendre le sens politique
de ce procès. Il apparaît très clairement dès que l'on sait que la « Prav-
à la veille du procès, couvrait d'injures et de calomnies le « trots-
kyste Kalandra ».
da »,
Cette intervention flagrante du parti communiste russe laissait prévoir
que le procès de Prague serait une réédition tchèque des procès de Mos- :
cou. En effet, les co-accusés ont été soigneusement choisis pour montrer
qu'un révolutionnaire s'opposant à l'U.R.S.S. devient rapidement un agent
de toutes les puissances réactionnaires. Six des accusés au moins sont
110
re
d'anciens membres du parti de Bénès qui ont reconnu être en liaison avec
les ex-ministres socialistes nationaux émigrés; un autre serait l'espion d'une
centrale internationale sise en Allemagne occidentale et l'on trouve même
un militant. du parti populiste, agent stipendié du Vatican. Allemagne occi-
dentale et ses occupants, Vatican, émigrés tchécoslovaques, il ne manque
que la Yougoslavie; pour la représenter dignement, les policiers staliniens
ont trouvé un actionnaire de sociétés minières marié à une citoyenne you-
goslavé. Cela complète l'amalgame, et, comme les bureaucrates l'ont jugé
réussi, ils s'en sont servis pour se débarrasser de deux sociaux-démocrates
assez courageux pour s'opposer' ouvertement à leur politique.
Ces douze co-accusés n'ont jamais rien eu de commun avec Kalan..
dra, mais chacun d'eux est indispensable pour étayer un acte d'accusa-
tion soigneusement étudié en fonction des besoins de la politique stali-
nienne, et comme on craint de ne pas faire assez bien les choses dans
les pays satellites, le procureur général a conclu avec une belle lourdeur
que la critique de l'U.R.S.Ś. conduisait à l'espionnage aux dépens de sa
patrie.
L'insistance mise à « démontrer » ce postulat prouve que la classe
ouvrière tchécoslovaque murmure trop haut contre les exigences de Mos-
cou. Il faut à tout prix effrayer les opposants les moins décidés, et pour
cela on ne pouvait mieux trouver que Kalandra; fondateur de la section
tchèque de la IVe Internationale, il avait rapidement abandonné la position
trotskyste traditionnelle à l'égard de l'U.R.S.S. Ayant compris le processus.
de bureaucratisation de l'Etat soviétique, il le caractérisait comme un bu-
reaucratisme d'Etat. L'isolement relatif dans lequel vivait la Tchécoslova-
qui ne lui avait pas permis de préciser complètement ses positions, mais.
il comprenait que les U.S.A. s'étaient engagés, eux aussi, dans la voie
de la bureaucratisation et que seule la lutte révolutionnaire indépendante
de la classe ouvrière pouvait apporter une solution aux problèmes mon-
diaux. Il apparaissait donc, dans le domaine théorique, comme l'opposant
le plus résolu à l'U.R.S.S. Comme il était épuisé physiquement par six
années de camp de concentration en Allemagne, il était relativement facile
de lui faire avouer tous les crimes imaginables. Il constituait donc une
belle prise pour la police stalinienne et il n'est pas étonnant que le tri-
bunal suprême de Prague ait condamné à mort Kalandra.
Jocen LEGER
1
:
Achevé d'imprimer sur les Presses de la S.L.I.M., 37, boulevard de Strasbourg, Paris (100)
le per Août 1950. Dépôt légal : 3e trimestre 1950.