Socialisme ou Barbarie - NO. 11 (NOVEMBRE-DÉCEMBRE 1952)

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Table des matières

INFORMATION ÉDITORIALE
[ÉDITORIAL].: L'expérience prolétarienne 11:1-19 = Éléments d'une critique de la bureaucratie
NEUVIL, René: Le patronat français et la productivité 11:20-25
VÉGA, A.: La crise du bordiguisme italien 11:26-47
Résolution sur les rapports internationaux 11:46-47
DOCUMENTS:
VIVIER, G.: La vie en usine (I) 11:48-54
NOTES:
La situation internationale 11:55-59 = FR1952E
P[ÉTRO?], G.: Trois qui ont fait une révolution de Bertram Wolfe 11:60-64
ANNONCE: Réunion publique
SOMMAIRE
À PARAÎTRE AUX PROCHAINS NUMÉROS


SOCIALISME OU BARBARIE
Paraît tous les deux mois
Comité de Rédaction :
P. CHAULIEU
Ph. GUILLAUME A. VEGA J. SOREL (Fabri)
Gérant : G. ROUSSEAU
Adresser mandats et correspondance à :
Georges PETIT, 9, Rue de Savoie, Paris VI•
LES ANCIENNES ADRESSES
ET LES ANCIENS COMPTES
CHÈQUES SONT SUPPRIMÉS
LE NUMÉRO.
ABONNEMENT UN AN (six numéros)..
100 francs
500 francs
SOCIALISME
OU
BARBARIE
holl
L'EXPÉRIENCE PROLÉTARIENNE
&
Il n'y a guère formule de Marx plus rabâchée : « l'histoire de
toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire des luttes de
classes ». Pourtant celle-ci n'a rien perdu de son caractère explo-
sif. Les hommes n'ont pas fini d'en fournir le commentaire pra-
tique, les théories des mystificateurs de ruser avec son sens ni
de lui substituer de plus rassurantes vérités. Faut-il admettre
que l'histoire se définit tout entière par la lutte de classes ;
aujourd'hui tout entière par la lutte du prolétariat contre les
classes qui l'exploitent ; que la créativité de l'histoire et la créa-
tivité du proletariat, dans la société actuelle sont une seule et
même chose ? Sur ce point, il n'y a pas d'ambiguïté chez Marx :
« De tous les instruments de production, écrit-il, le plus grand
pouvoir productif c'est la classe révolutionnaire elle-même » (1).
Mais plutôt que de tout subordonner à ce grand pouvoir pro-
ductif, d'interpréter la marche de la société d'après la marche
de la classe révolutionnaire, le pseudo-marxisme en tous genres
juge plus commode d'assurer l'histoire sur une base moins. mou-
vante. Il convertit la théorie de la lutte des classes en une science
purement économique, prétend établir des lois à l'image des lois
de la physique classique, déduit la superstructure et fourre
dans ce chapitre avec les phénomènes proprement idéologiques,
le comportement des classes. Le prolétariat et la bourgeoisie, dit-
on, ne sont que des « personnifications de catégories économi-
ques » l'expression est dans le Capital le ,premier celle du
travail salarié, la seconde celle du capital. Leur lutte n'est donc
que le reflet d'un conflit objectif, celui qui se produit à des pério.
des données entre l'essor des forces productives et les rapports,
de production existants. Comme ce conflit résulte lui-même du
développement des forces productives, l'histoire se trouve pour
l'essentiel réduite à ce développement, insensiblement transfor-
mée en un épisode particulier de l'évolution de la nature. Ein
même temps qu'on escamote le rôle propre des classes, on esca-
mote celui des hommes. Certes, cette théorie ne dispense pas de
s'intéresser au développement du prolétariat ; mais l'on ne retient
alors que des caractéristiques objectives, son extension, sa densité,
(1) Misère de la Philosophie, p. 135.
sa concentration ; au mieux, on les met en relation avec les gran-
des manifestations du mouvement ouvrier ; le prolétariat est traité
comme une MASSE, inconsciente et indifférenciée dont on sur-
veille l'évolution naturelle. Quant aux épisodes de sa lutte, per-
manente contre l'exploitation, quant aux actions révolutionnaires
et aux multiples expressions idéologiques qui les ont accompa-
gnées, ils ne composent pas l'histoire réelle de la classe, mais un
accompagnement de sa fonction économique.
Non seulement Marx se distingue de cette théorie, mais il en a
fait une critique explicite dans ses æuvres philosophiques de jeu-
nesse ; la tendance à se représenter le développement de la
société en soi, c'est-à-dire indépendamment des hommes concrets
et des relations qu'ils établissent entre eux, de coopération
ou de lutte, est, selon lui, une expression de l'aliénation inhé-
rente à la société capitaliste. C'est parce qu'ils sont rendus
étrangers à leur travail, parce que leur condition sociale leur
est imposée indépendamment de leur volonté que les hommes
sont amenés à se représenter l'activité humaine en général
comme une activité physique et la Société comme un être en soi.
Marx n'a pas détruit cette tendance par sa critique pas plus
qu'il n'a supprimé l'aliénation en la dévoilant ; elle s'est, au con-
traire, développée à partir de lui, sous la forme d'un prétendu
matérialisme économique qui est venu, avec le temps, jouer un
rôle précis dans la mystification du mouvement ouvrier. Recou-
pant une division sociale du prolétariat entre une élite ouvrière
associée à une fraction de l'intelligentsia et la masse de la
classe, elle est venue alimenter une idéologie de commandement
dont le caractère bureaucratique s'est pleinement révélé, avec le
stalinisme. En convertissant le prolétariat en une masse soumise
à des lois, en un exécutant de sa fonction économique, celui-ci se
justifiait de le traiter en exécutant au sein de l'organisation
ouvrière et d'en faire la matière de son exploitation.
En fait, la véritable réponse à ce pseudo-matérialisme écono-
mique, c'est le prolétariat qui l'a lui-même apportée dans son
existence pratique. Qui ne voit qu'il n'a pas seulement REAGI,
dans l'histoire, à des facteurs externes, économiquement définis
du type degré d'exploitation, niveau de vie, type de concentra-
tion, mais qu'il a réellement agi, intervenant révolutionnaire-
ment non pas selon un schéma préparé par sa situation objec-
tive, mais en fonction de son expérience totale cumulative.
Il serait absurde d'interpréter le développement du mouvement
ouvrier sans le mettre constamment en relation avec la structure
économique de la société, mais vouloir l'y réduire c'est se con-
damner à ignorer pour les trois quarts la conduite concrète de
la classe. La transformation, en un siècle, de la mentalité
ouvrière, des méthodes de lutte, des formes d'organisation, qui
s'aventurerait à la déduire du processus économique ?
Il est donc essentiel de réaffirmer, à la suite de Marx, que la
classe ouvrière n'est pas seulement une catégorie économique,
qu'elle est « le plus grand pouvoir productif » et de montrer
comment elle l'est, ceci contre ses détracteurs et ses mystifica-
teurs et pour le développement de la théorie révolutionnaire.
Mais il faut reconnaître que cette tâche n'a été qu'ébauchée par
Marx et que la conception qu'il a exprimée sur le prolétariat n'est
pas nette. Il s'est souvent contenté de proclamer en termes
2
abstraits le rôle de la prise de conscience dans la constitution
de la classe sans expliquer en quoi consistait celle-ci. En même
temps il a dans le but de montrer la nécessité d'une révolution
radicale dépeint le prolétariat en des termes si sombres qu'on
est en droit de se demander comment il peut s'élever à la const
cience de ses conditions et de son rôle de direction de l'huma-
nité. Le capitalisme l'aurait transformé en machine et dépouillé.
de « tout caractère humain au physique comme au moral (2),
aurait retiré à son travail toute apparence « d'activité person-
nelle », aurait réalisé en lui « la perte de l'homme ». C'est, selon
Marx, parce qu'il est une espèce de sous-humanité, totalement
aliénée, qu'il a accumulé toute la détresse de la société que le
prolétariat peut, en se révoltant contre son sort, émanciper l'hu-
manité tout entière. (Il faut « une classe... qui soit la perte totale
de l'homme et qui ne puisse se reconquérir elle-même que par la
conquête totale de l'homme », ou encore : « seuls, les prolétaires
du temps présent totalement exclus de toute activité personnelle
sont à même de réaliser leur activité personnelle complète et ne
connaissant plus de bornes et qui consiste en l'appropriation d'une
totalité de forces collectives ») (3). Il est trop clair pourtant que
la révolution prolétarienne ne consiste pas en une explosion libé-
ratrice suivie d'une transformation instantanée de la société
(Marx a eu suffisamment de sarcasmes pour cette naïveté anar-
chiste) mais en la prise de direction de la société par la classe
exploitée. Comment celle-ci peut-elle s'opérer, le prolétariat
accomplir avec succès les innombrables tâches politiques, écono-
miques, culturelles qui découlent de son pouvoir, s'il s'est trouvé
jusqu'à la veille de la révolution radicalement exclu de la vie
sociale ? Autant dire que la classe se métamorphose pendant la
révolution. De fait, il ý a bien une accélération du processus
historique en période révolutionnaire, un bouleversement des rap-
ports entre les hommes, une communication de chacun avec la
société globale qui doit provoquer un mûrissement extraordi-
naire de la classe, mais il serait absurde, sociologiquement par-
lant, de faire naître la classe avec la révolution. Elle ne mûrit
alors que parce qu'elle dispose d'une expérience antérieure, qu'elle
interprète et met en pratique positivement.
Les déclarations de Marx sur l'aliénation totale du prolétariat
rejoignent son idée que le renversement de la bourgeoisie est
à soi seul la condition nécessaire et suffisante de la victoire, du,
socialisme ; dans les deux cas, il ne se préoccupe que de la des-
truction de la société ancienne et de lui opposer la société com-
muniste comme le positif s'oppose au négatif. Sur ce point se
manifeste sa dépendance nécessaire à l'égard d'une période histo-
rique ; cependant les dernières décades écoulées invitent à consi-
dérer autrement le passage de la société ancienne à la société
post-révolutionnaire. Le problème de la révolution devient celui
de la capacité du prolétariat de gérer la société et par la même
force à s'interroger sur le développement de celui-ci au sein de
la société capitaliste.
Il ne manque pas d'indications, toutefois, chez Marx lui-même,
qui mettent sur la voie d'une autre conception du prolétariat. Par
exemple, Marx écrit que le communisme est le mouvement réel
(2) Economie politique et Philosophie, tr. Molitor, p. 116.
(3) Idéologie allemande, p. 242.
supprimant la société actuelle qui en est la présupposition, indi.
quant qu'il y a sous un certain rapport une continuité entre les
forces sociales dans le stade capitaliste et l'humanité future ; plus
explicitement, il souligne l'originalité du prolétariat qui repré-
sente déjà, dit-il, une « dissolution de toutes les classes » (4), parce
qu'il n'est lié à aucun intérêt particulier, parce qu'il absorbe en
fait des éléments des anciennes classes et les mêle dans un moule
unique, parce qu'il n'a pas de lien nécessaire avec le sol et par
extension avec une nation quelconque. En outre, si Marx insiste
à juste titre sur le caractère négatif, aliénant du travail prolé,
tarien, il sait aussi montrer que ce travail met la classe ouvrière
dans une situation d'universalité, avec le développement du ma-
chinisme qui permet une interchangeabilité des tâches et une
rationalisation virtuellement sans limite. Il fait voir enfin la
fonction créatrice du prolétariat par sa conception de l'Industrie
qu'il définit comme « le livre ouvert des forces humaines » (5).
Celui-ci apparaît, alors, non plus comme une sous-humanité, mais
comme le producteur de la vie sociale tout entière. Il fabrique
les objets grâce auxquels la vie des hommes se maintient et se
poursuit dans TOUS les domaines, car il n'y en a pas serait-
ce celui de l'art qui ne doive ses conditions d'existence à la
production industrielle. Or s'il est le producteur universel, il faut
bien que le prolétaire soit en une certaine manière le dépositaire
de la culture et du progrès social.
Marx, d'autre part, semble décrire à plusieurs reprises la con-
duite de la bourgeoisie et celle du prolétariat dans les mêmes
termes, comme si les classes non seulement s'apparentaient par
leur place dans la production mais encore par leur mode d'évolu-
tion et les rapports qu'elles établissaient entre les hommes. Ainsi
écrit-il par exemple : « les divers individus ne constituent de classe
qu'en tant qu'ils ont a soutenir une lutte contre une autre classe ;
pour le reste, ils s'affrontent dans la concurrence. D'autre part, la
classe s'autonomise aussi vis-à-vis des individus, de sorte que ceux-
ci trouvent leurs conditions d'existence prédestinées » (6). Cepen-
dant dès qu'il décrit concrètement l'évolution du prolétariat et de
la bourgeoisie, il les différencie 'radicalement. Les bourgeois ne
composent une classe essentiellement qu'autant qu'ils ont une
fonction économique similaire ; à ce niveau, ils ont des intérêts
communs et les horizons communs que leur décrivent leurs condi-
tions d'existence ; indépendamment de la politique qu'ils adoptent
ils forment un groupe homogène doté d'une structure fixe ; ce
qu'atteste, d'ailleurs, la faculté qu'a la classe de s'en remettre à une
fraction spécialisée pour faire sa politique, c'est-à-dire pour repré-
senter au mieux ses intérêts, qui sont ce qu'ils sont avant toute
expression ou interprétation. Cette caractéristique de la bour-
goisie est également manifeste dans son processus de formation
historique ; « les conditions d'existence des bourgeois isolés devin-
rent, parce qu'ils étaient en opposition aux conditions existantes
et par le mode de travail qui en était la conséquence, les conditions
qui leur étaient communes à tous » (7) ; en d'autres termes, c'est
l'identité de leur situation économique au sein de la féodalité qui
.
(4) CI. Le Manifeste Communiste.
(5) Economie politique et Philosophie, p. 34.
(6) Idéologie allemande, p. 224.
(7) Id., p. 223.
4
nous verrons au con-
les réunit et leur donne l'aspect d'une classe, leur imposant au
départ une simple association par ressemblance. Ce que Marx
exprime encore en disant que le serf en rupture de ban est déjà un
demi bourgeois (8) ; il n'y a pas solution de continuité entre le
serf et le bourgeois, mais légalisation par celui-ci d'un mode d'exis-
tence antérieur ; la bourgeoisie s'insinue dans la société féodale,
comme un groupe de cette société étendant son propre mode de
production ; alors même qu'elle se heurte aux conditions existantes,
celles-ci ne sont pas en contradiction avec sa propre existence,
elles en gênent seulement le développement. Marx ne le dit pas,
mais il permet de le dire : dès son origine, la bourgeoisie est ce
qu'elle sera, classe exploiteuse ; sous-privilégiée d'abord, certes.
mais possédant d'emblée tous les traits que son histoire ne fera que
développer. Le développement du proletariat est tout différent; ré-
duit à sa seule fonction économique, il représente bien une catégo-
rie sociale déterminée, mais cette catégorie ne contient pas encore
son sens de classe, ce sens que constitue la conduite originale, soit en
définitive la lutte sous toutes ses formes de la classe dans la société
face aux couches adverses. Ceci ne signifie pas que le rôle de la
claşse dans la production soit à négliger
traire que le rôle que les ouvriers jouent dans la société et qu'ils
sont appelés à jouer en s'en rendant les maîtres, est directement
fondé sur leur rôle de producteurs mais l'essentiel est que ce
rôle ne leur donne aucun pouvoir en acte, mais seulement une
capacité de plus en plus forte à diriger. La bourgeoisie est conti-
nuellement en face du résultat de son travail et c'est ce qui lui
confère son objectivité ; le prolétariat s'élève par son travail sans
jamais cependant que le résultat le concerne. C'est à la fois ses
produits et la marche de ses opérations qui lui sont dérobés ;
alors qu'il progresse dans ses techniques, ce progrès ne vaut en
quelque sorte que pour l'avenir, il ne s'inscrit qu'en négatif sur
l'image de la société d'exploitation. (Les capacités techniques du
prolétariat américain contemporain sont sans commune mesure
avec celles du prolétariat français de 1848, mais celui-ci comme
celui-là sont également dépourvus de tout pouvoir économique). Il
est vrai que les ouvriers, comme les bourgeois, ont des intérêts si.
milaires imposés par leurs communes conditions de travail par
exemple, ils ont intérêt au plein emploi et à des hauts salaires
mais ces intérêts sont, d'un certain point de vue, d'un autre ordre
que leur intérêt profond qui est de ne pas être ouvriers. En appa-
rence, l'ouvrier recherche l'augmentation de salaires comme le
bourgeois recherche le profit, de même qu'en apparence ils sont
tous deux possesseurs de marchandises sur le marché, l'un posses-
seur du capital, l'autre de la force de travail ; en fait le bourgeois
se constitue par cette conduite comme auteur de sa classe, il édifie
le système de production qui est à la source de sa propre structure
sociale ; le prolétaire de son côté ne fait que réagir aux condi-
tions qui lui sont imposées, il est mû par ses exploiteurs ; et sa
revendication, même si elle est le point de départ de son opposi-
tion radicale à l'exploitation elle-même, fait encore partie inté-
, grante de la dialectique du capital. Le prolétariat ne s'affirme, en
tant que classe autonome, en face de la classe bourgeoise, que
lorsqu'il conteste son pouvoir, c'est-à-dire son mode de produc-
tion, soit, concrètement, le fait même de l'exploitation ; c'est donc
1
(8) Id., p. 229.
1
:
son attitude révolutionnaire qui constitue son attitude de classe.
Ce n'est pas en étendant ses attributions économiques qu'il déve-
loppe son sens de classe, mais en les niant radicalement pour insti-
tuer un nouvel ordre économique. Et de là vient aussi que les prolé-
taires, à la différence des bourgeois, ne sauraient s'affranchir indi.
viduellement, puisque leur affranchissement suppose non pas le
libre épanouissement de ce qu'ils sont déjà virtuellement mais
l'abolition de la condition prolétarienne (9). Marx enfin, fait
remarquer, dans le même sens, que les bourgeois n'appartiennent
à leur classe qu'en tant qu'ils en sont les « membres » ou comme
individus « moyens » c'est-à-dire passivement déterminés par leur
situation économique, tandis que les ouýriers formant la « commu-
nauté révolutionnaire » (10) sont proprement des individus, com-
posant précisément leur classe dans la mesure où ils dominent
leur situation et leur rapport immédiat à la production.
S'il est donc vrai qu'aucune classe ne peut jamais être réduite
à sa seule fonction économique, qu'une description des rapports
sociaux concrets au sein de la bourgeoisie fait nécessairement par.
tie de la compréhension de la nature de cette classe, il est plus vrai
encore que le prolétariat exige une approche spécifique qui per-
mette d'en atteindre le développement subjectif. Quelque réserve,
en effet, que cette épithète appelle, il résume cependant mieux que
toute autre le trait dominant du prolétariat. Celui-ci est subjec-
tif en ce sens que sa conduite n'est pas la simple conséquence de
ses conditions d'existence ou plus profondément que ses conditions
d'existence exigent de lui une constante lutte pour être trans-
formées, donc un constant dégagement de son sort immédiat et
que le progrès de cette lutte, l'élaboration du contenu idéologique
que permet ce dégagement composent une expérience au travers
de laquelle la classe se constitue.
En paraphrasant Marx une fois encore, on dira qu'il faut éviter
avant tout de fixer le prolétariat comme abstraction vis-à-vis de
l'individu, ou encore qu'il faut rechercher comment sa structure
sociale sort continuellement du processus vital d'individus déter-
minés, car ce qui est vrai, selon Marx, de la société, l'est a fortiori
du prolétariat qui représente au stade historique actuel la force
éminemment sociale, le groupe producteur de la vie collective.
Force est cependant de reconnaître que ces indications que
nous trouvons chez Marx, cette orientation vers l'analyse concrète
des rapports sociaux constitutifs de la classe ouvrière n'ont pas
été développées dans le mouvement marxiste. La question à notre
sens fondamentale comment les hommes placés dans des condi.
tions de travail industriel, s'approprient-ils ce travail, nouent-ils
entre eux des rapports spécifiques, perçoivent-ils et construisent-
ils pratiquement leur relation avec le reste de la société, d'une
façon singulière, composent-ils une expérience en commun qui fait
d'eux une force historique cette question n'a pas été directe-
ment abordée. On la délaisse ordinairement au profit d'une con-
ception plus abstraite dont l'objet est, par exemple, la Société
capitaliste considérée dans sa généralité et les forces qui la
composent situées à distance sur un même plan. Ainsi pour
Lénine, le prolétariat est-il une entité dont le sens historique est
une fois pour toutes établi et qui à cette restriction près qu'on
(9) Idéologie allemande, p. 229.
(10) Id., p. 230.
-
est pour lui est traité comme son adversaire, en fonction de ses
caractères extérieurs et un intérêt excessif est accordé à l'étude
du « rapport de forces » confondue avec celle de la lutte de classes
elle-même, comme si l'essentiel consistait à mesurer la pression
qu'une des deux masses exerce sur la masse opposée. Certes, il ne
s'agit nullement, selon nous, de rejeter une analyse objective de la
structure et des institutions de la société totale et de prétendre
par exemple qu'aucune connaissance vraie ne peut nous être
donnée qui ne soit celle que les prolétaires eux-mêmes puissent
élaborer, qui ne soit liée à un enracinement dans la classe. Cette
théorie « ouvriériste » de la connaissance, qui, soit dit en passant,
réduirait à rien l'euvre de Marx, doit être condamnée au moins
pour deux raisons, d'abord parce que toute connaissance prétend
à l'objectivité (alors même qu'elle est consciente d'être psycholo-
giquement et socialement conditionnée), ensuite parce qu'il appar-
tient à la nature même du prolétariat d'aspirer à un rôle prati-
quement et idéologiquement universel, soit en définitive de s'iden-
tifier avec la société totale. Mais il demeure que l'analyse objec-
tive, même menée avec la plus grande rigueur, comme elle l'est
par Marx dans le. Capital, est incomplète parce qu'elle est con-
trainte de ne s'intéresser qu'aux résultats de la vie sociale ou aux
formes fixées dans lesquelles celle-ci s'intègre (par exemple l'évo-
lution des techniques ou de la concentration du capital) et à igno-
rer l'expérience humaine correspondant à ce processus matériel ou
tout au moins extérieur (par exemple le rapport qu'ont les hommes
avec leur travail à l'époque de la machine à vapeur et à l'époque
de l'électricité, à l'époque d'un capitalisme concurrentiel et à celle
d'un monopolisme étatique). En un sens, il n'y a aucun moyen
de mettre à part les formes matérielles et l'expérience des hommes,
puisque celle-ci est déterminée par les conditions dans lesquelles
elle s'effectue et que ces conditions sont le résultat d'une évolution
sociale, le produit d'un travail humain, pourtant d'un point de
vue pratique, c'est en définitive l'analyse objective qui se subor-
donne à l'analyse concrète car ce ne sont pas les conditions
mais les hommes qui sont révolutionnaires, et la question dernière
est de savoir comment ils s'approprient et transforment leur situa-
tion.
Mais l'urgence et l'intérêt d'une analyse concrète s'impose aussi
à nous d'un autre point de vue. Nous tenant près de Marx, nous
venons de souligner le rôle de producteurs de la vie sociale des
ouvriers. Il faut dire davantage, car cette proposition pourrait
s'appliquer d'une façon générale à toutes les classes qui ont eu
dans l'histoire la charge du travail. Or, le prolétariat est lié à son
rôle de producteur comme aucune classe ne l'a été dans le passé.
Ceci tient à ce que la société moderne industrielle ne peut être que
partiellement comparée aux autres formes de société qui l'ont
précédée. Idée couramment exprimée aujourd'hui par de nombreux
sociologues qui prétendent, par exemple, que les sociétés primi.
tives du type le plus archaïque sont plus près de la société féodale
européenne du moyen âge que celle-ci ne l'est de la société capi-
taliste qui en est issue, mais dont on n'a pas suffisamment montré
l'importance en ce qui concerne le rôle des classes et leur rapport.
En fait, il y a bien dans toute société la double relation de l'homme
à l'homme et de l'homme à la chose qu'il transforme, mais le second
aspect de cette relation prend avec la production industrielle une
nouvelle importance. Il y a maintenant une sphère de la produc-
-7-
.
tion régie par des lois en une certaine mesure autonomes ; elle est
bien sûr englobée dans la sphère de la société totale puisque les
rapports entre les classes sont en définitive constitués au sein du
processus de production ; mais elle ne s'y réduit pas car le déve-
loppement de la technique, le processus de rationalisation qui
caractérise l'évolution capitaliste depuis ses origines ont une
portée qui dépasse le cadre strict de la lutte des classes. Par
exemple (c'est une constatation banale), l'utilisation de la vapeur
ou de l'électricité par l'industrie implique une série de consé-
quences -- soient un mode de division du travail, une distribution
del entreprises - qui sont relativement indépendantes de la forme
générale des rapports sociaux. Certes, la rationalisation et le déve-
loppement technique ne sont pas une réalité en soi ; ils le sont si
peu qu'on peut les interpréter comme une défense du patronat
constamment menacé dans son profit par la résistance du proléta-
riat à l'exploitation. Il demeure que si les mobiles du Capital sont
suffisants pour en expliquer l'origine, ils ne permettent pas de
rendre compte du contenu du progrès technique. L'explication la
plus profonde de cette apparente autonomie de la logique du dévè.
loppement technique est que celui-ci n'est pas l'euvre de la seule
direction capitaliste, qu'il est aussi l'expression du travail proléta-
rien. L'action du prolétariat, en effet, n'a pas seulement la forme
d'une 'résistance (contraignant constamment le patronat à amélio-
rer ses méthodes d'exploitation), mais aussi celle d'une assimila-
tion continue du progrès et davantage encore d'une collaboration
active à celui-ci. C'est parce que les ouvriers sont capables de
s'adapter au rythme et à la forme sans cesse en évolution de la
production que cette évolution peut se poursuivre ; plus profondé-
ment, c'est en apportant eux-mêmes des réponses aux mille pro-
blèmes que pose la production dans son détail, qu'ils rendent pos-
sible l'apparition de cette réponse systématique explicite qu'on
nomme l'invention technique. La rationalisation qui s'opère au
grand jour reprend à son compte, interprète, et intègre à une
perspective de classe, les innovations multiples, fragmentaires, dis-
persées et anonymes des hommes qui sont engagés dans le pro-
cessus concret de la production.
Cette remarque est, de notre point de vue, capitale, parce
qu'elle incite à mettre l'accent sur l'expérience qui s'effectue au
niveau des rapports de production et sur la perception qu'en ont
les ouvriers. Il ne s'agit pas, comme on le voit, de séparer radi-
calement ce rapport social spécifique du rapport social tel qu'il
s'exprime au niveau de la société globale, mais seulement de recon-
naître sa spécificité. Ou, en d'autres termes, constatant que la
structure industrielle détermine de part en part la structure so-
ciale, qu'elle a acquis une permanence telle que toute société
désormais quel que soit son caractère de classe
modeler sur certains de ses traits, nous devons comprendre dans
quelle situation elle met les hommes qui lui sont intégrés de toute
nécessité, c'est-à-dire les prolétaires.
En quoi pourrait donc consister une analyse concrète du prolé-
tariat ? Nous essaierons de le définir en énumérant différentes
approches et en évaluant leur intérêt respectif.
La première consisterait à décrire la situation économique dans
laquelle se trouve placée la classe et l'influence qu'a celle-ci sur
sa structure; à la limite, c'est toute l'analyse économique et sociale
qui serait ici nécessaire, mais, en un sens plus restreint, nous vou-
-:
doit se
1
8
lons parler des conditions de travail et des conditions de vie de
la classe les modifications qui surviennent dans sa concentra-
tion et sa différenciation, dans les méthodes d'exploitation, la pro-
ductivité, la durée du travail, les salaires et les possibilités d'em-
ploi, etc... Cette approche est la plus objective en ceci qu'elle s'at-
tache à des caractéristiques apparentes (et d'ailleurs essentielles)
de la classe. Tout groupe social peut être étudié de cette manière et
tout individu. peut se consacrer à une telle étude indépendamment
d'une conviction révolutionnaire quelconque (11); tout au plus
peut-on dire qu'une telle enquête est ou sera généralement inspirée
par des mobiles politiques puisqu'elle desservira nécessairement la
classe exploiteuse, mais dans sa méthode elle n'a rien de spécifi-
quement prolétarien. Une seconde approche pourrait à l'inverse
être qualifiée de typiquement subjective ; elle viserait toutes les
expressions de la conscience prolétarienne, ou ce qu'on entend
ordinairement par le terme d'idéologie. Par exemple, le marxisme
primitif, l'anarchisme, le réformisme, le bolchévisme, le stalinisme
ont représenté des moments de la conscience prolétarienne et il est
très important de comprendre le sens de leur succession ; pourquoi
de larges couches de la classe se sont rassemblées à des stades
historiques différents sous leur drapeau et comment ces formes
continuent à coexister dans la période actuelle, en d'autres termes
qu'est-ce que le prolétariat cherche à dire par leur intermédiaire.
Une telle analyse des idéologies, que nous ne présentons pas
comme originale et dont on trouve de nombreux exemples dans la
littérature marxiste (par exemple chez Lénine, la critique de
l'anarchisme et du réformisme) pourrait cependant être poussée
assez loin dans la période présente où nous disposons d'un pré-
cieux recul qui permet d'apprécier la tranformation des doctrines,
en dépit de leur continuité formelle (celle des idées staliniennes
entre 1928 et 1952 ou du réformisme depuis un siècle). Mais quel
que soit son intérêt, cette étude est aussi incomplète et abstraite.
D'une part, nous utilisons encore une approche extérieure qu'une
connaissance livresque (des programmes et des écrits des grands
mouvements intéressés) pourrait satisfaire et qui ne nous impose
pas nécessairement une perspective prolétarienne. D'autre part,
nous laissons échapper à ce niveau ce qui fait peut-être le plus
important de l'expérience ouvrière. Nous ne nous intéressons en
effet qu'à l'expérience explicite, qu'à ce qui est exprimé, mis en
forme dans des programmes ou des articles sans nous préoccuper
de savoir si les idées sont un reflet exact des pensées ou des inten-
tions réelles des couches ouvrières qui ont paru s'en réclamer. Or,
s'il y a toujours un écart entre ce qui est vécu et ce qui est éla-
boré, transformé en thèse, cet écart a une ampleur particulière
dans le cas du prolétariat. C'est d'abord que celui-ci est une classe
aliénée, non pas seulement dominée, mais totalement exclue du
pouvoir économique et par là-même mise dans l'impossibilité de
représenter un statut quelconque – ce qui ne signifie pas que
l'idéologie soit sans relation avec son expérience de classe, mais
qu'en devenant un système de pensées, elle suppose une rupture
avec cette expérience et une anticipation qui permet à des fac-
teurs non prolétariens d'exercer leur influence. Nous retrouvons
sur ce point une différence essentielle entre le prolétariat et la
(11) Qu'on pense par exemple au livre de G. Duveau La Vie Ouvrière en
France 80u5 le Second Empire.
1
bourgeoisie à laquelle nous avons déjà fait allusion. Pour celle-ci,
la théorie du liberalisme, à une époque donnée par exemple, a eu
le sens d'une simple idéalisation ou rationalisation de ses inté-
rêts ; les programmes de ses partis politiques en général expri.
ment le statut de certaines de ses couches ; pour le prolétariat, le
bolchévisme, s'il représentait en une certaine mesure une rationa-
lisation de la condition ouvrière, était aussi une interprétation
opérée par une fraction de l'avant-garde associée à une intelli-
gentsia relativement séparée de la classe. En d'autres termes, il
y a deux raisons à la déformation de l'expression ouvrière : le
fait qu'elle est l'euvre d'une minorité qui est extérieure à la vie
réelle de la classe ou est contrainte d'adopter une position d'exté-
riorité à son égard et le fait qu'elle est utopie (ce terme n'étant
nullement pris dans son acception péjorative) c'est-à-dire projet
d'établir une situation dont le présent ne contient pas toutes les
prémisses. Certes, les idéologies du mouvement ouvrier représen-
tent bien celui-ci sous un certain rapport puisqu'il les reconnaît
pour siennes, mais elles le représentent sous une forme dérivée.
La troisième approche serait plus spécifiquement historique ;
elle consisterait à rechercher une continuité dans les grandes
manifestations de la classe depuis son avènement, à établir que les
révolutions, ou plus généralement les diverses formes de résis-
tance ou d'organisation ouvrières (associations, syndicats, partis,
comités de grève ou de lutte) sont les moments d'une expérience
progressive et à montrer comment cette expérience est liée à l'évo.
lution des formes économiques et politiques de la société capita-
liste.
C'est enfin la quatrième approche que nous jugeons la plus
concrète ; au lieu d'examiner de l'extérieur la situation et le déve-
loppement du prolétariat, on chercherait à restituer de l'intérieur
son attitude en face de son travail et de la société et à montrer
comment se manifeste dans sa vie quotidienne ses capacités d'in-
vention ou son pouvoir d'organisation sociale.
Avant toute réflexion explicite, toute interprétation de leur
sort ou de leur rôle, les ouvriers ont un comportement spontané
en face du travail industriel, de l'exploitation, de l'organisation de
la production, de la vie sociale à l'intérieur et en dehors de l'usine
et c'est, de toute évidence, dans ce comportement que se mani-
feste le plus complètement leur personnalité. A ce niveau les dis-
tinctions du subjectif et de l'objectif perdent leur sens : ce com-
portement contient éminemment les idéologies qui en constituent
en une certaine mesure la rationalisation, comme il suppose les
conditions économiques dont il réalise lui-même l'intégration ou
l'élaboration permanente.
Une telle approche n'a guère été, nous l'avons dit, utilisée
jusqu'à maintenant ; sans doute, trouve-t-on dans l'analyse de la
classe ouvrière anglaise au XIXe siècle que présente le Capital des'
renseignements qui pourraient la servir, cependant la préoccupa-
tion essentielle de Marx consiste à décrire les conditions de tra-
vail et de vie des ouvriers ; il s'en tient donc à la première appro-
che que nous mentionnions. Or, depuis Marx, nous ne pourrions
citer que des documents « littéraires » comme essais de descrip-
tion de la personnalité ouvrière. Il est vrai que depuis quelques
années est apparue, essentiellement aux Etats-Unis, une sociologie
« ouvrière » qui prétend analyser concrètement les rapports 80-
ciaux au sein des entreprises et proclame ses intentions pratiques.
10
1
une
Cette sociologie est l'œuvre du patronat ; les capitalistes « éclai-
rés » ont découvert que la rationalisation matérielle avait ses
limites, que les objets-hommes avaient des réactions spécifiques
dont il fallait tenir compte si l'on voulait tirer d'eux le meilleur
parti, c'est-à-dire les soumettre à l'exploitation la plus efficace
admirable découverte en effet qui permet de remettre en service
un humanisme hier taylorisé et qui fait la fortune de pseudo-psy-
chanalystes appelés à libérer les ouvriers de leur ressentiment
comme d'une entrave néfaste à la productivité ou de pseudo-socio-
logues chargés d'enquêter sur les attitudes des individus à l'égard
de leur travail et de leurs camarades et de mettre au point les
meilleures méthodes d'adaptation sociale. Le malheur de cette
sociologie est qu'elle ne peut par définition atteindre la person-
nalité prolétarienne car elle est condamnée par så perspective
de classe à l'aborder de l'extérieur et à ne voir que la personnalité
de l'ouvrier producteur simple exécutant irréductiblement lié au
système d'exploitation capitaliste. Les concepts qu'elle utilise, celui
d'adaptation sociale, par exemple, ont pour les ouvriers le sens
contraire qu'ils ont pour les enquêteurs et sont donc dépourvus
de toute valeur (pour ces derniers, il n'y a d'adaptation qu'aux
conditions existantes, pour les ouvriers l'adaptation implique une
inadaptation à l'exploitation). Cet échec montre les présupposi-
'tions d'une analyse véritablement concrète du prolétariat. L'im-'
portant est que ce travail soit reconnu par les ouvriers comme un
moment de leur propre expérience, un moyen de formuler, de
condenser et de confronter connaissance ordinairement
implicite, plutôt « sentie » que réfléchie et fragmentaire. Entre ce
travail d'inspiration révolutionnaire et la sociologie dont nous
parlions, il y a toute la différence qui sépare la situation du chro-
nométrage dans une usine capitaliste et celle d'une détermination
collective des normes dans le cas d'une gestion ouvrière. Car c'est
bien comme un chronométreur de sa « durée psychologique » que
doit nécessairement apparaître à l'ouvrier l'enquêteur venu pour
scruter ses tendances coopératives ou son mode d'adaptation. En
revanche, le travail que nous proposons se fonde sur l'idée que le
prolétariat est engagé dans une expérience progressive qui tend
à faire éclater le cadre de l'exploitation ; il n'a donc de sens que
pour des hommes qui participent d'une telle expérience, au premier
chef, des ouvriers.
A cet égard, l'originalité radicale du prolétariat se manifeste
encore. Cette classe ne peut être connue que par elle-même, qu'à la
condition que celui qui interroge admette la valeur de l'expérience
prolétarienne, s'enracine dans sa situation et fasse sien l'horizon
social et historique de la classe ; à condition donc de rompre
avec les conditions immédiatement données qui sont celles du sys-
tème d'exploitation. Or, il en va tout différemment pour d'autres
groupes sociaux. Des américains étudient par exemple avec suc-
cès la petite bourgeoisie du Middle West comme ils étudient les
Papous des îles d'Alor ; quelles que soient les difficultés rencon-
trées (et qui concernent toujours la relation de l'observateur avec
son objet d'étude) et la nécessité pour l'enquêteur d'aller au-delà
de la simple analyse des institutions afin de restituer le sens
qu'elles ont pour des hommes concrets, il est possible d'obtenir
dans ces cas-là une certaine connaissance lu groupe étudié sans
pour autant partager ses normes et accepter ses valeurs. C'est que
la petite bourgeoisie comme les Papous a une existence sociale
· 11
.
.
i
objective qui, bonne ou mauvaise, est ce qu'elle est, tend à se per-
pétuer sous la même forme et offre à ses membres un ensemble
de conduites et de croyances solidement liées aux conditions pré-
sentes. Tandis que le prolétariat n'est pas seulement, nous l'avons
suffisamment souligné, ce qu'il paraît être, la collectivité des exé-
cutants de la production capitaliste ; sa véritable existence sociale
est cachée, bien sûr solidaire des conditions présentes, mais aussi
sourde contradiction du système actuel (d'exploitation), avènement
d'un rôle en tous points différents du rôle que la société lui impose
aujourd'hui.
Cette approche concrète, que nous jugeons donc suscitée par la
natute propre du prolétariat, implique que nous puissions rassem-
bler et interpréter des témoignages ouvriers ; par témoignages,
nous entendons surtout des récits de vie ou mieux d'expérience
individuelle, faits par les intéressés et qui fourniraient des ren-
seignements sur leur vie sociale. Enumérons à titre d'exemple quel-
ques-unes des questions qui nous semblent le plus intéressant à
voir aborder dans ces témoignages et que nous avons pour une
bonne part définies à la lumière de documents déjà existants (12).
On chercherait à préciser : a) la relation de l'ouvrier à son
travail (sa fonction dans l'usine, son savoir technique, sa connais-
sance du processus de production sait-il par exemple d'où vient
et où va la pièce qu'il travaille - son expérience professionnelle
a-t-il travaillé dans d'autres usines, sur d'autres machines, dans
d'autres branches de production ? etc... ; son intérêt pour la pro-
duction quelle est sa part d'initiative dans son travail, a-t-il
une curiosité pour la technique ? A-t-il spontanément l'idée de
transformations qui devraient être apportées à la structure de la
production, au rythme du travail, au cadre et aux conditions de vie
dans l'usine ? A-t-il en général une attitude critique à l'égard des
methodes de rationalisation du patronat ; comment accueille-t-il
les tentatives de modernisation ?)
b), Les rapports avec les autres ouvriers et les éléments des
aüu'es couches sociales au sein de l'entreprise (différence d'atti-
tudes à l'égard des autres ouvriers, de la maîtrise, des employés,
des ingénieurs, de la direction) conception de la division du
travail que représente la hiérarchie des fonctions et celle des
saiaires ? Préférerait-il faire une partie de son travail sur machine
et l'autre dans des bureaux ? S'est-il accommodé du rôle de simple
exécutant ? Considère-t-il la structure sociale à l'intérieur de
l'usine comme nécessaire ou en tout cas « allant de soi » ? Existe-
t-il des tendances à la coopération, à la compétition, à l'isole-
'ment ? Goût pour le travail d'équipe, individuel ? Comment se
répartissent les rapports entre les individus ? Rapports person-
nels ; formation de petits groupes ; sur quelle base s'établissent-
ils ? Quelle importance ont-ils pour l'individu ? S'ils sont différents
des rapports qui s'établissent dans les bureaux, comment ceux-ci
sont-ils perçus et jugés ? Quelle importance la physionomie sociale
a-t-elle à ses yeux ? Connaît-il celle d'autres usines et les compare-
t-il ?. Est-il exactement informé des salaires attachés aux diffé-
rentes fonctions dans l'entreprise ? Confronte-t-il 'ses feuilles de
paie avec celles des camarades ? etc...
c) La vie sociale en dehors de l'usine et la connaissance de ce
(12) « L'ouvrier américain » publié par Socialismo ou Barbarte, n° 1.
Témoignage, Les Temps Modernes, juillet 1952.
12 -
qui advient dans la société totale. (Incidence de la vie à l'usine sur
la vie à l'extérieur ; comment son travail, matériellement et psy-
chologiquement, influence-t-il sa vie personnelle, familiale par
exemple ? Quel milieu fréquente-t-il en dehors de l'usine ? En quoi
ces fréquentations lui sont-elles imposées par son travail, son
quartier d'habitation ? Caractéristiques de sa vie familiale, rap-
ports avec ses enfants, éducation de ceux-ci, quelles sont ses acti-
vités extra-professionnelles ? Manière dont il occupe ses loisirs ;
a-t-il des goûts prononcés pour un mode déterminé de distrac-
tion ? En quelle mesure utilise-t-il les grands moyens d'informa-
tion ou de diffusion de la culture : livres, presse, radio, cinéma ;
attitude à cet égard, par exemple quels sont ses goûts... non seu-
lement quels journaux lit-il ? Mais ce qu'il lit d'abord dans le jour-
nal; dans quelle mesure s'intéresse-t-il à ce qui se passe dans
le monde et en discute-t-il ? (l'événement politique ou social, la
découverte technique ou le scandale bourgeois), etc....
d) Le lien avec une tradition et une histoire proprement prolé- t
tarienne. (Connaissance du passé du mouvement ouvrier et fami-
liarité avec cette histoire ; participation effective à des luttes
sociales et souvenir qu'elles ont laissées ; connaissance de la situa-
tion des ouvriers d'autres pays ; attitude vis-à-vis de l'avenir, indé-
pendamment d'une estimation politique particulière, etc...)
Quel que soit l'intérêt de ces questions, on peut à juste titre
s'interroger sur la portée de témoignages individuels. Nous savons
bien que nous ne pourrons en obtenir qu'un nombre très restreint :
de quel droit généraliser ? Un témoignage est par définition sin-
gulier --- celui d'un ouvrier de 20 ans ou de 50, travaillant dans une
petite entreprise ou dans un grand trust, militant évolué, jouissant
d'une forte expérience syndicale et politique, ayant des opinions
arrêtées ou dépourvu de toute formation et de toute expérience
particulière comment, sans artifice, tenir pour rien ces dif-
férences de situation et tirer de récits si différemment motivés un
enseignement de portée universelle ? La critique est sur ce point
largement justifiée et il paraît évident que les résultats qu'il serait
possible d'obtenir seront nécessairement de caractère limité. Tou-
tefois, il serait également artificiel de dénier pour autant tout inté-
rêt aux témoignages. C'est d'abord que les différences individuelles,
si importantes soient-elles ne jouent qu'au sein d'un cadre uni-
que, qui est celui de la situation prolétarienne et que c'est celle-ci
que nous visons au travers des récits singuliers beaucoup plus que
la spécificité de telle vie. Deux ouvriers placés dans des condi-
tions très différentes ont ceci de commun qu'ils sont soumis l'un
et l'autre à une forme de travail et d'exploitation qui est pour l'es-
sentiel la même et qui absorbe pour les trois quarts leur existence
personnelle. Leurs salaires peuvent présenter un écart sensible,
leurs conditions de logement, leur vie familiale n'être pas compa-
rables, il demeure que leur rôle de producteurs, de manieurs de
machines et leur aliénation est profondément identique. En fait,
tous les ouvriers savent cela ; c'est ce qui leur donne des rapports
de familiarité et de complicité sociale (alors qu'ils ne se connais-
sent pas) visibles au premier coup d'oeil pour un bourgeois qui
pénètre dans un quartier prolétarien. Il n'est donc pas absurde
de chercher sur des exemples particuliers des traits qui ont une
signification générale, puisque ces cas ont suffisamment de res-
semblances pour se distinguer ensemble de tous les cas concer-
nant d'autres couches de la société. A quoi il faut ajouter que la
13
méthode du témoignage serait bien davantage critiquable si elle
visait à recueillir et à analyser des opinions car celles-ci offrent
nécessairement une large diversité, mais, nous l'avons dit, ce sont
les attitudes ouvrières qui nous intéressent, quelquefois, certes,
exprimées dans des opinions, mais souvent aussi défigurées par
elles et en tout cas plus profondes et nécessairement plus simples
que celles-ci qui en procèdent ; ainsi serait-ce une gageure mani-
feste de vouloir induire à partir de quelques témoignages indivi-
duels les opinions du prolétariat sur l’U.R.S.S. ou même sur une
question aussi précise que celle de l'éventail des salaires, mais
nous paraît-il beaucoup plus facile de percevoir les attitudes à
l'égard du bureaucrate, spontanément adoptées au sein du proces-
sus de production. Enfin, il convient de remarquer qu'aucun autre
mode de connaissance ne pourrait nous permettre de répondre aux
problèmes que nous avons posés. Disposerions-nous d'un vaste ap-
pareil d'investigation statistique (en l'occurrence de très nom-
breux camarades ouvriers susceptibles de poser des milliers de
questions dans les usines, puisque nous avons déjà condamné toute
enquête effectuée par des éléments extérieurs à la classe) cet appa-
reil ne nous servirait de rien, car' des réponses recueillies auprès
d'individus anonymes et. qui ne pourraient être mises en corréla-
tion que d'une manière quantitative seraient dépourvues d'intérêt.
C'est seulement rattachées à un individu concret que des réponses
se renvoyant les unes aux autres, se confirmant ou se démentant
peuvent dégager un sens, évoquer une expérience ou un système
de vie et de pensée qui peut être interprété. Pour toutes ces rai-
sons, les récits individuels sont d'une valeur irremplaçable.
Ceci ne signifie pas que, par ce biais, nous prétendions définir
ce que le prolétariat est dans sa réalité, une fois rejetées toutes
les représentations qu'il se fait de sa condition quand il s'aper-
coit à travers le prisme déformant de la société bourgeoise ou
des partis qui présentent l'exprimer. Un témoignage d'ouvrier,
si significatif, si symbolique et si spontané soit-il demeure cepen-
dant déterminé par la situation du témoin. Nous ne faisons pas
ici allusion à la déformation qui peut provenir de l'interprétation
de l'individu mais à celle que le témoignage impose nécessaire-
ment à son auteur. Raconter n'est pas agir et suppose même une
rupture avec l'action qui en transforme le sens ; faire par exem-
ple le récit d'une grève est tout autre chose qu'y participer, ne
serait-ce que' parce qu'on en connaît alors l'issue, que le simple
recul de la réflexion permet de juger ce qui, sur l'instant, n'avait
pas encore fixé son sens. En fait c'est bien plus qu'un simple
écart d'opinion qui apparaît dans ce cas, c'est un changement
d'attitude ; c'est-à-dire une transformation dans la manière de
réagir aux situations dans lesquelles on se trouve placé. A quoi
il s'ajoute que le récit met l'individu dans une position d'isole-
ment qui ne lui est pas non plus naturelle. C'est solidairement
avec d'autres hommes qui participent à la même expérience que
lui, qu'un ouvrier agit ordinairement ; sans parler même de la
lutte sociale ouverte, celle qu'il mène d'une manière cachée mais
permanente au sein du processus de production pour résister à
l'exploitation, il la partage avec ses camarades ; ses attitudes les
plus caractéristiques, vis-à-vis de son travail ou des autres cou-
ches sociales il ne les trouve pas en lui comme le bourgeois ou
le bureaucrate qui se voit dicter sa conduite par ses intérêts
d'individu, il en participe plutôt comme de réponses collectives.
14
La critique d'un témoignage doit précisément permettre d'aperce-
poir dans l'attitude individuelle, ce qui implique la conduite du
groupe, mais, en dernière analyse l'une et l'autre ne se recou-
vrent pas et le témoignage ne nous procure qu'une connaissance
incomplète. Enfin, et cette dernière critique rejoint partiellement
la première en l'approfondissant, on doit mettre en évidence le
contexte historique dans lequel ces témoignages sont publiés ; ce
n'est pas d'un prolétaire éternel qu'ils témoignent mais d'un cer-
tain type d'ouvrier occupant une position définie dans l'histoire,
situé dans une période qui voit le reflux des forces ouvrières
dans le monde entier, la lutte entre deux forces de la société
d'exploitation réduire peu à peu au silence toutes les autres
manifestations sociales et tendre à se développer en un conflit
ouvert et en une unification bureaucratique du monde. L'attitude
du prolétariat, même cette attitude essentielle que nous recher-
chons et qui en une certaine mesure dépasse une conjoncture par-
ticulière de l'histoire, n'est toutefois pas identique selon que la
classe travaille avec la perspective d'une émancipation proche
ou qu'elle est condamnée momentanément à contempler des hori.
zons bouchés et à garder un silence historique.
C'est assez dire que cette approche qualifiée par nous de
concrète est encore abstraite à bien des égards, puisque trois
aspects du prolétariat (pratique, collectif, historique) ne se trou-
vent abordés qu'indirectement et sont donc défigurés. En fait le
prolétariat concret n'est pas objet de connaissance ; il travaille,
lutte, se transforme ; on ne peut en définitive le rejoindre théo-
riquement mais seulement pratiquement en participant à son
histoire. Mais cette dernière remarque est elle-même abstraite car
elle ne tient pas compte du rôle de la connaissance dans cette
histoire même, qui en est une partie intégrante comme le travail
et la lutte. C'est un fait aussi manifeste que d'autres que les
ouvriers s'interrogent sur leur condition, et la possibilité de la
transformer. On ne peut donc que multiplier les perspectives
théoriques, nécessairement abstraites, même quand elles sont réu-
nies, et postuler que tous les progrès de clarification de l'expé-
rience ouvrière font mûrir cette expérience. Ce n'était donc pas,
par une clause de style que nous disions des quatre approches
– successivement critiquées -- qu'elles étaient complémentaires.
Ceci ne signifiait pas que leurs résultats pouvaient utilement
s'ajouter, mais plus profondément qu'elles communiquaient en
rejoignant par des voies différentes, et d'une manière plus ou
moins compréhensive, la même réalité, que nous avons déjà appe-
lée, faute d'un terme plus satisfaisant, l'expérience prolétarienne.
Par exemple nous pensons que la critique de l'évolution, du
mouvement ouvrier, de ses formes d'organisation et de lutte, la
critique des idéologies et la description des attitudes ouvrières
doivent nécessairement se recouper ; car les positions qui se
sont exprimées d'une manière systématique et rationnelle dans
l'histoire du mouvement ouvrier et les organisations et les
mouvements qui se sont succédé coexistent, en un certain sens,
à titre d'interprétations ou de réalisations possibles dans le pro-
létariat actuel ; au-dessous, pour ainsi dire, des mouvements
réformiste, anarchiste, ou stalinien il y a chez les ouvriers
procédant directement du rapport avec la production une pro-
jection de leur sort, qui rend possibles ces élaborations et les
contient simultanément ; de même des techniques de lutte qui
15
-
paraissent associées à des phases de l'histoire ouvrière (1848,
1870 ou 1917) expriment des types de relations entre les ouvriers
qui continuent d'exister et même de se manifester (sous la forme
par exemple d'une grève sauvage, dépourvue de toute organi-
sation). Ce qui ne signifie pas que le prolétariat contienne, de
par sa seule nature, tous les épisodes de son histoire ou toutes
les expressions idéologiques possibles de sa condition, car l'on
pourrait aussi bien retourner notre remarque et diré que son
évolution matérielle et théorique l'a amené à être ce qu'il est,
s'est condensée dans sa conduite actuelle lui créant un nouveau
champ de possibilités et de réflexion. L'essentiel est de ne pas
perdre de vue en analysant les attitudes ouvrières que la con-
naissance ainsi obtenue est elle-même limitée et que, plus pro-
fonde ou plus compréhensive que d'autres modes de connais-
sance, non seulement elle ne supprime pas leur validité mais
doit encore s'associer à eux, sous peine d'être inintelligible.
1
Nous avons déjà énuméré une série de questions que l'analyse
concrète devrait nous permettre de résoudre ou de mieux poser,
nous voudrions maintenant indiquer après avoir formulé des
réserves sur leur portée comment elles peuvent se grouper
et contribuer à un approfondissement de la théorie révolution-
naire. Les principaux problèmes concernés nous paraissent être
les suivants : 1) Sous quelle forme l'ouvrier s'approprie-t-il la
vie sociale ? — 2) Comment s'intègre-t-il à sa classe, c'est-à-dire
quelles sont les relations qui l'unissent aux hommes qui parta-
gent sa condition et en quelle mesure ces relations constituent.
elles une communauté délimitée et stable dans la société ?
Quelle est sa perception des autres couches sociales, sa communi-
cation avec la société globale, sa sensibilité aux institutions et
aux événements qui ne concernent pas immédiatement son cadre
de vie ? 4) De quelle manière subit-il matériellement et idéo-
logiquement la pression de la classe dominante, et quelles sont
ses tendances à échapper à sa propre. classe ? 5) Quelle est
enfin sa sensibilité à l'histoire du mouvement ouvrier, son inser-
tion de fait dans le passé de la classe et sa capacité d'agir en
fonction d'une tradition de classe ?
Comment ces problèmes pourraient-ils être abordés et quel est
leur intérêt ? Prenons en exemple celui de l'appropriation de la
vie sociale. Il s'agirait d'abord de préciser quels sont le savoir et
la capacité technique de l'ouvrier, sans aucun doute des rensei-
gnements concernant directement son aptitude professionnelle
sont nécessaires ; mais on devrait aussi rechercher comment la
curiosité technique apparaît en dehors de la profession dans les
loisirs, par exemple dans toutes les formes de bricolage, ou dans
l'intérêt accordé à toutes les publications scientifiques ou techni-
ques ; il s'agirait de mettre en évidence la connaissance qu'a
l'ouvrier des problèmes du mécanisme de l'organisation indus-
trielle, sa sensibilité à tout ce qui touche l'administration des
choses. Sans se désintéresser d'une évaluation du niveau culturel
de l'intéressé, en prêtant à l'expression le sens étroit que la bour-
geoisie donne ordinairement à ce terme (volume des connaissances
littéraires, artistiques, scientifiques) on essaierait de décrire le
champ d'information que ?ui ouvrent le journal, la radio et le
cinéma. En même temps on se préoccuperait de savoir si le pro-
létaire a une manière propre d'envisager les événements et les
16
conduites, quels sont ceux qui suscitent son intérêt (qu'il en soit
le témoin dans sa vie quotidienne ou qu'il en prenne connais-
sance par le pournal, qu'il s'agisse de faits d'ordre politique ou,
comme on dit, de faits divers). L'essentiel serait de déterminer
s'il y a une mentalité de classe et en quoi elle diffère de la men-
talité bourgeoise.
Nous ne fournissons que des indications sur ce point ; vouloir
les développer serait anticiper sur les témoignages eux-mêmes, car
c'est eux seuls qui peuvent non seulement permettre une inter-
prétation mais aussi révéler l'étendue des questions concernées
dans un ordre de recherches donné. L'intérêt révolutionnaire de
la recherche est manifeste. En bref il s'agit de savoir si le
prolétariat est ou non assujetti à la domination culturelle de
la bourgeoisie et si son aliénation le prive d'une perspective
originale sur la société. La réponse à cette question peut soit
faire conclure que toute révolution est vouée à l'échec puisque
le renversement de l'Etat ne pourrait que ramener tout l'ancien
fatrás culturel propre à la société précédente, soit permettre
d'apercevoir le sens d'une nouvelle culture dont les éléments
épars et le plus souvent inconscients existent déjà.
Il est à peine besoin de souligner, sinon contre des critiques
de mauvaise foi trop prévisibles, que cette enquête sur la vie
sociale du prolétariat ne se propose pas d'étudier la classe de
l'extérieur, pour révéler sa nature à ceux qui ne la connaissent
pas ; elle répond aux questions précises que se posent explicite-
ment les ouvriers d'avant-garde et implicitement la majorité de
la classe dans une situation où une série d'échecs révolutionnaires
et la domination de la bureaucratie ouvrière ont miné la con-
fiance du prolétariat dans sa capacité créatrice et son émanci.
pation. Les ouvriers, encore dominés sur ce point par la bour-
geoisie, pensent qu'ils n'ont aucune connaissance en propre, qu'ils
sont seulement les parias de la culture bourgeoise: C'est qu'en
fait leur créativité n'est pas là où elle devrait se manifester
selon les normes bourgeoises, leur culture n'existe pas comme
un ordre séparé de leur vie sociale, sous la forme d'une produc-
tion des idées, elle existe comme un certain pouvoir d'organi-
sation des choses et d'adaptation au progrès, comme une certaine
attitude à l'égard des relations humaines, une disposition à la
communauté sociale. De ceci les ouvriers pris individuellement
n'ont qu'un sentiment confus, puisque l'impossibilité dans laquelle
ils se trouvent de donner un contenu objectif à leur culture au
sein de la société d'exploitation, leur fait douter de celle-ci et
croire à la seule réalité de la culture bourgeoise.
Prenons enfin un second exemple ; comment décrire le mode
d'intégration du prolétaire à la classe ? Il s'agirait, dans ce cas,
de savoir comment l'ouvrier perçoit, au sein de l'entreprise, les
hommes qui partagent son travail et les représentants de toutes
les autres couches sociales ; quelle est la nature et le sens
des rapports qu'il a avec ses camarades de travail, s'il a des
attitudes différentes à l'égard d'ouvriers appartenant à des caté.
gories différentes (professionnel, O.S., manœuvre) ; si ses rela-
tions de camaraderie se prolongent en dehors de l'usine ; s'il
a tendance ou non à rechercher des travaux qui nécessitent une
coopération ; s'il a toujours travaillé en usine, dans quelle situa-
tion il a commencé à le faire, s'il pense à la possibilité d'accom-
plir un travail 'différent ; si jamais une occasion s'est présentée
17
i
à lui de changer de métier ? S'il fréquente des milieux étrangers
à sa classe et quelle opinion il. a d'eux; en particulier s'il a
des attaches avec un milieu paysan et comment il juge ce milieu ?
Il faudrait confronter avec ces renseignements des réponses four-
nies sur des points très différents : évaluer, par exemple, la
familiarité de l'individu avec la tradition du mouvement ouvrier,
l'acuité des souvenirs qui sont pour lui associés à des épisodes
de la lutte sociale, l'intérêt qu'il a pour cette lutte, indépen-
damment du jugement qu'il porte sur elle (on peut trouver
ensemble une condamnation de la lutte inspirée par un pessi-
misme révolutionnaire et un récit enthousiaste des événements de
1936 ou de 44) ; repérer la tendance à envisager l'histoire et plus
particulièrement l'avenir du point de vue du proletariat ; noter
les réactions à l'égard des prolétariats étrangers, notamment
d'un prolétariat favorisé comme celui des Etats-Unis ; chercher
enfin dans la vie personnelle de l'individu tout ce qui peut mon-
trer l'incidence de l'appartenance à la classe et les tentatives de
fuite par rapport à la condition ouvrière (l'attitude à l'égard des
enfants, l'éducation qu'on leur donne, les projets qu'on forme
sur leur avenir sont à cet égard particulièrement significatifs).
Ces renseignements auraient l'intérêt de montrer, d'un point
de vue révolutionnaire, de quelle manière un ouvrier fait corps
avec sa classe, et si son appartenance à son groupe est ou non
différente de celle d'un petit bourgeois ou d'un bourgeois à son
propre groupe. Le prolétaire lie-t-il son sort à tous les niveaux
de son existence, qu'il en soit ou non conscient, au sort de sa
classe ? Peut-on vérifier concrétement les expressions classiques
mais trop souvent abstraites de conscience de classe ou d'attitude
de classe, et cette idée de Marx que le prolétaire, à la différence
du bourgeois, n'est pas seulement membre de sa classe, mais
individu d'une communauté et conscient de ne pouvoir s'affranchir
que collectivement.
« Socialisme ou Barbarie » souhaite susciter des témoignages
ouvriers et les publier, en même temps qu'il accordera une place
importante à toutes les analyses concernant l'expérience proléta-
rienne. On trouvera dès ce numéro le début d'un témoignage (13);
il laisse de côté une série de points que nous avons énumérés ;
d'autres témoignages pourront au contraire les aborder aux dépens
des aspects envisagés dans ce numéro. En fait il est impossible
d'imposer un cadre précis. Si nous avons paru, dans le cours
de nos explications, nous rapprocher d'un questionnaire, nous
pensons que cette formule de travail ne serait pas valable ; la
question précise imposée de l'extérieur peut être une gêne pour
le sujet interrogé, déterminer une réponse artificielle, en tout cas
imprimer à son contenu un caractère qu'il n'aurait pas sans
cela. Il nous paraît utile d'indiquer des directions de recherche
qui peuvent servir dans le cas d'un témoignage provoqué ; mais
nous devons être attentifs à tous les modes d'expression suscep-
tibles d'étayer une analyse concrète. Au reste, le véritable pro-
blème n'est pas celui de la forme des documents, mais celui de
leur interprétation. Qui opérera des rapprochements jugés signi.
ficatifs entre telle et telle réponse, révélera au-delà du contenu
explicite du document les intentions ou les attitudes qui l'inspi.
rent, confrontera enfin les divers témoignages entre eux ? Les
camarades de la revue « Socialisme ou Barbarie ? » Mais ceci ne
.
(13) La vie en usine, p. 48.
18
va-t-il pas contre leur intention, puisqu'ils se proposent surtout
par cette recherche de permettre à des ouvriers de réfléchir sur
leur expérience ? Le problème ne peut être artificiellement résolu,
surtout à cette première étape du travail. Nous souhaitons qu'il
soit possible d'associer les auteurs mêmes des témoignages à une
critique collective des documents. De toutes manières, l'interpré-
tation, d'où qu'elle vienne, aura l'avantage de rester contempo-
raine de la présentation du texte interprété. Elle ne pourra s'im-
poser que si elle est reconnue exacte par le lecteur, celui-ci ayant
faculté de trouver un autre sens dans les matériaux qu'on lui
säumet.
Notre objectif est, pour l'instant, de réunir de tels matériaux
et Apus' comptons sur la collaboration active des sympathisants
de la Revue.
· 19
+
LE PATRONAT FRANÇAIS
ET LA PRODUCTIVITÉ
Parallèlement à l'évolution de la conjoncture politico-économique
depuis la dernière guerre et nécessairement liée à celle-ci, l'action
du Patronat français peut se diviser également en deux parties très
distinctes. Tout d'abord, la période de « remise en marche » de la
production pendant laquelle se manifeste l'action directe et efficace
du Parti communiste et des bureaucrates syndicaux. En même
temps, dans le domaine économique, l'importante inflation que l'on
sait se développe. Cette époque voit le patronat français sur une
position tactiquement défensive, consentant des augmentations de
salaires et satisfaisant, dans une certaine mesure, aux revendica- :
tions des travailleurs, assuré qu'il est de la possibilité de gonfler
ses prix et d'écouler facilement ses produits sur le marché. L'offre
est inférieure à la demande et les salaires réels se retrouvent un peu
plus rongés à chaque palier de l'inflation. Mais l'ère de la stabili-
sation face aux perspectives a sonné bien avant l'arrivée de M. Pinay.
Des jalons se posent à l'échelle de la production elle-même depuis
1947-48. Le patronat français, à l'échelle individuelle, prend de plus
en plus conscience de l'état d'infériorité de ses moyens de produc-
tion et de son rendement, en rapport avec l'évolution économique
internationale. Les deux blocs se sont nettement différenciés. L'Alle-
magne redevient une concurrente dangereuse. L'Amérique exige une
rentabilité plus grande de ses dollars. Il faut assainir l'économie,
la monnaie, se préparer aux luttes concurrentielles, recouvrer la part
de plus-value destinée aux investissements, supprimer l'ingérence
du P.C., tout ceci par. le seul moyen dont dispose le capitalisme :
une surexploitation du prolétariat. La méthode en soi est classique,
elle va consister en un durcissement progressif et en une menace
permanente vis-à-vis de la classe ouvrière. Elle s'opèrera de deux
façons, l'ancienne, faite de la division syndicale, des menaces de
licenciements, de la résistance opiniâtre à la grève, ou du paterna-
lisme ; la nouvelle faite de l'installation des méthodes de produc-
tivité et de réorganisation. Dans les usines qui, comme beaucoup
d'usines françaises, travaillaient avec des moyens de production
relativement vieux et des méthodes surannées, l'installation de mé
thodes nouvelles d'organisation et le renouvellement progressif du
matériel a permis et accompagné la réaction patronale.
Quels moyens ont été employés ? Quels sont les retentissements
dans les différentes couches de salariés ? Les buts envisagés sont-ils
atteints ? Pour répondre à ces questions, nous nous référons à quel-
ques exemples particuliers de certaines usines de la région pari-
sienne. Si les moyens ont été différents, ce n'est qu'en fonction de
la nature différente de la production dans chaque usine, les métho-
des ou, plutôt, la méthode étant la même dans son esprit comme
dans son application. Le mot d'ordre est le « redressement » et toutes
les énergies seront exploitées à cette fin.
Dans la plupart des moyennes et grandes entreprises à « redres-
ser » ont été placés des organisateurs tout frais sortant des Ecoles
1
20
!
:
d'organisation scientifique du travail. Ces écoles, certaines anciennes
(E.O.S.T.) ou nouvelles (C.E.G.O.S.) ont modifié, refondu et mis à
jour les principes de l'organisation connus (depuis les expériences
de 1928-30) en s'appuyant sur les dernières méthodes appliquées aux
U.S.A. Elles ont accueilli ingénieurs et cadres de tous ordres en vue
d'une formation adéquate. D'autre part des Sociétés d'organisation
et de rationalisation privées se sont montées en vue d'implanter les
méthodes nouvelles dans les entreprises intéressées. 'Dans les deux
cas, et en règle générale, les organisateurs sont des éléments exté-
rieurs à l'entreprise ayant, une fois en place, tous pouvoirs aux
yeux des Conseils d'Administration. Naturellement, le premier stade
a été l'installation elle-même de ces Messieurs qui n'a pu se faire
sans quelques difficultés au niveau de la direction (éviction d'an-'
ciens directeurs ou de cadres supérieurs).
Le premier travail de ces nouveaux et futurs chefs d'entreprise
a été consacré à une prise de contact et à une étude approfondie
de l'usine. Période assez longue (8 à 12 mois) pendant laquelle
rien ne se passe et qui a l'avantage supplémentaire de calmer les
méfilances. Les organisateurs sont en place et aucun changement
dans la marche de l'usine ne se produit. Pourtant leur activité, qui
semble nulle à première vue, a une grosse importance pour les
périodes à venir. Leur action s'oriente sur deux points bien définis :
1° Etude du fonctionnement général de l'usine : modes de fabri-
cation et réalisations. Des stages sont faits dans les différents
services et ateliers. C'est la période de « rodage » déterminant les
connaissances nécessaires de la marche de l'entreprise ;
2° Etude sur le plan psychologique et politique des différentes
couches de salariés de l'usine. Discussions avec les cadres afin de
mettre à jour leur point de vue sur le fonctionnement actuel et
possible et de détecter les partisans et adversaires éventuels des
méthodes nouvelles. Etude des réactions politiques des proches
collaborateurs' (techniciens, agents de maitrise) par des conversa-
tions d'ordre général, Jaugeage du comportement des mensuels et
ouvriers en fonction des problèmes propres à leur catégorie (em-
ployés, professionnels, Os, manœuvres). Tous ces sondages auront,
naturellement, une grosse importance sur les moyens à employer
dans l'avenir face à ces considérants. Il est nécessaire de souligner
cet aspect du problème qui marque une amélioration significative
des méthodes d'exploitation, le principe de direction étant de camou-
fler la pire exploitation par une soi-disant compréhension et une
mise en place exacte des valeurs.
Les conditions optima d'une action étant réalisées, le côté pra-
tique va se manifester dans la « simplification du travail ». Cette
première offensive, d'une apparence bénigne est très importante.
Ce sont les mancuvres qui, les premiers, en font les frais : « guerre
à la manutention inutile » tel est le mot d'ordre. Elle détermine
les premiers investissements dans du matériel moderne (ex. : cha-
riots électriques élévateurs) (1) en même temps que les premières ·
suppressions d'emploi (les vieux travailleurs sont les plus touchés).
La manutention n'ajoutant rien à la valeur d'un produit, il faut
l'éliminer chaque fois qu'il est possible. On connaît le slogan amé-
ricain « nous ne sommes pas assez riches pour nous payer des
brouettes ». Suit l'agencement des ateliers eux-mêmes. Le circuit
des matières en cours de fabrication étant un facteur très important,
on modifie de fond en comble l'implantation des machines, d'où
un déplacement et une modification des équipes d'ouvriers que
l'on effectue suivant les nécessités du moment. Le processus de
(1) La manutention des pièces à tous les stades de la fabrication se
faisant encore dans de nombreuses entreprises à l'aide de chariots à mains,
des chariots électriques élévateurs font avantageusement le travail de cinq à
six hommes. La disposition des ateliers souvent irrationnelle va être modi-
filée de fond en comble en une succession logique du processus de fabrica-
tion, l'emmagasinage des matières stockables ainsi que leur classement se
standardisent et se simplifient par des méthodes appropriées, etc.
21
fabrication est, à son tour, l'objet d'une rationalisation poussée.
En conservant les mêmes moyens de production, on s'efforce, par
une sérieuse étude technique, de diminuer le nombre d'opérations
primitivement prévues pour l'exécution des pièces. On met, pour ce
faire, les techniciens à contribution. Il s'ensuit automatiquement des
confiits entre ces techniciens et les agents de maîtrise ou même
les ouvriers défendant leurs anciennes méthodes de travail. Natu-
rellement, ces difficultés sont toujours résolues en faveur des orga.
nisateurs qui, et ce sont les débuts de leurs manifestations direction-
nelles, emploient la contrainte si la persuasion ne suffit pas. Tout
aussitôt, et parallèlement, s'étudient les temps de fabrication. Le
principe premier consiste à ne pas augmenter les cadences d'usinage
d'une façon systématique mais, plutôt, à amener l'ouvrier à produire
plus en supprimant les gestes inutiles. On s'emploie activement à
créer un climat de confiance entre l'ouvrier sur sa machine et le
* chronométreur-organisateur ». Toute une phraséologie et une pro-
pagande active insistent sur la nécessité d'améliorer ce facteur
essentiel de la productivité. Le tourneur, le fraiseur ou le raboteur
t; de fabrication doit donc transformer de fond en comble så façon de
procéder au profit d'un système qui en fait l'esclave absolu de sa
machine. Il faut, dans ce domaine, faire une différence entre les
anciennes méthodes de travail à la chaîne qui laissaient la liberté
des mouvements de l'ouvrier dans le cadre d'un temps imposé à la
fabrication d'une pièce, alors, que par la suppression des gestes
inutiles on tente de standardiser les mouvements eux-mêmes aux
fins d'augmenter les cadences. Dans l'esprit des organisateurs il n'y
a donc pas une diminution ordonnée des temps, mais une obligation
involontaire. Des paroles à la réalité, une marge d'impossibilités
existant, faite de la résistance de l'ouvrier à cette nouvelle forme
d'aliénation, ceci ce solde presque toujours pratiquement par une
augmentation imposée des cadences. Du côté employés : compta-
bilité, services commerciaux, bureaux d'études, service planning, etc.,
la lutte pour la simplification du travail est tout aussi importante.
Elle le serait même relativement plus, étant donné la situation « pri-
vilégiée » dont bénéficient les mensuels du point de vue du volume
de travail. Très longtemps le patronat a fermé les yeux sur l'iné-
galité du temps de travail réalisé dans une journée par un employé
de bureau. Il s'agissait tout en maintenant des salaires extrêmement
bas (la misère en faux-col) de créer dans les esprits le mythe du
privilège par rapport aux ouvriers. Le but a d'ailleurs été atteint.
L'employé en règle générale a tendance à se croire un salarié de
condition supérieure. Mais les impératifs de la conjoncture actuelle
tendent à modifier radicalement la position patronale. Il faut lutter
contre les « frais généraux », et les salaires versés aux. employés de
tous ordres sont considérés comme improductifs. Le processus de
travail de l'organisateur est sensiblement le même dans les bureaux
que dans les ateliers. La définition stricte du travail réalisé par
chacun et même dans certains cas l'étude des temps modifient consi-
dérablement l'« atmosphère » des bureaux. Une méthode moins
directe que la suppression d'emploi s'est avérée plus « digestible ».
Elle consiste à ne pas remplacer les employés quittant leur ser-
vice. Le travail du démissionnaire ou du décédé étant réparti dans
la mesure du possible sur le reste du personnel du service, du coup
on augmente le volume de travail tout en ménageant la psychologie
propre des restants. Le contrôle se fait plus sévère, la discipline se
resserre, et, couronnant le tout la mécanisation s'implante de plus
en plus. Le temps des comptables à monocle penchés sur leurs
immenses registres est pratiquement révolu. L'ère des machines
électro-comptables commence et par là même assimile le tenant du
porte-plume à l'ouvrier face à sa machine.
La question des salaires a toujours été la préoccupation majeure
d'un chef d'entreprise. Le vieil adage capitaliste «payer le moins
possible et vendre le plus cher possible » reste particulièrement vrai
pour nos modernes, contrairement aux dires des propagandes. L'et-
22
1
fort principal en ce domaine a été axé sur le rajustement par en
bas des salaires des différentes catégories professionnelles. Pour
comprendre le processus, il est nécessaire de revenir un peu en
arrière. En 1945, reprenant les contrats collectifs de 1936, le décret
Parodi-Croizat définit les salaires minima devant être payés dans
chaque catégorie professionnelle de la Métallurgie. Le calcul du
taux minimum s'effectuait et s'effectue toujours sur la base d'un
nombre de points X correspondant à la profession, multiplié par la
valeur du point liée elle-même au salaire minimum. (Ex. : dessina-
teur d'études 1er échelon ; valeur du point 157,60, nombre de points
hiérarchiques 234, soit un salaire minimum de 157,60 X 234 = 36.870
francs.) Le régime des prix et salaires réglementé par décret per-
mettait aux patrons une fourchette d'augmentation représentant un
plafond de 40 % au-dessus du minimum de la catégorie (dans
l'exemple 36.870 X 1,4). Les différentes luttes revendicatives dans le
cadre des usines avaient dans certains cas amené les salaires à leur
plafond. N'étaient pas rares les industries qui, jusqu'en 1948, payaient
au maximum, ou près du maximum des catégories. La situation
générale se renversant l'astuce de nos organisateurs fut d'englober
les augmentations gouvernementales successives des taux de base
dans la fourchette précédente. Il s'en suivit pour des salaires équi-
valents une baisse progressive des taux des catégories, d'où une
diminution des salaires. On observe dans la plupart des cas des
salaires, qui après avoir été au maximum tombent par bonds succes-
sifs, très près des nouveaux minima. Tout ce « joli. travail » s'est
effectué sur le plan personnel. On a tenu tête aux protestations
individuelles ou collectives et aux grèves locales avec une fermeté
encore inégalée dans la période d'après guerre. Parallèlement les
patrons faisaient mine de reconsidérer les catégories elles-mêmes en
reclassant certains ouvriers ou employés dans une catégorie supé-
rieure (évidemment au minimum), se justifiant par les modifica-
tions apportées à la marche de l'usine.
En même temps, la hiérarchie s'affermissait : nomination de nou-
veaux cadres et agents de maîtrise, importante revalorisation des
salaires de ceux-ci, s'accompagnant, naturellement, de directives
strictes quant à leur influence sur l'ensemble du personnel. Toutes
ces modifications progressives et dosées ont bouleversé l'atmosphère
générale des entreprises en question. Le rapport de force, dans son
aspect subjectif, a changé du tout au tout. Au lieu de trouver face
à eux un personnel que les staliniens avaient, dans une certaine
mesure, soudé sur des bases de luttes revendicatives, les chefs
d'entreprise ont devant eux une « matière » beaucoup moins homo-
gène. Il n'y a, face à ces méthodes, pratiquement pas de réaction
organisée. Lai position des staliniens est assez caractéristique en
ce sens. Leurs militants syndicaux ne tentent aucune espèce d'action,
dépassés par l'offensive patronale et l'apathie des ouvriers. Les
méthodes d'organisation et leurs compléments s'implantent mainte-
nant facilement. On peut affirmer en ce sens que le patronat a
vaincu l'obstacle qu'il considérait certainement comme le plus diffi-
cile : la résistance sociale que ces méthodes risquaient de faire
surgir.
Le gros atout a résidé dans la création de primes de produc-
tivité. En fait, comme nous l'avons vu plus haut, les patrons don-
nent, par ce système, ce qu'ils ont récupéré auparavant. Mais la
prime est, par définition, l'arme de la division. Il s'agit de récom-
penser l'effort individuel ou collectif. On instaure donc, en plus ou
à la place des bonifications que l'on connaît, des primes appelées
« de productivité » ou « de réalisation de programme » ou de « chif-
fres d'affaires », etc. Il s'agit, cette fois, d'intéresser l'ouvrier ou le
mensuel à la marche de l'entreprise. Les conditions de distribution
de ces primes sont, et c'est la base du système, conditionnées par la
hiérarchie. Les cadres, d'abord, en touchent d'importantes en fin
d'année. Les agents de maîtrise, contremaîtres, chefs d'équipes sont
également fortement encouragés, de cette façon, à améliorer la pro-
23
duction des ateliers qu'ils ont sous leur surveillance. Quant au
reste du personnel, il perçoit, selon les entreprises, soit un pour-
centage variable selon l'indice de productivité, soit un pourcentage
fixe basé sur la réalisation d'un chiffre d'affaires minimum mensuel,
soit une prime fixe et égale entre tous. Les primes, selon les cas,
sont hebdomadaires, mensuelles ou trimestrielles. Elles varient entre
5 % et 30 % du salaire brut suivant les entreprises. Si on les exa-
mine sous leur aspect global, on voit, par exemple, les primes
moyennes des cadres vingt fois supérieures à celles des ouvriers et
quinze fois à celles des techniciens, ces derniers ayant, naturelle-
ment, des primes plus élevées que les professionnels et ceci conti-
nuant d'une façon décroissante jusqu'au bas de l'échelle hiérarchique.
Mais salaires bruts et primes diverses ne constituent pas une
rémunération suffisante pour une quantité de travail de 40 heures.
A la revendication des taux horaires, on répond par l'instauration
d'heures supplémentaires. Celles-ci, possibles dans la situation du
marché qui prévalait encore récemment, accroissent la surexploi-
tation en « améliorant » le montant global de la quinzaine ou du
mois. Désormais, ne voyant de possibilité de « défense de leur
bifteack » autre que dans l'augmentation du nombre d'heures de tra-
vail, les ouvriers ne défendent pas la semaine de 40 heures mais celle
de 48 heures, les heures au-delà de 40 étant, comme l'on sajt,
majorées de 25 %. Cette réaction avère grave. Elle caractériserait
à elle seule un facteur important du recul des luttes ouvrières dans
la période présente. Elle démontre en soi le manque, sur le plan
collectif, de perspective immédiate de la classe ouvrière, saturée de
la phraséologie stalinienne ou réformiste. A la lumière de la dis-
cussion individuelle, il se démontre, dans la majorité des cas, que
les ouvriers en ont une conscience vive. Mais aucune autre solution
immédiate ne s'ouvre devant les difficultés présentes...
Le système mis en place, les premières difficultés vaincues, l'ef.
fort du patronat persévère dans toutes les directions. L'extraction
scientifique de la plus-value va trouver sa réalisation dans le prin-
cipe premier de l'accumulation capitaliste : la modernisation des
moyens de production. La plus grande part des profits réalisés son
consacrés à l'acquisition de machines modernes qui vont parfaire
au maximum les conditions de production déjà mises en place. Le
refus systématique de toute augmentation de salaire individuelle
ou collective, le maintien et le renforcement d'une discipline de plus
en plus stricte, l'obéissance aux ordres et le refus de toute initia-
tive individuelle, le contrôle sévère des travaux et des résultats par
les méthodes statistiques et graphiques, la rationalisation et l'aliéna-
tion les plus poussées ou tendant' à l'être, la parcellisation scienti-
fique du travail, telles sont les prémices de l'implantation des métho-
des de productivité, arme actuellement essentielle de la classe capi-
taliste française à l'école des méthodes made in U.S.A.
Quelles sont les conclusions partielles que l'on peut tirer des
premiers résultats ? Indiscutablement, la période actuelle se présente
comme une victoire sur la classe ouvrière. En proie à des graves
difficultés d'ordre financier, social et politique, le patronat s'ins-
pirant des réalisations américaines a su faire appel aux techniciens
de l'organisation à toutes fins utiles. (Parallèlement, d'autres fac-
teurs sont intervenus, mais ce n'est pas notre sujet de les faire
analyser ici.) L'organisation s'est implantée et continue à révolu-
tionner les usines françaises. Sa propagande est très active dans
tous les milieux industriels ; journaux patronaux, conférences, stages
dans les écoles, voyages et commissions d'enquête en Amérique, cir-
culaires, comptes rendus des résultats font écho des réalisations et
incitent les réfractaires à s'informer des possibilités et à s'initier
aux méthodes nouvelles. L'effort est considérable. Il insiste sur la
nécessité de la collaboration des patrons dans ce domaine. A elle
seule, cette propagande suffit à démontrer le caractère d'âpre lutte
de classes que revêt la lutte pour la « productivité ». Lutte de classe
24
dont la manifestation s'avère actuellement unilatérale, car comme
nous l'avons vu, les réactions ouvrières sont pratiquement inexis-
tantes. La menace et la crainte, la division et l'aliénation, l'achat
des consciences et la récompense, la surexploitation et les « réali-
sations sociales », 'sont, indépendamment de l'aspect technique, les
premiers résultats objectifs. Sur le plan de la production, la moder-
nisation progressive change profondément l'aspect des industries.
C'est dans la Sidérurgie, la branche la plus importante que la modi-
fication est la plus significative. Les importants trains continus de
laminoirs des groupes Usinor (ainsi que le démarrage actuel de
celui de la Sollac) modifient considérablement l'aspect du marché et
celui de la répartition productive. D'une période de pénurie, dos
produits sidérurgiques (notamment les tôles) on est passé en quel-
ques mois à une relative saturation malgré une augmentation sen-
sible de la demande (industrie automobile). D'autre part sur le
plan production certaines autres importantes forges se sont trouvées
dans l'obligation de modifier de fond en comble leurs programmes
de fabrication afin de pouvoir exploiter leurs moyens de production
en d'autres domaines. L'industrie électrique, à l'avant-garde de la
productivité, a été la première à en vérifier les méthodes. L'industrie
automobile fait de gros efforts en ce sens, le graphique de produc-
tion des voitures de toutes marques fait ressortir des chiffres en
augmentation constante. Dans ce domaine la production numérique
a doublé par rapport à la période d'avant guerre, en partie grâce
à la rationalisation des méthodes. L'exemple Simca, tête de file de
la construction automobile rationalisée en est la démonstration écla-
tante dans la production de l'Aronde, dont les cadences de sortie
n'ont été étudiées que sur la base de l'organisation scientifique avec
les méthodes que cela comporte. Les techniciens de cette firme ont
d'ailleurs fait profiter d'autres firmes de leur expérience (Pan-
hard) (2).
Mais malgré ce redressement considérable, le capitalisme fran-
çais n'échappe pas aux conséquences directes de son système interne
avec ou sans la rationalisation scientifique. En ce sens on peut dire
que cette dernière précipite les contradictions. Présentement le riar-
ché se sature, les carnets de commande baissent, certaines usines
faute de commandes ferment leurs portes (Hotchkiss) ou se « sépa-
rent » d'un grand nombre d'ouvriers (Ford). L'armée de réserve des
chômeurs se reconstitue, alimentée par les usines de textile du Nord,
les soieries de Lyon et les conserveries et la multitude des petites
et moyennes entreprises qui « cèdent » la place au grand capital
ou s'organisent. Il s'en suit naturellement une accentuation du dur-
cissement patronal face à la classe ouvrière.
A la lumière des résultats de quatre ans d'organisation cette
politique se solde donc concrètement par une accélération du pro-
cessus de crise en même temps qu'elle met en place l'appareil de
production de matériel militaire et adapte l'économie française à
une future économie de guerre hautement planifiée. Déjà Ford
licencie dans l'attente de commandes « Offshore » de camions mili-
taires, Panhard dans l'obligation de réduire sa chaîne de « Dyna >>
se sert de cette expérience au profit de la trop fameuse auto-mitrail-
leuse, Hotchkiss, ses portes fermées, reconvertit « scientifiquement »
dans la perspective d'une fabrication de chenillettes. D'importantes
usines de construction électrique ont démarré la fabrication de
Radars, etc. On est loin des slogans « Productivité prix de revient
plus bas = marchandises plus nombreuses = niveau de vie meilleur
par une augmentation importante des salaires >>
panneaux dans
lesquels la classe ouvrière n'est jamais tombée. Mais la réaction
du prolétariat à la « productivité » est un sujet très important
auquel nous reviendrons dans un prochain article.
René NEUVIL.
(2) La plupart des moyennes et grandes sociétés font pour une large
part appel à la rationalisation, que ce soit dans les cuirs, conserveries,
grandes firmes d'alimentation, batiment, etc.
-
25
LA CRISE DU BORDIGUISME ITALIEN
:
L'évolution politique de la gauche communiste italienne (Parti
Communiste Internationaliste d'Italie) est arrivée à un point crucial.
Deux tendances s'étaient affirmées peu à peu depuis la fondation
du parti. Même si leurs limites n'étaient pas au début très précises,
même si leur lutte s'est déroulée de manière assez confuse, elles
représentent aujourd'hui non seulement deux conceptions distinctes
du travail politique mais encore et surtout deux interprétations
différentes du marxisme.
Dans cet article nous parlerons surtout de la tendance que nous
appellerons « bordiguiste » et expliquerons brièvement à la fin les
positions des camarades qui la combattent et qui ont organisé un
Congrès en juin dernier à Milan. Pour la clarté de l'exposition nous
désignerons ces derniers sous le nom de tendance « du Congrès ».
Le fait que la gauche italienne soit le seul courant oppositionnel
qui, en se situant toujours sur une base de lutte de classe, est
parvenu à survivre à la dégénérescence de l'Internationale Commu-
niste, ainsi que les racines profondes qui la rattachent au prolétariat
'italien, justifient notre intérêt pour son évolution actuelle.
La gauche communiste italienne dans l'I.C.
Courant de gauche dans la social-démocratie italienne d'avant
1915, la tendance dite abstentioniste de Bordiga se fond en 1920 avec
le groupe de l' « Ordine Nuovo » pour former le parti Communiste
d'Italie.
Mais au sein de la IIIe Internationale, la gauche italienne se
trouve bientôt en opposition avec la conception tactique de Moscou.
Le recul de la révolution en Europe, le souci de sauvegarder le
pouvoir ouvrier en Russie, menacé par la pression du capitalisme à
l'extérieur et par sa propre évolution interne, déterminaient l'orien-
tation opportuniste de la tactique de l'I.C. Tactique dans laquelle
on retrouve également l'influence de certaines positions du bolché-
visme reflétant les conditions de la lutte dans un pays arriéré (rôle
de la paysannerie, conquêtes démocratiques, etc.) et que l'Exécutif
de Moscou prétendait imposer à toute l'Internationale.
La tendance de gauche italienne s'opposa à la politique du Komin-
tern dans la question du front unique avec la social-démocratie,
dont elle dénonça l'opportunisme et l'inefficacité ; elle s'opposa à
l'exagération des possibilités d'utilisation du parlement bourgeois et
même à toute utilisation de celui-ci pendant une période révolution-
naire, ainsi qu'aux méthodes employées pour former les partis
communistes au moyen de regroupements hâtifs, la politique des
* planches pourries ». Contre la gauche se dressèrent" Lénine (1),
Trostky, Zinoviev, Boukharine. En Italie même, elle combattit la
(1) Voir La maladie infantile du communisme.
26
nouvelle tactique de la défense de la démocratie bourgeoise contre le
fascisme. Chassée de la direction du P.C. d'Italie en 1924, elle fut
définitivement vaincue au Congrès de Lyon (déjà en émigration)
en 1925.
Cependant, sa critique de l'I.C. ne dépassa pas le terrain de la
tactique. L'évolution réactionnaire de l'U.R.S.S. était à l'époque
visible avant tout par ses répercussions sur la politique de l'Inter-
nationale. La bureaucratisation du régime s'accentuait tous les jours
davantage mais le vrai caractère et la rapidité de ce phénomène
restaient encore dans l'ombre pour la majorité des militants, commu-
nistes au dehors de la Russie. A l'époque de son exclusion, en 1927,
la gauche italienne considérait ainsi la Russie comme un Etat
prolétarien, l'économie russe comme non-capitaliste, voire socialiste
dans certains secteurs. A ce même moment pourtant, des groupes
oppositionnels (dont une partie de la gauche italienne elle-même qui
forma un groupe indépendant en émigration) apercevaient déjà la
signification réelle de la montée bureaucratique et définissaient la
Russie comme capitalisme d'Etat.
La consolidation du fascisme en Italie créa de nouvelles condi-
tions politiques. Pratiquement écrasé, le mouvement ouvrier resta
dans l'illégalité pendant vingt ans et la vie politique fut presque
nulle.
La gauche italienne continua d'avoir une activité en France et
en Belgique où se trouvaient les principaux noyaux des militants
qui avaient émigré. Elle ne se dégagea pas des formules tradition-
nelles de la III Internationale et ne parvint à établir ni une critique
sérieuse, de la défaite ni une réponse aux nouveaux problèmes. Si
elle se situa toujours sur un terrain de lutte de classe, si elle défendit
les positions révolutionnaires contre l'opportunisme trotskyste et le
stalinisme, son interprétation de l'évolution historique et de la
lutte des classes resta' attachée à la lettre des textes classiques, non
au développement des idées qu'ils expriment.
La fondation du P.C.I. d'Italie
A la faveur de l'effondrement politico-militaire du régime musso-
linien, les militants qui étaient restés en Italie ou qui y retournèrent
pendant la guerre, parvenaient en 1943-44 à établir les bases d'une
nouvelle organisation. Après vingt années de fascisme, le plus grand
nombre revenait à la vie politique en reprenant purement et sim-
plement le programme de l'Internationale Communiste : « trahi par
les: centristes » (staliniens).
La nouvelle organisation regroupa bientôt, avec la majorité
des militants revenus de l'émigration, une partie des cadres de base
de l'ancien P.C. ainsi que d'importants groupes d'ouvriers. Ce fut
le seul groupement politique qui en pleine euphorie démocratique
et belliciste sut s'opposer au mensonge de la prétendue guerre anti-
fasciste, dénoncer le fascisme et la démocratie comme deux formes
de l'exploitation capitaliste et proclamer la nécessité d'une lutte
puverte pour la destruction du système bourgeois.
A la Conférence de Turin, en 1945, le P.C.I. d'Italie adoptait une
plateforme politique qui reprenait les positions classiques de la
LII® Internationale. Bien qu'on y dénonçât le caractère impérialiste
de la Russie, aucune définition nette de la nature de l'U.R.S.S. n'y
Agurait. Aucune analyse sérieuse de l'expérience russe, aucune ten-
tative d'aller au-delà des positions de 1926. Le stalinisme était
présenté comme un phénomène de dégénérescence opportuniste sans
expliquer sa liaison avec la formation d'une nouvelle couche exploi-
teuse en Russie. Les principaux événements mondiaux y étaient
simplement enregistrés sans être intégrés dans une analyse globale
du capitalisme moderne.
On aurait pu penser que cette tâche de critique et d'analyse de
seconstruction théorique indispensable, serait entreprise par la suite,
Il n'en a rien été. De 1945 à 1951, ces problèmes n'ont même pas
été posés par le centre du parti. Aucune discussion n'a été ouverte
hi préparée de façon sérieuse. Les tentatives de camarades isolés
- 27
..
non
comme
ou d'autres groupes révolutionnaires ont été étiquetées de revisio-
nisme et repoussées avec ignorance et mépris. Il est certain que la
carence du centre a trouvé son complément dans la situation devant
laquelle se trouvaient les militants du parti. En lutte à la fois contre
la bourgeoisie et les organisations « ouvrières », les problèmes qu'ils
devaient résoudre étaient toujours urgents et d'ordre pratique : prise
de position concrète dans les conflits ouvriers. Cependant, une
position juste sur ces problèmes ne pouvait être déterminée que par
la poursuite parallèle de l'effort théorique. C'est ainsi que pendant
des années les discussions dans le parti ont tourné essentiellement
autour de la querelle entre « activistes » et « attentistes », sans que
le contenu théorique de cette divergence ait été dégagé en liaison
avec une analyse de l'évolution capitaliste, des perspectives révo-
lutionnaires et une critique des positions traditionnelles.
Parti et classe : la dictature du prolétariat.
En réalité, pendant toute cette période, comme précédemment
pendant l'émigration, la gauche italienne a été dominée par une
conception particulière du marxisme, laquelle interprète l'histoire
comme le résultat du heurt entre des forces sociales, les
classes, mais
celui de forces économiques abstraites.
Le processus historique n'est plus ainsi la résultante de l'action
de classes antagoniques et les rapports de production (c'est-à-dire les
rapports entre ces classes) ne sont plus déterminés en dernière
analyse par leur lutte permanente : c'est, à l'inverse, la structure
économique considérée de façon abstraite qui détermine l'action des
classes, lesquelles ne seraient plus ainsi que des exécutants aveugles
des lois économiques. Conception qui rend évidemment inexplicables
(quelle que soit la phraséologie marxiste dont on la recouvre) les
bouleversements révolutionnaires de l'économie et des formes
sociales.
Il faut remarquer d'ailleurs que cette conception semble toujours
s'appliquer davantage à la classe ouvrière qu'à la bourgeoisie,
dont on admet le rôle « subjectif » avec une facilité surprenante.
Ainsi par exemple, la gauche italienne en émigration a pu définir
la dernière guerre comme une guerre « contre le prolétariat, pour
sa destruction », c'est-à-dire comme le résultat d'une action cons-
ciente de la bourgeoisie pour détruire les passibilités révolution-
naires.
A l'opposé, elle a échafaudé la théorie de « la disparition du pro-
létariat pendant la guerre ». Non seulement on niait ainsi toute
influence de la classe ouvrière dans le cours des événements, mais
on décrétait qu'il n'y avait plus de classe ouvrière. Il ne s'agit pas
là d'une position particulière à un camarade, mais d'une conception
que nous retrouvons tout au long de la vie de la Gauche. Dans la
résolution finale du Congrès de Florence en 1948 par exemple, il est.
dit : «
cette concentration est conditionnée par la défaite interna-
tionale subie par le prolétariat et par sa destruction comme classe: »
Et plus loin : « destruction et défaite qui font aujourd'hui du pro-
létariat non un élément consciemment antagonique mais un élément
essentiel de la reconstruction capitaliste. »
Cette thèse de la lutte des classes à éclipses a inspiré l'activité de
la Gauche à l'étranger. pendant des années ; elle a été à la fois
et la cause et le résultat de sa sclérose théorique.
Ainsi par exemple, au lieu de voir dans le bouleversement révolu-
tionnaire de juillet 1936 en Espagne l'aboutissement d'une longue
période de lutte des classes, on n'a fait qu'enregistrer une « explosion
ouvrière » (?) de quelques jours suivie d'une «guerre impérialisté ».
La classe ouvrière était apparue pendant 24 ou 48 heures, elle avait
disparu ensuite. Les combats continuaient cependant. Il y avait donc
guerre. Nous sommes dans la période des guerres impérialistes ;
c'est donc une guerre impérialiste ! Et le « léninisme » aidant, nous
avons vu la Gauche italienne déclarer (au prix d'une scission 11
est vrai) que le mot d'ordre à donner en Espagne c'était la frater-
28
nisation : . fraternisation des ouvriers en armes avec la garde civile,
les légtonnaires et les phalangistes d'en face! (2).
En fait, une semblable interprétation de la lutte des classes
tend à nier tout rôle de la classe ouvrière. C'est la pression de
forces économiques abstraites qui entraîne « le changement de situa-
tion »; il suffit alors de l'intervention d'une minorité qui, pendant la
période précédente, a conservé « les principes », pour « former le
parti » d'abord, renverser le pouvoir bourgeois ensuite. Cette concep-
tion à la fois économiste et blanquiste transforme le prolétariat
en une masse de manoeuvre. C'est au fond la négation même de la
lutte des classes. A la lutte des deux classes fondamentales - bour-
geoisie, prolétariat l'une défendant ses privilèges, son mode d'or-
ganisation de la société qui est devenu un obstacle au développement
de la civilisation, l'autre combattant pour supprimer son exploitation
et par là même l'organisation capitaliste de la société et pour établir
un système social fondé sur la satisfaction des besoins, à cette lutte
historique le bordiguisme substitue celle d'un noyau de militants
le parti contre l'Etat bourgeois.
Mais de la même manière qu'il remplace la lutte du prolétariat par
l'action du parti, il substitue celui-ci à la classe dans l'exercice
du pouvoir et la gestion de la société.
Si la position bordiguiste traditionnelle n'a jamais dépassé l'expé-
rience russe sur ce problème, elle a cependant évolué : dans un sens
rétrograde. Un dernier document intitulé « Bases pour l'organisation
1952 » (3) définit en quelques points les conceptions du P.C.I. d'Italie
dont l'acceptation est une condition pour adhérer à l'organisation.
Un de ces points est le suivant : «La dictature du prolétariat est
exercée par le parti ». Formulation qui se trouve dans la ligne
bordiguiste traditionnelle du « parti-classe » ne concevant l'existence
du prolétariat comme classe que lorsque existe le parti et au
travers de celui-ci.
Que cette position constitue un recul, cela devient évident lors-
qu'on se réfère aux positions marxistes sur ce problème dans le
passé, à «L'Etat et la Révolution » de Lénine par exemple. Mais le
Programme du Parti Communiste d'Italie à sa fondation n'affir-
mait-il pas lui-même dans son point 7 : « La forme de représentation
politique dans l'Etat ouvrier est le système des conseils de travail-
leurs (ouvriers et paysans) déjà appliqué dans la révolution russe,
commencement de la Révolution mondiale et première réalisation
stable de la dictature du prolétariat ».
L'explication théorique la plus complète de la position bordiguiste
se trouve dans un texte que ces camarades considèrent aujourd'hui
comme fondamental : « Force, violence et dictature dans la lutte
des classes » (4).
Ce document débute par une polémique contre les réformistes et
les démocrates ; suit une justification de la nécessité de la violence,
de la destruction donc (et non réforme ou conquête) de l'Etat bour-
geois et de la nécessité de la dictature du proletariat.
Pas un mot sur l'organisation même de cette dictature mais
affirmation que c'est le parti qui l'exerce « au nom des masses ».
Or, pour Marx comme pour Lénine, la destruction de l'Etat bour-
geois n'avait pas seulement son côté négatif, destruction, mais aussi
son aspect positif : remplacement par un appareil prolétarien de
pouvoir et de gestion (le « demi-Etat » de Lénine) formé par les
organes politiques de masse : les soviets en Russie.
Les révolutions de 1905 et dé 1917 en Russie ont montré en outre
(2) Cette interprétation (qui était encore reprise dans Prometeo, organe
théorique du P.C.I. d'Italie, en 1946), rend complètement inexplicable l'in-
surrection des ouvriers de Barcelone en mai 1937. Aussi celle-ci a été
présentée comme un massacre des prolétaires, réduits au rôle de victimes
passives, par le gouvernement républicain.
(3) Battaglia Comunista, no 5. Année XIII. 6-20 mars 1952.
(4) Prometeo, première série, nos 2, 4, 5, 8 et 9.
29
}
:
que la création de l'appareil de pouvoir prolétarien non seulement
précède l'effondrement de l'Etat bourgeois mais en est même la
condition.
Cette expérience ne concorde évidemment pas avec la perspective
d'une révolution faite par des ouvriers insconscients ; elle dément la
thèse selon laquelle «La conscience vient à la fin et, de façon
générale, après la victoire décisive » (5) et montre au contraire
l'étroite dépendance entre action de classe et conscience de classe,
chacune réagissant sur l'autre et la conditionnant.
Nous retrouvons dans ce texte la négation du rôle de la classe
ouvrière, la négation de la révolution comme aboutissement d'une
période de lutte et de clarification politique dans le prolétariat, la
négation de la tendance qui porte la classe ouvrière à mettre en
question l'existence même de l'organisation sociale capitaliste.
Cette tendance vers la lutte politique révolutionnaire s'est mant-
festée déjà pendant la période ouverte par 1848, s'est précisée lors de
la Commune de 1870, s'est exprimée par des grandes batailles ouvriè
res, en l'absence d'ailleurs de tout parti prolétarien (soit qu'il n'exis-
tait pas, soit que son influence était nulle).
La période révolutionnaire ouverte par 1917 en Europe s'est juste-
ment caractérisée par cette tendance des masses à lutter sur le
terrain politique et non simplement économique. C'est elle qui a
permis la formation et l'intervention des partis communistes et non
l'inverse. Et même après le passage de ces partis au stalinisme, le
prolétariat a continué de lutter sur un terrain politique de classe.
Les travailleurs espagnols qui de 1930 à 1936 ont constamment mis.
en cause les bases du régime capitaliste, qui, en 1936, ont détruit
ses institutions fondamentales, pris en mains la gestion des usines
et des transports, ont bel et bien dépassé le fameux niveau écono-
mique et ont montré l'existence d'une lutte consciente contre le
capitalisme. On peut et on doit expliquer comment l'absence d'un
parti ayant un programme et des objectifs clairs a été un des
facteurs essentiels de leur incapacité à constituer un pouvoir ouvrier
centralisé et donc de leur échec final. Mais il est faux et grotesque
de prétendre qu'ils n'avaient pas de conscience de classe.
Affirmer que la conscience ne vient qu'après la révolution et que
c'est le parti qui exerce le pouvoir au nom de la classe, c'est dire
que celle-ci n'est pas capable de succéder à la bourgeoisie dans la
direction de la société, c'est justifier les pires théories réaction-
naires.
D'autre part, affirmer que le parti exerce le pouvoir, cela ne
nous explique guère comment ce pouvoir est organisé.
Mais le texte en question ne s'embarrasse pas de semblables
détails. Ce qui est important c'est de démontrer qu'il n'y a pas
d'autre organisme que le parti qui puisse exercer la dictature. On
procède donc par élimination : les syndicats sont rejetés, les conseils
d'usine aussi. On en arrive ainsi aux soviets et, après quelques
généralités, nous connaissons le fin fond du problème : « ... les soviets
(5) « Force, violence et dictature... ». A remarquer l'originalité de la
thèse : « A la fin de quoi ? D'une période d'agitation révolutionnaire ?
Mais si pendant cette période les ouvriers n'avaient pas encore de cons-
cience de classe, en quoi est-elle révolutionnaire et peuvent-ils lutter contre
la bourgeoisie sans avoir conscience de classe ? D'autre part, si la thèse
n'est vraie que « de façon générale », il en est donc autrement dans certains
cas ? Il peut donc y avoir une période révolutionnaire avec des ouvriers
inconscients et une autre avec des ouvriers conscients ? Mais si ce n'est
pas l'accroissement de la conscience révolutionnaire des ouvriers qui déter-
mine le caractère révolutionnaire d'une période donnée et la violence et
la justesse de leur lutte contre la classe exploitatrice, quels sont donc les
facteurs qui agissent et font qu'on arrive justement « à la fin » ? Et si
la conscience vient « après la victoire décisive », la révolution donc, par qui
cette révolution est faite'? Par des masses inconscientes sous la direction
d'un parti conscient ? Mais pourquoi des masses inconscientes suivraient-
elles ce parti et sur quelle base le parti lui-même se serait formé et
renforcé ?
30
-
4
ne sont pas garantis contre une dégénérescence opportuniste.... >>
Malheureusement le parti non plus ! La dégénérescence de l'Etat
ouvrier en Russie ne s'est pas effectuée par le canal des soviets,
mais justement par celui du parti, lequel réduisait progressivement
le rôle des soviets et étouffait toute vie politique à l'intérieur de la
classe dans la mesure même où il se bureaucratisait.
Aucun organisme prolétarien n'est à l'abri des influences réac-
tionnaires. Ni parti, ni soviets. Il n'y a aucune autre garantie que
l'approfondissement et l'extension permanents de la révolution.
Le parti assure la continuité de l'idéologie révolutionnaire à tra-
vers les différentes phases de la lutte, dont il exprime le contenu.
dans son programme; il s'efforce à tout moment de coordonner
l'action de la classe, d'élever le niveau de conscience des masses, il
joue un rôle actif, essentiel, mais il ne peut pas remplir les tâches
révolutionnaires à la place de la classe. Il ne peut pas se substituer
aux organes de masse pour devenir lui-même organe de pouvoir et
d'administration sociale.
Aujourd'hui le problème est de savoir si le capitalisme continue
de développer une classe capable de prendre en charge la société,
si les transformations actuelles accroissent les conditions permettant
l'instauration d'un régime prolétarien. Si l'on considère d'une part
la formidable capacité de défense du capitalisme (capacité qui sub-
sistera partiellement même après l'ébranlement provoqué par une
guerre), la vieille expérience de la classe dominante, ses moyens de
répression et de manouvre, et d'autre part l'ampleur des problèmes
que se poseraient à un pouvoir prolétarien, on doit admettre que
la destruction du capitalisme et l'organisation du socialisme ne peu-
vent être réalisées que par une classe ouvrière ayant une conscience
élevée de ses tâches.
Nier cette conscience avant la révolution et affirmer que c'est
une minorité aussi restreinte que le parti qui exercera le pouvoir,
signifie admettre que la classe n'interviendra pas activement dans
le cours révolutionnaire qui est une période de destruction et de
construction à la fois. La révolution n'a rien à voir avec une espèce
de délégation de pouvoirs de la classe au parti lequel renverserait le
gouvernement établi. La révolution c'est le bouleversement des rap-
ports sociaux dans son sens le plus large et profond. A tous les
échelons de la société, des larges masses de prolétaires intervien-
dront pour supprimer les organes capitalistes de pouvoir et de ges-
tion de la production et les remplacer par des organes nouveaux
Seules des organisations de masse peuvent canaliser cette énorme
poussée et accomplir ces tâches immenses ; elles seules peuvent être
à la fois chantier et école des masses.
C'est là l'enseignement d'un siècle de lutte des classes, enseigne-
ment dont Lénine a dégagé les prémisses dans «L'Etat et la Révo-
lution » et que l'Internationale Communiste a reconnu à sa fondation
en déclarant valable à l'échelon international l'expérience des soviets.
L'organisation des masses
Mais le révisionisme des théoriciens bordiguistes ne s'arrête pas
là. Dans le texte. « Bases pour l'organisation 1952 » une nouvelle pers-
pective d'organisation des masses est tracée de laquelle les orga-
nismes de type soviétique semblent être définitivement exclus. Les
rapports entre le parti et la classe étant envisagés comme ceux
de deux corps étrangers, le texte affirme « la nécessité pour le déve-
loppement révolutionnaire qu'il existe, entre le parti et la classe, une
couche intermédiaire formée par des associations économiques
influencées par le parti ». Et plus loin : « La phase de reprise coin-
cidera avec le développement d'associations économiques syndicales
des masses... ». Par ailleurs, il n'est nulle part question dans cette
déclaration de principes du rôle d'organismes politiques des masses.
Une telle perspective ne tient aucun compte de l'évolution de la
société qui a amené l'Etat à déterminer lui-même (par l'entremise.
de tout un appareil bureaucratique syndical : fasciste, stalinien ou
- 31
13
«démocrate ») les conditions de travail et les salaires des travail.
leurs. Ce phénomène, qui se vérifie avec plus ou moins de rigueur
suivant la structure propre à chaque pays, n'en est pas moins géné-
ral. La moindre revendication économique se heurte aujourd'hui à
l'appareil d'Etat. Une reprise généralisée de la lutte ouvrière doit
entraîner la lutte contre.cet Etat et ses prolongements de type syndi-
cal dans la classe ouvrière ; cela signifie le dépassement de la lutte
économique telle qu'elle se déroulait autrefois. C'est presque une
banalité de dire que toute lutte économique est aujourd'hui aussi
une lutte politique. D'ailleurs, cette situation n'est-elle pas une des
causes actuelles du manque de combativité des ouvriers qui sentent
peser sur eux la lourde machine de l'Etat ? Or, comment peut-on
penser qu'une phase de reprise coincidera avec la création d'orga-
nismes de type syndical ? Les problèmes qui se poseront au prolé-
tariat seront-ils donc de type syndical ? Si l'on admet la perspec-
tive d'une aggravation de la crise capitaliste débouchant dans une
troisième guerre mondiale, il est évident que, dans une telle situa-
tion, la moindre action des ouvriers constituera une prise de position
devant la politique de guerre et d'exploitation accrue ; tout organe
crcé par les ouvriers devra donc agir sur un terrain politique, quelle
que soit la raison pour laquelle il aura été formé. Les syndicats
continueront d'exister. Ce seront les syndicats contrôlés et orientés
par l'Etat capitaliste et dont le rôle sera de déterminer le niveau de
vie des travailleurs en fonction des nécessités de l'appareil de guerre.
Lorsque la classe ouvrière reprendra sa lutte, elle devra détruire
ces organismes qui lui barreront le chemin.
La perspective d'une renaissance d'organisations syndicales de
classe ne peut être expliquée que par un attachement borné aux
foimulations d'il y a trente ans ainsi que par la croyance en l'in-
capacité du prolétariat de lutter politiquement ; un parti conscient
qui dirige, un prolétariat inconscient et incapable d'aller au-delà :
d'un certain « associationisme économique », pouvant tout au plus
former des syndicats mais qui exécuterait (on ne sait vraiment pas
pourquoi !) les directives du parti, tel est l'idéal du bordiguisme.
Il y a là encore un net recul par rapport aux positions qui avaient
été défendues il n'y a pas si longtemps par ce courant. En effet,
le C.E. du P.C.I. d'Italie déclarait en 1948 (5 a) :
« Le Parti affirme que le syndicat actuel est un organe fonda-
mental de l'Etat capitaliste, ayant pour but d'emprisonner le prolé-
tariat dans le mécanisme productif de la « collectivité nationale ».
Ce te caractéristique d'organe étatique est imposée aux organismes
syä dicaux et de masse par les nécessités internes du totalitarisme
capitaliste... Il en résulte que quelle que soit la forme revêtue par
le syndicat : unitaire ou résultant d'une scission éventuelle ; que
quelle que soit son étiquette (même révolutionnaire, comme dans le
cas des syndicats constitués sur l'initiative des anarchistes ou des.
syndicalistes), le syndicat ne peut aujourd'hui être différent de ce
qu'il est ni ne pas remplir une fonction ouvertement contre-révolu-
tionnaire qui lui est imposée par les exigences de la société capi-
taliste. »
« C'est pourquoi on doit rejeter catégoriquement toute perspec-
tive de redressement du syndicat, toute tactique visant à la « con-
quête » de ses organes centraux ou locaux, toute participation à la
direction des commissions internes et organismes syndicaux en géné-
ral. La classe ouvrière, au cours de son attaque révolutionnaire,
devra détruire le syndicat comme un des mécanismes les plus sen-
silles de la domination de classe du capitalisme. »
Ainsi la position actuelle se trouve exactement à l'opposé de la
position de 1948 ! Mais le recul va encore plus loin. Le même texte
« Bases. pour l'organisation 1952 » affirme ensuite : « ... du moment
où, dans un organisme syndical donné, le rapport numérique concret
(5 a) Battaglia Comunistan nº 19, fue année, 3-10 juin 1948.
32
+
entre les membres du parti et ses sympathisants d'une part et les
syndiqués de l'autre sera favorable, et si dans cet organisme existe
une dernière possibilité, virtuelle ou statutaire, d'activité autonome
de classe, le parti développera la pénétration et tentera la conquête
de la direction de cet organisme. »
C'est comme cela que la tendance bordiguiste jette aujourd'hui
par-dessus bord (sur l'injonction de son chef Alfa et sans aucune
espèce de discussion) ce qui, depuis des années, était une des posi-
tions défendues avec le plus d'acharnement. Opportunisme sous cou-
vert d'intransigeance, renonciation à « penser avec sa propre tête »,
abdication devant l'autorité du Chef, ce sont là trois traits carac-
téristiques du bordiguisme 1952.
La nature et le rôle de la Russie
La Gauche italienne a rejeté, dès 1933, la position trotskyste
de défense de la Russie et proclamé le caractère contre-révolution-
naire de la politique stalinienne.
Mais, comme nous l'avons déjà dit, aucune analyse sérieuse des
causes du triomphe du stalinisme, en U.R.S.S. ni de la nature de
celle-ci n'a été faite.
Dans la plupart des documents bordiguistes, l'échec de la révo-
lution en Europe après 1917 est attribué aux fautes tactiques de la
IIIe Internationale. Nous ne nous étendrons pas sur cette explica-
tion simpliste qu'on pourrait à juste titre assimiler à l'explication
populaire de la défaite par la trahison. L'échec de la révolution et
plus encore les formes de cet échec, tout comme l'évolution ulté-
rieure du capitalisme, ont montré que les conditions historiques
n'étaient pas mûres à cette époque pour une victoire décisive géné-
ralisée. Ciest là évidemment une explication • « après coup », expli-
cation qu'on ne pouvait pas donner il y a trente ans, mais qui, loin
de nier l'importance fondamentale des événements de cette période
pour l'avenir de la classe ouvrière, peut seule servir justement à
définir ce qui était fondamental. Explication après coup, mais cer-
tainement plus sérieuse que celle de l'échec déterminé par une
« application tardive des positions tactiques des marxistes radi-
caux » (6).
En ce qui concerne le triomphe du stalinisme en Russié, l'expli-
cation bordiguiste se contente d'en attribuer la cause à Kisolement
de l’U.R.S.S. par suite du recul de la vague révolutionnaire en
Europe. Et sur le déroulement concret des événements, la forma-
tion en Russie d'une couche exploiteuse remplissant non seulement
les fonctions classiques de la bourgeoisie mais perfectionnant et
transformant le système d'exploitation, utilisant les organismes créés
par la classe ouvrière, le parti et l'Internationale, pour affermir sa
propre domination sur le prolétariat, l'analyse bordiguiste est inexis-
tante ou contradictoire à souhait.
La Plateforme du P.C.I. d'Italie de 1945 nous apprend en effet :
l'économie a repris des caractères de privilège et d'exploitation
des salariés ; dans le domaine social les couches aisées ont repris
de l'influence... »
Si la première phrase est insuffisante, la deuxième est fausse
de toute évidence. Les anciennes couches ont été détruites, élimi-
nées socialement. Des nouvelles couches sont apparues dont les fonc-
tions de direction ne reposent plus sur des titres de propriété ni
ne sont garanties par eux ; les revenus de ces couches sont insé-
parables de leur fonction dirigeante réelle (politique ou économi-
que) et ne découlent pas de la possession d'actions ou de parts
quelconques dans une entreprise privée, indépendamment du rôle
réel de leurs possesseurs, comme c'est le cas dans le capitalisme
classique. Ces nouvelles couches constituent en fait la classe capi-
taliste bureaucratique russe qui dispose de la plus-value extraite aux
(6) « Bases pour l'organisation 1952 ».
33
prolétaires industriels et agricoles et l'utilise selon les besoins de
sa propre domination.
Or, les bordiguistes se refusent à voir dans la bureaucratie russe
autre chose que la machine administrative de l'Etat : les bureau-
crates sont des exécutants et l'Etat n'est autre chose, suivant la for-
mule classique, qu'un instrument de violence au service des capita-
listes privés.
Que cet instrument organise, dirige toute l'économie, qu'il pla-
nifie la production du trust, géant tout comme celle de la moindre
usine, qu'il fabrique la bombe atomique aussi bien que la produc-
tion littéraire, qu'il assume en un mot toutes les fonctions que la
classe dominante (et pas seulement son Etat) remplit ailleurs, cela
ne change rien au problème selon les bordiguistes. Ils se refusent
ainsi à reconnaître que la classe dominante en Russie se trouve à
l'intérieur de l'appareil étatique, dont elle occupe les postes diri-
geants, ce qui ne signifie pas que l'Etat ait perdu son caractère
d'instrument (ou qu'il soit devenu lui-même une classe !) mais qu'il
est l'instrument de la classe dominante dans tous les domaines :
appareil de coercition et de gestion des moyens de production à la
fois.
Mais si la bureaucratie dirigeante (économique, politique, mili-
taire) n'est pas la classe dominante, quelle est donc cette classe et
au profit de qui s'effectue l'exploitation de la force de travail russe ?
La position bordiguiste sur ce problème est extrêmement confuse.
Nous avons vu comment, dans la Plateforme de 1945, c'étaient «les
couches aisées qui avaient repris de l'influence ». Mais dans un texte
plus complet publié un peu plus tard (7), on nous dit aussi :
« La classe exploiteuse du prolétariat russe, laquelle pourra peut-
être, dans un proche avenir, apparaître au grand jour à l'intérieur
du pays lui-même, est aujourd'hui constituée par deux forces his-
toriques évidentes : le capitalisme international et l'oligarchie
bureaucratique interne dominante, sur laquelle s'appuient paysans,
marchands, spéculateurs enrichis et intellectuels prêts à soutenir le
plus puissant.
«Le rapport économique avec le capitalisme étranger présente les
caractères suivants : l'état prolétarien avait dès le début proclamé
et maintenu le monopole du commerce extérieur, ce qui signifie qu'il
n'est pas possible en Russie à une personne privée d'accumuler des
capitaux en plaçant des marchandises russes sur le marché inter-
national et vice versa. C'est l'Etat qui préside à ces échanges et lui
seul en discute et accepte les conditions et en reçoit les bénéfices
ou les pertes. Si l'Etať prolétarien est politiquement fort, si dans
les pays bourgeois la menace des couches sociales qui lui sont soli-
daires est forte et si l'économie intérieure ne se trouve pas dans une
crise grave, les conditions internationales d'échange pourront être
favorables ; dans le cas contraire, elles seront défavorables. Du fait
que les marchandises entrées et sorties ont dû être évaluées en
argent et que, avec la mesure transitoire de l'étatisation des ban-
ques, l'état ouvrier a dû se donner une monnaie négociable sur les
marchés internationaux, chaque fois que celui-ci aura un besoin
indispensable de produits étrangers pour son économie, il devra
accepter une perte dans le rapport monétaire entre marchandises
cédées et marchandises reçues. Cette différence équivaut à une dif-
férence des forces de travail, dont le produit passe aux bénéfices
du capital industriel et commercial étranger, si bien que l'ouvrier
qui travaille en Russie, apparemment sans patrons, cède une plus-
value à l'exploitation étrangère et ne s'est pas libéré de la domi-
nation bourgeoise. »
Ce qui frappe immédiatement dans le texte ci-dessus c'est que,
tandis que la définition du capitalisme international comme élément
constitutif de la classe exploiteuse du prolétariat russe s'applique à
un Etat non prolétarien la Russie actuelle l'explication de cette
(7) « La Russie soviétique de la Révolution à nos jours », Prometeo, no 1.
Juillet 1946. Année I. Pages 32 et suivantes.
34
définition se fait avec l'exemple d'un Etat prolétarien.
En réalité, ni définition ni explication ne sont valables aujour-
d'hui ; elles ne sont que le replâtrage d'une idée formulée il y a
25 ans alors qu'on n'apercevait pas encore la formation d'une
classe bureaucratique en Russie et qu'on cherchait à la fois l'expli-
cation de l'exploitation des ouvriers russes et du rôle réactionnaire
de « l'oligarchie bureaucratique » dans l'influence directe de la bour-
geoisie internationale sur un Etat encore ouvrier.
A vrai dire, il n'y a jamais eu de commune mesure entre le sur-
travail exporté et l'énorme quantité de surtravail que la classe
bureaucratique russe s'est approprié et qu'elle a accumulé au tra-
vers des plans quinquennaux pour édifier, avec la puissance indus-
trielle de l'U.R.S.S., sa propre domination de classe.
Mais l'idée de l'exploitation des ouvriers russes par la bourgeoi-
sie internationale et de la subordination de « l'oligarchie bureau-
cratique » au capitalisme international n'a jamais été sérieusement
'révisée par les bordiguistes. Elle s'est d'ailleurs plus nettement
exprimée dans d'autres textes par la formule : « La bureaucratie
russe est au service du capitalisme international ». Ce qui signifie
rait sans doute qu'il n'y a pas à vrai dire, de classe dominante en
Russie, mais seulement une espèce de clique exploitant pour le
compte d'un tiers. Or, dans la mesure où le capitalisme internatio-
nal n'est pas un personnage abstrait, mais (en dehors des frontières
russes) le complexe économico-militaire occidental, cela voudrait dire
que la clique russe est au service de Washington ! Nous n'exagérons
rien en disant cela : l'hypothèse que « Staline vendrait la Russie à
l'Amérique » a été très sérieusement avancée il y a quelques années
par Alfa, auteur de ce texte, lequel parlait encore récemment de la
« pénétration du dollar en Russie ».
D'ailleurs, l'idée de la dépendance de la Russie vis-à-vis de
l'Amérique se trouve clairement exprimée dans un autre passage
de ce même texte : « ... la Russie d'aujourd'hui ne pourra pas dénon-
cer la dette de prêt et bail envers les alliés, comme elle dénonça
en 1917 celle qu'elle avait vis-à-vis des états bourgeois, qui étaient
tous alors ses ennemis. Elle ne le pourra pas, parce qu'elle aura
nécessairement besoin d'autres locations et prêts de capital étranger
pour la tâche énorme de reconstruction de ses territoires dévastés... >>
Et plus clairement encore dans le passage suivant d'un article
récent:
« Marx définit la dette publique comme l'aliénation de l'Etat.
L'Etat ne peut s'aliéner qu'à un groupe privé. L'Etat de la classe
prolétarienne ne peut s'aliéner qu'à une classe prolétarienne. Avec
des grands emprunts, l'Etat russe s'aliène plus ou moins directe-
ment à la grande finance mondiale, maîtresse de toute la masse des
titres circulant dans le monde (selon le calcul de Lénine) et le canal
de cette progressive et inexorable aliénation, c'est évidemment une
couche interne d'entrepreneurs d'affaires et d'entrepreneurs de
complexes productifs qui s'appuient sur la bureaucratie d'Etat et
se servent d'elle. >>
La position bordiguiste se fonde surtout sur le, refus d'analyser
les transformations structurelles du capitalisme moderne, en Russie
et ailleurs.
En effet, le premier texte définit l'économie russe de la manière
suivante : « ... un vaste et puissant capitalisme d'Etat, avec distri-
bution de type privé et mercantile, limitée dans tous les secteurs
par les contrôles de l'appareil bureaucratique central... »
Il affirme par ailleurs : « Dans les pays bourgeois les phénomènes
de l'impérialisme... conduisent chaque jour à une osmose entre
bureaucratie d'Etat et classe patronale ».
Mais comment faut-il comprendre cette osmose ? Est-ce la dis-
parition de la propriété privée, la gestion de l'économie par une
(8) Battaglia Comunista, 23 mai-6 juin 1951, no 11. Rubrique « Filo del
tempo ».
35
classe exploiteuse qui a la propriété collective des moyens de pro-
duction et de distribution ? Est-ce la planification avec la transfor-
mation radicale du système d'appropriation de la plus-value et donc
du processus d'échange et du rôle de la monnaie ?
Non pas puisque, en régime capitaliste : « La spéculation péri-
phérique et d'initiative privée vit à son aise au milieu des plans et
des limites du contrôle étatique et donne une large partie de
son profit aux agents de la bureaucratie d'état qui administrent les
concessions, les permis et les dérogations ».
Ainsi l'osmose n'est en réalité que l'utilisation de la bureaucra-
tie par les capitalistes privés !
Et cela est aussi vrai pour la Russie où : « Le capitalisme moné-
taire privé, justement parce qu'il est empêché dans tous les sens
de s'investir ouvertement dans la gestion directe des moyens de
production, trouve avantage à s'ouvrir un champ de 'spéculation en
rétribuant de manière plus ou moins légale les bonzes tout-puis-
sants de la bureaucrátie d'état qui surveillent les différents secteurs
de l'économie ».
Or, si le « capitalisme monétaire privé » ne peut pas s'investir en
Russie dans les moyens de production, qui gère (et non surveille !)
l'économie, s'approprie et distribue la plus-value extraite aux pro-
létaires ?
Si l'on admet que c'est la bureaucratie, celle-ci remplit donc les
fonctions d'une classe exploiteuse et il n'y a sûrement pas de place
pour ce capitalisme monétaire privé qui n'est pas la bureaucratie
et qui... ne peut pas s'investir dans la production ! Car, avouons qu'il
est difficile de concevoir l'existence de capitalistes privés qui ne peu-
vent pas transformer leurs capitaux en main-d'ouvre, machines et
matières premières et qui tirent donc leurs revenus., du marché noir
sans doute.
Mais si la bureaucratie n'est qu'un « surveillant » rétribué de la
production, si la classe dominante ne s'est pas encore fait jour, où se
trouvent donc les vrais maîtres de l'économie, la classe dominante
« en puissance.» ?
Un autre article nous éclairera à ce sujet en nous montrant en
même temps que ces capitalistes monétaires privés qui ne pouvaient.
pas investir dans les moyens de production en 1946 ont trouvé le
moyen de le faire en 1951 et qu'ils constituent donc la classe domi-
nante enfin trouvée. Profond bouleversement dont personne ne
s'était aperçu !
« Le socialisme des staliniens est le suivant : l'Etat nationalise
les industries, les possesseurs de capitaux financiers prêtent à
l'Etat, lequel investit dans la production. La répartition du produit
se fera selon les plus orthodoxes principes capitalistes : une partie
minime à l'ouvrier sous forme de salaire, le reste constituera le
profit dont une partie ira à l'accumulation et une autre à l'entre-
tien des classes privilégiées qui prêtent à l'Etat. Outre la bureau-
cratie étatique, les hiérarchies syndicales et de parti, la police et le
corps des officiers, le clergé et les geôliers auront, en qualité d'in-
termédiaires et de serviteurs armés, leur partie du banquet lequel
se fera, en dernière analyse, sur le dos du prolétariat. » (9).
Ņous pourrions compléter cette vue originale du fonctionnement
de l'économie russe et de la nature de la classe dominante par la
définition de Alfa selon laquelle cette dernière est constituée par
une « coalition hybride et association fluide entre les intérêts inter-
nes des classes de petits bourgeois, de demi-bourgeois, d'entrepre-
neurs dissimulés et les intérêts du capitalisme international ».
On sait qu'en Russie il n'y a pas une classe de petits bourgeois
puisque l'exploitation privée n'est pas tolérée, puisqu'il n'y a pas de
petits entrepreneurs, petits commerçants.
Quant aux « entrepreneurs dissimulés » il s'agit sans doute des
1
(9) Battaglia Comunista, 18-31 octobre 1951, nº 20.
36
membres des « classes privilégiées qui prêtent à l'Etat ». Nous atten-
dons donc que les bordiguistes nous expliquent ce qui s'est passé
dépuis 1946, époque où ils ne pouvaient pas investir dans la pro-
duction.
En réalité, il n'y a d'autre entrepreneur en Russie que la bureau-
cratie dirigeant l'appareil économique, politique et militaire du
pays : cette bureaucratie est un entrepreneur collectif, pas le moins
du monde dissimulé et les ouvriers russes en savent quelque chose !
Mais les bordiĝuistes qui qualifient la Russie de capitalisme
d'Etat se refusent à dépasser la conception traditionnelle : capita-
listes privés d'un côté, appareil d'Etat de l'autre, les premiers uti-
lisant le deuxième comme instrument de coercition, etc.
Au fond ils n'ont jamais accepté le fait que la transformation
de l'Etat ouvrier en régime d'exploitation a eu lieu de toute autre
manière que par le retour à l'exploitation privée et au marché clas-
sique.
Aujourd'hui, les bordiguistes déclarent que la nationalisation de
l'industrie et du sol n'ont servi en Russie qu'à faciliter le passage
au capitalisme des secteurs pré-capitalistes de l'économie (10). Mais,
après cela, ils continuent d'ignorer tranquillement le vrai contenu
de ces mesures et attendent toujours que la classe exploiteuse appa-
aisse au grand jour. Il n'y a pas pour eux de contradiction entre
le fait de reconnaître que tout l'appareil de production est nationa-
lisé et en même temps d'affirmer que la bureaucratie qui en dis-
pose n'est pas la classe dominante. Ils croient toujours en une évo-
lution de la Russie d'aujourd'hui vers le capitalisme privé, en
l'apparition d'une classe de capitalistes privés, maintenant encore
« dissimulée » et qui agit provisoirement derrière le paravent de la
bureaucratie' étatique.
Que les faits contredisent cette thèse, que l'évolution dans tous
les pays se fasse dans le sens opposé, peu importe : eux restent
toujours dans la ligne de Marx, lequel n'avait parlé ni de classe
dominante bureaucratique, ni... de capitalisme 1952 !
« Le stalinisme, nouvelle phase de l'opportunisme »
C'est ainsi que les bordiguistes définissent ce mouvement tota-
litaire dont le contenu ne diffère pas, selon eux, de celui de la social-
démocratie et du réformisme classiques. Ils en sont donc restés aux
positions critiques du début de la dégénérescence de la III° Inter-
nationale.
La difficulté d'une telle position, en contradiction criante avec le
rôle réel des partis communistes » & fini pourtant par inquiéter
des militants. Un essai de clarification théorique a été fait récem-
ment dans un article de « Battaglia Comunista » (11) sous le titre
k Evolution de l'opportunisme ».
Quelle est cette évolution ?
D'une part on affirme qu'il y aurait eu « une fusion organique
des forces opportunistes avec les pouvoirs capitalistes », de l'autre
que les formes idéologiques ont subi une modification partielle :
« de démocratiques et parlementaires, elles tendent à devenir tota-
litaires et corporatives ». Mais cela n'est arrivé que sur un plan
k formel et organisationnel ». « En ce qui concerne la fonction politi-
que de l'opportunisme, rien n'est changé qualitativement. » L'article
demande : « Quelle est en fait la fonction accomplie par l'opportu-
nisme ouvrier et petit bourgeois, c'est-à-dire les sources sociales du
pacifisme de classe, du réformisme, de la démocratie, dans le cadre
de la lutte 'de classe entre prolétariat et bourgeoisie ? » Et répond :
« Quelle que soit la diversité des formes idéologiques, la diver-
Bité. (dans le temps et en regard de l'alignement international d'au-
jourd'hui) d'interprétation du concept bourgeois de démocratie,
parlementaire pour les uns, populaire pour les autres, le contenu de
la politique opportuniste, est le même qu'il y a cent ans, celui qui
(10) Voir article « La révolution bourgeoise jusqu'au bout », B. C. 'no 3
du 5-19 février 1952.
(11) Nº 19 - 12-24 septembre 1951 ; NO 20 18-31 octobre 1951.
37
1
persistera tant que le capitalisme durera : la transformation (du
capitalisme) qu'on prétend réaliser tout en conservant les deux
extrêmes : le capital et le travail salarié. »
Quelles étaient autrefois les forces sociales de l'opportunisme ?
< ...Les social-démocrates et les opportunistes s'appuient politi-
quement sur des couches sociales qui, bien que n'étant pas capita-
listes, tendent à la conciliation sociale et à l'élimination de la lutte
de classe et, de ce fait, font objectivement le jeu de la grande bour-
geoisie et du pouvoir étatique capitaliste, dont la continuité repose
justement sur la « coexistence » des classes. »
Mais il y a eu depuis «fusion des forces opportunistes avec les
pouvoirs capitalistes » ; cette fusion s'est effectuée dans les partis
totalitaires, affirme l'article. Quelles en ont été les conséquences ?
« Quelle est l'anatomie du parti totalitaire nazi, travailliste ou
stalinien ? Quelles sont les couches sociales non prolétariennes dont
les intérêts sont représentés ? Il serait abstrait de mettre sur le
même plan les intérêts du grand capital, de la petite propriété, du
« professionismo » et de l'opportunisme, c'est-à-dire de l'aristocratie
ouvrière. Bien que viciées par des préjugés opportunistes et confor-
mistes, les couches de l'aristocratie ouvrière ne cessent d'être des
donneurs de force de travail au capitaliste, donc, en substance, des
exploités du capital, comme le sont aussi au fond les artisans, les
petits propriétaires et certaines couches d'employés, même s'ils ne
vendent pas leur force de travail contre un salaire. » « Or, dans le
parti totalitaire bourgeois s'opère (et l'expérience du stalinisme le
montre concrètement) la convergence organique... des aspirations
politiques émanant de ces diverses couches sociales. Le commun:
dénominateur politique, l'intérêt général (qui souvent n'est que pré-
jugé) qui cimente le contenu hétérogène des partis totalitaires
est toujours le même : la transformation de la société bourgeoise
sans éliminer les deux extrêmes : le capital et le travail salarié.
En dernière analyse, l'opportunisme ouvrier c'est la défense, faite
du côté ouvrier, du régime du travail salarié, du salaire, de l'éco-
mie mercantile et monétaire. C'est pourquoi l'opportunisme s'ac-
corde parfaitement avec les intérêts suprêmes du capitalisme. »
Les marxistes de gauche ont montré dans le passé la nature et le
rôle de l'opportunisme dans la société bourgeoise. Dans une période
d'épanouissement capitaliste et de conquête des ouvriers, l'oppor-
tunisme a été la manifestation politique de la tendance des couches
supérieures du prolétariat, ainsi que des fonctionnaires de ses orga-
nisations syndicales et politiques, à s'adapter aux conditions du
régime, à oublier le but final de la lutte pour ne s'attacher qu'aux
résultats immédiats. «Le but n'est rien, le mouvement est tout »,
disait Bernstein, théoricien du réformisme. C'était la tendance au
compromis dans la lutte de classe, l'action pour la transformation
pacifique du capitalisme, pour l'amélioration du sort de la classe
ouvrière par des moyens pacifiques, parlementaires ou syndicaux.
L'opportunisme, phénomène historique concret, a été une manifes-
tation de la classe ouvrière, non de la classe capitaliste. L'évolu-
tion ultérieure du capitalisme vers le totalitarisme, la transformation
des méthodes d'exploitation, la disparition quasi complète des pos-
sibilités d'amélioration du niveau de vie des ouvriers, ont détruit
la base objective de l'opportunisme. Que les chefs des organisations
syndicales et politiques autrefois ouvrières continuent de parler des
intérêts des travailleurs, cela nė signifie nullement que ces orga-
nisations représentent toujours une tendance opportuniste ouvrière.
Elles sont devenues des prolongements de l'Etat capitaliste dans le
prolétariat ; leur objectif n'est plus la transformation pacifique du
me vers le socialisme ni l'amélioration des conditions de vie
des ouvriers ; elles visent à les embrigader dans la production capi-
taliste, à leur faire accepter les pires formes d'exploitation et le
massacre dans la guerre. Le conflit de 1914-18 a marqué à cet égard
un tournant décisif.
38
.
:
.
La propagande de ces organisations autour des intérêts des tra-
vailleurs exprime essentiellement une chose : le poids objectif de
la classe ouvrière dans le monde. Ce poids est aujourd'hui si grand
que n'importe quel parti bourgeois est forcé de tenir le même lan-
gage. Truman et de Gaulle, Churchill . et de Gasperi aussi s'inquiè-
tent fort des intérêts de la classe ouvrière. Mais dire que cela est
de l'opportunisme c'est enlever à ce mot toute sa signification his-
torique concrète, c'est le transformer en un de ces mots « passe-par-
tout », vides de tout contenu, que les milieux d'avant-garde ont mal-
heureusement pris l'habitude d'employer à tort et à travers.
Que dans les partis dits réformistes d'aujourd'hui les intérêts de
la bureaucratie syndicale par exemple aient plug de poids que dans
un parti bourgeois traditionnel, que ces partis soient obligés de tenir
compte de leur clientèle ouvrière (surtout lorsqu'ils font une cure
d'opposition) cela ne change rien à leur fonction réelle qui n'est
plus celle du passé.
Ce qui est vrai pour les partis dits réformistes l'est encore davan-
tage pour les organisations staliniennes (12).
« Le stalinisme, nouvelle phase de l'opportunisme » ?
Il y a dans l'article en question une sorte d'explication nouvelle
de cette définition. Nous apprenons ainsi que le parti stalinien n'est
pas seulement la tendance opportuniste ouvrière, mais le lieu de
rencontre de plusieurs couches sociales, dont l'aristocratie ouvrière
opportuniste ; il est encore le lieu où s'est opérée la « fusión entre
les forces opportunistes et les pouvoirs capitalistes » ; rencontre et
fusion qui se seraient effectuées « sous le signe de l'opportunisme »
dont le parti totalitaire « est la dernière tranchée ». Avouons que
tout cela est passablement confus.
Si les forces opportunistes sont constituées par des couches
exploitées aristocratie ouvrière, artisans, petits propriétaires
que signifie dans ce cas une fusion de ces couches avec les pouvoirs
capitalistes ? On pourrait parler tout au plus de leur utilisation par
l'Etat capitaliste, non de fusion. D'autre part, si ces couches sont
exploitées, dire que entre elles et leur exploiteur (« la grande bour-
geoisie ») existe un « dénominateur politique commun », c'est pour
le moins une formule malheureuse. Il peut y avoir des individus
appartenant à différentes classes sociales dans le parti totalitaire,
mais la politique de celui-ci (le dénominateur commun) est celle
de la classe dominante, à laquelle sont sacrifiés les intérêts de toutes
les autres classes. Mais ce qui est encore plus surprenant, c'est
que « la fusion des forces opportunistes avec les pouvoirs capita-
listes » dans le parti totalitaire se soit opérée sous le signe de l'op-
portunisme ouvrier, qui se servirait, d'un tel parti comme d'une
* dernière tranchée » !
Il y a là l'idée d'une espèce de compromis, d'alliance entre lä
bourgeoisie et l'opportunisme ouvrier, idée qui constitue le fond
de la conception bordiguiste du stalinisme.
Aussi, plus que dans les considérations précédentes, l'essentiel
de la position de la tendance bordiguiste est donné par la fin de
l'article : « Il n'y a qu'une seule conclusion politique. En modifiant
les forces de son alignement politique, en se transportant dans le
parti totalitaire par suite d'une nécessité historique inflexible, l'op-
portunisme ouvrier n'abandonne pas mais, au contraire, accentue
encore sa fonction d'appui à la politique contre-révolutionnaire du
grand capital et de l'impérialisme. Par conséquent, la stratégie
révolutionnaire préconisée par Lénine contre les partis opportu-
nistes de la IIe Internationale reste valable. »
Il n'y a donc rien de changé. Que les partis staliniens soient
au pouvoir dans un bloc de 800 millions d'habitants, que dans lui-
ci ils soient la manifestation politique d'une classe exploiteuse
.
(12) Nous laisserons de coté le parti nazi ; l'idée que celui-ci ait jamais
ou quelque chose à voir avec l'opportunisme ouvrier nous semble par trop
insolite pour etre discutée ici.
39
bureaucratique (13) et non pas de l'aristocratie ouvrière, des arti-
sans et des petits propriétaires, ni même de l'ancienne bourgeoisie
privée, que l'action des partis staliniens dans le monde entier soit
toujours déterminée par les intérêts de Moscou, tout cela ne change
rien à la stratégie de Lénine (14) contre les social-démocrates, la-
quelle devrait être appliquée aujourd'hui contre les staliniens.
Aussi, en parfait accord avec leur interprétation d'une telle stra-
tégie, les bordiguistes expliquent dans leur presse que les staliniens
d'Italie par exemple sont les serviteurs de la bourgeoisie italienne,
qu'ils sont des réformistes, des démocrates, des fétichistes des élec-
tions, du parlementarisme et du légalitarisme, qu'ils sont en un
mot... des social-démocrates.
La modification partielle de l'idéologie opportuniste dont il était
aussi question dans le texte cité, devient ainsi bien moins que « for-
melle et organisationnelle » : le bordiguisme l'ignore totalement dans
la pratique.
De toutes façons, le problème n'est pas de savoir en quoi l'idéo-
logie opportuniste se serait modifiée, mais de déterminer le vrai
caractère du stalinisme. Depuis quand les partis staliniens utilisent
ils la phraséologie démocratique ? Sont-ils des partis ouvriers ? Par
quoi est déterminée leur politique et quels intérêts de classe sert-
elie directement ?
La dégénérescence des partis communistes a accompagné celle du
régime soviétique russe, laquelle ne s'est d'ailleurs pas traduite par
un retour aux formes démocratiques bourgeoises de gouvernement.
En 1933-1934, les partis staliniens appliquaient depuis de longues an-
nées la politique, de « classe contre classe », la' fameuse troisième
période de l'I.C. : critique de la démocratie bourgeoise, démocratie =
fascisme, « social-fascisme », etc. Puis, brusquement, est venu le
tournant du Front Populaire.
Les partis socialistes sont liés dans chaque pays à leur propre
bourgeoisie, dont ils défendent les intérêts depuis longtemps. Y a-t-il
donc eu une assimilation semblable des P.C. par les différentes
bourgeoisies nationales, assimilation du P.C. français par la bour-
geoisie française par exemple ?
Est-ce ainsi qu'il faut expliquer le virage du Front Populaire ?
En réalité, le tournant démocratique répondait aux nécessités
de la politique extérieure de l'U.R.S.S. Il n'a pas été déterminé par
un retour des P.C. à l'idéologie et aux méthodes traditionnelles de
la social-démocratie, mais par la crainte d'encerclement de
l’U.R.S.S. devant le renforcement de la puissance allemande et japo-
naise. Il a été en France le complément du pacte militaire Staline-
Laval.
Lorsque de 1939 à 1941, l'U.R.S.S. a changé d'alliés, la politique
du parti stalinien français est revenue aux attaques contre la
guerre démocratique impérialiste, contre la démocratie bour-
geoise, etc.
Après 1941, l’U.R.S.S. a été de nouveau l'alliée des puissances
démocratiques. La politique des P.C. est redevenue démocratique.
Son but réel était pourtant la défense de l'U.R.S.S. et l'élargissement
de son influence par la pénétration dans les appareils étatiques des
pays alliés. Les staliniens se sont alliés de nouveau aux partis bour-
geois traditionnels et aux socialistes.
Mais à aucun moment l'idéologie des partis staliniens pas
. plus que celle de l'U.R.S.S. n'a été réellement démocratique. Ils
(13) Qui n'est pas une troisième classe entre la classe capitaliste et le
prolétariat, mais une forme nouvelle de la classe capitalistē.
(14) D'ailleurs, de quelle stratégie s'agit-il ? Le leninisme belant des
bordiguistes leur fait perdre la mémoire : la stratégie leninienne à l'égard
des social-démocrates n'est-ce pas aussi le front unique, les alliances, l'en-
trée au Labour Party ? N'est-ce donc plus celle que la gauche italienne
combattit dès 1920 ?
- 40
5
ont toujours eu deux politiques, même pendant la période de l'eu-
phorie libératrice : une pour l'extérieur, une autre à l'usage des
cadres sinon des simples militants.
Lorsque la mainmise du parti stalinien appuyé souvent par
la pression des troupes d'occupation russes sur l'Etat a été suffi-
sante, il a progressivement liquidé sa politique pseudo-démocratique
et instauré le plus parfait totalitarisme. En quelques mois ou en
quelques années dans la moitié de l'Europe, les partis bourgeois tra-
ditionnels et socialistes ont été chassés du pouvoir, exclus de la
vie légale, toutes les garanties démocratiques bourgeoises ont été
supprimées et la répression physique (avec les déportations massi-
ves) s'est accompagnée de la mise au pas des cerveaux. Dans les
démocraties populaires actuelles, le système bourgeois démocratique
a disparu.
Bien sûr, les partis staliniens, les gouvernements de ces pays
continuent de parler de démocratie, de liberté du peuple, etc. Mais,
même leurs discours, leur propagande ne correspondent plus aux
conceptions éprouvées de la démocratie bourgeoise.
La démocratie n'est pas une notion abstraite. Il s'agit d'une idéo-
logie et d'une forme de gouvernement propres à une certaine période
historique. La déinocratie n'est pas la revendication d'une majorité
et d'une liberté abstraites. Car, à ce compte-là, tous les régimes
auraient été démocratiques. Le national-socialisme d'Hitler s'est tou-
jours réclamé de la majorité du peuple allemand, de la liberté de
ce peuple. Aucun régime moderne ne peut imposer son idéologie s'il
ne se présente pas comme le représentant de la majorité de la popu-
lation et ne proclame pas lui apporter la liberté. L'efficacité du sys-
tème démocratique ne se fondait pas sur les discours des politiciens,
mais sur une organisation déterminée de la vie politique et sociale
s'appuyant sur une structure économique en plein essor.
Les transformations du capitalisme rendent aujourd'hui ineffi-
cace le système démocratique de gouvernement ; la classe domi-
nante adopte progressivement d'autres méthodes et de ce fait une
nouvelle idéologie, qui sont totalitaires. Pour des raisons histori-
ques déjà indiquées, cette évolution est bien plus achevée dans les
pays du bloc russe. Dans ces territoires, les partis staliniens sont
l'instrument politique de la classe capitaliste bureaucratique. Dans
le reste du monde ils sont devenus à la fois les instruments de
la politique extérieure russe et les tenants de la forme bureaucra-
tique de l'exploitation capitaliste. Dans certains pays bourgeois
mineurs ces partis regroupent aujourd'hui des larges couches de la
bureaucratie « ouvrière » et d'éléments non prolétariens, tous direc-
tement intéressés à l'étatisation de la société, étatisation dont ils
voient la forme la plus parfaite dans le régime russe actuel. Leur
opposition réelle aux patrons privés et aux institutions tradition-
nelles découle à la fois de la composition sociale de leurs cadres,
de leur programme d'étatisation et de leur attachement au bloc
russe. C'est le fait d'être dans ces pays les seuls opposants réels, de
poursuivre la liquidation de la propriété privée et des institutions
traditionnelles, qui leur conserve encore l'appui d'une fraction de la
classe ouvrière et ils utilisent les revendications de cette dernière
selon les besoins de la politique du bloc russe.
Il est donc absurde de prétendre critiquer les partis staliniens
de la même manière qu'il y a 30, 40 ou 50 ans les marxistes de gau-
che combattaient les social-démocrates réformistes.
D'autre part, s'il est toujours nécessaire de faire la critique du
système démocratique bourgeois, il est tout aussi essentiel de mon-
trer sa marche vers le totalitarisme et l'étatisation. Il faut expli-
quer la vraie nature de classe de la Russie et des pays du 'glacis,
montrer comment les mesures dictatoriales que les staliniens appel-
lent discipline socialiste et répression contre les anciens possédants
n'ont rien à voir avec les intérêts du prolétariat mais sont, au
contraire, des moyens de domination de la classe exploiteuse
bureaucratique.
1
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La majorité des travailleurs ne sont pas aujourd'hui des vulgai-
res démocrates. Dans les pays occidentaux ils ne font que subir le
régime de pseudo-démocratie, à l'égard duquel ils ont bien peu d'il-
lusions. Les ouvriers qui suivent les staliniens savent parfaitement
que dans les pays où les partis « communistes » sont au pouvoir, il
n'y a plus de démocratie, de parlementarisme et de « libertés pour
tous les citoyens ». Ils pensent que cela constitue justement (avec
les transformations économiques effectuées : nationalisation, plani-:
fication, etc.) la preuve du caractère socialiste de ces Etats. Ceux
qui suivent les « réformistes » (travaillistes anglais, syndicalistes
américains) ne s'inquiètent pas non plus de la disparition de la
démocratie bourgeoise mais du niveau de vie respectif des travail-
leurs du bloc russe et du bloc occidental ; ils se placent sur une posi-
tion de « moindre mal » qui n'a évidemment rien de révolutionnaire,
mais pas non plus de confiance dans la démocratie bourgeoise. La
propagande anti-russe en Occident la compris qui revêt des aspects
différents suivant le milieu social auquel elle s'adresse. Lorsqu'elle
parle aux bourgeois et petits bourgeois, elle s'attache surtout à
montrer le sort de leurs collègues russes, tchèques, polonais, etc. ;
lorsqu'elle s'adresse à la classe ouvrière, elle lui montre l'exploita-
tion des ouvriers dans ces pays, les méthodes et la durée du tra-
lil, les conditions de vie, les déportations. C'est sur cet aspect-là
qu'elle insiste et elle ne joue pas sur la fibre démocratique des pro-
létaires.
Expliquer les différences de structure des deux blocs pour mieux
en montrer l'identité profonde, démontrer concrètement l'existence
d'une perspective révolutionnaire, d'une issue socialiste, par l'ag-
gravation de la crise capitaliste et par la force potentielle et les
capacités de la classe ouvrière, c'est l'essentiel de notre tâche
actuelle. Ce n'est pas l'avis des bordiguistes pour lesquels, aujour-
d'hui comme en 1920 ou en 1905, le problème fondamental pour
le prolétariat demeure « ... le rejet des illusions d'un retour au libé-
ralisme démocratique, le rejet de la revendication des garanties
légalitaires, ainsi que la liquidation de la méthode des alliances du
parti révolutionnaire avec des partis bourgeois ou des couches
moyennes et avec des partis pseudo-ouvriers à programme réfor-
miste » (16).
Nous pensons que les quatre points précédents suffisent à donner
un aperçu de la conception de la lutte des classes et de l'interpré-
tation de la phase actuelle du capitalisme qui sont propres à la
tendance bordiguiste, et à mettre en évidence ce qui nous sépare
d'elle. Nous aurions voulu nous étendre davantage sur certains pro-
blèmes, aborder en particulier les perspectives formulées ces der-
niers temps concernant le rôle respectif de l'Amérique et de la
Russie et « l'issue la moins défavorable d'une troisième guerre : la
défaite de l'Amérique ». Nous le ferons dans un autre numéro.
La crise du P.C.I. d'Italie et la tendance « du Congrès »
La tendance « du Congrès » s'est affirmée d'abord comme oppo-
sition à l'intellectualisme qui, remplaçant l'action des classes par le
jeu de forces économiques abstraites, en arrive non seulement à
réduire la classe ouvrière à un rôle purement passif, mais envisage
la formation du parti lui-même de façon tout à fait abstraite, sans
rapport avec la classe.
Il n'est pas inutile de rappeler ici que les camarades «du Con-
grès » se sont déjà trouvés en opposition avec Alfa au sujet de la
fondation même du parti, dont celui-ci a longtemps contesté l'oppor-
tunité. Rappelons encore comment Alfa est resté pendant des années
en marge du parti, refusant toute responsabilité et n'assistant même
pas aux Congrès et. aux réunions centrales mais publiant par contre,
sans aucune espèce de discussion, dans l'organe théorique « Prome
teo », des textes que le parti aurait dû accepter sans plus et qu'il a
intitulé lui-même : « Les thèses de la Gauche ».
(16) « Statuto del Partito», publié en 1950 par Battaglia Comunista.
L'immobilisme théorique a aggravé les difficultés de l'action exté-
rieure du parti comme il a fini par étouffer la vie politique au sein
de l'organisation. Progressivement, l'échangé entre les militants, et
la direction est devenu purement formel. L'élaboration politique
collective (dans le sens d'élaboration d'organisation) que le centre
du parti n'avait jamais sérieusement entreprise, a été remplacée par
celle de quelques camarades, puis d'un seul : Alfa.
Le fond des divergences théoriques qui se manifestaient déjà en
1945 (17) n'a pas été dégagé et s'est ainsi exprimé surtout dans le
travail politique. Ces divergences n'en existaient pas moins et ont
opposé dès le début les camarades qui forment aujourd'hui la ten-
dance «du Congrès » à certains dirigeants bordiguistes au sujet de
l'existence même de l'organisation. Pour les camarades « du Con-
grès », il ne faut pas attendre la situation révolutionnaire pour
former les cadres du parti ; il y a toujours des possibilités subjec-
tives d'existence du partf, même sous un régime totalitaire, et il y a
toujours un ferment dans la classe qui permet l'intervention du parti.
Ils devaient se trouver donc en opposition avec les théoriciens de
la « disparition du prolétariat » pendant certaines époques, avec ceux
qui, niant la possibilité d'un travail de pénétration dans la classe
et d'organisation du parti, prétendaient réduire celui-ci au rôle d'une
secte rabâchant une sorte de bible révolutionnaire, avec ceux dont la
majorité même des bordiguistes ne partage pas entièrement les
conceptions schématiques et confuses mais auxquels le « suivisme »
et l'esprit de chapelle permettent d'assumer le rôle de dirigeants.
Les camarades. « du Congrès » se sont trouvés en opposition avec
ceux qui écrivaient en 1950 :
* Le passage du fascisme au totalitarisme démocratique a ouvert
une trappe dans laquelle le prolétariat a pu tomber parce que les
conditions provisoires existaient dans la structure de l'économie
capitaliste internationale. L'existence de ces conditions (que l'analyse
théorique définira lorsque l'évolution historique en permettra la com
préhension) empêche aujourd'hui la « personnalisation » du proléta-
riat dans son parti de classe. C'est seulement Alfa qui a vu cela
depuis 1944. Dans ces conditions, le lien organisationnel ne favorise
pas mais empêche l'oeuvre difficile et indispensable de clarification
que doivent accomplir les groupes faussement appelés parti. La
confirmation de cela se trouve dans le fait que le principal effort
théorique « Prometeo » et « Fili del Tempo » (18) échappe aux
mailles de l'organisation (19). »
Il serait trop long de rappeler ici les différentes positions concer-
nant les divers problèmes d'orientation du travail prises depuis 1945,
de retracer toutes les phases de la vie du parti. Disons seulement
qu'une des questions les plus discutées a été celle du travail dans les
usinęs et les syndicats.
La majorité des camarades de la tendance du Congrès s'ap-
puyaient sur la politique établie à ce sujet par le Congrès de Flo-
rence en 1948. Tout en définissant les syndicats actuels comme des
instruments de l'Etat capitaliste et déclarant illusoire et erronée toute
tentative d'en changer la fonction ou d'en conquérir la direction, le
Congrès de 48 avait insisté sur l'importance des trois points sui-
vants : a) nécessité d'organiser les « groupes communistes d'usine » ;
b) participation à toutes les luttes dont l'origine réside dans l'exploi-
tation des ouvriers ; c) dénonciation du rôle des syndicats et parti-
cipation dans ce but, aux élections des organismes syndicaux et
des commissions internes d'usine. La majorité de la tendance bordi-
guiste, bien qu'ayant approuvé en 1948 la ligne fixée par le Congrès,
s'orienta progressivement dans le sens contraire et finit par s'op-
poser à cette ligne sur les trois points : a) abandon, dans la pratique,
(17) Divergence par exemple entre la Plateforme de 1945, rédigée par
Alfa, et l'e Schéma de programme écrit par Damen : organisation des masses,
role des soviets et du parti dans la dictature du prolétariat.
(18) Filo del Tempo, rubrique de B. C., rédigée par Alfa.
(19) Texte de Vercesi, un des dirigeants de la tendance bordiguiste.
i
du travail des groupes communistes d'usine ; b) non-participation
aux mouvements dirigés par les staliniens ; c) aucune participation
aux élections syndicales ou des commissions internes d'usine.
Sans aucun doute, la position des camarades «dú Congrès » se
traduisait souvent par l'exagération des possibilités réelles de tra-
vail et les entraînait à dépenser des forces précieuses dans une
agitation sans résultats. Mais l'attitude de la majorité de la tendance
bordiguiste, inspirée par son schématisme classique et, pour certains,
par la négation même de tout travail de parti (voir texte Vercesi ci-
dessus) était franchement néfaste, non seulement dans ses consé-
quences pratiques mais dans son contenu profond. Ce contenu c'était
à la fois le conservatisme le plus achevé et la confirmation théorique
d'une conception particulière de la lutte des classes, du parti et du
socialisme ; c'était l'attachement borné à la lettre des textes qu'on
confcndait avec les principes ; c'était le respect superstitieux pour
le leninisme et l'ignorance voulue du Lénine non-bordiguiste ; c'était
l'élaboration collective dont on proclamait la nécessité officiellement
et l'élaboration exclusive d'un camarade qu'on interdisait de mettre
en doute pratiquement ; c'était la nécessité « des rapports dialectives
entre la base et la direction » et le refus de la discussion, l'expulsion
des opposants, la calomnie et le ragot élevés à la hauteur d'argu-
ments.
Mais résunions les événements de la crise. Au malaise du parti,
qui s'est manifesté par la démission des deux camarades de la ten-
dance « du Congrès » qui se trouvaient au C.E., par les protestations
des militants, des sections, des fédérations, réclamant l'ouverture
d'une discussion, comment a répondu le centre, le C.E. ? Il a rem-
placé la discussion générale en vue d'une congrès par l'organisation
de conférences restreintes, il a refusé d'informer l'ensemble des
militants des problèmes en discussion et de la situation du parti.
Installée au C.E., la tendance bordiguiste a continué d'orienter le
journal de la manière dont elle l'entendait et, refusant d'engager la
discussion, elle s'est contenté de publier des circulaires où l'on stig-
matisait le travail de « désagrégation de l'unité du parti » qui aurait
été celui des camarades opposants. Au lieu de rechercher la clarté
politique en exposant les diverses positions, au lieu de se préoccuper
d'élever le niveau politique des militants par leur participation aux
débats, elle a transformé un problème politique en une question
disciplinaire et a répandu la confusion. Confusion qui est arrivée à
son comble lorsque, jetant par-dessus bord les positions sur le syn-
dicat qu'elle défendait avec rigueur depuis deux ans, elle a accepté
sans discussion et a proclamé positions officielles du parti les « Bases
pour l'organisation 1952 » rédigées par Alfa (voir plus haut «L'orga-
nisation des masses »). Mais la tendance bordiguiste s'assurait ainsi
l'appui déclaré de Alfa (ô principes !) et se débarrassait par là même
du souci de répondre aux opposants (Alfa s'en chargerait), la seule
fonction du C.E. étant de mettre les adversaires à la porte pour
« préserver l'unité du parti », même si ces adversaires représentaient
la moitié de l'organisation et s'ils ne faisaient que réclamer une
discussion et un congrès. Excellente application du «centralisme
organique » cher aux bordiguistes et excellente solution de la pre-
mière discussion générale dans le parti ! C'est ce qui a été fait : les
camarades les plus actifs de la tendance «du Congrès » ont été
expulsés tambour battant et sans discussion.
Ces camarades s'étaient affirmés comme tendance à propos du
travail du parti dans les usines mais, comme nous l'avons déjà dit,
leur désaccord avec les bordiguistes avait toujours été plus profond.
Au moment de leur expulsion, une certaine mise au point avait déjà
pu être faite en dépit de la confusion de la crise. La précision de
(20) Ces lettres ont été rassemblées dans le no 3 de Prometeo d'avril 1952,
numéro publié par la tendance « du Congrès », ainsi que dans le « Bulletin
pour la préparation du 2e Congrès du P.C.I. », imprimé et publié aussi par
elle.
44
leurs divergences avec la tendance bordiguiste enfin regroupée der-
rière Alfa, a commencé par un échange de lettres entre un des
camarades de la tendance «du Congrès », Damen, et le camarade
Alfa, échange dans lequel sont surtout discutés la nature et le rôle
de la Russie et du stalinisme, la critique de celui-ci et la position
devant les syndicats (20). Cette mise au point a continué ensuite
lorsque ces camarades ont pris l'initiative de convoquer eux-mêmes
un congrès du parti et se sont plus largement exprimés dans le
périodique « Battaglia Comunista » publié sous leur direction (21).
Ce Congrès a eu lieu le 31 mai, 1er et 2 juin de cette année. Y ont
assisté des délégués de sections et de groupes représentant environ
la moitié des effectifs du parti, mais aucun membre de la tendance
bordiguiste, laquelle a adopté le point de vue d'ignorer politiquement
ses opposants et a expliqué la crise par « l'action de la bourgeoisie
au sein du parti ».
Après le Congrès les positions des camarades qui y ont participé
peuvent se résumer ainsi :
a) Interprétation de la lutte des classes : ils formulent dans
l'ensemble les mêmes critiques de la conception bordiguiste que nous
avons faites au commencement de cet article ;
b) Nature et rôle de la Russie et du stalinisme. La Russie est
un Etat capitaliste d'une forme nouvelle ; la bureaucratie est la
classe dominante ; le stalinisme n'est plus l'ancien opportunisme;
nécessité d'une critique nouvelle. Ces camarades combattent l'appré-
ciation bordiguiste de la Russie et du rôle respectif de l'Amérique et
de l'U.R.S.S. dans la période actuelle, ils estiment que le bordiguisme
se place à mi-chemin entre la position révolutionnaire et le stali-
nisme ;
c) Ils défendent la ligne sur le travail dans la classe ouvrière
définie par le Congrès de 1948 et rejettent le dernier tournant « pro-
syndicat» du bordiguisme ;
d) Ils refusent la nouvelle formule de «la dictature du parti » et
la conception qui substitue le parti à la classe ; ils restent sur la
position exprimée par Lénine dans «L'Etat et la Révolution ».
La tendance « du Congrès » reconnaît la nécessité d'un travail
d'analyse des formes actuelles du capitalisme, de critique des expé-
riences politiques du proletariat, de la révolution russe en parti-
culier et elle souligne la nécessité de donner un caractère internatio-
nal à cette tâche. Un délégué de notre groupe ayant assisté au
Congrès, celui-ci a approuvé une résolution sur le travail interna-
tional que nous publions à la suite de cet article.
Regrettable parce qu'elle a divisé les forces d'avant-garde en
Italie et par la confusion dans laquelle elle a commencée, la crise du
P.C.I. d'Italie a été salutaire dans la mesure où elle a amené les
militants du parti, pour la première fois depuis 1945, à discuter de
l'ensemble de problèmes théoriques et politiques de la période
actuelle. Cette crise a mis définitivement en lumière les conceptions
longtemps « larvées » de la tendance bordiguiste, conceptions qui ont
rendu inévitable la rupture. Il est clair maintenant que le bordi-
guisme ne saurait constituer le pôle politique autour duquel pour-
raient se rassembler les groupes et les militants isolés qui luttent
pour le socialisme.
**
Réaction saine contre l'immobilisme théorique, le schématisme et
les méthodes organisationnelles du bordiguisme, la tendance « du
Congrès » n'est pas elle-même exempte de contradictions, que la
confusion de la crise n'a pas permis de résoudre. L'âpreté des
débats du Congrès sur la question syndicale et surtout les interven-
(21) Pendant un certain temps il y a donc eu deux Battaglia Comunista.
La tendance bordiguiste vient maintenant de changer le titre de son organe
qui s'appellera désormais Il Programa comunista. Mais il y a encore formel-
lement deux P.C.I. d'Italie.
45
tions des quelques camarades qui ont défendu une orientation «pro-
syndicat », découvrent une hétérogénéité qui est le reliquat de
l'absence de vie politique interne du parti pendant six ans, hétérogé-
néité qui se retrouve dans d'autres problèmes (« utilisation » des
élections bourgeoises par exemple) au sujet desquels certains mili-
tants défendent des positions traditionnelles depuis longtemps péri-
mées. D'autre part, l'activisme, le besoin de « résultats » à tout prix
d'autres camarades pourrait, s'il s'imposait, amener la tendance à
favoriser une usure rapide des militants et une dispersion dange-
reuse des efforts.
Il n'est pas possible aujourd'hui de prévoir quel sera son dévelop-
pement, si elle parviendrà à regrouper la majorité des militants de la
gauche communiste italienne et si, par la continuation du travail
théorique déjà commencé, elle saura renforcer et compléter ses posi-
tions actuelles. Ce travail reste pourtant la condition principale de
sa continuité idéologique et d'organisation.
A, VEGA.
!
Résolution sur les Rapports Internationaux
Dans la situation actuelle, caractérisée par la désagrégation du mou-
vement ouvrier international, la division du monde en deux blocs impe-
rialistes rivaux et l'orientation de la société capitaliste vers une troisième
guerre mondiale, une reprise des contacts entre les groupes et les orga-
nisations marxistes des différents pays est plus nécessaire que jamais.
Cette prise de contact doit reposer sur un accord concernant les
points suivants :
1° La théorie marxiste est la seule base valable pour l'interprétation
de l'histoire, de la lutte des classes et pour l'action politique du prole-
tariat ;
2° La Russie est devenue un régime d'exploitation capitaliste. Les
partis communistes kominformistes sont les agents de la politique impe-
rialiste de cet Etat ;
3° Position internationaliste face à la perspective de guerre. Contre
Bloc américain et le Bloc russe, action prolétarienne pour la destruc-
tion du régime d'exploitation dans les deux Blocs.
Dans la période actuelle, le but de cette prise de contact réside dans
la clarification des expériences ouvrières depuis 1917, dans la critique et
la mise au point théorique et politique, des positions du mouvement
ouvrier depuis lors, dans l'analyse de la période actuelle de l'évolution
capitaliste et dans la détermination des perspectives qui s'ouvrent devant
le proletariat mondial.
Pratiquement, cela suppose l'ouverture d'une discussion internatio-
nale sur les points suivants :
a) Signification historique de la Révolution d'Octobre 1917. Le recul
de la révolution et la dégénérescence du régime soviétique ;
b) Le capitalisme d'État en Russie (les rapports de production, la
politique de domination mondiale) ;
c) L'évolution du capitalisme depuis 1914 (les transformations de la
structure de l'économie et de la classe dirigeante);
d) La nature et la fonction du parti de classe ;
e) La dictature du prolétariat et le programme socialiste ;
f) Le leninisme, la 3e Internationale, la stratégie et la tactique prolé-
46
tariennes ;
g) Les syndicats a l'époque actuelle ;
h) Confrontation des expériences de lutte des différentes organi-
sations ;
i) Les perspectives révolutionnaires.
Cette discussion aura lieu :
1° Par la publication dans les organes de presse des différentes
organisations de textes traitant des points précédents. Exemple : Le
groupe « Socialisme ou Barbarie » publiera des textes du Parti Commu-
niste Internationaliste d'Italie et ce dernier des textes de « Socialisme
ou Barbarie » ;
2° Par des échanges de lettres et de documents;
3° Par l'organisation, avant la fin de 1952, d'une réunion des délé-
gués des différents groupes sur un ordre du jour à fixer ultérieu-
rement ;
4° Par l'édition ultérieure d'un Bulletin international.
Milan, le 2 juin 1952.
1
- 4T
DOCUMENTS
LA VIE EN USINE
Cette étude a pour objet la description, aussi complète que
possible, des conditions concrètes de travail productif et de relations
sociales qui sont rencontrées et créées par les différentes catégories
de producteurs dans une usine, et l'examen de l'influence et des
répercussions qu'entraînent dans le comportement social à l'ex-
térieur de l'entreprise - la nature et le rythme du travail de
chacun.
Le milieu choisi est celui d'une usine de pièces détachées d'auto-
mobiles de la région parisienne, importante par le volume de son
activité, son nombreux personnel, son équipement moderne. On
devra tenir compte, dans ce qui va suivre, de ce que cette entre-
prise se situe parmi les « boîtes » où, de l'avis le plus répandu
parmi les ouvriers, les conditions générales (salaires, discipline)
de travail sont plus acceptables que dans de très grandes maisons,
telle « Citroën ». Ainsi, nous ne prétendons pas donner l'image
< seule et unique » de la classe ouvrière au travail. Toutefois, la
généralisation à l'ensemble des usines pourra s'établir dans la plu-
part des cas, du fait de l'identité des divers emplois, du fonction-
nement typique de l'appareil productif, construit presque partout
sur un schéma invariable, et du mode de vie commun à la popula-
tion ouvrière de la banlieue de Paris.
I. UNE JOURNÉE À L'USINE (1)
Dès 6 h. 45, les garages à vélos commencent à se remplir. Quel-
ques motos pétaradent. Les voitures des « cadres » et du haut per-
sonnel n'arriveront que bien plus tard. En été, l'entrée est assez
animée, mais l'hiver c'est la nuit, le froid pince, les gars sont
pressés de se mettre à l'abri. Tout de suite, on perd une partie
de ses rêves : une fois franchie la grande porte de fer, c'est le
gardien en uniforme, c'est l'horloge à pointer où l'on fait queue
redevenu numéro matricule. Au vestiaire, le temps est court pour
échanger quelques phrases avec les camarades d'équipe sur le temps,
les incidents du transport et l'état de santé de chacun. A 7 heures,
-
(1) Ces notes sur le fonctionnement général de l'usine, les diverses cou-
ches du personnel et leur rémunération, sont un préambule nécessaire à la
compréhension des rapports qui s'établissent entre tous relativement à la
production et qui sont notre sujet principal. D'autres éclaircissements sur
ces points seront donnés au cours de l'examen de ces rapports,
48
:
la sirène mugit, la journée commence. De même que tout le per-
sonnel horaire, sont présents les contremaîtres et les employés char-
gés de préparer, suivre, contrôler, alimenter la production, les maga-
sins, les transports. Certaines équipes (production de petites séries
d'appareils) travaillent aux « temps », l'ouvrier connaît ce qui lui
est « payé » en minutes pour un travail déterminé. Pour d'autres
équipes (grandes séries) des chaînes existent. L'assemblage com-
mencé par votre voisin de gauche vous parvient, vous y exécutez le
soudage, le rivetage, le polissage, ou adjoignez la pièce complé-
mentaire, tel qu'il vous est demandé ; une fois ceci transmis à
votre voisin de droite, la chaîne vous présente le deuxième appareil.
Cinq minutes d'arrêt par heure. Ceux qui travaillent « aux temps >
peuvent, fréquemment, pour certains travaux, musarder - griller
une cigarette -- ruser pour paraître affaires, alors que leur travail
est terminé ou presque. A la chaîne, c'est rigoureusement impossible.
La seule détente, d'ailleurs rare, est le refrain beuglé en cheur,
scie populaire en cours. « Ils chantent comme des bagnards », me
dit un jour un gars.
Les ateliers assemblent et finissent. C'est pour les alimenter cons-
tamment qu'interviennent d'autres équipes : les manæuvres sortent
des magasins soit les pièces usinées à l'extérieur, transmises immé-
diatement à l'atelier utilisateur, soit les flans de tôle, laiton, alumi-
nium, tubes étirés, etc., dirigés vers l'atelier des presses où ils sont,
par une ou plusieurs opérations (découpe, embouti, perforation,
etc.), transformés en pièces prêtes pour l'utilisation. Les magasiniers
comptabilisent les entrées et sorties de matière, la manutention la
répartit, le service «entretien » assure avec son personnel
(électriciens, ajusteurs, serruriers, graisseurs, maçons, etc.) la bonne
marche des chaînes, presses, matériel roulant, dispositif de sécurité.
Par ailleurs, dans un atelier séparé, l'outillage est usiné et mis au
point par des ouvriers professionnels. C'est là que sont taillés dans
l'acier, les matrices d'emboutis, suivant une gamme d'opérations où
interviennent les raboteurs, mortaiseurs, fraiseurs, tourneurs, a jus-
teurs. Là seulement le travail est de haute précision et les ouvriers
travaillent « au dessin ».
Les employés des services techniques sont de leur côté déjà
au travail. Au bureau d'études, ingénieurs et techniciens qualifiés
dans diverses branches (chimie, études thermiques, soudure et
autres) étudient de nouveaux modèles du produit ou de nouvelles
formules de fabrication, soit à la demande de la clientèle, soit dans
un souci d'abaissement du prix de revient. Les dessinateurs concré-
tisent le résultat de leurs recherches à l'intention des ateliers d'ou-
tillage et de fabrication. Dans les ateliers circulent quelques agents
techniques chargés de la critique et de l'amélioration de tel ou tel
procédé, de telle ou telle fabrication. Enfin, responsables des pro-
grammes de fabrication à réaliser dans le mois ou le trimestre, les
services de planification et d'ordonnancement décident (en adaptant
les demandes du service commercial aux possibilités de l'appareil
technique de l'entreprise), des types et des quantités requises de
chaque atelier de fabrication, et veillent à l'approvisionnement régu-
49
lier, aux délais requis, des équipes en outillage et matières pre-
mières.
Les services Administratifs et d'Exploitation fonctionnent dès
8 heures. On doit entendre par là : le service du personnel, le
service comptabilité, le service prix de revient et frais généraux, le
service commercial, le service des achats et des transports, dont les
fonctions se passent de commentaires.
A midi, la sirène annonce l'arrêt du travail pour une heure.
C'est la ruée vers la sortie. Déjà, depuis dix minutes, le travail —
sauf aux chaînes languissait. Les coups d'eil aux pendules se
faisaient fréquents, ainsi que les visites aux lavabos (c'est la fraude
pour se laver les mains avant l'heure). C'est à ce moment que le
directeur de fabrication effectue parfois (intentionnellement) sa
visite aux ateliers.
A la porte, au vestiaire, c'est la cohue, rapidement dispersée vers
les restaurants à bon marché des environs ou vers le domicile. D'au-
tres mangent à la cantine de l'entreprise. On se hâte, la pause est
d'une heure seulement, et l'on mange vite pour flâner quelques
minutes, par beau temps, ou lire le quotidien amorcé dans le métro
ou le bus.
Dans l'après-midi, l'activité — pour un cil non exercé - paraît
aussi fébrile. Pourtant la fatigue du matin agit parmi les ouvriers,
d'autant plus que chacun s'est ingénié à « rendre » le plus possible,
afin de souffler » un peu l'après-midi.
Il en est de même pour toutes les catégories d'employés, tech-
niciens ou non, qui le matin ont réglé les travaux urgents pour
consacrer l'après-midi à l'expédition du tout-venant et entreprendre
des conversations diverses ou la rédaction de leur correspondance.
Bien entendu, tel n'est pas le sort des ouvriers sur chaîne. Nous y
reviendrons.
La journée de travail s'achève à 17 heures. On en parle dans
tous les ateliers et services dès le matin : « je cherche 5 heures >>
« vivement ce soir ! ». Dès 16 h. 30, le « moral n'y est plus »,
en admettant qu'il y ait jamais « été ». Le jeu de cache-cache
d'avant midi reprend, avec plus de force, l'idée du départ (la
fuite) s'annonce, se précise, règne enfin chez tous. Et c'est là libéra-
tion, le retour au domicile, vers l'univers individuel, le plus rapide-
ment possible.
Ce tableau succinct serait par trop incomplet si l'on n'y ajoutait
l'atmosphère particulière de l'usine qui, familière aux sens de tout
le personnel, maîtrise comprise, ne peut s'imposer pleinement qu'à
ceux d'un visiteur novice.
Tout d'abord : le bruit.
Dans tous les ateliers, il est assourdissant : aux presses c'est la
frappe des gros et petits outils sur les pièces, avec une force de
plusieurs centaines de tonnes, ébranlant le hall tout entier ; 'aux
chaînes, le ronron puissant de tout l'appareillage électrique ou
mécanique ; dans les autres ateliers, le bruit, mille fois renouvelé,
de centaines de marteaux, limes, vilebrequins, masses... Cette caco-
phonie semble être supportée sans dommage par les ouvriers. On
-
50
sait cependant la nocivité du tapage incessant pour le système
nerveux,
Ensuite : la fumée vapeur bleuâtre, hiver comme été, bai-
gnant l'usine du plancher au faîte des verrières, au point de
masquer certains recoins en plein jour. Elle provient des fours, des
bains d'acides, des chalumeaux à gaz, tous traitant la matière.
Elle irrite la gorge et pique les yeux. Elle est responsable, en
grande partie, de l'odeur spécifique d'un atelier métallurgique :
odeur de suif, d'acide et de fer rouillé, qui se colle aux vêtements
et imprègne les mains - à la fois écoeurante et acidulée.
Bruit, odeur, fumée, trouvent leur complément dans la saleté et
la vétusté des locaux. Le sol, la verrière, les murs, la charpente
métallique sont maculés, poussiéreux, graisseux. Les nettoyages quo-
tidiens, le lavage hebdomadaire n'enlèvent nulle part la patine de
crasse. Où que l'on tourne les yeux, on ne voit que grisaille, flaques
de graisse, rouille ou humidité.
L'hiver, le froid accueille les arrivants : les outils « mordent »
les doigts, les poêles sont longs à réchauffer les ateliers (et insuf-
fisants en de nombreux points). Tous veillent soigneusement à la
fermeture des issues : portes et fenêtres. C'est alors le plein règne
de la fumée.
L'été le soleil rôtit les corps sous les verrières, l'aération est
malaisée et, de plus, négligée par la Direction. Au premier étage
on brûle
au rez-de-chaussée on suffoque.
Cette ambiance échoit aux seuls ouvriers.
Dans leurs bureaux, les employés connaissent seulement les
rigueurs de la chaleur, mais rarement du froid. Rien du reste.
Quant à la Direction proprement dite : directeur général, direc-
teur administratif, directeur de fabrication, quelques autres et leurs
sécrétariats, elle reste pratiquement inaperçute du personnel pendant
les heures de travail. Les destinées de l'entreprise sont élaborées
dans de confortables bureaux que relient des couloirs silencieux.
Il LES RAPPORTS DE TRAVAIL
1. Les catégories professionnelles.
Il existe, avant tout, une distinction très nette à l'usine entre les
« mensuels » et les horaires ». Les mensuels, c'est-à-dire payés au
mois, comprennent les cadres, le personnel de maîtrise (chefs d'ate-
liers, contremaîtres, chefs d'équipes) et tous les employés des
services techniques ou administratifs. Les « horaires » sont, à pro-
prement parler, les ouvriers, parmi lesquels : les professionnels, les
ouvriers spécialisés, les maneuvres.
Cette distinction fondamentale est rigide. Il existe très peu
d'exemples de voir un «horaire » devenir mensuel », à moins de
faire jouer des relations personnelles auprès de la Direction. Et
pourtant les demandes officielles en ce sens, d'ouvriers spécialisés le
plus souvent, parfois de professionnels, sont fréquentes. Seuls les
professionnels parviennent à accéder à des emplois de dessinateurs
ou préparation de fabrication dans le meilleur des cas. La Direction
51
<
semble redouter de voir les « éléments sains » comme elle considère
ies employés, contaminés par des apports ouvriers, suspects «à
priori > de mauvais esprit. Nous aurons l'occasion, par la suite, de
considérer les efforts de la Direction pour renforcer cette barrière
entre ouvriers et employés.
Le personnel mensuel, subordonné à une dizaine de directeurs et
environ une centaine de cadres (pour un effectif total de 1.600 sala-
riés), comprend la maîtrise et les chefs de service, d'une part et,
d'autre part, les employés, dessinateurs et agents divers.
Les contremaîtres ou chefs d'ateliers (la maîtrise) et leurs
adjoints chefs d'équipe, sont d'origine ouvrière. Leur accession à
ce qu'ils considèrent comme un « bâton de Maréchal » est le produit
d'un travail acharné pour acquérir les connaissances techniques
indispensables, joint à une souplesse d'échine constante. Il n'y a
pas d'exemple que la Direction ait confié un poste responsable à
un militant ouvrier capable, fidèle à ses convictions. Les raisons de
cette attitude sont évidentes : on ne saurait remettre une fraction
de la production à un élément dont la « sûreté » serait incertaine
lors d'un conflit avec le personnel ; au surplus, un refus. de cette
nature est une sanction de représailles contre les militants.
Il en est de même en ce qui concerne les chefs de service. Cer-
tains postes requérant une haute qualification technique (Bureau
d'études, Laboratoire, Contrôle, Service Méthodes) échappent X
cette règle mais tous les autres (Service Commercial, du Personnet,
Approvisionnement, Transports...) sont obtenus par intrigue person-
nelle et sous réserve d'un dévouement sans défaillance.
Ce n'est pas là une affirmation gratuite, il s'agit de faits avérés.
La lutte de classe incessante à l'usine contraint la Direction à
s'entourer, aux postes vitaux, de créatures dociles, fussent-elles des
non-valeurs. L'expérience de la totalité des services et ateliers est
d'ailleurs là pour prouver que vingt ans ou dix ans de présence
dans un emploi entraînent une compétence routinière, automatique,
et de tout repos. Cette maîtrise n'apportera pas d'initiative dans son
travail, mais elle en connaît toutes les faces, elle surveille avec
autorité ouvriers ou employés. N'est-ce pas déjà beaucoup ?
Au bas de l'échelle des mensuels se trouvent les employés d'ori-
gines diverses.
Les dessinateurs sont passés par des écoles professionnelles,
ainsi que les divers agents techniques, spécialisés dans une des bran-
ches de la métallurgie. Il en va autrement des employés des
services administratifs en général (comptables et dactylos exceptés),
et des agents attachés à la planification, aux prix de revient, aux
questions sociales, etc. Ces derniers sont presque tous embauchés
* sur recommandation », protégés par quelque puissant de l'usine.
A l'inverse des techniciens, ils ne peuvent pas compter sur leurs
solides. connaissances professionnelles pour se heurter avec succès,
lors des conflits, au patronat. Aussi leur attitude quotidienne s'en
ressent-elle dans leur grosse majorité, dominée par le souci cons-
tant : « pas d'histoires ». Ce sont les « O.S. » en faux-col.
Ainsi sont hiérarchisés environ 500 mensuels.
52
S'il existe également une grande variété d'emplois parmi le per-
sonnel horaire, la division la plus profonde a trait à la qualification
professionnelle. On distingue trois groupes : professionnels, ouvriers
spécialisés, manœuvres.
Les professionnels (ou P1, P2, P3, suivant le degré de qualifi-
cation croissante), issus d'une école d'apprentissage, dotés d'un
« C.A.P.», se rencontrent uniquement dans l'atelier d'outillage, ou à
l'entretien. Ce sont eux qui préparent ou entretiennent l'appareil
technique de production : machines-outils, matrices, etc.
Les ouvriers spécialisés (ou O.S. 1, O.S. 2, bien que dans la pra-
tique la Direction ne fasse aucune distinction de degré) sont ainsi
appelés, non pour une éventuelle qualification dans une branche
< spéciale », mais bien parce que la tâche qui leur est confiée est
exclusive et étroitement délimitée. L'O.S. est sans qualification pro-
fessionnelle. Ses connaissances ont exigé de quinze jours à une heure
de simple « mise au courant ». C'est lui que l'on trouve aux presses,
aux chaînes, à tous les ateliers de montage. Né du Taylorisme, il en
est le champ d'application vivant.
A la limite, la distinction est malaisée entre O.S. et manquvres.
Les maneuvres sont chargés des transports inter-ateliers, des
manutentions et des gros nettoyages — les trois quarts sont Nord-
Africains.
Au total : environ 1.000 ouvriers dont 200 professionnels, 750
O.S., 50 manæuvres.
2. Les salaires.
Les traitements des cadres, à plus forte raison des directeurs,
sont pratiquement cachés. Des confidences ou négligences donnent
quelque lumière : un directeur émarge, au minimum, pour 5 mil-
lions par an. Au bas de cette échelle spéciale un ingénieur débute
à 100.000 francs par mois. On peut estimer que ce groupe, soit 8 %
environ du personnel, a perçu en 1951 30 % au moins de la
masse des salaires.
Encore ne peut-on rien affirmer sur les « enveloppes » coquettes
de fin d'année, qui ne sont pas un mythe.
Au-deşsous, nous touchons au personnel qui pointe, c'est-à-dire
pour qui les heures supplémentaires ont une signification vitale. En
effet, la moyenne hebdomadaire du travail est depuis 1951 de 45
heures. Au taux de base doivent être également ajoutés, pour
tous : une prime mensuelle au rendement collectif, dite « sursalaire »
(de l'ordre de 15 % du taux de base), et pour les seuls ouvriers, un
* boni » individuel ou d'équipe (de 16 à 20 %).
Compte tenu de ces éléments annexes, les salaires mensuels
s'établissaient ainsi (cotisation S.S. non déduite), en juillet 1952 :
Chef de Section : 70.000 à 90.000 francs ;
Dessinateur : 60.000 francs ;'
Comptable : de 40.000 à 60.000 francs ;
Agent technique : de 40.000 à 60.000 francs ;
Employé : de 30.000 à 45.000 francs ;
Dactylo : de 25.000 à 35.000 francs ;
- P 2 (sur la base de 48 h. depuis 1951) : de 55.000 à 60.000 fr. ;
58
-
Chef d'équipe d'O.S. (contrôlant de 20 à 30 ouvriers) : 60.000
francs;
O.S. : de 35.000 à 42.000 francs ;
maneuvre : 30.000 francs.
Les salaires, dans l'entreprise considérée, sont substantiellement
au-dessus de la moyenne de l'ensemble de l'industrie “automobile.
Cette situation, et l'importance financière des heures supplémen-
taires, déterminant l'attitude revendicative (ou non) du. personnel,
sera examinée plus loin.
(A suivre.)
G. VIVIER
1:
-
1
54 —
!
NOTES
La Situation Internationale
L'explosion du conflit coréen en juin 1950 marqua la fin d'une période
d'illusions sur les possibilités d'entente entre les deux blocs impérialistes.
La «guerre froide » se terminatt par une guerre pure et simple aux
confins des deux empires. L'idée d'une nouvelle guerre mondiale à peu
près inéluctable s'imposait du jour au lendemain à la conscience publique
avec une évidence immédiate. L'économie mondiale entrait dans une
phase d'expansion et d'inflation, renforcée par le réarmement.
Deux ans et demi se sont écoulés et la guerre de Corée n'a pas
entraîné de conflit général. Après une année de violents combats qui
semblèrent souvent préluder à une extension de la guerre, on assiste
à une stabilisation de la situation militaire sous le couvert de négo-
ciations d'armistice placées par ailleurs devant une impasse insurmon-
table. Les relations russo-américaines ne se sont pas améliorées, mais
elles n'ont pas empiré non plus. Il est vrai qu'elles pourraient diffi-
cilement empirer davantage. La production et le commerce internationaux
stagnent et même reculent depuis un an. Le réarmement occidental
semble en panne, de même que l'intégration politique et économique
du bloc atlantique. La décomposition du système colonial se poursuit,
cependant que les capitalistes allemands et japonais, pour se refaire une
place sur le marché mondial, commencent à écraser les orteils de leurs
« partenaires » français et anglais.
Ce temps d'arrêt dans le développement du processus menant à la
guerre exprime essentiellement la crise interne du monde occidental,
et plus précisément l'incapacité de celui-ci à surmonter même extérieu-
rement ses contradictions et les difficultés que rencontre son organi-
sation en vue de la guerre. Il suffit pour s'en apercevoir d'examiner
brièvement ce qu'on appellera par euphémisme la « politique » occidentale.
Le trait le plus significatif de la «politique » occidentale – et la
preuve flagrante que cette politique n'existe pas en tant que politique
positive c'est son impossibilité de se définir autrement que par riposte
aux actions engagées par le bloc bureaucratique russe. Dans le langage
militaire traditionnel, elle n'a pas l'initiative des opérations. L'évolution
de la situation internationale depuis trois ans illustre clairement ce
fait. Il a été relativement facile aux Américains, lorsque le conflit
coréen éclata, de décider d'y intervenir, et d'obtenir l'adhésion, plus
ou moins platonique, de leurs alliés à cette intervention. Lorsque cepen-
dant il a été démontré, un an plus tard, qu'aucune décision militaire
ne pouvait intervenir sur le terrain limité des opérations en Corée, le
bloc occidental se trouva dépourvu d'objectifs concrets. Depuis un an
et demi, la coalition occidentale flotte à vau-l'eau et s'avère incapable
de répondre aux problèmes qui lui sont posés.
L'intervention américaine en Corée avait une portée générale, parce
qu'elle définissait une frontière non transgressible, en signifiant claire-
ment, que toute tentative russe visant à déplacer cette frontière se
55
:
beurterait à la force des armes. Des tiraillements ont certainement
existé au sein de la coalition occidentale quant à la définition de cette
frontière, mais ils ont été tant bien que mal surmontés. Mais cela ne
peut pas suffire pour déterminer une politique réalisable. Encore fau-..
drait-il décider des moyens de défense de cette frontière, et plus spé-
cialement de l'orientation face à la situation qui résulterait d'une ou
plusieurs guerres locales.
A ceci la réponse a été le « réarmement ». Nous avons essayé de
montrer dans une note précédente (1) l'insuffisance de cette réponse ;
le réarmement occidental, tel qu'il était conçu déjà à l'époque, ne
pouvait modifier en rien la substance de la situation. Trop limité pour
prévenir de nouvelles initiatives russes, il ne pourrait avoir un sens qu'à
partir du moment où le monde occidental se mettrait sur un véritable
pied de guerre, militairement, économiquement et politiquement. Mais
dès lors le moyen dépasserait nettement son but et entraînerait l'adop-
tion d'un nouveau but qui ne serait plus limité. On ne peut pas trans-
former le monde occidental en forteresse et attendre indéfiniment
i attaque de l'adversaire. Si l'on se donne les moyens adéquats pour « se
défendre », on se donne du coup aussi les moyens adéquats pour atta-
quer. La seule politique Krationnelle » pour le bloc occidental serait
bel et bien celle de la préparation intense de la guerre préventive,
n'était-ce que l'adoption sérieuse de cette politique entraînerait quasi-
immédiatement une guerre pré-préventive du côté de l'adversaire.
Ce sont là les données fondamentales de la «politique » américaine
qui la condamnent au flottement et aux demi-mesures aussi longtemps
que l'adversaire ne l'oblige pas, par une action précise, à une riposte :
précise. On peut retrouver ce flottement dans tous les domaines sur les-
quels des problèmes demandant une dépense urgente se posent aux
U.S.A.
Ainsi, tout d'abord, sur le plan militaire, du réarmement proprement
dit, les objectifs initiaux de l'O.T.A.N. - largement insuffisants
n'ont même pas pu être réalisés, et subissent un décalage dans le
temps qui va en augmentant. Le nombre de divisions prévues pour
la fin 1952 n'existera qu'à la fin 1953, et encore il n'y a aucune raison
de supposer que cette fois-ci on pourra réaliser l'objectif. Les facteurs
qui en ont empêché la réalisation en 1952 sont en effet toujours là :
impossibilité pour la France de «remplir ses obligations » en Europe
et de se maintenir à la fois en Indochine, désaccord sur le réarmement
allemand, plus généralement, impossibilité pour les pays de l'O.T.A.N.
autres que les U.S.A. de financer le réarmement dans le cadre de
la situation économique actuelle.
L'incapacité de résoudre le problème du réarmement allemand est
clairement apparue au cours des derniers mois. Tout d'abord l'opposition
russe à ce réarmement n'est nullement dépourvue d'efficacité. Le grand
atout des Russes dans ce domaine reste le soin attentif accordé à l'aspect
propagandiste de leur politique, d'autant qu'il n'y a aucune chance pour
qu'ils soient obligés de contredire dans les faits leurs promesses concer-
nant la « libre détermination démocratique » de leur sort par les Alle-
mands. Face à eux, le « réalisme » à courte vue, la maladresse et la
brutalité des Américains présente ces derniers comme des inquiétants
patrons qui ne se soucient que de la reconstitution de l'armée alle nde
et appuient sans réserve toutes les tendances ayant accepté de se lier
au char de guerre américain, comme l'indiquent les récentes révélations
sur l'aide officielle accordée aux groupes clandestins nazis.
(1) Socialisme ou Barbarie, no 8.
56
Là situation se complique encore par l'opposition grandissante, en
France et chez d'autres alliés atlantiques des U.S.A., contre le réarme-
ment allemand. La bourgeoisie française réalise de plus en plus combien
une restauration définitive de l'Allemagne la reléguerait elle-même à
un troisième ou quatrième rang parmi les « protégés » américains. Atta-
quée de plus en plus par la concurrence allemande sur le plan économique,
elle voit s'approcher le jour où ce sera à l'Allemagne de jouer le rôle
profitable de gendarme principal des Etats-Unis en Europe - rôle
qu'elle-même n'a plus le pouvoir d'assumer. Comprenant le caractère
inévitable de ce développement, elle a essayé de lui fixer certaines
limites par le traité sur l'armée européenne, limites dont elle découvre
aujourd'hui le caractère dérisoire et utopique. Sa propre décomposition
interne ajoute à la confusion, parce qu'elle l'empêche de prendre nette-
ment une position quelconque. Elle tâche de freiner le réarmement
tout en le voulant, en rejetant sa pièce maîtresse sans rien proposer
pour la remplacer.
Enfin, la réaction des masses allemandes contre la politique du
réarmement, utilisée par les sociaux-démocrates en Allemagne occiden-
tale et par les staliniens dans tout le pays, pèse considérablement sun
la situation.
Nulle part l'absence à la fois et l'impossibilité d'une politique cohé-
Tente du bloc occidental ne se manifeste plus violemment que dans le
domaine le plus vulnérable de sa structure, les rapports avec les pays
coloniaux ou en Afrique du Nord l'écroulement du vieux système colonialiste s'accé-
lère cependant que parallèlement se démontre l'incapacité des impéria-
listes de le remplacer par quoi que ce soit.
La persistance de la guerre d'Indochine, bien que complètement dis-
proportionnée avec les moyens réels de la France capitaliste traduit
encore plus que le raidissement de celle-ci dans un monde où toutes
ses positions essentielles lui sont successivement enlevées, l'impossibilité
de se dégager d'une alternative dont les deux termes sont également
catastropniques. On sait ce que coûte cette guerre au capitalisme fran-
çais du point de vue militaire et économique. Mais bien que ľ « opera-
tion Indochine » se' solde certainement par une perte nette pour le
capitalisme français considéré dans son ensemble, bien que i'Indochine
ne soit plus ou soit de moins en moins pour la France un vaste
réservoir de matières premières et un marché important, le maintien
des troupes permet la réalisation de substantiels profits à des groupes
de capitalistes et de spéculateurs, de trafics énormes qui alimentent les
caisses des partis politiques. Dèjà cette incapacité totale de mettre à la
raison les intérêts capitalistes particuliers au nom de l'intérêt capi-
taliste général prouve le degré de décompositron de l'Etat bourgeois en
France. Mais indépendamment de ce facteur, le retrait des troupes fran-
çaises d'Indochine signifierait pour le capitalisme français une nouvelle
chute dans la hiérarchie des valets des U.S.A., les « sacrifices » consentis
en Indochine étant pour la bourgeoisie française une des dernières armes
de négociation lui permettant de modérer les exigences de Washington.
Dans les pays du Moyen-Orient les facteurs que la dernière guerre a mis
au jour travaillent à l'écroulement des structures existantes. La révolté des
masses misérables rendue psychologiquement possible par les boulever-
sements de la deuxième guerre mondiale, d'un côté - l'affaiblissement
extrême de l'impérialisme britannique et l'incapacité des Américains
à prendre immédiatement sa succession, de l'autre côté, imposent et
permettent à la fois aux bourgeoisies de ces pays une nouvelle attitude,
57
cherchant à mettre à profit l'anarchie internationale et en fin de compte
même le conflit russo-américain pour conquérir une relative indé-
pendance. Le chantage à la révolution communiste et à l'intervention
tusse sont dans ce jeu leurs meilleurs atouts.
En. Egypte, les événements ont pris la tournure d'un coup d'Etat de
la 'bourgeoisie groupée autour du général Neguib. L'élimination de la
clique royale et des couches féodales pourries laisse le champ libre à une
Téorganisation plus rationnelle de l'exploitation du fellab non plus au
nom du droit sacré du souverain et du pacha, mais à travers une idéo-
logie plus moderne de l'émancipation par le travail. Le jeu habile de
cache-cache pratiqué par Neguib à l'égard des Anglais et des Américains,
les garanties données sur sa politique extérieure et sur sa politique sociale
(pendaison des grévistes du textile et clémence à l'égard des généraux) a
eu beaucoup plus de succès que la politique de Mossadegh en Iran. Ce
dernier a été handicapé par la fragilité extrême de son régime intérieur
(qui a fait espérer longtemps aux Anglais un retournement de situation
qui n'est pas venu), l'acuité beaucoup plus grande du problème du pétrole
(Neguib n'a pas eu à poser de problème d'expropriation), l'état beaucoup
plus primitif de son pays, et en fin de compte aussi par l'incohérence de
la politique américaine, qui a laissé croire au début qu'elle était prête à
assurer la relève des Anglais au besoin contre ces derniers et s'est esqui-
vée en définitive.
Cette incohérencé américaine se manifeste tout aussi à propos de
l'Afrique du Nord. Face à l'effervescence nationaliste tunisienne et maro-
caine, la bourgeoisie française voudrait bien continuer sa politique de
force d'autrefois. Mais au lieu de trouver dans cette affaire l'appui de
son protecteur américain, elle en rencontre l'hostilité déclarée. Les Etats-
Unis font en ce moment ce qu'ils peuvent pour démolir le système colo-
nial français en Afrique du Nord, sans nullement savoir ce qu'ils veulent
mettre à sa place.
Cependant le domaine dans lequel la carence de la politique occiden-
tale est le plus grosse de conséquences est le domaine économique. Au
problème fondamental qui se pose depuis la fin de la deuxième guerre
mondiale au capitalisme mondial, à savoir la dislocation du marché inter-
national et l'impossibilité de rétablir des relations économiques normales
entre les économies capitalistes, vient s'ajouter maintenant la menace
d'une nouvelle dépression.
En effet, depuis l'automne 1951 une nette récession caractérise l'acti-
vité économique. La production industrielle des pays capitalistes, qui
avait marqué un essot rapide pendant l'année qui suivit le début des
hostilités en Corée, est entrée dans une phase de stagnation ; entre le
deuxième trimestre 1951 et le deuxième trimestre 1952 elle a, selon le
Bulletin Statistique des Nations Unies, diminué de 3%. Cette diminution
a été plus grande encore si l'on ne considère que les Etats-Unis (5 %
pendant la même période). En même temps, le chômage commençait à
augmenter dans la plupart des pays, et la durée hebdomadaire du travail
'était réduite. Un recul du même ordre apparaît dans le volume du
commerce mondial.
On sait qu'une récession mineure analogue s'était déjà manifestée en
1949-1950. Les débuts du réarmement et surtout la guerre de Corée
avaient alors sorti l'économie occidentale de la stagnation ; la ruée vers
les matières premières, les augmentations des stocks et d'équipement aux-
quelles ont procédé les entreprises prévoyant une phase de bausse de
prix et de demande intense, l'accroissement rapide des dépenses militaires
ont été les facteurs déterminants de cette expansion. Les deux premiers
facteurs sont cependant transitoires par leur nature même ; une fois la
58
hausse des prix arrêtée, les entreprises ont dû essayer d'écouler leurs
stocks et leur production accrue sur un marché qui lui ne s'était pas
élargi pendant cette période - qui s'était plutôt rétréci, vu la réduction
du pouvoir d'achat des salariés. Le seul facteur véritable d'élargissement
du marché dans cette situation sont les dépenses militaires. Celles-ci ont
bien subi un accroissement considérable entre 1950 et 1951, puis un autre
moins important entre 1951 et 1952, mais elles sont depuis quelques mois
en train de se stabiliser et doivent théoriquement commencer à diminuer
à nouveau à partir de 1953. La prévision d'ailleurs de ce déclin des
dépenses militaires d'ici six mois joue dès maintenant un rôle dans le
développement de la récession car elle assombrit les prévisions de vente
des capitalistes et les incite à diminuer leurs investissements; amplifiant
ainsi le cercle vicieux de la déflation.
L'activité fébrile qui avait été déclenchée par la guerre de Corée
avait pu masquer pendant un an la permanence du déséquilibre écono-
mique entre les Etats-Unis et les autres pays capitalistes Les importations
massives des Etats-Unis pendant cette période avaient en effet jait dispa-
Taître le déficit en dollars du reste du monde. Mais la nouvelle récession
a remis les choses en place. Actuellement ce déficit se situe à un taux
annuel d'environ quatre milliards de dollars (mille six cent milliards de
francs) et personne n'ose prévoir une diminution importante de ce
chiffre dans l'avenir proche. En effet, les importations américaines ne
peuvent au mieux que rester stables (ou diminuer, si la récession s'am-
"plifie), tandis que les achats des autres pays aux Etats-Unis peuvent
drficilement diminuer davantage. Les exportations de capitaux privés
des Etats-Unis sont relativement petites (tout au plus d'un milliard de
dollars par an) et encore elles s'effectuent surtout en direction du Canada.
La différence a été jusqu'ici couverte par des prêts publics et surtout par
l'aide Marshall. Mais celle-ci est maintenant terminée, et le fait même
que le déficit en dollars des autres pays apparaît comme permanent fait
que les Américains sont de moins en moins disposés à le financer indé-
finiment sous forme de «dons » d'Etat à Etat. Les économistes bour-
geois se contorsionnent en vain pour trouver une solution au problème,
pour lequel une nouvelle série de dévaluations des monnaies par rapport
aui dollar, pour vraisemblable qu'elle soit, ne serait qu'un palliatif pro-
visoire.
En fin de compte, l'impossibilité d'une politique rationnelle pour le
bloc occidental, aussi bien sur le plan militaire que sur le plan écono-
mique ou sur celui des rapports internationaux découle des traits les plus
profonds de sa structure. Il n'y a pas d'abord le sujet d'une telle poli-
tique, qui pourrait la définir et l'appliquer : la classe capitaliste améri-
caine reste divisée en son sein, et en opposition permanente avec ses vas-
saux. Elle ne bénéficie pas de la dictature bienfaisante d'un parti stali-
nien ou nazi qui pourrait unifier son point de vue et travailler à la
réalisation de ses objectifs les mains libres. Elle ne domine pas non plus
sa propre société complètement : elle est obligée de faire des concessions,
de tenir compte de la réaction des ouvriers, chez elle. comme aussi chez
ses < alliés ». Par là même, les moyens dont elle dispose malgré son
énorme puissance matérielle sont encore très limités et incommensum
rables avec son but, qui est la domination mondiale. La force incoercible
qại là pousse vers ce but l'obligera aussi à s'en donner les moyens ; mais
aujourd'hui, elle ne les a pas, et sa politique - ou absence de politique
reflète ce fait.
!
59
-
Trois qui ont fait une révolution
Voici un livre de lecture facile sur la préparation de la Révolution
Russe à travers la vie de Lénine, Trotski et Staline (1).
Les gens pleins de bonne volonté mais que le "totalitarisme" des
communistes trouble dans leur aspiration vers un monde meilleur pourront
en le lisant non seulement avoir l'impression de pénétrer dans l'intimité
de ces héros mais encore retrouver dans le génie même de Lénine les
racines des monstruosités du régime russe actuel. Car l'auteur, bien qu'anti-
stalinien, a vécu en Russie avant la deuxième guerre mondigle ; il a publié
aux Etats-Unis, en 1940, les textes posthumes de Rosa Luxembourg sur
la Révolution russe, il est "objectif" et "scientifique", bref, son antibolché
visme n'a rien à voir avec Goebbels ou Mac-Carthy. Tout ceci, et l'énorme
amas de citations, de détails et de souci "critique" déployé dans son livre
est fort rassurant pour le lecteur qui cherche des raisons le fortifiant dans
sa conviction qu'on ne peut pas forcer le cours de l'histoire et que la
démocratie occidentale est un moindre mal méritant d'être défendu.
Bertram Wolfe a, paraît-il, passé dix ans à écrire ce livre. Il a consulté
un grand nombre d'ouvrages, études, pamphlets et revues, recueilli des
témoignages et interviewé des acteurs de ces événements, il nous livre le
fruit de ses recherches dans trois volumes rendus attrayants par les nom-
breuses "histoires vécues qu'ils contiennent. Un des moindres avantages
qu'offre son livre n'est pas la facilité avec laquelle n'importe qui peut le
lire. Il est cependant dommage que "l'importante" documentation recueillie
par l'auteur ne soit pas plus aisément contrôlable. En trois pages à la min
du dernier volume, il se contente de citer ses références : « Une biblio- i
graphie complète de tous les livres, pamplets et revues que j'ai consultés
pendant mes dix années de travail sur ce livre serait elle-même de la
longueur d'un livre. » Mais après tout, il est possible que les lecteurs
auxquels s'adresse B. Wolfe préfèrent le texte clair et amusant qu'il
leur présente à une étude rébarbative bourrée de renvois au bas des
pages. La question est alors de savoir si ce public "moyen" s'intéresse aux
problèmes de la révolution. Il semble bien que non et que le destin
de ce livre soit d'être lu par des gens avertis : intellectuels, historiens,
militants révolutionnaires. Ceux-là seront déçus. Ils trouveront que les
anecdotes et les traits de caractère qui illustrent le livre ne seraient
d'un certain intérêt que compris dans une analyse plus sérieuse des pro-
blèmes politiques et idéologiques. Ils critiqueront la fausse objectivité de
B. Wolfe l'objectivité ainsi réduite à la présentation superficielle de
thèses opposées, privée de l'exposé cohérent d'aucune théorie n'est plus
que de l'éclectisme. L'histoire se transforme en "petite histoire" et fina-
lement, pour donner de la consistance à ce bouillon peu nourrissant, il
faut avoir recours à des théories vulgaires telles que ľ "expansionnisme
naturel du peuple russe" (p. 14-15), la permanence de certaines formes
de gouvernement comme la bureaucratisation héritée des Mongols (p. 22),
le patriarcalisme bienveillance et cruauté de la vie en Russie (p. 42),
et, évidemment, ļ "âme russe" (un peu partout).
Le premier chapitre est intitulé "L'Héritage“. Nous sommes donc pré-
venus dès le début et l'auteur ne manquera pas de nous signaler à chaque
occasion le caractère spécifique de tout ce qui peut advenir dans "l'éter-
nelle Russie". L'immensité de la plaine russe, l'empire moscovite, la passion
et la grandeur de ce peuple y sont décrits avec lyrisme : « Comme la
marée sur les fonds plats sans limite, elle (la Moscovie) se répandit avec
la force des éléments... Comment un peuple dont l'horizon 'est aussi illimité
que cette plaine eurasienne ne serait-il pas grand ? » (V. I. p. 12).
Après l'oeuvre organisatrice des Mongols, B. Wolfe nous montre Yvan le
(1) Edition de la « Liberté de l'Esprit », 1951.
60 -
aucune
Terrible préfigurant déjà la G.P.U. en créant une "Oprichtinina“, puis
Pierre le Grand, artisan d'une "structure de capitalisme d'Etat" (V. 1,
p. 29). Faut-il continuer ? Les comparaisons et les analogies se poursuivent
ainsi au début de ce premier volume sans aucune retenue : opposition
séculaire entre l'Occident et l'Orient retrouvée dans la lutte entre Trotski et
Staline, culte du chef inextirpable du coeur des masses russes, etc., etc. Tout
.cela constitue le lourd héritage de la Révolution russe. Comme on comprend
qu'elle ait fini par succomber ! Et pourtant, la grande plaine eurasienne ne
se termine pas sur les rives de l'Elbe (mais plutôt à Biarritz) et des peuples
au territoire exigu eurent de grandioses destinées ; d'autres empires ont
existé sans se prolonger aujourd'hui . en régime à proprement parler
"bureaucratique"; d'autres polices féroces n'eurent
tradition
patriarcale. Le véritable héritage de la Révolution russe, B. Wolfe nous
le suggère assez, doit être recherché dans les mystères de l'Ame russe.
Le cadre historique tracé, B. Wolfe brosse ensuite un tableau des
idéologies révolutionnaires de la Russie à la fin du XIX° siècle. Le passage
de Lénine du populisme au marxisme lui permet de tracer un large
parallèle entre ces deux "variétés de socialisme : l'une s'appuie sur
la classe paysanne, l'autre sur la classe ouvrière ; mais, pour notre auteur,
elles sont simplement complémentaires. S'il mentionne les arguments social-
démocrates sur le caractère rétrograde du socialisme paysan, sur la dispa-
rition progressive du Mir du village et son remplacement par un type
de mise en valeur capitaliste de la terre, il leur juxtapose en toute "impar-
tialité" les arguments des narodniki sur le "dépassement" du capital par la
fraternité et le sens coopératif qu'engendrait le collectivisme primitif. Ce
parti-pris d'objectivité aboutit alors à un tableau absurde des discussions
entre populistes et marxistes. « C'est le caractère doctrinaire, sectaire, de la
discussion à la russe qui fit de ces deux groupes, qui auraient pu être
alliés, des ennemis acharnés. » La succession des soulèvements paysans et
des révoltes dans les villes transforme l'histoire de la Russie en un gigan-
tesque jeu de hasard : 1870, les paysans brolent les châteaux ; 1895,
vagues de grèves industrielles ; 1902, nouvel éveil des paysans. Pile les
ouvriers, face les paysans. Pile « l'intelligentsia toujours pleine d'espoir se
tourne vers les villes », face « le mouvement narodnik se relève comme le
phénix de ses cendres... » (p. 168). Le lecteur ne peut que conclure qu'il
était donc aussi hasardeux de miser sur les ouvriers que sur les paysans :
Lénine s'en aperçut bien en 1917, ajoute "B. Wolfe, lorsque « seul
presque parmi les sociaux-démocrates (il) devait corriger cette sous-estima-
tion (le potentiel révolutionnaire des villages) assez tôt et assez complè.
tement, etc. » (p. 179). « Supposons, poursuit-il, que Lénine puisse mainte-
nant voir la carrière ultérieure des narodniki et de leurs successeurs, les
sociaux révolutionnaires... Ce qu'il n'aurait jamais prévu dans les années 90
est le fait étonnant qu'il jugea nécessaire de se séparer. des autres groupes
marxistes, précisément pour former une coalition gouvernementale avec
l'aile de ces "révolutionnaires paysans petits-bourgeois" , (p. 180). Il n'y
a pas de doute que si Lénine avait su cela, il n'aurait jamais mené cette
bataille fanatique et stérile contre les populistes et que la lutte pour le
socialisme, en. aurait été d'autant facilitée ! Mais qu'est-ce donc que cette
séparation des autres groupes marxistes, en 1917 ? Et comment B. Wolfe
peut-il parler de sous-estimation du facteur paysan et de correction in
extrémis alors qu'à la page 98 de son Volume 11 il reconnaît justement
que Lénine « pensait constamment à la question paysanne'» ? Enfin com-
ment peut-il oublier que la Révolution réalisa le partage des terres, c'est-
à-dire la division maximum et non le regroupement autour du Mir préconisé
par les populistes ? En somme, la question du rôle de la paysannerie
dans la révolution qui fut réglée pratiquement en 1917 mais que
les
marxistes avaient, dans ses grandes lignes, résolue théoriquement des la
OU
61
fin du XIX° siècle (l'évolution de la société à travers les luttes des classes
tendant à transformer l'économie semi-féodale en économie capitaliste,
l'exploitation patriarcale de la terre en exploitation capitaliste) n'est pas
du tout résolue dans l'esprit de notre auteur.
Dans le deuxième volume, nous suivons de 1902 à 1905 les péripéties
de la lutte entre les différentes fractions de la Social-Démocratie russe.
Rivalités qui opposent "Jeunes" et "Vieux" au sein de l'Iskra, lutte des
iskristes contre les économistes, Congrés de 1903 nous sont contés avec
force détails pittoresques. B. Wolfe s'attarde spécialement à ce 'lle Congrès
qui aboutit à la scission entre bolchéviks et menchéviks. Après la scission,
les luttes fratricides continuent à absorber toute l'activité des socialistes
russes : "orthodoxes" contre économistes, menchéviks contre bolchéviks,
bolchéviks contre conciliateurs, etc. Dans ces luttes, Lénine apparaît toujours
comme le plus acharné. N'a-t-il pas préparé minutieusement tous les détails
du congrès ? Travaillant « sur les documents et les résolutions qu'il avait
l'intention de présenter au congrès, les rapports et discours qu'il avait
l'intention d'y faire, et même sur la réfutation des arguments prévus »
(V, II, p. 103), dès qu'il est en possession d'une faible majorité, il élimine
tous les anciens de l'Iskra, les "mous" et finalement « le samedi 23 ao0t,
à cinq heures de l'après-midi, la cauchemaresque bataille au sujet du
personnel des comités directeurs s'éteignit d'elle-même... L'épuisement était
général : fonds, nerfs, énergies, gorges, capacité de s'asseoir ou d'écouter. »
Lénine avait gagné mais le Parti Social-Démocrate se trouvait en complète
désagrégation. Peu après Lénine perdit l'Iskra, le Comité Central et des
bolcheviks "conciliateurs“ désertèrent sa fraction. La bataille reprit fin
décembre 1904 : « il bat le rappel de ses fidèles » et crée un nouveau
journal de fraction. Le mois suivant, c'est le Dimanche Rouge et le début
de la Révolution. B. Wolfe a alors beau jeu d'opposer à ces controverses
."stériles“ la maturation réelle de la lutte des classes en Russie. Mais s'il
expose l'enjeu de ces batailles, c'est encore une fois, d'une manière super-
ficielle et extérieure, insuffisante. Si certains points' qu'il soulève rencontrent
les préoccupations des militants révolutionnaires d'aujourd'hui, il faut
cependant souligner que ces problèmes n'acquièrent leur véritable sens
qu'intégrés dans une critique plus ample et plus profonde du leninisme. En
particulier, le conflit entre la révolution qui se préparait en Russie et les
querelles dans la social-démocratie. (et spécialement l'attitude "sectaire" de
Lénine) ne pouvait se produire qui si la sélection d'une avant-garde sur
un programme strict d'une part et le processus de maturation de la
conscience de classe des ouvriers d'autre part étaient considérés comme
indépendants et séparés dans les faits. Nous touchons là une des tâches
qui se posent aux militants révolutionnaires : Sous quelle forme lier dès
maintenant l'activité d'avant-garde d'un groupe de révolutionnaires avec
le mouvement de la classe ouvrière elle-même ? La portée et le sens
profond de ces problèmes sont donc politiques et programmatiques. Ils
intéressent le mouvement révolutionnaire lui-même. Celui qui veut se placer
au-dessus de la mêlée s'interdit par là même la compréhension des pro-
blèmes. B. Wolfe est cet observateur "impartial” : les discussions qui ont
secoué la social-démocratie russe de 1902 jusqu'à la guerre mondiale lui
apparaissent dénuées de sens, il en retient surtout le côté pittoresque,
C'est ainsi que dans son livre les controverses perdent leur substance
politique et que les révolutionnaires qu'il a entrepris de nous décrire sont
transformés en prophètes inspirés s'avertissant mutuellement des dangers
auxquels leurs théories les exposent : « ils craignaient (Plekhanov et les
mencheviks) que la 'nationalisation de la terre ne liât de plus belle le.
paysan à l'Etat, à l'Etat quel qu'il fût qui disposerait de l'arme de la
possession du sol, et qu'elle ne continuât la vieille tradition "asiatique"
du servage, qui avait toujours enchaîné les masses rurales o au pouvoir.
1
Et si la majorité paysanne était serve, la population urbaine pouvait-elle
être libre ? ... Ainsi fut levé pour un instant le voile de l'avenir. C'était
une prophétie aussi brillante que celle de Lénine lorsqu'il avertissait Trotski
des conséquences d'une révolution non démocratique et du gouvernement
d'un parti minoritaire et que celle de Trotski lorsqu'il avertissait Lénine des
dangers inhérents à la structure antidémocratique, centralisée, hiérarchisée
de son parti. Ils étaient comme les trois aveugles qui touchaient chacun un
côté de l'éléphant. Les marxistes prétendent que leur méthode d'analyse
sociologique les rend capables de prédire l'avenir (*). Si ces trois pro-
phéties marxistes avaient pu être additionnées, et que l'on eût pu agir en
conséquence, elles auraient constitué un brillant exemple de prévision et
de mise en garde. » (V. II, p. 321.) Les marxistes prédisant l'avenir ! Il est
difficile de discuter de telles énormités. On se demande quel texte mal
digéré durant les dix années qu'il a travaillé à son livre a pu faire germer
cette idée dans la tête de l'auteur. Et que penser de l'admirable condi-
tionnel : "si ces trois prophéties..." ? Il ne faut pas s'y tromper, B. Wolfe
n'ironise pas. Le fond de sa pensée apparaît là : les désastres qui ont
suivi la Révolution de 1917 ont leur source dans l'entêtement sectaire et
les disputes des frères ennemis du mouvement socialiste russe. La bonne
volonté et la compréhension réciproque sont nécessaires pour que les
hommes puissent un jour "soulever le voile de l'avenir". Ah, si Lénine...
B. Wolfe revient souvent sur les problèmes d'organisation. De fait, ces
problèmes sont parmi les plus importants qui se posent au mouvement
révolutionnaire à l'heure actuelle. Apporte-t-il quelque chose de nouveau
à ce sujet ? Sinon, quelle est la valeur de sa critique des conceptions
leninistes ? 11 mentionne bien au passage l'appréciation de Lénine de la
classe ouvrière, il fait bien ressortir les divergences entre mencheviks,
bolchéviks et trotskistes sur la conception de la révolution russe et du parti
mais sans relier ces différentes questions entre elles, sans les placer dans
la situation générale de la classe ouvrière et plus particulièrement dans la
situation de la classe ouvrière russe. Il distingue mal l'essentiel ; à savoir
que la Révolution ne pouvant pas se réduire à une tâche purement négative
de destruction de la bourgeoisie mais consistant surtout en un travail
positif de construction d'une société nouvelle, la forme d'organisation
apparemment la plus efficace (lutte antibourgeoise) n'est pas nécessai-
rement suffisante pour résoudre les problèmes d'édification du Socialisme.
!l ne voit que l'aspect le plus superficiel des phénomènes, par exemple,
le caractère arriéré de l'économie russe et ses conséquences au sein du
mouvement ouvrier et dans les conceptions de la révolution (particulièrement
celle de Lénine) lui apparaissent avant tout sous la forme de traditions
"bien russes“ comme il dit de conspiration et d'autoritarisme : « Marx avait
pu penser que "les formes de l'Etat découlent des conditions matérielles
de vie", que la structure économique de la Société... indépendante de
la volonté des hommes... détermine le caractère général des processus
spirituels et sociaux », et qu' « aucun ordre social ne disparaît jamais avant
que toutes les forces productives pour lesquelles il y a place se soient
développées ». Mais pour Lénine qui, malgré toute son orthodoxie marxiste,
était uniquement préoccupé de pouvoir politique, de telles formules
n'étaient que des obstacles intolérables, si on ne les soumettait pas à
l'exégèse appropriée. Et l'exégèse mettait littéralement Marx la tête en
bas : le point de vue marxiste pour lequel, « en dernière analyse c'est l'éco-
nomique qui détermine la politique » devenait la théorie leniniste selon
laquelle, avec assez de détermination, le pouvoir lui-même, le pouvoir
politique tel quel, pouvait réussir à déterminer entièrnment l'économique...
Et pourtant, la formule si pieusement répétée était mal assise dans son
esprit. Elle était modifiée par son intérêt pour le pouvoir, qui l'avait
• Souligné par l'auteur.
63
conduit à former son organisation hiérarchique, centraliste: Elle était
modifiée par son intérêt pour la conspiration et l'insurrection armée, qui
l'avait conduit à l'étude de Cluseret et de Clausevitz. Elle était modifiée
par son héritage russe de volontarisme, venu de Pestel, de Tkatchev, de
Bakounine... de .la Narodnaia Volia ». (V. II, p. 210.) Nous avons là un
bel exemple de critique wolfienne. En dehors du piteux jeu de mot sur
la "détermination" de Lénine, que peuvent bien signifier ces sophismes
enfantins à propos du "déterminisme" de Marx ? Faut-il donc rappeler
que processus spirituels, politiques et sociaux « exercent également leur
action sur le cours des luttes historiques et en déterminent, de façon
prépondérante la forme dans beaucoup de cas. Il y a action et réaction
de tous ces facteurs... » ? B. Wolfe n'a pas besoin de ces précisions, son
siège est fait : « les qualités et les défauts du bolchevisme viennent de ce
qu'il s'insère étroitement dans la tradition nationale russe, et en dépit
de toutes les modifications internationales et occidentales et des enjoli-
vements théoriques de ce qu'il exprime fondamentalement, ce sont les
particularités nationales de la tradition révolutionnaire russe. » (V. ll,
p. 239.) Hélas... On croit comprendre ce que sont les "enjolivements
théoriques“ mais qui nous expliquera comment une tradition si typiquement
· russe a pu se transmettre aux partis communistes du monde entier ?
Une bonne partie du troisième volume est consacrée à Staline. Nous y
suivons le difficile travail de l'auteur pour dégager du fatras des révisions
successives des hagiographies officielles un portrait plus vrai de Soso Diou-
gachvili. Mais la documentation sans rien apporter de nouveau est loin
d'avoir l'étendue de celle des livres de Souvarine ou de Trotski. De plus,
nous n'y trouvons pas la tentative d'explication que faisait par exemple
Trotski (Staline le comitard; l'organisateur méprisant pour les controverses
théoriques, l'homme de l'appareil, le gérant
, sans personnalité qui devient
dans une conjoncture de recul de la révolution le leader de la bureau-
cratie). C'est que l'histoire de Staline est avant tout l'histoire de la dégé-
nérescence de la Révolution. Elle ne commence vraiment qu'en 1917 et le
livre de B. Wolfe finit brusquement sur les 7 thèses de Lénine en 1914.
Nous devrons donc nous contenter sur Staline de quelques anecdotes' sans
importance telles que les causes de sa non-mobilisation (légère raideur
du bras ou ses deux orteils soudés.?). Le 'livre ne manque cependant pas
d'allusions au développement du régime après la prise du pouvoir. Dans
ces conditions, l'abondance des anecdotes insignifiantes traduit simplement
le peu de consistance des arguments. Cependant la même idée générale
peut être suivie au long des trois volumes : il s'agit de montrer dans les
conceptions et les formes d'organisation leninistes la source de toutes les
atteintes à la liberté et à la démocratie que le monde libre condamine
dans le régime stalinien. Mais Lénine demeure le personnage central de
ce livre, celui qui est cité au moins mille fois dans les mille pages qui le
composent et finalement, c'est un incroyable 'portrait de Lénine apprentis
sorcier que B. Wolfe nous propose : «la vraie réponse de Lénine à la
question : qu'arrivera-t-il quand nous aurons pris le pouvoir ? est : prenons
toujours' le pouvoir, et puis nous verrons » (*)... « mais l'Histoire... nie se
déciderait ni pour Axelrod-Martov ni pour. Trotski-Parvus, ni pour Lénine.
Trotski (les différentes conceptions de la Révolution que l'auteur a analy-
sées), mais pour une quatrième variante, à laquelle personne n'avait songé,
et dont la principale incarnation serait le troisième de nos protagonistes,
Joseph Staline. » (V. II, p. 210-212.) Le lecteur peut juger les résultats de
l'imprévoyance de Lénine ! Mais il peut également apprécier ou le conduit
la lecture d'un écrivain bourgeois qui n'a pas voulu faire ceuvre spécialisée
d'historien mais brosser un tableau "vivant": de la préparation de la
Révolution russe.
G. P.
>
* Souligné par l'auteur.
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Tous les lecteurs de la Revue sont fraternellement
invités par notre groupe à la
RÉUNION PUBLIQUE
organisée le
Vendredi 9 Janvier 1953
à 20 heures 30
au Palais de la Mutualité
(Métro : Maubert-Mutualité)
La salle de réunion sera affichée au tableau
A l'ordre du jour :
L'expérience prolétarienne